Deux visions de l’Amérique

Sous des apparences opposées, Bonheur d’occasion et Le Survenant décrivent deux aspects de notre destinée continentale: en effet, tous deux présentent de grandes affinités avec la littérature états-unienne, entre autres parce qu’ils mettent en scène un personnage qui a pour fonction de permettre le passage d’un état de conscience à un autre. Dans ce sens, les deux romans «décrivent en fait le même univers, un univers en transition qui semble attendre son rédempteur» (p. 68). Dans le cas de Bonheur d’occasion, s’exprime une attitude prométhéenne, c’est-à-dire une aspiration à dominer la nature: Jean Lévesque est le personnage qui, tel le capitaine Achab de Melville, secouera l’immobilisme ambiant en réalisant ses aspirations sociales et spatiales (géométrie) et introduira dans le roman le désir de la réalité états-unienne (succès matériel, monde urbain). Jean est celui qui possède la connaissance et qui éveille les consciences endormies; c’est le personnage le plus «américain» du roman, et il a pour fonction de «révéler aux autres personnages une nouvelle réalité» (p. 72). Saint-Henri est donc un lieu qui résiste au progrès, mais aussi un lieu de transition où l’on sent l’appel du grand large, de la vie du continent; Azarius, partagé entre le sédentarisme et le nomadisme, renvoie à certains mythes traditionnels du Canada français et des États-Unis. En contraste, le Survenant est une figure proche de Dionysos, qui rêve d’une fusion romantique avec la nature. Gabrielle Roy est donc de la lignée de Dos Passos, de Dreiser et de Mailer, tandis que Guèvremont annonce les Kerouac, McGuane et Harrison. [source: Saint-Martin, L. (1998). Lectures contemporaines de Gabrielle Roy: bibliographie analytique de la critique (1978-1997), Montréal, Boréal.]