« L’été qui ne vint pas »
Ce fut triste pour Mariette qui eut son voile de mariée arraché par le vent à la sortie de l’église ; en juin qui aurait pu s’attendre à cela ; triste pour les navigateurs qui voyagèrent par brouillard et pluies inlassable ; triste pour leurs femmes dans leurs hautes maisons de bois face au fleuve ; de leur fenêtre, rien à apercevoir que l’eau partout ruisselante. L’Ile-aux-Coudres s’était éloignée comme pour toujours ; à dix milles à peine de la côte, elle avait disparu dans la brume ; on ne la revit qu’une ou deux fois dans les mois qui suivirent. Les navires fluviaux devaient avancer à l’aveuglette; quelque part dans le chenal leur trompe de brume implorait; celle de la côte peut-être répondait ou encore celle de l’île ; ces voix plaintives à vous fendre l’âme se cherchaient dans un monde invisible. Oui, ce fut triste pour tous à la Petite-Rivière-Saint-François, mais combien plus encore pour la vieille Mathilda, qui peut le nier.
À grand peine déjà, elle avait émergé de l’hiver, traînant une vieille toux, les mains tordues d’arthrite, bien frêle et si âgée, quatre-vingt-un ans bientôt ! « C’est le soleil qu’il vous faut, mère Mathilda. Vous allez voir quand l’été viendra, vous reprendrez. »
Elle était certainement d’accord; pour les maux dont elle souffrait rien ne valait la chaleur du bon Dieu. Mais il ne se pressait pas, oh non, il ne se pressait pas de la lui donner.
Malgré tout, ce juin, elle fit ce qu’elle faisait toujours à cette époque, pour se rendre serviable dans la maison de sa bru et aussi pour encourager l’été : de petits travaux sans grande importante, mais ils avaient leur utilité; par exemple, mettre des poules à couver. Comme le froid persistait, elle installa trente-six petits poussins dans une boite percée de trous près du poêle de la cuisine. Quand leur pépiement devenait trop agaçant, elle les couvrait d’un vieux chandail rapiécé ; peut-être pour leur faire que c’était la nuit et qu’ils dussent dormir.
- Chétifs, chétifs, leur enjoignait-elle, espérez, prenez patience. Bientôt, il fera beau temps ; on vous mettra dans l’enclos au soleil. Et vous prospérerez.
Elle avait si grande pitié de toute vie petite et jeunette. Pour celle des mignonnes plantes à leur naïf début, pour les chatons frileux, oui, vraiment, pour tout ce qui cherche à vivre. Les petits des hommes, ses propres petits-enfants, elle les avait bercés dans l’ample chaise et du même mot plaintif : « Chétifs, chétifs. » Elle prononçait « chitis, chitis … » et le mot semblait contenir un blâme léger, caressant de tendresse ; on ne pouvait savoir s’il s’adressait à toute dureté dirigée contre ses « chitis » ou à ses « chitis » eux-mêmes de s’être hasardés à vivre.
Malgré l’humidité rampante, elle planta devant la maison cinq pieds de cœurs-Saignants. Dieu sait pourquoi, à la Petite-Rivière on aime tant ces fleurs. Ce sont loin d’être les plus jolies des créatures végétales. Tant d’autres sont plus belles de couleur ou de forme. Mais elles sont bien nommées, à coup sûr. En avez-vous déjà vu ? Toute frêle, chaque fleurette a la forme d’un cœur et ce qui ressemble bien hélas à une goutte de sang rouge vif. Y voit-on un symbole du trop sensible cœur humain ? On ne sait. En tout cas, s’il est une plante dont on prend orgueil en ce village, ce n’est pas en la rose épanouie, ce n’est pas le doux lilas, ni même dans la fleur du pommier ; non, oh non, par ici, c’est des cœurs-saignants qu’on est le plus fières.
Devant le perron de Mathilda, trois ou quatre de ces petites fleurs éclorent un jour qu’il fit moins froid ; il leur avait suffi d’un après-midi un peu doux pour prendre confiance … et saigner. Alors une pluie dure les hacha menu, saccagea toute la plate-bande. La fleur si tendre du pommier subit le même sort quelques jours plus tard. Sans véritable lumière, cette journée avait été chaude comme pénétrée d’un soleil invisible et cependant un peu lointain. On avait vu, au bas de la montagne, rosirent les vergers abrités ; l’air lourd en avait apporté le parfum jusqu’au village. Ça n’avait été qu’un cri, de maison en maison : « Les pommiers se décident. » Hélas pour eux ! Le lendemain, on put voir leurs pétales sacrifiés recouvrant l’herbe pour comme une procession de la Fête-Dieu. Donc, pas de pommes cette année ou très peu.
Quel été, oui quel été ! Autour du poêle, les gens de la maison se chauffaient comme en plein hiver. D’énervement, les petits poussins de Mathilda piaillaient sans arrêt. La pauvre vieille avait beau tirer sur eux le chandail rapiécer. Ces petits-là se doutaient bien qu’il leur manquait fallait quelque chose de meilleur qu’un bout de laine sur le corps. On n’était déjà exaspéré par la turbulence des enfants qui ne pouvant jouer dehors se livraient à cinquante diableries. On s’en prit aux poussins de Mathilda. Qu’ils aillent dehors à la fin des fins, mauvais temps ou non. C’était assez de subir ces petits cris de détresse, et tenaces, Dieu qu’est tenace la plainte des animaux !
Mathilda ne pouvait se résigner à les livrer au mauvais temps, ces poussins de dix jours au plus. Afin qu’on voulût bien supporter encore un peu leurs cris, elle s’engageait : « La pluie ne peut pas durer tout le temps ; la chaleur va prendre pourtant. »
Mais elle-même avait peu d’espoir tant que durerait juin. Car « le trois fait le mois, n’est-ce pas … » et le troisième jour de juin avait commencé et du reste fini en colère. Deux ou trois fois, elle hasarda sa petite rengaine : « Le trois fait le … » mais on ne la laissa pas la dire en paix. « Voyons donc, la mère, c’est des histoires du vieux temps, ça, votre trois fait le mois. »
Évidemment, en ces jours plus éclairés, il y avait les pronostics. Elle prononçait les « prognotiques » de Dorval. Mais eux aussi se trompaient, se terminant presque chaque soir par « Demain, clair et ensoleillé. » Et demain chaque fois faisait ravaler ses prognotiques à Dorval.
Mathilda attendait le troisième jour de juillet. Là, on verrait bien. Entre temps, un Indien de la côte, à ce que l’on racontait, avait prédit qu’il n’y aurait durant l’été en tout et pour tout que douze jours de chaleur. La radio en parla. On cherchait même à mettre la main sur cet Indien de malheur pour le forcer peut-être à ravaler lui aussi ses prédictions. Mais où avait-il passé ? Qui était-il ? Qui était-il seulement ? De cet Indien qui prit une telle importance, n’est-ce pas bizarre, nulle part cet été on ne découvrit de trace.
Vers la fin du deuxième jour de juillet, le ciel se dégagea un peu. La pointe sud puis toute la surface un peu montueuse de l’Ile-aux-Coudres réapparut. On ne l’avait pas vue depuis si longtemps, ce fut comme si une belle île neuve et fraîche sortait toute neuve de la mer. Elle scintilla un moment. Quelques-unes de ses toiles de tôle ondulée brillèrent. Oui, l’île fut parfaitement visible, et tout le va-et-vient sur le fleuve fut visible aussi. Deux grands cargos se croisaient justement un peu en amont de Saint-Louis de l’Ile. Un caboteur remontait vers Québec. Certaines gens crurent même apercevoir la côte sud du fleuve comme dans les plus clairs journées de l’été. À vingt et un mille, était-ce possible. Peut-être leur foi les aidait-elle. En tout cas, on existait à nouveau. Profondément enfoncé entre ses caps, ses grands murs de chaque côté et devant elle l’immensité de la mer. la Petite Rivière retrouvait sa place en ce monde. Ce fut un beau moment. Mathilda se hâta de mettre ses poussins dehors. Justement un rayon de soleil frappait leur enclos. E comme ce seul rayon de soleil égaré sur terre lui donnait déjà bonne physionomie. Pénétrée d’humidité, si bien gorgée d’eau, la nature n’attendait qu’un peu d’amour pour éclater de vie. Doux, doux combien est charmant l’été ! Qu’il vienne, et même ce petit coin de pays, poussé à la mer par sa haute montagne, cette bande étroite de terre va prendre un air de félicité. […] l’abrupte montagne, aussi haut que les hommes ont pu défricher, sont tendrement abrités du norois les arbres les plus délicats à la gelée ; certes, la récolte de fruits était à l’eau pour cette année ; mais n’y avait-il pas encore de la douceur à attendre des jardins haut perchés ? Mais pitié, quelle pitié ! Mathilda rentra essoufflée, annoncer que les plantes potagères étaient « tout en orgueil. » En orgueil la salade, les carottes, les bettes, tout en orgueil. » Par là, elle entendait qu’elles n’avaient pensé qu’en hauteur pour la façade somme toute, en tiges seulement, et voilà bien le malheur ; il ne leur resterait plus de force pour nourrir le fruit de leur vie. Devant l’air maussade des gens, elle se tut. Déjà, ce beau rayon de soleil tombé sur la Petite-Rivière s’amincissait. Il ne fut plus qu’un fil, un pauvre fil ténu qui reliait tant soit peu le ciel à la terre. Puis le fil se rompit. Quelque chose au passage, un nuage maladroit, un coup de vent avait dû le casser en deux. Il en resta de ce côté-ci comme un bout coupé qui flotta seul un moment. L’Ile-aux-Coudres repartit dans la brume; une pointe s’estompa, puis tout le reste s’engouffra en d’épaisses nuées. Grêle, coups de tonnerre, pluies et vents revinrent sur la Petite-Rivière. Le lendemain, Mathilda trouva morts quatre de ses petits poussins. Dans son grand tablier, elle tâcha de rattraper les survivants, courant derrière eux, perdant haleine, appelant à petits cris presque aussi pitoyables que ceux des volatiles : « Chitis, chitis. »
Quand on la vit revenir, son grand tablier tout remuant, agité de cris, les gens de la maison ne purent retenir leur mauvaise humeur. « Ah non, plus ces cris du moins. »
Qu’elle eut de la peine pour ces jeunes vies en butte au froid, à l’humidité pénétrante ! Pour grossir, pousser, devenir bonnes à manger, les petites vies animales avaient besoin avaient du moins pour commencer besoin d’un peu de douceur.
Maintenant, Mathilda avait bien envie de ne plus croire au « trois fait le mois. » Si le troisième jour de juillet avait été resplendissant, oui, peut-être. Mais tel qu’il fut, acerbe et mouillé, elle pensa de rejeter elle aussi tous ses dictons du passé. Au gémissement de la mer, on se serait cru au mois des morts. Les feuilles des arbres déjà s’en allaient, vertes encore ou à peine jaunissantes. Heureusement, qu’on n’était plus au temps pauvre où il fallait économiser le bois de chauffage. Mais Mathilda avait connu ces temps où c’était crime de bruler en plein été le bois abattu par les hommes en pleine montagne solitaire, aux prix de labeurs terribles. Et chaque fois qu’elle soulevait le rond du poêle pour y introduire une bûche, elle était saisie de scrupule ; elle en choisissait de vertes qui ne s’en iraient pas trop vite en flammes, ni de très grosses. On lui en fit le reproche. Alors elle en prit de plus belles. Mais le froid dont elle souffrait ne s’en allait pas pour autant. Nulle chaleur de bois sans doute ne pouvait le rejoindre. C’était un froid logé trop loin en elle jusque dans les os peut-être. À le débusquer là où il était, sans doute n’y aurait-il que la chaleur du bon Dieu.
Elle toussotait presque tout le temps, une petite toux rêche qui lui arrachait la gorge. Et quand il y eut pu avoir tant de jolies besognes à faire au dehors, auprès du poêle fumant, elle tricotait des gros bas noirs. Même nourrie de bonne bûches, le feu n’éclate pas en joyeuse chanson quand la mer siffle. Y a-t-il donc compassion entre le feu et la terre transie ? Le feu aussi se plaignait. Entre deux averses, elle courait voir comment se comportaient ses poussins. Pauvres chitis ! Il n’en restait que douze et pas très robustes, maigres, élancés sur pattes comme les plantes en orgueil. « Vous reprendrez le temps perdu », leur promettait-elle. Mais le temps perdu se retrouve-t-il. À quatre-vingt-un an, parfois, elle avait bien peur que ce fût son dernier été. Pourrait-elle entreprendre un autre hiver si elle ne s’était pas bien réchauffée une fois au moins ? Elle levait la tête vers la haute montagne si proche des maisons, tombant à pic dans leur courette. On n’avait presque jamais vu son sommet cette année, toujours enveloppée de fumée d’eau. Elle s’arrêtait voir ce que devenaient ses bégonias et ses œillets devant la galerie. Là, il avait fait si bon s’asseoir par les étés passés à regarder la mer toute calme. Douce comme on aimerait garder son âme. Mais tout agitée, de couleur grise et grondante, la mer ne lui renvoyait qu’une amère image de la destinée humaine. Un frisson la prenait. Elle entrait mettre du bois dans le poêle. On ne semblait plus exister qu’aux fins de brûler du bois.
Il y eut tout de même un avantage à tout ce froid, ni maringouins, ni mouches, ni de ces affreux brûlots, petites mouchettes noires qui vous dévorent vivants. Mais comment donc est le cœur humain ! On en vint à penser avec nostalgie aux soirées d’été traînant avec elles la chaleur du jour : et sur la galerie les gens se berçaient en se grattant, en souffrant de toute part des attaques des insectes ; ou bien avalant à pleins poumons la noire fumée qu’ils entretenaient pour s’en garantir. Les yeux gonflés, on regardait le calme et beau paysage s’éteindre dans une légère brume de chaleur. Oui, tel était l’été autrefois. Petit à petit, on en vint à en parler comme d’une chose du passé, incroyablement gracieuse et peut-être à jamais retirée aux hommes. Et alors, on se rappela tout ce bonheur perdu, oh, comme on s’en souvint! Des jours accablants de soleil où on allait à la cueillette des fraises des champs ; au ras de la terre, penché dans l’herbe, on trouvait un tout petit peu de fraîcheur ; mais dès qu’on redressait un peu les épaules, pan, sur la tête on recevait un coup de soleil ; l’air était brouillé, chantait de chaleur. Et puis d’autres jours encore plus chauds peut-être où toute vie se gardait de bouger, même les feuilles endormies des saules. Et les longues nuits où l’on ne peut endurer sur son corps la moindre couverture. Le long cri continu des criquets toute entière la traversait, annonçant une autre journée brûlante. Les mouches à feux dansaient dans l’air si hauts que parfois on les prenait pour des étoiles filantes. Et vous rappelez-vous que dans ce temps-là les roses sauvages fleurissaient tout au long des clôtures.
À l’église on commença une neuvaine. Partout ailleurs, sur la côte, on pria pour que la pluie cessât. Mais comment Dieu pouvait-il exaucer à la fois les désirs des humains. Pendant qu’ici, on demandait du temps sec, bien loin ailleurs, dans les grandes plaines de l’Ouest, les gens imploraient la fin d’une sécheresse affreuse. Mathilda ne fut pas loin de penser que pour tout ce que l’on en savait c’étaient peut-être les prières de l’Ouest qui nuisaient à celles d’ici. Oui, et à présent, toutes les pluies de la terre s’étaient rassemblées à la Petite-Rivière.
Malgré tout le cœur des humains par ici restait bien indulgent envers Dieu. Ce n’est pas à Lui qu’on imputa le vent fou, les ouragans l’un après l’autre et la furie de la mer. On trouva en cela de quoi blâmer encore ses semblables. Pui, les hommes se livraient à des expériences criminelles ; du haut ciel, ils laissaient tomber des bombes ; ils avaient dérangé l’atmosphère, troublé l’océan. Et maintenant, voyez le résultat les nuages allant là où ils ne devaient pas; l’eau tombant toute au même endroit ; le ciel en désarroi ; voilà ce qui arrivait de se mêler de ce ne nous regarde pas.
Entendant ses paroles, la pauvre Mathilda en était davantage saisie de froid. Plus que dans son corps. Jusque dans sa conscience. Ah, si les hommes étaient devenus à ce point fous et audacieux, peut-être bien en effet que l’été leur serait à jamais ravi! Plus d’été jamais ; elle n’avait qu’à penser à cela pour que toute la douceur, la poésie du monde se présenta à sa mémoire, si précise qu’elle devenait lancinante. Sous ses paupières abattues, elle voyait des prés, les beaux petits prés aménagés avec tant de soin au pied de la montagne, et tout fleuris de marguerites. Saisie du désir de voir cela en réalité, elle s’approchait de la porte ; elle essuyait la vitre humide. Comme en plein hiver il fallait en chasser la buée pour voir au dehors. Et qu’apercevait-elle ? Bousculé sur l’eau livide, doublant le cap de peine et de misère, seul sous le ciel glacé, un pauvre petit navire. À peine aperçu et déjà il était englouti dans une nuée de vapeur. Dans son cœur, elle trouvait la force de plaindre les marins. Pauvres gens, voyager par pareil temps ! Comprenait-elle que, du pont, l’équipage voyant cette côte blafarde, au pied de sa la montagne ruisselante, se réjouissaient de passer outre. « Brr… que ça doit être triste là, à recevoir sur le dos l’eau du ciel, l’eau de la montagne. »
Ainsi, avaient-ils du moins les uns pour les autres une pensée, une pauvre petite pensée qui errait entre vent et brouillard.
Et puis, brusquement, en août, alors qu’on croyait tout espoir anéanti, il fit chaud.
Ce n’est pas que le soleil vint s’installer véritablement dans le ciel. C’eut été trop beau. Mais du moins il s’approcha un peu de la Petite-Rivière ; on reçut sa chaleur à travers une mince couche de nuages. La terre se mit à exhaler son excès d’humidité. Les oiseaux crièrent de bonheur. Quelques fleurs commencèrent à se redresser. Mathilda sortit prendra sa part de la fête. Sur une marche du perron elle s’assit en relevant un peu son épaisse jupe afin que l’air chaud atteignit ses mollets à travers les rudes bas de laine. Et Dieu bon, comme pour récompenser sa confiance justement les nuages s’écartèrent ; un franc rayon de soleil descendit sur elle. Ah, qu’elle était donc bien ! Ses pauvres oreilles qui coulaient depuis longtemps cessèrent « d’élancer » ; ses yeux, inhabitués à la clarté clignèrent de douleur, mais on ne peut avoir tant de bonheur sans un peu de peine. Elle était si bien de partout ailleurs. Sa gorge à vif, sa poitrine labourée de toux, ses vieilles mains lui faisaient moins mal, beaucoup moins mal. À la longue ses yeux s’habituèrent eux aussi à la lumière retrouvée. Ils purent se porter sur la mer. Ah, joie du ciel, elle avait tous ses diamants. Et voici l’Ile-aux-Coudres revenue à l’horizon ! Et voici même, tout enveloppé de soie bleue, le long cap des Éboulements venant mourir à la mer de pente en pente soyeuse. Bien, elle ne l’avait jamais été autant, et dans son corps et dans son âme.
Ainsi, deux ou trois fois, pendant une heure peut-être, elle goûta à l’été, assise sur une marche du perron. Brusquement éclos en une seule après-midi douce, les papillons blancs voltigèrent devant elle. Mille petites larves, longtemps blotties au creux de l’herbe vinrent subitement à la vie et envahirent l’air de leur bourdonnement.
Et tout cela aussi bientôt ne fut plus que dans le souvenir.
D’été, au fond, on n’en eut que juste assez pour en aiguiser le désir. « Mais où a-t-il passé ? demandait naïvement Mathilda. « S’il ne s’est pas arrêté ici, il a dû aller ailleurs. » Et en ce cas, où était-il allé ? S’imaginait-elle que, connaissant du moins sa destination, où il se logeait, elle en aurait quelque consolation. « Où peut-il être allé ? persistait-elle à demander. Ses quintes de toux recommencèrent et ses oreilles d’élancer. La chaleur n’avait pas assez duré pour attaquer le mal jusqu’au fond. Elle se remit à frissonner. « Pauvre été ! » disait-elle comme si c’était lui qui fût à plaindre. Une de ses petites poulettes sauvée de peine et de misère et attachée à la vieille Mathilda accourait dès qu’elle la voyait sortir de la maison. On ne voyait presque jamais la vieille sans cette poulette jaune accourant à ses côtés, l’une aussi maigres que l’autre. La poulette lançait des petits cris lamentables. « Mais oui, ma pauvre petite fille, pauvre chiti, répondait la vieille femme. Il fallait toujours rentrer au plus vite. Une averse venait tout de suite après une autre. Et brûle, brûle encore du beau bois d’érable. Avec ce triste temps, on n’avait pu aller aux fraises ; et sans doute qu’on ne pourrait pas non plus cueillir les bleuets. En le lui défendait bien. « Vous traînez dans l’herbe mouillée à mi-jambes, Êtes-vous folle, la mère ? » Elle était attristée à en pleurer de cet été gaspilleux. Non seulement, il avait avalé autant de bois qu’un hiver, mais encore il garderait les fruits pourris. Alors dans sa vieille tête les souvenirs de l’été commencèrent eux aussi à se perdre. Il y eut d’abord ce goût des bleuets, ce bon goût sucré, qu’elle fut incapable de bien se rappeler; ensuite celui des framboises. Tous les souvenirs chauds, sucrés, parfumés. Il lui sembla que sur cette terre il devait avoir fait froid toujours. Elle protestait moins quand on bourrait le poêle de bonnes bûches au grain solide. Elle-même en cherchait de bonne taille. Peut-être se pensait-elle vraiment en novembre. Alors elle pensa à ses morts, si seuls tout l’été au cimetière. Comme ce devait être froid et humide. Il fallait pourtant qu’elle aille voir ce qu’étaient devenues les fleurs plantées sur les tombes des siens au printemps. Tout l’été les avoir ainsi laissés sans soin, quelle négligence! Peut-être serait-elle punie du même abandon quand viendrait son tour d’aller là-bas.
En septembre, pendant une accalmie, elle partit à pied. C’était loin, plus d’un mille. Arrivant là, quel spectacle elle vit. Si près de la mer, les tombes avaient baigné tout l’été dans les embruns ; les pierres suintaient. À leurs pieds pourrissaient les pieds de rosiers, les groupes d’œillets. Et partout dans la boue épaisse de grands trous comme de pas grossiers sans ménagements envers le repos des défunts. Mathilda s’assit sur le bord d’une pierre. Dans quelle saison au vrai se trouvait-elle ? Il lui sembla tout à coup qu’elle avait dû faire erreur, traverser un hiver un peu plus doux que d’habitude et que dans son égarement elle avait cru être l’été. Oui, ce devait être cela ; l’hiver finissait ; il était à la veille de disparaître ; ensuite, on se sècherait tous enfin, elle-même et les pauvres morts. Une froide ondée la surprit sur le chemin du retour. Elle fut secouée de grands frissons. La voyant revenir, sa poulette jaune se précipita à sa rencontre. Et Mathilda prit le temps de lui tendre la main comme si elle avait pour elle une miette de pain ou du moins un peu d’amitié.
On eut peine à la réchauffer. Elle avait froid, froid. Puis, tout à coup, elle se mit à brûler. Enfin, l’été qui venait ! Elle les supplia d’ouvrir la fenêtre. « Laissez entrer l’été », dit-elle. Vous voyez bien, les branches de l’été s’agitent dans le vent. » Une fois encore, d’une voix encourageante, elle appela : « Chitis … chitis … » Mais il n’y avait plus à s’inquiéter de son petit troupeau ni de l’été. Il venait vers elle … ou plutôt elle-même y entrait. Et avec elle toutes ses petites créatures, bêtes et plantes, baies sucrées, miel des abeilles, humble, patiente vie … et la suivait aussi, tout à coup retrouvée, jusqu’au parfum de l’églantine sauvage au long des chemins d’ici-bas …