Ce petit village de l’Essex verdoyant comprenait sept ou huit maisons de briques toutes à peu près recouvertes de chèvrefeuille, de clématites, de roses trémières comme dans les anciens calendriers de la Merry England ; autant d’autres habitations s’éparpillaient parmi les premiers chênes de la forêt d’Epping, et partout Dieu y avait un caractère plaisant. Il avait sa maison particulière, une gentille église sans prétention, escortée de douze ifs taillés, – un pour chacun des apôtres –, avec un vieux seuil avenant qui baillait au plein soleil. Le cimetière, tout à côté, était parfumé de romarin. Des nuées de passereaux habitaient ce gracieux jardin qui, par une percée dans la haie de hawthorne, commandait une large échappée de prairies bleuâtres, et rien n’égalait le repos qu’on pouvait y goûter, assis sur une des petites pierres tombales, basses et mousseuses à surveiller le balancement grave des douze apôtres. Les épitaphes décernaient de ci de là des éloges peut-être quelque peu outrés, ou préférentiels mais à tous les disparus, en définitive, elles accordaient la même et très enviable sérénité. On pouvait y lire que « Jeremiach » Jeremiah Power Sturges, bon époux, fidèle soldat du Christ, bon père et bon fils, s’était endormi dans la paix du Seigneur, à l’âge de quatre-vingt-onze ans, deux mois et trois jours ; qu’Elizah, Rosemary Sturges, sa très fidèle, très aimante épouse, l’avait rejoint peu après, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, quatre mois et six jours, dans la demeure du Seigneur ; que leur fille, très affectueuse, Harriet Rose, n’avait pu longtemps survivre à la disparition de ses chers parents, qu’elle avait été, elle aussi, les retrouver dans un meilleur monde, à l’âge de cinquante-huit ans. Mais Dieu n’habitait pas que le cimetière et le temple de la Low Church à Upshire. Il était dans chacune des maisons du village et de la verte vallée. Il n’y était pas représenté sous des traits humains, toujours décevants, évoqué par des paysages, des roses fanées, des calendriers pieux et des sentences telles : Il est le bon Berger. Il est ma lumière et guide chacun de mes pas.  Trust in him and Ye Shall never be deceive. En général, on s’adressait au Seigneur à Upshire dans le vieil anglais, cérémonieux et poétique, ce qui contribuait peut-être à lui conserver son caractère bienveillant et familier aux vieilles gens. Mais c’était le calendrier qui lui conférait évidemment le plus de bonhommie. Selon les mois de l’année défilaient de gracieux paysages : cottages élisabéthains à toits de chaume ; massifs d’hortensias, de delphiniums et d’asters ; en novembre. Dans presque toutes les maisons, on découvrait ensemble sous la feuille d’octobre des troupeaux sous des bouquets dégarnis de châtaigniers auprès d’un miroitement d’eau pâle et qui proposait d’aimer Dieu dans toutes ses œuvres, l’automne comme le printemps, les fleurs comme le guide Christmas. Quoi d’étonnant donc que Dieu, toujours allié à Upshire, au confort d’un bon feu ou à l’éclosion du soleil d’avril, aux fruits, à l’abondance, au maytree et aux gras troupeaux, n’y eût rien que de très rassurant.  C’était le dieu anglais, poète, jardinier, préoccupé de toute l’Angleterre, cela va sans dire, et même de la grande Bretagne et de ses mers, sans doute aussi d’autres pays – d’Upshire, n’envoyait-on pas des oboles en faveurs des pauvres Noirs qui l’ignoraient encore –, mais comment ne pas sentir qu’il était particulière[ment] anglais, ce bon Dieu d’Upshire, dans sa conscience paisible, sa généreuse attitude envers les étrangers et jusque dans son besoin de se faire connaître à des peuplades lointaines, d’ici. Il habitait tel quel chez la vieille madame Conway, âgée de quatre-vingt-douze ans, chez les Judd qui avaient une grand-mère paralysée et le seul bébé du village, un petit enfant de seize mois. À part ce jeune bourgeon, ses parents, et un autre jeune couple, il n’y avait plus guère que de vieilles gens à Upshire. Dieu habitait aussi chez le dernier des Sturges vivants, Abner Ike Sturges, chez Miss Corkett et dans la dernière maison du village, chez le garde forestier retiré. Mais, surtout, il habitait le cœur d’Alice.

Son nom devait convenir parfaitement à cette petite Alice qui naquit le 22 décembre 1899 à Hattie Elizabeth et à William George Strange. Elle était prédestinée à vivre au royaume inépuisable de la confiance. À douze ans, elle perdit sa mère qui l’avait doucement élevée à épargner les insectes du bon Dieu, à le chérir dans ses fleurs, ses brillants couchers de soleil et ses étoiles, et la pauvre enfant, si durement éprouvée, crut comprendre que Dieu avait marqué beaucoup de sollicitude en la laissant elle, du moins, sur terre pour gouverner le cottage, soigner un petit frère maladif et consoler le veuf affligé.

Quand elle eut l’âge de l’amour, Alice aurait certainement aimé davantage qu’il est demandé dans la Bible en faveur du prochain, car elle avait un cœur qui palpitait d’avidité envers les petits enfants des autres femmes. Mais plus Upshire embellissait en rusticité et en affabilité, et plus il se vidait des jeunes gens à marier. Or, Alice était de ces natures si confiantes qu’elles ne peuvent qu’attendre que le bonheur les trouve.

Un pasteur célibataire vint pourtant habiter la cure d’Upshire. Dès le début, il parla du Seigneur d’une façon qui enflamma Alice. Elle comprit que jusqu’ici, elle ne s’était que très imparfaitement dévoués à ses œuvres. Elle entreprit de lire l’ancien Testament aux enfants Judd et à trois autres gamins d’une ferme avoisinante qui composèrent à eux cinq l’assistance du Sunday School. L’après-midi, elle cueillait à l’ombre des haies des primevères et en ornait le temple que, tout à coup, elle jugeait un peu sévère. Quelquefois, elle soustrayait une ou deux marguerites qu’elle mettait dans sa chevelure. Vers ce temps, Alice choisit dans le catalogue des modes une robe de coton à fleurs jaunes sur fond bleu et un chapeau de paille couleur du miel blond. La simple toilette suffit tout de suite à dégager la jeunesse d’Alice. Elle vola d’une démarche plus légère à toutes ses corvées. Tout le long du jour, en remuant casseroles et poêlons, elle chantonnait les plus alertes des hymnes du dimanche. « The cows in the pasture, the sheep’s in the meadow God’s in his heaven … »

Mais le Révérend Donald Hugh Cameron était un terrible tourmenteur des consciences. Il n’approuvait pas cette complaisante religion d’Upshire. Il confiait parfois à Alice sa grande honte d’être confortablement nourri, logé à Upshire, pendant que des millions de païens ignoraient encore la lumière. Il aspirait à une autre manière de travailler à la gloire de Dieu. De plus arides chemins le sollicitaient. Il s’accusait de faillir à Dieu, de ses beaux yeux bruns pendant qu’il […] ainsi, s’enflammaient et enflammaient Alice d’une égale ferveur de dévouement et d’intrépidité. Il avait une voix grave et douce inflexible ; il était quelque peu infirme des suites de la paralysie enfantine ; la grandeur d’abnégation logée en un physique si peu fait pour les rigueurs de l’apostolat inclinaient Alice à mépriser. Elle releva ses beaux cheveux sombres en un sévère chignon. Elle écouta, attentive, la description de coutumes barbares, des danses [illis.], grotesques et il était vrai, elle voyait très bien le point de vue du Révérend Donald Hugh Cameron, que ces tristes enfants noirs, barbouillés de peinture, étaient aussi des enfants de Dieu. Elle voyait des Marais infestés de crocodiles, des villages de boue, des cases sordides, sortilèges, lourde chaleur de la jungle, tout cela pénétra peu à peu dans l’imagination d’Alice et curieusement l’attira, l’appela, l’échauffa, l’attira, si bien que la nostalgie du voyage, du dévouement, de l’amour parfait tous ensemble concoururent à faire de ce hideux paysage dans l’esprit d’Alice, une espèce de paradis.

Un jour, enfin, le Révérend Donald Hugh Cameron vint lui annoncer qu’il ne résistait plus à l’appel de Dieu et s’embarquerait prochainement pour les missions. Il était accompagné d’une grande jeune fille qu’il présenta comme sa fiancée. Tous deux partiraient immédiatement après leur mariage pour conquérir des âmes au Christ Sauveur.

Alice leur servit le thé au fond du jardin fleuri. Elle couvrit la table de sa plus jolie nappe brodée ; elle sortit ses tasses fines aux inscriptions pieuses. Elle souhaita aux futurs époux dans le Christ bien des pains convertis, car c’était cela, si elle eût été à la place de Révérende Donald Hugh Cameron, qui lui aurait semblé, de tous les vœux, le plus apprécié et le plus convenable.

Elle vieillit rapidement après que le Révérend Donald hugh à la cure d’Upshire par un vieux pasteur chargé de six enfants. Elle n’avait plus d’attachement envers son chapeau couleur de miel et la robe aux fleurs rouges. Sous le flexible chapeau, le front marquait de nombreuses petites rides ; les joues s’amenuisaient ; le sourire venait, obligeant, un peu forcé, fugitif ; les beaux yeux couleur noisette, les beaux yeux pers d’Alice, tour à tour gris comme les nuages et de la teinte des fougères, gardaient leur naïve expression de confiance. La Révérende Donald Hugh Cameron était destinée à seconder son époux et évangéliser avec lui les peuplades païennes. Que Dieu les bénisse tous deux et leur accorde une belle postérité.

Alice perdit son petit frère chétif. Des années passèrent, et le vieux père à son tour, fut porté au cimetière, dans l’enclos des Strange, tout à côté de l’allée des Sturges. Les pierres tombales depuis assez longtemps, au village d’Upshire, l’emportaient en nombre sur les foyers. Alice eut de plus en plus de temps pour secourir les vieilles gens. Il y a des âmes qui, lorsqu’elles ont perdu leurs proches, croient n’avoir plus personne à aimer. Point Alice. Plus lui étaient ravies d’affection, et plus elle découvrait de gens, de vieilles personnes, d’infortunés autour d’elle d’emploi neuf pour cette vieille et toujours aptitude du cœur. L’immense majorité des gens s’aiment ainsi, sans autre parenté que celle du grand besoin humain. Alice se chargea des commissions de la vieille Mrs Bumblebee, éloignée du village et trop vieille pour y venir à pied. Elle aima s’occuper du dernier bébé Judd, qu’elle soignait pendant que la mère allait à ses emplettes. Mais, surtout, elle se réfugia en Dieu. L’exigeant Révérend Donald Hugh Cameron était parti depuis longtemps, et peu à peu la foi d’Alice revint à son attendrissement doux et ensoleillé. Elle fit de Dieu une sorte d’ami personnel, bon à convoquer en tout temps et en tout lieu. Or, à force d’entretenir une amitié si constante et si utile, le cœur glisse à la familiarité. Bientôt Alice s’entretenait avec Dieu. Elle l’importunait sans cesse et la preuve que la sollicitude divine s’appliquait aussi bien aux choses domestiques qu’aux grandes réalisations, lui était fournie cent fois par jour.  Car Dieu lui accordait à peu près tout ce qu’elle demandait. Un été, il fit si chaud que les fleurs d’Alice, ses pétunias et ses giroflées les unes après les autres, penchèrent la tête de découragement et peu à peu périrent de sécheresse. Alice continua à demander la pluie. Il plut enfin, beaucoup plus tard, presque à l’automne, et Alice triompha ; elle fit remarquer que Dieu avait exaucé ses prières. En vérité, il lui accordait vraiment tout ce qu’elle demandait. Et ce qu’elle n’avait pas le courage de demander, tout simplement, elle n’y songeait plus : les terribles maladies, elle les attribuait à la méchanceté des hommes. En fait, elle ne connaissait personne qu’elle eût eut le courage de juger méchants, mais elle se disait qu’il devait y en avoir, très loin dans le monde, et que c’était eux qui étaient responsables pour la souffrance, la mort, les cancers, la paralysie, les incendies et d’autres plus graves catastrophes encore que de temps en temps, les quelques journaux venus jusqu’à Upshire rapportaient.

Or, cette amitié d’Alice pour Dieu eût bien pu n’en obtenir pu en obtenir que des faveurs ordinaires ; elle eût même pu tomber dans le banal si un grand vent de désastres en l’ébranlant jusque dans sa source ne lui eût insufflé la vigueur qui pousse aux grandes actions. Sur le doux pays d’Upshire, un soir, les premiers messerschmidts d’Hitler grondèrent.

***

Ils volaient plus loin. Ce petit patelin perdu, ces quelques maisons endormies dans la protection de la forêt ne valaient pas une bombe. C’était sur Londres, vingt milles plus loin, que les bombardiers allaient lâcher les explosifs. Du jardin d’Alice, par-delà la courbe souple des prairies, on pouvait voir, par temps clair, une vaste lueur d’incendie. C’étaient les docks de la Tamise, les tenements de l’East End qui flambaient. Les plus pauvres et les plus disgracieux attiraient d’abord la tragédie. À Upshire, on ne faisait pas encore une idée bien claire des souffrances de la guerre. Les vieilles gens ajustaient leurs lunettes et parcouraient les manchettes, les nouvelles des journaux sans trop d’émoi ; les habitants d’Upshire ne doutait aucunement que Dieu se mettrait promptement contre l’Allemagne et ferait très tôt cesser cette méchante, méchante guerre.

Le barrage de Londres s’intensifia, et certaines nuits, les avions ennemis, serrés de près, durent lâcher leurs bombes comme du lest afin de regagner les hauteurs où ne pouvaient plus les atteindre les chasseurs anglais. C’est ainsi qu’une première bombe s’abattit sur Upshire. Ou plutôt, dans la vallée qu’elle creusa profondément sous les racines des plus vieux chênes en projetant partout leurs membres brisés. L’indignation secoua la paisible vieilles gens du village. Ces vieux chênes étaient plus âgés que les plus lointaines épitaphes du cimetière. Personne ne pouvait se rappeler quand ils avaient été plantés. Ils remontaient peut-être au temps de la reine Boadicea quand poursuivie par les Romains, elle avait choisi de se donner la mort, en cette vallée même, plutôt que tomber aux mains de ses ennemis. Ces chênes étaient les témoins de l’histoire, les liens mémorables entre un très vieux passé et un tout petit village qui n’avait pas beaucoup d’autre grandeur que ses souvenirs. Comment Dieu avait-il pu permettre pareille destruction. Les bonnes gens le trouvaient lent à intervenir.

C’est qu’il avait peu d’avions encore. Pourtant chacun en valait trois ou quatre au moins tant Dieu semblait enfin s’animer de colère. Dans le ciel étoilé d’Upshire apparut une nuit d’hiver un messerchmidts solitaire. Les avions de Dieu lui donnèrent la chasse. Ils le pressèrent, le talonnèrent si bien que l’ennemi, aux fins de s’échappe plus rapidement dans les nuages élevés, lâcha au hasard sa charge incendiaire, Or, le hasard sembla bien être animé de précises intentions. La bombe sifflante descendit. Et comment se fait-il que sans cible déterminée, dans toute cette large vallée d’Upshire, parmi tant de bruyère, de fougères, d’espaces sauvages, elle trouva une maison et précisément celle qui abritait une grand-mère paralysée, la jeune madame Judd et trois enfants orphelins. En quelques minutes, le feu ravageait le Sweet Repose Cottage. Les vieux du village, les femmes, luttèrent contre l’incendie. Ils réussirent à sortir la vieille femme impotente. On remarqua plus tard, avec étonnement, comme ce sont presque toujours les vieilles gens inutiles qui épargnés. Le petit Edmund Judd avait péri. Pourquoi, mais pourquoi ! Hier encore, Alice l’avait bercée et elle avait remarqué que ses cheveux roux boucleraient naturellement et que ses yeux étaient de la couleur des clochettes bleus des champs. Un petit enfant tout sourires et fossettes, vigoureux et despote est bien ce qu’il y a de plus précieux dans un petit village. Pourquoi justement cette victime ! Alice avait toujours été celle qui expliquait le mieux les desseins de Dieu, au village. On recherchait sa consolation de préférence à celle donnée par le Pasteur, parce que moins savante et plus accessible. Mais Alice elle-même ne s’expliquait plus les raisons du Seigneur. Une fois pour toutes, elle avait cru trancher le problème du bien et du mal. Tout ce qui était tendre, joli, passager, d’une grâce poignante et précaire, elle l’avait attribué à Dieu ; le noir, le terrible grand noir de la Création, elle l’avait imputé au péché. Les hommes souffraient parce qu’ils étaient méchants. Elle-même devait avoir péché, puisqu’elle était punie. Mais comment attribuer le mal au Petit Eudd, hier, rond, gras, rieur, et que l’on sortit des débris tout calciné?

Demandez et vous recevrez avait dit le Maitre.

Alice ne comprit pas elle-même comment sa foi, aux prises avec les orages du doute, dut vaciller et menacer de s’éteindre avant de flamber plus haut, en un air vif et épuré.

Dieu ne lui avait-il pas accordé tout ce qu’elle lui avait demandé. De petites choses, il est vrai, mais était-ce la faute de Dieu, si elle avait été trop timide, trop timorée dans ses prières et n’avait cherché à obtenir de lui que le raisonnable.

Dieu, il est vrai, lui avait accordé à peu près tout ce qu’elle lui avait demandé, avec certains retards quelquefois, et sous un aspect parfois déconcertant, mais enfin il l’avait entendu. En de petites choses, peut-être, mais était-ce la […].

Eh bien, ça en était fait. Alice allait mettre Dieu à l’épreuve et de façon définitive. Cette guerre devait cesser ; elle, Alice. Il ferait cesser cette guerre insensée.

Le temps était venu de mettre Dieu à l’épreuve. Alice lui parla ce soir avec autorité. Il faudrait qu’il fît cesser cette affreuse guerre inutile. Tout de suite, tout de suite, demanda-t-elle. Mais à bien y réfléchir, elle conçut qu’à Dieu lui-même il pourrait être trop difficile d’intervenir si rapidement. Elle s’apprêta à accorder un peu de temps à Dieu. Puis, raffermie et rassurée ainsi que des milliers de vieilles filles anglaises, de petits rentiers, de commerçants et de boutiquiers, enfin de cœurs britanniques de toutes description, Alice se mit à la tâche de faciliter le travail de Dieu.

***

Heureusement, presque tout de suite Il manifesta son bon vouloir en donnant des directives explicites. Dieu s’exprima en ces temps par la radio, les journaux et le gouvernement. Même en Angleterre, on n’est pas toujours assuré d’entendre les ordres de Dieu au Parlement. Mais durant ces années, il ne fit aucun doute que Dieu y manifestait ses intentions. Tout de suite il intima l’ordre d’avoir à s’entraider, d’espérer dans le sacrifice et la fortitude. C’était là un langage familier aux lecteurs de l’ancien Testament. Alice saisit la parfaite ressemblance de ces paroles avec les conseils donnés jadis par Dieu à son premier peuple élu, à la maison d’Israël, dont il est à peu près certain que descend le présent peuple élu de l’Angleterre. Le bon Dieu ne négligea aucun détail pratique. Il enseigna d’économiser le papier, la graisse, les bouts de ficelle. Alice n’eut aucune peine à continuer dans des voies d’économie qu’elle connaissait de longue habitude. Elle avait toujours considéré que les Anglais étaient affreusement gaspilleurs.

Alice avait alors quarante-cinq ans passés, et elle était la plus jeune personne disponible au village. Sur elle reposa donc la participation la plus importante d’Upshire à la guerre. Et voici comment s’y employa Alice entre des milliers d’autres, vieilles filles anglaises qu’on n’aurait pu croire négligeables à l’œuvre de la guerre.

Dès l’aube, Alice s’habillait en grelottant dans son cottage sans feu. Le bon Dieu avait signifié par la T. S. F. qu’on eût à économiser aussi le charbon. Elle n’avait point de beurre, point d’œufs au bacon pour se donner de l’aplomb. Néanmoins, elle partait d’un petit pas alerte et décidé, à travers la brume blanche de novembre, et elle allait allumer le four de la grand-mère paralytique, logée maintenant à l’autre bout du village dans la maison des Perkins. Car voici ce que Dieu avait décrété : les gens à qui il restait un toit, le partagerait avec les sinistrés ; de plus, s’il y avait un peu de charbon, si quelque part on trouvait un œuf, on devait en faire profiter les petits enfants, les vieilles gens âgés, les personnes débiles. On ne s’en aperçut pas d’abord, tout à la confiance d’être guidé par lui, mais Dieu à qui on s’en remettait, demandait de plus en plus, n’arrêtait pas de demander des efforts aux humains. Le cœur d’Alice s’allégeait. Malgré le malheur, elle respirait pour ainsi dire plus allégrement. Il lui semblait parfois que Dieu ne s’était jamais exprimé si clairement.

Elle laissait la grand-mère paralytique lavée, réconfortée, dans son bon lit refait et sur une douce pensée extraite des Écritures pour son usage personnel, et elle courait dans la maison voisine rendre les mêmes services. Au lieu de réchauffer ses pauvres mains gercées à la flamme, quand elle avait une minute de répit Alice sortait son tricot et elle tournait le talon d’une chaussette destinée à un des « dear boys, » qui se battaient pour Dieu. L’après-midi, elle partait cueillir des orties dont le gouvernement avait besoin pour quelque emploi singulier, la fabrication du nylon, quelque chose comme cela, mais on ne mettait en doute aucune intention du gouvernement ; il était entendu une fois pour toutes qu’il connaissait son affaire, et s’il disait avoir un  besoin d’orties, on ne discutait pas ; on lui ramassait des orties. Trois fois pas semaines, Alice assistait aux séances de la Croix Rouge. Courtepointes, vestons rafistolés, bandes de charpies, bonnes paroles, telles furent les armes de guerre d’Alice. Quand la nuit venait sur le petit village, il paraissait s’enfoncer dans le Moyen Âge tant les ténèbres étaient profondes et l’engloutissaient. Aucune raie de lumière ne s’échappait des cottages pour réchauffer le regard et l’amitié. Dieu avait recommandé de ne laisser transpercer la moindre raie de clarté. Les maisons les plus familières prenaient un air farouche et étranger. Il faisait grand froid aussi comme Alice repassait de porte en porte, mettre une bouillote aux pieds de la paralytique, bien tirer les rideaux chez la vieille madame Cornway . Au loin, un bourdonnement annonçait l’approche de l’ennemi. Quelquefois la nuit était douce, pure, presque sans nuage et les hommes volants là-haut, repéraient de loin les agglomérations, les masses de petites maisons resserrées des forêts et des prairies désertes sans intérêt. Les nuits étaient propices à la guerre. Un sentiment de doute, de découragement assaillait la pauvre fille si fatiguée. Parfois même, la méfiance effleurait cette âme candide. Dieu paraissait si muet, si lointain au fond de ce ciel parfaitement clair. Comble d’insouciance de sa part, il laissait tout à coup paraître la lune qui éclairait l’ennemi. Que n’envoyait-il plutôt d’épaisses nuées pour brouiller leur voix. Était-ce possible qu’il aidât aussi les Allemands de temps en temps, qu’il repartît son secours d’un côté puis de l’autre ! Mais Alice n’avait plus le temps de s’entretenir longtemps avec Dieu. Elle n’avait plus que le temps de s’occuper de ses œuvres. L’alerte qui sifflait épouvantait les […]. Alice guidait son petit troupeau de vieillards, d’enfants, de femme âgée, sous terre, dans les profondeurs de l’abri. À la lueur falote d’une lanterne, ils attendaient l’heure de Dieu en écoutant la petite voix grêle et haute d’Alice. De préférence, elle lisait dans la Bible le récit des épreuves envoyées au peuple choisi. La flamme se tordait ; des ombres informes s’agitaient sur les murs ; et sous terre, dans le minuscule refuge, le dieu d’Upshire semblait grandir, se répandre, s’échapper en de mystérieuses directions jusqu’à reprendre son ancienne image offerte parmi la foudre et les éclairs, sur le […].

Un seul des conseils donnés par Dieu à la radio parut à Alice difficile à observer. Il fallait, avait dit Dieu, tirer le maximum de produits agricoles du pays, semer des légumes, des pommes de terre et des choux de Siam. Alice éprouva une peine déraisonnable à porter la pioche dans ses parterres de fuchsia ; même hésitation à déterrer les délicates lobelia, les muguets, les capucines. Le jardin d’Alice était un peu comme son cœur, embaumé, rempli de tendrilles ; tout y trouvait sa place, la menthe et les tournesols, les pieds d’alouette et les glaïeuls. C’était un vieux jardin moussu, enchevêtré où les plantes les plus variées s’enroulaient les unes aux autres dans un parfait abandon. Remplacer les iris, la valériane et les œillets de poète par des haricots semblait sacrilège. Pour la première fois Alice douta que le gouvernement eût interprété correctement la volonté de Dieu. On ne pouvait ravir à Dieu l’expression sur terre de sa plus tendre sollicitude. Alice commit alors un acte d’insubordination, car elle [ne] put sacrifier ni son carré de marguerites jaunes, ni, à bien y réfléchir la touffe de lavande, encore moins son pied de gui (le gui pousse si lentement et met des années à grandir) ni, en définitive le parterre de géraniums, car ils étaient d’une teinte violet sombre que l’on n’obtient pas souvent. À travers les longues années de privations, le jardin d’Alice, continua à charmer les passants par la grâce de tant de parfums et de brillantes couleurs emmêlées. Et presque tous les jardins d’Upshire firent montre de la même résistance. Les soldats de l’Empire commençaient à affluer en Angleterre. Quelques-uns vinrent se promener par Upshire, un jour tout ensoleillé, au long des haies rafraichies par la rosée. Un paysage vert, tendre, secrètement joyeux, les accueillit. Les garçons qui faisaient la guerre dirent : « Ces Anglais ne s’aperçoivent même pas de ce qui leur arrive ; ils sont complètement fous. »

Néanmoins Dieu était bon tacticien en Angleterre, malgré sa lenteur d’action, et on le vit quand il commença à montrer les dents et à manifester sa colère contre les Allemands. Il s’était fait des alliées même chez les Russes. D’Amérique, il envoyait des fonds, des armes, des vivres. Bientôt il avait presque autant de bombardiers, de sous-marins que les Allemands Les jeunes gens mourraient des deux côtés, il est vrai, par milliers, de tout jeunes hommes qui avaient vingt ans, vingt-deux ans, Frederick, John, Otto, Hans, Rupert, Bill, Karl. À Upshire, la grand-mère paralysée des Judd subsistait toujours, on ne savait comment, à force d’encouragement, de petits soins, de sollicitude. Le digne descendant des Sturges du cimetière marchait dans les traces de Jeremiah et d’Eliza Sturges ; il allait fêter ses quatre- vingt-onze ans. Par un véritable prodige d’imagination, d’adresse, Alice réussit à tourner un petit gâteau. Les journaux l’aideraient quelque peu. Ils étaient remplis de recettes miraculeuses qui enseignaient comment faire les mets les plus délicieux avec rien du tout ; quelques ingrédients tous réduits en poudre. Mais le miracle en ces jours se produisait dans les cuisines aussi bien que dans les cieux. On mettait une poignée de poudres diverses dans un bol ; on ajoutait de l’eau claire, et ces simples préparatifs, le cœur aidant, obtenaient des résultats. Le gâteau d’Alice n’eut pas trop mauvais air ; des graines d’anis l’égayaient. Miss Mill qui tenait le bureau de poste d’Upshire, derrière son parloir, dans son ancienne cuisine, donna trois cuillerées de confitures aux groseilles. Mrs Bumblebee sacrifia la moitié de sa ration de sucre. Il faisait beau temps, doux soleil, le jour de la fête du vieux Sturges. Tout le village se porta vers son cottage. Alice avait dressé les tables au jardin. Des bombes volantes depuis quelques jours volaient des côtes de France et de temps en temps filaient très haut dans la direction de Londres. Alice mesurait le thé : une cuillerée for the tea pot, une pour chaque convive, mais elle crut le temps venu d’une certaine extravagance et ajouta une cuillerée de thé. Des soldats américains, en congé, se trouvèrent à passer par Upshire. Ils virent de vieilles gens endimanchés, d’autres moins âgés mais aussi calmes, et tous étaient réunis dans un petit jardin autour d’un vieillard qui riait. Le vieux Sturges n’avait jamais très bien compris qu’il y avait une guerre et il perdait de plus en plus la mémoire. Les G. I. se dirent : « Ils sont complètement fous. »

Ils eurent froid dans les vieux cottages humides d’Upshire, et ils ne coupèrent aucun des très vieux chênes, à moins qu’ils ne fussent rongés par la maladie, mais pour les humains, ils firent le contraire : ils entretinrent d’abord les vies menacées, inutiles et accablantes.

Dieu est revenu tel qu’autrefois dans le village d’Upshire. C’est le même petit village assoupi, une maison en moins. Miss Sharp a remplacé Miss Mill au bureau de poste ; autrement il n’y a guère de changement à Upshire. Dieu y a repris son caractère obligeant, amène et typiquement anglais. De même qu’un député ou un ministre, après s’être occupé des affaires de de l’Extérieur, marque une particulière bonhommie à son endroit d’origine lorsqu’il revient prendre sa retraite, de même Dieu est rentré à Upshire.

Il paraît qu’ailleurs et même dans la très vieille Angleterre, il n’en est plus ainsi. Il paraît que malgré la rareté du « petrol, toutes ces belles vieilles routes silencieuses de la campagne sont encombrées d’autos, que l’on y roule à vitesse jusque le jour du Seigneur, que l’argent vole et que l’on cherche le plaisir de vivre en dans plus stupéfiant des divertissements. Des rumeurs plus étourdissantes encore que celles de la guerre parviennent jusqu'à Upshire. Au moment où il aurait été absolument urgent de décharger les navires des vivres encore si rares, des dockers se seraient croisés les bras et auraient refusé de travailler. Le dernier des Sturges heureusement n’a pas vécu pour entendre parler de pareille folie. Dans son temps, le gouvernement et Dieu n’étaient pas venus aux prises. John dam Sturges repose au petit cimetière sous une épitaphe dont le ton varie un tant soit peu de celles de ses devanciers. « Il est allé, dit-elle, dans un monde meilleur. » Sa maison est occupée par un de ces ménages modernes que le gouvernement paye pour avoir des enfants et qui ne mettent dans leur foyer ni calendriers édifiants, ni pieuses sentences telles : Il est mon bon Berger. »   ; ou : Demandez et vous recevrez. Il paraît qu’ils recourent plutôt au gouvernement travailliste qui leur accorde à peu près tout : des congés payés, des allocations pour ceci, des bonis pour cela et des assurances à n’en plus finir, contre la maladie, le chômage. C’est tout juste si ce gouvernement n’entend pas leur garantir une place au ciel.

[…]

Autrement, Upshire est tranquille. Dieu y est revenu, de même qu’un ministre ou un député qui, après s’être occupé des affaires de l’extérieur, marque son attachement particulier pour son endroit d’origine en venant y prendre sa retraite. Dans le seul cœur d’Alice, peut-être s’agite-t-il encore. Là, la foi brille d’une flamme encore inquiète, quoique profondément reconnaissante, car Alice a éprouvé l’amitié de Dieu et cette amitié est sortie triomphante de la si difficile épreuve. Alice a gagné sa guerre. Cependant, enhardie par son succès. Alice est devenue téméraire.

Alice approche la cinquantaine. Elle a une allure qui dans le monde entier la ferait reconnaître pas tous sauf à ses compatriotes pour une vielle fille anglaise. Ses chapeaux surtout sont extraordinaires. Il faut dire qu’elle ne les a pas choisis ; Alice n’a jamais choisi qu’un chapeau qui dort sous une enveloppe de papier de soie en compagnie d’un sachet de vieille lavande. Or, voici comment Alice est entrée en possession d’un si grand nombre de chapeaux bizarres. Alice a plusieurs nièces, maintenant toutes jeunes filles : Diana, Myrtle, Judith Ann et Alice. Toutes travaillent dans les bureaux du nouveau gouvernement travailliste. (En elle-même, Alice trouve honteux qu’on ait renvoyé M. Churchill.) Les nièces gagnent de bons gages. Peut-être ont-elles plus d’argent que de goût. Elles s’achètent des chapeaux qu’elles n’aiment plus du tout au bout de quelques semaines, ou bien elles en voient d’autres qu’elles préfèrent dans les vitrines. Toutes ces nièces aiment bien à leur façon la pauvre vieille tante Alice. Elles voudraient que les chapeaux ne fussent pas tout à fait inutiles et fissent du moins plaisir à leur pauvre vieille tante. Alice a saisi toutes ces nuances de sentiments, et elle n’a pas le cœur de […]  et c’est pourquoi, le dimanche, on la voit arriver au temple sous un excentrique petit bonnet de feutre, et le dimanche suivant coiffée d’une folle capeline hérissée d’aigrettes et de fleurs laquées. Heureusement, dans Upshire on n’a encore du goût pour le velours, les oiseaux emplumés et des garnitures compliquées.

Ainsi défigurée dans son âme simple, Alice trotte et s’occupe sans répit de sa grande cause. C’est presque le but le plus important de toute sa vie. Il lui a été indiqué au moment où, sa guerre gagnée, Alice aurait pu se croire sans rôle important et sans emploi. Alice écrit donc toutes les semaines à une gretchen inconnue à qui elle explique que ce n’est pas parce que l’Angleterre a vaincu l’Allemagne qu’elle n’éprouve pas de l’amitié pour cette même Allemagne. Alice assiège aussi le député du comté, une femme s’il-vous-plait, ce gouvernement travailliste [illis.] accumule les sujets d’étonnement, de lettres qui demandent l’autorisation d’envoyer des petits colis de vivres en Allemagne.

Car il est arrivé ceci dont Alice ne se doutait pas. À Upshire même, Dieu a semblé grandir, s’élever, et moins Alice le voyait, moins elle le comprenait dans ses intentions, et plus elle devait le suivre au loin, chez des barbares, chez l’ennemi, jusqu’à l’étranger. Maintenant, la révélation lui a été donnée un soir d’alerte où elle trouva un parachutiste allemand, blessé, tout jeune et où elle fut tentée de prier imprudemment pour lui. Maintenant, tout est assez confus dans son esprit. Elle ne sait plus trop si c’est Dieu qui la force à la mansuétude ou si c’est elle qui doit forcer Dieu depuis qu’il semble tout heureux de se retrouver à Upshire. Elle est assurée d’obtenir sa requête, de ramener au bon sens tous les Allemands, les Russes aussi, et aussi les communistes anglais et, enfin, tous ceux qui ne peuvent pas ne […] un jour qu’ils sont dans l’erreur, le maréchal Staline lui-même. […]