Sa chevelure seule la couvrait, touffue et noire ; elle avait un visage aux lèvres épaisses ; ses yeux lançaient les regards inquiets de tout ce qui avait sujet de craindre la nature et, quand elle parut au bord de la clairière, rien ne la distinguait beaucoup du monde primitif, enchevêtré et horrible dont elle émergeait. Cependant elle se tenait debout, elle savait se servir de ses mains, le confus orgueil d’être supérieure à toutes choses créées amenait quelquefois dans ses beaux yeux sauvages une immense satisfaction incomprise et, parfois, un surcroît de méfiance. Car déjà elle commençait à comprendre ce qu’il en coûte d’être plus avancé, plus évolué, plus affiné que la grossièreté du présent.

Elle avait longtemps été en butte à l’hostilité envieuse des animaux, à leur puissante haine, [illis.].

- Grundhilde ! grogna-t-il.

De temps à autre, chassant seul, il avait essayé de parler. Pour tenter la capture d’une idée qui rôdait parfois, seule et confuse, au fond de l’intelligence sommeillante. Pour projeter peut-être le sentiment d’une solitude infinie, à peine perceptible. C’était la première fois qu’un son vraiment humain sortait de sa bouche. Dans son étonnement joyeux de l’avoir tiré de lui-même, le mâle riait. Sa large face de brute, éclairée par le contentement, à Grundhilde inspira plus d’attrait encore que d’effroi.

Elle s’était avancée, commandant à sa réticente et méfiante nature un effort d’amabilité. Et, tout à coup, sur de longues dents, les lèvres gonflées s’étaient retroussées en une espèce de sourire. Un premier mot était venu à Grundhilde.

- Hahroon !

Il l’avait immédiatement entraînée vers une grotte naturelle au fond du rocher.

C’était elle, par la suite, qui avait eu l’idée d’en faire plus qu’une tanière de bêtes, en en défendant l’ouverture par des tiges entrelacées. Dès qu’elle avait été avec l’homme, elle avait commencé à se parfaire. Lui, moins vite, moins bien.

Sa forte silhouette trapue touchait, dès en entrant, l’ouverture de la caverne. Il assombrissait complètement l’abri. Il semblait qu’avec lui entrait la nuit. Il jetait le gibier sur le sol et une espèce de masure en pierres. Il commandait à sa compagne de dépecer la viande. Ou bien il se mettait à rire, s’il le désirait, d’un rire guttural, de satisfaction vacillante, parfois dangereuse. Il possédait peu de mots, ceux que lui avaient arraché la faim, la colère; aucun encore pour exprimer le violent besoin d’amour qui le saisissait et la complète indifférence qui venait ensuite.

Au temps des pluies, il somnolait. S’éveillant à demi, il repoussait la compagne qui prenait la moitié de la tanière. Il brandissait sa massue au-dessus d’elle, par je et aussi par tentation de cruauté. Depuis qu’elle vivait auprès de lui, il devait chasser plus au loin, livrer des combats plus dangereux. De plus, elle faisait des manières. Elle voulait la propreté, elle voulait des fougères pour y dormir; elle voulait toujours quelque chose de mieux. Elle voulait même quelqu’un à qui parler. Durant ces jours, il était périlleux de déranger Hahroon. Il n’éprouvait plus que l’animosité du tigre ou du loup envers la femelle qui gêne sa lourde digestion.

Elle aussi, en ces moments, avait été vindicative, haïssant du mâle, la torpeur, son manque d’inquiétude et, dans les grandes périodes de rêve et d’entêtement obscur, sa tranquillité d’ours.

Ils n’étaient qu’à l’extrême commencement des siècles et des siècles d’efforts pour libérer l’esprit de la bête. Comment n’eussent-ils pas haï l’un chez l’autre, cette crainte constante, ardue, impitoyable, que leur imposait leur ressemblance et le goût de transformation qui en naissait?

Quand enfin leurs cerveaux avaient conçu la notion du regret, ça en avait été un envers la somnolence de leur vie animale perdue.

***

Et maintenant une souffrance brutale poursuivait Grundhilde. Dans l’incompréhension et une terreur jusque-là inconnue, elle fuyait.

Elle avait marché dans la forêt depuis le lever du soleil. À son déclin, elle atteignit la clairière qu’elle aimait parce que recouverte de fleurs, d’un tapis doux aux pieds nus, et surtout ouverte de tous les côtés à la lumière, absente ailleurs.

Au milieu coulait un ruisseau d’eau fraîche.

Un jour, Grundhilde y avait surpris une forme si agréable qu’elle avait tenté de la rejoindre.

D’abord, elle n’avait rien compris; l’être humain s’effaçait, disparaissait au fond de l’eau dès qu’elle cherchait à le saisir par les mains ou par les cheveux. Après bien des reculs, des retours, des gestes d’amitié et des moments de stupeur, Grundhilde avait su que cette créature aimable, la plus belle qu’elle eût jamais vue, était sa propre image.

Ce jour-là, assise au bord du ruisseau, Grundhilde avait peigné ses cheveux d’une écorce râpeuse; elle avait connu une félicité inexprimable, une sorte de vie cachée, contenue, comme un sentiment d’un bien à elle dont elle se servirait, à son escient, tel l’homme, par exemple, sa massue, ses bras, sa force redoutable. À sa bouche ignorante de musique étaient montés des sons filés.

Le premier chant humain avait jailli de cette façon même, au fond de l’effroyable pépiement de milliers d’oiseaux et le jacassement ininterrompu des macaques et des perroquets. Grundhilde chantait sa […] et les innombrables souffrances que par sa beauté elle saurait imposer à l’homme. Sans paroles, presque sans air, la mélodie barbare avait porté au loin.

L’homme dont le cruel amour se confondait encore avec ses autres tourments, la faim, la soif, Hahroon, entendant le chant, était venu vers la femme et, pour la première fois de sa vie, simplement pour la regarder.

Or, elle lui était apparue, non plus enveloppée de ses seuls cheveux, mais vêtue de fleurs, de lianes, et d’une beauté entièrement nouvelle qui, tout à coup en même temps qu’elle faisait naître le désir du mâle, l’exaltait, l’embellissait et le rendait singulièrement plus douloureux que ses autres tourments.

Mais Grundhilde ne venait plus au ruisseau pour y chanter le danger, l’attirance et le prix de la beauté. Périssable et fragile était donc cette puissance de la femme. L’homme restait fort, impérieux et autoritaire. La femme perdait sa beauté.

Car elle n’était plus belle à voir. Son ventre avait grossi ; elle était devenue disgracieuse ainsi que les femelles de toutes les espèces dans leurs périodes d’irritation, alors qu’elles s’éloignent du mâle pour souffrir seule, à cause de lui.

Le même instinct la guidait et une sorte d’effroi qui, tout à coup, ne se préoccupait moins de la beauté perdue que d’une autre menace, plus grave, plus mystérieuse. Peut-être la crainte était-elle liée à la révélation même qu’ils avaient eue, un jour, elle et Hahroon, de leurs corps prêts l’un pour l’autre. Alors elle n’avait ressenti que délices de l’étonnement, de la connaissance et de l’instinct profond satisfait ; mais, aujourd’hui, cette connaissance acquise dans la joie paraissait subitement chargée de secrets plus lourds, plus terribles que la vie jusqu’ici lui en avait appris.

L’air était suffocant, imprégné d’un excès de parfums, d’exhalaisons, de musc, de vitalité acharnée à se reproduire. La vie végétale offrait une foison surchauffée, aveugle et presque aussi furieuse que la vie animale. Et cette profusion de la vie était plus meurtrière encore, qu’en certaines régions, l’absence d’eau vive, de fruits, de racines, et la sécheresse désespérante du vent.

Tout ce qui poussait dans l’humidité grasse de la jungle était appliqué à détruire, à tuer. Sur les troncs d’arbres couraient d’immenses araignées ; des vipères à têtes plates et affreuses les dévoraient ; celles-ci, à leur tour, étaient happées par des monstres rampants et verts comme les vastes feuilles en parasol de quelques arbres géants autour desquels ils s’enroulaient. Les plantes elles-mêmes tuaient, avec des parfums qui endormaient leurs victimes ou de lents poisons qui pénétraient les œufs d’insectes ou d’oiseaux déposés sur les branches.

Plantes et bêtes n’échappaient à la mort que par la brutalité ou par une excessive, une monstrueuse gestation. Les arbres épargnés atteignaient une hauteur démesurée ; leur feuillage créait une impression de nuit éternelle où luisait, tout au fond, une mince raie de ciel, toujours absent. Et si, parfois, l’homme et la femme s’étaient enorgueillis de différer de la brutalité de la création, combien d’autres fois n’avaient-ils pas vaguement ressenti que ce qui les exposait le plus dans ce monde d’horreurs et c’était leur propre, leur fragile supériorité !

Grundhilde suivait les bords du ruisseau pour atteindre la vaste nappe d’eau où il menait. Sa souffrance ne la quittait plus. Cela avait commencé par un grand coup qui l’avait transpercée de part en part. Elle avait couru pour s’en défaire et, après un moment, la douleur l’avait rattrapée. Maintenant elle était fortement cramponnée à Grundhilde, et, dans la clairière ensoleillée, la femme se roulait sur le sol, repartait, se livrait à des sauts, à des bonds, tout comme une pauvre bête qui eût cherché à secouer un poids gênant. Car ainsi encore elle imaginait la douleur ; un invisible ennemi, quelque chose de parfaitement inconnu agrippé à elle-même et qu’elle ne parviendrait à rejeter qu’en étant elle-même plus rapide, plus patiente, plus perspicace.

Mais enfin elle comprit que ni la colère ni la vitesse ne l’en débarrasseraient. La douleur était maîtresse. On ne la voyait pas, on ne la comprenait pas, et elle dominait.

Grundhilde s’abattit sur les galets. Elle était parvenue à la grève sablonneuse où, par une dizaine de filets en ricochets, le ruisseau filait vers la mer. Devant Grundhilde, la terrifiante masse d’eau n’avait pas de limites. Et tout autour de la femme qui allait enfanter régnait le parfait silence, la parfaite solitude d’un monde que son propre, féroce et ignorant souci de continuation éloignait infiniment de toute humaine nostalgie.

Grundhilde n’avait jamais encore poussé de plaintes. Les piqûres des insectes, des plantes, les rudes étreintes d’Hahroon, la faim même, elle avait accepté en silence puisqu’elle n’en ignorait pas totalement la cause et la nature. Mais cette solitude inimaginable autour de sa douleur, voici que, tout à coup, elle lui arracha un cri. Et puis des larmes vinrent qui étaient les premières à sourdre de prunelles humaines, à se répandre sur un visage humain. Bientôt les cris de Grundhilde s’enflèrent, se succédèrent comme un retour à l’obscure douleur animale dont elle était issue. Ni la douceur étrange de ses larmes qu’elle cueillit avec étonnement du bout de ses doigts, ni la violence de ses bonds, rien, donc, ne désarmerait la douleur.

Par moments, encore, la femme se taisait.

Elle écoutait le prolongement en elle-même de ses cris; elle en arrivait presque à saisir leur futilité comme celle des larmes ; elle regardait le ciel au-dessus d’elle, d’un bleu parfait, absolument paisible, et quelque chose comme une interrogation passait dans la profondeur sauvage de ses yeux.

Depuis de nombreux siècles peut-être la nature avait travaillé à parfaire son œuvre et s’était livrée à une débauche d’essais, de tentatives avortées, de grotesques recommencements. Des milliers de bêtes, ignorantes du but qui leur était assigné, avaient enfanté dans les miasmes des marécages, dans les deltas moisissant, dans la foisonnante jungle empestée de carcasses. Des espèces entières avaient disparu, inutiles à la mission qu’elles avaient servie sans en rien connaître. D’autres espèces avaient survécu par leur nombre effarant qui seul les préservait encore d’échapper à l’extinction, mais elles seraient décimées à leur tour par quelque espèce mieux douée qui les supplanterait. Des milliers s’étaient éveillés à la frayeur des savanes et des marais, de pauvres êtres ratés, ni bipèdes ni amphibies, que leur propre monstruosité condamnait. Des milliers avaient vécu ; des milliers avaient péri. Toute la création étouffait ses plaintes. Et c’était la première fois qu’une explication de la souffrance, si timide fût-elle, était demandée. Et, d’instinct, Grundhilde la cherchait, cette explication, dans la clarté inscrutable et muette du ciel.

Mais l’intelligence vacillait sous l’emprise de la toute noire, toute déferlante, toute bestiale souffrance. La femme fut livrée à des contorsions animales ; elle fut réduite à la posture grotesque de ses besoins les plus vulgaires ; elle fut comme abandonnée de sa délicate, de sa naïve supériorité sur les bêtes et, malgré tout, elle songea à cacher son humiliation du ciel, sous son abondante chevelure étalée.

Enfin, elle expulsa sa douleur d’elle-même; au même moment, elle se pencha, curieuse, déjà possessive, vers la forme et la signification de cette douleur.

La première femme avait de longs bras, d’un beau brun d’ébène, mais encore traînants, forts plutôt qu’adroits, comme si hier encore ils l’eussent surtout servie à se balancer de branche en branche ; chacune de ses mains se terminait par des ongles un peu recourbés et aigus comme des griffes. Des bras, des mains, elle ramena vers elle la curieuse petite chose qu’elle avait rejetée d’elle-même.

Le visage de la première femme était méfiant, rusé, mobile et inquiet; ses yeux brillaient souvent avec la malice étonnante et pathétique des fauves. Et maintenant ce visage à peine humains, ces yeux encore lourds et secrets examinaient l’œuvre de la souffrance. Les doigts aux phalanges noueuses retournaient, soulevaient l’enfant. Et Grundhilde en était satisfaite et orgueilleuse comme elle l’avait été autrefois de la découverte, par l’homme, de son propre corps et de son usage. L’enfant était un Hahroon minuscule, supérieurs aux petits des singes et de tout couple de la création. Il avait des pieds, des mains, des ongles mêmes, si petits qu’ils fussent, et le poil poussait au bon endroit, sur la tête seulement de la petite créature. Jamais Grundhilde n’avait fait si beau.

Accroupie sur les talons, elle jeta au loin un regard qui semblait ramasser toutes les connaissances acquises et chercher leur signification. Jusqu’ici la souffrance avait plié ses membres, commandé ses cris et n’avait éveillé qu’à demi la connaissance de la douleur. Mais voici que cette connaissance se révélait la plus profonde, la plus significative acquise par Grundhilde. La douleur était apaisée, non pas oubliée. Il n’en persistait plus rien dans les membres; il en persistait pourtant dans le cerveau comme un soupçon de chemin à travers le désespoir de la nuit. La douleur était disparue, mais pas entièrement la parcimonieuse, la bizarre, la confuse leçon qu’elle impliquait.

Tout à coup, Grundhilde reliait l’effet à la cause. Déjà, elle avait éprouvé quelquefois comme l’ombre d’un souvenir, comme la durée étrange, quelque part en elle-même de choses disparues. Et voici que plusieurs moments du passé lui étaient restitués et qu’elle savait les relier au présent. Ainsi, sa grande douleur, le petit Hahroon sorti d’elle-même, tout cela Grundhilde le rattachait enfin au jeu d’amour qu’elle avait inventé un jour auprès du ruisseau. La douleur était donc liée à la beauté, à l’amour.

Se berçant sur les talons, les yeux remplis de luttes obscures et d’efforts inouïs pour en percer le sens, la première femme, pour se connaître, devait aller se chercher, presque oubliée, toute lointaine, dans son ignorance joyeuse d’autrefois. Les images Hahroon …

Cependant, ce n’étaient pas seulement les moments laissés derrière soi dans la solitude de la jungle dans l’absence de tout témoin qui gonflaient l’esprit. Autre chose s’y insinuait, plus bouleversant encore. Peu à peu les yeux de Grundhilde s’emplissaient d’une confusion infinie. Ayant saisi la notion du passé, Grundhilde percevait tout à coup en tremblant la notion des choses à venir.

C’était vague, ténébreux, embrouillé dans sa tête et, cependant, il y avait cette parcimonieuse lueur qui la guidait : les faits se répétaient; ils revenaient; donc, ils reviendraient. Au milieu de la prairie, Grundhilde portait la main à son front étroit; et voici qu’elle avait appris à plisser le front, à fermer les paupières, à regarder au-dessus plutôt qu’autour d’elle-même.

L’avenir !

Elle retournerait un jour dans la caverne. L’homme la reprendrait dans ses bras trop forts et trop agiles pour qu’elle pût leur échapper. Et il en résulterait encore ceci; elle souffrirait; son ventre porterait une autre créature vivante. Et ils grandiraient tous, sans doute, ceux d’elle et d’Hahroon, puisque la loi de la vie était que l’homme naisse tout petit, tout chétif, et grandisse en dureté.

Et après ? Quoi ?

La première femme atteignit la limite de son raisonnement. Les images continuaient à se presser sous le regard stupéfait, mais elles passaient presque invisibles, sombres, à peine distinctes des confuses impressions de la nuit. Et c’était un songe bien étrange que rêvait Grundhilde, en plein jour, éveillée pourtant, puisqu’elle saisissait la réalité connue des arbres, du ciel, de l’eau. Très au-delà de ces réalités l’entraînait son songe. Déjà la vie était beaucoup moins dans la réalité que dans la douloureuse, dans l’incommensurable imagination.

Sur terre, il y avait beaucoup d’êtres comme elle et Hahroon. À eux deux, ils avaient lancé ce pullulement d’ombres. Il y avait des femmes pour les hommes, des hommes pour les femmes. C’était ainsi. Ce qui était le plus différent, le plus séparé, toujours se rejoindrait. Ils procréaient ; il n’y avait plus de fin à la procréation. On eût pu marcher vingt soleils durant, et toujours on eût rencontré de ces créatures supérieures qui se tenaient debout et savaient amener à leurs bouches des sons liés à d’invisibles réalités enfermés en leurs têtes. Après un temps, ils s’étaient encore une fois multipliés; ils devenaient aussi nombreux que les grappes de singes pendus aux bananiers. Et sur l’haineuse majorité des bêtes, Grundhilde laissa filer un regard de secrète, d’hostile revanche.

Mais, tout à coup, elle savait autre chose, et son cœur, peu tendre encore, en était effaré. Ces êtres de l’avenir, ils souffriraient. Comme elle et Hahroon, ils s’étreindraient dans une sauvage ardeur plus proche de la destruction que de la confiance. La femme irait seule, ensuite, par les chemins inconnus et redoutables de la douleur pour libérer son corps appesanti. Et ses enfants connaîtraient les morsures des serpents, la chaleur torride et des inquiétudes comme elle en avait éprouvé, qui ne venaient pas du dehors mais seulement d’être plus vivant, plus éveillé que les singes et les guenons. Ils se fuiraient. Ils se haïraient. Ils s’entretueraient.

Soudainement, Grundhilde lança un rire singulier et horrible. Les humains à venir passaient dans son fruste esprit. Et de tous, des martyrs, des saints, des tyrans, ceux-ci seulement, les tyrans, son cœur soupçonneux était-il en ce moment capable d’imaginer. Dans la dure création, les vieilles guenons avisées, les félins, les rapaces l’emportaient. Par l’embuscade, le venin, l’embûche seulement on se sauvait.

Science du mal, hideux songe de la vérité, toujours dominant, science amère, sa sagesse cruelle était en Grundhilde avant même qu’elle n’eût ressenti l’absurde, le poignant commencement du bien.

Et il y eut ainsi, au commencement des temps, dans la pénombre de l’évolution, une femme solitaire, nue, indécise, ignorante qui, avec son enfant nouveau-né, tint un instant entre ses mains le sort du monde.

Son cœur sauvage n’était pas encore brouillé par la tendresse et la pitié. Son esprit apercevait peu de choses, mais ceci il avait pourtant saisi : l’amour perpétuait la douleur. Là était le venin, la contrainte, le poison. Dans l’amour.

Et Grundhilde, dans un élan de logique parfaite, se mit à creuser une fosse. Ses mains allaient vite, aptes à forer le sol. Ses yeux lançaient des regards vigilants et pleins de défi. Et les oiseaux, tout autour s’alarmaient. Même chez les plus malchanceuses, les plus disgracieuses espèces, la femelle couvait ses petits avec passion … avant de les chasser avec fureur. Les vautours s’agitaient. Jamais on n’avait vu la femelle d’aucune espèce creuser un trou pour y enfoncer son enfant. Les hiboux moroses, les taupes aveugles, les innombrables laideurs de la jungle nourrissaient, protégeaient leur poignante progéniture. Des cris de protestations, d’effroi et de pitié battaient l’air à la hauteur des branches velues. C’était l’instinct, tout alarmé, s’inquiétant du premier geste d’intelligence.

La femme, de temps en temps, s’interrompait pour jeter autour d’elle un regard furtif, comme si elle eût craint un jugement. Puis ses mains reprenaient leur besogne. Elle avait peur, elle ne savait pourquoi. Vite, il fallait enterrer l’enfant, afin que rien ne subsistât pour relier les temps passés aux temps à venir. Vite regagner le plus profond de la jungle avant que Hahroon ne survînt.

La création était immense, dangereuse, mortelle ; Grundhilde saurait bien y trouver un refuge contre le barbare amour qui donnait la douleur, la douleur qui donnait la vie, la vie qui recommençait tout. Grundhilde repartirait d’où elle était venue, vers sa totale solitude. Énorme était l’orgueil qui soulevait la naïve âme primitive. Jamais, sur terre, pareille révolte, toute animale et ignorante, s’opposerait à la volonté qui commandait la vie.

De ses ongles longs et forts, Grundhilde achevait de creuser la fosse. Grundhilde y avait déjà fait disparaître les traces de son sang, les traces de l’amour. Amour, sang ; jamais pourtant ce souvenir accablant ne disparaîtrait de l’esprit humain.

Il n’y avait plus qu’à recouvrir l’enfant de sable et de terre.

La peur activait Grundhilde, une peur qui se cachait, s’expliquait moins encore que les élans du mal la guidant.

Le petit enfant se mit à crier.

Sa toute petite figure était déjà plissée par la souffrance.

Si chétif, il pleurait.

Pourquoi pleurait-il ? Grundhilde le serra un peu contre elle. Ses seins bruns étaient gonflés et durs comme les belles noix pleines aux branches des cocotiers. La petite bouche affamée y cherchait avidement de quoi vivre. Les pleurs de l’enfant s’apaisèrent. Sa faim avait trouvé soulagement. Grundhilde aussi s’apaisa. Son corps malheureux était fait pour donner la douleur, et voici qu’il était fait aussi pour la calmer. Étrange, étrange était la vie !

Tout autour, à la lisière de la jungle, dans les herbes enchevêtrées de la prairie, les cris de crainte, de pitié s’étaient tus. Les animaux s’approchaient. Les pies, les perruches bleues, les petites fouines rouées, les écureuils charmants, les durs et agiles petits louveteaux, tous ils regardaient la femme et l’enfant. Il avait fallu plus de temps à cette femelle supérieure pour comprendre ce qu’eux savaient d’instinct, dès après avoir léché le sang de la naissance. Mais enfin, ils étaient rassurés, et ils sautillaient de branche en branche, ils gagnaient un appui plus élevé pour mieux voir les seins bruns et la petite bouche qui y suçait la vie.

Quand il eut bu à satiété, le petit enfant de Grundhilde se prit à lui sourire.

Et Grundhilde aussi semblait sourire.

De plus en plus mystérieuse était la vie. L’amour menait à la douleur, et la douleur à l’amour.

Elle avait couvert l’enfant de ses longs cheveux drus ; entre ses mains plus aptes à broyer qu’à caresser, elle lui avait fait comme un abri.

Elle chantonnait.

Et elle ne pensait plus à grand-chose. Son effarement de l’avenir, sa vision de la multitude humaine, le sens de la douleur, tout cela s’éloignait.

Les beaux yeux avaient perdu leur perplexité, leur sourde révolte.

Il n’y avait plus que ce petit enfant qui absorbait, qui commandait, qui limitait Grundhilde.

Et elle gazouillait sans beaucoup plus de sens que le petit enfant lui-même.

Ainsi la surprit Hahroon quand, après avoir longtemps suivi les traces de la femme, il atteignit l’embouchure du cours d’eau.

Elle n’était plus la même et ne serait plus jamais tout à fait la même. Elle avait été irritante avec son attitude de femme à vouloir connaître la raison des choses, par un esprit plus agile que le sien et une sorte d’indépendance courageuse envers les brutales nécessités qui les confrontaient. Quelquefois, elle avait même agi comme si elle était libre de ses instincts de la chair qui le commandaient.

Mais, enfin, tout cela était fini.

Ils retournaient à la caverne, lui, le premier, elle, le suivant en toute docilité et en toute subjection.

Dans l’immensité hostile et assombrie de la jungle glissait comme une ombre la première famille humaine. Hahroon ouvrait la marche dans la nuit épaisse. Et derrière lui venait Grundhilde, guérie d’imaginer. Elle suivait le plus fort et elle marchait comme elle marcherait désormais, sans souci des choses à venir, presque sans curiosité, sans remords, toute détournée de sa postérité innombrable, de son œuvre éternelle par cette seule et frêle petite créature qui a sa tendresse démente cachait tout le reste.

Ô humaines misères, innombrables humains, voilà que vous étiez déjà assurés de vivre et de suivre en vos temps, chacun, vos routes inépuisables.

Car, voyez Grundhilde : elle n’était plus que cette terrible et inconsciente force égoïste, cet abîme de dévouement et d’irresponsabilité que l’on nomme l’amour maternel.

Paris, septembre 1948