« Blandine »
Son nom lui allait aussi peu que le vieux manteau roussi, vêtement de la charité, lui battant les jarrets et lui collant au dos, dans lequel elle allait trottinant au bord de la mer comme un lièvre efflanqué. Elle avait la figure creuse des enfants qui vivent avec les inquiétudes des adultes, des dents aigues de carnivore, qu’on aurait dit toujours prêtes à mordre, et un petit menton vif, agité par un tremblement convulsif. Elle n’avait de beau que le regard lorsqu’elle restait tranquille un instant et oubliait de distribuer des taloches autour d’elle. Dans son regard, alors qu’il se fixait sur le clocher du village d’où partait un son d’Angélus, il y avait tout le bleu des petites anses de la grande Baie des Chaleurs qui contourne son pays.
Mais la douceur était chose fugitive chez-elle. Et le signe de croix aussitôt expédié, elle allongeait la main pour gifler quelqu’un de la bande.
La bande se composait des va-nu-pieds, des triste-regard, des jambes-grêle-mine-faméliques, de toute la marmaille enfin, provenant des bicoques, qui ouvrent leur porte au vent de la mer et à l’odeur du varech et de la morue. Elle se constituait, tous les matins, sur les galets de la grève, couteau et marmite à la main, et dans l’attente de l’arrivée des bateaux de pêche, s’amusait à déterrer les moules en enfonçant le bras jusqu’au coude dans la vase et se giclant ensuite l’un l’autre avec ce qui restait de sable gluant au bout des doigts. Mais les barques rentrées, la morue étalée pour le dépeçage sur des petites tables oscillantes au bout du quai, les jeux faisaient place à une sournoise dispute, chacun réclamant pour son pot-au-feu, les têtes et déchets de poisson.
Blandine était experte à s’approprier les plus beaux morceaux. Et les pêcheurs qui n’avaient pas encore appris à s’en servir comme engrais chimique, entraient quelquefois dans son jeu en lançant les plus belles pièces dans sa direction. Le courage de la gamine les amusait. Et puis, peut-être, au fond d’eux-mêmes étaient-ils sensibles à la pitié. Le père Dorion était reçu comme un fainéant de la pire espèce, les marmots ne se faisaient pas attendre dans sa masure, et l’aînée, cette Blandine, tout en jambes et [au] long cou affamé de héron, ne devait pas toujours manger à sa faim.
L’hiver était la triste saison pour Blandine. Alors elle devait rester à la maison à bercer les petits, nettoyer l’étroite pièce où tout le monde vivait pêle-mêle et entretenir le feu de mauvais bois dans le poêle geignant. Sa marâtre depuis longtemps avait jugé nécessaire de la retirer de l’école et l’occuper à ses travaux.
Mais l’été, comme l’enfant se montrait utile dans ses courses et revenait souvent à la maison avec de quoi remplir la marmite, on lui accordait toute liberté. Et pour la petite fille aux longues jambes de bécasse et gestes de rapine, c’était le beau temps. Le temps des bonnes chicanes sur la grève, des bousculades devant l’étal de morue et des sourires furtifs échangés avec le petit vagabond déguenillé, dit Yvon le boiteux.
En faveur d’Yvon seulement, Blandine se désistait parfois d’un appétissant morceau. Ce n’était pas qu’elle fût tendre et sujette à la pitié, mais elle détestait l’infirme moins que les autres, d’abord parce qu’il était doux, et puis aussi, parce que physiquement il était aussi mal partagé qu’elle.
Quand elle avait rempli sa marmite, si elle continuait encore à donner du dos de son couteau dans la bande, c’était alors qu’elle entendait y semer le désarroi et favoriser indirectement son protégé. Et Yvon, lorsque le partage était terminé, savait la remercier à sa timide façon, d’un petit sourire quasi honteux et vite effacé quand il craignait avoir été observé par d’autres regards que celui de Blandine.
***
Aux yeux de tout le monde au village, c’était deux enfants extraordinairement déshérités. Mais aux yeux de Blandine, Yvon n’était pas vraiment laid, tandis qu’ceux du petit gars, Blandine était véritablement belle. Peut-être n’avait-il vu que son regard et la douceur qui y dormait, si lointaine que pour l’apercevoir il fallait d’abord l’avoir pressentie en soi-même.
En allant au catéchisme, cette année-là, comme ils habitaient dans le même bout du village, ils prirent l’habitude de faire route ensemble. Ils ne se disaient à peu près rien, marchant en silence une bonne partie du chemin, mais riaient tout à coup sans savoir pourquoi ou couraient dans un même élan pour s’emparer ensemble d’un galet de couleur vive.
L’amitié naquit dans le cœur de Blandine cet été-là. Elle découvrit d’autre joie dans la vie que celle de tomber, mains tendues, ongles prêts à griffer, dans la bande pour y semer la panique. Avec Yvon elle apprit à dénicher des fleurs humbles et rares dans les fentes du rocher et à grimper sur les falaises pour cueillir une gerbe de campanule, croissant miraculeusement sur un petit espace de terre à peine plus grand que sa main ouverte. Et, une fois qu’ils avaient découvert un petit goéland ayant glissé de son nid, elle comprit la bonté en voyant le boiteux escalader le rocher sauvage, au risque de se tuer, pour remettre l’oiseau apeuré dans son aire inaccessible.
Elle fit mine de rire d’un exploit que pas un petit gars solide aurait osé, mais dans le secret de son cœur, elle sépara Yvon des autres, dès ce jour, et conserva longtemps le souvenir de sa silhouette frêle accrochée au rocher, un oiseau tremblant sous le bras. Plus tard, beaucoup plus tard, dans sa vie de hasards toujours pénibles, lorsqu’elle eut vidé son cœur de tous souvenirs attendrissants, il lui arriva cependant, de se rappeler parfois de cet incident et de s’en étonner encore, elle qui en vint à croire si peu à la bonté.
Il n’aurait manqué, cet été-là, pour gagner son petit cœur méfiant qu’un peu de tendresse, un seul geste de douceur, mais dans son creux-de-maison, les silences obstinés, plus lourds que les colères, succédaient aux reproches violents. Jamais on [n’]y respirait ces moments d’accalmie où l’on découvre qu’on peut encore s’aimer malgré les fréquentes disputes.
Un autre hiver se traîna, long, interminable, limitant la vie aux gestes toujours les mêmes entre quatre cloisons sales et enfumées autour duquel le vent passe en rafales furieuses. Les cris des petits, l’odeur du poisson salé dont on se nourrit alors, les éclats d’une soudaine colère, le crissement monotone d’une chaise berceuse remplissant les instants de silence, et toujours, le vent qui hurle et défend aux êtres mal vêtus de se hasarder au dehors.
Plis le printemps vint, tardif comme toujours en Gaspésie, et la petite fille, un soir de mai, cessa de balancer un nouveau petit frère, et du seul de la maison, aspira l’air subitement doux. Alors, elle rêva de courses éperdues avec Yvon.
Mais le lendemain sa marâtre mourut. D’une fluxion de poitrine déclara le médecin, appelé trop tard ; de rage, maintinrent les voisins, accourues pour satisfaire une curiosité morbide plutôt que pour rendre les derniers soins à la morte.
La misère dans laquelle vivait la marmaille les émut cependant. Du père, tassé dans un coin de la cuisine, surpris de se sentir moins de chagrin que de soulagement, renfermé dans son mutisme et dans son indifférence, rien à attendre sinon un acquiescement muet à toutes leurs suggestions charitables. Les fardeaux qui lui étaient venus, trop lourds à porter, en avaient fait un objet résigné, parfaitement amorphe. L’étonnement seul subsistait encore chez-lui ; un vague étonnement de la ténacité avec lequel le destin frappe sans répit. Depuis longtemps il avait abandonné tout souci de responsabilité. À l’époque des chantiers, quand il lui était arrivé de se trouver en poche quelque argent que sa femme ne pouvait lui soustraire, il l’avait rapidement dépensé pour se procurer l’hébétement total que provoquait chez-lui la boisson; l’insouciance de la bête qui est bien là où il fait chaud et où elle peut s’étendre pour dormir.
Alors, comme il arrive en pareils cas, ce furent les voisines qui décidèrent du sort de la famille. Les plus jeunes furent envoyés à l’orphelinat, le reste, recueilli par des parents éloignés.
Le cas de Blandine présenta quelque difficulté. Elle était assez grande, bien que fluette, pour tenir maison, mais le conseil des villageoises jugea inutile qu’elle fût plus longtemps sacrifiée aux intérêts de son père. On décida finalement de l’envoyer en service à Montréal. On connaissait une société de charité qui se chargeait, sous lettre de recommandation, de lui procurer un emploi comme bonne à tout faire.
Le père assista au débat sans protester. Peut-être au fond de lui-même cherchait-il la raison de la misère des siens et s’accusait-il lamentablement, seul dans son incertitude et désarroi immense, mais il comprenait vaguement que ses enfants seraient mieux n’importe où ailleurs que sous son toit. Et cela, il ne savait pas comment l’exprimer.
Devant son silence, Blandine se mura dans un dédain et une pitié cruelles. Il ne lui en coûterait guère de partir, encore qu’elle ne comprît pas ce qu’on voulait faire d’elle.
Quand elle monta dans le train, son unique robe de rechange roulée dans un petit paquet avec les quelques souvenirs de sa mère qu’elle n’avait pas connue, elle sentit bien, la pauvre gamine, que personne ne regretterait son départ, sauf peut-être Yvon le Boiteux qui serait seul maintenant à courir sur la grève ou dans le bois et chercher les fleurs qu’il aimait. Aussi son regard d’adieu fut pour la figure bouleversée de l’infirme qu’elle aperçut soudain, au moment du départ, à travers la vitre grise du wagon. Et le geste qu’elle esquissa rapidement était peut-être un signe d’amitié dans lequel elle mettait tout ce qui lui restait de confiance et d’espoir, bien qu’il eût plutôt l’air d’un mouvement de défi. Elle ne sut jamais que le boiteux à ce moment entrevît tout à coup les belles et grandes choses qu’il ferait plus tard dans la vie, uniquement pour elle, et qu’il perdît subitement sa timidité et sa frayeur dans son désir ardent.
Le mouvement du train la laissa indifférente. Tant que la mer fut visible du petit coin de la banquette où elle s’était repliée comme un animal méfiant, elle regarda droit devant elle, sans qu’aucune expression de joie ou de souffrance parût sur sa physionomie fermée. Mas quand la vallée succéda aux rochers fauves qu’elle connaissait si bien, quand elle ne comprit plus où l’emmenait l’étrange grosse bête, crachant la fumée, et qu’elle se sentit abandonnée de la mer qui avait comblé son appétit et satisfait son goût de sauvage liberté, alors, soudain, elle ferma les yeux et ensevelit son visage dans ses mains.
***
On avait trouvé une place pour Blandine dans une famille d’ouvriers qui ne pouvait se payer une bonne stylée, mais qui consentait à donner le couvert et le coucher à la sauvageonne, moyennant les quelques petits services qu’elle pourrait leur rendre. Ces gens s’étaient encore engagés à lui verser quelques dollars par semaine pour ses menus besoins. Ils ne furent pas lents, cependant, à s’apercevoir que la petite ne s’attendait pas à recevoir de rémunération en espèces et, tacitement, ils ignorèrent le sujet.
Au troisième étage d’une massive et laide maison de pierre, dans un appartement exigu donnant sur une rue populeuse, commença une vie étrange pour Blandine. De l’espèce de soupirail qui éclairait le racoin qu’on lui avait cédé, elle apercevait un bloc hideux de façades toutes pareilles et, au loin, perçant l’enfilade des toits, ici et là, la flèche d’un clocher. Mais il ne lui vint pas à l’esprit de mettre sa foi dans ces clochers. Et elle ne songea plus jamais, lorsqu’ils égrenaient le son familier de l’Angélus, à se signer dévotement comme autrefois au village. S’il lui arrivât encore parfois d’être émue en regardant la ville de son soupirail, c’était alors qu’elle avait aperçue, en bas dans la rue, un cheval maigre tirant une charrette de légumes ou un oiseau, gris de poussière, regagnant son nid sous les combles. Autrement, elle se sentait insensible, se pliant sans résistance à ce qu’on exigeait d’elle et ne montrant aucune curiosité.
Un jour, elle se hasarda, cependant, à demander dans quel pays elle était. Madame Pilon, sa maîtresse, partit d’un grand éclat de rire.
- Pauvre gamine. T’es à Montréal. On t’a donc rien appris à l’école.
Dès ce jour Blandine ne posa plus de questions. Elle parla même si peu que sa maîtresse en vint à entretenir des inquiétudes au sujet de son état mental.
- C’est pas normal une fille qui parle si peu, confia-t-elle, un soir, à son mari.
- C’est ben vrai, approuva l’homme. Et as-tu remarqué cette façon qu’elle a de nous regarder comme si elle voyait au-dedans de nous et nous jugeait, cette maigrichonne. Mais, après tout, c’est pas notre affaire. Et tant qu’elle causera pas d’embêtements, autant la garder, elle comme une autre. Elle est pas méchante avec les enfants … et c’est pas elle qui nous demandera d’augmenter son salaire.
Blandine, qui avait entendu la fin du dialogue, se demanda ce qu’il avait voulu dire en parlant de salaire. Elle y pensa même pendant plusieurs jours, puis elle cessa de se tracasser. Il lui restait encore trop de choses à débrouiller dans son cerveau fatigué pour s’arrêter longtemps à cette énigme qui semblait sans importance.
***
Deux semaines passèrent et Blandine parut perdre quelque peu de sa farouche indépendance. Elle se plait sans objections aux volontés de sa maîtresse et, si elle accomplissait sa besogne sans l’ombre d’un sourire, avec une gravité étrange d’aucun rapport avec son âge, elle ne montrait pas non plus d’animosité. Une ou deux fois, seule avec les enfants, il lui arriva même soudain de se départir de son mutisme et de les entretenir d’une grande étendue d’eau qui baignait les rochers aigus de son pays et d’oiseaux rapaces volant très haut parmi les nuages.
Tout changea le jour où sa patronne voulut l’envoyer aux provisions à une épicerie voisine. Sans éclat, avec une fermeté inusitée, elle se montra subitement réfractaire. Le glapissement des clacksons, l’odeur du pavé brûlant, l’allure incompréhensible d’une multitude de gens qui avaient tous l’air de courir à quelque obscure entreprise, tout, dans la rue, le jour de son arrivée, l’avait déroutée. Elle préférait encore l’atmosphère surchauffée du petit appartement, là où elle avait au moins un racoin à elle pour se tourner contre la muraille et fermer les yeux quand elle avait fini sa besogne et qu’on oubliait de l’y relancer.
Madame Pilon n’osa la brusquer. Elle commençait à s’apercevoir que la petite n’était pas regardante à l’ouvrage, qu’elle était plus forte qu’on ne l’aurait cru au premier abord et, surtout, qu’elle n’était pas exigeante, se montrant satisfaite des vêtements usagés avec lesquelles on la rétribuait.
Elle jugea bon d’user de tact et de patience. Un peu de temps passa et un jour, tout naturellement, elle parla d’aller au marché et suggéra à Blandine de l’accompagner.
Peut-être laissa-t-elle entrevoir qu’elles iraient place du Bonsecours et profiteraient de l’occasion pour aller à l’île Sainte-Hélène ou précisa-t-elle les emplettes qu’elle avait l’intention de faire, mais de son discours, Blandine retint deux mots : poisson et fleuve.
Il n’en fallait pas plus pour qu’elle allât sur le champ quérir son chapeau et se présentât docilement à sa maîtresse, prête à la suivre.
***
Dans le tramway, elle ne se départir pas un instant de son indifférence. Mais sur la place du marché, sa méfiance l’abandonna peu à peu. Elle s’enhardit bientôt jusqu’à tâter du doigt certains comestibles, et puis, devant un étalage de poissons, tout à coup, elle parut intéressée.
Madame Pilon, occupée à marchander, ne la vit pas lever le nez soudainement comme un chien flairant la piste et s’éloigner d’un trot rapide.
Elle ne la trouva qu’une heure plus tard, au bas d’une venelle qui conduisait au fleuve. Sans chapeaux, les cheveux au vent et les yeux humides de larmes, elle regardait droit devant elle, ne bougeant pas plus qu’un héron immobilisé dans son rêve incompréhensible.
Du coup, Madame Pilon perdit toute patience. Et le soir même, brusquement, à la première occasion qu’elle eut de déverser sa colère contre la petite, elle lui signifia qu’elle pouvait retourner là d’où elle était venue ou se chercher un gîte ailleurs dans la ville.
Contrairement à toutes prévisions, la gamine s’entêta subitement. Elle ferait ce qu’on exigerait d’elle, elle travaillerait autant qu’on le lui demanderait, mais elle voulait rester.
Vaguement, ce matin, en voyant passer le fleuve, elle avait compris qu’elle n’était pas si éloignée de son pays qu’elle ne pourrait y retourner un jour. Elle ne comprenait pas où menaient les routes dans les terres, mais elle savait, d’après les récits des pêcheurs, qu’après le fleuve, il y avait le grand golfe et après le golfe en suivant toujours la côte, il y avait la mer et puis la baie où elle avait habité. Ça devait être la route que suivaient les cargos qui passaient au large, venant de la ville, disait-on.
Cette pensée avait suffi à lui inspirer l’âpre goût du retour, mais aussi la patience d’attendre … la patience qui est si forte, si mystérieusement ancrée chez les timides.
Dès ce jour, elle se transforma. Elle devint presque sociable, loquace à ses heures quand il s’agissait de marchander à la porte avec un colporteur et défendre en quoi que ce soit les intérêts de sa maîtresse.
Et le jour où elle fut avertie par un instinct infaillible que celle-ci tenait désormais à ses services et ne la laisserait pas facilement partir, elle osa réclamer un salaire.
Madame Pilon jeta les hauts cris.
- Si c’était pas une pitié. Une gamine qu’elle avait éduquée, habillée, traitée comme ses propres enfants.
Mais Blandine ne se laissa pas intimider. Avec l’audace d’autrefois quand il fallait se battre sur la grève pour un morceau de poisson si l’on voulait manger à sa faim, elle se débattit avec énergie. Sa patronne céda enfin. Elle lui payerait deux dollars et demi par semaine.
Blandine, qui ne savait pas au juste ce que cela représentait, parut satisfaite. Et quand sa première semaine lui fut payée en pièces d’argent et billets de papier, elle enfouit le tout précieusement sous sa paillasse.
Un grand projet se dessinait peu à peu dans son petit cerveau têtu. Quelques années pouvaient bien passer. Elle était sûre d’une chose : c’est que le fleuve mènerait toujours chez-elle. Et encore que pour arriver à ce qu’on voulait dans la ville, c’était comme au village; il fallait se débattre et ne pas montrer de frayeur.
***
Deux années passèrent. Blandine avait maintenant seize ans, une taille assez bien dessinée, mais des gestes farouches et gauches, une bouche encore trop grande dans un visage qui ne s’était pas rempli et toujours son regard étrangement sérieux.
Elle avait échappé au sort des jeunes paysannes trop jolies que guettent les ombres passantes dans les parcs et que suivent, au hasard de leurs promenades solitaires, les regards hardis. Peu d’hommes auraient osé une familiarité avec cette gamine qui avait la démarche et le regard d’une vieille.
Et puis, son goût de solitude l’avait protégée. Elle n’éprouvait pas ce terrible besoin d’amitié qui pousse l’exilée des campagnes à se lier brusquement par un soir de printemps avec quelque inconnu pour rompre au moins un instant l’affreuse misère d’être seule. Elle et la solitude se connaissaient si bien.
Elle avait échappé aussi au sort également triste de ces pauvres errantes qui, de mois en mois, font leur petit paquet, reçoivent leur dû accompagné de quelques amers reproches, et s’en vont, une coupure des annonces classifiées à la main, frapper à une porte étrangère, avec un peu moins d’assurance, un peu plus de crainte à chaque nouvel échec.
Pas que la vie chez les Pilon fut commode. Chargés de famille, accablés de dettes, ils avaient une façon de lui payer son salaire qui soulignait la rancune et exigeait d’elle en retour, un labeur d’esclave. Elle y était restée cependant, sans une plainte, si passive qu’on aurait pu la croire insensible, jusqu’au jour où elle réussit à entre comme fille de chambre dans une famille aisée. Alors elle leur apprit simplement qu’elle s’en allait.
Sa vie changea si brusquement qu’elle fut inquiète pendant quelque temps. Se pouvait-il que cette coquette chambre fut la sienne et qu’elle eut le droit de s’y réfugier sans crainte qu’on vint l’y relancer pour quelque besogne supplémentaire lorsque son travail de la journée était fait ? Et qu’on la payât quatre dollars par semaine tout simplement pour faire les chambres, repasser la lingerie et la ranger proprement dans un placard dont elle avait la clé ? Elle entretint des doutes tenaces sur la sécurité de son nouvel emploi. La dureté des gens lui causait moins de frayeur que leur bonté
De ces après-midis de congé, elle ne sut d’abord que faire. Et puis, à la longue, pour échapper à la curiosité, elle se donna l’air d’avoir quelques connaissances à visiter comme les autres domestiques, et, tous les jeudis, elle prit l’habitude de sortir. Invariablement sa promenade la conduisait vers quelque courbe du fleuve aux abords de la ville. Là, elle dépliait une gazette qu’elle étendait sur l’herbe pour ne pas tâcher son unique robe de rue, puis s’assoyait gravement. Parfois elle enlevait ses souliers, ses bas et marchait, en retenant sa jupe, sur les galets jusqu’à une petite flaque d’eau où elle demeurait immobile quelque temps, l’air gauche et empêtré. Mais ayant été surprise un jour dans ce manège par un flâneur, elle ne le répéta plus jamais.
Personne ne s’occupait de savoir ce qu’elle pensait. Alors tout ce qu’elle ressentait demeurait enfermée en elle, dans une lumière si douteuse qu’elle ne démêlait pas toujours quel instinct déterminait ses actes les plus précis. Elle songeait encore au passé. Les souvenirs pénibles, cependant, commençaient à se perdre dans un lointain flou et nébuleux tandis que les souvenirs heureux demeuraient intacts, entretenant en son cœur un goût de plus en plus marqué pour les joies sauvages de la liberté.
Elle en était à ce point de transformation lorsqu’arriva un jour pour elle, une lettre du village natal. Une grosse écriture malhabile d’écolier couvrait trois pages au bout desquelles elle chercha tout de suite la signature. C’était Yvon. Alors elle l’enfouit précipitamment dans la poche de son tablier, attendant d’être seule dans sa chambrette pour la lire. Et pour la première fois elle fut distraite dans l’accomplissement de son travail et s’attira des réprimandes.
***
Enfin elle fut derrière une porte bien close. Aussitôt elle déplia le papier et lut avidement :
« L’Anse-à-Beaufils,
chère Blandine ses pour te feire savoir que je t’ai pas oublier et que je pense toujours à toi j’ai eu ton adresse de ta petite sœur Armandine qu’était allé à l’orphelinat tu t’en souvient et qu’est revenu dans le pays et è placer astheur sur une ferme pas loin du village. ça serait ben une bonne chose pour moi si t’en faisait autant mais je crois ben que tu te trouve mieux là où t’es rendu. y paraît que sés ben beau dans la ville et y disent toutes ici que tes ben placér. quand à moi je vais à lécole du soir de ce tempscitte vu que le nouveau curé qu’est venu par ici y fait la classe aux grandes personnes. j’apprends à lire pis à compter sest ça qui est le plus important pour la pêche. je fais la pêche à la morue pour mon compte mais rien qu’à la ligne vu que j’ai pas encore le moyen de me greiller de rets pour la pêche au saumon mais je pense ête paré pour ça pas plus tard que l’année qui sans viens. j’ai déjà dis huit piasses de sauvé. sès ça qui paye le mieux la pêche au saumon pis au homard. mais ça fait rien quand même. si tes malheureuse et que t’avait des fois l’envie de revenir au pays et qui te manquais ton passage je pourrais te l’envoyer drette quand tu le voudra.ses pas grande chose mais ses offert de bon cœur.ton ami qui t’oublie pas Yvon. »
Blandine mit la lettre dans un petit coffret qui contenait toutes ses économies, près de cent dollars, ses images saintes et les quelques coquillages qu’elle avait achetés au hasard de ses promenades ; sa seule extravagance.
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle voulait réfléchir encore un peu à son projet et, surtout, s’habituer à la sensation étrange de n’être plus seule, d’avoir quelqu’un si loin fut-il, qui songeât à elle avec douceur. Car, entre les mots malhabiles du pauvre garçon, elle était assez femme pour avoir saisi l’aveu de sa tendresse. Mais suivant une seconde lettre d’Yvon, elle se mit un soir à sa petite table et écrivit laborieusement :
« Cher Yvon. Te désespère pas j’arriverai au pays un de ces bons jours que tu m’attendras le moins. je fais des bons mois ici vu que ma bourgeoise a ma augmenté encore d’une piasse quand j’ai parler de partir.mais sa fait rien. je passerai pas ma vie à servir les autres ses certain. ta petite amie de toujours Blandine. »
Elle eut envie de parler de ses économies puis, après réflexion, décida de n’en rien faire. Elle ajouta seulement :
« Pour ce qui est du passage pense pas a m’envoyer rien j’ai ce qui me faut. y parâît que dans le train y a des escursions et que sa coûte pas trop cher. ses pas ma patronne qui m’a dit sa. elle a veut pas me voir partir et a me dis rien. mais y a une fille de la campagne qui travaille ici. a m’a dit sa elle et sa doit ête vrai. »
Yvon, lorsqu’il reçut cette lettre, se sentit capable d’attendre sa Blandine jusqu’à l’extrême vieillesse.
***
Elle descendit sur le quai de la petite gare de l’Anse-à-Beaufils par une mélancolique soirée d’automne, vêtue d’un tailleur de mauvaise coupe achetée à quelque vente de sous-sol et d’une splendeur bouffonne de chapeau qui attestait la générosité de sa patronne. Elle était à peine plus élégante, la pauvrette, que lorsqu’elle était partie du village dans sa robe rapiécée.
- Elle a pas changé gros la Blandine au père Dorion, se dirent les femmes de pêcheurs sur le pas de leur porte. Toujours aussi maigrichonne et peu avenant que dans le temps qu’on la voyait se battre avec les gamins sur la grève. Y a ben que c’te pauvre Yvon qui peut pas trouver mieux qui va être content de la voir revenir.
En effet, Yvon, prenant sa main tremblante de froid, murmurait :
- J’avais peur des fois que tu changes d’idée et que tu restes là-bas. Sais-tu que je t’aurais quasiment pas reconnue dans tes beaux atours de la ville … mais y a tes yeux qu’ont pas changé…
Blandine desserra à peine les lèvres pour sourire. Depuis si longtemps elle avait imaginé la joie de ce retour et voici, soudain, que tout était différent de ce qu’elle avait échafaudé péniblement en elle-même. Yvon était là bien sûr, l’examinant avec une fierté qui ne laissait pas de doute sur ses sentiments, mais ce n’était pas lui qu’elle voyait. Ce qu’elle voyait, c’était la morne détresse du village, le navrant isolement des chaumières grises, éparpillées sans grâce, sans ordre, selon les échancrures de la baie. Elle ne savait pas encore que son œil, habitué maintenant à la symétrie des rues et au gracieux décor des allées d’arbres, cherchait en vain l’œuvre du terrien dans ce pays dénudé, aride comme la ligne même des rochers qui le dominaient.
Les souvenirs gais s’étaient envolés. C’était les heures sombres qu’elle revoyait maintenant. Cette grève nauséabonde où les déchets de morue empoisonnaient l’air, c’était là où elle avait cour nu-pieds, suivie des quolibets et des rires. Et cette pauvre maison morte, là-bas, porte et fenêtres barricadées, que lui rappelait-elle, sinon les humiliations de son enfance ? Et elle se souvint tout à coup de sa faim d’autrefois, de ses révoltes, de la misère silencieuse de tous les jours, de la sournoise rancœur, surtout, qui s’installe entre les êtres qui souffrent ensemble.
Des gestes, des paroles, des visages surgissaient maintenant de tous les coins de sa mémoire. Et tous, ils étaient empreints d’une moquerie cruelle ou d’une pitié plus dure encore à éprouver. Alors, une profonde rancune lui revint. Contre la mer qui l’avait attirée à distance. Contre le village qui gardait le souvenir de son enfance misérable et le lui jetait à la figure. Contre Yvon lui-même qui l’avait fait venir. L’isolement et la tristesse d’autrefois, c’est maintenant qu’elle en ressentait toute l’acuité.
Balançant maladroitement son petit sac à main, elle restait là, immobile sur le quai de la gare, et Yvon qui la croyait émue de se retrouver au pays, respectait son silence. À la fin, il tenta d’exprimer son espoir.
- En attendant … comme t’as plus ton chez-vous … que t’as pas de place où aller … j’avais pensé que tu pourrais te loger avec ta sœur, Armandine. J’ai emprunté un cheval pis un buggy pour t’y conduire … C’est pas ben loin … et je pourrai aller te voir … Plus tard, tu te placeras plus à ton goût en attendant que …
Devant le regard glacé de Blandine, il s’arrêta brusquement, subitement inquiet.
- J’suis pas venue pour longtemps, fit-elle tout à coup. C’est une idée qui m’a pris de revoir le pays, mais je sais pas si je resterai.
Et glissant imperceptiblement au mensonge, elle déclara:
- J’ai mon billet de retour et la patronne me reprendra toujours si je retourne.
Il ne put que sourire lamentablement.
- Tu resteras toujours ben à soir, hein, essaya-t-il de plaisanter. Je vais aller te conduire où c’est que ta sœur travaille.
Elle sourit alors avec moins de réserve et se laissa conduire à la carriole.
En traversant le village, elle fit quelque effort de conversation. Devant une masure abandonnée elle s’informa de ce qu’étaient devenus les gens qui l’avaient habitée. Et Yvon, la croyant intéressée, lui raconta que plusieurs familles étaient parties dans les terres pour faire du défrichement, car le gouvernement accordait un octroi pour bâtir une maison et cent acres de terre aux colons chargés de famille, qui ne réussissaient pas à se faire une vie avec la pêche.
- C’est bon pour les gens qui aiment mieux la terre. Moi, je pourrais pas vivre loin de la mer, termina-t-il sur un ton mélancolique.
Blandine n’écoutait plus. Une vois sèche, mordante, répétait au fond d’elle-même:
- Pourquoi es-tu revenue ici ? C’est plus ta place. C’est plus ta place.
À chaque tour de roue, elle l’entendait un peu plus fort, durement scandée. Et jusqu’à la barrière où l’attendait sa sœur, Armandine, dont elle se souvenait à peine, elle garda le silence.
***
Yvon lui avait dit tristement :
- Si t’as l’idée de repartir, je crois ben que je peux rien faire pour te retenir. Mais avant que tu t’en retournes là-bas, tu viendras ben quand même avec moi voir ma barge de pêche ? Des fois, ça peut t’intéresser.
Il n’avait pas osé ajouter, le pauvre gars, que depuis qu’elle était partie, il s’était adonné à un labeur d’homme avec l’espoir qu’un jour elle lui en saurait gré.
Elle avait accepté avec un petit signe de tête [ne] marquant ni l’enthousiasme, ni la contrariété.
Ils marchaient maintenant sur le sentier où ils avaient couru dénicher des fleurs autrefois, et le cri des goélands les accompagnait comme une plainte qui était l’écho désolé de leurs pensées.
À l’extrémité d’une longue pointe de terre, là-haut, sur un rocher qui surplombait la mer, luisait la vitre du phare, semblable à un soleil de feu échoué entre les sapins touffus. L’air était doux, la mer sans une ride et de chaque côté du sentier, ici et là, fleurissaient encore quelques-unes de ces jolies fleurs mauves, élancées sur tiges, aussi délicatement ourlées d’une dentelle bruxelloise, qu’on nomme tout simplement, là-bas, des asperges sauvages.
Il semblait que tout le pays inculte s’efforçait de briller pour séduire Blandine en ce jour qui était le dernier avant son départ. Même le village semblait gai sous l’éclat du soleil. S’étant retournée une fois, du faîte d’une colline, vers l’agglomération des masures trapues, elle était demeurée toute surprise du coup d’œil. Car, de loin, elles semblaient toutes serrées les unes contre les autres pour se défendre contre la mer et les coups de vent et profiter ensemble des jours heureux.
- Des fois, si tu voulais, hasarda Yvon, on pourrait monter jusqu’au phare.
- Si tu veux …
Elle n’avait mis aucune alacrité dans son acquiescement, mais elle avait hâté le pas, et Yvon comprit qu’à sa façon elle était contente, bien qu’elle n’aimât pas en convenir trop ouvertement.
Un peu plus haut, il osa lui dire :
- Je sais ben que c’est la misère qui te fait peur, Blandine … et c’est dur ici, ben vrai … mais de la misère comme t’en a déjà eue, t’en auras plus …
- C’est pas ça, fit-elle, relevant la tête avec défiance.
Et le silence s’installa de nouveau entre eux.
Le sentier montait maintenant une côte raide, couverte de sapins rabougris. Au sommet, entre deux rochers qui prolongeaient la montagne de leurs pointes effilées comme les flèches d’une cathédrale, ils découvrirent soudain l’étendue de la vaste Baie des Chaleurs.
Yvon indiqua une corniche étroite du roc à quelque cent verges au-dessus de leurs têtes.
- Tu te souviens qu’on était monté là une fois.
- Oui, t’as toujours été agile comme un chat, malgré ta jambe cassée.
- Toi aussi, Blandine. T’avais peur de rien, autrefois.
Il se hissa le long de la paroi rugueuse, trouva une anfractuosité pour y glisser son pied, saisit une touffe d’herbes et monta encore plus haut.
- Tiens, fit-il, tout à coup, un goéland qu’a les ailes brisées. Je me demande si je devrais pas le finir. Y doit souffrir pour rien.
Blandine s’assit sur une roche moussue et répéta machinalement :
- C’est ben vrai. Y doit souffrir pour rien … pour rien …
- Pis encore, je sais pas trop, continua Yvon.
Il avait pris la bête blessée dans ses mains et serrait le bec furieux entre ses doigts pour l’empêcher de mordre.
- Peut-être ben qui tient encore à la vie. Moi, j’y tenais jusqu’à t’à l’heure, quand même que je suis infirme et que je peux pas travailler comme d’autres …
Il s’arrêta, la gorge serrée.
- Ah, je peux pas me décider à y tordre le coup. Tant qu’y voit la mer pis les rochers y est peut-être pas si malheureux qu’on le pense. La chagrin, ça doit pas exister pour les bêtes comme pour le monde. Autrement, ça serait pas juste. Y ont rien qu’une vie ceux-là.
Blandine avait soudainement levé vers lui un regard tout changé. Ses yeux, en ce moment, parurent aussi limpides, aussi bleus que l’eau tranquille qui dormait au creux du rocher. Et ses lèvres remuèrent dans l’intensité de l’émotion qui l’avait surprise.
Pourquoi elle était revenue ? Mais elle venait enfin de le comprendre et elle demeurait transie de la clarté subite qui l’inondait.
C’était Yvon qui l’avait attirée. Et Yvon, c’était elle-même ; c’était sa bravoure cachée, sa pitié pour les bêtes, dont elle s’était défendue et qu’elle avait voulu recéler comme une honte secrète ; c’était son attachement passionné aux rochers, à la mer, à la misère même; c’était sa laideur physique, c’était sa révolte intime, c’était sa prière.
- Viens, Yvon, fit-elle, tu me fais peur planté là comme un oiseau. Et dis p’us des choses comme t’à l’heure, c’est pas encore demain que je m’en irai, va …