« Le vieux prince »
La colline monte, derrière la ferme, en hautes marches de verdure, jusqu’à une échappée de ciel, dans la forêt. Sur le deuxième ou troisième palier, on voit de temps à autre, quand les travaux ne pressent plus, un vieux cheval brun qui broute et qui a l’air heureux, si loin des moustiques et des servitudes. Crinière et queue au vent, tout petit à cause de la distance, il fait là-haut image de liberté.
En bas est la maison, non loin de la mer, une spacieuse habitation à gâble, en bois de cèdre revêtu de peinture blanche, avec des encadrements de porte et de fenêtre en vert. Le toit aussi est vert ; et, de la route, le coup d’œil est joli, la maison apparaissant entre des cormiers aux grappes rouge vif, des pommiers qui entrecroisent leurs branches presque devant son seuil. Sous les arbres viennent se placer des vaches jersey qui ont la couleur et le regard des biches. Alentour, dans les champs de céréales et de foin dépassent les marguerites. C’est un de ces endroits où l’on imagine qu’il doit être facile d’être bon, aimable et content. On viendrait volontiers y vivre quelques jours.
Pourtant, à la ferme McInnis il n’y avait personne d’heureux.
Ils vivaient tous assez tristement par ici.
Justement, ce soir, s’éleva de la cuisine une voix aigre et déplaisante :
- Sans-dessein, étourdi et bête d’homme ! Bête d’homme qui fait tout de travers. Et surtout ne dis pas le contraire ! Imbécile, va ! Où est-ce que j’avais la tête au temps où je t’ai pris !
C’était la fermière qui grondait ainsi : Mrs Ike, ainsi appelée par le prénom de son mari, comme il est coutume, souvent, chez les Écossais de Gaspésie, sans ménager d’argent, de bonnes paroles et, parfois, d’affection.
Deux hommes, près du poêle, se tenaient cois et ne répondaient aucunement. Il y avait Mr Ike, un grand vieux sans dents qui, à force de rentrer la bouche, de la pincer sur sa petite pipe de blé d’Inde, ne semblait plus avoir de lèvres. L’autre était l’homme engagé, un simple de Shigawake, qui répondait au nom d’Archibald. Or, c’était par politesse ou convenance qu’Archibald baissait aussi la tête, car ce n’était point lui que Mrs Ike apostrophait.
En un sens elle avait du cœur ; elle nourrissait bien les bêtes, du moins celles qui rapportent. Car il existe une loi de la nature assez juste : les vaches donnent du lait en proportion du foin qui leur est consenti; les plantes aussi poussent selon les soins accordés. Il n’y a que les humains, parfois, qui donnent plus qu’ils ne reçoivent ; ce sont eux aussi, quelquefois, qui semblent le moins mériter. Mrs Ike ne maltraitait donc aucune bête et, assez intelligente, elle ne se serait pas permise non plus de rudoyer un domestique qui, du reste, se trouvait trop bêta pour bien comprendre pourquoi on l’aurait fait. Son mari seulement elle rudoyait.
- Sot et imbécile ! Fallait encore que tu ailles mette en pièces une faucheuse presque neuve. Grande bête d’homme ! Je voudrais bien ne plus voir ta face stupide.
Ce n’était pas la première ni même la dixième fois, comme l’on pense que Mrs Ike trouvait à redire, non sans raison d’ailleurs : car elle était femme entreprenante, active, elle menait rondement et, si la ferme rendait bien et avait cette belle apparence, le mérite lui en revenait de justice ; mais lui, travailleur, économe, sobre, patient, il se trompait fréquemment ; il vendait les pommes de terre juste avant une providentielle hausse de prix ; il n’était pas assez malin pour prévoir une merveilleuse rareté de ceci, de cela, qui allait se produire, une véritable aubaine ; il n’avait pas le flair des malaises dont on peut profiter ; d’autres fois, il lui arrivait malheur pour une raison mal définie mais qui paraissait être une manière de punition de la vie envers un homme qui manquait d’astuce et de finasserie. D’où le terme de bête, de bêta que lui décochait si souvent Mrs Ike.
- C’est comme l’histoire des patates, fit-elle toujours montée. Si tu m’avais écoutée, si tu avais attendu pour vendre, nous aurions trente dollars de plus pour le moins.
Chaque grief récent était l’occasion pour Mrs Ike de tirer parti de griefs précédents, de s’en faire un appui considérable.
À ceci, Mr Ike aurait pu répondre que bien des finauds, pour avoir attendu les gros prix, avaient tout de même trop longtemps attendu. Mais quelque bon argument qu’il eût en sa faveur, jamais il ne le présentait.
Ailleurs que chez lui, un peu partout dans le pays, il passait pour un homme sensé, honnête ; on l’écoutait avec bienveillance. En fait, personne ne se serait permis de l’insulter, hors Mrs Ike.
On disait qu’il lui avait tenu tête au début, pendant deux ou trois mois. Plus tard, il aurait confié à son cousin Jim que c’était parfaitement inutile de tenir tête à Sarah, une perte d’énergie, de temps, de bon sens …
Maintenant, il paraissait sourd. À le voir assis sur la petite plateforme en bois autour de la pompe à eau, son vieux feutre jusqu’aux oreilles, sans expression, tout tranquille pendant que vitupérait Mrs Ike, on aurait pu dire : il est insensible. Ou bien : il est sourd.
Cependant, Mr Ike attendait toujours que Sarah eût fini ses remontrances avant de lever les sourcils et de passer à autre chose. Jamais il n’était parti avant qu’elle n’eût épuisé les reproches et, ainsi, tout de même, on s’apercevait qu’il n’était pas sourd. Poli alors ? Ou simplement las ? Peut-être prudent plutôt. Car, à répondre, il eût peut-être attisé le feu qui autrement arrivait tôt ou tard à s’éteindre. Sans doute, savait-il mieux que tout autre comment prendre Mrs Ike, au bout de vingt-cinq années d’expérience. En tout cas, tant qu’elle avait à parler, il ne bronchait pas, les épaules tombantes, la bouche rentrée au milieu du visage sur sa petite pipe, un homme fatigué, on aurait dit, et qui se reposait.
Toutefois, les injures reçues, il avait l’air de vouloir rattraper le temps perdu ; il enfonçait son vieux feutre, et il partait derechef à sa besogne.
Il est vrai qu’à attendre la fin de l’orage Mr Ike y gagnait de recevoir, non pas un mot d’excuse ni même nécessairement une parole aimable, mais tout au moins u signe d’accalmie, un de ces commentaires insignifiants par lesquels Mrs Ike savait montrer qu’elle n’en voulait plus à personne.
Elle était de ces femmes que leur colère soulage énormément. Aussitôt les insultes répandues, elle se montrait comme débarrassée, allégée, ragaillardie, presque indulgente jusqu’à la prochaine montée de griefs.
Elle s’assoyait dans sa berceuse, partait à se balancer comme une personne qui a bien mérité de se reposer. Et elle annonçait sa bonne humeur retrouvée en disant :
- Tiens, qui est-ce qui passe sur la route ? ...
Ou bien, comme pour lui marquer qu’il rentrait dans ses bonnes grâces, elle taillait, amicalement, quelque besogne à son mari :
- Tu pourrais aller renchausser … Tu pourrais sarcler …
Sarah avait ceci de bon : elle ne gardait pas rancune aux autres de ses colères.
Ce soir, elle dit en guise de pardon :
- Il y a encore assez de clarté ; t’aurais le temps de rentrer un autre voyage de foin.
Et Mr Ike, promptement, comme s’il avait reçu une récompense, s’en fut à l’ouvrage.
Quelques minutes plus tard, le cheval brun attelé à la cage fourragère montait le premier échelon de verdure, derrière la ferme. Archie, debout dans la charrette, tenait les guides. Ike suivait à pied, sa petite pipe vissée au visage, traînant un peu les semelles, un vieil homme qui avait l’air de se hâter aussi péniblement que le cheval vers les marches libres de sa terre.
Il y eut un bon moment de calme, de douceur revenus en ces lieux. Les animaux étaient repus, c’est-à-dire que les vaches laitières et aussi les plymouth rock, les sussex, les wyandot, les poules pondeuses et autres qui ne rapportent bien que si on leur distribue de généreuses rations. Autour de la maison, on entendait leur caquet. Quant aux chats, pauvres bêtes, on prétendait ici qu’ils ne chassent bien que s’ils n’ont pas assez à manger. C’était donc la vie des chats ici : avoir toujours faim. Leur souffrance trompée par la mousse de lait écrémé, les uns sommeillaient près de la porte ; d’autres avaient encore assez de courage pour lécher leur petit plastron blanc, se débarbouiller le visage et jusque derrière les oreilles. Le chien aussi avait toujours faim ; il se tenait lui aussi, des heures, près de la cuisine. Le soleil descendait derrière une ligne de cèdres er de sapins à l’ouest de la ferme. Il touchait la maison, la cour de ferme, d’une lueur douce, timide.
La mer était bleue.
Dans la cuisine persistait le crissement monotone de la berceuse.
Sarah allait et venait dans sa chaise placée entre deux fenêtres qui se faisaient face et qui lui permettaient de voir de chaque côté : la Baie des Chaleurs abondante en poissons ; au sud, les arpents de la ferme qui montaient jusqu’à la forêt. Là-haut, le cheval brun, la chemise rouge d’Archie, le geste du vieil Ike levant un paquet de foin au bout d’une fourche, les sapins au fond, cela composait un tableau auquel elle ne fut pas insensible.
Rien ne détendait autant Sarah que de voir les autres occupés autour d’elle. Le sentiment que tout produisait dans le moment où elle y pensait : la terre, les poules, la mer, la forêt, ce sentiment calmait son âpreté.
Une petite vieille boulotte aux yeux noirs en boutons de bottine, les joues un peu pendantes, mais l’air déterminé, elle se laissait aller pour le moment à une récapitulation passible de sa colère.
Jamais, bien entendu, elle ne se permettait de regretter ses dures paroles. Mais, d’habitude, les reproches distribués, elle convenait qu’elle pouvait dès lors en bénéficier. L’essentiel pour elle, lui paraissait de devoir conserver sa qualité d’offensée. Car, pour mener deux hommes, une ferme et tout et tout, hélas, aussi fatigant que cela fût, il fallait gronder !
Cependant, à cette minute même, sur les hauteurs, une voix humaine se répandait en un flot d’injures.
- Espèce d’imbécile, d’innocent, de pauvre fou ! criait Mr Ike, si emporté qu’il piétinait sur place et brandissait sa fourche. Je n’ai jamais vu plus crétin que toi !
Archie souriait d’un air niais.
En général, il ne savait pas du tout en quoi il méritait les colères du vieil Ike. Elle couvait au-dessus de sa tête pendant une heure ou deux, puis éclataient si inopinément qu’Archie en avait ensuite pour toute une journée à en chercher le prétexte avec un entêtement extraordinaire. Si peu intelligent qu’il fût, il se tracassait beaucoup pour relier l’effet à la cause. Et il lui était apparu en fin de compte que c’était les jours où Mr Ike se faisait disputer qu’il avait lui-même à craindre le maître.
Donc, ce soir, il avait tâché d’exécuter les ordres le plus fidèlement possible.
- Tasse le foin par-là … Dépêche-toi, espèce de fainéant !... Tasse le foin plutôt de l’autre côté …Grouille-toi donc !... Mène le cheval à droite … à gauche …
Mais, quoi qu’il eût fait pour obéir aux ordres de plus en plus rapides et emmêlées, Archie avait dû mener le cheval à droite quand son maître criait : à gauche, sans observer un gros caillou sur lequel la bête avait failli buter.
Et maintenant, il était accusé non seulement de cette étourderie, mais de toutes les maladresses de l’année, car Mr Ike avait ceci de commun avec Mrs Ike : dans la colère, il ramassait les griefs épars ; il allait même plus loin qu’elle en chercher.
- Ça vaut même pas sa pension, disait-il d’Archie, pas un cent de l’argent qu’on lui donne. Il faut que ce soit toute sa vie à la charge des autres.
Archie, qui avait toujours, devant les accusations, tâché de prendre Mr Ike lui-même en exemple, c’est-à-dire de faire le sourd, ne pouvait cependant empêcher ses oreilles de frémir, son visage de rougir.
Car Mr Ike recevait des injures grandement exagérées. Il avait du moins la ressource de se dire que c’était surfait, qu’il n’était pas tout à fait tel que Mrs Ike s’emportait à le définir, ni si bête, ni si laid.
Mais lui, Archie, il était exactement comme disait Mr Ike. Sous l’injure de la vérité, il lui était difficile de paraître complètement sourd. Il acquiesçait un peu de la tête, de sa bouche lippue, d’un regard buté au vrai des insultes. Rien ne pouvait être plus exact : ses parents, ivrognes et querelleurs ne s’étaient pas occupés de lui plus qu’un petit chat ; la municipalité avait dû le soustraire à leur incurie, le placer ailleurs pour être nourri, habillé, élevé à la charge des autres ; déjà on lui reprochait d’être un enfant de la municipalité. Ensuite, assez fort pour travailler et gagner son pain, Archie avait pensé être quitte peut-être envers la municipalité. Cependant, on continuait à la lui reprocher ; la municipalité par ici, la municipalité par là. Et Archie, sans notion précise de ce qu’était la municipalité, en était venu à la craindre comme un bienfaiteur courroucé, exigeant, bien plus dur à satisfaire que Mr Ike lui-même. Une préférence totale s’était établie dans son cerveau pas tout à fait obscur, assez malin : mieux valait plaire aux Ike MacInnis que retourner à la municipalité ; il fallait obtenir d’être gardé par eux, ne pas déplaire davantage, ne pas aggraver son cas en se fâchant contre la vérité.
Il baissait la tête ; il regardait ses pieds en les déplaçant un peu l’un après l’autre ; et, de tout son visage cachotier, mince et pâle, il souriait bêtement comme quelqu’un qui se trouverait embarrassé par trop de compliments.
Or le vieil Ike se calmait toujours à ce point. De s’être laissé aller à dire ses vérités à un simple, c’était ce qui le désarçonnait et tournait sa colère contre lui-même, le rendant encore plus malheureux.
- C’est bon, dit-il d’une voix radoucie. On n’y pensera plus cette fois-ci. Mais Prince aurait pu se casser une jambe, rappela-t-il, en flattant le front du vieux cheval.
Il s’aperçut alors que la pauvre bête ne tenait presque plus sur ses jambes.
Pauvre Prince ! On lui avait donné son nom alors qu’il était un jeune poulain fringant, libre dans les hauts pâturages et qu’il avait fallu trois hommes pour le cerner, lui passer un licol. À présent, on voyait ses côtes sous son poil usé, aux endroits où le harnais depuis tant d’années frottait. Cette montée vers les pâturages de sa jeunesse lui était extrêmement difficile. Dès que le terrain lui devenait inégal, on l’entendait ahaner; sa respiration faisait le bruit d’un vieux moteur enrayé. Deux fois, aujourd’hui, il s’était endormi entre les brancards de la cage et, en tombant, il en avait cassé un que l’on avait réparé avec un fil de fer.
- On n’aurait pas dû le sortir, le faire encore travailler après souper, s’accusa le vieil Ike.
Dans l’œil amorphe, presque éteint de son cheval, Mr Ike chercha un peu d’amitié, une sorte de pardon. « Dix-neuf ans » ! songea-t-il. Il venait de penser que c’était très vieux pour un cheval. À quel âge humain cela pouvait-il correspondre ? Il en vint à l’esprit du vieil Ike que son cheval était plus vieux, plus usé encore qu’il ne l’était lui-même.
- Ramène-le tout de suite à l’écurie, dit-il à Archie. Fais-le boire au ruisseau et donne-lui une bonne ration d’avoine.
À la main, il raclerait lui-même encore un peu de foin.
Il avait le cœur gros pour Archie, pour le vieux Prince, pour lui-même, et il ne connaissait pas d’autre moyen d’apaisement que de travailler, toujours travailler, gagner ainsi un peu plus d’argent pour embellir avec de la peinture, de la couleur, ce qui ne changeait rien, travailler, ramasser, embellir …
Une seule fois, il s’interrompit, redressant ses reins cassés, pour bien s’assurer qu’Archie laissait au vieux cheval, si lent maintenant, tout le temps qu’il lui fallait pour s’abreuver. Il espéra que le cheval tiendrait le coup jusqu’à la fin de la saison et qu’entretemps la vie ne lui serait pas trop pénible. Le peu de bonheur qu’il eut au cœur, du peu de bien accompli aujourd’hui, c’était encore à son vieux cheval qu’il le devait.
En bas, Archie et le cheval qu’il tenait par la bride venaient de disparaître derrière le groupe de bâtiments, à une bonne distance de l’habitation.
C’était là, loin de la maison, loin aussi de la colline, que commençait le supplice de Prince.
En contournant le coin de l’écurie, il reçut un coup de pied dans les jarrets.
- Charogne, vieille carcasse ! lui lança Archie.
Il avait commencé les injures dès en descendant, mais d’une voix étouffée, qui se gardait d’être entendue au loin. À présent, il harcelait le cheval sur un ton si violent que Prince en frémissait comme pour chasser des guêpes.
Il passa le seuil de l’écurie, chancela de fatigue, et il reçut une autre bordée d’injures :
- Vieille picouille qui ne vaut même pas son avoine ! Je te tuerais d’une balle entre les deux yeux !...
Or, les journées trop longues sous le soleil brûlant, les piqûres d’insectes qui ne semblent exister que pour torturer les bêtes, connaissant les points les plus sensibles où enfoncer leur dard, les mouches noires qui se promènent sur leurs prunelles douces, les lourdes charges à tirer, les stations debout dans l’immobilité malgré les taons, qui sait si tout ceci, à un cheval qui en a l’habitude, n’est pas très naturel, après tout, à endurer supporter!
Le plus dur, à ses petites oreilles sensibles, nerveuses, dociles, c’est peut-être, en plus du reste, le reproche.
L’éclat effrayant d’une colère humaine, voilà à quoi le vieux Prince ne se faisait pas. Il allait aussi vite que possible vers le fond noir de l’écurie. Dérangées, des essaims de mouches voletaient et l’entouraient d’un bourdonnement amplifié.
- Et crève, crève donc une bonne fois !
Le vieux Prince reçut une autre bourrade. Ses courts cils frémirent. Il fit son rond dans son propre fumier, laissant aller son arrière-train d’abord, ensuite sa tête lourde.
Et ainsi que tous les soirs, à présent, il se coucha comme pour mourir.