« Annie »
Qu’Annie n’eût pas la tête très solide, cela n’était guère mis en doute dans le quartier, et moins encore que cet accident fût de nature à la remettre d’aplomb.
Lorsqu’elle reprit ses sens, sa logeuse se trouvait auprès d’elle. « Et voyons, Annie, que t’es chanceuse de t’en tirer avec tes deux bras pis tes deux jambes », entreprit de lui expliquer la bonne femme. Évidemment, à son dire, ç’eût été mieux qu’Annie n’eût pas été dans son tort, qu’elle eût été heurtée par un automobiliste maladroit, mais il fallait voir les choses par leur bon côté et quoique Annie maintenant ne pût réclamer des frais, elle gardait ses membres, n’est-ce pas ?
Hostile, Annie ne saisissait rien de consolant à ce discours. Que ses jambes fussent demeurées intactes n’entrait pas encore dans son tourment comme un fait digne de considération. Sa pensée, détachée d’elle-même, allait encore tout entière et farouche à l’infirme.
– Mon frère, y a-t-il quelqu’un pour prendre soin de lui ? demanda-t-elle.
Elle avait gardé son fort accent de la campagne et une sorte de bonté mille fois déçue, rebutée, qui donnait à la moindre de ses paroles comme un sens de défi et de reproche.
Mme Leblanc vit alors qu’elle aurait à lui annoncer la nouvelle. Elle prit un chemin détourné. Elle commença quatre fois le même préambule, elle y alla par autant de détours qu’elle en pouvait imaginer, mais enfin elle fut contrainte de laisser échapper la vérité. Comme la maladie d’Annie, est-ce qu’on savait ? pouvait se prolonger, comme on n’avait même pas été sûr pendant quelques jours qu’Annie s’en tirerait, enfin pour bien d’autres raisons, elle avait cru bon d’envoyer l’infirme (en elle-même elle pensait le « monstre ») chez les sœurs. Une bonne institution où il serait bien mieux soigné que chez elle, bien nourri et patati patata.
Annie pouvait à peine remuer ses lèvres encore tuméfiées. Mais son œil qu’agitait une contraction nerveuse n’avait rien perdu de son expression terrifiante. Sous la paupière qui battait, se redressait, retombait, se relevait comme une lame mécanique, parut à ce moment tout le fond de cette âme brûlante et dévorée de rancune.
Au bout de trois semaines, Annie, à peu près remise, pouvait quitter l’hôpital, et je crois bien que c’est son ressentiment qui la soutint et la souleva le plus au-dessus d’elle-même.
Annie se mit alors à chercher un logis. Pour rien au monde elle n’aurait demeuré chez une logeuse qui n’avait point voulu garder l’infirme et qui encore moins sans doute aurait consenti à le reprendre.
Au début, tout allait assez bien. Devant cette grande fille sèche, plate, aux cheveux rêches, mal peignés, les logeuses se montraient assez conciliantes. Elle n’était pas de celles qui devaient brûler plus que leur petite part d’électricité, et elle n’avait pas non plus un de ces visages qui inquiètent les bonnes femmes pour la réputation de leur maison ; on n’imaginait pas facilement Annie recevant des visites.
Cependant, aussitôt que la grande Annie ouvrait la bouche pour mentionner son frère, « un pauvre infirme, doux et sans malice », ainsi qu’elle s’entêtait à le décrire, c’était une toute autre chanson.
Cela se passait dans le quartier d’Hochelaga où Annie eut bien voulu se caser près de son gagne-pain, car elle travaillait à la manufacture Baloué. De près ou de loin étaient venus aux logeuses du quartier des échos de la réputation qu’on faisait à l’infirme. Il passait pour apporter la malchance tant il est vrai qu’une certaine forme de laideur semble porter une atteinte directe è la confortable indifférence où vivent tant de gens et qui leur paraît être comme une petite sécurité taillée dans le décousu de la vie. Sur le point qu’Annie fut une personne de grand dévouement, on était tous d’accord, il est vrai, mais, ayant dit cela, on avait l’air tout aussitôt de craindre cette sorte de dévouement autant que la peste.
À certains endroits, on entreprit de raisonner Annie. Voyons, elle n’était pas tenue de garder son frère. Est-ce qu’il n’était pas bien à l’asile où il avait été placé ? À part cela, il était une charge bien trop lourde pour une fille qui avait à gagner péniblement sa vie.
Quelques une allèrent jusqu’à soutenir, comme si elles eussent eu là-dessus des révélations particulières, que Dieu n’en demandait pas tant.
C’étaient celles-là qu’Annie haïssait.
Elle passait ses soirées, après le travail, à sonner aux portes, à monter des vieux escaliers en tire-bouchon, à parlementer dans des couloirs bas et humides. Et le dimanche, de gros paquets sur le bras, elle prenait le chemin de l’asile.
Les sœurs, à qui l’infirme avait donné toutes les misères du monde, s’en plaignirent à Annie. Il avait mauvais caractère, des vilaines lubies dans la tête. Il ne voulait absolument pas se plier à la discipline. Et n’est-ce pas, en un endroit où il avait tant de difficultés, un seul être rétif causait beaucoup de difficultés. Ainsi, comme il restait sourd aux appels de la cloche, réclamant son repas alors que la table était desservie, il donnait plus d’embêtements que dix.
De tout cela, Annie retenait surtout que son pauvre frère était bien malheureux – et pouvait-il en être autrement quand il n’aimait qu’elle?
Et tel était le caractère ombrageux d’Annie qu’une espèce de joie sauvage lui venait à l’idée que l’infirme donnait du fil à retordre : à tout le monde ici.
Puis, aussitôt que son frère arrivait au parloir, on voyait la mine renfrognée, sournoise, d’Annie se fondre en une sorte de tendresse, possessive et comme tourmentée de remords.
Le frère d’Annie offrait un aspect pénible. Les jambes, les bras, grêles comme ceux d’un enfant, s’accrochaient à un torse fort, pleinement développé, cependant que la tête lourde, ronde, ballottait à chaque instant comme si elle allait se détacher du cou. Les traits étaient ceux d’un vieillard. Des rides malignes, de colère rentrée, étouffée, qui n’était jamais parvenue à s’exprimer entièrement, paraissaient soulever, fendiller le visage, comme à la surface d’un cratère, des bouillonnements soutenus.
Il n’avait jamais appris à parler, mais tous ses besoins, tous ses caprices, il savait les manifester par des trépignements, des coups de pied, des roulements de prunelles ou encore en brandissant son poing débile.
Et cette colère muette qu’il manifestait à chacune des visites d’Annie était bien ce qui pouvait le plus la bouleverser.
Annie prenait l’infirme aux épaules, elle arrangeait son col, elle grattait des petites taches de potage au revers de son habit, et elle lui parlait avec une tendresse qui semblait moins vouloir l’apaiser que nourrir sa rancune et se l’attacher plus docilement.
– « T’es malheureux ici, hein, disait-elle, heureuse du plein acquiescement qu’elle lisait dans les yeux dilatés. C’est pas comme avec ton Annie, hein? Mais prends patience. Je te sortirai d’ici. Je te ferai un bon chez-toi. »
Et elle reprenait ses « t’endures mal, hein? » gonflée d’une satisfaction intense quand elle avait enfin recueilli dans le regard de l’infirme l’expression d’une rancœur à l’égale de la sienne.
Jamais l’idée eût pu lui entrer dans la tête que la violente animosité de l’infirme contre tout ce qui pouvait marcher, s’exprimer librement, l’englobait elle aussi, la sœur perfide qui le laissait aux soins d’autrui.
De ces visites, Annie remportait une résolution accrue, une détermination renforcée, un tel poids de remords aussi qu’il ne lui paraissait plus possible de continuer à vivre ainsi.
Elle travaillait à la pièce à la manufacture Balou et, sans être très vive ni fort adroite, elle avait réussi jusque-là à se faire des journées suffisant aux besoins de son frère et aux siens. Elle vit que ce n’était point assez. Elle comprit que son projet de vie en commun ne se réaliserait jamais tant qu’ils devraient vivre en chambre. Même si une logeuse consentait à les prendre, il y aurait toujours des locataires qui s’objecteraient à la présence de l’infirme ou à pis encore, comme cela s’était produit dans le passé, qui l’accuseraient de menus larcins, qui s’amuseraient à le faire mettre en colère. N’avait-on pas été à un endroit jusqu’à se plaindre que l’infirme, en l’absence de sa sœur, furetait dans les chambres voisines, cachait des objets quand il ne les subtilisait, accusations qui avaient été pour beaucoup dans la sombre méfiance d’Annie envers tous, sauf le malheureux.
Elle en vint à comprendre qu’il n’y avait qu’une solution possible. Il lui faudrait trouver une maison.
***
On était immédiatement après la guerre.
D’après les renseignements des facteurs, il ne se trouvait alors que soixante maisons à louer dans toute la ville de Montréal, et encore il s’agissait de véritables châteaux sur la montagne à quatre cents ou six cents dollars par mois ou bien de masures à demi croulantes. De celles-là, les propriétaires ne renouvelaient ni les conduites endommagées, ni les escaliers branlants, ni les papiers déchirés, car même en cet état elles eussent pu se louer douze fois par jour. Pourtant, avec cette foi dont on dit qu’elle transporte les montagnes, l’ouvrière Annie se mit en quête d’un logis.
À la manufacture elle prenait de l’avance, gagnant du temps tous les jours sur ses compagnes plus agiles. Il faut dire qu’elle était sérieusement handicapée par le tic nerveux qui lui tiraillait l’œil droit et, depuis l’accident par, une raideur persistante de la jambe, justement celle qui devait pédaler. Annie réussit néanmoins à atteindre un bon rendement et elle le dépassa. Elle fit ses douze douzaines de manches à la journée. Mais alors, on voyait que son œil lui faisait mal et qu’elle devait le garder fermé un instant sous sa paume comme pour apaiser une douleur immense.
Pauvre Annie, personne ne l’aimait à Balou. Ce qui l’avait fait prendre en grippe, ce n’était point tellement ses [illis.] têtus, son air revêche. Il y avait autre chose qu’on détestait plus encore en elle; c’était son avarice. Plus tard, lorsqu’on sut à quoi elle employait ses économies, on fut moins dur à son égard. Pour l’instant c’était à qui tenterait Annie, surprendrait mieux sa crainte effroyable d’avoir à allonger un cent.
L’après-midi, un petit comptoir de rafraîchissements, monté sur roues, passait dans l’atelier. Les ouvrières s’y précipitaient. Elles achetaient des boissons gazeuses, des tablettes de chocolat ou, de préférence, quand il y en avait, des petits sacs de patates frites, minces comme des feuilles de papier et si sèches qu’elles se réduisaient en miettes sous les doigts.
Annie ignorait toutes les petites tentations de la gourmandise aussi bien d’ailleurs que la coquetterie de ces pauvres filles de la couture qui, avant de quitter la manufacture, le soir, sortaient toutes en hâte et comme si elles en eussent reçu en même temps le signal, leur petite boîte de poudre. Aussi l’abstention d’Annie leur faisait-elle l’effet d’un mépris complet envers les petites joies qui étaient à leur portée. Elles l’entouraient donc, grignotant leurs tablettes de chocolat, elles venaient lui mangeaient au nez comme pour la forcer à reconnaître du moins que c’était bon. « Pourquoi c’est que t’en veux pas, Annie? » qu’elles disaient, perchées sur les machines à coudre, gambillant des jambes. « As-tu peur que ça te fasse engraisser ? »
Aux lavabos où il y en avait deux ou trois qui allaient allumer une cigarette en secret, elles s’étaient mises de complicité pour faire fumer Annie. « Lâchez-moi, vous autres, qu’elle avait lancé avec fureur. Vous brûlez de l’argent. Qu’est-ce que ça peut vous donner de brûler de l’argent ? »
Il en était ainsi presque tous les jours. Quelquefois, on organisait une petite collecte pour une ouvrière qui allait se marier. On appelait ça un shower, ce qui veut dire un orage, mais par là, on entendait plutôt une gentille surprise de cadeaux. On parlait pendant des jours et des jours de ce qu’on fournirait au ménage de la copine. On l’envoyait pendant ce temps-là au patron ; on essayait de lui faire croire qu’il la demandait pour « la disputer comme il faut ».
On bavardait. Les unes proposaient l’utile ; elles suggéraient des casseroles; d’autres pouffaient de rire ; elles parlaient de balais ou de rouleaux à pâte ; et quelques-unes encore soulevaient l’attrait du beau, du coûteux — si fort qu’il apparaît dans toute vie, si besogneuse soit-elle — tenaient pour une belle pendule et même pour un service d’argenterie.
De loin, sans se mêler au groupe, Annie suivait les délibérations avec méfiance. On lui demandait son avis, des fois, histoire de rire. Et la pauvre Annie, prise au piège, saisie par la certitude qu’elle serait bien obligée de payer sa petite contribution, la pauvre Annie blanchissait puis, ne trouvant rien de mieux, elle s’attaquait à la machine à coudre avec violence.
– Quand tu te marieras, on en fera autant pour toi itou, dit un bon jour la Charlotte, une rousse, la plus espiègle de la bande.
– Ah, pour ça! ... fit simplement Annie, son œil battant avec une sorte d’incompréhension contre tant d’ironie.
Pourtant elle marquait des efforts nouveaux, on eût dit, pour se rapprocher des ouvrières, elle se multipliait en avances maladroites, elle arrivait à leur exprimer d’arides petits compliments sur leurs blouses neuves, leurs chapeaux. Elle se força même une fois à toucher délicatement un jabot de dentelle au corsage de la pimpante Flonflon et de déclarer :
– C’est-y beau c’te affaire-là, un peu; ça quasiment l’air d’un surplis de curé!
Elle continua à faire des progrès dans l’amabilité, et un jour, on comprit pourquoi.
Annie, à force de chercher, d’user des semelles sur le ciment des trottoirs, de courir en réponse à toutes les annonces, avait bel et bien trouvé une maison.
C’était une grande bâtisse donnant sur une usine de produits chimiques, et certains jours le vent poussait dans les environs une odeur si acide, si violente que partout on entendait tousser dans la rue ou dans les maisons. Des vitres manquaient à plusieurs fenêtres; le papier-tenture était décollé, gaufré comme s’il couvait une éruption. Mais tous les soirs, Annie allait maintenant nettoyer, laver, frotter sa maison. Toutes ses économies, et elle en avait pas mal encore, avaient passé pour le mobilier.
Enfin, elle s’ouvrit de son projet.
– S’il y en a, qu’elle fit, des fois qui voudraient changer de chambre, j’aurai de la place. Et pour être bien chez moi, ça, je vous le promets. Je mets des beaux rideaux de chenille, apprit-elle avec un enthousiasme immodéré. Et pis une carpette à l’entrée.
On aimait la faire parler de sa maison.
– As-tu des cadres, des images aux murs? lui demandait-on avec ironie.
– Pour être sûr, apprenait Annie, j’ai eu le portrait d’un chien et le portrait d’un bébé qui dort.
Et puis à un détail qu’elle ajouta, simple, naïf, on comprit vers quelle étrange et poétique compréhension du beau peuvent se porter parfois les êtres les plus fermés.
– Drette devant la maison, y a un arbre, qu’elle dit sans rien de plus.
Par curiosité et peut-être aussi par pitié, deux des compagnes d’Annie se décidèrent d’aller vivre avec elle. Une autre songea qu’elle serait sans doute plus libre de recevoir son cavalier chez Annie, et elle donna son nom.
Alors vous eussiez dû vous voir la reconnaissance d’Annie. Elle dépassait les bornes; elle devenait gênante, pénible même. Tout le temps qu’elle avait travaillé à son projet, Annie n’avait pas eu le temps de penser que ça pourrait être : aussi beau, d’y goûter d’avance, si l’on peut dire. Elle défaillait de gratitude, et elle se mit à entourer ses futures locataires d’une amitié exclusive, emportée et véhémente. Elle connut la préférence de la Rosine pour le bleu et put lui annoncer un jour qu’elle avait trouvé un beau dessus de lit de cette couleur. À Dédette qui aimait le jaune, elle avoua, se tenant à quatre pour n’en pas dire plus long :
– Je te fais une surprise. Je te prépare une surprise.
Elle restait à la manufacture après les heures pour finir les couvre-lits de satinette, qu’elle piquait joliment à la machine.
Alors, quand tout fût à peu près terminé, elle réunit ses aspirantes locataires dans un coin de la Balou.
– Écoutez, dit-elle, fort sérieuse. M’en vas vous faire un bon chez vous; m’en vas bien vous soigner, bien vous traiter, mais y a une chose …
Elle se raidit, puis elle continua presque durement :
–Par exemple, il faut que vous me promettiez qu’il y en aura pas une qui sera méchante pour mon pauvre frère.
Les filles acceptèrent. Annie leur avait fait de si douces conditions que nulle part ailleurs, dans tout Hochelaga, elles eussent pu trouver mieux.
À ces trois ouvrières se joignit une quatrième qui venait d’avoir une engueulade avec sa logeuse. Quelques-unes eurent pu faire remarquer alors que ces locataires d’Annie se recrutaient parmi ce qu’il y avait de moins prometteur à la manufacture ou encore tenaient à Anne par une sorte de parenté de caractère qui augurait peut-être mal pour l’avenir. Enfin, un soir, Annie s’en vint donner congé à son patron. Elle prenait une maison garnie, elle avait déjà plusieurs pensionnaires; ça lui prendrait tout son temps. Ainsi s’expliqua Annie.
Abraham Ziganovitch n’en revenait pas de surprise. L’idée de perdre une de ses bonnes couturières le troublait, c’est incontestable, mais il ne faudrait pas croire pour cela qu’en dernier lieu l’aventure d’Annie ne lui donnât aussi à craindre pour cette pauvre fille, restée si simple. Il connaissait bien les passes dangereuses des affaires, le bonhomme Ziganovitch, arrivé de Pologne vingt ans auparavant dans un navire de bestiaux.
– Ti penses-ti que ti vas faire des meilleures business avec la maison que dans li couture, hé, la belle Annie? Demanda-t-il. Ci ben difficile lis affaires, mon fille. Ci traître!
Mais comme Annie n’en tenait qu’à sa tête, il lui fit quelques recommandations élémentaires, « surtout, toujours ti faire payer d’avance » et lui donna à son départ quinze yards de coton inutilisable à la fabrique à cause de sa couleur un peu fanée.
***
Alors, un joli soir de mai, à sa maison qu’elle avait nettoyée de fond en comble, Annie amena l’infirme. Elle avait pris un taxi à cet effet, elle en descendit de clarté, très en vue des voisins, la tête haute, fière, conduisant son frère par la main.
D’abord il sembla que le caractère du pauvre muet eût gagné à la discipline de l’asile. Il fut assez doux pendant quelques jours comme si, revenu d’un temps de pénitence, il y eut dans ce cerveau brouillé quelque troublante perception de la cause à l’effet. Puis après deux ou trois essais, quand il eût compris que son ancien pouvoir lui était remis, son visage s’illumina d’une triomphante malice.
Bientôt il exigea qu’Annie lui apportât son déjeuner au lit. Elle faisait en sorte qu’il eût immédiatement sous la main tous les objets dont il pouvait avoir besoin. Mais à peine était-elle montée à l’étage, balayer, épousseter, qu’il la réclamait d’un cri aigu et impérieux. Chez les sœurs, il avait très bien réussi à s’habiller seul, mais maintenant, il se fâchait rouge quand Annie n’était pas là pour lui passer son veston, nouer ses lacets. Cependant il se plaisait des heures durant à réunir les pièces d’un casse-tête. Au lieu de conclure par là que l’infirme avait l’usage de ses mains et qu’il eût fort bien pu, par conséquent, par conséquent, se servir à table, Annie s’extasiait de son habileté. Elle lui fournissait les casse-tête à la douzaine. Le beurre étant rationné, elle se privait de sa part pour augmenter celle de l’infirme qui aimait les toasts beurrés des deux côtés. Elle le tenait propre, lui donnant une chemise fraîchement lavée tous les deux jours. (Dans le coton donné par Abraham Ziganovitch, elle lui avait taillé six belles chemises et deux paires de pyjamas à petites raies bleues et brunes.)
Dans le quartier, Annie passait pour être devenue comme une esclave. On la plaignait, mais au fond sans pitié, plutôt avec dédain.
Mais elle, pour la première fois de sa vie adulte, un bon matin, sans soleil pourtant, elle se surprit, elle se surprit beaucoup, car elle avait essayé de chantonner, tout bas, un ancien couplet de son enfance qui lui était remonté comme ça du cœur.