« La Veuve Boissonneault »
Tout le temps qu’il vivait sur les rivières des Laurentides, l’Assomption ou la Ouareau, de grandes rivières indociles que l’on avait contraint à porter des grumes bûches jusqu’aux pulperies-papeteries, tout ce temps, pendant près de trois mois, Origène Pilon ne prenait pas une goutte d’alcool. Il était trop vieux maintenant pour les forfaits d’hiver, dans les chantiers où l’on abattait les arbres. Trop vieux, trop cassé et trop détérioré par le mauvais gin. Il ne montait plus en forêt qu’au printemps quémander un job au maître de la drave. La drave, au Québec, c’est le flottage du bois ou plus spécialement la lutte des hommes contre la rivière qui, parfois, veut bien les seconder, mais le plus souvent tend le dos, rejette les grumes, et, en chutes gonflées, en petits rapides sournois se rit bien de fournir son effort dans la première industrie du pays. Dans la jeunesse d’Origène, ça avait été un job magnifique. On couchait sur le sol ; on mangeait des fèves au lard d’un bout à l’autre de la saison ; on ne savait pas encore très bien se servir de la dynamite ; lorsqu’on faisait sauter un empilement de bois sur quelque écueil, souvent, dans l’explosion, un homme perdait une jambe, un bras. Une vraie besogne ! Une vie propre à exalter le cœur étrange de l’homme qui, tant qu’il est jeune, souhaite le danger. Et même maintenant que les hommes couchaient sur des paillasses et mangeaient de vrais menus d’hôtel, avec des vitamines et des légumes depuis que le gouvernement s’était fourré le nez dans les affaires de la compagnie, même maintenant la drave restait une belle occupation, digne des courageux.
La drave partait cette année du Lac Ouareau pour descendre par la rivière du même nom jusqu’au fleuve Saint-Laurent. Origène arriva assez tôt pour l’attraper à son départ, dans les environs de Saint-Donat.
Il mentait sur son âge, mais personne ne pouvait douter qu’il avait au moins soixante ans. Il se pouvait même qu’il en eût soixante-quatre. Dans un embarras de grumes sur l’Assomption, quinze années auparavant, la gaffe d’un compagnon lui avait presquement arraché un œil. Dans une rixe d’un hôtel de Joliette, il avait été blessé au bras gauche qui, étant resté tout raide et recourbé, ne le servait guère. Borgne, à peu près manchot, tordu par les rhumatismes, on ne pouvait pas dire qu’Origène Pilon représentât une recrue très désirable pour la compagnie Canadian Pulp and Paper.
Mais, à sa manière, Origène inspirait l’affection. En plus d’être un fieffé ivrogne, tolérant envers ceux qui aimaient le whiskey, Origène était une espèce de poète.
L’amour que ces rudes hommes de la rivière portaient à leur métier, leur amour inarticulé, il avait réussi à en exprimer quelque chose. Illettré, Origène faisait des poèmes. De toute façon, il disait mieux que les autres les raisons obscures qu’ils éprouvaient tous à tenir à ce qui les faisait souffrir.
Le campement se déplaçait à peu près toutes les deux ou trois semaines, dès qu’on avait nettoyé la rivière sur un parcours assez long. On était toujours assez longtemps à chaque étape pour y prendre de petites habitudes. Le soir, après les repas mangés en plein air, assaisonnés de boucane, on avait coutume de s’allonger sur l’herbe ou, bien accroupi sur les talons, de bourrer sa pipe. C’est alors qu’on aimait bien entendre Origène Pilon. Il chantait ses poèmes en s’accompagnant sur les trois cordes qui restaient à son banjo.
Car, Origène montait en forêt plutôt en pèlerin qu’en forçat du travail, son banjo en bandoulière, une grosse ceinture cloutée sur les hanches, un chapeau tyrolien sur le coin de la tête, trois plumes piquées au ruban, vêtu de peau d’élan perlé par les indiens, un mouchoir flamboyant au cou, aussi pittoresque dans le costume qu’il le restait dans l’âme.
Cette année, le maître-draveur plus encore que d’habitude lui fit grise mine. Amoché comme l’était déjà Origène, il eût suffi d’un petit plongeon dans l’eau, d’un autre coup de gaffe pour l’acheminer tout droit vers l’hôpital.
Ce qu’ils cherchaient tous, au fond, ces vieux bougres, usés, racornis, encore optimistes pourtant, c’était un bon accident une fois pour toutes qui leur eût permis de réclamer des dommages de la compagnie et se la filer ensuite en tout confort dans quelque village où ils raconteraient à longueur de journée leurs anciennes prouesses.
- T’es trop vieux, objecta Augustin Thibodeau.
- Vieux ! se plaignit Origène. À cinquante ans ! Tu vieillis les gens vite, toi !
- Tu bois comme un trou.
- Jamais dans le bois, en tout cas, se défendit Origène avec plus de conviction cette fois. Ça, tu le sais. Dis-le, vieux, que je bois pas dans le bois, ou je m’en retourne.
- Tu finiras par me mettre dans de beaux draps auprès de la compagnie, fit le maître-draveur. T’attraperas quelque bonne misère. Tu iras te faire héberger dans un hôpital aux frais de la Canadian Pulp and Paper. T’auras peut-être un jour une jambe de bois payée par la compagnie.
- Vu tout le bois que j’y ai ramené à la compagnie, ça serait pas si tellement exagéré, quant à ça, une patte de bois, réfléchit Origène tout haut.
Il avait même l’air d’y songer avec une certaine complaisance. Mais pour le moment, c’était tout autre chose qu’il souhaitait. Il dit :
- Tu sais bien que j’ai toujours été chanceux.
S’il voulait voir les choses de cette façon, après tout, on pouvait bien le laisser faire ; elle offrait une quelconque vraisemblance. Les hommes de la rivière aimaient Origène au point de l’éloigner des plus dures corvées et avec assez de tact pour que le vieux ne s’en aperçut guère et pût encore se croire le plus endurant de tous.
Le maître-draveur aimait bien lui-même le vieux bougre.
- Écoute, dit-il, je te prends cette année. Mais c’est la dernière. Il y a trois ans que je te dis de ne plus revenir. Cette fois, c’est la dernière.
Toute une saison de dures joies et de peines légères, de fatigue légère à supporter entre durs à cuire, anciens compagnons de chantiers, jeunes loups de bois à leur première aventure, c’était l’existence elle-même avec sa valeur infinie de pénitence, avec son incroyable attrait de la pénitence qui s’offrait au vieux draveur. Dès la fin des grands froids, il avait dans le sang le goût de l’eau qui coule, des billots qui flottent ; il avait le goût de la fricassée des campements, de la cendre de tabac sur les patates tièdes, du sommeil interrompu avant le soleil, des jurons, de la chaleur, des insectes, de toute cette misère comme d’un rachat. Il n’en fallait pas moins, après tout un hiver de ribote !
Le vieux jeta en l’air son chapeau tyrolien, le rattrapa en sautillant ; il remonta sur ses hanches d’où elle glissait toujours plus bas sa ceinture à clous dorés ; et il s’en fut faire semblant de travailler.
Depuis plusieurs semaines, les billots filaient sur la Ouareau. De temps en temps, on avait ouvert le barrage, et on en avait laissé passer un certain nombre. Des milliers descendaient la rivière. On lâcha les dernières grumes, d’autres milliers. Et six barques partirent derrière le train de bois, portant chacune une quinzaine d’hommes armés de longues gaffes qu’ils portaient quelquefois appuyés à l’épaule, comme des guerriers, leurs lances. Les barques d’avant se divisaient; l’une suivait le côté droit de la rivière ; l’autre, le gauche ; les hommes, de leur gaffe, piquaient les grumes paresseuses, les engageant à prendre le courant; ils venaient aussi vers le milieu, défaire les empilements de bois qui se formaient autour d’un îlot de sable ou sur une roche. Les dernières barques s’avançaient également à une certaine distance l’une de l’autre ; elles tendaient entre elles une chaîne de billots en forme de V qui se trouvait ainsi, à la manière d’un filet, ramasser les grumes éparses que l’on avait manqué d’un coup de gaffe ou qui d’une manière ou d’une autre avait échappé au troupeau. Derrière tous ces mouvements, tous ces efforts, la Ouareau se montrait parfaitement nettoyée, revenue à sa splendeur inutile. Le maître-flotteur, quelquefois était au-devant de l’équipe, dirigeant ses hommes, mettant plus de barques sur cette rive que sur celle-là, d’un coup d’œil estimant la manière rapide de recouvrer les grumes échouées ; et, quelquefois, il était dans les eaux calmes, derrière la flottille de barques, un homme rouge de teint et de chevelure, les yeux aussi bleus que la Ouareau, un silencieux, calme et pondéré homme des bois, seul en son canot qu’il manœuvrait, à la façon indienne, d’une courte pagaie.
Le soleil était déjà chaud. Pas trop chaud. Il était réjouissant. On ne sentait pas encore le vent un peu aigrelet entre ces bords de la Ouareau bien protégés par des petits bois de noisetiers, d’églantines et de saules. C’était le temps avant les moustiques et les grosses mouches noires, avant les coups trop durs du soleil. Le travail n’était encore qu’un jeu. On ne rencontrerait que plus tard les rapides à sauter, les gros empilements de grumes si bien entassées autour de couches pourrissantes qu’il faudrait entrer à mi-jambe dans l’eau froide pour les débusquer. On n’avait pas, non plus, atteint ces rives basses, plates, dénudées, que la rivière débordait, allant porter des billots très loin à l’intérieur, en de petits fourrés de cenelliers qui, la chaleur venue, seraient de vrais trous d’enfer, vaseux, bourbeux, le soleil y cuisant, les moustiques, les mouches plates, les tiques, toutes sortes d’horreurs y abondant.
Les pires souffrances étaient en avant ; en avant l’ennui qui prendrait un jour ces grands gaillards et les feraient plus taciturnes, plus querelleurs, plus vindicatifs, prisonniers liés à la chaîne ; en avant le déchirement et le dilemme d’aimer plus qu’un seul maître en sa vie.
Pour le moment, ils étaient comme de véritables amoureux qui, avant de maudire l’objet de leur attachement, le s’y abandonnent et s’y fient avec une balourde tendresse, une imprudente confiance et une gaieté qui faisait éclater dans les visages les mieux brûlés, les plus tannés, le rire de vieilles dents pourries.
Origène plus que les autres sentait cette rare détente, le prix de cet immense pardon, lui qui avait gardé, en dépit ou préservé par l’alcool, une sensibilité toujours délicate.
Il avait l’air de travailler comme dix. Une petite grume était-elle tout à fait à la portée de sa gaffe, il la piquait, il la poussait avec tant de courage qu’il manquait de passer par-dessus bord. Cependant, dans les moments de réelles difficultés, il se prévalait de ses droits de poète. Il écoutait un chant d’oiseau sur la rive touffue. Il disait : « C’est l’alouette. » Lorsque le gros de la besogne était à peu près terminée, il retroussait ses manches, il crachait dans ses mains, il retardait encore un peu, puis se trémoussant : « Allons-y, les gars. »
On le félicitait. « Ça vous en en encore des muscles et du solide, ce père Pilon! » Le vieux toqué n’avait pas l’air de prendre ces compliments comme tout à fait ironiques. Il examinait son bras droit avec un certain respect. Quant au seul œil qui lui restait, il n’y avait rien à en dire ; il était bien ouvert, intact, perçant ; c’était un bon œil.
***
- Quand vous aurez soixante-deux ans, vous ne pourrez peut-être pas vous vanter d’autant, disait le bonhomme.
- Tiens donc! blaguait un des gars. On pensait que t’avais pas encore tes cinquante ans.
- Dans quelle année donc que t’es né? demandait un autre pince-sans-rire avec l’espoir de prendre le vieux au piège.
Il se défendait bien :
- Je parlais pour l’avenir, pour le temps où je vous aurai tous enterrés, et qui est pas loin d’ici.
Le vieux fou se sentait heureux. Il se croyait délivré de sa funeste passion. Délivré et guéri. Il se croyait racheté par tant de silence, tant de paix que son vieux repentir aspirait comme une absolution.
***
Son histoire était à peu près celle de tous ses compagnons, et il n’y aurait rien eu à en dire, n’était-ce que, sous sa défroque de vieux clown, dans ce petit corps agile et maltraité, Origène avait conservé une âme qui souffrait.
Qu’ils fussent des fermes isolées de Notre-Dame-de-la-Merci ou des terres plus riches, par-delà le gros village de Saint-Jacques-l’Achigan, que les vieux draveurs fussent de la montagne ou de la plaine, la même chose leur était arrivée : tout jeunes hommes encore, adolescents mêmes, ils avaient quitté une première fois, au printemps, les amours domestiques bridant le cœur humain; en quelques paroles, on expliquait qu’ils étaient allés en chantiers ou faire la drave. Mais là n’était pas le mot de leur aventure. Où ils avaient été restait beaucoup plus loin que la plus lointaine forêt et la plus sauvage rivière. Ils avaient atteint des coutumes plus anciennes encore que celles régnant dans les villages ; ils avaient pris à rebours le chemin des générations jusqu’à revenir au carrefour essentiel où l’homme a délibéré entre la loi sociale et la loi simplifiée du campement. Celle-ci leur avait paru d’une grande miséricorde ; ils avaient laissé pousser leurs barbes; ils s’étaient habitués aux puces, aux poux, à tout ce qui pouvait entamer leur dur épiderme ; ils s’étaient accoutumés aussi à de profondes rêveries creuses comme seules sait en entretenir la forêt vierge et à d’autres mélancolies auxquelles, dans leurs villages, auparavant, ils ne se reconnaissaient pourtant pas liés. Et après, ils n’avaient jamais été tout à fait les mêmes, déchirés par leurs passions, des espèces de chien-loup tendant une oreille vers le murmure de la forêt, une autre vers la maison.
Pourtant, aucun bien personnel ne disputait Origène à la liberté. Lui, il était vraiment libre. Les uns avaient une petite terre ; d’autres, plusieurs enfants; certains avaient même une assez belle ferme avec du bétail, des bâtiments, quelques arbres fruitiers, et ils étaient de ceux qui faisaient la drave pour acheter la graine de semence ou quelque machine agricole dont ils avaient grand besoin. Origène n’avait rien de tout cela, ni femme, ni enfants, ni famille. Pas même une bicoque. Tout ce qu’il possédait dans la vie, il l’avait sur le dos ; il en portait une petite partie accrochée à sa ceinture ; c’étaient une tasse taillée dans un nœud d’érable, un couteau finlandais à manche de bois qu’il avait gagné au jeu et son banjo à trois cordes. Il avait encore, laissé en gage pour arrérages de loyer dans une petite chambre de Joliette, un vieil habit de serge et une autre chemise.
Si libre de tout bien, si détaché et superbement libre, Origène n’aurait rien eu à envier au rossignol des bois. Mais s’il faut dire toute la vérité sur cette âme de vieux trotteur, d’incorrigible nomade, cette fière âme libre, c’est qu’elle devenait prudente. L’âge, les rhumatismes, un certain dépit contre les trahisons de la liberté, tout cela aidant, le bonhomme commençait à souhaiter la sécurité.
Il la souhaitait sous la forme d’une petite masure à l’entrée de Joliette, de trois ou quatre poules et de la veuve Boissonneault, assez disputeuse, assez près de ses sous et qui lui aurait dit, à ce qu’il paraîtrait : « Je te prendrai, Origène Pilon, si jamais tu reviens avec toute ta paye de draveur. »
Et c’était là le but, toujours le même depuis quelques années qui, lorsque la vie devenait trop dure sur la rivière, embellissait au regard du vieux draveur et le soutenait.
***
Trois semaines après le départ du lac Ouareau, les hommes étaient en pleine misère. La rivière s’était déversée abondamment sur les terres qui la bordaient. L’eau en se retirant avait laissé du bois un peu partout sur une étendue couverte de très petits arbres. Les hommes devaient chercher les billots dans cet infect petit bois serré, les sortir des branchages morts, les porter sur l’épaule, et cela les indignait. Tout véritable flotteur ne répugne pas à travailler dans l’eau, sur l’eau; c’est son métier. Mais mettez-le sur terre, et il jure comme il respire.
Origène devait bien faire sa petite part. il s’en revenait entre les ronces et les souches avec le plus léger billot qu’il pût trouver, mais encore trop lourd pour les chétives épaules. Le bonhomme tombait dans des trous d’eau ; il devait poser son billot à tout instant pour reprendre haleine. Les mouches les harcelaient. Au bout de deux journées seulement, lorsqu’ils en eurent fini avec cette sale corvée, les hommes reprirent le goût « d’endêver » le vieux. Ils s’amusèrent alors à faire le compte des billots qu’il avait bien pu transporter. L’un disait : six en tout ; un autre, quatre. Le plus imaginatif de la bande prétendit qu’Origène n’avait fait que trimballer le même billot du bois à la rivière, de la rivière au bois, tant qu’il n’en avait pas trouvé un plus léger.
Ensuite, la rivière se fit lente. On tomba sur des collines de grumes qui s’étaient accumulées en son milieu. À peine avait-on mis tout ce bois à flot, qu’on arrivait sur un autre empilement. Le débit d’eau était insuffisant ; à chaque courbe de la rivière, dans les anses paresseuses, le bois allait échouer. Les hommes prenaient les billots au grappin, un à un ; un travail de longue patience. Ils sacraient. Ils se prenaient de querelle pour un rien. Il y avait plus d’un mois qu’ils vivaient ensemble, une centaine d’hommes, se connaissant dans tous leurs travers, toute leur pouillerie et une telle ressemblance dans leurs défauts qu’ils ne pouvaient plus s’endurer.
C’était le moment dangereux pour eux tous. Ils se mettaient à s’ennuyer de coutumes plus douces et, s’en ennuyant mortellement, ils embellissaient tout ce que leur nostalgie désirait; l’un sa femme ; l’autre sa maison ; celui-ci son chien. Et ils embellissaient tellement leurs possessions que jamais après ils ne les retrouveraient aussi belles que dans leur cœur. Et ça, on le sait, c’est un supplice.
Origène chantonnait plaintivement. Ses chansons avaient changé de thème. Au diable les lucioles, le fil de l’eau, les nuages tout blancs sur la rivière ! Au diable toutes les joies qui lui avaient poigné le cœur au jour de la rencontre avec la nature ! On était toujours dans des solitudes presque totalement inhabitées. Rares encore, très rares étaient les petites maisons de bois rond que parfois, dans une échancrure des arbres, on apercevait, juchées très haut, affreusement seules, sur quelque escarpement. Origène exprimait un autre aspect, un autre élan de sa vieille âme indécise. Avec une conviction délabrée, il chantait quelque complainte qui n’était même pas de sa composition. Pour la douleur, il empruntait volontiers à ses devanciers dans l’art. Il chantonnait : « Un Canadien errant … » Mais, tout à coup, au moment où tous allaient s’assombrir sur l’analogie entre leur sort et celui de l’Errant, Origène changeait d’air. Avec un reste d’entrain tout éreinté, il entamait :
Vive la Canadienne
Vole mon cœur vole vole vole
Vive la Canadienne
Et ses jolis yeux doux.
Au « vole, vole, vole », il mettait un reste de flamme. Il fallait entendre l’écho de cette vieille voix cassée, renvoyée par la verdure sombre des rives, revenir errer sur la rivière u au flot assoupi.
On connaissait son histoire avec la veuve, cette impitoyable qui avait exigé du pauvre Origène qu’il restât sobre toute une saison. C’était d’ailleurs pour avoir osé soutenir que la condition jamais ne serait remplie qu’un draveur s’était fait cogner la tête par Origène. De là, il y avait eu d’autres coups et celui-là surtout, à la figure d’Origène, dont la marque restait.
D’ailleurs, il était difficile de lui plaire au sujet de la veuve. Lui disait-on, pour le consoler : « Tu l’auras, ta bicoque et ta belle vieille … » que le pauvre homme, point si naïf, regardait filer la Ouareau et se demandait s’il ne lui laisserait pas plutôt sa carcasse.
On avait fini par juger plus humain de le laisser tranquille.
Et ainsi, tout seul, croyant poursuivre un projet de lui seul connu et que de la sorte beaucoup il croyait plus réalisable, le bonhomme entretenait sa chimère. L’âge, les infirmités, sa vieille bronchite qui le reprenait dès qu’il couchait sous la tente et pataugeait dans l’eau froide, tout cela appuyait peut-être son affection pour un foyer. Sans quelques souffrances et profonde et vilaine lassitude, qui donc a rêvé aussi de troquer sa liberté contre la sécurité! Mais il n’y avait pas que sa vieille toux et son bras ratatiné qui inclinait Origène à souhaiter sa petite place dans la société.
Il était resté un fervent, et, quand il aimait la société, il l’aimait ardemment. Plus précisément, c’était sa petite ville, c’était Joliette qu’il aimait. Il n’y possédait vraiment qu’une chemise sale, l’habit laissé en gage, et pourtant, il y avait des jours où Origène considérait les maisons, les magasins, les rues, les arbres, jusqu’aux poteaux de la ville de Joliette comme sa propriété exclusive. Il n’avait guère vu d’autres villes, mais il prétendait ainsi d’autant plus facilement qu’il n’y avait pas dans tout le pays de Québec une ville aussi aimable, aussi riche et, surtout, aussi propre que Joliette.
Un type de Rimouski lui avait tenu tête un jour. Un type qui ne se lavait pas souvent et que les draveurs pour cette raison appelaient Peureux-de-l’Eau. Ce type de Rimouski, il prétendait, lui, que la ville la plus propre du Canada, ce n’était pas du tout Joliette, mais Rimouski. Là-dessus, les deux vieux salauds se cherchaient querelle. Le maître-draveur avait jugé prudent de les séparer ; dans une même barque avec ces gaffes toujours en mouvement, on ne savait trop ce qui pouvait arriver entre deux hommes qui se déplaisaient. Thibodeau avait transféré Origène dans une barque de l’arrière, laissant Peureux-de-l’Eau à l’avant de la flottille.
On approchait des gros villages. Déjà, il y avait des propriétés particulières qui bordaient la Ouareau. Dès les environs de Chertsey, on avait commencé à voir des maisons d’été, des petits chalets qui avaient des noms cocasses. Les uns se dénommaient : Mon Repos ; Toi et Moi, Mon Refuge, La Thébaide. D’autres avaient des noms anglais ; d’une orthographe déformée : Kum Inn, Karl 2nn. On entrait tout à fait dans la civilisation.
Et c’était moins de la rivière que les hommes avaient maintenant à se méfier que des pilleurs de bois. Sur des fermes qui touchaient à la Ouareau, il arrivait que la rivière allât porter des billots, ci et là ; il paraissait quelquefois qu’on l’y avait aidée. On trouvait des grumes près de la maison, cachées sous les galeries, empilées parfois dans les hangars. Il était difficile d’imaginer la Ouareau allant déposer et ranger les billots dans la provision de bois de l’année. Les draveurs, torses nus parce qu’il faisait maintenant très chaud, bruns comme des Nègres, parcouraient des prairies, des champs; ils venaient aux abords des maisons.
Il leur était recommandé de fouiller jusque sous les tas de foin. Une fois repérée, la cachette ne valait plus, évidemment, tous les billots étant marqués des chiffres de la compagnie.
Cependant, certains draveurs menaient assez mollement leurs perquisitions. Le maître-draveur avait besoin de toute son emprise sur eux pour les y contraindre. Ils connaissaient le monde qui habitait par-là, ou bien, tout simplement, ils n’aimaient pas fureter chez les gens. La fidélité à l’homme commençait à lutter chez eux contre la fidélité à la compagnie. Ils rencontraient aussi quelquefois la femme ou la fille de la maison. Ils tenaient à être bien vus des femmes. On avait remarqué qu’ils se rasaient maintenant presque tous les jours. Ils avaient sorti leurs plus beaux mouchoirs à carreaux rouges dont ils se faisaient des turbans à la pirate. Origène avait brossé les trois plumes de son chapeau et lavé sa chemise dans la Ouareau.
On avait nettoyé la rivière jusqu’aux environs de Rawdon. Alors, on déménagea tout le campement, fourneau, tentes, havresacs, caisses de lard, sacs de farine, gamelles de fer-blanc, cuillers, fourchettes et marmites. Un teneur de livres suivait partout avec sa table pliante, ses crayons, ses listes de paye, sa mine préoccupée et son petit air d’être toujours assis à la droite de la Canadian Pulp and Paper. La bureaucratie ! Le chef-cuisinier était content, lui ; il allait pouvoir s’approvisionner presque complètement sur place.
Rawdon est un village plaisant. Il y a cinéma trois fois par semaine; deux cafés restent ouverts tard le soir ; dans l’un, on danse au phono-automatique ; dans l’autre, on joue aux cartes. Évidemment, Rawdon offre des ressources sérieuses. Il y a un couvent, un collège en brique, deux banques et même un homme de la police. Comme ailleurs, on y trouve ce qu’on y cherche.
Tout de suite après leur souper, la plupart des hommes s’agitaient. Il n’y avait vraiment plus que les pères de famille, très sérieux, ou quelques neurasthéniques qui allaient immédiatement se coucher. Les uns se rasaient devant un petit carré de glace accroché au canevas de la tente. Ils faisaient toutes sortes d’histoire tout à coup. Ils demandaient de l’eau chaude au chef-cuisinier ; ils s’empruntaient du talc, de l’eau de cologne. C’étaient ceux-là qu’attiraient les jolies filles des villages canadiens, les gracieuses filles dans leur robes de rayonne et leurs bas clairs qui s’en vont par trois, par quatre dans les rues et dont le rire malicieux retourne le cœur des hommes jeunes. D’autres se décrassaient tout juste. Ils couraient droit à une taverne.
En partant, ils invitaient Origène.
Le pauvre vieux pécheur avait toutes les peines à résister.
- Tu viens pas faire un tour à Rawdon?
Il parvenait encore à sourire de travers. Et il lançait sa vieille boutade.
- J’attends d’être chez le vrai monde, moi, pour me déranger. J’attends Joliette.
Il y eut encore un déménagement, puis on campa aux environs de Saint-Jacques. De là à la fin du voyage, il n’y avait plus loin. La grosse besogne était terminée. Quelques hommes pouvaient y suffire. La plupart furent congédiés.
Origène reçut sa paye. Son havresac était prêt, léger à porter, ne contenant qu’une paire de chaussettes et de l’écorce de bouleau que ramassait le bonhomme à tout hasard, pour la donner en cadeau peut-être.
Augustin Thibodeau lui rappela leurs conventions.
- Écoute bien, fit-il, je t’ai pris cette année, mais présente-toi plus. T’es trop vieux. C’est fini pour toi, le temps de la drave. Ça fait que fais bien attention à ton petit argent et viens plus me demander de job.
- T’as rien à me reprocher, commença Origène, tout fanfaron. J’ai-t-y bu quand j’ai été dans le bois? Pourquoi ce que je boirais maintenant que m’en voilà sorti du maudit bois!
Il héla un chauffeur de camion qui descendait du côté de Joliette.
- T’aurais une place pour moi, mon bon diable?
- C’est défendu de prendre des voyageurs, tenta d’expliquer le chauffeur.
Origène était déjà assis à côté de lui.
- Pas quand ils payent rien, hein?
Il fit un bon bout de chemin sans fatigue, le reste à pied. Juste avant les premières maisons de Joliette, il remonta sa ceinture d’un mouvement des hanches ; d’un coup de pouce, il donna de l’allure à son chapeau ; et, s’en venant vers elle comme vers une vieille connaissance qui ne pourrait que lui ouvrir les bras, Origène Pilon entra dans sa ville.
***
Joliette est l’une des petites villes les plus riches de la province de Québec. D’aucuns disent que Granby est plus riche. Mais Granby est riche de plusieurs industries et par conséquent de quelques grosses fortunes particulière, tandis qu’à Joliette tout le monde a son petit tas d’argent. Ce sont des cultivateurs aisés qui ont ramassé du bien dans la culture des patates ou la culture du tabac, une culture, le tabac en grande voie de progrès à Joliette et qui rapporte. Ce sont des notaires, des hommes de de loi qui, à en juger d’après leurs demeures, trouvent d’abondantes chicanes à démêler dans cette petite ville paisible. Ce sont des frères enseignants, toujours trop à l’étroit, avec tous leurs élèves, dans le grand séminaire de Joliette. Ce sont des médecins. Il y a là un hôpital et une véritable petite faculté de médecins, des spécialistes pour les yeux, des spécialistes pour le nez, des spécialistes pour les maladies incurables, et de grandes plaques-enseignes à l’appui, réparties généreusement sur un bon nombre de très grosses maisons de brique. Joliette est le chef-lieu du comté de Montcalm. Presque toujours, le député du comté au gouvernement de la province ou au gouvernement d’Ottawa, n’est autre, comme il sied, qu’un marchand ou un notaire de Joliette qui y vit, selon sa condition honorable, tout le temps qu’il n’est pas occupé à délibérer dans la capitale. Or, tout ce monde de Joliette tient beaucoup à la distinction.
Dès en entrant dans la ville, on connaît tout de suite que ce n’est pas une ville pour quêteux. Les maisons sont de briques rouges, de pierre crème, de stuc ; si elles ne sont que de bois, on les peinture si souvent qu’elles n’en paraissent que mieux entretenues. Toutes ces maisons ont de longues galeries, supportées par des piliers blancs, ou de grandes marches de perron peinturées gris clair ou beurre frais. On n’y tolère pas la moindre poussière, la moindre trace de pluie. Les petits boutons de cuivre des sonnettes brillent. Devant chaque maison, il y a trois ou quatre gros hortensias et, aux portes et aux fenêtres de façade, énormément de verre taillé. C’est ainsi presque partout, riche, calme et surtout propre, propre à l’excès, comme on sait l’être au Québec seulement lorsqu’on a de l’argent pour peinturer, s’acheter du flambant neuf et tenir son rang.
Cependant, Joliette a ceci de bien que non seulement on y soigne ses pelouses particulières, ses hortensias, ses perrons, mais encore la petite ville elle-même que l’on a cherché pas tous les moyens à embellir. On y a fait une très belle avenue bordée d’arbres et coupée en son milieu par une allée de gazon où fleurissent, de place en place, des géraniums, des cannas et encore des hortensias. C’est la gloire de Joliette, cette avenue, et il faut beaucoup de courage à une vieux draveur, de retour de la drave, pour s’y avancer, sa besace au dos.
Tant de propreté commençait justement à gêner le pauvre Origène. Pour se rendre chez sa veuve, il devait traverser presque toute la ville. Et c’était dans cette longue traversée à pied de Joliette que résistait pour ainsi dire l’épreuve du vieux draveur.
Sur sa gauche comme sur sa droite, ce n’étaient que Monsieur le docteur par ici, Monsieur le notaire par-là, Mademoiselle Isaline, professeur de piano, Mademoiselle Solange, professeur de solfège. Chez tous ces gens, les rideaux de dentelle, lourds, épais, présentant les mêmes motifs de paon, de corbeilles de fleurs, se fussent tenus debout tout seuls, tant ils étaient raides.
Habitué à lancer ses crachats à tous les vents, Origène ne savait plus qu’en faire. Cracher dans la rue, il le lui fut rappelé, était interdit. Le vieux n’avait pas de mouchoir. Du moins pour y cracher. Son grand mouchoir rouge, il le gardait pour la beauté. Il ravala sa salive. Son havresac pesait plus lourd.