« Un homme de principes »
(ou « Le bon Sèbe »)
Jusque vers le temps où il toucha à sa quarante-neuvième année, on ne sait comment cela put se produire, Sèbe avait été épargné de voir sa vie telle qu’elle était. À neuf heures moins dix exactement, on le voyait monter dans le tramway 83, la figure fraîchement rasée et mis soit dans son habit gris à lignes bleues, soit dans le tout bleu datant depuis plus longtemps encore, enfin dans l’un ou l’autre de ses deux habits.
Le contrôleur le connaissait de nom. Au reste, les contrôleurs des tramways de Montréal en viennent à apprendre un grand nombre de choses sur certains voyageurs qui empruntent assidûment leur véhicule. Au cours de quelques mois, Adélard Bissonnette, contrôleur du 83, avait de Monsieur Sèbe réuni les connaissances suivantes : c’était un homme affable, ponctuel et curieux de la nature humaine ; en outre, il ne bouleversait pas les opinions que l’on pouvait acquérir sur sa personne par des caprices de comportement; ainsi, s’il portait cette semaine son habit bleu, c’était que l’autre complet avait été envoyé chez le nettoyeur et que le lundi suivant Monsieur Sèbe porterait le gris fer, soigneusement repassé. Peu à peu, la sympathie avait coloré les impressions de Bissonnette ; des traits de caractère, des nuances de savoir-faire d’intellectualité plutôt que des particularités de vêtements avaient singularisé Sèbe à ses yeux ; et, enfin, elles s’étaient imposée à son esprit comme des preuves de sa perspicacité dès qu’il avait appris que Monsieur Sèbe était journaliste.
Or, chaque matin, depuis assez longtemps, Sèbe échangeait quelques paroles amènes avec le contrôleur du 83. On pourrait croire que le fait de recueillir des billets chiffonnés, de déplier des correspondances roulées en boules, d’avoir à crier aux gens « avancez en arrière, embarquez des deux bords » à longueur de journée aurait de quoi ternir la bonne humeur. Mais il n’en est pas ainsi à Montréal où c’est encore chez les contrôleurs de tramways qu’on trouve les gens les plus serviables et les plus gais.
[…] il saluait « son journaliste » avec un élan de cordialité.
- Bonjour, monsieur Sèbe, disait-il. Votre journal se porte bien ?
Il avait appris que le plus sûr moyen de plaire au petit homme vif et rondelet était encore de s’informer de son journal.
Or, jamais Sèbe n’avait négligé de lui répondre sur le ton soigné (Bissonnette savait apprécier une belle énonciation) et suffisamment détaché de l’homme instruit à un autre moins fortuné :
- Mais oui, mon brave !
Et ce qu’il y avait eu de très remarquable aux yeux de Bissonnette, ça avait été l’enthousiasme que « son journaliste » avait su mettre dans les propos les plus simples. Il voyait tant d’hommes grincheux, s’en allant à leur bureau comme au supplice que celui-ci, alerte et bienveillant, lui paraissait célébrer l’importance joyeuse et indéniable de toute occupation, y compris celle de vendre et de recueillir des tickets.
Un matin, il n’avait pu se retenir d’avouer avec un bon rire un peu gêné :
- J’ai lu votre article, monsieur Sèbe.
- Vraiment, avait dit Sèbe, visiblement ému et cependant comme étonné de ce « votre » qui limitait singulièrement une activité littéraire de plus de vingt ans.
De tous côtés, la foule se pressait autour du contrôleur ; des gens lui offraient leur correspondance ; d’autres piétinaient d’impatience parce qu’ils n’avaient pas encore reçu leur monnaie ou leur série de tickets. Bissonnette s’était accordé le temps de réfléchir.
- Il me semble que ça traitait des guerres anciennes et comment rien ne change beaucoup dans le monde.
- Ah oui, avait remarqué Sèbe du ton d’un homme qui, entre plusieurs connaissances en revoit une, aimable sans doute, mais non certes la plus agréable. Je vous signalerais plutôt, puisque mes articles ont le don de vous plaire, de lire mon papier sur les anciens traités de paix.
À des phrases telles, Bissonnette saisissait à quel point Sèbe le dépassait, mais c’était sans aversion, plutôt avec émerveillement. Autour d’eux, les gens s’inquiétaient de savoir où se trouvait telle ou telle rue; une vieille dame qui ne devait pas être sortie depuis des années paraissait tout atterrée d’apprendre que la gare Bonaventure était à peu près désaffectée. « Vous êtes certain ? », demandait-elle. Le contrôleur du 83 la rassurait ; de même, rassurait-il un pauvre vieux de la campagne qui se croyait tenu d’expliquer ; « Faut que je m’en retourne par le bus de dix heures ; c’est par rapport à mon garçon que je suis venu en ville. »
Et au travers de toutes ces préoccupations urgentes qui se croisent, s’entrecroisent et se pressent à l’arrière d’un tramway de Montréal, il ne déplaisait pas à Bissonnette d’indiquer par des regards appuyés vers Sèbe qu’il le prenait à témoin certains épisodes révélateurs de la nature humaine. « Hein, qu’en pensez-vous ? » Et souvent d’un clignement de paupière, d’un léger acquiescement du menton, Sèbe avait paru accepter la complicité bonne et chaleureuse. Puis Sèbe se faufilait dans l’épaisse mêlée à la recherche d’un siège. Au reste, si par hasard, il en avait trouvé un, il ne manquait jamais de le céder presque aussitôt à une dame, de préférence à une jolie sténo de la cité. De loin, Bissonnette, appuyée des reins à la barre, approuvait. C’était par de petits actes tels, par la façon dont Sèbe se découvrait en indiquant un siège libre que Bissonnette l’avait jugé d’une éducation supérieure.
Aussitôt agrippé à une courroie de cuir, Sèbe s’isolait. Non pas avec le dédain altier d’un barrister ou d’un broker de la rue Saint-Jacques. L’isolement de Sèbe présentait quelque chose de sympathique et de rassurant. On sentait bien que ce petit homme (il n’avait que cinq pieds et quelques pouces de taille) ne rentrait pas en lui-même pour combiner des plans qui priveraient d’autres hommes de leur argent; il s’éloignait de ses semblables afin de penser à eux avec une obligeance accrue, une foi raffermie.
Alors s’assemblaient les premières phrases de son article, c’est à dire qu’une phrase naissait dans le ronronnement, la cadence plaisaient à l’esprit de Sèbe ; elle se développait par progression dans le choix des adjectifs, en appelait une deuxième, et celle-ci une autre, de même qu’un écheveau de laine se dévide bien quand on en a saisi le bon bout. Saisir le bon bout marquait dont la phrase initiale du travail de la journée pour Sèbe, et longtemps il s’y était appliqué avec entrain, à l’exclusion de toute autre préoccupation et sans y saisir quoique ce fût de ridicule. Or, vers sa quarante-neuvième année, il arriva que Sèbe commença à se voir agir, à s’entendre penser, et cela avec une absence farouche d’indulgence. « En ce jour où nous célébrons la mémoire de Saint-Jean-Baptiste, patron des Canadiens français, il convient de remonter … non … de puiser … non … de demander à notre glorieux passé d’impérissables … non … de salutaires leçons de courage … non … de persévérance … » Ainsi travaillait encore son esprit, dans les sillons coutumiers, mais, aux arrêts de la phrase, se logeaient des digressions saugrenues, voire de cruels commentaires, tels : « Foutaise, grandiloquence. Salutaires leçons ! Bah ! » Incroyables trahisons de son esprit qui laissaient Sèbe accablé de gêne et de surprise !
Il descendait à la rue Saint-François-Xavier. Puis, si c’était l’hiver, on le voyait s’enfoncer à travers des tourbillons hurlants, dans une petite rue à peine désencombrée de neige; et, si c’était l’été, on le voyait raser l’ombre des façades grises qui gardent un peu de fraîcheur au quartier du Vieux-Montréal.
Et tant nous sommes jugés différemment par les uns et par les autres, il se trouvait quelques observateurs comme ce brave Bissonnette par exemple qui, en ce petit homme solitaire, admiraient le ressort secret par lequel il paraissait échapper aux vils et ordinaires critères du succès ; cependant, d’autres personnes, s’en remettant aux apparences, concluaient sans doute à un de ces pauvres fonctionnaires, attachés à quelque emploi obscur, que leur manque de défense expose à l’exploitation des plus rusés. Possible interprétation de son personnage vers laquelle Sèbe penchait de plus en plus.
Il arrivait à l’immeuble occupé par la gazette du Pays. Il montait à pied un escalier très peu éclairé et affreusement poussiéreux. Au troisième étage, juste au-dessous des presses qui étaient installées au dernier étage de l’édifice, Sèbe se dirigeait vers un recoin sans fenêtre sur l’extérieur et où logeaient avec peine une grande table, une pile de livres posée sur le plancher et une chaise. C’était son bureau. Les presses déjà en mouvement l’entraînaient dans une sensation de hâte qui longtemps lui avait été agréable. Il arrachait le couvercle de sa vieille Remington, s’emportait encore quelquefois contre la femme de peine qui n’avait pas vidé son cendrier. Puis il enfilait les manches de celluloïd qui protégeaient les poignets de sa chemise et aussitôt, de l’index de chaque main, – et c’était étonnant comme à deux doigts Sèbe avait appris à taper vite – il mettait sur le papier quelques-unes de ces hautes déclarations de principes, de désintéressement, qui lui venaient encore de temps en temps durant son trajet bousculé et solitaire dans le 83.
Mais il advint un matin de mai si frémissant de lumière, de migrations à travers le ciel, de sève en montée que les vieilles pierres de la Gazette du Pays en furent elles-mêmes émues et se mirent à suinter, ce qui est leur façon d’exprimer le renouveau. Sèbe réagissait tout aussi tristement. Du jour clair, de la vivante lumière, il ne tirait qu’une perspicacité malheureuse, toute tournée contre lui-même, odieuse et défaitiste qui le portait à un dénigrement entier de sa personne et de sa condition.
En quelque quinze années de journalisme à la Gazette, l’idée avait pu lui venir à certains moments que, malgré son titre ronflant la dite Gazette ne tirait qu’à un faible huit mille exemplaires ; qu’il était lui-même moins bien rétribué que son ami Bissonnette, brave homme au reste, mais qui aurait été fort en peine d’écrire un seul article ; enfin que ses écrits nul ne le lisait peut-être hormis ce seul lecteur assidu et peu difficile. L’une ou l’autre de ces tristes pensées avait bien pu menacer son enthousiasme ici et là, à des moments difficiles. Jamais elles ne s’étaient offertes toutes à la fois à son esprit. Surtout jamais son esprit n’avait paru aussi enclin.
Sur sa table, parmi un grand nombre de feuilles volantes, se trouvait une note de la part du directeur. C’était un avis d’assemblée fixée pour ce soi-même, à neuf heures. Le ton en était assez péremptoire ; sans doute l’invitation visait à un but de sermonnage. Quatre ou cinq fois par année, Monsieur Auguste Labrecque, ancien propriétaire minier et qui s’était payé quinze ans auparavant le luxe d’un journal à idées, réunissait son personnel pour l’engager à une plus stricte économie de papier, de rubans à machines à écrire ; à deux reprises, il avait même proposé à ses employés « une réduction de traitement tout à fait volontaire, en faveur de notre salutaire politique telle que soutenue par la Gazette du Pays, le quel journal n’autre but que la dissémination d’idées saines, de principes inaltérables, s’adressant par conséquence à un public restreint, mais si déficitaire était l’entreprise , néanmoins s’agissait-il de la défendre … » et ainsi de suite, ainsi de suite. Auguste Labrecque possédait la très divertissante et parfois agaçante manie, lorsqu’il était lancé dans une phrase, de n’en pas savoir sortir.
Sèbe chiffonna l’avis d’assemblée qu’il envoya rouler au fond de la corbeille à papier. Il atteignait cette malveillance terrible envers soi où dans toutes ses actions passées l’homme ne voit plus que des indices d’une nature facile à duper. Quel avait été le résultat, en effet, des sacrifices consentis à l’intérêt du journal ? Chaque fois, une amélioration dans le bureau de Monsieur Labrecque. Au fait, n’était-ce pas au moment de la « dernière petite réduction de traitement afin de franchir un passage difficile » que Monsieur Auguste Labrecque avait été cité à plusieurs colonnes de journaux pour son magnifique don aux œuvres de charité. Habile homme, qui, tout en rétribuant fort mal ses employés, portait dans le grand public un nom que l’on associait à la libéralité. Sèbe fut tout à coup fort malheureux de saisir que son animosité couvrait mal une admiration insolite de son patron, plus injuste envers lui-même que toutes les offenses reçues. Allait-il s’abandonner au point de se donner comme exemple l’homme dont il avait le plus à se plaindre?
Il tira vers lui les feuillets où la veille il avait noté quelques phrases, de même qu’on jette dans un jardin une semence propre à fructifier. Les relisant, il fut pris de dégoût. Tout, des adjectifs, du sentiment, de l’allure de la phrase lui paraissait dissociée de sa personne. « En ce jour où nous célébrons la mémoire du pur héros de Long-Sault, n’avait-il pas écrit, il convient d’exalter nos profondes raisons de fierté nationale … » Et voici qu’une humeur noire vindicative lui proposait d’exprimer rien moins que le contraire, d’associer tout un peuple à son sentiment d’infériorité, trop vaste pour sa seule personne, et de conclure : « En ce jour où nous célébrons la mémoire du héros de Long-Salut, soyons sincères avec nous-mêmes et convenons que nous sommes une race de gratte-petit, de moutons dociles et d’éternels exploités. » Les mots, leur disposition au début d’une colonne, l’effet qu’ils produiraient, Sèbe se représenta tout cela, et tant il était peu lui-même, il s’en trouva comme amusé et fort satisfait. Mais comment donc un homme pouvait-il tirer de lui-même un démenti aussi ridicule à tout ce qu’il avait pensé et écrit depuis tant d’années ? Sèbe tout à coup cessa de se féliciter ; il était effrayé. La pente par où un homme glisse au doute puis à la mésestime puis à la raillerie de soi est rapide et dangereuse. Au-delà, le gouffre est peut-être irréparable. Sèbe tenta de s’imposer les sentiments éprouvés hier, avant-hier, la semaine précédente, enfin durant presque toute sa vie. Ils ne pouvaient être disparus totalement. Mais ce fut inutile. La phrase malencontreuse : « ... convenons que nous sommes une race de gratte-petit … » comme toute délectée d’être sortie de ce cerveau ne cessait de lui signifier sa parenté incongrue.
Alors Sèbe s’avisa que tous les 23 mai, depuis bien des années, il avait rédigé un billet à l’honneur du héros de Long-Sault dont on célébrait la fête, le lendemain. En cherchant bien parmi les vieux exemplaires, il trouverait sans doute un morceau qui conviendrait, quelque peu refignolé, à l’occasion. Le procédé ne lui plaisait guère, mais que faire d’autre pour rester fidèle à des sentiments qui l’avaient lâché?
De la « morgue », Sèbe exhuma une pile presque aussi haute que lui-même de papier séché, jauni, portant sur les activités des hommes un jugement aussi léger, aussi malicieux qu’un petit rire en sourdine, à demi éteint. Sèbe ne croyait pas avoir tant écrit. Au lieu de le fortifier, ces colonnes et ces colonnes au bas desquelles il releva son nom – quelquefois un pseudonyme où il se reconnaissait avec dépit, tel Enguerrand ou Hardibaddi –, toutes ces pages lui parurent constituer contre lui-même un morne et accablant témoignage. Tout homme, hormis peut-être celui qui commet la bêtise d’écrire, a recours contre son passé, peut changer d’opinion, évoluer selon l’expérience, mais le journaliste est lié à lui-même par la moindre phrase qu’il peut, dix ans plus tôt, avoir exprimé dans un moment de transport tout à fait éphémère. Quelle prison présente donc un caractère aussi hermétique, aussi impitoyable!
Sèbe eut bientôt aligné sept ou huit articles du 24 mai. Tous commençaient à peu près dans les mêmes termes gonflés : « En ce jour où nous célébrons la mémoire du pur héros de Long-Sault … » Quelquefois l’adjectif « noble » ou « intrépide » se substituait à « pur ». Il avait été en somme assez semblable à ce prédicateur de son enfance qui tous les ans, ayant à prononcer un sermon sur la propagation de la foi, commençait invariablement par ces paroles : « En cette année 1938, dix milliards, trois cent soixante mille païens sont encore plongés dans les ténèbres de l’idolâtrie … » Seuls variaient la date et parfois le nombre de païens.
Sèbe vit sa vie entière comme une ritournelle agaçante, comme la chanson enrayée d’un disque. Bien sûr, il pourrait refiler l’un ou l’autre de ses anciens articles, et qui donc s’en percevrait! Sans doute, ses quelques lecteurs, s’il s’en trouvait, le lisaient comme on lit d’années en années les pages toujours semblables, sous une couverture quelque peu différente, de l’almanach populaire. Un changement de ton était inadmissible. D’ailleurs Sèbe n’y tenait plus. S’il souffrait d’avoir chanté la même chanson pendant des années, bien davantage souffrait-il de ne plus être aujourd’hui dans ses dispositions coutumières.
Pour la première fois de sa vie, Sèbe quitta le bureau avant l’heure ; il ne se rendit pas Chez Armand où bien souvent, pour paraître aussi fortuné qu’eux, il rejoignait les plus brillants représentants de la presse ; seul, il s’éloigna par des rues peu connues de Montréal, comme un homme qui, arrivant en une ville étrangère, prendrait indifféremment à gauche ou à droite, sans but comme sans intérêt particulier.
***
Et maintenant il souffrait véritablement. Non pas de se sentir exploité ; car cet état comporte malgré tout une certaine satisfaction s’accompagne du sentiment de mérites méconnus. Plus précisément, Sèbe souffrait de se reconnaître sans mérites. Encore un peu, et il aurait mis une sorte de triomphe amer à féliciter Monsieur Labrecque et les événements de ce qu’ils l’eussent traité avec l’absence de ménagements qu’il s’était attiré. Tout l’abandonnait, et même la consolation qu’il eût pu s’en prendre à d’autre qu’à lui-même pour la médiocrité de sa vie.
L’après-midi était ensoleillée, si bien nettoyée par un vent frais et propre que la voix, les sons et bruits de la grande ville y vibraient avec une allégresse inaccoutumée de partout, venait vers Sèbe la rumeur du travail, semblable au bourdonnement d’une ruche, si rassurante quand on est soi-même engagé dans une occupation utile, si pénible quand on s’en juge exclu. Sèbe vit des dockers qui transportaient de très lourdes caisses, des arrimeurs qui peinaient au fond des cales ; au marché, il vit des maraîchers, levés au petit jour, et qui vers la fin de l’après-midi, offraient leurs légumes à rabais ; il vit des camionneurs, couverts de poussière et s’arrêtant un petit instant boire un café à quelque casse-croûte de Bonsecours ; et il envia tous ces hommes dont la vie se présenta à lui comme supérieure en quelque sorte à la sienne, plus utile et comblée des récompenses autrement tangibles.
À tout moment, il s’interpellait avec aigreur, c’est-à-dire qu’il s’adressait à l’homme qu’il se figurait avoir été, sans calcul, trop serviable, dénué de légitimes ambitions ; et voici que cet être abattu […] le travail violemment, il l’accablait
- Imbécile, se disait-il. Imbécile et zéro.
Un manœuvre occupé à creuser sur le bord de la chaussée vit venir ce petit homme gesticulant, se parlant haut, tout surexcité et comme plongé dans une colère insensée. Sèbe, se voyant observé, s’arrêta. À la limite de la tranchée où disparaissait à [de]mi le manœuvre, il lui posa une question incongrue :
- Combien gagnes-tu par jour, ami ?
L’autre répondit:
- Si ça peut vous intéresser, je me fais 88 cents à l’heure.
- Ça te fait donc dans les dix dollars par jour, réfléchit Sèbe.
- À peu près.
- Eh bien, l’ami, lui apprit Sèbe, sois content de ton sort, tu es beaucoup mieux rémunéré qu’un vieux et fidèle journaliste.
Il continua sa route, l’amère preuve acquise que ses services étaient évalués à un moindre prix que ceux d’un simple journalier satisfaisait son âpre rancune contre sa vie jusque-là désintéressée et enthousiaste. « C’est admirable, se disait-il avec une malice cinglante ; c’est admirable et bien fait pour toi. » Une timide revendication essayait de luire, de faire valoir à son intelligence, que, mieux rémunéré, moins accablé de besognes, il eût pu obtenir de lui-même un rendement supérieur, mais ce patient espoir que s’ingénient à cultiver tous les hommes, Sèbe était déterminé à le flétrir définitivement.
Vers la fin du jour, assis dans un mauvais restaurant, il vit enfin vers quelle tragique impasse il s’était mené aujourd’hui, pas à pas. Plus il avait marché, erré, traqué ses intentions anciennes, et moins il avait saisi qu’il pouvait encore « célébrer la fierté du passé, l’admirable et pur désintéressement, l’absence émouvante de tout calcul » et autres bêtises de ce genre. Non, à un homme comme lui il restait une seule vérité à exprimer, à savoir que, lorsqu’on est gogo, tout le monde en profite.
Or, cette vérité, jamais le millionnaire Auguste Labrecque ne consentirait à lui donner asile à la Gazette du Pays, du moins sous la forme que le pauvre Sèbe imaginait tout à coup lui donner :
À COMBIEN REVIENT À UN MILLIONNAIRE LA PETITE LEÇON DE RESIGNATION QU’IL DONNE QUOTIDIENNEMENT AU PEUPLE PAR SES SCRIBES AFFAMÉS ?
Sèbe, au reste, ne se reconnaissait pas véritablement enclin à écrire en toutes lettres une si flagrante condamnation de lui-même. Quoiqu’on ait pu dire de Sèbe, il avait été un homme de principes, n’exprimant que ce qu’il ressentait et croyait être admirable. Or, la ferveur, l’amitié lui manquant, son âme se trouvait comme desséchée, n’ayant plus rien à dire. Que lui restait-il donc à faire, sinon disparaître, quitter la Gazette du Pays. Il se mettrait ensuite au plus bas de l’échelle sociale comme à la seule place qui lui convenait. Peut-être deviendrait-il un simple journalier ou ce qui lui paraissait encore plus pénible, un comptable. Voire, il s’en irait par les routes de la province, comme un colporteur, délivré enfin de lui-même par le châtiment qu’il se serait imposé.
Alors, sous ses paupières battant de fatigue, le spectacle de sa vie changea. Son petit bureau poussiéreux de la rue Saint-François-Xavier, ses fiches d’annotations, son cendrier toujours rempli de mégots, le halètement des presses et jusqu’à ses phrases commencées se présentèrent à lui comme des possession uniques et chères, irremplaçables, et déjà à peu près perdues et qui ne finiraient pas d’embellir à mesure qu’il s’en éloignerait.
Alors, Sèbe s’aperçut qu’il aimait sa vie, aussi médiocre qu’elle puisse paraitre aux autres et, qu’aujourd’hui, il avait été occupé à traquer et à détruire cette pauvre et comme honteuse affection.
Qu’il avait été maladroit de surprendre puis de laisser s’épanouir l’aversion contre ce qu’il chérissait, une aussi soumise et peu exigeante affection.
***
La nuit venue, comme il se dirigeait vers la rue Saint-François-Xavier, il s’était mis à rêver à des choses impossibles et doucement désirables. Par exemple, un étranger surgirait de l’ombre devant lui et lui dirait : « Voici des années, monsieur Sèbe, que je lis vos articles et que je cherche l’occasion de vous remercier … » - « Mais, voyons, » interrompt Sèbe, tout confus. – « Ah, si, je vous assure, » insisterait l’étranger. L’émotion l’empêcherait de s’exprimer clairement. De même qu’elle empêcherait Sèbe de saisir très bien ces propos si délicieusement maladroits. Mais il aurait compris. Il aurait très bien compris que, des millions d’habitants de Montréal, un être se détachait visible pour lui, témoignant que tout n’avait pas été vain et futile de la pensée de Sèbe. C’était là, au fond, un épisode que Sèbe avait imaginé mille et mille fois, et qui jamais ne s’était produit.
Ou bien, il voyait la haute taille d’aventurier de Monsieur Labrecque se dresser devant lui. Sans doute était-ce l’ombre d’un poteau de téléphone projetée au travers de la route qui la suggérait si vivement aux yeux de Sèbe. Il entendait le millionnaire lui parler. « Mon cher Sèbe, je vous ai fait appeler pour vous apprendre une nouvelle qui va vous saisir. Voici : nous avons beaucoup de difficultés, comme vous le savez à boucler notre budget. La Gazette du Pays a toujours été une entreprise déficitaire. Plus que jamais, nous voici contraints aux plus strictes économies. Je me vois donc dans la très désagréable obligation … »
Et c’est alors que le récit de Sèbe s’engageait en une capricieuse montée, répondant à tant de fantaisie qu’il n’osa l’aborder que dans un quartier extrêmement solitaire et muet.
Le directeur venait appliquer une grande tape au dos de Sèbe. Il partait à rire.
- Ce bon Sèbe, disait-il.
- Sèbe, tout ahuri (il s’imaginait, comme dans les rêves, connaître à la fois le dénouement et la surprise qui le précède) marquait de la réprobation contre cette familiarité inusitée. Alors le millionnaire poursuivait :
- … dans la très désagréable obligation d’augmenter votre traitement en récompense de vos mérites éclatants. Oui, vraiment, impossible de faire autrement.
Puis Sèbe se découvrit parfaitement seul dans une partie de la ville que la nuit vide de toute animation. Il se prit à rire, tout bas avec la malice d’un homme qui a laissé son espoir le plus insensé oser se définir avant de les exposer à leur propre mort. Mais il n’était pas encore suffisamment assuré de leurs défaites. Il en appela d’autres, les cajola, se les offrit comme une revanche. Un bureau neuf, une augmentation de traitement, une plus grande liberté dans ses heures de travail, moins de besogne, Sèbe se plut à accumuler les exigences dont son humilité exaspérée avait besoin. Et plus il allait, et plus il se proposait de conditions difficiles qui lui assureraient un échec.
De loin, il vit que le deuxième étage en entier de la Gazette se trouvait illuminé. Il se rappela la note du directeur, l’assemblée prévue pour ce soir, et il faillit rebrousser chemin, s’adonner à jamais au visage de la défaite qu’il avait trouvé aussi reposant. Mais une malheureuse et implacable volonté s’était emparée de lui, lui dicta: « Tu vas monter là-haut, tu vas préciser tes conditions, tu vas obtenir ce qui est digne d’un homme digne ou bien offrir ta résignation. Et tout tassé sur lui-même, les épaules lasses, la gorge sèche, Sèbe gravit les marches de son supplice. Un silence s’établit brusquement au-dessus de lui, attirant son attention sur le brouhaha de voix qui l’avaient précédé. Maintenant qu’elle s’était tue, il s’avisa de l’étrangeté de pareille rumeur, convenant mieux à une fête qu’à une froide discussion d’affaires. Au palier, il hésita, regrettant la nuit obscure, amicale aux pensées indécises, aux espoirs refoulés. Plus tard, il devait se dire que c’était le sens infaillible du destin qui l’avait sauvé contre lui-même à cette minute décisive. Que, mal éclairés par notre propre conseil, c’est au moment même où elle va nous conduire au bonheur que nous sommes tentés d’abandonner la route imprécise qui nous y mène. En d’autres mots, il devait prétendre avoir éprouvé comme un pressentiment de l’heure excellente qui se préparait à son intention.
Cependant il déboucha sur la salle de rédaction, fort essoufflée et si préoccupé par sa détermination de fermeté que son visage, sa démarche brusque, son regard tendu parurent exprimer une vive irritation. Des cris avaient commencé de jaillir ; sous la lumière crue, l’assistance formait un large groupe serré, bruyant et qui n’offrait pas de visage distinct aux yeux éblouis de Sèbe. Des poings frappaient les tables, des hourrahs vibraient. Sèbe fronça les sourcils ; il n’aimait pas les plaisanteries et entendait bien le montrer.
Cependant les physionomies émergeaient individuellement de la fumée grise des cigarettes et l’expression joyeuse de chacune frappa Sèbe. Alors une pénible sensation d’envie lui coupa le souffle. Peut-être Une fête se tramait-elle ici dont on avait désiré l’éloigner. À moins qu’il fût d’une si triste figure que la gaieté s’épanouit naturellement parmi ses connaissances quand il n’y figurait pas. Son animosité contre lui-même renaissait, armée cette fois du sentiment que sa seule présence embarrassait les autres.
Maintenant l’assistance se pressait autour de lui ; sous tous ces regards qui convergeaient vers lui, Sèbe éprouva d’abord l’extrême contrainte que l’on ressent à se sentir fixé par plusieurs passants de la rue ; il s’imagina qu’un détail insolite, que la pauvreté de son vêtement lui attiraient l’attention. Qui sait, le fond même de ses pensées, devenu visible, était peut-être en cause. Cette perspicacité malveillante et si adroite des journalistes n’aura-t-elle pas atteint jusqu’à sa pitié pour lui-même que tous ses défauts il eût le plus désiré cacher. L’indignation raffermit Sèbe. Il serra les poings, marqua une intention courroucée de fendre cette muraille vivante qui l’emprisonnait. Mais tout alentour de lui on chantait : « Il a gagné ses épaulettes … » Et de temps en temps le chant était très lointain, accompagné d’un tumulte de vagues qui évoquait la mer, et parfois il se rapprochait et Sèbe croyait reconnaître le timbre aigu du chroniqueur de sport, saisir même quelques notes fausses, ce qui l’aidait à situer son vieil ami, Hyppolyte. Et il ne savait pas encore si par son abstention à ne pas chanter avec les autres il ne marquait pas une crédulité bouffonne.
Enfin il sembla à Sèbe que le cercle s’était élargi et qu’il se trouvait devant Monsieur Labrecque qui avait commencé à parler.
- Mes amis, disait le directeur, nous voici réunis pour fêter le quinzième anniversaire de la Gazette du pays du plus fidèle, du plus désintéressé, du plus ardent des journalistes …
Un doute bouleversant, la plus pénible incertitude de sa vie peut-être traversa le cerveau de Sèbe. De grands élancements d’émotion l’ébranlaient au milieu desquels commençait à poindre un regret lancinant et puéril : pourquoi n’avait-il donc pas mis ce matin son habit gris qui était tout de même mieux conservé que le bleu ? ... du plus tenace défenseur de nos droits, poursuivait Auguste Labrecque, du pilier de notre journal, artisan de la première heure …
Quelle attitude prendre devant une telle avalanche de superlatifs encore privée d’un substantif clairement identifié ? Sèbe allait d’un sourire contraint à une contenance, curieusement détachée.
- … abatteur de préjugés …
L’un après l’autre, Sèbe fouillait les tronçons de phrase pour en obtenir une définition assez exacte de son personnage et qui le tirerait d’embarras. Et on le voyait tantôt offrir un sourire dubitatif qui pouvait passer pour une dénégation des mérites énoncés, puis se reprendre aussitôt et marquer une attention profondément bienveillante. Mais la crainte de de se compromettre aussi de cette manière, en paraissant appuyer les éloges l’amenait à corriger son maintien. On voyait alors Sèbe prendre le comportement d’un sceptique, sa bouche serrée, son œil agité se fermer avec lassitude.
- ... pionnier, ouvreur de chemins ...
Et Sèbe tentait à nouveau d’exprimer l’assentiment autant qu’il imaginait les éloges adressés à une autre personne. Il était vraiment à bout de forces qu’il signifiait ne pouvoir s’approprier les éloges. Il était vraiment à bout de forces.
- … pionnier, réitérait Auguste Labrecque.
Il avait perdu le fil de sa composition écrite et se trouvait lancé dans une variation de son cru ou ses activités d’autrefois allaient lui suggérer des adjectifs très forts, mais d’une qualité sans doute ambiguë.
- Abatteur, renchérit-il.
- Cogneux, bûcheux, proposa ce farceur de Joinville à mi-voix.
Et quoique Sèbe eut bien pris garde jusque-là de monter qu’il s’était reconnu dans ce portrait outré, il tourna un regard légèrement désapprobateur vers Joinville. Et ses yeux avaient l’air d’engager l’incorrigible à ne pas compromettre l’émouvante signification de la fête par des facéties inappropriées.
- Bucheur, oui, reprit Auguste Labrecque.
- Défricheur, proposa Joinville.
- En effet, défricheur, poursuivit Auguste Labrecque. J’ai nommé, puisqu’ainsi, en toute familiarité amicale nous avons pris l’habitude de l’appeler, notre bon, notre dévoué, notre fidèle …
L’attente et l’émotion secouaient si bien Sèbe que les paroles lui arrivaient indistinctes et qu’il craignait de ne pas saisir la conclusion.
- … notre inlassable, notre courageux, notre infatigable ...
Sèbe ferma les yeux ; il avait oscillé si longtemps entre la foi et la méfiance, l’amitié et le courroux que tout sentiment l’abandonnait sauf un impérieux besoin d’être fixé. Enfin, de très loin, comme si les mots avaient été murmurés du haut d’une montagne, Sèbe crut saisir :
- J’ai nommé : monsieur Sèbe.
Et, tout à coup, ses genoux fléchirent ; sa langue se dessécha. Lui qui tant de fois avait imaginé la joie comme une possession délicieuse, tout ineffable, voici que son cœur se mit à cogner avec violence. De plus une mer de brume déferlait dans son esprit. Tout égaré, seul et perdu dans ce brouillard il y saisit une première pensée menaçante : tantôt il aurait à remercier. « Des mots, des mots, il se mit déjà à en chercher à tout hasard comme un avide chercheur d’or dans sa fièvre soupèse n’importe quel caillou. Tous ceux qu’il examinait se révélaient stupide. Il essaya de sourire aux journalistes qui applaudissaient, et il offrit un visage inquiet rapetissé et absurdement tourmenté. On s’en aperçut ; on lui offrit une chaise que Sèbe repoussa d’un geste faible. Puis le regret de ne pas avoir mis son meilleur habit accourut de nouveau et domina toutes ses impressions.
Le discours était cependant loin d’être terminé. Les applaudissements avaient permis à Auguste Labrecque de jeter un coup d’œil sur ses feuillets et de repérer un paragraphe qu’il était particulièrement chagrin d’avoir omis. Il repartit d’une voix gonflée vers la piste entrevue qui n’était qu’une exposition de ses débuts modestes, de sa longue carrière difficile, des principes qui l’avaient poussé au journalisme, de l’énergie qu’il avait déployée en cette entreprise et de la profonde satisfaction que qu’il avait trouvée, ni dans l’argent, ni dans les honneurs, enfin nulle part ailleurs que dans le désintéressement.
- Qui ne nous, disait-il n’a pas éprouvé au moins une fois la bonté, la générosité de Monsieur Sèbe …
Sèbe, ainsi poursuivi, traqué dans ses plus intimes vertus eut un geste de faible protestation. Il était fort occupé de son côté. Des bouts de phrases filaient dans la brume qui l’environnait. Il saisissait un de ci de là, la relâchait parce qu’elle lui paraissait d’une médiocrité déconcertante. Mais tenaces les expressions rejetées revenaient à la charge. Un peu de sueur au front, Sèbe s’exerçait mentalement : Monsieur le directeur, mes bons et loyaux amis. Je suis ému … non cela manquait d’originalité … je ne sais comment vous exprimer ... ou plutôt … je voudrais vous exprimer …
Cependant Auguste Labrecque en arrivait au récit des difficultés financières du journal et comment Sèbe, qu’il entendait montrer en exemple « lui aussi avait alors sacrifié ses intérêts personnels au maintien coûte que coûte de la Gazette du Pays. »
« Monsieur le directeur, fidèles amis … » recommençait Sèbe, et il assistait aussitôt à la fuite de la pensée entrevue. Dans son cerveau les idées se défilaient comme d’innocentes couleuvres alertés par l’approche la plus cauteleuse.
- Resté à la cognée … lançait Auguste Labrecque.
De temps en temps le millionnaire attrapait une phrase écrite, à peu près fidèle à la langue, puis quelque brillante métaphore, inspirée tout droit de sa vie dans le bois, le subjuguait et l’entrainait fort au loin.
- … le seul de cette première équipe d’autrefois …
Et complètement abandonné, loin de tout secours au milieu du cercle amical, Sèbe reprenait : « Monsieur le directeur, mes collègues, cette petite … non … cette inoubliable manifestation d’amitié me … » touche… me touche ... me touche … La pensée de Sèbe s’enrayait sur ce mot. En outre, le malheureux saisissait bien la nécessité de paraître joyeux, comblé et surtout très attentif. Or, il n’était pas question par son maintien de marquer l’adhésion aux éloges, mais non plus de mettre en doute l’intention aimable qui les dictait. Là était la nuance subtile et douce à exprimer.
Ainsi quand Monsieur Labrecque l’avait défini comme un loyal serviteur mettant la destinée de la Gazette du Pays avant son avancement personnel, avant toute récompense juste et légitime auquel un homme a droit, « on avait vu Sèbe dissimuler une manière de sourire. Il consentit à se reconnaître de loin et, en dosant l’indulgence à une certaine ironie appropriée.
Pourtant ces expressions « désintéressement, dévouement, sincérité » ne frappaient plus désagréablement son oreille. S’il avait pu les exécrer ce matin et se les appliquer dans une intention d’hostilité, voici qu’elles ne le blessaient plus, ni ne le confondaient. Au contraire, n’étaient-elles pas de celles qui, lorsqu’on a adjugé un homme sur la profonde signification de sa vie, gardent l’éclat le plus pur. Une éclaircie se faisait, toute gracieuse et accueillante dans les gris brouillards qui avaient confondu Sèbe. Il savait maintenant ce qu’il exprimerait tantôt. Il dirait que d’avoir été estimé bon, serviable et désintéressé, ne fut-ce qu’une fois dans sa vie constituait une plus haute récompensée que d’autres marques peut-être plus tangibles, mais plus vulgaires du succès. Il dirait … mon Dieu pourquoi pas … en n’appuyant pas trop … avec le degré de modestie approprié que, de toute façon, celui qui a recueilli pareil témoignage de son vivant ne peut faire autrement que d’en être sincèrement, profondément ému. Il pourrait même exprimer que ce sont, en définitive, ces qualités de renoncement, de sincérité, toutes dénigrées qu’elle soient, que les hommes considèrent, dans le fond de leur âme, comme les plus enviables. Il saurait peut-être intercaler une phrase d’un écrivain américain qui lui revenait à la mémoire. Hélas, sont les qualités que nous sommes d’accord à le plus admirer en l’homme, tels la tolérance ; la bonté, la générosité, le renoncement à soi. Les qualités que nous admirons le plus dans l’être humain sont indiscutablement la tolérance, la bonté, la générosité, le renoncement à soi. Pourtant, ce sont celles qui que nous retrouvons le moins, hélas.
Il est à remarquer que les qualités que nous admirons le plus dans l’être humain, à savoir la tolérance, la bonté, la générosité, le renoncement à soi-même n’ont rien à voir avec la béate admiration que nous accordons au succès. Au contraire, l’homme semble réussir dans la vie en autant qu’il s’éloigne de ses hautes vertus. Évidemment, réfléchissait Sèbe, il corrigerait ce que cette citation pouvait présenter de pessimisme en alléguant lui, qu’il n’en était pas toujours ainsi. Que les vertus les plus douces de l’homme triomphaient en certaines occasions. Puis il reconnaîtrait qu’il était loin de mériter les hommages décernés mais qu’il était profondément heureux qu’on ait bien voulu l’en jugé digne. Que pour lui, un vieux bonhomme – il appuierait avec un sourire sur le vieux bonhomme –le témoignage d’amitié reçu ce soir constituait le triomphe des admirables principes auxquels il avait tenté de conformer sa vie. Il pourrait même exprimer que, vieillir dans une carrière difficile, dénigrée par les uns et gardant de loin, comportant peu d’avantages matériels, il ne regrettait pas aujourd’hui de s’y être dirigée dans sa jeunesse. Il parlerait alors de son idéal de jeunesse, ferait revirer des souvenirs des bonnes luttes d’autrefois, y mêlant le nom de ses vieux collègues. Servir, s’écrierait-il est la suprême joie de l’homme.
C’était à peu près ce que le millionnaire s’évertuait toujours à exprimer en un langage nourri des réminiscences des quelques années minables de sa vie. Il parla longtemps ; 31 minutes au dire des uns, autant d’heures et autant de minutes au dire de Joinville. Et il parla avec nostalgie, comme si seuls ils avaient eu du prix dans sa vie, du froid qu’il avait enduré dans le Nord, de la faim de la satisfaction éprouvée lorsqu’il n’avait eu que vingt-cinq cents dans sa poche.
Tout aussitôt qu’il eut terminé son discours, Monsieur Labrecque tendit la main, au hasard derrière lui. Un petit paquet y fut déposé que le directeur vint placer dans la main de Sèbe. Puis le même silence aigu qui avait accompagné l’échange entoura les gestes maladroits de Sèbe défaisant le paquet. Sur un lit de ouate, au fond d’une petite boîte, il découvrit une montre. Elle était massive, en or solide, frappées des initiales de Sèbe, ornée d’une chaîne également en or, bref de celles, qu’en une ville comme Montréal, une centaine de patrons présentent à leurs vieux employés au bout de 20, 30 et 40 années de services mal rétribués, mais avec leurs félicitations, leurs vœux de bonheur et de prospérité.
Les yeux de Sèbe brillaient pourtant étrangement. Sa lèvre, comme agacée par une mouche, se soulevait, frémissait. Sous le coup de l’émotion, sa figure avait vieilli soudainement ; on l’eût dit creusée par une maladie ; car le regard, tendu et traqué, tout semblait exprimer la lutte même de l’organisme pour la vie.
Or, de cet être tout secoué, une voix sortit enfin, très basse, à peine perceptible qui murmurait : « Vraiment, je ne m’attendais. Votre bonté dépasse. C’est beaucoup trop. Vous ne savez pas comment votre témoignage me touche. Mais aucune des belles expressions, qui avaient […] dans son cerveau n’arrivait-il à saisir.
Tout juste put-il en terminant son petit discours déclarer que l’appréciation de ses du directeur éclairé de la Gazette, de ses vieux amis, les journalistes de sa génération, de sa propre conscience lui procuraient la plus ample la plus durable des satisfactions.
On avait débouché de nombreuses bouteilles de gin. Sur la table reposait une grosse meule de fromage Oka sans quoi on n’imagine guère une fête chez les journalistes Canadiens français. Aux petites heures, on avait vidé les bouteilles, consommé le fromage entier. On avait également épuisé les récits de plaisanteries pratiquées sur les nouveaux venus. Et de bonne farces d’autrefois. On avait comparé les souvenirs, entendu Auguste Labrecque relater comment l’expérience de la pauvreté lui avait été utile ; Théodore, chroniqueur judiciaire avait mimé deux ou trois petites scènes de la vie humaine croquées au palais de Justice. Vers la fin de la nuit, Joinville, enhardi par l’alcool, avait soutenu qu’au fond les journalistes étaient tous si bêtement contents de se voir imprimés qu’ils eussent avalé n’importe quelle vilenie pour s’assurer cette petite satisfaction. Sèbe l’avait vivement pris à parti. Jusqu’au bout, il avait maintenu que le journaliste puise sa joie dans le service et dans l’expression de la vérité. Enfin, la fête s’était épuisée et, sous un jour qui annonçait la pluie, on s’était séparé.
Sève fut seul, attendant son tramway. Ce moment, il l’avait longtemps souhaité persuadé qu’il ne connaîtrait que dans la solitude la pleine mesure de joie qui l’habitait. Or, dans le petit vent triste qui parcourut la rue déserte, Sèbe commença à douter qu’il était heureux. Des sommets, les moments d’exaltation peuvent être dangereux à la vie quotidienne. L’instant redoutable, l’instant critique c’est celui où, dégrisé, l’homme va reprendre ses petits efforts journaliers. Là est l’épreuve définitive de son comportement intérieur. La guérison de Sèbe, son optimisme tout ragaillardi allait-il y résister.
Au bout de la rue, un tramway venait, fort à l’aise en l’absence de toute autre circulation. C’était un 83. Sèbe, dans son habit bleu, quelque peu froissé, son melon sur le coin de la tête fut reconnu de loin par le wattman, puis par Adélard Bissonnette qui, tout au bout du tramway, guettait qui serait le premier voyageur de la journée.
Entre les longues banquettes il régnait cette invitation à la mélancolie, cette douceur un peu navrante des nefs désertes ou des théâtres silencieux. Sèbe préféra rester appuyé à la barre, tout près du contrôleur.
- Le premier homme de la journée, mon premier voyageur, lui expliquait Bissonnette, je m’en vas vous dire, celui-là, je le remarque, et si c’est un homme heureux, ça me ragaillardit, ça me réconforte pour toute la journée. Or, ça, comment pouvais-je tomber mieux aujourd’hui puisque c’est sur Monsieur Sèbe.
- Mais pourquoi, s’informa Sèbe qui songeait à sa montre en or, à la manifestation d’amitié dont il avait été l’objet et qui préférait taire encore ces signes tout extérieurs de succès, mais pourquoi, mon brave homme, me croyez-vous un être heureux ?
- Ah, fit Bissonnette, se grattant la nuque, c’est que vous avez tout pour être heureux. Pensez donc : écrire dans les journaux, dire des choses vraies sur l’histoire, le patriotisme, la politique. Penser dans votre tête et arriver à dire ce que vous pensez. Mettre ça sur le papier. Il y a pas beaucoup d’hommes qui ont cette chance.
- Oui, approuvait Sèbe, doucement, presque douloureusement, l’encourageant à poursuivre. Et certains jours être fêté, recevoir ceci par exemple, après quinze ans de service, de rude travail et d’épuisement cérébral …
Alors, il tira sa montre, l’exhiba aux yeux de Bissonnette. Or Sèbe ne vit rien du doute, de sa propre raillerie intérieure corrompre dans l’expression de Bissonnette le haut prestige qu’il lui gardait.
Tout simplement l’homme était ravi de la bonne fortune qui échouait à Sèbe. Plus que […] confirmé lui aussi dans ce doux espoir que le mérite est reconnu sur terre. Et il y avait juste assez d’envie au reste dans son contentement pour le rendre appréciable à Sèbe. De tout son cœur il appelait, aspirait cette envie qu’on avait de sa vie, afin de ne plus la diminuer.
Il était arrivé à la rue Saint-Mathieu où il habitait. Quand les portes du tram s’ouvrirent, il marqua une curieuse hésitation. Au vrai, il redoutait de perdre l’assurance qu’aux yeux d’un homme au moins, il était privilégié.
L’[…] de perdre cette expression de Bissonnette qui soutenait une satisfaction intime dont il craignait avoir honte, un peu plus tard, aux yeux d’un homme du moins, sa satisfaction n’avait pas à se cacher, à se receler sous des apparences d’indignation.
Il fit son petit salut habituel à travers la porte close. Et, à pas lents, presque indécis, Sèbe s’acheminait vers sa maison. Bien possiblement, son vieil ennemi personnel, le Sèbe vieillissant et aigri, l’attaquerait encore de front tantôt. Il le voyait presque venir, avec une perfidie comme celle-ci par exemple : Hé bien, mon pauvre homme, ils t’ont eu encore une fois. Avec des discours et une montre !
Et Sèbe relevait la tête comme un homme qui peut opposer à de telles attaques l’envie, l’admiration objective, voire celle d’un étranger, que l’on éprouve pour lui.
Et ce n’était pas vrai. Sûrement, dans le fond de son cœur, Sèbe allait conserver l’assurance que ce n’était pas vrai.
Son heure d’apothéose avait déjà singulièrement pâli dans son esprit et, secoué par la fatigue, les émotions de la nuit, il entrevoyait qu’une raillerie intérieure allait lui ravir le sentiment qu’il devrait être heureux. Sa main avait glissé dans sa poche ; elle palpait la lourde montre, cependant que son cœur oscillait entre le plaisir de s’en montrer content et la tentation malfaisante de considérer sa satisfaction comme indigne de lui-même.
Il sortit la montre et l’exhiba aux yeux de Bissonnette, la balançant au bout de la chaine d’or.
- C’est un petit cadeau qu’on m’a fait … oui… on m’a fêté ce soir …ah… une petite fête très intime … quelques discours de circonstance … voici quinze ans que je suis à la Gazette … une petite réunion donc de vieux copains … une trentaine de personnes tout au plus …
Il laissait tomber les détails négligemment ; il s’efforçait de les présenter comme de peu d’importance; il les dépouillait de toute interprétation personnelle, afin de s’assurer peut-être la réaction du contrôleur qu’ils étaient en eux-mêmes fort significatifs. Mais à son insu, sa voix vibrait d’une émotion contenue. Et Bissonnette en était comme réchauffé, il était entraîné vers l’admiration par la modestie même des explications.
La montre lui parut d’une valeur extraordinaire. Et la petite réunion d’une trentaine de personnes.
Il soupesa la montre, les yeux ronds, émerveillés. Sa figure s’épanouit dans un large sourire de contentement. Il était ravi, comme tout homme naturellement bon l’est de la bonne fortune qui échoue à son prochain. Plus que ravi, confirmé lui aussi dans ce doux espoir que le mérite est reconnu sur terre. Mais enfin une ombre de mélancolie passa sur son visage. L’envie pénétrait l’âme simple et joviale de Bissonnette.
- Penser dans sa tête, exprima-t-il, penser bien des choses dans sa tête puis les mettre sur du papier. Être fêté par ses amis, honoré comme vous l’êtes, et puis recevoir une belle montre. Ah, monsieur Sèbe, vous êtes un homme chanceux.
Et Sèbe, une main à la barre, appuyait d’un sourire léger, qu’il voulait encore un tant soit peu désabusé.
- Possible, disait-il, avec la feinte d’un homme qui veut nourrir l’envie d’autrui, possible. Évidemment, il y a des moments, des moments … enfin des moments assez agréables. Mais dans l’ensemble, vous savez, notre vie, à nous, journalistes.
Il s’en allait, bercé par les roulements du tram, sans trop de honte contre son intime satisfaction, avec toutes les précautions que l’homme prend à diminuer sa satisfaction pour ne pas avoir à en craindre la perte, et amusé par ce qu’il croyait être une indulgente malice envers l’admiration sincère mais peu difficile d’un homme comme Bissonnette.