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État final

Image La Détresse et l'Enchantement Première partie «Le Bal chez le Gouverneur»I

Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure? Ce ne fut peut-être pas, malgré tout, au cours du trajet que nous avons tant de fois accompli, maman et moi, alors que nous nous engagions sur le pont Provencher au-dessus de la Rouge, laissant derrière nous notre petite ville française pour entrer dans Winnipeg, la capitale, qui jamais ne nous reçut tout à fait autrement qu’en étrangères. Cette sensation de dépaysement, de pénétrer, à deux pas seulement de chez nous1, dans le lointain, m’était plutôt agréable, quand j’étais enfant. Je crois qu’elle m’ouvrait les yeux, stimulait mon imagination, m’entraînait à observer.

Nous partions habituellement de bonne heure, maman2 et moi, et à pied quand c’était l’été. Ce n’était pas seulement pour économiser mais parce que nous étions tous naturellement marcheurs chez nous, aimant nous en aller au pas, le regard ici et là, l’esprit où il voulait, la pensée libre, et tels nous sommes encore, ceux d’entre nous qui restent en ce monde.

Nous partions presque toujours animées par un espoir et d’humeur gaie. Maman avait lu dans le journal, ou appris d’une voisine, qu’il y avait solde, chez Eaton, de dentelle de rideaux, d’indienne propre à confectionner tabliers et robes d’intérieur, ou encore de chaussures d’enfants. Toujours, au-devant de nous, luisait, au départ de ces courses dans les magasins, l’espoir si doux au cœur des pauvres gens d’acquérir à bon marché quelque chose de tentant. Il me revient maintenant que nous ne nous sommes guère aventurées dans la riche ville voisine que pour acheter. C’était là qu’aboutissait une bonne part de notre argent si péniblement gagné − et c’était le chiche argent de gens comme nous qui faisait de la grande ville une arrogante nous intimidant. Plus tard, je fréquentai Winnipeg pour bien d’autres raisons, mais dans mon enfance il me semble que ce fut presque exclusivement pour courir les aubaines.

En partant, maman était le plus souvent rieuse, portée à l’optimisme et même au rêve, comme si de laisser derrière elle la maison, notre ville, le réseau habituel de ses contraintes et obligations, la libérait, et dès lors elle atteignait l’aptitude au bonheur qui échoit à l’âme voyageuse. Au fond, maman n’eut jamais qu’à mettre le pied hors de la routine familière pour être aussitôt en voyage, disponible au monde entier.

En cours de route, elle m’entretenait des achats auxquels elle se déciderait peut-être si les rabais étaient considérables. Mais toujours elle se laissait aller à imaginer beaucoup plus que ne le permettaient nos moyens. Elle pensait à un tapis pour le salon, à un nouveau service de vaisselle. N’ayant pas encore entamé la petite somme dont elle disposait pour aujourd’hui, celle-ci paraissait devoir suffire à combler des désirs qui attendaient depuis longtemps, d’autres qui poussaient à l’instant même. Maman était de ces pauvres qui rêvent, en sorte qu’elle eut la possession du beau bien plus que des gens qui l’ont à demeure et ne le voient guère. C’était donc en riches, toutes les possibilités d’achat intactes encore dans nos têtes, que nous traversions le pont.

Mais aussitôt après s’opérait en nous je ne sais quelle transformation qui nous faisait nous rapprocher l’une de l’autre comme pour mieux affronter ensemble une sorte d’ombre jetée sur nous. Ce n’était pas seulement parce que nous venions de mettre le pied dans le quartier sans doute le plus affligeant de Winnipeg, cette sinistre rue Water voisinant la cour de triage des chemins de fer, toute pleine d’ivrognes, de pleurs d’enfants et d’échappements de vapeur, cet aspect hideux d’elle-même que l’orgueilleuse ville ne pouvait dissimuler à deux pas de ses larges avenues aérées. Le malaise nous venait aussi de nous-mêmes. Tout à coup, nous étions moins sûres de nos moyens, notre argent avait diminué, nos désirs prenaient peur. Nous atteignions l’avenue Portage, si démesurément déployée qu’elle avalait des milliers de personnes sans que cela y parût. Nous continuions à parler français, bien entendu, mais peut-être à voix moins haute déjà, surtout après que deux ou trois passants se furent retournés sur nous avec une expression de curiosité. Cette humiliation de voir quelqu’un se retourner sur moi qui parlais français dans une rue de Winnipeg, je l’ai tant de fois éprouvée au cours de mon enfance que je ne savais plus que c’était de l’humiliation. Au reste, je m’étais moi-même retournée fréquemment sur quelque immigrant au doux parler slave ou à l’accent nordique. Si bien que j’avais fini par trouver naturel, je suppose, que tous, plus ou moins, nous nous sentions étrangers les uns chez les autres, avant d’en venir à me dire que, si tous nous l’étions, personne ne l’était donc plus.

C’était à notre arrivée chez Eaton seulement que se décidait si nous allions oui ou non passer à la lutte ouverte. Tout dépendait de l’humeur de maman. Quelquefois elle réclamait un commis parlant notre langue pour nous servir. Dans nos moments patriotiques, à Saint-Boniface, on prétendait que c’était notre droit, et même de notre devoir de le faire valoir, qu’à cette condition nous obligerions l’industrie et les grands magasins à embaucher de nos gens.

Si maman était dans ses bonnes journées, le moral haut, la parole affilée, elle passait à l’attaque. Elle exigeait une de nos compatriotes pour nous venir en aide. Autant maman était énergique, autant, je l’avais déjà remarqué, le chef de rayon était obligeant. Il envoyait vite quérir une dame ou une demoiselle Unetelle, qui se trouvait souvent être de nos connaissances, parfois même une voisine. Alors s’engageait, en plein milieu des allées et venues d’inconnus, la plus aimable et paisible des conversations.

— − Ah! madame Phaneuf! s’écriait maman . Comment allez-vous? Et votre père? Vit-il toujours à la campagne? — − Madame Roy! s’exclamait la vendeuse. Vous allez bien? Qu’est-ce que je peux pour vous? J’aime toujours vous rendre service.

Nous avions le don, il me semble, pauvres gens, lorsque rendus les uns aux autres, de retrouver le ton du village, de je ne sais quelle société amène d’autrefois.

Ces jours-là, nous achetions peut-être plus que nous aurions dû, si réconfortées d’acheter dans notre langue que l’argent nous filait des mains encore plus vite que d’habitude.

Mais il arrivait à maman de se sentir vaincue d’avance, lasse de cette lutte toujours à reprendre, jamais gagnée une fois pour toutes, et de trouver plus simple, moins fatigant de «sortir», comme elle disait, son anglais.

Nous allions de comptoir en comptoir. Maman ne se débrouillait pas trop mal, gestes et mimiques aidant. Parfois survenait une vraie difficulté comme ce jour où elle demanda «a yard or two of Chinese skin to put under the coat…», maman ayant en tête d’acheter une mesure de peau de chamois pour en faire une doublure de manteau.

Quand un commis ne la comprenait pas, il en appelait un autre à son aide, et celui-là un autre encore, parfois. Des «customers» s’arrêtaient pour aider aussi, car cette ville, qui nous traitait en étrangers, était des plus promptes à voler à notre secours dès que nous nous étions reconnus dans le pétrin. Ces conciliabules autour de nous pour nous tirer d’affaire nous mettaient à la torture. Il nous est arrivé de nous esquiver. Le fou rire nous gagnait ensuite à la pensée de ces gens de bonne volonté qui allaient continuer à chercher à nous secourir alors que déjà nous serions loin.

Une fois, plus énervée encore que de coutume par cette aide surgie de partout, maman, en fuyant, ouvrit son parapluie au milieu du magasin que nous avons parcouru au trot, comme sous la pluie, les épaules secouées de rire. À la sortie seulement, puisqu’il faisait grand soleil, maman s’avisa de fermer son parapluie, ce qui donna à l’innocente aventure une allure de provocation. Ces fous rires qu’elle me communiquait malgré moi, aujourd’hui je sais qu’ils étaient un bienfait, nous repêchant de la tristesse, mais alors j’en avais un peu honte.

Après le coup du parapluie, un bon moment plus tard, voici que je me suis fâchée contre maman, et lui ai dit qu’elle nous faisait mal voir à la fin, et que, si toutes deux riions, nous faisions aussi rire de nous.

À quoi maman, un peu piquée, rétorqua que ce n’était pas à moi, qui avais toutes les chances de m’instruire, de lui faire la leçon à elle qui avait tout juste pu terminer sa sixième année dans la petite école de rang à Saint-Alphonse-Rodriguez, où la maîtresse elle-même n’en savait guère plus que les enfants, et comment l’aurait-elle pu, cette pauvre fille qui touchait comme salaire quatre cents dollars par année. Ce serait à moi, l’esprit agile, la tête pas encore toute cassée par de constants calculs, de me mettre à apprendre l’anglais, afin de nous venger tous. (Plus tard, quand je viendrais à Montréal et constaterais que les choses ne se passaient guère autrement dans les grands magasins de l’ouest de la ville, j’en aurais les bras fauchés, et le sentiment que le malheur d’être Canadien français était irrémédiable.)3

Jamais maman ne m’en avait dit si long sur ce chapitre. J’en étais surprise. Je crois avoir entrevu pour la première fois qu’elle avait cruellement souffert de sa condition et ne s’était consolée qu’en imaginant ses enfants parvenus là où elle aurait voulu se hausser.

De nos expéditions à Winnipeg, nous revenions éreintées et, au fond, presque toujours attristées. Ou bien nous avions été sages, prudentes, n’ayant acheté que l’essentiel, et qui donc a jamais tiré du bonheur de se limiter au strict nécessaire! Ou bien nous avions commis quelque folie, par exemple acheté le chapeau qui m’allait si bien, mais à un prix fou, et nous en avions du remords, il faudrait se rattraper ailleurs, disait maman, et ne pas avouer le prix au père, me laissait-elle entendre à demi-mot4. Ainsi notre gêne d’argent nous jetait-elle tôt ou tard dans l’extravagance qui nous ramenait à une gêne plus sévère encore.

De toute façon, le pont que nous avions traversé en riches, la tête pleine de projets, nous ne l’avons jamais retraversé qu’en pauvres, les trois quarts de notre argent envolés, et bien souvent sans que l’on puisse dire où.

— − Comme ça part, l’argent! disait maman. Évidemment c’est fait pour partir, mais ton père dira encore que j’ai l’art de le faire partir plus vite que personne.

Bientôt, au-delà du pont, nous devenaient visibles les clochers de la cathédrale5, puis le dôme du collège des Jésuites, puis des flèches, d’autres clochers. Inscrite sur l’ardent ciel manitobain, la ligne familière de notre petite ville, bien plus adonnée à la prière et à l’éducation qu’aux affaires, nous consolait. Elle nous rappelait que nous étions faits pour l’éternité et que nous serions consolés d’avoir eu tant de misère à joindre les deux bouts.

Quelques pas encore, et nous étions chez nous. Nous n’étions pas nombreux dans la petite ville pieuse et studieuse, mais du moins avions-nous alors le sentiment d’y être d’un même cœur. Déjà maman et moi parlions dans notre langue le plus naturellement du monde, ni plus bas ni trop haut, comme à Winnipeg où nous étions commandées par la gêne ou la honte de la gêne. D’autres voix s’élevaient en français autour de nous, nous accompagnant. Dans notre soulagement de retrouver notre milieu naturel, nous nous prenions à saluer presque tous ceux que nous croisions, mais il est vrai, entre nous, dans la ville, nous nous connaissions à peu près tous, au moins de nom. Plus nous allions et plusmaman se reconnaissait de gens amis et saluait et prenait des nouvelles des uns et des autres.

De retour dans notre ville, il lui arrivait de lever le regard sur le haut ciel clair pour le contempler avec une sorte de ravissement. Et souvent, la fatigue disparue de son visage comme par enchantement, elle me prenait à témoin: «On est bien chez nous.»

Nous arrivions à notre maison, rue Deschambault. La retrouver intacte, gardienne de notre vie à la française au sein du pêle-mêle et du disparate de l’Ouest canadien, devait nous apparaître chaque fois une sorte de miracle, car à la dernière minute, nous nous hâtions vers elle. C’était comme si nous avions toujours eu un peu peur qu’elle nous fût un jour ravie. Elle était avenante et simple, avec ses lucarnes au grenier, de grandes et nombreuses fenêtres à l’étage et, entourant la façade et le côté sud, une large galerie à enfilade de colonnes blanches.

Toujours nous revenions vers elle comme d’un voyage qui nous aurait secouées. Pourtant ce ne sont pas ces voyages de Saint-Boniface à Winnipeg, si éclairants fussent-ils, qui m’ouvrirent enfin pleinement les yeux sur notre condition, à nous Canadiens français du Manitoba. Cela s’est fait en une autre occasion, beaucoup plus dure.

II

J’avais été malade de sérieuses indigestions l’une sur l’autre et il me restait une sensibilité au ventre. Maman, le jour où je commençai à aller un peu mieux, comme c’est sans doute le cas chez bien des gens de notre genre, se décida à m’emmener voir le médecin. Après les questions et l’examen, qui consistait surtout en ce temps-là en palpations, nous attendions, maman et moi, un peu effarouchées du verdict que le médecin mettait beaucoup de temps à prononcer. Enfin il regarda maman et lui décocha un peu comme un reproche:

— − Madame, il va falloir opérer cette enfant. Au plus tôt. Sans plus attendre.6 Je tournai un peu la tête vers maman et la vis tressaillir comme sous le coup d’un blâme, en effet. Elle avait pâli, puis il m’avait semblé la voir rougir, et tout ce temps elle avait l’air de chercher des mots qui ne venaient pas. Enfin elle trouva celui-là qui nous était le plus coutumier, le plus habituel, je pense bien, et je l’entends encore, je l’entendrai toujours le prononcer d’une voix blanche: — − Combien? Ce sera combien, docteur?

J’eus l’impression que nous étions chez l’épicier ou le boucher, et que pourtant maman s’armait pour une lutte bien plus serrée qu’avec ces gens-là sur qui elle avait assez facilement le dessus.

Le docteur déplaçait des papiers, sa plume, son buvard, et paraissait aussi mal à l’aise que maman.

— − Écoutez, madame. Dans le courant ordinaire des choses, pour une opération de ce genre, c’est cent cinquante dollars.

Il saisit sans doute l’expression de consternation qui se peignit sur le visage de maman, car il se hâta de lever les mains en disant:

— − Mais!... mais!...

L’ayant un peu calmée par son geste, il poursuivit:

— − Pour vous dont je connais les difficultés, ce sera cent dollars.

Je vis que cela n’aidait pas beaucoup ma mère à respirer. Elle gémit comme pour elle-même, sans s’en plaindre à lui: «Cent dollars! Cent dollars!»

Le médecin haussa les épaules, d’impuissance. Alors je compris qu’elle allait raconter l’«histoire» de notre vie, qu’elle sortait en public lorsqu’elle n’avait vraiment plus d’autre recours, et qui me remplissait chaque fois d’une confusion et d’une détresse qui ne semblaient pouvoir se dissoudre ni en larmes ni en paroles. J’aurais voulu retenir maman, l’empêcher de parler, mais déjà il n’était plus temps. Assise au bord de sa chaise, les mains nouées sur sa jupe, le regard fixé sur le plancher, d’une voix monotone, sans jamais lever les yeux vers le médecin afin de n’être distraite en aucune façon de ce qu’elle devait dire, elle racontait:

— − Mon mari, fonctionnaire du gouvernement fédéral, pour n’avoir pas caché sa loyauté politique, s’est trouvé en butte à une sournoise persécution et, pour finir, s’est vu mis à la porte, congédié six mois seulement avant l’âge de la retraite dont il a été frustré. Ainsi, dans notre âge avancé, disait maman, nous nous sommes trouvés démunis, monsieur le docteur, sans revenus assurés7. Il nous a fallu vivre du vieux gagné vite dépensé, comme vous pouvez le penser, auquel se sont ajoutés l’aide demes grands enfants et ce que j’ai pu gagner moi-même ici et là pour des travaux de couture...

L’histoire défilait, le médecin écoutait, peut-être dans l’ennui, car ses yeux erraient parfois au plafond, venaient se poser un instant sur moi, sans sourire, repartaient. Au début seulement de la consultation, il m’avait adressé la parole: «Quel âge as-tu, petite? Douze ans... On ne le dirait pas... On t’en donnerait plutôt dix.» Et il avait parlé à maman sur un ton sévère: «Vous auriez dû m’amener cette enfant il y a au moins six mois.»

Maintenant il me regardait, on aurait dit, sans amitié. Cette idée de maman aussi de me faire voir par le médecin le plus cher de la ville!

Elle en était aux détails les plus affligeants, que je ne pouvais entendre sans vouloir me cacher le visage dans les mains: les raccommodages qu’elle attaquait le soir, sa journée faite, et qui étaient d’un bon rapport, dit-elle avec une curieuse insistance, comme si le docteur eût pu avoir des reprisages à lui commander en retour de ses services.

Je ne comprenais vraiment rien à maman, à certaines heures. La femme la plus fière, qui passait des nuits à coudre pour ses filles des robes aussi belles que celles des filles des notables les plus riches de la ville, qui trouvait Dieu sait où l’argent de nos leçons de piano, la femme la plus stoïque aussi que jamais je n’ai entendu avouer une douleur physique, ni même, plus tard, le terrible mal de la solitude, dès qu’étaient mis en cause la santé, le bien-être, l’avenir de ses enfants, elle aurait pu se faire mendiante aux coins des rues.

Excédé à la fin par cette histoire qui, pour lui, ressemblait peut-être à bien d’autres entendues ici même, le docteur leva les mains pour faire taire maman.

— − Madame!... madame!... Si vous ne pouvez régler mes honoraires en une fois, faites-le petit à petit, comme vous pourrez.

Alors maman respira.

Du moment qu’une dette, une obligation, aussi énorme fût-elle, pouvait être fractionnée, réglée à petits coups, étirée, elle pensait arriver à en avoir raison, après tout elle avait fait cela depuis des années, elle y était entraînée: tant ce mois-ci pour la machine à coudre (encore que dans le découragement maman avouât parfois que la machine serait sans doute usée avant d’être à nous); tant pour le service d’argenterie (il me semble que ce n’était que cinquante cents par quinzaine, mais nous ne les avions tout de même presque jamais quand passait le représentant); tant pour la glacière. Maman, ayant saisi que mon opération pouvait entrer dans cette catégorie, en fut aussitôt réconfortée et m’adressa un regard qui semblait entendre: «Tu verras, on se sortira de cela aussi.» De soulagement, elle eut même un espèce de sourire tendre qui nous enveloppa tous deux, moi et le docteur, et qui lui donna un air presque heureux, au milieu de sa peine. Elle était comme une belle, grande rivière, semée, tout au long de son cours, d’obstacles: rochers, écueils, récifs, et elle en venait à bout, soit en les contournant, en s’en éloignant par le rêve, soit en les franchissant au bond. Alors, pour un court moment, entre les mille embûches, avant qu’elle ne fût reprise dans les remous, on entendait son chant d’eau apaisée.

− Eh bien, si c’est ainsi, docteur, soyez assuré que je parviendrai à m’acquitter envers vous...

Le docteur coupa court aux promesses de maman. Il se leva. Nous nous sommes levées aussi. Maman songea alors à s’informer:

— − Ce sera pour quand, l’opération? Dans quelques semaines? — − Y pensez-vous, madame! Je téléphone à l’hôpital immédiatement. Je tiens à ce que votre petite fille y entre ce soir même, demain au plus tard. — − Oh! demain! supplia maman.

Le côté affaire réglé − ou relégué − elle pouvait enfin être à son souci pour moi, à son angoisse. Elle se mit à plaider pour un peu plus de temps. Il lui en fallait pour me coudre des vêtements propres pour l’hôpital. Pour préparer mon père à l’idée de l’opération. Et, qui sait, peut-être pour voir se détourner le cours des choses, s’il lui en était accordé suffisamment.

— − Nous avons déjà beaucoup trop tardé, trancha le docteur. Nous sommes à la merci d’une crise grave qui peut amener la rupture de l’appendice. J’opérerai votre enfant après-demain au plus tard.

Nous sommes sorties. Dans quelle petite rue ombragée d’arbres étions-nous, je n’en sais plus trop rien. Par ailleurs, je me souviendrai toujours que c’était par une des journées les plus tendres que puisse nous offrir l’été, toute pleine d’un vent doux qui caresse le visage. Cela nous a fait un drôle d’effet de nous retrouver au milieu d’une pareille journée avec nos calculs, notre peur de l’hôpital et l’angoisse de ce que papa allait dire. Il nous sembla que nous aurions plutôt dû être dans une belle campagne, assises dans l’herbe, au pied d’un arbre, à manger notre pique-nique, ou à rêver face au ciel, le corps parfaitement sain.

Maman prit ma main et me demanda si je n’étais pas trop fatiguée. «Parce que, me dit-elle, si tu t’en sens la force, j’aimerais faire un bout à pied.» (Nous étions dans de petites rues d’où pour trouver un tramway il eût fallu marcher plus loin que jusqu’à chez nous. Mamandevait être bien troublée pour ne pas y avoir réfléchi.) «J’aimerais me donner le temps, dit-elle, de préparer en pensée comment je vais parler à ton père

Je tâchai de la retenir. Je lui dis que j’étais mieux, que je n’avais plus de mal nulle part. Et c’était vrai. L’émotion m’avait galvanisée, prêté pour l’instant des forces venues de je ne sais où. D’ailleurs ce n’était pas nouveau, chez moi, une telle réaction. Il suffisait qu’on m’emmène chez le dentiste pour que disparût subitement un mal de dents qui m’avait tenue éveillée toute la nuit. Maman ne prêtait donc pas attention à ce que je disais. Elle poursuivait son idée.

— − Ton père, les dettes l’ont toujours terrifié, même quand il gagnait de quoi assurer notre vie. Alors, maintenant, tu peux imaginer comme elles l’effraient! Pourtant, quand on peut les répartir au mois, il me semble que les dettes ce n’est pas la fin du monde.

Je devais ressembler à mon père sur ce point car les dettes me terrifiaient aussi.

— −Je ne veux pas être opérée, ai-je décidé. On n’a pas les moyens. Et papa va être contre.

Elle s’arrêta de marcher et me secoua un peu.

— − Ne dis plus jamais pareille chose. Ton père ne sera pas contre. Il s’agit seulement de l’amener à voir que cette dette n’est pas pire qu’une autre. Ne m’enlève pas le courage, me pria-t-elle, au moment où j’en ai le plus besoin pour nous sortir du trou. — − On y est pourtant toujours, dans le trou, lui fis-je remarquer.

À ma surprise, elle se prit à rire un peu, comme de loin, à tant de prouesses accomplies.

— − N’empêche qu’on en est sorti mille fois, du trou. − Ce n’était peut-être pas le même, dis-je, souriant malgré moi, de connivence avec elle.

Nous avions atteint le coin d’une petite rue tranquille et nous en enfilions une autre également bordée d’arbres dont on entendait les feuilles bruire doucement en plein milieu de nos calculs. Il y eut ceci d’aimable dans notre vie: presque jamais la nature ne s’abstint de nous marquer une sorte de bienveillance à travers nos épreuves. Ou était-ce parce que nous cherchions sans cesse consolation en elle qu’elle nous l’accordait?

Soudain, cependant, maman m’étonna beaucoup en s’avouant abattue. Elle disait comme pour elle-même:

— − C’est vrai que le malheur nous poursuit depuis longtemps. Il faudrait sans doute remonter bien loin pour en connaître la cause. C’est une longue histoire.

Tellement les histoires m’étaient alors amies, même au plus creux de la désolation, je la priai:

— − Raconte.

Elle me fit un sourire navré qui sous-entendait: C’est bien le temps, va!

Malgré tout, cependant, commencèrent à lui échapper des bribes d’un récit de malheurs anciens que la scène chez le médecin avait sans doute réveillés − du moins c’est ce que j’ai cru comprendre.

Car, soudain, nous étions rejointes dans la rue paisible par une quantité de nos gens aux peines depuis longtemps mortes et qui pourtant revivaient en nous. En écoutant maman, j’eus la curieuse impression que notre détresse avait rappelé à nous des centaines d’êtres et qu’à présent, dans la rue déserte, nous allions ensemble, eux peut-être consolés de nous trouver attentives encore à leurs vies écoulées, et nous, de ne pas nous retrouver toutes seules.

— − Tout vient, disait maman, de ce vol de nos terres, là-bas, dans notre premier pays, quand nous en avions un, que les Anglais nous ont pris lorsqu’ils l’ont découvert si avantageux. Au pays d’Évangéline. Pour avoir ces terres riches, ils nous ont rassemblés, trompés, embarqués sur de mauvais navires et débarqués au loin sur des rivages étrangers. 8 — − Nous étions des Acadiens?

Peut-être maman me l’avait-elle déjà dit et je n’en avais pas gardé la mémoire. Ou bien je n’avais pas eu avant ce jour le cœur prêt à accueillir cette tragédie, et n’en avais pas fait grand cas.

— − Ainsi a commencé notre infortune, il y a bien longtemps, dit maman. Je ne sais pas tout de l’histoire. Des bouts seulement, transmis de génération en génération. — − Où ont-ils été laissés, maman? — − Oh, un peu partout en Amérique, à se débrouiller comme ils pouvaient, ne connaissant même pas la langue du pays où ils avaient échoué. Une partie d’entre eux, de peine et de misère, réussirent à se rassembler au Connecticut. Ils travaillaient aux usines, aux chantiers forestiers, au chemin de fer, là où il y avait de rudes besognes à accomplir à vil prix. Ils voisinaient beaucoup entre eux, se réconfortaient dans leur ennui de la patrie.

C’est à cet endroit du récit de maman que j’ai commencé à me tracasser au sujet de la notion de patrie, de ce qu’elle signifiait au juste. En tout cas, je l’ai beaucoup étonnée en lui demandant à brûle-pourpoint si nous autres en avions, une patrie.

— − Bien sûr, a-t-elle répondu, puis aussitôt elle n’a pas eu l’air si certaine d’elle-même et m’a touché le front en disant: Tu n’as pas de fièvre au moins?

J’ai protesté que non et insisté pour connaître le sort de nos gens au Connecticut.

— − Ce n’est pas le moment de me faire raconter cette vieille histoire triste, m’a-t-elle reproché. Je suis déjà assez accaparée. Il faut que je prépare ta valise pour l’hôpital… L’hôpital, gémit-elle, puis elle m’assura que j’y serais bien... et, malgré tout, elle était de retour avec nos gens du Connecticut. Dans ce temps-là, fit-elle, des prêtres, que l’on nommait colonisateurs, vécurent, on aurait dit, pour retrouver les troupeaux perdus et en ramener le plus possible. L’un d’eux vint jusqu’à nous au Connecticut.

Elle avait commencé de dire «nous» à propos de nos lointains ancêtres, et cela me consola bizarrement.

— − Dans notre petite église de là-bas, où on nous faisait le prêche en français, il nous annonça que le Québec nous attendait bras ouverts, que des terres nous seraient distribuées dans un canton fertile, non loin de Joliette, si nous voulions revenir au pays. — − Alors c’est le Québec, notre patrie? — − Oui et non, dit maman. C’est embêtant à préciser. Puis elle poursuivit: Il y eut discussion entre nous. Les uns disaient: «On se fera ici. Nous sommes déjà à moitié Américains. Nos enfants parleront anglais. C’est la sagesse. À rouler toute notre vie, nous n’arriverons à rien.» Mais d’autres tenaient pour tenter l’aventure au Québec: «Ce sont là-bas nos frères. Nous parlons la même langue. Nous avons la même foi. Allons nous mettre entre leurs mains.» — − Qu’est-ce qu’ils ont décidé? — − Comme cette histoire t’intéresse tout à coup! dit maman, et elle m’apprit: Eh bien! les uns sont restés, en sorte que nous devons avoir de lointains cousins au Connecticut, d’autres sont venus s’établir dans la belle et fertile paroisse de Saint-Jacques-de-l'Achigan9.

Nous avons alors aperçu un banc au coin d’une rue, sous un arbre qui murmurait, et maman a dit: «Asseyons-nous un peu pour que tu te reposes.» Et le clair bruit du feuillage doucement agité nous parla de répit et d’un moment de bonheur dans la vie des exilés.

— − Tu n’as toujours pas de mal? demanda maman.

Je fis signe que non, et c’est vrai, je n’en ressentais pas, seulement celui dont j’étais issue.

— − Est-ce qu’ils ont été heureux, nos gens, à Saint-Jacques-de-l’Achigan? — − Oui et non. Ils avaient beaucoup d’enfants. Tous les nôtres élevèrent des familles nombreuses. Nos prêtres disaient qu’à ce prix nous reconquerrions notre place au soleil. À Saint-Jacques-de-l'Achigan, ils furent bientôt à l’étroit. Un peu au nord s’élevait une sévère chaîne de collines. La terre y était pauvre, semée de cailloux, hérissée d’épinettes sombres. C’est pourtant là que montèrent s’installer ton grand-père Élie et ta grand-mère Émilie10. Personne ne travailla jamais sur terre autant que ces deux-là, raconta maman, les yeux au loin et comme navrée encore de leur long effort laborieux. Ils défrichèrent, ils arrachèrent au sol des milliers de pierres, ils en érigèrent des monticules, des murets, ils se firent quelques champs d’avoine, de blé noir. Leur première cabane fut bientôt remplacée par la maison où je suis née, celle que tu as vue dans l’album. Ton grand-père était habile: notre maison avait belle allure. Nous y avons mangé plus souvent de la galette de sarrasin que du pain blanc, mais je pense y avoir été une petite fille heureuse.

Je fus si contente que maman, avant sa vie de tracas, ait été une petite fille heureuse que je poussai un soupir d’aise. Je voulus savoir comment elle s’y était prise pour être heureuse, et maman répondit qu’elle ne s’en souvenait pas, qu’à son idée les enfants étaient généralement heureux, se faisant du bonheur avec peu. Puis elle prit pitié de moi qui la regardais avec l’envie de pleurer − mais elle se méprit et ne sut jamais que c’était sur elle que j’avais envie de pleurer. Elle me passa la main sur le front en m’assurant que j’allais revenir à la santé et retrouver mes jeux avec joie.

— − Pourquoi, si vous étiez heureux à Saint-Alphonse-Rodriguez, êtes-vous encore partis? ai-je demandé. — − On a peut-être du sang d’errants dans les veines à force d’errer, dit maman. Pourtant, maintenant, personne plus que moi n’aimerait être fixé une fois pour toutes. Ton grand-père Élie était porté à l’aventure. Il se sentait à l’étroit dans les collines pauvres pour y établir ses fils autour de lui. Puis est venu vers nous un autre de ces prêtres-colonisateurs11, celui-là pour nous vanter le Manitoba et l’accueil qu’on nous y ferait. Il parlait de belles terres riches, de tout cet Ouest canadien où nous devrions nous hâter de prendre notre place avant les Écossais et les Anglais qui arrivaient à grands flots. Il disait que tout le pays, d’un océan à l’autre, nous revenait, à nous, de sang français, à cause des explorateurs de France qui l’avaient les premiers parcouru11. Nos droits à notre langue, à notre culteseraient respectés. À chaque chef de famille, à chacun de ses enfants mâles ayant atteint dix-huit ans, le gouvernement de la nouvelle province concéderait un quart de section. C’était tentant pour des gens comme nous. Ton grand-père prit feu. Tu tiens de lui ce don de partir en imagination, fit-elle en passant sa main sur ma joue. Ta grand-mère était la seule à s’opposer au projet. À la fin elle céda, et nous voilà en route encore une fois. Le reste de l’histoire, tu le connais, je te l’ai raconté cent fois. Ils eurent une concession dans la montagne Pembina. — − Et enfin ils se reposèrent? — − Ah, mon Dieu, de loin encore ils n’eurent de repos. Tout était à refaire. Ton grand-père construisit la maison neuve exactement comme celle de Saint-Alphonse, ta grand-mère refit les meubles, les armoires, le pétrin… — − Et le banc-lit, je me le rappelle. — − Quand tu étais toute petite et que nous allions là-bas, tu pleurais si on te refusait de passer la nuit dans le banc-lit… Je me suis toujours demandé pourquoi tu aimais tellement coucher dans cette espèce de cercueil.

Je crus me souvenir que j’y éprouvais le sentiment d’une sécurité totale, comme si les mains qui avaient façonné ce vieux meuble rustique détenaient le pouvoir d’éloigner de moi toute menace.

— − Après quelques années, tout aurait pu être si beau à Saint-Léon, dit maman, car la terre était à nous. En comptant celle des garçons, elle faisait un mille carré en tout! Grand-Mère semait dans son jardin les mêmes fleurs qu’au Québec, on n’entendait parler autour de nous que notre langue familière, c’était presque la prospérité enfin, et voici que le gouvernement du Manitoba se tourna contre nous. Il passa cette loi inique qui interdisait l’enseignement de la langue française dans nos écoles12. Nous étions pris au piège, loin de notre deuxième patrie, sans argent pour nous en aller, et d’ailleurs où aurions-nous été? — − Encore sans patrie? — − Nous avions toujours nos terres, nos coutumes, nos maisons... et notre langue que nous n’étions pas prêts à nous laisser arracher. Mais aussi c’est ce qui nous ruina: cette longue lutte, toutes ces dépenses pour préserver nos écoles. Es-tu assez reposée? me demanda-t-elle. Il faudrait repartir. Ton père doit être inquiet de ne pas nous voir revenir plus vite.

Le feuillage, en s’écartant, nous exposa un pan du haut ciel clair que nous avons fixé ensemble en souriant malgré nous. Et maman a raconté:

— − Ton père, lui, c’est la profonde misère des siens, du côté de Beaumont, qui l’a chassé13. Il a dû commencer à travailler tout enfant, puis de bonne heure émigra aux États-Unis comme tant des nôtres que le Québec ne pouvait faire vivre. Il a fait tous les métiers, mais tout le temps il lisait, s’instruisait, se préparait à jouer un rôle important quand il rentrerait dans son pays. C’est au Manitoba qu’il aboutit. Quand je l’ai rencontré, à Saint-Léon, il croyait, comme le prêtre-colonisateur jadis, que tout l’Ouest, jalonné de petites colonies, serait au moins à moitié français d’un océan à l’autre. Puis il connut Laurier, qui allait devenir bientôt le Premier ministre, et qui lui demanda s’il ne travaillerait pas à son élection. Dès cet instant, ton père donna sa vie à cet homme tant il avait foi et confiance en lui. Lorsque Laurier, devenu Premier ministre, refusa de prendre parti dans la question du français au Manitoba, puisque cela relevait du domaine provincial, ton père ne lui retira pas son appui. Il disait: «Il a ses raisons.» Ce qui lui fut intolérable, d’esprit religieux comme il était, ce fut d’entendre, du haut de la chaire, tomber l’anathème contre les partisans de Laurier que l’on déclara traître à la cause du français. Enfin, sa loyauté politique, on la lui fit payer de son poste d’agent colonisateur, alors qu’il atteignait la vieillesse. C’était notre ruine, et j’ai des raisons de soupçonner les nôtres, nos propres gens, d’y avoir travaillé14. Car le plus triste de notre histoire, c’est peut-être que tant de malheurs ne nous aient pas encore unis.

Elle pencha la tête, regardant le sol à ses pieds, et me demanda:

— − Comprends-tu un peu peut-être pourquoi j’ai parlé de cela au médecin… Ce n’est pas de gaieté de cœur, je t’assure.

J’eus tant de peine pour elle, pour mon père, pour tous ces gens dont nous avions parlé, que je n’aurais pu répondre. Lorsqu’elle m’eut redemandé si nous allions nous remettre en route et que je me levai pour la suivre, il me sembla que nous prenions place dans l’interminable exode. Jusqu’où irions-nous donc à la fin des fins?

— − Ton père, quand je l’ai rencontré, me dit-elle tout à coup sans aucun à-propos, n’était plus jeune, mais énergique, plein d’idéal, un homme très beau et gai à ses heures.

Alors je me rappelai qu’au cabinet de consultation, le médecin avait demandé à maman: «Quel âge aviez-vous, madame, quand vous avez donné naissance?...» Maman avait paru gênée. Elle avait répondu, comme si elle n’en était pas sûre: «Quarante... quarante-deux, ou trois...»

— − Et votre mari, lui? — − Cinquante-neuf ans, docteur.

Comme si elle répondait à ma question silencieuse, elle m’assura:

— − Ton père a été heureux et fier quand tu es venue au monde... On dit, poursuivit-elle, que les enfants de parents âgés sont fragiles et délicats, mais aussi, paraît-il, ce sont les plus doués.

Nous ne devions pas être loin de la cathédrale, car maman a suggéré:

— − Veux-tu que nous entrions en passant, prier pour que tout se passe bien.

La haute nef nous parut sombre après le grand jour. Elle ne semblait éclairée que par les lampions nombreux sur leur support, qui se consumaient, à l’avant de l’église.

Maman m’entraîna presque aux premiers bancs, tout près du chœur. C’est là que nous allions prier quand nous avions désespérément besoin d’aide, comme si nous avions ici plus de chance d’être vues et entendues. Nous nous sommes mises à genoux. J’ai prié, je suppose, mais surtout, je pense, j’ai regardé maman prier. Depuis, j’ai vu quelques êtres, très peu, prier comme elle ce jour-là, mais alors c’était la première fois, et le spectacle me chavira le cœur. Elle ne bougeait en rien, elle était tout immobile, et cependant tout en elle était tendu, le visage, les yeux, les lèvres, même les mains qu’elle avait portées au-devant d’elle et gardait dans une attitude de suppliante. Et c’est alors, il me semble bien me rappeler, que j’ai formé au fond de mon âme la résolution de la venger. Ou plutôt elle dut naître de l’excès de mon impuissance et de ma faiblesse.

À la sortie, la vive clarté du jour nous a comme blessé les yeux et l’âme. Maman a ralenti le pas, qu’elle avait alors si vif, pour se mettre au mien qui devenait traînant. Elle se faisait des reproches de m’avoir tellement parlé, de m’avoir fait marcher quelques pas de plus pour atteindre l’église. À bout de forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour je la vengerais. Je vengerais aussi mon père et ceux de Beaumont, et ceux de Saint-Jacques-de-l'Achigan et, avant, ceux du Connecticut. Je m’en allais loin dans le passé chercher la misère dont j’étais issue, et je m’en faisais une volonté qui parvenait à me faire avancer.

Mais à l’hôpital, à l’abri d’un paravent qu’une sœur était venue dresser, lorsque le vieux prêtre, assis près de moi, commença à me parler de la vie, de la mort et de l’éternité, je changeai d’idée: je pensai que mieux valait mourir et délivrer les miens de toute dépense plutôt que de vivre pour les venger peut-être un jour, ce qui maintenant me paraissait bien difficile.

Le vieux missionnaire, passant par la ville, venu peut-être du Nord − quelquefois j’imagine que le sort s’est mêlé de me l’envoyer −, me parlait bas en m’enveloppant d’un bon regard paisible que je voyais briller, à la lueur de la veilleuse, au fond d’un visage barbu15. Il m’entretenait de la mort, sans la dépouiller, parce que j’étais une enfant, de gravité et de sérieux, et c’est peut-être pour avoir entendu ce vieil homme, au début de ma vie, m’en parler avec noblesse et candeur que la mort a perdu sur moi beaucoup de son pouvoir d’effroi. Il me disait que j’allais presque certainement guérir, mais que tout s’accomplirait selon la volonté de Dieu. Demain, quand on m’endormirait, je serais comme un petit oiseau que le Seigneur tiendrait dans sa main. Ou il me relâcherait pour revenir avec les autres enfants, jouer, rire, m’ébattre, ou il me garderait dans son mystérieux séjour.

C’était ce que je voulais, et je demandai au vieux prêtre de m’expliquer le mystérieux séjour. Encore aujourd’hui je bénis le ciel d’avoir placé près de moi à ce moment une âme qui ne prétendait pas saisir l’inexplicable, seulement en rêver.

— − Ah! mon petit enfant, me dit-il, si seulement on le savait, hein, mais alors il n’y aurait pas beaucoup de mérite à parcourir la longue route. Et pas beaucoup d’intérêt non plus, ne trouves-tu pas? Tout ce que je crois pressentir ou deviner, c’est que notre vie débouche sur l’infini, et tous, je pense bien, nous avons envie de l’infini.

Ah! qu’à l’entendre en parler j’en avais moi-même envie! Je lui demandai si dans l’infini on était encore responsable de ses dettes.

Il me demanda: Quelle sorte de dettes? Déshonorantes, que l’on fait avec malice, en sachant bien que jamais on ne pourra s’en acquitter? Ou des dettes de pauvres, qu’ils ont sur le dos parce qu’ils ne peuvent vraiment faire autrement?

J’étais en peine de répondre. Il me semblait que nos dettes n’étaient franchement ni d’une catégorie ni de l’autre, mais que peut-être elles participaient de l’une et de l’autre à la fois.

Il passa sa main sur mon front et m’engagea doucement à ne plus me tracasser. Il me dit de me reposer dans le Seigneur, de lui mettre tous mes problèmes dans les mains. Je pense avoir toujours su qu’il n’y avait que lui en fin de compte pour nous aider. Mais, en même temps, il m’avait semblé qu’il ne le faisait pas. Pourquoi? Parce qu’on était trop éloignés, nous de lui, ou lui de nous? Alors j’ai rêvé qu’en arrivant chez lui, le Très-Haut, comme on l’appelait, je lui raconterais toute notre histoire dans l’oreille. Il verrait bien alors qu’on ne pouvait prendre maman au mot. Comment pourrait-elle s’acquitter de mon opération à raison de cinq dollars par mois, quand déjà il y en avait trois à verser pour la machine à coudre, quatre pour mes leçons de piano, qu’elle refusait absolument de faire cesser, en plus des arrérages chez l’épicier, le marchand de charbon, presque tous les fournisseurs. De plus, elle venait de me promettre comme récompense pour ma guérison un manteau neuf − coupé il est vrai dans du vieux mais qu’elle comptait garnir d’un col d’astrakan acheté chez un bon fourreur de la ville. Ce manteau, et la curiosité de voir comment maman allait s’y prendre pour me l’obtenir, me retenaient quelque peu à la vie que, d’autre part, je souhaitais quitter pour cesser justement d’être à la charge de maman.

Ainsi en alla-t-il de ce que je croyais être ma dernière prière, et qui était bien, je pense, l’expression d’un désir d’évasion. Car l’idée de ma mort − étrangement mais peut-être, au contraire, très logiquement − m’avait fait entrevoir ce que pourrait être ma vie, et j’en avais pris peur. Pour venger ma mère, il m’était apparu que je devrais, de retour à l’école, travailler doublement, être la première toujours, en français, en anglais, dans toutes les matières, gagner les médailles, les prix, ne cesser de lui apporter des trophées. Ensuite, mes études terminées, je n’apercevais plus rien de précis et de clair, seulement, devant moi, une route montante, comme solitaire, s’en allant dans je ne sais quel abandon sous un ciel nuageux, et le cœur me manquait.

J’avais toujours pourtant passionnément aimé les routes de la plaine, mais, se déroulant dans le plat, elles permettent de voir loin devant soi et de toutes parts. Tandis que la route de mon avenir me parut, ce soir-là, en montées et sinuosités qui ne me livraient jamais à l’avance de perspective, toutes se perdant dans du noir. Une fois, plus tard, je devais, d’une légère élévation dans la plaine, contempler une petite route de terre, inondée de soleil, qui m’apparaîtrait mystérieusement reliée à ma vie et me soulèverait d’exaltation. Mais pour l’heure, à l’hôpital, la route de ma vie − ou peut-être de toute vie − me semblait un chemin toujours à l’écart, et j’en gardai longtemps de l’effroi.

Une religieuse passa, me donna un calmant. Bientôt je me sentis presque heureuse, dans un état d’attente qui ne torturait plus les nerfs. Ainsi je n’aurais pas à suivre cette route solitaire et triste de la vie. Je m’endormirais pour me réveiller dans ce que le vieux prêtre appelait le merveilleux séjour. Le lendemain, j’étais dans les mêmes dispositions tranquilles quand on me roula sur le brancard à la salle d’opération. Je me demandais seulement si Dieu venait un peu au-devant de ceux qui mouraient, ou s’il les attendait sans bouger de son seuil. Rien qu’un pas vers eux, et déjà pourtant ils en auraient été réconfortés. Maman, quand elle attendait une visite très chère, guettait à la fenêtre du salon, parfois même sur la galerie, et, nos gens apparaissant au bout de la rue, elle se précipitait sur les marches du perron et souvent même jusqu’à la barrière.

On était serré contre une poitrine. On entendait battre, dans la joie, contre le sien, un autre cœur. On était arrivé enfin. Avais-je donc déjà connu ce bonheur? Ou l’avais-je seulement imaginé?

— − Respire à fond, petite, me disait une voix inconnue, et je me sentis me dissoudre.

Je ne puis nier que ce fut une déception, tout d’abord, en ouvrant les yeux, de me retrouver toujours de ce monde. Et combien il se révéla immédiatement le monde que je connaissais déjà trop bien. Près de moi se tenait une silhouette d’homme en blanc que je distinguais mal à cause des effets prolongés de la narcose. Il me parlait et sa voix me semblait me parvenir d’une grande distance:

— − C’est moi qui t’ai endormie, petite. Quand ta mère viendra, veux-tu lui remettre ce papier? C’est mon compte. L’anesthésie, c’est à part.

Comment se fait-il que l’anesthésie soit à part? On ne nous l’a pas dit, ai-je cru un moment avoir protesté à voix haute. Mais je n’avais pas eu la force d’amener les mots à mes lèvres, ils me restaient sur le cœur.

Je m’aperçus alors qu’il m’avait glissé un papier entre les doigts.

— − N’oublie pas, petite. L’anesthésie, c’est à part, et d’habitude c’est ce qu’on paie en premier.

Je fis signe que oui et tentai de me réfugier quelque part, mais où trouver refuge quand le Seigneur lui-même, à deux doigts de son seuil, nous a retournés à la Terre. Quelqu’un est passé qui m’a donné un glaçon à sucer, puis maman est arrivée, et j’ai su que malgré tout j’étais heureuse d’être encore de ce monde. À l’instant où nos regards se retrouvèrent, tout fut emporté de nos soucis, de nos peines, dans le déferlant bonheur d’être rendues l’une à l’autre. Mais alors que le visage de maman, penchée sur moi, se trouva tout proche du mien, je pus y voir, comme à la loupe, la fatigue de sa vie, la marque des calculs, le griffonnage laissé par les veillées de raccommodages, et ce fut plus que je n’en pouvais supporter. Je fermai les yeux, essayai de regagner la région où ne m’avaient pas poursuivie les dépenses, les frais, les honoraires. Hélas, je me rappelai le papier laissé par l’anesthésiste et le tendis à maman.

Elle le déplia, disant: «Il aurait pu attendre un peu, tout de même, celui-là...» puis devint silencieuse, le front barré d’un pli que je connaissais bien.

— − C’est cher? lui demandai-je, effrayée.

Elle fit mine de sourire.

— − Non, ce n’est pas grand-chose, et elle fit disparaître la note d’honoraires dans son sac à main.

Assise près de moi, elle commença aussitôt d’une voix encourageante à me rapporter les bonnes nouvelles:

— − Figure-toi qu’hier, en sortant de l’hôpital, qui est-ce que je rencontre? Mme Bérubé qui marie sa fille le mois prochain. Il lui faut une robe pour l’occasion. À sa belle-sœur aussi. Me voilà avec deux belles commandes rien que parce que, sous l’inspiration de Dieu sans doute, je suis sortie par une porte plutôt qu’une autre. Il s’en mêle parfois, tu sais.

Je n’en étais pas si sûre depuis qu’il m’avait repoussée de son paradis. Il me semblait aussi que si maman avait obtenu les commandes, c’était plutôt parce qu’elle allait les exécuter à prix réduit. Mais aujourd’hui je n’avais pas la force de lui tenir tête.

— − Ce compte de l’anesthésiste va rogner un peu sur ma commande avant même qu’elle soit en marche, dit-elle, puis elle eut l’air de trouver drôle malgré tout que notre argent fût toujours dépensé avant d’être gagné.

Elle sortit d’un sac d’épicerie trois oranges qu’elle avait dû longuement choisir à l’étalage car il me sembla n’en avoir jamais vu de plus rondes, parfaites et si pareilles les unes aux autres.

— − Tu les as prises chez M. Trossi, ai-je tout de suite compris, et j’ai souri en pensée, dans mon affection pour cet immigrant pauvre qui m’avait toujours traitée comme une princesse quand maman m’envoyait acheter chez lui ... «à la graine», comme on disait.

À regret, elle m’avoua alors qu’elle n’en avait acheté que deux, M. Trossi ayant ajouté la troisième, de sa part16, en cadeau pour «la petite fille malade qui devait guérir aussitôt si elle voulait faire plaisir à son ami italien». Je dus manifester plus de joie du cadeau de l’Italien que de celui de maman car elle parut un peu jalouse et dit que c’était curieux, ce penchant que j’avais pour un homme que l’on connaissait si peu au fond.

Mais aujourd’hui elle n’avait de temps à s’accorder ni pour la joie ni pour le dépit. À peine était-elle arrivée, me sembla-t-il, que déjà elle m’annonçait qu’il lui fallait me quitter pour se mettre à sa couture au plus tôt si elle voulait avoir terminé sa commande à temps et toucher l’argent dont nous avions tant besoin. Malgré tout, elle s’attarda un moment à arranger mes oreillers et à m’encourager: le médecin avait dit que je serais vite sur pied et que tout irait bien. Plusieurs fois elle me demanda si je souffrais et je fis signe que non, et c’était toujours en partie vrai; au long de cette maladie qui a laissé sur ma vie une marque ineffaçable, j’ai beau chercher parmi mes souvenirs, je n’en trouve guère de la douleur physique, peut-être parce que celle-là on l’oublie facilement. Mais j’ai le souvenir, par ailleurs, d’avoir vécu comme des années entières pendant ces quelques jours.

Enfin maman s’enfuit pour ainsi dire. Était-ce parce que je ne l’avais pas vue de dos depuis longtemps, était-ce parce que la maladie me donnait des yeux pour voir, mais, comme elle s’éloignait, sa silhouette me parut vieillie, toute différente de celle que je croyais connaître, presque celle de grand-mère déjà vers la fin de sa vie. Je ne pus le supporter et trouvai de la voix pour la rappeler. Elle s’arrêta à mon faible cri, hésita, le temps, je pense bien, de se refaire un visage, puis se retourna et s’en revint vers moi en me demandant:

— − Tu veux quelque chose?

Je ne sais ce que j’avais d’abord eu en tête de lui dire, mais à surprendre sur son visage la trace d’une désolation qu’elle n’avait pas eu tout à fait le temps de faire disparaître, je songeai à m’engager envers elle par la seule promesse dont j’étais sûre qu’elle lui redonnerait courage. Alors je lui annonçai qu’à l’école, dès lors, je serais toujours la première de ma classe... loin encore de penser que cette promesse, j’allais la tenir.

Maman se pencha sur moi, lissa mes cheveux, et son visage qui, un instant plus tôt, m’avait paru défait, était à présent rayonnant. La fierté que j’aimais tellement y voir brillait dans ses yeux bruns.

— − Si tu es la première, s’engagea-t-elle à son tour, à l’automne ce n’est pas seulement un manteau neuf que tu auras, mais je te ferai aussi une jolie petite jupe... à la mode que tu aimes... virevoltante...

Alors je vis onduler à mes yeux la jupe légère, je la vis voler autour de moi comme je pivotais sur un talon. Mes yeux s’emplirent de la gracieuse image. Je tentai de me soulever sur l’oreiller pour mieux voir venir vers moi le bonheur. Et les autres enfants dans cette chambre, bornés ou envieux, regardaient, sans comprendre, ces riches que nous étions, maman et moi, au milieu de la pauvreté maussade.

III

Vers la fin du jour, à l’heure qui lui était consolante, quand la lumière faiblissait, que le contour des choses se défaisait, flottait peut-être quelque peu comme dans les rêves, et que la vie paraissait moins dure, mon père se montra.

Il hésita sur le seuil, porta le regard vers l’une et l’autre des petites filles aux quatre coins de la chambre d’hôpital, puis lentement s’avança vers moi. Il se tint près de mon lit en silence et immobile un bon moment, l’air triste et perdu.

Pourtant, il ne pouvait savoir que l’avant-veille, dissimulée au dehors, tout près de la porte de la cuisine d’été − sorte de petite maison adossée à la grande, où mon père aimait veiller seul par les nuits chaudes− mamanl’y ayant rejoint, je les avais entendus parler de moi. Sous les branches basses du groseillier, je retenais ma respiration pour mieux entendre leurs paroles. Mon père avait demandé:

— − Qu’est-ce qu’il a dit? — − C’est l’opération, Léon, avait répondu maman.

J’avais déjà remarqué que, dans l’angoisse, ils se redonnaient volontiers leur prénom à chacun, comme si la noblesse de ces instants leur restituait leur pleine identité.

J’avais perdu quelques-uns des mots murmurés, mais je saisis la question à laquelle je m’attendais, si familière, et qui pourtant ne manquait jamais de me porter un coup:

— − C’est combien, Mélina? Qu’est-ce qu’il demande?

Au timbre de sa voix, j’avais reconnu que maman prenait sur elle, s’efforçait d’amener mon père à l’optimisme.

— − Il a dit, Léon, qu’il nous ferait du bon. — − Du bon! Du bon! Qu’est-ce qu’il entend par «du bon?»

Il avait bien fallu à la fin que maman énonçât le chiffre. Après j’avais recueilli comme un court gémissement venant de mon père.

Je n’avais pas besoin d’être sur place pour le voir, assis dans la lueur du vieux petit poêle que maman gardait là pour y faire la cuisine par les jours torrides, préservant ainsi la fraîcheur de la grande maison. Depuis assez longtemps elle ne s’en servait plus guère, disant qu’il lui manquait toujours quelque chose ici pour préparer les repas et que finalement les inconvénients d’y faire la cuisine dépassaient les avantages qu’elle en pouvait tirer. Mon père, toutefois, était resté étrangement attaché à cette pièce où il était presque le seul à venir encore. Souvent, le soir, après l’avoir cherché partout, on finissait par l’y découvrir, veillant en silence dans l’obscurité, la porte ouverte sur la cour arrière, au doux bruissement de la nuit. Communiquant avec la grande maison, cette petite maison basse en était tout le contraire, rustique, une sorte de cabane, au fond, qui donnait une impression de campagne, et même de campement avec ses armoires grossières et son plafond à poutres apparentes. Est-ce qu’elle restituait à mon père le sentiment qu’il avait éprouvé pour les abris du temps de ses rudes voyages en pays de colonisation? Il pouvait en tout cas y rester des heures assis sur une petite chaise basse près du poêle dont il entretenait tout juste le feu.

Maman en l’y retrouvant s’était bien gardée de faire de la lumière. C’était donc sans se voir vraiment l’un l’autre qu’ils continuaient à se parler à voix basse.

— − Cent dollars, Mélina! Comment est-ce qu’on va faire?

Maman, la voix rassurante, avait affirmé:

— − On le trouvera, Léon. L’argent, ça se trouve, malgré tout. Je dis pas d’un coup, mais petit à petit.

Alors mon père sembla prendre un peu de courage à celui de maman et proposa:

− À moins, Mélina, que je me décide à vendre aux voisins les légumes de notre jardin, plutôt que de les donner, ce que tu m’as toujours conseillé, à quoi je ne pouvais me résoudre...

Il semble qu’ils étaient tombés d’accord enfin pour vendre à prix raisonnable le fruit du long travail d’été de papa, ces beaux légumes qu’il avait été heureux de distribuer jusqu’ici en cadeaux à presque tous autour de nous.

Et maintenant, l’air soucieux, il se tenait près de moi, ne sachant peut-être plus parler aux enfants, et moi je le trouvais si vieux qu’il me paraissait impossible de trouver des mots qui eussent pu l’atteindre. Pourtant, jeune enfant, j’avais aimé inventer des jeux avec des vieillards.

Je lui jetai un regard perplexe. Quel âge avait-il donc alors? Soixante et onze... soixante-douze ans? Quand il m’avait engendrée, il était déjà âgé. Y songeait-il quelquefois avec une sorte de remords, et était-ce cela, une certaine gêne, qui l’empêchait de me parler à cœur ouvert? Je ne l’ai jamais su. Nous ne nous sommes jamais avoué l’un à l’autre les mouvements profonds de l’âme − de même, j’imagine, que la plupart des humains qui vivent côte à côte.

Pourtant, à l’époque où je vins au monde, il était, d’après ce qu’on m’a raconté, sinon robuste de santé, du moins encore fort énergique, et confiant dans l’utilité de sa vie et de sa tâche. On m’avait souvent relaté qu’alors il poursuivait l’idée que les Canadiens français devraient venir en grand nombre dans l’Ouest, en dépit de toutes les difficultés, prolongeant le Québec jusqu’à l’autre bout du pays, en sorte qu’y serait réalisé cet heureux équilibre entre le français et l’anglais que l’on s’attache tellement aujourd’hui à obtenir. Il venait tout juste de fonder l’une de ses plus belles colonies, Dollard, en Saskatchewan17, composée presque uniquement de compatriotes qu’il avait fait venir du comté de Dorchester où il était né, au Québec, ou rapatriés des États-Unis. Moi seule de ses enfants n’avais pas connu l’homme des grands projets, des belles réalisations, du rêve profond animant ses clairs yeux bleus. Ou du moins j’étais si jeune, quand il fut encore ainsi quelque temps après ma naissance, que je ne pouvais en avoir de souvenirs que ténus à l’extrême, vraiment insaisissables.

Sous l’effet du calmant, pendant qu’il se tenait près de moi, je sommeillai peut-être un moment, ou bien je rêvai, à moitié endormie. Je crus retrouver un temps où l’air de malheur qui s’attachait à mon père ne me plongeait pas encore dans l’effroi. J’étais toute petite encore. J’allais alors volontiers vers lui, non pas pour me faire prendre et cajoler comme l’aiment les tout petits enfants, mais pour me tenir simplement près de lui dans une gravité étrange. Je crois qu’il en était heureux. Dans la soixantaine, il aurait ressenti comme une gêne, je suppose, à me faire de ces caresses qu’un père prodigue à ses très jeunes enfants. Cependant il me semble me rappeler qu’il prenait volontiers dans ses bras ses petits-fils, les enfants de ma sœur Anna, dont l’aîné était du même âge que moi, alors qu’il se contentait de placer sa main sur ma tête et de lisser mes cheveux. Pourtant dans cette sorte de rêve où je flottais, je me souvins que, ce jour-là, l’ayant rejoint au jardin où il travaillait, il avait posé la bêche, m’avait installée dans la brouette et promenée plusieurs fois autour de la maison avec mon gros chat gris que je serrais sur ma poitrine. Cette étrange promenade lente m’avait révélé des aspects tout neufs du paysage pour moi le plus familier du monde. Si bien que j’avais demandé: «Encore...» après le troisième tour, et nous étions repartis, mon vieux père soufflant un peu plus fort. Ce souvenir se réveillant en moi dut me causer plus de peine peut-être que de joie, trop seul de son espèce parmi les jours sombres où il avait fleuri, car je ne pus réprimer un gémissement.

Le visage bouleversé, mon père me demanda aussitôt si je souffrais donc tant. Je lui dis que non, que je ressentais seulement une légère brûlure là où l’on m’avait ouvert le ventre.

Alors il m’enjoignit de bien manger dès que je le pourrais, afin de vite reprendre des forces, et me rappela qu’il me faudrait pendant quelque temps éviter des jeux trop violents. Et il osa, lui, me rapporter un peu de ce que le médecin avait dit, que je resterais assez longtemps ébranlée, qu’il me faudrait ménager ma santé qui serait toujours fragile.

Un peu mieux réveillée, je tournai la tête vers lui pour essayer de lui faire un sourire rassurant. Je vis alors qu’il avait dans les mains trois roses. De celles que nous appelions les roses de cimetière, parce que, tout d’abord, mon père en avait acheté quelques pieds pour fleurir les tombes des deux petites Agnès dans notre enclos de famille. Elles y avaient si bien fructifié qu’au bout de deux ou trois ans, mon père en avait rapporté quelques boutures pour les repiquer autour de la maison. Maman ne les aimait guère, moi non plus. En fait personne à la maison ne les aimait, sauf mon père. Que leur reprochions-nous donc au juste? Sans doute d’être venues du cimetière, mais pas uniquement. Ce n’étaient pas en réalité de très belles roses. Elles étaient touffues, leurs pétales enroulés trop étroitement les uns sur les autres; aussitôt nées aussitôt fanées, elles se tachaient à un rien, une goutte de pluie, une brise un peu tenace. Elles n’avaient vraiment pour elles que leur parfum, et encore celui-ci, douceâtre, nous faisait penser aux offrandes funéraires.

Celles que mon père tenait à la main me parurent pourtant belles. Les avait-il choisies avec autant de soin que maman ses oranges? Ou bien est-ce qu’enfin je savais mieux voir? J’éprouvai du regret de n’avoir jamais aidé mon père à les soigner, me rappelant qu’il n’en demandait pas beaucoup, seulement, après nous être lavé les mains, de déverser notre eau savonneuse sur les rosiers, le savon agissant comme insecticide. Je songeai que je n’avais presque jamais obéi à la consigne, par tendance à l’oublier ou parce que je ne voulais pas me donner de la peine pour des fleurs qui ne me paraissaient pas la mériter. Mais émue en ce moment par leur empressement à vivre malgré tant d’indifférence de notre part, je promis à papa que désormais je m’efforcerais de recueillir de l’eau savonneuse à leur intention.

— − Ce n’est pas un si gros effort, répondit-il, et cela fait servir deux fois le savon qui est cher.

Il me vint alors à l’esprit que de jour en jour je l’avais vu attentif à ne pas gaspiller, quoique jamais mesquin, appliqué aussi à devenir habile en des tâches qui ne lui étaient pas tout à fait naturelles, comme en horticulture, par exemple. Je fus effleurée par la pensée que maintenant, peut-être encore plus qu’au temps où il était admiré, mon père montrait de la grandeur. Tombé de haut, abandonné de l’espoir, il s’était livré chaque jour au modeste effort qui pouvait encore être utile. La fièvre décuplait-elle donc aujourd’hui la perception que j’avais des êtres et de la vie? Ou bien était-ce plutôt le calmant qui, en apaisant l’angoisse naturelle du cœur, me permettait de voir mieux que d’habitude? Mon père aux mains calleuses, au visage creusé, au dos voûté me parut animé d’un courage tel qu’hier encore j’avais été incapable de l’entrevoir. J’aurais voulu le lui dire et ne savais comment. Après avoir posé les trois roses, têtes déjà un peu penchées, dans mon verre à eau, il s’en allait à pas lents, et il me sembla qu’il avait un peu l’allure des roses fatiguées. J’enfouis mon visage dans l’oreiller comme pour me cacher de la douleur afin que jamais plus elle ne me trouve.

IV

Comment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être tellement heureux? C’est cela encore aujourd’hui qui m’étonne le plus. De même que la visite de la joie me cause plus de surprise au fond que celle du malheur, non parce que plus étrangère à ce monde, mais peut-être parce que encore moins déchiffrable.

Le bonheur nous venait comme un vent, de rien et de tout. En soi, déjà, l’été nous était une fête. Je n’ai connu personne, lorsque j’étais enfant, qui soignât autant que nous l’été. Quelques tracas qu’eût maman, quelques chagrins, dès que le temps était venu, elle laissait tout en plan pour remettre en terre autour de la maison les géraniums et les fuchsias qui avaient hiverné au bord des fenêtres. Pâles, étiolés, on les voyait bientôt redevenir pleins de santé. Papa ensemençait un grand champ libre non loin de chez nous, ayant obtenu du conseil municipal l’autorisation de le cultiver tant qu’il ne serait pas acheté, et cela dut tarder, car il me semble me rappeler que nous eûmes toujours à notre disposition ce beau et vaste potager. Et l’été nous récompensait. Nos arbres fruitiers donnaient leurs fleurs embaumées, ensuite d’acides pommettes dont maman faisait une exquise gelée, des cerises aussi et de petites prunes bleues. À l’arrière, notre cour, entourée d’une palissade de bois, était toujours remplie de merles et de pinsons dont le chant était si fort et si joyeux qu’il nous fallait bien l’entendre jusqu’au milieu des malheurs. Cette cour, qui n’était pas tellement grande, donnait sur une ruelle qui, elle, donnait sur un champ non loti, en sorte que tout l’espace libre en arrière de chez nous, se joignant, pouvait nous donner l’illusion d’une échappée de plaine verte. Mon père, assis dans la pénombre de la petite cuisine d’été, porte ouverte, la contemplait sans fin. Parfois prolongée mystérieusement par un rougeoiement du ciel que l’on captait, à l’ouverture, entre deux coins de rue plus loin, la faible trouée, en pleine ville, entre les maisons, atteignait à une sorte d’espace sans limites. Si nous allions parler à papa assis, à cette heure-là, à son poste de vigie, sa voix nous étonnait par l’étrange apaisement qui s’en dégageait. C’était comme si nous l’avions tiré d’infiniment loin, peut-être des randonnées de sa jeunesse dans les étendues sauvages.

Mais c’est au temps des vacances que nous ressaisissait surtout la fièvre du bonheur. Nous partions, maman et les enfants, plus tard moi seule avec elle, pour la montagne Pembina. Papa restait pour garder la maison, assez content, je pense, de l’avoir à lui seul pour y promener à l’aise d’une pièce à l’autre ses rêveries que la solitude parfois favorisait. Alors, sans doute, les espoirs qui osaient encore se lever dans son cœur lui paraissaient moins sûrement voués à mourir.

Je crois voir maintenant ce qu’il en était de nous et qui nous a rendu la vie en un sens si difficile. De même que nous étions des pauvres riches, de même nous étions des malheureux doués pour le bonheur.

C’était chez l’oncle Excide, le plus jeune fils des grands-parents Landry18, que nous nous rendions au temps dont je garde le plus de souvenirs.

Nous prenions le train à la gare du CN, surmontée d’un dôme, et que nous appelions, je ne sais pourquoi, le dépôt. En peu de temps notre train s’engageait dans le plat pays tout autour de Winnipeg et déjà, sous le ciel géant, devait faire penser à quelque chenille noire rampant dans l’infini. J’aimais la plaine rase, elle m’a toujours ravie. Finalement, dans sa grande retenue, elle m’en a toujours dit plus long que tout autre paysage. Mais dans ces voyages où nous allions vers la montagne, c’est elle qui polarisait toutes nos pensées. Au bout d’une heure environ commençait à se dessiner sur le ciel bleu pâle l’ombre des collines. Un peu plus tard, le train y entrait si progressivement que l’on ne s’en apercevait pas. Ce n’est qu’au milieu du petit massif que tout à coup on se reconnaissait en pays accidenté et même − pour nous habitués au plat − montagneux. Il y avait là un lieu-dit insignifiant: Babcock19. Le train y arrêtait une minute ou deux, et je me demande encore pourquoi, car il n’y avait rien là, selon mon souvenir, qu’une cabane et une carrière abandonnée, mais aussi: la montagne. Ou plutôt un mont isolé, tassé auprès du chemin de fer parmi des escarpements rocheux. Pour en apercevoir le faîte, maman et moi nous nous mettions presque un genou en terre, le regard à ras le plus bas de la vitre. Ainsi nous obtenions une vue du mont entier. Elle nous coupait le souffle. Pareille hauteur! Pareil élan! À l’aller, nous ne faisions qu’en parler, maman et moi, guettant son apparition dès le départ. Ensuite, il tenait en notre tête une place à en chasser tout autre souvenir. Il y a quelques années, de passage au Manitoba, j’éprouvai un intense désir de revoir le mont qui m’avait dispensé plus d’émotions, je pense bien, que, plus tard, la chaîne des Rocheuses et même, sans doute, les Alpes. Je me trouvai dans un tout petit coin de pays sans horizon, bouché par des amas de pierres extraites et laissées là en vrac. Mais de montagne, aucune! À la fin, je distinguai tout de même, entre les monceaux de pierre, une butte quelque peu sauvage. Mais je ne sais toujours pas pour autant qui a vu le plus juste, l’enfant exaltée, les yeux collés à la vitre, ou la voyageuse aguerrie à qui il fallait une vraie montagne pour y croire.

Après Babcock nous débouchions presque aussitôt des petites collines. Un autre genre de plaine s’offrait à notre vue, roulant à l’infini en larges et souples ondulations. Nous arrivions au village de Somerset20. C’est là que j’ai entendu, venu du seuil de l’hôtel voisin de la gare, le drelin d’une cloche à main agitée pour signaler qu’allait être servi le repas de midi, détail dont je me suis servi dans Cet été qui chantait21, et ma mémoire ne conserverait-elle que ce souvenir que ce serait assez pour garder de l’affection à ce village que j’ai par ailleurs presque oublié.

Faisant les cent pas sur la plate-forme de bois, nerveux comme il a toujours été, mon oncle Excide, aux fortes moustaches noires, nous attendait, venu nous prendre dans la haute petite Ford à portières de toile munies de plaques de mica. Nous partions pour la ferme à un peu plus de deux milles du village. Mais, en vérité, nous allions, le cœur allégé, infiniment plus loin, nous remontions le temps, les générations, nous retournions presque aux sources de notre famille dont nous trouvions, avec l’air plus vif des plateaux, quelque chose de vivant encore dans cette troisième petite patrie que se construisirent les nôtres depuis le commencement de leurs errances.

Cette troisième petite patrie, à vrai dire, c’était près du village de Saint-Léon, six ou sept milles plus loin, qu’elle avait pris naissance. C’est là que grand-père avait obtenu sa concession et y avait édifié une maison à deux corps de logis, haut et bas-côtés, commesa maison de Saint-Alphonse-Rodriguez. Ces gens-là étaient étonnants, il faut le dire: ils laissaient tout derrière eux, pour recommencer à tout refaire pareillement à l’autre bout du monde. Cela m’a toujours émue. Je pense aux oiseaux qui, où qu’ils aillent dans l’immensité ouverte à leur choix, y construisent toujours le même nid.

Grand-mère, aussi habile à travailler le bois que la pâte ou ses laines, eut vite fait de tourner armoires, huches, pétrin, selon le modèle qu’elle avait gardé en tête de ses meubles de naguère. Leurs voisins, des compatriotes presque tous du Québec, ne parlaient que le français − je doute que grand-mère au cours de sa vie au Manitoba ait appris plus d’une dizaine de mots en anglais, et c’était pour s’en faire des mots à elle, comme ouagine, mitaine (pour meeting…), bécosse... Il se nommaient Lafrenière, Labossière, Rondeau, Major, Généreux, Lussier. Curieusement, ils eurent pour curé un prêtre de France, Théobald Bitsche, né à Neider-Burnhaupt, diocèse de Strasbourg, et, plus tard, pour éduquer leurs filles, une communauté française, les Chanoinesses régulières. En rase campagne, comme pendant à la petite école de rang du Québec, ils eurent l’école Théobald que fréquenta, toute petite enfant, ma sœur aînée Anna avant que mes parents viennent s’installer avec leur famille à Saint-Boniface.

À l’époque où je conçus une telle affection pour cette troisième patrie des Landry, c’était longtemps après ses débuts. J’avais alors quatorze ou quinze ans. Grand-père était mort depuis une dizaine d’années. En un peu plus d’une génération, il avait réussi, aidé de ses fils, à mettre en culture une section entière, c’est-à-dire un mille carré de terre admirablement noire, la terre à blé de l’Ouest, qui rendait à merveille. Il avait créé un beau domaine, maison, grange, jolies dépendances, puits à margelle, silos, et il avait dû mourir heureux, assuré d’avoir laissé à sa descendance une patrie définitive. Grand-mère était alors venue vivre au village de Somerset dans une petite maison que lui construisirent ses fils, selon ses goûts. Cette petite maison, je l’ai connue. C’est elle que j’avais plus ou moins en tête en écrivant «Ma grand-mère toute-puissante»22. Elle était aussi de style canadien, perpétuant toujours le souvenir de la chère maison de Saint-Alphonseabandonnée par grand-mère avec tant de regret, mais, en fait, jamais abandonnée puisqu’elle renaquit deux fois en terre lointaine. Telle que je me la rappelle, elle était coiffée d’un toit à mansarde et possédait un bas-côté. De sa cheminée aux plantes qui l’entouraient, elle proclamait très haut le Québec dans le Somersetd’alors, pour au moins à moitié anglais. C’était le chemin de fer, passant par ici plutôt que par Saint-Léon, qui avait déterminé la croissance de Somerset au détriment du petit village canadien-français qui, à partir de ce temps, commença à décliner.

Ma grand-mère habita seule sa petite maison québécoise de Somerset jusqu’à son très vieil âge. Après sa mort, un acheteur se présenta aussitôt qui avait longtemps eu l’œil sur cette maison, sans pour autant souhaiter, je l’espère, la disparition de grand-mère, mais surveillant tout de même de près les événements. C’était un vieil Anglais retiré à qui la maison de grand-mère rappelait très fort, à ce qu’il semble, sa chère vieille Angleterre quittée depuis longtemps. Il l’entoura de chèvrefeuille, mit du romarin à la place de l’aneth de grand-mère, et, sans autre modification, y vécut heureux, la maison qui avait consolé l’exil de grand-mère prenant aussi le sien en pitié. Tout cela me porta à désirer me rendre acquéreur à mon tour d’une maison si protectrice. La dernière fois que j’allai au Manitoba, j’appris qu’était enfin mort le successeur de grand-mère, mort que, sans la souhaiter précisément, j’avais à mon tour attendue avec une certaine impatience, le vieil Anglais ayant vécu vieux.

J’arrivai à Somerset. Je réussis à retrouver seule la maison. Elle n’était vraiment plus qu’une ruine. Pourtant, si triste et à l’abandon qu’elle fût entre les hautes herbes jaunies de l’automne et le chèvrefeuille depuis longtemps échevelé, elle me parut mystérieusement de connivence avec des rêves que je ne m’étais guère avoués. Je fus près de l’acheter. Mon cousin me fit justement observer que la maison était à jeter par terre, et qu’il me faudrait reconstruire à neuf si je tenais vraiment à m’installer à Somerset.

— − Et que ferais-tu d’une maison par ici, toi qui habites le Québec?

Je dus me rendre à l’évidence. La maison à l’abandon ne m’en fit pas moins longtemps reproche de l’avoir abandonnée. Mais peut-être plus que cette maison croulante, ce que j’aurais voulu acheter, parce qu’il m’avait atteinte jusqu’au fond de mes souvenirs les plus chers, c’était le son du vent le jour où je passai par là, un doux vent mélancolique de septembre qui tirait des vestiges du jardin de grand-mère l’expression, on aurait pu croire, d’un regret infini pour la patrie tant de fois cherchée, tant de fois perdue.

Il m’apparaît parfois que l’épisode de nos vies au Manitoba n’avait pas plus de consistance que dans les rêves emportés par le vent et que, s’il en subsiste quelque chose, c’est bien seulement par la vertu du songe.

Mais à l’époque dont j’ai moi-même tant de souvenirs, nous retrouvions chez l’oncle Excide, encore presque intacte, l’influence profonde des grands-parents bâtisseurs. Mon oncle s’était pourtant défait de la chère maison paternelle pour s’en construire une à son goût, sur une terre neuve, à quelques milles seulement de Somerset. Ainsi avions-nous tout de même commencé à osciller entre Somerset pour les affaires, qui se traitaient plutôt en anglais, et Saint-Léon pour l’âme. De temps en temps on allait de ce côté, de temps en temps de l’autre, puis on finit par favoriser presque entièrement Somersetqui était plus proche et vraiment plus commode.

Mon oncle, devenu veuf très jeune, était content de voir arriver maman. Elle prenait aussitôt en main la direction de la maison, soulageant de beaucoup ma petite cousine Léaqui s’était trouvée, à quatorze ans, chargée de cette lourde responsabilité23. La maison était spacieuse, agréable et très confortable, pour l’époque, avec une pompe à main qui amenait l’eau à l’intérieur à partir d’un puits creusé sous la cuisine d’été, avec le chauffage central aussi. Elle était située au milieu d’un petit bois que mon oncle avait longuement cherché, dans son ennui de ne pas être à couvert sous les arbres comme à Saint-Alphonse dont il était pourtant parti tout jeune enfant, âgé seulement de cinq ans. Cependant, il nourrissait apparemment depuis ce temps-là la nostalgie d’avoir autour de lui tout au moins un boqueteau.

En vérité, ce bois autour de la maison de mon oncle joua dans ma vie à peu près le rôle du mont de Babcock. Sans doute assez grêle, composé surtout de trembles et de petits chênes, il fut longtemps pour moi la forêt, avec ce qu’elle pouvait comporter à mes yeux de magique, de ténébreux. Je l’aimais, mais je pense que j’aimais surtout qu’elle renouvelât constamment, par contraste, le sentiment du large que l’on recevait, au débouché, de la plaine ouverte. Au sortir de ce petit bois, au bout du chemin de la ferme, on était en effet tout aussitôt comme projeté dans l’infini. La plaine s’étendait dès lors à nos yeux aussi loin que pouvait porter le regard. Une immense plaine onduleuse, elle se déroulait en longues vagues souples qui n’en finissaient pas de rouler vers l’horizon. Je n’en ai vu de plus harmonieuses nulle part ailleurs, sinon peut-être dans les downs du Dorset où elles déferlent vers la mer24.

Il y avait dans cette immobilité toujours en mouvement, dans cette grandeur, à la fois calme et appelant à partir, une beauté qui, alors que j’étais encore très jeune, agissait sur mon cœur tel un aimant. Je partais sans cesse vers ce paysage comme s’il eût pu m’échapper si je lui avais retiré trop longtemps mon attention. J’arrivais au bout du chemin de la ferme, j’atteignais le point où, les arbres s’écartant, m’apparaissait la vaste étendue attirante, et chaque fois ce m’était le monde redonné à neuf. Mais bien plus, au fond, je le sais maintenant, que le monde.

Puis je finis par découvrir une autre route pour aller vers cette inexplicable émotion. Délimitant la ferme de mon oncle, un petit chemin de section montait quelque peu pour aboutir à une légère élévation. De là-haut, la vue sur la plaine environnante était encore plus saisissante. Je ne parlais à personne de ma découverte. Je faisais mine d’aller par là pour cueillir des noisettes ou des cerises sauvages. Le bonheur vers lequel je marchais était si mystérieux qu’il me semblait que je m’exposerais à le perdre si j’en parlais à qui que ce soit et même si je me l’avouais à moi-même.

Je m’engageais dans ce petit chemin creux bordé de buissons. Rien n’était plus banal. Ce n’étaient que deux raies de terre battue au milieu desquelles poussaient des herbes folles. Il n’y avait pas d’horizon, rien qu’une sorte d’ennui que psalmodiait le vent captif entre les bosquets resserrés. Puis tout à coup, l’ouverture, l’ampleur soudaine, le déferlement sans limites des terres nues! Ce petit chemin sans but abordait l’éternité. Je recevais une onde de bonheur inexplicable. D’où il venait, pourquoi il m’était donné, de quoi il était fait, je n’en savais rien, je ne l’ai jamais su.

Longtemps j’ai cru que ce qui était promis là, à mes seize ans, au bout du petit chemin de terre battue, c’était une félicité terrestre, à saisir de mon vivant. Maintenant je ne sais plus. Ce genre de félicité nous attend peut-être ailleurs.

Sur ces hautes terres proches du ciel, nous avions encore le sentiment d’être chez nous, mais, sans qu’on y prît trop garde, peu à peu s’effritait, diminuait ce chez-nous. Allions-nous à Somerset, nous saisissions la défection des nôtres qui n’affichaient qu’en anglais et prenaient l’initiative de s’adresser d’abord dans cette langue à presque tous. Les jeunes gens gagnaient Winnipeg, Chicago, Vancouver. Presque tous les fils de mes oncles y sont définitivement installés. Les pôles d’attraction étaient l’Ouest et les U.S.A. Nous revenions à la ferme, désenchantés et appauvris. L’immensité douce, comme habitée de rêve, nous reprenait en main et nous déversait une sorte de confiance − ou d’oubli − au son d’un vent légèrement plaintif. J’entends encore dans mon souvenir ce vent des hauts plateaux qui semblait inlassablement bercer la peine de grands efforts échoués.

Mais souvent, c’était du côté des grands-parents disparus, vers le passé que j’allais, seule. J’avais appris à monter une petite jument rousse que j’avais moi-même dressée. Je partais au grand galop, traversant un ancien lac desséché au bas de la terre de mon oncle, puis longeais d’autres petits lacs au fond à peine mouillé, entourés de vieux roseaux dépenaillés − un paysage insolite au milieu des riches terres à blé − et j’arrivais en peu de temps au village de Saint-Léon à six ou sept milles de distance. J’entrais dans un village à l’air si endormi et désert qu’on aurait pu le croire frappé d’une sorte d’enchantement morose. Je ne l’ai vu s’en réveiller et s’animer vraiment qu’au sortir de la grand-messe, le dimanche. Pourtant, à l’arrivée des colons, au temps de mes grands-parents, il avait dû être bruissant de vie. Puis le progrès avait passé à côté pour installer ses banques, son commerce, le chemin de fer à Somerset. Il ne restait même plus d’hôtel ici, ni non plus de magasin important. Par ailleurs, si prédominants qu’on ne voyait à la fin que leur trio, s’élevaient: le presbytère, plutôt à la mesure d’une ville que de cette campagne isolée, le couvent, l’église. À la fin de la grand-rue, l’unique rue du village, j’aboutissais à une maison de dimensions assez importantes, mais inachevée, enveloppée de son papier noir isolant, et telle elle resta tout le temps que je la connus. À elle seule, elle révélait peut-être mieux que tout ce que j’en ai vu le découragement qui devait hanter ce pauvre village abandonné de ses espérances, car il avait été un peu le Ville-Marie du Manitoba, sous la conduite de prêtres austères qui rêvèrent, je crois bien, de communautés humaines rigoureusement pures.

La maison recouverte de papier noir m’était malgré tout amicale. C’était ici chez les Major, parents de la défunte femme de mon oncle Excide, que nous avions tant aimée25, cette douce et si tendre Luzina dont je donnai le nom, par affection, à un des personnages les plus aimables de mes livres26. Luzina partie jeune, sa vieille mère vivait encore, que l’on appelait sans cérémonie: mémère. Je la trouvais presque invariablement à faire du boudin ou du savon dans une énorme marmite noire, au-dessus d’un feu de broussailles. Tout était noir par ici sur le fond si bleu du ciel manitobain: la marmite, les volutes de fumée qui s’en échappaient, la maison, la vieille femme dans sa longue jupe. Toujours elle me parut avoir un côté tzigane, mais ce devait être la vie au grand air qu’elle affectionnait qui le lui avait donné, et peut-être un instinct de nomade, rare pourtant chez nos vieilles gens d’alors, que les épreuves du début de leur vie avaient vite rendus enclins à rechercher tout le confort possible. Elle seule semblait encore prendre plaisir à vivre comme avait sans doute vécu ma grand-mère, pendant quelques mois du moins, en arrivant à Saint-Léon, avec une partie de sa batterie de cuisine pendue aux murs extérieurs de la maison pour l’avoir sous la main quand la fantaisie la prenait, l’été, de fricoter dehors: avec son baquet à lessive accroché aussi hors de la maison, et, autour d’elle, toutes sortes d’objets et ustensiles éparpillés comme dans un campement.

Mémère , aux yeux rougis par la fumée, me dévisageait et demandait:

— − Qui c’est qui arrive monté comme saint Michel à la fin des temps pour le Jugement dernier27?

Rien que cette manière de railler m’indiquait qu’elle m’avait reconnue. Je ne disais mot. Elle finissait par me saluer à sa façon:

— − Damnation noire! Si c’est pas la fille à Mélina à Émilie Jeansonne, mariée à Élie Landry ! Et d’où c’est que t’arrives dans un galop d’enfer sur ta grande bête noire28?

Elle savait que ma petite jument, pas plus que la damnation, n’était noire, et je ne prenais pas la peine de la contredire, ravie que j’étais par son langage imagé et une sorte de riche terreur d’âme qu’il révélait. D’ailleurs, je venais pour bien autre chose. Descendue de ma petite Nell, je cajolais la vieille femme :

— − Lisez mon avenir dans les cartes, dites-moi ce qui va m’arriver, mémère Major. — − Ce qui va t’arriver, ma petite ensorceleuse des chemins, je peux te le dire sans cartes: tu vas vivre, vieillir, mourir.

Cela me jetait un froid terrible.

J’insistais:

— − Non, non, l’avenir, mémère!

Elle partait à rire, d’un rire qui évoquait le caquet d’une poule.

— − Qu’est-ce que vous avez, les jeunes, à vouloir connaître l’avenir, vous qui l’aurez, car il viendra, il viendra, et puis vous vous retournerez, et ce sera le passé. Bien fait pour vous autres!

Parfois elle consentait à pencher vers ma paume tendue son vieux visage craquelé comme la terre gumbo en période de sécheresse. Je surprenais l’éclat encore aigu des yeux usés.

— − Oui, je vois, disait-elle, me mettant l’eau à la bouche, puis elle continuait: Tu voyageras… tu feras ami avec des jeunes... des blonds... des bruns...

Je me demande ce qui me poussait tellement à vouloir me faire prédire l’avenir par cette aïeule proche de la mort et qui ne fit jamais que se moquer de moi à ce sujet, à moins que ce ne fût la rumeur persistante qu’elle était capable de tout voir de ce qui allait arriver... parfois… si elle le voulait bien...

Finalement, j’étais peut-être plus attirée vers elle à cause du passé que de l’avenir. Mémère Major , si différente de ma grand-mère ordonnée, à peine plus âgée qu’elle, en avait été l’amie et se souvenait de mille détails de sa vie, bien avant que je l’eusse connue, et je me les faisais inlassablement raconter. Bouche cousue comme elle l’était au sujet de mon avenir, mémère Major ne se faisait plus prier pour décrire ce qui m’avait précédée. Elle racontait le voyage en chariot à bœuf à partir de Saint-Norbert, les nuages de moustiques autour de la tente que l’on venait de dresser, la sombre plaine trouée alors du seul feu de camp des voyageurs, le premier hiver à Saint-Léon passé à six familles ensemble sous un même toit, les chamailles, l’entraide, le secours de Dieu, les tours du diable…

De ceux que décrivait mémère Major , ils n’étaient pas si nombreux à survivre, quelques frêles vieillards seulement. Ils me faisaient penser à des rescapés d’un long naufrage. Je les aimais, ces pauvres vieilles gens du Québec , retirés ici au bout du monde, qui ne parlaient encore entre eux que leur langue, mais qui avaient vu nombre de leurs enfants adopter à jamais l’anglais, et leurs enfants à eux devenus incapables de s’entretenir avec la vieille grand-mère ou le vieux grand-père. Ils me paraissaient isolés comme plus tard me le parurent les anachorètes de Patmos29. Leur fragilité extrême me les rendait chers. Ils étaient comme des feuilles à peine retenues à la branche et que la première secousse va emporter. Je sais maintenant que c’était leur passé à la veille de s’effacer qui me faisait accourir vers eux. Leur douceur, leur résignation me sont restées aussi durablement dans l’âme que le bleu intense du ciel au-dessus de leurs visages pensifs et la plainte du vent autour d’eux, qui semblait raconter des vies manquées. Tant de fois on les avait fait venir au bout du monde, pour y disparaître sans bruit et presque sans laisser de trace.

De ces trottes du côté de Saint-Léon, je revenais songeuse, rapportant des messages d’amitié comme d’un lointain pays très cher. Nous étions trop rapprochés pour nous écrire, trop éloignés pour nous voir souvent. Mon oncle était content des nouvelles fraîches que je lui rapportais. Bientôt toutefois, en m’observant, il fronçait les sourcils. L’idée d’une fille à cheval, en culotte, traversant le village pieux, le scandalisait. Il en faisait la remarque à maman . Elle, que j’avais eu toutes les peines du monde à gagner à mes vues, les défendait maintenant auprès de son frère: «Voyons, Excide , ne sois pas si vieux jeu. Si elle doit aller à cheval, mieux vaut en culotte que dans une jupe qui vole au vent.»

Quand je lui en avais parlé pour la première fois, elle avait pourtant été contre, puis s’était un jour ravisée: «Allons toujours voir comment c’est fait, ça ne nous engage à rien.» Et nous voilà dans une boutique des plus huppées, fréquentée par un bien petit nombre, car peu de gens à l’époque à Winnipeg pratiquaient l’équitation. Nous avons détonné dans cette boutique comme cela ne nous était encore jamais arrivé. Maman, en regardant autour d’elle, n’eut pas moins très vite repéré le costume le plus beau de tous et sans doute le plus coûteux. Elle demanda à me le faire essayer. La vendeuse y consentit de mauvaise grâce. Elle nous avait démasquées au premier coup d’œil, peut-être à ce que nous parlions français, quoique tout bas entre nous, mais peut-être plutôt parce que maman ne demandait même pas les prix, tellement assurée qu’elle ne serait pas tentée d’acheter ici. J’aurais voulu rentrer sous terre, mais je tenais tellement à une culotte de cheval que je finis par enfiler celle-ci et m’en vins parader au grand jour d’une baie vitrée donnant sur la rue, sous le regard soudain émerveillé de maman et l’air dédaigneux de la vendeuse aux lèvres pincées. Pour préparer sa retraite, maman se prit alors à trouver des défauts à la culotte. «Elle plissait ici, elle bouffait par là...»

Mais à peine étions-nous sorties, elle m’assura que la culotte m’allait à merveille, qu’elle avait eu le temps de bien en étudier la coupe, pensait l’avoir retenue et être capable de m’en copier une en tout point pareille dans un vieux pantalon couleur mastic de mon frère Rodolphe 30 qui était encore en très bon état. Elle y était d’ailleurs si bien parvenue que personne au monde ne reconnut jamais dans ma culotte de cheval l’ancien pantalon de Rodolphe. Je la portais avec un chemisier pâle, ouvert au cou, et un petit foulard noué à la cow-boy dont les bouts flottaient au vent. Ainsi je me sentais comme équipée pour faire face à la vie, me mesurer avec elle, et j’en avais acquis de l’aplomb. Maman, à voir l’effet qu’avait sur moi le costume, me faisant me tenir plus droite, le regard plus haut, en était venue à le prendre elle aussi en affection. Les remontrances de mon oncle ne nous atteignaient donc pas beaucoup l’une et l’autre. Nous le savions grognon sur le chapitre des fréquentations, des convenances et de la jeunesse en général, qu’il trouvait émancipée, quoique, dans le fond, il fût loin de lui être hostile.

Il y avait du jansénisme chez lui, combattu cependant par un naturel gai, l’amour de la vie et un appétit sexuel assez vif.

Comment mon oncle parvenait à concilier en lui ses tendances qui se faisaient la guerre était assez curieux. Par exemple, soucieux de ne pas désobéir au curé du village qui interdisait aux parents de laisser danser les jeunes sous leur toit, mon oncle, après en avoir fait à ses enfants la défense absolue, s’en allait, lui, prendre part aux quadrilles chez des voisins moins scrupuleux et, dans les figures tourbillonnantes, s’en donnait à cœur joie à empoigner et serrer sa partenaire qu’il écrasait à demi sur sa poitrine.

Son veuvage lui pesait certainement, et plus d’une fois il fut sur le point de se remarier, mais se l’interdit par fidélité à sa douce Luzina dont il porta l’image idéale dans son cœur toute sa vie, par crainte aussi de donner à ses enfants une belle-mère qu’ils pourraient ne pas aimer. Après les prières à n’en plus finir, le soir, en famille, s’il n’y avait pas de danse aux environs, mon oncle attrapait son violon et, d’oreille, pendant des heures, cherchait à rendre des airs gais comme Turkey in the Straw31, qui aboutissaient, sous son archet, à quelque dolente musique sans presque aucune mélodie. Même au temps des grands travaux épuisants de fin d’été, rares étaient les soirées où il manqua à cette recherche sur son violon d’airs joyeux, tournant hélas si diaboliquement à la plainte.

C’était un bel homme, grand, bien bâti, de teint très foncé, les cheveux d’un noir lustré, partagés au milieu par une raie, avec de superbes moustaches, noires également; et de même ses yeux étaient de vraies billes de verre sombre, qu’il roulait au reste inlassablement, comme à la trace d’une pensée, courant dans un sens puis dans l’autre. À la fin, le voir ainsi chasser ses pensées, courir après à droite et à gauche, devenait obsédant. Il pouvait cependant être très gai, faire de bonnes blagues aux enfants, puis virer à une «jonglerie» mélancolique au cours de laquelle on ne pouvait lui sortir un mot; et soudain, de nouveau, ses yeux se mettaient, en roulant, à émettre des lueurs, et mon oncle sortait de ses moments dépressifs aussi brusquement qu’il y était entré.

Tel quel, je l’aimais beaucoup, et dès que j’eus lu les auteurs russes, le trouvai à l’image de tant de leurs personnages, excessif dans ses dévotions, puis dans ses défoulements, avec des accès de gaieté folle et un côté mystique le jetant dans des silences accablants.

Plus tard, je me suis demandé ce qu’il voyait au loin de ses contemplations moroses, si c’était l’avenir des siens, de sa famille. Ses enfants , presque tous, parlaient pour ainsi dire mieux l’anglais que le français, lui n’en possédant que quelques mots tout au plus. Dernier fils des Landry rapatriés au Manitoba, il se mit, vers la fin de sa vie, à évoquer les pâles souvenirs qu’il avait de Saint-Alphonse-Rodriguez. Plus il vieillissait, plus il lui en revenait. Il fut pris du désir de retourner au village de ses ancêtres avant de mourir. Il en parlait souvent, mais comme d’un bonheur trop grand pour être atteint en ce monde. Il mourut à quatre-vingt-quatre ans, dans le pays où il avait passé toute sa vie, sauf les années de sa toute petite enfance, mais l’âme tournée, on aurait dit, vers sa source presque oubliée.

Il y a quelques années, de passage au Manitoba pour m’occuper de ma sœur Clémence qui vit en Foyer32, je pris le temps d’une course à Somerset. La fascination qu’ont exercée, qu’exercent encore sur moi ce village et ses alentours l’emporte toujours sur les désillusions qu’ils ne manquèrent pas de m’apporter. Les quelques parents que j’ai encore par là se plaignent que, si je trouve un peu de temps pour me rendre sur place, c’est d’abord pour revoir les lieux avant les gens. Ce fut vrai cette fois encore. Ma première visite fut pour la ferme de mon oncle Excide, on ne peut dire abandonnée, mais tout au moins laissée seule. Le plus jeune fils de mon oncle , qui habite au village, à deux milles et demi, y vient l’été, chaque jour, à heure fixe, de même qu’un fonctionnaire à son bureau, labourer, herser, ensemencer les terres et, en temps et lieu, faucher, moissonner, tout cela, bien entendu, à la machine, lui tout seul, sauf en de rares cas, y suffisant, en sorte que ces travaux qui, naguère, requéraient une armée d’ouvriers agricoles s’accomplissent à présent dans une solitude étonnante, sans autre bruit que celui de moteur et dans une atmosphère presque étrangère à notre terre, tant il paraît stupéfiant de voir un homme simplement assis aux commandes du tracteur − son unique compagnon − tourner, virer, aller et venir dans l’immensité, sans rien manifester pour ainsi dire d’humain. Presque aussi ponctuellement qu’il en part le matin, mon cousin doit rentrer chez lui, sa journée faite.

Autour de la maison de ferme muette, tout était propre, rangé, la cour dans un ordre parfait, les bâtiments bien clos sur leurs machines, en cette journée d’automne assez avancé. Je rôdai autour de la maison. Sur un de ses côtés avait été aménagée une haute porte coulissante. Je parvins en me haussant sur une pièce de bois à regarder à l’intérieur par une fenêtre. Ce que je découvris me stupéfia. Le plafond enlevé, les cloisons démolies, l’intérieur de la maison n’était plus qu’un immense hangar qu’occupait presque en entier le tracteur Massey-Harris. Le spectacle m’aurait peut-être moins affligée si n’était venu se superposer à lui un souvenir particulièrement charmant de cette maison dans les temps heureux. J’y étais arrivée alors qu’on ne m’attendait sans doute pas, un soir de l’année où je fus institutrice au village voisin, Cardinal33. Le temps était doux. Il neigeait abondamment, une de ces neiges calmes, silencieuses, tombant en pans que n’infléchissait aucun vent, et inlassablement comme pour ensevelir toute trace de souillure. Il devait y avoir à la maison quelque joyeuse réunion, car elle resplendissait de toutes ses lampes allumées et, par la même fenêtre où je me tenais maintenant, j’avais vu passer des ombres qui se hâtaient joyeusement. Le plus attirant du tableau, toutefois, était au dehors, cinq ou six équipages se trouvant rangés près du perron, dans la délicate lumière rosée qui tombait sur eux des fenêtres brillantes. Comme il n’y avait aucun froid dans l’air, on n’avait pas pris la peine de conduire les chevaux à l’écurie. Simplement on leur avait jeté sur le dos une couverture, protégeant également de la neige au moyen d’une autre couverture le banc des traîneaux auxquels ils étaient restés attelés. La neige, tendrement, s’amoncelait comme une couverture de plus, chaude et moelleuse, sur les sièges recouverts, sur les bêtes, tête penchée, qu’on aurait pu croire en train de dormir debout, si on n’avait saisi de temps à autre le mouvement de leurs paupières. Comme il m’avait paru certain, au bout du petit chemin de terre accédant à l’immensité ouverte, que je trouverais un jour le bonheur, la vision de ce soir-là m’avait inondé l’âme du désir de quelque chose de plus merveilleux encore à atteindre, qui était la paix du cœur. Et maintenant, montée sur une bûche, les mains au bord des yeux pour voir à travers la fenêtre, je découvrais, n’en pouvant croire ce qu’ils voyaient, l’inattendue destination dernière d’une des maisons les plus aimées de ma vie34.

Je m’arrêtai au village chez mon cousin. Il y habite une agréable maison très moderne, style ranch. (L’Ouest en est inondé.) Je lui fis amicalement grief d’avoir transformé la maison associée à nos rêves de jeunesse en un hangar à tracteur.

— − Le bois en est tout pourri. Autant qu’elle serve au moins à cela, se défendit-il en riant.

Il n’y avait rien à faire. Comme il aurait pu, avec raison peut-être, me reprocher de n’avoir pas le sens pratique, j’aurais pu lui faire un tort de n’avoir que celui-là.

Je le quittai bientôt pour aller un peu au hasard à la recherche d’endroits dont le souvenir me revenait tout à coup à l’esprit. Je cherchai ainsi longuement une boulangerie faisant un coin de rue où ma grand-mère , quand j’étais toute petite, m’avait envoyée un jour chercher un pain. Je la décrivis, telle que je me la rappelais, à des passants qui auraient voulu m’aider mais ne se souvenaient d’aucune boulangerie correspondant à ma description. Peut-être, avec le temps, l’avais-je façonnée tout autre qu’elle fut en réalité. Ou bien depuis longtemps elle avait cessé d’être. Je ne sais quel chagrin, disproportionné à la cause, je ressentis de ne pouvoir retrouver cette boulangerie. Sous le haut ciel pur, le vent faisait du moins poudrer la terre des bords de la route tout comme au temps de mon enfance − sauf qu’alors la route elle-même était aussi de terre. On aurait dit de la poussière soulevée sous les pas de quelque invisible marcheur parcourant sans trêve la route déserte.

J’atteignis le cimetière. Il est, à faible distance du village, sur une butte solitaire, exposé à tous les vents, et gardé par quelques épinettes, dont ce n’est pas le pays et qu’on avait dû chercher bien loin d’ici, pour les transplanter, compagnons dans la mort, enfin, de gens comme grand-mère Landry qui s’était languie toute sa vie des arbres austères de son enfance sur les coteaux de Saint-Alphonse-Rodriguez. Du moins, ils étaient enfin réunis, les arbres sombres et ma grand-mère peu démonstrative, peu expansive, mais combien fidèle à ses attachements.

Je retrouvai sans peine sa tombe et celle de grand-père Landry. Je ne leur avais pourtant pas rendu visite depuis le jour lointain où maman m’avait emmenée, petite fille, me recueillir sur ces tombes. Je me surpris à lire à voix haute, un peu comme l’histoire d’une vie en résumé, qu’Émilie Jeansonne, née à Saint-Jacques-de-l'Achigan en 1831, était décédée à Saint-Boniface le 7 mars 1917; que son époux bien-aimé, Élie Landry , né à Saint-Jacques-de-l'Achigan en 1835, était décédé à Somerset le 6 août 1912. Je portai attention enfin à ce fait que, plus jeune qu’Émilie de quatre ans, mon grand-père était mort cinq ans avant elle. Et pourtant que de tâches il avait su mener à bien en si peu de temps! De surcroît, parti presque sans ressources de Saint-Alphonse-Rodriguez, il avait réussi à mettre de côté pour la léguer à ses enfants une petite somme, à l’époque, assez respectable.

Je m’apaisais. Si ténu et fragile qu’il fût, un lien nous tenait encore quelque peu ensemble, les errants à travers les siècles. Je parvins à évoquer quelque peu les deux vieux visages, mais sans doute aidée du souvenir que j’avais de leurs photographies.

Je m’avançai de quelques pas, restant à l’intérieur de cette partie du cimetière réservée à la famille Landry. Un peu plus loin s’élevaient deux lourds monuments funéraires, certainement récents, à la mode d’aujourd’hui, plus hauts, plus flamboyants aussi: sans doute ceux de Luzina et de mon oncle Excide . Je fis un pas encore, et, sous le choc que j’éprouvai, pensai que je devais être la proie d’une hallucination. Deux hautes pierres analogues me faisaient face, debout, l’une à côté de l’autre, portant en caractères qui me sautèrent aux yeux, l’une Father, l’autre Mother. J’essayai de retrouver au fond de mes souvenirs le doux visage anguleux de ma tante Luzina, déjà creusé par la maladie au temps de mon enfance, mais éclairé par une bonté que l’inexorable marche de la tuberculose n’avait jamais éteinte. Je revis mon oncle aux yeux roulant toujours quelque pensée, tantôt joviale, tantôt d’un regret inconsolable. Ainsi donc, eux qui n’avaient été Father et Mother pour personne au cours de leur vie, le seraient à jamais sous le ciel pur, dans ce petit cimetière du bout du monde. Ils m’étaient ravis aujourd’hui plus complètement qu’ils ne l’avaient été le jour de leur mort.

Je sortis du cimetière. Haut dans les épinettes étrangères, le vent reprit. Son lent récitatif, murmuré à voix lointaine, poignait le cœur. On l’eût dit occupé à retracer la pauvre histoire tout embrouillée de vies humaines égarées dans l’histoire et dans l’espace.

Autant je m’étais laissée aller pendant les vacances à des chevauchées sans fin dans la plaine et aux constructions rêveuses auxquelles elles me portaient, autant, dès la rentrée, je me jetai dans l’étude sans restriction. Ayant tout l’été vagabondé à mon goût, je demeurais maintenant, soir après soir, rivée à mon petit pupitre dans ma chambre isolée, à me faire entrer dans la tête le plus de textes possible. J’apprenais par cœur avec une facilité inouïe. Il me suffisait bien souvent de lire un paragraphe un peu attentivement pour m’apercevoir que je l’avais retenu mot à mot. Cependant j’oubliais assez vite des textes appris sans grand effort.

Mais ce ne fut pas au cours de l’année qui suivit mon appendicectomie que je m’appliquai si totalement à l’étude, obtenant dès lors la première place toujours, selon la promesse faite à ma mère et dans le but, comme il m’avait paru, de la venger de tant de sacrifices consentis à mon avancement. Avant d’y venir, il m’avait fallu du temps encore, même une autre maladie qui me retint, celle-là, plusieurs mois à la maison, me faisant perdre une année scolaire, en sorte que je me trouvai en arrière de mes anciennes compagnes de classe et toute secouée de ce fait; il me fallut aussi voir mon père, très malade maintenant, s’inquiéter sans cesse au sujet de mon avenir, s’ouvrant à maman de sa crainte qu’ils ne puissent parvenir à me mener au terme de mes études; et surtout, je pense bien, il me fallut m’apercevoir enfin qu’elle, ma mère , s’usait impitoyablement à la tâche de faire marcher la maison.

Comment y arrivait-elle? Principalement, je pense, en prenant des locataires et quelquefois des pensionnaires. Il me semble que nous avions toujours quelques étrangers vivant avec nous. Parfois, ils étaient bien élevés, agréables de manières; nous les accueillions comme des gens de la famille. Nous nous sommes fait des amis de quelques-uns, que nous avons regrettés longtemps après leur départ. D’autres nous étaient antipathiques. Nous les trouvions vulgaires ou bruyants. Nous avions toutes les peines du monde à les endurer sous notre toit. De toute façon, indépendants comme nous étions de nature, je me demande comment nous avons pu supporter de n’avoir pas notre maison à nous seuls pendant des années. Mais l’argent ainsi obtenu était presque notre unique ressource, ajouté à l’aide qui venait à maman de la part de Rodolphe et d'Adèle35. Aussi bien, nous rappelait-elle souvent, elle pour qui c’était justement le plus dur, nous fallait-il rengainer notre orgueil et apprendre que chez nous nous n’étions pas entièrement chez nous. Mais elle promettait qu’un jour pourtant, tous les étrangers partis, nous le serions. Et quand cela a été, c’était que la maison avait été vendue et que nous-mêmes étions comme les étrangers que nous avions si longtemps hébergés, sans véritable chez-eux, et alors enfin, nous les avons compris et pris en grande pitié.

De Rodolphe, en ce temps-là, maman recevait parfois de vraies largesses, des sommes si considérables qu’elle en devenait pâle et s’écriait presque douloureusement: «Mais comment a-t-il pu deviner qu’aujourd’hui même il fallait acheter le charbon pour l’hiver?» ou encore: «Que c’est la date limite pour régler les taxes?».

Mais hélas, le temps allait venir où, les largesses de la veille, Rodolphe, tout penaud, le lendemain, après une partie de poker avec des amis et mille folies, les redemanderait à maman, et elle, le visage atterré, rendrait l’argent en excusant son fils : «Il n’est pas tenu de faire vivre la famille. Il n’est pas tenu.»

Si ce n’avait été des chimères, si douces à l’âme fatiguée, comment aurions-nous donc pu tenir si longtemps avec si peu? Mais à notre horizon il y eut presque toujours quelque bienfaisant mirage qui parvenait à secourir notre espoir défaillant. Quand, plus tard, je lus Le Notaire du Havre36, comme je nous ai bien reconnus tous dans ces Pasquier soutenus par leur illusion. Pour nous, ce fut la terre en Saskatchewan . Mon père en avait fait l’acquisition au temps où il fonda sa colonie de Dollard, de même que d’autres terres qu’il avait dû laisser aller, au fur et à mesure que se faisait trop durement sentir notre besoin d’argent. Mais celle-là, la terre, il y restait attaché avec un entêtement que rien ne pouvait ébranler37. Les choses allant au plus mal, lui qui n’était pourtant pas optimiste de nature, il se faisait encourageant:

— − En tout cas, Mélina, nous avons toujours notre terre en Saskatchewan. Si on peut tenir assez longtemps, elle nous sauvera en fin de compte, tu verras.

À quoi maman, enhardie par cette confiance, répondait:

— − Oui, Dieu merci, il nous reste la terre en Saskatchewan. Quand il le faudra absolument, nous la vendrons, mais ce n’est pas encore pour maintenant, ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

Elle resta longtemps, cette terre lointaine, embellie par nos songes, chaque jour rendue à la vie par le pouvoir de l’imagination, notre recours invincible contre le découragement total.

Parfois, quand le soleil se couchait au fond de la ruelle et sur notre arrière-cour, nous croyions le voir allongeant aussi sa lumière dorée parmi les hauts blés frémissants de notre terre en Saskatchewan .

Le plus curieux de toute cette histoire est que, lorsque je la vis enfin de mes yeux, longtemps au reste après qu’elle eut cessé de nous appartenir, elle m’apparut conforme à la vision que nous en avions eue dans nos rêves les plus exaltés. C’était vraiment une échappée de ciel ardent, de moisson blonde et d’espace à consoler le cœur.

V38

Ce dut être vers l’âge de quatorze ans que j’entrai en étude comme on entre au cloître39. J’avais tergiversé, je m’étais dit maintes et maintes fois que je m’y mettrais pour de bon le mois suivant. Puis vint un jour où je crus m’apercevoir que ma mère perdait pied, que bientôt elle n’en pourrait plus si elle n’était pas épaulée par quelque encouragement. Les examens de fin d’année approchaient. Je me pris à revoir sérieusement mes matières. Je me levais le matin bien avant la maisonnée pour étudier dans la solitude et le silence de la grande cuisine que j’avais à moi seule pour une heure ou deux. Maman, quand elle y entrait pour mettre le gruau du matin sur le feu, me trouvait à la grande table, mes livres épars autour de moi. Pour ne pas me distraire, elle m’adressait simplement, un peu comme à un de nos pensionnaires, un petit signe de tête qui approuvait et félicitait, puis se mettait à sa tâche en faisant le moins de bruit possible40. Cette année-là, j’arrivai à la tête de ma classe à la fin d’année pour la première fois de ma vie. Je récoltai même une médaille pour je ne sais trop quelle matière. Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est le visage de maman quand je lui revins avec cette récompense41. Aussitôt ce fut comme si lui étaient enlevés le poids des années passées, l’angoisse des années à venir. Elle rayonna, sans toutefois me faire à moi de grands compliments. Mais, à son insu, je l’entendis deux ou trois fois me vanter à des voisins, habile à loger dans la conversation, au détour convenable, le petite phrase: «Ma fille a eu la médaille de Monseigneur cette année.» Je me trouvai à surgir une fois juste au moment où elle parlait de cette médaille de rien du tout et fus frappée de l’expression de ses yeux. Ils brillaient comme rarement je les avais vus, deux grands puits de lumière tendre d’où semblait avoir été retirée toute l’eau mauvaise des jours durs.

Dès lors, comment n’aurais-je pas voulu continuer à la soutenir à ma manière, elle qui me soutenait de toutes ses forces? C’était enivrant de me voir à si peu de frais lui alléger ainsi la vie. Et c’était également enivrant d’être la première. Je me demande même si je n’acquis pas là une habitude en partie mauvaise, car, ayant dû plus tard passer une fois en deuxième place, je le supportai très mal et découvris la faiblesse d’avoir besoin d’être la première, contre laquelle j’ai dû par la suite apprendre à lutter.

De toute façon, ce n’était pas autant que cela pouvait en avoir l’air une prouesse. À quoi aurais-je pu me livrer avec passion à quinze, seize ans, en ce temps-là, sinon à l’étude? On n’y pratiquait presque pas de sport. J’eus bien alors, en cadeau de mon frère Rodolphe, une paire de patins, et j’appris à glisser plus ou moins en mesure au Beau Danube bleu que déversait le haut-parleur des patinoires publiques42. Mais c’est tout. Je dus attendre mon propre argent gagné pour m’acheter une raquette de tennis et, plus tard, une bicyclette légère qui fit mon bonheur, et puis, enfin, des skis d’occasion, bien trop longs pour moi, lesquels, faute de pentes dans nos parages, firent de moi, longtemps avant que ne s’en implante la mode, une très solitaire devancière du ski de fond.

Mais cela devait attendre ma jeunesse déjà entamée, mes vingt ans, un peu plus tard même. Je suis arrivée à ma jeunesse tard, comme on y arrivait en ce temps-là. À quinze ans, j’étais une petite vieille toujours fourrée dans mes livres, la nuque déjà faible et le regard envahi par un fatras d’inutiles connaissances.

Même maman en vint à trouver que j’en faisais trop. Pour m’obliger à quitter mes livres et à me mettre au lit à une heure raisonnable, elle me coupait parfois le courant en enlevant le fusible qui le commandait dans ma chambre. Ainsi elle pouvait se retirer tranquille, assurée que je ne rallumerais pas cette nuit-là.

Mais enfin, je tenais ma parole donnée à ma mère quelques années avant, à l’hôpital, et lui rapportais, année après année, la médaille accordée pour les meilleures notes en français par l’Association des Canadiens français du Manitoba43. Puis j’obtins la plus convoitée de toutes, octroyée celle-là par l’Instruction publique du Québec à l’élève terminant la première en français pour tout le Manitoba44. Elle portait en effigie la tête un peu romaine, à ce que je crois me rappeler, de Cyrille Delage45. Mon lot de médailles, maintenant imposant, remplissait presque un tiroir. Maman les conservait à l’abri de la poussière, précieusement. Elle qui n’avait fréquenté qu’une pauvre école de village et n’avait jamais reçu en récompense scolaire qu’un petit livre de cinquante cents qu’elle chérissait encore, elle était éblouie par mon tiroir plein de grosses médailles, et je la soupçonne de l’avoir souvent ouvert quand elle était seule pour les admirer à son aise. Plus tard, je devais lui faire bien de la peine au sujet de ces médailles, une histoire que je raconterai peut-être, si j’en ai le temps. Maintenant que j’ai commencé à dévider mes souvenirs, ils viennent, se tenant si bien, comme une interminable laine, que la peur me prend: «Cela ne cessera pas. Je ne saisirai pas la millième partie de ce déroulement.» Est-il donc possible qu’on ait en soi de quoi remplir des tonnes de papier si seulement on arrive à saisir le bon bout de l’écheveau?

En onzième et douzième années, les prix décernés par l’Association des Canadiens français du Manitoba étaient de cinquante et cent dollars respectivement. C’était une belle somme à l’époque, presque comparable aux bourses distribuées aujourd’hui par le Conseil des arts et les Affaires culturelles46, et, ce qui était bien agréable, on n’avait pas à la solliciter. Je les gagnai tous les deux, ce qui défraya le coût de mon inscription à l’École normale des institutrices47 et l’achat des manuels nécessaires, en sorte que je ne coûtai presque rien à mes parents à la fin de mes études, et il le fallait, car ils étaient au bout de nos pauvres ressources.

L’exploit, plus encore que d’être parvenue à la fin de mes études, c’était, dans un milieu aussi loin que le nôtre du Québec, d’y être parvenue en français, de même qu’en anglais.

Donc, en dépit de la loi qui n’accordait qu’une heure par jour d’enseignement de français dans les écoles publiques en milieu majoritairement de langue française, voici que nous le parlions tout aussi bien, il me semble, qu’au Québec, à la même époque, selon les classes sociales.

À qui, à quoi donc attribuer ce résultat quasi miraculeux? Certes à la ferveur collective, à la présence aussi parmi nous de quelques immigrés français de marque qui imprégnèrent notre milieu de distinction, et surtout sans doute au zèle, à la ténacité de nos maîtresses religieuses, et parfois laïques, qui donnèrent gratuitement des heures supplémentaires à l’enseignement du français, malgré un horaire terriblement chargé. Quelques-unes ne se gênaient pas pour prendre des libertés avec la loi; passionnées et défiantes, elles devaient parfois être retenues par la commission scolaire; elles auraient pu nous faire plus de mal que de bien.

Quand la provocation n’était pas trop visible, le Department of Education fermait les yeux. Pourvu que les élèves fussent capables de montrer des connaissances de l’anglais à la visite de l’inspecteur, tout allait plus ou moins48. Nous étions toujours, évidemment, exposés à un regain d’hostilité de la part de petits groupes de fanatiques qui tenaient pour la stricte application de la loi. Pendant quelque temps courait la rumeur qu’un enquêteur était sur le sentier de guerre. La consigne était alors, ce personnage ou quelqu’un du School Board surgirait-il à l’improviste, de faire vivement disparaître nos manuels en langue française, d’effacer au tableau ce qui pouvait rester de leçons en français et d’étaler nos livres anglais. Cela se produisit sans doute dans certaines écoles et même probablement dans la mienne avant mon temps, mais pour ma part je n’eus connaissance d’aucune visite aussi dramatique. Toutefois le danger était bien réel et il exaltait nos âmes. Nous le sentions rôder autour de nous; peut-être nos maîtresses en entretenaient-elles quelque peu le sentiment. Puis il s’éloignait, et alors reprenait notre sourde guérilla usant peut-être mieux notre adversaire qu’une révolte ouverte. Parfois je me demande si cette opposition à laquelle nous étions en butte ne nous servit pas autant qu’elle nous desservit. Livrés à nous-mêmes, si peu nombreux, il me semble que c’est la facilité qui nous eût le plus vite perdus. Mais elle nous fut certainement épargnée. Car le français, tout beau, tout bien, nous étions parvenus à l’apprendre, à le préserver, mais, en fait, c’était pour la gloire, la dignité; ce ne pouvait être une arme pour la vie quotidienne.

De toute façon, pour passer nos examens et obtenir nos diplômes ou brevets, il nous fallait nous conformer au programme établi par le Department of Education et par conséquent apprendre en anglais la plupart des matières: chimie, physique, mathématiques, et l’histoire en général. Nous étions en quelque sorte anglaises dans l’algèbre, la géométrie, les sciences, dans l’histoire du Canada, mais françaises en histoire du Québec, en littérature de France et, encore plus, en histoire sainte. Cela nous faisait un curieux esprit, constamment occupé à rajuster notre vision. Nous étions un peu comme le jongleur avec toutes ses assiettes sur les bras.

Parfois c’était tout de même bienfait. Je me souviens du vif intérêt que je pris à la littérature anglaise aussitôt que j’y eus accès. Et pour cause: de la littérature française, nos manuels ne nous faisaient connaître à peu près que Louis Veuillot 49et Montalembert50− des pages et des pages de ces deux-là, mais rien pour ainsi dire de Zola51, Flaubert52, Maupassant53, Balzac 54même. Quelle idée pouvions-nous avoir de la poésie française ramenée presque entièrement à François Coppée55, à Sully Prudhomme56 et au «Lac» de Lamartine57, si longtemps rabâché qu’aujourd’hui par un curieux phénomène − de rejet peut-être − je n’en saurais retrouver un seul vers. Pourtant je me rappelle avoir obtenu 99% dans ma rédaction sur ce poème au concours proposé par l’Association des Canadiens français du Manitoba.

La littérature anglaise, portes grandes ouvertes, nous livrait alors accès à ses plus hauts génies. J’avais lu Thomas Hardy58, George Eliot59, les sœurs Brontë60, Jane Austen61. Je connaissais Keats62, Shelley63, Byron64, les poètes lakistes que j’aimais infiniment65. Heureusement pour les lettres françaises qu’il y eut tout de même à notre programme d’études le pétillant Alphonse Daudet. Je m’étais jetée à quinze ans sur les Lettres de mon moulin que j’appris par cœur d’un bout à l’autre66. Parfois je me demande si mon amour excessif de la Provence qui m’a poussée tant de fois à la parcourir de part en part, ne me vient pas en partie de cet emballement de mes quinze ans pour la première gracieuse prose française que j’eus sous la main. Autrement, elle m’eût paru bien terne à côté de l’anglaise. Qu’en aurait-il été de moi si, à cet âge, j’avais eu accès à Rimbaud67, Verlaine68, Baudelaire69, Radiguet? 70

C’est Shakespeare que je rencontrai tout d’abord71. Il rebutait profondément mes compagnes de classe et n’emballait guère non plus, je pense bien, notre maîtresse de littérature. Pour ma part, encore que m’échappât beaucoup de cette grande voix, je fus prise par sa sauvagerie passionnée, alliée parfois à tant de douceur qu’elle ferait fondre le cœur, à ce flot d’âme qui nous arrive tout plein de sa tendresse et de son tumulte.

J’avais eu la bonne fortune, il faut le dire, d’assister à une représentation du Marchand de Venise, donnée par une troupe de Londres en tournée à travers le Canada72. C’est au théâtre Walker de Winnipeg73 − déjà me disposant au sortilège de la scène avec ses rangs sur rangs de balcons ornés, ses immenses lustres, ses lourds rideaux en velours cramoisi − que commença pour moi l’enchantement. Il ne s’agissait plus enfin de français, d’anglais, de langue proscrite, de langue imposée. Il s’agissait d’une langue au-delà des langues, comme celle de la musique, par exemple. Du balcon le plus élevé, penchée par-dessus la rampe vers les acteurs qui, de cette hauteur, paraissaient tout petits, je saisissais à peine les paroles déjà en elles-mêmes pour moi presque obscures, et pourtant j’étais dans le ravissement. Au fond, cette première soirée de Shakespeare dans ma vie, je ne m’en suis jamais expliqué la fascination. Elle demeure toujours aussi mystérieuse à mes yeux.

À partir de ce temps-là, notre maîtresse de littérature qui avait peine à déchiffrer le grand William se prit à faire appel à mes lumières qui pourtant n’étaient pas grandes, mais auxquelles suppléait l’enthousiasme. Elle prétendait qu’avec l’enthousiasme − ou un air d’enthousiasme − on pouvait faire avaler ce que l’on voulait à l’inspecteur. Or cela consistait à apprendre par cœur. Nous en étions alors à Macbeth. Elle nous suppliait, faute de nous faire comprendre la pièce74:

— − Apprenez-en des bouts par cœur. L’inspecteur en oubliera de vous questionner.

Un soir, je tombai sur un «bout» à peu près incompréhensible mais qui me séduisit quand même par je ne sais quelle sombre couleur de nuit que je croyais y percevoir. Le lendemain, tout feu tout flamme, je récitai en entier le grand monologue de Macbeth:

— − Is this a dagger which I see before mine eyes…75

La sœur n’en revenait pas, quelque peu indignée, en un sens, de me voir prise d’une telle folie de passion pour ce lointain poète du temps d’Élizabeth Ire, par ailleurs prompte à percevoir le parti qu’elle allait pouvoir tirer de mes dons. Ensuite, en effet, allions-nous recevoir la visite d’une de nos Mères visiteuses assez portées sur l’anglais, ou de quelque important monsieur du Department of Education, qu’elle me prévenait:

— − Sauve la classe, Gabrielle. Lève-toi et saute dans Is this a dagger…

Je sauvais déjà la classe en français, au concours de fin d’année organisé par l’Association des Canadiens français du Manitoba. Je trouvais que c’était beaucoup de la sauver aussi en anglais. Mais j’avais, je pense bien, un petit côté cabotin, peut-être en partie entretenu par notre sentiment collectif d’infériorité, et qui me faisait rechercher l’approbation de tous côtés.

L’inspecteur nous arriva.

— − How are you getting along with Shakespeare, sister? Macbeth! Oh fine! Fine! Does anyone remember by which names the witches on the heath salute Macbeth?

Je me démenais, la main levée, seule à me proposer. La veille, en feuilletant mon livre, j’étais tombée comme par un fait exprès sur ces salutations d’une si belle sonorité.

L’inspecteur me regardait en souriant. Qui d’autre aurait-il regardé? Toutes, sauf moi, lui tournaient quasiment le dos. La sœur me désigna. Je sautai sur mes pieds et enfilai: The Thane of Glamis! The Thane of Cawdor!76

Que je connusse ces salutations bizarres eut l’air de rendre l’inspecteur si heureux que c’était à n’y rien comprendre. Apparemment il se sentait chez nous en territoire ennemi et peut-être avait-il aussi peur de nos réactions que nous des siennes. Il me demanda si je connaissais quelque passage de la pièce. Je ne perdis pas une minute, imprimai sur mon visage le masque de la tragédie et me lançai à fond de train: Is this a dagger…

Le plus curieux est que, bien des années plus tard, quand j’assistai, à Londres77, à ma première représentation de Macbeth, je découvris n’avoir pas été trop mauvaise moi-même, naguère, en Macbeth, par le ton, l’allure, bref par tout sauf par l’accent qui était celui de la rue Deschambault et devait y être d’un effet éminemment comique.

Notre inspecteur ne riait pourtant pas. Il paraissait ému. Comprenait-il quelque chose à cette scène aussi étrange pour le moins que celle des sorcières sur la lande? Avait-il quelque sentiment de ce que c’était que d’être une petite Canadienne française en ce temps-là au Manitoba, et éprouva-t-il, à cette heure, de la compassion pour nous et même peut-être une secrète admiration?

— − Why do you love Shakespeare so, young lady? me demanda-t-il.

La young lady, ainsi dénommée pour la première fois de sa vie, en éprouva un éblouissement. Elle répondit à tout hasard, ayant dû entendre cela quelque part:

— − Because he is the greatest. — − And why is he the greatest ?

Là je fus un peu embêtée et cherchai avant de risquer:

— − Because he knows all about the human soul.

Cette réponse parut lui faire mille fois plus plaisir encore que ma bonne réponse à propos des sorcières. Il me considéra avec une amitié touchante. C’était la première fois que je découvrais à quel point nos adversaires anglophones peuvent nous chérir, quand nous jouons le jeu et nous montrons de bons enfants dociles.

— − Are there any other English poets that you favour? me demanda-t-il.

Je connaissais par cœur The Ancient Mariner qu’une vieille sœur tout enamourée de belles allitérations m’avait fait aimer l’année précédente78, en nous citant, la voix et le regard empreints de rêve:

— − We were the first that ever burst / Into that silent sea...

Je lui récitai la vieille ballade comme il ne l’avait sûrement jamais entendue auparavant et ne l’entendait jamais plus, en me balançant au rythme des vers, rêvant au voilier perdu dans la mer des Sargasses.

L’inspecteur avait apparemment perdu de vue que nous étions trente-cinq élèves dans cette classe, dont trente-quatre muettes comme des carpes.

Quand il prit congé de la classe, accompagné par notre maîtresse à qui il donnait des «Madame..., dear Madame...» tout en la félicitant chaleureusement, je me disais: «Tantôt j’aurai ma petite part de compliments ... La sœur doit être contente.»

À la porte, l’inspecteur redoubla de politesses. Notre maîtresse rayonnait. Je crus saisir quelques mots qui pouvaient me concerner: ...«brilliant young lady...will go far...»

Ah, pour aller loin, j’y étais bien décidée. Mais où était le loin?

Enfin notre maîtresse vint reprendre sa place derrière son pupitre en haut de l’estrade surélevée de deux marches contre lesquelles, au cours de mes années scolaires, j’ai tant de fois buté. Son visage gardait une trace de triomphe. Parce que nous avions bien eu l’inspecteur? Ou forte de l’illusion qu’elle était devenue une excellente maîtresse de littérature anglaise? Qui aurait pu le savoir? Je m’approchai, un peu trop avide de connaître les paroles qui avaient été échangées à la porte à mon sujet.

— − Ma sœur, l’inspecteur a été content de moi?

Elle me dévisagea, soudain toute désapprobation. Le monstre orgueil était bien ce que nos maîtresses traquaient le plus en nous, alors cependant qu’elles nous rappelaient sans cesse d’avoir, comme Canadiennes françaises, à relever la tête, à la tenir haute − quand donc alors fallait-il l’abaisser?

Elle se radoucit cependant, fière malgré tout de moi, le mal étant de le laisser paraître. Elle me jeta simplement, en guise de reproche presque affectueux − et ainsi fut la première à reconnaître ma destination future, quoique sans y croire encore plus que moi-même:

— − Romancière, va!

Cela se passa au cours de ma dernière année à l’Académie Saint-Joseph, ma douzième année, que j’avais bien failli ne pas entreprendre79. Ma onzième terminée, j’avais saisi quelques mots échangés à mon sujet entre mon père et ma mère. Une fois encore leurs voix me parvenaient de la petite cuisine d’été, porte ouverte, par une douce soirée de fin juin ou début juillet. La surprise de les entendre parler de moi en toute liberté, se croyant bien seuls, m’a toujours causé un profond désarroi. Je fus sur le point de m’éloigner mais la curiosité, une curiosité où il entrait beaucoup de tristesse, celle de connaître le pire, me retint, tremblante, à quelques pas du seuil.

Mon père avouait être à bout de ressources et de santé, disant à maman d’une voix fatiguée: «Si je dois vivre pour la voir en état de gagner sa vie, institutrice comme tu l’as toujours désiré, il faut que cela se fasse vite, Mélina. Je ne pourrai attendre bien longtemps encore.»

Je pense qu’il avait dès lors cédé la terre en Saskatchewan à ma sœur Adèle80, en remboursement des sommes qu’elle lui avait avancées. Il ne nous restait même plus l’illusion. Papa conseillait donc que j’entre dès l’automne suivant à l’École normale.

Mais maman se montrait rétive.

— − Alors qu’elle réussit si bien à l’école, qu’elle obtient les meilleures notes, la retirer maintenant, quelle injustice! Et puis, as-tu réfléchi que, sans sa douzième année, elle n’aura droit qu’au brevet de deuxième catégorie, ce qui lui créera des difficultés plus tard pour enseigner en ville près de nous. — − Tu parles comme si j’avais le choix de vivre longtemps, reprocha mon père.

Je brûlai alors de m’élancer vers eux pour leur annoncer mon intention de chercher un emploi, n’importe lequel, pour les délivrer enfin de toutes ces dépenses à mon endroit. Je pense que je ne pouvais supporter l’idée de les savoir, à cause de moi, cette fois encore réunis, pareils à des réfugiés de leur belle grande maison, dans cette sorte de cabane qui les rassurait peut-être, leur donnant l’impression d’être davantage à leur image. Qu’est-ce qui me retint? La peur sans doute. La peur de la vie, qui souvent m’a paru invitante, grisante, mais tant de fois aussi devant moi comme un noir paysage tourmenté. Et puis le sentiment me vint que pour dédommager maman des sacrifices sans fin qu’elle s’était imposés pour moi, il ne fallait pas moins qu’une éclatante réussite de ma part.

Mon père poussa un soupir de longue fatigue:

— − Comme tu voudras, maman. (Il l’appela ainsi, tout comme nous, les enfants, dans les dernières années de sa vie.) J’aurais voulu, avant de partir, la voir voler de ses propres ailes.

En dépit de tant d’obstacles, je fis donc ma douzième année − une dépense folle, un luxe inouï pour des gens réduits comme nous l’étions à une détresse pécuniaire presque sans issue. Heureusement, j’obtins la bourse de cent dollars décernée par l’Association des Canadiens français du Manitoba. J’avais été première en français cinq années successives. Notre Sœur directrice eut l’idée de faire vérifier mes notes des examens de fins d’année proposés par le Department of Education et le résultat corrobora ce qu’elle pensait: j’étais première en anglais aussi pour ces cinq dernières années. Grande joie à l’école et chez les sœurs! Mais, de ma part, plutôt, il me semble, une sorte d’indifférence. Je devais commencer à comprendre que d’être la première ne signifiait pas grand-chose. Évidemment, l’honneur me valut un autre trophée qui alla grossir la collection de mon tiroir à médailles.

Puis arriva enfin le jour si longtemps attendu de ce que nous appelions la «graduation». Nous étions douze à quinze, je pense, à terminer la dernière année, un groupe assez important en ce temps-là où peu de jeunes filles de notre milieu, faute de goût mais surtout de moyens, se rendaient même jusque-là. La directrice, portée à donner des fêtes et des réceptions à tout propos, décida qu’elle ne pouvait laisser passer l’occasion sans l’entourer d’un faste qui «en laisserait à jamais le souvenir dans les annales de l’école».

Un grand nombre de dignitaires, de langue française et de langue anglaise, seraient invités. La collation des diplômes aurait lieu dans notre auditorium, parents et invités prenant place dans la salle, nous les «graduées», rangées, assises ou debout, sur la haute estrade, bien en vue du public, toutes les fougères du couvent disposées en arrière et autour de nous, de sorte que nous aurions l’air d’être quelque peu en forêt. Je crois me rappeler que la grande toile de fond de scène sur laquelle nous nous détacherions en était d’ailleurs justement une de grands arbres enchevêtrés. Nous serions tout de blanc vêtues, y compris les souliers. Nous aurions sur le bras gauche, près du cœur, une gerbe de fleurs identique, des roses rouges achetées en bloc, à petit rabais, nous revenant à cinq dollars chacune. Pour finir, nous serions photographiées là-haut, dans notre gloire, les fleurs entre les bras, et ce serait si beau que déjà quelques-unes de nos maîtresses en pleuraient presque d’émotion, tout en nous faisant pratiquer le salut solennel, «ployées à partir de la taille, mais sans jamais abaisser le regard ...»

Ainsi, ce jour qui aurait dû en être un de pur délice pour maman l’obligea comme jamais à tirer des plans. Comment s’y prit-elle, j’aime autant ne pas le savoir, mais j’eus mes deux dollars pour le photographe. «Souriez, les jolies ‘tites demoiselles», insista beaucoup l’Arménien, car il y en avait toujours une de nous partie à rêver un peu tristement au moment du déclic. Finalement, il ne put nous faire sourire toutes ensemble «à cette belle vie, voyons donc, les ‘tites demoiselles, qui s’ouvre devant vous, pareille à une matinée de juin». J’eus mes souliers blancs. J’eus ma gerbe de roses, les premières fleurs achetées de ma vie, et c’est peut-être à cause d’elles qu’aujourd’hui encore une livraison de fleuriste provoque d’abord en moi un serrement de cœur.

Quant à la robe! Où donc maman avait-elle la tête quand elle s’y mit? Je crois me le rappeler: papa avait empiré vers ce temps-là, sans que je m’en fusse moi-même vraiment aperçu, tourmentée que j’étais d’être la première pour lui faire plaisir. De plus en plus tout devait reposer sur les seules épaules de maman.

Du haut de l’estrade, je la cherchai longuement des yeux parmi la foule. Enfin je la trouvai au bout de mon regard et telle que je la vis alors elle est demeurée photographiée dans ma mémoire. Levé et tout aimanté vers moi, le pauvre visage gris de fatigue − peut-être n’avait-elle terminé ma robe que tard la veille − me souriait à travers toute cette distance. Les paupières battues, les joues tirées, il brillait néanmoins d’une fierté qui me fit plus de mal que tout ce que j’avais encore vu, tellement il paraissait dur d’en être arrivé là. Une vague de cruelle vérité me roula, m’enleva tout bonheur, m’étreignit d’angoisse, puis se retira, me laissant à mon âge insouciant, sur l’estrade glorieuse.

Tout le reste de cette scène me semble aujourd’hui oublié. Pour le retrouver, il me faut regarder la photo. Elle exprime assez bien ce qui en était. Ma robe ne fait pas très mode. L’ourlet du bas ondule quelque peu. L’encolure est un peu gauche aussi, comme si maman avait donné un coup de ciseau maladroit, qu’il avait été impossible de reprendre. Pourtant la jeune fille ne semble pas se douter qu’elle est mise pauvrement. Les grands yeux troublés regardent très loin au-devant d’elle dans cet immense inconnu de la vie, et la confiance l’emporte, au fond, sur une sorte d’ombre, venue comme un nuage, de l’avenir, assombrir le grand jour de sa vie.

Je peux parler d’elle sans gêne. Cette enfant que je fus m’est aussi étrangère que j’aurais pu l’être à ses yeux, si seulement ce soir-là, à l’orée de la vie, comme on dit, elle avait pu m’apercevoir telle que je suis aujourd’hui. De la naissance à la mort, de la mort à la naissance, nous ne cessons, par le souvenir, par le rêve, d’aller comme l’un vers l’autre, à notre propre rencontre, alors que croît entre nous la distance.

VI

J’entrai à l’École normale de Winnipeg à l’automne de la même année.81 C’était une grande bâtisse, style caserne ou poste d’incendie, située, si je me rappelle bien, rue Logan. Nous avions eu à Saint-Boniface, pendant quelque temps, une École normale, dispensant les cours en français, apte à former un personnel qui saurait à son tour transmettre l’enseignement dans notre langue. Mes sœurs aînées, Anna et Adèle, l’avaient fréquentée. Maintenant tout cela était du passé. De notre école, dirigée par des religieuses de langue française, où malgré tous les obstacles semés sur notre route nous finissions par vivre un peu comme chez nous, voici que nous passions dans un établissement strictement de langue anglaise. Non, pourtant, nous avions un professeur de langue française. Elle vint à quelques reprises nous débiter de peine et de misère trois ou quatre phrases dans le genre de celles de La Cantatrice chauve, puisées probablement dans le même manuel qui inspira sa plaisante mécanique à Ionesco82. Après s’être adressée par erreur à l’une ou l’autre de notre petit groupe parlant français et avoir obtenu une vraie réponse en vrai français, elle cessa à tout jamais de nous interroger, et les leçons continuèrent comme par-devant entre gens qui conversaient à contresens sans rien comprendre à ce qu’ils disaient.

Mais nous ne passions pas que d’une langue à l’autre − nous passions surtout d’un climat à un autre. De notre petit monde où les sœurs nous avaient peut-être surprotégées, tenues trop souvent à l’abri de la réalité, nous entrions, autant dire, dans la gueule du loup.

Là, nous avaient laissé entendre nos maîtresses les plus nerveuses, notre foi et notre fidélité à notre passé allaient être mises à rude épreuve. Nous aurions à faire montre d’une inébranlable volonté. Plus encore, en plein chez l’ennemi, nous aurions le devoir, par nos qualités profondes, notre conduite exemplaire, notre excellence en toutes choses, de témoigner en faveur de notre collectivité. Et même si l’affrontement avec l’adversaire se révélait inévitable, il nous faudrait y faire face courageusement.

C’est dans ces folles dispositions d’esprit que je pris le tram, un beau matin, pour me rendre au bout d’un long trajet, coupé d’une ennuyeuse correspondance, à la morne bâtisse, rue Logan, dont je n’ai pour ainsi dire aujourd’hui aucun souvenir précis, moi à qui elle fit si peur.

Quelquefois, quand elle ne serait pas trop «hard-up», disait maman − et cela est significatif que, connaissant à peine l’anglais, elle ait appris ce mot-là − elle me donnerait vingt-cinq cents pour mon lunch pris à la cantine de l’école; autrement, elle me préparait un sandwich accompagné d’un bout de fromage et d’une pomme.

Dans ma classe d’environ soixante-quinze élèves, nous n’étions que cinq ou six de langue française, dont deux jeunes filles de la campagne, si timides qu’un regard de la part de n’importe lequel des professeurs les faisait déjà rentrer sous terre. Qu’espérer de pareilles recrues? Je vis dès l’abord que si jamais j’étais contrainte à livrer bataille ici, ce serait avec une bien petite armée. Car pour quelque temps l’école m’apparut un champ de bataille à venir, et pas autre chose. Jusqu’ici la tactique à employer contre l’adversaire anglais avait été le tact, la diplomatie, la stratégie fine, la désobéissance polie. Maintenant j’imaginai le temps venu de croiser le fer.

L’occasion m’en fut bientôt offerte. Une semaine peut-être après la rentrée, le directeur de l’école, le vieux docteur Mackintyre que j’allais, par la suite, tellement aimer, s’en vint, en qualité de directeur, nous souhaiter la bienvenue, et, comme professeur de psychologie, débiter, à bâtons rompus, pendant une longue heure, ce qui me parut d’aimables radotages.

Bien avant que le mot «épanouissement» ne devienne à la mode et ne sorte de toutes les bouches, lui, en ce temps lointain, ne parlait déjà que de cela: «the opening, the blossoming of self».

Il avait un fort accent écossais, une belle tête blanche, et, je devais l’apprendre avant longtemps, était doué d’une grande bonté de cœur.

Lancé sur sa marotte que l’enfant n’était pas fait pour convenir à l’école, mais que l’école devait convenir à l’enfant, «and that those dear young creatures before everything else should be happy in school», il pouvait monologuer pendant des heures.

J’attendais une brèche dans son discours à travers laquelle m’élancer.

Tout à coup elle se produisit. La main levée, je demandai la parole.

Agréablement surpris de cet intérêt au milieu de la somnolence générale, le vieil homme ajusta ses lunettes et se prit à consulter la maquette des places où apparaissaient, chacun dans une case, les noms des élèves.

— − Miss Roy (prononcé alors dans ce milieu: Roïe), vous avez une question à poser?

Je me levai. Mes genoux tremblaient et avaient peine à me soutenir. Mais il n’y avait pas à reculer. Ce serait maintenant ou jamais que je ferais profession de foi. Ma voix s’éleva toute faible comme dans un grand vide sonore, d’où elle me revenait de très loin, rendue étrange et toute méconnaissable.

— − Je suis bien d’accord, Monsieur, disais-je, que l’éducation d’un enfant doive d’abord tenir compte de sa personnalité propre. — − Eh bien, fit-il, tout sourire, je vois que vous avez parfaitement suivi le cours. Avez-vous quelque chose à ajouter? — − Oui, ceci: que je vois entre la théorie et la pratique une effroyable contradiction. Prenez le cas, par exemple, d’un petit enfant de langue française qui arrive pour la première fois de sa vie à l’école, et c’en est une de langue anglaise. De force, dès l’entrée, on va le mettre dans le moule à fabriquer des petits Canadiens anglais. Quelle chance a-t-il jamais d’atteindre l’épanouissement de sa personnalité?

Un silence de mort m’entourait. J’avais touché le sujet maudit. Malheur à celui par qui le scandale arrive. J’avais l’impression que toute la classe se détournait de moi. Le docteur Mackintyre m’enveloppait d’un regard surpris mais où il n’y avait ni animosité ni désapprobation.

— − Quite so! Quite so! disait-il.

Puis il m’amena à considérer que le sujet se prêtait mal à une discussion en pleine classe et finit par m’inviter à passer à son bureau après quatre heures; nous en reparlerions.

Je me rassis, et, subissant par contrecoup le choc de mon audace, je me vis perdue. Je serais congédiée de l’école, ruinant les espoirs de maman, donnant raison, en fin de compte, aux sombres pressentiments de mon père. Ah, j’avais été bien inspirée de rechercher le martyre. Dans mon désarroi, je commençai même à ramasser mes livres, mes cahiers, en prévision du renvoi inévitable.

À quatre heures, je me présentai chez le directeur. Le vieil homme aux épaules arrondies, aux cheveux blancs, me fit un sourire un peu las, tout en me désignant le fauteuil qui lui faisait face, de l’autre côté de l’immense bureau.

— − Brave girl! marmonna-t-il, et dans ma surprise je ne compris pas tout de suite qu’il parlait de moi.

Puis il me confia avoir connu, jeune homme en Écosse, presque les mêmes injustices raciales et linguistiques que celles qui accablaient le groupe francophone du Manitoba. Avoir souvent même prêté à rire à cause de son «burr». Il me dit:

— − Language, which is the road to communicate, has created more misunderstanding in the world than any other cause, except perhaps faith.

Il me fit ensuite remarquer que, puisque notre groupe français n’était pas nombreux, mieux valait sans doute ne pas alerter le monstre du fanatisme qui sommeille d’un côté comme de l’autre. Qu’il ne voyait qu’un chemin à suivre pour nous: être excellents en toutes choses, toujours être meilleurs que les autres.

— − Travaillez votre français. Soyez-lui toujours fidèle. Enseignez-le quand l’heure viendra, autant que vous le pourrez... sans vous faire prendre. Mais n’oubliez pas que vous devez être excellente en anglais aussi. Les minorités ont ceci de tragique, elles doivent être supérieures… ou disparaître… Voyez-vous vous-même, chère enfant, me demanda-t-il, une autre issue à votre sort?

Je fis signe que non.

Adroitement, il se prit à me questionner sur ma famille, l’emploi qu’avait tenu mon père, mes études chez les religieuses, jusqu’à nos moyens de subsistance, je pense bien, car il semblait parvenir mieux que moi-même à mettre ensemble ma pauvre histoire.

— − Poor girl! disait-il maintenant. Poor young girl!

Il me serra la main très fort. Comme j’étais déjà dans le passage, il me rappela, la voix surélevée:

— − Never give up!

Je partis, toute songeuse. Je n’avais pas été sans m’apercevoir que les extrémistes de notre côté, poussant à l’enseignement exclusif du français et au refus d’apprendre l’anglais, nous acculaient à un isolement tragique ou, tôt ou tard, à nous expatrier de nouveau. S’il nous venait encore des recrues du Québec, bien plus souvent c’étaient nos jeunes, élevés à la française, qui gagnaient la province-mère. Moi-même en rêvais. Il me sembla donc que le vieux docteur Mackintyre m’avait fait entendre le langage de l’amitié qui correspondait d’ailleurs au conseil que nous avaient donné nos maîtresses parmi les plus perspicaces.

Dès lors, je ne cherchai plus à provoquer nos professeurs, encore que l’un d’eux, on eût dit, cherchât à m’y pousser. Ses cours d’histoire semblaient dirigés contre moi depuis le jour malheureux où, forte des enseignements puisés chez les sœurs, j’avais maintenu qu’il ne pouvait y avoir eu de mauvais papes. Depuis lors, il m’en sortait à chaque occasion, les schismatiques, les empoisonneurs, les belliqueux, les fornicateurs, les incestueux. Pas du tout papiste, j’aurais pu le devenir sous la provocation de cet antipapiste forcené. Mais je rentrais mon indignation. J’étais déterminée à prendre ici ce qu’il y avait à prendre et à laisser de côté le reste. J’avais découvert avec tristesse que je pourrais être aimée − et même jugée charmante et adorable, en autant que je resterais à ma place, qui était la seconde, et en marquerais du contentement. Je ne m’occupais plus que d’obtenir de bonnes notes. Le chemin difficile et solitaire que j’avais aperçu dès mon enfance serait bien le mien, il n’y avait pas à y échapper.

Mon père, de jour en jour, déclinait. Mais cela durait depuis si longtemps que je ne voyais pas encore bien à quel point son état se détériorait maintenant très vite. Son visage creusé à l’extrême, ses yeux profondément enfoncés, au regard qui n’était plus que douleur, me suivaient tout au long du trajet en tram où je tentais parfois d’ouvrir mes livres pour revoir mes leçons; ils me hantaient encore à l’école, à travers les cours, et il me fallait toute ma volonté pour parvenir à fixer mon esprit sur les matières qui alors me paraissaient importantes et pressantes. Je travaillais surtout mon accent anglais, ayant, à quelques reprises, fait rire la classe à mes dépens. J’en venais à perdre de vue l’image de mon père souffrant et à me donner entièrement au travail. Ainsi en a-t-il été trop souvent dans ma vie. Dans ma hâte d’apporter aux miens un secours, un soulagement ou un motif de fierté, je n’ai pas assez pris garde qu’eux n’allaient pas pouvoir attendre.

Au cours du deuxième semestre, nous étions expédiées çà et là dans les écoles de la Commission scolaire de Winnipeg pour y prendre, chacune de nous, charge d’une classe sous l’œil de la maîtresse en titre qui jugerait de notre aptitude à l’enseignement et à maintenir la discipline. Les notes qu’elle nous décernait comptaient pour beaucoup dans l’ensemble octroyé en fin d’année. La plupart d’entre nous craignions fort cette épreuve qui pouvait être désastreuse si nous tombions sur une coriace. C’est ce qui m’arriva.

À peine, en effet, avais-je ouvert la bouche pour me présenter qu’elle me demanda de quelle nationalité j’étais, à cause, dit-elle, de mon accent si particulier; ensuite, de lui épeler mon nom, qui lui tira le commentaire suivant: «French, eh!» Puis, sans plus, elle me dit de continuer la leçon là où elle l’avait laissée, qui avait trait à je ne sais plus quel sujet, peut-être la géographie. Tout ce que j’ai retenu de cette classe, c’est un sentiment d’horreur. Les élèves étaient d’un quartier réputé dur. Ils étaient assez âgés, de douze à quatorze ans, moitié garçons, moitié filles. Ils eurent vite saisi que j’étais timide et effrayée et se déchaînèrent. Jamais dans une salle de classe je n’ai vu pareil chahut. Ils claquaient à la volée la tablette de leur pupitre, en frappaient les bords de leur règle, bourdonnaient à l’unisson, ou sifflaient. La maîtresse ne tentait rien pour me venir en aide. Un peu à l’écart, les bras croisés, un soupçon de dur sourire sur les lèvres, elle semblait prendre plaisir à me voir m’enfoncer irrémédiablement. Au-delà de mon désespoir immédiat s’en dressait un autre encore plus écrasant. Car si c’était cela être institutrice, me disais-je, jamais je n’y arriverais, j’en serais toujours incapable. Je voyais se fermer devant moi la seule voie pour laquelle j’avais été préparée. En vérité, tout m’échappait: la classe qui se moquait de moi, mon avenir qui se dérobait, ma confiance en mes aptitudes, même l’espoir de passer mes examens de fin d’année. Pour achever de m’abattre, sans cesse me revenait l’image de mon père dont l’état avait subitement empiré. Atteint d’hydropisie, il avait dû être hospitalisé pendant quelques jours. On lui avait proposé l’opération qu’il avait refusée vu son âge. Après des traitements qui n’étaient que de nature à le soulager, on lui avait permis de rentrer à la maison. Il en avait eu l’air si heureux que, pour ma part, dans l’inconscience de mon âge, je l’avais cru rétabli. Ce mieux avait duré quelques jours puis, l’avant-veille, mon père avait cessé d’arpenter le couloir en bas et était venu vers l’aube au pied de l’escalier, appeler maman au secours. Elle était venue et avait aussitôt fait descendre un petit lit de l’étage pour installer mon père à portée des soins qu’elle pourrait lui donner à travers ses occupations. Qu’il prenne enfin le lit, lui qui avait résisté si longtemps debout à la maladie, m’avait fortement impressionnée, mais je ne pouvais croire que ce ne serait pas tout au moins pour des mois. Ce matin-là, avant de quitter la maison, j’avais été le regarder dormir, encore sous l’effet du stupéfiant administré tard la veille. J’avais été frappée par l’altération de son visage et avais demandé à maman si je ne ferais pas mieux de rester à la maison aujourd’hui. Elle, sachant quelle dure journée m’attendait, qui, remise à plus tard, m’userait les nerfs dans l’attente, avait pris sur elle de me rassurer, ne croyant peut-être pas elle-même mon père si proche de sa fin.

— − Va et fais de ton mieux, m’avait-elle dit. Cette journée derrière toi, tu seras soulagée et plus en état de me seconder.

Ces images, ces paroles de douleur hantaient mon esprit cependant que, face à cette troupe d’enfants rebelles, je tentais une fois encore de capter leur attention, mais bien inutilement; ma voix, affaiblie par la crainte et l’émotion, ne leur parvenait même pas. Je me demande si les mots que j’essayais de former franchissaient seulement mes lèvres. Peut-être, car il me semble me rappeler avoir entendu un garçon rire tout fort en se moquant de moi.

Or, au moment où, n’en pouvant plus, j’allais peut-être rendre les armes, tout abandonner, m’enfuir, la porte fut entrouverte. Le directeur de l’école, du seuil, adressa un signe à l’institutrice qui alla le rejoindre. Elle revint, le visage tout changé. Elle me considérait avec une expression où, dans l’étonnement, puis la frayeur, je crus voir monter de la sympathie pour moi. Elle se pencha et me murmura à l’oreille:

— − Partez. Allez vite. On vient de téléphoner que votre père… est… très mal… VII

Je pris le tramway. Ce devait être par pur réflexe d’économie, car je crois me rappeler que le directeur − ou même peut-être la maîtresse-dragon − m’avait offert de me prêter l’argent de la course en taxi.

Je revenais lentement, les arrêts à presque chaque coin de rue me mettant hors de moi. Je fus à deux ou trois reprises tentée de descendre pour continuer à pied, tellement il me paraissait que j’arriverais plus vite ainsi.

À la correspondance pour Saint-Boniface, peu avant le pont Provencher, j’aperçus mon jeune neveu Fernand, le fils aîné de ma sœur Anna, tout juste devenu commis de bureau83, monter dans le tram où je me trouvais − ou est-ce moi qui montai dans le sien? À travers la foule, nos regards s’accrochèrent. Nous avions compris que nous étions rappelés à la maison pour la même raison. Nous nous sommes frayé un chemin pour nous retrouver ensemble. Un sentiment de gêne nous avait tenus quelque peu éloignés l’un de l’autre à cause du peu de différence d’âge entre nous, trois mois seulement, ce qui nous attirait des taquineries. Il n’aimait pas se faire appeler neveu plus que moi, tante. Mais voici que, sans nous adresser la parole, sans même nous regarder, nous avons joint nos petits doigts entre nous sur la banquette et avons continué ainsi le trajet sans les dénouer.

La pièce, attenante au salon et à la salle à manger, où agonisait mon père, était celle qui lui avait naguère servi de bureau et que l’on continuait à appeler l’office. Qui l’avait d’abord ainsi désignée, mon père lui-même peut-être, habitué pour tout ce qui avait trait à son travail de bureau à Winnipeg84 et à la maison à faire appel à l’anglais, la seule langue de travail qui lui était permise; ou maman, par une sorte de naïf respect envers le genre d’activité auquel s’y livrait mon père, si loin des occupations domestiques. Qui donc pourrait me le dire aujourd’hui que je songe enfin à m’en étonner! Jadis meublée de son gros pupitre à cylindre et de son coffre-fort, tapissée de cartes murales très détaillées de la Saskatchewan et de l’Alberta, et de cartes des «townships» où des points encerclés marquaient ses colonies, mon père avait travaillé dans cette pièce souvent jusque tard dans la nuit, à rédiger ses rapports au gouvernement ou sa liste d’approvisionnements de toutes sortes que nécessiterait le prochain envoi de colons qui se mettraient en route, sous sa garde, vers les terres neuves. Sans doute maman y avait-elle installé mon père par commodité, pour le soigner sans avoir à monter sans cesse l’escalier, mais peut-être aussi avait-elle pensé qu’il était convenable que sa vie s’achevât ici, où il avait connu ses heures les plus espérantes.

Quand nous sommes entrés, Fernand et moi, nous tenant toujours par le petit doigt, la maison était pleine de gens. J’aurais été en peine de dire qui était là. Je n’avais d’yeux que pour la tête sur l’oreiller. Jamais je n’avais vu sur un visage humain un tel aveu de la douleur. Non pas la douleur physique; de celle-là au moins, mon père était délivré sous l’effet d’un calmant puissant, qui atteignait aussi sans doute les régions pensantes de l’être, car il paraissait inconscient, quoique, de temps en temps, il poussât encore un faible gémissement, mais plutôt comme au souvenir d’une souffrance que sous son effet actuel. Ce que ses traits, toute défense tombée, racontaient, c’était l’incroyable somme de douleurs qu’une vie à elle seule peut avoir assumée. J’étais fascinée par ce visage à découvert, me laissant entendre pour la première fois de ma vie le long cri silencieux de l’âme. Ainsi donc était la vie, me disais-je, cette effroyable torture que le visage à la fin ne peut plus masquer. Et je pense que c’est cette terrible, cette inhumaine franchise qui, finalement, rendrait la mort auguste et belle à mes yeux.

Un petit chat dont mon père s’était fait aimer à la folie − et qui comprendra jamais pourquoi les chats se lient d’instinct aux êtres mélancoliques! − remontait sans cesse sur l’oreiller, malgré les efforts de maman pour le chasser. Penché de très près sur le visage du mourant, il le scrutait avec une attention avide. Maman ayant dû s’absenter une minute, le petit chat tigré, peut-être en souvenir des caresses que lui avait prodiguées mon père, avança la langue et se prit à lécher doucement les fins cheveux blancs au bord des tempes. Je le laissai faire. Il me semblait que notre petit Méphisto témoignait à notre place d’une douce familiarité dont l’approche de la mort nous avait rendus incapables, que lui seul, dans son innocence, traitait encore mon père en ami et ne l’avait pas, comme nous tous déjà, quelque peu abandonné.

Non loin du lit, des voisins agenouillés priaient à voix haute. Je voyais le petit chat fidèle allonger une patte douce sur le front de mon père, essayant peut-être à sa manière de ramener ce mourant à s’occuper de lui, et j’entendais des voix tendres en appeler à Dieu pour accueillir l’âme de mon père. Alors maman revint et, scandalisée de voir Méphisto occuper une telle place dans une scène aussi tragique, le prit dans ses bras et alla l’enfermer quelque part. Au milieu des prières nous avons entendu longtemps ses miaulements désespérés.

Je finis par me mettre à genoux avec les autres, non pas tellement pour prier, je pense, que pour être plus près de cette fin de vie qui me passionnait si profondément. C’était la première mort à laquelle j’assistais, et je crois bien que, comme pour tous, ce qu’elle éveillait en moi, c’était d’abord une ardente, infinie et si terrible curiosité qu’elle me distrayait pour l’instant jusque du chagrin. En pleine insignifiante bataille de ce qu’on appelle vivre: passer ses examens, préparer son avenir... j’étais prise par la nuque et livrée au mystère entier de l’existence, qui n’en disait pas plus long aujourd’hui qu’à la première mort qui surprit les hommes.

À travers ces pensées poignantes, il m’en venait de tout usuelles, presque banales. Plus près du visage de mon père, je remarquai encore une fois qu’il ressemblait à Tolstoï85 que j’avais vu en photographie alors qu’il atteignait la fin de sa vie: même haut front dégarni, mêmes joues creusées, même yeux profondément enfoncés dans leurs orbites − et, avant ces derniers jours, chez mon père aussi ce regard perçant qui semblait aller plus loin dans l’âme qu’aucun regard que j’ai connu. Je me plus à rapprocher aussi naïvement leur grand amour à tous deux pour les Doukhobors, pour l’établissement desquels, en terre canadienne, Tolstoï avait versé les droits d’auteur d’un de ses grands romans, mon père, lui, en dépit de leurs frasques, ayant toujours pris la défense de ces illuminés dont il s’était longtemps occupé après les avoir menés vers les terres vierges. Je pensai qu’ils portaient aussi tous deux le même prénom: Léon86.

Soudain l’agonie de mon père se précipita. Sa poitrine se creusait. La bouche grande ouverte cherchait l’air. Les yeux, cependant, d’épuisement, s’étaient fermés. Pendant quelques instants le corps reposait inerte, puis reprenait sa lutte effroyable en un râle plus long encore. Il faisait penser à un être qui aurait cherché désespérément à s’arracher à la vie, et la vie, vue à travers ces efforts pour s’en libérer, me parut avoir dû être à mon père infiniment cruelle. À la fin, il eut un geste las des bras comme pour tout repousser. Il ouvrit les yeux, ne voyant personne autour de lui, je pense. Ses yeux voilés semblèrent suivre une lueur à travers la pièce. Un soupir moins profond, venu de moins loin, aboutit à ses lèvres comme vient s’éteindre une dernière petite vague épuisée sur le sable. Sa tête s’inclina. Il n’y eut plus ni bruit, ni lutte. Le silence enfin! Alors maman s’avança. Elle considéra le visage de son vieux compagnon de vie avec une étrange ferveur que je ne lui avais jamais vue et qui découvrait en ce mort bien au-delà de ce que nous connaissions tous de sa vie. Doucement elle abaissa ses paupières entrouvertes. Alors au milieu du recueillement jaillit une haute plainte dont je ne sus pas d’abord qu’elle venait de moi. Maman, étonnée par mon cri, laissa tout pour accourir me consoler. Elle se mit à genoux à côté de moi, m’entoura les épaules d’un bras et m’entraîna dans un doux bercement du corps comme pour engourdir notre peine. Je ne comprenais pas encore moi-même la violence de mon chagrin. Je n’avais pas cru aimer si profondément mon père. À mon tour, la mort m’apprenait à voir, et je n’en pouvais plus de ce qu’elle m’apprenait d’essentiel en si peu de temps. Suffirait-il donc qu’un homme meure pour qu’aussitôt sa vie prenne un relief insoupçonné il y a à peine un instant? Et que soi-même, par rapport à cette vie terminée, on soit mis à nu, exposé à jamais? Je découvrais dans l’instant mille occasions perdues de témoigner à mon père cette affection que je sentais maintenant sourdre de moi-même comme un torrent longtemps gardé captif. Encore la semaine dernière, lorsqu’il était à l’hôpital, il avait demandé à maman pourquoi je ne venais pas lui faire une petite visite. Elle, pour m’excuser, avait expliqué que je me faisais beaucoup de souci au sujet de ce cours à donner dans une école de la ville, que je m’y préparais soir après soir, en élaborant, au hasard, toutes sortes de tactiques, ne sachant trop ce qu’on allait exiger de moi; que d’ailleurs il serait bientôt de retour à la maison. Il y avait du vrai dans tout cela, mais il était trop vrai aussi que j’avais été empêchée de venir par la gêne de savoir comment me comporter seule avec mon père malade, que lui dire. Nous n’avions jamais appris à nous parler, chacun espérant de l’autre qu’il commencerait, ouvrirait la voie. Maintenant seulement, je savais qu’il avait été un homme avide d’affection, la désirant au point de ne pas la solliciter, par peur de se la voir refuser, que son air sévère venait de cette peur. Et je le savais car telle je me découvrais moi-même avoir été. La vérité était que nous avions vécu dans l’appréhension de voir notre pauvre amour tremblant, si pareil l’un à l’autre, incompris.

Je me mis à pleurer à gros sanglots, si grande était ma détresse devant tout ce malentendu que me paraissait être la vie. Maman, pensant peut-être que je souffrais de ne m’être pas sentie aimée de mon père, se prit à me fournir des preuves du contraire. Toujours à genoux à côté de moi, m’entraînant dans ce si triste balancement du torse, elle me chuchotait que l’avant-veille, alors qu’il avait commencé à tant souffrir, il lui avait dit de se reposer sur moi, qu’au fond j’étais une enfant courageuse et travailleuse; qu’un jour, il y avait de cela deux ou trois semaines, alors que, en dépit d’un peu de fièvre, j’étais partie comme d’habitude à l’école, il en avait été bouleversé, me plaignant: «Elle aura la vie dure, je le crains, pauvre enfant à qui j’ai légué une santé trop délicate.» Maman continuait ainsi, sans se douter qu’elle me perçait le cœur.

Car la peine que j’éprouvais provenait surtout de ce que je n’apercevais nulle part de réparation possible. Telle que la mort nous séparait, je resterais envers mon père. Il n’y aurait jamais rien à ajouter, à retrancher, à corriger, à effacer.

Et j’aurais tellement voulu ajouter au moins une visite à l’hôpital. «Une petite visite», me disais-je en supplication, comme s’il était encore possible qu’elle eût lieu, comme si je pouvais en faire surgir le miracle de l’occasion manquée.

Ou bien je reprochais à mon père de ne pas m’avoir attendue, de ne pas m’avoir accordé un peu de temps encore, pour lui arriver avec mon brevet d’institutrice. Et je rêvais en pleurant à ce bonheur que nous aurions pu avoir du diplôme obtenu.

À la fin, je ne trouvai pour m’apaiser que le souvenir de cette promenade en brouette, mon vieux père tenant haut les brancards et moi, du fond de la caisse, levant vers lui un visage qui, je le crois bien, devait lui sourire.

Mon père fut exposé, à la maison, dans un cercueil ouvert, comme c’était alors la coutume. Il y avait eu deux des nôtres déjà ainsi exposés dans notre maison de la rue Deschambault: ma chère grand-mère Landry qui était venue mourir chez nous à l’âge de quatre-vingt-quatre ans87, alors que j’en avais moi-même huit, et de qui je me souvenais bien; puis la petite Marie-Agnès, morte des suites de brûlures à l’âge de quatre ans, quand j’étais bébé88. C’était donc une maison qui connaissait les apprêts à la fois majestueux et familiers dont on entourait alors la mort.

Maman avait dépouillé le salon de tout ce qui pouvait être enlevé, et le reste, le piano seul, je crois bien, avait été drapé de noir, ainsi que la grande fenêtre donnant sur la rue. Au centre reposait le cercueil entouré de cierges dont la flamme vacillante ne cessait de jouer sur le visage de pierre, lui prêtant à certains moments de fugitives expressions de vie. Mon père avait grand air dans son meilleur costume, bleu marine, si peu porté dans les dernières années qu’il paraissait tout neuf, quoique devenu flottant autour des épaules amenuisées. Un col dur, à pointes tournées, bien que ce ne fût plus la mode, maintenait son cou bien droit et l’apparentait à une image que j’avais gardée de lui, alors que j’étais toute petite et que je l’avais vu prêt pour quelque soirée − rare événement dans notre vie − et portant un col semblable. Ou est-ce que je ne confondais pas ce que je croyais être un souvenir et le récit que maman dix fois nous avait fait de l’invitation à un bal chez le lieutenant-gouverneur adressée à elle et à mon père89, et de l’extraordinaire aventure à laquelle elle avait donné lieu. Eh oui, il devait y avoir une vingtaine d’années, un peu plus peut-être, mon père alors déjà âgé et maman jeune encore mais ayant mis au monde presque tous ses enfants, avaient, pour la première et unique fois de leur vie, reçu une invitation à un bal. J’aimais cette histoire que maman racontait comme si elle avait été drôle, portant à rire, alors qu’à moi elle avait toujours paru poignante. Qu’est-ce qui me la remettait en mémoire dans ces instants, à l’heure des repas, ou très tôt avant le flot des visiteurs, alors que, ayant à moi seule mon père mort, je restais immobile auprès du cercueil à le contempler? C’est-à-dire seule avec le petit chat tigré. Car, très fin, il avait vite appris à profiter, pour ses visites à son maître mort, des instants où maman était trop occupée pour le voir passer et où il n’y avait dans le salon que moi qui ne l’aurais jamais chassé, il le savait bien. Il sautait sur le bord du cercueil et, s’y tenant comme accroupi, les quatre pattes rapprochées et serrées sur le bois, il ne bougeait plus, ses grands yeux à demi phosphorescents à la lueur des cierges fixés sur le visage de mon père. Il ne le touchait plus, il ne faisait que le regarder intensément. Lui d’un côté, moi de l’autre, je pense bien que nous étions comme également absorbés dans le spectacle de la mort.

Mais qu’est-ce qui m’avait fait penser au bal? Peut-être cette grande photographie dans son cadre doré de mon père jeune, que maman avait fait suspendre au mur du salon. Elle devait dater de l’époque où ils s’étaient rencontrés, peut-être même de plus tôt, car mon père paraissait tout juste avoir atteint la trentaine. Tel quel, il représentait un parfait étranger pour moi, un beau jeune homme aux cheveux ondulés, aux yeux légèrement souriants, dont la physionomie franche, ouverte, était empreinte d’un grand désir d’idéal. Il s’agissait apparemment d’un être qui connaissait la gaieté, l’espoir, la confiance et, jusqu’à un certain point, l’ambition, toutes les forces vives de l’âme. On m’aurait bien étonnée si on m’avait dit que, par les yeux surtout, je ressemblais étonnamment au jeune homme dans son lourd encadrement doré à la feuille. Mais sur le même mur, maman avait fait suspendre deux autres portraits, celui de mon grand-père Charles Roy et de sa femme Marcelline au douloureux visage. Les deux portraits, chaque fois que je les avais regardés, m’avaient plongée dans l’angoisse et j’en voulais à maman de les avoir remis à l’honneur.90

Nous n’avions jamais connu ces deux êtres que par leur portrait terrible et quelques confidences échappées à mon père. Je ressentais à leur endroit un tel éloignement que je refusais de me reconnaître en eux. Je m’imaginais issue des Landry seulement, cette race plus légère, rieuse, rêveuse, comme un peu aérienne, aimante, tendre et passionnée.

Mais voici que, levant les yeux sur ma grand-mère inconnue, je fus tout à coup saisie jusqu’au fond de l’âme par le pauvre visage aux lèvres serrées comme sur une peine trop grande pour les mots, jamais avouée ailleurs peut-être que dans le silence de cette photographie. Son mari, à côté de Marcelline, mon grand-père Charles Roy, montrait un visage d’une intransigeance, d’une sévérité implacables. Pourtant, si durs qu’ils fussent, les yeux semblaient laisser sourdre comme une tristesse lointaine de n’avoir jamais su ni inspirer ni éprouver l’amour. Il était pareil à un justicier, seul au monde. Le peu que je savais de lui, échappé à mon père en des moments de détresse, était qu’il se montrait ennemi de tout ce qui était joyeux, expansif et, par-dessus tout, des livres qu’il considérait comme la chose du monde la plus maléfique. Un jour, il s’était passé une scène bien étrange entre mon père et moi. Je lisais, réfugiée en quelque coin de la maison, l’air heureuse, je suppose, comme toujours lorsqu’on est emporté par la magie d’une histoire bien racontée ou la simple ivresse de se reconnaître à travers des mots plus habiles que les siens. Mon père s’était arrêté devant moi. Il m’avait demandé d’une voix un peu sourde, chargée de mélancolie: «Connais-tu au moins ton bonheur?»

J’avais levé sur lui un regard étonné. Alors était sorti de lui cet aveu incroyable: «À peu près vers l’âge que tu as maintenant, un soir que je lisais comme toi, dans un petit coin, mais à la lueur d’une bougie, heureux pour un moment, mon père survint brusquement: "Encore à t’emplir la tête de mensonges et mauvais conseils au lieu de besogner honnêtement! m’avait-il violemment reproché. Donne-moi ce livre de malheur. Tout ce qui est écrit est fausseté." Il me l’avait arraché des mains. Il avait soulevé un rond du poêle. La flamme était haute, car c’était une nuit froide et on avait bien activé le feu. Mon père y jeta mon livre, mon unique livre. Je le vois encore brûler, je l’ai vu brûler toute ma vie.»

Cet aveu, arraché à mon père il y avait des années, voici que j’en saisissais toute l’âpreté auprès de sa dépouille dans le salon désert. Je me pris à pleurer doucement, non plus sur moi et mes omissions et mes regrets, mais sur le chagrin d’un enfant de treize ans, porté toute une vie sans être vraiment consolé, et à présent à jamais inconsolable.

C’était peu après cette scène, selon maman, que le jeune Léon avait quitté la maison paternelle et serait venu à Québec s’engager comme petit commis dans un magasin de la ville. Il y était si mal rémunéré que, ne pouvant s’offrir une chambre en ville, il couchait sous le comptoir où, de jour, il étalait la marchandise à vendre, une paillasse y ayant été aménagée pour lui91. Cette histoire, sûrement elle me fut racontée, mais le doute s’est introduit dans mon esprit habitué à prolonger les faits et récits, et il m’arrive de me dire qu’elle n’est tout de même pas possible; or je n’ai plus personne pour me tirer d’embarras et corroborer le récit tel qu’il me semble l’avoir entendu.

Ensuite, mon père avait été recueilli par un prêtre au cœur compatissant qui avait défrayé le coût de deux années d’études offertes dans un collège, je ne sais si c’était à Québec ou ailleurs. Puis mon père avait gagné les États-Unis92, et, comme disait maman, qui aurait pu suivre à la trace pendant les quelques prochaines années cet être toujours en route!

Mes yeux revenaient malgré moi à l’auteur de ces malheurs, au Savonarole, le brûleur de livres, et je commençais à comprendre que c’était de lui que mon père tenait le côté morose de sa nature, s’étant manifesté de plus en plus avec l’âge, sa crainte aussi d’être incompris qui le rendait ombrageux. Mais mon grand-père Savonarole, lui, de qui tenait-il son âme si tourmentée qu’elle n’avait répandu que tourment autour d’elle? Je pressentais qu’il aurait fallu remonter indéfiniment, toujours plus loin dans le passé, pour connaître, chez les êtres, la source du mal comme du bien.

Mon attention revenait se fixer au portrait de mon père jeune que je comparais à son visage dans la mort, et cette histoire du bal, malgré moi, remontait à ma mémoire.

Donc le carton d’invitation était arrivé à la maison. Mes parents devaient habiter alors celle qu’ils louèrent lorsqu’ils vinrent s’installer à Saint-Boniface, avant la construction de notre maison de la rue Deschambault93. Je l’imagine pleine de jeunes enfants, de pleurs, de rires, de tapage, et je crois apercevoir maman, un peu énervée, peut-être en train de laver du linge, s’essuyant vite les mains à son tablier avant d’ouvrir la grande enveloppe à l’emblème de la couronne dorée. Et puis l’éblouissement! Mr. and Mrs. Léon Roy are requested to attend a ball at…

Envisagea-t-elle aussitôt la robe qu’elle porterait, comment elle la ferait, de quel tissu? Ce qui est sûr, car elle nous l’a cent fois redit, c’est que sa résolution avait été prise sur-le-champ: rien au monde ne l’empêcherait d’assister à ce bal. Mon père était alors en visite dans ses colonies, absent pour une semaine ou deux. Il reviendrait peut-être brisé de fatigue comme cela arrivait souvent, pas enclin à se mettre en frais pour une pareille sortie qui l’intimiderait sûrement, peu habitué qu’il était aux mondanités. Maman se faisait forte de l’amener à accepter et elle y parvint. Comment? Avait-elle déjà assemblé sa robe de satin pêche? Parut-elle ainsi mise, ses beaux cheveux noirs relevés en une épaisse torsade? Lui-même, à la vue de cette jeune femme qui n’avait jamais connu de sa vie une seule heure de triomphe mondain, eut-il le cœur attendri? J’avais une grande envie de relancer maman à la cuisine où, ravalant son chagrin, elle devait préparer à manger pour les parents de la campagne qui viendraient aux funérailles et qu’il faudrait bien garder pour un repas ou deux. J’imaginais quel regard elle me lancerait si, au milieu de ses préoccupations et de sa peine, je lui arrivais avec des questions comme par exemple: «Maman, le soir du bal chez le gouverneur, comment étais-tu coiffée? Avais-tu au moins un petit bijou?»

Pourtant il me paraissait important d’assembler tous les éléments de cette histoire comme si c’était sa dernière chance, tel un feu qui va mourir, de jeter une petite flambée encore dans nos cœurs.

En tout cas, elle s’était instruite auprès de quelques épouses de fonctionnaires plus versées qu’elle dans les usages mondains de ceux qu’il importait d’observer à l’arrivée et au cours de la soirée chez le gouverneur. Elle s’était façonné ce qu’elle appelait «une sortie de bal», sans doute une grande cape enveloppante à jeter par-dessus sa robe. Elle avait dû aller s’inspirer dans les magasins chics de la ville, aux rayons de grand soir, peut-être même essayer quelques robes, et pourquoi pas les plus coûteuses pendant qu’elle y était, comme elle avait fait pour moi quand elle m’avait confectionné ma culotte de cheval. Mais pour une fois dans sa vie, c’était elle qui était à l’honneur!

Enfin, c’était le soir du bal. Maman devait être rayonnante, les yeux pleins d’éclat, comme aujourd’hui encore quand une surprise heureuse pouvait lui advenir. Papa devait porter son plus beau costume, bleu foncé, tout uni, comme celui dont il était revêtu pour descendre en terre − je ne me rappelais pas lui en avoir vu porter d’une autre couleur. Sa cravate noire devait être piquée, comme à l’heure actuelle, de son épingle à fine tête faite d’une opale − cadeau d’un groupe de ses colons reconnaissants, qu’il avait chéri comme aucun autre de sa vie − et que maman, après demain, avant la fermeture du cercueil, lui enlèverait pour la garder en souvenir.

Donc ils étaient partis au bras l’un de l’autre, peut-être rajeunis, allégés tous deux comme du poids d’une vie tout en devoirs, en soucis, en économies. Au coin de la rue, ils avaient pris le tram. Maman n’avait pas ressenti l’incongruité de se voir, en grande robe du soir, parmi les ouvriers à l’air fatigué, à moitié somnolents, dans le brinquebalant petit tram mal éclairé. Il les avait déposés assez loin de la résidence du gouverneur. Ils avaient continué à pied. Ce n’est qu’à l’entrée du parc, au fond duquel la résidence brillait de toutes ses fenêtres, qu’ils s’étaient sentis intimidés. À droite, à gauche d’eux, roulaient les fiacres, les éclaboussant au passage. Ils continuèrent jusqu’au grand perron d’honneur où un aide-de-camp ouvrait la portière aux couples. Ceux-ci n’avaient qu’un pas à faire, l’homme soulevant le coude de la femme, pour se trouver, joyeux et resplendissants, sous le couvert de la marquise, au son de la musique qui s’échappait par grandes bouffées chaque fois que la porte s’ouvrait sur l’intérieur étincelant. Papa, le premier, avait voulu rebrousser chemin: «Allons-nous-en, Mélina; ce n’est pas ici notre place.» Elle n’avait pas voulu en convenir encore. Le rêve, dans sa tête, bruissait toujours malgré tout. Elle avait entraîné mon père récalcitrant presque au pied du grand perron. Seul avait pu avoir raison de son rêve le regard dédaigneux jeté de haut sur elle par l’huissier en grand uniforme. Elle avait constaté alors que sa robe portait des traces d’éclaboussures, que ses souliers étaient crottés. Elle avait chuchoté à mon père: «Léon, faisons semblant de rien. Continuons comme si nous étions simplement venus nous promener ici en curieux. Après tout, c’est la résidence du représentant du peuple, tous peuvent y venir. Nous ferons le tour et ressortirons.»

Contournée la façade, elle avait avisé une fenêtre peu haute, donnant sur le grand salon de réception.

Elle avait trouvé moyen, en se haussant sur une pierre, d’obtenir une bonne vue de l’intérieur. Mon père, pris de gêne, lui répétait: «Viens-t’en...», mais elle restait debout sous la fenêtre, les yeux grands d’émerveillement, une main posée en équilibre sur le rebord de la croisée. Plus tard, quand elle me ferait à moi le récit de cette soirée déjà loin dans le temps, elle rirait beaucoup d’elle-même, disant: «Tu me vois, assistant à travers la fenêtre à l’arrivée des hommes en habit à queue, des femmes en robes à traîne, celles-ci faisant la révérence au gouverneur, celui-ci inclinant la tête d’un geste un peu hautain, et tout ça en anglais, j’entendais jusqu’à la voix de l’aide-de-camp qui annonçait: "Mr. and Mrs. Hugo McFarlane…" Alors s’avançait un autre couple, la femme couverte de perles, de diamants, l’homme de décorations… Tu me vois, disait-elle, dans ma petite robe faite à la maison, tu nous vois,ton père mortifié, moi crottée comme si je revenais des champs…» Elle riait, elle riait d’un rire qui paraissait ne contenir aucune amertume, aucune aigreur, seulement la franche gaieté d’un être qui sait porter sur soi un regard de parfaite et douce lucidité.

«Ton père me pressait de partir. Mais je voulais voir s’ouvrir le bal, les couples tourner.»

L’orchestre avait entamé une valse. Le gouverneur s’était incliné devant une dame. Elle, tenant sa traîne de sa main gantée − «et dire, rappelait maman, que je n’avais pas su qu’il fallait des gants longs» − le gouverneur un peu raide, ils avaient donné le branle. Les autres couples se formant, maman les avait vus évoluer sous les grands lustres, et tout jetait de l’éclat, les pendeloques de cristal, les diamants au cou des valseuses, les médailles sur les habits sombres, le regard des hommes amoureux, des femmes se sentant désirables…

Je revins de mon curieux voyage dans le passé à la recherche d’une heure peut-être malgré tout heureuse dans la vie de mon père. Ils étaient revenus en tramway; ils n’étaient pas tristes, insistait maman, pas du tout tristes; elle se sentait encore comme tout illuminée par le spectacle de la fête. Même un peu décoiffée, sa robe quelque peu salie, elle devait paraître bien belle ce soir-là aux yeux de mon père qui l’avait si peu souvent vue parée, tout étincelante de joie intérieure. Qui sait, cette soirée avait peut-être été une des grandes soirées de leur vie! La petite Marie-Agnès était née moins d’un an après le bal chez le gouverneur94.

Je m’étonnais sans fin, auprès de la dépouille de mon père, d’être déjà si avidement plongée à la recherche des moindres bribes que je connaissais de sa vie. Je ne savais pas que c’est le premier effet de la mort que de faire vivre le disparu dans la mémoire de ceux qui l’ont aimé avec une clarté et une intensité jamais encore éprouvées.

Je me penchais, je scrutais à la lueur tremblante des cierges le visage si beau que mon père devait présenter pour toujours à ma mémoire. Une grande noblesse s’en dégageait. Elle avait calmé mon chagrin et jusqu’à mes regrets. J’étais par elle fascinée. Cette mort et plus tard bien d’autres dans ma vie jamais ne m’ont dit le vide, le néant. Celle-ci ne me parlait pas non plus d’une autre vie, d’un autre monde. Elle était à mes yeux le mystère entier, jamais entrouvert, la totale franchise enfin, l’obscurité intacte, et, à cause de cela peut-être, plus belle que ce que j’avais jamais vu sur terre. À le regarder, j’avais l’impression que la vie, presque tout de la vie, était une distraction après une autre pour tenter de nous dissimuler l’essentielle vérité.

Presque immédiatement après les funérailles, je dus retourner à mes études, en vue des examens qui approchaient. À ma grande surprise, je les passai sans peine. La maîtresse-dragon s’était-elle repentie à la dernière minute et m’avait-elle octroyé une bonne note? Ou le docteur Mackintyre était-il intervenu? Jamais je ne le saurai, mais je finissais parmi les premières de ma classe. Cette nouvelle, qui eût tant réconforté les derniers jours de mon vieux père, voici que je ne savais qu’en faire. Je souhaitai le ressusciter pour m’entendre la lui annoncer. Pour moi seule, que valait-elle au fond? 95Plus tard, ce serait maman que je souhaiterais ressusciter pour m’entendre lui raconter l’extraordinaire bonne fortune de Bonheur d’occasion à laquelle, dans ce récit imaginaire que je lui en faisais, elle ne croyait pas, et j’insistais: «Voyons, maman, tu peux dormir en paix, je suis presque riche.» Et elle, du fond de l’ombre, hochait la tête tristement, me croyant toujours pauvre et démunie. Plus tard encore, ce fut ma sœurAnna que je désirai ramener un moment de la mortpour la réconforter96, elle qui avait tant craint pour moi l’amour, le mariage, les liens, lui disant que, somme toute, ces grandes entraves de la vie avaient eu pour moi leur côté bénéfique. Mais elle ne m’entendait pas, éternellement soucieuse à mon égard. Maintenant c’est Dédette que je rappelle en vain, tâchant de la rassurer sur ce chagrin qu’elle me connaissait et qui l’avait tant affectée97. J’ai beau soutenir qu’il s’est estompé, presque guéri, elle ne m’entend toujours pas. Ainsi, je devais apprendre, en vivant, que ce n’est pas à l’heure des grands chagrins que l’on désire le plus ramener nos morts, mais plutôt pour les consoler de la peine qu’ils se sont faite à notre sujet, et dont il me semble que nous ne pouvons les délivrer même quand nous en sommes nous-mêmes délivrés. C’est pourquoi sans doute je me plais tellement à ces rêves de la nuit qui me représentent parfois maman ou mes sœurs, le visage comme paisible et heureux. Aucun rêve jamais ne m’a montré mon père rajeuni et souriant comme cela est arrivé pour les autres.

VIII

Aux tout derniers jours de l’année scolaire, à la fin de mai, le docteur Mackintyre me demanda à son bureau. À la mort de mon père, il m’avait écrit une très belle lettre affectueuse et réconfortante, que je regrette aujourd’hui de n’avoir pas conservée. Mais en ce temps-là, dans ma frénésie d’avoir les mains libres, je ne gardais rien. J’entrai et le remerciai de sa lettre. Il me fit signe que je n’avais pas à le faire et de m’asseoir, lui-même tout ému. Il laissa passer un peu de temps avant de m’apprendre sur un ton presque joyeux qu’il avait pour moi une bonne, une excellente nouvelle.

Je dus lever vers lui des yeux incrédules car il se hâta de me la confirmer.

En ce temps-ci de l’année, il arrivait, m’expliqua-t-il, que des commissions scolaires en peine d’une suppléante pour terminer le semestre fissent appel à l’École normale, qui leur envoyait une élève finissante. Il venait de recevoir pareille demande et avait pensé à moi. L’école était située dans un petit village à une cinquantaine de milles de la ville. Le voyage ne me coûterait pas cher. Je gagnerais cinq dollars par jour scolaire. Mais l’avantage principal tenait à ce que bientôt, lorsque je ferais ma demande d’un emploi permanent, je pourrais faire valoir que j’avais un peu d’expérience, sans besoin de préciser qu’il ne s’agissait que d’un mois, me fit-il adroitement la leçon.

Déjà, pendant que je l’écoutais, il me semblait que ma vie avait changé. À peine mon brevet d’institutrice en main, déjà j’avais une école. Mon école! J’aurais pu sauter au cou du cher vieillard dans la joie qui m’inonda brusquement le cœur. Qu’en aurait-il été si j’avais su combien rare était la chance qui m’échoyait, trois écoles seulement ayant été proposées pour trois cents élèves qui finissaient leur terme. Évidemment il s’agissait dans mon cas d’un petit village de langue française, et je faisais drôlement l’affaire. Tout de même, une école quand j’en sortais moi-même tout juste, quel privilège!

Je revins à la maison, courant et même parfois, je pense, quand le trottoir était désert devant moi, y sautant, comme lorsque j’étais petite fille, les pieds croisés.

Je bondis dans la cuisine.

— − Maman! Maman. Ça y est!

Que de fois je suis arrivée toute jeunesse, tout élan, toute joie, pour l’atteindre, elle, au milieu des soucis et du chagrin. Elle était occupée à faire cuire des confitures, je pense. Chauffé à blanc, notre poêle à bois jetait une chaleur de brasier. Maman en avait le visage cuit, les pommettes rouges, ce qui rendait plus surprenant le douloureux regard de ses yeux tout plongés encore dans le souvenir de la mort de mon père. Il est vrai, elle n’avait eu, elle, depuis, aucun triomphe, aucun succès pour l’aider à surmonter le chagrin. J’eus un peu honte de mon exaltation, mais je ne parvins pas vraiment à la dominer.

— − Ça y est! Une école, maman! Ma première école! — − Que me parles-tu d’école! fit-elle en perdant patience. On est loin de septembre encore. Et tu en sors tout juste toi-même, de l’école. — − C’est bien ça qui est le merveilleux. J’en ai une déjà. Pour le mois de juin. À partir d’après-demain. Mon école, maman!

Et j’essayai de la prendre entre mes bras pour l’entraîner à valser avec moi sur place. C’en était trop. Elle me repoussa presque rudement.

— − Une école! Où ça? — − À Marchand98. — − Marchand!

Tout à coup, elle faisait front, hostile, et je ne comprenais plus rien à son attitude. Après tout, n’avait-elle pas vécu pour me voir voler de mes ailes, obtenir enfin une école? Subitement, comme pour marquer son opposition ou je ne sais quelle révolte, elle arracha son tablier et me lança:

— − Pas à Marchand. Jamais! C’est un trou! J’en ai entendu parler. Un vrai trou! Tu n’iras pas là. — − Un trou! Un trou! dis-je. C’est rien que pour un mois, et il faut bien commencer quelque part. Tu ne peux tout de même pas t’attendre à ce que j’entre par la grande porte. — − Mais Marchand, ce trou-là, fit-elle avec une sorte de haut-le-cœur.

Elle finit par venir s’asseoir à la grande table où elle joignit les mains et regarda devant elle, avec des yeux qui ne pouvaient y croire, l’inévitable douleur qu’elle s’était elle-même préparée. Et moi, la voyant triste alors que j’avais espéré lui faire plaisir, je lui rappelai, sans songer qu’il y avait là de la cruauté:

— − C’est pourtant ce que tu as voulu pour moi toute ta vie, que je m’en aille faire la classe.

Elle faiblissait, elle se rendait. Elle demanda d’une voix perdue:

— − C’est pour quand? — − En vérité, il faudrait que je parte demain. — − Demain!

Alors, tout d’un coup, les recommandations commencèrent à pleuvoir sur moi.

Là, parmi ces gens grossiers, il me faudrait veiller à garder mes distances, être polie, oui, mais jamais familière. Faire attention aussi de ne pas m’en laisser imposer. «Ah! et puis, t’es trop jeune, se plaignit-elle, pour commencer par un village dur et sans manières

— − Maman, tant mieux si j’apprends tout de suite.

Enfin elle consentit à me sourire et laissa tout en plan pour venir m’aider à faire ma valise.

Le lendemain elle avait trouvé une connaissance allant dans la direction de Marchand en auto et qui avait consenti à m’y amener.

Dans sa douleur de me voir partir de la maison, je pense me rappeler qu’elle en oublia de m’embrasser. Il n’était question que de faire attention à moi, de garder ma place, de défendre mes droits et, si c’était trop dur là-bas, de revenir.

Sur place, il me fallut me rendre à l’évidence que je ne pourrais loger ailleurs qu’à l’hôtel, le reste n’étant que misérables cabanes en bois dispersées de loin en loin sur un sol sablonneux, entre des touffes d’épinettes maigriottes. De ce décor comme abandonné et de l’événement douloureux qui allait marquer ma première journée de classe à Marchand, je tirerais quarante ans plus tard «L’enfant morte» éclose si étrangement dans le cours de Cet été qui chantait99. Comme j’étais loin, ce jour où je mis pied à Marchand, saisie d’effroi et m’ennuyant déjà de la maison, de pressentir en moi − pareille à une graine en terre qui dormirait longtemps encore − cette aptitude que j’avais − ou aurais − de convertir en récits, qui me joindraient à d’autres êtres, des moments de ma vie. Et ceux qui m’auraient fait me sentir la plus seule seraient souvent ceux qui me gagneraient le plus de cœurs inconnus. L’on est ignorant de sa propre vie plus que de toute chose sur terre.

C’est en montant l’escalier raide, en route vers ma chambre, derrière la patronne, une forte personne halant mes deux valises, que je me rappelai subitement une des plus précises recommandations de maman:

«Surtout, avant de t’installer, informe-toi du prix. Fais bien attention qu’on ne prenne avantage de ton inexpérience. Vu ce que tu vas gagner, ne consens pas à plus de vingt-cinq dollars par mois de pension. C’est tout à fait suffisant.»

Dans le dos de la large femme, je m’entendis tout à coup demander d’une voix à moitié éteinte, si timide qu’elle ne pouvait que m’attirer une rebuffade de la part d’une personne aussi manifestement sûre d’elle-même:

— − Madame, pour la pension... qu’est-ce que ce sera?... Quel prix allez-vous me demander?

Peut-être irritée que je lui pose la question au milieu de l’escalier et dans son dos, ou de toute façon portée à vouloir m’humilier, elle planta là mes deux valises en me disant:

— − Commencez par porter vous-même vos propres affaires.

Quelques marches plus haut, comme c’était à mon tour d’être essoufflée, elle daigna me renseigner sur un ton rude:

— − En tout cas, pensez pas, ma petite demoiselle, que je m’en vais vous nourrir, vous loger, vous éclairer... vous... vous... pour moins de vingt-cinq dollars par mois.

Malgré la grossièreté de l’attaque, je poussai un soupir de soulagement. C’était la somme fixée par maman. Je pouvais l’accepter sans un mot, et Dieu sait que je n’avais pas le cœur à marchander avec la terrible femme.

Ma chambre était petite, presque nue, mais propre. Une nette petite cellule de prison. Ma logeuse me l’avait indiquée d’un coup de menton, repartant sans m’avoir dit un mot. Je m’assis au pied de l’étroit lit de fer recouvert d’un couvre-pied blanc ennuyeux comme on en voyait alors dans les dortoirs de couvent. Mais je n’avais d’yeux vraiment que pour la fenêtre. Elle donnait sur un des paysages les plus morts que j’aie jamais vus dans ma vie. Rien ne s’y agitait, ne bruissait, ne bougeait! Il y avait bien un peu partout des arbres, isolés ou en minces groupes, mais tous étaient pétrifiés comme par une inexplicable attente. On eût dit le vent arrêté au seuil de ce village, n’osant franchir une mystérieuse frontière invisible. Et à l’intérieur, tout était comme sous le coup d’un affreux malaise.

Je descendis et, m’étant trompée de chemin, me trouvai pour sortir à traverser une grande cuisine claire, la pièce, sans aucun doute, la plus accueillante de ce bizarre hôtel aux stores partout ailleurs tristement abaissés, et tenu dans une ombre épaisse. La patronne préparait le goûter des enfants − cinq, je crois, que j’aurais, le lendemain, comme élèves sûrement. Ils ne faisaient pourtant pas plus de cas de moi que d’une inconnue dont on ignorait et ignorerait toujours pourquoi elle était ici.

La mère taillait d’épaisses tranches d’un beau pain blanc qui me parut appétissant au possible. Les gens qui m’avaient amenée, pressés d’aller à leurs affaires et de rentrer avant la nuit, ne s’étaient arrêtés nulle part où nous aurions pu prendre une bouchée. Je mourais de faim. La mère étala sur le pain une abondante couche de confitures aux fraises. L’eau m’en venait à la bouche. Les enfants à tour de rôle reçurent leur tartine. Ils passèrent devant moi en y mordant à pleines dents ou en se pourléchant les babines. Enfin tous furent servis. Je levai humblement les yeux. Je me demande si, de toute ma vie, j’eus autant envie d’une tartine que d’une de celles-là, odorantes et généreuses. La mère me regarda bien dans les yeux; elle prit le pain, l’enveloppa dans une serviette propre pour le garder frais, le remit dans sa boîte en fer-blanc dont elle tira l’abattant avec bruit. Elle prit également le pot de confiture, en revissa soigneusement le couvercle, le remit dans l’armoire. Elle dit aux enfants:

— − Faites attention de ne pas vous salir.

Puis à moi, sèchement:

— − Le souper est à six heures...

Je sortis. Je pris le sentier qui conduisait à l’école, bâtie, elle aussi, à faible distance des maisons, en plein sable. J’y entrai. Je m’assis au pupitre placé sur une estrade précédée de deux marches, si je me souviens bien, à moins que je ne confonde avec l’école de la Petite-Poule-d’Eau100. Le silence autour de moi était d’une pesanteur qui m’étreignit lourdement le cœur. Il s’en prenait, me sembla-t-il, jusqu’à mes pensées qu’il effrayait et empêchait de se former. Par la rangée de fenêtres sur le côté sud de l’école, je voyais la troupe clairsemée des chétives épinettes, les plus immobiles que l’on puisse imaginer, figées dans leur désolante attitude. Et j’essayais de percer devant moi l’obscure étendue de l’avenir et d’entrevoir ce qu’allait être ma vie.

IX

En septembre suivant, j’étais engagée à Cardinal, village plus important, moins pauvre, guère plus animé pourtant, situé tout à l’autre bout du pays101. Je devais également m’y ennuyer à l’excès, logée dans une frêle maison à peine chauffée même quand prit l’hiver avec ses vents qui traversaient les murs légers. Si je n’y gelai pas vive, c’est que ma logeuse, prenant pitié de moi, me confectionna un volumineux édredon de plumes. Lorsque je l’étendais sur moi, j’avais l’impression d’être couchée sous une haute montagne pourtant sans poids et merveilleusement moelleuse. Dès lors je n’eus plus froid, du moins la nuit, même si l’eau de ma cruche à côté de moi gelait dur.

Ce village, je pense en avoir dit assez exactement l’atmosphère dans le dernier chapitre de Rue Deschambault102. J’y touche encore quelque peu, en passant, dans le livre auquel je mets la dernière main ces jours-ci: Ces enfants de ma vie103. Mais nulle part je ne me suis attachée à le décrire absolument ressemblant. C’est une tâche dont je pense être incapable maintenant. Il me faut dissocier les éléments, les rassembler, en écarter, ajouter, délaisser, inventer peut-être, jeu par lequel j’arrive parfois à faire passer le ton le plus vrai, qui n’est dans aucun détail précis ni même dans l’ensemble, mais quelque part dans le bizarre assemblage, presque aussi insaisissable lui-même que l’insaisissable essentiel auquel je donne la chasse. Décrire fidèlement une maison telle que sous mes yeux, ou une rue ou un petit bistrot de coin comme je l’ai fait dans Bonheur d’occasion, à présent m’ennuierait mortellement104. Je m’y astreignais, alors, par souci de réalisme, il est vrai, mais aussi pour retenir une imagination trop débordante et me contraindre à bien examiner toutes choses pour ne pas glisser à la paresse de décrire sans fondements sûrs.

Je ne m’attarderai donc pas à reparler de ce village où je passai pourtant une des années les plus marquantes de ma vie, et qui fit de l’enfant gâtée que j’avais été une jeune institutrice appliquée à sa tâche, peut-être même excellente, car ce dut être un peu sur la foi du rapport de l’inspecteur que j’obtins dès l’année suivante une place à l’Institut Provencher, à deux pas de chez nous, en sorte que maman n’aurait plus à craindre pour moi des «trous», comme elle les appelait105.

Cardinal présentait entre autres − et c’est celui qui compta le plus pour moi − l’avantage immense d’être peu éloigné de la chère ferme de mon oncle Excide où, enfant, j’avais vécu des vacances si heureuses. J’y allai passer presque toutes les fins de semaine. Le samedi matin, je prenais le train, descendant quinze minutes plus tard à Somerset, la gare voisine. De là, je trouvais des occasions pour me rendre à la ferme à quelque deux milles de distance; ou bien je patientais, attendant mes cousins qui manquaient rarement de venir ce jour-là aux emplettes.106 Et il aurait vraiment fallu le faire exprès pour ne pas nous retrouver à un magasin général, ou encore chez le Chinois où il y avait toujours un de nous en train de déguster une glace107. Après mon petit Cardinal où le seul son que l’on pouvait entendre pendant des heures était celui du vent, j’avais l’impression, en mettant le pied à Somerset, d’être dans une sorte de métropole, et j’en étais toute surexcitée.

Quelquefois mon oncle passait me prendre dès le vendredi soir, s’il avait affaire au maréchal-ferrant-garagiste de Cardinal qu’il préférait à tout autre. Nous partions à toute allure dans la vieille Ford haute sur roues nous jetant continuellement l’un contre l’autre le long des pistes raboteuses que mon oncle choisissait pour aller au plus vite. De plus, tout le voyage se faisait dans le silence le plus total. Assez loquace à ses heures, mon oncle, durant ce court trajet, ne m’adressa jamais la parole, et j’appris à le laisser à son silence ou à sa «jonglerie», ayant vite saisi qu’il n’aimait pas en être dérangé tout en roulant. En dépit de cette humeur de mon oncle qui, au début, me déconcerta un peu, je voyais s’ouvrir devant moi le paradis, autant dire. J’aurais deux jours pleins à la ferme, peut-être un peu plus, car il arrivait que, pour me laisser en entier mon dimanche de bonheur, on ne me ramenât que le lundi matin très tôt. J’étais habitée toute la semaine par le sentiment que pareille récompense se mérite et je travaillais double pour en être digne − ce que j’aurais peut-être fait de toute façon, mais pas dans le même esprit. Le temps passait donc très vite, la semaine, à bûcher, et, la fin de semaine, à rire, chanter et danser.

Chez mon oncle, la maison bien chauffée, je pouvais me laver les cheveux, les laisser sécher en allant et venant, sans risquer d’attraper un rhume. Ma cousine et moi reprenions pendant des heures nos pièces à quatre mains rabâchées sur le vieux piano du salon108, toujours prêtes à rire aux larmes quand éclaterait parmi les notes hautes celle qui imitait si bien un cri de souris, depuis qu’une souris justement, ayant fait son nid dans ce coin du piano, avait rongé le feutre entourant une des cordes.

Le samedi soir, si nous n’allions pas, mine de rien, nous montrer aux galants dans la rue principale, déambulant de ce côté, revenant sur nos pas, c’était qu’il en viendrait à nous. Le cérémonial de ces visites m’amusait beaucoup, quoique j’aie refusé toujours, pour ma part, de m’y prêter. Un jeune soupirant se présentait-il pour la première fois et nous plaisait-il, nous devions le lui faire savoir sans paroles, tout simplement en lui remettant son chapeau, de main à main, à la fin de la soirée, le geste signifiant qu’il était autorisé à revenir. Ne pas remettre son chapeau, à la porte, à un jeune qui nous avait chanté sa chanson en nous regardant dans les yeux et qui, avant de la chanter, nous l’avait dédiée en quelque sorte par un salut, était ni plus ni moins qu’un manquement grave à l’hospitalité, dont je fus coupable maintes fois. Mon oncle, si sauvage à certains égards, m’en blâma, allant jusqu’à prédire que je ne trouverais jamais à me marier si je continuais à repousser les bonnes intentions hautement manifestées. Mais je riais de tout cela. Si un jeune homme planté devant moi, tout en me dévorant des yeux, me chantait une de ces complaintes de l’Ouest qui me paraissaient toutes coulées sur le même air, j’avais du mal à ne pas lui pouffer au nez. Si, à la porte, la main tendue dans le vide il attendait son chapeau, je me retenais encore moins bien. C’était ainsi chez mon oncle: je redevenais rieuse, taquine, pleine de tours, aimant me moquer des usages et sans doute me singulariser. Je me rattrapais sur ma semaine dans la glaciale maison de Cardinal où, y entrant d’ailleurs le plus tard possible − car j’accomplissais mon travail de préparation de cours à l’école, du moins quelque peu chauffée − je ne trouvais ni livre ni musique. La seule distraction − j’en ai parlé dans Rue Deschambault − c’était, comme dans toutes les vies où il ne se passe rien, de se tirer les cartes, lire les tasses de thé et les lignes de la main, demandant indéfiniment à l’inanimé des promesses d’un avenir tout plein d’aventures et de fantaisies109.

Les allées et venues entre Cardinal et la ferme durèrent tout l’automne et, à ma grande joie, ne furent pas suspendues l’hiver venu. Nous avions trop pris goût, mes cousins à moi et moi à eux, pour nous passer facilement maintenant de nos soirées ensemble. Mais l’hiver devint bientôt très dur. On me ramena, un dimanche soir, dans la cabane close, en pleine tourmente. Des années plus tard, je devais me servir de ce souvenir comme point de départ de «La tempête» dans Rue Deschambault110. Une autre fois que nous revenions en berlot, le froid nous saisit si cruellement, mon cousin et moi, assis côte à côte sur l’unique siège, que nous nous sommes enfouis sous les peaux, les ramenant par-dessus nos têtes, et avons laissé aux chevaux le soin de se débrouiller seuls. J’étais un peu inquiète, malgré tout. Trouveraient-ils leur chemin?

C’était Cléophas qui me reconduisait ce soir-là.

— − Bah! fit-il, mourir gelé ou perdu, et donc finalement gelé, qu’est-ce que ça change? Mais ne t’en fais pas. Les pauvres bêtes t’ont ramenée tant de fois qu’elles connaissent le chemin à ne pas s’y tromper, tu peux en être sûre. Et elles ont tellement hâte d’être de retour dans leur étable qu’elles vont continuer à bon trot.

Heureusement, c’était par une nuit très claire. La neige durcie scintillait presque autant que l’immense champ d’étoiles dont j’apercevais le fourmillement quand j’entrouvrais notre tente de peaux pour prendre un peu d’air. La nuit me paraissait alors si resplendissante, aiguisée à briller de tous ses feux, que je ressentais comme une honte de m’en cacher ainsi. Mais le froid me brûlait les poumons. Je rentrais précipitamment sous les fourrures. Mon cousin, à moitié assoupi, me reprochait de laisser entrer du froid avec moi et me suppliait de rester tranquille à la fin111. Nous avons dû dormir une bonne partie du trajet, sous l’effet sans doute de l’engourdissement et à demi asphyxiés. Un arrêt brusque nous tira de notre torpeur. Ahuris, nous nous frottions les yeux. Les chevaux étaient arrêtés pile devant la maison où je logeais.

Je mis pied à terre.

— − Bye! dis-je à mon cousin. — − Bye! répondit-il.

Je l’entendis à peine. Déjà il avait tiré les fourrures par-dessus sa tête. Les chevaux d’eux-mêmes avaient rebroussé chemin et repartaient à bon train.

J’aurais dû reconnaître la misère que je donnais à mes cousins qui avaient à me ramener, tantôt l’un, tantôt l’autre − mais il me semble que revenait souvent le tour de Cléophas − et, de moi-même, songer à espacer mes visites. Mais eux, les chers enfants, ne me reprochaient rien. Quant à moi, vendredi arrivé, j’étais comme possédée; j’entendais, qui m’appelaient irrésistiblement, le piano, le violon de la maison de mon oncle, les courses dans l’escalier, les rires, les chansons, la tendre folie propre à notre âge.

En mars le temps devint exécrable. Il pleuvait à verse pendant deux ou trois jours, puis le gel revenait et pétrifiait les creux et les bosses du pays devenu raboteux comme le clos piétiné des bêtes à cornes. Et de nouveau le doux temps faisait fondre cette surface en une immense mare boueuse. Un lundi matin, Cléophas débattit longuement s’il prendrait pour me ramener un traîneau ou le buggy. Heureusement qu’il décida pour le buggy, sans quoi nous n’aurions pu franchir de longs bouts de chemin tout à fait débarrassés de neige. Ce furent quand même les plus pénibles à traverser. Nous avancions au pas sur un sol sans consistance et recevions à chaque tour de roue des paquets de boue liquide sur nos vêtements, dans le cou, dans les cheveux. Bientôt nous ne pouvions nous empêcher de rire en nous regardant l’un l’autre, la face noire de boue, les yeux y luisant comme au fond d’un masque.

Alors je fus prévenue par mon oncle que c’était le pire temps de l’année, rien ne passant, ni le traîneau ni le buggy, encore moins l’auto, et donc d’attendre un peu; il viendrait me chercher dès que les routes seraient praticables.

C’est dans pareil affreux temps de l’année, quand j’écrirais La Petite Poule d’Eau, que je ferais tellement voyager ma brave Luzina, et je pense m’y être assez bien connue en décrivant les difficultés qu’elle eut à affronter en compagnie de l’insociable Nick Sluzick112.

Je patientai deux, trois semaines. Un ciel d’avril, net et clair, incitait à croire que toute la campagne devait être maintenant aisée à parcourir. Ce n’était d’ailleurs plus tellement boueux dans le village. De toute façon, je pouvais franchir au sec, par la voie ferrée, au moins quatre milles du trajet jusque chez mon oncle. Ensuite, par les raccourcis, il ne m’en resterait qu’à peu près autant. Je me dis que je pourrais y arriver sûrement, même sur un sol encore un peu détrempé. N’avais-je d’ailleurs pas toujours projeté de me rendre un de ces jours à pied à la ferme? Ce vendredi-là, à quatre heures cinq minutes, j’eus la bonne fortune d’attraper le hand car qui filait dans la direction de Somerset, et me voilà en compagnie des hommes du chemin de fer sur la petite plateforme volante que l’un d’eux actionnait à l’aide du levier à bras, pompant à bon rythme. Nous filions dans la brise printanière, entre des fossés pleins qui nous accompagnaient du chant d’une eau libérée.

Au croisement du rail et de la petite route de section, la plus courte pour aller chez mon oncle, je quittai les hommes obligeants. En un instant, ils étaient loin déjà, et moi, seule, au bord de ce qui avait l’air d’une étendue sans fin de boue et d’eau répandue. L’endroit était solitaire. Il y avait bien là une maison, mais d’aspect farouche. Jamais, passant par ici, je n’y avais perçu de signes de vie. Or la route devant cette silencieuse maison était inondée. Un ruisseau, d’habitude tranquille, grossi à la taille d’une rivière emportée, la franchissait en grondant. Comme j’éprouvais le terrain du bout du pied, un homme sortit précipitamment de la sombre maison. Il me cria au-dessus du tumulte de l’eau:

— − On ne passe pas. Où allez-vous comme ça!

Je lui criai ma réponse et il me cria à son tour:

— − C’est pas possible. Arrêtez-vous ici pour la nuit. Demain l’eau aura peut-être baissé.

Ni ciel ni terre n’eussent pu m’empêcher de tenter de traverser ce bras d’eau. J’avançai de quelques pas et elle fut à mes chevilles. Quelques pas encore, et elle était à la hauteur de mes bottes m’allant au genou. Je la sentais sur le point de commencer à y entrer. J’avançais très lentement, en m’aidant pour résister au courant d’un bâton que j’avais pris sur le bord du ruisseau gonflé. Je me sentais malgré tout sur le point d’être emportée. Puis, tout à coup, la force du courant diminua. J’avais dépassé le plus profond. L’eau baissait assez vite maintenant. J’atteignis le sol ferme. De sa galerie, l’homme rejoint par son chien leva la main dans un geste qui semblait en appeler au ciel qu’il y avait là de la magie. À moitié debout, les pattes appuyées à la garde de la galerie, le chien aux longs poils plein le visage, aussi médusé que son maître, en avait perdu la voix. À peine deux heures plus tôt, me fut-il raconté par la suite, ces deux-là, de cette même galerie, avaient assisté au recul d’un passant, un homme assez grand pourtant, qui avait eu de l’eau presque à la taille à l’endroit que je venais de traverser triomphalement. Je me tournai à demi, adressai un petit signe de la main aux deux spectateurs muets, et continuai sur une route absolument déserte alors que le jour était sur le point de s’éteindre. Il n’y aurait pas d’autre maison sur ma route avant d’arriver chez mon oncle.

Tout d’abord, en me tenant sur le côté du chemin, j’enfonçai à peine. Sous un reste de neige, mon pied trouvait un sol tourbeux, assez ferme, et j’y avançais d’un pas passablement régulier. Ce qui restait de vague lumière dans le ciel me soutenait aussi.

En effet, malgré la tristesse des champs partiellement mis à nu, ailleurs couverts d’une neige souillée, des bois lugubres au fond du paysage et de cette teinte terreuse de tout sauf d’un petit pan de ciel éclairé, la magie de cette heure étrange agissait sur moi comme en tant d’autres occasions, où elle m’avait soulevée sans raison que je puisse comprendre, dans un élan d’irrésistible confiance. J’allais donc sur cette route déserte sans plus de crainte que si le secours eût été partout autour de moi.

Bientôt, je reconnus que ces bois d’aspect tragique, aux noirs troncs mouillés, que je distinguais depuis assez longtemps déjà au fond des champs encore enneigés, ne pouvaient être que les bois qui délimitaient, au bord d’un ancien lac desséché, la ferme de mon oncle. Même l’été, nous n’allions pas souvent par là, je ne savais d’ailleurs pourquoi, et c’est ainsi que j’avais mis du temps à les situer. Si je coupais par là, ai-je alors sottement pensé, j’arriverais beaucoup plus vite à la maison, m’épargnant presque deux milles de route. Mes bottes commençaient à peser lourd, car j’étais maintenant en terrain gumbo, et à chaque pas j’en soulevais d’énormes galettes que j’avais toutes les peines du monde à secouer de mes pieds. La fatigue me gagnait. L’heure d’enchantement avait cédé à une uniforme teinte gris cendré qui d’instant en instant s’assombrissait. Le raccourci me tentait de plus en plus. Tout à coup, sans penser plus loin, j’avais quitté la route pour m’engager à travers champ vers les bois sombres.

La neige tout d’abord me porta assez bien. Ce n’est que lorsque j’eus atteint la moitié peut-être du champ que brusquement elle céda sous moi comme pour m’engloutir. J’étais enfoncée jusqu’aux hanches dans une sorte de faille dont il fut bien difficile de me sortir, les bords étant aussi mous que le fond. J’y parvins en rampant, mais, quelques pieds plus loin, ayant réussi à me mettre debout, j’enfonçai tout aussitôt de nouveau, cette fois jusqu’à la taille. Puis mes pieds ne touchèrent plus le fond. De l’eau glacée commençait à remplir mes bottes. Je me rappelai alors avoir un jour entendu mon oncle gronder contre un endroit de sa terre resté impropre à la culture, une sorte de marécage pourri qu’il n’était jamais parvenu à assécher. C’était là que je devais m’être aventurée. Étendue à plat sur cette neige mince couvrant à peine sans doute un lac peut-être profond, je regardai la ligne des arbres non loin, pensant que là seul était mon salut. Je m’y dirigeai dans une sorte de brasse, à plat ventre, me propulsant tantôt des bras, tantôt des jambes. Derrière moi, je laissais de larges traces toutes pareilles à des fosses identiques creusées en série comme en un bizarre cimetière apprêté pour un ensevelissement collectif. Dans l’une d’elles j’avais perdu ma lampe de poche. J’atteignis enfin la ligne d’arbres, mais n’y trouvai pas une neige plus solide. Seulement une sorte d’abri contre le grand ciel de plomb déployé sur la terre à présent sans couleur. Non contre la pluie, toutefois. Elle se mit à tomber, sans vent, sans grondement de tonnerre, mais forte et soutenue comme si elle devait durer toujours. Mes vêtements appesantis m’entraînaient plus profondément encore vers l’eau souterraine dont une couche de neige de plus en plus mince, toute diluée de pluie déjà, me séparait à peine. Des coyotes non loin lancèrent dans la nuit leur appel si propre à glacer l’âme. Il ne m’affecta pourtant pas comme d’habitude. En un sens je pense que j’étais déjà au-delà de la peur. Ce que j’éprouvais plutôt, il me semble, c’était comme une attente ou, davantage peut-être, une sorte de curiosité avide, tourmentée, infinie. Ainsi j’étais mortelle! Et non seulement mortelle, mais encore je pourrais mourir bêtement, à deux pas de la maison tant aimée, si proche de l’amour que l’on avait pour moi. Que l’amour ne protégeât pas mieux était ce qui me chavira le plus, je crois. Car, en ce moment, j’aurais crié bien en vain. Qui donc, à travers le bruit de la pluie, de la maison bien close eût seulement pu entendre ma voix appelant au secours? À l’instant, ils en étaient peut-être d’ailleurs à deviser joyeusement dans la grande cuisine aimable, et, de tout ce qui m’arriva cette nuit-là, c’est peut-être ce sentiment qui me laissa le plus d’angoisse, qu’ils fussent heureux au moment où je me débattais contre la mort, leur grande affection pour moi ne les en ayant même pas avertis.

Je restai étendue de tout mon long, maintenant sur le dos, dans la neige mollissante qui me supportait encore à peu près à la condition de ne presque pas bouger. Ainsi je repris des forces, et, au bout de quelque temps, un peu de bon sens me revint. Si jamais je devais me sortir d’ici, je le comprenais enfin, ce ne serait pas en allant de l’avant, si proche que je fusse du but, mais en retournant par où j’étais passée.

L’horrible trajet! Je le fais quelquefois, la nuit, dans mes rêves. De fosse en fosse je repassai, les creusant davantage. Je laissai bien cinquante fois sans doute, à travers ce champ pourtant pas si grand, l’empreinte presque en entier de mon corps allongé. J’atteignis la route. Et c’est peut-être là que j’eus le plus de peine à me commander d’avancer toujours, car un irrésistible désir me tenait de rester couchée sur la terre glacée pour y dormir au moins un moment. Je parvins à me mettre debout. Je partis en chancelant. Mes vêtements commençaient à se raidir sur moi. L’eau, dans mes bottes, se formait en glaçons. Il pleuvait toujours. Parfois je me mettais à grelotter. Ensuite, j’avais si chaud que je pensais à me défaire de mon manteau. Mes cheveux ruisselants étaient plaqués à mon visage. Le dernier bout de chemin, je ne sais comment je l’ai franchi. Il me semble que je m’assoupissais par moments. Je ne suis pas sûre de n’avoir pas dormi un peu, quelques secondes à la fois, tout en continuant à marcher. Enfin m’apparut la maison tout éclairée et comme joyeuse au milieu de ce même bois qui, à l’arrière, m’avait été si funeste. Ah, que la vie me sembla bonne et légère à cet instant! Ma dernière pensée vraiment lucide fut pourtant qu’il ne me faudrait rien dire de mon équipée aux gens de la maison pour ne pas les plonger dans l’anxiété de ce qui aurait pu arriver.

J’atteignis la porte. Il devait être au moins dix heures. Jamais je n’étais arrivée de moi-même si tard à la ferme. Je me crus tenue de frapper à la porte.

Il se fit dans la grande cuisine un silence profond. Puis la porte s’ouvrit. Moi, je les vis tous tels qu’ils étaient, aimables et bons, un moment encore, dans le carré de lumière, mais eux tout d’abord ne me reconnurent pas. Ils pensèrent vraiment avoir affaire à quelque malheureuse chassée ou perdue et que le plus grand hasard avait menée à chercher asile ici au milieu du mauvais temps.

Je saisis quelques mots comme de très loin, et je tombai dans leurs bras.

Ils me soignèrent, m’entourèrent de prévenances, me ramenèrent à la santé. Entre nous, curieusement, lorsque je fus malade entre leurs mains, ou après, jamais il ne fut question de mon équipée. Pas la moindre allusion − sinon des années plus tard.

Pour ma part, je ne devais plus revenir à la ferme sans y être invitée ou amenée. Eux, par ailleurs, ne me firent guère languir, je dois le dire. Presque chaque semaine, l’un ou l’autre survenait, souvent juste comme je terminais ma classe, me donnant à peine le temps d’aller prendre quelques effets. Ils avaient compris. Là où nous avons été heureux, nous ferions tout pour y retourner, serait-ce au prix des derniers battements de notre cœur.

X

Je n’eus pas un long apprentissage à faire à la campagne, et, en un sens, je le regrette, car c’est là que la vie m’en apprit le plus vite, parfois sans ménagements, même durement, mais en des leçons qui se gravèrent en moi durablement. Tout de suite donc après mon année à Cardinal, je fus nommée à l’Institut Provencher . Un nom peut-être un peu fantaisiste pour désigner ce qui était au fond une grande école publique − élémentaire et secondaire réunis − relevant du ministère de l’Éducation du Manitoba, mais située chez nous, en plein territoire de langue française, dans le vieux Saint-Boniface. En obtenant ce poste, je me trouvai peut-être à passer avant des institutrices plus expérimentées que moi, ayant présenté depuis plus longtemps leur candidature, mais, s’il y eut faveur, je le dois sans doute au Frère Joseph Fink, directeur, ou principal, de l’école, comme nous aimions dire. De la maison des Frères, rue de la Cathédrale, vis-à-vis l’école des filles tout juste de l’autre côté de la rue113, il était bien placé, surtout lorsqu’il travaillait dans son jardin, pour nous voir passer en rangs à la promenade, ou arrivant à l’école une à une, ou nous faisant même parfois l’une à l’autre des confidences sans faire attention au frère jardinier qui semblait ne s’occuper que de ses roses. Or, paraît-il, naturellement très observateur, bon juge des caractères, à de petits détails il nous jaugeait et décidait longtemps d’avance laquelle d’entre nous il favoriserait, si jamais elle sollicitait un poste à son école. Sa préférence comptait pour beaucoup dans le choix du personnel. On disait même que personne n’en faisait partie contre son gré. C’était un Alsacien de naissance, plutôt petit de taille, qui en imposait pourtant beaucoup par sa tenue d’une grande élégance, redingote noire et plastron, mais peut-être encore plus par sa distinction naturelle alliée à son humanité profonde. En fait, je n’ai jamais vu chez le même homme à la fois tant de bonté de cœur et tant d’autorité; il n’avait qu’à paraître, calme, les mains au dos, un fin sourire sur le visage, pour que s’apaisât aussitôt une salle pleine d’élèves turbulents. On en vint vite, au Manitoba, à le considérer comme un des plus remarquables pédagogues de son temps − je vois aujourd’hui des écoles adopter des méthodes que lui déjà, il y a près de cinquante ans, avait mises à l’essai et parfois rejetées comme dommageables.

Les bonnes notes que m’avait décernées l’inspecteur et la recommandation du directeur suffirent donc: à vingt ans j’étais du personnel enseignant de la grande école de garçons de notre ville, qui devait bien alors compter près de mille élèves.

Le Frère Joseph, qui décidait tout de lui-même, n’en avait pas moins une habile manière de nous consulter qui pouvait nous laisser l’impression d’avoir nous-mêmes choisi notre lot. Ainsi il me demanda si je ne pensais pas que je serais heureuse et tout à mon avantage dans la classe des tout-petits, ayant lui-même résolu que c’était là que je donnerais ma mesure, et il ne se trompa pas, mais comment pouvait-il le savoir, ne m’ayant vue en tout que trois ou quatre fois?

À Provencher, nous avions deux classes de commençants. L’une était destinée aux enfants de langue française à qui on enseignait d’abord les rudiments de leur langue, s’accordant pas mal de liberté avec la loi scolaire, avant de leur apprendre tout de même un soupçon d’anglais. Au moins quelques comptines dans le genre Humpty Dumpty sat on the wall qu’ils récitaient devant l’inspecteur avec un si bel entrain que le tour était joué114. C’était un vieux truc pratiqué durant mes premières classes à moi et qui apparemment faisait encore de l’effet.

L’autre classe des petits était ouverte à tout ce qui n’était pas de langue française, compris dans la catégorie anglaise, encore qu’elle ne comptât guère d’enfants d’origine anglaise, mais plutôt russe, polonaise, italienne, espagnole, irlandaise, tchèque, flamande, enfin presque tout ce que l’on veut et qui s’alliait alors en grande partie au côté anglais, sauf quelques familles italiennes et wallonnes. C’est cette classe bigarrée que l’on m’attribua. Et me voilà, jeune institutrice de langue française, préparée en vue de la servir le mieux possible, à la tête d’une classe représentant presque toutes les nations de la terre et dont la majorité des enfants ne connaissait d’ailleurs pas plus l’anglais que le français. (Les premiers jours, nous nous comprenions par signes et à force de sourires.) La situation ne me paraissait pourtant pas cocasse. Elle me paraissait simplement à l’image de notre pays qui est un des pays les plus richement pourvus en variété ethnique. Au bout de quelques années, je m’étais tellement attachée à ma classe qui m‘en apprenait sur le folklore, les chants, les danses des peuples, et quelque chose encore en eux de plus profond, à la fois souffrant et débordant, j’étais si près de ces enfants que, le Frère Joseph m’ayant tout de même proposé la troisième ou quatrième année, je le suppliai de me laisser avec mes petits immigrants. Avait-il deviné que j’étais née en quelque sorte pour servir la Société des Nations? Ou est-ce mes petits enfants de tous les coins du monde qui m’amenèrent au rêve de la grande entente qui n’a cessé depuis de me poursuivre115?

Donc, au début de la jeunesse, j’étais déjà casée et, à ce qu’il semblait, pour la vie, dans des conditions qui, après nos années de misère, paraissaient à maman presque incroyablement bonnes. En fait, mon salaire de débutante à Cardinal: cent dix dollars par mois, fut, à Saint-Boniface, ramené à quatre-vingt-dix seulement, en raison de la crise économique. Mais n’importe, maman trouvait notre vie si douce, si facile, auprès de ce qu’elle avait été, qu’elle me demandait parfois:

— − Crois-tu au moins que cela va durer? C’est presque trop beau.

Dans sa confiance que les choses s’étaient enfin mises à bien tourner pour nous, elle alla jusqu’à envisager l’idée que nous parviendrions peut-être après tout à «sauver» la maison, comme elle disait. Nous avions pourtant toujours su qu’un jour ou l’autre il nous faudrait nous résoudre à nous en défaire. Rien que le compte de taxes et la facture du chauffage auraient mangé plus de la moitié de mon salaire. Maman devait continuer à louer des chambres et à toujours tirer des plans pour subvenir à une bonne part des dépenses courantes. Elle n’y arrivait pas. Elle accumulait de petites dettes à mon insu comme elle l’avait fait dans le dos de mon père.

Dans nos moments lucides, nous étions presque d’accord, pendant quelques heures, pour mettre notre maison en vente. Il n’y avait plus que nous trois à y vivre ensemble à l’année: maman, Clémence et moi. Ne serions-nous pas tout aussi bien dans un petit appartement loué qui nous coûterait moins cher et n’obligerait pas ma mère à travailler autant116?

— − Oui, disait maman, faisant semblant d’être acquise à l’idée, je vais me mettre sur le chemin aujourd’hui, aller sonder un tel ou un tel qui pourrait avoir en tête d’acheter... Sait-on jamais!

Une heure ou deux plus tard, je la découvrais juchée sur une table, qui lavait un plafond «fumé», à ce qu’elle disait. Ou bien, dehors, à diriger un voisin venu labourer notre jardin potager agrandi comme de fait cette année justement.

Il est vrai qu’aussitôt après avoir parlé de la vendre, notre maison avait une manière de nous paraître plus avenante que jamais, avec sa rangée de blanches colonnes, ses pommetiers en fleurs, les ormes plantés par mon père, qui atteignaient maintenant ma petite fenêtre du grenier où, enfant, j’avais tant rêvé des magnifiques choses à accomplir en cette vie. Elle était liée à nous comme seule peut l’être à ses gens une maison qui a vu naître et mourir.

— − Dire, faisait maman, que lorsque ton père m’a amenée la voir, pas tout à fait finie encore, espérant me voir conquise, je n’ai pu lui cacher ma déception: «Mais Léon, c’est bien trop petit, avec tous nos enfants. Où veux-tu qu’on se loge tous?» Et penser qu’on lui reproche maintenant d’être trop grande!

Mon père avait mis presque la moitié de sa vie à économiser sou après sou de quoi la bâtir, puis le reste de ses jours à essayer de ne pas la perdre. Parfois j’en voulais terriblement à cette maison comme à un être qu’on aime et qui peut tout obtenir de nous. Elle nous suçait vivants. Une année, c’était le toit qu’il fallait refaire. Ou alors le temps était venu de la repeindre en frais − une tâche qui devait attendre qu’un de mes frères fût libre de l’entreprendre. Enfin le système de chauffage montrait de l’usure.

Et puis surtout les taxes nous grignotaient sans fin. Elles augmentaient d’année en année, alors que les salaires étaient toujours coupés. Surtout les impôts scolaires, qui pourtant ne servaient guère à nos fins, puisque nous devions entretenir à nos frais nos écoles privées dans les banlieues de Saint-Boniface en bonne partie anglaises. Ainsi nous ruinait à la fin notre détermination de conserver notre langue française.

— − Maman , voyons, tu vois bien que nous serons un jour vaincues. La maison nous coule. — − Mais en attendant elle nous garde, disait maman. Tant que nous l’aurons, tant que nous aurons un toit sous lequel revenir, nous serons une famille.

Elle disait vrai. Adèle, de ses lointains postes d’institutrice, s’enfonçant de plus en plus profondément dans le nord de l’Alberta, comme si elle était toujours à la recherche de l’époque pionnière de sa jeunesse117, nous arrivait pourtant souvent encore au temps des vacances d’été. Chaque fois elle était convertie à un régime alimentaire nouveau; une année rien qu’aux épinards, citron et pommes; une autre, rien qu’aux pruneaux et gruau d’avoine. L’été où elle nous arriva avec son stock uniquement d’oranges, pamplemousses, dattes et noix, il disparut si vite de sa cache dans la cave qu’elle dut finir la saison en mangeant comme tout le monde, à la table. Il me semble me rappeler que c’est une des rares fois où elle se plia à faire comme tous. Pauvre sœur! Elle éprouvait, je le sais maintenant, une faim dévorante d’être aimée, comprise, acceptée, et elle faisait tout pour rebuter l’affection. À propos d’êtres comme elle, je me suis souvent demandé si c’est le manque d’amour dans leur vie qui les a rendus incapables d’aller au-devant des autres, ou si c’est l’incapacité d’aller vers les autres qui a éloigné d’eux l’amour. Je ne suis pas plus avancée aujourd’hui. Sans doute est-ce la même énigme que je reconnaissais en scrutant le portrait de mon grand-père Savonarole. Jusqu’où donc, Seigneur, faut-il remonter pour aboutir à la cause du malheur en un être? Sans doute tous nous en portons une part, mais quelques-uns tellement plus que d’autres!

Rodolphe, télégraphiste puis chef de gare, avant d’être sans emploi, comme tant d’autres pendant la Crise, nous faisait de fréquentes visites, surtout lorsqu’il fut en poste assez près de notre ville. Il arrivait plein d’entrain, une chanson sur les lèvres, tout juste un peu gris, les poches bourrées de billets de banque qu’il offrait à la ronde avec magnanimité118: «Un cinquante, la mère, ça ferait bien ton affaire, pauvre vieille mère qui as toujours tiré le diable par la queue. Tiens! voilà, c’est à toi, et qu’on n’en entende plus parler!... Et toi, ma Clémence, t’aimerais bien un beau dix tout neuf. Prends, prends... Et toi, la mère, pendant qu’on y est, qu’il y en a encore d’où ça vient, tiens, prends un autre cinquante!... En faudrait-il encore un autre pour boucher tous les trous?» Quitte, le lendemain, en retournant ses poches, à reprendre presque tout ce qu’il avait donné, quand ce n’était pas d’emprunter un peu au-delà, afin de pouvoir s’en retourner. Mais il avait le diable au corps, jouant d’oreille Rigoletto119, tirant de notre vieux piano désaccordé des sons que lui seul pouvait lui faire rendre, ou chantant le Toreador à plein gosier120 sur un rythme si emporté qu’il nous faisait tous plus ou moins marcher ou sautiller en mesure. Le voisinage entier le savait dès que Rodolphe était arrivé et s’en réjouissait.

— − Petite, me disait-il quand j’eus quinze ou seize ans, en les caressant, tu as les plus beaux cheveux du monde. Qui donc, demandait-il à d’invisibles interlocuteurs, a de plus beaux cheveux? — − Clémence, promettait-il à notre sœur malade, un jour je t’emmènerai voir les Montagnes Rocheuses − la plus grande merveille du monde.

Lui, il était plein d’affection, savait la faire naître d’un seul sourire de ses pétillants yeux bruns, mais aussitôt gagnée, apprivoisée, il s’en allait en cueillir une autre.

Nous lui avons tout pardonné longtemps, longtemps… en fait jusqu’à ce qu’il nous eût acculés au désespoir.

Il passa les dernières années de sa vie à Vancouver, vivant de sa rente de vétéran de guerre et nous écrivant des lettres d’une drôlerie unique, je pense, où la moquerie constante tournée vers lui-même et sa jeunesse − un jour elle était là, le lendemain, à mille lieues − ses propres folies, ses rêves évanouis, le carrousel des hommes, leurs bonnes intentions impuissantes, provoquait son rire incessant, qui laissait tout juste entendre, au fond, comme un sanglot étouffé.

On le trouva mort un soir dans son petit appartement qu’il laissait toujours déverrouillé pour avoir plus vite du secours de ses copains, tout autour, en cas de crise aiguë d’asthme. Ses poches avaient été vidées par ces mêmes copains sans doute qui lui avaient procuré de l’alcool, parfois de l’aide et qui, après l’avoir volé, chantèrent avec tant d’émotion à ses funérailles. Ou était-ce de l’argent prêté qui tout simplement avait été récupéré?

Dédette, notre priante, notre petite sœur Sans-Tache, l’hermine au milieu de la boue, se trouvait alors, on pourrait dire, en poste missionnaire au pauvre couvent de Kenora, en Ontario, près de la frontière manitobaine, et plus tard, pour quelques années, à Keewatin, cette fois vivant la véritable pauvreté avec une seule compagne, sous un abri à peine étanche121. C’est pourtant là, au cours de sa vie de religieuse, qu’elle fut le plus heureuse, m’avoua-t-elle à l’heure des grands aveux, juste un peu avant sa mort. Elle devait bien parfois sortir de ses bois lointains où elle était presque oubliée même de sa communauté, pour assister, à Saint-Boniface, à des rencontres générales ou à des retraites particulières. Elle avait alors ce qu’elle appelait la «grande permission», c’est-à-dire presque une journée entière à passer en famille, à la maison. Cette brève lueur de liberté, je n’ai plus envie d’en sourire maintenant que je sais ce qu’elle signifiait pour cette âme aimante. Toute fugitive qu’elle fût, elle suffisait à y entretenir la passion de la vie. Tôt le matin, pleine d’allégresse, toute certaine d’accourir vers le bonheur et d’en apporter chez nous, elle n’était pas longue, après une confidence arrachée à maman, une nouvelle longtemps cachée qu’elle apprenait enfin ce jour, bien des petits signes, à retrouver le vieux visage du malheur et de la souffrance qu’elle avait pu croire banni du monde à force de prières, au pied de l’autel. Pauvre petite nonne, nous la voyions toujours repartir comme un oiseau abattu, l’aile blessée, qui n’en pouvait plus d’être revenu voir ce qu’était le monde!

Mais parlons plutôt encore de son arrivée − le plus joli spectacle! Il faut dire que maman avait tout fait pour que ce jour en soit un de grâce, de légèreté, presque de luxe, cachant mieux que jamais toute trace de gêne dans notre vie. Une fois elle alla même jusqu’à acheter pour l’occasion, alors pourtant que nous étions au plus creux de la vague, une magnifique nappe de table damassée. Car Dédette ne venait pas seule, mais flanquée d’«une de nos sœurs», et maman avait à cœur d’honorer Dédette certes, mais peut-être plus encore de la rehausser aux yeux de sa compagne qui pouvait être d’une famille riche, savait-on, et devant qui, de toute façon, on se devait de bien faire les choses.

Un beau matin, au bout de la rue Deschambault , on voyait poindre deux silhouettes noires, dans le volumineux habit de ce temps-là, bandeau plaqué, jupes sages, voile au vent. Bientôt l’une se détachait de l’autre et accourait, dignité, décorum, tenez-vous-bien mis de côté, une vraie petite sœur volante. Maman, de son côté, partait comme une flèche. À la barrière, habituellement, elles se rencontraient, s’étreignaient comme deux êtres qui, pour se retrouver, avaient eu à franchir le désert − ou la vie. Bien plus tard, au temps où les religieuses commencèrent à jouir de beaucoup plus de liberté et que j’obtins pour Dédette, en écrivant à la Sœur générale, la permission de venir passer quelques semaines auprès de moi à Petite-Rivière-Saint-François122, alors que je l’attendais à la gare du Palais, à Québec, je la vis accourir vers moi avec cette même fougue, ce même élan passionné qu’autrefois vers maman, rue Deschambault. Il me semble n’avoir vu personne accourir ainsi vers un être aimé.

Quand je fus appelée, il y a sept ans, auprès d’elle qui allait mourir d’un cancer, je touchai délicatement un jour le sujet de son attachement profond pour les siens, lui demandant pourquoi donc, aimant tellement la vie, elle s’était faite religieuse. La réponse qu’elle me fit me hante encore. J’espère, quand l’heure sera venue, pouvoir en parler avec autant d’ardente simplicité qu’elle-même le fit123.

Ah! que maman avait raison de soutenir que tant que nous aurions notre maison nous serions une famille, ensemble heureux, ensemble malheureux.

La maison vendue, maman morte, il nous arriva, Adèle, Clémence, Dédette et moi, de nous retrouver encore quelquefois toutes les quatre chez Anna, dans sa jolie propriété de Saint-Vital, maison et petites dépendances blanches, ornées d’un trait de bleu, et blotties le long d’une bouche nonchalante de la sinueuse rivière Rouge124. Notre vieux piano Bell avait échoué là. J’en effleurais les touches jaunies, essayant de retrouver un air qu’affectionnait particulièrement mon père. Une tristesse montait en moi, autant pour ce que je pressentais devoir perdre que pour ce que j’avais déjà perdu. J’étais à l’âge où l’on commence à perdre beaucoup et, moi qui étais la plus jeune de la famille, j’entrevoyais parfois que j’aurais le temps de voir partir tous les miens avant que ne vienne mon tour.

Puis Anna morte, au bout du monde, dans un décor de cactus et de saguaros géants aux bras dressés dans des poses de suppliciés, presque au désert, où elle était accourue, chez son fils Fernand, à Phoenix, dans un dernier effort désespéré pour échapper au cancer qui la rongeait depuis quinze ans, mais rattrapée là et enterrée sous le rayonnant ciel de l’Arizona, il ne resta pour ainsi dire plus de noyau à notre famille125. Ou bien, comme le résuma Clémence, notre enfant à tous, d’esprit qui fut un jour perturbé, même si elle a souvent vu mieux et plus gravement que tous, et peut-être est-ce d’ailleurs pour cela qu’elle en devint malade: «Nous n’avons plus maintenant de maison où aller.»

Donc quand je vais à Winnipeg pour mes visites à Clémence, qui est en foyer, je prends une chambre à l’hôtel. J’éprouve une bien curieuse sensation, à deux pas de la ville où je suis née, où j’ai grandi, où j’ai été à l’école et gagné ma vie, de me surprendre à attendre, au fond d’une chambre à air climatisé, que sonne au moins le téléphone − alors que je n’ai pourtant encore signalé mon arrivée à personne.

Bien sûr, plusieurs m’invitent et me recevraient de bon cœur, mais cousines, belle-sœur, proches ou lointaines parentes, toutes un peu âgées maintenant, vivent pour ainsi dire en clapiers. Elles trouvent cela commode: une seule pièce qui fait salon, cuisine, salle à manger et chambre à coucher. Quand le canapé-lit est rentré et que tout est strictement rangé, on arrive à peu près à circuler. Elles disent qu’en fin de compte c’est mieux ainsi quand on vieillit et qu’on ne peut avoir d’aide, pour nul or au monde.

Au Manitoba, il n’y a vraiment plus pour m’y retrouver encore un peu chez moi que les petites routes de section, à plat sous le ciel démesuré, si seulement je peux y parvenir, et qu’alors mes amis m’y laissent seule une heure peut-être en tête-à-tête avec l’horizon parfaitement silencieux. Il y en a qui me comprennent, qui me lâchent, pour ainsi dire, comme on lâche un oiseau, au bord de la plaine ouverte et qui s’en vont, se donnant mine d’avoir affaire ailleurs. Ils savent bien qu’il ne m’y perdront pas, quoique j’aie rêvé bien des fois d’aller ainsi me perdre à jamais − mais c’est rêve d’enfant, on ne se défait pas de soi-même, si torturante en puisse être parfois l’envie. Je pars, tout de même allégée, marchant vers le grand rougeoiement du fond de la plaine, tout au bas du ciel − car pour que le sortilège opère, il me faut, en plus de l’illusion de l’infini, que règne l’heure douce d’un peu avant la nuit. Alors il arrive, pendant quelques instants, que j’aie encore le cœur extasié.

XI

Si maman fut si heureuse durant les dernières années de notre vie ensemble, c’est moins pour son propre compte que parce qu’elle me pensait heureuse moi-même de mon sort. Elle avait vu Adèle, une jeune fille superbe, éclatante de beauté, contracter le plus désastreux des mariages, d’ailleurs presque aussitôt rompu, mais dont le souvenir − ou la honte − avait fait courir la pauvre enfant devant elle toute sa vie, un être pourchassé, fuyant de plus en plus loin, jusqu’à aboutir à ce que nous appelions les «villages de misère d’Adèle». Elle y faisait la classe un an ou deux, rarement plus, et dès que la vie y devenait peut-être un peu moins dure, la voilà partie pour un autre poste encore plus sauvage. On eût dit que jamais elle ne se punirait assez de s’être égarée en amour à l’âge de sa tendre jeunesse vulnérable126.

Maman plaignait aussi Anna, mariée trop jeune à un homme sans doute bon et affectueux, mais qui ne lui convenait ni par l’éducation ni par la sensibilité, et dont s’étouffèrent peu à peu, dans une vie sans horizon, les dons exceptionnels127. Anna m’a toujours fait penser aux Trois Sœurs de Tchekhov128, et je la revois souvent, debout, immobile à une fenêtre de la maison, regardant au dehors sans rien voir, un être qui sait qu’il a manqué son destin et que celui-ci ne repassera plus. Ce que ce cœur contenait de mélancolie, je ne m’en doutais pas quand j’étais jeune. J’ai mis du temps à prendre ma sœur Anna en grande et profonde compassion.

Maman voyait notre Rodolphe, il n’y a pas si longtemps le charme même de la jeunesse, brillant, drôle, irrésistible de gaieté, sombrer dans l’alcoolisme, le jeu, toutes sortes de folies. Dieu merci, elle mourut avant le pire, bien qu’elle en eût assez vu pour hâter sa fin.

Or moi, la dernière, j’étais apparemment heureuse à ma tâche, l’accomplissant de mon mieux et y trouvant satisfaction. Je me délassais à des activités de groupe, jouais au tennis, prenais part aux séances de la paroisse − plus tard je me joindrais au Cercle Molière129 et y apprendrais énormément; un simple cercle d’acteurs amateurs, pourtant, sous l’impulsion des Boutal, Arthur et Pauline, ce couple merveilleux, il devait prendre dans notre milieu une très grande importance130. De tous ses enfants, je paraissais peut-être à maman la seule qui fût douée pour le bonheur. Elle avait tant souffert des douloureux échecs des uns, de la maladie incurable de Clémence, de la vie errante de son aîné, Joseph, qui passait des années sans donner de ses nouvelles, qu’elle m’avait avoué, un jour de découragement, avoir peur parfois qu’aucun de ses enfants ne fût jamais heureux. Je pense, m’avait-elle dit, que ce doit être le pire chagrin au monde que de savoir ses enfants malheureux. Et c’est la seule douleur de sa vie dont elle me fit part, sur les autres glissant vite, disant: «C’est peu, c’est pas grand-chose... Cela passe...»

Comment son cœur n’eût-il pas repris vie, recommencé à espérer, avec moi et pour moi qui étais boute-en-train à mes heures, habile à imiter les originaux de notre ville, la faisant souvent rire à en perdre le souffle et qui, en amour, l’inspirant alors comme je respirais, ne m’y laissais pas prendre encore.

Une seule de mes activités lui faisait peut-être un peu peur. C’est quand je m’isolais, soir après soir, pendant plus d’un mois, dans la petite chambre de façade du troisième, mon refuge tant aimé lorsque j’étais enfant, que j’avais réintégré vers l’âge de vingt-deux ans, ma petite chambre du grenier où m’avaient visitée mes premiers songes − dont je sais maintenant qu’ils étaient assez riches et flous pour alimenter une vie entière. Et qu’il est curieux que ce soient eux, nos premiers songes, comme des éclaireurs des choses à venir, qui viennent, à l’âge de notre ignorance de nous-mêmes, nous en apprendre plus sur nous que rien d’autre ne nous en apprendra jamais.

Là je griffonnais des pages. Il me venait en tête comme des espèces de contes. Je m’efforçais de mettre cette palpitation en moi dans des mots. Cela paraissait si vivant au départ, comment donc n’aboutissais-je le plus souvent qu’à des mots vides ou pompeux que je n’avais jamais employés avant? Je me lançais de tous côtés, dans l’humoristique, dans le drame à la Edgar Allan Poe131, dans le portrait réaliste. L’exaltation tombée, qui m’avait peint un moment ce que j’entreprenais sous les aspects les plus délirants, je voyais bien que ce n’étaient qu’enfantillages, bluettes sans valeur. Rien là sur quoi baser un projet, une vie, en tirer même un peu d’espoir. Je déchirais les pages. J’avais fini par m’acheter une petite machine à écrire portative, toute légère, qui, à l’usage, sautait presque hors de sa planchette, car je m’étais imaginée que, tapée en caractères pour ainsi dire ineffaçables, ma phrase, du fait même, prendrait plus de relief et une meilleure forme. Je pense que j’arrivais seulement à la faire plus courte et à éliminer autant que possible les mots dont il fallait chercher l’orthographe dans le dictionnaire, ce qui fut tout de même un progrès.

Parfois une phrase de tout ce déroulement me plaisait quelque peu. Elle semblait avoir presque atteint cette vie mystérieuse que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours parviennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout neuf. Mais elle ne me paraissait pas de moi. Me revenait-elle de quelque lecture? Ou provenait-elle d’un moi non encore né, à qui je n’aurais accès de longtemps encore, qui, de très loin dans l’avenir, consentait seulement de temps à autre à m’indiquer brièvement la route par un signe fugitif? Je perdais patience. Je descendais de mon perchoir. Maman, soulagée, me voyait partir, ma raquette de tennis sous le bras, ou gagner la ruelle où j’enfourchais ma bicyclette pour m’en aller toujours − n’était-ce pas en soi un curieux indice? − vers les petits bois de chênes, du côté du soleil couchant.

Maman, un jour, me le fit remarquer, et que si je partais à cette heure un peu tardive, c’était immanquablement pour rouler vers l’ouest.

— − Qu’est-ce donc qui t’attire de ce côté? — − C’est le plus beau, dis-je, embelli longtemps après le couchant par des couleurs qui mettent du temps à s’en aller. — − Ton père aussi, fit-elle, se tournait de ce côté. Au plus creux de nos mauvaises années, il s’asseyait toujours, le soir, face à l’ouest, te souviens-tu, et alors il se reprenait à espérer que peut-être nous pourrions nous échapper enfin de nos difficultés et être un peu heureux avant de mourir.

Et elle, qui était pourtant portée à les chérir autant que nous tous, me mettait en garde avec une sorte de rancune:

— − C’est le côté des illusions.

Vivante, animée, espiègle comme je paraissais l’être et l’étais sans doute encore, le ver était néanmoins dans la pomme, si l’on peut dire, ou du moins le fond en moi de l’insouciante gaieté était miné. Il ne se passait guère de jour sans que se présente à moi l’idée étrange que je n’étais pas ici tout à fait chez moi, que ma vie était à faire ailleurs. Élevée à la française, où trouver autour de moi de quoi me nourrir, me soutenir? À part nos répétitions du Cercle Molière, presque rien! C’est à Winnipeg que j’accourais entendre les concerts de musique ou voir passer, sous mes yeux éblouis, la suite des grands personnages de mon adolescence, Lear, Richard ou la pauvre Lady Macbeth flairant sans fin sa main que tous les parfums d’Arabie ne laveraient pas de son odeur de sang. C’était toujours la même répartition odieuse; d’un côté, nous jouions Labiche132, Brieux133, Bernard134, même Molière135 − plutôt gauchement, et c’était gentil, aimable; mais, de l’autre, j’entendais des grandes paroles faites pour retentir indéfiniment dans l’âme qui les a accueillies.

Je n’étais pas sans m’apercevoir que notre vie en était une de repliement sur soi, menant presque inévitablement à une sorte d’assèchement. Le mot d’ordre était de survivre, et la consigne principale, même si elle n’était pas toujours formellement énoncée, de ne pas frayer avec l’étranger. Il me semblait sentir s’échapper de moi tous les jours un peu plus de force vive.

Je retrouve encore dans mes souvenirs les bouts de prêche de ce temps-là, presque constamment ronchonneurs, la plage étant présentée comme un endroit maudit, la danse, une abomination − surtout la valse lente de mes vingt ans − les longues fréquentations, un péril mortel, particulièrement celles entre les «nôtres» et les «autres», menant à des mariages mixtes, la plus grave des calamités.

On eût dit parfois que nous vivions dans quelque enceinte du temps des guerres religieuses, quelque Albi assiégée136 ou autre cité malheureuse protégée de tous côtés par des défenses, des barbacanes, des interdits. Où était la ferveur à la Jeanne d’Arc de mon adolescence137, cette loyauté à nous-mêmes et à ce que nous avions de meilleur qui nous maintenait dans l’enthousiasme et une sorte d’audace frisant la révolte ouverte? Nous étions usés, je suppose. Il y avait déjà beaucoup de défections... ou de départs. Un jour ou l’autre devait se présenter à chacun de nous l’inévitable tentation: passer du côté anglais, se laisser avoir tout de suite plutôt que d’éterniser cette mort lente; ou alors s’en aller respirer l’air natal.

Une, deux, puis trois années d’enseignement à Saint-Boniface avaient passé vite malgré tout pour moi. J’avais commencé à mettre de côté, pour un éventuel départ, bien peu d’argent chaque année, étant donné les difficultés matérielles toujours aussi graves dans lesquelles nous nous débattions, maman et moi. Où irais-je? Au Québec? L’été précédent, des amis m’y avaient amenée en auto, au temps des grandes vacances. Nous roulions tard, un soir, vers la fin du voyage, pour coucher cette nuit-là en terre québécoise. Le voyage avait duré près d’une semaine. À l’arrière de l’auto, je tombais de sommeil, mais me retenais de dormir. C’eût été un affront à la vieille mère patrie, il me semblait, pour la première fois que je venais à elle, de lui arriver endormie. Mais à la fin, je n’en pouvais plus. Mes yeux se fermaient malgré moi. Et toujours, quand je parvenais à les rouvrir, ces indications, ces annonces en anglais seulement! Alors je suppliai mes amis, si je m’endormais pour de bon, de m’éveiller, de grâce, au moment où nous traverserions la frontière.

À quoi est-ce que je m’attendais? Que d’un coup tout soit changé? Que la langue que l’on m’avait dite la plus belle et la plus douce coule de source de toutes les bouches? Que l’amitié brille dans tous les regards? Que je serais instantanément reconnue, acceptée. «Ah! dirait-on, c’est une des nôtres de retour!» Et il y aurait joie à cause de l’enfant retrouvée!

Au lieu de quoi je fus cette curiosité, une petite Franco-Manitobaine qui parle encore le français, bravo pour elle! Ou parfois, «la petite cousine de l’Ouest». J’avais beau expliquer: mes parents, tous deux sont nés au Québec; je reviens au pays. Pour personne, je n’étais l’enfant retrouvée. Je restais tout de même quelque peu une étrangère. «Sympathique, parlant comme nous autres, mais pas tout à fait de la famille.» C’est alors que j’ai compris que nous, Canadiens français, n’avons peut-être pas le sentiment du sang. Celui de la nationalité, oui, mais pas du cœur, comme les Juifs, comme d’autres dispersés. Nos gens, dès qu’ils sont éloignés, ne sont plus tout à fait nos gens. J’ai beaucoup souffert de cette distance que les Québécois mettaient alors et mettent encore entre eux et leurs frères du Canada français. Maintenant que je vis depuis longtemps au Québec, heureuse − en tout cas plus heureuse que nulle part ailleurs dans le monde −, que j’y ai été honorée de la plus haute récompense littéraire qu’accorde son gouvernement, et que j’ai reçu, en retour de mon infini amour pour cette terre, mille bons témoignages d’affection, j’ai presque envie de sourire de la déception de ma jeunesse hypersensible. C’est d’ailleurs un de nos traits de caractère, commun à tous, auquel nous devrions du moins nous reconnaître, que cette sensibilité trop vite blessée. N’empêche que je sens quelquefois à travers l’estime dont on m’entoure − surtout peut-être à cause de Bonheur d’occasion− comme un regret que l’auteur aimé d’un bon nombre ne soit pas né au Québec138. Et peut-être aussi parfois comme un obscur ressentiment ou grief − comment l’appeler autrement, chez certains du moins?- que, solidaire comme je le suis du Québec, ce ne soit pas à l’exclusion du reste du pays canadien où nous avons, comme peuple, souffert, erré, mais aussi un peu partout laissé notre marque.

Donc, quand je repartirais, ce ne serait pas cette fois pour le Québec. Pourquoi pas alors l’Europe? La France? Oui, c’est cela, j’irais en France. Et elle, peut-être, me reconnaîtrait pour sienne! Fallait-il que je sois folle! Eh oui, rendue folle à lier par cette maladie de me sentir quelque part désirée, aimée, attendue, chez moi enfin. Est-ce que je n’allai pas dans mes chimères jusqu’à rêver recevoir en France meilleur accueil qu’au Québec? Et le surprenant est que je devais le recevoir − beaucoup plus tard − cet accueil incroyable qui faillit d’ailleurs me faire mourir sous le coup de l’émotion. Ce qui démontre qu’il y avait malgré tout un peu de raison dans ma folie.

Pour l’instant, tout était confus dans ma tête comme dans un ciel chargé de nuages. Bien au fond de moi-même, que je me cachais soigneusement tant j’avais peur de son sévère visage à venir, était mon désir d’écrire, alors que je ne savais rien encore exprimer de façon un peu personnelle et un peu attirante. (Je crois que c’est Paul Toupin qui a dit qu’il est déjà bien difficile de découvrir le son de sa propre voix, et rien n’est plus vrai139.) J’aspirais à une patrie, et ne savais où elle était, et peut-être déjà au fond la souhaitais-je faite de tous les hommes et du monde entier. À un passé, et il se dérobait à moi. À un avenir, et je n’en percevais rien à l’horizon.

Puis, tout à coup, j’émergeais de cette mélancolique recherche et, ne cherchant plus, trouvais tout, et d’abord, ce courant merveilleux de la vie et de la jeunesse, qui nous porte et nous entraîne et nous comble à chaque instant, puisque nous avons les mains libres encore, seulement tendues vers ce qui passe. Maman, de me voir redevenir gaie, en oubliait les dettes, les taxes, les intérêts composés, ce cercle infernal qui nous tenait de plus en plus étroitement enfermées. Comment donc était-elle faite, et que je voudrais parfois arriver comme elle à rebondir du malheur jusqu’au plein soleil! Un jour accablée de calculs, n’en pouvant plus de «boucher des trous», d’emprunter ici pour payer celui-là, de courir au plus pressé, de colmater partout, elle se levait, le lendemain, une autre femme, assurée que nous allions nous en sortir, elle l’avait vu en rêve, ou bien, en s’éveillant, avait entendu comme un grand souffle libérateur la portant à la confiance. Nous allions pouvoir sauver la maison et nous sauver tous, les égarés, les éloignés, les perdus, nous serions encore au moins une fois rassemblés pour être heureux ensemble.

Et elle recommençait à m’envoûter, comme lorsque j’étais petite, de ses merveilleux rêves où tout finissait si bien! Par exemple, notre oncle riche, mais coriace, connaîtrait un revirement du cœur et nous léguerait une part de sa fortune. Ou bien encore Anna, qui achetait toujours − c’était clandestin dans ce temps-là − des billets du sweepstake irlandais, gagnerait le gros lot et elle ferait un juste partage. Mais j’aimais encore mieux ses histoires vraies que celles qu’elle s’inventait «pour rire». Autant, dans les inventées, elle se souciait peu de la crédibilité, autant, dans les autres, le récit reposait sur la finesse de l’observation et le sens du détail juste. Où trouvait-elle ces incomparables petites «histoires» qu’elle racontait à cœur de jour du moment qu’elle était un peu délivrée de soucis? Eh bien, partout! Je ne l’ai jamais vue sortir de la maison, ne serait-ce que pour aller au potager cueillir des légumes pour la soupe et, en passant, parler à la voisine par-dessus la clôture, sans revenir avec quelque petite «histoire» à raconter, chaque détail à sa place et la place importante accordée à ce qui importait et qui était une surprise toujours. Si bien que nous guettions son retour, à peine était-elle partie, assurés qu’elle allait nous rapporter une fine observation très drôle et très vraie, mais d’avance il était impossible de deviner ce que ce serait. Au fond, chaque pas hors de la maison était pour elle une sorte de voyage qui aiguisait sa perception de la vie et des choses. Elle a été la Schéhérazade qui a charmé notre longue captivité dans la pauvreté. Et, maintenant que j’y repense, je crois que j’étais alors un peu comme elle: un jour accablée par le sentiment que jamais nous ne pourrions nous extraire de nos dettes à présent empilées jusqu’au cou, et, un jour plus tard, marchant comme sur des nuages parce que, travaillant au grenier, sous ma plume était venue une phrase qui me paraissait contenir une lueur de ce que je cherchais à dire. Miracle! L’expression de la douleur vengerait-elle de la douleur? Ou de dire un peu ce qu’est la vie nous réconcilierait-il avec la vie?

Maman, à cette époque, allait sur ses soixante-sept ou soixante-huit ans. L’âge que j’ai maintenant, alors que je prends le temps enfin de m’interroger sur ce qu’elle a pu ressentir d’infini chagrin. Tout cela est bien curieux. Il semblerait que l’on ne rejoint vraiment ses gens que lorsqu’on atteint l’âge qu’ils avaient alors que, à côté d’eux, on ne comprenait rien à leur vaste solitude. (C’est tout le thème, au fond, de La Route d’Altamont où je n’ai pas cherché à dire beaucoup plus que cette déchirante vérité.)140 Je pensais maman heureuse, je voulais la croire heureuse, parce que souvent encore elle se laissait emporter par un de ces éclats de rire débridés, surtout si c’était d’elle-même qu’elle se moquait.

Cette femme qui avait vu brûler vive sous ses yeux son adorable petite fille, Marie-Agnès, mon aînée de trois ans et demi, qui avait pu voir son fils si beau − peut-être son enfant préféré − détérioré par les ravages de l’alcool141, son vieux mari à côté d’elle mourir à petit feu de chagrin, cette femme qui avait vécu bien peu de jours sans s’inquiéter d’où viendrait l’argent du lendemain, voici que je la retrouve dans mon souvenir, la tête renversée, la bouche grande ouverte de rire, les yeux brillant des larmes de la gaieté, rajeunie à ne pas le croire, en plein milieu de ses peines. Qui donc, ce jour-là, l’a égayée à ce point que le souvenir heureux émerge à travers tant d’autres qui sont gris, moroses, étouffants? Ce pouvait être moi, à bien y penser ce devait être moi. Il n’y avait presque plus que moi pour la soulever encore ainsi avec mes folies.

Mes sœurs aînées m’en voulaient un peu à cause de cela. «La mère lui passe tout, disaient-elles. Elle a un faible pour elle.» Ce n’était pourtant pas tout à fait ainsi. La vérité c’est que, ma mère étant âgée et moi, jeune, j’étais devenue comme le soleil de sa vieillesse. Et la pensée qu’on puisse être le soleil de quelqu’un plaît tellement qu’elle fait rayonner encore davantage.

C’est vrai, au fond, que j’ai beaucoup fait rire ma mère. N’y aurait-il, à la fin de ma vie, pour témoigner en ma faveur, que ces instants de franche gaieté dérobés à sa vieillesse soucieuse que je me pardonnerais peut-être une partie de la peine que je lui ai infligée.

XII

Vers ce temps-là, une bande de garçons et de filles de notre ville, quelque peu doués, les uns pour la musique, d’autres pour la danse, ou, comme moi, pour la «déclamation», ainsi qu’on disait alors, nous nous étions liés en une sorte de compagnie ambulante qui parcourait, en tournée de spectacles, les paroisses de langue française du Manitoba. Nous étions le modeste pendant, si l’on peut dire, de ces théâtres d’été d’aujourd’hui, sauf que nous, loin d’être subventionnés par qui que ce soit, nous devions venir en aide à «nos œuvres». En l’occurrence, il s’agissait de recueillir des fonds destinés à renflouer le collège des Jésuites de Saint-Boniface, toujours plus ou moins au bord de la catastrophe financière, à l’instar de presque toutes nos institutions confessionnelles.

Nous étions dix, douze, je ne me souviens plus au juste. L’un, bon pianiste, possédait un répertoire de nature à plaire à presque tous, depuis les valses langoureuses de ce temps-là jusqu’à un jazz endiablé. Il était aussi habile caricaturiste. (Et je pense enfin aujourd’hui à m’étonner de ces talents qui fleurirent si nombreux de notre sol pourtant presque en friche.) Il s’installait à son chevalet sur la scène, un peu de biais, de manière à ce que l’assistance pût suivre ses coups de crayon. Il pigeait une tête au hasard dans la foule et, à grands traits, se mettait à l’esquisser. Venait le moment où le bonhomme visé était reconnu par les autres, lui-même se reconnaissant peu après. Alors courait dans la salle un murmure gonflé d’approbation. Nous avions aussi dans notre groupe une manière de clown, un grand dégingandé, longs bras ballants, jambes en échasses, sourire un peu vacant sur un visage ahuri. Il n’avait qu’à paraître pour déclencher un rire unanime. L’étrange rire heureux de l’homme qui se reconnaît dans son image le ridiculisant quelque peu. Notre grand Gilles le méritait bien par ses saillies et ses boutades qu’il improvisait en partie sur-le-champ et qui étaient d’une cocasserie désopilante.

Moi-même, un peu à la manière d’Yvon Deschamps déjà142, mais en beaucoup moins réussi, j’inventais des monologues qui devaient tout de même produire leur petit effet, si je m’en remets au souvenir des applaudissements que je recueillais. Il est vrai, nos publics, avant la télé, avant la Culture et les ministères des Affaires culturelles143, étaient peu exigeants. (Encore que nous ayons parfois trouvé dur de faire rire ces petites salles de campagne endimanchées, à mine solennelle.) Notre programme comprenait en outre des saynètes, des chants, des airs d’accordéon, des pas de danse. En somme un aimable et gai tourbillon de jeunesse un peu folle.

Et nous voilà lancés sur les routes du Manitoba, notre journée faite à chacun, qui à sa classe, qui à son bureau ou à son guichet. Empilés jusqu’au toit dans deux vieux tacots, avec une partie de nos décors, nos costumes, les instruments de musique, le chevalet de Fernand, le coffret à maquillage, nous filions, les soirs de semaine, par de petites routes déjà envahies par le crépuscule, vers les villages proches, gardant les plus éloignés pour les fins de semaine.

C’est alors que j’ai véritablement fait connaissance avec nos petits villages français du Manitoba que je reconnaîtrais plus tard si semblables à ceux du Québec avec leur centre invariable: église, presbytère, couvent, cimetière... quoique de toutes parts, ici, cernés d’infini et de silence. Seuls, fragiles au bout de la longue plaine rase, ils étaient attirants et prenaient singulièrement le cœur.

Nous nous sommes produits à Saint-Jean-Baptiste144, à Letellier145, à Notre-Dame-de-Lourdes146, à La Broquerie147, à Sainte-Agathe sur la rivière Rouge148. C’est là, je crois me rappeler, que nous avons donné notre spectacle dans le beau grenier à foin d’une étable neuve, tout juste construite, à l’orée du village. Nous l’étrennions en quelque sorte. En tout cas, il n’y avait pas encore de ruminants installés dans les belles stalles propres d’en bas. Tout juste peut-être un peu de foin y avait été apporté d’avance.

Parvenus en haut, l’échelle escaladée avec tous nos bagages, nous nous sommes trouvés dans la plus belle grande salle imaginable sous son immense plafond recourbé. Un dôme hermétique sans fenêtres, ni ouvertures, ni trous nulle part pour en interrompre la parfaite ordonnance. Ainsi, nous avons dû être les premiers à jouer dans une salle tout à fait moderne, à l’image des plus audacieuses réalisations actuelles. À l’avant de la salle, des madriers disposés en tréteaux nous renvoyaient, toutefois, aux plus anciennes traditions du théâtre. De chaque côté, de petites cachettes fermées par des rideaux de sacs à patates nous servirent de coulisses, salles d’habillage, loges, tout ce que vous voudrez. C’est de là, par les trous dans les sacs de jute, que nous avons vu arriver notre beau monde en haut de l’échelle, tous un peu essoufflés, le curé remontant sa soutane, les dames, leur jupe. Mais ils eurent quand même grand air lorsqu’ils eurent pris place sur les chaises disposées par rangées de quinze, avec, au centre de la première, pour les dignitaires, trois bons fauteuils. Comment on avait pu les hisser là-haut, on se l’est longtemps demandé.

Jamais je n’ai passé une soirée aussi parfumée. Toutes les bonnes odeurs de l’été y paraissaient captives, venues peut-être avec une brassée d’herbe et un peu de terre pris aux pieds des gens comme ils traversaient les champs. Jointes au meuglement lointain d’une vache à son pieu, elles faisaient on ne peut plus théâtre d’été.

Dans les villages reculés ou très petits, nous donnions quelquefois notre spectacle à la clarté d’une lampe à essence. En un de ces endroits, un soir, la lumière avait commencé de baisser imperceptiblement depuis assez longtemps déjà sans que nous sachions encore de quoi il retournait. À la fin, le pauvre Fernand, sur la scène, en train d’esquisser une tête qu’il ne voyait plus guère, ne comprenant rien à ce qui se passait, se croyant peut-être les yeux malades, se plaignit tout à coup à voix haute et inquiète:

— − Je ne vois plus! Je ne vois plus!

Aussitôt se précipita un costaud qui d’un bond fut sur la scène, d’un autre sur la table qui s’y trouvait, et de là, en étirant le bras, attrapa la lampe à suspension. Il la fit descendre sur la chaîne cependant qu’arrivait à la rescousse un camarade muni d’une petite pompe à main. Alors ce fut comme chez l’oncle Excide, quand j’étais enfant. L’on souffla de l’air dans le manchon, la flamme reprit vie, nous fûmes inondés d’une lumière crue et grésillant tout aussi fort qu’un essaim d’insectes affolés. Nous nous sommes alors aperçus que nous avions donné une partie de notre spectacle dans une demi-obscurité. Des gens s’en plaignirent, disant qu’ils en avaient manqué des bouts et n’en avaient pas eu pour leur argent. Nous avons tout recommencé à partir du commencement. Et la foule a ri tout autant que la première fois. Est-ce étonnant après cela que j’aie pu me croire promise à une brillante carrière artistique?

À la fin de ces soirées, nous étions habituellement remerciés par les curés. Certes, il y en avait parmi eux de ronchonneurs, de disputeux, d’autoritaires, de despotiques même. Pourtant, à évoquer ces heures où ils furent peut-être heureux, il me semble retrouver plutôt dans mon souvenir de doux vieux hommes rieurs, un peu naïfs et d’une bonhomie de pères de famille dès qu’étaient assemblés autour d’eux leurs gens dans une atmosphère de réjouissance.

Un de ces vieux prêtres se mit en tête, un soir, de servir à son monde une bonne petite leçon sur l’art de réussir dans la vie en nous prenant en exemple, nous les acteurs, et sous notre nez.

— − Ainsi, dit-il de celui d’entre nous qui dansait à la claquette, pensez-vous que ce disciple de Terpsichore, ce beau sautilleux, s’est élevé dans son art du jour au lendemain? Non, non, mes amis! Depuis longtemps, il doit s’exercer tout seul dans un coin reculé de sa maison − peut-être sa grange. Et là, pendant des heures, il sautille et claque... claque… claque...

Pour parler à sa poignée de gens dans cette chaude intimité, et sur un sujet si profane, le vieil homme, curieusement, avait pris sa grande voix de prédication n’admettant pas de réplique et portant loin. Tout à coup, il fut question de moi, à ce qu’il me sembla, et je me mis à en trembler.

— − La belle petite jeunesse, tonna-t-il, que vous avez vue s’avancer, saluer avec grâce, et la voilà partie!... parle!... parle!... parle!... sans bout de papier… rien pour aider la mémoire... Fallait donc qu’elle ait tout ça dans la tête... la coquine! Et parle... parle!... parle!... On ne perdait pas un mot. On comprenait tout. Pensez-vous qu’elle soit arrivée à tant de disposition rien qu’en disant un beau matin: moi, là je m’essaie? Non, non, non! Elle a dû jouer des heures devant son miroir… essaie cette petite grimace-là... pratique ton petit sourire... fais tes gestes d’ensorceleuse… Et c’est ainsi, mes frères, que s’obtient le succès dans la vie.

À La Broquerie, je pense, le curé, un beau grand vieillard à opulente barbe blanche comme neige, parlait, lui, à voix douce, hésitante, faisant à tout instant de longues pauses étranges, comme s’il avait perdu le fil et devait retrouver au moins le bout de la phrase précédente pour enchaîner et aller un peu plus loin.

— − Mes jeunes amis artistes... commença-t-il et il s’arrêta déjà, comme tout perplexe, pencha le visage, son regard se trouvant ainsi à chercher apparemment dans sa barbe. Alors une sorte de sourire éclaira le doux visage. Il le releva et nous dit: «…amis artistes venus de si loin nous rendre visite...»

Et de nouveau, le voilà perdu, le regard abaissé vers sa barbe, la pressant même quelque peu du bout des doigts. Alors jaillit… «visite réjouissant mon vieux cœur…»

Ce fut ainsi jusqu’à la fin de l’aimable discours. Après... «mon vieux cœur…» on entendit: «...cœur tout empli de paternelle sollicitude...» et ensuite: «...sollicitude d’un vieil ami de La Broquerie...»

Chaque phrase sombrait dans une sorte de doux bredouillement un peu timide. Puis le vieil homme avait de nouveau retrouvé le fil en sondant apparemment les plis soyeux de sa barbe, comme quelque vieux nid tout plein de jongleries, de souvenirs et de mots tendres.

Maman, pourtant couche-tôt d’habitude après une journée bien remplie, s’efforçait, quelle que fût l’heure à laquelle je rentrais, de m’attendre pour se faire raconter tout de suite la soirée.

Quelquefois la fatigue avait raison de son ardente curiosité. Je la trouvais endormie. Comment ai-je donc eu le cœur si souvent malgré tout de l’éveiller? Je ne savais pas, il est vrai, que déjà elle dormait très peu, trois ou quatre heures au plus par nuit. Mais l’aurais-je su que je n’aurais pas davantage compris, je suppose, ce que c’est que de ne presque plus dormir. Je m’asseyais au bord du lit, je la secouais un peu, je m’impatientais.

— − Allons, réveille-toi, maman!

C’était bien, je pense, parce que je n’aurais pu supporter de ne pas partager immédiatement avec elle mon récit qui était tout prêt, tout vivant, tout drôle, et qui demain aurait déjà perdu de la saveur. Pourquoi était-ce ainsi, je ne le comprenais pas, mais j’en avais la certitude. Je sais d’ailleurs depuis ce temps-là qu’un récit n’attend pas: que l’on en ait fini avec ceci qui paraît plus urgent, que l’on ait d’abord répondu à cette lettre, que l’on ait accordé cette interview ou entrepris ce voyage. Le récit a son heure pour venir et, si on n’est pas libre alors pour lui, il est bien rare qu’il repasse. À attendre, il aura en tout cas perdu infiniment de sa mystérieuse vie presque insaisissable.

Je réveillais donc maman. Elle avait un bref moment d’égarement, où elle me semblait avoir son âge, et j’avais peur pendant un moment, mais aussitôt elle me reconnaissait, et se remontant un peu le buste contre l’oreiller, me disait: « Raconte ».

Souvent c’était à la faible clarté d’une veilleuse ou même seulement dans un rayon de lune entré par la fenêtre que je voyais briller son visage de cette attente heureuse des histoires qui m’avait animée, enfant, et que je reconnaissais à présent sur ses traits. C’était mon tour de l’arracher à la pesante vie. Parfois, pendant plus d’une heure, prise sur le peu de sommeil qui me restait, je lui faisais le cadeau du récit encore tout chaud et palpitant d’une soirée particulièrement enlevée. On n’a souvent de talent qu’en autant qu’on est bien écouté, et je ne pense pas avoir jamais été si bien écoutée qu’au milieu de la nuit par ma pauvre mère arrachée à son chiche sommeil. Elle riait, elle se penchait pour saisir mes moindres paroles car je parlais bas pour ne pas réveiller Clémence, elle approuvait, elle redemandait des reprises comme dans ces films où on revient, au ralenti, sur certains épisodes. Quand je la quittais, enfin soulagée de ma surexcitation, prête à dormir, elle, dès lors, serait trop surexcitée pour se rendormir, et sans doute finissait-elle la nuit en ressassant les scènes les plus cocasses de mon récit, car je l’entendais parfois, si j’avais laissé ma porte ouverte, rire toute seule. Ou bien elle se laissait aller à imaginer ses histoires à elle, se plaisant à me voir, tout au long de ma vie, telle que j’étais alors, jeune, insouciante, rieuse et aimable comme on l’est d’habitude quand on n’a encore rien perdu de la jeunesse.

Si j’avais appris de maman qu’un récit ne peut être retenu quand il est prêt, qu’il ne faut cependant jamais non plus le brusquer, mais lui laisser tout le temps d’éclore naturellement avec ses richesses, lentes parfois à toutes lui venir, je devais apprendre qu’à le vouloir trop parfait, à le roder incessamment, à le travailler à l’excès − ou simplement encore à le trop raconter − on lui enlève de sa vie et qu’il peut finir, comme toutes choses, par mourir.

C’est ce qui arriva à mon histoire de l’auguste curé à longue barbe y laissant la fin de ses phrases.

Maman aimait tellement cette histoire, elle me la fit tant de fois raconter − ou plutôt jouer − que j’en vins, je suppose, à y mettre un peu moins de moi-même chaque fois, laissant le récit rouler de son propre élan.

Un soir que maman me la redemandait, je dis avec un peu d’humeur que cette histoire n’était plus drôle et ne valait plus la peine d’être racontée.

Maman convint qu’en effet la dernière fois que je l’avais contée, elle avait ri peut-être d’un peu moins bon cœur. Elle devint songeuse.

— − Après tout, que s’usent les histoires qui racontent la vie, elle-même usure, c’est bien naturel.

Je me sentis vivement révoltée:

— − Les histoires usées, que reste-t-il donc?

Elle me fit un sourire encourageant.

— − D’autres histoires à inventer ou bâtir. Ou bien la même vieille histoire toujours, mais refaite à neuf.

Je pense avoir alors entrevu pour la première fois de ma vie − heureusement bien loin encore et tout imprécisément − que mon chemin à venir jamais ne pourrait aboutir justement à ce que l’écrivain, dans sa naïveté ou pour se donner le change, au bas des pages, çà et là, nomme: Fin.

XIII

Est-ce au printemps ou à l’automne avancé que nous sommes partis pour Otterburne149, en toute hâte, ce soir-là, à peine avalé un casse-croûte? En tout cas, les soirées n’étaient pas encore longues ou ne l’étaient déjà plus, et il fallait nous dépêcher pour ne pas être pris de vitesse par la nuit. Personne de nous n’avait jamais mis le pied à Otterburne, peu éloigné pourtant de beaux villages bien connus comme Saint-Pierre-Jolys150 ou Saint-Malo151, mais se trouvant situés sur des routes principales. Tandis que cet Otterburne − ou mal indiqué ou à l’écart sur un bout de route secondaire − passait pour être quasi introuvable. On le disait cerné d’un ennui permanent, à ce point isolé qu’il finirait bien, un de ces jours, par être complètement oublié. Il avait pourtant naguère possédé l’un des plus importants collèges agricoles du pays − mon cousin Cléophas 152 y avait été pensionnaire pendant quelques années. Il abrita aussi une école pour les enfants indiens dirigée par des religieux. Est-ce que le déclin d’Otterburne était déjà commencé au temps dont je parle, ou était-il seulement à pressentir dans l’air ambiant? En tout cas, on nous avait dit: «Pour l’amour du ciel tâchez d’aller à Otterburne. Ils s’ennuient tellement dans ce coin-là, ce serait leur faire une grande charité que d’aller les faire rire un peu.»

Ayant manqué la route principale presque dès la sortie de la ville, nous avons continué par des routes secondaires plutôt que de revenir en arrière. Aucune ne portait d’indications. Bientôt le crépuscule nous enveloppa. Il roula du lointain de la plaine comme une légère brume déferlante. Enveloppé d’un bleu délicat et à demi transparent, le paysage entier prit l’aspect des choses rêvées. De la route secondaire, nous étions tombés par distraction dans de petites routes de terre, mais allant apparemment toujours dans la bonne direction à en juger d’après les traces rouge vif que le soleil disparu avait laissées tout au long de l’horizon. Autour des petites routes que nous enfilions l’une après l’autre, c’était le désert, toujours. Le grand Gilles, notre aimable clown, s’en moquait. Il chantait à tue-tête une de ses plus entraînantes chansons folles. Pour moi, il me semble que j’avais le cœur touché d’une singulière mélancolie. Est-ce que je pressentais, des années et des années à l’avance, la place dure et émouvante que tiendrait dans ma vie cet Otterburne pour l’instant introuvable? Sans doute que non. C’est maintenant, les faits en main, que j’interprète mes sentiments de cette nuit bizarre d’il y a plus de quarante ans.

Enfin, apparemment loin et cependant tout proche, le feu d’une ferme isolée nous apparut. À la porte, nous avons frappé. Une femme sortit.

— − Otterburne! C’est tout près! Vous y êtes presque.

Elle tendait le bras vers un point de tout ce bleu sombre qui se déroulait à l’infini. Une lumière faible sembla jaillir un moment au bout de son geste.

— − Tiens, là! Vous pouvez pas le manquer. — − Bien des mercis, Dame de la pénombre, chantonna notre grand Gilles de sa voix la plus ensorceleuse.

Nous sommes repartis, les yeux fixés sur le clignotement d’une flamme, et puis nous l’avons perdue. Qu’est-ce qui avait pu nous la cacher dans ce déroulement à plat? Une meule de foin? Un pauvre petit arbre? Nous avons erré une bonne demi-heure pour nous retrouver à une autre ferme tout aussi isolée que la première.

— − Otterburne!

L’homme en haut de son perron pointa dans la direction d’où nous venions.

— − Vous avez dû passer devant. C’est là, tout proche! Avez qu’à suivre la lumière!

La lumière, la lumière! À peine repartis, les yeux braqués sur elle, nous l’avons de nouveau perdue. Pour aboutir à une ferme de l’autre côté encore du village. Apparemment nous avions fait trois ou quatre fois le tour du village, avant d’y entrer enfin par hasard à la manière de ces boules qui tournent et tournent autour de la petite fosse où elles doivent finir par descendre. Trois réverbères incroyablement éloignés l’un de l’autre nous reprochèrent dans un pauvre clignement: «Comment ne pas nous avoir vus plus tôt?»

Assis sur le banc de bois devant la gare veillaient deux vieux, pipe au bec, dans la nuit douce.

— − Où est la salle où se donne le spectacle?

Un des vieux ôta sa pipe de sa bouche.

— − La séance! Vous arrivez trop tard. Vous la verrez pas en toute. Est commencée depuis deux heures au moins. A doit être à veille d’achever.

Le grand Gilles sortit la tête de l’auto.

— − Est ni commencée, ni achevée. C’est nous autres qui la font, la séance.

Le deuxième vieux lança un crachat à trois bons pieds de distance.

— − Ça peut pas être vous autres. C’est les acteurs. Ils sont arrivés à l’heure. Ils ont dû. Ils sont avec le monde dans la salle depuis... Depuis quand, Nésime?

Nésime tira sa montre, essaya de lire l’heure à la clarté des étoiles.

— − Depuis sept heures et demie. L’heure que le curé a annoncée. Y en a d’arrivés avant pour avoir une meilleure place tout un chacun. Ça doit faire trois heures qu’ils sont là-dedans ensemble. — − Selon mon idée, fit le premier vieux, ils doivent être cuits à l’heure qu’il est, avec la chaleur qui fait cette nuitte et pis mangés par les maringouins. À moins qu’ils aient eux itou allumé leur pipe. — − D’après vous, demanda le grand Gilles, pensez-vous que ça vaut la peine d’y aller? — − Ça dépend, répondit le moins vieux des vieux, y en a qui disent que c’est ben distrayant, dépêchez-vous si vous voulez en attraper un boutte. — −- Pourquoi c’est que vous y êtes pas? demanda sévèrement le grand Gilles .

Le plus vieux des vieux répondit:

— −- C’est pas que l’art dramatique je le dédaigne, mais un soir comme à soir où c’est qu’on est si ben dehors, j’aime quasiment mieux le passer sous les étoiles plutôt qu’enfermé dans le vieux curling. Icitte au moins y a rien que ma boucane à moi qui me fait tort.

Nous avons fini par repérer le vieux curling au fond du village. Le monde devait y être assemblé depuis longtemps en effet et avoir beaucoup tiré sur la pipe, car, en entrant, tout ce que nous avons d’abord discerné à travers des bancs de fumée, ce fut, çà et là, un grand chapeau de paille de fermier qui paraissait d’ailleurs le même à tous les coins de la salle.

Le curé se levant aussitôt enjoignit ses gens:

— − Voilà enfin les artistes! C’est des jeunes à la gorge délicate. Alors cessez de fumer tout le monde. Arrêtez tout de suite.

La fumée s’amincit peut-être d’une ligne.

Montés sur l’estrade, nous ne pouvions quand même pas encore distinguer notre public plus que lui sans doute pouvait nous apercevoir.

— − Me voyez-vous? hurla le grand Gilles qui faisait en vain ses grimaces. — − Rien que ton grand nez! fit un loustic. — − Toutes nos excuses pour arriver si tard, offrit le grand Gilles . On s’est perdus en route. — − Pas le premier à qui ça arrive, nous parvint du fond de la salle le commentaire d’un spectateur invisible au plus épais de la fumée.

Tout à coup nous avons entendu Fernand quelque part sur l’estrade, allant en exploration un peu à tâtons, se lamenter:

— − Y a pas de piano? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse sans piano?

D’habitude, dès l’arrivée, pendant que nous nous grimions, il jouait quelque marche entraînante pour mettre les gens de bonne humeur, et nous remettre aussi un peu de la fatigue de la route.

Le grand Gilles s’avança au bord de l’estrade. La salle offrait maintenant un curieux spectacle et sans doute l’estrade aussi, vue de la salle, car la fumée avait commencé de s’élever, dégageant des corps presque en entier mais plusieurs encore sans tête, ou du moins comme séparés de leur tête.

— − Y a-t-il quelqu’un qui a un piano? demanda le grand Gilles.

Une dame du fond du vieux curling se crut tenue d’expliquer:

— − J’en ai un piano. Je l’ai prêté l’année dernière pour les fêtes du diocèse. Ils me l’ont rapporté tout désaccordé. Ça fait que je le prête plus mon piano. — − Vous avez mille fois raison, approuva le grand Gilles.

De découvrir peu à peu, dégagé de la brume suffocante, son long corps aux longs bras, aux longues jambes et au long visage triste, porta le public à une surprise énorme! Ils en avaient presque tous la bouche ouverte.

— − Prêtez-nous votre piano, parlementa le grand Gilles, et s’il devait vous revenir faussé d’une seule note, je vous en remets un neuf. — − C’est ben correct, d’abord, accepta la dame.

Le curé se releva. — − Allez chercher le piano, quelqu’un.

Presque un tiers de la salle sortit. L’attente paraissait devoir être longue, la dame habitant tout à l’autre bout du village éparpillé. Pour faire prendre patience au public pourtant le plus patient du monde, Fernand se prit à croquer un des visages émergeant dans la douteuse lumière, une belle tête saisissante sous un haut chapeau à larges bords. Un chuchotement de vive admiration parcourut les rangs du vieux curling: «C’est Ubald!»

Alors arriva le piano qui passa pour ainsi dire par-dessus les têtes, porté par huit hommes solides répartis de chaque côté en groupes de quatre.

Il était près de minuit. Fernand, son croquis tout juste terminé, sauta du chevalet au piano. Il plaqua de vibrants accords. Quelques somnolents sursautèrent et se frottèrent les yeux, surpris de se retrouver toujours assis sur les dures petites chaises de bois. La plupart entrèrent toutefois dans la fête aussi frais et dispos que s’ils fussent arrivés à l’instant. Il me semble me rappeler que ce fut l’une de nos soirées les plus enlevées.

Mais pourquoi aujourd’hui encore en ai-je un souvenir si vif, avec ses ombres et ses lueurs, ses rires et de soudains silences se creusant en moi, alors que d’autres soirées tout aussi animées ont fui ma mémoire? Est-ce qu’Otterburne, le petit village muet de la plaine, ne m’adressa pas déjà, ce soir-là, une sorte de signe que je reviendrais? Que je repasserais, près de quarante ans plus tard, par les mêmes petites routes noyées de crépuscule, à la recherche encore d’Otterburne toujours aussi introuvable, tournant autour de la même lumière entrevue et perdue, mais cette fois dans l’angoisse de ce qui m’y attendait. Tant de fois, il est vrai, dans la vie, on repasse, l’âme en peine, par où l’on était passé jeune et joyeux.

C’était il y a six ans. Je venais d’accourir à Winnipeg pour m’occuper de Clémence153. J’attendais à l’hôtel que l’on vienne me chercher. L’air conditionné m’entourait d’une sorte de bourdonnement monotone. Et de grandes ombres tristes se levaient dans mon âme.

Au printemps de cette même année était morte Dédette, en religion Sœur Léon-de-la-Croix154. Elle avait été emportée par un cancer déjà trop avancé quand on en avait détecté les premiers signes et alors qu’elle-même paraissait encore jeune et pleine de vie. Dès que la supérieure de son couvent m’eut appris au téléphone que l’exploration chirurgicale avait révélé un cancer déjà inopérable et que Dédette, selon le pronostic médical, n’en avait plus que pour deux mois à vivre, je sautai dans le premier avion. C’était donc mon deuxième voyage au Manitoba en moins de six mois. Il me fallait bien le reconnaître, je ne revenais plus maintenant sur les lieux de mon enfance que pour voir mourir les miens ou récolter de la douleur.

Au printemps, j’avais passé près d’un mois auprès de ma sœur mourante. Je la voyais tous les jours et souvent plusieurs fois dans la même journée. Il me semble que je ne faisais qu’un tour de sa chambre à chez ma cousine qui me logeait et de chez ma cousine au couvent155. Ainsi, Dédette et moi qui n’avions guère eu d’occasions de bien nous connaître, l’apprenions enfin comme si nous devions ne plus jamais nous quitter. Je n’en reviens toujours pas de ce que l’approche de sa mort me rendît Dédette présente, visible − jusqu’à la couleur de ses yeux admirables que je n’avais pas bien vue jusque-là − et de plus en plus chère à mesure que je la connaissais mieux. Pourquoi donc aussi, me disais-je parfois, apprendre à si bien connaître un être qui va nous être ravi? J’aurais moins connu Dédette peu avant sa mort que j’en aurais eu moins de peine − pourtant c’est une peine dont pour rien au monde je ne voudrais avoir été privée.

Elle occupait, à l’infirmerie du couvent, une chambre guère plus grande qu’il ne faut pour mourir, mais la fenêtre − symbole d’ouverture et de libération − était immense, une de ces hautes fenêtres des couvents de jadis. Sans cesse, quand Dédette somnolait un peu après son calmant, ou que nous parlions et que je voyais passer sur son visage une crispation de souffrance, le cœur me manquant alors, je m’avançais de quelques pas vers cette grande fenêtre qu’elle avait dans le dos et ne voyait pas et je ressentais presque chaque fois une surprise infinie de découvrir, au milieu de tant de chagrin, un ciel si beau.

Et c’est ainsi que, peu à peu, pour rompre cette gêne atroce qui existe entre l’être qui va mourir et celui qui va lui survivre, je me pris à lui parler du ciel. De celui que nous connaissons − ou croyons connaître − l’ayant tous les jours sous les yeux.

− Je pense, lui dis-je un jour, que le ciel du Manitoba est l’un des plus beaux du monde, et je crois savoir enfin pourquoi, aujourd’hui seulement. N’est-ce pas curieux? — − Pourquoi est-il l’un des plus beaux? murmura Dédette. — − Parce qu’il est très haut, Dédette. Dégagé de toute fumée, de toute saleté, et que l’industrie et l’haleine des grandes villes ne l’ont pas encore atteint. Peut-être aussi parce qu’il est au-dessus d’une terre plate à l’infini. Cependant le ciel de Grèce aussi est très haut et d’un bleu tout aussi pur. Homère156 en parle sans cesse dans l'Iliade et l'Odyssée157. C’est d’ailleurs ses descriptions du ciel si pleines de nostalgie qui m’ont poussée à faire le voyage en Grèce158. — − Je ne savais pas. Raconte. — − En Russie également, lui disais-je, le ciel doit avoir quelque chose de cet attrait poignant et indéfinissable car, rappelle-toi, dans Guerre et Paix, Tolstoï, par la bouche du prince André, blessé à mort sur le champ de bataille, rêve de paix et d’harmonie en fixant le «haut ciel»159.

Ma sœur mourante m’écoutait. Seuls mes récits de voyages ou la description des heures heureuses de la vie la distrayaient, on aurait dit, de la douleur de s’en aller. Elle me pressait avidement:

— −− Raconte encore. Moi je n’ai rien vu, rien connu du monde, dans mon couvent. Raconte.

J’avais pensé jusqu’alors que lorsque s’amorce le dialogue essentiel entre deux êtres − l’un qui part, l’autre qui reste − la parole devrait revenir au premier, sur le seuil de tout connaître bientôt. Mais c’est loin d’être toujours ainsi. Anna, à la veille de mourir, me parla longuement de sa pauvre vie n’ayant jamais donné sa riche mesure, comme si elle devait au moins être sauvée de l’oubli. Dédette, elle, ne voulait entendre parler que de la mienne qu’elle imaginait réussie, heureuse, emplie de mille éclats joyeux.

Pour lui faire plaisir, pour amener encore le sourire sur ce petit visage émacié où les yeux étaient d’immenses trappes à souffrance, je m’inventai une vie d’amitiés rare, de succès parfait, de renommée sans envie, mais, au fond, je n’inventai rien, je ne fis que choisir les heures les meilleures, les moments les plus hauts, écartant le reste, et ainsi je m’aperçus avoir été comblée. Oui, Dédette, sur le versant de la mort, m’amena à découvrir que la vie est malgré tout une merveille insondable. Mais ceci est une autre histoire que j’aimerais bien aussi raconter si le temps m’en est accordé. Je me fais de plus en plus penser à ce derviche du désert qui, plus il avançait en âge, moins il avait de temps devant lui, et plus il avait d’histoires à raconter.

Il me faut pour l’instant revenir à Clémenc et à ce jour où ma sœur Dédette me parut en révolte contre Dieu lui-même et s’écria, comme s’il y avait erreur profonde de sa part, qu’il avait dû se tromper de personne:

— − Mais je ne peux pas mourir, Dieu ne peut laisser faire cela. Il sait trop bien que Clémence dépend de moi. Je ne peux abandonner Clémence.

J’étais allée à la grande fenêtre. J’avais interrogé le haut ciel. Je m’étais demandé ce que signifiait parmi nous la vie de Clémence. Une enfant douée, merveilleusement sensible, un être de grâce, d’intuition, et tout à coup s’abat une ombre terrible sur cet esprit peut-être trop clairvoyant, et le voilà pour toujours comme égaré sur terre. Pas tout à fait cependant, et c’est peut-être là le plus terrible. Car parfois cet esprit frappé donne encore de si fulgurants éclats d’intelligence, de tels signaux de détresse que l’on a plus de peine que jamais à le voir s’en retourner ensuite par ses étranges corridors de fuite. Ce que maman avait souffert de cette maladie de son enfant, elle n’en avait jamais pour ainsi dire parlé − la peine étant sans doute au-delà des mots. Seulement elle nous avait souvent regardées à tour de rôle, d’un étrange regard suppliant, en quêtant un appui.

— − Quand je ne serai plus là, qui verra à Clémence?

Notre Clémence, elle avait été cette peine inépuisable que dans une famille on se lègue d’une sœur à l’autre, celle qui va mourir en faisant le don à une sœur plus jeune, le don étrange et sans prix.

C’est Anna après la mort de maman qui hérita de Clémence160. Elle en prit bien soin, allant souvent la chercher dans la petite chambre où Clémence vivait seule, l’amenant passer quelques jours chez elle dans sa jolie propriété de Saint-Vital161, s’efforçant de la distraire, la conduisant, quand elle-même n’était pas trop malade, dans les magasins pour l’habiller. Mais Clémence sombrait quand même dans le mutisme et une profonde mélancolie. On connaissait encore si peu dans ce temps-là la maladie qui l’affectait, la portant pendant quelque temps à une trop vive surexcitation où tout blessait ses nerfs à vif, puis la rejetant comme dans un sombre internement en soi-même où nulle aide ne pouvait plus l’atteindre. Moi qui m’étais lancée alors à corps perdu dans l’écriture et qui luttais en un sens pour ma vie, seule à Montréal162, j’avais l’esprit malgré tout assez libre au sujet de Clémence, me disant: «Anna est là encore pour l’instant. Anna veille.» Et comme pour mon père, comme pour maman, je pensais avoir le temps, mes écritures faites, de venir aider Anna à aider Clémence.

Mais Anna mourut, comme il convenait sans doute à cette vie − qui courut à droite, à gauche, chercher désespérément un peu de bonheur − dans une oasis, au désert, en Arizona. Car Phoenix est en plein sable et ni ses palmiers royaux, ni ses dattiers, ni ses arbres à pamplemousses, n’existeraient si l’eau n’y était amenée de loin à grands frais163. Seuls subsisteraient sans doute ces étranges sagueros, parfois vidés, où le vent, pris au piège du cactus creux, fait entendre un lugubre son d’orgue. Image de l’illusion, il n’y en a peut-être pas de plus exacte que Phoenix . Anna vécut ses derniers jours de torture humaine, les yeux fixés sur de grands arbres à fleurs rouges, les poincianas, ondulant doucement dans un ciel le plus bleu qui soit, et murmura: «Est-ce vrai, est-ce que je vois vraiment cet arbre merveilleux ou est-ce encore seulement un rêve?» Je me trouvai auprès d’elle peu avant sa mort, logeant dans un motel non loin de la clinique où elle s’éteignit. Gilles, son plus jeune fils, vint nous rejoindre et trouva une chambre dans un autre motel assez proche lui aussi. Fernand habitait avec sa petite famille dans un trailer park et logeait Paul, l’autre fils, venu avec sa femme.164 Et je me rappelle avoir éprouvé que le petit groupe de nomades que nous formions, campé au bord de la mort, assez semblable à ces Mexicains pauvres échoués autour de nous et, au fond, à tant d’Américains errants, convenait on ne peut mieux à la situation.

Nous avons eu seulement le temps de trois pauvres petits bouts d’entretien, elle et moi, alors que nous découvrions mille choses à nous raconter enfin sur nos vies. Fallait-il que cet esprit eût été brillant, cette intelligence aiguisée, ce cœur ardent malgré tout pour que, à la fin, une sonde par ici, un goutte-à-goutte dans la cheville, bourrée de stupéfiants, Anna, un jour, murmurât d’une voix encore émue, le regard fixé sur un coin de ciel bleu, cette remarque que je pus recueillir:

— − Partout autour d’ici c’est l’hiver, c’est le froid. Mais ici c’est le printemps! Se peut-il qu’ici seulement soit vrai? — − Oui, lui dis-je, ici seulement est le vrai! la voulant consolée. Mais elle me lança un de ces vifs regards de jadis quand elle entendait nous montrer que l’on n’avait pas à essayer de la leurrer.

Elle m’annonça à deux ou trois reprises:

— − Il y a quelque chose que je dois te dire, glissant aussitôt chaque fois dans le lourd sommeil des stupéfiants. Je pensais: elle veut me parler de Clémence. Elle va me la léguer. Mon tour est venu.

Mais non! Ce n’était pas pour cette fois encore. Anna morte, j’appris qu’un an déjà auparavant, se sachant bien plus atteinte qu’elle nous l’avait donné à penser, elle avait confié Clémence à Dédette.

Dédette dans son couvent! Comment pourrait-elle seulement s’y prendre pour courir aux emplettes, acheter à Clémence ses vêtements, les lui apporter, peut-être les échanger, voir enfin à toutes ces choses dont Clémence était incapable de s’occuper ou avait peut-être un jour tout simplement décidé qu’elles ne valaient pas la peine de l’effort? Je songeais un peu à tout cela le jour où nous avons enterré Anna. Le ciel était radieux. Comme nous n’étions restés pour la cérémonie que deux des trois fils d’Anna, une de ses brus et moi-même, à qui s’étaient joints trois de ces amis de hasard qui paraissent un jour indispensables et le lendemain sont déjà perdus de vue, le prêtre nous avait proposé de la célébrer au cimetière même, au bord de la fosse déjà prête. Il arriva en surplis, avec un enfant de chœur et son goupillon. Des chaises étaient dressées sur l’herbe mi au soleil mi dans l’ombre légère que projetait un mince arbre au feuillage délicat. Nous y avons pris place. C’était le 10 janvier 1964. Partout, non loin de cette oasis miraculeuse, ce devait être l’hiver. Ici c’était le printemps perpétuel. Le cimetière n’était qu’une masse de poinsettias géants, d’hibiscus et de jacarandas aux grappes de rouge vif. Les insectes bourdonnaient gaiement en voletant de massif en massif. Le bourdonnement se mêlait à la plainte presque douce, au loin, d’une famille mexicaine prosternée sur la tombe d’un de leurs morts. Leurs voix dans la prière avait quelque chose d’infiniment tendre et confiant. Sur la branche d’un palo verde chantait, à s’en faire éclater le cœur, le mockingbird si cher aux gens du Sud et, pour l’avoir une fois entendu, on conçoit pourquoi, car il est vraiment le «doux oiseau de la jeunesse».165

Et nos cœurs étaient enfin pleins d’amour pour Anna qui ne pouvait plus nous éloigner d’elle par sa nature tourmentée et exigeante. Comment se fait-il, me disais-je, que soit accordé maintenant seulement à Anna ce qui l’aurait fait vivre? Je n’étais pas encore tout à fait revenue à la foi de ma jeunesse dont m’avait éloignée, à ce que je croyais, une église autoritaire, injuste et bornée. L’énigme torturante − ce qu’est la vie, ce qu’est la mort − m’y ramenait de force. La vie et la mort d’Anna me paraissaient surtout exiger Dieu. Aucune vie, aucune mort jusqu’ici ne m’avaient paru tellement l’exiger. Dans les tout derniers moments où elle fut encore consciente, elle avait murmuré d’une voix si faible que j’avais dû aller cueillir les mots au bord de ses lèvres: «Je voudrais le croire, mais je ne suis pas sûre qu’il y ait quelqu’un au bout… Et toi, avait-elle demandé, crois-tu que?...»

J’avais pris sur moi, qui n’en étais pas sûre, d’affirmer:

«Oui,Anna, quelqu’un nous attend, qui nous aime enfin à la mesure de ce désir d’amour qui toute la vie nous hante et nous poursuit.»

Je m’étais prise à mon propre piège. Maintenant il me fallait pour moi-même une assurance. C’est peut-être dans ce chaud petit cimetière d’Arizona, tout plein des merveilleuses roulades du mockingbird que je ne pouvais pas ne pas entendre à travers une inconsolable détresse, que j’ai recommencé à vouloir Dieu à tout prix...

Je tressaillis tout à coup, à la grande fenêtre de la petite chambre de Dédette, à l’infirmerie, surprise dans ma rêverie sur ma sœur morte il y avait six ans, auprès d’une autre de mes sœurs qui allait mourir, ayant perdu en route l’objet de ma réflexion… ah oui, Clémence!

Eh bien! Dédette s’était débrouillée à merveille pour en prendre soin. La sévérité des règlements avait déjà commencé, à cette époque, à se relâcher. Mais eussent-ils été toujours aussi durs que ma Dédette, scrupuleuse dans l’observance de la règle, aurait bien été capable de se rebiffer en faveur de Clémence. Elle n’eut pas à le faire. Au contraire, «de nos sœurs» qui avaient des accointances importantes et par là de l’influence, d’autres qui avaient des amis possédant une auto, d’autres des loisirs, d’autres l’occasion d’aller souvent dans les magasins, toutes se mirent de la partie pour choyer Clémence à qui mieux mieux. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que ces femmes ayant renoncé au monde, quand l’occasion leur était offerte d’y revenir au secours de quelqu’un, à la mesure de leurs moyens, devenaient comme un essaim d’abeilles agitées, chacune voulant faire sa part.

Ainsi Dédette réussit-elle à faire entrer Clémence dans une excellente maison d’accueil toute neuve dirigée par le gouvernement, à l’intention des gens âgés encore ambulants, où Clémence eut une belle chambre de plain-pied avec un petit jardin fleuri, et tous les soins que pouvait réclamer son état. C’était à Sainte-Anne-des-Chênes, joli village dont je me souvenais bien166, maman m’y ayant emmenée, enfant, à des pèlerinages que l’on faisait là peut-être en concurrence à Sainte-Anne-de-Beaupré du Québec167 ou, au contraire, pour se joindre en esprit au vieux sanctuaire. C’était un peu loin de la ville, à près de cinquante milles. Mais Dédette s’arrangea pour y aller souvent, mettant à contribution chacune de ses connaissances qui avait une auto et arrivant là-bas avec un gâteau de fête pour Clémence ou une paire de bas, ou une belle petite robe de chambre rose qu’«une de nos sœurs» avait dénichée «pas cher» au sous-sol chez Eaton. Restée sur sa faim, Dédette satisfaisait bien un peu aussi son besoin de trotte qu’elle avait chevillé au corps comme tous dans notre famille.

Et c’est ici que devrait s’intercaler l’épisode de la venue de Clémence et Dédette chez moi qui leur trouvai une maisonnette à côté de mon chalet que j’habitais déjà depuis plusieurs années à Petite-Rivière-Saint-François, en Charlevoix, les gardant trois semaines en visite − grande heure de lumière, d’été, de frémissement incomparable de la joie, avant les heures sombres à venir presque tout de suite sur le pas du bonheur168. Mais il faut en remettre la narration à plus tard, sans quoi la pauvre derviche va se mêler dans les fils de ses histoires croisées et entrecroisées. Pour le moment, restons à la haute fenêtre de la petite chambre, à l’infirmerie, par laquelle je contemple le ciel serein et revois le branle-bas, l’agitation, l’enrégimentation de bonne volonté à laquelle a donné lieu, sans le vouloir, la petite vie en apparence inutile de Clémence.

Cela n’alla pas très bien longtemps à Sainte-Anne-des-Chênes. Clémence s’y ennuyait, malgré tout. Alors Adèle survint qui lui peignit qu’elles seraient mieux toutes deux ensemble dans un petit appartement à Saint-Boniface. Pour la première fois de sa vie, je pense, Dédette m’appela par téléphone interurbain. Elle en était surexcitée, la voix haute, aiguë: «Imagine-toi qu’Adèle veut faire sortir Clémence de Sainte-Anne où j’ai eu tant de peine à la faire entrer169. Une fois sortie, on ne la reprendra jamais.»

— − Il ne faut pas laisser faire cela, dis-je. Il faut empêcher cette folie à tout prix. — − Mais comment! me cria Dédette, du Manitoba.

C’était vrai! Comment! Nous n’avions même pas de mandat signé par Clémence pour nous autoriser à veiller à son bien-être. Pour l’instant elle était libre de faire son malheur.

— − On va prier, me dit Dédette, avant de raccrocher. Qui sait! Ça peut marcher, cette fois-ci.

Cela ne marcha pas plus qu’avant. Ces deux pauvres femmes qui s’aimaient, ayant pitié au fond l’une de l’autre, ne savaient que s’écorcher mutuellement les nerfs. En toute bonne volonté sans doute, Adèle, pour corriger les effets de la surprotection dont nous avions peut-être entouré Clémence, entreprenait de défaire notre travail, allait trop loin dans l’autre sens, sermonnait: «T’es capable de faire ceci. Apprends à te débrouiller…» tout cela provoquant bientôt l’affolement chez Clémence, dont la résistance nerveuse s’effondrait inévitablement à chaque assaut un peu dur de la vie. De plus, Adèle, comme notre vieux père, lente à se mettre en branle le matin, revivait vers le soir. Elle se faisait alors du café fort, aimait aller et venir, marcher sans fin une partie de la nuit, méditer, retrouver le passé, écrire ses souvenirs... tandis que Clémence «couchée à l’heure des poules» essayait de dormir. Au petit matin, Adèle vaincue par l’excitation et la fatigue aurait voulu dormir, et Clémence, n’en pouvant plus de rester au lit, avait envie de «bardasser» un peu. Le plus cruel fut peut-être que ces deux créatures aimèrent encore mieux pendant longtemps souffrir l’une par l’autre que chacune seule de son côté. Dédette voulait m’épargner. Elle mit du temps à m’avouer ce qui se passait et dont je me doutais. Un soir, du Manitoba, elle me cria, tout en déroute:

— − J’ai dû faire entrer Clémence à l’hôpital. Inquiète-toi pas trop.

Et elle continua, vite, parce que le téléphone ça coûte cher, me disant que c’était peut-être un mal pour un bien… puisque, par l’entremise d’«une de nos sœurs», elle avait fait voir Clémence par un psychiatre; il avait dit tout de suite: «Il faut la faire entrer dans une bonne institution.» C’était déjà presque chose faite, l’endroit était trouvé. Des Sœurs de la Providence, très dévouées, dirigeaient ce foyer… «et nos sœurs connaissent leurs sœurs...»

— − Où? ai-je enfin pu demander.

Il y eut un silence. Au prix qu’il représentait, il me donna la mesure de l’embarras de Dédette.

— − Otterburne, soupira-t-elle, loin au-delà des Grands Lacs, au-delà d’une partie de la plaine manitobaine170. — − Mon Dieu!

Je revoyais le petit village si reculé qu’on l’avait toujours dit menacé d’être tôt au tard oublié pour de bon. Je revoyais les petites routes sombres et croyais y voir errer une silhouette solitaire qui serait peut-être Clémence telle qu’on la verrait passer dans son ennui, en cherchant, elle aussi, à rattacher les fils de sa vie.

— − Y a-t-il au moins un autobus pour aller là? — − Non... mais une de nos sœurs y a sa famille. Ils viennent assez souvent la chercher. J’aurai des occasions. Et puis, si on ne prend pas la place on n’en aura pas d’autre.

Je ressentis qu’elle était à bout d’usure.

— − C’est bien, Dédette. Fais pour le mieux. Fais comme tu penses.

Et ça n’avait pas été si mal. Les Sœurs de la Providence, peut-être pas des plus savantes ni des plus cultivées, mais habiles à consoler l’être souffrant, eurent assez vite commencé à apprivoiser Clémence. Un médecin coréen venu jusque-là Dieu sait du bout de quelle vie la soigna presque mieux qu’elle ne l’avait jamais été, l’apaisa avec des paroles sages et des remèdes pas trop durs. Le grand air aida. On disait qu’elle avait beaucoup repris, lorsque je la revis pour la première fois depuis longtemps alors que Sœur Ross, supérieure du foyer, me l’amena au couvent pour une visite à moi-même aussi bien qu’à Dédette agonisante. Je n’en éprouvai pas moins un grand choc à la vue de cette petite silhouette chétive, le visage tout creux, sans son dentier qu’elle ne voulait pas porter, les yeux, par ailleurs, immenses, chercheurs, un peu déroutés, comme si le léger voile entre elle et la vie que mettait le Largactil n’arrêtait plus guère l’esprit de chercher sa vieille souffrance. Je me demandais comment lui apprendre que Dédette n’en avait plus pour longtemps, et même s’il fallait le lui dire. Nous sommes entrées ensemble dans la petite chambre. Clémence a compris au premier coup d’œil. Je l’ai vu à un étrange réveil de lucidité dans les yeux ternis. Mais elle s’est bien maîtrisée. Elle a même bougonné, selon son habitude, sur le manger «chez ces Sœurs-là». Mais elle avait bougonné sur la nourriture partout où elle avait passé, et nous pensions que c’était chez elle une marotte. Un jour, bien plus tard, je goûtai, au foyer, à ce qu’il y avait dans son assiette, et, doux ciel! ce n’était pas mangeable. Je pense savoir maintenant qu’en aucun foyer d’accueil, en aucun hôpital, nulle part où il y a des masses d’êtres à nourrir en bloc, on ne leur distribue des repas vraiment appétissants.

La porte franchie, elle se tourna vers moi et me demanda avec ce semblant d’indifférence que donnent les calmants et qui est peut-être la pire forme de la douleur:

— − On ne va pas la garder, hein, notre Dédette?

Je la pris dans mes bras. Ce fut comme si je serrais contre moi un petit paquet de vêtements au milieu duquel se débattait faiblement une grande souffrance ligotée.

Je la reconduisis à l’entrée où nous attendait Sœur Ross. Elle me promit: «Je vous la ramènerai la semaine prochaine.»

— − C’est beaucoup de bonté, ma sœur. — − Pas du tout. À tout bout de champ on a besoin de venir en ville. Autant en faire profiter notre Clémence.

Elle avait un bon visage, un bon parler de franche campagnarde saine. J’étais loin de me douter alors que j’allais apprendre à tant l’aimer pour la perdre elle aussi au bout de peu d’années. Maintenant, quand je me mets à aimer quelqu’un, j’ai très peur puisque cela semble n’être plus jamais pour longtemps. Je dis à Clémence en la quittant que je tâcherais d’aller la voir à Otterburne.

— − Si tu peux, dit-elle.

Finalement je n’y allai pas cette fois. Qu’est-ce qui m’en empêcha? Sans doute quelque chose qui alors me paraissait avoir de l’importance: des épreuves à corriger, la traduction en anglais d’un de mes livres à revoir avec le traducteur. Mes livres m’ont pris beaucoup de temps dérobé à l’amitié, à l’amour, aux devoirs humains. Mais pareillement l’amitié, l’amour, les devoirs m’ont pris beaucoup de temps que j’aurais pu donner à mes livres. En sorte que ni mes livres ni ma vie ne sont aujourd’hui contents de moi.

À la haute fenêtre, je sortis d’une rêverie née d’une autre rêverie m’ayant conduite à travers l’espace et les années, elle-même peut-être n’ayant pas duré deux minutes. Je revins auprès de Dédette .

— − Au sujet de Clémence , lui dis-je, je voudrais que tu te sentes tranquille. S’il arrivait que… tu ne puisses plus t’en occuper, je prendrai la relève. C’est bien mon tour.

Si j’avais pensé amener la paix en elle par cette promesse, je me trompais étrangement, ayant encore tout à apprendre de ma sœur et, par elle, un aspect au moins de l’insondable que reste pour nous la mort. Je vis apparaître dans ses yeux la vive détresse de qui se voit abandonné à la mort puisque les vivants prennent maintenant à leur charge les devoirs restant à cette âme à accomplir. Je compris à cet instant par les yeux de Dédette que le pire de la mort est de se sentir abandonné. Ses yeux me disaient, sans qu’elle sût qu’ils me le disaient: Moi, je meurs et toi, tu vas vivre et tous les autres vivront. Et ainsi nous sommes déjà à jamais séparés, d’une autre espèce, chacune de son côté. Et je ressentis cela comme si vrai que j’eus honte de penser que j’allais consentir à vivre, elle morte, que j’y avais consenti après toutes les morts qui m’avaient touchée. Si nous nous étions vraiment aimés, me disais-je, au premier d’entre nous qui est parti, les autres seraient partis avec lui. Si nous nous aimions enfin, nous ferions une immense ronde pour entrer ensemble dans l’océan allant, la main dans la main, vers le Créateur, et le priant: «Ne nous prends plus un à un, depuis le temps que ça dure, mais tous en une fois.» Et il me parut que Dieu n’attendait que cela pour s’attendrir sur ses créatures et sur l’amour qu’elles se portent l’une à l’autre.

Tout à coup, le téléphone, à mon coude, sonna, et je tressaillis, ramenée à ma chambre d’hôtel du voyage au pays des arbres-cierges où souffle un vent de désespoir, en passant par la petite chambre sous le haut ciel du Manitoba et, de là, à un passé encore plus profond duquel montait encore la voix de ma mère morte depuis tant d’années et qui demandait toujours: «Qui prendra soin de mon enfant malade?» Un coup d’œil à la pendulette me renseigna! Le voyage avait duré quinze minutes peut-être. Pourtant j’y avais accompli un plus long trajet qu’au cours de mes envolées en avion mises bout à bout. Quel chassé-croisé que ce chemin de la mémoire!

Je décrochai l’appareil. J’entendis une voix douce, aimante, pareille à une eau tiède sur le feu d’une blessure. C’était Sœur Berthe Valcourt . Elle se trouvait être supérieure du couvent de Saint-Boniface lors du décès de Dédette. Ma sœur lui était morte dans les bras, tôt, un lundi matin. Elle avait ouvert les yeux au plus grand, m’avait raconté Sœur Berthe, «comme quelqu’un qui va appeler au secours», puis elle l’avait reconnue, avait murmuré: «C’est étrange... étrange...» et, revenant d’une surprise comme sans limites, avait tout juste eu le temps de prononcer le nom de Clémence. Et elle dormait à jamais171.

Quelques jours plus tôt cependant, en toute lucidité, elle avait bel et bien confié Clémence à Sœur Berthe. «Gabrielle, au loin, lui avait-elle dit, dévorée déjà par tant d’obligations, son courrier, ses livres, son public, et délicate aussi de santé, comment ferait-elle pour accourir sans cesse voir aux besoins de Clémence

Sœur Berthe avait accepté comme allant de soi la responsabilité de Clémence.

J’entendais maintenant sa voix apaisante me proposer:

— − J’en ai fini un peu plus tôt que je ne pensais avec mon colloque. Nous avons bien encore près de deux heures de clarté avant la nuit. Et j’ai l’auto de la communauté. Est-ce que cela vous le dirait de faire une course à Otterburne aller embrasser Clémence?

Si cela me disait!

Trois minutes plus tard, j’étais déjà à la porte d’entrée de l’hôtel, quoique Berthe m’eût averti qu’elle mettrait bien un quart d’heure à y être.

XIV

Est-ce assez curieux cette façon qu’a la vie de se répéter, parfois, comme pour une séance qui aura lieu un jour, la première répétition nous donnant le sentiment du déjà vu et la suivante, beaucoup plus tard, nous jetant dans la plus étrange confusion: «Est-ce maintenant que je sais ce que je pensais savoir alors? Ou est-ce que j’ai alors su ce que je sais maintenant?»

De toute façon, au sortir de la ville, Berthe a manqué la route principale, et nous nous sommes trouvées engagées dans les petites routes secondaires de mon passé, qu’elle-même, bien plus jeune que moi, et toujours pressée, ne connaissait même pas. Elle en était chagrinée. «Depuis le temps que je vais à Otterburne voir Clémence, c’est la première fois que je manque la route directe.» Je souriais vaguement, un peu coupable. Ce ne pouvaient être que moi et mes souvenirs qui avions influé sur elle. Ou bien je l’avais distraite en parlant trop. Toujours est-il que nous naviguions dans ce qui était pour elle de l’inconnu. Moi, je me situais bien et même, cette fois, dans l’exacte saison. Car, à n’en pas douter, c’était le doux automne, le premier, avec les récoltes, alors que les champs de blé, hauts et dorés sous la frémissante lumière de fin de jour, ondulent légèrement au vent d’ouest. Malgré toutes les peines qui s’étaient accumulées dans ma vie depuis mon dernier passage dans cette région, je n’en éprouvais pas moins, à revoir onduler les blés, un élan de joie, un peu triste, si je peux dire, car c’était ma jeunesse, au loin, qui me tendait une petite part − ou plutôt le souvenir de son infini bonheur.

Bientôt Berthe m’avoua que nous étions perdues.

— − Ces petites routes-là, fit-elle, me déroutent. — − Elles m’ont toujours enchantée, dis-je, et c’est sans doute le diable qui vous y a poussée pour me faire plaisir. — − Le diable!

Le crépuscule s’avançait vite et noyait la plaine comme sous une eau bleu sombre où ne surnageait rien de précis.

J’entendais dans mon souvenir la voix du grand Gilles: «Otterburne! Où est-ce que ça se loge?» − «Là-bas, monsieur, ne voyez-vous pas les lumières?»

— − Pourtant nous en sommes toutes proches, insista Sœur Berthe. J’ai l’impression d’en avoir fait le tour et manqué l’entrée. — − N’y a-t-il pas, lui demandai-je, en tout et pour tout trois réverbères au village? — − Je pense que c’est cinq ou six maintenant, dit-elle, mais il y a le foyer à trois étages qui doit être tout éclairé à cette heure-ci. D’habitude, on le voit de loin.

Je me mis à le chercher des yeux. Avec ses trois étages éclairés il devait être facile en effet à repérer dans la sombre plaine unie.

J’en vis la lueur, au bout de peu de temps.

Sœur Berthe s’en émerveilla.

— − Vous avez de bons yeux. — − C’est que je me suis entraînée toute jeune à scruter la plaine à cette heure. — − Qu’y cherchiez-vous déjà? me demanda-t-elle, à la fois amicale et curieuse.

Je répondis, l’esprit au loin:

— − Le bonheur! Maman disait toujours qu’un jour sûrement il passerait par chez nous. De peur qu’il ne se trompe de route, j’allais l’attendre au coin de notre petite rue Deschambault, le coin qui donnait sur l’espèce de campagne que nous avions alors là-bas, en ce temps-là, et que je pensais être déjà la plaine parce qu’on voyait loin172. Il ne me semblait pas possible que le bonheur pût venir d’ailleurs qu’à travers ce grand paysage de songe. — − À pied? demanda Berthe à voix très basse pour ne pas effaroucher mes souvenirs. — − Sûrement, à pied. Et je le reconnaîtrais en le voyant... Plus tard, vers l’âge de quatorze ou quinze ans, j’ai encore souvent été l’attendre au bout d’une petite route de terre chez mon oncle Excide173, qui devait être sur le sommet d’un plateau, car, tout à coup, au sortir des buissons, elle laissait entrevoir une immensité de ciel et de terre qui me donnait l’impression que le monde était à moi. — − L’avez-vous jamais entrevu? demanda Berthe à voix encore plus basse. — − Il y avait un arbre, au loin dans les deux cas, qui ressemblait à un être en marche, et j’ai longtemps pensé que ce pouvait être lui. Seulement il restait toujours au même point, comme s’il s’était arrêté pour réfléchir et ne se décidait plus à repartir.

Nous arrivions devant le perron du Foyer dont la façade presque en entier éclairée traçait comme une brillante constellation étrange à la fin du village à demi laissé dans l’ombre et guère plus vivant qu’au temps où j’y étais venue pour la première fois. J’entendais nos rires fous en arrière-plan à tant de malheurs survenus depuis, que je n’aurais su les compter.

Ce que cette grande maison érigée presque en plaine nue contenait d’usure du corps, de l’esprit, de vies abandonnées, mises à l’abri pour toujours, enfermées, oubliées, je ne l’ai heureusement appris que plus tard, en même temps, par bonheur, que j’apprenais la bonté humaine sans faille qui s’employait à y soulager tant de détresse.

Sœur Berthe m’accompagna au deuxième jusqu’à la chambre de Clémence. Elle m’y laissa. Je frappai un petit coup. J’entendis une voix morne me dire d’entrer.

Elle était assise dans la pénombre au pied de son lit, sur une couverture grise proprement pliée en quatre, comme on imagine les prisonniers le soir dans leur cellule. Elle semblait faire partie de l’immense crépuscule, maintenant presque bleu nuit, qui entrait librement par la fenêtre, ici également tout en hauteur. Je distinguais à peine ses traits mais très bien pourtant qu’elle était maigre à faire peur, le visage infiniment petit et tout le corps tassé sur lui-même, comme voulant prendre le moins de place possible en ce monde, en disparaître peut-être. Elle avait cependant bien tenu le coup aux funérailles de Dédette. Elle s’était montrée convenablement vêtue, recevant dignement les condoléances et ayant pour remercier chacun un mot tout à fait approprié. C’est vrai qu’elle se sentait alors de la famille encore... tandis que dans ce village perdu elle devait avoir le sentiment que nous l’avions abandonnée.

J’en eus un tel coup au cœur que je ne savais vraiment comment amorcer la conversation avec cette pauvre enfant qui avait à peine tourné la tête vers moi lorsque j’étais entrée.

— − Veux-tu que j’allume? lui demandai-je doucement.

Elle haussa légèrement l’épaule.

Se croyait-elle de retour au temps de notre plus grande pauvreté, quand maman nous priait de retarder le plus longtemps possible d’allumer l’électricité? «Tant qu’il y a encore quelque faible lueur dans le ciel, disait-elle, on peut attendre.» Ou cette pénombre douce plaisait-elle à sa mélancolie comme, au fond, elle m’avait toujours plu?

— − Allume si tu veux, fit-elle sans intérêt, mais il fait encore assez clair. — − Tu as raison, dis-je.

Je m’assis auprès d’elle, cherchai à l’attirer contre moi et la sentis toute raidie. C’est à peine si elle se laissa embrasser la joue, sans, au reste, quitter de l’œil l’infini crépuscule qui n’en finissait pas d’entrer à flots lents dans cette chambre si petite pourtant. Un bras tout juste passé à sa taille, je me pris à regarder le ciel avec elle, en silence, le trouvant de la couleur de notre âme. J’étais assise sur un bout de la vilaine couverture grise, provenant sans doute d’un Surplus de l’armée. Je commis la maladresse de m’en prendre à cette couverture ou plutôt à celui ou celle qui, pour s’en débarrasser sans doute ou la faire servir malgré tout de présent, en avait fait cadeau à Clémence. Assez souvent on lui donnait des vêtements dont on ne voulait plus et elle, parce qu’elle s’imaginait peut-être qu’ils lui avaient été offerts par générosité, se refusait à s’en défaire. Ou bien, sans illusion, elle s’attachait quand même à ses vieilleries pour une raison obscure que nous n’arrivions pas à comprendre. Mais je sais maintenant que les êtres tristes se plaisent à s’entourer de vieilles choses ternes et sans grâce.

— − Je t’en achèterai une autre bien plus jolie pour le pied de ton lit, Clémence . En voudrais-tu une rose?

Sa main étreignit la laide couverture comme une bonne et fidèle amie en ce monde.

— − Elle est chaude et encore bonne, dit-elle. Puis après un silence elle ajouta: Qu’est-ce que le rose me donnerait de plus?

Je me crus tenue d’expliquer que maintenant nous n’étions plus pauvres et pouvions nous accorder des fantaisies.

— − J’ai assez d’argent pour te gâter, enfin, Clémence. — − L’argent! dit-elle en dérision, et elle eut l’air de repousser du regard, de tout son visage amenuisé, ce qui n’avait rien pu pour les hommes au fond de leur détresse, et elle me demanda − et je ne sais toujours pas si ce fut une remarque enfantine ou, au contraire, dictée par une profonde sagesse: Trouves-tu que ça aide?

Moi-même alors auprès d’elle ne fus plus sûre de rien. Il est certain que rien n’ébranle notre confiance comme d’être auprès de quelqu’un qui n’en a pas, et c’est peut-être pourquoi l’on ne peut le supporter.

— − Tu vas voir, lui disais-je comme on dit toujours en pareil cas, tu vas remonter, Clémence. Je vais t’aider. Tu vas revenir.

C’est que je n’en pouvais plus de la retrouver dans cet état. Je m’en faisais reproche. J’en adressai aussi en silence aux autres. Nous avions encore dans la ville des amis, des cousins, des cousines qui disaient m’aimer. Pourtant aucun d’eux, par égard pour moi sinon pour Clémence, ne s’était donné la peine de venir lui rendre visite. Ils se défendaient: «Otterburne est trop loin. Il n’y a pas d’autobus pour y aller. C’est au bout du monde.» Ils l’avaient de son vivant traitée comme si elle eût déjà été sous terre. Mais avais-je fait mieux moi-même, occupée à écrire mes histoires comme si c’était là mon devoir essentiel? En fait où était-il, ce devoir essentiel? Ou bien chaque devoir l’était-il à tour de rôle et fallait-il se jeter de tous les côtés à la fois pour essayer de les apaiser l’un après l’autre qui crient ensemble de tous les points?

Je dis à Clémence comme pour me faire pardonner:

— − Tu sais, je suis venue expressément du Québec pour te voir.

Elle demanda, sans beaucoup d’intérêt:

— − T’aimes ça, ton Québec? — − J’y ai fait ma vie, lui dis-je. — − La mère en venait, le père aussi, murmura-t-elle, comme si je ne le savais pas, ou peut-être plutôt pour s’en pénétrer elle-même telle une étrange vérité dans sa vie de solitaire. — − Y viendrais-tu vivre avec moi, ou près de moi, si je venais te chercher?

Elle fixait toujours le ciel qui s’assombrissait lentement, lentement, un peu comme on rêve d’une vraie patrie à la fin des temps.

— − Non, me dit-elle, le père est ici, la mère est ici; ils sont ici pour toujours dans le cimetière; je reste avec eux.

Puis elle me rappela avec une certaine défiance:

— − Il reste une place dans notre lot de famille, dans le vieux cimetière de la cathédrale. C’est là que je veux que tu m’enterres plus tard174. — − Je le ferai, ma Clémence.

Alors elle parut un peu apaisée, et je voulus changer de sujet.

− En attendant, il faut t’habiller en neuf. Demain matin, nous viendrons te chercher, Sœur Berthe et moi, pour t’emmener chez Eaton. J’aimerais t’acheter deux ou trois jolies robes, un manteau, des souliers...

Elle me laissait dire, perdue dans une profonde mer d’indifférence. Que lui importaient souliers, bas, beau sac neuf, parapluie de soie? Aux dernières lueurs de cette fin de jour entrant encore par la fenêtre en ondes atténuées, je voyais que ses yeux étaient sans espoir. Beaux encore, d’un brun sombre, humides de vie, ils n’en étaient pas moins vides de ce qui fait vivre et dont on ne sait pas au fond ce que c’est. J’en éprouvai une peine aiguë. Sans réfléchir qu’en cette vie l’espoir est chaque jour trompé, tout à coup c’était ce que je voulais à tout prix ramener dans les yeux de ma pauvre sœur. Je ne savais pas le prix que je devrais y mettre; les nombreux voyages de Québec jusqu’à ce pauvre petit village oublié, les innombrables lettres que j’écrirais, l’inlassable encouragement de chaque jour, mais surtout, surtout que, cette âme ramenée à l’espoir, je lui serais encore plus obligée que jamais, car abandonne-t-on qui on a «sauvé»?

Je la quittai dans cette pénombre bleutée que Clémence ne voulait pas interrompre même pour mieux me voir avant mon départ.

Sœur Berthe m’attendait dans l’auto. Elle m’apaisa avec de bonnes paroles consolantes. Clémence n’avait pu être que très craintive, au départ, de me retrouver après tant d’années d’absence. Elle était ainsi effrayée de tout changement à sa routine, de toute émotion qui en faisant irruption dans le vase clos de sa vie ne pouvait que provoquer de grands remous. Mais elle s’habituerait peu à peu. Déjà demain, sans doute, je la trouverais un peu moins rétive. Et ce ne serait pas si long au fond qu’elle se réveillerait à l’affection.

J’écoutais Sœur Berthe dans la plus vive surprise. On eût dit qu’elle me parlait de sa propre sœur autant que de la mienne, la connaissant pour ainsi dire maintenant mieux que moi-même la connaissais.

Curieuse contrepartie parfois de la peine! Dédette, ma sœur très aimante, la plus habile toujours à me consoler, à peine m’avait-elle été enlevée qu’une autre m’était donnée, une étrangère pourtant, mais tout aussi proche et tendre. Dédette, avant de mourir, l’avait-elle su, voulu peut-être? Je croyais me rappeler des regards vers la fin de sa vie qui annonçaient, au plus déchirant de notre séparation, une mystérieuse consolation à en naître.

Doucement Sœur Berthe me serra la main. Puis nous avons démarré. À peine un instant plus tard, au tournant du chemin reliant le village au highway, surgit à notre vue, bien en évidence, découpé sur le bleu sombre du ciel, le panneau indicateur: Otterburne.

Nous avons échangé un sourire quelque peu furtif, légèrement amusé.

— − Ainsi il est malgré tout sur la carte, dis-je. — − Et par la grand-route que je ne manquerai plus, dit Sœur Berthe, à trente milles seulement du couvent. Nous reviendrons souvent. Et bientôt tu verras Clémence reprendre vie.

La grande eau profonde du crépuscule donnait à penser qu’elle avait à présent envahi la terre entière. Sous l’effet de sa longue magie, je me sentais peu à peu commencer à m’apaiser. Étaient-ce des bribes de mon vieux rêve de jeunesse qui me revenait, suscité par cette heure d’ensorcellement? Je scrutais ce bleu minuit unissant le ciel à la terre, et m’imaginais que demain, en effet, serait meilleur.

XV

Maintenant, pour retrouver le fil de mon histoire, il me faut retourner loin en arrière, avant les grands malheurs, au temps sans doute le plus abrité de ma vie, où je me trouvais pourtant des raisons de ne pas me croire heureuse, et m’apprêtais à tout quitter, m’entendant appeler jusqu’au fond de notre petite rue Deschambault par la pressante invitation de ces pays lointains qu’on nommait alors avec tant de respect les «vieux pays». Ceux de nos ancêtres les plus anciens.

Je mis sept années − huit si je compte Cardinal − à épargner, sou par sou, la somme dont je pensais qu’il me faudrait disposer pour envisager mon départ. J’eus environ huit cents dollars à la banque. J’atteignis presque neuf cents en y ajoutant les petites sommes provenant de la vente de ma bicyclette, de mon manteau de fourrure et de quelques autres objets. Maman s’alarmait de me voir me départir de ces choses auxquelles elle savait que je tenais. J’avais beau lui dire que je ne partais que pour un an – ce que je croyais alors fermement − elle me voyait agir comme quelqu’un qui coupe ses ponts derrière soi ou tourne une page de sa vie.

Comment au juste avait grandi et poussé ce projet de départ pour l’Europe, et pourquoi s’était-il à la fin emparé de moi jusqu’à me mener sans pitié, je serais encore en peine de le dire. Au fond, je n’en sais toujours pas grand-chose, et alors, je suppose, n’y comprenais vraiment rien. C’était, ce devait être un des ces appels mystérieux de la vie auxquels on obéit les yeux fermés, à moitié confiance, à moitié détresse. Je courais donc après quelque chose, mais quoi! Mes petits écrits jusque-là valaient si peu. Aurais-je osé me réclamer d’eux pour annoncer que j’entendais me donner à la tâche d’écrire? Non, je n’en convenais pas, même à mes propres yeux. Dans le fond de ma conscience, toutefois, je croyais parfois distinguer une vision de moi-même dans l’avenir où je me voyais, non pas devenue écrivain, mais m’efforçant, m’efforçant d’y parvenir. Et peut-être est-ce là une des visions les plus justes que j’ai jamais eues des choses. En ce qui me concerne aussi bien qu’en ce qui concerne tous.

Cependant, j’avais eu quelque succès comme actrice dans nos troupes d’amateurs, au Cercle Molière175 d’abord où j’avais joué dans Le Chant du Berceau176, Les Sœurs Guédonnec177, Blanchette de Brieux178, Le Gendre de Monsieur Poirier179; ensuite en anglais, au Little Theatre de Winnipeg180. Naïvement je me croyais du talent pour le théâtre − et peut-être en avais-je un peu. Toujours est-il que je disais − car il faut toujours fournir aux autres une explication plausible de nos actes − que je m’en allais étudier l’art dramatique à Londres et à Paris. On me trouvait déjà bien téméraire, bien «tête montée», de me livrer ainsi à l’inconnu. Qu’en aurait-il été si j’avais avoué la vraie raison qui était d’aller voir comment était le monde de l’autre côté de la colline à l’ombre de laquelle j’avais vécu, escomptant de cette découverte qu’elle me révélerait ce que j’attendais sans le connaître?

Toutefois, cette volonté de partir ne me semblait pas venir de moi seule. Souvent elle me paraissait émaner de générations en arrière de moi ayant usé dans d’obscures existences injustes l’élan de leur âme et qui à travers ma vie poussaient enfin à l’accomplissement de leur libération. Serait-ce donc le vieux rêve de mon enfance, qui me tenait toujours, de venger les miens par le succès? J’aimais me le faire accroire à travers les mois de tourment que je vécus alors. Car souvent cet avenir si étrange vers lequel je me forçais à avancer me terrifiait. De ma petite rue Deschambault encore si agreste, si paisible, j’en embrassais subitement l’ampleur, l’inconnu, telles d’immenses brumes au loin que perçaient pourtant sans les dissiper d’intenses lumières, et je désirais reculer mais déjà il était trop tard. J’avais mis l’inévitable entre moi et ma peur comme j’appris alors à le faire pour me protéger des tergiversations à l’infini.

Ce serait donc ma dernière, tout au plus mon avant-dernière année d’enseignement. J’avais toujours ma classe des tout-petits. J’étais à l’aise avec mes petits immigrants, comme eux paraissaient l’être avec moi; un subtil sentiment d’être tous ensemble des étrangers − étrangers en tout cas à quelque chose d’absurde dans la vie qui la gâtait pour les hommes − nous unissait parfaitement.

Étonnamment, maman, après une lutte d’arrache-pied pour me garder, tout à coup céda. La fin de sa résistance, je l’ai racontée dans La Route d’Altamont et, quoique ce soit en partie romancé, c’est-à-dire transcendé, il reste que j’ai mis l’essentielle vérité dans ce récit et ne veux plus revenir sur cette vieille douleur181. Maman s’était plus facilement résignée que je ne l’aurais cru à vendre notre maison. Ce que je n’ai pas bien compris alors, par manque d’expérience, c’était qu’elle était usée par la lutte, mais seulement en ce qui avait trait aux possessions matérielles, car plus tard, je la verrais, pourtant encore plus usée, trouver en elle l’énergie de venir me rendre visite à Montréal182. Que de fois nous la verrions encore, et même juste avant sa mort, accourir à l’appel de ses enfants en danger ou malheureux.

D’ailleurs, il eût été impossible de garder notre maison. J’étais la seule de la famille, à part Adèle, durant ces années de dépression économique, à toucher un salaire permanent, et même Adèle, je crois me rappeler, fut quelquefois sans école au cours de ces années terribles. J’en étais, au bout de sept années à l’Instiut Provencher , à un traitement de quatre-vingt-quinze dollars par mois, pour dix seulement de l’année, moins la retenue, durant les deux ou trois dernières années, destinée au fond de retraite. J’étais loin de penser alors que deux ans plus tard quand, de retour d’Europe, j’hésiterais cruellement dans ma misérable chambre de la rue Stanley sur la décision à prendre: reviendrais-je au Manitoba? resterais-je à Montréal?... la récupération de cette petite somme me sauverait pour ainsi dire la vie.

Pour l’instant, nos impôts fonciers et scolaires non acquittés depuis deux ans, auxquels s’ajoutait l’intérêt composé, atteignaient une dette de plus de mille dollars. Nous devions aussi beaucoup au marchand de bois et de charbon.

Mon frère Germain, sans école, s’était vu contraint, pour n’être pas du moins à notre charge, d’accepter un poste temporaire au Collège de Saint-Boniface alors en si mauvais état financier qu’il ne pouvait offrir à mon frère, en retour d’une vingtaine d’heures de cours par semaine, que ses repas, le gîte et un peu d’argent de poche. Mon frère réduisit sa ration de tabac à presque rien, et passa l’hiver dans un manteau usé à la trame. Il me semble que de la main, souvent posée en travers de l’entrecroisement vers le milieu du manteau, il cherchait à en dissimuler la partie la plus élimée − geste en tout cas que nous ne lui avions pas connu avant. Quand il obtint enfin une école en Saskatchewan, je dus lui avancer le prix du billet de chemin de fer, et je me rappelle encore aujourd’hui la somme exacte, tant, je suppose, elle m’avait paru énorme: dix-neuf dollars cinquante. Sa femme , au cours de l’année que Germain passa à Saint-Boniface, avait réussi, elle, à se dénicher une école de plusieurs classes dans une région isolée, pour un salaire qu’on n’eût jamais osé offrir à un homme, mais à une femme on le faisait alors sans trop de gêne. Sur ces soixante dollars par mois, elle devait se loger, se nourrir, se vêtir, élever leur petite fille de deux ans qu’elle gardait auprès d’elle et pourvoir, bien entendu, à leurs frais de voyage et à ceux de la maladie s’il en survenait. Germain partit, tout réjoui, en Saskatchewan. Le poste qu’on lui offrait ne se trouvait guère éloigné de celui de sa femme. Il allait pouvoir rendre visite à sa petite famille en fin de semaine. Un fermier voisin lui loua à prix raisonnable un ancien buggy et une tout aussi vieille jument qui n’allait pas souvent plus vite qu’au pas183.

Antonia m’a souvent raconté comment, sa classe à elle terminée, le vendredi soir, elle prenait la petite Lucille par la main, toutes deux marchant à une assez bonne distance de la maison pour aller s’asseoir au sommet de la seule butte qui se trouvât au milieu du pays plat, tel justement un poste de guet. Au loin, elles voyaient enfin apparaître l’équipage à une allure bien lente au gré de celles qui attendaient sur la butte comme au reste à celui qui venait. Parfois, vers la fin du trajet,Antonia croyait voir le fouet remonter comme sous le coup de l’impatience. Mais Germain avait toujours été tendre envers les bêtes. Il ne pouvait se résigner à brusquer la vieille bête de ferme. La lanière retombait plutôt comme une caresse sur la large croupe de Flossie. Malgré tout, je pense que tous, cette année-là, l’enfant, le père, la mère, se prirent d’affection pour Flossie dont ils parlèrent longtemps plus tard avec une curieuse insistance comme d’une vieille amie des temps durs.

Bientôt, du petit monticule, l’enfant adressait des signes d’amitié et de joie à son père. Antonia et Germain regardaient simplement, avec impatience, la distance entre eux peu à peu diminuer.

Ces deux-là durent attendre, pour réaliser leur modeste rêve de travailler côte à côte dans une même école, lui comme directeur, elle comme maîtresse des petites classes, d’avoir laissé derrière eux la moitié déjà de leurs vies.

Et c’est au cours de ces dures années, la misère y étant partout si bien répandue qu’elle paraissait normale, que je ne songeais plus, moi, qu’à prendre mon envol.

Finalement, maman avait trouvé un acheteur, et le marché se conclut vite, presque sans hésitation. Depuis que j’étais au monde, en tout cas certainement depuis l’âge de raison, j’avais entendu parler de cette inévitabilité de vendre notre maison. Cent fois le projet s’était rapproché à nous toucher de son aile sombre, puis s’était éloigné, nous laissant encore respirer en paix pendant quelque temps. Et tout à coup, c’était chose faite, il n’y aurait plus jamais à y revenir184. Quand maman m’apprit d’un ton calme pourtant: «J’ai vendu la maison...» je reçus un choc dont au fond je ne me suis jamais remise. Encore maintenant c’est toujours pour moi comme si ce jour-là elle m’avait dit: «Voilà, j’ai vendu une partie vivante encore de notre vie.»

Maman semblait pourtant dès lors accepter le fait mieux que je ne l’aurais pensé. Délivrée de tant d’objets, de meubles, de ce qui s’accumule dans une vie, elle se sentait peut-être enfin en disponibilité pour la première fois de son existence envers tant de choses qu’elle avait désiré accomplir, et il se peut que ce sentiment si nouveau pour elle l’eût allégée comme quelqu’un qui jette du lest. Elle sembla en tout cas presque mystérieusement rajeunie tout à coup et prête, on eût dit, pour une autre vie plus légère, plus aérienne, presque sans attache autre que celle du cœur.

Nous ne touchions pas une grosse somme pour notre maison, à peine plus, nos dettes acquittées, que pour assurer à maman pendant un an ou deux − jusqu’à ce que je revienne d’Europe185, pensais-je − une faible rente. Mais nous avions conclu avec le propriétaire actuel une entente qui nous plaisait: il nous louait à prix modique trois pièces, à l’étage de la maison, arrangées en un petit appartement commode.

C’est sans doute parce que, somme toute, nous restions chez nous que j’ai moins souffert que je ne l’aurais cru, le premier choc passé, de la vente de la maison où j’étais née le 22 mars 1909, où j’avais rêvé mes rêves les plus persistants qui encore aujourd’hui me mènent, fatiguée comme je suis de courir vers leur illusoire beauté. Maman disposait tranquillement et comme sans le regretter du surplus de notre ameublement: tapis, lampes, grande table de la salle à manger. Elle était engagée sur cette voie du renoncement qu’elle n’allait plus cesser maintenant de poursuivre jusqu’au jour de sa mort, où nous découvririons avec stupeur qu’elle ne possédait en propre guère plus que ne possède une vieille nonne liée par ses vœux de pauvreté.

Nous nous sommes donc installées, maman, Clémence et moi, pour une année encore ensemble, à l’étage, dans les trois pièces que nous avions nous-mêmes, quand nous étions propriétaires, tant de fois louées à des passants d’une semaine, d’un mois, ou à des gens restés avec nous pendant des années et devenus des amis.

«Au fond, disait maman, c’est presque mieux ainsi. Nous avons toujours nos arbres, notre petite rue, notre tranquillité, sans tous les soucis qui les accompagnaient.» Par bonheur, notre propriétaire tenait aussi à ces mêmes biens, et en prenait grand soin. En somme, nous avons été presque plus heureuses, devenus locataires dans notre maison.

Cet été-là, maman comme d’habitude alla passer la belle saison chez son frère Excide186. Moi, je gagnai Camperville, un tout petit village de rien du tout sur les bords du merveilleux lac Winnipegosis − l’un des plus limpides et aussi des plus tempétueux du Manitoba. J’y allais passer plus d’un mois chez une cousine que j’avais là-bas, Éliane, la fille aînée de mon oncle Excide et dont le mari, Laurent Jubinville, dirigeait la ferme-école rattachée à la mission oblate de la réserve indienne. La maison était seule au milieu d’un immense champ de cailloux, et il se dégageait de cet étrange paysage nu un sentiment de désolation. Mais au bord du lac, à écouter son chant inlassable, je me sentais consolée et heureuse. Éliane avait alors six adorables jeunes enfants, elle-même, une belle femme blonde, élancée, aux yeux bleus tout pleins de bonté, étant encore toute jeune et comme imprégnée des rêves candides de la jeunesse. Pour me distraire, pour rendre service, je faisais la classe à ses trois aînés. Ils s’attachèrent à moi d’une façon inoubliable. Ils désiraient apprendre comme je n’ai jamais vu enfants autant le désirer187. Quand j’écrivis, des années plus tard, La Petite Poule d’Eau, je mêlai beaucoup de détails et d’éléments pris à Camperville à ceux de la région de la Petite-Poule-d’Eau, les deux contrées ayant au reste beaucoup en commun. L’enfant Joséphine de La Petite Poule d’Eau me fut inspirée par la petite Denise de ma cousine Éliane qui, à peine âgée de cinq ans et demi, me suivait partout, dans l’escalier, au dehors, dans le champ de cailloux, son abécédaire à la main, me suppliant à chaque pas: «Cousine, montre-moi encore une autre page.» J’entends encore souvent leur douce petite voix chantante à tous: «Cousine, montre-nous comment faire. Montre-nous…» Les vrais enfants de La Petite Poule d’Eau, je les ai pris pour une bonne part, c’est certain, chez ma cousine de Camperville . De même que j’ai pris à Éliane, je m’en confesse, les yeux bleus «toujours un peu émus» ou tout «pleins d’émotion» de Luzina. Je passai là un doux été rêveur, en paix avec moi-même, oublieuse pour l’instant de mes projets d’avenir, contente tout simplement de l’instant présent, comme cela ne m’est pas arrivé tellement souvent187.

Je n’étais pas pour autant oisive. Je me réservais l’avant-midi pour mes écritures, car je ne désarmais pas et, toute mécontente que je fusse de ce que je composais, je me reprenais le lendemain. Je devais m’essayer la main alors avec des légendes indiennes issues de la réserve toute proche. J’ai essayé tous les genres avant de trouver le mien. J’écrivais des tas de pages dont j’ai gardé bien peu, déchirant presque tout au fur et à mesure, car, n’ayant qu’une valise, comment aurais-je pu rapporter toute cette paperasserie?

L’après-midi, j’appelais mes élèves à l’école dans la salle commune de la maison qu’Éliane nous avait attribuée. Un petit tableau noir, de la craie, quelques brosses à effacer que j’avais apportées faisaient la joie des enfants. Comme aux portes du paradis, les plus petits, au seuil de la salle, pleuraient «pour venir aussi à l’école». Le vendredi, nous y laissions entrer le petit Réal âgé de quatre ans, qui s’asseyait dans un coin et docilement suivait les leçons dans le plus complet silence.

Pour récompenser mon petit monde, je les emmenais tous, la classe terminée, à la baignade dans les froides eaux si propres du lac. Éliane ne l’aurait pas permis aux enfants sans surveillance, car les remous de la vague, même au bord, étaient dangereux. C’était donc pour ces petits une fête extraordinaire que de pouvoir enfin découvrir leur lac à moins de dix minutes de la maison. Nous revenions lavés, un peu alanguis, l’aîné portant dans ses bras la toute petite Marielle de deux ans aux cheveux dorés.

Le soir, j’enfourchais ma bicyclette et parcourais des pistes indiennes. Tracées sans doute depuis des générations et des générations, elles étaient toujours tranquilles, sinueuses, douces sous la roue ou au pied, et invitantes comme si elles eussent tout juste été découvertes. Le chant des feuillages m’accompagnait tout au long, telle une douce musique elle non plus jamais interrompue depuis que les «Sauvages» passaient par là.

Ces belles vacances prirent fin. Je rentrai retrouver ma classe à l’Institut Provencher. Ce serait définitivement ma dernière année d’enseignement. Maman, à la fin de septembre, n’était toujours pas rentrée. Les battages avaient été beaucoup retardés, cette année-là, par de fortes pluies. Maman ne voulait sans doute pas quitter son frère tant que ces lourds travaux ne seraient pas terminés. Mais je l’imaginais aussi consolée de la perte de sa maison par ce qu’elle retrouvait là-bas de constant, à jamais fidèle à son cœur, la terre, le haut ciel clair de la montagne Pembina, les travaux toujours les mêmes aux mêmes saisons.

Octobre venu, je commençai à trouver qu’elle exagérait. Je n’aimais pas penser qu’à soixante-neuf ans elle se fatiguât vraiment trop au service deson frère tellement plus jeune qu’elle. Je me doutais qu’elle en était, avant de revenir, à mettre la maison bien en ordre, passant en revue les rideaux, raccommodant ce qui tenait encore, remettant à neuf ce qui ne pouvait plus être sauvé, remplissant aussi les armoires de confitures, de gelées, de bocaux de légumes de toutes sortes. J’admettais mal, un peu jalouse, je pense, qu’elle se dépensât tellement pour un frère qui me paraissait parfois avoir un peu trop profité d’elle.

Enfin elle arriva. C’était un soir de fin d’octobre. Il gelait déjà. On était à la veille des premières chutes de neige. Maman revenait avec une grosse valise bourrée de confitures, gelée de pembina, beurre fin, crème douce – ces cadeaux de la ferme pour nous sans prix dont maman, à son tour, entendait faire des cadeaux autour d’elle. D’ailleurs, une part de ces bonnes choses était envoyée par l’intermédiaire de maman à Rosalie, son unique sœur qui habitait Winnipeg et que l’oncle Excide n’eût pas voulu oublier.

Dès le lendemain matin, au bord d’un rhume, l’air vraiment très fatiguée, maman m’annonça qu’elle irait ce jour même chez Rosalie lui porter sa part de présents. Je lui avais trouvé mauvaise mine à son arrivée. Elle avait maigri et semblait avoir travaillé, comme exprès, au-delà de ses forces, pour échapper peut-être à quelque peine. J’essayai de la retenir, lui représentant que la journée était froide, la chaussée glacée, et que ma tante pourrait certainement attendre un jour encore sa part des cadeaux de la ferme. À quoi maman répondit qu’elle avait, à l’intention de ma tante, un pain de ménage dont Rosalie était très friande et qu’elle ne voulait pas la priver de s’en régaler au plus vite, elle qui avait passé l’été rivée à sa machine à coudre. Alors je me fâchai et dis à maman que c’était ridicule à la fin, une vieille femme de son âge passant son été à trimer chez l’oncle, ensuite, à peine de retour, déjà sur les chemins comme une pauvresse... Je m’arrêtai court. Nous nous regardions, maman et moi, dans la stupeur. Hier c’était elle qui me parlait ainsi: «Penses-tu donc, parce que tu es jeune, pouvoir indéfiniment brûler la chandelle par les deux bouts? Tôt ou tard, ta santé se ressentira de trop de veillées.» Ou bien: «Cours, fais ta folle, dépense-toi sans écouter le bon sens, mais un jour, ma pauvre enfant, il faudra payer le prix...»

Et voilà que, sans qu’on y eût pris garde, les rôles étaient intervertis. C’était moi qui grondais, et maman, exactement comme moi naguère, qui haussait l’épaule, faisait l’indépendante, s’en allait à ses affaires avec l’air de dire: «Vas-tu bien me laisser tranquille.» Alors je sus que j’étais comme elle, et, comprenant tout à coup pourquoi elle renotait et disputait, j’éprouvai pour elle la profonde compassion que l’on ne ressent jamais pour les autres qu’à travers sa propre impuissance.

Je la vis attendre le tramway au bout de la rue, les bras pleins de paquets encombrants, mal protégée du froid dans son manteau trop léger, sans gants peut-être, et tout à coup, pour la première fois de ma vie, maman à mes yeux eut l’air d’une pauvre. Elle que j’avais toujours connue si riche de rêves, là-bas, à l’arrêt du tram, les yeux à terre, la tête basse, elle semblait parvenue à je ne sais quelle inexplicable impasse. Au pire de nos tourments d’argent et même de nos désunions, je ne l’avais pas vue livrée ainsi, plus encore, me sembla-t-il, qu’à un vent d’hiver, à un vent de défaite.

XVI

Je fus inquiète toute cette journée-là, sans percevoir de cause précise à mon angoisse. En rentrant, je demandai:

— − Maman n’a pas téléphoné? — − Non, dit Clémence. Elle doit être en route. Ou bien ma tante la garde à souper.

À six heures, j’appelai chez ma tante. Elle m’apprit que maman était partie depuis des heures, supposément par le tram.

Il était sept heures quand un policier sonna à notre porte. Il m’apportait la nouvelle que maman, à la suite d’un accident dans la rue, avait été transportée à l’hôpital Miséricordia qui se trouvait non loin justement de chez ma tante. En avançant sur la glace vive de la rue pour prendre son tram, elle avait glissé et s’était fracturé une hanche. Un automobiliste l’avait recueillie.

Je partis immédiatement pour cet hôpital situé tout à l’autre bout de la ville, en quartier anglais, bien entendu, et je me demandais, en roulant dans le tram, comment maman, connaissant si peu d’anglais et probablement sans argent sur elle, avait pu se débrouiller. À cette époque, il fallait presque avoir l’argent à la main pour être admis à l’hôpital, ou avoir du moins avec soi un répondant.

Elle était dans une chambre à quatre lits et, parmi ses voisines, il s’en trouvait heureusement une autre de langue française avec qui maman avait déjà lié conversation. Elles s’entraidaient l’une l’autre, je pense, pour arriver à se faire comprendre de l’infirmière.

Dès qu’elle m’aperçut à l’entrée de la chambre, toute souffrante qu’elle fût, et j’ai su plus tard qu’elle souffrait horriblement, son visage s’embrasa de bonheur, oui, un air de vrai bonheur y rayonna, d’autant plus visible, je crois me rappeler, qu’il avait à se faire un chemin à travers les marques du souci, de la gêne à cause de l’embarras qu’elle causait et aussi de la douleur physique. Elle avait si peu souvent dérangé, si peu demandé pour elle au cours de sa vie, que ma course précipitée pour arriver à son chevet, au lieu de lui paraître toute naturelle, lui apporta la première véritable preuve, peut-être, qu’elle était aimée de moi, et elle en reçut, en pleine détresse, tant de joie que le spectacle me fit mal au cœur. Je pense d’ailleurs qu’elle en chérit le souvenir tout le reste de sa vie. Et puis, arrivée ici en vêtements de pauvre − et que dire des sous-vêtements si ceux de l’extérieur ne payaient pas de mine − maman, à me voir surgir dans mon gentil petit ensemble d’automne couleur rouille, dut se sentir vengée et réconfortée. Elle me présenta aux autres occupantes de la chambre sur un ton un peu exalté qui n’était pas uniquement celui de la fièvre montante mais qui vibrait aussi de fierté. Cette étrange et je dirais presque douloureuse fierté qu’elle mettait à reconnaître à ses enfants une indéniable supériorité sur elle-même! Je la sentais cependant bien souffrante, en dépit du calmant qu’on lui avait administré; mais elle n’en conviendrait sûrement pas. Un peu plus tard, seulement, quand la chambre fut envahie par la visite de l’Ukrainienne, puis de la compatriote de l’Île-des-Chênes188, puis de la dolente Mennonite189, et que toutes ces gens se mirent à parler fort dans la langue de chaque groupe, des hommes y fumant même la pipe, alors seulement maman, des yeux, m’adressa une sorte de supplication qui signifiait: «Si tu le peux, sors-moi d’ici.» Et je lui répondis à voix haute:

— − Demain, je te le promets, j’y verrai. Tâche malgré tout maintenant de dormir.

Sur le seuil, je me retournai pour lui faire un sourire. Je me revis, couchée comme elle était maintenant dans une autre chambre à quatre lits, la regardant partir avec désespoir, elle qui s’en allait s’atteler au plus vite à la besogne de me sauver. Et toutes choses me parurent à ce point semblables, hier et aujourd’hui, l’ordre étant simplement interverti, qu’il me sembla impossible de jamais changer notre vie, et l’espoir m’abandonna presque en entier.

M’en revenant par le tram dans la nuit obscure, Dieu me pardonne, j’entrevis que maman pourrait rester infirme, tout au moins très diminuée, qu’au mieux sa maladie allait ronger une bonne part de ce qui provenait de la vente de la maison, que je ne pourrais pas la quitter dans ces conditions, qu’ainsi donc après tout je ne partirais pas. Je vis que s’éteindrait pour moi, comme il s’était sans doute éteint dans bien des vies dont j’étais issue, le curieux rêve qui me poussait depuis des années à atteindre quelque chose que je ne connaissais pas et qui me ferait moi-même, et je ressentis de la peine pour cette part de moi qui ne viendrait pas à la vie et me resterait donc ainsi toujours cachée. Mais aussi j’éprouvai comme une sorte de lâche soulagement à l’idée que ce trop difficile chemin embrumé et à l’écart me serait épargné et que je pourrais désormais avancer avec les autres dans le commode sentier de tous, me sentant entourée et soutenue de chaque côté. Dans une vitre assombrie du tram, je crus m’apercevoir au loin dans l’avenir, regardant justement dehors à travers une fenêtre d’un regard fixe et comme doucement résigné défiler à mes yeux ce que j’imaginerais alors qui aurait pu être.

Le lendemain matin, je cherchai l’avis de la garde-malade attachée à la commission scolaire, qui faisait régulièrement la visite de nos classes, m’enquérant auprès d’elle du meilleur orthopédiste en ville. «Sans conteste, me dit-elle, le docteur Mackinnon

Je montai au bureau du principal et lui demandai la permission de téléphoner. D’un geste bienveillant il m’indiqua son large fauteuil et l’appareil placé sur la table-bureau. Pour me mettre plus à l’aise, il se donna même un prétexte pour sortir. J’eus au bout du fil une voix au rude accent écossais qui me rappela le bon vieux docteur McIntyre et j’en fus comme encouragée. J’obtins sans peine un rendez-vous pour la fin de l’après-midi de ce même jour. D’ici là, m’assura le docteur Mackinnon, il serait passé à l’hôpital voir maman.

Le Frère Joseph me permit de partir une heure avant la fin de la classe. Et me voilà de nouveau lancée en tramway à travers des quartiers de Winnipeg que je ne connaissais pas − comment connaître d’ailleurs jamais cette ville si éparse, si étendue! Si je regarde vers ces années de ma vie, je me revois très souvent parcourant la ville en tramway, ou de jour, ou dans une sorte d’obscurité, toujours obsédée par quelque problème, quelque inquiétude, quelque remords, quelque hâte mystérieuse. Quelque temps plus tard, ce sera le train qui m’emportera, franchissant les espaces vertigineux du pays, et je me vois roulant vers l’avenir prometteur, ou revenant pour voir mourir l’un des miens et repartant avec une peine. Il me semble parfois que les grandes émotions de la vie et même le sentiment de vivre, c’est-à-dire de frémir, je les ai ressentis le plus profondément en route, quelque part, dans de petits trams cahotants ou dans les longs trains hurleurs; ou encore à pied, par des rues inconnues de villes où je ne connaissais âme qui vive. Ainsi roulent, voyagent, marchent inlassablement les personnages de mes livres, et est-ce étonnant quand moi-même me suis si peu souvent assise et n’ai pour ainsi dire cessé toute ma vie d’être en marche? Pourtant, quand on me l’a fait remarquer, j’en ai été franchement étonnée, n’ayant pas tout à fait saisi moi-même que j’avais créé des êtres par certains aspects à ma ressemblance.

J’arrivai en retard chez le docteur Mackinnon, m’étant trompée de correspondance en route. Je fus surprise de le découvrir âgé et l’air malade, le visage empourpré, de grandes poches sous les yeux. En fait il devait mourir avant maman. J’ai pourtant rarement vu un homme si oublieux de ses maux pour ne penser qu’à ceux des autres. À peine étais-je installée en face de lui, sous la clarté d’une lampe à abat-jour épais, qu’il pencha vers moi sa grosse tête aux cheveux blancs.

— − Ne craignez rien. Votre mère n’est pas en danger. — − Ah bon! Mais que faut-il faire? — − L’opérer. Réduire la fracture. Puis l’immobiliser dans un corset de plâtre, enfermant le torse, les deux bras, une jambe. — − Ah que c’est dur! — − En effet! Surtout chez une femme de caractère énergique comme votre mère. Elle est admirable, fit-il. J’ai rencontré deux ou trois êtres dans ma vie, pas beaucoup plus, qui m’ont donné l’impression d’aimer aussi passionnément la vie.

Ainsi il avait bien pris déjà la mesure de maman. Mais comment?

— − Elle parle à peine l’anglais. Comment vous êtes-vous compris tous les deux? — − Le geste, la physionomie, la mimique de votre mère la feraient comprendre des plus bornés. Je me suis aussi rappelé quelques mots de français appris dans ma jeunesse. Et puis votre mère trouve bien aussi les mots quand il le faut absolument.

Je fus saisie du portrait d’elle qu’il me faisait, si juste que je sentais venir en moi une immense confiance envers ce vieux médecin.

— − Marchera-t-elle au moins, plus tard? — − Ce n’est pas sûr, me dit-il, mais je crois que oui.

C’était à moi seule de prendre la décision concernant maman. Anna, déjà atteinte d’une lente maladie qui allait dégénérer en cancer, tombait dans de longues périodes d’apathie et d’intense fatigue. Dédette, au loin, contrainte par les règlements de sa communauté, ne pouvait guère aider, comme elle le disait, que par ses prières, et combien elle s’y employa, la pauvre âme! Adèle, encore plus loin, enseignant alors à des enfants de colons, d’un petit poste perdu dans le nord de l’Alberta, ne pouvait pas m’être beaucoup plus utile. Rodolphe, pour l’instant, ne donnait pas signe de vie190. Il n’y avait pas à dire, le sort de maman reposait entre mes seules mains, et j’en étais effrayée.

Enfin je songeai à m’informer:

— − C’est combien pour l’opération?

À l’instant même, il me sembla être de retour dans ce cabinet de consultation où maman m’avait emmenée, et c’était moi que l’on voulait guérir, et c’était maman qui posait avec effroi la question: «Combien, docteur?»

— − Normalement, expliqua le docteur Mackinnon, c’est deux cent cinquante dollars. Mais je vois à de petits signes que je connais bien, car je viens d’un milieu presque pauvre, que vous n’êtes pas riches. Que diriez-vous de cent dollars?

Je tressaillis, non pas au chiffre énoncé, mais parce que j’avais été à ce point plongée dans le passé que j’avais perdu de vue pour un instant où j’étais.

— − Cent dollars!

Et tout à coup, soulevée par la confiance que m’inspirait le docteur, je me surpris à m’ouvrir le cœur à lui comme je ne l’avais fait avec personne encore. Je lui disais que j’avais à la banque l’argent pour tout régler d’un coup s’il le fallait, l’hôpital, l’anesthésie, l’opération. Mais que cette somme représentait huit années de petites économies mises bout à bout de peine et de misère dans le but d’aller passer une année au moins en Europe, pour une raison que je ne pouvais d’ailleurs m’expliquer clairement. Peut-être au fond pour me soumettre à un essai, découvrir si j’étais apte à devenir quelqu’un, quelque chose, n’ayant là-dessus qu’une idée bien confuse, pas même assurée au reste d’avoir du talent, mais que c’était ainsi et que je n’y pouvais rien, j’étais comme possédée par la folie de m’arracher du sol. Et que c’était maintenant ou jamais, car c’est tout juste si j’avais encore la force de partir. Bientôt je ne pourrais plus. De jour en jour, je sentais les liens de la routine, de la sécurité, de l’affection aussi se resserrer pour mieux me retenir.

Il avait repoussé un peu la lampe de son bureau, afin que la lumière sans doute ne me gênât pas, en sorte que je lui parlais dans une douce pénombre qui me facilitait, je pense, la confidence.

Tout à coup il se leva et avec une force, une détermination surprenante, m’enjoignit:

— − Partez, partez avant que la vie ne vous enlise vous aussi comme elle a enlisé tant des vôtres... des miens aussi, dit-il avec mélancolie. Est-ce un marché entre nous? reprit-il presque gaiement. Je guéris votre mère. Je la remets sur pied. Et vous, vous partez... Dans l’avenir, si vous le pouvez, et si je suis toujours de ce monde, vous me dédommagerez de la manière qui vous paraîtra juste. Je laisse cela à votre conscience.

Je partis, en un sens rassurée, et de l’autre encore plus accablée. J’avais peine à retenir les larmes qui me venaient de temps à autre tout le long du trajet en tram coupant une autre partie de la ville, puisque de chez le docteur Mackinnon je faisais un crochet pour m’arrêter à l’hôpital. Mais c’était à cause d’une bonté humaine dont je me sentais indigne que j’avais envie de pleurer. Mon opération à moi avait-elle seulement été acquittée? Je n’en étais pas sûre. Celle de maman le serait-elle jamais si je ne possédais pas le talent que j’espérais tellement mettre au jour? Je fus dévorée de doutes sur moi-même comme jamais, au cours de cet interminable voyage en tram à travers une autre partie de la ville que j’essayais de situer en essuyant parfois de la main la vitre embuée, mais alors j’y voyais surtout mon visage anxieux qui semblait me dire: «Tu as reçu, toute ta vie, en bonté sans prix, en dévouement. As-tu seulement quelque chose à donner en retour?»

Je trouvai maman moins abattue que la veille, presque gaie, faisant la causette avec l’Ukrainienne − et comment s’y prenaient-elles pour se comprendre, sa nouvelle amie ne connaissant guère plus d’anglais que maman, je ne l’ai jamais saisi, pourtant des années plus tard, maman me parlerait souvent encore de cette connaissance et de mille détails sur sa vie qu’elle n’avait pu apprendre qu’en ces quelques jours d’hospitalisation.

Aux premiers mots que je lui dis au sujet de ma visite chez le docteur et de la décision de l’immobiliser dans un plâtre, elle perdit toute sa gaieté. Elle fut un moment atterrée, puis se cabra:

— − Jamais! Jamais!

À son âge ce serait une folie de se laisser enfermer ainsi, se défendit-elle. Elle ne pourrait en sortir vivante. Mieux valait accepter l’infirmité qui avec le temps lui permettrait de se déplacer quelque peu, et qui sait, se révélerait peut-être moins grave qu’on ne le pensait.

— − Et m’enfermer moi aussi, me retenir à jamais à côté de toi, lui dis-je avec brutalité, car tout à coup j’avais compris que c’était la seule arme que je possédais contre sa volonté récalcitrante.

Elle en devint toute pâle. Au frémissement de son regard je vis combien le coup avait porté. Elle abaissa les yeux:

— − Eh bien! si tu penses que je dois y passer…

Pourtant le lendemain matin, le principal vint, à la porte de ma classe, m’annoncer que le docteur Mackinnon me demandait au téléphone. J’entendis la bonne voix un peu bourrue:

— − Votre mère refuse de se laisser opérer. — − Ah doux ciel! Est-ce que cela peut attendre? Le temps que je l’entreprenne ... — − Un ou deux jours. Guère plus. Je crains l’infection. Et puis son cœur montre quelques signes de fatigue. — − J’irai à l’hôpital le plus tôt possible.

Le Frère Joseph, ce jour-là, avait entendu une partie de mes réponses. Il me proposa de partir aussitôt...

— − Mais!

En ce temps-là, à moins de décès dans la famille ou d’être soi-même très sérieusement malade, il fallait défrayer de sa poche la journée d’une suppléante.

— − Allez, me dit-il. J’enverrai l’une et l’autre de vos compagnes à tour de rôle jeter un coup d’œil sur votre classe. Donnez-lui beaucoup de travail à faire. J’irai moi-même passer un moment avec vos petits. Ça me sera utile.

Et je fus encore une fois ballottée dans un tram qui, à cette heure, s’arrêtait à chaque coin et me parut mettre des heures à arriver.

Dès le corridor, j’entendis maman et l’Ukrainienne qui en étaient à faire le compte de leurs enfants, en les nommant chacune pour le bénéfice de l’autre. J’entendais: «Irena, Olga, Ivan, Anna, Adèle, Bernadette…»

Je coupai court à tout cela. J’étais très fâchée.

— − Voilà trois jours, dis-je à maman, que je cours. Je trouve pour toi le meilleur orthopédiste de la ville. Ce matin, il se dérange. Il vient de bonne heure de l’autre bout de la ville exprès pour toi. Et qu’est ce qu’il trouve? Une vieille femme entêtée qui avait dit oui hier, qui dit non ce matin.

Maman détourna les yeux. Elle ne se sentait peut-être pas coupable d’avoir dit oui puis non, mais d’avoir fait venir pour rien le vieux médecin écossais qu’elle commençait à estimer beaucoup.

— − On m’a dit, fit-elle, que les os reprennent parfois très bien tout seuls, que la soudure se fait d’elle-même et qu’au bout d’un mois ou deux, même avec une fracture comme la mienne, on peut se remettre à marcher. Une femme de la chambre voisine, à qui c’est arrivé, est venue et me l’a assuré. Et ça coûterait moins cher... — − Et comment marcheras-tu, lui dis-je en moquerie, à supposer que soit vraie ton histoire de bonne femme?

Tout à coup je me transformai sous ses yeux en vieillard, j’appelai à mon aide tout le talent de mime que je possédais, me déhanchai, me pris, le cou tordu, le visage croche, traînant derrière moi une jambe inerte, à traverser la pièce, m’accrochant au passage à tout ce que je pouvais attraper, geignant tout ce temps-là et peinant à fendre le cœur le plus dur.

L’Ukrainienne s’esclaffa, même la douce Mennonite triste eut un rire léger, et maman finit par suivre, gagnée malgré elle par les autres.

— − C’est bon, dit-elle, sans plus de résistance qu’une enfant. Mais...

Je sus tout à coup ce qu’elle désirait et à quoi j’aurais dû penser avant. Nous avions une amie infirmière que maman chérissait. Je lui promis:

— − Clérina se trouve libre. Je passe l’avertir ce soir. Je lui demanderai de se trouver près de toi demain quand on t’endormira et après quand tu te réveilleras.

Jamais elle n’avait été anesthésiée, même à la naissance de ses enfants, et j’aurais dû comprendre que sa principale frayeur lui venait peut-être d’être endormie de force.

Elle se réveilla comme enfermée en un cercueil, dépendant des autres, même pour le manger qu’on lui fit prendre d’abord à la cuiller, elle qui n’avait dépendu de personne, et rien ne fut plus triste à voir, pendant quelques jours, que ses yeux nous suivant dans l’impuissance d’une prisonnière à vie. Je crois bien que dès l’instant où elle se découvrit dans cette dépendance jusqu’au jour où elle en sortit, elle ne dormit pas une seule nuit, en dépit de ce qu’elle affirma. Seulement peut-être un petit moment par ici, une minute par là. Pourtant elle refusa jusqu’au bout de prendre des somnifères, même les plus légers, même après que l’eut morigénée son bon docteur Mackinnon qui, à la fin, la laissa faire, me disant: «J’ai souvent vu des femmes de cette trempe et de sa génération refuser catégoriquement le sommeil artificiel et même parfois des calmants, et je me suis demandé parfois si ce n’est pas par une sorte de fierté d’âme.»

Au bout de deux semaines, il nous permit de ramener maman à la maison, et jamais je n’oublierai quelle peine nous eûmes à hisser la civière par l’escalier tournant et de quel œil inquiet maman, retenue par des sangles, suivait les efforts des brancardiers pour lui faire franchir ce passage difficile. Mais, installée dans son propre lit, elle retrouva le courage qui avait failli l’abandonner. Elle apprit à se servir assez bien de sa main gauche, la seule libre. Surtout, elle passa des heures, le visage tourné vers la fenêtre, à regarder le ciel que nous avions toujours eu sous nos yeux, n’en revenant pas de ce qu’il lui disait maintenant. Comme Anna plus tard, avant de mourir, comme Dédette aussi que je verrais sans cesse tourner les yeux vers le ciel, maman, qui avait été toujours si active, découvrait le profond ciel du Manitoba et s’en étonnait sans fin, s’étonnait que l’on pût voir mieux parfois de la prison qu’en liberté. Un soir que, rentrant de l’école, je la trouvai en contemplation de l’immense ciel vide, elle eut une réflexion qui m’obsède encore: «Que le ciel qui connaît tout, sait tout, et ne dit jamais rien, nous console cependant, comprends-tu cela, toi?»

Nous avions une aide-infirmière qui venait le matin lui faire sa toilette, rafraîchir son lit, la retourner sur le ventre pour un moment de répit en la roulant sur elle-même, comme un bloc de ciment. Une de nos voisines ne manqua, presque aucun jour, de lui apporter une tasse de bouillon de poulet ou de légumes encore tout chaud. Pour le reste, nous nous débrouillions, Clémence et moi, maman nous demandant si peu au fond, aujourd’hui je m’en aperçois enfin.

Clémence fut parfaite. Dès qu’on eut besoin d’elle, qu’on fit appel à ses services, cette pauvre enfant malade à qui on avait voulu éviter toute responsabilité se montra cent fois plus utile qu’on aurait pu le croire possible. Elle fit passablement bien la cuisine du moment que maman ne fut plus à côté d’elle pour tout réussir en un tour de main. Elle lui apportait son petit plateau, l’aidait à manger, nettoyait assez bien l’appartement. Et surtout, à travers ces mois qui eussent pu être si pénibles, Clémence se montra moins nerveuse, moins craintive, plus heureuse en somme que nous ne l’avions vue depuis des années. Maman n’était plus sur ses talons pour dire: «Donne, je vais faire pour toi...» Moi-même, n’ayant pas beaucoup de temps pour l’aider, m’en remettais à elle, la chargeais de petites besognes qu’elle en vint à accomplir de mieux en mieux. Un jour elle s’essaya presque en cachette à faire un johnnycake, gâteau à la farine de maïs qui, lorsque j’étais enfant, me paraissait délicieux. Son gâteau était léger et bon. Maman, sans grand appétit, se força à en manger un morceau. Quand Clémence, toute contente, eut regagné la cuisine en rapportant le plateau, maman qui détestait tellement montrer de l’émotion me demanda, les yeux tout humides:

— − Ne crois-tu pas que ç’aurait été mieux pour Clémence, au fond, si j’avais été infirme toute ma vie? — − Voyons maman, quelle folie te vient en tête! Trop de responsabilités trop longtemps pour un être comme elle aurait été tout aussi néfaste, tu le sais bien, que pas du tout. — − Ah! tu as sans doute raison, soupira-t-elle. C’est si difficile de savoir comment faire avec certains malades. Un médecin qui l’a soignée, il y a longtemps, m’avait bien recommandé de l’initier à se débrouiller, mais alors, si souvent quand je lui demandais un service ou la reprenais même patiemment, elle devenait rétive, prête à une de ces terribles crises, quand elle envoyait tout voler en l’air... Ou, cette autre fois où elle partit devant elle, se sauvant de la maison... et où nous l’avions cherchée de rue en rue, de quartier en quartier, tu te souviens, comme un pauvre petit chien perdu.

Elle mit la main devant ses yeux, comme n’en pouvant plus de supporter cette vision. Je l’amenai au calme doucement, en lui répétant que tout cela était fini, le médecin ayant assuré que ne se renouvelleraient pas ces grandes crises. Elle en convint, se laissa consoler et, comme il était bien plutôt dans sa nature, s’efforça bientôt de paraître moins secouée qu’elle ne l’avait été, et déjà toute revenue de ce souvenir.

La seule autre plainte qu’elle éleva au cours de sa maladie fut au sujet de son plâtre: il était vraiment trop lourd, trop grand, disait-elle; le docteur avait exagéré, il faudrait lui en enlever, sans quoi elle étoufferait.

Je téléphonai au docteur Mackinnon. À ma grande surprise, il me dit qu’il allait venir. Même en ce temps-là un spécialiste ne se déplaçait pourtant pas si facilement. Il arriva avec d’impressionnants instruments, de longs ciseaux, une sorte de petit marteau, des pinces, tout un attirail qu’il disposa sous les yeux de maman qui parut en attendre grand secours.

Assis au bord du lit, il lui promit qu’elle allait se sentir infiniment mieux quand il l’aurait délivrée en bonne partie de son «internement». À moi, il avait pourtant confié qu’il ne pouvait guère que faire semblant de diminuer son plâtre, mais que cela suffisait parfois à rassurer les malades. C’est étonnant comme ils en étaient venus à se comprendre tous deux, chacun parlant pourtant à l’autre dans sa langue propre. À les voir côte à côte, le médecin penchant sa grosse tête vers maman, lui tenant la main, elle élevant vers lui des yeux brillants de confiance et de gratitude, je me disais: «Est-ce que je rêve? Est-ce qu’entre cette vieille femme malade et ce vieil homme presque aussi malade qu’elle, il n’y a pas quelque chose comme une affection? Est-ce que, jeunes, ils ne se seraient pas aimés d’amour?» Alors, très loin, je crus apercevoir la femme attirante qu’avait dû être ma mère.

Ses grands ciseaux en main, le docteur Mackinnon se mit à découper, autour du cou de maman , une très fine lanière de plâtre qu’il me tendit aussitôt, en me donnant à comprendre qu’il fallait la faire disparaître avant que maman ne l’eût vue.

— − J’en ai enlevé un big piece, dit-il, et vous allez voir a great improvement.

Maman promena sa main libre autour de son cou et acquiesça:

— − Oh oui, c’est beaucoup moins haut. Je respire déjà mieux. Quelle amélioration en effet!

Mais elle y avait pris goût. Une semaine plus tard, elle me demanda avec tant d’humilité que je n’eus pas le cœur de refuser: «Téléphonerais-tu au docteur Mackinnon? S’il y avait moyen de m’enlever encore un peu de plâtre...»

Il vint trois fois du bout de la ville pour lui enlever à chaque reprise une «retaille» d’un demi-pouce de largeur peut-être mais surtout pour l’encourager. «Tout irait bien. Sa captivité allait bientôt prendre fin. And then you will be full of spirit, again like a young girl.»

Enfin arriva le jour de sa délivrance. À voir ses yeux exprimer une attente presque insupportable du soulagement qui allait venir, je compris qu’elle avait dû aller presque à la limite de l’endurance humaine. À grands coups, cette fois, le docteur Mackinnon, le visage cramoisi, le souffle court, tailla dans la dure carapace, sans trop remuer ma mère elle-même. On eût dit qu’il dégageait une délicate chrysalide avec une infinie joie de la voir naître. Il m’avait pourtant avertie que les semaines à venir seraient parmi les plus dures qu’aurait à supporter ma mère. Et elle ne trouva en effet de repos pendant ces semaines ni dans son lit ni dans son fauteuil où nous la transportions quand nous avions de l’aide. Quelquefois, je la surprenais assise au bord du lit, les jambes pendantes, découragée non par la douleur lancinante, mais de ne pas parvenir à se mouvoir. Elle me lança une fois sur un ton d’accusation: «Mes jambes sont mortes, tu sais. Rien n’y peut faire.» Je ne la voyais pas essayer de se mettre debout à l’aide des béquilles que nous lui avions procurées. Je m’enfonçais dans une sorte de désespérance. Maman ne marcherait peut-être plus jamais par ma faute, moi qui avais tenu contre son gré à l’opération. N’était-ce pas elle alors qui voyait clair et moi qui me leurrais dans ma volonté de voir ma mère guérie afin que je puisse partir tranquille?

Un soir pourtant, rentrant de l’école, je la vis qui avançait de quelques pas avec le soutien des béquilles et suivie de Clémence qui se mordait les lèvres dans la peur de voir maman tomber. Elle fut presque aussitôt en nage, à la limite de ses forces. Mais quel courage était le sien! À peine un peu remise, de son fauteuil elle jeta un regard en quelque sorte amoureux et défiant sur le magnifique couchant qui embrasait ce soir-là la fenêtre. «Tu me reverras passer», me parut-elle lancer au soleil splendide.

Le lendemain, elle réussit trois ou quatre pas autour de la table en s’y retenant. Ses prouesses dès lors allèrent vite croissant. Un soir, dans la pièce où je me tenais, je la vis entrer, à petits pas mécaniques, sans soutien, se tenant un peu éloignée du mur. Sur ses traits éclatait la joyeuse surprise du petit enfant qui s’est mis debout de lui-même et tout à coup a réussi ses premiers pas.

Sa guérison s’acheva incroyablement vite, accompagnée d’une prodigalité de ses forces, à peine lui étaient-elles rendues. Elle qui avait été toute sa vie dépensière d’elle-même, comment, puisque par miracle quelques bonnes années encore semblaient devoir lui être accordées, n’en aurait-elle pas été, dans sa gratitude infinie, gaspilleuse à la limite? Des heures durant, assise dans son fauteuil, entre ses périodes d’exercices, elle se mit à coudre pour ses petits-enfants. Elle tricota des layettes pour ceux qui allaient naître, envoya de petites courtepointes faites de retailles à tous les coins du pays. Elle écrivit à des cousins éloignés dont on n’avait eu ni vent ni nouvelles depuis je ne sais combien d’années. Quand j’étais à ma classe, elle se risquait à descendre et remonter seule l’escalier tournant, ce que je lui avais bien défendu. La première chose que je sus, elle se rendit jusqu’à la bonne voisine aux bouillons de légumes et de poulet. Peu de temps après, je la surpris un jour en train de pétrir une pâte à tarte. «Mme Gauthier réussit bien ses soupes. Je vais lui montrer maintenant ce que c’est qu’une bonne tarte», m’apprit-elle simplement. Elle rayonnait de bonheur.

— − Il faudrait quand même essayer de la retenir un peu, dis-je à Clémence. — − Si tu penses que c’est facile!

Déjà Clémence avait retrouvé un peu de son air et de son ton bougons.

Un matin frais de printemps, de bonne heure, je vis, dans un manteau sombre familier, une petite silhouette quelque peu tassée sur elle-même, encore assez droite tout de même, qui, au coin de la rue, attendait apparemment le tram.

— − Mais c’est tout de même pas possible! Jamais je croirai qu’elle s’en va maintenant toute seule en ville! — − Eh oui! dit Clémence. Son idée était déjà faite hier.

Sous le bras elle retenait un assez gros paquet informe qui me rappela étrangement celui avec lequel elle était partie ce funeste matin de l’automne précédent.

— − Mais qu’est-ce qu’elle a sous le bras? — − Un pain de ménage, ronchonna Clémence. Et tu peux être sûre qu’elle s’en va le porter à Rosalie . XVII

Vint l’été, que maman avait toujours accueilli avec une charmante variété de fleurs disposées gracieusement autour de la galerie à colonnades et en ronds et plates-bandes au milieu de la pelouse. Cette année, nous n’avions plus un pouce de sol à nous où repiquer au moins nos quelques géraniums rouge vif de maison. Maman ne s’en montra pas aussi désolée que j’aurais pu le croire. Au fur et à mesure que lui étaient enlevées des possessions, elle avait de plus en plus de cœur à donner à ce qui lui restait. Je la découvrais bien plus apte à la liberté que je ne l’avais pensé. Les mains libres, elle s’avançait pour ne plus conquérir à présent que les biens inaliénables. Mais j’ai compris cela seulement lorsque moi-même ne souhaitai plus guère que ces biens-là.

Cet été encore, elle devait le passer chez son frère Excide, et, me doutant bien que, reconnaissante à l’infini de sa guérison, elle entendait rendre grâce en se dévouant plus que jamais au service d’autrui, je la mis en garde contre son aptitude à se porter sans cesse au-devant de la besogne.

— − Au moins, dis-je, quand ils seront à court de bras, ne va pas t’offrir pour traire les vaches.

Elle sourit avec cet air d’acquiescement trop rapide qui signifiait en général qu’elle allait justement n’en faire qu’à sa tête. Autant que grand-mère Landry, elle devenait impossible à retenir dans sa dépense d’elle-même au secours des autres191.

Pour ma part, j’allais partir pour un étrange pays mi-terre, mi-eau, à quelque trois cents milles au nord de Winnipeg, une basse plaine de joncs, de lacs, de rivières, survolée d’innombrables oiseaux, que je baptiserais moi-même, je pense, le pays de la Petite-Poule-d’Eau. Voilà, en tout cas, ce qu’on m’en avait dit et qui m’attirait. J’avais obtenu là une de ces écoles, assez rares au Manitoba, qu’en raison de l’éloignement, des pauvres communications et de la dureté du climat, le ministère de l’Éducation ne maintenait ouvertes qu’en été seulement. J’y serais logée à leurs frais, par les gens du pays, et toucherais du ministère ma rémunération de cinq dollars par journée scolaire. Ainsi je pensais arriver à boucher quelque peu le trou fait dans mes économies par tout l’imprévu de l’hiver précédent. Voilà pour l’instant tout ce que j’escomptais de mon passage à >la Petite-Poule-d’Eau qui allait pourtant imprégner ma vie entière de son indicible attrait. Mais tout le reste, qui me serait donné par surcroît: la découverte d’un des lieux du monde les plus enchanteurs; la nostalgie qu’il déposerait en moi pour toujours du recommencement possible de l’expérience humaine sur terre; le livre qui en résulterait bien longtemps plus tard; la bonne fortune de ce livre − roman pour ainsi dire d’une petite école perdue au bout du monde et qui en serait la première − devenant livre d’étude en de nombreuses écoles du pays et d’ailleurs; tout ce rebondissement inouï, alors que je partais pour la Petite-Poule-d’Eau, m’était aussi caché que nous l’est en fin de compte presque tout l’essentiel de notre destination192.

Et qu’il est bon qu’il en soit ainsi! Aurais-je pressenti un peu ce qui allait m’advenir que déjà sans doute l’aventure m’eût été moins profitable. Il fallait qu’elle me livrât entière à la dure solitude qui, elle, me poussa vers mes sept petits élèves, quelques adultes autour de moi, les oiseaux, le vent, l’immense silence de l’île, dans un besoin si effréné de solidarité qu’elle me fut accordée, et dès lors tout changea entre moi et cette contrée reculée que j’avais pu croire, en arrivant, dépourvue d’intérêt. Tant, tant de fois, la solitude m’a jetée ainsi dans une meilleure connaissance des êtres et des choses.

Maman se montra d’abord inquiète. Après avoir eu un si bon poste en ville, je courais, disait-elle, vers les pires trous, comme Adèle193.

— − Quand partiras-tu pour l’autre côté? me demanda-t-elle.

Ainsi avions-nous pris l’habitude, entre nous, de nommer les pays d’Europe, et le mot, pour exprimer le sentiment de maman, faisait à la fin on ne peut plus juste.

En fait, je devais revenir à Saint-Boniface au début de septembre, en repartir peu après pour Montréal d’où je m’embarquerais pour Londres et Paris. Mon passeport était demandé, mon billet d’aller déjà retenu.

— − Alors, me dit-elle, je reviendrai de chez Excide à temps pour...

Je sus qu’elle avait pensé au mot «adieu» qui lui était resté dans la gorge.

Elle ne combattait plus maintenant en rien ma décision. Elle ne comprenait toujours pas que je puisse désirer quitter ma situation enviable, mes doux petits élèves aimants, une vie qui devait avoir à ses yeux quelque chose du paradis. Sans comprendre la force qui me dominait, elle avait commencé à la pressentir et me plaignait, je pense, d’en être la proie, sans songer qu’elle-même, toute sa vie, avait été la proie de quelque profonde exigence intérieure. Dès lors, si elle en avait eu les moyens, elle aurait peut-être été jusqu’à m’aider à partir.

Elle aurait bien été la seule à le faire. Personne autour de moi ne me soutenait. Notre petite ville française et catholique ne nous élevait pas au prix de tant de sacrifices, d’abnégation et de rigueur pour nous laisser partir sans y mettre d’obstacles. Si elle l’avait pu, je me dis parfois qu’elle nous aurait retenus de force. Tout départ, étant donné notre petit nombre, était ressenti comme une désertion, un abandon de la cause. Ma sœur Adèle portée aux gestes excessifs, aux paroles théâtrales, m’accusa de trahir les miens. Anna, plus modérée, me jugeait tête folle, courant sûrement au-devant de grandes désillusions. On eût dit qu’elles en voulaient à ma jeunesse d’entreprendre ce que la leur n’avait osé et leur reprochait sans doute maintenant. Je ne peux trop leur en vouloir. Presque certainement ma jeunesse avait été moins refrénée que celle de mes sœurs aînées.

C’est pourtant Clémence, notre pauvre Clémence sans défense, qui me porta le coup le plus dur. Comme elle avait été peu longtemps à l’école, maman la gardant assez souvent à la maison depuis les premières atteintes de sa maladie, c’est elle qui, souvent, quand j’étais toute petite, prenait soin de moi. Elle m’entraînait en des promenades à pied bien trop longues pour moi mais dont je revenais contente avec l’impression d’avoir vu des choses lointaines et toujours différentes. Elle m’emmenait souvent du côté sauvage de notre petite rue, ainsi que je l’ai raconté dans Rue Deschambault194. Son langage qui inquiétait les autres, plein d’étranges références aux morts de notre famille, comme s’ils étaient toujours vivants, ou de bizarres digressions poétiques, ne troublait nullement ma logique enfantine. Nous fûmes très près l’une de l’autre, Clémence et moi, quand j’étais enfant, et je crois me rappeler que je courais volontiers vers elle, dans la peur, pour être rassurée. Plus tard, quand la terrible maladie nous l’eut laissée atteinte à jamais dans quelque partie invisible de son être, c’est elle qui se cramponna à moi, tirant, on eût dit, une sorte de confiance de ma jeunesse entreprenante.

Dans un état de fâcherie qui chez elle était signe de désarroi, elle assistait à mes préparatifs de départ. Un soir, elle s’arrêta à la porte de ma chambre, me regardant faire des rangements.

— − Comme ça, c’est vrai que tu pars?

Elle attacha sur moi ses grands yeux aux cernes sombres, si prompts à voir venir de loin la souffrance, ne s’y trompant pour ainsi dire jamais. J’y vis passer une détresse dont je ne compris tout le sens que bien des années plus tard, lorsqu’au moment du plus grand besoin je sentirais se retirer de la mienne la main qui m’avait paru la plus sûre.

— − Voyons, Clémence, je ne pars pas pour toujours!...

Elle continuait à me regarder sans croire à mes paroles, sans plus de confiance en moi peut-être, si désemparée qu’elle me jeta tout à coup en plein cœur sa plainte profonde:

— − Tu nous abandonnes!

Il y a des mots comme cela: une fois dits, on les entendra toujours. Ils se logent dans quelque coin de la mémoire d’où on ne pourra les faire sortir. Ils nous attendent à un tournant de la pensée, la nuit souvent, quand nous ne pouvons nous rendormir, alors que ce sont toujours les vieilles souffrances qui viennent nous retrouver les premières. Peut-être, quand nous serons cendre et poussière, ou âme immortelle, que nous nous en souviendrons encore. Et s’ils nous traquent ainsi à travers la vie, et peut-être au-delà, c’est sans doute qu’ils contiennent une part de vérité.

Dédette était revenue vers ce temps-là pour un court intérim, avant de retourner encore une fois à Kenora, assumer une classe de septième ou huitième année à l’Académie Saint-Joseph où moi-même j’avais fait mes classes195. Elle aima toujours particulièrement, comme moi celle des tout-petits, les classes d’adolescents, disant: «C’est l’âge où se réveille la chair, mais aussi l’idéal.» Et c’est d’elle, loin comme nous l’aurions pu croire de nos préoccupations et de nos angoisses, que je reçus de l’encouragement. Un jour, n’en pouvant plus de doute et d’hésitation, je m’en fus à la grande porte d’entrée demander Sœur Léon-de-la-Croix. Cela me faisait toujours curieux de nommer ainsi ma sœur que j’attendais ensuite dans un des deux petits parloirs identiques, meublés chacun d’un piano et où, élève, j’avais souvent été envoyée tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre, travailler mes gammes et sonates.

J’entendis au loin sonner sa cloche: trois courts et un long − à moins que ce ne fût le contraire. Peu après résonna son pas se hâtant dans le grand passage.

Le pas de Dédette! On disait à la maison qu’on le reconnaîtrait entre des milliers. J’imagine parfois que même dans le piétinement de la Vallée de Josaphat, si les choses s’y passent comme on le dit, le pas de Dédette se détachera. C’était tout le contraire du pas d’une religieuse. Et sans doute sa communauté avait-elle essayé d’amener Dédette, dans sa démarche comme dans bien d’autres choses, à se conformer aux autres, mais heureusement elle n’y était pas parvenue en cela du moins.

Vif, hâtif, impétueux, comme soulevé parfois de terre et, à intervalles, sonnant du talon, il disait tout son caractère: une volonté forte, appliquée à se dominer, mais qui n’avait jamais pu retenir en elle l’enfant aimante accourant se jeter avec passion vers le monde jadis quitté.

Déjà précipité, au loin, dans le passage, il s’accélérait dans les marches qui descendaient aux parloirs, acquérait encore plus de vitesse dans le dernier petit bout du corridor, puis la course devenait élan irrépressible dès qu’elle avait aperçu le visage de celui ou celle qui l’attendait. Jupe et voile envolés, nous arrivait un tourbillon qui se saisissait de nous, nous faisait tourner avec elle dans une valse folle comme si, pour nous retrouver, nous n’eussions pas eu à franchir un coin de rue seulement, mais une distance infinie. Et peut-être était-ce elle qui avait raison et devrait-il y avoir danse et tourbillon de pas chaque fois que se retrouvent deux êtres qui s’aiment, eussent-ils vécu côte à côte! Je ne voyais pas alors combien il était surprenant que ce fût Dédette, la plus exubérante, la plus emportée, peut-être aussi la plus pathétique, qui fût entrée en religion. Dédette était Dédette − un vrai phénomène − pieuse, bruyante, démonstrative, méditative − je ne voyais pas plus loin.

Elle arriva hors d’haleine, s’empara de moi, se pendit à mon cou et se prit à me chantonner un peu plaintivement, comme si je lui étais rendue après une longue captivité: «Ma petite Gabrielle! Ma petite Gabrielle!»

Puis, devenue soudain toute calme, elle me fit asseoir, tirant sa chaise au plus proche de moi. Elle avait ce don rare de passer de la surexcitation intense à la gravité, au silence le plus attentif, le plus perspicace, appris sans doute au prix d’efforts constants mais qui devait aussi correspondre au fond de son âme portée malgré tout à pressentir le malheur plus encore que la joie du monde. Et il est vrai qu’une fois ou deux, le feu, l’animation, l’éclat de son visage tombés tout à coup, j’avais vu apparaître en elle, à mon immense surprise, comme un vaste paysage sombre, désolé, tourmenté, sans lumière, une lande grise; puis étaient revenus le feu, l’animation, l’éclat, et j’avais cru avoir été le jouet de mon imagination.

À présent elle scrutait mon regard anxieux.

— − Dédette, l’appelai-je à mon tour comme de loin, je ne sais vraiment plus que faire. Tous me désapprouvent de vouloir partir... Pourtant!... pourtant!... Il me semble qu’il y va de ma vie...

Elle me prit alors par la main, me fit me relever et m’entraîna dans le grand jour qui tombait de la haute fenêtre. Dans cette claire lumière du ciel, nous nous sommes bien vues pour la première fois peut-être de notre vie, ma sœur et moi, car il me semble que nous n’en revenions pas de surprise, moi de découvrir soudain le magnifique gris nuageux de ses yeux pleins d’une nostalgie que je n’y avais encore jamais observée, elle de Dieu sait quoi dans mon visage, car elle n’arrêtait pas de le tourner doucement vers la lumière encore. Suffirait-il donc à la fin d’une franche lumière tombée du ciel pour voir ce qui est? Brusquement, Dédette me serra dans ses bras, elle attira ma tête contre son épaule et, comme assurée du secours de son Seigneur en ma faveur, elle se prit à me crier en chuchotements exaltés, y mettant en jeu, on aurait dit, son salut éternel:

— − Pars! Pars! Pars!

Il y a sept ans de cela, quand elle fut sur le point de mourir et qu’accourue auprès d’elle je me tenais un soir à son chevet, dans sa petite chambre d’infirmerie, je lui demandai si elle se souvenait de cette scène du parloir.

Elle ouvrit les yeux mais ne m’adressa pas le sourire que j’espérais. Depuis l’instant où son médecin lui avait appris qu’elle était atteinte d’un cancer déjà très avancé, aucun sourire n’avait plus éclairé son regard. L’amour, le grand souci des autres y étaient toujours visibles, mais sans la lumière qu’y met le sourire. De tous les miens que j’ai vus mourir, c’est elle, la grande croyante, qui sembla y mettre le plus de résistance. Son dernier sourire, elle l’avait esquissé peu après son opération, alors qu’elle croyait qu’elle allait vivre et que, du regard, elle avait tout à la fois embrassé ce qui dans la vie est bon, tendre, doux, parfumé, délicieux, et qu’elle m’avait fait voir à ce moment-là, à force de beauté dans son sourire. Depuis lors, je m’ingéniais à le vouloir faire apparaître encore une fois au moins sur les traits de Dédette. Mais il n’y avait rien à faire. La gravité seule, une étrange gravité chez un être si mobile, les revêtait. En réponse à ma question, elle fit simplement signe que oui, puis ajouta sur ce ton toujours grave maintenant: «Les choses du cœur ne s’oublient pas. Ce sont peut-être même les seules qui nous restent à la fin. Et elles ne font pas un gros tas.»

Je lui demandai encore si, pour m’avoir poussée autrefois avec une telle ardeur à suivre ma voie, elle avait perçu quelque signe favorable du destin. À un léger froncement de ses sourcils, je me repris: de la Providence.

Elle me dit que non. Simplement, à voir mon visage tracassé − si jeune encore, et déjà si tracassé − elle s’était rappelé un moment de sa vie, à l’âge de onze ans, alors que s’éveillant, à la campagne, par un frais matin d’été tout imprégné, me dit-elle, de bonnes odeurs de la maison: pain grillé, café, confitures, mêlées à celles qui entraient du dehors par la fenêtre grande ouverte: foins coupés, phlox en fleurs, terre trempée de rosée, elle s’était sentie à ce point enivrée de vivre qu’en un élan de gratitude envers le Créateur pour tant de bonheur donné à ses créatures, elle avait décidé d’y renoncer en partie, de son plein gré, et d’entrer en religion.

— − Si je comprends bien, dis-je, quelque peu incrédule, c’est par excès d’amour de la vie que tu y as renoncé?

Elle pencha la tête en un signe qui pouvait être d’acquiescement avec cette gravité toujours si troublante.

— − J’avais onze ans… reprit-elle avec une sorte de compassion lointaine envers elle-même.

Elle ne l’avouerait pas, mais un frémissement douloureux de sa lèvre me donna à entendre qu’elle se sentait lésée maintenant de sa part de bonheur terrestre pour avoir été, enfant, si confiante.

— − Mais tu as toujours dit, m’écriai-je pour la consoler, que Dieu seulement pouvait nous donner le bonheur entier. — − Il veut peut-être aussi qu’on goûte à celui de la terre, dit-elle. Toutes ces merveilles, il les aurait faites pour rien! — − Mais qui les a vues mieux que toi, Dédette? Du coin de l’œil, tu as vu mille fois mieux que nous toutes, en liberté, mais toujours occupées ailleurs... toujours distraites.

Alors je sus que je l’avais en effet un peu consolée. Après mon départ, durant les quelques semaines qui lui resteraient à vivre, j’allais lui écrire une lettre tous les jours, parfois deux dans la journée, m’efforçant sans cesse de la persuader qu’elle avait vibré plus qu’aucune créature humaine aux splendeurs de la vie . Et puis, elle morte, je tâchai de continuer à lui parler, à essayer du moins de la retrouver dans le vent, les arbres, la beauté du monde... Cela donna Cet été qui chantait, un livre étrange, j’en conviens, qui, sous une apparence de légèreté, baigne au fond dans la gravité. Quelles que soient ses lacunes, il a du moins le mérite, je pense, d’être à l’image de Dédette, âme enfantine, âme candide, âme au long tourment refoulé.196

Le feu des lucioles, le chant de la vague, celui des feuillages, le cri d’un oiseau traversant l’espace, Dédette, dans ses longues lettres, prises sur ses rares heures de liberté, au temps de ses chiches vacances au petit camp des Sœurs, sur le lac Winnipeg, m’avait fait voir en ces humbles beautés un peu de la pulsation du grand songe de Dieu . Je n’ai fait que tâcher de rendre ce qu’elle avait éclairé pour moi de son regard pénétrant.

XVIII

Je partis pour la Petite-Poule-d’Eau en fin juin, tout juste ma classe à Provencher terminée197. Je pris le train de nuit pour la petite ville de Dauphin198 où je devais faire la correspondance avec celui de Rorketon199. Il faisait une chaleur atroce. Je n’étais pas parvenue à fermer l’œil de la nuit. J’arrivai à Dauphin au petit matin, brisée de fatigue. Assez sottement, pour ce voyage dans une sorte de brousse, je m’étais habillée d’un costume de toile blanche qui était horriblement fripé après ma nuit à me tourner et retourner sur ma banquette de train. De plus, je pense que j’étais barbouillée de poussière de charbon. Mais le pire m’attendait. J’aurais à attendre le train de Rorketon longtemps, m’apprit le chef de gare. Combien de temps? Il ne pouvait le préciser. Ce pourrait être deux heures comme la moitié de la journée ou même plus. Ce train n’avait pas d’heure. Il arrivait quand il le pouvait, partait quand il était prêt. Ici, c’était un peu à quoi tous devaient se résoudre, me fit-il observer avec douceur, en m’engageant à essayer d’en faire autant.

Je ne connaissais personne à Dauphin. D’ailleurs, à cause de ce train qui pouvait arriver dans trois heures aussi bien qu’à l’instant, il valait mieux ne pas quitter la gare. L’intérieur était étouffant. Mais dehors, juste devant la fenêtre du bureau du chef de gare, il y avait un banc en bois. Je m’enveloppai de mon manteau et tâchai de trouver une posture pas trop pénible sur ce banc étroit et court. J’étais si ensommeillée que je pense avoir dormi par instants, la tête sur le dur accoudoir et glissant parfois à moitié hors du banc. Je me réveillais, me recroquevillais autrement, dormais un petit moment encore.

Le chef de gare, de sa fenêtre, devait m’observer depuis quelque temps. Il fut sans doute pris de pitié à me voir, dans mon beau petit costume de toile, cherchant du repos à ciel ouvert comme un clochard. Je suppose qu’il hésita assez longtemps, plutôt timide au fond, avant de venir me faire son étonnante invitation:

— − Écoutez-moi bien, mademoiselle. Je me trouve seul à la gare, ma femme étant partie en vacances. Avant de partir, elle a remis notre grand lit au propre. Moi, je n’ai pas encore eu le temps d’aller m’y reposer. Il est à vous, si cela vous le dit de dormir dans un bon lit plutôt que sur ce banc où vous allez bientôt avoir le cou, les épaules et les reins cassés.

Tout ensommeillée que j’étais, je parvins à m’asseoir et à ouvrir grand les yeux pour bien regarder l’homme qui me tenait pareil langage. Il était assez jeune, d’aspect agréable, avec des yeux bleus qui exprimaient une sorte de tendre sollicitude pour son prochain en peine ou désemparé. En fait, il se dégageait de lui l’impression qu’il était le bon Samaritain en personne. Tout de même, j’avais encore assez d’esprit pour me rappeler qu’il venait de m’apprendre que sa femme était tout juste partie, qu’il avait donc le champ libre. Il dut lire un peu de mes pensées, car il se dit débordé de rapports à terminer avant l’arrivée du train. Et de plus le lit était là, dit-il, à ne rien faire, tandis que j’en avais tant besoin.

J’eus alors une telle envie de ce lit − et peut-être de la peine à l’idée que je pourrais repousser une bonne intention − que je suivis cet homme sans plus hésiter. Il me conduisit à la chambre, enleva le couvre-lit qu’il plia soigneusement et déposa sur une chaise, ouvrit à moitié le lit tout propre en effet, mit les deux oreillers l’un sur l’autre, les tapota en disant: «There… there...» m’assura qu’il viendrait me réveiller avant l’heure du train et s’en alla aussitôt en tirant la porte derrière lui. J’enlevai mon tailleur et me coulai dans les draps frais. La tête à peine sur l’oreiller, je dormais déjà, je pense. Or, me sembla-t-il, je venais tout juste de m’endormir que déjà une main douce touchait mon épaule et j’entendais une voix inconnue me dire:

— − Miss, your train will be there in ten minutes!

Je me rhabillai en hâte. J’arrivai sur la petite plate-forme de la gare en plein milieu d’une ravissante journée d’été, chaude et parfumée. Je m’étais couchée à six heures. On était à deux heures de l’après-midi. J’étais toute reposée, le visage frais, les yeux clairs, bien d’attaque pour le reste du voyage.

Le chef de gare me regardait avec une expression de bonheur.

— − Vous avez une autre mine que ce matin, fit-il. Voilà ce que c’est que la jeunesse, plus un bon lit. Deux fois j’ai été voir pendant que vous y étiez, et j’ai jamais vu quelqu’un dormir aussi profondément.

Je le considérai en silence et ne vit en lui rien que de la joie en retour de la confiance que je lui avais accordée, et comme de la gratitude pour lui avoir permis de me marquer de la bonté.

J’avais un peu cet homme en tête quand je fis dire à Luzina de la Petite Poule d’Eau que l’on n’a qu’à se mettre sous la protection d’un être humain pour qu’il soit envers nous tel que nous le souhaitons200.

Ainsi, des années avant d’écrire ce livre, j’en avais déjà à mon insu des éléments tout épars, sans liens entre eux. Cependant, on pourrait dire qu’ils étaient déjà sous le signe du cœur. Mais je n’aurais accès à eux de longtemps encore. Je pressentais parfois que je devenais moi-même comme un vaste réservoir d’impressions, d’émotions, de connaissances, pratiquement inépuisable, si seulement je pouvais y avoir accès. Mais avoir accès à ce que l’on possède intérieurement, en apparence la chose la plus naturelle du monde, en est la plus difficile.

Montée dans le train de Rorketon, je voyais, planté au milieu du quai, le chef de gare me regarder partir avec émotion, comme une parente − ou plutôt une de ces étrangères, si peu étrangère, croisée en route et que l’on n’oubliera jamais. Je lui adressai un petit signe de la main. Lui porta la sienne à sa visière verte. Il me fit un lent sourire timide. Parfois je me demande si, plus tard, quand sortirent mes premiers livres − surtout La Petite Poule d’Eau − cet homme ne fit pas le lien entre l’auteur et la jeune fille qu’il avait hébergée un matin d’été, se disant: «Je me doutais aussi que j’entendrais un jour parler d’elle.»

Alors, enfin, le petit train si longtemps attendu se mit en marche et aussitôt eut l’air d’ouvrir son propre chemin à travers une nature jusque-là inviolée.

Ce train de Rorketon! Mon ami Jean-Paul Lemieux en a admirablement saisi et rendu le caractère dans sa série d’estampes qui illustrent l’édition Gilles Corbeil de La Petite Poule d’Eau. Pour intensifier sans doute le sentiment de solitude mais aussi de secours qui s’en dégage- car le train là-bas est bien le seul lien à rattacher les hommes par-delà les étendues désertes − il l’a représenté en hiver, au cœur de la basse plaine enneigée, d’où il semble venir comme de l’extrémité du monde. Mais j’en ai fait, moi, la connaissance au temps où d’innombrables fleurs délicates en parsèment le chemin solitaire. Je n’oublierai jamais ce voyage comme à travers l’été même, grisant d’odeurs sauvages, de parfums, de souffles chauds et de bruits parmi les plus aimables dans la nature. De temps en temps c’était le trille perçant d’un oiseau qui nous parvenait, de temps en temps un froissement brusque de feuillages, ou la stridulation de quelque insecte. La grosse locomotive faite pour traîner tout un convoi ne remorquait qu’un seul wagon pour voyageurs, attaché directement à elle et que suivait la caboose, sorte de cuisine et de dortoir du personnel, car, sans cesse appelés à faire la navette entre Dauphin et Rorketon à des heures constamment changeantes et sans halte entre ces deux points, où donc ces hommes auraient-ils pu se reposer, dormir, manger, sinon dans leur demeure mouvante qu’ils arrêtaient au reste, parfois, la nuit, au bord d’un peu d’eau ou en pleine campagne201.

Le train ne transportait pas que voyageurs et courrier. C’était ce qu’on appelait alors un train mixte, qui prenait aussi du fret. Le jour où j’y voyageai, un wagon rattaché à la caboose transportait un gros tas de traverses destinées à remplacer celles de la voie ferrée qui étaient détériorées. On s’en allait à peu près au pas d’un cheval de ferme, les hommes jetant derrière nous des traverses selon les besoins qu’ils estimaient à l’œil, ici deux ou trois, plus loin trois ou quatre.

Quand nous étions dans une partie de la voie en bon état, le serre-frein venait jeter un coup d’œil à son stew, soulevant le couvercle d’un gros chaudron noir mis à mijoter sur le petit poêle de la caboose. Une bonne odeur de ragoût se répandait du côté des voyageurs où nous étions quatre en tout, l’infirmière au service du Department of Health, un marchand de bestiaux − qui allait ressusciter pour moi, à ma grande surprise, sous les traits d’Isaac Boussorvsky dans La Petite Poule d’Eau − et un individu plongé dans ses rapports et papiers qui refusa de nous aider à l’identifier202.

L’odeur alléchante m’attira sur le seuil de la caboose. Le serre-frein leva les yeux de sa marmite.

— − Ça sent bon, lui dis-je. — − Hungry? me demanda-t-il.

J'eus un sourire un peu quémandeur, j’imagine. Incroyablement, je m’étais engagée dans ce voyage à rebours du temps et de la civilisation sans même me munir de provisions de bouche.

Je reçus une bonne gamelle pleine, et le serre-frein en apporta autant à l’infirmière et au marchand de bestiaux. Pour sa part, l’infirmière distribua à tout le monde des galettes maison qu’elle sortit, encore tièdes, d’un grand sac mis dans un plus grand sac pour les garder fraîches. Le serre-frein revint avec des tasses de thé brûlant.

Plus tard, l’odeur de cuisine sortie du train, portes et fenêtres grandes ouvertes, ce sont celles de la nature qui y entrèrent.

On était au temps des roses, et j’en vis, d’une teinte vive, s’étendre en une nappe disposée à travers le pays comme pour un banquet sans fin. Leur parfum était grisant. Au-dessus voltigeaient toutes sortes d’insectes bourdonnant de convoitise. Puis, après le champ de roses, surgit, parmi les hautes graminées et le foin fou, se balançant sur sa tige délicate et longue, une petite fleur bleue si attirante que j’eus envie de la voir de plus près. On allait tellement au ralenti que je pensai avoir le temps de sauter en bas, courir en cueillir quelques-unes et, en revenant vite, rattraper le train. Le mécanicien avait la tête hors de sa cabine à admirer et respirer les alentours. Quand il me vit courir à travers le champ, prenant ici et là une fleur, il me cria de ne pas tant me dépêcher, qu’on avait tout le temps qu’il fallait, et sans plus il appliqua les freins. Nous fûmes arrêtés presque dix minutes pendant que je me faisais un bouquet.

Quand je remontai, mes fleurs à pleins bras, tous ensemble, y compris l’homme aux bestiaux, me firent un sourire attendri comme à quelque apparition de jeunesse, de rêve ou de leur enfance préservée. Je fus si heureuse de cet accueil que je ne l’ai jamais oublié. Je retrouve aussi parfois l’impression d’un groupe d’amis pour ainsi dire inconnus qui m’attendent toujours quelque part dans un petit train qui a pourtant cessé d’exister.

Le train arriva à Rorketon un peu avant l’heure du souper. Je me hâtai vers la pension d’une dame O’Rorke203, si je me souviens bien, où j’avais rendez-vous avec M. Vermander, naguère maître de poste à Saint-Boniface, qui avait été promu depuis quelques années à celui d’inspecteur des Postes du nord du Manitoba204. En peine de renseignements, je lui avais téléphoné pour demander comment me rendre à la Petite-Poule-d’Eau. Il m’avait alors fixé ce rendez-vous à Rorketon d’où nous devions partir ensemble pour le Portage-des-Prés, dernier hameau de ce côté, et aussi dernière petite succursale de la poste205. Le lendemain matin, très tôt, nous sommes partis dans une vieille Ford conduite par un Ukrainien, ayant pris aussi avec nous un guide métis. J’allais m’enfonçant de plus en plus dans un aspect pour moi totalement inconnu de mon pays. J’ai raconté quelque chose de ce voyage dans ma préface à l’édition scolaire George G. Harrap de Londres de La Petite Poule d’Eau206. Mais jamais je ne peindrai assez l’ahurissement qui me saisit de rouler ainsi indéfiniment vers toujours plus sauvage, plus retiré et plus lointain.

Parmi de grêles petits bois parurent enfin, au long de la piste raboteuse, quelques pauvres maisons de bois, une chapelle et une école en planche plus ou moins groupées en un semblant de village. C’était Portage-des-Prés. J’eus le cœur serré à l’idée de devoir y passer l’été. Mais je me faisais des illusions. Mon poste était plus éloigné encore, dans une île, à quelque trente milles de distance, coupée de la terre ferme par deux rivières, et que l’on appelait le ranch-à-Jeannotte. Il n’y avait qu’un moyen de s’y rendre: par le tacot du facteur qui venait d’ailleurs tout juste de partir et qui ne repasserait par ici que la semaine suivante. J’étais quelque peu désemparée.

Mon compagnon, Jos Vermander, un homme habitué à ces difficultés, ne faisait qu’en rire.

— − Donnez-moi le temps d’examiner les livres du maître de poste (qui était aussi le marchand) et je vous conduis moi-même à cette fameuse île de la Petite-Poule-d’Eau . N’allez tout de même pas vous imaginer que je vais vous laisser en panne ici.

En fait, c’est bien grâce à lui si je suis parvenue à la Petite-Poule-d’Eau. Pour ce qui est du ministère de l’Éducation, j’imagine que je serais restée en route quelque part, il n’en aurait jamais rien su et m’aurait peut-être à tout hasard versé mon salaire.

Au bout de péripéties bien trop nombreuses pour les raconter, nous sommes parvenus un peu avant la nuit tombante sur l’île de la Petite-Poule-d’Eau.

Un ciel déjà sombre, une immense île basse, presque indistincte entre ses rivières chuchotantes et d’étranges froissements de joncs, comprenant en tout et pour tout une seule maison qu’entouraient quelques petites dépendances; à découvrir ma destination, j’éprouvai un effarement voisin de la panique.

Parmi la série d’estampes de Jean Paul Lemieux , il en est une que j’affectionne particulièrement. Tout au bas de la peinture, presque minuscules, sont rangées les trois petites constructions de l’île, seuls témoins ici de la présence humaine: la maison, la bergerie, la pauvre petite cabane qui sert d’école. Sur ce frêle groupe pèse un ciel vaste, très noir, occupant les deux tiers du petit tableau, un ciel primitif. Il pourrait être hostile. Il pourrait être écrasant. Mais une ou deux étoiles voilées en émergent faiblement, plus lointaines encore qu’elles ne le sont habituellement de la terre, et l’espoir se prend avec elles à essayer de percer la grande nuit des temps207.

Je m’étonne toujours, en contemplant cette estampe, que le peintre ait si bien su rendre le sentiment de détresse, accompagné cependant d’un vague espoir encore inconnu de moi, que j’éprouvai en arrivant de nuit dans ce coin du monde qui en paraissait totalement à part.

En peu de jours, comme à Camperville208, j’eus organisé ma vie de manière à avoir quelque chose à faire à chaque minute de la journée, la seule manière d’échapper à l’ennui dévorant.

Je me réveillais tôt − les troupeaux d’agneaux bêlant autour de la maison s’en chargeaient − et j’écrivaillais dans ma petite chambre à la fenêtre basse, tout près du sol, ou bien réfugiée dans l’école de six pieds sur sept, assise à mon pupitre rustique taillé au couteau dans du sapin qui sentait encore la résine.

Puis mes élèves arrivaient, sept en tout. Quatre venaient de la maison voisine, les trois autres de par-delà les rivières, parfois amenés par leur père, parfois seuls, les pauvres petits, à mener leur barque fragile sur des eaux au courant agité. Je leur enseignais à lire, à écrire, à compter, et, un peu comme la demoiselle Côté du livre, à renouer avec leur vieille ascendance française. En fait j’aurais bien pu ne leur enseigner que cela pour ce qu’en aurait jamais su le Department of Education situé pour ainsi dire sur une autre planète. Mais je cherchais à être consciencieuse et à enseigner quelques matières en anglais. Au vrai, cela importait peu ici. La dure vie isolée, les nécessités pressantes, le ciel infiniment présent, tout m’apprenait que l’école devait être lieu de rencontres et non de divisions.

Vers trois heures, étant donné l’atroce chaleur qui s’installait dans la cahute, je fermais l’école et, s’il n’y avait pas trop de moustiques, nous allions ensemble nous baigner dans la Grande-Poule-d’Eau. Rivière plus belle, je n’en ai jamais vu. Entre ses bords plats recouverts d’herbes douces, elle coulait, large et tranquille, quoique d’un courant vif pourtant, dont il fallait se méfier. Toujours limpide, elle était tantôt de ce vert de feuillage un peu sombre telle que l’a peinte Lemieux, l’apparentant à la couleur même des roseaux qui la bordent, tantôt d’un bleu tendre à ne pas la distinguer du ciel qui s’y voyait passer, comme un autre cours d’eau, avec son inlassable flottille de blancs nuages. En tout temps, nuit et jour, elle faisait entendre le même chant profond qui semblait nous parvenir inchangé depuis le commencement des temps. Son eau était bonne à boire, transparente à s’y mirer, propre à en sortir lavé comme d’aucune autre. J’ai su alors ce qu’est une pure rivière, avant les outrages faits par l’homme à l’eau, quand elle était encore comme le regard innocent de la Terre.

Après le souper, la vaisselle faite, Mme Côté, ma logeuse, sans plus d’occupations pour distraire sa pensée, s’asseyait à une fenêtre basse et, les yeux fixés sur le paysage beau mais vide, laissait paraître une grande tristesse. Tant la pauvre femme paraissait alors la proie de l’ennui, je lui proposai, un soir, faute de mieux209:

— − Est-ce que ça vous plairait que nous allions marcher un peu ensemble au bord de la rivière?

Encore aujourd’hui, je ne peux sans étonnement retrouver l’air de bonheur qu’une si simple invitation sut amener sur son visage. C’était comme si je lui eusse proposé: «Allons faire un tour en ville. Au cinéma…» Elle passa dans sa chambre, en ressortit avec son chapeau, que je ne lui avais encore jamais vu sur la tête. C’était tellement inattendu, pour aller se promener dans un sentier de broussailles, le long de la rivière sauvage, que j’en restai muette un bon moment. Je nous revois, allant l’une derrière l’autre à cause de l’étroitesse du passage frayé, moi dans ma culotte de cheval dont j’avais pris si grand soin qu’elle était encore tout à fait convenable, Mme Côté, devant moi, sous son étrange chapeau de velours et qui, tant elle était comme allégée tout à coup, par bribes, en reprenant souvent haleine, me racontait bien un peu, je pense, sa vie. D’ailleurs cette promenade si innocemment proposée par moi semblait avoir déclenché une sorte de commotion dans l’atmosphère recueillie de notre vie, car voici que nous avaient rejointes à la course et nous suivaient à présent au pas, en file aussi, quatre poules, trois chats, le chien, un cochonnet, le coq et enfin, comme toujours, une bonne partie des agneaux et des brebis qui paissaient en liberté dans l’île . Ainsi se forma, ce soir-là, une petite procession défilant au bord de l’eau un peu comme en un village sur un trottoir. Peut-être fut-ce cette illusion qui réjouit Mme Côté, par ailleurs rendant envieux les autres de la maisonnée que je n’avais pas invités et qui, des fenêtres, nous suivaient de l’œil avec l’air de dire: «Quelle chance vous avez et pourquoi ne pas nous avoir emmenés aussi?»

Je devenais heureuse. Je m’apaisais dans l’île où j’étais arrivée le cœur si affolé d’angoisse. Le temps, ce qui nous malmène peut-être le plus, avait cessé de me harceler. J’étais comme coupée de mon passé et pour ainsi dire sans avenir. Même à mon grand projet de départ, je pensais à peine. J’étais délivrée. J’étais dans le présent comme mon île portée sur ses eaux. Ce fut l’une des trois ou quatre haltes merveilleuses de ma vie où j’eus loisir de refaire mes forces physiques et morales et sans lesquelles ma santé, toujours plus ou moins fragile, n’eût sans doute pas tenu le coup. C’était certainement en tout cas ce qu’il me fallait avant d’affronter le tourbillon d’émotions qui m’attendait et auquel je ne résistai que parce que l’avait précédé cette période de calme, de silence et d’attention tout intérieure à ce que je découvrais.

Cependant je n’avais encore pas une seule ligne écrite dont j’aurais pu être un peu contente. Comme c’est long d’arriver à ce que l’on doit devenir! D’ailleurs, lorsqu’on y est, c’est déjà le temps d’aller plus loin.

En quittant la Petite-Poule-d’Eau, à la toute fin du mois d’août, je possédais pourtant à mon insu, les uns pris à Camperville, d’autres en ce lieu même, presque tous les matériaux nécessaires au roman que je commencerais à écrire en 1948 seulement, sauf, bien entendu, la couleur, le genre de vie que je mènerais d’ici là et qui apporteraient leur tonalité à l’œuvre. Il y a ceci d’extraordinaire dans la vie d’un livre et de son auteur: dès que le livre est en marche, même encore indistinct dans les régions obscures de l’inconscient, déjà tout ce qui arrive à l’auteur, toutes les émotions, presque tout ce qu’il éprouve et subit concourt à l’œuvre, y entre et s’y mêle comme à une rivière, tout au long de sa course, l’eau de ses affluents. Si bien qu’il est vrai de dire d’un livre qu’il est une partie de la vie de son auteur, en autant, bien entendu, qu’il s’agisse d’une œuvre de création et non de fabrication210.

XIX

Au début de septembre, j’étais de retour à Saint-Boniface où j’avais pris chambre et pension pour quelques jours chez des demoiselles Muller, attendant maman qui devait m’y rejoindre. C’est alors, évidemment, que j’ai pris la pleine mesure du chagrin que j’éprouvais de la perte de notre maison et que j’eus quelque idée de ce que devait être celui de maman. Je n’allai pas la revoir, rue Deschambault, voulant m’éviter une peine trop vive211. Maintenant quand je suis de passage au Manitoba, des amis, voulant me faire plaisir, m’emmènent en auto rue Deschambault. L’auto ralentit, stoppe devant notre ancienne maison quelque peu transformée mais conservée en bon état, et je ressens de la gratitude envers celui qui nous l’a achetée d’en avoir évidemment pris grand soin. Je lève les yeux en silence vers la petite fenêtre du troisième où j’écoutais, les soirs de printemps, le chant nuptial des grenouilles, issu des étangs au bout de la rue, et me perdais alors dans une ivresse confiante en l’avenir. Et j’éprouve de la compassion, non pour l’adulte que je suis devenue, sachant bien que l’avenir ne resplendit vraiment que longtemps avant qu’on n’y arrive, mais pour l’enfant là-haut qui le voyait si resplendissant.

Maman revint de Somerset où elle retournerait après mon départ pour en revenir à l’automne avec Clémence, et elles prendraient alors un logis en ville. Je la trouvai de nouveau amaigrie, le visage tiré, comme un peu rapetissée. Je lui reprochai de s’être sans doute portée sans cesse au-devant de toutes les besognes chez son frère, mettant peut-être de l’amertume dans mes paroles tellement j’étais fâchée de la retrouver l’air si fatiguée. Elle me dit que sa fatigue ne provenait pas des petites besognes accomplies à la ferme qui, au contraire, l’avaient distraite et délassée, mais qu’elle était à peine débarrassée d’un gros rhume attrapé un soir, sous l’averse qui l’avait surprise à la cueillette des fruits sauvages. Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle s’était épuisée à prendre ma défense auprès d’Adèle et d’Anna, toutes deux lui renotant sans cesse qu’elle m’avait trop gâtée, trop choyée, n’en récoltant maintenant qu’ingratitude de ma part, moi qui allais partir, la laissant sans soutien à l’heure de son plus grand besoin. De même qu’elle s’épuisa, à une remarque un peu vive que j’eus contre elles, à prendre maintenant leur défense, me suppliant de ne pas leur en vouloir à elles qui n’avaient pas eu autant de chance que moi et en éprouvaient un peu d’envie... Est-ce que cela d’ailleurs ne se retrouvait pas dans presque toutes les familles?

À quoi, hors de moi, je répondis que j’en avais justement assez des familles avec leurs tiraillements perpétuels, la plupart ne cherchant qu’à noyer celui d’entre elles qui tendait à s’en dégager. Maman eut un regard navré et, de fatigue, chercha de l’œil le grand lit en cuivre.

Il n’y avait que celui-là dans la chambre que j’avais prise chez les demoiselles Muller. C’était la première fois de ma vie, je pense bien, que j’allais dormir auprès de maman, à moins que cela ne me fût arrivé, comme c’est probable, quand j’étais toute petite, mais je ne me le rappelais pas. J’avais toujours été une enfant farouche, tenant à préserver un peu d’isolement, mon lit à moi, mon petit coin d’étude à l’écart des autres, et maman, qui comprenait ce besoin, l’ayant peut-être souhaité pour elle-même, l’avait respecté en moi.

L’une à côté de l’autre, nous ne parvenions pas à nous endormir. Les craintes au sujet de l’avenir, les peines du passé, l’incertitude, compagne éternelle de la vie, ne pesaient-elles pas plus lourd sur nous du fait que nous étions livrées sans défense, côte à côte, à l’obscurité? J’ai toujours pensé, depuis cette nuit-là, qu’à moins d’avoir été allongé à côté d’eux dans le même lit nous ne connaissons pas grand-chose des êtres même les plus proches de nous, encore moins peut-être de nous-mêmes.

Je sentais maman près de moi, toute raidie, qui s’interdisait de bouger pour ne pas m’empêcher de m’endormir, et je faisais de même à son égard.

À la fin, je demandai:

— − Tu ne dors pas encore?

Alors elle m’avoua que depuis bien des années elle dormait tout au plus trois ou quatre heures par nuit, et que parfois il lui arrivait de ne pas attraper une heure de sommeil. Elle eut un petit rire à la fois navré et d’ironie envers elle-même. «Tu sais, fit-elle, la vie nous joue de drôles de tours, nous attendant à des tournants longtemps souhaités pour nous apprendre qu’il est trop tard maintenant... Quand j’étais jeune femme avec des bébés qui pleuraient la nuit et que je devais me lever, dormant pour ainsi dire debout, pour soigner celui-ci, langer celui-là, je me promettais: Ah, les enfants élevés, ce que je vais me rattraper et dormir, dormir enfin à mon goût...»

— − Eh bien? pauvre maman! — − Eh bien! les enfants élevés, quand j’aurais pu dormir toute la nuit d’une traite, le sommeil, lui, m’avait tourné le dos. Il m’avait fuie, ne se souciant pas plus de moi que l’eau, en se retirant, ne se soucie des bouts de bois laissés derrière elle sur une grève déserte.

Quand je perdrais à mon tour le sommeil, au temps où je fus si malade d’un goitre toxique, je me rappellerais cette confidence de maman murmurée dans le grand lit en cuivre chez les demoiselles Muller, et, de toutes celles qu’elle m’aurait livrées, aucune ne me paraîtrait plus désolante. Toutes ces années sans jamais assez de sommeil, à le remettre à plus tard, à le désirer, à le souhaiter de plus en plus ardemment, et puis enfin, lorsqu’on pourrait y céder, il n’est plus là, il a fui irrémédiablement, et on est en effet comme laissé en arrière sur une plage nue, sans abri contre le vol des pensées qui tournoient autour de nos têtes. Cependant, si je n’avais pas connu l’insomnie aurais-je pris en pitié celui qui en souffre? Je n’aurais peut-être même pas su imaginer Alexandre Chenevert et peindre cet être de détresse, jamais soulagé par le sommeil de la vision du malheur des hommes212. Chaque peine, on dirait, appelle l’illumination et l’illumination révèle plus de peine encore.

Nous avons feint le sommeil un moment encore, et puis soudain j’ai coupé court à cette comédie et avoué le fond de mon inquiétude:

— − Ces deux petites pièces que tu as retenues pour Clémence et toi, il me semble qu’elles doivent être étroites et sans vue. J’ai peur que tu t’y ennuies à mourir213. — Non, me rassura-t-elle, et elle s’efforça de me faire croire − ce qui était peut-être vrai − que la maison vendue, le sacrifice fait, elle s’était sentie libérée. Peu lui importait maintenant où elle vivrait. Il y avait un grand avantage à se dépouiller. Plus rien ne pouvant vous être ôté, on respirait enfin à l’aise. Elle avait mis bien trop de temps, dit-elle, à s’apercevoir que meubles, tapis, objets n’étaient, lorsqu’on vieillissait, qu’entraves à la liberté .

Je l’écoutais, presque plus désolée de ce détachement que je ne l’avais été de son entêtement, il n’y avait pas si longtemps, à ne pas vouloir se défaire du moindre souvenir du passé.

— − Pour moi, ne t’inquiète pas, continua-t-elle à voix basse. Si ce n’était du sort de Clémence qui me préoccupe, je serais tranquille.

Elle se rapprocha et me chuchota à l’oreille comme si les murs eussent pu nous entendre:

— − Elle a bougonné tout l’été chez Excide. Ou bien elle partait en longues marches solitaires. Je ne sais plus comment la prendre.

Après un moment de silence, elle me demanda presque candidement:

— − Crois-tu que la souffrance des êtres pourrait provenir de celle de leurs parents qui ne l’ont pas acceptée, n’en sont pas sortis grandis, et l’ont ainsi léguée, en quelque sorte décuplée, à leurs pauvres enfants? — − Qu’est-ce que tu vas chercher là? lui dis-je. — − Clémence était peut-être disposée à la maladie mentale depuis l’enfance, fit-elle, mais quelque chose d’horrible a quand même dû se passer pour la déclencher soudainement. Le médecin a cru, au début, à un traumatisme d’ordre religieux. Nous n’avons jamais rien su de certain. Clémence elle-même a toujours refusé de nous éclairer par le moindre mot sur ce qui a pu se passer − et en soi, cela en dit long. Mais des paroles que je l'ai entendu prononcer dans ses rêves agités, des regards parfois, d’étranges refus de sa part m’ont donné à entendre que peut-être... en confession... un jour... Clémence, une petite fille si pieuse, si scrupuleuse... elle n’avait alors que quatorze ans… aurait été sollicitée… tu comprends… — − Ah mon Dieu, maman, assez! l’ai-je suppliée dans le souci, il me semble, de l’épargner plutôt que de m’épargner moi-même, alors pourtant que je la plaignais d’avoir supporté seule une telle vision, même si, comme elle se hâta de préciser, elle n’avait peut-être jamais existé que dans son imagination. Et tu as pu après cela, lui ai-je reproché, continuer à prier, à croire!... — − À cause d’un seul prêtre, homme tourmenté et malheureux, renoncer à la vérité de l’Église, voyons, dit-elle, il ne faut pas connaître la vie pour parler ainsi.

Peu après, d’une voix lasse et triste, elle me demanda pardon de s’être laissée aller à me parler de cette histoire juste à la veille de mon départ. C’est qu’elle se faisait beaucoup de souci au sujet de Clémence.

— − Moi partie, me dit-elle, qui prendra soin d’elle? Parfois j’ai peur, très peur, qu’il ne se trouve personne au monde pour veiller sur elle.

La phrase s’éteignit, sans cesser pourtant de résonner en moi, elle devait y résonner toute ma vie, à intervalles, telles ces cloches au son lugubre des bouées en mer que la vague ballotte.

Étonnamment, passa alors à mes yeux la procession d’agnelets et de brebis que j’avais vue cent fois s’étirer au bord de la Grande-Poule-d’Eau en une file si longue qu’il m’avait semblé qu’elle devait repasser inlassablement par le même lieu. C’était toute la paix du soir qui glissait pour moi au fond du paysage assoupi. La rivière surgissait dans sa splendeur inépuisable. Ses douces eaux vertes coulaient de plus en plus dépensières d’elles-mêmes, mais toujours aussi abondantes au fur et à mesure qu’elles approchaient, par mille chemins ouverts entre une mer de roseaux, de son embouchure, le grand lac Winnipegosis. L’eau, entre les tiges, retentissait sans cesse du plongeon des oiseaux. De petites poules d’eau y piquaient une tête, basculant, le derrière en haut. Des canards s’élevaient en rangs serrés, le cou raide. Et je me demandais comment la vie pouvait contenir à la fois tant de félicité et un aussi grand malheur que celui que je croyais apercevoir dans l’avenir, la silhouette solitaire de Clémence m’apparaissant longtemps d’avance sur un fond de ciel, au crépuscule, et je la voyais errer sans fin par de petites routes inconnues, noyées d’ombre, loin de me douter que je les retrouverais en recherchant encore une fois Otterburne au fond de la plaine obscurcie.

Je pense que c’est le sentiment d’un monde trop beau pour convenir à son malheur qui m’accabla le plus. Je désespérai. Je désespérais d’être née pour le bonheur comme maman elle-même sûrement avait dû, certains jours, en désespérer.

— − Je ne partirai pas, lui dis-je. Il y a trop d’obstacles.

Maman se redressa d’un mouvement vif. Elle allongea le bras au-dessus de moi pour atteindre la lampe. À la lumière voilée, ses yeux encore las et tristes de ce qu’elle venait d’évoquer brillaient cependant d’une énergie retrouvée.

— − Il ne manquerait plus que ça, dit-elle. Ton billet est acheté, ton passeport prêt, tout le monde averti, ta remplaçante trouvée à l’école et tu changerais d’idée. C’est bien pour le coup que tu ferais rire de toi. — − Ah cela, faire rire de moi, j’y suis habituée! — − Tu vas partir, reprit maman. Autrement tu te le reprocheras toute ta vie et tu me ferais me le reprocher aussi.

Comme je flanchais déjà un peu, voici qu’elle trouva le seul argument propre à me réconforter et à m’encourager.214

— − Ne t’occupe pas de ce que les uns et les autres disent de toi. La vérité, c’est que tu es la seule de mes enfants à être restée si longtemps avec moi. Ils ont beau parler, les autres sont tous partis au plus vite. Joseph d’abord, à quinze ans à peine, un errant s’il en fut jamais. Ensuite Rodolphe, guère plus vieux, quoique lui soit revenu au moins de temps en temps. Anna s’est mariée à dix-neuf ans, Adèle aussi est partie jeune. Dédette, elle, pour répondre, comme elle disait, à l’appel de Dieu, nous a quittés à vingt-deux ans. La première Agnès aussi en un sens nous a quittés pour Dieu venu la prendre si jeune, une douce petite fille de quatorze ans, et l’autre donc, la toute petite Marie-Agnès perdue pour nous à quatre ans seulement. Tu ne peux t’en souvenir, tu n’avais que neuf mois quand elle est morte, et c’est dommage car elle, elle t’aimait à la folie. Elle voulait tout le temps te porter dans ses bras. Je l’en empêchais souvent. J’avais peur qu’elle te laisse tomber. Elle venait parfois te prendre à la cachette dans ton petit lit pour essayer de te dissimuler quelque part. Parfois je laissais faire: c’était tellement touchant de voir aller cette petite fille de trois ans et demi tremblante sous l’effort de porter le gras bébé que tu étais déjà, en lui supportant le dos d’une main comme je lui avais montré.

Je pense que nous souriions toutes deux alors à travers nos larmes à cette vision tant de fois évoquée par maman que je m’imaginais en avoir moi-même le souvenir. Ainsi Marie-Agnès , que je n’ai pour ainsi dire pas connue, m’a toujours paru celle de mes sœurs la plus proche de moi et peut-être la plus chère.

La voix de maman s’était raffermie.

— − Il n’y a que toi que j’ai gardée. Jusqu’à maintenant. Penses-tu que je puisse oublier que toi au moins tu es restée auprès de moi jusqu’à l’âge de vingt-huit ans.

Je ne lui répondis pas que ce n’était pas uniquement à cause d’elle que j’étais restée − chose qu’elle savait d’ailleurs sans doute aussi bien que moi et dont je sus retenir l’aveu, heureusement. Car il fallait que de cette nuit de chuchotements il nous restât un sentiment de solidarité préservée, de douceur à toute épreuve.

— − Dors maintenant, lui dis-je. — − Toi aussi, dors, fit-elle.

Nous ne nous sommes pourtant pas encore endormies, chacune écoutant sans doute en soi l’écho des paroles prononcées entre nous cette nuit-là et qui allait se prolonger à l’infini. Que le rapprochement ou l’éloignement des êtres tient donc parfois à un rien! Nous ne nous serions pas couchées côte à côte dans le grand lit étranger, maman et moi, que nous aurions sans doute ignoré pour toujours bien des choses l’une de l’autre.

Un moment plus tard, maman me parla encore. Elle me demanda d’une voix de nouveau un peu tendue:

— − Veux-tu, demain matin, ce matin plutôt, nous irons à la messe, prier ensemble pour que réussissent tes projets?

Je demeurai muette. J’aurais dû m’attendre à cette prière de sa part. Depuis quelques années, sans qu’il en soit jamais ouvertement question entre nous, je m’étais peu à peu éloignée de la pratique religieuse, en révolte, à la fin, contre un esprit qui voyait le mal partout, réclamait pour lui seul la possession de la vérité et nous eût tenus à l’écart, s’il l’avait pu, de tout échange avec la généreuse disparité humaine. Mais par égard pour les sentiments de maman, je m’étais arrangée pour ne pas la heurter de front et lui laisser ignorer, quand cela était possible, que je n’allais plus guère à l’église. Pourtant elle n’avait pas pu ne pas voir que j’avais perdu cette foi fervente de ma première jeunesse qu’elle avait tellement aimée en moi. La sienne était assez haute, assez éprouvée, je suppose − ou bien assez candide encore − pour ne pas s’attarder aux errances toutes humaines de l’Église, gardant les yeux fixés sur son centre lumineux.

Est-ce que je pouvais seulement lui refuser cette consolation? Je me dis que je pourrais «faire comme si» sans que ce soit grand crime, et que je n’aurais peut-être même pas vraiment à feindre, empruntant à la foi de maman de quoi me soulever un moment en unisson avec elle.

J’acquiesçai à son désir, la sentis tout à coup profondément soulagée, et dus aussitôt m’endormir. Peu après, il me sembla, elle me secouait avec ces doux ménagements qu’elle mettait à me réveiller lorsque j’étais enfant, pour aller avec elle à la messe justement, mais alors c’était l’hiver, il faisait sombre encore, au dehors le vent hurlait, et c’était avec grand regret qu’elle me tirait de la chaleur du lit pour m’entraîner, sous les dernières étoiles, dans l’air glacial. Quel grand besoin d’âme n’avait-elle pas dû éprouver pour s’y résoudre, et n’était-ce pas encore le même qui aujourd’hui la contraignait!

Nous nous sommes habillées dos à dos comme autrefois et sommes parties dans le matin frais vers la cathédrale.

J’avais marché ainsi à côté de ma mère depuis presque mes premiers pas, et soudain me représentai la route infinie que formeraient, mis bout à bout, nos parcours: chez Eaton, tant de fois, à courir les aubaines; à l’église, bien entendu, le dimanche; aux quarante heures, aux visites d’indulgences; quelquefois, au plus fort de l’été torride, jusqu’au parc Assiniboine215 pourtant à des heures de marche pour aller goûter la fraîcheur de ses grands arbres et admirer ses pelouses toujours vertes sous les jets d’eau; jusqu’au River Park216 aussi où j’aimais tellement contempler derrière les barreaux les animaux au regard de captifs; et souvent, seulement pour le plaisir, aller et venir dans notre petite rue Deschambault, la chaleur un peu tombée. Et c’était par un de ces doux soirs d’été que maman, comme j’étais devenue «grande fille», selon son expression, avait choisi de m’éclairer sur les réalités − mais ne disait-elle pas plutôt, ce qui était bien plus approprié: les mystères de la vie. Elle s’y était en tout cas si mal prise que je n’avais presque rien compris à ce qu’elle tentait de m’expliquer, sinon que d’être femme était humiliant à vouloir en mourir. Il ne faut pas trop blâmer les femmes de ce temps-là d’avoir si mal su parler du corps et de l’amour; elles étaient retenues par la gêne et aussi de la pitié envers leurs petites filles, pensant bien faire en les laissant le plus longtemps possible ignorantes de ce qui les attendait. La lumière a été longue à venir, à nous, femmes, à travers des siècles d’obscur silence. Mais il me semble parfois que rien en route n’a été perdu des efforts des plus énergiques de nos mères et de leur acharnement à vouloir la vie meilleure.

Je pensais un peu à tout cela en marchant à côté de maman et me sentais le cœur plein à éclater de souvenirs que je n’avais pas cru avoir jusqu’à ce moment-là, tant le départ − presque autant que la mort − nous éclaire soudainement sur les êtres que nous allons quitter.

Cette fois encore, nous sommes allées nous placer tout à l’avant de la longue nef, au plus près du sanctuaire, parmi les vieilles femmes en noir égrenant leur rosaire et marmonnant à faible voix les Ave à la lueur émouvante des cierges.

Nous nous sommes agenouillées côte à côte comme en ce jour où nous étions venues prier ensemble avant mon opération. Et je regardais prier maman avec le même sentiment emmêlé de jadis. Aujourd’hui comme alors, elle priait indéniablement pour qu’il me soit épargné de souffrir. Alors pourtant que notre pauvre amour ne progresse qu’à travers les souffrances!

Bien des années après cette messe − qui devait être de longtemps la dernière − quand le divin partout présent en ce monde me paraîtrait manifeste et me ferait juger moins puériles des pratiques qui avaient tout de même aidé à garder vivant dans l’Église son noyau de lumière, je ne dis pas que je n’y revins pas en partie sous l’influence du nostalgique désir de me retrouver une fois encore comme agenouillée auprès de ma mère morte, et comment y serais-je parvenue sinon en Dieu! Quelquefois je m’avoue que ce qui me plaît le plus dans cette idée d’éternité, c’est la chance accordée, en retrouvant les âmes chères, de s’expliquer à fond avec elles, et que cesse enfin le long malentendu de la vie.

J’avais souffert de penser que mes amis et mes compagnes de travail à l’école me laissaient partir sans m’offrir une petite fête d’adieu. On le faisait bien pour chacune d’entre nous qui se mariait. Ce n’était pas de ne pas recevoir de cadeaux qui me peinait, mais qu’on me laissât partir comme si je ne comptais plus guère, en me marquant jusqu’au bout ce que je pensais être une sorte de désapprobation.

Mais le soir enfin venu de mon départ, j’eus la surprise en arrivant avec maman à la vieille gare du Canadien Pacifique d’apercevoir, partout dans le grand hall, de mes amis, et j’eus le cœur si réjoui, si bondissant que je me mis à courir de l’un à l’autre groupe, prise tout à coup d’une tendresse folle pour ces jeunes filles et ces jeunes gens de mon âge, que je ne pensais pas avoir crus proches à ce point de moi, mais soudain ils l’étaient, et je me sentais par leur présence encouragée à tenter l’impossible pour leur «faire honneur» comme on disait alors dans notre petit monde de l’un de nous dont le succès pouvait rejaillir sur tous. Il se trouvait même de mes camarades du temps de nos tournées de spectacle, Fernand entre autres, le pianiste-caricaturiste, ayant pour moi, qui n’avais presque rien à y mettre, un petit coffret à bijoux que je devais pourtant singulièrement chérir, sans doute parce que, Fernand vivant chichement, j’imaginai sans peine ce que son cadeau pouvait représenter de leçons de piano données aux quatre coins de la ville.

Le groupe entier m’accompagna sur le quai. Je m’aperçus avec fierté que cela faisait beaucoup de monde rien que pour moi. Le long train vibrait de part en part, en émettant de ces petits crachotements de vapeur qui m’étaient alors l’expression même de l’enivrement.

Mes amis me sautèrent au cou. Les uns me tendirent un petit paquet enrubanné, d’autres − et que j’eus bientôt loisir de bénir leur prévoyance! − glissèrent dans mon sac à main ou dans une poche de mon manteau une enveloppe dans laquelle je découvrirais un billet de banque accompagné de quelques mots: «Pour une paire de bas...» Ou bien: «Pour un bon repas un jour maigre...» Les chers amis, que leurs cadeaux devaient tomber à point aux jours creux qui ne manquèrent pas de se présenter, me devenant l’indispensable paire de chaussures ou le repas solitaire que je prendrais pourtant joyeusement en pensant que c’était aujourd’hui Hector ou Valen qui, sans le savoir, me l’offrait.

Le chef de train lança son appel au départ. Je sautai sur le marchepied. Devant moi, la petite foule amie agitait la main, du bout des doigts me lançait des baisers, me criait des vœux de bonheur. J’étais étourdie de joie par cette démonstration d’amitié que je n’avais pas prévue. Mais alors, en plein milieu de cette exaltation, me sauta aux yeux, à travers les visages jeunes et souriants, le petit visage défait de ma mère, subitement devenu vieux et creusé par le chagrin qu’elle ne pouvait plus me cacher. Dans ma folle ivresse de me voir l’objet de l’affection, j’avais oublié de l’embrasser, et c’est tout juste si de ses yeux battus d’insomnie elle osait me le rappeler. J’eus le souvenir d’un autre regard échangé entre elle et moi le jour de ma «graduation», quand, du haut de l’estrade, j’avais cherché le sien et l’avais rencontré si brillant de fierté que j’en avais été illuminée. Alors qu’aujourd’hui il paraissait sur le point de s’éteindre. Je sautai à bas du train. Je courus à elle. Je l’enserrai. Mais comment donc n’avais-je pas découvert avant qu’elle était si petite? Un corps d’enfant! Je la serrai contre moi de toutes mes forces. Je lui murmurai à l’oreille je ne sais quelle sotte prière de prendre bien soin d’elle-même, elle qui ne l’avait guère fait au temps où la vie lui était quelque peu bienfaisante. La première, elle desserra notre étreinte, me disant: «Ton train… ton train…» car il avait doucement commencé à rouler. Je remontai sur une marche du wagon. Je me pendis à la barre d’appui. Passèrent à mes yeux les visages jeunes, les visages souriants. Je n’avais plus de regard que pour la petite silhouette seule au milieu des êtres heureux. Je la vis serrer sur elle son manteau un peu étroit d’un geste que je reconnus seulement à cette minute lui avoir vu faire cent fois au moins et qui la peignait si bien telle qu’elle était, à la fois timide et fière. Elle me suivait de ses yeux éteints comme s’ils n’allaient cependant jamais me perdre − où que j'aille! − au bout de leur regard. L’expression m’en devint insoutenable. J’y voyais trop bien qu’elle voyait que je ne reviendrais pas. Que le sort aujourd’hui me happait pour une tout autre vie. Le cœur me manqua. Car j’y saisis, tout au fond, que je ne partais pas pour la venger, comme j’avais tellement aimé le croire, mais, mon Dieu, n’était-ce pas plutôt pour la perdre enfin de vue? Elle et nos malheurs pressés autour d’elle, sous sa garde! Il n’y avait plus maintenant que ces absents de visibles pour moi sur le quai de la gare: Anna au beau visage désolé de femme pleine de dons qui n’en a fait fructifier aucun et s’en fera reproche jusqu’à la fin de ses jours; Clémence dont les yeux déjà si sombres s’entouraient des cernes noirs de la maladie; Rodolphe au visage si tôt abîmé; même Dédette se trouvait là, dans ses habits de religieuse, son visage attristé me révélant que malgré tout elle regrettait de n’avoir pas connu un peu plus du monde avant de s’en séparer. Ils semblaient tous me reprocher leur vie manquée ou incomplète. «Pourquoi toi seulement? Pourquoi pas nous? N’aurions-nous pas nous aussi pu être heureux»?

Même des peines à venir, à des années encore de moi, me semblaient me blâmer d’aller me mettre à l’abri d’elles qui s’abattraient ici.

Puis, au bout du quai, surgie cette fois du passé, une petite foule en noir me parut se dessiner. C’étaient les grands-parents Landry, les Roy aussi, les exilés au Connecticut, leurs ancêtres déportés d’Acadie, les rapatriés à Saint-Jacques-de-l'Achigan, les gens de Saint-Alphonse-Rodriguez, ceux de Beaumont et jusqu’au grand-père Savonarole que j’eus le temps de reconnaître, à côté de Marcelline, tel qu’en son portrait, avec ses yeux de braise sombre… le terrible exode dans lequel ma mère un jour m’avait fait entrer…

Est-ce que je n’ai pas lu alors dans mon cœur le désir que j’avais peut-être toujours eu de m’échapper, de rompre avec la chaîne, avec mon pauvre peuple dépossédé? Qui de nous ne l’a un jour souhaité? Une si difficile fidélité!

Ensuite, je pense avoir versé des larmes. De honte? De compassion? Je ne le saurai jamais. J’ai peut-être pleuré de l’amer sentiment de la désertion.

Avant que ne vienne me reprendre, au son à présent régulier du train en marche à travers les espaces libres, le grand rêve consolateur de ma jeunesse qui m’a si longtemps trompée.

Il me peignait que j’aurais le temps de tout faire. Et d’abord de me sauver moi-même − à qui est-on utile, soi-même noyé? − puis de revenir sauver les autres. Il me disait que le temps m’en serait accordé.

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État 4

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-I-


Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois
que j'étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être trai-
tée en inférieure ? Ce ne fut peut-être pas, malgré tout, au
cours du trajet que nous avons tant de fois accompli, maman et
moi, alors que nous nous engagions sur le pont Provencher au-
dessus de la Rouge, laissant derrière nous notre petite ville
française pour entrer dans Winnipeg, la capitale, qui jamais
ne nous reçu tout à fait autrement qu’en étrangères. Cette sen-
sation de dépaysagement, de pénétrer, à deux pas seulement de
chez nous, dans le lointain, m’était plutôt agréable, quand j’é-
tais enfant. Je crois qu'elle m'ouvrait les yeux, stimulait mon
imagination, m'entraînait à observer.


Nous partions habituellement de bonne heure, maman et
moi, et à pied quand c’était l’été. Ce n'était pas seulement
r pour économiser mais parce que nous étions tous naturellement
marcheurs chez nous, et aimions aimant nous en aller au pas, le regard
ici et là, l'esprit où il voulait la pensée libre, et tels
nous sommes encores, ceux d'entre nous qui restent en ce monde.


Nous partions presque toujours animées par l'unespoir et
d’humeur gaie. Maman avait lu dans le journal, ou appris d'une
voisine, qu'il y avait solde chez, Eaton, de dentelle de rideaux,
de calicot, ou d'indienne propre à confectionner tablier et ro-
bes d'intérieur, ou encore de chaussures d'enfants. Toujours au-

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devant de nous, luisait, au départ de ces courses dans les maga-
sins, l'espoir si doux au coeur des pauvres gens d'acquérir à
bon marché quelque chose de tentant. Il me revient maintenant
que nous ne nous sommes guère aventurées dans la riche ville
voisine que pour acheter. C’était là qu’aboutissait une bonne
part notre argent si péniblement gagné - et c'était le chi
-che argent de gens comme nous qui faisait de la grande ville une
arrogante nous intimidant. Plus tard, je fréquentais Winnipeg
pour bien d'autres raisons, mais dans mon enfance il me semble
que ce fut presque exclusivement pour courir les aubaines.


En partant, maman était le plus souvent rieuse, portée à
l’optimisme et même au rêve, comme si de laisser derrière elle
la maison, notre ville, le réseau habituel de ses contraintes
et obligations , la libérait, et dès lors elle atteignait l’apti-
tude au bonheur qui échoit à l’âme voyageuse. Au fond, maman
n'eut jamais qu'à mettre le pied hors de la routine familière pour
être aussitôt en voyage, disponible au monde entier.


En cours de route, elle m’entretenait des achats auxquels
elle se déciderait peut-être si les rabais était considérables.
Mais toujours elle se laissait aller à imaginer beaucoup plus que
ne le permettaient nos moyens. Elle pensait à un tapis pour le sa-
lon, à un nouveau service de vaiselle. N’ayant pas encore entamé
la petite somme dont elle disposait pour aujourd’hui, celle-ci
paraissait devoir suffire à combler des désirs qui attendaient de-
puis longtemps, d’autres qui poussaient à l’instant même. Maman
était de ces pauvres qui rêvent, en sorte qu’elle eut la posses-
sion du beau bien plus que bien des gens qui l’ont à demeure et ne le

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voient guère. C’était donc en riches, toutes les possibilités
d’achat intactes encore dans nos têtes, que nous traversions le pont.


Mais aussitôt après, s’opérait en nous je ne sais quelle
transformation qui nous faisait nous rapprocher l’une de l’autre
comme pour mieux affronter ensemble une sorte d’ombre jetée sur
nous. Elle ne venait Ce n'était pas seulement de ce parce que nous venions de met-
tre le pied dans le quartier sans doute le plus affligeant de
Winnipeg, cette sinistre rue Water voisinant la cour de triage
des chemins de fer, toute pleine d’ivrognes, de pleurs d’enfants
et d’échappements de vapeur, cet aspect hideux d’elle-même que
l’orgueilleuse ville ne pouvait dissimuler à deux pas de ses lar-
ges avenues aérés. Le malaise nous venait aussi de nous-mêmes.
Tout à coup, nous étions moins sûres de nos moyens, notre argent
avait diminué, nos désirs prenaient peur. Nous atteignons la ruel'avenue
Portage, si démésurément déployée qu’elle avalait des milliers
de personnes sans que cela parût. Nous continuons à parler
français, bien entendu, mais peut-être à voix moins haute déjà,
surtout après que deux ou trois passants se fussrent retournés
sur nous avec une expression de curiosité. Cette humiliation de
voir quelqu’un se retourner sur moi qui parlais français dans
une rue de Winnipeg, je l’ai tant de fois éprouvée au cours de
mon enfance que je ne savais plus que c’était de l’humiliation.
Au reste, je m’étais moi-même retournée fréquemment sur quelque
immigrant au doux parler slave ou à l’accent nordique. Si bien
que j’avais fini par trouver naturel, je suppose, que tous, plus
ou moins, nous nous sentions étrangers les uns chez les autres.

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avant d’en venir à me dire que, si tout nous l’étions, personne
ne l’était donc plus.


C’était à notre arrivée chez Eaton seulement que se déci-
dait si nous allions oui ou non passer à la lutte ouverte. Tout
dépendait de l’humeur de maman. Quelquefois elle réclamait un com-
mis parlant notre langue pour nous servir. Dans nos moments patrio-
tiques, à Saint-Boniface, on prétendait que c’était notre droit,
et même de notre devoir de le faire valoir, qu’à cette condition
nous obligerons l’industrie et les grands magasins à embaucher
de nos gens.


Si maman était dans ses bonnes journées, le moral haut,
la parole affilée, elle passait à l’attaque. Elle exigeait une
de nos compatriotes pour nous venir en aide. Autant maman était
énergique, autant, je l’avais déjà remarqué, le chef de rayon
était obligeant. Il envoyait vite quérir une dame ou une demoi-
selle une telle, qui se trouvait souvent être de nos connaissan-
ces, parfois même une voisine. Alors s’engageait, en plein milieu
des allées et venus d’inconnus, la plus aimable et paisible des
conversations.
— - Ah ! madame Phaneuf ! s’écriait maman, comment allez-
vous? Et votre père? Vit-il toujours à la campagne?
- Madame Roy! S’exclamait la vendeuse. Vous allez bien?
Qu’est-ce que je peux pour vous? J’aime toujours vous rendre
service.


Nous avions le don, il me semble, pauvres gens, lorsque
rendus les uns aux autres, de retrouver le ton du village, de je
ne sais quelle société amène d'autrefois.

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Ces jours-là, nous achetions peut-être plus que nous au-
rions dû, si réconfortées d’acheter dans notre langue que l’ar-
gent nous filait encore plus vite que d’habitude des mains.


Mais il arrivait à maman de se sentir vaincue d’avance,
lasse de cette lutte toujours à reprendre, jamais gagnée une
fois pour toutes, et de trouver plus simple, moins fatiguant de
"sortir", comme elle disait, son anglais.


Nous allons de comptoir en comptoir. Maman ne se débrouil-
lait pas trop mal, gestes et mimiques aidant. Parfois survenait
une vraie difficulté comme ce jour où elle demanda : “a yard or
two of chamois chinese skin to put under the coat…” maman ayant en tête
d’acheter une mesure de peau de chamois pour en faire une doublure de manteau


Quand un commis ne la comprenait pas, il en appelait un
autre à son aide, et celui-là un autre encore, parfois. Des “ cus-
tomers ” s’arrêtaient pour aider aussi, car cette ville, qui nous
traitait en étrangers, était des plus promptes à voler à notre se-
cours dès que nous nous étions reconnus dans le pétrin. Ces conci-
liabules autour de nous pour nous tirer d’affaire nous mettaient
à la torture. Il nous est arrivé de nous en esquiver. Le fou rire
nous gagnait ensuite à la pensée de ces gens de bonne volonté qui allaient
continuer à chercher à nous secourir alors que déjà nous serions
loin.


Une fois, plus énervée encore que de coutume par cette aide
surgie de partout, maman, en fuyant, ouvrit son parapluie au milieu
du magasin que nous avons parcouru au trot, comme sous la pluie,
les épaules secouées de rire. A la sortie seulement, puisqu’il

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faisait grand soleil, maman s’avisait de fermer son parapluie, ce
qui donna à l’innocente aventure une allure de provocation. Ces
fous rires qu’elle me communiquait malgré moi, aujourd’hui je
sais qu’ils étaient un bienfait, nous repêchant de la tristesse,
mais alors j’en avais un peu honte.


Après le coup du parapluie, un bon moment plus tard, voici
que je me suis fâchée tout à coup contre maman, et lui ait dit
qu’elle nous faisait mal voir à la fin, et que, si toutes deux
nous riions, nous faisions aussi rire de nous.


A quoi maman, un peu piquée, elle-même, rétorqua que ce n’é-
tait pas a moi, ayant toutes les chances de m’instruire, de lui
faire la leçon à elle qui avait tout juste pu terminer sa sixiè-
me année dans la petite école de rang à StSaint-Alphonse-de-Rodriguez,
où la maîtresse elle-même n’en savait guère plus que les enfants,
et comment l’aurait-elle pu, cette pauvre fille qui touchait com-
me salaire quatre cents dollars par année. Ce serait à moi, l’es-
prit agile, la tête pas encore toute cassée par de constants cal-
culs, de me mettre à apprendre l’anglais, afin de nous venger tous.
(Plus tard, quand je viendrais à Montréal et constaterais que les
choses ne se passaient guère autrement dans les grands magasins
de l’Ouest de la ville, j’en aurais les bras fauchés, et le sen-
timent que le malheur d’être Canadiens français était irrémédiable.)


Jamais maman ne m’en avait dit si long sur le ce chapitre.
J’en étais surprise. Je crois avoir entrevu pour la première fois
qu’elle avait cruellement souffert de sa condition et ne s’était
consolée qu’en imaginant ses enfants parvenus là où elle aurait
voulu se hausser.

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De nos expéditions à Winnipeg, nous revenions éreintées
et, au fond, presque toujours attristés. Ou bien nous avions
été sages, prudentes, n’ayant acheté que l’essentiel, et qui
donc a jamais tiré du bonheur de se limiter au strict nécessaire.
Ou bien nous avions commis quelque folie, par exemple acheté le
chapeau qui m’allait si bien mais, à un prix fou,trois fois plus cher qu’il n’aur-
ait fallu
, et, nous avions du remords, il faudrait se rattra-
per ailleurs, disait maman, et ne pas avouer le prix au père, me
laissait-elle entendre à demi-mot. Ainsi notre gène d’argent nous
jetait-elle tôt ou tard dans l’extravagance qui nous ramenait à
une plus sévère gêne encore.


De toute façon, le pont que nous avions traversé en riches,
la tête pleine de projets, nous ne l’avons jamais retraversé qu’en
pauvres, les trois quarts de notre argent envolés, et bien souvent
sans que l’on puisse dire où.
— -Comme ça part, de l’argent! Disait maman. Évidemment
c’est fait pour partir, mais ton père va encore direa que j’ai
l’art de la faire partir plus vite que personne.


Bientôt, au-delà du pont, nous devenaient visibles les clo-
chers de la cathédrale, puis le dôme du collège des jésuites, puis
des flèches, d’autres clochers. Inscrite sur l’ardent ciel manito-
bain, le ligne familière de notre petite ville, bien davantageplus
adonnée à la prière et à l’éducation qu’aux affaires, nous conso-
lait. Elle nous rappelait que nous étions faits pour l’éternité

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et que nous serions consolés d’avoir eu tant de misère à joindre
les deux bouts.


Quelques pas encore, et nous étions chez nous. Nous n’é-
tions pas nombreux dans la petite ville pieuse et studieuse,
mais du moins avions-nous alors le sentiment d’y être d’un même
cœur. Déjà maman et moi, nous parlions dans notre langue le
plus naturellement du monde, ni plus bas, ni trop haut comme à
winnipeg où nous étions commandées par la gêne ou la honte de
la gêne. D’autres voix s’élevaient en français autour de nous,
nous accompagnant. Dans notre soulagement de retrouver notre mi-
lieu naturel, nous nous prenions à saluer presque tous ceux que
nous croisions, mais il est vrai, entre nous, dans la ville, nous
nous connaissions à peu près tous, au moins de nom. Plus nous al-
lions et plus maman se reconnaissait de gens amis et saluait et
prenait des nouvelles des uns et des autres.


De retour dans notre ville, il lui arrivait de lever le
regard sur le haut ciel clair pour le contempler avec une sorte
de ravissement. Et souvent, la fatigue disparue de son visage
comme par enchantement, elle me prenait à témoin : “ On est bien
chez nous."


Nous arrivions à notre maison, rue Deschambault. Le re-
trouver intacte, gardienne de notre vie à la française au sein
du pêle-mêle et du disprate de l’Ouest canadien, devrait nous ap-
paraître chaque fois une sorte de miracle, car à la dernière mi-
nute, nous nous hâtions vers elle. C’était comme si nous avions
toujours eu un peu peur qu’elle nous fût un jour ravie. Elle était
avenante et simple, avec ses lucarnes au grenier, de grandes et

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nombreuses fenêtres à l’étage et, entourant la façade et le côté
sud, une large galerie à enfilade de colonnes blanches.
Toujours nous revenions vers elle comme d’un voyage qui
nous aurait secoués. Pourtant ce ne sont pas ces voyages de St-Saint-
Boniface à winnipeg, si éclairants fussent-ils, qui m’ouvrirent
enfin pleinement les yeux sur notre condition, à nous Canadiens
français, au du Manitoba. Cela s’est fait en une autre occasion,
beaucoup plus dure.

-II-recommence sur une autre page


J’avais été malade de sérieuses indigestions l’une sur
l’autre et il me restait une sensibilité au ventre. Maman, le
jour où je commençai à aller un peu mieux, comme c’est sans dou-
te le cas chez bien des gens de notre genre, se décida à m’emme-
ner voir le médecin. Après les questions et l’examen, qui consis-
tait surtout en ce temps-là en palpation, nous attendions, maman
et moi, un peu effarouchées du verdict que le médecin mettait
beaucoup de temps à prononcer. Enfin il regarda maman et lui dé-
crocha un peu comme un reproche :
— -Madame, il va falloir opérer cette enfant. Au plus tôt.
Sans plus attendre.


Je tournai un peu la tête vers maman et la vis tressaillir
comme sous le coup d’unreproche, effectivement.blâme en effet Elle avait pâli
puis il m’avait semblé la voir rougir, et tout ce temps elle
avait l’air de chercher des mots qui ne venaient pas. Enfin elle
trouva celui-là qui nous était le plus coutumier, le plus habituel,
je pense bien, et je l’entends encore, je l’entendrai toujours le
prononcer d’une voix blanche :

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— -Combien? Ce sera combien, docteur?
J’eus l’impression que nous étions chez l’épicier ou le
boucher, et que pourtant maman s’armait pour une lutte bien plus
serrée qu’avec ces gens-là sur qui elle avait assez facilement
le dessus.


Le docteur déplaçait des papiers, sa plume, son buvard, et
paraissait aussi mal à l’aise que maman.
— -Écoutez, madame. Dans le courant ordinaire des choses,
pour une opération de ce genre, c’est cent-cinquante dollars.
Il saisit sans doute l’expression de consternation qui se
peignit sur le visage de maman, car il se hâta de lever les mains
en disant :
-Mais!...mais!...


L’ayant un peu calmée par son geste, il poursuivait :
— -Pour vous dont je connais les difficultés, ce sera cent dollars.


Je vis que cela n’aidait pas beaucoup ma mère à respirer.
Elle gémit comme pour elle-même. Sans s’en plaindre à lui : — « Cent
dollars! Cent dollars! »


Le médecin haussa les épaules, d’impuissance. Alors je com-
pris qu’elle allait raconter l’ « histoire » de votre vie, en quelque
sorte
qu’elle sortait en public lorsqu’elle n’avait vraiment plus
d’autres recours, et qui me remplissait chaque fois d’une confu-
sion et d’une détresse qui ne semblaient pouvoir se dissoudre ni
en larmes ni en paroles. J’aurais voulu retenir maman, l’empêcher
de parler, mais déjà il n’était plus temps. Assise au bord de sa

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chaise, les mains nouées sur sa jupe, le regard fixé sur un pointle
au plancher, d’une voix monotone, sans jamais lever les yeux vers
le médecin afin de n’être distraite en aucune façon par ce qu’el-
le devrait dire, elle racontait :


"- — Mon mari, fonctionnaire du gouvernement fédéral, pour
n’avoir pas caché sa loyauté politique, s’est trouvé en butte à
une sournoise persécution et, pour finir, s’est vu mis à la porte,
congédié six mois seulement avant l’âge de la retraite dont il a
été frustré. Ainsi, dans notre âge avancé, disait maman, nous
nous sommes trouvés démunis, monsieur le docteur, sans revenus
assurés. Il nous a fallu vivre du vieux gagné vite dépensé, com-
me vous pouvez le penser, auquel s’est ajouté l’aide des mes grands
enfants et ce que j’ai pu gagner moi-même ici et là pour des tra-
vaux de couture…
"


L’histoire défilait, le médecin écoutait, peut-être dans
l’ennui, car ses yeux erraient parfois au plafond, venaient se
poser un instant sur moi, sans sourire, repartaient. Au début
seulement la consultation, il m’avait adressé la parole : — "Quel
âge as-tu, petite? Douze ans…On ne le dirait pas…On t’en don-
nerait plutôt dix."
Et il avait parlé à maman sur un ton sévère :
« Vous auriez dû m’ammener cette enfant il y a au moins six mois. »


Maintenant il me regardait, on aurait dit, sans amitié.
Cette idée de maman aussi de me faire voir par le médecin le plus
cher de la ville!


Elle en était aux détails les plus affligeants, que je ne
pouvais entendre sans vouloir me cacher le visage dans les mains :

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les raccommodages qu’elle attaquait le soir, sa journée faite,
et qui étaient d’un bon rapport, dit-elle avec une curieuse in-
sistance, comme si le docteur eût pu avoir des reprisages à lui
commander en retour de ses services.


Je ne comprenais vraiment rien à maman, à certaines heures.
La femme la plus fière, qui passait des nuits à coudre pour ses
filles des robes aussi belles que celles des filles de notables
les plus riches de la ville, qui trouvait Dieu sait où l’argent
de nos leçons de piano, la femme la plus stoïque aussi, que ja-
mais je n’ai entendue avouer une douleur physique, ni même, plus
tard, le terrible mal de la solitude, dès lors qu’étaient mis en
cause la santé, le bien-être, l’avenir de ses enfants, elle aurait
pu se faire mendiante aux coins des rues.


Excédé à la fin par cette histoire qui, pour lui, ressem-
blait peut-être à bien d’autres entendues ici même, le docteur
leva les mains pour faire taire maman.
— -Madame!...madame!...Si vous ne pouvez régler mes hono-
raires en une fois, faites-le petit à petit, comme vous pourrez.


Alors maman respira.


Du moment qu’une dette, une obligation, aussi énorme fût-
elle, pouvait être fractionnée, réglée à petits coups, étirée,
elle pensait arriver à en avoir raison, après tout elle avait
fait cela depuis des années, elle y était entraînée : tant ce
mois-ci pour la machine à coudre (encore que dans le décourage-
ment maman avouaitât parfois que la machine serait sans doute u-
sée avant d’être à nous) ; tant pour le service d’argenterie (il
me semble que ce n’était que cinquante cents par quizaine, que mais

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nous n’ne les avions tout de même presque jamais quand passait le re-
présentant) ; tant pour la glacière. Maman, ayant saisi que mon
opération pouvait entrer dans cette catégorie, en fut aussitôt
réconfortée et m’adressa un regard qui semblait entendre : — « Tu
verras, on se sortira de cela aussi."
En fait, de soulagement,
elle eut une même espèce de sourire tendre qui nous enveloppa tous
deux, moi et le docteur, et qui lui donna un air presque heureux,
au milieu de sa peine. Elle était comme une belle, grande riviè-
re, semée, tout au long de son cours, d’obstacles : rochers, écueils,
récifs, et elle en arrivait venait à bout, soir en les contournant, en
s’en éloignant par le rêve, soir en le franchissant au bond. Alors,
pour un court moment, entre les milles embûches, avant qu’elle ne
fût reprise par les remous, on entendait son chant d’eau apaisée.
-Eh bien, si c’est ainsi, docteur, soyez assuré que je
parviendrai à m’acquitter envers vous…


Le docteur coupa court aux promesses de maman. Il se leva.
Nous nous sommes levées aussi. Maman songea alors à s’informer :
— -Ce sera pour quand, ? l’opération ? Dans quelques semai-
nes ?
-Y pensez-vous, madame! Je téléphone à l’hôpital immé-
diatement. Je tiens à ce que votre petite fille y entre ce soir-
même, demain au plus tard.
-Oh! Demain seulement! supplia maman.


Le côté affaire règlé – ou relégué – elle pouvait enfin
être à son souci pour moi, à son angoisse. Elle se mit à plaider
pour un peu plus de temps. Elle en voulaitIl lui en fallait pour me coudre des vê-

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tements propres pour l’hôpital. Pour préparer mon père à l’idée
de l’opération. Et qui sait, peut-être dans l’espoir de pour voir se
détourner le cours des choses, s’il lui en était accordé suffi-
samment.
— -Nous avons déjà beaucoup trop tardé, trancha le doc-
teur. Nous somme à la merci d’une crise grave qui peut amener
la rupture de l’appendice. J’opérerai votre enfant après-demain
au plus tard.


Nous sommes sorties. Dans quelle petite rue ombragée
d’arbres étions-nous, je n’en sais plus trop rien. Par ailleurs,
je me souviendrai toujours, nous étions en été, que c’était par
une des journées les plus tendres que puisse nous offrir l’été,
toutes pleines d’un vent doux qui caresse le visage. Cela nous a
fait un drôle d’effet de nous retrouver au milieu d’une pareille
journée avec nos calculs, notre peur de l’hôpital et l’angoisse
de ce que papa allait dire. Il nous sembla que nous aurions plu-
tôt dû être dans une belle campagne, assises dans l’herbe, au pied
d’un arbre, à manger notre pique-nique, ou à rêver face au ciel,
le corps parfaitement sain.


Maman prit ma main et me demanda si je n’étais pas trop
fatiguée. "Parce que, me dit-elle, si tu t’en sens la force, j’ai-
merais faire un bout à pied." ( Nous étions dans de petites rues
d’où pour trouver un tramway il eût fallu marcher plus loin que
jusqu’à chez nous. Maman devrait être bien troublée pour n’y ne pas y avoir
penser. réfléchi ) " J’aimerais me donner le temps, dit-elle, de préparer en

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pensée comment je vais parler à ton père."


Je tâchai de la retenir. Je lui dis que j’étais mieux,
que je n’avais plus de mal nulle part. Et c’était vrai. L’émo-
tion m’avait galvanisée, prêté pour l’instant des forces venues
de je ne sais où. D’ailleurs ce n’était pas nouveau, chez moi, une
telle réaction. Il suffisait qu’on m’emmène chez le dentiste pour
que disparût subitement un mal de dents qui m’avait tenue éveil-
lée toute la nuit. Maman ne prêtait donc pas attention à ce que je disais. Elle poursuivait son idée.
— -Ton père, les dettes l’on toujours terrifié, même
quand il gagnait de quoi assurer notre vie. Alors, maintenant,
tu peux imaginer ce qu’ comme elles l’effraient! Pourtant, quand on
peut repartir au mois, il me semble que les dettes c’ ce n'est
pas la fin du monde.


Je devais ressembler à mon père sur ce point car les det-tes auss me terrifiaient.
— -Je ne veux pas être opérée, ai-je décidé. On n’a pas
les moyens. Et papa va être contre.


Elle s’arrêta de marcher et me secoua un peu.
— -Ne dis plus jamais chose pareille . Ton père ne sera
pas contre. Il s’agit seulement de l’amener à voir que cette
dette n’est pas pire qu’une autre. Ne m’enlève pas le courage,
me pria-t-elle, au moment où j’en ai le plus besoins pour nous sortir du
trou.


— -On y est pourtant toujours dans le trou, lui fis-je
remarquer.


A ma surprise, elle se prit à rire un peu, comme de loin,

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à tant de promuesses accomplies.
— -N’empêche qu’on en est sorti mille fois, du trou.
-Ce n’était peut-être pas le même
, dis-je, souriante
malgré moi, de connivence avec elle.


Nous avions atteint le coin de notred'une petite rue tranquil-
le et nous en enfilions une autre également bordée d’arbres dont
on entendait les feuilles bruire doucement en plein milieu de
nos calculs. Il y eut ceci d’aimable dans notre vie : presque
jamais la nature manquane s'abstint de nous marque une sorte de bienveil-
lance à travers nos épreuves. Ou était-ce parce que nous cher-
chions sans cesse consolation en elle qu’elle nous l’accordait?


Soudain, cependant, maman m’étonna beaucoup en s’avouant
abattue. Elle disait comme pour elle-même :
— -C’est vrai que le malheur nous poursuit depuis long-
temps. Il faudrait sans doute remonter bien loin pour en connaî-
tre la cause. C’est une longue histoire.


Tellement les histoires m’étaient alors amies, même au
plus creux de la désolation, je la priai :
— -Raconte.


Elle me fit un sourire navré qui sous-entendait :
C’est bien le temps, va!


Malgré tout, cependant, commencèrent à lui échapper des
bribes d’un récit de malheurs anciens que la scène chez le méde-
cin avait sans doute réveillés – de moins c’est ce que j’ai cru
comprendre.


Car, soudain, nous étions rejointes dans la rue paisible

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par une quantité de nos gens aux peines depuis longtemps mortes
et qui pourtant revivaient en nous. En écoutant maman, j’eux la
curieuse impression que notre détresse avait rappelé à nous des
centaines d’êtres et qu’à présent, dans la rue déserte, nous al-
lions ensemble, eux peut-être consolés de nous trouver attenti-
ves encore à leurs vies écoulées, et nous, de ne pas nous retrou-
ver toutes seules.
— -Tout vient, disait maman, de ce vol de nos terres là-
bas, dans notre premier pays, quand nous en avions un, que les
Anglais nous ont pris lorsqu’ils l’ont découvert si avantageux.
Au pays d’Évangeline. Pour avoir ces terres riches, ils nous ont
rassemblés, trompés, embarqués sur de mauvais navires et débar-
qués au loin sur des rivages étrangers.
-Nous étions des Acadiens ?


Peut-être maman me l’avait-elle déjà dit et je n’en avais
pas gardé mémoire. Ou bien je n’avais pas eu avant le jour le cœur prêt
à accueillir le souvenir de cette tragédie, et n’en avais pas fait grand cas.
— -Ainsi a commencé notre infortune, il y a bien longtemps,
dit maman,(qui a pris de nombreux visages au cours des ans.) Je ne
sais pas tout de l’histoire. Des bouts seulement, transmis de gé-
nération en génération.(sont parvenus jusqu'à nous.)
-Où ont-ils été laissés, maman?
-Oh, un peu partout en Amérique, à se débrouiller comme
ils pouvaient, ne connaissant même pas la langue du pays où ils
avaient échoué. Une partie d’entre eux, de peine et de misère,
réussit à se rassembler au Connecticut. Ils travaillaient aux

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usines, aux chantiers forestiers, au chemin de fer, là où il y
avait de rudes besognes à accomplir à vil prix. Ils voisinaient
beaucoup entre eux, se réconfortaient dans leur ennui de la pa-
trie.


C’est à cet endroit du récit de maman que j’ai commencé
à me tracasser au sujet de la notion de patrie, dece qu’elle signi-
fiait au juste. En tout cas, je l’ai beaucoup étonnée en lui de-
mandant à brûle-pourpoint si nous autres en avions une patrie.
— -Bien sûr, a-t-elle répondu, puis après aussitôt elle n’a pas eu l’air
si certaine d’elle-même, et m’a touché le front en disant : Tu n’as
pas de peinefièvre au moins?


J’ai protesté que non et insisté pour connaître le sort
de nos gens du Connecticut.
— -Ce n’est pas le moment de me faire raconter cette viel-
le histoire triste, m’a-t-elle reproché. Je suis déjà assez acc-
parée. Il faut que je prépare ta valise pour l’hôpital…L’hôpi-
tal, gémit-elle, puis elle m’assura que j’y serais bien…et, malgré
tout, elle était de retour avec nos gens du Connecticut. Dans ce
temps-là, fit-elle, des prêtres, que l’on nommait colonisateurs,
vécurent, on aurait dit, pour retrouver les troupeaux perdus et
en ramener le plus possible. L’un d’eux vint jusqu'à nous au Con-
necticut.
-Elle avait commencé de dire "nous" à propos de nos loin-
tains ancêtres, et cela me consola bizarrement.
-Dans notre petite église de là-bas, où on faisait
le prêche en français, il nous annonça que le Québec nous attendait

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bras ouvert, que des terres nous seraient distribuées dans un
canton fertile, non loin de Joliette, si nous voulions revenir
au pays.


— -Alors c’est le Québec, notre patrie?


— -Oui et non, dit maman. C’est embêtant à préciser. Puis
elle poursuivit : Il y eut discussion entre nous. Les uns disaient :
"On se fera ici. Nous sommes déjà à moitié Américains. Nos en-
fants parleront anglais. C’est la sagesse. A rouler toute notre
vie, nous n’arriverons à rien." Mais d’autres tenaient pour ten-
ter l’aventure au Québec : « Ce sont là-bas nos frères. Nous par-
lons la même langue. Nous avons la même foi. Allons nous mettre
entre leurs mains." ?


— -Qu’est-ce qu’ils ont décidé?


— -Comme cette histoire t’intéresse tout à coup : dit ma-
man, et elle m’apprit : Eh bien les uns sont restés, en sorte que nous
devons avoir de lointains cousins au Connecticut, d’autres sont
venus d’établir dans la belle et fertile paroisse de Saint-Jacques-
l’Achigan.


Nous avons alors aperçu un banc au coin d’une rue, sous un
arbre qui murmurait, et maman a dit : — "Asseyons-nous un peu pour
que tu te reposes."
Et le clair bruit du feuillage doucement agi-
té nous parla de répit et d’un moment debonheur dans la vie des
exilés.


— -Tu n’as toujours pas de mal? demanda maman.


Je fis signe que non, et c’est vrai, je n’en ressentais
pas, seulement celui dont j’était issue.

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— -Est-ce qu’ils ont été heureux, nos gens, à Saint-Jac-
ques-l’Achigan?


— -Oui et non. Ils avaient beaucoup d’enfants. Tous les
nôtres élevèrent des familles nombreuses. Nos prêtres disaient
qu’à ce prix nous reconquérrrions notre place au soleil. A Saint-
Jacques-l’Achigan, ils furent bientôt à l’étroit. Un peu au
nord s’élevait une sévère chaîne de collines. La terre y était
pauvre, semée de cailloux, hérissée d’épinettes sombres. C’est
pourtant là que montèrent s’installer ton grand-père Elie et ta
grand-mère Emilie. Personne ne travailla jamais sur terre autant que
ces deux-là, raconta maman, les yeux au loin et comme navrée
encore de leur long effort laborieux. Ils défrichèrent, ils arra-
chèrent au sol des milliers de pierres, ils en érigèrent des mon-
ticules, des murets, ils se firent quelques champs d’avoine, de
blé noir. Leur première cabane fut bientôt remplacée par la mai-
son où je suis née, celle que tu as vue dans l’album. Ton grand-
père était habile : notre maison avait belle allure. Nous y avons
mangé plus souvent de la galette de sarrasin que du pain blanc,
mais je pense y avoir été une petite fille heureuse.


-Je fus si contente que maman, avant sa vie de tracas,
ait été une petite fille heureuse que je poussais un soupir d’ai-
se. Je voulus savoir comment elle s’y était prise pour être heu-
reuse, et maman répondit qu’elle ne s’en souvenait pas, qu’à son
idée les enfants étaient généralement heureux, se faisant du
bonheur avec peu. Puis elle prit pitié de moi qui la regardais
avec l’envie de pleurer – mais elle se méprit et ne sut ja-
mais que c’était sur elle que j’avais envie de pleurer. Elle

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me passa la main sur le front en m’assurant que j’allais revenir
à la santé et retrouver mes jeux avec joie.


— -Pourquoi, si vous étiez heureux à Saint-Alphonse-de-
Rodriguez, êtes-vous encore partis, ai-je demandé.


— -On a peut-être du sang d’errants dans les veines, dit
maman à force d’errer. Pourtant, maintenant, personne plus que
moi n'aimerait être fixé une fois pour toutes. Ton grand-père Élie
était porté à l’aventure. Il se sentait à l’étroit dans les col-
lines pauvres pour y établir ses fils autour de lui. Puis est ve-
nu vers nous un autre de ces prêtres-colonisateurs, celui-là
pour nous vanter le Manitoba et l’acceuil qu’on nous y ferait.
Il parlait des belles terres riches, de tout cet Ouest canadien
où nous devrions nous hâter de prendre notre place avant les
Écossais, et les Anglais qui arrivaient à grand flot. Il disait que
tout le pays, d’un océan à l’autre, nous revenait, à nous, de
sang français, à cause des explorateurs de France qui l’avaient
les premiers parcourus.


— Nos droits à notre langue, à notre culture seraient respectés. A
chaque chef de famille, à chacun de ses enfants mâles ayant at-
teint dix-huit ans, le gouvernement de la nouvelle province con-
cèderait un quart de section. C’était tentant pour des gens com-
me nous. Ton grand-père prit feu, Tu tiens de lui, fit-elle en
passant sa main sur ma joue, ce don de parler partir en imagination.
Ta grand-mère était la seule à s’opposer au projet. A la fin el-
le céda, et nous voilà en route encore une fois. Le reste de
l’histoire, tu le connais, je te l’ai raconté cent fois. Ils
eurent une concession dans la Montagne Piembina.

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— -Et enfin ils se reposèrent ?


— -Ah, mon Dieu, de loin encore ils n’eurent de repos.
Tout était à refaire. Ton grand-père construisit la maison neu-
ve exactement comme celle de Saint-Alphonse, ta grand-mère refit
les meubles, les armoires, le pétrin…


— -Et le banc-lit, je me le rappelle.


— -Quand tu étais toute petite fille et que nous allions
là-bas, tu pleurais si on te refusait de passer la nuit dans le
banc-lit…Je me suis toujours demandée pourquoi tu aimais telle-
ment coucher dans cette espèce de cercueil.


Je crus me souvenir que j’y éprouvais le sentiment d’une
sécurité totale, comme si les mais qui avaient façonné ce vieux
meuble rustique devaient détenir détenait le pouvoir d’éloigner de moi
toute menace.


— -Après quelques années, tout aurait pu être si beau à
Saint-Léon, dit maman, car la terre était à nous. En comptant
celle des garçons, elle faisait un mille carré en tout! Grand-
mère semait dans son jardin les mêmes fleurs qu’au Québec, on
n’entendait parler autour de nous que notre langue familière,
c’était presque la prospérité enfin, et voici que le gouverne-
ment du Manitoba se tourna contre nous. Il passa cette loi ini-
que qui interdisait l’enseignement de la langue française dans
nos écoles. Nous étions pris au piège, loin de notre deuxième
patrie, sans argent pour nous en aller, et d’ailleurs où aurions-
nous été?


— -Encore sans patrie ?

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— -Nous avions toujours nos terres, nos coutumes, nos
maisons…et notre langue que nous n’étions pas prêts à nous
laisser arracher. Mais aussi c’est ce qui nous ruina : cette
longue lutte, toutes ces dépenses pour préserver nos écoles, Es-
tu assez reposée? me demanda-t-elle. Il faudrait repartir. Ton
père doit être inquiet de ne pas nous voir plus vite.


Le feuillage, en en s’écartant, nous exposa un pan du haut ciel
clair que nous avons fixé ensemble en souriant malgré nous. Et
maman a raconté :


— -Ton père, lui, c’est la profonde misère des siens, du
côté de Beaumont, qui l’a chassé. Il a dû commencer à travailler
tout enfant, puis de bonne heure émigra aux États-Unis comme
tant de s nôtres que le Québec ne pouvait faire vivre. Il a fait
tous les métiers, mais tout le temps il lisait, s’instruisait,
se préparait à jouer un rôle important quand il rentrerait dans
son pays. C’est au Manitoba qu’il aboutit. Quand je l’ai rencon-
tré, à Saint-Léon, il croyait, comme le prêtre-colonisateur jadis,
que tout l’Ouest, jalonné de petites colonies, serait au moins à
moitié français d’un océan à l’autre. Puis il connut Laurier, qui
allait devenir bientôt le Premier ministre, et qui lui demanda
s’il ne travaillerait pas à son élection. Dès cet instant, ton pè-
re donna sa vie à cet homme tant il avait foi et confiance en lui.
Lorsque Laurier, devenu Premier ministre, refusa de prendre parti
dans la question du français au Manitoba, puisque cela relevait du domaine provincial, ton père ne lui retira pas son appui. Il disait : "Il a ses raisons. " Ce qui lui fut intolérable, d’esprit

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religieux comme il était, ce fut d’entendre, du haut de la chaire,
tomber l’anathème contre les partisans de Laurier que l’on décla-
ra traître à la cause du français. Enfin sa loyauté politique,
on la lui fit payer de son poste d’agent colonisateur, alors qu’il
atteignait la viellesse. C’était notre ruine, et j’ai des rai-
sons de soupçonner les nôtres, nos propres gens, d’y avoir tra-
vaillé. Car le plus triste de notre histoire, c’est peut-être que
tant de malheurs ne nous aient pas encore unis.


Elle pencha la tête, regardant le sol à ses pieds, et me
demanda :


— -Comprends-tu un peu peut-être pourquoi j’ai parlé de
cela au médecin…Ce n’est pas de gaieté de coeur, je t’assure.


J’eus tant de peine pour elle, pour mon père, pour tous
ces gens dont nous avions parlé, que je n’aurais pu répondre. Lors-
qu’elle m’eut redemandé si nous allions nous remettre en route et
que je me levai pour la suivre, il me sembla que nous prenions
place dans l’interminable exode. Jusqu’où irions-nous donc à la
fin des fins?


— -Ton père, quand je l’ai rencontré, me dit-elle tout à
coup sans aucun propos, n’était plus jeune, mais énergique,
plein d’idéal, un homme très beau et gai à ses heures.


Alors je me rappelai qu’au cabinet de consultation, le
médecin avait demandé à maman : "Quel âge aviez-vous, madame,
quand vous avez donné naissance?... "?Maman avait paru gênée. El-
le avait répondu, comme si elle n’en était pas sûre : « quaran-
te…quarante-deux, ou trois… "


— -Et votre mari, lui? [–Cinquante-neuf ans, docteur.

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Comme si elle répondait à ma silencieuse question , elle
m’assura :


— -Ton père a été heureux et fier quand tu est venue au
monde…On dit, poursuivit-elle, que les enfants de parents âgés
sont fragiles et délicats, mais aussi, paraît-il, ce sont les
plus doués.


Nous ne devions pas être loin de la cathédrale, car maman
a suggéréà un moment :


— -Veut-tu que nous entrions prier en passant , pour que
tout se passe bien.


La haute nef nous parut sombre après le grand jour. Elle
ne semblait éclairés que par les lampions nombreux sur leur sup-
port, qui se consumaient, à l’avant de l’église.


Maman m’entraîna presque aux premiers bancs, tout près du
choeur. C’est là ou que nous allions prier quand nous avions désespé-
rément besoin d’aide, comme si nous avions ici plus de chance d’ê-
tre vues et entendues. Nous nous sommes mises à genous. J’ai prié,
je suppose, mais surtout, je pense, j’ai regardé maman prier. De-
puis, j’ai vu quelques êtres, très peu, prier comme elle ce jour-
là, mais alors c’était la première fois, et le spectacle me chavi-
ra le cœur. Elle ne bougeait en rien, elle était tout immobile,
et cependant tout en elle était tendu, le visage, les yeux, les
lèvres, même les mais qu’elle avait portées au-devant d’elle et
gardait dens une attitude de suppliante. Et c’est alors, il me sem-
ble bien me rappeler, que j’ai formé au fond de mon âme la résolu-
tion de la venger. Ou plutôt elle dut naitre de l’excès de mon im-
puissance et de ma faiblesse. C’est, acculée, que j’ai trouvé du

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courage de la vie.


A la sortie, la vive clarté du jour nous a comme blessé
les yeux et l’âme. Maman a ralenti le pas, qu’elle avait alors
si vif, pour se mettre au mien qui devenat tranant. Elle se
faisait des reproches de m’avoir tellement parlé, de m’avoir fait
marcher quelques pas de plus pour atteindre l’église. A bout de
forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour
je la vengerais. Je vengerais aussi mon père et ceux de Beaumont,
et ceux de Saint-Jacques-l’Achigan et, avant, ceux du Connecticut. Je
m’en allais loin dans le passé chercher la misère dont j’étais
issue, et je m’en faisais une volonté qui parvenait à me faire
avancer.


Mais à l’hôpital, à l’abri d’un paravent qu’une sœur
était venue dresser, lorsque le vieux prêtre, assis près de moi,
commença à me parler de la vie, de la mort, et de l’éternité, je
changeai d’idée : je pensais que mieux valait mourir et délivrer
les miens de toutes dépenses plutôt que de vivre pour les ven-
ger peut-être un jour, ce qui maintenant me paraissait bien dif-
ficile.


Nous étions quatre enfants à peu près du même âge dans cet-
te chambre. Au moment de s’informer pour nous à auprès de l’hôpital, le té-
léphone déjà ouvert, le docteur avait demandé brièvement :


-Que désirez-vous ? Une chambre particulière ? La salle
commune ? Ou, s’il en reste, une chambre à quatre lits ?


-ah,Peut-être, avait dit maman, en cherchant mon regard d’un air

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d’excuse, à quatre lits, peut-être, tu t’y ennuiera iss moins que
toute seule.


Voilà bien le genre de pauvres que nous étions, entrete-
nant, pour la forme, au milieu de nos tracas d’argent, des pos-
sibilités toujours au-delà de nos moyens, et c’était sans doute
cette aptitude, ce goût de l’élégance qui faisait de nous des
pauvres.


Le vieux missionnaire, passant par la ville, venu peut-
être du Nord – quelquefois j’imagine que le sort s’est mêlé de
me l’envoyer – me parlait bas en m’enveloppant d’un bon regard
paisible que je voyais briller, à la lueur de la veilleuse, au
fond d’un visage barbu. Il m’entretenait de la mort, sans la dé-
pouiller, parce que j’étais une enfant, de gravit. Et de sérieux,
et c’est peut-être pour un avoir entendu ce vieil homme, au début
de ma vie, m’en parler avec noblesse et candeur que la mort a per-
du sur moi beaucoup de son pouvoir d’effroi. Il me disait que
j’allais presque certainement guérir, mais que tout s’accompli-
rait selon la volonté de Dieu. Demain, quand on m’endormirait,
je serais comme un petit oiseau que le Seigneur tiendrait dans
sa main. Ou il me relâcherait pour revenir avec les autres en-
fants, jouer, rire, s’ébattre, ou il me garderait dans son mys-
térieux séjour.


C’était ce que je voulais, et je demandai au vieux prêtre
de m’expliquer le mystérieux séjour. Encore aujourd’hui je bénis
le ciel d’avoir placé près de moi à ce moment une âme qui ne pré-
tendait pas saisir l’inexplicable, seulement en rêver.


— -Ah! mon petit enfant, me dit-elle, si seulement on le sa-

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— vait, hein, mais alors il n’y aurait pas beaucoup de mérite à
parcourir la longue route. Et pas beaucoup d’intérêt non plus,
ne trouves-tu pas? Tout ce que je crois pressentir ou deviner,
c’est que notre vie débouche sur l’infini, et tous, je pense
bien, nous avons envie de l’infini.


Ah! qu’à l’entendre en parler, j’en avais moi-même envie !
Je lui demandai si dans l’infini on était encore responsable de
ses dettes.


Il me demanda : quelle sorte de dettes : Déshonorantes, que
l’on fait avec malice, en sachant bien que jamais on ne pourra
s’en acquitter ? Ou des dettes de pauvres, qu’ils ont sur le
dos parce qu’ils ne peuvent vraiment faire autrement ?


J’étais en peine de répondre. Il me semblait que nos det-
tes n’étaient franchement ni d’une catégorie ni de l’autre, mais
que peut-être elles participaient de l’une et de l’autre à la
fois.


Il passa sa mais sur mon front et m’engagea doucement à
ne plus me tracasser. Il me dit de me reposer dans le Seigneur,
de lui mettre tous mes problèmes dans les mains. Je pense avoir
toujours su qu’il n’y avait que lui en fin de compte pour nous
aider. Masi, en même temps, il m’avait semblé qu'Ilil ne le faisait
pas. Pourquoi? Parce qu’on était trop éloignés, nous de lui, ou
lui de nous ? Alors, j’ai rêvé qu’en arrivant chez lui, le très-
Haut, comme on l’appelait, je lui raconterais toute notre histoire
dans l’oreille. Il verrait bien alors qu’on ne pouvait prendre
maman au mot. Comment pourrait-elle s’acquitter de mon opération
à raison de cinq dollars par mois, quand déjà il en avait trois

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à verser pour la machine à coudre, quatre pour mes leçons de
piano, qu’elle refusait absolument de faire cesser, à part lesen plus
comptes toujours en des arrérages chez l’épicier, le marchand de
charbon, presque tous les fournisseurs. De plus, elle venait de
me promettre comme récompense pour ma guérison un manteau neuf –
coupé il est vrai dans du vieux mais qu’elle comptait garnir
d’un col d’astrakan acheté chez un bon fourreur de la ville. Ce
manteau, et la curiosité de voir comment maman allait s’y pren-
dre pour me l’obtenir, me retenaient quelque peu à la vie que,
d’autre part, je souhaitais quitter pour cesser justement d’être
à la charge de maman.


Ainsi en alla-t-il de ce que je croyais être ma dernière
prière, et qui était bien je pense, l’expression d’un désir d’é-
vasion. Car l’idée de ma mort – étrangement mais peut-être, au
contraire, très logiquement – m’avait fait entrevoir ce que pour-
rait être ma vie, et j’en avais pris peur. Pour venger ma mère,
il m’était apparu que je devrais, de retour à l’école, plus tard
travailler doublement, être la première toujours, en français,
en anglais, dans toutes les matières, gagner les médailles, les
prix, ne cesser de lui apporter des trophées. Ensuite, mes étu-
des terminées, je n’apercevais plus rien de précis et de clair,
seulement, devant moi, une route montant, comme solitaire, s’en
allant dans je ne sais quel abandon sous un ciel nuageux, et le
cœur me manquait.


J’avais toujours pourtant passionnément aimé les routes
de la plaine, mais, déroulant dans le plat, elles permettent
de voir loin devant soi et de toutes parts. Tandis que la route

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de mon avenir me parut, ce soir-là, en montés et sinuosités qui
ne me livraient jamais à l’avance de perspective, toutes se per-
dant dans du noir. Une fois, plus tard, je devais, d’une légère
élévation dans la plaine, contempler une petite route de terre,
inondée de soleil, qui m’apparaîtrait mystérieusement reliée à
ma vie et me soulèverait d’exaltation. Mais, pour l’heure, à
l’hôpital, la route de ma vie – ou peut-être de toute vie –
me semblait un chemin toujours à l’écart, et j’en gardai long-
temps de l’effroi.


Une religieuse passa, me donne un calmant. Bientôt, je me
sentis presque heureuse, dans un état d’attente qui ne torturait
plus les nerfs. Ainsi, je n’aurais pas à suivre cette route soli-
taire et triste de la vie. Je m’endormirais pour me réveiller
dans ce que le vieux prêtre appelait le merveilleux séjour. Le
lendemain, j’étais dans les mêmes tranquilles dispositions quand
on me roula sur le chariot brancard à la salle d’opération. Je me deman-
dais seulement si Dieu venait un peu au-devant de ceux qui mou-
raient, ou s’Il les attendait sans bouger se son seuil. Rien qu’un
pas vers eux, et déjà pourtant ils en auraient été réconfortés.
Maman, quand elle attendait une visite très chère, guettait à la
fenêtre du salon, parfois même sur la galerie, et, nos gens appa-
raissant au bout de la rue, elle se précipitait sur les marches
du perron et jusqu'à la barrière, souvent. même


On était serré contre une poitrine. On entendait battre,
dans la joie, contre le sien, un autre cœur. On était arrivé
enfin. Avais-je donc déjà connu ce bonheur? Ou l’avais-je seule-
ment imaginé?

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— -Respire à fond, petite, me disait une voix inconnue,
et je me sentis me dissoudre.


Je ne puis nier que ce ne fût pas une déception, tout d’a-
bord, en ouvrant les yeux, de me retrouver toujours de ce monde.
Et combien il se révéla immédiatement le monde que je connaissais
déjà trop bien. Près de moi se tenait une silhouette d’homme en
blanc que je distinguais mal à cause des effets prolongés de la
narcose. Il me parlait et sa voix me semblait me parvenir d’une
grande distance :


— -C’est moi qui t’a endormie, petite. Quand ta mère vien-
dra, veux-tu lui remettre ce papier ? C’est mon compte. L’anesthé-
sie, c’est à part.


Comment se fait-il que l’anesthésie soit à part ? On ne
nous l’a pas dit, ai-je cru un moment, avoir protesté à voix hau-
te. Mais je n’avais pas eu la force d’amener les mots à mes lè-
vres, ils me restaient sur el cœur.


Je m’aperçus alors qu’il m’avait glissé le papier entre
les doigts.


— -N’oublie pas, petite. L’anesthésie, c’est à part, et
d’habitude c’est ce qu’on paie en premier.


Je fis signe que oui et tentai de me réfugier quelque part,
mais où trouver refuge quand le Seigneur lui-même, à deux doigts
de son seuil, nous a retournés à la Terre. Quelqu’un est passé
qui m’a donné un glaçon à sucer, puis maman est arrivée, et j’ai
su que malgré tout j’étais heureuse d’être encore de ce monde.

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A l’instant où nos regards se retrouvèrent, tout fut emporté de
nos soucis, de nos peines, dans le déferlant bonheur d’être rendues
l’une à l’autre. Mais alors que le visage de maman, penchée sur
moi, se trouva tout proche du mieux, je pus y voir, comme à la lou-
pe, la fatigue de sa vie, la marque des calculs, le griffonnage
laissé par les veillées de raccommodages, et, ce fut plus que je
n’en pouvais supporter. Je fermai les yeux, essayai de regagner
la région où ne m’avaient pas poursuivie les dépenses, les frais,
les honoraires. Hélas, je me rappelai le papier laissé pas l’anes-
thésiste et le tendis à maman.


Elle le déplia, disant : « Il aurait pu attendre un peu,
tout de même, celui-là!… » puis devint silencieuse, le front
barré d’un pli que je connaissais bien.


— -C’est cher ? lui demandai-je, effrayée.


Elle fit mine de sourire.


— -Non, ce n' c’est pas grand-chose, et elle fit disparaître la note
d’honoraires dans son sac à main.


Assise près de moi, elle commença aussitôt d’une voix en-
courageante à me rapporter les bonnes nouvelles :


— -Figure-toi qu’hier, en sortant de l’hôpital, qui est-ce
que je rencontre ? Madame Bérubé qui marie sa fille le mois pro-
chain. Il lui faut une robe pour l’occasion. A sa belle-sœur aus-
si. Moi voilà avec deux belles commandes rien que parce que, sous
l’inspiration de Dieu sans doute, je suis sortie par une porte plu-
tôt qu’une autre. Il s’en mêle parfois, tu sais.


Je n’en étais pas si sûre depuis qu’il m’avait repoussée de
son paradis. Il me semblait aussi que si maman avait obtenu les

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commandes, c’était plutôt parce qu’elle allait les exécuter à
prix réduit. Mais aujourd'hui je n’avais pas la force de lui tenir tête au-
jourd’hui.


— -Ce compte de l’anesthésiste va rogner un peu sur ma com-
mande avant même qu’elle soit en marche, dit-elle, puis elle eut
l’air de trouver drôle malgré tout que notre argent fût toujours
dépensé avant d’être gagné.


Elle sortit d’un sac d’épicerie trois oranges qu’elle avait
dû longuement choisir à l’étalage car il me semblait n’en avoir ja-
mais vu de plus rondes, parfaites et si pareilles l’un à l' les unes aux autres.


— -Tu les as prises chez monsieur Trossi, ai-je tout de sui-
te compris, et j’ai souri en pensée, dans mon affection pour cet im-
migrant pauvre qui m’avait toujours traitée comme une princesse
quand maman m’envoyait acheter chez lui… "à la graine", comme
on disait.


A regret, elle m’avoua alors qu’elle n’en avait acheté que
deux, monsieur Trossi ayant ajouté la troisième, de sa part, en ca-
deau pour « la petite fille malade qui devait guérir aussitôt si
elle voulait faire plaisir à son ami Italien. » je dus manifester
plus de joie du cadeau de l’Italien que de celui de maman car elle
parut un peu jalouse et dit que c’était curieux, ce penchant que
j’avais pour un homme que l’on connaissait si peu a fond.


Mais elle n’avait de temps aujourd’hui à s’accorder, ni
pour la joie ni pour le dépit. A peine était elle arrivée, me sem-
bla-t-il, que déjà elle m’annonçait qu’il lui fallait me quitter
pour se mettre à sa couture, au plus tôt possible si elle voulait
avoir terminé sa commande à temps et toucher l’argent dont nous

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avions tant besoin. Malgré tout, elle s’attarda un moment à arran-
ger mes oreillers et à m’encourager : le médecin avait dit que je
serais vite sur pieds et que tout irait bien. Plusieurs fois elle
me demanda si je souffrais et je fis signe que non, et c’était
toujours en partie vrai : au long de cette maladie qui a laissé
sur ma vie un marque ineffaçable, j’ai beau chercher parmi mes
souvenirs, je n’en trouve guère de la douleur physique, peut-être
parce que celle-là on l’oublie facilement. Mais j’ai le souvenir,
par ailleurs, d’avoir vécu comme des années entières pendant ces
quelques jours.


Enfin maman s’enfuit pour ainsi dire. Était-ce parce que je
ne l’avais pas vue de dos depuis longtemps, était-ce parce que la
maladie me donnait des yeux pour voir, mais, comme elle s’éloignait,
sa silhouette me parut vieillie, toute différence de celle que je
croyais connaître, presque celle de grand-mère déjà vers la fin de
sa vie. et J e ne pus le supporter et trouvai de la voix pour la rap-
peler. Elle s’arrêta à mon faible cri, hésita, le temps, je pense
bien, de se refaire un visage, puis se retourna et s’en revint vers
moi en demandant :


— -Tu veux quelque chose?


Je ne sais ce que j’avais d’abord eu en tête de lui dire,
mais à surprendre sur son visage la trace d’une désolation qu’elle
n’avait pas eu tout à fait le temps de faire disparaître, je son-
geai à m’engager envers elle par la seule promesse dont j’étais sû-
re qu’elle lui redonnerait courage. Alors je lui annonçai qu’à
l’école, dès lors, je serais toujours la première de ma classe…loin
encore de penser que cette promesse, j’allais la tenir.


Maman se pencha sur moi, lissa mes cheveux, et son visage,

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qui, un instant plus tôt, m’avait paru défait, était à présent
rayonnant. La fierté que j’aimais tellement y voir brillait dans
ses yeux bruns.


— -Si tu es la première, s’engagea-t-elle à son tour, à
l’automne ce n’est pas seulement un manteau neuf que tu auras, mais
je te ferai aussi une jolie petite jupe…à la mode que tu aimes…
virevoltante…


Alors je vis onduler à mes yeux la jupe légère. Je la vis
voler autour de moi comme je pivotais sur un talon. Mes yeux s’em-
plirent de la gracieuse image. Je tentai de me soulever sur l’o-
reiller pour mieux voir venir vers moi le bonheur. Et les autres
enfants dans cette chambre, bornés ou envieux, regardaient, sans
comprendre, ces riches que nous étions, maman et moi, au milieu de
la pauvreté maussade.

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35AIII


Vers la fin du jour, à l’heure qui lui était consolante,
quand la lumière faiblissait, que le contour des choses se défai-
sait, flottait peut-être quelque peu comme dans les rêves, et que
la vie paraissait moins dure, mon père se montra.


Il hésita sur le seuil, porta le regard vers l’une et l’au-
tre des petites filles aux quatre coins de la chambre d’hôpital,
puis lentement s’avança vers moi. Il se tint près de mon lit en
silence et immobile un bon moment, l’air triste et perdu.


Pourtant, il ne pouvait savoir que l’avant-veille, dissi-
mulée au dehors, tout près de la porte de la cuisine d’été – sorte
de petite maison adossée à la grande, où mon père aimait veiller
seul par les nuits chaudes – maman l’y ayant rejoint, je les avais
entendus parler de moi. Sous les branches du groseil-

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après l’avoir cherché partout, on finissait par l’y découvrir,
veillant en silence dans l’obscurité, la porte ouvert sur la
cour arrière, au doux bruissement de la nuit. Communiquant avec
la grande maison, cette petite maison basse en était tout le con-
traire, rustique, une sorte de cabane, au fond, qui donnait une im-
pression de campagne, et même de campement avec ses armoires gros-
sières et son plafond poutres apparentes. Est-ce qu’elle restituait à mon
père le sentiment qu’il avait éprouvé pour les abris du temps de
ses rudes voyages en pays de colonisation ? Il pouvait en tout
cas y rester des heures assis sur une petite chaise basse près du
poële dont il entretene ait tout juste le feu.


Maman en l’y retrouvant s’était bien gardée de faire de la
lumière. C’était donc sans se voir vraiment l’un l’autre qu’ils
continuaient à se parler à voix basse.


— -Cent dollars, Mina Mélina ! Comment est-ce qu’on va faire ?


Maman, la voix rassurante, avait affirmé

:


— -On le trouvera, Léon. L’argent, ça se trouve, malgré
tout. Je dis pas, d’un coup, mais petit à petit.


Alors mon père sembla prendre un peu de courage à celui de
maman et proposa :


— -A moins, Mina, que je me décide à vendre aux voisins
les légumes de notre jardin, plutôt que de les donner, ce que tu
m’as toujours conseillé, à quoi je ne pouvais me résoudre…


Il semble qu’ils étaient tombés d’accord enfin pour vendre
à prix raisonnable le fruit du long travail d’été de papa, ces
beaux légumes qu’il avait été heureux de distribuer jusqu’ici en
cadeaux presque tous autour de nous.

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lier, je retenais ma respiration pour mieux entendre leurs paroles.
Mon père avait demandé :


— -Qu’est-ce qu’il a dit?


— -C’est l’opération, Léon, avait répondu maman.


J’avais déjà remarqué que, dans l’angoisse, ils se redon-
naient volontiers leur prénom à chacun, comme si la nobless de ces
instants leur restituaient leur plein identité.


J’avais perdu quelques -uns des mots murmurés, mais je saisis la ques-
tion à laquelle je m’attendais, si familière, et qui pourtant ne man-
quait jamais de me porter un coup.


— -C’est combien, MinaMélina? Qu’est-ce qu’il demande?


Au timbre de sa voix, j’avais reconnu que maman prenait sur
elle, s’efforçait d’amener mon père à l’optimisme.


— -Il a dit, Léon, qu’il nous ferait du bon.


— -Du bon! Du bon ! Qu’est-ce qu’il entend par du bon ?


Il avait bien fallu à la fin que maman énonçât le chiffre.


Après j’avais recueilli comme un court gémissement venant de mon
père.


Je n’avais pas besoin d’être sur place pour le voir, A assis
dans la lueur du vieux petit poêle que maman gardait là pour y fai-
re la cuisine par les jours torrides, préservant ainsi la fraîcheur
de la grande maison. Depuis assez longtemps elle ne s’en servait
plus guère, disant qu’il lui manquait toujours quelque chose ici
pour préparer les repas et que finalement les inconvénients d’y
faire la cuisine dépassaient les avantages qu’elle en pouvait ti-
rer. Mon père, toutefois, était resté étrangement attaché à cette
pièce où il était presque le seul à venir encore. Souvent, le soir,

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Et maintenant, l’air soucieux, il se tenait près de moi,
ne sachant peut-être plus parler aux enfants, et moi je le trou-
vais si vieux qu’il me paraissait impossible de trouver des mots
qui eussent pu l’atteindre. Pourtant, jeune enfant, j’avais aimé inven-
ter des jeux avec des vieillards.


Je lui jetai un regard perplexe. Quel âge avait-il donc
alors? Soixante-et-onze…soixante-douze ans? Quand il m’avait
engendrée, il était déjà âgé. Y songeait-il quelquefois avec une
sorte de remords, et était-ce cela, une certaine gêne, qui l’empè-
chait d’en de me parler à cœur ouvert? Je ne l’ai jamais su. Nous ne
nous sommes jamais avoué l’un à l’autre les mouvements profonds
de l’âme – de même, j’imagine, que la plupart des humains vivant qui
ensemble. vivent côte à côte.


Pourtant, à l’époque où je vins au monde, lui il était, d’après ce
qu’on m’a raconté, était un homme, sinon robuste de santé, du moins
encore fort énergétique, et confiant dans l’utilité de sa vie et de
sa tâche. On m’avait souvent relaté qu’alors il poursuivait l’idée
que les Canadiens français devraient venir en grand nombre dans
l’Ouest, en dépit de toutes les difficultés, prolongeant le Québec
jusqu’à l’autre bout du pays, en sorte qu’y serait réalisé cet heu-
reux équilibre entre le français et l’anglais que l’on s’attache
tellement aujourd’hui à obtenir. Il venait tout juste de fonder
l’une de ses plus belles colonies, Dollard, en Saskatchewan, com-
posée presque uniquement de compatriotes qu’il avait fait venir du
comté de Dorchester où il était né, au Québec, ou rapatriés des
Etats-Unis. Moi seule de ses enfants n’avais pas connu l’homme
des grands projets, des belles réalisations, du rêve profond ani-

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mant ses clairs yeux bleus. Ou du moins j'étais si jeune, quand
il fut encore ainsi quelque temps après ma naissance, que je ne
pouvais en avoir de souvenirs que ténus à l'extrême, vraiment insai-
sissables.


Sous l'effet du calman, pendant qu'il se tenait près de
moi, je sommeillai peut-être un moment, ou bien je rêvai, à moitié
endormie. Je crus retrouver un temps où l'air de malheur qui s'at-
tachait à mon père neme plongeait pas encore dans l'effroi. J'é-
tais toute petite encore. J'allais alors volontiers vers lui, non
pas pour me faire prendre et cajoler comme l'aiment les tout pe-
tits enfants, mais pour me tenir simplement près de lui dans une
gravité étranger. Je crois qu'il en était heureux. Dans la soixan-
taine, il aurait ressenti comme une gêne, je suppose, à me faire
de ces caresses qu'un père prodigue à ses jeunes enfants. Ce-
pendant il me semble me rappeler qu'il prenait volontiers dans
ses bras ses petits-fils, les enfants de ma soeur Anna, dont l'aî-
né était du même âge que moi, alors qu'il se contentait de me po-placer
ser la main sur lama tête et de lisser mes cheveux. Pourtant dans
cette sorte de rêve où je flottais, je me souvins que, ce jour-
là, l'ayant rejoint au jardin où il travaillait, il avait posé
la bêche, m'avait installée dans la brouette et promenée plusieurs
fois autour de la maison avec mon gros chat gris que je serrais
sur ma poitrine. Cette étrange promenade lente m'avait révélé des
aspects tout neufs du paysage pour moi le plus familier du monde.
Si bien que j'avais demandé : "Encore... "après le troisième tour,
et nous étions repartis, mon vieux père soufflant un peu plus fort

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Ce souvenir se réveillant en moi dut me causer plus de peine peut-
être que de joie, trop seul de son espèce parmi les jours sombres
où il avait fleuri, car je ne pus réprimer un gémissement.


Le visage ravagébouleversé, mon père me demanda aussitôt si je souf-
frais donc tant. Je lui dis que non, que je ressentais seulement
une légère brûlure là où l’on m’avait ouvert le ventre.


Alors il m’enjoignit de bien manger dès que je pourrais,
afin de vite reprendre mes forces, et me rappela qu’il me faudrait
pendant quelque temps éviter des jeux trop violents. Et il osa,
lui, me rapporter un peu de ce que le médecin avait dit, que je
resterais assez longtemps ébranlée, qu’il me faudrait ménager ma
santé qui serait toujours fragile.


Un peu mieux réveillée, je tournai la tête vers lui pour
essayer de lui faire un sourire rassurant. Je vis alors qu’il avait
dans les mains trois roses. De celle que nous appelions les roses
de cimetière, parce que, tout d’abord, mon père en avait acheté
quelques pieds pour fleurir les tombes des deux petites Agnès dans
notre enclos de famille. Elles y avaient si bien fructifié qu’au
bout de deux ou trois ans, mon père avait rapporté quelques
bouturespieds pour les repiquer autour de la maison. Maman ne les aimait
guère, moi non plus. En fait personne à la maison ne les aimait,
sauf mon père. Que leur reprochions-nous donc au juste? Sans dou-
te d’être venues du cimetière, mais pas uniquement. Ce n’étaient
pas en réalité de très belles roses. Elles étaient touffues, leurs
pétales enroulés trop étroitement les une sur les autres; aussitôt
nées, aussitôt fanées, elles se tachaient à un rien, une goutte de
pluie, une brise un peu plus fortetenace. Elles n’avaient vraiment pour

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elles que leur parfum, et encore celui-ci, douceâtre, nous faisait penser parais-
sait-il lié aux offrandes funéraires.


Celles que mon père tenait à la main me parurent pourtant
belles. Les avait-il choisies avec autant de soin que maman, ses
oranges ? Ou bien est-ce qu’enfin je savais mieux voir ? J’éprouvai
du regret de n’avoir jamais aidé mon père à les soigner, me rappelant
qu’il n’en demandait pas beaucoup, seulement, après nous être lavé
les mains, de déverser notre eau savonneuse sur les rosiers, le savon
agissant comme insecticide. Je songeai que je n’avais presque jamais
obéi à la consigne, soit que j’avaispar eusse tendance à l’oublier, soit que ou parce que
je n’eusse pas envie je ne voulais pas de me donner de la peine pour des fleurs qui ne
me paraissaient pas la mériter. Mais émue en ce moment par leur em-
pressement à vivre malgré touttant d’indifférence de notre part, je pro-
mis à papa que désormais je m’efforcerais de recueillir de l’eau
savonneuse à leur usage intention.


— -Ce n’est pas un si gros effort, répondit-il, et cela fait
servir deux fois le savon qui est cher.


Il me vint alors à l’esprit que de jour en jour je l’avais
vu attentif à ne pas gaspiller, quoique jamais mesquin, appliqué
aussi à devenir habile en des tâches qui ne lui étaient pas tout à
fait naturelles, comme en horticulture, par exemple. Je fus effleu-
rée par la pensée que maintenant, peut-être encore plus qu’au temps
où il était admiré, mon père montrait de la grandeur. Tombé de haut,
abandonné de l’espoir, il s’était livré chaque jour au modeste
effort qui pouvait encore être utile. La fièvre décuplait-elle
donc aujourd’hui la perception que j’avais des êtres et de la
vie ? Ou bien était-ce plutôt le calmant qui, en apaisant l’an-
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goisse naturelle du cœur, me permettait de voir mieux que d’ha-
bitude? Mon père aux mains calleuses, au visage creusé, au dos
voûté, me parut animé d’un courage tel qu’hier encore j’avais été
incapable de l’entrevoir. J’aurais voulu le lui dire et ne sa-
vais comment. Après avoir posé les trois roses, têtes déjà un
peu penchés. Dans mon verre à eau, il s’en allait à pas lents, et
il me sembla qu’il avait un peu l’allure des roses fatigués.
J’enfouis mon visage dans l’oreiller comme pour me cacher si pos-
sible
de la douleur et qu’elleafin que ne me trouve jamais plus elle .


III IV


Comment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être
tellement heureux ? C’est cela encore aujourd’hui qui m’étonne le
plus. De même que la visite de la joie me cause plus de surprise
au fond que celle du malheur, non parce que plus étrangère à ce
monde, mais peut-être parce que encore moins déchiffrable.


Le bonheur nous venait comme un vent, de rien et de tout.
En soi, déjà, l’été nous était une fête. Je n’ai connu personne,
lorsque j’étais enfant, qui soignât, autant que nous, l’été.
Quelques tracas qu’eût maman, quelques chagrins, dès que le temps
était venu, elle laissait tout en plan pour remettre en terre au-
tour de la maison les géraniums et les fuchsias qui avaient hiver-
né au bord des fenêtres. Pâles, étiolés, on les voyait bientôt
redevenir pleins de santé. Papa ensemençait un grand champ libre
non loin de chez nous, ayant obtenu du conseil municipal l’auto-
risation de la cultiver tant qu’il ne serait pas acheté, et cela

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dut tarder car il me semble me rappeler que nous eûmes toujours
à notre disposition ce beau et caste potager. Et l’été nous ré-
compensait. Nos arbres fruitiers donnaient leurs fleurs embau-
mées, ensuite acides pommettes dont maman faisait une exquise
gelée, des cerises aussi et de petites prunes bleues. A l’arriè-
re, notre cour, entourée d’une palissade de bois, était toujours
remplie de merles et de pinsons dont le chant était si fort et
si joyeux qu’il nous fallait bien l’entendre jusqu’au milieu des
malheurs. Cette cours, qui n’était pas tellement grande, donnait
sur une ruelle qui, elle, donnait sur un champ non loti, en sor-
te que tout l’espace libre en arrière de chez nous, se joignant,
pouvait nous donner l’illusion d’une échappée de plaine verte.
Mon père, assis dans la pénombre de la petite cuisine d’été, por-
te ouverte, la contemplait sans fin. Parfois prolongée mystérieu-
sement par un rougeoiement du ciel que l’on captait, à l’ouverture,
entre deux coins de rue plus loin, la faible trouée, en pleine vil-
le, entre les maisons, atteignait à une sorte d’espace sans limi-
te. Si nous allions parler à papa assis, à cette heure-là, à son
poste de vigie, sa voix nous étonnait par l’étrange apaisement
qui s’en dégageait. C’était comme si nous l’avions tiré d’infini-
ment loin, peut-être des randonnées de sa jeunesse dans les sau-
vages étendues
.


Mais c’est au temps des vacances que nous ressaisissait
surtout la fièvre du bonheur. Nous partions, maman et les enfants,
plus tard moi seule avec elle, pour la montagne Piembina. Papa res-
tait pour garder la maison, assez content, je pense, de l’avoir à
lui seul pour y promener à l’aise d’une pièce à l’autre ses rêve-

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ries que la solitude parfois favorisait. Alors, sans doute,
les espoirs qui osaient encore se lever dans son cœur lui pa-
raissaient moins sûrement vouées à mourir.


Je crois voir maintenant ce qu’il en était de nous et
qui nous a rendu la vie en un sens si difficile. De même que
nous étions des pauvres riches, de même nous étions des malheu-
reux doués pour le bonheur.


C’était chez l’oncle Excèide, le plus jeune fils des grands-
parents Landry, que nous nous rendions au temps dont je garde le
plus de souvenirs.


Nous prenions le train à la gare du C.N.CN, surmontée d’un
dôme, et que nous appelions, je ne sais pourquoi, le Dépôt. En peu
de temps notre train s’engageait dans le plar pays tout autour de
Winnipeg et déjà, sous le ciel géant, devait faire penser à quelque che-
nille noire rampant dans l’infini. J’aimais la plaine rase, elle
m’a toujours ravie. Finalement, dans sa grande retenue , elle m’en a
toujours dit plus long que tout autre paysage. Mais dans ces voya-
ges où nous allions vers la Montagne, c’est elle qui polarisait
toutes nos pensées. Au bout d’une heure environ commençait à se
dessiner sur le ciel bleu pâle l’ombre des collines. Un peu plus
tard, le train y entrait, si progressivementè que l’on ne s’en
apercevait pas. Ce n’est qu’au milieu du petit massif que tout à
coup on se reconnaissait en pays accidenté et même – pour nous habitués
au plat-montagneux. Il y avait là un lieu-dit insignifiant :
Babcock. Le train y arrêtait une minute ou deux, et je me deman-
de encore pourquoi, car il n’y avait rien là, selon mon souvenir,

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qu’une cabane et une carrière abandonnée, mais aussi : la Mon-
tagne. Ou plutôt un mont isolé, tassé auprès du chemin de fer
parmi des escarpements rocheux. Pour en apercevoir le faîte,
maman et moi nous nous metions presque genou à terre, le re-
gard à ras le plus bas de la vitre. Ainsi nous obtenions une
vue du mont entier. Elle nous coupait le souffle. Pareille hau-
teur! Pareil élan ! A l’aller, nous ne faisions qu’en parler,
maman et moi, guettant son apparition dès le départ. Ensuite,
il tenait en notre tête une place à en chasser tout autre sou-
venir. Il y a quelques années, de passage au Manitoba, j’éprou-
vai un intense désir de recevoir le Mont qui m’avait dispensé plus
d’émotions, je pense bien, que, plus tard, n’en dispensèrent des
Rocheuses et même, sans doute, d es Alpes. Je me trouvai dans un
tout petit coin de pays sans horizon, bouché par des amas de pier-
res extraites et laissées là en vrac. Mais de montagne, aucun !
A la fin, je distinguai tout de même, entre les monceaux de pier-
re, une butte quelque peu sauvage. Mais je ne sais toujours pas
pour autant qui a vu le plus juste, l’enfant exaltée, les yeux
collés à la vitre, ou la voyageuse aguerrie à qui il fallait une
vraie montagne pour y croire.


Après Babcock nous débouchions presque aussitôt des peti-
tes collines. Un autre genre de plaine s’offrait à notre vue,
roulant à l’infini en larges et souples ondulations. Nous arri-
vions au village de Somerset. C’est là que j’ai entendu, venu
du seuil de l’hôtel, voisin de la gare, le drelin d’une cloche
à main agitée pour signaler qu’allait être servi le repas de mi-
di, détail dont je me suis servi dans Cet été qui chantait, et
ma mémoire ne conserverait-elle que ce souvenir que ce serait

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assez pour garder de l’affection à ce village que j'ai par ailleurs pres-
que oublié pour moi.


Faisant les cents pas sur la plateforme de bois, nerveux
comme il a toujours été, mon oncle Excèide, aux fortes moustaches
noires, nous attendait, venu nous prendre dans la haute petite
Ford à portières de toile munies de plaques de mica. Nous partions
pour la ferme à un peu plus de deux milles du village. Mais, en vé-
rité, nous allions, le cœur allégé, infiniment plus loin, nous re-
montions le temps, les générations, nous retournions presque aux
sources de notre famille etdont nous en trouvions, avec l’air plus
vif des plateaux, quelque chose de conservé vivant encore dans
cette troisième petite patrie que se construisirent les nôtres de-
puis le commencement de leurs errances.


Cette troisième petite patrie, à vrai dire, c’était près
du village de Saint-Léon, six ou sept milles plus loin, qu’elle
avait pris naissance. C’est là que grand-père avait obtenu sa
concession et y avait édifié une maison à deux corps de logis,
haut et bas côté, tout comme sa maison de Saint-Alphonse--de-Rodriguez.
Ces gens-là étaient étonnants, il faut le dire : ils laissaient
tout derrière eux, pour recommencer à refaire tout pareillement
à l’autre bout du monde. Cela m’a toujours émue. Je pense aux
oiseaux qui, où qu’ils aillent dans l’immensité ouverte à leur
choix, y construisent toujours le même nid.


Grand-mère, aussi habille à travailler le bois que la pâ-
te ou ses laines, eut vite fait de tourner armoires, huches, pé-
trin, selon le modèle qu’elle avait gardé en tête de ses meubles
de naguère. Leurs voisins, des compatriotes presque tous du Québec,

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ne parlaient que le français – je doute que grand-mère au cours
de sa vie au Manitoba ait appris plus d’une dizaine de mots en
anglais, et c’était pour s’en faire des mots à elle, comme oua-
gine, mitaine (pour meeting)…bécosse…Ils se nommaient Lafrenière, Labos-
sière, Rondeau, Major, Généreux, Lussier. Curieusement, ils eu-
rent pour curé un prêtre de France, Théobald Bitsche, né à Neider-
Burnhaupt, diocèse de Strasbourg, et, plus tard, pour éduquer
leurs filles, une communauté française, les Chanoinesses Régu-
lières. En rase compagnie, comme pendant à la petite école de rang
du Québec, ils eurent l’école Théobald que fréquenta, toute petite
enfant, ma sœur aînée Anna avant que mes parents viennent s’ins-
taller avec leur famille à Saint-Boniface.


A l’époque où je conçus une telle affection pour cette
troisième patrie des Landry, c’était longtemps après ses débuts.
J’avais alors quatorze ou quinze ans. Grand-père était mort de-
puis une douzaine d’années. En un peu plus d’une génération, il
avait réussi à mettre en culture , aidé de ses fils, une section
entière, c’est-à-dire un mille carré de terre admirablement noire,
la terre à blé de l’Ouest, qui rendait à merveille. Il avait crée
un beau domaine, maison, grange, jolie dépendances, puits à mar-
gelle, silos, et il avait dû mourir heureux, assuré d’avoir laissé à sa
descendance une patrie définitive. Grand-mère était alors venue
vivre au village de Somerset dans une petite maison que lui cons-
truisirent ses fils, selon ses goûts. Cette petite maison, je
l’ai connue. C’est elle que j’avais plus ou moins en tête en é-
crivant Ma grand-mère toute-puissante. Elle avait aussi de style

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canadien perpétuant toujours le souvenir de la chère maison de
Saint-Alphonse abandonnée par grand-mère avec tant de regret,
mais, en effetfait, jamais abandonnée puisqu’elle renaquit deux fois
en terre lointaine. Telle que je me la rappelle, elle était coif-
fée d’un toit à mansarde et possédait un bas côté. De sa chemi-
née aux plantes qui l’entouraient, elle proclamait très haut le
Québec dans le Somerset d’alors, pour au moins à moitié anglais.
C’était le chemin de fer, passant par ici plutôt que par Saint-
Léon, qui avait déterminé la croissance de Somerset au détriment
du petit village canadien-français qui, à partir de ce temps,
commença à décliner.


Ma grand-mère habita seule sa petite maison québécoise de
Somerset jusqu'à son très viel âge. Après sa mort, un acheteur
se présenta aussitôt qui avait longtemps eu ‘œil sur cette mai-
son, sans pour autant souhaiter, je l’espère, la disparition de
grand-mère, mais surveillant tout de même de près les évènements.
C’était un vieil Anglais retiré à qui la maison de grand-mère rap-
pelait très fort, à ce qu’il semble, sa chère vielle Angleterre
quittée depuis longtemps. Il l’entoura de chèvrefeuille, mit du
rosemary à la place de l’aneth de grand-mère, et, sans autre mo-
dification, y vécut heureux, la maison qui avait consolé l’exil
de grand-mère prenant aussi le sien en pitié. Tout cela me porta
à désirer me rendre acquéreur à mon tour d’une maison si protec-
trice. La dernière fois que j’allai au Manitoba, j’appris qu’é-
tait enfin mort le successeur de grand-mère, mort que, sans la
souhaiter précisément, j’avais à mon tour attendue avec une cer-
taine impatience, le vieil Anglais ayant vécu vieux.

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J’arrivai à Somerset. Je réussis à retrouver seule la mai-
son. Elle n’était vraiment plus qu’une ruine. Pourtant, si triste et à l’a-
bandon qu’elle fût entre les hautes herbes jaunies de l’automne
et le chèvrefeuille depuis longtemps échevelé, elle me parut mys-
térieusement de connivence avec des rêves que je ne m’étais guère
avoués. Je fus bien près de l’acheter. Mon cousin me fit juste-
ment observer que la maison était à jeter par rterre, et qu’il me
faudrait reconstruire à neuf si je tenais vraiment à m’installer
à Somerset.


— -Et que ferais-tu d’une maison par ici, toi qui habites
le Québec?


Je dus me rendre à l’évidence. La maison à l’abandon ne
m’en fit pas moins longtemps reproche de l’avoir abandonnée.
Mais peut-être plus que cette maison croulante, ce que j’aurais
voulu acheter, parce qu’il m’avait atteinte jusqu’au fond de mes
souvenirs les plus chers, c’était le son du vent le jour où je
passai par là, un doux vent mélancolique de spetembre qui tirait
des vestiges du jardin de grand-mère l’expression, on aurait pu
croire, d’un regret infini pour la patrie tant de fois cherchée,
tant de fois perdue.


Il m’apparaît parfois que l’épisode de nos vies au Mani-
toba n’avait pas plus de consistance que dans les rêves emportés
par le vent et que, s’il en subsiste quelque chose, c’est bien seu-
lement par la vertu du songe.


Mais à l’époque dont j’ai moi-même tant de souvenirs,espace nous
retrouvions chez l’oncle Excèide, encore presque intacte, l’influen-
ce profonde des grands-parents bâtisseurs. Mon oncle s’était pour-

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tant défait de la chère maison paternelle pour s’en construire
une à son goût, sur une terre neuve, à quelques milles seulement
de Somerset. Ainsi avions-nous tout de même commencé à osciller
entre Somerset pour les affaires, qui se traitaient plutôt en
anglais, et Saint-Léon pour les affaires de l’âme. De temps en
temps on allait de ce côté, de temps en temps de l’autre, puis
on finit par favorise presque entièrement Somerset qui était
plus proche et vraiment plus commode.


Mon oncle, devenu veuf très jeune, était content de voir
arriver maman. Elle prenait aussitôt en main la direction de la
maison, soulageant de beaucoup ma petite cousine Léa qui s’était
trouvée, à quatorze ans, chargé de cette lourde responsabilité.
La maison était spacieuse, agréable et très confortable, pour
l’époque, avec une pompe à mais qui amenait l’eau à l’intérieur
à partir d’un puits creusé sous la cuisine d’été, avec le chauf-
fage central, aussi. Elle était située au milieu d’un petit bois
que mon oncle avait longuement cherché, dans son ennui de ne pas
être couvert sous les arbres comme à Saint-Alphonse dont il
était pourtant parti tout jeune enfant, âgé seulement de cinq ans.
Cependant, il nourrissait apparemment depuis ce temps-là le nos-
talgie d’avoir autour de lui tout au moins un boqueteau.


En vérité, ce bois autour de la maison de mon oncle joua
dans ma vie à peu près le rôle du mont de Babcock. Sans doute as-
sez grêle, composé surtout de trembles et de petits chênes, il
fut longtemps pour moi la forêt avec ce qu’elle pouvait compor-
ter à mes yeux de magique, de ténébreux. Je l’aimais, mais je
pense que j’aimais surtout qu’elle renouvelât constamment, par

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contraste, le sentiment du large que l’on recevait, au débouché,
de la plaine ouverte. Au sortir de ce petit bois, au bout du che-
min de la ferme, on était en effet tout aussitôt comme projeté
dans l’infini. La plaine s’entendait dès lors à nos yeux aussi
loin que pouvait porter le regard. Un immense plaine onduleuse,
elle se déroulait en longues vagues souples qui n’en finissaient
pas de rouler vers l’horizon. Je n’en ai vu de plus harmonieuses
nulle part ailleurs sinon, peut-être dans les Downs dedu Dorset d’où elles
déferlent vers la mer.


Il y avait dans cette immobilité toujours en mouvement,
dans cette grandeur, à la fois calme et appelant à partir, une
beauté qui, alors que j’étais encore très jeune, agissant sur
mon cœur tel un aimant. Je partais sans cesse vers ce paysage
comme s’il eût pu m’échapper si je lui eusavais retiré trop longtemps
mon attention. J’arrivais au bout du chemin de la ferme, j’attei-
gnais le point où, les arbres s’écartant, m’apparaissait la vas-
te étendue attirante, et chaque fois ce m’était le monde redonné
à neuf. Mais bien plus au fond, je le sais maintenant, que le mon-
de.


Puis je finis par découvrir une autre route pour aller
vers cette inexplicable émotion. Délimitant la ferme de mon oncle,
un petit chemin de section montait quelque peu pour aboutir à
une légère élévation. De là-haut, la vue sur la plaine environ-
nante était encore plus saisissante. Je ne parlais à personne de
ma découverte. Je faisais mine d’aller par là pour cueillir des
noisettes ou des cerises sauvages. Le bonheur vers lequel je
marchais était si mystérieux qu’il me semblait que je m’expose-

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rais à le perdre si j’en parlais à qui que ce soit et même si
je me l’avouais à moi-même.


Je m’engageais dans ce petit chemin creux bordé de buis-
sons. Rien n’était plus banal. Ce n’étaient que deux raies de
terre battue au milieu desquelles poussaient des herbes folles.
Il n’y avait pas d’horizon, rien qu’une sorte d’ennui que psal-
modiait le vent captif entre les bosquets resserrés. Puis tout
à coup, l’ouverture, l’ampleur soudaine, le déferlement sans li-
mites des terres nues! Ce petit chemin sans but abordait l’éter-
nité. Je recevais une sorte onde de bonheur inexplicable. D’où il ve-
nait, pourquoi il m,était donné, de quoi il était fait, je n’en
savais rien, je ne l’ai jamais su.


Longtemps, j’ai cru que ce qui était promis là, à mes sei-
ze ans, au bout du petit chemin de terre battue, c’était une fé-
licité terrestre, à saisir de mon vivant. Maintenant je ne sais
plus. Ce genre de félicité nous attend peut-être ailleurs.


Sur ces hautes terres proches du ciel, nous avions en-
core le sentiment d’être chez nous, mais, sans qu’on y prît trop
garde, peu à peu s’effrittait, diminuait, ce chez-nous. Allions-
nous à Somerset, que nous saisissions la défection des nôtres que
n’affichaient qu’en anglais et prenaient l’initiative de s’adres-
ser d’abord dans cette langue à presque tous. Les jeunes gens ga-
gnaient Winnipeg, Chicago, Vancouver. Presque tous les fils de
mes oncles y sont définitivement installés. Les pôles d’attraitction
étaient à l’Ouest et les U.S.A. Nous revenions à la ferme, désen-
chantés et appauvris. L’immensité douce, comme habitée de rêve,

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nous reprenait en main et nous déversait une sorte de confiance -
ou d’oubli – au son d’un vent légèrement plaintif. J’entends en-
core dans mon souvenir ce vent des hauts plateaux qui semblait
inlassablement bercer la peine de grands efforts échoués.


Mais souvent, c’était du côté des grands-parents disparus,
vers le passé que j’allais, seule. J’avais appris à monter une
petite jument rousse que j’avais moi-même dressés. Je partais
au grand galop, traversant un ancien petit lac desséché au bas
de la terre de mon oncle, puis longeais d’autres petits lacs au
fond à peine mouillé, entourés de vieux roseaux dépenaillés –
un paysage insolite au milieu des riches terres à blé – et j’arri-
vais en peu de temps au village de Saint-Léon à six ou sept milles
de distance. J’entrais dans un petit village à l’air si endormi
et désert qu’on aurait pu le croire frappé d’une sorte d’enchan-
tement morose. Je ne l’ai vu s’en réveiller et s’animer vraiment
qu’au sortir de la grand-messe, le dimanche. Pourtant, à l’arri-
vée des colons, au temps de mes grands-parents, il avait dû être
bruissant de vie. Puis le progrès avait passé à côté pour ins-
taller ses banques, son commerce, le chemin de fer, à Somerset.
Il ne restait même plus d’hôtel ici, ni non plus de magasin im-
portant. Par railleurs, si prédominants qu’on ne voyait à la fin
que leur trio, s’élevaient : le presbytère, plutôt à la mesure
d’une ville que de cette campagne isolée, le couvent, l’église.
`A la fin de la grand-rue, l’unique rue du village, j’aboutissais
à une maison de dimensions assez importantes, mais inachevée,
enveloppée de son papier noir isolant, et telle elle resta tout
le temps que je la connus. `A elle seule, elle révélait peut-être

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mieux que tout ce que j’ai vu, le découragement qui devait
hanter ce pauvre village abandonné des ses espérances, car il a-
vait été un peu le Ville-Marie du Manitoba, sous la conduite
de prêtres austères qui rêvèrent, je crois bien, de communautés
humaines rigoureusement pures.


La maison recouverte de papier noir m’était malgré tout
amicale. C’était ici chez les Major, parents de la défunte fem-
me de mon oncle Excide, que nous avions tant aimée, cette douce
et si tendre Luzina dont je donnai le nom, par affection, à un
des personnages les plus aimables de mes livres. Luzina, partie
jeune, sa vieille mère vivait encore, que l’on appelait sans cé-
rémonie : mémère. Je la trouvais presque invariablement à faire
cuire du boudin ou à faire du savon dans une énorme marmite noi-
re, au-dessus d’un feu de broussailles. Tout était noir par ici
sur le fond si bleu du ciel manitobain,le plus bleu qu’il soit : la marmite,
les volutes de fumée qui s’en échappaient, la maison, la vieille
femme dans sa longue jupe. Toujours elle me parut avoir un côté
tzigane, mais ce devait être la vie au grand air qu’elle affec-
tionnait qui le lui avait donné, et peut-être un instinct de no-
made, rare pourtant chez nos vieille gens d’alors, que les épreu-
ves du début de leur vie avaient vite rendus enclins à rechercher tout
le confort possible. Elle seule semblait encore prendre plaisir
à vivre comme on avait sans doute vécu ma grand-mère, pendant
quelques mois du moins, en arrivant à Saint-Léon, avec une partie
de sa batterie de cuisine pendue aux murs extérieurs de la maison,
pour l’avoir sous la main quand la fantaisie le prenait, l’été,

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de fricoter dehors ; avec son bouquet à lessive accroché aussi
hors de la maison, et, autour d’elle, toutes sortes d’objets et
ustensiles, éparpillés comme dans un campement.


Mémère, aux yeux rougis par la fumée, me dévisageait et
demandait :


— -Qui c’est qui arrive monté comme saint-Michel à la
fin des temps pour le Jugement Dernier ?


Rien que cette manière de railler m’indiquait qu’elle
m’avait reconnue. Je ne disais mot. Elle finissait par me saluer
à sa manière façon :


— -Damnation noire ! Si c’est pas la fille à Mélina à
Emilie Jeansonne, mariée à Elie Landry ! Et d’où c’est que t’ar-
rives dans un galop d’enfer sur ta grande bête noire ?


Elle savait que ma petite jument, pas plus que la damna-
tion, n'était noire, et je ne prenais pas la peine de la contredi-
re, ravie que j’étais par son langage imagé et une sorte de ri-
che terreur d’âme qu’il révélait. D’ailleurs, je venais pour bien
autre chose. Descendue de ma petite Nell, je cajolais la vieille
femme :


— -Lisez mon avenir dans les cartes, dites-moi ce qui va
m’arriver, mémère Major.


— -Ce qui va t’arriver, ma petite ensorcelleuse de che-
mins, je peux te le dire sans cartes : tu vas vivre, vieillir,
mourir.


Cela me jetait un froid terrible.


J’insistais :


— -Non, non, l’avenir, mémère !

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Elle partait à rire, d’un rire qui évoquait le caquet
d’une poule.


— -Qu’est-ce que vous avez, les jeunes, à vouloir con-
naître l’avenir, vous qui l’aurez, car il viendra, il viendra,
et puis, vous vous retournez erez, et ce sera le passé. Bien fait
pour vous autres !


Parfois elle consentait à pencher vers ma paume tendue
son vieux visage craquelé comme la terre gumbo en période de sé-
cheresse. Je surprenais l’éclat encore aigu des yeux usés.


-Oui, je vois, disait-elle, me mettant l’eau à la bou-
che, puis elle continuait : Tu voyageras…tu feras amis avec des
jeunes…des blonds…des bruns…


Je me demande ce que me poussait tellement à vouloir me
faire prédire l’avenir par cette aïeule proche de la mort et
qui ne fût jamais que se moquer de moi à ce sujet, à moins que
ce ne fût la rumeur persistante qu’elle était capable de tout
voir de ce qui allait arriver…parfois…si elle le voulait
bien…


Finalement, j’étais peut-être plus attirée vers elle à
cause du passé que de l’Avenir. Mémère Major, si différente de
ma grand-mère ordonnée, à peine plus âgée qu’elle, en avait été
l’amie et se souvenait de mille détails de sa vie, bien avant
que je l’eusse connue, queet je me les faisais inlassablement racon-
ter. Bouche cousue comme elle l’était au sujet de mon avenir,
mémère Major ne se faisait plus prier pour décrire ce qui m’a-
vait précédée. Elle racontait le voyage en chariot à bœuf à
partir de Saint-Norbert, les nuages de moustiques autour de la

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tente que l’on venait de dresser, la sombre plaine trouée alors
du seul feu de camp des voyageurs, le premier hiver à Saint-
Léon, passé à six familles ensemble sous un même toit, les cha-
mailles; l’entraide, le secours de Dieu, les tours de diable…


ils n’étaient pas si nombreux De ceux qui décrivait mémère
Major,
à survivre, quelques frêles vieillards seulement. Ils me
faisaient penser à des rescapés d’un long naufrage. Je les ai-
mais, ces pauvres vieilles gens du Québec, retirés ici au bout
du monde, qui ne parlaient encore entre eux que leur langue,
mais qui avaient vu nombre de leurs enfants adopter à jamais
l’anglais, et leur enfants à eux devenus incapables de s’en-
tretenir avec la vieille grand-mère ou le vieux grand-père. Ils
me paraissaient isolés comme plus tard me le parurent les ana-
chorêtes de Patmos. Leur fragilité extrême me les rendait chers.
Ils étaient comme des feuilles à peine retenues à la branche et
que la première secousse va emporter. Je sais maintenant que c’é-
tait leur passé à la veille de s’effacer qui me faisait accou-
rir vers eux. Leur douceur, leur résignation me sont restées
aussi durablement dans l’âme que le bleu intense du ciel au-des-
sus de leurs visages pensifs et la plainte du vent autour d’eux,
qui semblait raconter des vies manquées. Tant de fois on les
avait fait venir au bout du monde, pour y disparaître sans bruit
et presque sans laisser de trace.


De ces trottes du côté de Saint-Léon, je revenais songeu-
se, rapportant des messages d’amitié comme d’un certain lointain pays très
cher. Nous étions trop rapprochés pour nous écrire, les uns aux au-

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tres, trop éloignés pour nous voir souvent. Mon oncle était con-
tent des nouvelles fraîches que je lui rapportais. Bientôt tou-
tefois, en m’observant, il fronçait les sourcils. L’idée d’une
fille à cheval, en culotte, traversant le village pieux, le scan-
dalisait. Il en faisait la remarque à maman. Elle, que j’avais
eu toutes les peines du monde à gagner à mes vues, les défen-
dait maintenant auprès de son frère : « Voyons, Excide, ne sois
pas si vieux jeu. Si elle doit aller à cheval, mieux vaut en cu-
lotte que dans une jupe qui vole au vent. "


Quand je lui en avais parlé pour la première fois, elle
avait pourtant été contre, puis s’était un jour ravisée : " Al-
lons toujours voir comment c’est fait, ça ne noues engage à rien. "
Et nous voila dans une boutique des plus huppées, fréquentée par
un bien petit nombre, car peu de gens à l’époque, à Winnipeg, pra-
tiquaient l’équitation. Nous avons détonné dans cette boutique
comme cela ne nous était encore jamais arrivé. Maman, en regardant
autour d’elle, n’eut pas moins très vite repéré le costume le plus
beau de tous et sans doute le plus coûteux. Elle demanda à me le
faire essayer. La vendeuse y consentit de mauvaise grâce. Elle
nous avait démasquées au premier coup d’œil, peut-être à ce que
nous parlions français, quoique tout bas entre nous, mais peut-
être plutôt parce que maman ne demandait même pas les prix, tel-
lement assurée qu’elle ne serait pas tentée d’acheter ici. J’au-
rais voulu rentrer sous terre, mais je tenais tellement à une cu-
lotte de cheval que je finis par enfiler celle-ci et m’en vins pa-
rader au grand jour d’une baie vitrée donnant sur la rue, sous le
regard soudain, émerveillé de maman et l’air dédaigneux de la ven-

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deuse aux lèvres pincées. Pour préparer sa retraite, maman se
prit alors à trouver des défauts à la culotte. « elle plissait
ici, elle bouffait trop par là… "


Mais à peine étions-nous sorties, et elle m’assure a que
la culotte m’allait à merveille, qu’elle avait eu le temps de
bien étudier la coupe, pensait l’avoir retenue et être capa-
ble de m’en copier une en tout point pareille dans un vieux
pantalon couleur mastic, de mon frère Rodolphe, qui s’était enco-
re en très bon état. Elle y était d’ailleurs si bien parvenue
que personne au monde ne reconnut jamais dans ma culotte de che-
val l’ancien pantalon de Rodolphe. Je la portais avec un chemi-
sier pâle, ouvert au cou, et un petit foulard noué à la cow-boy
dont les bouts flottaient au vent. Ainsi je me sentais comme
équipée pour faire face à la vie, me mesurer avec elle et j’en
avais acquis de l’aplomb. Maman, à vois l’effet qu’avait sur
moi le costume, me faisaint me tenir plus droite, le regard plus
haut, en était venue à le prendre elle aussi en affection. Les
remontrances de mon oncle ne nous atteignaient donc pas beau-
coup l’une et l’autre. Nous le savions grognon sur le chapitre
des fréquentations, des convenances et de la jeunesse, en géné-
ral, qu’il trouvait émancipée, quoique, dans le fond, il fût
loin de lui être hostile.


Il y avait du jansénisme chez lui, combattu cependant
par un naturel gai, l’amour de la vie et un appétit sexuel as-
sez vif.


Comment mon oncle parvenait à concilier en lui ses ten-

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dances qui se faisaient la guerre était assez curieux. Par ex-
emple, soucieux de ne pas désobéir au curé du village qui inter-
disait aux parents de laisser danser les jeunes sous leur toit,
mon oncle, après en avoir fait à ses enfants la défense absolue,
s’en allait, lui, prendre part aux quadrilles chez des voisins
moins scrupuleux et, dans les figures tourbillonnantes, s’en
donnait à cœur joie à empoigner et serrer sa partenaire qu’il
écrasait à demi sur sa poitrine.


Son veuvage lui pesait certainement, et plus d’une fois
il fut sur le point de se remarier, mais se l’interdit par fidé-
lité à sa douce Luzina dont il porta l’image idéale dans son
cœur toute sa vie, par crainte aussi de donner à ses enfants
une belle-mère qu’ils pourraient ne pas aimer. Après les priè-
res à n’en plus finir, le soir, en famille, s’il n’y avait pas
de danses aux environs, mon oncle attrapait son violon et, d’o-
reille, pendant des heures, cherchait à rendre des airs gais
comme Turkey in the Straw, qui aboutissaient, sous son archet,
à quelque dolent musique sans presque aucune mélodie. Même au
temps des grands travaux épuisants de fin d’été, rares étaient
les soirées où il manqua à cette recherche sur son violon d’airs
joyeux, tournant hélas si diaboliquement à la painte.


C’était un bel homme , grand, bien bâti, sans être gros,
de teint très foncé, les cheveux, d’un noir lustré, partagés
au milieu par une raie, les avec de superbes moustache, noires égale-
ment; et de même ses yeux étaient de vraies billes de verre
sombre, qu’il roulait au reste inlassablement, comme à la tra-
ce d’une pensée, courant dans un sens puis dans un l'autre. A

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la fin, de la voir ainsi chasser ses pensées, ou courir après,
à droite, puisetà gauche, devenait obsédant. Il pouvait cepen-
dant être très gai, faire de bonnes blagues aux enfants, puis
virer à une « jonglerie » mélancolique au cours de laquelle on
ne pouvais lui sortir un mot de lui ; et soudain, de nouveau, ses
yeux se mettaient, en roulant, à émettre des lueurs, et mon on-
cle sortait de ses moments dépressifs aussi brusquement qu’il y
était entré.


Tel quel, je l’aimais beaucoup, et dès que j’eus lu les
auteurs russes, le trouvai à l’image de tant de leurs personna-
ges, excessif dans ses dévotions, puis dans ses défoulements,
avec des accès de gaieté folle et un côté mystique le jetant
dans des silences accablants.


Plus tard, je me suis demandée ce qu’il voyait au loin
de ses contemplations moroses, si c’était l’avenir des siens,
de sa famille. Ses enfants, presque tous, parlaient pour ainsi
dire, mieux l’anglais que le français, lui n’en possédant que
quelques mots tout au plus. Le Dernier fils des Landry rapatriés
au Manitoba, il se mit, vers la fin de sa vie, à évoquer les
pâles souvenirs qu’il avait de Saint-Alphonse-de-Rodrigues. Plus
il vieillissait, plus il lui en revenait. Il fut pris du désir
de retourner au village de ses ancêtres avant de mourir. Il en
parlait souvent, mais comme d’un bonheur trop grand pour être
atteint en ce monde. Il mourut à quatre-vingt-quatre ans, dans
le pays où il avait passé toute sa vie, sauf les années de sa
toute petite enfance, mais l’âme tournée, on aurait dit, vers
sa source quoique presque oubliée.


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Il y a quelques années, de passage au Manitoba, pour
m’occuper de ma sœur Clémence qui vit en Foyer, je pris le
temps d’une course à Somerset. La fascination qu’ont exercés,
qu’exercent encore sur moi ce village et ses alentours, l’em-
porte toujours sur les désillusions qu’ils ne manquèrent pas
de m’apporter. Les quelques parents que j’ai encore par là se plaignaient que,
si je trouve un peu de temps pour me rendre sur place, c’est
d’abord pour revoir les lieux avant les gens. Ce fut vrai cette
fois encore. Ma première visite fut pour la ferme de mon oncle
Excide, on ne peut dire abandonnée, mais tout au moins laissée
seule. Le plus jeune fils de mon oncle, qui habite au village,
à deux milles et demi, y vient l’été, chaque jour, à heure fixe,
de même qu’un fonctionnaire à son bureau, labourer, herser, en-
semencer les terres et, en temps et lieu, faucher, moissonner,
tout cela, bien entendu, à la machine, lui tout seul, sauf en de
rares cas, y suffisant, en sorte que ces travaux qui, naguère,
requéraient une armée d’ouvriers agricoles, s’accomplissent à
présent dans une solitude étonnante, sans autre bruit que celui
du moteur et, on dirait, presque dans une atmosphère étrangère
à notre terre, tant il paraît stupéfiant de voir un homme sim-
plement assis ,sans autre compagnon que la machine, aux commandes du tracteur - son unique compagnon-tourner, vi-
rer, aller et venir dans l’immensité, sans plusrien manifester on di-pour ainsi
rait, rien dire d’humain. Presque aussi ponctuellement qu’il en part
le matin, mon cousin doit rentrer chez lui, sa journée faite.

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Autour de la maison de ferme muette, tout était propre,
rangé, la cour dans un ordre parfait, les bâtiments bien clos
sur leur machines, en cette journée d’automne assez avancé. Je
rôdai autour de la maison, sur un de ses côtés avait été aména-
gée une heure porte coulissante. Je parvins en me haussant sur
une pièce de bois à regarder à l’intérieur par une fenêtre. Ce
que je découvris me stupéfia. Le plafond enlevé, les cloisons
démolies, l’intérieur de la maison n’était plus qu’un immense
hangar qu’occupait presque en entier le tracteur Massey-Harris.
Le spectacle m’aurait peut-être moins affligée si n’était venu
se superposer à lui un souvenir particulièrement charmant de cet-
te maison dans les temps heureux. J’y étais arrivée alors qu’on
ne m’attendait sans doute pas, un soir de l’année où je fus ins-
titutrice au village voisin, Cardinal. Le temps était doux. Il
neigeait abondamment, une de ces neiges calmes, silencieuses,
tombant en pans que n’infléchissaient aucun vent, et inlassable-
ment comme pour ensevelir toute trace de souillure. Il devait
y avoir à la maison quelque joyeuse réunion, car elle resplen-
dissait de toutes ses lampes allumées et, par la même fenêtre
où je me tenais maintenant, j’avais vu passer des ombres qui se
hâtaient joyeusement. Le plus attirant du tableau, toutefois,
était, au dehors, cinq ou six équipages se trouvant rangés près
du perron, dans un peu de la délicate lumière rosée qui tombait
sur eux des fenêtres brillantes. Comme il n’y avait aucun froid
dans l’air, on n’avait pas pris le peine de conduire les chevaux
à l’écurie. Simplement on leur avait couvert jeté sur le dos d’une couver-
ture, protégeant également de la neige, par au moyen d' une autre couverture ,

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le banc des traîneaux auxquels ils étaient restés attelés. La
neige, tendrement, s’amorcelait comme une couverture de plus,
chaude et moelleuse, sur les sièges recouverts, sur les bêtes,
tête penchée, qu’on aurait pu croire dormanten train de dormir debout, si on n’a-
vait saisi de temps à autre le mouvement de leurs paupières.
Rien ne m’avait jamais semblé mieux exprimer la douce paix par-
fois si émouvante de l’hiver que cette maison blanche au milieu
du blanc qui tombait du ciel et des animaux presque également
tout blancs eux-mêmes entrouvrant par moments un œil placide
et rêveur.
Comme il m’avait paru certain, au bout du petit che-
min de terre, accédant à l’immensité ouverte, que je trouverais
un jour le bonheur, la vision de ce soir-là m’avait inondé l’â-
me du désir de quelque chose de plus merveilleux encore à at-
teindre, qui était la paix du cœur. Et maintenant, monté sur
une bûche, les mains au bord des yeux pour voir à travers la fe-
nêtre, je découvrais, n’en pouvant croire ce qu’ils voyaient,
l’inattendue destination dernière d’une des maisons les plus ai-
mées de ma vie.


Je m’arrêtai au village chez mon cousin, Il y habite une
agréable maison très moderne, style ranch. (L’Ouest en est inon-
dé. ) Je lui fis amicalement grief d’avoir transformé la maison
associée à nos rêves de jeunesse en un hangar à tracteur.


— -Le bois en est tout pourri. Autant qu’elle serve au
moins à cela, se défendit-il en riant.


Il n’y avait rien à faire. Comme il aurait pu, avec rai-
son peut-être, me reprocher de n’avoir pas le sens pratique,
j’aurais pu lui faire un tort de n’avoir que celui-là

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Je le quittai bientôt pour aller un peu au hasard à la
recherche d’endroits dont le souvenir me revenait tout à coup
à l’esprit. Je cherchai ainsi longuement une boulangerie fai-
sant un coin de rue où ma grand-mère, quand j’étais toute pe-
tite enfant, m’avait envoyée un jour chercher un pain. Je la
décrivis, telle que je me la rappelais, à des passants qui au-
raient voulu m’aider, mais ne se souvenaient d’aucune boulan-
gerie correspondant à ma description. Peut-être, avec le temps,
l’avais-je façonné tout autre qu’ qu'elle fut en réalité. Ou bien depuis
longtemps elle avait cessé d’être. Je ne sais quel chagrin, dis-
proportionné à la cause, je ressentis de ne pouvoir retrouver
cette boulangerie. Sous le haut ciel pur, le vent faisait du
moins poudrer la terre des bords de la route tout comme au
temps de mon enfance – sauf qu’alors la route elle-même était
aussi de terre. On aurait dit de la poussière soulevée sous
les pas de quelque invisible marcheur parcourant sans trêve la
route déserte.


J’atteignis le cimetière. Il est, à faible distance du
village, sur une butte solitaire, exposé à tous les vents, et
gardé par quelques épinettes, et qu'on On avait dû les chercher bien
loin d’ici, dont ce n’est pas le pays, pour les y transplanter,
compagnons dans la mort, enfin, de gens comme grand-mère Landry
qui s’était languie toute sa vie des arbres austères de son en-
fance sur les coteaux de Saint-Alphonse-de-Rodriguez. Du moins,
ils étaient enfin réunis, les arbres sombres et ma grand-mère
peu démonstrative, peu expansive, mais combien fidèle à ses at-
tachements.

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Je retrouvai sans peine sa tombe et celle de grand-père
Landry. Je ne leur avais pourtant pas rendu visite depuis le
jour lointain où maman m’avait emmenée, petite fille, me recueil-
lir sur ces tombes. Je me surpris à lire à voix haute, un peu
comme l’histoire d’une vie en résumé, qu’Émilie Jeansonne, née à
Saint-Jacques-l’Achigan en 1831, était décédée à Saint-Boniface
le 7 mars 1917; que son époux bien-aimé, Elie Landry, né à Saint-
Jacques-l’Achigan en 1835, était décédé à Somerset le 6 août 1912.
Je portais attention enfin à ce fait que, plus jeune qu’Émilie de
quatre and, mon grand-père était mort cinq ands avant elle. Et
pourtant que de tâches il avait su mener à bien en si peu de temps !
De surcroît, parti presque sans ressources de Saint-Alphonse-de-
Rodriguez il avait réussi à mettre de côté pour la léguer à ses
enfants une petite somme, à l’époque, assez respectable.


Je m’apaisais. Si ténu et fragile qu’il était fût, un lien
nous tenait encore quelque peu ensemble, les errants à travers
les siècles. Je parviens à évoquer quelque peu les deux vieux vi-
sages, mais sans doute aidée du souvenir que j’avais de leurs
photographies.


Je m’avançai de quelques pas, restant à l’intérieur de
cette partie du cimetière réservée à la famille Landry. Un peu
plus loin s’élevaient deux lourds monuments funéraires, certai-
nement récents, à la mode d’aujourd’hui, plus hauts, plus flam-
boyants aussi : sans doute ceux de Luzina et de mon oncle Excide.
Je fis un pas encore, et, sous le choc que j’éprouvai, pensai
que je devrais être la proie d’une hallucination. Deux hautes

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pierres analogues me faisaient face, debout, l'une à côté de
l'autre, portant en caractères qui me sautèrent aux yeux, l'u-
, ne Father: l'autre Mother . J'essayai de retrouver au fond de
mes souvenirs le doux visage anguleux de ma tante Luzina, dé-
jà creusé par la maladie, au temps de mon enfance, mais éclai-
ré par une bonté que l'inexorable marche de la tuberculose n'a-
vait jamais éteinte. Je revis mon oncle aux yeux roulant tou-
jours quelques pensée, tantôt joviale, tantôt d'un regret incon-
solable. Ainsi donc, eux qui n'avait été Father et Mother
pour personne au cours de leur vie, le serait à jamais sous
le ciel pu, dans ce petit cimetière du bout du monde. Ils me
parurent m'être ravis aujourd'hui plus complètement qu'ils me m'étaient
l'avaient été le jour de leur mort.


Je sortis du cimetière. Haut dans les épinettes étrangè-
res, le vent repris. Son lent récitatif, murmuré à voix lointai-
ne, poignait le coeur. On l'eût dit occupé à retracer la pauvre
histoire toute embrouillée de vies humaines égarées dans l'his-
toire et dans l'espace.

triple espace


Autant je m'était laissée aller pendant les vacances à
des chevauchées sans fin dans la plaine et aux constructions
rêveuses auxquelles elles me portaient, autant, dès la rentrée,
je me jetais dans l'étude sans restriction. Ayant tout l'été
vagabonde à mon goût, je demeurais maintenant, soir après soir,
rivée à mon petit pupitre dans ma chambre isolée, à me faire
entrer dans la tête la plus de textes possibles. J'apprenais
par coeur avec une facilité inouie. Il me suffisait bien sou-

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vent de lire un paragraphe un peu attentivement pour m'aperce-
voir que je l'avais retenu mot pourà mot. Cependant j'oubliais
assez vite des textes appris sans grand effort.


Mais ce ne fût pas au cours de l'année qui suivit mon
appendicectomie que je m'appliquai si totalement à l'étude, dès
lors
obtenant en classe la première place, toujours, selon la
promesse faite à ma mère et dans le but, comme il m'avait paru,
de la venger de tant de sacrifices consentis à mon avancement.
Avant d'y venir, il m'avait fallu du temps encore même une au
tre maladie qui me retint, celle-là, plusieurs mois à la maison,
me faisant perdre une année scolaire, en sorte que je me trouvai en
arrière de mes anciennes compagnes de classe et toute secouée
de ce fait; il me fallut aussi voir mon père, très malade main-
tenant, s'inquiéter sans cesse au sujet de mon avenir, s'ouvrant
à maman de sa crainte qu'ils ne puissent parvenir à me mener au
terme de mes études; et surtout, je pense bien, il me fallut
m'apercevoir enfin qu'elle, ma mère, s'usait impitoyablement à
la tâche de faire marcher la maison.


Comment y arrivait-elle ? Principalement, je pense, en
prenant des locataires et quelques fois des pensionnaires. Il me
semble que nous avions toujours quelques étrangers vivant avec
nous. Parfois, ils étaient bien élevés, agréables de manière;
nous les accueillions comme des gens de la famille. Nous nous
sommes faits des amis de quelque-uns, que nous avons regrettés
longtemps après leur départ. D'autres nous étaient antipati-
ques. Nous les trouvions vulgaires ou bruyants. Nous avions

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toutes les pleines du monde à les endurer sous notre toit. De
toute façon, indépendants comme nous étions de nature, je me
demande comment nous avons pu supporter de n'avoir pas notre
maison à nous seuls pendant des années. Mais l'argent ainsi
obtenu était presque notre unique ressource, ajouté à l'aide
qui venait à maman de la part de Rodolphe et d'Adèle. Aussi
bien, nous rappelait-elle souvent, elle pour qui c'était jus-
tement le plus dur, qu'il nous fallait-il rengainer notre orgueil
et apprendre que, chez nous, nous n'étions pas entièrement
chez nous. Mais elle promettait qu'un jour pourtant, tous les
étrangers partis, nous le serions. Et quand cela a été, c'é-
tait que la maison avait été vendue et que nous-même étions
comme les étrangers que nous avions si longtemps hébergés, sans
véritable chez nouschez eux, et alors enfin, nous les avons compris et
pris en grande pitié.


De Rodolphe, en ce temps-là, maman recevait parfois de
vraies largesses, des sommes si considérables qu'elle e deve-
nait pâle et s'écrirait presque douloureusement : — "Mais comment
a-t-il pu deviner qu'aujourd'hui même il fallait acheter le
charbon pour l'hiver?"
ou encore : — "Que c'est la date limite
pour régler les taxes?"


Mais hélas, le temps allait venir où, les largesses de
la veille, Rodolphe, tout penaud, le lendemain, après une par-
tie de poker avec des amis et mille folies, les redemanderait
à maman, et elle, le visage attéréatterré, rendrait l'argent en excu-
sant son fils : — "Il n'est pas tenu à de faire vivre la famille.
Il n'est pas tenu"
.

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Si ce n'avaient été des chimères, si douces à l'âme fati-
guées, comment aurions-nous donc pu tenir si longtemps avec si
peu? Mais, à notre horizon, il y eut presque toujours quelque
bienfaisant mirage qui parvenait à secourir notre espoir défail-
lant. Quand, plus tard, je lus le Notaire du Havre, comme je
nous ai b ien reconnus tous dans ces Pasquier soutenus par leur
illusion. Pour nous, ce fut le Terreterre en Saskatchewan. Mon père
en avait fait l'aquisition au temps où il fonda sa colonie de
Dollard, de même que d'autres terres qu'il avait dû laisser al-
ler, au fur et à mesure que se faisait trop durement sentir no-
tre besoin d'argent. Mais celle-là,la terre, il y restait at-
taché avec un entêtement que rien ne pouvait ébranler. Les cho-
ses allant au plus mal, lui qui n'était pourtant pas optimistes
de nature, il se faisait encourageant:


— -En tout cas, Mina Mélina, nous avons toujours notre terre en
Saskatchewan. Si on peut tenir assez longtemps, elle nous sauve-
ra en fin de compte, tu verras.


` A quoi maman, enhardie par cette confiance, répondait:


— -Oui, Dieu merci, il nous reste la terre en Saskatche-
wan. Quand il le faudra absolument, nous l a vendrons, mais ce n'est pas encore pour maintenant, ce n'est pas encore pour au-
jourd'hui.


Elle nous resta longtemps, cette terre lointaine, embel-
lie de par nos songes, chaque jour rendue à la vie par le pouvoir
de l'imagination, notre recours invincible contre le décourage-
ment total.


Parfois, quand le soleil se couchait au fond de la ruelle

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71


et sur notre arrière-cour, nous croyions le voir allongeant aus-
si sa lumière dorée parmi les hautes blés frémissants de notre
terre en Saskatchewan.


Le plus curieux de tout cette histoire est que, lorsque
je la vis enfin de mes yeux, longtemps au reste après qu’elle
eut cessé de nous appartenir, elle m’apparut conforme à la vi-
sion que nous en avions eue dans nos rêves les plus exaltés.
C’était vraiment e échappée de ciel ardent, de moisson blonde
et d’espace à consoler le cœur.

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71A-V


Ce dut être vers l’âge de quatorze ans que j’entrai en
étude comme on entre au cloître. J’avais tergiversé, je m’é-
tais dit maintes et maintes fois que je m’y mettais pour de
bon le mois suivant. Puis vint un jour où je crus m’aperce-
voir que ma mère perdait pied, que bientôt elle n’en pourrait
plus si elle n’était pas épaulée par quelque encouragement.
Les examens de fin d’année approchaient. Je me pris à revoir
sérieusement mes matières. Je me levais le matin bien avant la
maisonnée pour étudier dans la solitude et le silence de la
grande cuisine que j’avais à moi seule pour une heure ou deux.
Maman, quand elle y entrait pour mettre le gruau du matin sur
le feu, me trouvait à la grande table, mes libres épars autour
de moi. Pour ne pas me distraire, elle m’adressait simplement,
un peu comme à un de nos pensionnaires, un petit signe de tête
qui approuvait et félicitait, puis se mettait à sa tâche en
faisant le moins de bruit possible. Cette année-là, j’arrivai

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à la tête de ma classe à la fin d’année, pour la première fois
de ma vie. Je récoltai même une médaille pour je ne sais trop
quelle matière. Mais ce que je n’oublierai jamais c’es le vi-
sage de maman quand je lui revins avec cette récompense. Aussi-
tôt ce fut comme si lui était enlevé le poids des années passées,
l’angoisse des années à venir. Elle rayonna, sans toutefois me
faire ç moi de grands compliments. Mais, à son insu, je l’enten-
dis deux ou trois fois me vanter à des voisines, habile à loger
dans la conversation, au détour convenable, la petite phrase :
" Ma fille a eu la médaille de Monseigneur cette année. » Je me
trouvai à surgir une fois juste au moment où elle parlait de
cette médaille de rien du tout et fus frappée par l’expression
de ses yeux. Ils brillaient comme rarement je les avais vus, bril-
ler,
deux grands puits de lumière tendre d’où semblait avoir été
retriée toute l’eau mauvaise des jours durs.


Dès lors, comment n’aurais-je pas voulu continuer à la
soutenir à ma manière, elle qui me soutenait de toutes ses for-
ces ? C’était enivrant de me voir à si peu de frais lui alléger
ainsi la vie. Et c’était également enivrant d’être la première.
Je me demande même si je n’acquis pas là une habitude en partie
mauvaise, car, ayant, dû, plus tard, passer une fois en deuxième
place, je le supportai très mal et découvris la faiblesse d’a-
voir besoin d’être la première, contre laquelle j’ai dû par la
suite apprendre à lutter.


De toute façon, ce n’était pas autant que cela pouvait
en avoir l’air, une prouesse. `A quoi aurais-je pu me livrer

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avec passion à quinze, à seize dans, en ce temps-là, sinon à l’é-
tude? On n’y pratiquait presque pas de sport. J’eus bien alors,
en cadeau de mon frère Rodolphe, une paire de patins, et j’appris
à glisser plus ou moins en mesure au beau Danube Bleu que déver-
sait le haut-parleur des patinoires publiques. Mais c’est tout.
Je dus attendre mon propre argent gagné pour m’acheter une raquette
de tennis et, plus tard, une bicyclette légère qui fit mon bon-
heur, et puis, enfin, des skis d’occasion, bien trop longs pour
moi, lesquels, faute de pentes dans nos parages, firent de moi,
longtemps avant que ne s’en implante la mode, une très solitaire
devancière du ski de fond.


Mais cela devait attendre ma jeunesse déjà entamée, mes
vingt ans, un peu plus tard même. Je suis arrivée à ma jeunesse
tard, comme on y arrivait en ce temps-là. `A quinze ans, j’étais
une petite vieille toujours fourrée dans mes livres, la nuque
déjà faible et le regard envahi par un fatras d’inutiles connais-
sances.


Même maman en vint à trouver que j’en faisais trop. Pour
m’obliger à quitte mes livres et me mettre au lit à une heure
raisonnable, elle me coupait parfois le courant en enlevant le
fusible qui le commandait dans ma chambre. Ainsi elle pouvait
se retirer tranquille, assurée que je ne rallumerais pas cette
nuit-là.


Mais, enfin, je tenais ma parole donnée à ma mère quel-
ques années avant, à l’hôpital, et lui rapportais, année après
année, la médaille accordée pour les meilleures notes en fran-
çais par l’Association des Canadiens français du Manitoba. Puis

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74
j’obtins la plus convoitée des toutes, octroyée celle-là par
l’Instruction publique du Québec à l’élève terminant la pre-
mière en français pour tout le Manitoba. Elle portait en effi-
gie la tête un peu romaine, à ce que je crois me rappeler, de
Cyrille Delâge. Mon lot de médailles, maintenant imposant, rem-
plissait presque un tirroir. Maman les conservait à l’abri de
la poussière, précieusement. Elle qui n’avait fréquenté qu’une
pauvre école de petit village et n’avait jamais reçu en récom-
pense scolaire qu’un petit livre de cinquante cents qu’elle
chérissait encore, elle était éblouie par mon tirroir plein de
grosses médailles, et je la soupçonne de l’avoir souvent ouvert
quand elle était seule pour les admirer à son aise. Plus tard,
je devais lui faire bien de la peine au sujet de ces médailles,
une histoire que je raconterai peut-être, si j’en ai le temps.
Maintenant que j’ai commencé à dévider mes souvenirs, ils vien-
nent, se tenant si bien, comme une interminable laine, que la
peur me prend : « Cela ne cessera pas. Je ne saisirai pas la
millième partie de déroulement. » Est-il donc possible qu’on
ait en soi de quoi remplir des tonnes de papier si seulement on
arrive à saisir le bon bout de l’écheveau ?
En onzième et douzième année, les prix décernés par l’As-
sociation des Canadiens français du Manitoba était en argentétaient
de cinquante et cent dollars respectivement. C’était une belle
somme à l’époque, presque comparable aux bourses distribuées au-
jourd’hui par le Conseil des Arts et les Affaires Culturelles,
et, ce qui était bien agréable, on n’avait pas à la soliciter. > Image
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simplement à la mériter. Je les gagnai toutes tous les deux, ce qui
défraya la coût de mon inscription à l’Ecole normale des insti-
tutrices et l’achat des manuels nécessaires, en sorte que je
ne coûtai presque rien à mes parents à la fin de mes études,
et il le fallait, car ils étaient au bout de nos pauvres ressources.


L’exploit, plus encore que d’être parvenue à la fin de
mes études, c’était, dans le milieu aussi loin que le nôtre du
Québec, d’y être parvenue en français, de même qu’en anglais.


Donc, en dépit de la loi qui n’accordait qu’une heure
par jour d’enseignement de français dans les écoles publiques
en milieu majoritairement de la langue française, voici que nous
le parlions tout aussi bien, il me semble, qu’au Québec, à la
même époque, selon les classes sociales.


`A qui, à quoi donc attribuer ce résultat quasi miracu-
leux? Certes à la ferveur collective, à la présence aussi par-
mi nous de quelques immigrés français de marque qui imprègne-
rent notre milieu de distinction, et surtout dans doute le zèle,
à la ténacité de nos maîtresses religieuses, et parfois laïques,
qui donnèrent gratuitement des heures supplémentaires à l’ensei-
gnement du français, malgré un horaire terriblement chargé. Quel-
ques-unes ne se gênaient pas pour prendre des libertés avec la
loi; passionnées et défiantes, elles devaient parfois être re-
tenues par la Commission scolaire; elles auraient pu nous fai-
re plus mal que de bien.


Quand la provocation n’était pas trop visible, le Depart-
ment of Education
fermait les yeux. Pourvu que les élèves fus-
sent capables de montrer des connaissances de l’anglais, à la

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visite de l’inspecteur, tout allait plus ou moins. Nous étions
toujours évidement, exposés à un regain d’hostilité de la
part de petits groupes de fanatiques qui tenaient pour la stric-
te application de la loi. Pendant quelques temps courait la ru-
meur qu’un enquêteur était sur le sentier de guerre. La consi-
gne était alors, ce personnage ou quelqu’un du School Board
surgirait-il à l’improviste, de faire vivement disparaître nos
manuels en langue française, d’effacer au tableau ce qui pou-
vait rester de leçons en français et d’étaler nos livres anglais.
Cela se produisit sans doute sans certaines écoles et même pro-
bablement dans la mienne avant mon temps, mais pour ma part je
n’eus connaissance d’aucune visite aussi dramatique. Toutefois
le danger était bien réel et il exaltait nos âmes. Nous le sen-
tions rôder autour de nous; peut-être nos maîtresses en entrete-
naient-elles quelque peu le sentiment. Puis il s’éloignait, et
alors reprenait notre sourde guérilla usant peut-être mieux no-
tre adversaire qu’une révolte ouverte. Parfois je me demande si
cette opposition à laquelle nous étions en butte ne nous servit
pas autant qu’elle nous desservit. Livrés à nous-même, si peu
nombreux, il me semble que c’est la facilité qui nous eût le
plus vite perdus. Mais elle nous fut certainement épargnée. Car
le français tout beau, tout bien, nous étions parvenus à l’ap-
prendre, à le préserver, mais, en fait, c’était pour la gloire,
la dignité; ce ne pouvait être une arme pour la vie quotidienne.


De toute façon, pour passer nos examens et obtenir nos
diplômes ou brevets, il nous fallait nous confronter au program-

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me établi par le Department of Education et par conséquent ap-
prendre en anglais la plupart des matières; chimie, physique,
mathématiques, et l’histoire en général. Nous étions en quel-
que sorte anglaises dans l’algèbre, la géométrie, les scien-
ces, dans l’histoire du Canada, mais françaises en histoire du
Québec, en littérature de France et, encore plus, en histoire
sainte. Cela nous faisait un curieux esprit, constamment occu-
pé à rajuster notre vision. Nous étions un peu comme le jon-
gleur avec toutes ses assiettes sur les bras.


Parfois c’était tout de même bienfait. Je me souviens
du vif intérêt que je pris à la littérature anglaise aussitôt
que j’y eus accès. Et pour cause : Dede la littérature françai-
se, nos manuels ne nous faisaient connaître à peu près que
Louis Veuilot et de Montalembert – des pages et des pages de
ces deux-là, mais rien pour ainsi dire de Zola, Flaubert, Mau-
passant, Balzac même. Quelle idée pouvions-nous avoir de la
poésie française ramenée presque entièrement à François Coppée,
à Sully Prud’homme et au Lac, de Lamartine, si longtemps rabâ-
ché qu’aujourd’hui par un curieux phénomène – de rejet peut-
être – je n’en saurais retrouver un seul vers. Pourtant je me
rappelle avoir obtenu 99% dans ma rédaction sur ce poème au
concours proposé par l’Association des Canadiens français du
Manitoba.


La littérature anglaise, portes grandes ouvertes, nous
livrait alors accès à ses plus hauts génies. J’avais lu Thomas
Hardy, George Eliot, les sœurs Brönte, Jane Austen. Je connais-

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sais Keats, Shelley, Byron, les poètes lakistes que j’aimais in-
finiment. Heureusement, pour les lettres françaises qu’il y eut
tout de même à notre programme d’études le pétillant Alphonse
Daudet. Je m’étais jetée à quinze ans sur les Lettres à mon mou-
lin
que j’appris par cœur d’un bout à l’autre. Parfois je me de-
mande si mon amour de la Provence qui m’a poussée tant
de fois à la parcourir de part en part, ne me vient pas en partie
de cet emballement de mes quinze ans pour la première gracieuse
prose française que j’eus sous la main. Autrement, elle m’eut pa-
ru bien terne à côté de l’anglaise. Qu’en aurait-il été de moi
si, à cet âge, j’avais eu accès à Rimbaud, Verlaine, Baudelaire,
Radiguet ?


C’est Shakespeare que je rencontrai tout d’abord. Il re-
butait profondément mes compagnes de classe et n’emballait guère
non plus, je pense bien, notre maîtresse de littérature. Pour ma
part, encore que m’échappât beaucoup de cette grande voix, je
fus prise par sa sauvagerie passionnée, alliée parfois à tant de
douceur qu’elle ferait fondre le cœur, à ce flot d’âme qui nous
arrive tout plein de sa tendresse et de son tumulte.


J’avais eu la bonne fortune, il faut le dire, d’assister
à une représentation du Marchand de Venise, donnée par une trou-
pe de Londres en tournée à travers le Canada. C'était C’est au théâtre
Walker de Winnipeg – déjà me disposant au sortilège de la scène
avec ses rangs sur rangs de balcons ornés, ses immenses lustres,
ses lourds rideaux en velours cramoisi – que commença pour moi
l’enchantement. Il ne s’agissait plus enfin de français, d’anglais,

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de langue proscrite, de langue imposée. Il s’agissait d’une lan-
gue au-delà des langues, comme celle de la musique, par exemple.
Du balcon le plus élevé, penché par-dessus la rampe vers les
acteurs qui, de cette hauteur, paraissaient tout petits, je sai-
sissais à peine les paroles déjà en elles-mêmes pour moi presque
obscures, et pourtant j’étais dans le ravissement. Au fond, cet-
te première soirée de Shakespeare dans ma vie, je ne m’en suis
jamais expliqué la fascination. Elle demeure toujours aussi mys-
térieuses à mes yeux.


`A partir de ce temps-là, notre maîtresse de littérature
qui avait peine à déchiffrer le grand William, se prit à faire
appel à mes lumières qui pourtant n’était pas grandes, mais
auxquelles suppléait l’enthousiasme. Elle prétendait qu’avec l’en-
thousiasme – ou un air d’enthousiasme – on pouvait faire ava-
ler ce que l’on voulait à l’inspecteur. Or cela consistait à ap-
prendre par cœur. Nous étions alors à Macbeth. Elle nous sup-
pliait, faute de nous faire comprendre la pièce :


- Apprenez-en des bouts par cœur. L’inspecteur en ou-
bliera de vous questionner.


Un soir, je tombai sur un "bout" , à peu près incompré-
hensible mais qui me séduisit quand même par je ne sais quelle
sombre couleur de nuit que je croyais y percevoir. Le lendemain,
tout feu, tout flamme, je récitai en entier le grand monologue
de Macbeth :


- — Is this a dagger thatwhich i see before mine eyes


La sœur n’en revenait pas, quelque peu indignée, en un
sens, de me voir prise d’une telle folie de passion pour ce

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lointain poète du temps d’Elizabeth la première(cap), par ailleurs
prompte à percevoir le parti qu’elle allait pouvoir tirer de mes
dons. Ensuite, en effet, allions-nous recevoir la visite d’une
de nos Mères visiteuses, assez portées sur l’anglais, ou de quel-
que important monsieur du Département of Education, qu’elle me
prévenait :


— -Sauve la classe, Gabrielle. Lève-toi et saute dans Is
this a dagger


Je sauvais déjà la classe en français, au concours de fin
d’année organisé par l’Association des Canadiens français du Ma-
nitoba. Je trouvais que c’était beaucoup de la sauver aussi en
anglais. Mais j’avais, je pense bien, un petit coté cabotin, peut-
être en partie entretenu par notre sentiment collectif d’infério-
rité, et qui me faisait rechercher l’approbation de tous côtés.


L’inspecteur nous arriva.


— -How are you getting along with Shakespeare, sister?
Macbeth! Oh fine! Fine! Does anyone remember by witch names
the witches on the heath salute Macbeth?


Je me démenais, la main levée, seule à me proposer. La
vieille, en feuilletant mon livre, j’étais tombée comme un
fait exprès sur ces salutations d’une si belle sonorité.


L’inspecteur me regardait en souriant. Qui d’autre au-
rait-il regardé? Toutes, sauf moi, lui tournaient quasiment le
dos. La sœur me désigna. Je sautai sur mes pieds et enfilai :
The Thane of Glamis! The Thane of Cawdor!


Que je connusse ces salutations bizarres eut l’air de
rendre l’inspecteur si heureux que c’était à n’y rien comprendre.

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Apparemment il se sentait chez nous en territoire ennemi et
peut-être avait-il aussi peur de nos réactions que nous des sien-
nes. Il me demanda si je connaissais quelque passage de la pièce.
Je ne perdis pas une minute, imprimai sur mon visage le masque
de la tragédie et me lançai à fond de train : Is this a dagger


Le plus curieux est que, bien des années plus tard,
quand j’assistai, à Londres, à ma première représentation de
Macbeth, je découvris n’avoir pas été mauvaise moi-même,
naguère, en Macbeth, par le ton, l’allure, bref en par tout sauf par
l’accent qui était celui de la rue Deschambault et devait y être
d’un effet éminemment comique.


Notre inspecteur ne riait pourtant pas. Il paraissait
ému. Comprenait-il quelque chose à cette scène aussi étrange
pour le moins que celle de sesdes sorcières sur la lande? Avait-
il quelque sentiment de ce que c’était que d’être une petite Cana-
dienne française en ce temps-là au Manitoba, et éprouva-t-il,
cette heure, de la compassion pour nous et même peut-être une
secrète admiration?


— -Why do you love Shakespeare so, young lady? me deman-
da-t-il.


La young lady, ainsi dénommée pour la première fois de
sa vie, en éprouva un éblouissement. Elle répondit à tout hasard,
ayant dû entendre cela quelque part :


— -Because he is the greatest.


-And why is he the greatest?


Là je fus un peu embêtée et cherchai avant de risquer :


— -Because he knows all about the human soul.

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Cette réponse parut lui faire mille fois plus plaisir en-
core que ma bonne réponse à propos des sorcières. Il me considè-
ra avec une amitié touchante. C’était la première fois que je
découvrais à quel point nos adversaires anglophones peuvent nous
chérir, quand nous jouons le jeu et nous montrons de bons enfants
dociles.


— -Are there any other Englsih poets that you favor?
me demanda-t-il.


Je connaissais par coeur The Ancient Mariner qu’une vieil-
le sœur tout enamourée de belles allitérations m’avait fait ai-
mer l’année précédente, en nous citant, la voix et le regard em-
preints de rêve :


— -We were the first that ever burst into that silent sea...


Je lui récitai la vielle ballade comme il ne l’avait sû-
rement jamais entendue auparavant et ne l’entendrait jamais plus,
en me balançant au rythme des vers, rêvant au voilier perdu dans
la mer des Sargasses.


L’inspecteur avait apparemment perdu de vue que nous étions
trente-cinq élèves dans cette classe, dont trente-quatre muettes
comme des carpes.


Quand il prit congé de la classe, accompagné par notre
maîtresse à qui il donnait des " Madame…,dear Madame… "
tout en la félicitant chaleureusement, je me disais : — "Tantôt
j’aurai ma petite part de compliments…La sœur doit être con-
tente."


`A la porte, l’inspecteur redoubla de politesses. Notre
maîtresse rayonnait. Je crus saisir quelques mots qui pouvaient

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me concerner… — "brillant young lady…will go far…"


Ah, pour aller loin, j’y étais bien décidé. Mais où
était le loin?


Enfin notre maîtresse vint reprendre sa place derrière
son pupitre en haut de l’Estrade surélevée de deux marches con-
tre lesquelles, au cours de mes années scolaires, j’ai tant de
fois buté. Son visage gardait une trace de triomphe. Parce que
nous avions bien eu l’inspecteur? Ou forte de l’illusion qu’elle
était devenue une excellente maîtresse de littérature anglaise?
Qui aurait pu le savoir? Je m’approchai, un peu trop avide de
connaître les paroles qui avaient été échangées à la porte à mon
sujet.


— -Ma sœur, l’inspecteur a été content de moi?


Elle me dévisagea, soudain toute désapprobation. Le mons-
tre orgueil était bien ce que nos maîtresses traquaient le plus
en nous, alors cependant qu’elles nous rappelaient sans cesse
d’avoir, comme Canadiennes françaises, à relever la tête, à la
tenir haute – quand donc alors fallait-il l’abaisser?


Elle se radoucit cependant, fière malgré tout de moi, le
mal étant de laisser paraître. Elle me jeta simplement, en
guise de reproche presque affectueux – et ainsi fut la première
à reconnaître ma destination future, quoique sans y croire encore
plus que moi-même :


— -Romancière, va!

espace


Cela se passe au cours de ma dernière année à l’Académie
Saint-Joseph, ma douzième année, que j’avais bien failli ne pas
entreprendre. Ma onzième terminée, j’avais saisi quelques mots
échangés à mon sujet entre mon père et ma mère. Une fois encore

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leurs voix me parvenaient de la petite cuisine d’été, porte ou-
verte, par une douce soirée de fin juin ou début juillet. De La surprise de les
entendre parler de moi en toute liberté, se croyant bien seuls,
m’a toujours causé un profond désarroi. Je fus sur le point de
m’éloigner mais la curiosité, une curiosité où il entrait beau-
coup de tristesse, celle de connaître le pire, me tint, trem-
blante, à quelques pas du seuil.


Mon père avouait être à bout de ressources et de santé,
disant à maman d’une voix fatiguée : " Si je dois vivre pour la
voir en état de gagner sa vie, institutrice comme tu l’as toujours
désiré, il faut que cela se fasse vite, MinaMélina. Je ne pourrai at-
tendre bien longtemps encore. "


Je pense qu’il avait dès lors cédé la terre en Saskatchewan
à ma sœur Adèle, en remboursement des sommes qu’elle lui avait
avancées. Il ne nous restait même plus l’illusion. Papa conseil-
lait donc que j’entre dès l’automne suivant à l’Ecole normale.


Mais maman se montrait rétive.


— -Alors qu’elle réussit si bien à l’école, qu’elle ob-
tient les meilleures notes, la retirer maintenant, quelle injus-
tice! Et puis, as-tu réfléchi que, sans sa douzième année, elle
n’aura droit qu’au brevet de deuxième catégorie, ce qui lui créera
des difficultés plus tard pour enseigner en ville près de|nous.


— -Tu parles comme si j’avais le choix de vivre longtemps,
reprocha mon père.


Je brûlai alors de m’élancer vers eux pour leur annoncer
mon intention de chercher un emploi, n’importe lequel, pour les

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délivrer enfin de toutes cesdépenses à mon endroit. Je pense que je
ne pouvais supporter l’idée de les savoir, à cause de moi, cette
fois encore, réunis, pareils à des réfugiés de leur belle grande
maison, dans cette sorte de cabane qui les rassurait peut-être,
leur donnant l’impression d’être davantage à leur image. Qu’est-
ce qui me retint? De La peur sans doute. La peur de la vie, qui
souvent m’a paru invitant, grisante, mais tant de fois aussi de-
vant moi comme un noir paysage tourmenté. Et puis le sentiment me
vint que, pour dédommager maman des sacrifices sans fin qu’elle
s’était imposés pour moi, il ne fallait pas moins qu’une éclatan-
te réussite de ma part.


Mon père poussa un soupir de longue fatigue :


— -Comme tu voudras, maman.- (Il l’appela ainsi, tout com-
me nous, les enfants, dans les dernières années de sa vie.)- J’au-
rais voulu, avant de partir, la voir voler de ses propres ailes.


En dépit de tant d’obstacle, je fis donc ma douzième an-
née – une dépense folle, un luxe inouï pour des gens réduits com-
me nous l’étions à une détresse pécuniaire presque sans issue. Heu-
reusement j’obtins la bourse de cent dollars décernée par l’As-
sociation des Canadiens français du Manitoba. J’avais été premiè-
re en français cinq années successives. Notre sœur directrice
eut l’idée de faire vérifier mes notre d’examen de fins d’année
proposés par le Department of Education et le résultat corrobora
ce qu’elle pensait : j’étais première en anglais aussi pour ces
cinq dernières année. Grande joie à l’école et chez les sœurs!

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Mais,de ma part, plutôt, il me semble, une sorte d’indifféren-
ce. Je devais commencer déjà alors à comprendre que d’être la
première ne signifiait pas grand-chose. Evidemment, l’honneur
me valut un autre trophée qui alla grossir la collection de mon tiroir à médail-
les.


Puis arriva enfin le jour si longtemps attendu de ce que
nous appelions la " graduation ". Nous étions douze à quinze, je
pense, à terminer la dernière année, un groupe assez important
en ce temps-là où peu de jeunes filles de notre milieu, faute de
goût mais surtout de moyens, ne se rendaient même jusque-là. La
directrice, déjàde nature portée à donner des fêtes et des
réceptions à tout propos, décida qu’elle ne pouvait laisser pas-
ser l’occasion sans l’entourer d’un faste qui " en laisserait à
jamais le souvenir dans les annales de l’école. "


Un grand nombre de dignitaires, de langue française et de
langue anglaise, serait seraient invités. La collection des diplômes aurait
lieu dans notre auditorium, parents en invités prenant place
dans la salle, nous les « graduées, rangées, assises ou debout,
sur la haute estrade, bien en vue du public, toutes les fougè-
res du couvent disposées en arrière et autour de nous, de sorte
que nous aurions l’air d’être quelque peu en forêt. Je crois me
rappeler que la grande toile de fond de scène sur laquelle nous
nous détacherions en était d’ailleurs justement une des grands ar-
bres enchevêtrés. Nous serions tout de blanc vêtues, y compris
les souliers. Nous aurions sur le bras gauche, près du cœur,
une gerbe de fleurs identique, des roses rouges achetés en bloc,
à petit rabais, nous revenant à cinq dollars chacune. Pour finir,

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nous serions photographiées là-haut, dans notre gloire, les
fleurs entre les bras, et ce serait si beau que déjà quelques-
unes de||nos maîtresses en pleuraientn presque d'émotion, tout en
nous faisant pratiquer le salut solennel, "ployées à partir
de la taille, mais sans jamais abaisser le regard..."


Ainsi, ce jour qui aurait dû en être un de pur délice
pour maman, l'obligea comme jamis à tirer des plans. Comment
s'y prit-elle, -j'aime autant ne pas le savoir, -mais j'eus mes
deux dollars pour le photographe. "Souriez, les jolies 'tites
demoiselles," insista beaucoup l'Arménien, car il en avait
toujours une de nous parties à rêver un peu tristement au mo-
ment du déclic. Finalement, il ne peut nous faire sourire toutes
ensemble " à cette belle vie, voyons donc, les 'tites demoisel-
les, qui s'ouvre devant vous, pareille à une matinée de juin".
J'eus mes souliers blancs. J'eus ma gerbe de roses, les premiè-
res fleurs achetées de ma vie, et c'est peut-être à cause d'el
les qu'encore qu' aujoud'hui une livraison de fleuriste provoque
d'abord en moi un serrement de coeur.


Quant à la robe! Où donc maman avait-elle la tête quand
elle s'y mit ? Je crois me le rappeler: ,apa avait empiré vers
ce temps-là, sans que je m'en fusse moi-même vraiment aperçue,
De plus en plus tout devait reposer sur les seules épaules de ma-
man.


Du haut de l'estrade, je||la cherchais longuement des yeux
parmi la foule. Enfin je la trouvai au bout de mon regard et tel-
le que je la vis alors elle est demeurée photographiée dans ma

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90VI


J’entrai à l’École Normale de Winnipeg à l’automne de la
même année. C’était une grande bàtisse, style caserne ou poste
d’incendie, située, si je me rappelle bien, rue Logan. Nous
avions eu à Saint-Boniface, pendant quelque temps, une École
normaleormale, dispensant les cours en français, apte à former un per-
sonnel qui saurait à son tour transmettre l’enseignement dans
notre langue. Mes sœurs aînées, Anna et Adèle, l’avaient fré-
quentée, Maintenant tout cela était du passé. De notre école,
dirigée par des religieuses de langue française, où malgré tous
les obstacles semés sur notre route, nous finissions par vivre
un peu comme chez nous, voici que nous passions dans un établis-
sement strictement de langue anglaise. Non, pourtant, nous avions
un professeur de langue française. Elle vint à quelques reprises
nous débiter de peine et de misère trois ou quatre petites phra-
ses dans le genre de celles de la Cantatrice chauve, puisées
probablement dans le même petit livre manuel qui inspira sa plaisante
mécanique à Ionesco. Après s’être adressée par erreur à l’une
ou l’autre de notre petit groupe parlant français et avoir obte-
nu une vraie réponse en vraie français, elle cessa à tout jamais
de nous interroger, et les leçons continuèrent comme par-devant
entre gens qui conversaient à contresens sans rien comprendre à
ce qu’ils disaient.


Mais non ne passions pas que d’une langue à l’autre –
nous passions surtout d’un climat à un autre. De notre petit
monde où les sœurs nous avaient peut-être surprotégées, tenues

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trop souvent à l’abri de la réalité, nous entrions, autant dire
dans la geule du loup.


Là, nous avaient laissé entendre nos maîtresses les plus
nerveuses, notre foi et notre fidélité à notre passé allaient
être mises à rude épreuve. Nous aurions à faire montre d’une iné-
branlable volonté. Plus encore, en plein chez l’ennemi, nous au-
rions le devoir par nos qualités profondes, notre conduite exem-
plaire, notre excellence en toutes choses, de témoigner en faveur
de notre collectivité. Et même, si l’affrontement avec l’adver-
saire se révélait inévitable, il nous faudrait y faire face cou-
rageusement.


C’est dans ces folles dispositions d’esprit que je pris le
tram, un beau matin, pour me rendre au bout d’un long trajet, cou-
pé d’une ennuyeuse correspondance, à la morne bâtisse, ure Logan,
dont je n’ai pour ainsi dire aujourd’hui aucun souvenir précis,
moi à qui elle fit si peur.


Quelquefois, quand elle ne serait par trop « hard-up », di-
sait maman – et cela est significatif que, connaissant à peine
l’anglais, elle ait appris ce mot-là – elle me donnerait vingt-
cinq cents pour mon lunch pris à la cantine de l’école; autre-
ment, elle me préparerait un sandwich accompagné d’un bout de
fromage et d’une pomme.


Dans ma classe d’environ soixante-quinze élèves, nous n’é-
tions que cinq ou six de langue française, dont deux jeunes fil-
les de la campagne, si timides qu’un regard de la part de n’im-
porte lequel des professeurs les faisait déjà rentrer sous terre.
Qu’espérer de pareilles recrues? Je vis dès l’abord que si jamais

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j’étais contrainte à livrer bataille ici, ce serait avec une bien
petite armée. Car pour quelque temps l’école m’apparut un champ
de bataille à servir venir, et pas autre chose. Jusqu’ici la tactique
à employer contre l’adversaire anglais avait été le tact, la di-
plomatie, la stratégie fine, la désobéissance polie. Maintenant
j’imaginai le temps venu de croiser le fer.


L’occasion m’en fut bientôt offerte. Une semaine peut-être
après la rentrée, le directeur de l’école, le vieux docteur Mackin-
tyre que j’allais, par la suite, tellement aimer, s’en vint, en qua-
lité de directeur, nous souhaiter la bienvenue, et, comme profes-
seur de psychologie, débiter, à bâtons rompus, pendant une longue
heure, ce qui me parut d’aimables radotages.


Bien avant que le mot épanouissement dene devienne à la mode
et ne sorte de toutes les bouches, lui, en ce temps lointain, ne
parlait déjà que de cela : " the opening, the blossoming of self ".


Il avait un fort accent écossais, une belle tête blanche,
et,avant longtemps, je devais l’apprendre, était doué d’une gran-
de bonté de cœur.


Lancé sur sa marotte que l’enfant n’était pas fait pour
convenir à l’école, mais que l’école devait convenir à l’enfant,
" and that those dear young creatures before everything else
should be happy in school », il pouvait monologuer pendant des heures.


J’attendais une brèche dans son discours à travers laquel-
le m’élancer.


Tout à coup elle se produisit. La main levée, je demandai

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la parole


lb/>Agréablement surpris de cet intérêt au milieu de la som-
nolence générale, le vieil homme ajusta ses lunettes et se prit
à consulter la maquette des places où apparaissaient, chacun
dans une case, les noms des élèves.


— -Miss Roy (prononcé alors dans ce milieu : Roïe), vous
avez une question à poser?


Je me levai. Mes genoux tremblaient et avaient peine à me
soutenir. Mais il n’y avait pas à reculer. Ce serait maintenant
ou jamais que je ferais profession de foi. Ma voix s’éleva toute
faible comme dans un grand vide sonore, d’où elle me revenait de
très loin, rendue étrange et toute méconnaissable.


— -Je suis bien d’accord, Monsieur, disais-je: que l’éduca-
tion d’un enfant doive d’abord tenir compte de sa personnalité
propre.


— -Eh bien, fit-il, tout sourire, je vois que vous avez
parfaitement suivi le cours. Avez-vous quelque chose à ajouter?


— -Oui, ceci : que je vois entre la théorie et la prati-
que une effroyable contradiction. Prenez le cas, par exemple,
d’un petit enfant de langue française qui arrive, pour la pre-
mière fois de sa vie à l’école, et c’en est une de langue an-
glaise. De force, dès l’entrée, on va le mettre dans le moule à
fabriquer des petits Canadiens anglais. Quelle chance a-t-il ja-
mais d’atteindre l’épanouissement de sa personnalité?


Un silence de mort m’entourait. J’avais touché le sujet
maudit. Malheur à celui par qui le scandale arrive. J’avais l’im-
pression que toute la classe se détournait se moi. Le docteur

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Mackintyre m’enveloppait d’un regard surpris mais où il n’y avait
ni animosité ni désapprobation.


— -Quite so! Quite so! disait-il.


Puis il m’amena à considérer que le sujet se prêtait mal
à une discussion en pleine classe et finit par m’inviter à pas-
ser à son bureau après quatre heures; nous en reparlerions.


Je me rassis, et, subissant à contrecoup le choc de mon
audace, je me vis perdue. Je serais congédiée de l’école, ruinant
les espoirs de maman, donnant raison, en fin de compte, aux som-
bres pressentiments de mon père. Ah, j’avais été bien inspirée de
rechercher le martyre. Dans mon désarroi, je commençais même à
ramasser mes livres, mes cahiers, en prévision du renvoi inévita-
ble.


A quatre heures, je me présentai chez le directeur. Le
vieil homme aux épaules arrondies, aux cheveux blancs, me fit un
sourire un peu las, tout en me désignant le fauteuil qui lui fai-
sait face, de l’autre côté de l’immense bureau.


— -Brave girl! marmonna-t-il, et dans ma surprise je ne
compris pas tout de suite qu’il parlait de moi.


Puis il me confia avoir connu, jeune homme en Écosse, pres-
que les mêmes injustices radicales et linguistiques que celle qui
accablaient le groupe francophone du Manitoba. Avoir souvent même
prêté à rire à cause de son « burr ». Il me dit :


— -Language which is the road to communicate has created
more misunderstanding in the world than any other cause, except
perhaps faith.

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Il me fit ensuite remarquer que, puisque notre groupe fran-
çais n’était pas nombreux, mieux valait sans doute ne pas alerter
le monstre du fanatisme qui sommeille d’un côté comme de l’autre.
Qu’il ne voyait qu’un chemin à suivre pour nous : être excellents,
en toutes choses, toujours, être meilleurs que les autres.


— -Travaillez votre français. Soyez-lui toujours fidèle.
Enseignez-le quand l’heure viendra, autant que vous le pourrez…
sans vous faire prendre. Mais n’oubliez pas que vous devez être
excellente en anglais aussi. Les minorités ont ceci de tragique,
elles doivent être supérieures…ou dispara,tre…Voyez-vous
vous-même, chère enfant, me demanda-t-il, une autre issue à vo-
tre sort?


Je fis signe que non.


Adroitement, il se prit à me questionner sur ma famille,
l’emploi qu’avait tenu mon père, mes études chez les religieuses,
jusqu'à nos moyens de subsistance, je pense bien, car il semblait
parvenir mieux que moi-même à mettre ensemble ma pauvre histoire.


— -Poor girl! disait-il maintenant. Poor young girl!


Il me serra la main très fort. Comme j’étais déjà dans le
passagrge, il me rappela, la voix surélevée :


— -Never give up!


Je partis, toute songeuse. Je n’avais pas été sans m’aper-
cevoir que les extrémistes de notre côté, poussant à l’enseignement
exclusif du français et au refus d’apprendre l’anglais, nous accu-
laient à un isolement tragique ou, tôt ou tard, à nous expatrier
de nouveau. S’il nous venait encore des recrues du Québec, bien
plus souvent c’étaient nos jeunes, élevés à la française, qui

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gagnaient la province-mère. Moi-même en rêvais. Il me sembla donc
que le vieux docteur Mackintyre m’avait fait entendre le langage
de l’amitié qui correspondait d’ailleurs au conseil que nous
avaient donné nos maîtresses parmi les plus perspicaces.


Dès lors, je ne cherchai plus à provoquer nos professeurs,
encore que l’un d’eux, on eût dit, cherchât à m’y pousser. Ses
cours d’histoire semblaient dirigés contre moi depuis le jour mal-
heureux où, forte des enseignements puisés chez les sœurs, j’a-
vais maintenu qu’il ne pouvait y avoir eu de mauvais papes. De-
puis lors, il m’en sortait à chaque occasion, les schismatiques,
les empoisonneurs, les belliqueux, les fornicateurs, les inces-
tuteux. Pas du tout papiste, j’aurais pu le devenir sous la pro-
vocation de cet anti-papiste forcené. Mais je rentrais mon indi-
gnation. J’étais déterminée à prendre ici ce qu’il y avait à
prendre et à laisser de côté le reste. J’avais découvert avec
tristesse que je pourrais être aimée – et même jugée charmante
et adorable, en autant que je resterais à ma place, qui était la
seconde, et en marquerais du contentement. Je ne m’occupais plus
que d’obtenir de bonnes notes. Et, quand c’était possible, de me
montrer rieuses, gaie, " vivacious ", comme "ils" pensaient que de-
vaient être les Frenchies, les aimant bien ainsi.
Le chemin dif-
ficile et solitaire que j’avais aperçu dès mon enfance serait bien
le mien, il n’y avait pas ç y échapper.


Mon père, de jour en jour, déclinait. Mais cela durait de-
puis si longtemps que je ne voyais pas encore bien à quel point
son état se détériorait maintenant très vite. Son visage creusé
à l’extrême, ses yeux profondément enfoncés, au regard qui n’était

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plus que douleur, me suivaient tout au long du trajet en tram où
je tentais parfois d’ouvrir mes livres pour revoir mes leçons;
ils me hantaient encore, parvenue à l’école, à travers les cours,
et il me fallait toute ma volonté pour parvenir à fixer mon es-
prit sur les matières qui alors me paraissaient importantes et
pressantes. Je travaillais surtout mon accent anglais, ayant, à
quelque reprises, fait rire la classe à mes dépends. J’en venais
à perdre de vue l’image de mon père souffrant et à me donner entiè-
rement au travail. Ainsi en a-t-il été trop souvent dans ma vie.
Dans ma hâte d’apporter aux miens un secours, un soulagement ou
un motif de fierté, je n’ai pas assez pris garde qu’eux n’allaient
pas pouvoir attendre.


Au cours du deuxième semestre, nous étions expédiés çà et
là dans les écoles de la commission scolaire de Winnipeg pour y
prendre, chacune de nous, charge d’une classe sous l’œil de la
maîtresse en titre qui jugerait de notre aptitude à l’enseignement
et à maintenir la discipline. Les notes qu’elle nous décernait comp-
taient pour beaucoup dans l’ensemble octroyé en fin d’année. La
plupart d’entre nous craignons fort cette épreuve qui pouvait être
désastreuse si nous tombions sur une coriace. C’est ce qui m’arriva.


A peine, en effet, avais-je ouvert la bouche pour me présen-
ter qu’elle me demanda de quelle nationalité j’étais, à cause,
dit-elle, de mon accent si particulier; ensuite, de lui épeler
mon nom, qui lui tira le commentaire suivant : " French, eh! "
Puis, sans plus, elle me dit continuer la leçon, là où elle l’a-

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vait laissée, qui avait trait à je ne sais plus quel sujet, peut-
être la géographie. Tout ce que j’ai retenu de cette classe c’est
un sentiment d’horreur. Les élèves étaient d’un quartier réputé
dur. Ils étaient assez âgés, de douze à quatorze, moitié gar-
çons et filles. Ils eurent vite saisi que j’étais timide et effrayée
et se déchainèrent. Jamais dans une salle de classe je n’ai vu pa-
reil chahut. Ils claquaient à la volée la tablette de leur pupitre,
en frappaient les bords de leur règle, bourdonnaient à l’unisson, ou
sifflaient. La maîtresse ne tentait rien pour me venir en aide. Un
peu à l’écart, les bras croisés, un soupçon de dur sourire sur les
lèvres, elle semblait prendre plaisir à me voir m’enfoncer irrémé-
diablement. Au-delà de mon désespoir immédiat s’en dressait un au-
tre encore plus écrasant. Car si c’était cela être institutrice,
me disais-je, jamais je n’y arriverais, j’en serais toujours incapa-
ble. Je voyais se fermer devant moi la seule voie pour laquelle j’a-
vais été préparée. En vérité, tout s’échappait : la classe qui se
moquait de moi, mon avenir qui se dérobait, ma confiance en mes ap-
titudes, même l’espoir de passer mes examens de fin d’année. Pour
achever de m’abattre, sans cesse me revenait l’image de mon père
dont l’état avait subitement empiré. Atteint d’hydropisie, il avait
dû être hospitalisé pendant quelques jours. On lui avait proposé
l’opération qu’il avait refusée vu son âge. Après des traitements
qui n’étaient que de nature à le soulager, on lui avait permis de
rentrer à la maison. Il en avait eu l’air si heureux que, pour ma
part, dans l’inconscience de mon âge, je l’avais cru rétabli. Ce
mieux avait duré quelques jours, puis, l’avant-veille, mon père
avait cessé d’arpenter le couloir en bas et était venu vers l’aube

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à l’institutrice qui alla le rejoindre. Elle revint, le visage
tout changé. Elle me considérait avec une expression où, dans
l’étonnement, puis la frayeur, je crus voir monter de la sympathie
pour moi. Elle se pencha et me murmura à l’oreille :


-Partez. Allez vite. On vient de téléphoner que votre
père…est…très mal…

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100AVII


Je pris le tramway. Ce devrait être par pur reflexe d’éco-
nomie, car je crois me rappeler que le directeur- ou même peut-
être la maîtresse-dragon – m’avait offert de me prêter l’argent
de la course en taxi.


Je revenais lentement, les arrêts à presque chaque coin
de rue me mettant hors de moi. Je fus à deux ou trois reprises
tentée de descendre pour continuer à pied, tellement il me parais-
sait que j’arriverais plus vite ainsi.


A la correspondance pour Saint-Boniface, peu avant le pont
Provencher, j’aperçus mon jeune neveu Fernand, le fils ainé de ma
sœur Anna, tout juste devenu commis de bureau, monter dans le
tram où je me trouvais – ou est-ce moi qui montai dans le sien?
A travers la foule, nos regards s’accrochèrent. Nous avions com-
pris que nous étions rappelés à la maison pour la même raison.
Nous nous somme frayé un chemin pour nous retrouver ensemble.
Un sentiment de gêne nous avait tenus quelque peu éloignés l’un
de l’autre à cause de peu de différence d’âge entre nous, trois
mois seulement, ce que nous attirait des taquineries. Il n’aimait
pas se faire appeler neveu plus que moi, tante. Mais voici que,
sans nous adresses la parole, sans même nous regarder, nous avons
joint nos petits doigts entre nous sur la baquette et avons con-

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tinué ainsi le trajet sans les dénouer

.


La pièce, attenante au salon et à la salle à manger, où
agonisait mon père, était celle qui lui avait naguère servi de
bureau et que l’on continuait à appeler l’office. Qui l’avait
d’abord désignée, mon père lui-même peut-être, habitué pour
tout ce qui avait trait à son travail de bureau à Winnipeg et (qui
se prolongeait
( à la maison, à faire appel à l’anglais, la seule
langue de travail qui lui était permise; ou maman, par une sorte
de naïf respect envers le genre d’activité auquel s’y livrait mon
père, si loin des occupations domestiques. Qui donc pourrait me
le dire aujourd’hui que je songe enfin à m’en étonner! Jadis meu-
blée de son gros pupitre à cylindre et de son coffre-fort, tapis-
sée de cartes murales très détaillées de la Saskatchewan et de
l’Alberta, et de cartes des " townships " où des points encerclés
marquaient ses colonies, mon père avait travaillé ici souvent jusqu'à tard
dans la nuit, à rédiger ses rapports au gouvernement ou sa liste
d'approvisionnements de toutes sortes que nécessiterait le prochain
envoi de colons qui se mettraient en route, sous sa garde, vers les
terres neuves. Sans doute maman y avait-elle installé mon père par
commodité, pour le soigner sans avoir à monter sans cesse l’esca-
lier, mais peut-être aussi avait-elle pensé qu’il était convenable
que sa vie s’achevât dans cette pièce où il avait connu ses heures
les plus espérantes.


Quand nous sommes entrés, Fernand et moi, nous tenant tou-
jours par le petit doigt, la maison était pleine de gens. J’aurais
été en peine de dire qui était là. Je n’avais d’yeux que pour la
tête sur l’oreiller. Jamais je n’avais vu sur le visage humain un

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tel aveu de douleur. Non pas de douleur physique; de celle-là
au moins, mon père était délivré sous l’effet d’un calmant puis-
sant, qui atteignait aussi sans doute les régions pensantes de
l’être, car il paraissait inconscient, quoique, de temps en temps,
il poussât encore un faible gémissement, mais plutôt comme au
souvenir d’une souffrance que sous son effet actuel. Ce que ses
traits, tout défense tombée, racontaient, c’était l’incroyable
somme de douleurs qu’une vie à elle seule peut avoir assumée.
J’étais fascinée par ce visage à découvert, me laissant entendre
pour la première fois de ma vie le long cri silencieux de l’âme.
Ainsi donc était la vie, me disais-je, cette effroyable torture
que le visage à la fin ne peut plus masquer. Et je pense que c’est
cette terrible, cette inhumaine franchise qui, finalement, rendait
la mort auguste et belle à mes yeux.


Un petit chat dont mon père s’était fait aimer à la folie
et qui comprendra jamais pourquoi les chats se lient d’instinct
aux êtres mélancoliques! – remontait sans cesse sur l’oreiller,
malgré les efforts de maman pour le chasser. Penché de très près
sur le visage du mourant, il le scrutait avec une attention avide.
Maman ayant dû s’absenter une minute, le petite chat tigré, peut-être
en souvenir des caresses que lui avait prodigués mon père, avança
la langue et se prit à lécher doucement les fins cheveux blancs au
bord des tempes. Je le laissai faire. Il me semblait que notre
petit Méphisto témoignait à notre place d’une douce familiarité
dont l’approche de la mort nous avait rendus incapables, que lui
seul, dans son innocence, traitait encore mon père en ami et ne
l’avait pas, comme nous tous déjà, quelque peu abandonné.

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Non loin du lit, des voisins agenouillés priaient à voix
haute. Je voyais le petit chat fidèle allonger une patte douce
sur le front de mon père, essayant peut-être à sa manière de ra-
mener ce mourant à s’occuper de lui, et j’entendais des voix ten-
dres en appeler à Dieu pour accueillir l’âme de mon père. Alors
maman revint et, scandalisée de voir Méphisto occuper une telle
place dans une scène aussi tragique, le prit dans ses bras et alla
l’enfermer quelque part. Au milieu des prières nous avons entendu
longtemps ses miaulements désespérés.


Je finis par me mettre à genoux avec les autres, non pas
tellement pour prier, je pense, que pour être plus près de cette
fin de vie qui me passionnait si profondément. C’était la première
mort à laquelle j’assistais, et, je crois bien que, comme pour tous,
ce qu’elle éveillait en moi c’était d’abord une ardente, infinieet si
terrible curiosité qu’elle me distrayait pour l’instant jusque du
chagrin. En pleine insignifiante bataille de ce qu’on appelle vivre :
passer ses examens, préparer son avenirj’étais prise par la nu-
que et livrée au mystère entier de l’existence, qui n’en disait pas
plus long aujourd’hui qu’é la première mort qui surprit les hommes.


A travers ces pensée poignantes, il m’en venait de toutes
usuelles, presque banales. Plus près du visage de mon père, je re-
marquai encore une fois qu’il ressemblait à Tolstoï que j’avais vu
en photographie alors qu’il atteignait la fin de sa vie : même haut de
front dégarni, mêmes joues creusées, mêmes yeux profondément enfon-
cés dans leurs orbites – et, avant ces derniers jours, chez mon
père aussi ce regard perçant qui semblait aller plus loin dans l’â-
me qu’aucun regard que j’ai connu. Je me plus à rapprocher aussi

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naïvement leur grand amour à tous deux pour les Douhkobors, àpour l’é-
tablissement desquels, en terre canadienne, Tolstoï avait versé les
droits d’auteurs d’un de ses grands romans, mon père, lui, en dépit
de leurs frasques, ayant toujours pris la défense de ces illuminés
dont il s’était longtemps occupé après les avoir menés vers les ter-
res vierges. Je pensai qu’ils portaient aussi tous deux le même
prénom : Léon.


Soudain l’agonie de mon père se précipita. Sa poitrine se
creusait. La bouche grande ouverte cherchait l’air. Les yeux, ce-
pendant, d’épuisement, s’étaient fermés. Pendant quelques instants
le corps reposait inerte, puis reprenait sa lutte effroyable en un
râle plus long encore. Il faisait penser à un être qui aurait cher-
ché désespérément à s’accrochers'arracher à la vie, et la vie, vue à travers
ces efforts pour s’en libérer, me parut avoir dû être à mon père
infiniment cruelle. A la fin, il eut un geste las des bras comme
pour tout repousser. Il ouvrit les yeux, nenous voyant, personne
autour de lui, je pense. bien. Ses yeux voilés semblèrent suivre une
lueur à travers la pièce. Un soupir moins profond, venu de moins
loin, aboutit à ses lèvres comme vient s’éteindre une dernière pe-
tite vague épuisée sur le sable. Sa tête s’inclina. Il n’y eut plus ni
bruit, ni lutte. Le silence enfin! Alors maman s’avança. Elle
considéra le visage de son vieux compagnon de vie avec une étrange
ferveur que je ne lui avais jamais vue et qui découvrait en ce mort
bien au-delà de ce que nous connaissions tous de sa vie. Doucement
elle baissa ses paupières entrouvertes. Alors au milieu du receuil-
lement jaillit une haute plainte dont je ne sus pas d’abord qu’elle
venait de moi. Maman, étonnée par mon cri, laissa tout pour accourir

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105


me consoler. Elle se mit à genoux à côté de moi, m’entoura les épau-
les d’un bras et m’entraîna dans un doux bercement du corps comme
pour engourdir notre peine. Je ne comprenais pas encore moi-même
la violence de mon chagrin. Je n’avais pas cru aimer si profondément
mon père. A mon tour, la mort m’apprenait à voir, et je n’en pouvais plus
de ce qu’elle m’apprenait d’essentiel en si peu de temps. Suffirait-
insoupconné il donc qu’un homme meure pour qu’aussitôt sa vie prenne un relief
il y a à peine un instant? Et que soi-même. Par rapport à cette
vie terminée, on soit mis à nu, exposé à jamais. Je découvrais dans
l’instant mille occasions perdues de témoigner à mon père cette af-
fection que je sentais maintenant sourdre en moi-même comme un tor-
rent longtemps gradé captif. Encore la semaine dernière, lorsqu’il
était à l’hôpital, il avait demandé à maman pourquoi je neenais pas
lui faire une petite visite, Elle, pour m’Excuser, avait expliqué que
je me faisait beaucoup de souci au sujet de ce cours à donner dans
une école de la ville, que je m’y préparais soir après soir, en éla-
borant, au hasard, toutes sortes de tactiques, ne sachant pas trop ce qu’on
allait exiger de moi; que d’ailleurs il serait bientôt de retour à
la maison. Il y avait du vrai dans tout cela, mais il était trop
vrai aussi que j’avais été empêchée de venir par la gêne de savoir
comment me comporter seule avec mon père malade, que lui dire. Nous
n’avions jamais appris à nous parler, chacun espérant de l’autre
qu’il commencerait, ouvrirait la voie. Maintenant seulement, je sa-
vais qu’il avait été un homme avide d’affection, la désirant au point
de ne pas la solliciter, par peur de se la voir refuser, que son air
sévère venait de cette peur. Et je le savais car telle je me décou-
vrais moi-même avoir été. La vérité était que nous avions vécu dans

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l’appréhension de voir notre pauvre amour tremblant, si pareil l’un
à l’autre, incompris.


Je me mis à pleurer à gros sanglots, si grande était ma de-
tresse devant tout ce malentendu que me paraissait être la vie. Maman,
pensant peut-être que je souffrais de ne pas m’être sentie aimée
de mon père, se prit à me fournir des preuves du contraire. Toujours
à genoux à côté de moi, m’entraînant dans ce si triste balancement
du torse, elle me chuchotait que l’avant-veille, alors qu’il avait
commencé à tant souffrir, il lui avait dit de se reposer sur moi,
qu’au fond j’étais une enfant courageuse et travailleuse; qu’un jour,
il y avait de cela deux ou trois semaines, alors que, en dépit d’un
peu de fièvre, j’étais partie comme d’habitude à l’école, il en
avait été bouleversé, me plaignant : " Elle aura la vie dure, je le
crains, pauvre enfant à qui j’ai légué une santé trop délicate. "
Maman continuait ainsi, sans se doute qu’elle me perçait le cœur.


Car la peine que j’éprouvais provenait surtout de ce que je
n’apercevais nulle part de réparation possible. Telle que la mort
nous séparait, je resterais envers mon père. Il n’y aurait jamais
rien à ajouter, à retrancher, à corriger, à effacer.


Et j’aurais tellement voulu ajouter au moins une visite à
l’hôpital. " Une petite visite, " me disais-je en supplication, com-
me s’il était encore possible qu’elle eût eu lieu, comme si je pouvais
en faire surgir le miracle de l’occasion manquée.


Ou bien je reprochais à mon père de ne pas m’avoir attendue,
de ne pas m’avoir accordé un peu de temps encore, pour lui arriver
avec mon brevet d’institutrice. Et je rêvais en pleurant deà ce bon-
heur que nous aurions pu avoir du diplôme obtenu.

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A la fin, je ne trouvai pour m’apaiser, que le souvenir de
cette promenade en brouette, mon vieux père tenant haut les bran-
cards et moi, du fond de la caisse, levant vers lui un visage qui,
je le crois bien, devait lui sourire.


Mon père fut exposé, à la maison, dans un cercueil ouvert,
comme c’était alors la coutume. Il y avait eu deux des nôtres dé-
jà ainsi exposés dans notre maison de la rue Deschambault : ma
chère grand-mère Landry qui était venue mourir chez nous à l’âge
de quatre-vingt-quatre ans, alors que j’en avais moi-même huit, et
dontde qui je me souvenais bien; puis la petite Marie-Agnès, morte des
suites de brûlures à l’âge de quatre ans, quand j’étais bébé. C’é-
tait donc une maison qui connaissait les apprêts à la fois majes-
tueux et familières dont on entourait alors la mort.


Maman avait dépouillé le salon de tout ce qui pouvait être
enlevé, et le reste, le piano seul, je crois bien, avait été drapé
de noir, ainsi que la grande fenêtre donnant sur la rue. Au centre,
reposait le cercueil entouré de cierges dont la flamme vacillante
ne cessait de jouer sur le visage de pierre, lui prêtant à certains
moments de fugitives expressions de vie. Mon père avait grand air
dans son meilleur costume, bleu marine, si peu porté dans les der-
nières années qu’il paraissait tout neuf, quoique devenu flottant
autour des épaules amenuisées. Un col dur, à pointes tournées,
bien que ce ne fût plus la mode, maintenant son cou bien droit et
l’apparentait à une image que j’avais gardée de lui, alors que j’é-
tais toute petit et que je l’avais vu prêt pour quelque soirée –
rare évènement dans notre vie – et portant un col semblable. Ou

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est-ce que je ne confondais pas ce que je croyais être un souvenir
et le récit que maman dix fois nous avait fait de l’invitation à
un bal chez le lieutenant-gouverneur adressé à elle et à mon père
et de l’extraordinaire aventure à laquelle elle avait donné lieu.
Eh oui, il devait y avoir une vingtaine d’années, un peu plus peut-
être, mon père, un homme alors déjà âgéet maman jeune encore mais
ayant mis au monde presque tous ses enfants, avaient, pour la pre-
mière et unique fois de leur vie, reçu une invitation à un bal.
J’aimais cette histoire que maman racontait comme si elle avait été
drôle, portant à rire, alors qu’à moi, elle avait toujours paru
triste poignante. Qu’est-ce que me la remettait en mémoire dans ces instants,
à l’heure des repas, ou très tôt avant le flot des visiteurs, alors que, ayant
à moi seule mon père mort, je restais immobile auprès du cercueil à
le contempler? C’est-à-dire seule avec le petit chat tigré. Car,
très fin, il avait viteappris à prendre avantage lui aussi,profiter, pour ses vi-
sites à son maître mort, des momentsinstants où maman était trop occupée
pour le voir passer et où il n’y avait dans le salon que moi qui ne
l’aurais jamais chassé, il le savait bien. Il sautait sur le bord
du cercueil et, s’y tenant comme accroupi, les quatre pattes rap-
prochées et serrées sur le bois, il ne bougeait plus, ses grands
yeux à demi phosphorescents à la lueur des cierges fixés sur le
visage de mon père. Il ne le touchait plus, il ne faisait que le
regarder intensément. Lui d’un côté, moi de l’autre, je pense bien
que nous étions comme également absorbés pardans le spectacle de la
mort.


Mais qu’est-ce qui m’avait fait penser au bal? Peut-être
cette grande photographie dans son cadre doré de mon père jeune,

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que maman avait fait suspendre au mur du salon. Elle devait dater
de l’époque où ils s’étaient rencontrés, peut-être même de plus
tôt, car mon père paraissait tout juste avoir atteint la trentaine.
Tel quel, il représentait un parfait étranger pour moi, un beau
jeune homme aux cheveux ondulés, aux yeux légèrement souriants,
dont la physionomie franche, ouverte, était empreinte d’un grand
désir d’idéal. Il sagissait apparemment d’un être qui connaissait
la gaieté, l’espoir, la confiance et, jusqu’à un certain point, l’am-
bition, toutes les forces vives de l’âme. On m’aurait bien étonnée
si on m’avait dit que, par les yeux surtout, je ressemblais étonnem-
ment au jeune homme dans le lourd encadrement, doré à la feuille.
Mais sur le même mur, maman avait fait suspendre deux autres portraits,
celui de mon grand-père Charles Roy et de sa femme Marcelline au dou-
louruex visage. Les deux portraits, chaque fois que je les avais re-
gardées, m’avaient plongée dans l’angoisse et j’en voulais à maman
de les avoir remis à l’honneur.


Nous n’avions jamais connu ces deux êtres que par leur por-
trait terrible et quelques confidences échappées à mon père. Je res-
sentais à leur endroit un tel éloignement que je refusais de me re-
connaître en eux. Je m’imaginais issue des Landry seulement, cette
race (d’êtres) plus légère, rieuse, rêveuse, comme un peu aérienne,
aimante, tendre et passionnée.


Mais voici que, levant les yeux sur ma grand-mère, inconnue,
je fus tout à coup saisie jusqu’au fond de l’âme par le pauvre visa-
ge aux lèvres serrées comme sur une peine trop grande pour les mots,
jamais avancéeavouée ailleurs peut-être que dans le silence de cette pho-
tographie. Son mari, à côté de Marcelline, mon grand-père, Charles

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Roy, montrait un visage d’une intransigeance, d’une sévérité impla-
cables. Pourtant, si durs qu’ils fussent, les yeux semblaient lais-
ser sourde comme une tristesse lointaine de n’avoir jamais su ni
inspirer ni éprouver l’amour. Il était pareil à un justicier, seul
au monde. Le peu que je savais de lui, échappé à mon père en des
moments de détresse, était qu’il se montrait ennemi de tout ce qui
était joyeux, expansif, et, par-dessus tout, des livres qu’il con-
sidérait comme la chose du monde la plus maléfique. Un jour, il
s’était passé une scène bien étrange entre mon père et moi. Je lis-
sais, réfugiée en quelque coin de la maison, l’air heureuse, je sup-
pose, comme toujours lorsque on est emportée par la magie d’une histoire
bien racontée ou la simple ivresse de se reconnaître à travers des
mots plus habiles que les siens. Mon père s’était arrêté devant moi.
Il m’avait demandé d’une voix un peu sourde, chargée de mélancolie :
" Connais-tu au moins le bonheur? "


J’avais levé sur lui un regard étonné. Alors était sorti de
lui cet aveu incroyable : « A peu près vers l’âge que tu as mainte-
nant, un soir que je lisais comme toi, dans un petit coin, mais à la
lueur d’une bougie, heureux pour un moment, mon père survint brus-
quement. - — Encore à t’emplir la tête de mensonges et mauvais con-
seils au lieu de besogner honnêtement!
" m’avait violemment re-
proché. " — Donne-moi ce livre de malheur. Tout ce qui est écrit est
fausseté.
-Il me l’avait arraché des mains. Il avait soulevé un
rond du poêle. La flamme était haute, car c’était une nuit froide
et on avait bien activé le feu. Mon père y jeta mon livre, mon uni-
que livre. Je le vois encore brûler, je l’ai vu brûler toute ma vie. "

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Cet aveu, arraché à mon père il y avait des années, voici
que j’en saisissais toute l’âpreté auprès de sa dépouille dans le
salon désert. Je me pris à pleurer doucement, non plus sur moi et
mes omissions et mes regrets, mais sur le chagrin d’un enfant de
treize ans, porté toute une vie sans être vraiment consolé, et à
présent à jamais inconsolable.


C’était peu après cette scène, selon maman, que le petit jeune
Léon avait quittée la maison paternelle et serait venu à Québec s’en-
gager comme petit commis dans un magasin de la ville. Il y était
si mal rémunéré que, ne pouvant s’offrir une chambre en ville, il
couchait sous el comptoir où, de jour, ils étalaient la marchandise
à vendre, une paillasse y ayant été aménagée pour lui. Cette histoi-
re, sûrement elle me fut racontée, mais le doute s’est introduit
dans mon esprit habitué à prolonger les faits des récits, et il m’ar-
rive de me dire qu’elle n’est tout de même pas possible; or je n’ai
plus personne pour me tirer d’embarras et corroborer le récit tel
qu’il me semble l’avoir entendu.


Ensuite, mon père avait été recueilli par un prêtre au cœur
compatissant qui avait défrayé le coût de deux années d’études of-
fertes au collège, je ne sais si c’était à Québec ou ailleurs.
Puis mon père avait gagné les États-Unis, et, comme disait maman,
qui aurait pu suivre à la trace pendant les quelques prochaines an-
nées cet être toujours en route!


Mes yeux revenaient malgré moi à l’auteur de ces malheurs,
au Savonarole, le brûleur de livres, et je commençais à comprendre
que c’était de lui que mon père tenait le côté morose de sa nature,
s’étant manifesté de plus en plus avec l’âge, sa crainte aussi d’ê-
tre incompris qui le rendait ombrageux. Mais mon grand-père Savona-

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role, lui, de qui tenait-il son âme si tourmentée qu’elle n’avait
répandu que tourment autour d’elle? Je pressentais qu’il aurait fal-
lu remonter indéfiniment, toujours plus loin dans le passé, pour con-
naître, la source, chez les êtres, du mal comme du bien.


Mon attention revenait se fixer au portrait de mon père jeu-
ne que je comparais à son visage dans la mort, et cette histoire du
bal, malgré moi, remontait à ma mémoire.


Donc le carton d’invitation était arrivé à la maison. Mes pa-
rents devaient habiter alors celle qu’ils louèrent lorsqu’ils vin-
rent s’installer à Saint-Boniface, avant la construction de notre
maison de la rue Deschambault. Je l’imagine pleine de jeunes enfants,
de pleurs, de rires, de tapage, et je crois apercevoir maman, un peu
énervée, peut-être en train de laver du linge, s’essuyant vite les
mains à son tablier avant d’ouvrir la grande enveloppe à l’emblème
de la couronne dorée. Et puis l’éblouissment! " Mr and Mrs Léon Roy
are requested to attend a ball at…
"


Envisagea-t-elle dès alorsaussitôt la robe qu’elle porterait, comment
elle la ferait, de quel tissus? Ce qui est sûr, car elle nous l’a
cent fois redit, c’est que sa résolution avait été prise sur-le-champ :
rien au monde ne l’empêcherait d’assister à ce bal. Mon père était
alors en visite de ses colonies, absent pour une semaine ou deux. Il
reviendrait peut-être brisé de fatigue comme cela arrivait souvent,
pas enclin à se mettre en frais pour une pareille sortie qui l’inti-
miderait sûrement, peu habitué qu’il était aux mondanités. Maman se
faisait forte dedans l’amener à accepter et elle y parvint. Comment?
Avait-elle déjà assemblé sa robe de satin pêche? Parut-elle ainsi
mise, ses beaux cheveux noirs relevés en une épaisse torsade?

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114


surprise heureuse pouvait lui advenir. Papa devait porter son plus
beau costume, bleu foncé, tout uni, comme celui dont il était re-
vêtu pour descendre en terre – je ne me rappelais pas lui en avoir
vu porter d’une autre couleur. Sa cravate noire devait être piquée,
comme à l’heure actuelle, de son épingle à fine tête faite d’une
opale – cadeau d’un groupe de ses colons reconnaissants, qu’il
avait chéri comme aucun autre de sa vie – et que maman, après-demain,
avant la fermeture du cercueil, lui enlèverait pour la garder en
souvenir.


Donc ils étaient partis au bras l’un de l’autre, peut-être
rajeunis, allégés tous deux comme du poids d’une vie tout, en de-
voir, en soucis, en économie. Au coin de la rue, ils avaient pris
le tram. Maman n’avait pas ressenti l’incongruité de se voir, en
grande robe du soir, parmi les ouvriers à l’air fatigué, à moitié
somnolents, dans le brinquebalant petit tram mal éclairé. Il les
avait déposés assez loin de la résidence du gouverneur. Ils avaient
continué à pied. Ce n’est qu’à l’entrée du parc, au fond duquel
brillaitla résidence de toutes ses fenêtres, qu’ils s’étaient sen-
tis intimidés. A droite, à gauche d’eux, passaientroulaient les fiacres, les
éclaboussant au passage. Ils continuèrent jusqu’au grand perron
d’honneur où un aide-de-camp ouvrait la portière aux couples. Ceux-
ci n’avaient qu’un pas à faire, l’homme soulevant le coude de la
femme, pour se trouver, joyeux et resplendissants, sous le couvert
de la marquise, au son de la musique qui s’échappait par grandes
bouffées chaque fois que la porte s’ouvrait sur l’intérieur étin-
celant. Papa, le premier, avait voulu rebrousser chemin : " — Allons-
nous en, MinaMélina; ce n’est pas ici notre place. "
Elle n’avait pas

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voulu en convenir encore. Le rêve, dans sa tête, bruissait toujours
malgré tout. Elle avait entraîné mon père récalcitrant presque au
pied du grand perron. Seul avait pu avoir raison de son rêve le re-
gard dédaigneux jeté de haut sur elle par l’huissier en grand uni-
forme. Elle avait constaté alors que sa robe portait des traces d’é-
claboussures, que ses souliers étaient crottés. Elle avait chuchoté
à mon père : « Léon, faisons semblant de rien. Continuons comme si
nous étions simplement venus nous promener ici en curieux. Après
tout, c’est la résidence du représentant du peuple, tous peuvent y
venir. Nous ferons le tour et ressortirons. »


Contournée la façade, elle avait avisé une fenêtre peu hau-
te, donnant sur le grand salon de la reception.


Elle avait trouvé le moyen, en se haussant sur une pierre, d’ob-
tenir une bonne vue de l’intérieur. Mon père, pris de gène, lui ré-
pétait : — " Viens-(apostrophe)t-en… " , mais elle restait debout sous la fenêtre, les
yeux grands d’émerveillement, une main posée en équilibre sur le
rebord de la croisée. Plus tard, quand elle me ferait à moi le ré-
cit de cette soirée, déjà loin dans le temps, elle rirait beaucoup
d’elle-même, disant : — " Tu me vois, assistant à travers la fenêtre,
à l’arrivée des hommes en habit à queue, des femmes en robes à traî-
ne, celles-ci faisant la révérence au gouverneur, celui-ci incli-
nant la tête d’un geste un peu hautain, et tout ça en anglais, j’en-
tendais jusqu’à la voix de l’aide-de-champ qui annonçait : Mr and Mrs
Hugo McFarlane…Alors s’avançait un autre couple, la femme couver-
te de perles, de diamants, l’homme de décorations…Tu me vois…
disait-elle, dans ma petit robe faite à la maison, tu nous vois,
ton père mortifié, moi crottée comme si je revenais des champs… "

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Elle riait, elle riait d’un rire qui paraissait ne contenir aucun-
ne amertume, aucun aigreur, seulement la franche gaieté d’un être
qui sait porter sur soi un regard de parfaite et douce lucidité.


— " Ton père me pressait de partir. Mais je voulais voir
s’ouvrir le bal, les couples tourner. "


L’orchestre avait entamé une valse. Le gouverneur s’était
incliné devant une dame. Elle, tenant sa traîne de sa main gantée,
et dire, rappelait maman, que je n’avais pas su qu’il fallait des
gants longs - le gouverneur, une peu raide, ils avaient donné
le branle. Les autres couples se formant, maman les avait vus évo-
luer sous les grands lustres, et tout jetait de l’éclat, les pen-
deloques de cristal, les diamants au cou des valseuses, les médail-
les sur les habits sombres, le regard des hommes amoureux, des fem-
mes se sentant désirables…


Je revins de mon curieux voyage dans le passé à la recher-
che d’une heure peut-être malgré tout heureuse dans la vie de mon
père. Ils étaient revenus en tramway; ils n’étaient pas tristes,
insistait maman, pas du tout tristes; elle se sentait encore comme
toute illuminée par le spectacle de la fête. Même un peu décoiffée,
sa robe quelque peu salie, elle devait paraître bien belle ce soir-
là aux yeux de mon père qui l’avait si peu souvent vue parée, tout
étincelante de joie intérieure. Qui sait, cette soirée avait peut-
être été une des grandes soirées de leursvies! La petite Marie-
Agnès était née moins d’un an après le bal chez le gouverneur.


Je m’étonnais sans fin, auprès de la dépouille de mon père,
d’être déjà si avidement plongée à la recherche des moindres bribes
que je connaissais de sa vie. Je ne savais pas que c’est l’effet le

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premier effet de la mort que de faire vivre le disparu dans al mémoire
de ceux qui l’ont aimé avec une clarté et une intensité jamais
encore éprouvées.


Je me penchais, je scrutais à la lueur tremblante des cier-
ges le visage si beau que mon père devait présenter pour toujours
à ma mémoire. Une grande noblesse s’en dégageait. Elle avait cal-
mé mon chagrin et jusqu'à mes regrets. J’étais par elle fascinée.
Cette mort – et plus tard bien d’autres dans ma vie – jamais ne
m’ont dit le vide, le néant. ElleCelle-ci ne me parlait pas non plus d’u-
ne autre vie, d’un autre monde. Elle était à mes yeux le mystère
entier, jamais entrouvert, la totale franchise enfin, l’obscurité
intacte, et, à cause de cela peut-être, plus belle que ce que j’a-
vais jamais vu sur terre. À la regarder, j’avais l’impression que
la vie, presque tout de la vie, était une distraction après une
autre pour tenter de nous dissimuler l’essentielle vérité.


Presque immédiatement après les funérailles, je dus retour-
ner à mes études, en vue des examens qui approchaient. A ma grande
surprise, je les passai sans peine. La maîtresse-dragon s’était-
elle repentie à la dernière minute et m’avait-elle octroyé une
bonne note? Ou le docteur Mackintyre était-il intervenu? Jamais
je ne le saurai, mais je finissais parmi les premières de ma clas-
se. Cette nouvelle, qui eêt tant réconforté les derniers jours de
mon vieux père, voici que je ne savais qu’en faire, Je souhaitai
le ressusciter pour m’entendre lui annoncer. Pour moi seule, que
valait-elle au fond? Plus tard, ce serait maman que je souhaite-
rais ressusciter raconter l’extraordinaire bon-

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118


ne fortune de Bonheur d’occasion à laquelle, dans ce récit imagi-
naire que je lui en faisais, elle ne croyait pas, et j’insistait :
"Voyons, maman, tu peux dormir en paix, je suis presque riche. "
Et elle, du fond de l’ombre, hochait la tête tristement, me
croyant toujours pauvre et démunie. Plus tard encore, ce fut
ma sœur Anna que je désirai ramener un moment de la mort pour
la réconforter, elle qui avait tant craint pour moi l’amour, le
mariage, les liens, lui disant que, somme toute, ces grande en-
traves de la vie avaient eu pour moi leur côté bénéfique. Mais
elle ne m’entendait pas, éternellement soucieuse à mon égard.
Maintenant c’est Dédette que je rappelle en vain, tâchant de la
rassurer sur ce chagrin qu’Melle me connaissait et qui l’avait
tant affectée. J’ai beau soutenir qu’il s’est estompé, presque
guéri, elle ne m’entend toujours pas. Ainsi, je devais appren-
dre, en vivant, que ce n’est pas l’heure des grands chagrins
que l’on désire le plus ramener nos morts, mais plutôt pour les
consoler de la peine qu’ils se sont faite à notre sujet, et dont
il me semble que nous ne pouvons les délivrer même quand nous en
sommes nous-mêmes délivrés. C’est pourquoi sans doute je me
plais tellement à ces rêves de la nuit qui me représentent par-
fois maman ou mes sœurs, le visage comme paisible et heureux.
Aucun rêve jamais ne m’a montré mon père rajeuni et souriant
comme cela est arrivé pour les autres.

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118AVIII


Aux tout derniers jours de l’année scolaire, à la fin
de mai, le docteur Mackintyre me demanda à son bureau. A la mort
de mon père, il m’avait écrit une belle lettre très affectueuse
et réconfor-

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tante, que je regrette aujourd’hui de n’avoir pas conservée. Mais en
ce temps-là, dans ma frénésie d’avoir les mains libres, je ne gar-
dais rien. J’entrai et le remerciai de sa lettre. Il me fit signe
que je n’avais pas à le faire et de m’assoir, lui-même tout ému.
Il laissa passer un peu de temps avant de m’apprendre sur un ton
presque joyeux qu’il avait pour moi une bonne, une excellent nou-
velle.


Je dus lever vers lui des yeux incrédules car il se hâ ta de
me la confirmer.


En ce temps-ci de l’année, il arrivait, m’expliqua-t-il, que
des commissaires commissions scolaires en peine d’une suppléante pour terminer
le semestrek, fissent appel à l’Ecole Normale qui leur envoyait une
élève finissante. Il venait de recevoir pareille demande et avait
pensé à moi. L’école était située dans un petit village à une cin-
quantaine de milles de la ville. Le voyage ne me coûterait pas cher.
Je gagnerais cinq dollars par jour scolaire. Mais l’avantage prin-
cipal tenait à ce que bientôt, lorsque je ferais ma demande d’un
emploi permanant, je pourrais faire valoir que j’avais un peu d’ex-
périence, sans besoin de préciser qu’il ne s’agissait que d’un mois,
me fit-il adroitement la leçon.


Déjà, pendant que je l’écoutais, il me semblait que ma vie
avait changé. A peine mon brevet d’institutrice en main, et déjà
j’avais une école. Mon école! J’aurais pu sauter au cou du cher
vieillard dans la joie qui m’inonda brusquement la cœur. Qu’en au-
rait-il été et si j’avais su combien rare était la chance qui m’échouait,
trois écoles seulement ayant été proposées pour trois cents élèves
qui finissaient leur terme. Évidemment il s’agissait dans mon cas

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d’un petit village de langue française, et je faisais drôlement
l’affaire. Tout de même, une école quand j’en sortais moi-même
tout juste, quel privilège!


Je revins à la maison courant et même parfois, je pense,
quand le trottoir était désert devant moi, y sautant, comme lors-
que j’étais petite fille, les pieds croisés.


Je bondis dans la cuisine.


— -Maman! Maman. Ça y est!


Que de fois je suis arrivée toute jeunesse, tout élan, tou-
te joie pour l’atteindre, elle, au milieu des soucis et du chagrin.
Elle était occupée à faire cuire des confitures, je pense. Chauffé
à blanc, notre poêle à bois jetait une chaleur de braisier. Maman
en avait le visage cuit, les pommettes rouges, ce qui rendait plus
surprenant le douloureux regard de ses yeux tout plongées encore
dans le souvenir de la mort de mon père. Il est vrai, elle n’avait
eu, elle, depuis, aucun triomphe, aucun succès pour l’aider à sur-
monter le chagrin. J’eus un peu honte de mon exaltation, mais ne parvins
pas vraiment parvenir à la dominer.


— - Ça y est! Une école, maman! Ma première école!


— - Que me parles-tu d’école! Fit-elle en perdant patience.
On est loin de septembre encore. Et tu sors tout juste toi-mê-
me de l’école.


— - C’est bien ça qui est le merveilleux. J’en ai une déjà.
Pour le mois de juin. A partir d’après-demain. Mon école, maman!


Et j’essayai de la prendre entre mes bras pour l’entraîner
à valser avec moi sur place. C’en était trop. Elle me repoussa
presque rudement :

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— -Une école! Où ça?


— -A Marchand.


— -Marchand!


Tout à coup, elle faisait front, hostile, et je ne compre-
nais plus rien à son attitude. Après tout, n’avait-elle pas vécu
pour me voir voler de mes ailes, obtenir enfin une école? Subite-
ment, comme pour marque son opposition, ou je ne sais quelle ré-
volte, elle arracha son tablier et elle me lança :


— -Pas à Marchand. Jamais! C’est un trou! J’en ai enten-
du parler. Un vrai trou! Tu n’iras pas là.


— -Un trou! Un trou! Dis-je. C’est rien que pour un mois,
et il faut bien commencer quelque part. Tu ne peux tout de même
pas t’attendre à ce que j’entre par la grande porte.


-Mais Marchand, ce trou-là, fit-elle avec une sorte de
haut-le-cœur.


Elle finit par venir s’assoir à la grande table où elle
joignit les mains et elle regarda devant elle avec des yeux qui ne
pouvaient y croire, l’inévitable douleur qu’elle s’était elle-même
préparée. Et moi, la voyant triste alors que j’avais espéré lui
faire plaisir, je lui rappelai, sans songer qu’il y avait là de
la cruauté :


— -C’est pourtant ce que tu as voulu pour moi toute ta vie,
que je m’en aille faire la classe.


Elle faiblissait, elle se rendait. Elle demanda d’une voix
perdue :


— -C’est pour quand?


— -En vérité, il faudrait que je parte demain.

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— -Demain!


Alors, tout d’un coup, les recommandations commencèrent à
pleuvoir sur moi.


Là, parmi ces gens grossiers, il me faudrait veiller à
garder mes distances, être polie, oui, mais jamais familière. Faire
attention aussi de ne pas m’en laisser imposer. " Ah! Et puis, t’es
trop jeune, se plagnit-elle, pour commencer par un village dur et
sans manières. "


— -Maman, tant mieux, si j’apprends tout de suite.


Enfin elle consentit à me sourire et laissa tout en plan
pour m’aider à faire ma valise.


Le lendemain elle avait trouvé une connaissance allant dans
la direction de Marchand en auto et qui avait consenti à m’y amener.


Dans sa douleur de me voir partir à la maison, je pense me
rappeler qu’elle en oublia de m’embarrasser. Il ‘était question que de
faire attention à moi, de garder ma place, de défendre mes droits
et, si c’était trop dur là-bas, de revenir.


Sur place, il me fallut me rendre à l’évidence que je ne
pourrais loger ailleurs qu’à l’hôtel, le reste n’étant que miséra-
bles cabanes en bois dispersées de loin en loin sur un sol sablon-
neux, entre des touffes d’épinettes maigriottes. De ce décor com-
me abandonné et de l’évènement douloureux qui allait marque ma
première journée de classe à Marchand, je tirerais quarante ans
plus tard, L’Enfant Morte, éclose si étrangement dans le cours de
Cet été qui chantait. Comme j’étais loin, ce jour où je mis pied à
Marchand, saisie d’effroi et m’ennuyant déjà de la maison, de pres-

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sentir en moi - -pareille à une graine en terre qui dormirait longtemps
encore – cette aptitude que j’avais – ou aurais – de convertir
en récits, qui me joindraient aux autres à d'autres êtres, des moments de ma vie.
Et ceux qui m’auraient fait me sentir la plus seule seraient sou-
vent ceux qui me gagneraient le plus de cœurs inconnus. L’on
est plus ignorant de sa propre vie plus que de toute chose sur terre.


C’est en montant l’escalier raide, en route vers ma chambre,
derrière la patronne, une forte personne halant mes deux valises,
que je me rappelai subitement une des plus précieuses recommanda-
tions de maman :


— " Surtout, avant de t’installer, informe-toi du prix. Fais
bien attention qu’on ne prenne avantage de ton inexpérience. Vu
ce que tu vas gagner, ne consens pas à plus de vingt-cinq dollars
par mois de pension. C’est tout à fait suffisant. "


Dans le dos de la large femme, je|m’entendis tout à coup
marmonnerdemander d’une vois à moitié éteinte, si timide qu’elle ne pou-
vait que m’attirer une rebuffade de la part d’une personne aussi mani-
festement si sûre d’elle-même :


— -Madame, pour la pension…qu’est-ce que ce sera?...
Quel prix allez-vous demander?


Peut-être irritée que jelui pose la question au milieu de
l’escalier et dans son dos, peut-êtreou de toute façon portée à vou-
loir m’humilier, elle planta là mes deux valises en me disant :


— -Commencez par porter vous-même vos propres affaires.


Quelques marches plus haut, comme c’était à mon tour d’ê-
tre essoufflée, elle daigna me|renseigner sur un ton rude :


— -En tout cas, pensez pas, ma petite demoiselle, que je

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124


— m’en vais vous nourrir, vous loger, vous éclairer…vous…
vous…pour moins de vingt-cinq dollars par mois.


Malgré la grossièreté de l’attaque, je poussai un soupir
de soulagement. C’était la somme fixée par maman. Je pouvais l’ac-
cepter sans un mot, et Dieux sais que je n’avais pas le cœur à
marchander avec la terrible femme.


Ma chambre était petite, presque nue, mais propre. Une
nette petite cellule de prison. Ma logeuse me l’avait indiquée
d’un coup de menton, repartant sans m’avoir dit un mot. Je m’as-
sis au pied de l’étroit lit de fer recouvert d’un couvre-pied
blanc ennuyeux comme on en voyait alors dans les dortoirs de cou-
vent. Mais je n’avais d’yeux vraiment que pour la fenêtre. Elle
donnait sur un des paysages les plus morts que j’aie jamais vus
dans ma vie. Rien ne s’y agitait, rien ne bruissait, rien dene bou-
geait! Il y avait bien un peu partout des arbres, isolés ou en
minces groupes, mais tous étaient pétrifiés comme par une inex-
plicable attente. On eêt dit le vent arrêté au seuil de ce villa-
ge, n’osant franchir une mystérieuse frontière invisible. Et, à
l’intérieur, tout était comme sous le coup d’un affreux malaise.


Je descendis et, m’étant trompée de chemin, me trouvai
pour sortir, à traversé une grande cuisine claire, la pièce,
sans aucun doute, la plus accueillante de ce bizarre hôtel aux
stores, partout ailleurs, tristement abaissés, et tenu dans une
ombre épaisse. La patronne préparait le goûter des enfants –
cinq, je crois, que j’aurais, le lendemain, comme élèves sûrement.
Ils ne faisaient pourtant pas plus de cas de moi que d’une incon-
nue dont on ignorait et ignorerait toujours pourquoi elle était
ici.

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125


La mère taillait d’épaisses tranches d’un beau pain blanc
qui me parut appétissant au possible. Les gens qui m’avaient amenée, pressés
d’aller à leurs affaires et de rentrer avant la nuit, ne s’é-
taient arrêtés nulle part où nous aurions pu prendre une bouchée.
Je mourrais de faim. La mère étala sur le pain une abondante cou-
che de confitures aux fraises. L’eau m’en venait à la bouche.
Les enfants à tour de rôle reçurent leur tartine. Ils passèrent
devant moi en y mordant à pleines dents ou en se pourléchant les
babines. Enfin tous furent servis. Je levai humblement les yeux.
Je me demande si, de toute ma vie, j’eus autant envie d’une tar-
tine que d’une de celles-là, odorantes et généreuses. La mère me
regarda bien dans les yeux, : elle prit le pain, l’enveloppa dans une serviette pro-
pre pour le garder frais, le remit dans sa boite en fer-blanc
dont elle tira l’abattant avec bruit. Elle prit également le pot
de confitures, en revissa soigneusement le couvercle, le remit
dans l’armoire. Elle dit aux enfants :


— -Faites attention de ne pas vous salir... Puis à moi sè-
chement :" Le souper est à six heures… "


Je sortis. Je pris le sentier qui conduisit à l’école,
bâtie, elle aussi, à faible distance des maisons, en plein sable.
J’y entrai. Je m’assis au pupitre placé sur une estrade précédée
de deux marches, si je me souviens bien, à moins que je ne con-
fonde avec l’école de la Petite-poule-d’Eau. Le silence autour
de moi était d’une pesanteur qui m’étreignit lourdement le cœur.
Il s’en prenait, me sembla-t-il, jusqu’à mes pensées qu’il effrayait
et empêchait de se former. Par la rangée de fenêtres sur le côté

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126


sud de l’école, je voyais la troupe clairsemée des chétives épi-
nettes, les plus immobiles que l’on puisse imaginer, figées dans
leur désolante attitude. Et j’essayais de percer devant moi l’obscu-
re étendue etde l’avenir et d’entrevoir ce qu’allait être ma vie.

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127IX


En septembre suivant, j’étais engagée à Cardinal, village
plus important, moins pauvre, guère plus animé pourtant, situé
tout à l’autre bout du pays. Je devais aussi m’y ennuyer terri- à l'excès
blement
à l’excès, logée dans une frêle maison, à peine chauffée même quand
prit l’hiver avec ses vents qui traversaient les murs légers. Si
je n’y gelai pas ,vive, c’est que ma logeuse, prenant prit pitié de moi,et
me confectionna un volumineux édredon de plumes. Lorsque je l’é-
tendais sur moi, j’avais l’impression d’être couchée sous une
haute montagne pourtant sans poids et merveilleusement moelleuse.
Dès lors, je n’eus plus froid, du moins la nuit, même si l’eau de
ma cruche à coté de moi gelait dur.


Ce village, je pense en avoir dit assez exactement l’at-
mosphère dans le dernier chapitre de Rue Deschambault. J’y tou-
che encore quelque peu, en passant, dans le livre auquel je mets
la dernière main ces jours-ci : Ces enfants de ma vie. Mais nulle
part je ne me suis attachée à le décrire absolument ressemblant.
tel que dans la réalité. C’est une tâche dont je pense être in-
capable maintenant. Il me faut dissocier les éléments, les ras-
sembler, en écarter, ajouter, délaisser, inventer peut-être, jeu
par lequel j’arrive parfois à faire passer le ton le plus vrai,
qui n’est dans aucun détail précis ni même dans l’ensemble, mais
quelque part dans le bizarre assemblage, presque aussi insaisis-
sable lui-même que l’insaisissable essentiel auquel je donne la
chasse. Décrire fidèlement une maison telle que sous mes yeux,
ou une rue ou un petit bistrot de coin comme je l’ai fait dans
Bonheur d’occasion, à présent m’ennuierait mortellement. Je m’y

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astreignais, alors, par souci de réalisme, il est vrai, mais aussi
pour retenir une imagination trop débordante et me contraindre à
bien examiner toutes choses pour ne pas glisser à la paresse de
décrire sans fondements sûrs.


Je ne m’attarderais donc pas à reparler de ce village où
je passai pourtant une des années les plus marquantes de ma vie,
et qui fit de l’enfant gâtée que j’avais été une jeune institu-
trice appliquée à sa tâche, peut-être même excellente, car ce dut
être un peu sur la foi du rapport de l’insecteur que j’obtins
dès l’année suivante une place à l’Académie Provencher, à deux
pas de chez nous, en sorte que maman n’aurait plus à craindre
pour moi des « trous », comme elle les appelait.


Cardinal présentait entre autres – et c’est celui qui comp-
ta le plus pour moi – l’avantage immense d’être peu éloigné de la
chère ferme de mon oncle Excide où, enfant, j’avais vécu des vacan-
ces si heureuses. J’y allai passer presque toutes les fins de se-
maine. Le samedi matin, je prenais le train, descendant quinze mi-
nutes plus tard à Somerset, la gare voisine. De là, je trouvais
des occasions pour me rendre à la fermer à quelque deux milles de
distance; ou bien je patientais, attendant mes cousins qui man-
quaient rarement de venir ce jour-là aux emplettes. Et il aurait
vraiment fallu le faire exprès pour ne pas nous retrouver à un
moment quelconque nez à nez dans la grande-rue, à la poste, au
magasin général, ou encore chez le Chinois où il y avait toujours
un de nous en train de déguster une glace. Après mon petit Cardinal
où le seul son que l’on pouvait entendre pendant des heures était
celui du vent, j’avais l’impression, en mettant le pied à Somerset,
d’être dans une sorte de métropole, et j’en étais toute surexcitée.

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129


Quelquefois mon oncle passait me prendre dès le vendredi
soir, s’il avait affaire au maréchal-ferrant-garagiste de Car-
dinal qu’il préférait à tout autre. Nous partions à toute allu-
re dans la vieille Ford haute sur roues nous jetant continuelle-
ment l’un contre l’autre le long des pistes raboteuse que mon
oncle choisissait pour aller au plus vite. De plus, tout le voya-
ge se faisait dans le silence le plus total. Assez loquace à ses
heures, mon oncle, au cours de ce court trajet, ne m’adressa jamais
la parole, et j’appris à le laisser à son silence ou à sa : " jon-
glerie ",ayant vite saisi qu’il n’aimait pas en être dérangé tout
en roulant. En dépit de cette humeur de mon oncle qui, au début,
me déconcerta un peu, je voyais s’ouvrir devant moi le paradis,
autant dire. J’aurais deux jours pleins à la ferme, même peut-
être un peu plus, car il arrivait que, pour me laisser en entier
mon dimanche de bonheur, on ne me ramenât que le lundi matin très
tôt. J’étais habitée toute la semaine par le sentiment que pareil-
le récompense se mérite et je travaillais double pour en être digne ne pas la
perdre
– ce que j’aurais peut-être fait de toute façon mais pas
dans le même esprit. Le temps passait donc très vite, la semaine,
à bûcher, et, la fin de semaine, à rire, chanter et danser.


Chez mon oncle, la maison bien chauffée, je pouvais me la-
ver les cheveux, les laisse sécher en allant et venant, sans risquer
d’attraper un rhume. Ma cousine et moi reprenions pendant des heu-
res nosduospièces à quatre mains rabâchées sur le vieux piano du salon, toujours prêtes
à rire aux larmes quand éclaterait parmi les notes hautes celle
qui imitait si bien un cri de souris, depuis qu’une souris juste-
ment, ayant fait son nid dans ce coin du piano, avait rongé le

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feutre entourantd’une des cordes.


Le samedi soir, si nous n’allions pas, mine de rien, nous
montrer aux galants dans la rue principale, déambulant de ce côté,
revenant sur nos pas, c’était qu’il en viendrait à nous. Le céré-
monial de ces visites m’amusait beaucoup, quoique je refusaij'aie refusé tou-
jours, pour ma part, de m’y prêter. Un jeune soupirant se présen-
tait-il pour la première fois et nous plaisait-il, nous devions
le lui faire savoir, sans paroles, tout simplement en lui remet-
tant son chapeau, de man à main, à la fin de la soirée, le ges-
te signifiant qu’il était autorisé à revenir. Ne pas remettre son
chapeau, à la porte, à un jeune qui nous avait chanté sa chanson,
en nous regardant dans les yeux et qui, avant de la chanter, nous
l’avait dédiée en quelque sorte par un salut, était ni plus ni
moins qu’un manquement grave à l’hospitalité, dont je fus coupa-
ble maintes fois. Mon oncle, si sauvage à certains égards, m’en
blâma, allant jusqu’à prédire que je ne trouverais jamais à me
marier si je continuais à repousser les bonnes intentions haute-
ment manifestées. Mais je riais de tout cela. Si un jeune homme
planté devant moi, tout en me dévorant des yeux, me chantais une
de ces complaintes de l’Ouest qui me paraissaient toutes coulées
sur le même air, j’avais du mal à ne pas lui pouffer au nez. Si,
à la porte, la main tendue dans le vide il attendait son chapeau,
je me retenais encore moins bien. C’était ainsi chez mon oncle :
je redevenais rieuse, taquine, pleine de tours, aimant me moquer
des usages et sans doute me me singulariser. Je me rattrapais
sur ma semaine dans la glaciale maison de Cardinal où, y entrant
d’ailleurs le plus tard possible – car j’accomplissais mon tra-

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vail de préparation de cours à l’école, du moins quelque peu
chauffée – je ne trouvais ni livre ni musique. La seule dis-
traction – j’en ai parlé dans Rue Deschambault – c’était, comme
dans toutes les vies où il ne se passe rien, de se tirer les
cartes, lire les tasses de thé et les lignes de la main, demandant
indéfiniment à l’inanimé des promesses d’un avenir tout plein
d’aventures et de fantaisies.


Les allées et venues entre Cardinal et la ferme durèrent
tout l’automne et, à ma grande joie, ne furent pas suspendues
l’hiver venu. Nous avions trop pris goût, mes cousins à moi et moi
à eux, pour nous passer facilement maintenant de nos soirées
ensemble. Mais l’hiver devint bientôt très dur. On me ramena,
un dimanche soir, dans la cabane close, en pleine tourmente.
Des années plus tard, je devrais me servir de ce souvenir comme
point de départ de la Tempête dans Rue Deschambault. Une autre
fois que nous revenions en berlot, le froid nous saisit si
cruellement, mon cousin et moi, assis côte à côte sur l’unique
siège, que nous nous sommes enfouis sous les peaux, les ramenant
par-dessus nos têtes, et avons laissé aux chevaux le soin de se
débrouiller seuls. J’étais un peu inquiète, malgré tout. Trouve-
raient-ils leur chemin?


C’était Cléophas qui me reconduisait ce soir-là.
— -Bah! Fit-il, mourir gelé ou perdu – et donc finalement
gelé, qu’est-ce que ça change? Mais ne t’en fais pas. Les
pauvres bêtes t’ont ramenée tant de fois qu’elles connaissent
le chemin à ne pas s’y tromper, tu peux en être sûre. Et elles
ont tellement hâte d’être de retour dans leur étable qu’elles

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— vont continuer à bon trot.


Heureusement, c’était par une nuit très claire. La neige dur-
cie scintillait presque autant que l’immense champ d’étoiles
dont j’apercevais le fourmillement quand j’entrouvrais notre ten-
te de peaux pour prendre un peu d’air. La nuit me paraissait a-
lors si resplendissante, aiguisée à briller de tous ses feux, que
je ressentais comme une honte de m’en cacher ainsi. Mais le froid
me brûlait les poumons. Je rentrais précipitamment sous les four-
rures. Mon cousin, à moitié assoupi, me reprochait de laisser en-
trer du froid avec moi et me suppliait de rester tranquille à la
fin. Nous avons dû dormir une bonne partie du trajet, sous l’ef-
fet sans doute de l’engourdissement et à demi asphyxiés. Un ar-
rêt brusque nous tira de notre torpeur. Ahuris, nous nous frot-
tions les yeux. Les chevaux étaient arrêtés devant la maison
où je logeais.


Je mis pied à terre.


-Bye! dis-je à mon cousin.


-Bye! répondit-il.


Je l’entendis à peine. Déjà il avait tiré les fourrures par-
dessus sa tête. Déjà Les chevaux d’eux-mêmes avaient rebroussé che-
min et repartaient à bon train.


J’aurais dû reconnaître la misère que je donnais à mes cou-
sins qui avaient à me ramener tantôt l’un, tantôt l’autre – mais
il me semble que revenait souvent|le tour de Cléophas – et,de moi-
même, songer à espacer mes visites. Mais eux, les chers enfants, ne me re-
prochaient rien. Quant à moi, vendredi arrivé, j’étais comme pos-
sédée; j’entendais, qui m’appelaient irrésistiblement, le piano,

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sortit précipitamment de la sombre maison. Il me cria au-dessus
du tumulte de l’eau :


-On ne passe pas. Où allez-vous comme ça!


Je lui criai ma réponse et il me cria à son tour :


-C’est pas possible. Arrêtez-vous ici pour la nuit. De-
main l’eau aura peut-être baissé.


Ni ciel ni terre n’eussent pu m’empêcher, je pense, de ten-
ter de traverser ce bras d’eau aussi fougueux fut-il. J’avançai
de quelques pas etl’eauelle fut à mes chevilles. Quelques pas encore ,
et elle était à la hauteur de mes bottes qui m’allaientnt au genou.
Je la sentais sur le point de commencer à y entrer. J’avançais
très lentement, en m’aidant pour résister au courant d’un bâton
que j’avais pris sur le bord du ruisseau gonflé. Je me sentais
malgré tout sur le point d’être emportée. Puis, tout à coup, la
force du courant diminua. J’avais dépassé le plus profond. L’eau
baissait assez vite maintenant. J’atteignis le sol ferme. De sa
galerie, l’homme rejoint par son chien, leva la main dans un ges-
te qui semblait en appeler au ciel qu’il y avait là de la magie.
A moitié debout, les pattes appuyées à la garde de la galerie,
le chien au x longs poils plein le visage, aussi médusé que son
maître, en avait perdu la voix. A peine deux heures plus tôt, me
fut-il raconté par la suite, ces deux-là, de cette même galerie,
avaient assisté au recul d’un passant, un homme assez grand pour-
tant, qui avait eu de l’Eau presque à la tailler à l’endroit que
je venais de traverser triomphalement. Je me tournai à demi, adres-
sai un petit signe de la main aux deux spectateurs muets, et con-
tinuai sur une route absolument déserte alors que le jour était

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sur le point de s’éteindre. Il n’y aurait pas d’autre maison
sur mon chemin avant d’arriver chez mon oncle.


Tout d’abord, en me tenant sur le côté du chemin, j’en-
fonçai à peine. Sous un reste de neige, mon pied trouvait leun sol
tourbeux, assez ferme, et j’y avançais d’un pas passablement ré-
gulier. Ce qui restait de vague lumière dans le ciel me soute-
nait aussi.


En effet, malgré la tristesse des champs partiellement
mis à nu, ailleurs couverts d’une neige souillée, des bois lugu-
bres au fond du paysage et de cette teinte terreuse de tout sauf
d’un petit pan de ciel encore éclairé, la magie de cette heure
étrange agissait sur moi comme en tant d’autres occasions, où el-
le m’avait soulevée sans raison que je puisse comprendre, dans
un élan d'irrésistible de confiance. J’allais donc sur cette route
déserte sans plus de crainte que si le secours partout autour eût
été à portée de main.partout autour de moi


Bientôt, je reconnus que ces bois d’aspect tragique, aux
noirs troncs mouillés, que j’avais sous les yeux, je distinguais depuis assez
longtemps déjà, au fond des champs encore enneigés, ne pouvaient
être que les bois qui délimitaient, au bord d’un ancien lac déssé-
ché, la ferme de mon oncle. Même l’été, nous n’allions pas souvent
par là, je ne savais d’ailleurs pourquoi, et c’est ainsi que j’a-
vais mis du temps à les situer. Si je coupais par là, ai-je alors
pensésottement, j’arriverais beaucoup plus vite à la maison, m’é-
pargnant presque deux milles de route. Mes bottes commençaient à
peser lourd, car j’étais maintenant en terrain gumbo, et à chaque
pas j’en soulevais d’énormes galettes que j’avais toutes les pei-

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nes du monde à secouer de mes pieds. La fatigue me gagnait. L’heu-
re d’enchantement avait cédé à une uniforme teinte gris cendré
qui d’instant en instant s’assombrissait. Le raccourci me tentait
de plus en plus. Tout à coup, sans penser plus loin, j’avais quit-
té la route pour m’engager à travers champ vers les bois sombres.


La neige tout d’abord me porte assez bien. Ce n’est que
lorsque j’eus atteint la moitié peut-être du champ que brusquement
elle céda sous moi comme pour m’engloutir. J’étais enfoncée
jusqu’aux hanches dans une sorte de faille dont il fut bien dif-
ficile de me sortir, les bords étant aussi mous que le fond. J’y
parvins en rampant, mais, quelque pieds plus loin, ayant réussi
à me mettre debout, j’enfonçai tout aussitôt de nouveau, cette
fois jusqu'à la taille. Puis mes pieds ne touchèrent plus le fond.
De l’eau glacée commençait à emplir mes bottes. Je me rappelai
alors avoir un jour entendue mon oncle gronder contre un endroit
de sa terre resté impropre à la culture, une sorte de marécage
pourri qu’il n’était jamais parvenu à assécher. C’était là que
je devais m’être aventurée. Entendue à plat sur cette neige mince
couvrant à peine sans doute un lac peut-être profond, je regardai
la ligne des arbres non loin, pensant que là seul était mon salut.
Je m’y dirigeai dans une sorte de brasse, à plat ventre, me pro-
pulsant tantôt des bras, tantôt des jambes. Derrière moi, je
laissais de larges traces toutes pareilles à des fosses identiques
creusées en série comme en un bizarre cimetière apprêté pour un
ensevelissement collectif. Dans l’une d’elles j’avais perdu ma
lampe de poche. J’atteignis enfin la ligne d’arbres, mais n’y
trouvai pas une neige plus solide. Seulement une sorte d’abri
contre le grand ciel de plomb déployé sur al terre à présent sans

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couleur. Non contre la pluie, toutefois. Elle se mit à tomber,
sans vent, sans grondement de tonnerre, mais forte et soutenue
comme si elle devait durer toujours. Mes vêtements appesantis
m’entraînaient plus profondément encore vers l’eau souterraine
dont une couche de neige de plus en plus mince, toute diluée dé
pluie déjà, me séparait à peine. Des coyotes non loin lancèrent
dans la nuit leur appel si propre à glacer l’âme. Il ne m’affec-
ta pourtant pas comme d’habitude. En un sens je pense que j’é-
tais déjà au-delà de la peur. Ce que j’éprouvais plutôt, il me
semble, c’était comme une attente ou, davantage peut-être, une
sorte de curiosité avide, tourmentée, infinie. Ainsi j’étais
mortelle! Et non seulement mortelle, mais encore je pourrais
mourir bêtement, à deux pas de la maison tant aimée, si proche
de l’amour que l’on avait pour moi. Que l’amour ne protégeât
pas mieux était ce qui me chavira le plus, je crois, Car, en
ce moment, j’aurais crié bien en vain. Qui donc, à travers le
bruit de la pluie, de la maison bien close eût seulement pu
entendre ma voix appelant au secours? A l’instant, ils en
étaient peut-être d’ailleurs à deviser joyeusement dans la grande
cuisine aimable, et, de tout ce qui m’arriva cette nuit-là,
c’est peut-être ce sentiment qui me laissa le plus d’angoisse,
qu’ils fussent heureux au moment où je me débattais contre la
mort, leur grande affection pour moi ne les en ayant même pas
avertis.

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138A


Je restai étendue de tout mon long, maintenant sur le dos,
dans la neige mollissante qui me supportait encore à peu près
à la condition de ne Presque pas bouger. Ainsi je repris des
forces, et, au bout de quelques temps, un peu de bon sens me
revint. Si jamais je devais me sortir d’ici, je le comprenais
enfin, ce ne serait pas en allant de l’avant, si proche que je
fusse du but, mais en retournant par où j’étais passée.


L’horrible trajet! Je le fais encore quelquefois, la
nuit, sans mes rêves. De fosse en fosse je repassai, les creu-
sant davantage. Je laissai bien cinquante fois sans doute, à
travers ce champ pourtant pas si grand, l’empreinte presque en
entier de mon

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corps allongé. J’atteignis la route. Et c’est peut-être là que
j’eus le plus de peine à me commander d’avancer toujours, car un
irrésistible désir me tenait de rester couchée sur la terre gla-
cée pour y dormir au moins un moment. Je parvins à me mettre de-
bout. Je partis en chancelant. Mes vêtements commençaient à se
raidir sur moi. L’eau, dans mes bottes, était gelée solide se formait en glaçons. Il
pleuvait toujours. Parfois je me mettais à grelotter. Ensuite,
j’avais si chaud que je pensais à me défaire de mon manteau. Mes
cheveux ruisselants étaient plaqués à mon visage. Le dernier bout demil-
le,
chemin je ne sais comment je l’ai franchi. Il me semble que je m’as-
soupissais par moments. Je ne suis pas sûre de n’avoir pas dormi
un peu, quelques secondes à la fois, tout en continuant à marcher.
Enfin, m’apparut la maison tout éclairée et comme joyeuse au mi-
lieu de ce même bois qui, à l’arrière, m’avait été si funeste.
Ah, que la vie me sembla bonne et légère à cet instant! Ma der-
nière pensée vraiment lucide fut pourtant qu’il ne me faudrait
rien dire de mon équipée aux gens de la maison pour ne pas les
plonger dans l’anxiété de ce qui aurait pu arriver.


J’atteignis la porte. Il devait être au moins dix heures.
Jamais je n’étais arrivée de moi-même si tard à la ferme. Je me
crus tenue de frapper à la porte.


Il se fit dans la grande cuisine un silence profond. Puis
la porte s’ouvrit. Moi, je les vis tous tels qu'ils étaient, aimable et bons, un mo-
ment encore, dans le carré de lumière, mais eux, , tout d’abord ne
me reconnurent pas. Ils pensèrent vraiment avoir affaire à quel-
que malheureuse chassée ou perdue et que le plus grand hasard
avait menée à chercher asile ici au milieu du mauvais temps.

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140


Je saisis quelques mots comme de très loin, et je tombai
dans leurs bras.


Ils me soignèrent, m’entourèrent de prévenances, me rame-
nèrent à la santé. Entre nous, curieusement, lorsque je fus mala-
de entre leurs mains, ou après, jamais il ne fut question de mon
équipée. Pas la moindre allusion – sinon des années plus tard.


Pour ma part, je ne vais plus revenir à la ferme sans y
être invité ou amenée. Eux, par ailleurs, ne me firent guère
languir je dois le dire. Presque chaque semaine, l’un ou l’autre
survenait, souvent juste comme je terminais ma classe, me donnant
à peine le temps d’aller prendre quelques effets. Ils avaient
compris. Là où nous avons été heureux, nous ferions tout pour
y retourner, serait-ce au prix des derniers battements de notre
cœur.

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140AX


Je n’eus pas un long apprentissage à faire à la campagne,
et, en un sens, je le regrette, car c’est là que la vie m’en ap-
prit le plus vite, parfois sans ménagements, même durement, mais
en des leçons qui se gravèrent en moi durablement. Tout de suite
donc après mon année à Cardinal, je fus nommée à l’Académie Pro-
vencher. Un nom peut-être un peu fantaisiste pour désigner ce
qui était au fond une grande école publique – élémentaire et se-
condaire réuinis – relevant du ministère de l’éducation du Mani-
toba, mais située chez nous, en plein territoire de langues fran-
çaise, dans le vieux Saint-Boniface. En obtenant ce poste, je
me trouvai peut-être à passer avant les institutrices plus expéri-

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mentées que moi, ayant présenté depuis plus longtemps leur candi-
dature, mais, s’il y eut faveur, je le dois sans doute au Frère
Joseph Hinks, directeur, ou Principal de l’école, comme nous ai-
mions dire. De la maison des Frères, rue de la Cathédrale, vis-
à-vis l’école des filles, tout juste de l’autre côté de la rue,
il était bien placé, surtout lorsqu’il travaillait dans son jar-
din, pour nous voir passer en rangs à la promenade, ou arrivant
à l’école une à une, ou nous faisant même parfois l’une à l’au-
tre des confidences sans faire attention au frère jardinier qui
semblait ne s’occuper que de ses roses. Or, paraît-il, naturelle-
ment très observateur, bon juge des caractères, à de petits dé-
tails, il nous jaugeait et bien et décidait longtemps d’avance
laquelle d’entre nous il favoriserait, si jamais elle sollicitait
un poste à son école. Sa préférence comptait pour beaucoup dans
le choix du personnel. On disait même que personne n’en faisait
partie contre son gré. C’était une Alsacien de naissance, plutôt
petit de taille, qui en imposait pourtant beaucoup par sa tenue
d’une grande élégance, redingote noire et plastron, mais peut-
être encore plus par sa distinction naturelle alliée à son huma-
nité profonde. En fait, je n’ai jamais vu chez le même homme à
la fois, tant de bonté, cœur et tant d’autorité; qu’il n’avait
qu’à paraître, calme, les mains au dos, un fin sourire sur le
visage, pour que s’apaisât aussitôt une salle pleine d’élèves
turbulents. On en vint vite, au Manitoba, à le considérer comme
un des plus remarquables pédagogues de son temps – je vois au-
jourd’hui des écoles adopter des méthodes que lui, déjà il y a près de cinquan-
te ans, avait mises à l’essai et parfois viterejetés comme dommageable

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Les bonnes notes que m’avait décernées l’inspecteur et la
recommandation du directeur suffirent donc : à vingt et un ans
j’étais du personnel enseignant de la grande école de garçons de
notre ville, qui devait bien alors compter près de mille élèves.


Le Frère Joseph, qui décidait tout de lui-même, n’en avait
pas moins une habile manière de nous consulter qui pouvait nous
laisser l’impression d’avoir nous-mêmes chois notre lot. Ainsi
il me demanda si je ne pensais pas que je serais heureuse et tout
à mon avantage dans la classe des tout-petits, ayant déjà lui-même résolu
que c’est là que je donnerais ma mesure, et il ne se trompa pas,
mais comment, ne m’ayant vue que trois ou quatre fois en tout ,
pouvait-il le savoir.


A Provencher, nous avions deux classes de commençants.
L’une était destinée aux enfants de langue française à qui on en-
seignait d’abord les rudiments de leur langue, s’accordant pas
mal de liberté avec la loi scolaire, avant de leur apprendre tout
de même un soupçon d’anglais. Au moins quelques comptines dans le
genre ... Humpty Dumpty sat on the wall ...qu’ils récitaient de-
vant l’inspecteur avec un si bel entrain que le tour était joué.
C’était un vieux truc pratiqué durant mes premières classesà moi et
qui apparemment faisait encore de l’effet.


L’autre classe des petits était ouverte à tout ce qui n’é-
tait pas de langue française, entrant ainsi comprisdans la catégorie an-
glaise, encore qu’elle ne comptât à peineguèred’enfants d’origine anglai-
se, mais plutôt russe, polonaise, italienne espagnole, irlandaise,
tchèque, flamande, enfin presque tout ce que l’on veut et qui s’al-

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liait alors en grande partie au côté anglais, sauf quelques fa-
milles italiennes et wallonnes. C’est cette classe bigarrée que
l’on m’attribua. Et me voilà, jeune institutrice de langue fran-
çaise, préparée en vue de la servir aule mieux possible, à la tête
d’une classe représentant presque toutes les nations de la terre
et dont la majorité des enfants ne connaissait d’ailleurs pas
plus l’anglais que le français. (Le premiers jours, nous nous
comprenions par signes et à force de sourires.) La situation ne
me paraissait pourtant pas cocasse. Elle me paraissait simple-
ment à l’image de notre pays qui est un des pays les plus riches-
ment pourvus au point deen vue variété ethnique. Au bout de quelques années,
je m’étais tellement attachée à ma classe qui m’m'en apprenait sur le
folklore, les chants, les danses des peuples, et quelque chose
encore en eux de plus profond, à la fois souffrant et débordant,
j’était si près de ces enfants que, le Frère JJoseph m’ayant tout
de même proposé la troisième ou quatrième année, je le suppliai
de me laisser avec mes petits immigrants. Avait-il deviné que
j’étais née en quelque sorte pour servir la société des Nations?
Ou est-ce mes petits enfants de tous les coins du monde qui m’ame-
nèrent au rêve de la grande entente qui n’a cessé depuis de me
poursuivre?


Donc, au début de la jeunesse, j’étais déjà casée et, à ce
qu’il semblait, pour la vie, dans des conditions qui, après nos
années de misère, paraissaient à maman, presque incroyablement bon-
nes. En fait, mon salaire, de débutante, à Cardinal : cent dix dol-
lars par mois, fut, à Saint-boniface, ramené à quatre-vingt-dix
seulement. En raison de l’approche de la Crise économique, je sup-

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pose. Mais qun ’importe, maman trouvait notre vie si douce, si fa-
cile , auprès de ce qu’elle avait été, qu’elle me demandait par-
fois :


— -Crois-tu au moins que cela va durer? C’est presque
trop beau.


Dans sa confiance que les choses s’étaient enfin mises à
bien tourner pour nous, elle alla jusqu’à envisager l’idée que
nous parviendrons peut-être après tout à "sauver" la maison,
comme elle disait. Nous avions pourtant toujours su qu’un jour
ou l’autre il nous faudrait nous résoudre à nous en défaire. Rien
que le compte de taxes et la facture du chauffage auraient mangé
presque toutplus de la moitié de mon salaire de l'année. Maman devait continuer à
louer des chambres et à tirer toujours des plans pour subvenir
à une bonne part des dépenses courantes. Elle n’y arriverait pas. Elle
accumulait des petites dettes à mon insu comme elle l’avait fait
dans le dos de mon père.


Dans nos moments lucides, nous étions presque d’accord,
pendant quelques heures, pour mettre notre maison en vent. Il
n’y avait plus que nous trois à y vivre ensemble à l’année : ma-
man, Clémence et moi. Ne serions-nous pas tout aussi bien dans
un petit appartement loué qui nous coûterait certes moins cher
et n’obligerait pas ma mère à travailler autant?


— -Oui, disait maman, faisant semblant d’être acquise à
l’idée, je vais me mettre sur le chemin aujourd’hui, aller son-
der un tel ou un tel qui pourrait avoir en tête d’acheter…
Sait-on jamais!


Une heure ou deux plus tard, je la découvrais juchée sur

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une table, qui lavait un plafond « fumé », à ce qu’elle disait.
Ou bien dehors, à diriger un voisin venu labourer notre jardin
potager agrandi comme de fait cette année justement.


Il est vrai qu’aussitôt après avoir parlé de la ventevendre, no-
tre maison avait une manière de nous paraître plus avenante que
jamais, avec sa rangée de blanches colonnes, ses pommetiers en
fleurs, les ormes plantés par mon père, qui atteignaient mainte-
nant ma petite fenêtre du grenier où, enfant, j’avais tant rêvé
des magnifiques choses à accomplir en cette vie. - et quelles
étaient-elles donc?
Elle était liée à nous comme seule peut
l'être liée à la vieses gens une maison qui a vu naître et mourir.


— -Dire, faisait maman, que lorsque ton père m’a amenée
la voir, pas tout à fait finie encore, espérant me voir conquise,
je n’ai pu lui cacher ma déception : " Mais Léon, c’est bien trop
petit, avec tout nos enfants. Où veut-tu qu’on se loge tous? "
Et pensez qu’on lui reproche maintenant d’être trop grande!


Mon père avait mis presque la moitié de sa vie à économi-
ser sou après sou de quoi la bâtir, puis le reste de ses jours à
essayer de ne pas la perdre. Parfois j’en voulais terriblement à
cette maison comme à un être qu’on aime et qui peut tout obtenir
de nous. Elle nous suçait vivants. Une année, c’était un toit qu’il
fallait refaire. Ou alors le temps était venu de la repeindre en
frais – une tâche qui devrait attendre qu’un de mes frères fût
libre de l’entreprendre. Enfin, le système de chauffage montrait
de l’usure.


Et puis surtout les taxes nous grignotaient sans fin. El-
les augmentaient d’année en année, alors que les salaires étaient

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toujours coupés. Surtout les impôts scolaires, qui pourtant ne
servaient guère à nos fins, puisque nous devions entretenir à
nos frais nos écoles privées dans les banlieues de Saint-Boni-
face en bonne partie anglaises. Ainsi nous ruinait à la fin no-
tre détermination de rester français. conserver notre langue française.


— -Maman, voyons, tu vois bien qu’on sera que nous serons un jour vain-
cues. La maison nous coule.


— -Mais, en attendant, elle nous garde, disait maman.
Tant que nous l’aurons, tant que nous aurons un toit sous lequel
revenir, nous serons une famille.


Elle disait vrai. Adèle, de ses lointains postes d’insti-
tutrice, s’enfonçant de plus en plus profondément dans le nord
de l’Alberta, comme si elle fût toujours à la recherche de l’é-
poque pionnière de sa jeunesse, nous arrivait pourtant souvent
encore pour les au temps des vacances d’été. Chaque fois ellw |était convertie
à un régime alimentaire nouveau; une année rien qu’aux épinards,
du citron et des pommes; une autre, rien que desqu’aux pruneaux et du
gruau d’avoine. L’été où elle nous arriva avec son stock unique-
ment d’oranges, pamplemousses, dattes et noix, il disparut si
vite de sa cache dans la cave, qu’elle dut finir l'été la saison en man-
geant comme tout le monde, à la table. Il me semble me rappeler
que c’est une des rares fois où elle se plia à faire comme tous.
Pauvre sœur! Elle éprouvait, je le sais maintenant, une faim
dévorante d’être aimée, comprise, acceptée, et elle faisait tout
pour rebuter l’affection. A propos d’être comme elle, je me
suis souvent demandéé, si c’est le manque d’amour dans leur vie
qui les a rendus incapables d’aller au-devant des autres, ou si

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c’est l’incapacité d’aller vers les autres qui a éloigné d’eux
l’amour. Je ne suis pas plus avancée aujourd’hui. Sans doute est-
ce la même énigme que je reconnaissais en scrutant le portrait
de mon grand-père Savonarole. Jusqu’où donc, Seigneur, faut-il
remonter pour aboutir à la cause du malheur en un être? Sans
doute tous nous en portons une part, mais quelques-uns tellement
plus que d’autres !


Rodolphe, télégraphiste puis chef de gare, avant d’être
sans emploi, comme tant d’autre, pendant la Crise, nous faisait
de fréquentes visites, surtout lorsqu’il fut en poste assez près
de notre ville. Il arrivait plein d’entrain, une chanson sur les
lèvres, tout un peu gris, les poches bourrées de billets
de banque qu’il offrait à la ronde avec magnanimité : " Un cinquan-
te, la mère, ça ferait bien ton affaire, pauvre vieille mère qui
as toujours tiré le diable par la queue. Tiens! voila, c’est à toi,
et qu’on en entende plus parler!...Et toi, ma Clémence, t’aime-
rais bien un beau dix tout neuf. Prends, prends…Et voustoi, la mè-
re, pendant qu’on y est, qu’il y en a encore d’où ça vient, tiens,
prends un autre cinquante!...En faudrait-il encore un autre pour
boucher tout les trous? » Quitte, le lendemain, en retournant
ses poches, à reprendre presque tout ce qu’il avait donné, quand
ce n’était pas d’emprunter un peu au-delà, afin de pouvoir s’en
retourner. Mais il avait le diable au corps, jouant d’oreille Rig-
oletto
, en tirant notre vieux piano désaccordé des sons que
lui seul pouvait lui faire rendre, ou chantant le Toreador à plein
gosier, sur un rythme si emporté qu’il nous faisait tous plus ou
moins marcher et sautiller en mesure. Le voisinage entier le savait

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dès que Rodolphe était arrivé et s’en réjouissait.


— -Petite, me disait-il, quand j’eus quinze ou seize ans,
en les caressant, tu as les plus beaux cheveux du monde. Qui
donc, demandait-il à d’invisibles interlocuteurs, a de plus beaux
cheveux?


— -Clémence, promettait-il à notre sœur malade, un jour
je t’emmènerai vois les Montagnes Rocheuses – la plus grande mer-
veille du monde.


Lui, il était plein d’affection, savait la faire naître
d’un seul sourire de ses pétillants yeux bruns, mais aussitôt ga-
gnée, apprivoisée, il s’en allait en cueillir une autre.


Nous lui avons tout pardonné longtemps, longtemps…en
fait jusqu’à ce qu’il nous eût acculés au désespoir.


Il passa les dernières années de sa vie à Vancouver, vi-
vant de sa rente de vétéran de guerre, et nous écrivant des let-
tres d’une drôlerie unique, je pense, où la moquerie constante
tournée vers lui-même et s a jeunesse – un jour elle est était là, le len-
demain,elle est à milles lieues – ses propres folies, ses rêves
évanouis, le carrousel des hommes, leurs bonne intentions impuis-
santes, provoquaitent le son rire incessant, en laissait qui laissait tout juste ent-
ndre, au fond, comme un sanglot essoufflé.


On le trouva mort un soir dans son petit appartement qu’il
laissait toujours déverrouillée pour avoir plus vite du secours de
ses copains, tout autour, en cas de crise aigüe d’asthme. Ses poc-
hes avaient été vidées par ces mêmes copains sans doute qui lui
avaient procuré l’alcool, parfois de l’aide et qui, après l’a-
voir volé, chantèrent avec tant d’émotion à ses funérailles. Ou

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était-ce de l’argent prêté qui tout simplement avait été récupé-
ré?


Dedette, notre priante, notre petite sœur Sans-Tache,
l’hermine blanche au milieu de la boue, se trouvait alors, on
pourrait dire, en poste missionnaire au pauvre couvent de Kenora,
en Ontario, près de la frontière manitobaine, et plus tard, pour quel-
ques années, à Keeewatin, cette fois vivant la véritable pauvreté
avec une seule compagne, sous un abri à peine étanche. C’est pour-
tant là, au cours de sa vie de religieuse, qu’elle fut le plus
heureuse, m’avoua-t-elle à l’heure des grands aveux, juste un peu
avant la sa mort. Elle devait bien parfois sortir de ses bois loin-
tains où elle était presque oubliée même de sa communauté. Pour
assister, à Saint-Boniface, à des rencontres générales ou à des
retraites de grandes ciconstancesparticulières. Elle avait alors ce qu’elle
appelait la " grande permission ", c’est-à-dire presque une jour-
née entière à passer en famille, à la maison. Cette brève lueur
de liberté, je n’ai plus envie d’en sourire maintenant que je sais
ce qu’elle signifiait pour cette âme aimante. et qui Toute fugiti-
ve qu’elle fût, elle suffisait à y entretenir la passion de la
vie. Tôt le matin, pleine d’allégresse, toute certaine d’accou-
rir vers le bonheur et d’en apporter chez nous, ce elle n’était pas
longue, après à une confidence arrachée à maman, à une nouvelle longtemps
cachée qu’elle apprenait enfin ce jour, à bien des petits signes,
à de retrouver le vieux visage du malheur et de la souffrance qu’el-
le avait pu croire banni du monde à force de prières, au pied de
l’autel. Pauvre petite nonne, nous la voyions toujours repartir
comme un oiseau abattu, l’aile blessée, qui n’en peut pouvait plus d’ê-

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tre revenu voir ce qu’était est le monde!


Mais parlons plutôt encore de son arrivée – le plus jo-
li spectacle!du monde. Il faut dire que maman avait tout fait pour
que ce jour en soit un de grâce, de légèreté, presque de luxe,
cachant mieux que jamais toute trace de gène dans notre vie. U-
ne fois elle alla même jusqu'à l’acheter pour l’occasion, alors
pourtant que nous étions au plus creux de la vague, une magni-
fique nappe de table, damassée. Car Dedette ne venait pas seule,
mais flanquée de d’ " une de nos sœurs ", et maman avait à cœur
d’honorer Dedette certes, cependant mais peut-être plus encore de la
rehausser aux yeux de sa compagne qui pouvait être d’une famille
riche, savait-on, et devant qui, de toute façon, on se devait de
fairebien les choses.


Un beau matin, au bout de la rue ArDeschambault, on voyait
poindre deux silhouettes noires, dans le volumineux habit de ce
temps-là, bandeau plaqué, jupes sages, voile au vent. Bientôt
l’une se détachait de l’autre et accourait, dignité, décorum, te-
nez-vous bien, mis de côté, une vraie petite sœur volante. Ma-
man, de son coté, partait comme une flèche. A la barrière, habituel-
lement, elles se rencontraient, s’étreignaient comme deux êtres
qui, pour se retrouver, ontavaient eu à franchir le désert – ou la vie.
Bien plus tard, au temps où les religieuses commencèrent à jouir
de beaucoup plus de liberté et que j’obtins pour Dedette, en écri-
vant à la Sœur générale, la permission de venir passer quelques
semaines auprès de moi à Petite-Rivière-StSaint-François, alors que je
l’attendais à la gare du Palais, à Québec , je la vis accourir
vers moi avec cette même fougue, ce même élan passionné qu’autre
fois vers maman, rue Deschambault. Il me semble n’avoir vu personne

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accourir ainsi vers un être aimé.


Quand je fus appelée, il y a sept ans, auprès d’elle qui
allait mourir d’un cancer, je touchai délicatement un jour le su-
jet de son attachement profond pour les siens, lui demandant
pourquoi donc, aimant tellement la vie, elle s’était faite reli-
gieuse. La réponse qu’elle me fit me hante encore. J’espère,
quand l’heure sera venue, pouvoir en parler avec autant d’ardente
simplicité qu’elle-même le fit.


Ah! que maman avait raison de soutenir que tant que nous
aurions notre maison nous serions une famille, ensemble heureux,
ensemble malheureux.


La maison vendue, maman morte, il nous arriva. Adèle, Clé-
mence, Dédette et moi, de nous retrouver encore quelquefois tou-
tes les quatre chez Anna, dans sa jolie propriété de Saint-Vital,
maison et petites dépendances blanches, ornées d’un trait de bleu,
et blotties le long d’une bouche nonchalante de la sinueuse riviè-
re Rouge. Notre vieux piano Bell avait échoué là. J’en effleurais
les touches jaunies, essayant de retrouver un air qu’affection-
nait particulièrement mon père. Une tristesse montait en moi, au-
tant pour ce que je pressentais devoir prendre que pour ce que
j’avais déjà perdu. J’étais à l’âge où l’on commence à perdre
beaucoup et, moi qui étais la plus jeune de la famille, j’entre-
voyais parfois que j’aurais le temps de voir partir tous les
miens avant que ne viennent mon tour.

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Puis Anna morte, au bout du monde, dans un décor de cactus
et de saguaros géants aux bras dressés dans des poses de suppliciés,
presque au désert, où elle était accourue, chez son fils Fernand
à Phoenix, dans un dernier effort désespéré pour échapper au can-
cer qui la rongeait depuis quinze ans, mais rattrapée là et enterrée sous
le rayonnant ciel de l’Arizona, il ne resta pour ainsi dire plus de noyau
à notre famille. Ou bien, comme le résuma Clémence –
notre enfant à tous, d’esprit qui fut un jour perturbé, même si
elle a souvent vu mieux et plus grandement que tous, et peut-être
est-ce d’ailleurs pour cela qu’elle en devint malade : "Nous
n’avons plus maintenant de maison où aller. "


Donc quand je vais à Winnipeg pour mes visites à Clémence,
qui est en Foyer, je prends une chambre à l’hôtel. J’éprouve
une bien curieuse sensation, à deux pas de la ville où je suis
née, où j’ai grandi, où j’ai été à l’école et gagné ma vie, de
me surprendre à attendre, au fond d’une chambre, à air climatisé,
que sonne au moins le téléphone – alors que je n’ai portant
encore signalé mon arrivée à personne.


Bien sûr, plusieurs m’invitèrent et me recevraient de bon
cœur, mais cousines, belles-sœurs , proches ou lointaines paren-
tes, toutes un peu âgées maintenant, vivent pour ainsi dire en
clapiers. Elles trouvent cela commode : une seule pièce qui fait sa-
lon, cuisine et salle à manger et chambre à coucher. Quand le cana-
pé-lit est rentré et que tout est strictement rangé, on arrive à

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peu près à circuler. Elles disent qu’en fin de compte c’est mieux
ainsi quand on vieillit et qu’on ne peut avoir d’aide, pour nul or
au monde.


Au Manitoba, il n’y a vraiment plus pour m’y retrouver en
core un peu chez moi que les petites routes de section, à plat
sous le ciel démesuré, si seulement je peux y parvenir, et qu’a-
lors mes amis m’y laissent seule une heure peut-être en tête-à–
tête avec l’horizon parfaitement silencieux. Il y en a qui me
comprennent, qui me lâchent, pour ainsi dire, comme on lâche un
oiseau, au bord de la plaine ouverte et qui s’en vont, se donnant
mine d’avoir affaire ailleurs. Ils savent bien qu’il ne m’y per-
dront pas, quoique j’aie rêvé bien des fois d’aller ainsi me
perdre a jamais – mais c’est rêve d’enfant, on ne se défait pas
de soi-même, si torturante en puisse être parfois l’envie. Je
pars, tout de même allégée, marchant vers le grand rougeoiement
du fond de la plaine, tout au bas du ciel – car pour que le sor-
tilège opère, il me faut, en plus de l’illusion de l’infini, que
règne l’heure douce d’un peu avant la nuit. Alors il arrive, pen-
dant quelques instants, que j’aie encore le coeur extasié.

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154XI


Si maman fut si heureuse durant les dernières années de
notre vie ensemble, c’est moins pour son propre compte que parce
qu’elle me pensait heureuse moi-même de mon sort. Elle avait
vu Adèle, une jeune fille superbe, éclatante de beauté, contrac-
ter le plus désastreux des mariages, d’ailleurs presque aussitôt
rompu, mais dont le souvenir – où la honte – avait fait courir
la pauvre enfant devant elle toute sa vie, un être pourchassé,
fuyant de plus en plus loin, jusqu'à aboutir à ce que nous appe-
lions les "villages de misère d’Adèle". Elle y faisait la
classe un an ou deux, rarement plus, et dès que la vie y devenait
peut-être un peu moins dure, la voilà partie pour un autre poste
encore plus sauvage. On eût dit que jamais elle ne se punirait
assez de s’être égarée en amour à l’âge de sa tendre jeunesse
vulnérable.


Maman plaignait aussi Anna, mariée trop jeune à un homme
sans doute bon et affectueux, mais qui ne lui convenait ni par
l’éducation, ni par la sensibilité, et dont s’étouffèrent peu à
peu, dans une vie sans horizon, les dons exceptionnels. Anna m’a
toujours fait penser aux Trois Soeurs de Tchekhov, et je la re-
vois souvent, debout, immobile à une fenêtre de la maison, regar-
dant au-dehors sans rien voir, un être qui sait qu’il a manqué

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son destin et qu'ilque celui-ci ne repassera plus. Ce que ce cœur contenait
de mélancolie, je ne m’en doutais pas quand j’étais jeune. J’ai
mis du temps à prendre ma sœur Anna en grande et profonde com-
passion.


Maman voyais notre Rodolphe, il n’y a pas si longtemps,
le charme même de la jeunesse, brillant, drôle, irrésistible de
gaieté, séduisant, sombrer dans l’alcoolisme, le jeu, toutes sor-
tes de folies. Dieu merci, elle mourut avant le pire, même bien qu’el-
le en avait eût assez vu pour hâter sa fin.


Or, elle me voyait, moi, la dernière, j’étais apparemment heureuse
à ma tâche, l’accomplissant de mon mieux et y trouvant satisfac-
tion. Elle me voyait Je me délasser à délaissais par des activités de groupe, jouer jouais
au tennis, prendre prenais part aux séances de la paroisse – plus tard
je me joindrais au Cercle Molière et y apprendrais énormément ;
en me livrant à un simple cercle d’acteurs d’amateurs; , pourtant, sous l’impulsion
des Boutal, Arthur et Pauline, ce couple merveilleux, il devait prendre dans notre mi-
lieu une très grande importance. De tous ses enfants, je lui pa-
raissais peut-être à maman la seule qui fût douée pour le bonheur. Elle
avait tant souffert des douloureux échecs des uns, de la maladie
incurable de Clémence, de la vie errante de son aîné, Joseph,
qui passait des années sans donner de ses nouvelles, qu’elle m’a-
vait avoué, un jour de découragement, avoir peur parfois qu’au-
cun de ses enfants ne fût jamais heureux. Je pense, m’avait-elle
dit, que ce doit être le pire chagrin du monde que de savoir ses
enfants malheureux. Et c’est la seule douleur de sa vie dont el-
le me fit part, sur les autres glissant vite, disant : "C’est peu,

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c’est pas grand-chose…Cela passe… "


Comment son coeur n’eût-il pas repris vie, recommencé à
espérer, avec moi et pour moi qui étais boute-en-train à mes
heures, habile à imiter les originaux de notre ville, la faisant
souvent rire à en perdre le souffle et qui, en amour, l’inspi-
rant alors comme je respirais ne m’y laissais pas prendre encore.


Une seule de mes activités lui faisait peut-être un peu
peur. C’est quand je m’isolais, soir après soir, pendant plus d’un
mois, dans la petite chambre de façade du troisième, mon refuge
tant aimé lorsque j’étais enfant, que j’avais réintégré vers l’â-
ge de vingt-deux ans, ma petite chambre du grenier où m’avaient
visitée mes premiers songes – dont je sais maintenant qu’ils
étaient assez riches et flous pour alimenter une vie entière. Et
qu’il curieux que ce soient eux, nos premiers songes, comme
des éclaireurs des choses à venir, qui viennent, à l’âge de notre
ignorance de nous-mêmes, nous apprendre plus sur nous que
rien d’autre ne nous en apprendra jamais.


Là je griffonnais des pages. Il me venait en tête comme
des espèces de contes. Je m’efforçais de mettre cette palpita-
tion en moi dans des mots. Cela paraissait si vivant au départ,
comment donc n’aboutissais-je le plus souvent qu’à des mots vides
ou pompeux que je n’avais jamais employés avant? Je me lançais de
tous côtés, dans l’humoristique, dans le drame à la Edgar Allan
Poe, dans le portrait réaliste. L’exaltation tombée, qui m’avait
peint un moment ce que j’entreprenais sous les aspects les plus
délirants, je voyais bien que ce n’étaient qu’enfantillages,

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bluettes sans valeur. Rien là sur quoi baser un projet, une vie,
en tirer même un peu d’espoirs. Je déchirais les pages. J’avais
fini par m’acheter une petite machine à écrire portative, tou-
te légère, qui, à l’usage, sautait presque hors de sa planchet-
te, car je m’étais imaginée que, tapée en caractères pour ainsi
dire ineffaçables, ma phrase, du fait même, prendrait plus de
force relief et de une meilleure forme. Je pense que j’arrivais seulement à la faire plus
courte et éliminer autant que possible les mots dont il fal-
lait chercher l’orthographe dans le dictionnaire, ce qui fut
tout de même un progrès.


Parfois une phrase de tout ce déroulement me plaisait quel-
que peu. Elle semblait avoir presque atteint cette vie mystérieu-
se que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours par-
viennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout
neuf. Masi elle ne me paraissait pas de moi. Me revenait-elle de
quelque lecture? Ou provenait-elle d’un moi non encore né, a
qui je n’aurais accès de longtemps encore, qui, de très loin dans
l’avenir, consentait seulement de temps à autre à m’indiquer briè-
vement la route par un signe fugitif? Je perdais patience. Je
descendais de mon perchoir. Maman, soulagée, me voyait partir, ma
raquette de tennis sous le bras, ou gagner la ruelle où j’enfour-
chais ma bicyclette pour m’en aller toujours – n’était-ce pas
en soi un curieux indice? – vers les petits bois de chênes, du
côté du soleil couchant.


Maman, un jour, me fit remarquer, , et que si je partais
à cette heure un peu tardive, c’était immanquablement pour rou-
ler vers l’ouest.

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— -Qu’est-ce donc qui t’attire de ce côté?


— -C’est le plus beau, dis-je, embelli longtemps après
le couchant par des couleurs qui mettent du temps à s’en aller.


— -Ton père aussi, fit-elle, se tournait de ce côté. Au
plus creux de nos mauvaises années, il s’asseyait toujours, le
soir, face à l’ouest, te souviens-tu, et alors il se reprenait
à espérer que peut-être nous pourrions nous échapper enfin de
nos difficultés et être un peu heureux avant de mourir.


Et elle, qui était pourtant portée à les chérir autant que
nous tous, me mettait en garde avec une sorte de rancune :


-C’est la côté des illusions.


Vivante, animée, espiègle, comme je paraissais l’être et
l’étais sans doute encore, le ver était néanmoins dans la pomme
si l’on peut dire, ou du moins le fond en moi de l’insouciante
gaieté était miné. Il ne se passait guère de jour sans que se
présente à moi l’idée étrange que je n’étais pas ici tout à fait
chez moi, que ma vie était faite ailleurs. Élevée à la françai-
se, où trouver autour de moi de quoi me nourrir, me soutenir?
A part nos répétitions du Cercle Molière, presque rien! C’est à
Winnipeg que j’accourais entendre les concerts de musique ou voir
passer, sous mes yeux éblouis, la suite des grands personnages de
mon adolescence. Lear, Richard ou la pauvre Lady Macbeth flairant
sans fin sa main que tous les parfums d’Arabie ne lavaient pas
de son odeur de son. C’était toujours la même répartition odieu-
se; d’un côté, nous jouions Labiche, Brieux, Bernard, même Moliè-
re – plutôt gauchement, et c’était gentil, aimable; mais, de l’au-

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tre, j’entendais des grandes paroles faites pour retentir indé-
finiment dans l’âme qui les a accueillies.


Je n’étais pas sans m’apercevoir que notre vie en était
une de repliement sur soi, menant presque inévitablement à une
sorte d’assèchement. Le mot d’ordre était de survivre, et la con-
signe principale, même si elle n’était pas toujours formellement
énoncée, de ne pas frayer avec l’étranger. Il me semblait sentir
s’échapper de moi tous les jours un peu plus de force vive.


Je retrouve encore de mes souvenirs les bouts de prê-
che de ce temps-là, presque constamment ronchonneurs, la plage
étant présentée comme un endroit maudit , la danse, une abomina-
tion – surtout la valse lente de mes vingt ans – les longues
fréquentations, un péril mortel, particulièrement celles entre
les "nôtres" et les "autres", menant à des mariages mixtes, la
plus grave des calamités.


On eût dit parfois que nous vivions dans quelque enceinte
desdu temps des guerre s religieuses, d'une quelque Albi assiégée ou de quelque
autre cité malheureuse protégée de tous côtés par des défenses,
des barbacanes, des interdits. Où était la ferveur à la Jeanne
d’Arc de mon adolescence, cette loyauté à nous-mêmes et à ce que
nous avions de meilleur qui nous maintenait dans l’enthousiasme
et une sorte d’audace frisant la révolte ouverte? Nous étions
usés, je suppose. Il y avait déjà beaucoup de défections…ou
de départs. Un jour ou l’autre devait se présenter à chacun de
nous l’inévitable tentation : passer du côté anglais, se laisser
avoir de suite plutôt que d’éterniser cette mort lente; ou
alors s’en aller respirer l’air natal.

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Une, deux, puis trois années d’enseignement à Saint-Bo-
niface avaient passé vite malgré tout pour moi. J’avais commen-
cé à mettre de côté, pour un éventuel départ, bien peu d’argent
chaque année, étant donné les difficultés matérielles toujours
aussi graves dans lesquelles nous nous débattions, maman et moi.
Où irais-je? Au Québec? L’été précédent, des amis m’y avaient
amenée en auto, au temps des grandes vacances. Nous roulions tard,
un soir, vers la fin du voyage, pour coucher cette nuit-là en terre
québécoise. Le voyage avait duré près d’une semaine. A l’arrière
de l’auto. Je tombais de sommeil, mais me retenais de dormir. C’eût
été un affront à la vieille mère patrie, il me semblait, pour la première fois que je venais à elle que, de
lui arriver , pour la première fois,endormie. Mais, à la fin je
n’en pouvais plus. Mes yeux se fermaient malgré moi. Et toujours,
quand je parvenais à les rouvrir, ces indications, ces annonces
en anglais seulement! Alors je suppliai mes amis, si je m’endor-
mais pour de bon, de m’éveiller, de grâce, au moment où nous tra-
versions la frontière.


A quoi est-ce que je m’attendais? Que d’un coup tout soit
changé? Que la langue que l’on m’avait dite la plus belle et la
plus douce coule de source de toutes les bouches? Que l’amitié
brille dans tous les regards? Que je serais instantanément re-
connue, acceptée. « Ah! dirait-on, c’est une des nôtres de retour! "
Et il y aurait joie à cause de l’enfant retrouvée!


Au lieu de quoi je fus cette curiosité, une petite Franco-
Manitobaine qui parle encore le français, bravo pour elle! Ou par-
fois, « la petite cousine de l’Ouest. » J’avais beau expliquer :
mes parents, tous deux sont nés au Québec; je reviens au pays.

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Pour personne, je n’étais l’enfant retrouvée. Je restais tout de
même quelque peu une étrangère. « Sympathique, parlant comme
nous autres, mais pas tout à fait de la famille. » C’est alors
que j’ai compris que nous, Canadiens français, n’Avons peut-être
pas le sentiment du sang. Celui de la nationalité, oui, mais pas
du coeur, comme les Juifs, comme d’autres dispersés. Nos gens,
dès qu’ils sont éloignés, ne sont pas du tout à fait nos gens. J’ai
beaucoup souffert de cette distance que les Québécois mettaient
alors et mettent encore entre eux et leurs frères du Canada fran-
çais. Maintenant que je vis depuis longtemps au Québec, heureuse -
en tout cas plus heureuse que nulle part ailleurs au monde –
que j’ai été honorée de la plus haute récompense littéraire
qu’accorde son gouver-nement, et que j’ai reçu, en retour de mon in-
fini amour pour cette terre, mille bons témoignages d’affection,,
j’ai presque envie de sourire de la déception de ma jeunesse hy-
persensible. C’est d’ailleurs un de nos traits de caractère, commun à tous, au-
quel nous devrions du moins nous reconnaître, que cette sensibi-
lité trop vite blessée. N’empêche que je sens quelquefois à tra-
vers l’estime dont on m’entoure – surtout peut-être à cause de
Bonheur d’occasion – comme un regret que l’auteur aimé d’un bon
nombre ne soit pas né au Québec. Et peut-être aussi parfois comme
un obscur ressentiment ou grief - comment l’appeler autrement,
chez certains du moins que, solidaire comme je le suis du Québec, ce
ne soit pas à l’Exclusion du reste du pays canadien où nous avons,
comme peuple, souffert, erré, mais aussi un peu partout laissé no-
tre marque.

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Donc, quand je repartirais, ce ne serait pas cette fois-ci
pour le Québec. Pourquoi pas alors l’Europe? La France? Oui,
c’est cela, j’irais en France. Et elle, peut-être, me reconnaî-
trait pour sienne! Fallait-il que je sois folle! Eh oui, ren-
due folle à lier par cette maladie de me sentir quelque part dé-
sirée, aimée, attendue, chez moi enfin. Est-ce que je n’allai
pas dans mes chimères jusqu'à rêver recevoir en France meilleur
accueil qu’au Québec? Et le surprenant est que je devais le re-
cevoir – beaucoup plus tard – cet accueil incroyable qui faillit
d’ailleurs me faire mourir sous le coup d' de l’émotion. Ce qui démon-
tre cependant que dans ma folie, qu' il y avait, comme aurait dit malgré tout un peu de
Shakespeare, de la raison. raison dans ma folie.


Pour l’instant, tout était confus dans ma tête comme dans
un ciel chargé de nuages. Bien au fond de moi-même, que je me ca-
chais soigneusement tant que j’avais peur de son sévère visage à ve-
nir, était mon désir d’écrire, alors que je ne savais rien encore
exprimer de façon un peu personnelle et un peu attirante. (Je
crois que c’est Paul Toupin qui a dit qu’il est déjà bien diffi-
cile de découvrir le son de sa propre voix, et rien n’est plus
vrai.) J’aspirais à une patrie, et ne savais où elle était, et
peut-être déjà au fond la souhaitais-je déjà faite de tous les hommes
et du monde entier. A un passé, et il se dérobait à moi. A un ave-
nir, et je n’en percevais rien à l’horizon. A


Puis, tout à coup, j’émergeais de cette mélancolique re-
cherche et, ne cherchant plus, trouvais tout, et d’abord, ce cou-
rant merveilleux de la vie et de la jeunesse, qui nous porte et
nous entraîne et nous comble à chaque instant, puisque nous avons

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les mains libres encore, seulement tendues vers ce qui passe.
Maman, de me voir redevenir gaie, en oubliait les dettes, les
taxes, les intérêts composées, ce cercle infernal qui nous tenait
de plus en plus étroitement enfermées. Comment donc était-elle
faite, et que je voudrais parfois arriver comme elle à rebondir
du malheur jusqu’au plein soleil! Un jour, accablée de calculs,
n’en pouvant plus de "boucher les trous ", d’emprunter ici pour
payer celui-là, de courir au plus pressé, de colmater partout,
elle se levait, le lendemain, une autre femme, assurée que nous
allions nous en sortir, elle l’avait vu en rêve, ou bien, en s’é-
veillant, avait entendu comme un grand souffle libérateur la por-
tant à la confiance. Nous allions pouvoir sauver la maison et
nous sauver tous, les égarés, les éloignés, les perdus, nous se-
rions encore au moins une fois rassemblés pour être heureux en-
semble.


Et elle recommençait à m’envoûter, comme lorsque j’étais
petite, de ses merveilleux rêves où tout finissait si bien! Par exem-
ple, notre oncle riche, mais coriace, connaîtrait un revirement
de coeur et nous léguerait un gros morceau une part de sa fortune. Ou bien
encore, Anna qui achetait toujours – c’était clandestin dans ce
temps-là – des billets du sweepstake irlandais, gagnerait le
gros lot et elle ferait un juste partage. Mais j’aimais encore
mieux ses histoires vraies que celles qu’elle s’inventait pour
" rire ". Autant, dans les inventées, elle se souciait peu de la
crédibilité, autant, dans les autres, le récit reposait sur la
finesse de l’observation et le sens du détail juste. Où trouvait-
elle .es incomparables petites « histoires » qu’elle racontait

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à cœur de jour, si son du moment qu’elle était un peu délivré e de soucis?
Eh bien, partout! Je ne l’ai jamais vue sortir de la maison, ne
serait-ce que pour aller au potager cueillir des légumes pour la
soupe et, en passant, parler à la voisine par-dessus la clôture,
sans revenir avec quelque petite " histoire " à raconter, chaque
détail à sa place et la place importante accordée à ce qui im-
portait et qui tait une surprise toujours. Si bien que nous guet-
tions son retour, à peine était-elle partie, assurés qu’elle al-
lait nous revenir avec une rapporter une fine observation très drôle et très vraie,
mais d’avance il était impossible de deviner ce qu'elleque ce serait.
Au fond, chaque pas hors de la maison était pour elle une sorte
de voyage qui aiguisait sa perception de la vie et des choses.
Elle a été la Shéhérazade qui a charmé notre longue captivité
dans la pauvreté. Et, maintenant que j’y repense, je crois que
j’étais alors un peu comme elle : un jour accablée par le senti-
ment que jamais nous ne pourrions nous extraire de nos dettes à
présent empilées jusqu’au cou, et, un jour plus tard, marchant
comme sur des nuages parce que, travaillant au grenier, sous ma
plume était venue une phrase qui me paraissait contenir une lueur
de ce que je cherchais à dire. Miracle! L’expression de la dou-
leur vengeait-elle donc vengerait-elle de la douleur? Ou, de dire un peu ce
qu’est la vie, nous réconcilierait-il avec la vie?


Maman, à cette époque, allait sur ses soixante-sept ou
soixante-huit ans. L’âge que j’ai maintenant, alors que je prends
le temps enfin de m’interroger sur ce qu’elle a pu ressentir d’in-
fini chagrin. Tout cela est bien curieux. Il semblerait que l’on

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ne rejoint vraiment nosses gens que lorsqu’on atteint l’âge qu’ils
avaient, alors qu’à côté d’eux, on ne comprenait rien à leur vaste
solitude. (C’est tout le thème, au fond, de La Route d’Altamont
où je n’ai pas cherché à dire beaucoup plus que cette déchirante
vérité.) Je pensais maman heureuse, je voulais la croire heureu-
se, parce que souvent encore elle se laissait emporter par un de
ces éclats de rire débridées, surtout si c’était d’elle-même qu’el-
le se moquait.


Cette femme qui avait vu brûler vive sous ses yeux son ado-
rable petite fille, Marie-Agnès, mon aînée de trois ans et demi,
qui avait pu voir son fils si beau – peut-être son enfant préfé-
ré – détérioré par les ravages de l’alcool, son vieux mari à cô-
té d’elle mourir à petit feu de chagrin, cette femme qui avait vé-
cu bien peu de jours sans s’inquiéter d’où viendrait l’argent du
lendemain, voici que je la retrouve dans mon souvenir, la tête
renversée, la bouche grande ouverte de rire, les yeux brillants
des larmes de la gaieté, rajeunie à ne pas le croire, en plein mi-
lieu de ses peines. Qui donc, ce jour-là, l’a égayée à ce point
que le souvenir heureux émerge à travers tant d’autres qui sont
gris, moroses, étouffants? Ce pouvait être moi, à bien y penser
ce devait être moi. Il n’y avait presque plus que moi pour la sou-
lever encore ainsi avec mes folies.


Mes sœurs aînées m’en voulaient un peu à cause de cela.
" La mère lui passe tout, disait-elles. Elle a un faible pour
elle ".» Ce n’était pourtant pas tout à fait ainsi. La vérité c’est
que ma mère étant âgée et moi, jeune, j’étais devenue comme le so-
leil de sa vieillesse. Et la pensée qu’on puisse êtred'être le soleil de quelqu’un plaît tel-

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166


lement qu’elle fait rayonner encore davantage.


C’est vrai, au fond, que j’ai beaucoup fait rire ma mère.
N’y aurait-il, à la fin de ma vie, pour témoigner en ma faveur,
que ces instants de franche gaieté dérobés à sa vieillesse sou-
cieuse que je me pardonnerais peut-être une partie de la peine
que je lui ai infligée.

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166AXII


Vers ce temps-là, une bande de garçons et de filles de
notre ville, quelque peu doués, les uns pour la musique, d’autres
pour la danse, ou, comme moi, pour la "déclamation ", ainsi qu’on
disait alors, nous nous étions liés en une sorte de compagnie am-
bulante qui parcourait, en tournée de spectacles, les paroisses
de langue française de Manitoba. Nous étions le modeste pendant,
si l’on peut le dire, de ces théâtres d’été d’aujourd’hui, sauf que
nous, loin d’être subventionnées par qui que ce soit, nous devions
venir en aide à "nos œuvres". En l’occurrence, il s’agissait de
recueillir des fonds destinés à renflouer le collège des Jésuites
de Saint-Boniface, toujours plus ou moins au bord de la catastro-
phe financière, à l’instar de presque toutes nos institutions con-
fessionnelles.


Nous étions dix, douze, je ne me souviens plus au juste.
L’un, bon pianiste, possédait un répertoire de nature à plaire
à presque tous, depuis, les valses langoureuses de ce temps-là
jusqu’à un jazz endiablé. Il était aussi habile caricaturiste.
(Et je pense enfin aujourd’hui à m’étonner de ces talents qui
fleurirent si nombreux de notre sol pourtant presque en friche.)

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167


Il s’installait à son chevalet sur la scène, un peu de biais,
de manière à ce que l’assistance pût suivre ses coups de crayon.
Il pigeait une tête au hasard dans la foule et, à grands traits,
se mettait à l’esquisser. Venait le moment où le bonhomme visé
était reconnu par les autres, lui-même se reconnaissait peu après.
Alors courait dans la salle un murmure gonflé d’approbation. Nous
avions aussi dans notre groupe une manière de clown, un grand dé-
gingandé, longs bras ballants, jambes en échasses, sourire un
peu vacant sur un visage ahuri. Il n’avait qu’à paraître pour dé-
clencher un long rire unanime. L’étrange rire heureux de l’homme
qui se reconnait dans son image le ridiculisait quelque peu. No-
tre grand Gilles le méritait bien par ses saillies et bouta-
des qu’il improvisait en partie sur-le-champ et qui était d’u-
ne cocasserie désopilante.


Moi-même, un peu à la manière d’Yvon Deschamps déjà, mais
en beaucoup moins réussi, j’inventais des monologues qui devaient
tout de même produire leur petit effet, si je m’en remets auau souvenir des ap-
plaudissements que je recueillais. Il est vrai, nos publics, avant
la télé, avant la Culture et les ministères d’Affaires culturelles,
étaient peu exigeants. (Encore que nous ayons parfois trouvé dur
de faire rires de ces petites salles de campagne endimanchées, à
mine solennelle.) Notre programme comprenait en outre des saynet-
tes, des chants, des airs d’accordéon, des pas de danse. En som-
me un aimable et gai tourbillon de jeunesse un peu folle.


Et nous voilà lancés sur les routes du Manitoba, notre
journée faite à chacun, qui à sa classe, qui à son bureau ou à
son guichet. Empilés jusqu’au toit dans deux vieux tacots, avec

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168


une partie de nos décors, nos costumes, les instruments de musi-
que, le chevalet de Fernand, le coffret à maquillage, nous filions,
les soirs de semaine, par de petites routes déjà envahies par le
crépuscule, vers les villages proches, gardant les plus éloignés
pour les fins de semaine.


C’est alors que j’ai véritablement fait connaissance avec
nos petits villages français du Manitoba que je reconnaîtrais
plus tard si semblables à ceux du Québec avec leur centre inva-
riable : église, presbytère, couvent, cimetière…quoique de
toutes parts, ici, cernées d’infini et de silence. Seuls, fragi-
les au bout de la longue plaine rose rase, ils étaient attirants et
prenaient singulièrement le cœur.


Nous nous sommes produits à Saint-Jean-Baptiste, à Letel-
lier, à Notre-Dame-de-Lourdes, à La Broquerie, à Sainte-Agathe
sur la rivière Rouge. C’est là, je crois me rappeler, que nous
avons donné notre spectacle dans le beau grenier à foin d’une
étable neuve, tout juste construite, à l’orée du village. Nous l’é-
trennions en quelque sorte. En tout cas, il n’y avait pas encore
de ruminants d'installés dans les belles salles propres d’en
bas. Tout juste peut-être un peu de foin y avait été apporté d’a-
vance.


Parvenus en haut, l’échelle escaladée avec tous nos baga-
ges, nous nous sommes trouvés dans la plus belle grande salle
imaginable sous son immense plafond recourbé. Un dôme herméti-
que sans fenêtresni ouvertures, ni trous nulle part pour en inter-
rompre la parfaite ordonnance. Ainsi, nous avons dû être les pre-
miers à jouer dans une salle tout à fait moderne, à l’image des

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plus audacieuses réalisations actuelles. A l’avant de la salle,
des madriers disposés en tréteaux nous renvoyaient, toutefois,
aux plus anciennes traditions du théâtre. De chaque côté, de pe-
tites cachettes fermées par des rideaux de sacs à patates, nous
servirent de coulisses, salles d’habillage, loges, tout ce que
vous voudrez. C’est de là, par les trous dans les sacs de jute,
que nous avons vu arriver notre beau monde en haut de l’échelle,
tous un peu essoufflés, le curé remontant sa soutane, les dames,
leur jupe. Mais ils eurent quand même grand air lorsqu’ils eu-
rent pris place sur les chaises disposées par rangées de quinze,
avec, au centre de la première, pour les dignitaires, trois bons
fauteuils. Comment on avait pu les hisser là-haut, on se l’est
longtemps demandé.


Jamais je n’ai passé une soirée aussi parfumée. Toutes
les bonnes odeurs de l’été y paraissent captives, venues peut-
être avec une brassée d’herbe et un peu de terre pris aux pieds
des gens comme ils traversaient les champs. Jointes au meuglement
lointain d’une vache à son pieu, elles faisaient on ne peut plus
théâtre d’été.


Dans les villages reculés ou très petits, nous donnions
quelquefois notre spectacle à la clarté d’une lampe à essence.
En un de ces endroits, un soir, la lumière avait commencé de bais-
ser imperceptiblement depuis assez longtemps déjà sans que nous
sachions de quoi il en retournait. A la fin, le pauvre Fernand,
sur la scène, en train d’esquisser une tête qu’il ne voyait plus
guère, ne comprenaint rien à ce qui se passait, se croyant peut-
être les yeux malades, se plaignit tout à coup à voix haute et
affligée inquiète :

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170


-Je ne vois plus! Je ne vois plus !


Aussitôt se précipita un costaud qui d’un bond fut sur
la scène, d’un autre bond sur la table qui s’y trouvait, et de
là, en étirant le bras, attrapa la lampe à suspension. Il la fit
descendre sur sa chaîne cependant qu’arrivait à la rescousse un
camarade muni d’une petite pompa à main. Alors ce fut comme chez
l’oncle Excide, quand j’étais enfant. L’on souffla de l’air dans
le manchon, la flamme reprit vie, nous fûmes inondés d’une lumiè-
re crue et grésillant comme tout aussi fort q' un tourbillonessaim d’insectes affolés.
Nous nous somme alors apreçus que nous avions donné une partie de
notre spectacle dans une demi-obscurité. Des gens s’en plaigni-
rent, disant qu’ils en avaient manqué des bouts et n’en avaient
pas eu pour leur argent. Nous avons tout recommencé à partir du
commencement. Et la foule a ri tout autant que la première fois.
Est-ce étonnant après cela que j’aie pu me croire promue à une
brillante carrière artistique?


A la fin de ces soirées, nous étions habituellement remer-
ciés par les curés. Certes, il y en avait parmi eux de ronchonneurs,
de disputeux, d’autoritaires, de despotiques même. Pourtant, à évo-
quer ces heures où ils furent peut-être heureux, il me semble re-
trouver plutôt dans mon souvenir de doux vieux hommes rieurs, un
peu naïfs et d’une bonhomie de pères de famille dès qu’étaient
assemblés leurs gens autour d’eux dans une atmosphère de réjouis-
sance.


Un de ces vieux prêtres se mit en tête, un soir, de servir
à son monde une bonne petite leçon sur l’Art de réussir dans la
vie en nous prenant en exemple, nous les acteurs, et sous notre nez.

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— -Ainsi, dit-il, de celui d’entre nous qui dansait à
la claquette, pensez-vous que ce disciple de Terpsichore, ce
beau sautilleux, s’est élevé dans son art du jour au lendemain?
Non, non, mes amis! Depuis longtemps, il doit s’exercer tout seul
dans un coin reculé de sa maison – peut-être sa grange. Et là,
pendant des heures, il sautille et claque….claque…claque…


Pour parler à sa poignée de gens dans cette chaude intimi-
té, et sur un sujet si profane, le vieil homme, curieusement, avait
pris sa grande voix de prédication n’admettant pas de réplique et
portant loin. Tout à coup, il fut question de moi, à ce qu’il me
sembla et je me mis à en trembler.


— -La belle petite jeunesse, tonna-t-il, que vous avez vue
s’avancer, saluer avec grâce, et la voilà partie!…parle!…parle!
parle!…sans bout de papier…rien pour aider la mémoire…
Fallait donc qu’elle ait tout ça dans la tête…la coquine! Et
parle!…parle!…parle!….On ne perdait pas un mot. On comprenait
tout. Pensez-vous qu’elle soit arrivée à tant de disposition rien
qu’en disant un beau matin : Moi, là je m’essaye? Non, non, non!
Elle à dû jouer des heures devant son miroir…essaie cette peti-
te grimace-là…pratique ton petit sourire…fais tes gestes
d’ensorceleuse…Et c’est ainsi, mes frères, que s’obtient le succès, dans
la vie.


A la Broquerie, je pense, le curé, un beau grand vieillard
à opulente barbe blanche comme neige, parlait, lui, à voix toute
douce, hésitante, faisant à tout instant de longues pauses étranges,

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comme s’il avait perdu le fil et devais retrouver au moins le
bout de la phrase précédente pour enchaîner et aller un peu plus
loin.


— -Mes jeunes amis artistes… " commença-t-il et il s’arrê-
ta déjà, comme tout perplexe, pencha le visage, son regard se
trouvant ainsi à chercher apparemment dans sa barbe. Alors une
sorte de sourire éclaira le doux visage. Il le releva et nous dit :
" amis artistes, venus de si loin nous rendre visite…


Et de nouveau, le voilà perdu, le regard abaissé vers sa
barbe, même du bout des doigts la pressant même quelque peu . Alors
jaillit… « visite réjouissant mon vieux cœur… »


Ce fut ainsi jusqu’à la fin de l’aimable discours. Après
… « mon vieux cœur… » on entendit… « cœur tout empli de pa-
ternelle sollicitude… » et ensuite… « sollicitude d’un vieil
ami de la Broquerie… »


Chaque phrase sombrait dans une sorte de doux bredouille-
ment un peu timide. Puis le vieil homme avait de nouveau retrou-
vé le fil en sondant apparemment les plis soyeux de sa barbe, com-
me quelque vieux nid tout plein de jongleries, desouvenirs et de mots
tendres.


Maman, pourtant couche-tôt d’habitude, après une journée
bien remplie, s’efforçait, quelle que fût l’heure à laquelle je
rentrais, de m’Attendre pour se faire raconter tout de suite la
soirée.


Quelquefois la fatigue avait raison de son ardente curio-
sité. Je la trouvais endormie. Comment ai-je donc eu le cœur,

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si souvent alors malgré tout de l’éveiller? Je ne savais pas,
il est vrai, que déjà elle dormait très peu, trois ou quatre heu-
res au plus par nuit. Mais l’aurais-je su que je n’aurais pas plus, davantage
je suppose, compris, ce que c’est que de ne presque plus dormir. Je
m’asseyais au bord de son lt, je la secouais un peu, je m’impa-
tientais.


-Allons, réveille-toi, maman.!


C’était bien, tout d’abord, je pense, parce que je n’au-
rais pu supporter de ne pas partager immédiatement avec elle mon
récit qui était tout prêt, tout vivant, tout drôle, et qui demain
aurait déjà perdu de la saveur. Pourquoi était-ce ainsi, je ne
le comprenais pas, mais j’en avais la certitude. Je pense sais d’ail-
leurs que je sais depuis ce temps-là qu’un récit n’attends pas : que
Que l’on en ait fini avec ceci qui paraît plus urgent, que l’on
ait d’abord répondu à cette lettre, que l’on ait accordé cette
interview ou entrepris ce voyage. Le récit a son heure pour venir
et si on n’est pas libre alors pour lui alors, il est bien rare qu’il
repasse. En tout cas, A attendre, il aura perdu infiniment de sa
mystérieuse vie presque insaisissable.


Je réveillais donc maman. Elle avait un bref moment d’éga-
rement, où elle me semblait avoir son âge, et j’avais peur pen-
dant un moment, mais aussitôt elle me reconnaissait, et se remon-
tant un peu le buste contre l’oreiller me disanit : Raconte.


Souvent c’était à la faible clarté d’une vielleuse ou mê-
me seulement dans un rayon de lune entré par la fenêtre que je
voyais briller son visage de cette attente heureuse des histoires
qui m’avait animée, enfant, et que je reconnaissais à présent sur

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ses traits. C’était mon tour de l’arracher à la pesante vie.
Parfois, pendant plus d’une heure, prise sur le peu de sommeil
qui me restait, je lui faisais le cadeau du récit encore tout
chaud et palpitant d’une soirée particulièrement enlevée. On an'a
souvent de talent qu’en autant qu’on est bien écouté, et je ne
pense pas avoir jamais été si bien écoutée qu’au milieu de la
nuit pas ma pauvre mère arrachée à son chiche sommeil. Elle riait,
elle se penchait pour saisir mes moindres paroles ca je parlais
bas pour ne pas réveiller Clémence, elle approuvait, elle rede-
mandait des reprises comme dans ces films où on revient, au ra-
lenti, sur certaines épisodes. Quand je la quittais, enfin soula-
gée de ma surexcitation, prête à dormir, elle, dès lors, serait
trop surexcitée pour se rendormir, et sans doute finissait-elle
la nuit en ressassant les scènes les plus cocasse de mon récit,
car je l’entendais parfois, si j’avais laissé ma porte ouverte,
rire toute seule. Ou bien elle se laissait aller à imaginer ses
histoires à elle, se plaisant à me voir, tout au long de ma vie,
telle que j’étais alors, jeune, insouciante, rieuse et aimable
comme on l’est d’habitude quand on n’a encore rien perdu de la
jeunesse.


Si j’avais appris de maman qu’un récit ne peut être re-
tenu quand il est prêt, qu’il ne faut cependant jamais non plus
le brusquer, mais lui laisser tout le temps d’éclore naturelle-
ment avec ses richesses, lentes parfois à lui venir toutes, je
devais apprendre qu’à la le vouloir trop parfait, à le roder inces-

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samment, à le travailler à l’excès – ou simplement encore à le
trop raconter – on lui enlève de sa vie et qu’il peut finir comme
toutes choses, à par mourir.


C’est ce que arriva à mon histoire de l’auguste curé à
longue barbe y laissant la fin de ses phrases.


Maman aimait tellement cette histoire, elle me la fit tant
de fois raconter – ou plutôt même jouer – que j’en vins, je sup-
pose, à y mettre un peu moins de moi-même chaque fois, laissant
le récit rouler de son seul propre élan.


Un soir que maman me la redemandait, je dis avec un peu
d’humeur que cette histoire n’était plus drôle et ne valait plus
la peine d’être racontée.


Maman convint qu’en effet la dernière fois que je l’avais
contée, elle avait ri peut-être d’un peu moins bon cœur. Elle de-
vint songeuse.


— -Après tout, que s’usent les histoires qui racontent la
vie, elle-même usure, c’est bien naturel.


Je me sentis vivement révoltée :


— -Les histoires usées, que reste-t-il donc?


Elle me fit un sourire encourageant.


— -D’autres histoires à inventer ou bâtir. Ou bien la mê-
me vieille histoire toujours, mais refaite en à neuf.


Je pense avoir alors entrevu pour la première fois de ma
vie – heureusement bien loin encore et tout imprécisement –
que mon chemin à venir jamais ne pourrait aboutir justement à
ce que l’écrivain, dans sa naïveté ou pour se donner le change,
au bas des pages, çà et là, nomme : Fin.

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176XIII

Est-ce au printemps ou à l’automne avancé que nous sommes
partisen toute hâte, ce soir-là, pour Otterburne, à peine avalé
un casse-croûte? En tout cas, les soirées n’étaient pas encore lon-
gues ou ne l’étaient déjà plus, et il fallait nous dépêcher pour ne
pas être pris de vitesse par la nuit. Personne de nous n’avait jamais
mis le pied à Otterburne, peu éloigné pourtant de beaux villages bien
connus comme Saint-Pierre-Joly ou Saint-Malo, mais se trouvant situés
sur des routes principales. Tandis que cet Otterburne – ou mal indiqué
ou à l’écart sur un bout de route secondaire – passait pour être quasi
introuvable. On le disait cerné d’un ennui permanant, à ce point
isolé qu’il finirait bien, un de ces jours, par être complètement
oublié. Il avait pourtant naguère possédé l’un des plus importants
collèges agricoles du pays – mon cousin Cléophas y avait été pension-
naire pendant quelques années. Il abrita aussi une école pour les
enfants indiens dirigée par des religieux. Est-ce que le déclin
d’Otterburne était déjà commencé au temps dont je parle, ou était-
il seulement à pressentir dans l’air ambiant? En tout cas, on nous
avait dit : "Pour l’amour du ciel tâchez d’aller à Otterburne. Ils
s’ennuient tellement dans ce coin-là, ce serait leur faire une grande
charité que d’aller les faire rire un peu". "

Ayant manqué la route principale, presque dès la sortie de
la ville, nous avons continué par des routes secondaire plutôt que
de revenir en arrière. Aucune ne s’accompagnait portaitd’indications. Bientôt
le crépuscule nous enveloppa. Il roula du lointain de la plaine comme

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178


Nous sommes repartis, les yeux fixés sur le clignotement
d'une flamme, et puis nous l'avons perdue. Qu'est-ce qui avait pu
nous la cacher dans déroulement à plat? Une meule de foin? Un
pauvre petit arbre? Nous avons erré une bonne demi-heure pour nous
retrouver à une autre ferme tout aussi isolée que la première.



— -Otterburne!



L'homme en haut de son perron pointa dans la direction d'où
nous venions.


— -Vous avez dû passer devant. C'est là, tout proche! Avez
qu'à suivre la lumière!


La lumière, la lumière! A peine repartis, les yeux braqués
sur elle, nous l'avons de nouveau perdue. Pur aboutir à une ferme
de l'autre côté encore du village. Apparemment nous avions fait trois ou
quatre fois le tour du village avant de d'y rentrer enfinpar hasard, je le crois
encore,
à la manière de ces boules qui tournent et tournent autour de
la petite fosse où elles doivent finir pas descendre. Trois réverbères
incroyablement éloignés l'un de l'autre nous reprochèrent dans un pauvre
clignement :


— -Comment ne pas nous avoir vus plus tôt?


Assis sur le banc de bois devant la gare veillaient deux vieux,
pipe au bec, dans la nuit douce.


— -Où est la salle où se donne le spectacle?


Un des vieux ôta sa pipe de sa bouche.


— -La séance! Vous arrivez trop tard. Vous la verrez pas en toute.
Est commencée depuis deux heures au moins. A doit être à veiller d'achever.


Le grand Gilles sortit la tête de l'auto.

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— -Est ni commencée, ni achevée. C’est nous autres qui la font,
la séance.


Le deuxième vieux lança un crachat à trois bons pieds de distan-
ce.


— -Ça peut pas être vous autres. C’est les acteurs. Ils sont
arrivés à l’heure. Ils ont dû. Ils sont avec le monde dans la salle de-
puis…Depuis quand, Nésime?


Nésime tira sa montre, essaya de lire l’heure à la clarté des
étoiles.


— -Depuis sept heures et demi. L’heure que le curé a annoncé. Y en
a d’arrivés avant pour avoir une meilleure place tout un chacun. Ça doit
faire trois heures qu’ils sont là-dedans ensemble.


— -Selon mon idée, fit le premier vieux, ils doivent être cuits
à l’heure qu’il est, avec la chaleur qui fait cette nuitte, et pis mangés
par les maringouins. A moins qu’ils aient eux itou allumé leur pipe.


— -D’après vous, demanda le grand Gilles, pensez-vous que ça vaut
la peine d’y aller?


— -Ça dépends, répondit le moins vieux des vieux, y en a qui disent
que c’est be distrayant, dépêchez-vous si vous voulez en attraper un boutte.


— -Pourquoi c’est que vous y êtes pas? Demanda sévèrement le grand
Gilles.


Le plus vieux des vieux répondit :


— -C’est pas que l’art dramatique je le dédaigne, mais un soir comme
à soir où c’est qu’on est bien dehors, j’aime quasiment mieux le passer
sous les étoiles plutôt qu’enfermé dans le vieux curling. Icitte au moins
y a rien que ma boucane à moi qui me fait tort.

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Nous avons fini par repérer le vieux curling au fond du village.
Le monde devait y être assemblé depuis longtemps en effet et avoir beau-
coup tiré sur la pipe, car, en entrant, tout ce que nos avons d'abord
discerné à travers des bancs de fumée, ce fût, ça et là, un grand chapeau
de paille de fermier qui paraissait d'ailleurs le même à tous les coins de
salle.


Le curé se levant aussitôt enjoignit ses gens :


— -Voilà enfin les artistes! C'est des jeunes à la gorge d�licate.
Alors cessons de fumer tout le monde. Arrêtez tout de suite.


La fumée s'amincit peut-être d'une ligne.


Montés sur l'estrade, nous ne pouvions quand même pas encore
distinguer notre public plus que lui sans doute pouvait nous apercevoir.


— -Me voyez-vous? hurla le grand Gilles qui faisait en vain ses
grimaces.


— -Rien que ton grand nez! fit un loustic.


— -Toutes nos excuses pour arriver si tard, offrit le grand Gilles.
On s�est perdus en route.


— -Pas le premier à qui ça arrive, nous parvint du fond de la salle
le commentaire d'un spectateur invisible au plus épais de la fumée.


Tout à coup nous avons entendu Fernand quelque part sur l'estrade,
allant en exploration un peu à tâtons, se lamenter :


— -Y a pas de piano? Qu'est-ce que vous voulez que je fasse sans piano?


D'habitude, dès l'arrivée, pendant que nous nous grimions, il
jouait quelque marche entraînante pour mettre les gens de bonne humeur, et
nous remettre aussi un peu de la fatigue de la route.

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Les grand Gilles s’avança au bord de l’estrade. La salle offrait
maintenant un curieux spectacle et sans doute l’estrade aussi, vue de la
salle, car la fumée avait commencé de s’élever, dégagent des corps presque
en entier mais plusieurs encore sans tête, ou du moins comme séparés de leur
tête.


— -Y a-t-il quelqu’un qui a un piano?


Une dame du fond du vieux curling, se crut tenue d’expliquer :


— -J’en ai un piano. Je l’ai prêté l’année dernière pour les fêtes
du diocèse. Ils me l’ont rapporté tout désaccordé. Ça fait que je le prête
plus mon piano.


— -Vous avez mille fois raison, approuva le grand Gilles.


De découvrir peu à peu,dégagé de la brume suffocante, son long
corps aux longs bras, aux longues jambes, et au long visage triste, porta
le public à une surprise énorme! Ils en avaient presque tous la bouche ou-
verte.


— -Prêtez-nous votre piano, parlementa le grand Gilles, et s’il devait
vous revenir faussé, je vous en remets un neuf.


— -C’est ben correct, d’abord, accepta la dame.


Le curé se releva.


— -Allez chercher le piano, quelqu’un.


Presque un tiers de la salle sortit. L’attente paraissait devoir
être longue, la dame habitant tout à l’autre bout du village éparpillé.
Pour faire prendre patience au public pourtant le plus patient du monde,
Fernand se prit à « croquer » un des visages émergeant dans la douteuse lumi-
ère, une belle tête saisissante au reste sous un haut chapeau à larges bords.
Un chuchotement de vive admiration parcourut les rangs du vieux curling :


— " C’est Ubald! "

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Alors arriva le piano qui passa pour ainsi dire par-dessus les
têtes, porté par huit hommes solides répartis de chaque côté, en groupes
de quatre.


Il était près de minuit. Fernand, son croquis tout juste terminé,
sauta du chevalet au piano. Il plaqua de vibrants accords. Quelques somno-
lents sursautèrent et se frottèrent les yeux,de surprise de àse retrouver
toujours assis sur les dures petites chaises de bois. La plupart entrèrent
toutefois dans la fête aussi frais et dispos que s'ils fussent arrivés à
l'instant. Il me semble me rappeler que ce fu^t l'une de nos soirées les
plus enlevées.


Mais pourquoi aujourd'hui encore en ai-je un souvenir si vif, avec
ses ombres et ses lueurs, ses rires et de soudains silences se creusant en
moi, alors que d'autres soirées tout aussi animées ont fui ma mémoire?
Est-ce qu'Otterburne, le petit village muet de la plaine, ne m'adressa pas
déjà, ce soir-là, une sorte de signe que je reviendrais? Que je repasserais,
près de quarante ans plus tard. Par les mêmes petites routes noyées de
crépuscule, à la recherche encore d'Otterburne toujours aussi introuvable,
tournant autour de la même lumière, entrevue et perdue, mais cette fois dans
l'angoisse de ce qui m'y attendait. Tant de fois, il est vrai, dans la vie,
on repasse, l'âme en peine, par où l'on était passé jeune et joyeux.

triple espace


C'était il y a six ans. Je venais d'accourir à Winnipeg pour
m'occuper de Clémence. J'attendais à l'hôtel que l'on vienne me chercher.
L'air conditionné m'entourait d'une sorte de bourdonnement monotone. Et
de grandes ombres tristes se levaient dans mon âme.

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183


Au printemps de cette même année était morte Dédette, en religion Sœur
Léon de la Croix. Elle avait été emportée par un cancer déjà trop avancé
quand on avait détecté les premiers signes et alors qu’elle-même paraissait
encore jeune et pleine de vie. Dès que la supérieure de son couvent m‘eut
appris au téléphone que l’exploration chirurgicale avait révélé un cancer
déjà inopérable et que Dédette, selon le pronostic médical, n’en avait
plus que pour deux mois à vivre, je sautai dans le premier avion.
C’était mon deuxième voyage au Manitoba en moins de six mois. Il
me fallait bien le reconnaître, je ne revenais plus maintenant sur les
lieux de mon enfance que pour voir mourir les miens ou récolter de la douleur.


Au printemps, j’avais passé près d’un mois près de ma sœur
mourante. Je la voyais tous les jours et souvent plusieurs fois dans la
même journée. Il me semble que je ne faisais qu’un tour de sa chambre à
chez ma cousine qui me logeait et de chez ma cousine au couvent. Ainsi,
Dédette et moi qui n’avions guère eu d’occasions de bien nous connaître,
l’apprenions enfin comme si nous devions ne plusnous devions ne plus jamais nous quitter.
Je n’en reviens toujours pas de ce que sa mort approchantel’approche de sa mort me rendit
Dédette présente, visible – jusqu'à la couleur de ses yeux admirables que
je n’avais pas bien vue jusque-là – et de plus en plus chère à mesure que
je la connaissais mieux. Pourquoi donc aussi, me disais-je parfois,
apprendre à si bien connaître un être qui va nous être ravi? J’aurais
moins conne Dédette peu avant sa mort que je n’aurais eu moins de peine -
pourtant c’est une peine dont, pour rien au monde, je ne voudrais avoir
été privée


Elle occupait, à l’infirmerie du couvent, un chambre guère plus
grande qu’il ne faut pour murir, mais la fenêtre, - symbole d’ouverture

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à mort sur le champ de bataille, rêve de paix et d’harmonie, en fixant le
"haut ciel".


Ma sœur mourante m’écoutait. Seuls mes récits de voyages ou la
description des heures heureuses de la vie la distrayaient, on aurait dit,
de la douleur de s’en aller. Elle me pressait avidement :


-Raconte encore. Moi je n’ai rien vu, rien connu de monde, dans
mon couvent. Raconte.


J’avais pensé jusqu’alors que lorsque s’amorce le dialogue essen-
tiel entre deux êtres – l’un qui part, l’autre qui reste – que la parole
devrait revenir au premier, sur le seuil de tout connaître bientôt Mais. MaisMais
c’est loin d’être toujours ainsi. Anna, à la veille de mourir, me parla
longuement de sa pauvre vie n’ayant jamais donné sa riche mesure, comme si
au moins elle devait être sauvée de l’oubli. Dédette, elle, ne voulait
entendre parler que de la mienne qu’elle imaginait réussie, heureuse, emplie
de mille éclats joyeux.


Pour lui faire plaisir, pour amener encore le sourire sur ce
petit visage émacié où les yeux étaient d’immenses trappes à souffrance,
je m’inventai une vie d’amitié rare, de succès parfait, de renommée sans
envie, mais, au fond, je n’inventai rien, je ne fis que choisir les heures
les meilleures, les moments les plus hauts, écartant le reste, et ainsi
je m’aperçus avoir été comblée. Oui, Dédette, sur le versant de la mort,
m’amena à découvrir que la vie est malgré tout une merveille insondable.
Mais ceci est une autre histoire que j’aimerais bien aussi raconter si le
temps m’en est accordé. Je me fais penser de plus en plus à ce derviche
du désert qui, plus il avançait en âge, moins il avait de temps devant
lui, et plus il avait d’histoires à raconter.

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Il me faut pour l'instant revenir à Clémence et à ce jour où ma
soeur, Dédette me parut en révolte contre Dieu lui-même et s'écria, comme
s'il y avait erreur profonde de sa part, qu'il avait dû se tromper de
personne :


-Mais je ne peux pas mourir, Dieu ne peut laisser faire cela.
Il sait trop bien que Clémence dépend de moi. Je ne peux abandonner Clé-
mence.


-J'étais allée à la grande fenêtre. J'avais interrogé le haut
ciel. Je m'étais demandé ce que signifiait parmi nous la vie de Clémence.
Une enfant douée, merveilleusement sensible, un être de grâce, d'intui-
tion et tout à coup s'abat une ombre terrible sur cet esprit peut-être
trop clairvoyant, et le voilà pour toujours comme égarée sur terre. Pas
tout à fait cependant, et c'est peut-être là le plus terrible. Car parfois
cet esprit frappé donne encore de si fulgurants éclats d'intelligence, de
tels signaux de détresse que l'on a encoreplus de peine que jamais à le voir
s'en retourner ensuite par ses étranges corridors de fuite. Ce que maman
avait souffert de cette maladie de son enfant, elle n'en avait jamais pour
ainsi dire parlé à la peine étant sans doute au-delà des mots. Seulement
elle nous avait souvent regardé tous à tour de rôle, d'un étrange regard
suppliant, en quêtant un appui.


— -Quand je serai plus là, qui verra à Clémence?


Notre Clémence, elle avait été cette peine inépuisable que dans
une famille on se lègue d'une soeur à l'autre, celle qui va mourir en fai-
sant le don à une soeur plus jeune, le don étrange et sans prix.


C'étaitest Anna après la mort de maman qui hérita de Clémence. Elle
en prit bien soin, allant souvent la chercher dans la petite chambre où
Clémence vivait seule, l'amenant passer quelque jours chez elle dans sa

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jolie propriété de Saint-Vital, s’efforçant de la distraire, la conduisant,
quand elle-même n’était pas trop malade, dans les magasins pour l’habiller.
Mais Clémence sombrait quand même dans le mutisme et une profonde mélancolie.
On connaissait encore si peu dans ce temps-là la maladie qui s’affectait, la
portant pendant quelques temps à une trop vive surexcitation où tout blessait
ses nerfs à vif, puis la rejetant comme dans un sombre internement en soi-
même où millenulle aide ne pouvait plus l’Atteindre. Moi qui m’étais lancée alors
corps perdu dans l’écriture et qui luttais quasien un sens pour ma vie,
seule à Montréal, j’avais l’esprit malgré tout assez libre au sujet de
Clémence, me disant : " Anna est là encore pour l’instant. Anna vielle. " Et
comme pour mon père, comme pour maman, je pensais avoir le temps, mes
écritures faites, de venir aider Anna à aider Clémence.


Mais Anna mourut, comme il convenait sans doute à cette vie -
qui courut à droite, à gauche,si chercher désespérément un peu de bonheur -
dans un oasis, au désert, en Arizona. Car Phoenix est en plein sable et ni
ses palmiers royaux, ni ses dattiers, ni ses arbres à pamplemousse s,
n’existeraient si l’eau n’y était amenée de loin à grand s frais. Seulement Seuls subsistaient
sans doute sces étranges saguaros, parfois vidés , où le vent, pris au piège
du cactus creux, fait entendre un lugubre son d’orgue. Image de l’illusion ,
il n’y en a peut-être pas de plus exacte que Phoenix. Anna vécut ses derniers
jours de torture humaine, les yeux fixés sur de grands arbres à fleurs rouges,
les poinciana, ondulant doucement dans un ciel le plus bleu qui soit , et
murmurant : « Est-ce vrai, est-ce que je vois vraiment cet arbre merveilleux
ou est-ce encore seulement un rêve? » Je me trouvai auprès d’elle peu avant sa
mort, logeant dans un motel non loin de la cli nique où elle s’étreignit.
Gilles sont plus jeune fils, vint nous rejoindre et trouva une chambre
dans un autre motel assez proche lui aussi. Fernand habitait avec sa petite

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188
famille dans un trailer park et logeait Paul, L'autre fils, venu avec sa
femme. Et je me rappelle avoir éprouvé que le petit groupe de nomades que
nous formions, campé au bord de la mort, assez semblable à ces Mexicains
pauvres échoués autour de nous et, au fond, à tant d'Américains errants,
convenait on ne peut mieux à la situation.


Nous avons eu seulement le temps de trois pauvres petits bouts
d'entretient, elle et moi, alors que nous découvrions milles choses
à nous raconter enfin sur nos vies. Fallait-il que cet esprit eût été
brillant, cette intelligence aiguisée, ce coeur ardent malgré tout pour
que, à la fin, une sonde par ici, un goutte à goutte dans la cheville,
bourrée de stupéfiants, Anna, un jour, murmurât d'une voix encore émue,
le regard fixé sur un coin de ciel bleu, cette remarque que je pus recueillir :


— -Partout autour d'ici c'est l'hiver, c'est le froid. Mais ici
c'est le printemps! Se peut-il qu'ici seulement soit vrai?


— -Oui, lui dis-je, ici seulement est le vrai! la voulant consolée,
mais elle me lança un de ces regards vifs de jadis quand elle entendait
nous montrer que l'on n'avait pas à essayer de leurrer.


Elle m'annonça à deux ou trois reprises :


— -Il y a quelque chose que je dois te dire, glissant aussitôt chaque
fois dans le lourd sommeil des stupéfiants. Je pensais : elle veut me parler
de Clémence. Elle va me la léguer. Mon tour est venu.


Mais non! Ce n'était pas pour cette fois encore. Anna morte,
j'appris qu'un an déjà auparavant, se sachant bien plus atteinte qu'elle
nous l'avait donné à penser, elle avait confié Clémence à Dédette.


Dédette, dans son couvent! Comment pourrait-elle seulement s'y
prendre pour courir aux emplettes, acheter à Clémence ses vêtements, les
lui apporter, peut-être les échanger, enfin voir à toutes ces choses dont

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Clémence était incapable de s'occuper ou avait peut-être un jour tout
simplement décidé qu'elles ne valaient pas la peine de l'effort? Je songeais
un peu à tout cela le jour où nous avons enterré Anna. Le ciel était radieux.
Comme nous n'étions restés pour la cérémonie, que deux des trois fils d'Anna,
une des ses brus et moi-même, à qui s'étaient joints trois de ces amis de
hasard qui paraissaient un jour indispensable et le lendemain sont déjà perdus
de vue, le prêtre nous avait proposé de la célébrer au cimetière même, au
bord de la fosse déjà prête. Il arriva en surplis, avec un enfant de coeur
et son goupillon. Des chaises étaient dressées sur l'herbe mi au soleil mi
dans l'ombre légére que projetait un mince arbre au feuillage délicat. Nous
y avons pris place. C'était le 10 janvier 1964. Partout, non loin de cette
oasis miraculeuse, ce devait être l'hiver. Ici c'était le printemps perpétuel.
Le cimetière n'était qu'une masse de poinsettias géants, d'hibiscus et de
jacarandas aux grappes de rouge vif. Les insectes bourdonnaient gaiement
en voletant de massif en massif. Le bourdonnement se mêlait à la plainte
presque douce, au loin, d'une famille mexicaine prosternée sur la tombe
d'un de leurs morts. Leur voix dans la prière avait quelque chose d'infiniment
tendre et confiant. Sur la branche d'un palo verde chantait, à s'en faire
éclater le coeur, le mocking-bird si cher aux gens du Sud et, pour l'avoir
une fois entendu, on conçoit pourquoi, car il est vraiment le " doux-oiseau de la
jeunesse. "


Et nos coeurs étaient enfin pleins d'amour pour Anna qui ne pouvait
plus nous éloigner d'elle par sa nature tourmentée et exigeante. Comment se
fait-il, me disais-je, que soit accordé maintenant seulement à Anna ce qui
l'aurait fait vivre? Je n'étais pas encore tout à fait revenue à la foi de
ma jeunesse dont m'avait éloignée, à ce que je croyais, une église autori-
taire, injuste et bornée. L'énigme torturante à ce qu'est la vie, ce qu'est

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la mort - m’y ramenait de force. La vie et la mort d’Anna me paraissaient
surtout exiger Dieu. Aucune vie, aucune mort jusqu’ici ne m’avaient paru
tellement l’exiger. Dans tout les dernier moments où elle fut encore
consciente, elle avait murmuré d’une voix si faible que j’avais dû aller
cueillir les mots au bord de ses lèvres : « Je voudrais le croire, mais je
ne suis pas sûre qu’il y ait quelqu’un au bout…"Et toi, avait-elle
demandé, crois-tu que?... »


J’avais pris sur moi, qui n’en étais pas sûre, d’affirmer :


"Oui, Anna, quelqu’un nous attends, qui nous aime enfin à la
mesure de ce désir d’amour qui toute la vie nous hante et nous poursuit". "


Je m’étais prise à mon propre piège. Maintenant il me fallait
pour moi-même une assurance. C’est peut-être dans ce chaud petit cime-
tière d’Arizona, tout plein des merveilleuses roulades du mocking-bird
que je ne pouvais pas ne pas entendre à travers une inconsolable détresse,
que j’ai recommencé à vouloir Dieu à tout prix…

triple espace


Je tressaillis tout à coup, à la grande fenêtre de la petite
chambre de Dédette, à l’infirmerie, surprise dans ma rêverie sur ma sœur
morte il y avait six auprès d’une autre de mes sœurs qui allait mourir,
ayant perdu en route l’objet de ma réflexion…ah oui, Clémence!


Et bien! Dédette s’était débrouillée à merveille pour prendre
soin. Le sévérité des règlements avait déjà commencé, il est vrai,à cette
époque, à se relâcher. Mais eussent-ils été toujours aussi durs, que ma
Dédette, scrupuleuse dans l’observance de la règle, aurait bien été capable,
de se rebiffer, en faveur de Clémence. Elle n’eut pas à le faire. Au
contraire, "de nos soeurs" qui avaient des accointances importantes et par
là de l’influence, d’autres qui avaient des amis ayantpossédant une auto, d’autres
des loisirs, d’autres l’occasion d’aller souvent dans les magasins, toutes

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se mirent de la partie pour choyer Clémence à qui mieux. Ce que je
n'avais pas prévu c'est que ces femmes, ayant renoncé au monde, quand
l'occasion leur était offerte d'y revenir au secours de quelque, à la
mesure de leurs moyens, devenaient comme un essaim d'abeilles agités,
chacune voulant faire sa part.


Ainsi, Dédette réussit-elle à faire entrer Clémence dans une
excellente maison d'accueil toute neuve dirigée par le gouvernement, à
l'intention des gens âgés encore ambulants, où Clémence eut une belle
chambre de plain-pied avec un petit jardin fleuri, et tous les soins que
pouvait réclamer son état. C'était à Sainte-Anne-des-Chênes, joli vil-
lage dont je me souvenais bien, maman m'y ayant emmenée, enfant, à des
pélerinages que l'on faisait là peut-être en concurrence à Saine-Anne-
de-Beaupré du Québec ou, au contraire, pour se joindre en esprit au
vieux sanctuaire. C'était un peu loin de la ville, à près de cinquante
milles. Mais Dédette s'arrangea pour y aller souvent, mettant en contributionréqui-
sition
chacune de ses connaissances qui avait une auto et arrivant là-bas
avec un gçateau de fête pour Clémence ou une paire de bas ou une belle
petite robe de chambre rose qu'"une de nos soeurs " avait dénichée " pas
cher " au sous-sol chez Eaton. Restée sur sa faim, Dédette satisfaisait
bien un peu aussi son besoin de trotte qu'elle avait chevillé au corps
comme tous dans notre famille.


Et c'est ici que devrait s'intercaler l'épisode de la venue de
Clémence et Dédette chez moi qui leur trouvai une maisonnette à côté de mon
chalet que j'habitais déjà depuis plusieurs années à Petite-Rivière-Saint-
François, en Charlevoix, les gardant trois semaines en visite - grande
heure de lumière, d'été, de frémissement incomparables de la joie, avant les
heures sombres à venir presque tout de suite sur le pas du bonheur. Mais

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il faut en remettre la narration à plus tard, sans quoi la pauvre derviche
va se mêler dans les fils ses hautes histoires croisées et entrecroisées. Pour
le moment, restons à la haute fenêtre de la petite chambre, à l’infirmerie,
par laquelle, je contemple le ciel serein et revois, le branle-bas, l’agita-
tion, l’enrégimentation de bonne volonté à laquelle a donné lieu, sans le
vouloir, la petite vie en apparence inutile de Clémence.


Cela n’alla pas très bien longtemps à Sainte-Anne-des-Chênes.
Clémence s’y ennuyait, malgré tout. Alors Adèle survint qui lui peignit qu’elles
seraient mieux toutes deux ensemble dans un petit appartement à Saint-Boniface.
Pour la première fois de sa vie, je pense. Dédette, m’appela par téléphone
interurbain. Elle en était surexcitée, la vox haute, aiguë : "Imagine-
toi qu’Adèle veut faire sortir Clémence de Saint-Anne où j’ai eu tant de
peine à la faire entrer. Une fois sortie, on ne la reprendra jamais. "


— -Il ne faut pas laisser faire cela, dis-je. Ça n'a jamais marché,
Clémence avec Adèle
Il faut empêcher cette folie à tout prix.


— -Mais comment! Me criais Dédette, du Manitoba.


C’était vrai! Comment! Nous l’avions même pas de procuration mandat
signée par Clémence pour nous autoriser à veiller à son bien-être. Pour
l’instant elle était libre de se faire son malheur.


— -On va me prier, me dit Dédette, avant de raccrocher. Qui sait!
Ça peut marcher, cette fois-ci.


Cela ne marcha pas plus qu’avant. Ces deux pauvres femmes qui
s’aimaient, avaientayant pitié au fond l’une de l’autre, ne savaient que s’écorcher
mutuellement les nerfs. En toute bonne volonté sans doute, Adèle, pour
corriger les effets de la surprotection dont nous avions peut-être entouré
Clémence, s'entreprenait de à défaire notre travail, allait trop loin dans
l’autre sens, sermonnait : "T’es capable de faire ceci. Apprends à te

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débrouiller... " tout cela provoquant bientôt l'affolement chez Clémence,
dont la résistance nerveuse s'effondrait inévitablement à chaque assaut
un peu dur de la vie. De plus, Adèle, comme notre vieux père, lente
à se mettre en branle le matin, revivait vers le soir. Elle se faisait
alors, du café fort, aimait aller et venir, marcher sasn fin une partie
de la nuit, méditer, retrouver le passé, écrire ses souvenirs... tandis
que Clémence " couchée à l'heure des poules ", essayait de dormir. Au petit
matin, Adèle vaincue par l'excitation et la fatigue aurait voulu dormir,
et Clémence, n'en pouvant plus de rester au lit, avait envie de " bardasser "
un peu. Le plus cruel fut peut-être que ces deux créatures aimèrent encore
mieux pendant longtemps souffrir l'une par l'autre que chacune seule de son
côté. Dédette voulait m'épargner. Elle mit du temps à m'avouer ce qui se
passait et dont je me doutais. Un soir, du Manitoba, elle me cria, toute
en déroute :


— -J'ai dû faire entrer Clémence à l'hôpital. Inquiète-toi pas trop.


Et elle continua, vite, parce que el téléphone ça coûte cher, me disant que
c'était peut-être un mal pour un bien...puisque, par l'entremise dû à une
de nos soeurs ", elle avait fait voir Clémence par un psychiatre : il avait
dit tout de suite : Faut" Il faut faire entrer dans une bonne institution. " C'était
déjà presque chose faite, l'endroit était trouvé. C'étaientDes soeurs de la
Providence, très dévouées, quidirigeaient ce foyer... " et nos soeurs
connaissent leurs soeurs... "


— -Où? Ai-je enfin pu placer un mot demander.


Il y eut un silencequi,. Au prix qu'il représentait, il me donna la
mesure de l'embarras de Dédette.


— -Otterburne, soupira-t-elle loin au-delà des Grands Lacs, au-
delà d'une partie de la plaine manitobaine
.

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— -Mon Dieu!


Je revoyais le petit village si reculé qu’on avait toujours
dit menacé d’être, un de ces jours,tôt au tard oublié pour de bon.
Je revoyais les petites routes sombres et croyais y apercevoir errer
une silhouette solitaire qui serait peut-être Clémence telle qu’on la verrait
passer dans son ennui, en cherchant, elle aussi , à rattacher les fils
de sa vie.


— -Y a-t-il au moins un autobus pour aller là?


— -Non…mais une de nos soeurs y a sa famille. Ils viennent assez
souvent la chercher. J’aurai des occasions. Et puis, si on ne prend pas
la place on n’en aura pas d’autre.


Je ressentis qu’elle était à bout d’usure.


— -C’est bien, Dédette. Fais pour le mieux. Fais comme tu penses.


Et ça n’avait pas été si mal. Les Soeurs de la Providence,
peut-être pas trèsdes plus savantes ni les plus ni trèscultivés, ni très dinstinguées,
mais habiles comme aucune pourà consoler l’être souffrant, eurent assez
vite commencé à apprivoiser Clémence. Un médecin coréen venu jusque-là
Dieu sait du bout de quelle vie, la soigna presque mieux qu’elle ne l’avait
jamais été, l’apaisa avec des paroles sages et des remèdes par trop durs.
Le grand air aida. On disait qu’elle avait beaucoup repris, lorsque je la
revis pour la première fois depuis longtemps alors que Soeur Ross, supérieure
du Foyer, me l’amena au couvent pour une visite à moi-même aussi bien qu’à
Dédette agonisante. Et j'Je n’en éprouvai pas moins un grand choc à la vue de cette petite
silhouette chétive, le visage tout creux, sans son dentier qu’elle ne
voulait pas porter, les yeux, par ailleurs, immenses, chercheurs, un peu
déroutés, comme si le léger voile entre elle et la vie, que mettait le

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largactyl n'arrêtait plus guère l'esprit de chercher sa vieille souffrance.
Je me demandais comment lui apprendre que Dédette n'en avait plus pour
longtemps, et même s'il fallait le lui dire. Nous somme entrées ensemble
dans la petite chambre. Clémence a compris au premier coup d'oeil. Je
l'ai vu à un étrange réveil de lucidité dans les yeux ternis. Mais elle
s'est bien maîtrisée. Elle a mêememême bougonné selon son habitude, sur le
manger à "chez ces Soeurs-là " Mais elle avait bougonné sur la nourriture
partout où elle avait passé, et nous pensions que c'était chez elle une
marotte. Un jour, bien plus tard, je goûtai, au Foyer, à ce qu'il y
avait dans son assiette, et, doux ciel! ce n'était pas mangeable. Je
pense savoir maintenant qu'en aucun Foyer d'accueil, en aucun hôpital,
nulle part où il y a des masses humainesd'être à nourrir en bloc, on
ne leur distribue des repas vraiment appétissants.


La porte franchie, elle se tourna vers moi et me demanda avec
ce semblant d'indifférence que donnent les calmants et qui est peut-être
la pire forme de douleur :


— -On ne va pas la garder, hein, notre Dédette?


Je la pris dans mes bras. Ce fut comme si je serrais contre moi
un petit paquet de vêtements au milieu duquel se débattait faiblement une
grande souffrance ligotée.


Je la reconduisis à l'entrée où nous attendais soeur Ross. Elle
me promit : " Je vous la ramènerai la semaine prochaine" .


— -C'est beaucoup de bonté, ma soeur.


— -Pas du tout. A tout bout de champ on a besoin de venir en ville.
Autant en faire profiter notre Clémence.


Elle avait un bon visage, un bon parler de franche campagnarde
saine. J'étais loin de me douter alors que j'allais apprendre à tant l'aimer
pour la perdre elle aussi au bout de peu d'années. Maintenant, quand je me mets à aimer

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quelqu’un, maintenant, j’ai très peur puisque cela semble n’être plus ja-
mais pour longtemps. Je dis Clémence en la quittant que je tâcherais
d’aller la voir à Otterburne.


— -Si je peux, dit-elle.


Finalement je n’y allai pas cette foi. Qu’est-ce qui m’en
empêcha? Sans doute quelque chose qui alors me paraissait avoir de l’impor-
tance : des épreuves à corriger, la traduction en anglais d’un de mes livres
à revoir avec le traducteur. Mes livres m’ont pris beaucoup de temps dérobés
à l’amitié, à l’amour, aux devoirs humains. Mais pareillement l’amitié,
l’amour, les devoirs m’ont pris beaucoup de temps que j’aurais pu donner à
mes livres. En sorte que ni mes livres ni ma vie ne sont aujourd’hui contents
de moi.

triple espace


A la haute fenêtre, je sortis d’une rêverie née d’une autre rê-
verie m’ayant conduite à travers l’espace et deslesannées, elle-même peut-
être n’ayant pas duré deux minutes. Je revins auprès de Dédette.


— -Au sujet de Clémence, lui dis-je, je voudrais que tu te sentes
tranquille. S’il arrivait que…tu ne puisses plus t’en occuper, je
prendrai la relève. C’est bien mon tour.


Si j’avais pensé amener la paix en elle par cette promesse, je
me trompais étrangement, ayant encore tout à apprendre de ma sœur et, par
elle, au moinsun aspect de l’insondable du grand secretque reste pour nous , la mort. Je
vis apparaître dans ses yeux la vive détresse de qui se voit abandonné à la
mort puisque les vivants prennent maintenant à leur charge les devoirs restant
à cette âme à accomplir. Je compris à cet instant par les yeux de Dédette,
que c'est lala vraie piresouffrance de la mort est de se sentir abandonné. Ses yeux
me disaient, sans qu’elle sût qu’ils me disaient : Moi, je meurs et

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toi tu vas vivre et tous les autres vivront. Et ainsi nous sommes déjà à
jamais séparés, d'une autre espèce, chacune de son côté. Et je ressentis
cela come si vrai que j'eus honte de penser que j'allais consentir à vivre,
elle morte, que je l' j'y avais consenti après toutes les morts qui m'avaient
touchée. Si nous nous étions vraiment aimé s,les hommes, me disais-je , au
premier d'entre nous qui est parti, les autres seraient partis avec lui.
Si nous nous aimions enfin, nous ferions une immense ronde pour entrer ensemble
dans l'océan allant, la main dans la main, cers le créateur, et le priant :
"Ne nous prends plus un à un, depuis le temps que ça dure, mais tous en
une fois". Et il me parut que Dieu n'attendait que cela pour s'attendrir
sur ses créatures et sur l'amour qu'elle se portaient l'une à l'autre.

triple espace


Tout à coup, le téléphone, à mon coude, sonna, et je tressaillis,
ramenée à ma chambre d'hôtel du voyage au pays des arbres-cierges où souffle
un vent de désespoir, en passant par la petite chambre sous le haut ciel du
Manitoba et, de là, un passé encore plus profond duquel montait encore la
voix de ma mère morte depuis tant d'années et qui demandait toujours : " Qui
prendra soin de mon enfant malade"? " Un coup d'eil à la pendulette me ren-
seigna! Le voyage avait duré quinze minutes peut-être. Pourtant j'y avais
accompli un plus long trajet qu'au cours de mes envolées en avion mises bout
à bout. Quel chassé-croisé que ce chemin de la mémoire!


Je décrochai l'appareil. J'entendis une voix douce, aimante,
pareille à une eau tiède sur le feu d'une blessure. C'était Soeur Berthe
Valcourt. Elle se trouvait être supérieure du couvent de Saint-Boniface
lors du décès de Dédette. Ma soeur lui était morte dans les bras, tôt,
un lundi matin. Elle avait ouvert les yeux au plus grand, m'avait raconté
Soeur Berthe, " comme quelqu'un qui va appeler au secours ", puis elle l'avait
reconnue, avait murmuré : "C'est étrange...étrange... " et, revenant d'une

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surprise comme sans limites, avait tout juste eu le temps de pro-
noncer le nom de Clémence. Et elle dormait à jamais.


Quelques jours plus tôt cependant, en toute lucidité elle
avait bel et bien confié Clémence à Soeur Berthe. "Gabrielle,
au loin, lui avait-elle dit, dévorée déjà par tant d'obligations,
son courrier, ses livres, son public, et délicate aussi de santé,
comment ferait-elle pour accourir sans cesse voir aux besoins
de Clémence?"


Soeur Berthe avait accepté comme allant de soi la respon-
sabilité de Clémence.


J'entendais maintenant sa voix apaisante me proposer :


— -J'en ai fini un peu plus tôt que je pensais avec mon
colloque. Nous avons bien encore près de deux heures de clarté
avant la nuit. Et j'ai l'auto de la communauté. Est-ce que cela
vous le dirait de faire une course à Otterburne aller embrasser
Clémence?


Si cela me le disait!


Trois minutes plus tard, j'étais déjà à la porte d'entrée
de l'hôtel, quoique Berthe m'eût averti qu'elle mettrait bien un
quart d'heure à y être.

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Est-ce assez curieux cette façon qu'a la vie de se répéter,
parfois, comme pour une séance qui aura lieu un jour, la première
répétition nous donnant le sentiment du déjà-vu et la suivante,
beaucoup plus tard, nous jetant dans la plus étrange confusion :
"Est-ce maintenant que je sais ce que je pensais savoir alors?
Ou est-ce que j'ai alors su ce que je sais maintenant? "


De tout façon, au sortir de la ville, Berthe a manqué
la route principale, et nous nous sommes trouvées engagées dans
les petites routes secondaires de mon passé, qu'elle-même, bien
plus jeune que moi, et

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toujours pressée, ne connaissait même pas. Elle en était chagrinée.
" Depuis le temps que je vais à Otterburne voir Clémence, c'est la première
fois que je manque la route directe. " Je souriais vaguement, un peu cou-
pable. Ce ne pouvaient être que moi et mes souvenirs, qui avaient influé
sur elle. Ou bien je l'avais distraite en lui en parlant trop. Toujours
est-il que nous naviguions dans ce qui était pour elle de l'inconnu. Moi,
je me situais bien et même, cette fois, dans l'exacte saison. Car, à
n'en pas douter, c'était le doux automne, le premier, avec les récoltes,
alors que les champs de blé, hauts et dorés sous la frémissante lumière de
fin de jour, ondulent légèrement au vent d'ouest. Malgré toutes les peines
qui s'étaient accumulés dans ma vie depuis mon dernier passage dans cette
région, je n'en éprouvais pas moins, à revoir onduler les blés, un élan de
joie, un peu triste, si je peux dire, car c'était ma jeunesse, au loin,
qui me tendait, au delà des années, une petite part - ou plutôt le souvenir
de son infini bonheur.


Bientôt Berthe m'avoua que nous étions perdues.


— -Ces petites routes-là, fit-elle, me déroutent.


-Elles m'ont toujours enchantée, dis-je, et c'est sans doute le
diable qui vous y a poussée pour me faire plaisir.


— -Le diable!


Le crépuscule s'avançait vite et noyait la plaine comme sous une
eau bleu sombre où ne surnageait rien de précis.


J'entendais dans mon souvenir la voix du grand Gilles : "Otterburne!
Où est-ce que ça se loge"? " — - " Là-bas, monsieur, ne voyez-vous pas les lumières"? "


— -Pourtant nous en sommes toute proches, insistea Soeur Berthe. J'ai
l'impression d'en avoir fait le tour et manqué l'entrée.


-N'y a-t-il pas, lui demandais-je, en tout et pour tout. trois

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réverbères au village?


— -Je pense que c’est cinq ou six maintenant, dit-elle, mais il
y a le Foyer à trois étages qui doivent t être tout éclairés à cette heure-
ici. D’habitude, on le voit de loin.


Je me mis à le chercher des yeux. Avec ses trois étages éclairés
il devait être facile en effet à repérer dans la sombre plaine unie.


J’en vis la lueur, au bout de peu de temps.


Sœur Berthe s’en émerveilla.


— -Vous avez de bons yeux.


— -C’est que je me suis entraînée toute jeune à scruter la plaine
à cette heure.


— -Qu’y cherchiez-vous déjà? me demanda-t-elle, à la fois amicale
et curieuse.


Je répondis, l’esprit de loin :


— -Le bonheur! Maman disait toujours qu’un jour sûrement il passerait
par chez nous. De peur qu’il ne se trompe de route, j’allais l’attendre au
coin de notre petite rue Deschambeault, le coin qui donnait sur l’espèce de
campagne que nous avions alors là-bas, en ce temps-là, et que je pensais être
déjà la plaine parce qu’on voyait loin. Il ne me semblait pas possible que
le bonheur pût venir d’ailleurs qu’à travers ce grand paysage de songe.


— -A pied? Demanda Berthe, à voix très basse pour ne pas effaroucher
mes souvenirs.


Sûrement, à pied. Et je le reconnaîtrais en le voyant…Plus tard,
vers l’âge de quatorze ou quinze ans, j’ai encore souvent été l’attendre au
bout d’une petite route de terre chez mon oncle Excide, qui devait être sur
le sommet d’un plateau, car, tout à coup, au sortir des buissons, elle
laissait entrevoir une immensité de ciel et de terre qui me donnait l’impression

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Je distinguais à peine ses traits mais très bien pourtant qu’elle était
maigre à faire peur, le visage infiniment petit et tout le corps tassé
sur lui-même, comme voulant prendre le moins de place possible en ce mon-
de, en disparaître peut-être. Elle avait cependant bien tenu le coup
aux funérailles de Dédette. Elle s’était montée convenablement vêtue,
recevant dignement les condoléances et ayant pour remercier chacun un
mot tout à fait approprié. C’est vrai qu’elle se sentait alors de la
famille encore…tandis que dans ce village perdu elle devait avoir le
sentiment que nous l’avions abandonnée.


J’en eus un tel coup au cœur que je ne savais vraiment com-
ment amorcer la conversation avec cette pauvre enfant qui avait à peine
tourné la tête vers moi lorsque j’étais entrée.


— -Veut-tu que j’allume? lui demandai-je doucement.


Elle haussa légèrement l’épaule.


Se croyait-elle de retour au temps de notre grande pauvre-
, quand maman nous priait de retarder le plus longtemps possible d’allumer
l’électricité? « Tant qu’il y a encore quelque faible lueur dans le ciel",
disait-elle à sa attendre". » Ou cette pénombre douce plaisait-elle à
sa mélancolie comme, au fond, elle m’avait toujours plu?


— -Allume si tu veux, fit-elle, sans intérêt, mais il fait encore
assez clair.


— -Tu as raison, dis-je.


Je m’assis auprès d’elle, cherchai à l’attirer contre moi et la
sentis toute raidie. C’est à peine si elle se laissa embrasser la joue,
sans, au reste, quitter de l’œil l’infini crépuscule qui n’en finissait
pas d’entrer à lents flots dans cette chambre si petite pourtant. Un bras

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tout juste passé à sa taille, je me pris à regarder le ciel avec elle,
en silence, le trouvant de la couleur de notre âme. J’étais assise sur
un bout de la vilaine couverture grise, provenant sans doute d’un surplus
de l’Armée. Je commis la maladresse de m’en prendre à cette couverture ou
plutôt à celui ou celle qui, pour s’en débarrasser sans doute ou la faire
servir malgré tout de présent, en avait fait cadeau à Clémence. Au cou- Assez souvent
vent, on lui donnait des vêtements dont on ne voulait plus et, elle,
parce qu’elle s’imaginait peut-être qu’ils lui avaient été offerts par
générosité, se refusait à s’en défaire. Ou bien, sans illusions, elle
s’attachait quand même à ses vieilleries pour une raison obscure que nous
n’arrivons pas à comprendre. Mais je sais maintenant que les êtres tristes
se plaisent à s’entourer de vieilles choses ternes et sans grâce.


— -Je t’en achèterai une autre bien plus jolie pour le pied de ton
lit. Clémence. En voudrais-tu une rose?


Sa main étreignit la laide couverture comme une bonne et fidèle
amie en ce monde.


— -Elle est chaude et encore bonne, dit-elle.
Puis après un silence elle ajouta : Qu’est-ce que le rose me donnerait de plus?


Je me crus tenue d’explique que maintenant nous n’étions plus
pauvres et pouvions nous accorder des fantaisies.


— -J’ai assez d’argent pour te gâter, enfin, Clémence.


— -L’argent! Dit-elle, en dérision, et elle eut l’air de repousser du
regard, de tout son visage amenuisé, ce qui n’avait rien pu pour les hommes
au fond de leur détresse, et elle me demanda – et je ne sais toujours pas
si ce fut une remarque enfantine ou, au contraire, dictée par une profonde
sagesse : Trouves-tu que ça aide?

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Et- Moi-même alors auprès d'elle ne fus plus sûre de rien. Il
est certain que rien n'ébranle notre confiance comme d'être auprès de
quelqu'un qui n'en a pas, et c'est peut-être pourquoi l'on ne peut le
supporter.


— -Tu vas voir, lui disais-je, comme on dit toujours en pareil
cas, tu vas remonter, Clémence. Je vais t'aider. Tu vas revenir.


C'est que je n'en pouvais plus de la retrouver dans cet état.
Je m'en faisais reproche. J'en adressai aussi en silence aux autres.
Nous avions encore dans la ville des amis, des cousins, des cousines
qui disaient m'aimer. Pourtant aucun d'eux, par égard pour moi sinon
pour Clémence, ne s'était donné la peine de venir lui rendre visite.
Il se défendait : "Otterburne est trop loin. Il n'y a pas d'autobus
pour y aller. C'est au bout du monde". Ils l'avaient de son vivant
traitée comme si elle eût déjà été sous terre. Mais avais-je fait mieux
moi-même, occupée à écrire mes histoires comme sir c'était là mon devoir
essentiel? En fait où était-il, ce devoir essentiel? Ou bien chaque
devoir l'était-il à tour de rôle et fallait-il se jeter de tous les
côtés à la fois pour essayer de les apaiser l'un après l'autre qui
crient ensemble de tous les points?


Je dis à Clémence comme pour me faire pardonner :


— -Tu sais, je suis venue expressément du Québec pour te voir.


Elle demanda, sans beaucoup d'intérêt :


— -T'aimes ça, ton Québec?


— -J'y ai fait ma vie, lui dis-je.


— -La mère en venait, le père aussi, murmura-t-elle, comme
si je ne le savais pas, ou peut-être plutôt pour s'en pénétrer elle-
même telle une étrange vérité dans sa vie de solitaire.


— -Y viendrais-tu vivre avec moi, ou près de moi, si je venais
te chercher?

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Elle fixait toujours le ciel qui s’assombrissait lentement,
lentement, un peu comme on rêve d’une vraie patrie à la fin dudes temps.


— -Non, me dit-elle, le père est ici, la mère est ici; ils sont
ici pour toujours dans le cimeitèrecimetière; je reste avec eux.


Puis elle me rappela avec une certaine défiance :


— -Il reste une place dans notre lot de famille, dans le vieux
cimetière de la cathédrale. C’est là que je veux que tu m’enterres plus
tard.


— -Je le ferai, ma Clémence.


Alors elle parut un peu apaisée, et je voulus changer de sujet.


— -En attendant, il faut t’habiller en neuf. Demain matin, nous
viendrons de bonne heure,te chercher, Soeur Berthe et moi, pour t’emme-
ner chez Eaton. J’aimerais t’acheter deux ou trois jolies robes, un man-
teau, des souliers…


Et me laissait dire, perdue dans une profonde mer d’indifférence.
Que lui importaitent souliers, bas, beau sac neuf, parapluie de soie? Aux
dernières lueurs de cette fin de jour entrant encore par la fenêtre en ondes
atténuées, je voyais que ses yeux étaient sans espoir. Beaux encore, d’un
brun sombre, humides de vie, il n’en étaient pas moins vides de ce qui
fait vivre et dont on ne sais pas au fond ce que c’est. J’en éprouvai une
peine aiguüë. Sans réfléchir qu’en cette vie l’espoir est chaque jour
trompé, tout à coup c’était ce que je voulais à tout prix ramener dans les
yeux de ma pauvre soeur. Je ne savais pas le prix que je devrais y mettre;
les nombreux voyages de Québec jusqu’à ce pauvre petit village oublié, les
innombrables lettres que j’écrirais, l’inlassable encouragement de chaque
jour, mais surtout, surtout, que, cette âme ramenée à l’espoir, je lui
serais encore plus obligée que jamais, car abandonne-t-on qui on a "sauvé"?

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Je la quittai dans cette pénombre bleutée que Clémence ne voulait
pas interrompre même pour mieux me voir avant mon départ.


Soeur Barthes m'attendais dans l'auto. Elle m'apaisa avec de bonnes
paroles consolantes. "Clémence n'avait pu être que très craintive, au départ,
de me retrouver après tant d'années d'absence. Elle était ainsi effrayée de
tout changement à sa routine, de tout émotion qui en faisait irruption dans
le vase clos de sa vie ne pouvait que provoquer de grands remous. Mais elle
s'habituerait peu à peu. Déjà, demain, sans doute, je la trouverais un peu
moins rétive. Et ce ne serait pas si long au fond qu'elle se réveillerait
à l'affection."


J'écoutais Soeur Berthe dans la plus vive surprise. On eût dit
qu'elle me parlait de sa propre soeur autant que de la mienne, la connaissant
pour ainsi dire maintenant mieux que moi-même la connaissais.


Curieuse contrepartie parfois de la peine! Dédette, ma soeur très
aimante, la plus habile toujours à me consoler, à peine m'avait-elle été en-
levée qu'une autre m'était donnée, une étrangère pourtant, mais tout aussi
proche et tendre. Dédette, avant de mourir, l'avait-elle su, voulu peut-
être? Je croyais me rappeler des regards vers la fin de sa vie qui annonçaient,
au plus déchirant de notre séparation, une mystérieuse consolation à en naître.


Doucement Soeur Berthe me serra la main. Puis nous avons démarré.
A peine un instant plus tard, au tournant de chemin reliant le village au
highway, surgit à notre vue, bien en évidence, découpé sur le bleu sombre
du ciel, le panneau indicateur : Otterburne.


Nous avons échangé un sourire quelque pue furtif, légèrement amusé.


— -Ainsi il est malgré tout sur la carte, dis-je.


— -Et par la grande-route que je ne manquerai plus, dit Soeur Berthe, à
trente milles seulement du couvent. Nous reviendrons souvent. Et bientôt

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tu verras Clémence reprendre vie.


La grande eau profonde du crépuscule donnait à penser
qu’elle avait à présent envahi la terre entière. Sous l’effet
de sa longue magie, je me sentais peu à peu commencer à m’apaiser.
Étaient-ce des bribes de mon vieux rêve de jeunesse qui me reve-
nait, suscité par cette heure d’ensorcellement? Je scrutais ce
bleu minuit unissant le ciel à la terre, et m’imaginais que de-
main, en effet, serait meilleur.

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208
XV


Maintenant, pour retrouver le fil de mon histoire, il me faut
retourner loin en arrière, avant les grands malheurs, au temps sans doute
le plus abrité de ma vie, où je me trouvais pourtant des raisons de ne pas
me croire heureuse, et m'apprêtais à tout quitter, m'entendant appeler jus-
qu'au fond de notre petite rue Deschambault par la pressante invitation de
ces pays lointains qu'on nommait alors avec tant de respect les " vieux pays ".
Ceux de nos ancêtres les plus anciens.


Je mis sept années - huit si je compte Cardina l - à épargner, sou
par sou, la somme dont je pensais qu'il me faudrait disposer pour envisager
mon départ. J'eus environ huit cents dollars à la banque. J'atteignis pres-
que neuf cents en y ajoutant les petites sommes provenant de la vente de ma
bicyclette, de mon manteau de fourrure et de quelques autres objets. Maman
s'alarmait de me voir me départir de ces choses auxquelles elle savait que
je tenais. J'avais beau lui dire que je ne partais que pour un an - ce que
je croyais alors fermement - elle me voyait agir comme quelqu'un qui coupe
ses ponts derrière soi ou tourne une page de sa vie.


Comment au juste avait grondégrandi et poussé ce projet de départ pour
l'Europe, et pourquoi s'était-il à la fin emparé de moi jusqu'à me mener
sans pitié, je serais encore en peine de le dire. Au fond, je n'en sais
toujours pas grand-chose, et alors, je suppose, n'y comprenais vraiment
rien. C'était, ce devrait être un des ces appels mystérieux de la vie aux-
quels on obéit les yeux fermés, à moitié confiance, à moitié détresse.
Je courrais donc après quelque chose, mais quoi! Mes petits écrits jusque-

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là valaient si peu. Aurais-je osé me réclamer d’eux pour annoncer que
j’entendais me donner à la tâche d’écrire? Non, je n’en convenais pas,
du tout, même à mes propres yeux. encore que Dans le fond de ma cons-
cience, toutefois, je croyais parfois distinguer une vision de moi-même dans l’avenir
où je me voyais, non pas devenue écrivain, mais m’efforçant, m’efforçant
toujoursd’y parvenir. Et peut-être est-ce là une des visions les plus
justes que j’ai jamais eues des choses. En ce qui me concerne aussi bien
qu’en ce qui concerne tous.


Cependant, j’avais eu quelque succès comme actrice dans nos trou-
pes d’amateurs, au Cercle Molière d’abord où j’avais joué dans le Le Chant du
Berceau
, les Soeurs Guédonnesc, Blanchette de Brieux, Le Gendre de Monsieur
Poirier
; ensuite en anglais, au Little Theatre de Winnipeg. Naïvement je
me croyais du talent pour le théâtre – et peut-être en avais-je un peu. Tou-
jours est-il que je disais – car il faut toujours fournir aux autres une expli-
cation plausible de nos actes – que je m’en allais étudier l’art dramatique à
Londres et à Paris. On me trouvait déjà bien téméraire, bien "tête montée",
de me livrer ainsi à l’inconnu. Qu’en aurait-il été si j’avais avoué la
vraie raison qui était d’aller voir comment était le monde de l’autre côté de la
colline à l’ombre de laquelle j’avais vécu, escomptant de cette découverte
qu’elle me révélait ce que j’attendais sans le connaître?


Toutefois, cette volonté de partir ne me semblait pas venir de moi
seule. Souvent elle me paraissait émaner de générations en arrière de moi ayant
usé dans d’obscures existences injustes l’élan de leur âme et qui à travers ma
vie poussaient enfin à l’accomplissement de leur libération. Serait-ce donc le
vieux rêve de mon enfance,qui me tenait toujours, de venger les miens par le succès?
J’aimais me le faire croireaccroire à travers les mois de tourment que je vécus
alors. Car souvent, cet avenir si étrange devant moivers lequel je me forçais

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à avancer, me terrifiait. De ma petite rue Deschambault encore si agreste,
si paisible, j'en embrassais subitement l'ampleur, l'inconnu, telles d'im-
menses brumes au loin que perçaient pourtant sans les dissiper d'intenses lu-
mières, et je désirais reculer mais déjà il était trop tard. J'avais mis
l'inévitable entre moi et ma peur comme j'appris alors à le faire pour me
protéger des tergiversations à l'infini.


Ce serait donc ma dernière, tout au plus mon avant-dernière année
d'enseignement. J'avais toujours ma classe des tout-petits. J'étais à l'aise
avec mes petits immigrants, comme eux paraissaient l'être avec moi; un subtil
sentiment d'être tous ensemble des étrangers - étrangers en tout cas à quelque
chose d'absurde dans la vie qui la gâtait pour les hommes - nous unissantit par-
faitement.


Étonnamment, maman, après une lutte d'arrache-pied, pour me garder,
tout à coup céda. La fin de sa résistance, je l'ai racontée dans la Route
d'Altamont
et, quoique ce soit en partie romancé, c'est-à-dire transcendé,
il reste que j'ai mis l'essentielle vérité dans ce récit et ne veux plus re-
venir sur cette vieille douleur. Maman s'était plus facilement résignée que
je ne l'aurais cru à vendre notre maison. Ce que je n'ai pas bien compris
alors, par manque d'expérience, c'était qu'elle était usée par la lutte,à
y renoncer enfin, mais seulement en ce qui avait trait aux possessions maté-
rielles, car, plus tard, je la verrais, pourtant encore plus usée, trou-
ver en elle l'énergie de venir me rendre visite à Montréal. Que de fois nous
verrions encore, et même juste avant sa mort, accourir à l'appel de ses
enfants en danger ou malheureux.


D'ailleurs, il eût été impossible de garder notre maison. J'étais
la seule de la famille, à part Adèle, durant ces années de dépression écono-
mique, à toucher un salaire permanent, et même Adèle, je crois me rappeler,

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fut quelquefois sans école au cours de ces années terribles. J’en étais,
au bout de sept années à l’Académie Provencher, à un traitement de $95.00quatre-vingt-quinze dollars
par mois, pour dix seulement de l’année, moins la retenue, durant les
deux ou trois dernières années, destinée au fond de retraite. J’étais
loin de penser alors que, deux ans plus tard quand, de retour d’Europe,
hésitantj’hésiterais cruellement, dans ma misérable chambre de la rue Stanley, sur
la décision à prendre : reviendrais-je au Manitoba? resterais-je à Mont-
réal?...la récupération de cette petite somme me sauverait pour ainsi dire
la vie.


Pour l’instant, nos impôts fonciers et scolaires non acquittés
depuis deux ans, auxquels s’ajoutait l’intérêt composé, atteignaient une
dette de plus de mille dollars. Nous devions aussi beaucoup au marchand de
bois et de charbon.


Mon frère Germain, sans école, s’était vu contraint, pour n’être
pas du moins à notre charge, d’accepter un poste temporaire au Collège de
Sainte-boniface alors en si mauvais état financier qu’il ne pouvait offrir à
mon frère, en retour d’une vingtaine d’heures de cours par semaine, que
ses repas, un gîte, et un peu d’argent de poche. Mon frère déduisit sa
ration de tabac à presque rien. Et passa l’hiver dans un manteau usé à la
trame. Il me semble que de la main, souvent posée en travers de l’entre-
croisement, vers le milieu du manteau, il eût cherchécherchait à en dissimuler la
partie la plus élimée - geste en tout cas que nous ne luis avions pas connu
avant. Quand il obtint enfin une école en Saskatchewan, je dus lui avancer
le prix du billet de chemin de fer, et je me rappelle encore aujourd’hui la
somme exacte, tant, je suppose, elle m’avait paru énorme : $19.50dix-neuf dollars cinquante. Sa
femme, au cours de l’année que Germain passa à Sainte-Boniface, avait réussi,
elle, à se dénicher une école de plusieurs classes, dans une région isolée,

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pour un salaire qu'on n'eût jamais osé offrir à un homme, mais à une femme
on le faisait alors sans trop de gène. Sur ces $60.00soixante dollars par mois, elle de-
vait se loger, se nourrir, se vêtir,et élever leur petite fille de deux
ans qu'elle gardait auprès d'elle et pourvoir, bien entendu, à leurs petits
frais de voyage et à ceux de la maladie s'il en survenaientt. Germain partit,
tout rjoui, en Saskatchewan. Le poste qu'on lui offrait ne se trouvait guère
éloigné de celui de sa femme. Il allait pouvoir rendre visite à sa petite
famille en fin de semaine. Un fermier voisin lui loua à prix raisonnable un
ancien buggy et une tout aussi vieille jument qui n'allait pas souvent plus
vite qu'au pas.


Antonia m'a souvent raconté comment, sa classe à elle terminée,
le vendredi soir, elle prenait la petite Lucille par la main, toutes deux
marchant à une assez bonne distance de la maison, pour aller s'assoir au
somment de la seule butte qui se trouvât au milieu du pays plat, tel juste-
ment un poste de guet. Au loin, elles voyaient enfin apparaître l'équipage
à une allure bien lente au gré de celles qui attendaient sur la butte comme
au reste à celui qui venait. Parfois, vers la fin du trajet, Antonia
croyait voir le fouet remonter comme sous le coup de l'impatience. Mais
Germain avait toujours été tendre envers les bêtes. Il ne pouvait se résigner
à brusquer la vielle bête de ferme. La lanière retombait plutôt comme une
caresse sur la large croupe de Flossie. Malgré tout, je pense que tous,
cette année-là, l'enfant, le père, la mère, se prirent d'affection pour
Flossie dont ils parlèrent longtemps plus tard avec une curieuse insistance
comme d'une vieille amie des temps durs.


Bientôt, du petit monticule, l'enfant adressait des signes d'amitié
et de joie à son père. Antonia et Germain regardaient simplement, avec patience,
la distance entre eux, peu à peu, diminuer.

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Ces deux-là durent attendre, pour réaliser leur modeste derêve,
de travailler côte à côte, dans une même école, lui comme directeur,
elle comme maîtresse des petites classes, d’avoir laissé derrière eux la moitié
déjà de leurs vies.


Et c’est au cours de ces dures années, la misère y étant partout
si répandue qu’elle paraissait normale, que je ne songeais plus, moi,
qu’à prendre mon envol.


Finalement, maman avait trouvé un acheteur, et le marché se con-
clut vite, presque sans hésitation. Depuis que j’étais au monde, en tout
cas certainement depuis l’âge de raison, j’avais entendu parler de cette
inévitabilité de vendre notre maison. Cent fois le projet s’était rapproché
à nous toucher de son aile sombre, puis s’était éloigné, nous laissant
encore respirer en paix pendant quelque temps. Et, tout à coup, c’était
chose faite, il n’y aurait plus jamais à y revenir. Quand maman m’apprit
d’un ton calme pourtant : "J’ai vendu la maison…" je reçus un choc dont au
fond je ne me suis jamais remise. Encore maintenant c’est toujours pour moi
comme si ce jour-là elle m’avait dit : "Voilà, j’ai vendu une partie vivante
encore de notre vie". "


Maman semblait pourtant dès lors accepter le fait mieux que je ne
l’aurais pensé. Délivrée de tant d’objets, de meubles, de ce qui s’accumu-
le dans une vie, elle se sentait peut-être enfin en disponibilité pour la
première fois de son existence envers tant de choses qu’elle avait désiré
accomplir, et il se peut que ce sentiment si nouveau pour elle l’eût allégée
comme quelqu’un qui jette du lest. Elle sembla en tout cas presque mystérieu-
sement rajeunie tout à coup et prête, on eût dit, pour une autre vie plus

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légère, plus aérienne, presque sans attache autre que celle du coeur.


Nous ne touchions pas un grosse somme pour notre maison, à peine
plus, nos dettes acquittées, que pour assurer à maman pendant un an ou deux -
jusqu'à ce que je revienne d'Europe, pensais-je - une faible rente. Mais
nous avions conclu avec le propriétaire actuel une entente qui nous plaisait :
il nous louait à prix modique trois pièces, à l'étage de la maison, arrangées
en un petit appartement commode.


C'est sans toue parce que, somme toute, nous restions chez nous
que j'ai moins souffert que je ne l'aurais cru, le premier choc passé, de
la vente de la maison où j'étais née le 22 mars 1909, où j'avais rêvé mes
rêves les plus persistants qui encore aujourd'hui me mènent, fatiguée comme
je suis de courir vers leur illusoire beauté. Maman disposait tranquillement
et comme sans le regretter du surplus de notre ameublement : tapis, lampes,
grande table de la salle à manger. Elle était engagée sur cette voie du re-
noncement qu'elle n'allait plus cesser maintenant de poursuivre jusqu'au jour
de sa mort, où nous découvririons avec stupeur qu'elle ne possédait en propre
guère puisque ne possède une vielle nonne liée par ses voeux de pauvreté.


Nous nous somme donc installées, maman, Clémence et moi, pour
un année encore ensemble, à l'étage, dans le trois pièces que nous avions
nous-mêmes, alorsquand nous étions propriétaires, tant de fois louées à des passants d'une
semaine, d'un mois, ou à des gens restés avec nous depuis pendant des années et
devenus des amis.


" Au fond, disait maman, c'est presque mieux ainsi. Nous avons
toujours nos arbres, notre petite rue, notre tranquillité, sans tout les
soucis qui les accompagnent". " Par bonheur, notre propriétaire tenait aussi
à ces mêmes biens, et en prenait grand soin. En somme, nous avons été

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presque plus heureux, devenus locataires dans notre maison.espace


Cet été-là, maman comme d’habitude, alla passer la belle saison
chez son frère Excide. Moi, je gagnais Camperville, un tut petit village
de rien du tout sur les bords du merveilleux lac Winnipegosis – l’un des plus
limpides et aussi des plus tempétueux du Manitoba. J’y allais passer plus
d’un mois chez une cousine que j’avais là-bas. Eliane, la fille aînée de
mon oncle Excide et dont le mari, Laurent Jubinville, dirigeait la ferme-
école rattachée à la maisonmission oblate de la réserve indienne. La maison était
seule au milieu d’un immense champ de cailloux, et il se dégageait de cet
étrange paysage nu un sentiment de désolation. Mais au bord du lac, à écou-
ter son chant inlassable, je me sentais consolée et heureuse. Eliane avait
alors six adorables jeunes enfants, elle-même, une belle femme blonde,
élancée aux yeux bleus tout pleins de bonté, étant encore tout jeune et
comme imprégnée des rêves de candides de la jeunesse. Pour me distraire, pour
rendre service, je faisais la classe à ses trois aînées. Ils attachèrent
a moi, d’une façon inoubliable. Ils désiraient apprendre comme je n’ai ja-
mais vu enfants autant le désirer. Quand j’écrivis, des années plus tard,
La Petite Poule d’Eau, je mêlai beaucoup de détails et d’éléments pris à
Camperville à ceux de la région de la Petite-poule-d’Eau, les deux contrées
ayant au reste beaucoup en commun. L’enfant Joséphine de La Petite Poule d’Eau
me fut inspirée par la petite Denise de ma cousine Eliane qui, à peine agée
de cinq ans et demi, me suivait partout. Dans l’escalier, au dehors, dans
le champ de cailloux, son abécédaire à la main, me suppliant à chaque pas :
"Cousine, montre-moi encore une autre page". » J’entends encore souvent leur
douce petite voix chantante à tous : « Cousine, montre-nous comment faire. Montre-
nous…" Les vrais enfants de La Petite Poule d’Eau, je le ais pris pour une

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minutes de la maison. Nous revenions lavés, un peu alanguis, l’aîné
portant dans ses bras la toute petite Marielle de deux ans aux cheveux
dorés.


Le soir, j’enfourchais ma bicyclette et parcourais des pistes
indiennes. Tracées sans doute depuis des générations et des générations,
elles étaient toujours tranquilles, sinueuses, douces sous la roue ou au
pied, et invitantes comme si elles eussent tout juste été découvertes.
Le chant des feuillages m’accompagnait tout au long, telle une douce musique
elle non plus jamais interrompue depuis que les « Sauvages » passaient par là.


Ces belles vacances prirent fin. Je rentrai retrouver ma classe
à l’Académie Provencher. Ce serait définitivement ma dernière année d’en-
seignement. Maman, à la fin de septembre, n’était toujours pas rentrée.
Les battages avaient été beaucoup retardés, cette année-là, par de fortes
pluies. Maman ne voulait sans doute pas quitter son frère tant que ces
lourds travaux ne seraient pas terminées. Mais je l’imaginais aussi consolée
de la perte de sa maison par ce qu'elle retrouvait là-bas de constant, à
jamais fidèle à son coeur, la terre, le haut ciel clair de la Montagne
Pembina, les travaux toujours les mêmes aux mêmes saisons.


Octobre venu, je commençai à trouver qu’elle exagérait. Je
n’aimais pas trop penser, qu’à soixante-neuf ans, elle se fatiguât vraiment
trop au service de son frère tellement plus jeune qu’elle. Je me doutais
qu’elle en était, avant de revenir, à mettre la maison bien en ordre,
passant en revue les rideaux, raccommodant ce que tenait encore, remettant
à neuf ce qui ne pouvait plus être sauvé, remplissant aussi les armoires de
confitures, de gelés, de bocaux de légumes, de toutes sorte s. J’admettais
mal, un peu jalouse, je pense, qu’elle se dépensât tellement pour un frère

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qui me paraissait parfois avoir un peu abusé d'elle.trop profité d'elle.


Enfin elle arriva. C'tait un soir de fin d'octobre. Il gelait déjà.
On était à la veille des premières chutes de neige. Maman revenait
avec une grosse valise bourrée de confitures, gelée de pembina, beurre fin,
crème douce - ces cadeaux de la ferme pour nous sans prix dont maman, à son
tour, entendait faire des cadeaux autour d'elle. D'ailleurs, une part de
ces bonnes choses était envoyée par l'intermédiaire de maman à Rosalie, son
unique soeur qui habitait Winnipeg, et que l'oncle Excide n'eût pas voulu
oublier.


Dès le lendemain matin, au bord d'un rhume, l'air vraiment très
fatiguée, maman m'annonça qu'elle irait ce jour même chez Rosalie lui porter
sa part de présents. Je lui avais trouvée, mauvaise mine à son arrivée. Elle
avait maigri et semblait avoir travaillé, comme exprès, au-delà de ses forces,
pour échapper peut-être à quelque peine. J'essayai de la retenir, lui repré-
sentant que la journée était froide, la chaussée glacée, et que ma tante
pourrait certainement at-tendre un jour encore sa part des cadeaux de la ferme.
A quoi maman répondit qu'elle avait, à l'intention de ma tante, un pain de
ménage dont Rosalie était très friande et qu'elle ne voulait pas la priver de
s'en régaler au plus vite, elle qui avait passé l'été rivée à sa machine à
coudre. Alors, je me fâchai et dis à maman que c'était ridicule à la fin,
une vielle femme de son âge passant son été à trimer chez l'oncle, ensuite,
à peine de retour, déjà sur les chemins comme une pauvresse... Je m'arrêtai
court. Nous nous regardions, maman et moi, dans la stupeur. Hier, c'était
elle qui me parlait ainsi : "Penses-tu donc, parce que tu es jeune, pouvoir
indéfiniment brûler la chandelle par les deux bouts? Tôt ou tard, ta santé
se ressentira de trop de veillées". " Ou bien : "Cours, fais ta folle, dépense-

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toi sans écouter le bon sens, mais un jour, ma pauvre enfant, il
faudra payer le prix… »


Et voilà que, sans qu’on y eût pris garde, les rôles
étaient intervertis. C’était moi qui grondais, et maman, exac-
tement comme moi naguère, qui haussait l’épaule, faisait l’indé-
pendante, s’en allait à ses affaires avec l’air de dire : "Vas-tu
bien me laisser tranquille." Alors je sus que j’étais comme elle,
et, comprenant tout à coup pourquoi elle renotait et disputait,
j’éprouvai pour elle la profonde compassion que l’on ne ressent
jamais pour les autres qu’à travers sa propre impuissance.


Je la vis attendre le tramway au bout de la rue, les
bras pleins de paquets encombrants, mal protégée du froid dans
son manteau trop léger, sans gants peut-être, et tout à coup,
pour la première fois de ma vi, maman à mes yeux eut l’air
d’une pauvre. Elle que j’avais toujours connue si riche de
rêves, là-bas, à l’arrête du tram, les yeux à terre, la tête basse,
elle semblait parvenue à je ne sais quelle inexplicable impasse.
Au pire de nos tourments d’argent et même de nos désunions, je
ne l’avais pas vue livrée ainsi, plus encore, me sembla-t-il,
qu’à un vent d’hiver, à un vent de défaite.

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219AXVI


Je fus inquiète toute cette journée-là, sans percevoir
de cause précise à mon angoisse. En rentrant, je demandai :


— -Maman n'a pas téléphoné?


— -Non, dit Clémence. Elle doit être en route. Ou bien
ma tante la garde à souper.


A six heures, j'appelai chez ma tante. Elle m'apprit
que maman

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était partie depuis des heures, supposément par le tram.


Il était sept heures quand un policier sonna à notre porte. Il
m'apportait la nouvelle que maman, à la suite d'un accident dans la rue,
avait été transportée à l'hôpital Miséricordia qui se trouvait non loin
justement de chez ma tante. En avançant sur la glace vive de la rue pour
prendre son tram, elle avait glissé et s'était fracturée une hanche. Un
automobiliste l'avait recueillie.


Je partis immédiatement pour cet hôpital situé tout à l'autre
bout de la ville, en quartier anglais, bien entendu, et je me demandais,
en roulant dans le tram, comment maman, connaissant si peu d'anglais et
probablement sans argent sur elle, avait pu se débrouiller. A cette époque,
il fallait presque avoir l'argent à la main pour être admis à l'hôpital, ou
avoir du moins avec soi un répondant.


Elle était dans une chambre à quatre lits et, parmi ses voisines,
il s'en trouvait heureusement une autre de langue française avec qui maman
avait déjà lié conversation. Elles s'entendaient l'un l'autre, je pense,
pour arriver à se faire comprendre de l'infirmière.


Dès qu'elle m'aperçut à l'entrée de la chambre, tout souffrante
qu'elle fût, et j'ai su plus tard qu'elle souffrait horriblement, son visage
s'embrasa de bonheur, oui, un air de vrai bonheur y rayonna, d'autant plus
visible, je crois me rappeler, qu'il avait à se faire un chemin à travers
les marques du souci, de la gêne à cause de l'embarras qu'elle causait et
aussi de la douleur physique. Elle avait si peu souvent dérangé, à son endroit,
si peu demandé pour elle au cours de sa vie, que ma course précipitée pour
arriver à son chevet, au lieu de lui paraître toute naturelle, lui apporta
la première véritable preuve, peut-être, qu'elle était aimée de moi, et elle

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221

en reçut, en pleine détresse, tant de joie que le spectacle me fit mal
au cœur. Je pense d’ailleurs qu’elle en chérit le souvenir tout le reste
de sa vie. Et puis, arrivéée ici en vêtements de pauvre – et que dire des
sous-vêtements si ceux de l’extérieur ne payaient pas de mine – maman, à me
voir surgir dans mon gentil petit ensemble d’automne couleur rouille, dut
se sentir vengée et réconfortée. Elle me présenta aux autres occupantes
de la chambre sur un ton un peu exalté qui n’était pas uniquement celui de
la fièvre montante mais qui vibrait aussi de fierté. Cette étrange et je
dirais presque douloureuse fierté qu’elle mettait à reconnaître à ses en-
fants, une indéniable supériorité sur elle-même! Je la sentais cependant
bien souffrante, en dépit du calmant qu’on lui avait administré; mais elle
n’en conviendrait sûrement pas. Un peu plus tard, seulement, quand la chambre
fut envahie par la visite de l’Ukrainienne, puis de la compatriote de l’Ile-
des-Chênes, puis dans dolente Mennonite, et que toutes ces gens se mirent
à parler fort dans la langue de chaque groupe, des hommes y fumant même la
pipe, alors seulement maman, des yeux, m’adressa une sorte de supplication
qui signifiait : « Si tu le peux, sors-moi d’ici. » Et je luis répondis à voix
haute :


— -Demain, je te le promets, j’y verrai. Tâche malgré tout maintenant
de dormir.


Sur le seuil, je me retournai pour lui faire un sourire. Je me revis,
couchée comme elle était maintenant dans une autre chambre à quatres lits, la
regardant partir avec désespoir, elle qui s’en allait s’atteler au plus vite à la
besogne de me sauver. Et toutes choses me parurent à ce point semblables,
hier et aujourd’hui, l’ordre étant simplement interverti, qu’il me parutsembla
impossible de jamais changer notre vie, et l’espoir m’abandonna presque en
entier.

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222


M'en revenant par le tram dans la nuit obscure, Dieu me pardonne,
j'entrevis que maman pourrait rester infirme, tout au moins très diminuée,
qu'au mieux sa maladie allait ronger une bonne part de ce qui provenait de
la vente de la maison, que je ne pourrais pas la quitter dans ces conditions,
qu'ainsi donc après tout je ne partirais pas. Je vis que s'éteindrait pour
moi, comme il s'était sans doute éteint dans bien des vies dont j'étais issue,
le curieux rêve qui me poussait depuis des années à atteindre quelque chose
que je ne connaissais pas et qui me ferait moi-même, et je ressentis de la
peine pour cette part de moi qui ne viendrait pas à la vie et me resterait
donc ainsi toujours cachée. Mais aussi j'éprouvai comme une sorte de lâche
soulagement à l'idée que ce trop difficile chemin embrumé et à l'écart me
serait épargné et que je pourrais désormais avancer avec les autres dans le
commode sentier de tous, me sentant entourée et soutenue de chaque côté.
Dans une vitre assombrie du tram, je crus m'apercevoir au loin dans l'avenir,
regardant justement dehors à travers une fenêtre d'un regard fixe et comme
doucement résignée défiler à mes yeux ce que j'imaginais alors qui aurait
pu être.


Le lendemain matin, je cherchai l'avis de la garde-malade, attachée
à la Commission scolaire, qui faisait régulièrement la visite de nos classes,
m'enquérant auprès d'elle du meilleur orthopédiste en ville. "Sans conteste,
me dit-elle, le docteur Mackinnon". "


Je montai au bureau du principal et lui demandai la permission de
téléphoner. D'un geste bienveillant il m'indiqua son large fauteuil et l'appa-
reil placé sur la table-bureau. Pour me mettre plus à l'aise, il se donna
même un prétexte pour sortir. J'eus au bout du fil une voix au rude accent
écossais qui rappela le bon vieux docteur Mackintyre et j'en fus comme
encouragée. J'obtiens sans peine un rendez-vous pour la fin de l'après-midi

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de ce même jour. D’ici là, m’assura le docteur Mackinnon, il serait passé
à l’hôpital voir maman.


Le Frère Joseph me permit de partir une heure avant la fin de la
classe. Et me voilà de nouveau lancée en tramway à travers des quartiers de
Winnipeg que je ne connaissais pas – comment connaître d’ailleurs jamais cette
ville si éparse, si étendue! si je regarde vers ces années de ma vie, je me
revois très souvent parcourant la ville en tramway, ou de jour, ou dans une
sorte d’obscurité, toujours obsédée par quelque pro-blème, quelque inquiétude,
quelque remords,en quelque hâte mystérieuse. Quelque temps plus tard, etce
sera le train qui m’emportera, franchissant les espaces vertigineux du pays,
et je me vois roulant vers l’avenir prometteur, ou revenant pour voir mourir
l’un des miens et repartant avec une peine. Il me semble parfois que les grandes
émotions de la vie et même le sentiment de vivre, c’est-à-dire de frémir, je
les ais ressentis le plus profondément en route, quelque part, dans de petits
trams cahotants ou dans les longs trains hurleurs ; ou encore, à pied, par
des rues inconnues de villes où je ne connaissais âme qui vive. Ainsi roulent,
voyagent, marchent inlassablement les personnages de mes livres, et est-ce
étonnant quand moi-même me suis si peu souvent assise et n’ais pour ainsi dire
cessé toute ma vie d’être en marche? Pourtant, quand on me l’a fait remarquer,
j’en ai été franchement étonnée, n’ayant pas tout à fait saisi moi-même que ,lb/>j’avais crée des êtres par certains aspects à ma ressemblance.


J’arrivai en retard chez le docteur Mackinnon, m’étant trompée en
de correspondance en route . Je fus surprise de le découvrir âgé et l’air malade,
le visage empourpré, de grandes poches sous les yeux. En fait, il devait mourir
avant maman. J’ai pourtant rarement vu un homme si oublieux de ses maux pour
ne penser qu’à ceux des autres. A peine étais-je installée en face de lui,

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sous la clarté d'une lampe à abat-jour épais, qu'il pencha vers moi sa
grosse tête aux cheveux blancs.


— -Ne craignez rien. Votre mère n'est pas en danger.


— -Ah bon! Mais que faut-il faire?


— -L'opérer. Réduire la fracture. Puis l'immobiliser dans un corset
de plâtre, enfermant le torse, les deux bras, une jambe.


— -Ah que c'est dur!


— -En effet! Surtout chez une femme de caractère énergique comme votre
mère. Elle est admirable, fit-il. J'ai rencontré deux ou trois êtres dans
ma vie, pas beaucoup plus, qui m'ont donné l'impression d'aimer aussi passion-
nément la vie.


Ainsi il avait bien pris déjà la mesure de maman. Mais comment?


— -Elle parle à peine l'anglais. Comment vous êtes-vous compris tout les
deux?


— -Le geste, la physionomie, la mimique de votre mère la feraient
comprendre des plus bornés. Je me suis aussi rappelé quelques mots de français
appris dans ma jeunesse. Et puis votre mère trouve bien aussi les mots quand
il le faut absolument.


Je fus saisie du portrait d'elle qu'il me faisait, si juste que je
sentais venir en moi une immense confiance envers ce vieux médecin.


— -Marcherais-t-elle au moins, plus tard?


— -Ce n'est pas sûr, me dit-il, mais je crois que oui.


C'était à moi seule de prendre la décision concernant maman. Anna,
déjà atteinte d'une lente maladie qui allait dégénérer en cancer, tombait dans
de longues périodes d'apathie et d.intense fatigue. Dédette, au loin, con-
trainte par les réglements de sa communauté, ne pouvait guère aider, comme

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elle le disait, par ses prières, et combien elle s’y employa, la
pauvre âme! Adèle, encore plus loin, enseignant alors à des enfants de
colons, d’un petit poste perdu dans le Nord de l’Alberta, ne pouvait pas
m’être beaucoup plus utile. Rodolphe, pour l’instant, ne donnait pas
signe de vie. Il n’ya avait pas à dire, le sort de maman reposait entre
mes seules mains, et j’en étais effrayée.


Enfin je songeai à m’informer :


— -C’est combien pour l’opération?


A l’instant même, il me semble être de retour dans ce cabinet de
consultation où maman emmenée, et c’était moi que l’on voulait guérir,
et c’était maman qui posait avec effroi la question :


"Combien, docteur"? »


— -Normalement, expliqua le docteur Mackinson, c’est deux- cent s-
cinquante dollars. Mais je vois à de petits signes que je connais bien, car
je viens d’un milieu presque pauvre, que vous n’êtes pas riches. Que diriez-
vous de cent dollars?


Je tressaillis, non pas au chiffre énoncé, mais parce que j’avais
été à ce point plongée dans le passé que j’avais perdu de vue pour un instant
où j’étais.


— -Cent dollars!


Et tout à coup, soulevée par la confidence qui m’inspirait le docteur,
je me surpris à m’ouvrir le cœur à lui à lui comme je ne l’avais fait avec personne
encore. Je lui disais que j’avais à la banque l’argent pour tout régler d’un
coup s’il le fallait l’hôpital, l’anesthésie, l’opération. Mais que cette
somme représentait huit années de petites économies mises bout à bout de peine
et de misère dans le but d’aller passer une année au moins en Europe, pour

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une raison que je ne pouvais d'ailleurs m'expliquer clairement. Peut-être
au fond pour me soumettre à un essai, découvrir si j'étais apte à devenir
quelqu'un, quelque chose, n'ayant là-dessus qu'une idée bien confuse,
même pas assurée au reste d'avoir du talent, mais que c'était ainsi et que
je n'y pouvais rien, j'étais comme possédée par la folie de m'arracher du
sol. Et que c'était maintenant ou jamais, car c'est tout juste si j'avais
encore la force de partir. Bientôt, je ne pourrais plus. De jour en jour,
je sentais les liens de la routine, de la sécurité, de l'affection aussi
se resserrer pour mieux me retenir.


Il avait repoussé un peu la lampe de son bureau, afin que la
lumière sans doute ne me gènât pas, en sorte que je lui parlais dans une
douce pénombre qui me facilitait, je pense, la confidence.


Tout à coup il se leva et avec une force, une détermination
surprenante, m'enjoignit :


— -Partez, partez avant que la vie ne vous enlise vous aussi comme
elle a enlisé tant des vôtres...des miens aussi, dit-il avec mélancolie.
Est-ce un marché entre nous? reprit-il presque gaiement. Je guéris votre
mère. Je le remets sur pied. Et vous, vous partez...Dans l'avenir, si
vous le pouvez, et si je suis toujours de ce monde, vous me dédommagerez
de la manière qui vous paraîtra juste. Je laisse cela à votre conscience.


Je partis, en un sens rassurée, et, de l'autre, encore plus
accablée. J'avais peine à retenir les larmes qui me venaient, de temps à
autre, tout au long du trajet en tram coupant une autre partie de la ville,
puisque de chez le docteur Mackinnon je faisais un crochet pour m'arrêter à
l'hôpital. Mais c'était à cause d'une bonté humaine dont je me sentais indi-
gne que j'avais envie de pleurer. Mon opération à moi avait-elle seulement

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été acquittée? Je n’en étais pas sûre. Celle de maman le serait-elle
jamais si je ne possédais pas le talent que j’espérais tellement mettre
au jour? Je fus dévoilée de doutes sur moi-même comme jamais, au cours de
cet interminable voyage en tram à travers une autre partie de la ville que
j’essayais de situer en essuyant parfois de la main la vitre embuée, mais
alors j’y voyais surtout mon visage anxieux qui semblait me dire : « Tu as
reçu, toute ta vie, en bonté sans prix, en dévoue-ment. As-tu seulement
quelque chose à donner en retour" »


Je trouvai maman moins abattue que la veille, presque gaie,
faisant la causette avec l’Ukrainienne – et comment s’y prenaient-elles
pour se comprendre, sa nouvelle amie, ne connaissant guère plus d’anglais
que maman, je ne l’ai jamais saisi, pourtant des années plus tard, ma-
man me parlaitparlerait souvent encore de cette connaissance d'hôpitalet de mille
détails sur sa vie qu’elle n’avait pu apprendre qu’en ces quelques jours
d’hospitalisation.


Aux premiers mots que je lui dis au sujet de ma visite chez le
docteur et de la décision de l’immobiliser dans un plâtre, elle perdit toute
sa gaieté. Elle fut un moment atterrée, puis se cabra :


— -Jamais! Jamais!


A son âge, ce serait une folie de sa laisser enfermer ainsi, se
défendit-elle. Elle ne pourrait en sortir vivante. Mieux valait accepter
l’infirmité qui avec le temps lui permettrait de se déplacer quelque peu,
et qui sait, se révélerait peut-être moins grave qu’on ne le pensait.


— -Et m’enfermer moi aussi, me retenir à jamais à côté de toi, lui ,lb/>dis-je, avec brutalité, car tout à coup j’avais compris que c’était la seule
arme que je possédais contre sa volonté récalcitrante.

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Elle en devint toute pâle. Au frémissement de son regard je
vis combien le coup avait porté. Elle abaissa les yeux :


-Eh bien! Si tu penses que je doives y passer...


Pourtant le lendemain matin, le principal vint, à la porte de
ma classe, m,annoncer que le docteur Mackinnon me demandait au téléphone.
J'entendis la bonne voix un peu bourrue :


— -Votre m�re refuse de se laisser opérer.


— -Ah doux ciel! Est-ce que cela peut attendre? Le temps que je
l'entreprenne...


— -Un ou deux jours. Guère plus. Je crains l'infection. Et puis
son c�ur montre quelques signes de fatigue.


— -J'irai à l'hôpital le plus tôt possible.


Le Frère Joseph, ce jour-là, avait entendu une partie de mes
réponses. Il me proposa de partir aussitôt...


— -Mais!


En ce temps-là, à moins de décès dans la famille ou d'être soi-
même très sérieusement malade, il fallait défrayer de sa poche la journée
d'une suppléante.


— -Allez, me dit-il. J'enverrai l'une et l'autre de vos compagnes
à tour de rôle jeter un coup d'oeil sur votre classe. Donnez-lui beaucoup
de travail à faire. J'irai moi-même passer un moment avec vos petits. Ça
me sera utile.


Et je fus encore une fois ballottée pardans un tram qui, à cette heure, s'arrêtait à chaque coin et me parut mettre des heures à arriver.


Dès le corridor, j'entendais maman et l'Ukrainienne qui en étaient
à faire le compte de leurs enfants, en les nommant chacune, pour le béné-
fice de l'autre. J'entendais : "Irena, Olga, Ivan, Anna, Adèle, AgnèsBernadette..."

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Je coupai court à tout cela. J’étais très fâchée.


— -Voila trois jours, dis-je à maman, que je cours. Je trouve
pour toi le meilleur orthopédique de la ville. Ce matin, il se dérange.
Il vient de bonne heure exprès pour toi de l’autre bout de la ville .
Et qu’est ce qu’il trouve? Une vielle femme entêtée qui avait dit oui
hier, qui dit non ce matin.


Maman détourna les yeux. Elle ne sentait peut-être pas cou-
pable d’avoir dit oui puis non, mais d’avoir fait venir pour rien le vieux
médecin écossais qu’elle commençait à estimer beaucoup.


— -On m’a dit, fit-elle, que les os reprennent parfois très bien
tout seuls, que la soudure se fait d’elle-même et qu’au bout d’un mois ou
deux, même avec une fracture comme la mienne, on peu se remettre à mar-
cher. Une femme de la chambre voisine, à qui c’est arrivé, est venue et
me l’a assuré. Et ça coûterait moins cher…


— -Et comment marcherais-tu, lui dis-je, en moquerie, à supposer
que soit vraie ton histoire de bonne femme?


Tout à coup je me transformai sous ses yeux en vieillard, j’appe-
lais à mon aide tout le talent de mime que je possédais, me déhanchai, me
pris, le cou tordu, le visage croche, traînant derrière moi une jambe
inerte, à traverser la pièce, m’accrochant au passage à tout ce que je
pouvais attraper, geignant tout ce temps-là et peinant à fendre le cœur le
plus dur.


L’Ukrainienne s’esclaffa, même la douce Mennonite triste eut un
rire léger, et maman finit par suivre, gagnée malgré elle par les autres.


— -C’est bon, dit-elle, sans plus de résistance qu’une enfant. Mais…


Je sus tout à coup ce qu’elle désirait et auquel j’aurais dû penser
avant. Nous avions une amie infirmière que maman chérissait. Je lui promis :

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— -Clérina se trouve libre. Je passe l’avertir ce soir. Je lui
demandai de se trouver près de toi demain quand on t’endormira et après
quand tu te réveilleras.


Jamais elle n’avait été anesthésiée, même à la naissance de ses
enfants, et j’aurais dû comprendre que sa principale frayeur lui venait
peut-être d’être endormie de force.


Elle se réveilla comme enfermée en un cercueil, dépendant des
autres, même pour le manger qu’on lui fit prendre d’abord à la cuiller,
elle qui n’avait dépendu de personne, et rien ne fur plus triste à voir,
pendant quelques jours, que ses yeux nous suivant dans l’impuissance d’une
prisonnière à vie. Je crois bien que dès l’instant où elle se découvrit
dans cette dépendance jusqu’au jour où elle en sortit, elle ne dormit
pas une seule nuit, en dépit de ce qu’elle affirma. Seulement peut-être un
petit moment par ici, une minute par là. Pourtant elle refusa jusqu’au
bout de prendre des somnifères, même les plus légers, même après que
l’eut morigénée son bon docteur Mackinnon qui, à la fin, la laissa faire,
me disant : "J’ai souvent vu des femmes de cette trempe et de sa génération,
refuser catégoriquement le sommeil artificiel et même parfois des calmants,
et je me suis demandé parfois si ce n’est pas par une sorte de fierté d’âme". "


Au bout de deux semaines, il nous permit de ramener maman à la
maison, et jamais je n’oublierai quelle peine nous eûmes à hisser la civière
par l’escalier tournant et de quel œil inquiet, maman, retenue par des sangles,
suivait les efforts des brancardiers pour lui faire franchir ce passage diffi-
cile. Mais, installée dans son propre lit, elle retrouva le courage qui avait
failli l’abandonner. Elle apprit à se servir assez bien de sa main gauche, la

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seule libre. Surtout, elle passa des heures, le visage tourné vers la
fenêtre, à regarder le ciel que nous avions toujours sous nos yeux,
n'en revenant pas de ce qu'il lui disait maintenant. Comme Anna plus tard,
avant de mourir, comme Dédette aussi que je verrai sans cesse tourner les
yeux vers le ciel, maman, qui avait été toujours si active, découvrait
le profond ciel du Manitoba et s'en étonnait sans fin, s'étonnait que l'on
pût voir mieux parfois, de la prison, qu'en liberté. Un soir que, ren-
trant de l'école, je la trouvai en contemplation de l'immense ciel vide,
elle eut une réflexion qui m'obsède encore : "Que le ciel qui connaît tout,
sais tout, et ne dit jamais rien, nous console cependant, comprends-tu
cela, toi"? "


Nous avions une aide-infirmière qui venait le matin lui faire sa
toilette, rafraîchir son lit, la retourner sur le ventre pour un moment
de répit en la roulant sur elle-même, comme un bloc de ciment. Une de nos
voisines ne manqua, presque aucun jour, de lui apporter une tasse de bouil-
lon de poulet ou de légumes encore tout chaud. Pour le reste, nous nous
débrouillons, Clémence et moi, maman nous demandant si peu au fond, au-
jourd'hui, je m'en aperçois enfin.


Clémence fut parfaite. Dès qu'on fîteut besoin d'elle, qu'on fit
appel à ses services, cette pauvre enfant malade à qui on avait voulu évi-
ter toute responsabilité, se montre cent fois plus utile qu'on aurait pu
le croire possible. Elle fit passablement bien la cuisine du moment que
maman ne fûtfut plus à côté d'elle pour tout réussir en un tour de main. Elle
lui apportait son petit plateau, l'aidait à manger, nettoyait assez bien
l'appartement. Et surtout, à travers ces mois qui eussent pu être si pé-
nibles, Clémence se montra moins nerveuse, moins craintive, plus heureuse
en somme que nous ne l'avions vue depuis des années. Maman n'était plus sur

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ses talons pour dire : "Donne, je vais faire pour toi…" Moi-même,
n’ayant pas beaucoup de temps pour l’aider, m’en remettais à elle, la
chargeais de peti-tes besognes qu’elle en vint à accomplir de mieux en
mieux. Un jour elle s’essaya presque en cachette à faire un johnny-cake,
gâteau à la farine de maïs qui, lorsque j’étais enfant, me paraissait
délicieux. Son gâteau était léger et bon. Maman, sans grand appétit,
se força à en manger un morceau. Quand Clémence, toute contente, eut
regagné la cuisine en rappor-tant le plateau, maman, elle qui détestait
tellement montrer de l’émotion, me demanda, les yeux humides :


— -Ne crois-tu pas que ç’aurait été mieux pour Clémence, au fond,
si j’avais été infirme toute ma vie?


— -Voyons maman, quelle folie te vient en tête! Trop de responsa-
bilités trop longtemps pour un être comme elle aurait été tout aussi néfaste,
tu le sais bien, que pas du tout.


— -Ah! tu as sans doute raison, soupira-t-elle. C’est si difficile
de savoir comment faire avec descertains malades. Un médecin qui l’a soignée, il y a
longtemps, m’avait bien recommandé de l’initier à se débrouiller, mais
alors, si souvent, quand je lui demandais un service, ou la reprenais même
patiemment, elle devenait rétive, prête à une de ces terribles crises, tu
te souviens, quand elle envoyait tout voler en air…Ou, cette autre fois,
où elle partit devant elle, se sauvant de la maison…et où nous l’avions
cherchée de rue en rue, de quartier en quartier, tu te souviens, comme un
pauvre petit chien perdu.


Elle mit la main devant ses yeux, comme n’en pouvant plus de sup-
porter cette vision. Je l’amenai au calme doucement, en lui répétant que
tout cela était fini, le médecin ayant assuré que ne se renouvelleraient pas

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ces grandes crises. Elle en convint, se laissa consoler, et, comme
il était bien plutôt dans sa nature, s'efforça bientôt de paraître moins
secouée qu'elle ne l'avait été, et déjà toute revenus de ce souvenir.


La seule autre plainte qu'elle éleva au cours de sa maladie fut
au sujet de son plâtre : il était vraiment trop lourd, trop grand, disait-
elle; le docteur avait exagéré, il faudrait lui en enlever bientôt,sans
quoi elle étoufferait.


Je téléphonai au docteur Mackinnon. A ma grande surprise, il me
dit qu'il allait venir. Même à l'époqueen ce temps-là un spécialiste ne se déplaçait pour
tant pas si facilement. Il arriva avec d'impressionnants instruments, de
longs ciseaux, une sorte de petit marteau, des pinces, tout un attirail
qu'il disposa sous les yeux de maman qui parut en attendre grand secours.


Assis au bord du lit, il lui promit qu'elle allait se sentir
infiniment mieux quand il l'aurait délivrée en bonne partie de son " internement ".
A moi, il avait pourtant confié qu'il ne pouvait guère que faire semblant
de diminuer son plâtre, mais que cela suffisait parfois à rassurer les mala-
des. C'est étonnant comme ils en étaient venus à se comprendre tous deux,
chacun parlant pourtant à l'autre dans sa langue propre. A les voir côte à
côte, le médecin penchant sa grosse tête vers maman, lui tenant la main,
elle élevant vers lui des yeux brillants de confiance et de gratitude, je
me disais : "Est-ce que je rêve? Est-ce qu'entre cette vielle femme malade
et ce vieil homme presque aussi malade qu'elle, il n'y a pas quelque chose
comme une affection? Est-ce que, jeunes, ils ne se seraient pas aimés d'amour"?
Alors, très au loin, je crus apercevoir la femme attirante qu'avait dû être
ma mère.


Ses grands ciseaux en main, le docteur Mackinson procéda à découper,

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autour du cou de maman, une très fine lanière de plâtre qu’il me tendit
aussitôt, en me donnant à comprendre qu’il fallait la faire disparaître
avant que maman ne l’eût vue.


— -J’en ai enlevé un big piece, dit-il, et vous allez voir a great
improvement.


Maman promena sa main libre autour de son cou et acqueisça :


— -Oh oui, c’est beaucoup moins haut. Je respire déjà mieux. Quelle
amélioration en effet!


Mais elle y avait pris goût. Une semaine plus tard, elle me
demanda avec tant d’humilité que je n’eus pas le cœur de refuser : « Télépho-
mnerais-tu au docteur Mackinson? S’il y avait moyen de m’enlever encore un
peu de plâtre… »


Il vint trois fois du bout de la ville pour lui enlever à chaque
reprise une "retaille" d’un demi-pouce de largeur peut-être mais surtout
pour l’encourager. "Tout irait bien. Sa captivité allait bientôt prendre
fin. And then you will be full of spirit, again like a young girl". "


Enfin arriva le jour de sa délivrance. A voir ses yeux exprimer
une attente presque insupportable du soulagement qui allait venir, je compris
qu’elle avait dû aller presque à la limite de l’endurance humaine. A grands
coups, cette fois, le docteur Mackinson, le visage cramoisi, le souffle
court, tailla sans la dure carapace, sans trop remuer ma mère elle-même.
On eût dit qu’il dégageait une délicate chrysalide avec une infinie joie de la
voir naître. Il m’avait pourtant avertie que les semaines à venir seraient
parmi les plus dures qu’aurait à supporter ma mère. Et elle ne trouva en effet
de repos pendant ces semaines ni dans son lit ni dans son fauteuil où nous la
transportions quand nous avions de l’aide. Quelquefois, je la surprenais

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assise au bord du lit, les jambes pendantes, découragée non par la douleur
lancinante, mais de ne pas parvenir à se mouvoir. Elle me lança unee fois sur
un ton d'accusation : — "Mes jambes sont mortes, tu sais. Rien n'y peut faire " . " "
Je ne la voyais pas essayer de se mettre au moinsdebout à l'aide des béquilles
que nous lui avions procurées. Je m'enfonçais dans une sorte de désespérance.
Maman ne marcherait peut-être plus jamais par ma faute, moi qui avais tenu
contre son gré à l'opération. N'était-ce pas elle alors que voyait clair et
moi qui me leurrais dans ma volonté de voir ma mère guérie afin que je puise
partir tranquille?


Un soir, pourtant, rentrant de l'école, je la vis qui avançait de
quelques pas avec le soutien des béquilles et suivie de Clémence qui se mordait
les lèvres dans la peur de voir maman tomber. Elle fut presque aussitôt en nage,
à la limite de ses forces. Mais quel courage était le sien! A peine un peu
remise, de son fauteuil elle jeta un regard en quelque sorte amoureux et défiant
sur le magnifique couchant qui embrasse ce soir-là, la fenêtre. "Tu me reverras
passer", me parut-elle lancer au soleil splendide.


Le lendemain, elle réussit trois ou quatre pas autour de la table
en s'y retenant. Ses prouesses dès lorsallèrent vite croissant. Un soir,
dans la pièce où je me tenais, je la vis entrer, à petits pas mécaniques, sans
soutient, se tenant un peu éloignée du mur. Sur ses traits éclatait la joyeuse
surprise du petit enfant qui s'est mis debout de lui-même et tout à coup a réussi
ses premiers pas.


Sa guérison s'acheva incroyablement vite, accompagnée d'une prodigalité
de ses forces, à peine lui étaient-elles rendues. Elle qui avait été toute sa
vie dépensière d'elle-même, comment, dès lors quepuisque par miracle quelques bonnes
années encore semblaient devoir lui être accordés, n'en aurait-elle pas été,

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dans sa gratitude infinie, gaspilleuse à la limite? Des heures durant,
assise dans son fauteuil, entre ses périodes d’exercices, elle se mit
à coudre pour ses petits-enfants. Elle tricota des layettes pour ceux
qui allaient naître, envoya de petites cour-tepointes faites de retailles
à tous les coins du pays. Elle écrivit à des cousins éloignés dont on
n’avait eu ni vent ni nouvelles depuis je ne sais combien d’années. Quand
j’étais à ma classe, elle se risquait à descendre et remonter seule l’es-
calier tournant, ce que je luis avait bien défendu. La première chose que
je sus, elle se rendit jusqu’à la bonne voisine aux bouillons de légumes
et de poulet. Peu de temps après, je la surpris un jour en train de pétrir
une pâte à tarte. "Madame Gauthier réussit bien des soupes. Je vais lui
montrer maintenant ce que c’est qu’une bonne tarte", m’apprit-elle simplement.
Elle rayonnait de bonheur.


— -Il faudrait quand même essayer de la retenir un peu, dis-je à
Clémence.


— -Si tu penses que c’est facile!


Déjà Clémence avait retrouvé un peu de son air et de son ton bougons.


Un matin frais de printemps, de bonne heure, je vis, dans un
manteau sombre familier, une petite silhouette quelque peu tassée sur elle-
même, encore assez droite tout de même, qui, au coin de la rue, attendait
apparemment le tram.


— -Mais c’est tout de même pas possible! Jamais je croirai qu’elle s’en
va maintenant toute seule en ville!


— -Eh oui! dit Clémence. Son idée était déjà faite hier.


Sous le bras elle retenait un assez gros paquet d’informe qui me
rappela étrangement celui avec lequel elle était partie ce funeste matin de
l’automne précédent.

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— -Mais qu'est-ce qu'elle a sous le bras?


— -Un pain de ménage, ronchonna Clémence. Et tu peux être sûre
s'en va porter à Rosalie.

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238XIXVII


Vint l’été que maman avait toujours accueilli avec une charmante
variété de fleurs disposées gracieusement autour de la galerie à colonnades
et en ronds et plates-bandes au milieu de la pelouse. Cette année, nous
n’avions plus un pouce de sol à nous où repiquer au moins nos quelques
géraniums rouge vif de maisons. Maman ne s’en montra pas aussi désolée que
j’aurais pu le croire. Au fur et à mesure que lui étaient enlevés des
possessions, elle avait de plus en plus de cœur à donner à ce qui lui
restait. Je la découvrais bien plus apte à la liberté que je ne l’avais
pensé. Les mains libres, elle s’avançait pour ne plus conquérir à présent
que les biens inaliénables. Mais j’ai compris cela seulement lorsque moi-
même ne souhaitai plus guère que ces biens-là.


Cet été encore, elle devait le passer chez son frère Excide, et,
me doutant bien que, reconnaissante à l’infini de sa guérison, elle enten-
dait rendre grâce en se dévouant plus que jamais au service d’autrui, je la
mis en garde contre son aptitude à se porter sans cesse au-devant de la besogne.


— -Au moins, dis-je, quand ils seront à court de bras, ne va pas
t’offrir pour traire les vaches.


Elle sourit avec cet air d’acquiescement trop rapide qui signifiait
en général qu’elle allait justement n’en faire qu’à sa tête. Autant que grand-
mère Landry, elle devenait impossible à retenir dans sa dépense d’elle-même
au secours des autres.


Pour ma part, j’allais partir un étrange pays mi-terre, mi-eau,
à quelques trois cents milles au nord de Winnipeg, une basse plaine de joncs,
de lacs, de rivières, survolée d’innombrables oiseaux, que je baptiserais
moi-même, je pense, le pays de la Petite-Poule-d’Eau. Voilà en tout cas,
ce qu’on m’en avait dit et qui m’attirait. J’avais obtenu là une de ces écoles,

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assez rares au Manitoba, qu’en raison de l’éloignement, des pauvres com-
munications et de la dureté du climat, le ministère de l’Education ne main-
tenait ouvertes qu’en été seulement. J’y serais logée à leurs frais, par les
gens du pays, et toucherais du ministère ma rémunération de cinq dollars par
journée scolaire. Ainsi je pensais arriver à boucher quelque peu le trou fait
dans mes économies par tout l’imprévu de l’hiver précédent. Voilà pour l’ins-
tant tout ce que j’escomptais de mon passage à la Petite-Poule-d’Eau qui allait
pourtant imprégner ma vie entière de son indicible attrait. Mais tout le reste,
qui me serait donné par surcroît : la découverte d’un des lieux du monde les
plus enchanteurs ; la nostalgie qu’il déposerait en moi pour toujours du recom-
mencement possible de l’expérience humaine sur terre; le livre qui en résulte-
rait bien longtemps plus tard ; la bonne fortune de ce livre – roman pour ainsi
dire d’une petite école perdue au bout du monde et qui en serait la première –
devenant livre d’étude en de nombreuses écoles du pays et d'ailleurs ; tout ce
rebondissement inouï, alors que je partais pour la Petite-Poule-d’Eau, m’était
aussi caché que nous l’aitest en fin de compte presque tout l’essentiel de notre
destination.


Et qu’il est bon qu’il en soi ainsi! Aurais-je pressenti un peu
ce qui allait m’advenir que déjà sans doute l’aventure m’eût été moins profitable.
Il fallait qu’elle me livrât entière à la dure solitude qui, elle, me poussa
vers mes sept petits élèves, quelques adultes autour de moi, versles oiseaux,
le vent, l’immense silence de l’île, dans un besoin si effréné de solidarité
qu’elle me fûut accordée, et dès lors tout changea entre moi et cette contrée
reculée que j’avais pu croire, en arrivant, dépourvue d’intérêt. Tant, tant
de fois, la solitude m’a jetée ainsi dans une meilleure connaissance des êtres
et des choses.

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Maman se montra d'abord assezinquièteà la pensée Après
avoir eu un si bon poste en ville, je courrus comme courais, disait-elle, Adèle
vers les pires trous, comme Adèle.


— -Quand partiras-tu? me demanda-t-elle pour l'autre côté?


Ainsi avions-nous pris l'habitude, entre nous, de nommer les
pays d'Europe, et le mot, pour exprimer le sentiment de maman, faisait,
� la fin, on ne peut plus juste.


En fait, je devais revenir à Saint-Boniface au début de septembre,
en repartir peu après pour Montréal d'où je m'embarquerais pour Londres et
Paris. Mon passeport était demandé, mon billet d'aller déjà retenu.


— -Alors, me dit-elle, je reviendrai de chez Excide à temps pour ...


Je sus qu'elle avait pensé au mot "adieu" qui lui était resté dans
la gorge.


Elle ne combattait plus maintenant en rien ma décision. Elle ne
comprenait toujours pas que je puisse désirer quitter ma situation enviable,
mes donc petits élèves aimants, une vie qui devait avoir à ses yeux quelque
chose au paradis. Sans comprendre la force qui me dominait, elle avait
commencé à la pressentir et me plaignait, je pense, d'en être la proie,
sans songer qu'elle-même, toute sa vie, avait été la proie de quelque
profonde exigence intérieure. Dès lors, si elle en avait eu les moyens,
elle aurait peut-être été jusqu'a m'aider à partir.


Elle aurait bien été la seule à le faire. Personne autour de moi
ne me soutenait. Notre petite ville française et catholique ne nous élevait
pas au prix de tant de sacrifices, d'abnégation et de rigueur, pour nous
laisser partir dans y mettre d'obstacles. Si elle l'avait pu, je me dis
parfois qu'elle nous aurait rete-nus de force. Tout départ, étant donné

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notre petit nombre, était ressenti comme une désertion, un abandon
de la cause. Ma sœur, Adèle portée aux gestes excessifs, aux paroles théâ-
trales, m’accuse de trahir les miens. Anna, plus modérée, me jugeait
tête folle, courant sûrement au-devant de grandes désillusions. On eût
dit qu’elles en voulaient à ma jeunesse d’entreprendre ce que la leur
n’avait osé et le leur reprochait sans doute maintenant. Je ne peux trop
leur en vouloir. Presque certainement ma jeunesse avait été moins refrénée
que celle de mes sœurs aînées.


C’est pourtant Clémence, notre pauvre Clémence sans défense,
qui me porta le coup le plus dur. Comme elle avait été peu longtemps à
l’école, maman la gardant assez souvent à la maison depuis les premières
atteintes de sa maladie, c’est elle qui, souvent, quand j’étais toute
petite, prenait soin de moi. Elle m’entraînait en des promenades à pied
bien trop longues pour moi mais dont je revenais contente avec l’impression
d’avoir vu des choses lointaines et toujours différentes. Elle m’emmenait
souvent du côté sauvage de notre petite rue ainsi que je l’ai raconté dans
Rue Deschambault. Son langage qui inquiétait les autres, plein d’étranges
références aux morts de notre famille, comme s’ils étaient toujours vivants,
ou de bizarres digressions poétiques, ne troublait nullement ma logique
enfantine. Nous fûmes très près l’une de l’autre, Clémence et moi, quand
j’étais enfant, et je crois me rappeler que je courais volontiers vers elle,
dans la peur, pour être rassurée. Plus tard, quand la terrible maladie
nous l’eut laissée atteinte à jamais dans quelque partie invisible de son être,
c’est elle qui se cramponna à moi, tirant, on eût dit, une sorte de confiance
de ma jeunesse entreprenante.


Dans un état de fâcherie qui chez elle était signe de désarroi,

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elle assistait à mes préparatifs de départ. Un soir, elle s'arrêta à la
porte de ma chambre, me regardant faire des rangements.


— -Comme ça, c'est vrai que tu pars?


Elle attacha sur moi ses grands yeux aux cernes sombres, si
prompts à voir venir de loin la souffrance, ne s'y trompant pour ainsi dire
jamais. J'y vis passer une détresse dont je ne compris tout le sens que bien
des années plus tard, lorsqu'au moment du plus grand besoin je sentirais se
retirer de la mienne la main qui m'avait paru la plus sûre.


— -Voyons, Clémence, je ne pars pas pour toujours!...


Elle continuait à me regarder sans croire à mes paroles, sans plus
de confiance en moi peut-être, si désemparée qu'elle me jeta tout à coup en
plein coeur sa plainte profonde :


— -Tu nous abandonnes!


Il y a des mots comme cela : une fois dits, on les entendra toujours.
Ils se logent dans quelque coin de la mémoire d'où on ne pourra les faire sortir.
Ils nous attendent à un tournant de la pensée, etla nuit souvent, quand nous
r�veill� et ne pouvant sene pouvons nous rendormir, alors que ce sont toujours les vielles souffrances
qui viennent nous retrouver, les premières. Peut-être, quand nous serons
cendre et poussière, ou âme immortelle, que nous nous en souviendrons encore.
Et, s'ils nous traquent ainsi à travers la vie, et peut-être au-delà, c'est
sans doute qu'ils contiennent une part de vérité.


Dédette était revenue ce temps-là pour un court intérim,
avant de retourner encore une fois à Kenora, assumer une classe de septième
ou huitième année à l'Académie Saint-Joseph où moi-même j'avais fait mes classes.

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Elle aima toujours particulièrement, comme moi celle des tout petits,
les classes d’adolescents, disant : « C’est l’âge où se réveille
la chair, mais aussi l’idéal". » Et c’est d’elle, loin comme nous l’aurions
pu croire de nos préoccupations et de nos angoisses, que je reçus
de l’encouragement. Un jour, n’en pouvant plus de doute et d’hésitation,
je m’en fus à la grande porte d’entrée demander Sœur Léon de la Croix.
Cela me faisait toujours curieux de nommer ainsi ma sœur que j’attendais
ensuite dans un des deux petits parloirs identiques, meublés chacun d’un
piano et où, élève, tantôt dans l’un, tantôt dans l’autreJ’avais
souvent été envoyée ,
travailler mes gammes et sonates.


J’entendis au loin sonner sa cloche : trois courts et un long –
à moins que ce ne fût le contraire. Peu après, résonna son pas se hâtant
dans le grand passage.


Le pas de Dédette! On disait à la maison qu’on le reconnaî-
trait entre des milliers. J’imagine parfois que même dans le piétinement
de la Vallée de Joseaphat, si les choses s’y passent comme on le dit,
le pas de Dédette s'ense détachera. C’était tout le contraire du pas d’une
religieuse. Et sans doute sa communauté avait-elle essayé d’amener
Dédette, dans sa démarche comme dans bien d’autres choses, à se conformer
aux autres, mais heureusement, elle n’y était pas parvenue en cela du moins.


Vif, hâtif, impétueux, comme soulevé parfois de terre et, à
intervalles, sonnant du talon, il disait tout son caractère : une
volonté forte, appliquée à se dominer, mais qui n’avait jamais pu
retenir en elle l’enfant aimante accourant se jeter avec passion vers le monde jadis quitté.


dans les joies rendues de l'affection et du bonheur
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Déjà précipité, au loin dans le passage, il s'accélérait
dans les marches qui descendaient aux parloirs, acquérait encore plus
de vitesse dans le dernier petit bout du corridor, puis la course
devenait élan irrépressible dès qu'elle avait aperçu le visage de celui
ou celle qui l'attendait. Jupe et voile envolés, nous arrivait un
tourbillon qui se saisissait de nous, nous faisais tourner avec elle
dans une valse folle comme si, pour nous retrouver, nous n'eussions
pas eu qu'à franchir un coin de rueseulement, mais une distance infinie. Et
peut-être était-ce elle qui avait raison et devrait-il y avoir danse
et tourbillon de pas chaque fois que se retrouvent deux être qui
s'aiment, eussent-ils vécu côte à côte! Je ne voyais pas alors combien
il était surprenant que ce fût Dédette, la plus exubérante, la plus
emportée,- peut-être aussi la plus pathétique-, qui fût
entrée en religion. Dédette était Dédette - un vrai phénomène! - pieuse,
bruyante, démonstrative, méditative - je ne voyais pas plus loin.


Elle arriva hors d'haleine, s'empara de moi, se pendit à mon
cou et se prit à me chantonner, un peu plaintivement, comme si je lui
étais rendue après une longue captivité : "Ma petite Gabrielle! Ma petite
Gabrielle"! "


Puis devenue soudain toute calme, elle me fit asseoir, tirant
la chaise pour elleau plus proche de moi. Elle avait ce don rare de passer
de la surexcitation intense à la gravité, au silence le plus attentif,
le plus perspicace, appris sans doute au prix d'efforts constants mais qui
devrait aussi correspondre au fond de son âme portée, malgré tout à pres-
sentir le malheur plus encore que la joie du monde. Et il est vrai qu'une
fois ou deux, le feu, l'animation, l'éclat de son visage tombés tout à

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coup, j’avais vu apparaître, en elle, à mon immense surprise, comme
un vaste paysage sombre, désolé, tourmenté, sans lumière, une lande
grise; puis étaient revenus le feu, l’animation, l’éclat, et j’avais
cru avoir été le jouet de mon imagination.


A présent elle scrutait mon regard anxieux.


— -Dédette, l’appelai-je à mon tour comme de loin, je ne sais
vraiment plus que faire. Tous me désapprouvent de vouloir partir…
Pourtant!...pourtant!...Il me semble qu’il y va de ma vie…


Elle me prit alors par la main, me fit me relever et m’entraîna
dans le grand jour qui tombait de la haute fenêtre. Dans cette claire
lumière du ciel, nous nous sommes bien vues pour la première fois peut-
être de notre vie, ma sœur et moi, car il me semble que nous n’en
revenions pas de surprise, moi àde découvrir soudain le magnifique gris
nuageux de ses yeux pleins quèils étaientde nostalgie que je n’y
avais encore jamais observée, elle àde découvrir Dieu sais quoi dans mon
visage car elle n’arrêtait pas de le tourner doucement vers la lumière
encore. Suffirait-il donc à la fin d’une franche lumière tombée du ciel pour
voir ce qui est? Brusquement, Dédette me serra dans ses bras, elle
attira ma tête contre son épaule et, comme assurée du secours de son
Seigneur en ma faveur, elle se prit à me crier en chuchotement exaltés,
y mettant en jeu, on aurait pu diredit, son salut éternel :


— -Pars! Pars! Pars!

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Il y a sept ans de cela, quand elle fut sur le point de mourir
et qu’accourue auprès d’elle, je me tenais, un soir , à son chevet,
dans sa petite chambre d’infirmerie, je lui demandai si elle se souvenait
de cette scène du parloir?


Elle ouvrit les yeux mais ne m’adressa pas le sourire que
j’espérais. Depuis l’instant où son médecin lui avait appris qu’elle
était atteinte d’un cancer déjà très avancée, aucun sourire n’avait plus
éclairé son regard. L’amour, le grand souci des autres y étaient toujours
visibles, mais sans la lumière qu’y met le sourire. De tous les miens
que j’ai vu mourir, c’est elle, la grande croyante, qui sembla y mettre
le plus de résistance. Son dernier sourire, elle l’avait esquissé peu
après son opération, alors qu’elle croyait qu’elle allait vivre et que,
du regard, elle avait tout à la fois embrassé ce qui dans la vie est bon,
tendre, doux, parfumé, délicieux, et qu’elle m’avait fait voir à ce
moment-là, à force de beauté dans son sourire. Depuis lors, je m’ingéniais
à le vouloir faire apparaître encore une fois au moins sur les trais de
Dédette. Mais il n’y avait rien à faire. La gravité seule, une étrange
gravité chez un être si mobile, les revêtait. En réponse à ma question,
elle fit simplement signe que oui, puis ajouta sur ce ton grave toujours
maintenant : "Les choses du cœur ne s’oublient pas. Ce sont peut-être
même les seules qui nous restent à la fin. Et elles ne font pas un gros tas". "


Je lui demandai encore si, pour m’avoir poussée autrefois avec
une telle ardeur à suivre ma voie, elle avait perçu quelque signe favorable
du destin. A un léger froncement de ses sourcils, je me repris : de la
Providence.


Elle me dit que non. Simplement, à voir mon visage tracassé –

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si jeune encore, et déjà si tracassé - elle s'était rappelé un moment
de sa vie, à l'âge de onze ans, alors que s'éveillant, à la campagne,
par un frais matin d'été, tout imprégné, me dit-elle, de bonnes odeurs
de la maison : pain grillé, café, confitures, mêlées à celles qui
entraient de dehors par la fenêtre grande ouverte : foins coupés, phlox
en fleurs, terre trempée de rosée, elle s'était sentie à ce point
enivrée de vivre qu'en un élan de gratitude envers le Créateur pour tant
de bonheur donné à ses créatures, elle avait décidé d'y renoncer en partie,
de son plein gré, et d'entrer en religion.


— -Si je comprends bien, dis-je, quelque peu incrédule, c'est
par excès d'amour de la vie que tu y as renoncé?


Elle pencha la tête en un signe qui pouvait être d'acquiescement
avec cette gravité toujours si troublante.


— -J'avais onze ans...reprit-elle, avec une sorte de compassion
lointaine envers elle-même.


Elle ne l'avouerait pas, mais un frémissement douloureux de sa
lèvre me donne à entendre qu'elle de sentait lésée maintenant de sa
part de bonheur terrestre pour avoir été, enfant, si confiante.


— -Mais tu as toujours dit, m'écriai-je pour la consoler, que
Dieu seulement pouvait nous donner le bonheur entier.


— -Il veut peut-être aussi qu'on goûte à celui de la terre, dit-elle.
Toutes ces merveilles, il les aurait faites pour rien!


— -Mais qui les a vues mieux que toi, Dédette? Du coin de l'oeil,
tu as vues mille fois mieux que nous toutes, en liberté, mais toujours
occupés ailleurs... toujours distraites.

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Alors je sus que je l’avais en effet un peu consolée. Après
mon départ, durant les quelques semaines qui lui resteraient à vivre,
j’allais lui écrire une lettre tous les jours, parfois deux dans la
journée, m’efforçant sans cesse de la persuader qu’elle avait vibré plus
qu’aucune créature humaine aux splendeurs de la vie. Et puis, elle morte,
je tâchai de continuer à lui parler, à essayer du moins de la retrouver
dans le vent, les arbres, la beauté du monde…Cela donna Cet été qui
chantait
, un livre étrange, j’en conviens, qui, sous une apparence de
légèreté, baigne au fond dans la gravité. Quelles que soient ses lacunes,
il a du moins le mérite, je pense, d’être à l’image de Dédette, âme en-
fantine, âme candide, âme au long tourment refoulé.


Le feu des lucioles, le chant de la vague, celui des feuillages,
le cri d’un oiseau traversant l’espace, Dédette, dans ses longues lettres,
prises sur ses rares heures de liberté, au temps de ses chiches vacances
au petit camp des sœurs, sur le lac Winnipeg, m’avait fait voir en ces
humbles beautés un peu de la pulsation du grand songe de Dieu. Je n’ai
fait que tâcher de rendre ce qu’elle avait éclairé pour moi de son regard
pénétrant.

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248AXVIII


Je partis pour la Petite-Poule-d'Eau en fin juin, tout juste ma
classe à Provencher terminée. Je pris le train de nuit pour une petite
ville de Dauphin où je devais faire la correspondance avec celui de Rorketon.
Il faisait une chaleur atroce. Je n'étais pas parvenue à fermer l'oeil de
la nuit. J'arrivai à Dauphin au petit matin, brisée de fatigue. Assez
sottement, pour ce voyage dans une sorte brousse, je m'étais habillée

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249

d’un costume de toile blanche qui était horriblement fripéefripé après ma
nuit passéeà me tourner et retourner sur ma banquette de train. De plus, je
pense que j’étais barbouillée de poussière de charbon. Mais le pire
m’attendait. J’aurais à attendre le train de Rorketon longtemps, m’apprit
le chef de gare – Combien de temps? – Il ne pouvait le préciser. Ce
pourrait être deux heures comme tout aussi bienla moitié de la journée
ou même plus. Ce train n’avait pas d’heure. Il arrivait quand il le
pouvait, partait quand il était prêt. Iic, c’était un peu à quoi tous
devaient se résoudre, me fit-il observer avec douceur, en m’engageant à
essayer d’en faire autant.


Je ne connaissais personne à Dauphin. D’ailleurs, à cause de
ce train qui pouvait arriver dans trois heures aussi bien qu’à l’instant,
il valait mieux ne pas quitter la gare. L’intérieur était étouffant. Mais
dehors, juste devant la fenêtre du bureau du chef de gare, il y avait un
banc en bois. Je m’enveloppai de mon manteau et tâchai de trouver une
posture par trop pénible sur ce banc étroit et court. J’étais si ensommeil-
lée que je pense avoir dormi par instants, la tête sur le dur accoudoir
et glissant parfois à moitié hors du banc. Je me réveillais, me recroque-
villais autrement, dormais un petit moment encore.


Le chef de gare, de sa fenêtre, devait m’observer depuis quelque
temps. Il fut sans doute pris de pitié pour moià me voir, dans mon beau
petit costume de toile, cherchant du reposcomme un clochard à ciel ouvert .
Je suppose qu’il hésita assez longtemps, plutôt timide au fond, avant de
venir me faire son étonnante invitation :


— -Ecoutez-moi bien, mademoiselle. Je me trouve seul à la gare, ma
femme étant partie en vacances. Avant de partir, elle a remis notre grand

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lit au propre. Moi, je n'ai pas encore eu le temps d'aller m'y reposer.
Il est à vous, si cela vous le dit de dormir dans un bon lit plutôt que
sur ce banc où vous allez bientôt avoir le cou, les épaules et les reins
cassés.


Tout ensommeillée que j'étais, je parvins à m'assoir et à
ouvrir grand les yeux pour bien regarder l'homme qui me tenait pareil
langage. Il était assez jeune, d'aspect agréable, avec des yeux bleus
qui exprimaient une sorte de tendre sollicitude pour son prochain en peine
ou désemparé. En fait, il se dégageait de lui l'impression qu'il était
le bon Samaritain en personne. Tout de même, j'avais encore assez d'esprit
pour me rappeler qu'il venait de m'apprendre que sa femme était tout juste
partie, qu'il avait donc le champ libre. Il dut lire un peu de mes pensées,
car il se dit débordé de rapports à terminer avant l'arrivée du train. Et
de plus le lit était là, dit-il, à ne rien faire, tandis que j'en avais
tant besoin.


J'eus alors une telle envie de ce lit - et peut-être de la peine
à l'idée que je pourrais repousser une bonne intention - que je survis cet
homme sans plus hésiter. Il me conduisit à la chambre, enleva le couvre-
lit qu'il plia soigneusement et déposa sur une chaise, ouvrit à moitié le
lit tout propre en effet, mit les deux oreillers l'une sur l'autre, les
tapota en disant : — "There ...there..." m'assura qu'il viendrait me réveiller
avant l'heure du train et s'en alla aussitôt en tirant la porte derrière lui.
J'enlevai mon tailleur et me coulai dans les draps frais. La tête à peine
sur l'oreiller, je dormais déjà, je pense. Or, me semble-t-il, je venais
tout juste de m'endormir que déjà une main douce touchait mon épaule et
j'entendais une voix inconnue me dire :

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-Miss, your train will be there in ten minutes!


Je me rhabillai en hâte. J’arrivai sur la petite plate-forme de la
gare en plein milieu de la ravissante journée d’été, chaude et parfumée.
Je m’étais couchée à six heures. On était à deux heures de l’après-midi.
J’étais toute reposée, le visage frais, les yeux clairs, bien d’attaque
pour le reste du voyage.


Le chef de gare me regardait avec une expression de bonheur.


— -Vous avez une autre minute que ce matin, fit-il. Voilà ce que
c’est que la jeunesse, plus un bon lit. Deux fois, j’ai été voir pendant
que vous y étiez, et j’ai jamais vu quelqu’un dormir aussi profondément.


Je le considérai en silence et ne vit en lui rien que de la joie
en retour de la confiance que je lui avais accordée, et comme de la
gratitude pour lui avoir permis de me marquer de la bonté.


J’avais un peu cet homme en tête quand je fis dire à Luzina de
la Petite Poule d’Eau que l’on n’a qu’à se mettre sous la protection d’un
être humain pour qu’il soit envers nous tel que nous le souhaitons.


Ainsi, des années avant d’écrire ce livre, j’en avais déjà,
à mon insu, des éléments tout épars, sans liens entre eux. Cependant, on
pourrait dire qu’ils étaient déjà sous le signe du cœur. Mais je n’aurais
accès à eux de longtemps encore. Je pressentais parfois que je devenais moi-
même comme un vaste réservoir d’impressions, d’émotions, de connaissances,
pratiquement inépuisable, si seulement je pouvais y avoir accès. Mais avoir
accès à ce que l’on possède intérieurement, en apparence la chose la plus
naturelle du monde, en est la plus difficile.


Montée dans le train de Rorketon, je voyais, planté au milieu
du quai, le chef de gare me regarder partir avec émotion, comme une

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parente - ou plutôt une de ces étrangères, si peu étrangère, croisées
en route et que l'on n'oubliera jamais. Je lui adressai un petit signe de
la main. Lui porta la sienne à sa visière verte. Il me fit un lent sourire
timide. Parfois, je me demande, si, plus tard, quand sortirent mes
premiers livres - surtout la Petite Poule d'Eau - cet homme ne fit pas le
lien entre l'auteur et la jeune fille qu'il avait hébergé un matin d'été,
se disant : "Je me doutais aussi que j'entendais une jour parler d'elle". "


Alors, enfin, le petit train si longtemps attendu, se mit en
marche et aussitôt eut l'air d'ouvrir son propre chemin à travers une nature
jusque-là inviolée.


Ce train de Rorketon! Mon ami Jean-Paul Lemieux, en a admira-
blement saisi et rendu le caractère dans sa série d'estampes qui illustrent
l'édition Gilles Corbeil de la Petite Poule d'Eau. Pour intensifier sans
doute le sentiment de solitude - mais aussi de secours qui s'en dégage, car
le train là-bas est bien le seul lien à rattacher les hommes par-delà les
étendues désertes - il l'a représenté l'en hiver, au coeur de la basse plaine
enneigée, d'où il semble venir comme de l'extrémité du monde. Mais j'en ai
fait, moi, la connaissance au temps où d'innombrables fleurs délicates en
parsèment le chemin solitaire. Je ne pourrain'oublierai jamais oublierce voyage
comme à travers l'été même, grisant d'odeurs sauvages, de parfums, de
souffles chauds et de bruits parmi les plus aimables dans la nature. De
temps en temps c'était unle trille perçant d'd'un oiseau qui nous parvenait, de
temps en temps un froissement brusque de feuillages, ou la stridulation
de quelque insecte. La grosse locomotive faite pour traîner tout un convoi

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ne remorquait qu’un seul wagon pour voyageurs, attaché directement à
elle, et que suivait la caboose, sorte de cuisine et de dortoir du
personnel, car, sans cesse appelés à faire la navette entre Dauphin et
Rorketon, à des heures constamment changeantes, et sans halte entre ces
deux points, où donc ces hommes auraient-ils pu se reposer, dormir,
manger, sinon dans leur demeure mouvante qu’ils arrêtaient au reste,
parfois, la nuit, au bord d’un peu d’eau, ou en pleine campagne.


Le train ne transportait pas que voyageurs et courrier. C’était
ce qu’on appelait alors un train mixte, que prenait aussi du fret. Le jour
où j’y voyageais, un wagon rattaché à la caboose transportait un gros tas
de traverses destinées à remplacer celles de la voie ferrée qui étaient
détériorées. On s’en allait à peu près au pas d’un cheval de ferme, les
hommes jetant derrière nous des traverses selon les besoins qu’ils estimaient
à l’œil, ici deux ou trois, plus loin, trois ou quatre.


Quand nous étions dans une partie de la voie en bon état, le
serre frein venait jeter un coup d’œil à son stew, soulevant le couvercle
d’un gros chaudron noir mis à mijoter sur le petit poêle de la caboose. Une
bonne odeur de ragoût se répandait du côté des voyageurs où nous étions quatre
en tout, l’infirmière au service du Department of Health, un marchand de
bestiaux – qui allait ressusciter pour moi, à ma grande surprise, sous les
traits d’Isaac Boussorvsky dans la Petite Poule d’Eau – et un individu
plongé dans ses rapports et papiers qui refusa de nous aider à l’identifier.


L’odeur alléchante m’attira sur le seuil de la caboose. Le serre-
frein leva les yeux de sa marmite.


— -Ça sent bon, lui dis-je


-Hungry? me demanda-t-il.

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J'eus un sourire un peu quémandeur, j'imagine. Incroyablement,
je m'étais engagée dans ce voyage à rebours du temps et de la civilisation,
sans même me munir de provisions de bouche.


Je reçus une bonne gamelle pleine, et le serre-frein en apporta
autant à l'infirmière et au marchand de bestiaux. Pour sa part, l'nfirmière
distribua à tout le monde des galettes maison qu'elle sortit, encore tièdes,
d'un grand sac mis dans un plus grand sac pour les garder fraîches. Le serre-frein
revint avec des tasses de thé brûlant.


Plus tard, l'odeur de cuisine sortie du train, portes et fenêtres
grandes ouvertes, ce sont celles de la nature qui y entrèrent.


On était au temps des roses, et j'en vis, dune teinte vive,
s'entendre en une nappe disposée à travers le pays comme pour un bouquet banquet sans
fin. Leur parfum était grisant. Au-dessus voltigeaient toutes sortes
d'insectes bourdonnant de convoitise. Puis, après le champ des roses,
surgit, parmi les hautes graminées et le foin fou, se balançant sur sa
tige délicate et longue, une petite fleur bleue si attirante que j'eus
envie de la voir de plus près. On allait tellement au ralenti que je
pensai avoir le temps de sauter en bas, courir en cueillir quelques-unes
et, en revenant vite, derattraper le train. Le mécanicien avait la
tête hors de sa cabine à admirer et respirer les alentours. Quand il me
vit courir à travers le champ, prenant ici et là une fleur, il me cria
de ne pas tant me dépêcher, qu'on avait tout le temps qu'il fallait, et
sans plus il appliqua les freins. Nous fûmes arrêtés presque dix minutes
pendant que je me faisais un bouquet.


Quand je remontai, mes fleurs à pleins bras, tous ensemble,
y compris l'homme aux bestiaux, me firent un sourire attendri comme à

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quelque apparition de jeunesse, de rêve ou de leur enfance préservée.
Je fus sir heureuse de cet accueil que je ne l’ai jamais oublié. Je
retrouve aussi parfois, l’impression d’un petitgroupe d’amis pour
ainsi dire inconnus qui m’attendent toujours quelque part dans un petit
train qui a pourtant cessé d’exister.


Le train arriva à Rorketon un peu avant l’heure du souper. Je
me hâtai vers la pension d’une dame O’Rorke, si je me souviens bien, où
j’avais rendez-vous avec un monsieur Vermander, naguère maître de poste à
Sainte-Boniface, qui avait été promu depuis quelques années à celui
d’inspecteur des postes du Nord du Manitoba. En peine de renseignements,
je lui avais téléphoné pour demander comment me rendre à la Petite-Poule-
d’Eau. Il m’avait alors fixé ce rendez-vous à Rorketon d’où nous devions
partir ensemble pour le Partage-des-Prés, dernier hameau de ce côté, et
aussi dernière petite succursale de la poste. Le lendemain matin, par un Ukrainien,
ayant pris aussi avec nous un guide métis. J’allais, m’enfonçant de plus
en plus dans un aspect pour moi totalement inconnu de mon pays. Jai raconté
quelque chose de ce voyage dans ma préface à l’édition scolaire George
Harrap de Londres de La Petite Poule d’Eau. Mais jamais je ne peindrai
assez l’ahurissement qui me saisit de rouler ainsi indéfiniment vers
toujours plus sauvage, plus retiré et plus lointain.


Parmi de grêles petits bois parurent enfin, au long de la piste
raboteuse, quelques pauvres maisons de bois, une chapelle, et une école
en planche plus ou moins groupées en un semblant de village. C’était le
Portage-des-Prés. J’eus le cœur serré à l’idée de devoir y passer l’été.
Mais je me faisais des illusions. Mon poste était plus éloigné encore,

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dans une île, à quelque trente milles de distance, coupée de la terre
ferme par deux rivières, et que l'on appelait le ranch-à-Jeannotte. Il
n'y avait qu'un moyen de s'y rendre : par le tacot du facteur qui venait
d'ailleurs tout juste de partir et qui ne repassait par ici que la semaine
suivante. J'étais quelque peu désemparée.


Mon compagnon, Jos Vermander, un homme habitué à ces difficultés,
ne faisant qu'en rire.


— -Donnez-moi le temps d'examiner les livres du maître de poste
(qui était aussi le marchand) et je vous conduis moi-même à cette fameuse
île de la Petite-Poule-d'Eau. N'allez tout de même pas vous imaginer que
je vais vous laisser en panne ici.


En fait, c'est bien grâce à lui si je suis parvenue à la Petite-
Poule-d'Eau. Pour ce qui est du ministère d'de l'Education, j'imagine que je
serais restée en route quelque part qu'il n'en aurait jamais rien su et
m'aurait peut-être à tout hasard versé mon salaire.


bout de péripéties bien trop nombreuses pour les raconter,
nous sommes parvenus, un peu avant la nuit tombante, sur l'île de la
Petite-Poule-d'Eau.


Un ciel déjà sombre, une immense île basse, presque indistincte
entre ses rivières chuchotantes et d'étranges froissements de joncs,
comprenant en tout et pour tout une seule maison qu'entouraient quelques
petites dépendances ; à découvrir ma destination, j'éprouvai enun effarement
voisin de la panique.


Parmi la série d'estampes de Jean-Paul Lemieux, il en est une que
j'affectionne particulièrement. Tout au bas de la peinture, presque
minuscules, sont rangées les trois petites constructions de l'île,

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seuls témoins ici de la présence humaine : la maison, la bergerie, la
pauvre petite cabane qui sert d’école. Sur ce frêle groupe pèse un ciel
vaste, très noir, occupant les deux tiers du petit tableau, un ciel
primitif. Il pourrait être hostile. Il pourrait être écrasant. Mais
une ou deux étoiles voilées en émergent faiblement, plus lointaines encore
qu’elles ne le sont habituellement de la terre, et l’espoir se prend avec
elles à essayer de percer la grande nuit des temps.


Je m’étonne toujours, en contemplant cette estampe, que la peintre
ait bien sur rendre le sentiment de détresse, accompagné cependant d’un vague
espoir encore inconnu de moi, que j’éprouvai en arrivant, de nuit, dans ce
coin du monde qui en paraissait totalement à part.


En peu de jours, comme à Camperville, j’eus organisé ma vie
de manière à avoir quelque chose à faire à chaque minute de la journée,
la seule manière d’échapper à l’ennui dévorant.


Je me réveillais tôt – les troupeaux d’agneaux bêlant autour
de la maison s’en chargeaient – et j’écrivaillais dans ma petite chambre
à la fenêtre basse, tout près du sol, ou bien réfugiée dans l’école de 6 six
pieds par?sur sept, assise à mon pupitre rustique taillé au couteau dans du sapin
qui sentait encore la résine.


Puis mes élèves arrivaient, sept en tout. Quatre venaient de
la maison voisine, les trois autres par-delà les rivières, parfois
amenés par leur père, parfois seuls, les pauvres petits, à mener
leur barque fragile sur des eaux au courant agité. Je leur enseignais à lire,
à écrire, à compter, et, un peu, comme la demoiselle Côté du livre,

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à renouer avec leur vieille ascendance française. En fait j'aurais bien
pu ne leur enseigner que cela pour ce qu'en aurait jamais su le Departement
of Education situé pour ainsi dire dans une autre planète. Mais je cherchais
à être consciencieuse et à enseigner quelques matières en anglais. Au vrai,
cela importait peu ici. La dure vie isolée, les nécessités pressantes,
le ciel infiniment présent, tout m'apprenais que lécole devait être lieu
de rencontres et non de divisions.


Vers trois heures, étant donné l'atroce chaleur que s'installait
dans la cahute, je fermais l'école et, s'il n'y avait pas trop de mousti-
ques, nous allions ensemble nous baigner dans la Grande-Poule-d'Eau.
Rivière plus belle, je n'en ai jamais vu. Entre ses bords plats recou-
verts d'herbes douces, elle coulait, large et tranquille, quoique ded'un
courant vif pourtant, dont il fallait se méfier. Toujours limpide, elle
était, tantôt de ce vert de feuillage un peu sombre telle que l'a peinte
Lemieux, l'apparentant à la couleur même des roseaux qui la bordent,
tantôt d'un bleu tendre à ne as la distinguer du ciel qui s'y voyait
passer, comme un autre cours d'eau, avec son inlassable flotille de
blancs nuages. En tout temps, nuit et jour, elle faisait entendre le
même chant profond qui semblait nous parvenir inchangé depuis le commen-
cement des temps. Son eau était bonne à boire, transparente à s'y mirer,
propre à en sortir lavée comme d'aucune autre. J'ai su alors ce qu'est
une pure rivière, avant les outrages frais par l'homme à l'eau, quand
elle était encore comme le regard innocent de la Terre.


Après le souper, la vaisselle faite, madame Côté, ma logeuse,
sans plus d'occupations pour distraire sa pensée, s'asseyait à une fenêtre
basse, et, les yeux fixés sur le beau mais vide paysage , laissait paraître

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une grande tristesse. Tant la pauvre femme paraissait alors la proie
de l’ennui, je lui proposai, un soir, faute de mieux :


— -Est-ce que ça vous plairait que nous allions marcher un peu
ensemble au bord de la rivière?


Encore aujourd’hui, je ne peux sans étonnement retrouver l’air
de bonheur qu’une si simple invitation sut amener sur son visage. C’était
comme si je lui eusse proposé : "Allons faire un tour en ville. Au cinéma…"
Elle passa dans sa chambre, en ressortit avec son chapeau, que je ne lui avais
encore jamais vu, sur la tête. C’était tellement inattendu, pour aller
se promener dans un sentier de broussaille, le long de la rivièresauvage ,
que j’en restai muette un bon moment. Je nous revois, allant l’une
derrière l’autre à cause de l’étroitesse du paysage frayé, moi dans ma
culotte de cheval dont j’avais pris si grand soin qu’elle était encore
tout à fait convenable, madame Côté, devant moi, sous son étrange
chapeau de velours, et qui, tant elle était comme allégée tout à coup,
par bribes, en reprenant souvent haleine, me racontait bien un peu, je
pense, sa vie. D’ailleurs cette promenade si innocemment proposée par
moi semblait avoir déclenché une sorte de commotion dans l’atmosphère
recueillie de notre vie, car voici que nous avaient rejointes à la course
et nous suivaient à présent au pas, en file aussi, quatre poules, trois
chats, le chien, un cochonnet, le coq et, enfin, comme toujours, une
bonne partie des agneaux et des brebis qui passaient en liberté dans l’île.
Ainsi se forma, ce soir-là, une petite procession défilant au bord de
l’eau un peu comme en un village sur un trottoir. Peut-être fut-ce cette
illusion qui réjouit madame Côté, par railleurs rendant envieux les autres

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de la maisonnée que je n'avais pas invités et qui, des fenêtres, nous
suivaient de l'oeil, avec l'air de dire : "Quelle chance vous avez et
pourquoi ne pas nous avoir emmenés aussi"? "


Je devenais heureuse. Je m'apaisais dans l'île, où j'étais
arrivée, le coeur si affolé d'angoisse. Le temps, ce que nous malmène
peut-être le plus, avait cessé de me harceler. J'étais comme coupée de
mon passé et pour ainsi dire sans avenir. Même à mon grand projet de départ
je pensais à peine. J'étais délivrée. J'étais dans le présent comme mon
île portée sur ses eaux. Ce fut l'une des trois ou quatre haltes merveil-
leuses de ma vie où j'eus loisir de refaire mes forces physiques et morales, et
sans lesquelles ma santé, toujours plus ou moins fragile, n'eût sans
doute pas tenu le coup. C'était certainement en tout cas ce qu'il
me fallait avant d'affronter le tourbillon d'émotions que m'attendait et
auquel je ne résistai que parce que l'avait précédé cette période de
calme, de silence et d'attention tout intérieure à ce que je découvrais.


Cependant je n'avais encore pas une seule ligne écrite dont
j'aurais pu être un peu contente. Comme c'est long d'arriver à ce que
l'on doit devenir! D'ailleurs, lorsqu'on y est, c'est déjà le temps
d'aller plus loin.


En quittant la Petite-Poule-d'Eau, à la toute fin du mois
d'août, je possédais pourtant, à mon insu, les uns pris à Camperville,
d'autres àen ce lieu même, presque tous les matériaux nécessaires au roman
que je commencerais à écrire en 1948 seulement, sauf, bien entendu,

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la couleur, le genre de vie que je mènerais d’ici là et qui apporte-
rait leur tonalité à l’oeuvre. Il y ceci d’extraordinaire dans la
vie d’un livre et de son auteur : dès que le livre est en marche, même
encore indistinct dans les régions obscures de l’inconscient, déjà tout
ce qui arrive à l'auteur, toutes les émotions, presque tout ce qu’il
éprouve et subit concourt à l’oeuvre, y entre et s’y mêle comme à une
rivière, tout au long de sa course, l’eau de ses affluents. Si bien
qu’il est vrai de dire d’un livre qu’il est une partie de la vie de son
auteur en autant, bien entendu, qu’il s’agisse d’une oeuvre de création
et non de fabrication.

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262XIIXIX


Au début de septembre, j'étais de retour à Saint-Boniface
où j'avais pris chambre et pension pour quelques jours chez des demoi-
selles Muller, attendant maman qui devait m'y rejoindre. C'est alors,
évidemment, que j'ai pris la pleine mesure du chagrin que j'éprouvais
de la perte de notre maison et que j'eus quelque idée de ce que devait
être celui de maman. Je n'allai pas la revoir, rue Deschambeault,
voulant m'éviter une peine trop vive. Maintenant, quand je suis de
passage au Manitoba, des amis, voulant me faire plaisir, m'emmenent
en auto rue Deschambeault. L'auto ralentit, stoppe devant notre
ancienne maison quelque peu transformée mais conservée en bon état,
et je ressens de la gratitude envers celui qui nous l'a achetée d'en
avoir évidemment pris grand soin. Je lève les yeux en silence vers
la petite fenêtre du troisième d'où j'écoutais, les soirs du printemps,
le chant nuptial des grenouilles, issu des étangs au bout de la rue,
et me perdais alors dans une ivresse confiante en l'avenir. Et j'é-
prouve de la compassion, non pour l'adulte que je suis devenue,
sachant bien que l'avenir ne resplendit vraiment, que longtemps
avant qu'on n'y arrive, mais pour l'enfant là-haut qui le voyait si
resplendissant.


Maman revint de Somerset où elle retournerait après mon départ
pour en revenir à l'automne avec Clémence, et dès lorselles prendraient alors
un logis en ville. Je la trouvai de nouveau amaigrie, le visage tiré,
comme un peu rapetissée. Je lui reprochai de s'être sans doute portée
sans cesse au-devant de toutes les besognes chez son frère, mettant
peut-être de l'amertume dans mes paroles tellement j'étais fâchée de la
retrouver l'air si fatiguée. Elle me dit que dit que sa fatigue ne provenait pas

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des petites besognes accomplies à la ferme, qui, au contraire, l’a-
vaient distraite et délassée, mais qu’elle était à peine débarrassée
d’un gros rhume attrapé, un soir, sous l’averse qui l’avait surprise
à la cueillette des fruits sauvages. Ce qu’elle ne disait pas c’est
qu’elle s’était épuisée à prendre ma défense auprès d’Adèle et d’Anna,
toutes deux lui renotant sans cesse qu’elle m’avait trop gâtée, trop
choyée, n’en récoltant maintenant qu’ingratitude de ma part, moi qui al-
laist partir, la laissant sans soutient à l’heure de son plus grand besoin.
De même qu’elle s’épuisa, à une remarque un peu vive que j’eus contre
elles, à prendre maintenant leur défense, me suppliant de ne pas leur
en vouloir à elle qui n’avaient par eu autant de chance que moi et
en éprouvaient un peu d’envie…Est-ce que cela d’ailleurs ne se re-
trouvait pas dans presque toutes les familles?


A quoi, hors de moi, je répondis que j’en avais justement
assez des familles avec leurs tiraillements perpétuels, la plupart ne
cherchant qu’à noyer celui d’entre elles qui tendait à s’en dégager.
Maman eut un regard navré et, de fatigue, chercha de l’œil le grand
lit en cuivre.


Il n’y avait que celui-là, dans la chambre qui j’avais prise
chez les demoiselles Muller. C’était la première fois de ma vie, je
pense bien, que j’allais dormir auprès de maman, à moins que cela ne
me fût arrivé, comme c’est probable, quand j’étais toute petite, mais
je ne me le rappelais pas. J’avais toujours été une enfant farouche,
tenant à préserver un peu d’isolement, mon lit à moi, mon petit coin
d’étude à l’écart des autres, et maman, qui comprenait ce besoin, l’ayant
peut-être souhaité pour elle-même, l’avait respecté en moi.

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L'une à côté de l'autre, nous ne parvenions pas à nous en-
dormir. Les craintes au sujet de l'avenir, les peines du passé,
l'incertitude, compagne éternelle de la vie, ne pesaient-elles pas
plus lourd sur nous du fait que nous étions livrés sans défense, côte
à côte, à l'obscurité? J'ai toujours pensé, depuis , cette nuit-là, qu'à
moins d'avoir été allongé à côté d'eux dans le même lit , nous ne con-
naissons pas grand-chose des êtres même les plus proches de nous, encore
moins peut-être de nous-mêmes.


Je sentais maman près de moi, toute raidie, qui s'interdi-
sait de bouger pour ne pas m'empêcher de m'endormir, et je faisais de
même à son égard.


A la fin, je demandai :


— -Tu ne dors pas encore?


Alors elle m'avoua que depuis bien des années elle dormait tout
au plus trois ou quatre heures par nuit, et encore,que parfois il lui arrivait de
ne pas attraper une heure de sommeil. Elle eut un petit rire à la fois
navré et d'ironie envers elle-même. — "Tu sais, fit-elle, la vie nous
joue de drôles de tours, nous attendant à des tournants longtemps sou-
haités pour nous apprendre qu'il est trop tard maintenant... Quand j'étais
jeune femme avec des bébés qui pleuraient la nuit et que je devais me lever,
dormant pour ainsi dire debout, pour soigner celui-ci, langer celui-là,
je me promettais : " Ah, les enfants élevés, ce que je vais me rattraper
et dormir, dormir enfin à mon goût "... "


— -Eh bien? pauvre maman!


— -Eh bien! les enfants élevés, quand j'aurais du dormir toute
la nuit d'une traite, le sommeil, lui, m'avait tourné le dos.

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Il m’avait fuie, ne se souciant pas plus de moi que l’eau, en se reti-
rant, ne se soucie des bouts de bois laissés derrière elle sur une grève déserte.


Quand je perdrais à mon tour le sommeil, au temps où je fus
si malade d’un goitre toxique, je me rappellerais cette confidence de
maman murmurée dans le grand lit en cuivre chez les demoiselles Muller,
et, de toutes celles qu’elle m’aurait livrées, aucune ne me paraîtrait
plus désolante. Toutes ces années sans jamais assez de sommeil, à le
remettre à plus tard, à le désirer, à le souhaiter de plus en plus ardemment,
et puis enfin, lorsqu’on pourrait y céder, il n’est plus là, il a fui
irrémédiablement, et on est en effet comme laissé en arrière sur une plage
nue, sans abri contre le vol des pensées qui tournoient autour de nos têtes.
Cependant, si je n’avais pas connu l’insomnie aurais-je pris en pitié celui
qui en souffre? Je n’aurais peut-être même pas su imaginer Alexandre Che-
nevert et peindre cet être de détresse, jamais soulagé, par le sommeil,
de la vision du malheur des hommes. Chaque peine, on dirait, appelle
l’illumination de l’illumination révèle plus de peine encore.


Nous avons feint le sommeil, un moment encore, et puis soudain,
j’ai coupé court à cette comédie, et avoué le fond de mon inquiétude.


— -Ces deux petites pièces que tu as retenues pour Clémence et toi,
il me semble qu’elles doivent être étroites et sans vue. J’ai peut que
tu t’y ennuies à mourir.


— -Non, me rassura-t-elle, et elle s’efforça de me faire croire –
ce qui était peut-être vrai – que la maison vendue, le sacrifice fait,
elle s’était sentie libérée. Peu lui importait maintenant où elle vivrait.
Il y avait un grand avantage à se dépouiller. Plus rien ne pouvant vous
être ôté, on respirait enfin à l’aise. Elle avait mis

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bien trop de temps, dit-elle, à s'apercevoir que meubles, tapis,
objets n'étaient, lorsqu'on vieillissait, qu'entraves à la liberté.


Je l'écoutais, presque plus désolée de ce détachement que
je ne l'avais été de son entêtement, il n'y avait pas si longtemps, à
ne pas vouloir se défaire du moindre souvenir du passé.


— -Pour moi, ne t'inquiètes pas, continua-t-elle à voix basse.
Si ce n'était du sort de Clémence qui me préoccupe, je serais tran-
quille.


Elle se rapprocha et me chuchota à l'oreille comme si les
murs eussent pu nous entendre :


— -Elle a bougonné tout l'été chez Excide. Ou bien elle par-
tait en longues marches solitaires. Je ne sais plus comment la prendre.


Après un moment de silence, elle me demanda presque candi-
dement :


— -Crois-tu que la souffrance des êtres pourrait provenir de
celle des leurs parents qui ne l'ont pas acceptée, n'en sont pas sortis
grandis, et l'ont ainsi léguée, en quelque sorte décuplée, à leurs
pauvres enfants?


— -Qu'est-ce que tu vas chercher là? Lui dis-je.


— -Clémence était peut-être disposée à la maladie mentale depuis
l'enfance, fit-elle, mais quelque chose d'horrible a quand même dû
se passer pour la déclencher soudainement. Le médecin a cru, au dé-
but, à un traumatisme d'ordre religieux. Nous n'avons jamais rien su
de certain. Clémence elle-même a toujours refusé de nous éclairer par
le moindre mot sur ce qui a pu se passer - et en soit, cela en dit long.

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Mais des paroles que je lui ai entendu prononcer dans ses rêves
agités, des regards parfois, d’étranges refus de sa part m’ont
donné à entendre que peut-être…en confession…un jour…Clémence,
une petite fille si pieuse, si scrupuleuse…elle n’avait alors que
quatorze ans…aurait été sollicitée…tu comprends…par le prêtre...
à venir plus près de lui...et elle, s'approchant innocemment, aurait
soudain été saisie à bras le corps...


— -Ah mon Dieu, maman, assez! l’ai-je suppliée dans le souci,
il me semble, de l’épargner plutôt que de m’épargner moi-même, alors
pourtant que je la plaignais d’avoir supporté seule une telle vision,
même si, comme elle se hâta de préciser, elle n’avait peut-être ja-
mais existé que dans son imagination. Et tu as pu après cela, lui ai-
je reproché, continuer à prier, à croire!...


— -A cause d’un seul prêtre, homme tourmenté et malheureux,
renoncer à la vérité de l’Eglise, voyons, dit-elle, il ne faut pas
connaître la vie pour parler ainsi.


Peu après, d’une voix lasse et triste, elle me demanda
pardon de s’être laissée aller à me parler de cette histoire, juste
à la veille de mon départ. C’est qu’elle se faisait beaucoup de souci
au sujet de Clémence.


— -Moi partie, me dit-elle, qui prendra soin d’elle? Parfois
j’ai peur, très peur, qu’il ne se trouve personne au monde pour veiller
sur elle.


La phrase s’éteignit, sans cesser pourtant de résonner en
moi, elle devait y résonner tout ma vie, à intervalles, telles ces
cloches au son lugubre des bouées en mer que la vague ballotte.

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Etonnamment, passa alors à mes yeux la procession d'agne-
lets et de brebis que j'avais vue cent fois s'étirer au bord de la
Grande-Poule-d'eau en une file si longue qu'il m'avait semblé qu'elle
devait repasser inlassablement par le même lieu. C'était toute la paix
du soir qui glissait pour moi au fond du paysage assoupi. La rivière
surgissait dans sa splendeur inépuisable. Ses douces eux vertes cou-
laient de plus en plus dépensières d'elle-même, mais toujours aussi
abondantes, au fur et à mesure qu'elles approchaient, par mille chemins
ouverts entre une mer de roseaux, de son embouchure, le grand lac
Winnipegosis. L'eau, entre les tiges, retentissait sans cesse du
plongeon des oiseaux. De petites poules d'eau y piquaient une tête,
basculant, le derrière en haut. Des canards s'élevaient en rangs serrés,
le cou raide. Et je me demandais comment la vie pouvait contenir à la fois tant de félicité et un aussi grand malheur que celui que je croyais
apercevoir dans l'avenir, la silhouette solitaire de Clémence m'appa-
raissant longtemps d'avance sur un fond de ciel, au crépuscule, et
je la voyais errer sans fin par de petites routes inconnues, noyées
d'ombre, loin de me douter que je les retrouverais en recherchant
encore une fois Otterburne au fond de la plaine obscurcie.


Je pense que c'est le sentiment d'un monde trop beau pour
convenir à son malheur qui m'accabla le plus. Je désespérai. Je
désespérais d'être née pour el bonheur comme maman elle-même sûrement
avait dû, certains jours, en désespérer.


— -Je ne partirai pas, lui dis-je. Il y a trop d'obstacles.


Maman se redressa d'un mouvement vif. Elle allongea le bras
au-dessus de moi pour atteindre la lampe. A la lumière voilée, ses

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yeux, encore las et tristes de ce qu’elle venait d’évoquer, bril-
laient cependant d’une énergie retrouvée.


— -Il ne manquerait plus que ça, dit-elle. Ton billet est
acheté, ton passeport prêt, tout le monde averti, ta remplaçante
trouvée à l’école et tu changerais d’idée. C’est bien pour le coup
que tu ferais rire de toi.


— -Ah cela, faire rire de moi, j’y suis habituée!


— -Tu vas partir, reprit maman. Autrement tu te le reprocheras
toute ta vie et tu me ferais me le reprocher aussi.


Comme je flanchais déjà un peu, voici qu’elle trouva le seul
argument propre à me réconforter et à m’encourager.


— -Ne t’occupe pas de ce que les uns et les autres disent de toi.
La vérité, c’est que tu es la seule de mes enfants à être restée si
longtemps avec moi. Ils ont beau parler, les autres sont tous partis
au plus vite. Joseph d’abord, à quinze ans, à peine, un errant
s’il en fut jamais. Ensuite Rodolphe, guère plus vieux, quoique, lui,
soit revenu au moins de temps en temps. Anna s’est mariée à dix-neuf
ans, Adèle aussi est partie jeune. Dédette, elle, pour répondre, comme elle disait,
à l’appel de Dieu, nous a quittés à vingt-deux ans. La première
Agnès aussi en un sens nous a quittés pour Dieu venu la prendre si
jeune, une douce petite fille de quatorze ans, et l’autre donc, la
toute petite Marie-Agnès perdue pour nous à quatre ans seulement. Tu
ne peux t’en souvenir, tu n’avais que neuf mois quand elle est morte,
et c’est dommage car elle, elle t’aimait à la folie. Elle voulait
tout le temps te porter dans ses bras. Je l’en empêchais souvent.
J’avais peur qu’elle te laisse tomber. Elle venait parfois te prendre

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à la cachette dans ton petit lit pour essayer de te dissimuler quel-
que part. Parfois je laissais faire : c'était tellement touchant de
voir aller cette petite fille de trois ans et demi tremblante sous
l'effort de porter le gras bébé que tu étais déjà, en lui suppor-
tant le dos d'une main comme je lui avais montré.


Je pense que nous souriions toutes deux alors à travers nos
larmes à cette vision tant de fois évoquée par maman que je m'imaginais
en avoir moi-même le souvenir. Ainsi, Marie-Agnès, que je n'ai pour
ainsi dire pas connue, m'a toujours paru celle de mes soeurs la plus
proche de moi et peut-être la plus chère.


La voix de maman s'était raffermie.


— -Il n'y a que toi que j'ai gardée. Jusqu'à maintenant.


Penses-tu que je puisse oublier que toi au moins tu est restée auprès
de moi jusqu'à l'âge de vingt-huit ans.


Je ne lui répondis pas que ce n'était pas uniquement à cause
d'elle que j'étais restée à chose qu'elle savait d'ailleurs sans doute
aussi bien que moi et dont je sus retenir l'aveu heureusement. Car
il fallait que de cette nuit de chuchotements il nous restât un sen-
timent de solidarité préservée, de douceur à toute épreuve.


— -Dors maintenant, lui dis-je.


— -Toi aussi, dors, fit-elle.


Nous ne nous sommes pourtant pas encore endormies, chacune
écoutant sans doute en soi l'écho qui allait se prolonger à l'infini des paroles prononcées entre nous cette nuit-là et .
Que le rapprochement ou l'éloignement des êtres tient donc parfois à un rien! Nous ne nous
serions pas couchées côte à côte dans le grand lit étranger, maman et

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moi, que nous aurions sans doute ignoré pour toujours bien des choses
l’une de l’autre.


Un moment plus tard, maman me parla encore. Elle me demanda
d’une voix de nouveau un peu tendue :


— -Veux-tu, demain matin, ce matin plutôt, nous irons à la
messe, prier ensemble pour que réussissent tes projets?


Je demeurai muette. J’aurais dû m’attendre à cette prière
de sa part. Depuis quelques années, sans qu’il en soit jamais ouver-
tement question entre nous, je m’étais peu à peu éloignée de la pra-
tique religieuse, en révolte, à la fin, contre un esprit qui voyait
le mal partout, réclamait pour lui seul la possession de la vérité
et nous eût tenus à l’écart, s’il l’avait pu, de tout échange avec la
généreuse disparité humaine. Mais par égard pour les sentiments de ma-
man, je m’étais arrangée pour ne pas la heurter de front et lui laisser
ignorer, quand cela était possible, que je n’allais plus guère à l’égli-
se. Pourtant elle n’avait pas pu ne pas voir que j’avais perdu cette
foi fervente de ma première jeunesse qu’elle avait tellement aimée en
moi. La sienne était assez haute, assez éprouvée, je suppose – ou
bien assez candide encore – pour ne pas s’attarder aux errances toutes
humaines de l’Eglise, gardant les yeux fixés sur son centre lumineux.


Est-ce que je pouvais seulement lui refuser cette consolation?
Je me dis que je pourrais « faire comme si » sans que ce soit grand crime,
et que je n’aurais peut-être même pas vraiment à feindre, empruntant
à la foi de maman de quoi me soulever un moment en unisson avec elle.


J’acquiesçai à son désir, la sentis tout à coup profondément
soulagée, et dus aussitôt m’endormir. Peu après, il me sembla, elle
me secouait avec ces doux ménagements qu’elle mettait à me réveiller

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lorsque j’étais enfant, pour aller avec elle à la messe justement,
mais alors c’était l’hiver, il faisait sombre encore, au-dehors
le vent hurlait, et c’était avec grand regret qu’elle me tirait de la
chaleur du lit pour m’entraîner, sous les dernières étoiles, dans
l’air glacial. Quel grand besoin d’âme n’avait-elle pas dû éprouver
pour s’y résoudre, et n’était-ce pas encore le même, qui, aujour-
d’hui, la contraignait!


Nous nous sommes habillés dos à dos comme autrefois
et sommes parties dans le matin frais vers la cathédrale.


J’avais marché ainsi à côté de ma mère depuis presque mes
premiers pas, et soudain me représentai la route infinie que formaient,
mis bout à bout, nos parcours : chez Eaton, tant de fois, à courir
les aubaines : à l’église, bien entendu, le dimanche;: aux quarante
heures, aux visites d’indulgences; quelquefois, au plus fort de l’été
torride, jusqu’au parc Assiniboine pourtant à des heures de marche pour
aller goûter la fraîcheur de ses grands arbres et admirer ses pelouses
toujours vertes sous les jets d’eau; jusqu’au River Park aussi où
j’aimais tellement contempler derrière les barreaux, les animaux au
regards de captifs; et ce souvent, seulement pour le plaisir, aller et
venir dans notre petite rue Deschambeault, la chaleur un peu tombée.
Et c’était par un de ces doux soirs d’été que maman, comme j’étais
devenue "grande fille" selon son expression, avait choisi de m’éclairer
sur les réalités – mais ne disait-elle pas plutôt, ce qui était bien
plus approprié : les mystères de la vie. Elle s’y était en tout cas si
mal prise que je n’avais presque rien compris à ce qu’elle tentait de
m’expliquer, sinon que d’être femme était humiliant à vouloir en mourir.

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Il ne faut pas trop blâmer les femmes de ce temps-là d'avoir si mal
su parler du corps et de l'amour; elles étaient retenues pas la gêne
et aussi de la pitié envers leur petite fille, pensant bien faire
en les laissant le plus longtemps possible ignorantes de ce qui les
attendait. La lumière a été longue à venir, à nous, femmes, à tra-
vers des siècles d'obscur silence. Mais il me semble parfois que rien
en route n'a été perdu des efforts des plus énergiques de nos mères et
de leur acharnement à vouloir la vie meilleure.


Je pensais un peu à tout cela en marchant à côté de maman
et me sentais le coeur plein à éclater de souvenirs que je n'avais pas
cru avoir jusqu'à ce moment-là, tant le départ à presque autant que la
mort - nous éclaire soudainement sur les êtres que nous allons quitter.


Cette fois encore, nous sommes allées nous placer tout à
l'avant de la longue nef, au plus près du sanctuaire, parmi les vieil-
les femmes en noir égrenant leur rosaire et marmonnant à faible voix
les avée à la lueur émouvante des cierges.


Nous nous sommes agenouillées côte à côte comme en ce jour
où nous étions venues prier ensemble avant mon opération. Et je regar-
dais prier maman avec le même sentiment emmêlé de jadis. Aujourd'hui
comme alors, elle priait indéniablement pour qu'il me soit épargné de
souffrir. Alors pourtant que notre pauvre amour ne progresse guèreprogresse qu'à
travers les souffrances!


Bien des années après cette messe - qui devait être de long-
temps la dernière - quand le divin partout présent en ce monde me pa-
raîtrait manifeste et me ferait juger moins puériles les pratiques qui

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avaient tout de même aidé à garder vivant dans l’Eglise son noyau de
lumière, je ne dis pas que je n’y revins pas en partie sous l’influ-
ence du nostalgique désir de me retrouver une fois encore, comme age
nouillée auprès de mam ère morte, et comment y serais-je parvenue sinon
en Dieu! Quelques fois, je m’avoue que ce qui me plaît le plus dans cette
idée d’éternité, c’est la chance accordée, en retrouvant les âmes
chères, de s’expliquer à fond avec elles, et que cesse enfin le long
malentendu de la vie.


J’avais souffert de penser que mes amis et mes compagnons de
travail à l’école me laissaient partir sans m’offrir une petite fête
d’adieu. On le faisait bien pour chacune d’entre nous qui se mariait.
Ce n’était pas de ne pas recevoir des cadeaux qui me peinait, mais
qu’on me laissât partir comme si je ne comptais plus guère, en me
marquant jusqu’au bout ce que je pensais être une sorte de désappro-
bation.


Mais le soir enfin venu de mon départ, j’eus la surprise,
en arrivant avec maman à la gare du Canadien Pacifique, d’aper-
cevoir, partout dans le grand hall, de mes amis, et j’eus le cœur si
réjoui, si bondissant que je me mis à courir du l’un à l’autre groupe,
prise tout à coup d’une tendresse folle pour ces jeunes filles et ces
jeunes gens de mon âge, que je ne pensais pas avoir crus proches à ce
point de moi, mais soudain ils l’étaient, et je me sentais par leur
présence encouragée à tenter l’impossible pour leur « faire honneur »
comme on disait alors dans notre petit monde de l’un de nous dont le
succès pouvait rejaillir sur tous. Il se trouvait même de mes camara-
des du temps de nos tournées de spectacle, Fernand entre autres,

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le pianiste-caricaturiste, ayant pour moi, qui n'avais presque rien
à y mettre, un petit coffret à bijoux que je devais pourtant singu-
lièrement chérir, sans doute parce que, Fernand vivant chichement,
j'imaginai sans peine ce que son cadeau pouvait représenter de leçons
de piano données aux quatre coins de la ville.


Le groupe entier m'accompagna sur le quai. Je m'aperçus avec
fierté que cela faisait beaucoup de monde rien que pour moi. Le long
train vibrait de part en part, en émettant de ces petits crachotements
de vapeur qui m'étaient alors l'expression même de l'enivrement.


Mes amis me sautèrent au cou. Les uns me tendirent un petit
paquet enrubanné, d'autres - et que j'eus bientôt loisir de bénir leur
prévoyance! - glissèrent dans mon sac à main ou dans une poche de mon
manteau une enveloppe dans laquelle je découvrirais un billet de banque
accompagné de quelques mots : "Pour une paire de bas..." Ou bien :
"Pour un bon repas un jour maigre..." Les chers amis, que leurs cadeaux
devaient tomber à point, aux jours creux qui ne manquèrent pas de se
présenter, me devenant l'indispensable paire de chaussures ou le repas
solitaire que je prendrais pourtant joyeusement en pensant que c'était
aujourd'hui Hector ou Valen qui, sans le savoir, me l'offrait.


Le chef de train lança son appel au départ. Je sautai sur le
marchepied. Devant moi, la petite foule amie agitait la main, de bout
des doigts me lançait des baisers, me criait des veoux de bonheur.
J'étais étourdie de joie par cette démonstration d'amitié que je n'avais
pas prévue. Mais alors, en plein milieu de cette exaltation, me sauta
aux yeux, à travers les visages jeunes et souriants, le petit visage
défait de ma mère, subitement devenu vieux et creusé par le chagrin
qu'elle ne pouvait plus me cacher. Dans ma folle ivresse de me voir

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l’objet de l’affection, j’avais oublié de l’embrasser, et c’est
tout juste si, de ses yeux battus d’insomnie, elle osait me le
rappeler. J’eus le souvenir d’un autre regard échangé entre elle
et moi le jour de ma"graduation", quand, du haut de l’estrade,
j’avais cherché le sien et l’avais rencontré si brillant de fierté
que j’en avais été illuminée. Alors qu’aujourd’hui il paraissait sur
le point de s’éteindre. Je sautai à bas du train. Je courus à elle.
Je l’enserrai. Mais comment donc n’avais-je pas découvert avant qu’elle
était si petite? Un corps d’enfant! Je la serrai contre moi de toutes
mes forces. Je lui murmurai à l’oreille je ne sais quelle sotte prière
de prendre bien soin d’elle-même, elle qui ne l’avait guère fait au
temps où la vie lui était quelque peu bienfaisante. La première,
elle desserra notre étreinte, me disant : "Ton train…ton train… "
car il avait doucement commencé à rouler. Je remontai sur une marche
du wagon. Je me pendis à la barre d’appui. Passèrent à mes yeux les
visages jeunes, les visages souriants. Je n’avais plus de regard que
pour la petite silhouette seule au milieu des êtres heureux. Je la vis
serrer sur elle son manteau un peu étroit d’un geste que je reconnus
seulement à cette minute lui avoir vu faire cent fois au moins et qui
la peignait si bien telle qu’elle était, à la fois timide et fière.
Elle me suivait de ses yeux éteints comme s’ils m’allaient cependant
jamais me perdre – où j’irais! – au bout de leur regard. L’expression
m’en devint insoutenable. J’y voyais trop bien qu’elle voyait que je ne
reviendrais pas. Que le sort aujourd’hui me happait pour une toute au-
tre vie. Le cœur me manqua. Car j’y saisi, tout au fond, que je
ne partaispas pour la venge, comme j’avais tellement aimé me le faire croire, mais, mon Dieu, n’était-ce pas plutôt pour la perdre enfin

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de vue? Elle et nos malheurs pressés autour d'elle, sous sa garde!
Il n'y avait plus maintenant que ces absents de visibles pour moi sur
le quai de la gare : Anna au beau visage désolé de femme pleine de dons
qui n'en a fait fructifier aucun et s'en fera reproche jusqu'à la fin
de ses jours; Clémence dont les yeux déjà si sombres s'entouraient
des cernes noirs de la maladie; Rodolphe au visage abîmé;
même Dédette se trouvait là, dans ses habits de religieuse, son vi-
sage attristé me révélant que malgré tout elle regrettait de n'avoir
pas connu un peu plus du monde avant de s'en séparer. Ils semblaient
tous me reprocher leur vie manquée ou incomplète. "Pourquoi toi seu-
lement? Pourquoi pas nous? N'aurions-nous pas nous aussi pu être heu-
reux?"


Même des peines à venir, à des années encore de moi, me
semblaient me blâmer d'aller me mettre à l'abri d'elles qui s'abat-
taient ici.


Puis, au bout du quai, surgie cette fois commedu passé,
une petite foule en noir me parut se dessiner. C'étaient les grands-
parents Landry, les Roy aussi, les exilés au Connecticut, leurs
ancêtres, déportés d'Acadie, les rapatriés à Saint-Jacques-L'Achigan,
les gens de Saint-Alphonse-de-Rodriguez, ceux de Beaumont et jusqu'au
grand-père Savonarole que j'eus le temps de reconnaître, à côté de
Marcelline, tel qu'en son pr otrait, avec ses yeux de braise sombre...
le terrible exode dans lequel ma mère un jour m'avait fait entrer...


Est-ce que je n'ai pas lu alors dans mon coeur le désir que
j'avais peut-être toujours eu de m'échapper, de rompre avec la chaîne,
avec mon pauvre peuple dépossédé? Qui de nous ne l'a un jour souhaité?
Une si difficile fidélité!

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mémoire. Levé et tout aimanté vers moi, le pauvre visage gris
de fatigue – peut-être n’avait-elle terminé ma robe que tard
la veille – me souriait à travers toute cette distance. Les pau-
pières battues, les joues tirées, il brillait néanmoins d’une fièr-
té qui me fit plus de mal que tout ce que j’avais encore vu, tel-
lement il paraissait dur d’en être arrivé là. Une vague de cruel-
le vérité me roula, m’enleva tout bonheur, m’étreignit d’angoisse,
puis se retira, me laissant à mon âge insouciant, sur l’estrade
glorieuse.


Tout le reste de cette scène me semble aujourd’hui oublié.
Pour le retrouver, il me faut regarder la photo. Elle exprime as-
sez bien ce qui en était. Ma robe ne fait pas très mode. L’our-
let du bas ondule quelque peu. L’encolure est un peu gauche aus-
si, comme si maman avait donné un coup de ciseau maladroit, qu’il
avait été impossible de reprendre. Pourtant la jeune fille ne
semble pas se douter qu’elle est mise pauvrement. Les grands yeux
troublés regardent très loin au-devant d’elle dans cet immense
inconnu de la vie, et la confiance l’emporte, au fond, je pense
bien
, sur une sorte d’ombre, venue, comme un nuage, de l’avenir,
assombrir le grand jour de sa vie.


Je peux parler d’elle sans gêne. Cette enfant que je fus
m’est aussi étrangère queje l’j'aurais pu l' être à ses yeux, si seu-
lement ce soir là, à l’orée, comme on dit de la vie, elle m'a-
mait pu m'apercevoir telle qu’aujourd’hui. De la naissance à la
mort, de la mort à la naissance, nous ne cessons, par le souve-
nir, par le rêve, d’aller comme l’un vers l’autre, à|notre pro-
pre rencontre, alors que croît entre nous la distance.

> Image au
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pied de l’escalier, appeler maman au secours. Elle était venue
et avait aussitôt fait descendre un petit lit de l’étage pour ins-
taller mon père à portée des soins qu’elle pourrait lui donner
à travers ses occupations. De le voir Qu'il prenne prendre enfin le lit, lui
qui avait résisté si longtemps debout à la maladie, m’avait for-
tement impressionnée, mais je ne pouvais croire que ce ne serait pas
pour les mois tout au moins . Ce matin, avant de quitter la maison
j’avais été le regarder dormir, encore sous l’effet du stupéfiant
administré la veille, tard . J’avais été frappée par l’altération
de son visage et avais demandé à maman si je ne ferais pas mieux de
rester à la maison aujourd’hui. Elle, sachant quelle dure jour-
née m’attendait, qui, remise à plus tard, m’userait les nerfs
dans l’attente, avait pris sur elle de me rassurer, ne croyant
peut-être pas elle-même mon père si proche de sa fin.


— -Va et fais de ton mieux, m’avait-elle dit. Cette jour-
née derrière toi, tu seras soulagée et plus en état de me secon-
der.


Ces images, ces paroles de douleur hantaient mon esprit
cependant que, face à cette troupe d’enfants rebelles, je tentai
une fois encore de capter leur attention, mais bien inutilement;
ma voix, affaiblie par la crainte et l’émotion, ne leur parvenait
même pas. Je me demande si les mots que j’essayais de former fran-
chissaient seulement mes lèvres. Peut-être, car il me semble me
rappeler avoir entendu un garçon rire tout fort en se moquant de
moi.


Or, au moment où, n’en pouvant plus, j’allais peut-être
rendre les armes, tout abadonner, m’enfuir, la porte fut en-
trouverte. Le directeur de l’école, du seuil, adressa un signe

> Image
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Lui-même, à la vue de cette jeune femme qui n’avait jamais connu
de sa vie une seule heure de triomphe mondain, eut-il le cœur at-
tendri? J’avais une grande envie de relancer maman à la cuisine
où, ravalant son chagrin, elle devait préparer à manger pour les
parents de la campagne qui viendraient aux funérailles et qu’il
faudrait bien garder pour un repas ou deux. J’imaginais quel re-
gard elle me lancerait si, au milieu de ses préoccupations et de
sa peine, je lui arrivais avec des questions comme par exemple :
" Maman, le soir du bal chez le gouverneur, comment étais-tu coif-
fée? Avais-tu moins un petit bijou? "


Pourtant il me paraissait important d’assembler tous les éléments
de cette histoire comme si c’était sa dernière chance, tel un feu
qui va mourir, de jeter une petite flambée encore dans nos cœurs.


En tout cas, elle s’était instruite auprès de quelques épou-
ses de fonctionnaires, plus versées qu’elle dans les usages mondains,
de ceux qu’il importait d’observer à l’arrivée et au cours de la soi-
rée chez le gouverneur. Elle s’était façonnée ce qu’elle appelait
" une sortie de bal ", sans doute une grande cape enveloppante à je-
ter par-dessus sa robe. Elle avait dû aller s’inspirer dans les ma-
gasins chics en ville, aux rayons de grand soir, peut-être même
en essayer quelques robes, et pourquoi pas les plus coûteuses, pen-
dant qu’elle y était, agir comme elle avait fait pour moi quand elle
m’avait confectionné ma culotte de cheval. Mais pour une fois dans
sa vie, c’était elle qui était à l’honneur !


Enfin, c’était le soir du bal. Maman devait être rayonnante,
les yeux pleins d’éclat, commeencore même aujourd’hui , quand une

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Le violon de la maison de mon oncle, les courses dans l’escalier,
les rires, les chansons, partout, la tendre folie propre à notre
âge.


En mars le temps devint exécrable. Il pleuvait à vers
pendant deux ou trois jours, puis le gel revenait et pétrifiait
les creux et les bosses du pays devenu raboteux comme le clos
piétiné des bêtes à cornes. Et de nouveau le doux temps faisait
fondre cette surface en une immense mare boueuse. Un lundi matin,
Cléophas débattit longuement s’il prendrait pour me ramener un
traineau ou le buggy. Heureusement qu’il décida pour le buggy,
sans quoi nous n’aurions pas passé, je crois bien,pu franchir de larges longs bouts
de chemin tout à fait débarrassés de neige. Mais Ce furent quand même les
plus pénibles à traverser. Nous avancions au pas sur un sol sans
consistance et recevions à chaque tour de roue des paquets de boue
liquide sur nos vêtements, dans le cou, dans les cheveux. Bientôt
nous ne pouvions quenous empêcher de rire en nous regardant l’un l’autre, la face
noire de boue, les yeux y luisant comme au fond d’un masque.


Alors je fus avertieprévenue par mon oncle que c’était le pire
temps de l’année, rien ne passant, ni le traîneau, ni le buggy,
encore moins l’auto, d’attendreetdonc un peu : que l’onil viendrait
me chercher dès que les routes seraient praticables.


C’est dans cetpareil affreux temps de l’année, quand j’écrirais
la Petite poule d’eau, que je ferais tellement voyager ma brave
Luzina, et je pense m’y être assez bien connue en décrivant les
difficultés qu’elle eut à affronter en compagnie de l’insociable

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Nick Sluzick.


Je patientai à Cardinal, une, deux, trois semaines. Un ciel
d’avril, net et clair, incitait à croire que toute la campagne de-
vait être maintenant aisée à parcourir. Ce n’était d’ailleurs plus tellement
boueux dans le village. De toute façon, je pouvais franchis au
sec, par la voie ferrée, au moins quatre milles du trajet jusqu
chez mon oncle. Ensuite, par les raccourcis, il ne m’en resterait
qu’à peu près autant. Je me dis que sûrement je pourrai y arriver,
même sur un sol encore un peu détrempé. N’avais-je d’ailleurs pas
toujours projeté de me rendre un de ces jours à pied à la ferme? Cevendre-
di là, àarriver. A quatre heures cinq minutes, j’eus la bonne fortune
d’attraper le hand-car qui filait dans la direction me convenantde Somerset,
et me voila en compagnie des hommes du chemin de fer sur la peti-
te plate forme volante que l’un d’eux actionnait à l’aide du le-
vier à bras pompant à un bon rythme. Nous filions dans la brise
printanière, entre des fossés pleins qui nous accompagnaient dud’un
joli
chant d’d'uneeau libérée.


Au croisement du rail et de la petite route de section, la
plus courte pour aller chez mon oncle, je quittai les hommes obli-
geants. En un instant, ils étaient loin déjà, et moi, seule, au
bord de ce qui avait l’air d’une étendue sans fin de boue et d’Eau
répandue. L’endroit était solitaire. Il y avait bien une maison,
mais l’aspect farouche. Jamais, passant par ici, je n’y avais per-
çu de signes de vie. Or la route devant cette silencieuse maison
était inondée. Un ruisseau, d’habitude tranquille, grossi à la
taille d’une large rivière emportée, la franchissait en grondant.
Comme j’éprouvais le terrain sur le bord du bout du pied, un homme

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et de libération - était immense, une de ces hautes fen�tres des couvents
de jadis. Sans cesse, quand Dédette somnolait un peu après son calmant,
ou que nous parlions et que je voyais passer sur son visage une crispation
de souffrance, le coeur me manquant alors, je m'avançais de quelques pas
vers cette grande fenêtre qu'elle avait dans le dos et ne voyait pas et
je ressentais presque chaque fois une surprise infinie de découvrir, au
milieu de tant de chagrin, un ciel si beau.


Et c'est ainsi que, peu à peu, pour rompre cette gène atroce
qui existe entre l'être qui va mourir et celui qui va lui survivre, je
me pris à lui parler du ciel. De celui que nous connaissons - ou croyons
connaitre - l'ayant tout les jours sous les yeux.


— -Je pense, lui dis-je un jour, que le ciel du Manitoba est l'un
des plus beaux du monde, et je crois savoir pourquoienfin, aujourd'hui
seulement. N'est-ce pas curieux?


— -Pourquoi est-il l'un des plus beaux? murmura Dédette.


— -Parce qu'il est très haut, Dédette. Dégagé de toute fumée, de
toute saleté, et que l'industrie et l'haleine des grandes villes ne l'ont
pas encore atteint. Peut-être aussi parce qu'il est au dessus d'une terre
plate à l'infini. Cependant le ciel de Grâce aussi est très haut et d'un
bleu tout aussi pur. Homère en parle sans cesse dans l'Iliade et l'Odyssée.
C'est d'ailleurs ses descriptions du ciel si pleines de nostalgie qui m'ont ,lb/>poussée à faire le voyage en Grèce.


— -Non. Je ne savais pas. Raconte.


-En Russie également, lui disais-je, le ciel doit avoir quelque
chose de cet attrait poignant et indéfinissable car, rappelle-toi, dans
La Guerre et la Paix, Tolstoï, par la bouche du prince André, blessé

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bonne part, c'est certain, chez ma cousine de Camperville. De même que
j'ai pris à Eliane, je m'en confesse, les yeux bleus "toujours un peu émus"
ou tout "pleins d'émotions" de Luzina. Je passai là un été doux rêveur,
en paix avec moi-même, oublieuse pour l'instant de me projets d'avenir,
content tout simplement de l'instant présent, d'existercomme cela ne
m'est pas arrivé tellement souvent.


Je n'étais pas pour autant oisive. Je me réservais l'avant-midi
pour mes écritures car je ne désarmais pas, et, toute mécontente que je
fusse de ce que je composais, je me reprenais le lendemain. Je devais
m'essayer la main alors avec des légendes indiennes, issues de la réserve
tout proche. J'ai essayé tous les genres avant de trouver le mien. J'écri-
vais des tas de pages dont j'enai gardé bien peu, déchirant presque tout
au fur et à mesure, car, n'ayantje n'avais qu'une valise, comment aurais-je pu
rapporter tout cette paperasserie?


L'après-midi, j'appelais mes élèves à l'école dans la salle
commune de la maison qu'Eliane nous avait attribuée. Un petit tableau noir,
de la craie, quelques brosses à effacer que j'avais apportées faisaient la
joie des enfants. Comme aux portes du paradis, les plus petits, au seuil
de la salle pleuraient "pour venir aussi à l'école!. Le vendredi, nous
y laissions entrer le petit Réal âgé de quatre ans, qui s'asseyait dans un
coin et docilement suivait les leçons dans le plus complet silence.


Pour récompenser mon petit monde, je le emmenais tous, la classe
terminée, à la baignade dans les froides eaux si propres du lac. Eliane ne
l'aurait pas permis aux enfants, sans surveillance, car les remous de la
vague, même au bord, étaient dangereux. C'était donc pour ces petits une
fête extraordinaire que de pouvoir enfin découvrir leur lac à moins de dix

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État 3

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GABRIELLE ROY -12 pts.


72 lead.
La détresse et l’enchantement 1-12 ital.
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LE BAL30/30
CHEZ LE GOUVERNEUR Image


Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois
que j'étais, dans mon pays, d'une espèce destinée à être trait-
ée en inférieure? Ce ne fût peut-être pas, malgré tout, au
cours du trajet que nous avons tant de fois accompli, maman et
moi, alors que nous nous engagions sur le pont Provencher au-
dessus de la Rouge, laissant derrière nous notre petite ville
française pour entrer dans Winnipeg, la capitale, qui jamais
ne nous reçut tout à fait autrement qu'en étrangères. Cette sen-
sation de dépaysement, de pénétrer, à deux pas seulement de
chez nous, dans le lointain, m'était plutût agréable, quand j'é-
tais enfant. Je crois qu'elle m'ouvrait les yeux, stimulait mon imagination, m'entraînait à observer.


Nous partions habituellement de bonne heure, maman et
moi, et à pied quand c'était l'été. Ce n'était pas seulement
pousr économiser mais parce que nous étions tous naturellement
marcheurs chez nous,et aimionsaimant nous en aller au pas, le regard
ici et là, l'esprit où il voulait, la pensée libre, et tels
nous sommes encore, ceuxd'entre nous qui restenten ce monde.


Nous partions presque toujours animés parl'unespoir et
d'humeur gaie. Maman avait lu dans le journal, ou appris d'une
voisine, qu'il y avait solde, chez Eaton,de dentelle de rideaux,
de calicot, oud'indienne propre à confectionner tabliers et ro-
bes d'intérieur, ou encore de chaussures d'enfant. Toujours, au-

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devant de nous, luisait, au départ de ces courses dans les maga-
sins, l'espoir si doux au coeur des pauvres gens d'acquérir à
bon marché quelque chose de tentant. Il me reient maintenant
que nous ne somme gure aventurées dans la riche ville
voisine que pour acheter. C'était là qu'aboutissait une bonne
part de notre argent si péniblement gagné - et c'était le chi-
che argent de gens comme nous qui faisait de la grande ville une
arrogante nous intimidant. Plus tard, je fréquentai Winnipeg
pour bien d'autres raisons, mais dans mon enfance il me semble
que ce fut presque exclusivement pour courrir les aubaines.


En partant, maman était le plus souvent rieuse, portée à
l'optimismse et même au rêve, comme si de laisser derrière elle
la maison, notre ville, le réseau habituel de ses contraintes
et obligations, la libérait, et dès lors elle atteignait l'apti-
tude au bonheur qui échoit à l'âme voyageuse. Au fond, maman
n'eut jamais qu'à mettre le pied hors dela routine familière pour
être aussitôt en voyage, disponible au monde entier.


En cours de route, elle m'entretenait des achats auxquels
elle se déciderait peut-être si les rabais étaient considérables.
Mais toujours elle se laissait aller à imaginer beaucoup plus que
ne le permettaient nos moyens. Elle pensait à un tapis pour le sa-
lon, à un nouveau service de vaiselle. N'ayant pas encore entamé
la petite somme dont elle disposait pour aujourd'hui, celle-ci
paraissait devoir suffire à combler des désirs qui attendaient de-
puis longtemps, d'autres qui poussaient à l'instant même. Maman
était de ces pauvres qui rêvent, en sorte qu'elle eut la posses-
sion du beau bienplus qui bien des gens qui l'ont à demeure et ne le

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voient guère. C’était donc en riches, toutes les possibilités
d’achat intactes encore dans nos têtes, que nous traversions le
pont.


Mais aussitôt après, s’opérait en nous je ne sais quelle
transformation qui nous faisait nous rapprocher l’une de l’autre
comme pour mieux affronter ensemble une sorte d’ombre jetée sur
nous.Elle ne venaitCe n'étaitpas seulementde ceparce que nous venions de met-
tre le pied dans le quartier sans doute le plus affligeant de
Winnipeg, cette sinistre rue Water voisinant la cour de triage
des chemins de fer, toute pleine d’ivrognes, de pleurs d’enfants
et d’échappements de vapeur, cet aspect hideux d’elle-même que
l’orgueilleuse ville ne pouvait dissimuler à deux pas de ses lar-
ges avenues aérés. Le malaise nous venait aussi de nous-mêmes.
Tout à coup, nous étions moins sûres de nos moyens, notre argent
avait diminué, nos désirs prenaient peur. Nous atteignons lal'avenue rue
Portage, si démésurément déployée qu’elle avalait des milliers
de personnes sans que cela parût. Nous continuons à parler
français, bien entendu, mais peut-être à voix moins haute déjà,
surtout après que deux ou trois passants se fu ssr ent retournés
sur nous avec une expression de curiosité. Cette humiliation de
voir quelqu’un se retourner sur moi qui parlais français dans
une rue de Winnipeg, je l’ai tant de fois éprouvée au cours de
mon enfance que je ne savais plus que c’était de l’humiliation.
Au reste, je m’étais moi-même retournée fréquemment sur quelque
immigrant au doux parler slave ou à l’accent nordique. Si bien
que j’avais fini par trouver naturel, je suppose, que tous, plus
ou moins, nous nous sentions étrangers les uns chez les autres.

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avant d’en venir à me dire que, si tout nous l’étions, personne
ne l’était donc plus.


C’était à notre arrivée chez Eaton seulement que se déci-
dait si nous allions oui ou non passer à la lutte ouverte. Tout
dépendait de l’humeur de maman. Quelquefois elle réclamait un com-
mis parlant notre langue pour nous servir. Dans nos moments patrio-
tiques, à Saint-Boniface, on prétendait que c’était notre droit,
et même de notre devoir de le faire valoir, qu’à cette condition
nous obligerons l’industrie et les grands magasins à embaucher
nos gens.

Si maman était dans ses bonnes journées, le moral haut,
la parole affilée, elle passait à l’attaque. Elle exigeait une
de nos compatriotes pour nous venir en aide. Autant maman était
énergique, autant, je l’avais déjà remarque, le chef de rayon
était obligeant. Il envoyait vite quérir une dame ou une demoi-
selle une telle, qui se trouvait souvent être de nos connaissan-
ces, parfois même une voisine. Alors s’engageait, en plein milieu
des allées et venus d’inconnus, la plus aimable et paisible des
conversations.

— -Ah ! madame Phaneuf! s’écriait maman, comment allez-
vous? Et votre père? Vit-il toujours à la campagne?

— -Madame Roy! S’exclamait la vendeuse. Vous allez bien?
Qu’est-ce que je peux pour vous? J’aime toujours vous rendre
service.

Nous avions le don, il me semble, pauvres gens, lorsque
rendus les uns aux autres, de retrouver le ton du village, de je
ne sais quelle société amène d’autrefois.

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Ces jours-là, nous achetions peut-être plus que nous au-
rions dû, si réconfortées d’acheter dans notre langue que l’ar-
gent nous filait encore plus vite que d’habitudedes mains.
Mais il arrivait à maman de se sentir vaincue d’avance,


lasse de cette lutte toujours à reprendre, jamais gagnée une
fois pour toutes, et de trouver plus simple, moins fatiguant de
" sortir ", comme elle disait, son anglais.
Nous allons de comptoir en comptoir. Maman ne se débrouil-
lait pas trop mal, gestes et mimiques aidant. Parfois survenait
une vraie difficulté comme ce jour où elle demanda : "a yard or
two of chamoischinese skin to put under the coat…" maman ayant en tête
d’acheter une mesure de peau dechamois pour en faire une doublure de manteau.
Quand un commis ne la comprenait pas, il en appelait un
autre à son aide, et celui-là un autre encore, parfois. Des " cus-
tomers " s’arrêtaient pour aider aussi, car cette ville, qui nous
traitait en étrangers, était des plus promptes à voler à notre se-
cours dès que nous nous étions reconnus dans le pétrin. Ces conci-
liabules autour de nous pour nous tirer d’affaire nous mettaient
à la torture. Il nous est arrivé de nous en esquiver. Le fou rire
nous gagnait ensuiteà la pensée de ces gens de bonne volonté qui allaient
continuer à chercher à nous secourir alors que déjà nous serions
loin.


Une fois, plus énervée encore que de coutume par cette aide
surgie de partout, maman, en fuyant, ouvrit son parapluie au milieu
du magasin que nous avons parcouru au trot, comme sous la pluie,
les épaules secouées de rire. A la sortie seulement, puisqu’il Image
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faisait grand soleil, maman s’avisait de fermer son parapluie, ce
qui donna à l’innocente aventure une allure de provocation. Ces
fous rires qu’elle me communiquait malgré moi, aujourd’hui je
sais qu’ils étaient un bienfait, nous repêchant de la tristesse,
mais alors j’en avais un peu honte.

Après le coup du parapluie, un bon moment plus tard, voici
que je me suis fâchéetout à coupcontre maman, et lui ait dit
qu’elle nous faisait mal voir à la fin, et que, si toutes deux .
nous riions, nous faisions aussi rire de nous.

A quoi maman, un peu piquée, elle-même, rétorqua que ce n’é-
tait pas à moi, qui avais ayant toutes les chances de m’instruire, de lui
faire la leçon à elle qui avait tout juste pu terminer sa sixiè-
me année dans la petite école de rang à StSaint-Alphonse-de-Rodriguez,
où la maîtresse elle-même n’en savait guère plus que les enfants,
et comment l’aurait-elle pu, cette pauvre fille qui touchait com-
me salaire quatre cents dollars par année. Ce serait à moi, l’es-
prit agile, la tête pas encore toute cassée par de constants cal-
culs, de me mettre à apprendre l’anglais, afin de nous venger tous.
( Plus tard, quand je viendrais à Montréal et constaterais que les
choses ne se passaient guère autrement dans les grands magasins
de l’Ouest de la ville, j’en aurais les bras fauchés, et le sen-
timent que le malheur d’être Canadiens français était irrémédiable.)

Jamais maman ne m’en avait dit si long surlece chapitre.
J’en étais surprise. Je crois avoir entrevu pour la première fois
qu’elle avait cruellement souffert de sa condition et ne s’était
consolée qu’en imaginant ses enfants parvenus là où elle aurait
voulu se hausser.

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De nos expéditions à Winnipeg, nous revenions éreintées
et, au fond, presque toujours attristés. Ou bien nous avions
été sages, prudentes, n’ayant acheté que l’essentiel, et qui
donc a jamais tiré du bonheur de se limiter au strict nécessaire.!
Ou bien nous avions commis quelque folie, par exemple acheté le,
chapeau qui m’allait si bien maisà un prix foutrois fois plus cher qu’il n’au-
rait fallu,
et, ,nous avions du remords, il faudrait se rattra-
per ailleurs, disait maman, et ne pas avouer le prix au père, me
laissait-elle entendre à demi-mot. Ainsi notre gène d’argent nous
jetait-elle tôt ou tard dans l’extravagance qui nous ramenait à
une plus sévère gêne encore.

De toute façon, le pont que nous avions traversé en riches,
la tête pleine de projets, nous ne l’avons jamais retraversé qu’en
pauvres, les trois quarts de notre argent envolés, et bien souvent
sans que l’on puisse dire où.

— -Comme ça part, de l’argent! Disait maman. Évidemment
c’est fait pour partir, mais ton pèreva encoredire que j’ai
l’art de la faire partir plus vite que personne.

Bientôt, au-delà du pont, nous devenaient visibles les clo-
chers de la cathédrale, puis le dôme du collège des jésuites, puis
des flèches, d’autres clochers. Inscrite sur l’ardent ciel manito-
bain, le ligne familière de notre petite ville, bien davantageplus
adonnée à la prière et à l’éducation qu’aux affaires, nous conso-
lait. Elle nous rappelait que nous étions faits pour l’éternité

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et que nousserions consolés d’avoir eu tant de misère à joindre les
deux bouts.


Quelques pas encore, et nous étions chez nous. Nous n’é-
tions pas nombreux dans la petite ville pieuse et studieuse,
mais du moins avions-nous alors le sentiment d’y être d’un même
cœur. Déjà maman et moi nous parlions dans notre langue le
plus naturellement du monde, ni plus bas, ni trop haut comme à
Winnipeg où nous étions commandées par la gêne ou la honte de
la gêne. D’autres voix s’élevaient en français autour de nous,
nous accompagnant. Dans notre soulagement de retrouver notre mi-
lieu naturel, nous nous prenions à saluer presque tous ceux que
nous croisions, mais il est vrai, entre nous, dans la ville, nous
nous connaissions à peu près tous, au moins de nom. Plus nous al-
lions et plus maman se reconnaissait de gens amis et saluait et
prenait des nouvelles des uns et des autres.

De retour dans notre ville, il lui arrivait de lever le
regard sur le haut ciel clair pour le contempler avec une sorte
de ravissement. Et souvent, la fatigue disparue de son visage
comme par enchantement, elle me prenait à témoin : “ On est bien chez nous.“

Nous arrivions à notre maison, rue Deschambault. Del La re-
trouver intacte, gardienne de notre vie à la française au sein
du pêle-mêle et du disprate de l’Ouest canadien, devrait nous ap-
paraître chaque fois une sorte de miracle, car à la dernière mi-
nute, nous nous hâtions vers elle. C’était comme si nous avions
toujours eu un peu peur qu’elle nous fût un jour ravie. Elle était
avenante et simple, avec ses lucarnes au grenier, de grandes et

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nombreuses fenêtres à l’étage et, entourant la façade et le côté
sud, une large galerie à enfilade de colonnes blanches.

Toujours nous revenions vers elle comme d’un voyage qui
nous aurait secoués. Pourtant ce ne sont pas ces voyages de St -Saint
Boniface à Winnipeg, si éclairants fussent-ils, qui m’ouvrirent
enfin pleinement les yeux sur notre condition, à nous Canadiens
français, audu Manitoba. Cela s’est fait en une autre occasion, beaucoup plus dure .


-II-chapitreen haut de page


J’avais été malade de sérieuses indigestions l’une sur
l’autre et il me restait une sensibilité au ventre. Maman, le
jour où je commençai à aller un peu mieux, comme c’est sans dou-
te le cas chez bien des gens de notre genre, se décida à m’emme-
ner voir le médecin. Après les questions et l’examen, qui consis-
tait surtout en ce temps-là en palpation, nous attendions, maman
et moi, un peu effarouchées du verdict que le médecin mettait
beaucoup de temps à prononcer. Enfin il regarda maman et lui dé-
crocha un peu comme un reproche :

— -Madame, il va falloir opérer cette enfant. Au plus tôt. Sans plus attendre.

Je tournai un peu la tête vers maman et la vis tressaillir
comme sous le coup d'unreproche, effectivementblâme, en effet, Elle avait pâli,
puis il m’avait semblé la voir rougir, et tout ce temps elle
avait l’air de chercher des mots qui ne venaient pas. Enfin elle
trouva celui-là qui nous était le plus coutumier, le plus habituel,
je pense bien, et je l’entends encore, je l’entendrai toujours le
prononcer d’une voix blanche :

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— -Combien? Ca sera combien, docteur?

J’eus l’impression que nous étions chez l’épicier ou le
boucher, et que pourtant maman s’armait pour une lutte bien plus
serrée qu’avec ces gens-là sur qui elle avait assez facilement le dessus.

Le docteur déplaçait des papiers, sa plume, son buvard, et
paraissait aussi mal à l’aise que maman.


— -Écoutez, madame. Dans le courant ordinaire des choses,
pour une opération de ce genre, c’est cent-cinquante dollars.

Il saisit sans doute l’expression de consternation qui se
peignit sur le visage de maman, car il se hâta de lever les mains en disant :


— -Mais!...mais!...

L’ayant un peu calmée par son geste, il poursuivait :


— -Pour vous dont je connais les difficultés, ce sera cent dollars.

Je vis que cela n’aidait pas beaucoup ma mère à respirer.
Elle gémit comme pour elle-même. Sans s’en plaindre à lui : — -"Cent
dollars! Cent dollars! "

Le médecin haussa les épaules, d’impuissance. Alors je com-
pris qu’elle allait raconter l’ " histoire " de votre vie,en quelque
sorte,qu’elle sortait en public lorsqu’elle n’avait vraiment plus
d’autresrecours, et qui me remplissait chaque fois d’une confu-
sion et d’une détresse qui ne semblaient pouvoir se dissoudre ni
en larmes ni en paroles. J’aurais voulu retenir maman, l’empêcher
de parler, mais déjà il n’était plus temps. Assise au bord de sa

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chaise, les mains nouées sur sa jupe, le regard fixé sur un point
au plancher, d’une voix monotone, sans jamais lever les yeux vers
le médecin afin de n’être distraite en aucune façon par ce qu’el-
le devrait dire, elle racontait :


— -Mon mari, fonctionnaire du gouvernement fédéral, pour
n’avoir pas caché sa loyauté politique, s’est trouvé en butte à
une sournoise persécution et, pour finir, s’est vu mis à la porte,
congédié six mois seulement avant l’âge de la retraite dont il a
été frustré.

Ainsi, dans notre âge avancé, disait maman, nous
nous sommes trouvés démunis, monsieur le docteur, sans revenus
assurés. Il nous a fallu vivre du vieux gagné vite dépensé, com-
me vous pouvez le penser, auquel s’est ajouté l’aide des mes grands
enfants et ce que j’ai pu gagner moi-même ici et là pour des tra-
vaux de couture…


L’histoire défilait, le médecin écoutait, peut-être dans
l’ennui, car ses yeux erraient parfois au plafond, venaient se
poser un instant sur moi, sans sourire, repartaient. Au début
seulement la consultation, il m’avait adressé la parole : — -« Quel
âge as-tu, petite? Douze ans…On ne le dirait pas…On t’en don-
nerait plutôt dix. »
Et il avait parlé à maman sur un ton sévère :


— " Vous auriez dû m’ammener cette enfant il y a au moins six mois. "


Maintenant il me regardait, on aurait dit, sans amitié.
Cette idée de maman aussi de me faire voir par le médecin le plus
cher de la ville!


Elle en était aux détails les plus affligeants, que je ne
pouvais entendre sans vouloir me cacher le visage dans les mains :

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les raccommodages qu'elle attaquait le soir, sa journée faite,
et qui étaient d'un bon rapport, dit-elle avec une curieuse in-
sistance, comme si le docteur eût pu avoir des reprisages à lui
commander en retour de ses services.


Je ne comprenais vraiment rien, à maman, à certaines heures.
La femme la plus fière, qui passait des nuits à coudre pour ses
filles des robes aussi belles que celles des filles des notables
les plus riches de la ville, qui trouvait Dieu sait où l'argent
de nos leçons de piano, la femme la plus stoïque aussi, que ja-
mais je n'ai entendue avouer une douleur physique, ni même, plus
tard, le terrible mal de la solitude, dès lors qu'étaient mis en
cause la santé, le bien-être, l'avenir de ses enfants, elle aurait
pu se faire mendiante aux coins des rues.


Excédée à la fin par cette histoire qui, pour lui, ressem-
blait peut-être à bien d'autres entendues ici même, le docteur
leva les mains pour faire taire maman.


— -Madame!... madame!...Si vous ne pouvez rêgler mes hono-
raires en une fois, faites-le petit à petit, comme vous pourrez.

Alors maman respira.


Du moment qu'une dette, une obligation, aussi énorme fut-
elle, pouvait être fractionnée, rêglée à petits coups, étirée,
elle pensait arriver à en avoir raison, après tout elle avait
fait cela depuis des années, elle y était entraînée : tant ce
mois-ci pour la machine à coudre( encore que dans le décourage-
ment maman avouait ât parfois que la machine serait sans doute u-
sée avant d'être à nous) ; tant pour le service d'argenterie (il
me semble que ce n'était que cinquante cents par quizaine, quemais

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nous n'ne lesavions tout de même presque jamais quand passait le re-
présentant ) ; tant pour la glacière. Maman, ayant saisi que mon
opération pouvait entrer dans cette catégorie, en fut aussitôt
réconfortée et m’adressa un regard qui semblait entendre : " Tu
verras, on se sortira de cela aussi." En fait, dDe soulagement,
elle eut mêmeune espèce de sourire tendre qui nous enveloppa tous
deux, moi et le docteur, et qui lui donna un air presque heureux,
au milieu de sa peine. Elle était comme une belle, grande riviè-
re, semée, tout au long de son cours, d’obstacles : rochers, écueils,
récifs, et elle en arrivaitvenait à tout, soir en les contournant, en
s’en éloignant par le rêve, soir en le franchissant au bond. Alors,
pour un court moment, entre les milles embûches, avant qu’elle ne
fût reprise par les remous, on entendait son chant d’eau apaisée.


— -Eh bien, si c’est ainsi, docteur, soyez assuré que je
parviendrai à m’acquitter envers vous…


Le docteur coupa court aux promesses de maman. Il se leva.
Nous nous sommes levées aussi. Maman songea alors à s’informer :


— -Ce sera pour quand, a ll’opération ? Dans quelques semaines ?


— -Y pensez-vous, madame! Je téléphone à l’hôpital immé-
diatement. Je tiens à ce que votre petite fille y entre ce soir-
même, demain au plus tard.


— -Oh! Demain seulement ! supplia maman.


Le côté affaire règlé – ou relégué – elle pouvait enfin
être à son souci pour moi, à son angoisse. Elle se mit à plaider
pour un peu plus de temps. Elle en voulaitIl leur en fallait pour me coudre des vê-

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tements propres pour l’hôpital. Pour préparer mon père à l’idée
de l’opération. Et qui sait, peut-être dans l’espoir depour voir se
détourner le cours des choses, s’il lui en était accordé suffi-
samment.


— -Nous avons déjà beaucoup trop tardé, trancha le doc-
teur. Nous somme à la merci d’une crise grave qui peut amener
la rupture de l’appendice. J’opeèrerai votre enfant après-demain
au plus tard.


Nous sommes sorties. Dans quelle petite rue ombragée
d’arbres étions-nous, je n’en sais plus trop rien. Par ailleurs,
je me souviendrai toujours, nous étions en été, que c’était par
une des journées les plus tendres que puisse nous offrir l’été,
toutes pleines d’un vent doux qui caresse le visage. Cela nous a
fait un drôle d’effet de nous retrouver au milieu d’une pareille
journée avec nos calculs, notre peur de l’hôpital et l’angoisse
de ce que papa allait dire. Il nous sembla que nous aurions plu-
tôt dû être dans une belle campagne, assises dans l’herbe, au pied
d’un arbre, à manger notre pique-nique, ou à rêver face au ciel,
le corps parfaitement sain.


Maman prit ma main et me demanda si je n’étais pas trop
fatiguée. " Parce que, me dit-elle, si tu t’en sens la force, j’ai-
merais faire un bout à pied.» (Nous étions dans de petites rues
d’où pour trouver un tramway il eût fallu marcher plus loin que
jusqu’à chez nous. Maman devrait être bien troublée pour n’yney avoirpas
penserréfléchi. ) "J’aimerais me donner le temps, dit-elle, de préparer en

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— pensé comment je vais parler à ton père. "


Je tâchai de la retenir. Je lui dis que j’étais mieux,
que je n’avais plus de mal nulle part. Et c’était vrai. L’émo-
tion m’avait galvanisée, prêté pour l’instant des forces venues
de je ne sais où. D’ailleurs ce n’était pas nouveau, chez moi, une
telle réaction. Il suffisait qu’on m’emmène chez le dentiste pour
que disparût subitement un mal de dents qui m’avait tenue éveil-
lée toute la nuit. Maman ne prêtait donc pas attention à ce que
je disais. Elle poursuivait son idée.


— -Ton père, les dettes l’on toujours terrifié, même
quand il gagnait de quoi assurer notre vie. Alors, maintenant,
tu peux imaginer ce qu’commeelles l’effraient! Pourtant, quand on
peut repartir au mois, il me semble que les dettes c'ce n'est
pas la fin du monde.


Je devais ressembler à mon père sur ce point car les det-
tes auss me terrifiaient.


— -Je ne veux pas être opérée, ai-je décidé. On n’a pas
les moyens. Et papa va être contre.


Elle s’arrêta de marcher et me secoua un peu.


— -Ne dis plus jamais chosepareille. Ton père ne sera
pas contre. Il s’agit seulement de l’amener à voir que cette
dette n’est pas pire qu’une autre. Ne m’enlève pas le courage,
me pria-t-elle, au moment où j’en ai besoin le pluspour nous sortir du
trou.


— -On y est pourtant toujours dans le trou, lui fis-je
remarquer.


A ma surprise, elle se prit à rire un peu, comme de loin,

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à tant de promuesses accomplies.

_ — -N’empêche qu’on en est sorti mille fois, du trou.


— -Ce n’était peut-être pas le même, dis-je, souriante
malgré moi, de connivence avec elle.


[Nous avions atteint le coinde notred'une petite rue tranquil-
le et nous en enfilions une autre également bordée d’arbres dont
on entendait les feuilles bruire doucement en plein milieu de
nos calculs. Il y eut ceci d’aimable dans notre vie : Ppresque
jamais la nature manquane s'abstient de nous marque une sorte de bienveil-
lance à travers nos épreuves. Ou était-ce parce que nous cher-
chions sans cesse consolation en elle qu’elle nous l’accordait?


Soudain, cependant, maman m’étonna beaucoup en s’avouant
abattue. Elle disait comme pour elle-même :


— -C’est vrai que le malheur nous poursuit depuis long-
temps. Il faudrait sans doute remonter bien loin pour en connaî-
tre la cause. C’est une longue histoire.


Tellement les histoires m’étaient alors amies, même au
plus creux de la désolation, je la priai :


— -Raconte.


Elle me fit un sourire navré qui sous-entendait : C’est
bien le temps, va!


Malgré tout, cependant, commencèrent à lui échapper des
bribes d’un récit de malheurs anciens que la scène chez le méde-
cin avait sans doute réveillés – de moins c’est ce que j’ai cru
comprendre.


Car, soudain, nous étions rejointes dans la rue paisible

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par une quantité de nos gens aux peines depuis longtemps mortes
et qui pourtant revivaient en nous. En écoutant maman, j’eus la
curieuse impression que notre détresse avait rappelé à nous des
centaines d’êtres et qu’à présent, dans la rue déserte, nous al-
lions ensemble, eux peut-être consolés de nous trouver attenti-
ves encore à leurs vies écoulées, et nous, de ne pas nous retrou-
ver toutes seules.


— -Tout vient, disait maman, de ce vol de nos terres là-
bas, dans notre premier pays, quand nous en avions un, que les
Anglais nous ont pris lorsqu’ils l’ont découvert si avantageux.
Au pays d’Évangeline. Pour avoir ces terres riches, ils nous ont
rassemblés, trompés, embarqués sur de mauvais navires et débar-
qués au loin sur des rivages étrangers.


— -Nous étions des Acadiens ?


Peut-être maman me l’avait-elle déjà dit et je n’en avais
pas gardé mémoire. Ou bien je n’avais pas eu avant ce jourle coeur prêt
à accueillir le souvenir decette tragédie, et n’en avais pas fait grand cas.
— -Ainsi a commencé notre infortune, il y a bien longtemps,
dit maman. (qui a pris de nombreux visages au cours des ans.) jJe ne
sais pas tout de l’histoire. Des bouts seulement, transmis de gé-
nération en génération.
(sont parvenus jusqu'à nous.)


— -Où ont-ils été laissés, maman?


— -Oh, un peu partout en Amérique, à se débrouiller comme
ils pouvaient, ne connaissant même pas la langue du pays où ils
avaient échoué. Une partie d’entre eux, de peine et de misère,
réussit à se rassembler au Connecticut. Ils travaillaient aux

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— usines, aux chantiers forestiers, au chemin de fer, là où il y
avait de rudes besognes à accomplir à vil prix. Ils voisinaient
beaucoup entre eux, se réconfortaient dans leur ennui de la pa-
trie.


C’est à cet endroit du récit de maman que j’ai commencé
à me tracasser au sujet de la naotion de patrie, dece qu’elle signi-
fiait au juste. En tout cas, je l’ai beaucoup étonnée en lui de-
mandant à brûle-pourpoint si nous autres en avions une patrie.


— -Bien sûr, a-t-elle répondu, puisaprèsaussitôt elle n’a pas eu l’air
si certaine d’elle-même, et m’a touché le front en disant : — Tu n’as
pas de peinefièvre au moins?


J’ai protesté que non et insisté pour connaître le sort
de nos gens du Connecticut.


— -Ce n’est pas le moment de me faire raconter cette vieil-
le histoire triste, m’a-t-elle reproché. Je suis déjà assez acca-
parée. Il faut que je prépare ta valise pour l’hôpital…L’hôpi-
tal, gémit-elle, puis elle m’assura que j’y serais bien…et, malgré
tout, elle était de retour avec nos gens du Connecticut. Dans ce
temps-là, fit-elle, des prêtres, que l’on nommait colonisateurs,
vécurent, on aurait dit, pour retrouver les troupeaux perdus et
en ramener le plus possible. L’un d’eux vint jusqu'à nous au Con-
necticut.


Elle avait commencé de dire "nous" à propos de nos loin-
tains ancêtres, et cela me consola bizarrement.


— -Dans notre petite église de là-bas, où on faisait
le prêche en français, il nous annonça que le Québec nous attendait

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— bras ouvert, que des terres nous seraient distribuées dans un
canton fertile, non loin de Joliette, si nous voulions revenir
au pays.


— -Alors c’est le Québec, notre patrie?


— -Oui et non, dit maman. C’est embêtant à préciser.pPuis
elle poursuivit : Il y eut discussion entre nous. Les uns disaient :
" On se fera ici. Nous sommes déjà à moitié Américains. Nos en-
fants parleront anglais. C’est la sagesse. A rouler toute notre
vie, nous n’arriverons à rien." Mais d’autres tenaient pour ten-
ter l’aventure au Québec : "Ce sont là-bas nos frères. Nous par-
lons la même langue. Nous avons la même foi. Allons nous mettre
entre leurs mains.?


— -Qu’est-ce qu’ils ont décidé?


— -Comme cette histoire t’intéresse tout à coup : dit ma-
man, et ellem’apprit : Eh bien les uns sont restés, en sorte que nous
devons avoir de lointains cousins au Connecticut, d’autres sont
venus d’établir dans la belle et fertile paroisse de Saint-Jacques-
l’Achigan.


Nous avons alors aperçu un banc au coin d’une rue, sous un
arbre qui murmurait, et maman a dit : — " Asseyons-nous un peu pour
que tu te reposes. "
Et le clair bruit du feuillage doucement agi-
té nous parla de répit et d’un moment debonheur dans la vie des
exilés.


— -Tu n’as toujours pas de mal? demanda maman.


Je fis signe que non, et c’est vrai, je n’en ressentais
pas, seulement celui dont lj’était issue.

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— -Est-ce qu’ils ont été heureux, nos gens, à Saint-Jac-
ques-l’Achigan?


— -Oui et non. Ils avaient beaucoup d’enfants. Tous les
nôtres élevèrent des familles nombreuses. Nos prêtres disaient
qu’à ce prix nous reconquérrrions notre place au soleil. A Saint-Jacques-
l’Achigan, ils furent bientôt à l’étroit. Un peu au
nord s’élevait une sévère chaîne de collines. La terre y était
pauvre, semée de cailloux, hérissée d’épinettes sombres. C’est
pourtant là que montèrent s’installer ton grand-père Elie et ta
grand-mère Emilie. Personne ne travailla jamais sur terre autant
que ces deux-là, raconta maman, les yeux au loin et comme navrée
encore de leur long effort laborieux. Ils défrichèrent, ils arra-
chèrent au sol des milliers de pierres, ils en érigèrent des mon-
ticules, des murets, ils se firent quelques champs d’avoine, de
blé noir. Leur première cabane fut bientôt remplacée par la mai-
son où je suis née, celle que tu as vue dans l’album. Ton grand-
père était habile : notre maison avait belle allure. Nous y avons
mangé plus souvent de la galette de sarrasin que du pain blanc,
mais je pense y avoir été une petite fille heureuse.


-Je fus si contente que maman, avant sa vie de tracas,
ait été une petite fille heureuse que je poussais un soupir d’ai-
se. Je voulus savoir comment elle s’y était prise pour être heu-
reuse, et maman répondit qu’elle ne s’en souvenait pas, qu’à son
idée les enfants étaient généralement heureux, se faisant du
bonheur avec peu. Puis elle prit pitié de moi qui la regardais
avec l’envie de pleurer – mais elle se méprit et ne sut ja-
mais que c’était sur elle que j’avais envie de pleurer. Elle

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me passa la main sur le front en m’assurant que j’allais revenir
à la santé et retrouver mes jeux avec joie.


— -Pourquoi, si vous étiez heureux à Saint-Alphonse-de-
Rodriguez, êtes-vous encore partis,
ai-je demandé.


— -On a peut-être du sang d’errants dans les veines, dit
maman.
à force d’errer, Pourtant, maintenant ,personne plus que
moi n'aimerait être fixé une fois pour toutes. Ton grand-père Élie
était porté à l’aventure. Il se sentait à l’étroit dans les col-
lines pauvres pour y établir ses fils autour de lui. Puis est ve-
nu vers nous un autre de ces prêtres-colonisateurs, celui-là
pour nous vanter le Manitoba et l’acceuil qu’on nous y ferait.
Il parlait des belles terres riches, de tout cet Ouest canadien
où nous devrions nous hâter de prendre notre place avant les
Écossais,, les Anglais qui arrivaient à grand flot. Il disait que
tout le pays, d’un océan à l’autre, nous revenait, à nous, de
sang français, à cause des explorateurs de France qui l’avaient
les premiers parcourus.

Nos droits à notre langue, à notre culture seraient respectés. A
chaque chef de famille, à chacun de ses enfants mâles ayant at-
teint dix-huit ans, le gouvernement de la nouvelle province con-
cèderait un quart de section. C’était tentant pour des gens com-
me nous. Ton grand-père prit feu, Tu tiens de lui, fit-elle en
passant sa main sur ma joue, ce don de parlerporter en imagination.
Ta grand-mère était la seule à s’opposer au projet. A la fin el-
le céda, et nous voilà en route encore une fois. Le reste de
l’histoire, tu le connais, je te l’ai raconté cent fois. Ils
eurent une concession dans la Montagne Piembina.

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— -Et enfin ils se reposèrent ?


— -Ah, mon Dieu, de loin encore ils n’eurent de repos.
Tout était à refaire. Ton grand-père construisit la maison neu-
ve exactement comme celle de Saint-Alphonse, ta grand-mère refit
les meubles, les armoires, le pétrin…


— -Et le banc-lit, je le rappelle.


— -Quand tu étais toute petite fille et que nous allions
là-bas, tu pleurais si on te refusait de passer la nuit dans le
banc-lit…Je me suis toujours demandéé pourquoi tu aimais telle-
ment coucher dans cette espèce de cercueil.


Je crus me souvenir que j’y éprouvais le sentiment d’une
sécurité totale , comme si les mais qui avaient façonné ce vieux
meuble rustique devaient détenirdétenaient le pouvoir d’éloigner de moi
toute menace.


— -Après quelques années, tout aurait pu être si beau à
Saint-Léon, dit maman, car la terre était à nous.eEn comptant
celle des garçons, elle faisait un mille carré en tout! Grand-
mère semait dans son jardin les mêmes fleurs qu’au Québec, on
n’entendait parler autour de nous que notre langue familière,
c’était presque la prospérité enfin, et voici que le gouverne-
ment du Manitoba se tourna contre nous. Il passa cette loi uni-
que qui interdisait l’enseignement de la langue française dans
nos écoles. Nous étions pris au piège, loin de notre deuxième
patrie, sans argent pour nous en aller, et d’ailleurs où aurions-
nous été?


— -Encore sans patrie ?

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— -Nous avions toujours nos terres, nos coutumes,
nos maisons et notre langue que nous n'étions pas prêts à nous
laisser arracher. Mais aussi c'est ce qui nous ruina : cette
longue lutte, toutes ces dépensesdépenses pour préserver nos écoles, Es-
tu assez reposée? me demanda-t-elle. Il faudrait repartir. Ton
père doit être inquiet de ne pas nous voir plus vite.


Le feuillage, en s'écartant, nous exposa un pan du haut ciel
clair que nous avons fixé ensemble en souriant malgré nous. Et
maman a raconté :


— -Ton père, lui, c'est la profonde misère des siens, du
côté de Beaumont, qui l'a chassé. Il a dû commencer à travailler
tout enfant, puis de bonne heure émigra aux États-Unis comme
tant des nôtres que le Québec ne pouvait faire vivre. Il a fait
tous les métiers, mais tout le temps il lisait, s'instruisait,
se préparait à jouer un rôle important quand il rentrerait dans
son pays. C'est au Manitoba qu'il aboutit. Quand je l'ai rencon-
tré, à Saint-Léon, il croyait, comme le prêtre-colonisateur jadis,
que tout l'Ouest, jalonné de petites colonies, serait au moins à
moitié français d'un océan à l'autre. Puis il connut Laurier, qui
allait devenir bientôt le Premier ministre, et qui lui demanda
s'il ne travaillerait pas à son élection. Dès cet instant, ton pè-
re donna sa vie à cet homme tant il avait foi et confiance en lui.
Lorsque Laurier, devenu Premier ministre, refusa de prendre parti
avec la question du français au Manitoba, puisque cela relevait
du domaine provincial, ton père ne lui retira pas son appui. Il
disait :" Il a ses raisons. " Ce qui lui fut intolérable, d'esprit

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religieux comme il était, ce fut d’entendre, du haut de la chaire,
tomber l’anathème contre les partisans de Laurier que l’on décla-
ra traître à la cause du français. Enfin sa loyauté politique,
on la lui fit payer de son poste d’agent colonisateur, alors qu’il
atteignait la viellesse. C’était notre ruine, et j’ai des rai-
sons de soupçonner les nôtres, nos propres gens, d’y avoir tra-
vaillé. Car le plus triste de notre histoire, c’est peut-être que
tant de malheurs ne nous aient pas encore unis.


Elle pencha la tête, regardant le sol à ses pieds, et me
demanda :


— -Comprends-tu un peu peut-être pourquoi j’ai parlé de
cela au médecin…Ce n’est pas de gaieté de cœur, je t’assure.


J’eus tant de peine pour elle, pour mon père, pour tous
ces gens dont nous avions parlé, que je n’aurais pu répondre. Lors-
qu’elle m’eut redemandé si nous allions nous remettre en route et
que je me levai pour la suivre, il me sembla que nous prenions
place dans l’interminable exode. Jusqu’où irions-nous donc à la
fin des fins?


Ton père, quand je l’ai rencontré, me dit-elle tout à
coup sans aucun propos, n’était plus jeune, mais énergique,
plein d’idéal, un homme très beau et gai à ses heures.


Alors je me rappelai qu’au cabinet de consultation, le
médecin avait demandé à maman : " Quel âge aviez-vous, madame,
quand vous avez donné naissance?.. ».?Maman avait paru gênée. El-
le avait répondu, comme si elle n’en était pas sûre : " quaran-
te…quarante-deux, ou trois… "


— -Et votre mari, lui? [–Cinquante-neuf ans, docteur.

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Comme si elle répondait à ma silencieusequestions, elle
m'assura :


— -Ton père a été heureux et fier quand tu est venue au
monde. On dit, poursuivit-elle, que les enfants de parents âgés
sont fragiles et délicats, mais aussi, paraît-il, ce sont les
plus doux.


Nous ne devions pas être loin de la cathédrale, car maman
a suggèré à un moment :


— -Veut-tu que nous entrions prier en passant. pour que
tout se passe bien.


La haute nef nous parut sombre après le grand jour. Elle
ne semblait éclairés que par les lampions nombreux sur leur sup-
port, qui se consumaient, à l'avant de l'église.


Maman m'entraîna presque aux premiers bancs, tout près du
choeur. C'est là ouque nous allions prier quand nous avions désespé-
rément besoin d'aide, comme si nous avions ici plus de chance d'ê-
tre vues et entendues. Nous nous sommes mises à genous. jJ'ai prié,
je suppose, mais surtout, je pense, j'ai regardé maman prier. De-
puis, j'ai vu quelques êtres, très peu, prier comme elle ce jour-
là, mais alors c'était la première fois, et le spectacle me chavi-
ra le coeur. Elle ne bougeait en rien, elle était tout immobile,
et cependant tout en elle était tendu, le visage, les yeux, les
lèvres, même les mais qu'elle avait portées au-devant d'elle et
gardait dens une attitude suppliante. Et c'est alors, il me sem-
ble bien me rappeler, que j'ai formé au fond de mon âme la résolu-
tion de la venger. Ou plutôt elle dut naitre de l'excès de mon im-
puissance et de ma faiblesse. C'est, acculée, que j'ai trouvé du

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courage de la vie.


A la sortie, la vive clarté du jour nous a comme blessé
les yeux et l’âme. Maman a ralenti le pas, qu’elle avait alors
si vif, pour se mettre au mien qui devenait traînant. Elle se
faisait des reproches de m’avoir tellement parlé, de m’avoir fait
marcher quelques pas de plus pour atteindre l’église. A bout de
forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour
je la vengerais. Je vengerais aussi mon père et ceux de Beaumont,
et ceux de Saint-Jacques-l’Achigan et, avant, ceuxdu Connecticut. Je
m’en allais loin dans le passé chercher la misère dont j’étais
issue, et je m’en faisais une volonté qui parvenait à me faire
avancer.


Mais a l’hôpital, à l’abri d’un paravent qu’une sœur
était venues dresser, lorsque le vieux prêtre, assis près de moi,
commença à me parler de la vie, de la mort, et de l’éternité, je-
changeai d’idée : je pensais que mieux valait mourir et délivrer
les miens de toutes dépenses plutôt que de vivre pour les ven-
ger peut-être un jour, ce qui maintenant me paraissait bien dif-
ficile.


Nous étions quatre enfants à peu près du même âge dans cet-
te chambre. Au moment de s’informer pour nous àauprès de l’hôpital, le té-
léphone déjà ouvert, le docteur avait demandé brièvement :


— -Que désirez-vous ? Une chambre particulière ? La salle
commune ? Ou, s’il en reste, une chambre à quatre lits ?


— -ah Peut-être, avait dit maman, en cherchant mon regard d’un air

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d'excuse, à quatre lits,peut-être, tu t'y ennuierais moins que
toute seule.


Voilà bien le genre de pauvres que nous étions, entrete-
nant, pour la forme, au milieu de nos tracas d'argent, des pos-
sibilités toujours au-delà de nos moyens, et c'était sans doute
cette aptitude, ce goût de l'élégance qui faisait de nous des
pauvres.


Le vieux missionnaire, passant par la ville, venu peut-
être du Nord à quelquefois j'imagine que le sort s'est mêlé de
me l'envoyer - me parlait bas en m'enveloppant d'un bon regard
paisible que je voyais briller, à la lueur de la veilleuse, au
fond d'un visage barbu. Il m'entretenait de la mort, sans la dé-
pouiller, parce que j'étais une enfant, de gravit. Et de sérieux,
et c'est peut-être pour un avoir entendu ce vieil homme, au début
de ma vie, m'en parler avec noblesse et candeur que la mort a per-
du sur moi beaucoup de son pouvoir d'effroi. Il me disait que
j'allais presque certainement guérir, mais que tout s'accompli-
rait selon la volonté de Dieu. Demain, quand on m'endormirait,
je serais comme un petit oiseau que le Seigneur tiendrait dans
sa main. Ou il me relâcherait pour revenir avec les autres en-
fants, jouer, rire, s'ébattre, ou il me garderait dans son mys-
térieux séjour.


C'était ce que je voulais, et je demandai au vieux prêtre
de m'expliquer le mystérieux séjour. Encore aujourd'hui je bénis
le ciel d'avoir placé près de moi à ce moment une âme qui ne pré-
tendait pas saisir l'inexplicable, seulement en rêver.


-Ah! — -Mon petit enfant, me dit-il, si seulement on le sa-

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vait, hein, mais alors il n’y aurait pas beaucoup de mérite à
parcourir la longue route. Et pas beaucoup d’intérêt non plus,
ne trouves-tu pas? Tout ce que je crois pressentir ou deviner,
c’est que notre vie débouche sur l’infini, et tous, je pense
bien, nous avons envie de l’infini.


Ah! qu’à l’entendre en parler, j’en avais moi-même envie.!
Je lui demandai si dans l’infini on était encore responsable de
ses dettes.


Il me demanda:quelle sorte de dettes : Déshonorantes, que
l’on fait avec malice, en sachant bien que jamais on ne pourra
s’en acquitter ? Ou des dettes de pauvres, qu’ils ont sur le
dos parce qu’ils ne peuvent vraiment faire autrement ?


J’étais en peine de répondre. Il me semblait que nos det-
tes n’étaient franchement ni d’une catégorie ni de l’autre, mais
que peut-être elles participaient de l’une et de l’autre à la
fois.


Il passa sa mais sur mon front et m’engagea doucement à
ne plus me tracasser. Il me dit de me reposer dans le Seigneur,
de lui mettre tous mes problèmes dans les mains. Je pense avoir
toujours su qu’il n’y avait quelui en fin de compte pour nous
aider. Mais, en même temps, il m’avait semblé qu’IIill ne le faisait
pas. Pourquoi? Parce qu’on était trop éloignés, nous de lui, ou
lui de nous ? Alors, j’ai rêvé qu’en arrivant chez lui, le Très-
Haut, comme on l’appelait, je lui raconterais tout une histoire
dans l’oreille. Il verrait bien alors qu’on ne pouvais prendre
maman au mot. Comment pourrait-elle s’acquitter de mon opération
à raison de cinq dollars par mois, quand déjà il en avait trois

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à verser pour la machine à coudre, quatre pour mes leçons de
piano, qu’elle refusait absolument de faire cesser, à part les en plus
comptes toujours en desarrérages chez l’épicier, le marchand de
charbon, presque tous les fournisseurs. De plus, elle venait de
me promettre comme récompense pour ma guérison un manteau neuf –
coupé il est vrai dans du vieux mais qu’elle comptait garnir
d’un col d’astrakan acheté chez un bon fourreur de la ville. Ce
manteau, et la curiosité de voir comment maman allait s’y pren-
dre pour me l’obtenir, me retenaient quelque peu à la vie que,
d’autre part, je souhaitais quitter pour cesser justement d’être
à la charge de maman.


Ainsi en alla-t-il de ce que je croyais être ma dernière
prière, et qui était bien je pense, l’expression d’un désir d’é-
vasion. Car l’idée de ma mort – étrangement mais peut-être, au
contraire, très logiquement – m’avait fait entrevoir ce que pour-
rait être ma vie, et j’en avais pris peur. Pour venger ma mère,
il m’était apparu que je devrais, de retour à l’école,plus tard
travailler doublement, être la première toujours, en français,
en anglais, dans toutes les matières, gagner les médailles, les
prix, ne cesser de lui apporter des trophées. Ensuite, mes étu-
des terminées, je n’apercevais plus rien de précis et de clair,
seulement, devant moi, une route montant, comme solitaire, s’en
allant dans je ne sais quel abandon sous un ciel nuageux, et le
cœur me manquait.


J’avais toujours pourtant passionnément aimé les routes
de la plaine, mais, déroulant dans le plat, elles permettent
de voir loin devant soi et de toutes parts. Tandis que la route

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de mon avenir me parut, ce soir-là, en montés et sinuosités qui
ne me livraient jamais à l’avance de perspective, toutes se per-
dant dans du noir. Une fois, plus tard, je devais, d’une légère
élévation dans la plaine, contempler une petite route de terre,
inondée de soleil, qui m’apparaîtrait mystérieusement reliée à
ma vie et me soulèverait d’exaltation. Mais, pour l’heure, à
l’hôpital, la route de ma vie – ou peut-être de toute vie –
me semblait un chemin toujours à l’écart, et j’en gardai long-
temps de l’effroi.


Une religieuse passa, me donne un calmant. Bientôt, je me
sentis presque heureuse, dans un état d’attente qui ne torturait
plus les nerfs. Ainsi, je n’aurais pas à suivre cette route soli-
taire et triste de la vie. Je m’endormirais pour me réveiller
dans ce que le vieux prêtre appelait le merveilleux séjour. Le
lendemain, j’étais dans les mêmes tranquillesdispositions quand
on me roula sur le chariotbrancard à la salle d’opération. Je me deman-
dais seulement si Dieu venait un peu au-devant de ceux qui mou-
raient, ou s’Ilil les attendait sans bouger se son seuil. Rien qu’un
pas vers eux, et déjà pourtant ils en auraient été réconfortés.
Maman, quand elle attendait une visite très chère, guettait à la
fenêtre du salon, parfois même sur la galerie, et, nos gens appa-
raissant au bout de la rue, elle se précipitait sur les marches
du perron et jusqu'à la barrière,souvent.même


On était serré contre une poitrine. On entendait battre,
dans la joie, contre le sien, un autre cœur. On était arrivé
enfin. Avais-je donc déjà connu ce bonheur? Ou l’avais-je seule-
ment imaginé?

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— -Respire à fond, petite, me disait une voix inconnue,
et je me sentis me dissoudre.


Je ne puis nier que ce ne fût pas une déception, tout d’a-
bord, en ouvrant les yeux, de me retrouver toujours de ce monde.
Et combien il se révéla immédiatement le monde que je connaissais
déjà trop bien. Près de moi se tenait une silhouette d’homme en
blanc que je distinguais mal à cause des effets prolongés de la
narcose. Il me parlait et sa voix me semblait me parvenir d’une
grande distance :


— -C’est moi qui t’a endormie, petite. Quand ta mère vien-
dra, veux-tu lui remettre ce papier ? C’est mon compte. L’anesthé-
sie , c’est à part.


Comme se fait-il que l’anesthésie soit à part ?On ne
nous l’a pas dit, ai-je cru un moment, avoir protesté à voix hau-
te. Mais je n’avais pas eu la force d’amener les mots à mes lè-
vres, ils me restaient sur el cœur.


Je m’aperçus alors qu’il m’avait glissé le papier entre
les doigts.


— -N’oublie pas, petite. L’anesthésie, c’est à part, et
d’habitude c’est ce qu’on paie en premier.


Je fis signe que oui et tentai de me réfugier quelque part,
mais où trouver refuge quand le Seigneur lui-même, à deux doigts
de son seuil, nous a retournés à la Terre. Quelqu’un est passé
qui m’a donné un glaçon à sucer, puis maman est arrivée, et j’ai
su que malgré tout j’étais heureuse d’être encore de ce monde.

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A l’instant où nos regards se retrouvèrent, tout fut emporté de
nos soucis, de nos peines, dans le déferlant bonheur d’être rendues
l’une à l’autre. Mais alors que le visage de maman, penchée sur
moi, se trouva tout proche du mieux, je pus y voir, comme à la lou-
pe, la fatigue de sa vie, la marque des calculs, le griffonnage
laissé par les veillées de raccommodages, et,, ce fut plus que je
n’en pouvais supporter. Je fermai les yeux, essayai de regagner
la région où ne m’avaient pas poursuivie les dépenses, les frais,
les honoraires. Hélas, je me rappelai le papier laissé pas l’anes-
thésiste et le tendis à maman.


Elle le déplia, disant : "Il aurait pu attendre un peu,
tout de même, celui-là… " puis devint silencieuse, le front
barré d’un pli que je connaissais bien.


— -C’est cher ? lui demandai-je, effrayée.

Elle fit mine de sourire.


— -Non, c’ce n'est pas grand-chose, et ellefit disparaître la note
d’honoraires dans son sac à main.


Assise près de moi, elle commença aussitôt d’une voix en-
courageante à me rapporter les bonnes nouvelles :


— -Figure-toi qu’hier, en sortant de l’hôpital, qui est-ce
que je rencontre ? Madame Bérubé qui marie sa fille le mois pro-
chain. Il lui faut une robe pour l’occasion. A sa belle-sœur aus-
si. Moi voilà avec deux belles commandes rien que parce que, sous
l’inspiration de Dieu sans doute, je suis sortie par une porte plu-
tôt qu’une autre. Il s’en mêle parfois, tu sais.


n’en étais pas si sûre depuis qu’il m’avait repoussée de
son paradis. Il me semblait aussi que si maman avait obtenu les

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commandes, c’était plutôt parce qu’elle allait les exécuter à
prix réduit. Mais aujourd'huije n’avais pas la force de lui tenir tête au-
jourd’hui.

ici.


— -Ce compte de l’anesthésiste va rogner un peu sur ma com-
mande avant même qu’elle soit en marche, dit-elle, puis elle eût
l’air de trouver drôle malgré tout que notre argent fût toujours
dépensé avant d’être gagné.


Elle sortit d’un sac d’épicerie trois oranges qu’elle avait
dû longuement choisir à l’étalage car il me semblait n’en avoir ja-
mais vu de plus rondes, parfaites et si pareilles les unes auxl’un à l'autres.


— -Tu les as prises chez monsieur Trossi, ai-je tout de sui-
te compris, et j’ai souri en pensée, dans mon affection pour cet im-
migrant pauvre qui m’avait toujours traitée comme une princesse
quand maman m’envoyait acheter chez lui… "à la graine ", comme
on disait.


A regret, elle m’avoua alors qu’elle n’en avait acheté que
deux, monsieur Trossi ayant ajouté la troisième, de sa part, en ca-
deau pour " la petite fille malade qui devait guérir aussitôt si
elle voulait faire plaisir à son ami Italien. " Je dus manifester
plus de joie du cadeau de l’Italien que de celui de maman car elle
parut un peu jalouse et dit que c’était curieux, ce penchant que
j’avais pour un homme que l’on connaissait si peu a fond.


Mais elle n’avait de temps aujourd’hui à s’accorder, ni
pour la joie ni pour le dépit. A peine était elle arrivée, me sem-
bla-t-il, que déjà elle m’annonçait qu’il lui fallait me quitter
pour se mettre à sa couture, au plus tôt possible si elle voulait
avoir terminé sa commande à temps et toucher l’argent dont nous

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avions tant besoin. Malgré tout, elle s'attarda un moment à arran-
ger mes oreillers et à m'encourager : Le médecin avait dit que je
serais vite sur pieds et que tout irait bien. Plusieurs fois elle
me demanda si je souffrais et je fis signe que non, et c'était
toujours en partie vrai : au long de cette maladie qui a laissé
sur ma vie un marque ineffaçable, j'ai beau chercher parmi mes
souvenirs, je n'en trouve guère de la douleur physique, peut-être
parce que celle-là on l'oublie facilement. Mais j'ai le souvenir,
par ailleurs, d'avoir vécu comme des années entières pendant ces
quelques jours


Enfin maman s'enfuit pour ainsi dire. Était-ce parce que je
ne l'avais pas vue de dos depuis longtemps, était-ce parce que la
maladie me donnait des yeux pour voir, mais, comme elle s'éloignait,
sa silhouette me parut vieillie, toute différente de celle que je
croyais connaître, presque celle de grand-mère déjà vers la fin de
sa vie. et Je ne pus le supporter et trouvai de la voix pour la rap-
peler. Elle s'arrêta à mon faible cri, hésita, le temps, je pense
bien, de se refaire un visage, puis se retourna et s'en revint vers
moi en demandant :


— -Tu veux quelque chose?


Je ne sais ce que j'avais d'abord eu en tête de lui dire,
mais à surprendre sur son visage la trace d'une désolation qu'elle
n'avait pas eu tout à fait le temps de faire disparaître, je son-
geai à m'engager envers elle par la seule promesse dont j'étais sû-
re qu'elle lui redonnerait courage. Alors je lui annonçai qu'à
l'école, dès lors, je serais toujours la première de ma classe...loin
encore de penser que cette promesse, j'allais la tenir.


Maman se pencha sur moi, lissa mes cheveux, et son visage.

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qui, un instant plus tôt, m’avait paru défait, était à présent
rayonnant. La fierté que j’aimais tellement y voir brillait dans
ses yeux bruns.


— -Si tu es la première, s’engagea-t-elle à son tour, à
l’automne ce n’est pas seulement un manteau neuf que tu auras, mais
je te ferai aussi une jolie petite jupe…à la mode que tu aimes…
virevoltante…


Alors je vis onduler à mes yeux la jupe légère. Je la vis
voler autour de moi comme je pivotais sur un talon. Mes yeux s’em-
plirent de la gracieuse image. Je tentai de me soulever sur l’o-
reiller pour mieux voir venir vers moi le bonheur. Et les autres
enfants dans cette chambre, bornés ou envieux, regardaient, sans
comprendre, ces riches que nous étions, maman et moi, au milieu de
la pauvreté maussade.

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35A[III]


Vers la fin du jour, à l'heure qui lui était consolante,
quand la lumière faiblissait, que le contour des choses se défai-
sait, flottait peut-être quelque peu comme dans les rêves, et que
la vie paraissait moins dure, mon père se montra.


Il hésita sur le seuil, porta le regard vers l'une et l'au-
tre des petites filles aux quatre coins de la chambre d'hôpital,
puis lentement s'avança vers moi. Il se tint près de mon lit en
silence et immobile un bon moment, l'air triste et perdu.

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Pourtant, il ne pouvait savoir que l'avant-veille, dissi-
mulée au dehors, tout près de la porte de la cuisine d'été - sorte
de petite maison adossée à la grande, où mon pére aimait veiller
seul par les nuits chaudes - maman l'y ayant rejoint, je les avais
entendus parler de moi. Sous les branches du groseil-

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lier, je retenais ma respiration pour mieux entendre leurs paroles.
Mon père avait demandé :


— -Qu’est-ce qu’il a dit?


— -C’est l’opération, Léon, avait répondu maman.


J’avais déjà remarqué que, dans l’angoisse, ils se redon-
naient volontiers leur prénom à chacun, comme si la nobless de ces
instants leur restituaient leur plein identité.


J’avais perdu quelques -uns desmots murmurés, mais je saisis la ques-
tion à laquelle je m’attendais, si familière, et qui pourtant ne man-
quait jamais de me porter un coup.


— -C’est combien, MinaMélina? Qu’est-ce qu’il demande?

Au timbre de sa voix, j’avais reconnu que maman prenait sur
elle, s’efforçait d’amener mon père à l’optimisme.


— -Il a dit, Léon, qu’il nous ferait du bon.


— -Du bon ! Du bon ! Qu’est-ce qu’il entend par du bon ?


Il avait bien fallu à la fin que maman énonçât le chiffre.
Après j’avais recueilli comme un court gémissement venant de mon
père.


Je n’avais pas besoin d’être sur place pour le voir., Aassis
dans la lueur du vieux petit poêle que maman gardait là pour y fai-
re la cuisine par les jours torrides, préservant ainsi la fraîcheur
de la grande maison. Depuis assez longtemps elle ne s’en servait
plus guère, disant qu’il lui manquait toujours quelque chose ici
pour préparer les repas et que finalement les inconvénients d’y
faire la cuisine dépassaient les avantages qu’elle en pouvait ti-
rer. Mon père, toutefois, était resté étrangement attaché à cette
pièce où il était presque le seul à venir encore. Souvent, le soir,

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après l’avoir cherché partout, on finissait par l’y découvrir,
veillant en silence dans l’obscurité, la porte ouvert sur la
cour arrière, au doux bruissement de la nuit. Communiquant avec
la grande maison, cette petite maison basse en était tout le con-
traire, rustique, une sorte de cabane au fond, qui donnait une im-
pression de campagne, et même de campement avec ses armoires gros-
sières et son plafond poutres affarentes. Est-ce qu’elle restituait à mon
père le sentiment qu’il avait éprouvé pour les abris du temps de
ses rudes voyages en pays de colonisation ? Il pouvait en tout
cas y rester des heures assis sur une petite chaise basse près du
poêle dont il entreteneait tout juste le feu.


Maman en l’y retrouvant s’était bien gardée de faire de la
lumière. C’était donc sans se voir vraiment l’un l’autre qu’ils
continuaient à se parler à voix basse.


— -Cent dollars,MinaMélina ! Comment est-ce qu’on va faire ?


Maman, la voix rassurante, avait affirmé :


— -On le trouvera, Léon. L’argent, ça se trouve, malgré
tout. Je dis pas, d’un coup, mais petit à petit.


Alors mon père sembla prendre un peu de courage à celui de
maman et proposa :


— -Au moins, MinaMélina, que je me décide à vendre aux voisins
les légumes de notre jardin, plutôt que de les donner, ce que tu
m’as toujours conseillé, à quoi je ne pouvais me résoudre…


Il semble qu’ils étaient tombés d’accord enfin pour vendre
à prix raisonnable le fruit du long travail d’été de papa, ces
beaux légumes qu’il avait été heureux de distribuer jusqu’ici en
cadeaux à presque tous autour de nous.

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Et maintenant, l’air soucieux, il se tenait près de moi,
sachant peut-être plus parler aux enfants, et moi je le trou-
vais si vieux qu’il me paraissait impossible de trouver des mots
qui eussent pu l’atteindre. Pourtant, jeuneenfant ,, j’avais aimé inven-
ter des jeux avec des vieillards.


Je lui jetai un regard perplexe. Quel âge avait-il donc
alors? Soixante-et-onze…soixante-douze ans? Quand il m’avait
engendrée, il était déjà âgé. Y songeait-il quelquefois avec une
sorte de remords, et était-ce cela, une certaine gêne, qui l’empè-
chait d’ende me parler à cœur ouvert. ? Je ne l’ai jamais su. Nous ne
nous sommes jamais avoué l’un à l’autre les mouvements profonds
de l’âme – de même, j’imagine, que la plupart des humains quivivant
ensemble.
vivent côté à côté


Pourtant, à l’époque où je vins au monde, lui,il était d’après ce
qu’on m’a raconté, était un homme, sinon robuste de santé, du moins
encore fort énergétique, et confiant dans l’utilité de sa vie et de
sa tâche. On m’avait souvent relaté qu’alors il poursuivait l’idée
que les Canadiens français devraient venir en grand nombre dans
l’Ouest, en dépit de toutes les difficultés, prolongeant le Québec
jusqu’à l’autre bout du pays, en sorte qu’y serait réalisé cet heu-
reux équilibre entre le français et l’anglais que l’on s’attache
tellement aujourd’hui à obtenir. Il venait tout juste de fonder
l’une de ses plus belles colonies, Dollard, en Saskatchewan, com-
posée presque uniquement de compatriotes qu’il avait fait venir du
comté de Dorchester où il était né, au Québec, ou rapatriés des
Etats-Unis. Moi seule de ses enfants n’avais pas connu l’homme
des grands projets, des belles réalisations, du rêve profond ani-

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mant ses clairs yeux bleus. Ou du moins, j’étais si jeune, quand
il fut encore ainsi quelque temps après ma naissance, que je ne
pouvais enavoir des souvenirs que ténus à l’extrême, vraiment insai-
sissables.


Sous l’effet du calmant, pendant qu’il se tenait près de
moi, je sommeillai peut-être un moment, ou bien je rêvai, à moitié
endormie. Je crus retrouver un temps où l’air de malheur qui s’at-
tachait à mon père ne me plongeait pas encore dans l’effroi. J’é-
tais toute petite encore. J’allais alors volontiers vers lui, non
pas pour me faire prendre et cajoler comme l’aiment les tout pe-
tits enfants, mais pour me tenir simplement près de lui dans une
gravité étrange. Je crois qu’il en était heureux. Dans la soixan-
taine, il aurait ressenti comme une gène, je suppose, à me faire
de ces caresses qu’un père prodigue à ses très jeunes enfants. Ce-
pendant il me semble me rappeler qu’il prenait volontiers dans
ses bras ses petits- fils, les enfants de ma sœur Anna, dont l’aî-
né était du même âge que moi, alors qu’il se contentait deplacer me po-
ser la
samain sur lama tête et de lisser mes cheveux. Pourtant dans
cette sorte de rêve où je flottais, je me souviens que, ce jour-
là, l’ayant rejoint au jardin où il travaillait, il avait posé
la bêche, m’avait installée dans la brouette et promenée plusieurs
fois autour de la maison avec mon gros chat gris que je serrais
sur ma poitrine. Cette étrange promenade lente m’avait révélé des
aspects neufs du paysage pour moi le plus familier du monde.
Si bien que j’avais demandé : " Encore…" après le troisième tour,
et nous étions repartis, mon vieux père soufflant un peu plus fort.

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Ce souvenir se réveillant en moi dut me causer plus de peine peut-
être que de joie, trop seul de son espèce parmi les jours sombres
où il avait fleuri, car je ne pus réprimer un gémissement.


Le visageboulverséravagé, mon père me demanda aussitôt si je souf-
frais donc tant. Je lui dis que non, que je ressentais seulement
une légère brûlure là où l’on m’avait ouvert le ventre.


Alors il m’enjoignit de bien manger dès que je pourrais,
afin de vite reprendre mes forces, et me rappela qu’il me faudrait
pendant quelque temps éviter des jeux trop violents. Et il osa,
lui, me rapporter un peu de ce que le médecin avait dit, que je
resterais assez longtemps ébranlée, qu’il me faudrait ménager ma
santé qui serait toujours fragile.


Un peu mieux réveillée, je tournai la tête vers lui pour
essayer de lui faire un sourire rassurant. Je vis alors qu’il avait
dans les mains trois roses. De celle que nous appelions les roses
de cimetière, parce que, tout d’abord, mon père en avait acheté
quelques pieds pour fleurir les tombes des deux petites Agnès dans
notre enclos de famille. Elles y avaient si bien fructifié qu’au
bout de deux ou trois ans, mon père avait rapporté quelques
bouturespieds pour les repiquer autour de la maison. Maman ne les aimait
guère, moi non plus. En fait personne à la maison ne les aimait,
sauf mon père. Que leur reprochions-nous donc au juste? Sans dou-
te d’être venues du cimetière, mais pas uniquement. Ce n’étaient
pas en réalité de très belles roses. Elles étaient touffues, leurs
pétales enroulés trop étroitement les une sur les autres; aussitôt
nées, aussitôt fanées, elles se tachaient à un rien, une goutte de
pluie, une brise un peu plus fortetenace. Elles n’avaient vraiment pour

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elles que leur parfum, et encore celui-ci, douceâtre, nous faisait peurparais-
sait-il lié
aux offrandes funéraires.


Celles que mon père tenait à la main me parurent pourtant
belles. Les avait-il choisies avec autant de soin que maman, ses
oranges ? Ou bien est-ce qu’enfin je savais mieux voir ? J’éprouvai
de regret de n’avoir jamais aidé mon père à les soigner, me rappelant
qu’il n’en demandait pas beaucoup, seulement, après nous être lavé
les mains, de déverser notre eau savonneuse sur les rosiers, le savon
agissant comme insecticide. Je songeai que je n’avais presque jamais
obéi à la consigne, parsoit que j’avais pareussetendance à l’oublier, soit ou parce que
je n’eusse pas envie dene voulais pas me donner de la peine pour des fleurs qui ne
me paraissaient pas la mériter. Mais émue en ce moment par leur em-
pressement à vivre malgré touttant d’indifférence de notre part, je pro-
mis à papa que désormais je m’efforcerais de recueillir de l’eau
savonneuse à leur intention.usage.


— -Ce n’est pas un si gros effort, répondit-il, et cela fait
servir deux fois le savon qui est cher.


Il me vint alors à l’esprit que de jour en jour je l’avais
vu attentif à ne pas gaspiller, quoique jamais mesquin, appliqué
aussi à devenir habile en des tâches qui ne lui étaient pas tout à
fait naturelles, comme en horticulture, par exemple. Je fus effleu-
rée par la pensée que maintenant, peut-être encore plus qu’au temps
où il était admiré, mon père montrait de la grandeur. Tombé de haut,
abandonné de l’espoir, il s’était livré chaque jour au modeste
effort qui pouvait encore être utile. La fièvre décuplait-elle
donc aujourd’hui la perception que j’avais des êtres et de la
vie ? Ou bien était-ce plutôt le calmant qui, en apaisant l’an-

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goisse naturelle du coeur, me permettait de voir mieux que d’ha-
bitude.? Mon père aux mains calleuses, au visage creusé, au dos
voûté, me parut animé d’un courage tel qu’hier encore j’avais été
incapable de l’entrevoir. J’aurais voulu le lui dire et ne sa-
vais comment. Après avoir posé les trois roses, têtes déjà un
peu penchés. Dans mon verre à eau, il s’en allait à pas lents,
et il me sembla qu’il avait un peu l’allure des roses fatigués.
J’enfouis mon visage dans l’oreiller comme pour me cacher si pos-
sible
de la douleur et qu’elle ne me trouve jamais plus. elle

IIIIV


Comment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être
tellement heureux ? C’est cela encore aujourd’hui qui m’étonne le
plus. De même que la visite de la joie me cause plus de surprise
au fond que celle du malheur, non parce que plus étrangère à ce
monde, mais peut-être parce que encore moins déchiffrable.


Le bonheur nous venait comme un vent, de rien et de tout.
En soi, déjà, l’été nous était une fête. Je n’ai connu personne,
lorsque j’étais enfant, qui soignât, autant que nous, l’été.


Quelques tracas qu’eût maman, quelques chagrins, dès que le temps
était venu, elle laissait tout en plan pour remettre en terre au-
tour de la maison les géraniums et les fuchsias qui avaient hiver-
né au bord des fenêtres. Pâles, étiolés, on les voyait bientôt
redevenir pleins de santé. Papa ensemençait un grand champ libre
non loin de chez nous, ayant obtenu du conseil municipal l’auto-
risation de la cultiver tant qu’il ne serait pas acheté, et cela

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dut tarder car il me semble me rappeler que nous eûmes toujours
à notre disposition ce beau et vaste potager. Et l’été nous ré-
compensait. Nos arbres fruitiers donnaient leurs fleurs embau-
mées, ensuite d'acides pommettes dont maman faisait une exquise
gelée, des cerises aussi et de petites prunes bleues. A l’arriè-
re, notre cour, entourée d’une palissade de bois, était toujours
remplie de merles et de pinsons dont le chant était si fort et
si joyeux qu’il nous fallait bien l’entendre jusqu’au milieu des
malheurs. Cette cours, qui n’était pas tellement grande, donnait
sur une ruelle qui, elle, donnait sur un champ non loti, en sor-
te que tout l’espace libre en arrière de chez nous, se joignant,
pouvait nous donner l’illusion d’une échappée de plaine verte.
Mon père, assis dans la pénombre de la petite cuisine d’été, por-
te ouverte, la contemplait sans fin. Parfois prolongée mystérieu-
sement par un rougeoiement du ciel que l’on captait, à l’ouverture,
entre deux coins de rue plus loin, la faible trouée, en pleine vil-
le, entre les maisons, atteignait à une sorte d’espace sans limi-
te. Si nous allions parler à papa assis, à cette heure-là, à son
poste de vigie, sa voix nous étonnait par l’étrange apaisement
qui s’en dégageait. C’était comme si nous l’avions tiré d’infini-
ment loin, peut-être des randonnées de sa jeunesse dans les sau-
vages
étendues.


Mais c’est au temps des vacances que nous ressaisissait
surtout la fièvre du bonheur. Nous partions, maman et les enfants,
plus tard moi seule avec elle, pour la montagne Piembina. Papa res-
tait pour garder la maison, assez content, je pense, de l’avoir à
lui seul pour y promener à l’aise d’une pièce à l’autre ses rêve-

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ries que la solitude parfois favorisait. Alors, sans doute,
les espoirs qui osaient encore se lever dans son cœur lui pa-
raissaient moins sûrement vouées à mourir.


Je crois voir maintenant ce qu’il en était de nous et
qui nous a rendu la vie en un sens si difficile. De même que
nous étions des pauvres riches, de même nous étions des malheu-
reux doués pour le bonheur.


C’était chez l’oncle Exciède, le plus jeune fils des grands-
parents Landry, que nous nous rendions au temps dont je garde le
plus de souvenirs.


Nous prenions le train à la gare du C.N.CN, surmontée d’un
dôme, et que nous appelions, je ne sais pourquoi, le Ddépôt. En peu
de temps notre train s’engageait dans le plar pays tout autour de
Winnipeg et déjà, sousle ciel géant, devait faire penser à quelque che-
nille noire rampant dans l’infini. J’aimais la plaine rase, elle
m’a toujours ravie, Ffinalement, dans sa grande retenue, elle m’en a
toujours dit plus long que tout autre paysage. Mais dans ces voya-
ges où nous allions vers la Montagne, c’est elle qui polarisait
toutes nos pensées. Au bout d’une heure environ commençait à se
dessiner sur le ciel bleu pâle l’ombre des collines. Un peu plus
tard, le train y entrait, si progressivement, que l’on ne s’en
apercevait pas. Ce n’est qu’au milieu du petit massif que tout à
coup on se reconnaissait en pays accidenté et même – pour nous habitués
au plat _montagneux. Il y avait là un lieu-dit insignifiant :
Babcock. Le train y arrêtait une minute ou deux, et je me deman-
de encore pourquoi, car il n’y avait rien là, selon mon souvenir,

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qu’une cabane et une carrière abandonnée, mais aussi : la Mon-
tagne. Ou plutôt un mont isolé, tassé auprès du chemin de fer
parmi des escarpements rocheux. Pour en apercevoir le faîte,
maman et moi nous nous metions presque genou à terre, le re-
gard à ras le plus bas de la vitre. Ainsi nous obtenions une
vue du mont entier. Elle nous coupait le souffle. Pareille hau-
teur! Pareil élan ! A l’aller, nous ne faisions qu’en parler,
maman et moi, guettant son apparition dès le départ. Ensuite,
il tenait en notre tête une place à en chasser tout autre sou-
venir. Il y a quelques années, de passage au Manitoba, j’éprou-
vai un intense désir de recevoir le Mont qui m’avait dispensé plus
d’émotions, je pense bien, que, plus tard, n’en dispensèrent la chaîne des
Rocheuses et même, sans doute, des Alpes. Je me trouvai dans un
tout petit coin de pays sans horizon, bouché par des amas de pier-
res extraites et laissées là en vrac. Mais de montagne, aucun !
A la fin, je distinguai tout de même, entre les monceaux de pier-
re, une butte quelque peu sauvage. Mais je ne sais toujours pas
pour autant qui a vu le plus juste, l’enfant exaltée, les yeux
collés à la vitre, ou la voyageuse aguerrie à qui il fallait une
vraie montagne pour y croire.


Après Babcock nous débouchions presque aussitôt des peti-
tes collines. Un autre genre de plaine s’offrait à notre vue,
roulant à l’infini en larges et souples ondulations. Nous arri-
vions au village de Somerset. C’est là que j’ai entendu, venu
du seuil de l’hôtel, voisin de la gare, le drelin d’une cloche
à main agitée pour signaler qu’allait être servi le repas de mi-
di, détail dont je me suis servi dans Cet été qui chantait, et
ma mémoire ne conserverait-elle que ce souvenir que ce serait

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assez pour garder de l’affection à ce village que j'aipar ailleurs pres-
que oublié pour moi.


Faisant les cents pas sur la plateforme de bois, nerveux
comme il a toujours été, mon oncle i, aux fortes moustaches
noires, nous attendait, venu nous prendre dans la haute
petite Ford à portières de toile munies de plaques de mica. Nous partions
pour la ferme à un peu plus de deux milles du village. Mais, en vé-
rité, nous allions, le cœur allégé, infiniment plus loin, nous re-
montions le temps, les générations, nous retournions presque aux
sources de notre famille etdont nous en trouvions, avec l’air plus
vif des plateaux, quelque chose de (conservé) vivant encore dans
cette troisième petite patrie que se construisirent les nôtres de-
puis le commencement de leurs errances.


Cette troisième petite patrie, à vrai dire, c’était près
du village de Saint-Léon, six ou sept milles plus loin, qu’elle
avait pris naissance. C’est là que grand-père avait obtenu sa
concession et y avait édifié une maison à deux corps de logis,
haut et bas côté, tout comme sa maison de Saint-Alphonse--de-Rodriguez.
Ces gens-là étaient étonnants, il faut le dire : ils laissaient
tout derrière eux, pour recommencer à refaire tout pareillement
à l’autre bout du monde. Cela m’a toujours émue. Je pense aux
oiseaux qui, où qu’ils aillent dans l’immensité ouverte à leur
choix, y construisent toujours le même nid.


Grand-mère, aussi habille à travailler le bois que la pâ-
te ou ses laines, eut vite fait de tourner armoires, huches, pé-
trin, selon le modèle qu’elle avait gardé en tête de ses meubles
de naguère. Leurs voisins, des compatriotes presque tous du Québec,

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ne parlaient que le français – je doute que grand-mère au cours
de sa vie au Manitoba ait appris plus d’une dizaine de mots en
anglais, et c’était pour s’en faire des mots à elle, comme oua-
gine, mitaine(pour meeting...)…bécosse…Ils se nommaient Lafrenière, Labos-
sière, Rondeau, Major, Généreux, Lussier. Curieusement, ils eu-
rent pour curé un prêtre de France, Théobald Bitsche, né à Neider-
Burnhaupt, diocèse de Strasbourg, et, plus tard, pour éduquer
leurs filles, une communauté française, les Chanoinesses Rrégu-
lières. En rase compagnie, comme pendant à la petite école de rang
du Québec, ils eurent l’école Théeobald que fréquenta, toute petite
enfant, ma sœur aînée Anna avant que mes parents viennent s’ins-
taller avec leur famille à Saint-Boniface.


A l’époque où je conçus une telle affection pour cette
troisième patrie des Landry, c’était longtemps après ses débuts.
J’avais alors quatorze ou quinze ans. Grand-père était mort de-
puis une douzaine d’années. En un peu plus d’une génération, il
avait réussi à mettre en culture, aidé de ses fils, une section
entière, c’est-à-dire un mille carré de terre admirablement noire,
la terre à blé de l’Ouest, qui rendait à merveille. Il avait crée
un beau domaine, maison, grange, jolie dépendances, puits à mar-
gelle, silos, et il avait dû mourir heureux, assuré d’avoir laisséà sa
descendance une patrie définitive. Grand-mère était alors venue
vivre au village de Somerset dans une petite maison que lui cons-
truisirent ses fils, selon ses goûts. Cette petite maison, je
l’ai connue. C’est elle que j’avais plus ou moins en tête en é-
crivant Ma grand-mère toute-puissante. Elle avait aussi de style

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Canadien perpétuant toujours le souvenir de la chère maison de
Saint-Alphonse abandonnée par grand-mère avec tant de regret,
mais, en effetfait, jamais abandonnée puisqu'elle renaquit deux fois
sa terre lointaine. Telle que je me la rappelle, elle était coif-
ée d'un toit à mansarde et possédait un bas côté. De sa chemi-
née aux plantes qui l'entouraient, elle proclamait très haut le
Québec dans le Somerset d'alors, pour au moins à moitié anglais.
C'était le chemin de fer, passant par ici plutût que par Saint-
Léon, qui avait déterminé la croissance de Somerset au détriment
du petit village canadien-français qui, à partir de ce temps,
commença à décliner.


Ma grand-mère habita seule sa petite maison québécoise de
Somerset jusqu'à son très viel âge. Après sa mort, un acheteur
se présenta aussitôt qui avait longtemps eu oeil sur cette mai-
son, sans pour autant souhaiter, je l'espère, la disparition de
grand-mère, mais surveillant tout de même de près les évènements.
C'était un vieil Anglais retiré à qui la maison de grand-mère rap-
pelait très fort, à ce qu'il semble, sa chère vielle Angleterre
quittée depuis longtemps. Il l'entoura de chèvrefeuille, mit du
Rosemary à la place de l'aneth de grand-mère, et, sans autre mo-
dification, y vécut heureux, la maison qui avait consolé l'exil de
grand-mère prenant aussi le sien en pitié. Tout cela me porta
à désirer me rendre acquéreur à mon tour d'une maison si protec-
trice. La dernière fois que j'allai au Manitoba, j'appris qu'é-
tait enfin mort le successeur de grand-mère, mort que, sans la
souhaiter précisément, j'avais à mon tour attendue avec une cer-
taine impatience, le vieil Anglais ayant vécu vieux.

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J’arrivai à Somerset. Je réussis à retrouver seule la mai-
son. Elle n’était vraiment plus qu’une ruine, pourtant,si triste et à l’a-
bandon qu’elle fût entre les hautes herbes jaunies de l’automne
et le chèvrefeuille depuis longtemps échevelé, elle me parut mys-
térieusement de connivence avec des rêves que je ne m’étais guère
avoués. Je fus bien près de l’acheter. Mon cousin me fit juste-
ment observer que la maison était à jeter par rterre, et qu’il me
faudrait reconstruire à neuf si je tenais vraiment à m’installer
à Somerset.


— -Et que ferais-tu d’une maison par ici, toi qui habites
le Québec?


Je dus me rendre à l’évidence. La maison à l’abandon ne
m’en fit pas moins longtemps reproche de l’avoir abandonnée.
Mais peut-être plus que cette maison croulante, ce que j’aurais
voulu acheter, parce qu’il m’avait atteinte jusqu’au fond de mes
souvenirs les plus chers, c’était le son du vent le jour où je
passai par là, un doux vent mélancolique de septembre qui tirait
des vestiges du jardin de grand-mère l’expression, on aurait pu
croire, d’un regret infini pour la patrie tant de fois cherchée,
tant de fois perdue.


Il m’apparaît parfois que l’épisode de nos vies au Mani-
toba n’avait pas plus de consistance que dans les rêves emportés
par le vent et que, s’il en subsiste quelque chose, c’est bien seu-
lement par la vertu du songe.

espace


Mais à l’époque dont j’ai moi-même tant de souvenirs, nous
retrouvions chez l’oncle Exciède, encore presque intacte, l’influen-
ce profonde des grands-parents bâtisseurs. Mon oncle s’était pour-

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tant défait de la chère maison paternelle pour s’en construire
une à son goût, sur une terre neuve, à quelques milles seulement
se Somerset. Ainsi avions-nous tout de même commencé à osciller
entre Somerset pour les affaires, qui se traitaient plutôt en
anglais, et Saint-Léon pour (les affaires de) l’âme. De temps en
temps on allait de ce côté, de temps en temps de l’autre, puis
on finit par favorise presque entièrement Somerset qui était
plus proche et vraiment plus commode.


Mon oncle, devenu veuf très jeune, était content de voir
arriver maman. Elle prenait aussitôt en main la direction de la
maison, soulageant de beaucoup ma petite cousine Léa qui s’était
trouvée, à quatorze ans, chargé de cette lourde responsabilité.
La maison était spacieuse, agréable et très confortable, pour
l’époque, avec une pompe à mais qui amenait l’eau à l’intérieur
à partir d’un puits creusé sous la cuisine d’été, avec le chauf-
fage central, aussi. Elle était située au milieu d’un petit bois
que mon oncle avait longuement cherché, dans son ennui de ne pas
être couvert sous les arbres comme à Saint-Alphonse dont il
était pourtant parti tout jeune enfant, âgé seulement de cinq ans.
Cependant, il nourrissait apparemment depuis ce temps-là le nos-
talgie d’avoir autour de luitout au moins un boqueteau.


En vérité, ce bois autour de la maison de mon oncle joua
dans ma vie à peu près le rôle du mont de Babcock. Sans doute as-
sez grêle, composé surtout de trembles et de petits chênes, il
fut longtemps pour moi la forêt avec ce qu’elle pouvait compor-
ter à mes yeux de magique, de ténébreux. Je l’aimais, mais je
pense que j’aimais surtout qu’elle renouvelât constamment, par

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contraste, le sentiment du large que l’on recevait, au débouché,
de la plaine ouverte. Au sortir de ce petit bois, au bout du che-
min de la ferme, on était en effet tout aussitôt comme projeté
dans l’infini. La plaine s’entendait dès lors à nos yeux aussi
loin que pouvait porter le regard. Un immense plaine onduleuse,
elle se déroulait en longues vagues souples qui n’en finissaient
pas de rouler vers l’horizon. Je n’en ai vu de plus harmonieuses
nulle part ailleurssinon, peut-être dans les Downs dedu Dorset d’où elles
déferlent vers la mer.


Il y avait dans cette immobilité toujours en mouvement,
dans cette grandeur,,à la fois calme et appelant à partir, une
beauté qui, alors que j’étais encore très jeune, agissant sur
mon cœur tel un aimant. Je partais sans cesse vers ce paysage
comme s’il eût pu m’échapper si je lui eusavais retiré trop longtemps
mon attention. J’arrivais au bout du chemin de la ferme, j’attei-
gnais le point où, les arbres s’écartant, m’apparaissait la vas-
te étendue attirante, et chaque fois ce m’était le monde redonné
à neuf. Mais bien plus au fond, je le sais maintenant, que le mon-
de.


Puis je finis par découvrir une autre route pour aller
vers cette inexplicable émotion. Délimitant la ferme de mon oncle,
un petit chemin de section montait quelque peu pour aboutir à
une légère élévation. De là-haut, la vue sur la plaine environ-
nante était encore plus saisissante. Je ne parlais à personne de
ma découverte. Je faisais mine d’aller par là pour cueillir des
noisettes ou des cerises sauvages. Le bonheur vers lequel je
marchais était si mystérieux qu’il me semblait que je m’expose-

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rais à le perdre si j’en parlais à qui que ce soit et même si
me l’avouais à moi-même.


Je m’engageais dans ce petit chemin creux bordé de buis-
sons. Rien n’était plus banal. Ce n’étaient que deux raies de
terre battue au milieu desquelles poussaient des herbes folles.
Il n’y avait pas d’horizon, rien qu’une sorte d’ennui que psal-
modiait le vent captif entre les bosquets resserrés. Puis tout
à coup, l’ouverture, l’ampleur soudaine, le déferlement sans li-
mites des terres nues! Ce petit chemin sans but abordait l’éter-
nité. Je recevais une sorteonde de bonheur inexplicable. D’où il ve-
nait, pourquoi il m,était donné, de quoi il était fait, je n’en
savais rien, je ne l’ai jamais su.


Longtemps, j’ai cru que ce qui était promis là, à mes sei-
ze ans, au bout du petit chemin de terre battue, c’était une fé-
licité terrestre, à saisir de mon vivant. Maintenant je ne sais
plus. Ce genre de félicité nous attend peut-être ailleurs.


Sur ces hautes terres proches du ciel, nous avions en-
core le sentiment d’être chez nous, mais, sans qu’on y prît trop
garde, peu à peu s’effrittait, diminuait, ce chez-nous. Allions-
nous à Somerset,que nous saisissions la défection des nôtres qui
n’affichaient qu’en anglais et prenaient l’initiative de s’adres-
ser d’abord dans cette langue à presque tous. Les jeunes gens ga-
gnaient Winnipeg, Chicago, Vancouver. Presque tous les fils de
mes oncles y sont définitivement installés. Les pôles d’attraitction
étaient à l’Ouest et les U.S.A. Nous revenions à la ferme, désen-
chantés et appauvris. L’immensité douce, comme habitée de rêve,

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nous reprenait en main et nous déversait une sorte de confiance -
ou d’oubli – au son d’un vent légèrement plaintif. J’entends en-
core dans mon souvenir ce vent des hauts plateaux qui semblait
inlassablement bercer la peinede grands efforts échoués.


Mais souvent, c’était du côté des grands-parents disparus,
vers le passé que j’allais, seule. J’avais appris à monter une
petite jument rousse que j’avais moi-même dressés. Je partais
au grand galop, traversant un ancien petit lac desséché au bas
de la terre de mon oncle, puis longeais d’autres petits lacs au
fond à peine mouillé, entourés de vieux roseaux dépenaillés –
un paysage insolite au milieu des riches terres à blé – et j’arri-
vais en peu de temps au village de Saint-Léon à six ou sept milles
de distance. J’entrais dans un petit village à l’air si endormi
et désert qu’on aurait pu le croire frappé d’une sorte d’enchan-
tement morose. Je ne l’ai vu s’en réveiller et s’animer vraiment
qu’au sortir de la grand-messe, le dimanche. Pourtant, à l’arri-
vée des colons, au temps de mes grands-parents, il avait dû être
bruissant de vie. Puis le progrès avait passé à côté pour ins-
taller ses banques, son commerce, le chemin de fer, à Somerset.
Il ne restait même plus d’hôtel ici, ni non plus de magasin im-
portant. Par railleurs, si prédominants qu’on ne voyait à la fin
que leur trio, s’élevaient : le presbytère, plutôt à la mesure d’une ville que de cette campagne isolée, le couvent, l’église.
ÀA la fin de la grand-rue, l’unique rue du village, j’aboutissais
à une maison de dimensions assez importantes, mais inachevée,
enveloppée de son papier noir isolant, et telle elle resta tout
le temps que je la connus. ÀA elle seule, elle révélait peut-être

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mieux que tout ce que j’ai vu,,le découragement qui devait
hanter ce pauvre village abandonné des ses espérances, car il a-
vait été un peu le Ville-Marie du Manitoba, sous la conduite
de prêtres austères qui rêvèrent, je crois bien, de communautés
humaines rigoureusement pures.


La maison recouverte de papier noir m’était malgré tout
amicale. C’était ici chez les Major, parents de la défunte fem-
me de mon oncle Excide, que nous avions tant aimée, cette douce
et si tendre Luzina dont je donnai le nom, par affection, à un
des personnages les plus aimables de mes livres. Luzina, partie
jeune, sa vieille mère vivait encore, que l’on appelait sans cé-
rémonie : mémère. Je la trouvais presque invariablement à faire
cuire du boudin ou à faire du savon dans une énorme marmite noi-
re, au-dessus d’un feu de broussailles. Tout était noir par ici
sur le fond si bleudu ciel manitobain, le plus bleu qu’il soit! la marmite,
les volutes de fumée qui s’en échappaient, la maison, la vieille
femme dans sa longue jupe. Toujours elle me parut avoir un côté
tzigane, mais ce devait être la vie au grand air qu’elle affec-
tionnait qui le lui avait donné, et peut-être un instinct de no-
made, rare pourtant chez nos vieille gens d’alors, que les épreu-
ves du début de leur vie avaient vite rendusenclins à rechercher tout
le confort possible. Elle seule semblait encore prendre plaisir
à vivre comme on avait sans doute vécu ma grand-mère, pendant
quelques mois du moins, en arrivant à Saint-Léon, avec une partie
de sa batterie de cuisine pendue aux murs extérieurs de la maison,
pour l’avoir sous la main quand la fantaisie le prenait, l’été,

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de fricoter dehors ; avec son bouquet à lessive accroché aussi
hors de la maison, et, autour d’elle, toutes sortes d’objets et
ustensiles, éparpillés comme dans un campement.


Mémère, aux yeux rougis par la fumée, me dévisageait et
demandait :


— -Qui c’est qui arrive monté comme Saint-Michel à la
fin des temps pour le Jjugement Ddernier ?


Rien que cette manière de railler m’indiquait qu’elle
m’avait reconnue. Je ne disais mot. Elle finisait par me saluer
à sa manièrefaçon :


— -Damnation noire ! Si c’est pas la fille à Mélina à
Emilie Jeansonne, mariée à Elie Landry ! Et d’où c’est que t’ar-
rives dans un galop d’enfer sur ta grande bête noire ?


Elle savait que ma petite jument, pas plus que la damna-
tion, n'était noire, et je ne prenais pas la peine de la contredi-
re, ravie que j’étais par son langage imagé et une sorte de ri-
che terreur d’âme qu’il révélait. D’ailleurs, je venais pour bien
autre chose. Descendue de ma petite Nell, je cajolais la vieille
femme :


— -Lisez mon avenir dans les cartes, dites-moi ce qui va
m’arriver, mémère Major.


— -Ce qui va t’arriver, ma petite ensorcelleuse de che-
mins, je peux te le dire sans cartes : tu vas vivre, vieillir,
mourir.


Cela me jetait un froid terrible.


J’insistais :


— -Non, non, l’avenir, mémère !

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Elle partait à rire, d’un rire qui évoquait le caquet
d’une poule.


— -Qu’est-ce que vous avez, les jeunes, à vouloir con-
naître l’avenir, vous qui l’aurez, car il viendra, il viendra,
et puis, vous vous retournezerez, et ce sera le passé. Bien fait
pour vous autres !


Parfois elle consentait à pencher vers ma paume tendue
son vieux visage craquelé comme la terre gumbo en période de sé-
cheresse. Je surprenais l’éclat encore aigu des yeux usés.


— -Oui, je vois, disait-elle, me mettant l’eau à la bou-
che, puis ellecontinuait : Tu voyageras…tu feras amis avec des
jeunes…des blonds…des bruns…


Je me demande ce que me poussait tellement à vouloir me
faire prédire l’avenir par cette aïeule proche de la mort et
qui ne fût jamais que se moquer de moi à ce sujet, à moins que
ce ne fût la rumeur persistante qu’elle était capable de tout
voir de ce qui allait arriver…parfois…si elle le voulait bien…


Finalement, j’étais peut-être plus attirée vers elle à
cause du passé que de l’Avenir. Mémère Major, si différente de
ma grand-mère ordonnée, à peine plus âgée qu’elle, en avait été
l’amie et se souvenait de mille détails de sa vie, bien avant
que je l’eusse connue, queet je me lesfaisais inlassablement racon-
ter. Bouche cousue comme elle l’était au sujet de mon avenir,
mémère Major ne se faisait plus prier pour décrire ce qui m’a-
vait précédée. Elle racontait le voyage en chariot à bœuf à
partir de Saint-Norbert, les nuages de moustiques autour de la

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tente que l’on venait de dresser, la sombre plaine trouée alors
du seul feu de camp des voyageurs, le premier hiver à Saint-
Léon, passé à six familles ensemble sous un même toit, les cha-
mailles; l’entraide, le secours de Dieu, les tours de diable…


ils n’étaient pas si nombreux De ceux qui décrivait mémère
Major,
à survivre, quelques frêles vieillards seulement. Ils me
faisaient penser à des rescapés d’un long naufrage. Je les ai-
mais, ces pauvres vieilles gens du Québec, retirés ici au bout
du monde, qui ne parlaient encore entre eux que leur langue,
mais qui avaient vu nombre de leurs enfants adopter à jamais
l’anglais, et leur enfants à eux devenus incapables de s’en-
tretenir avec la vieille grand-mère ou le vieux grand-père. Ils
me paraissaient isolés comme plus tard me le parurent les ana-
chorêtes de Patmos. Leur fragilité extrême me les rendait chers.
Ils étaient comme des feuilles à peine retenues à la branche et
et que la première secousse va emporter. Je sais maintenant que c’é-
tait leur passé à la veille de s’effacer qui me faisait accou-
rir vers eux. Leur douceur, leur résignation me sont restées
aussi durablement dans l’âme que le bleu intense du ciel au-des-
sus de leurs visages pensifs et la plainte du vent autour d’eux,
qui semblait raconter des vies manquées. Tant de fois on les
avait fait venir au bout du monde, pour y disparaître sans bruit
et presque sans laisser de trace.


De ces trottes du côté de Saint-Léon, je revenais songeu-
se, rapportant des messages d’amitié comme d’un certain pays très lointain
cher. Nous étions trop rapprochés pour nous écrire,les uns aux au-

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tres, trop éloignés pour nous voir souvent. Mon oncle était con-
tent des nouvelles fraîches que je lui rapportais. Bientôt tou-
tefois, en m’observant, il fronçait les sourcils. L’idée d’une
fille à cheval, en culotte, traversant le village pieux, le scan-
dalisait. Il en faisait la remarque à maman. Elle, que j’avais
eu toutes les peines du monde à gagner à mes vues, les défen-
dait maintenant auprès de son frère : " Voyons, Excide, ne sois
pas si vieux jeu. Si elle doit aller à cheval, mieux vaut en cu-
lotte que dans une jupe qui vole au vent. "


Quand je lui en avais parlé pour la première fois, elle
avait pourtant été contre, puis s’était un jour ravisée : " Al-
lons toujours voir comment c’est fait, ça ne nouse engage à rien. "
Et nous voilà dans une boutique des plus huppées, fréquentée par
une bien petit nombre, car peu de gens à l’époque, à Winnipeg, pra-
tiquaient l’équitation. Nous avons détonné dans cette boutique
comme cela ne nous était encore jamais arrivé. Maman, en regardant
autour d’elle, n’eut pas moins trèsvite reépéré le costume le plus
beau de tous et sans doute le plus coûteux. Elle demanda à me le
faire essayer. La vendeuse y consentit de mauvaise grâce. Elle
nous avait démasquées au premier coup d’œil, peut-être à ce que
nous parlions français, quoique tout bas entre nous, mais peut-
être plutôt parce que maman ne demandait même pas les prix, tel-
lement assurée qu’elle ne serait pas tentée d’acheter ici. J’au-
rais voulu rentrer sous terre, mais je tenais tellement à une cu-
lotte de cheval que je finis par enfiler celle-ci et m’en vins pa-
rader au grand jour d’une baie vitrée donnant sur la rue, sous le
regard soudain, émerveillé de maman et l’air dédaigneux de la ven-

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deuse aux lèvres pincées. Pour préparer sa retraite, maman se
alors à trouver des défauts à la culotte. " Elle plissait
ici, elle bouffait trop par là… "


Mais à peine étions-nous sorties,et elle m’assura que
la culotte m’allait à merveille, qu’elle avait eu le temps de
bien étudier la coupe, pensait l’avoir retenue et être capa-
ble de m’en copier une en tout point pareille dans un vieux
pantalon couleur mastic, de mon frère Rodolphe, qui s’était enco-
re en très bon état. Elle y était d’ailleurs si bien parvenue
que personne au monde ne reconnut jamais dans ma culotte de che-
val l’ancien pantalon de Rodolphe. Je la portais avec un chemi-
sier pâle, ouvert au cou, et un petit foulard noué à la cow-boy
dont les bouts flottaient au vent. Ainsi je me sentais comme
équipée pour faire face à la vie, me mesurer avec elle et j’en
avais acquis de l’aplomb. Maman, à vois l’effet qu’avait sur
moi le costume, me faisant me tenir plus droite, le regard plus
haut, en était venue à le prendre elle aussi en affection. Les
remontrances de mon oncle ne nous atteignaient donc pas beau-
coup l’une et l’autre. Nous le savions grognon sur le chapitre
des fréquentations, des convenances et de la jeunesse, en géné-
ral, qu’il trouvait émancipée, quoique, dans le fond, il fût
loin de lui être hostile.


Il y avait du jansénisme chez lui, combattu cependant
par un naturel gai, l’amour de la vie et un appétit sexuel as-
sez vif.


Comment mon oncle parvenait à concilier en lui ses ten-

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dances qui se faisaient la guerre était assez curieux. Par ex-
emple, soucieux de ne pas désobéir au curé du village qui inter-
disait aux parents de laisser danser les jeunes sous leur toit,
mon oncle, après en avoir fait à ses enfants la défense absolue,
s’en allait, lui, prendre part aux quadrilles chez des voisins
moins scrupuleux et, dans les figures tourbillonnantes, s’en
donnait à coeur joie à empoigner et serrer sa partenaire qu’il
écrasait à demi sur sa poitrine.


Son veuvage lui pesait certainement, et plus d’une fois
il fut sur le point de se remarier, mais se l’interdit par fidé-
lité à sa douce Luzina dont il porta l’image idéale dans son
coeur toute sa vie, par crainte aussi de donner à ses enfants
une belle-mère qu’ils pourraient ne pas aimer. Après les priè-
res à n’en plus finir, le soir, en famille, s’il n’y avait pas
de danses aux environs, mon oncle attrapait son violon et, d’o-
reille, pendant des heures, cherchait à rendre des airs gais
comme Turkey in the Straw, qui aboutissaient, sous son archet,
à quelque dolent musique sans presque aucune mélodie. Même au
temps des grands travaux épuisants de fin d’été, rares étaient
les soirées où il manqua à cette recherche sur son violon d’airs
joeux, tournant hélas si diaboliquement à la painte.


C’était un bel homme , grand, bien bâti, sans être gros,
de teint très foncé, les cheveux, d’un noir lustré, partagés
au milieu par une raie, lesavec desuperbes moustache, noires égale-
ment; et de même ses yeux étaient de vraies billes de verre
sombre, qu’il roulait au reste inlassablement, comme à la tra-
ce d’une pensée, courant dans un sens puis dans unl'autre. A

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la fin,de la voir ainsi chasser ses pensées, ou courir après,
à droite, puiset à gauche, devenait obsédant. Il pouvait cepen-
dant être très gai, faire de bonnes blagues aux enfants, puis
virer à une " jonglerie" mélancolique au cours de laquelle on
ne pouvait luisortir un mot de lui; et soudain, de nouveau , ses
yeux se mettaient, en roulant, à émettre des lueurs, et mon on-
cle sortait de ses moments dépressifs aussi brusquement qu’il y
était entré.


Tel quel, je l’aimais beaucoup, et dès que j’eus lu les
auteurs russes, le trouvai à l’image de tant de leurs personna-
ges, excessif dans ses dévotions, puis dans ses défoulements,
avec des accès de gaieté folle et un côté mystique le jetant
dans des silences accablants.


Plus tard, je me suis demandée ce qu’il voyait au loin
de ses contemplations moroses, si c’était l’avenir des siens,
de sa famille. Ses enfants, presque tous, parlaient pour ainsi
dire, mieux l’anglais que le français, lui n’en possédant que
quelques mots tout au plus. LeDernier fils des Landry rapatriés
au Manitoba, il se mit, vers la fin de sa vie, à évoquer les
pâles souvenirs qu’il avait de Saint-Alphonse-de-Rodrigues. Plus
il vieillissait, plus il lui en revenait. Il fut pris du désir
de retourner au village de ses ancêtres avant de mourir. Il en
parlait souvent, mais comme d’un bonheur trop grand pour être
atteint en ce monde. Il mourut à quatre-vingt-quatre ans, dans
le pays où il avait passé toute sa vie, sauf les années de sa
toute petite enfance, mais l’âme tournée, on aurait dit, vers
sa source , quoiquepresque oubliée.
triple espace

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Il y a quelques années, de passage au Manitoba, pour
m’occuper de ma sœur Clémence qui vit en Foyer, je pris le
temps d’une course à Somerset. La fascination qu’ont exercés,
qu’exercent encore sur moi ce village et ses alentours, l’em-
porte toujours sur les désillusions qu’ils ne manquèrent pas
de m’apporter. Les quelques parents que j’ai encore par la se plaignentque,
si je trouve un peu de temps pour me rendre sur place, c’est
d’abord pour revoir les lieux avant les gens. Ce fut vrai cette
fois encore. Ma première visite fut pour la ferme de mon oncle
Excide, on ne peut dire abandonnée, mais tout au moins laissée
seule. Le plus jeune fils de mon oncle, qui habite au village,
à deux milles et demi, y vient l’été, chaque jour, à heure fixe,
de même qu’un fonctionnaire à son bureau, labourer, herser, en-
semencer les terres et, en temps et lieu, faucher, moissonner,
tout cela, bien entendu, à la machine, lui tout seul, sauf ende
rares cas, y suffisant, en sorte que ces travaux qui, naguère,
requéraient une armée d’ouvriers agricoles, s’accomplissent à
présent dans une solitude étonnante, sans autre bruit que celui
du moteur et, on dirait, presquedans une atmosphère étrangère
à notre terre, tant il paraît stupéfiant de voir un homme sim-
plement assis, sans autre compagnon que la machine, aux commandes du tracteur - son unique compagnontourner, vi-
rer, aller et venir dans l’immensité, sans plusrienmanifester on di-pour ainsi
rait, riendired’humain. Presque aussi ponctuellement qu’il en part
le matin, mon cousin doit rentrer chez lui, sa journée faite.

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Autour de la maison de ferme muette, tout était propre,
rangé, la cour dans un ordre parfait, les bâtiments bien clos
sur leur machines, en cette journée d'automne assez avancé. Je
rôdai autour de la maison. Sur un de ses côtés avait été aména-
gée une autre porte coulissante. Je parvins en me haussant sur
une pièce de bois à regarder à l'intérieur par une fenêtre. Ce
que je découvris me stupéfia. Le plafond enlevé, les cloisons
démolies, l'intérieur de la maison n'était plus qu'un immense
hangar qu'occupait presque en entier le tracteur Massey-Harris.
Le spectacle m'aurait peut-être moins affligée si n'était venu
se superposer à lui un souvenir particulièrement charmant de cet-
te maison dans les temps heureux. J'y étais arrivée alors qu'on
ne m'attendait sans doute pas, un soir de l'année où je fus ins-
titutrice du village voisin, Cardinal. Le temps était doux. Il
neigeait abondammen, une de ces neiges calmes, silencieuses,
tombant en pans que n'infléchissait aucun vent, et inlassable-
ment comme pour ensevelir toute trace de souillure. Il devait
y avoir à la maison quelque joyeuse réunion, car elle resplen-
dissait de toutes ses lampes allumés et, par la même fenêtre
où je me tenais maintenant, j'avais vu passer des ombres qui se
hâtaient joyeusement. Le plus attirant du tableau, toutefois,
était, au dehors, cinq ou six équipages se trouvant rangés près
du perron, dans un peu de la délicate lumière rosée qui tombait
sur eux des fenêtres brillantes. Comme il n'y avait aucun froid
dans l'air, on n'avait pas pris la peine de conduire les chevaux
à l'écurie. Simplement on leur avait couvertjeté sur le dos d'une couver-
ture, protégeant également de la neige, par au moyen d' une autre couverture, par

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le banc des traîneaux auxquels ils étaient restés attelés. La
neige, tendrement, s’amorcelait comme une couverture de plus,
chaude et moelleuse, sur les sièges recouverts, sur les bêtes,
tête penchée, qu’on aurait pu croire dormanten train de dormir debout, si on n’a-
vait saisi de temps à autre le mouvement de leurs paupières.
Rien ne m’avait jamais semblé mieux exprimer la douce paix par-
fois si émouvante de l’hiver que cette maison blanche au milieu
du blanc qui tombait du ciel et des animaux presque également
tout blancs eux-mêmes entrouvrant par moments un œil placide
et rêveur.
Comme il m’avait paru certain, au bout du petit che-
min de terre, accédant à l’immensité ouverte, que je trouverais
un jour le bonheur, la vision de ce soir-là m’avait inondé l’â-
me du désir de quelque chose de plus merveilleux encore à at-
teindre, qui était la paix du coeur. Et maintenant, monté sur
une bûche, les mains au bord des yeux pour voir à travers la fe-
nêtre, je découvrais, n’en pouvant croire ce qu’ils voyaient,
l’inattendue destination dernière d’une des maisons les plus ai-
mées de ma vie.


Je m’arrêtai au village chez mon cousin, Il y habite une
agréable maison très moderne, style ranch. (L’Ouest en est inon-
dé. ) Je lui fis amicalement grief d’avoir transformé la maison
associée à nos rêves de jeunesse en un hangar à tracteur.


— -Le bois en est tout pourri. Autant qu’elle serve au
moins à cela, se défendit-il en riant.


Il n’y avait rien à faire. Comme il aurait pu, avec rai-
son peut-être, me reprocher de n’avoir pas le sens pratique,
j’aurais pu lui faire un tort de n’avoir que celui-là.

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Je le quittai bientôt pour aller un peu au hasard à la
recherche d’endroits dont le souvenir me revenait tout à coup
à l’esprit. Je cherchai ainsi longuement une boulangerie fai-
sant un coin de rue où ma grand-mère, quand j’étais toute pe-
tite enfant, m’avait envoyée un jour chercher un pain. Je la
décrivis, telle que je me la rappelais, à des passants qui au-
raient voulu m’aider, mais ne se souvenaient d’aucune boulan-
gerie correspondant à ma description. Peut-être, avec le temps,
l’avais-je façonné tout autre qu'qu'elle futen réalité. Oou bien depuis
longtemps elle avait cessé d’être. Je ne sais quel chagrin, dis-
proportionné à la cause, je ressentis de ne pouvoir retrouver
cette boulangerie. Sous le haut ciel pur, le vent faisait du
moins poudrer la terre des bords de la route tout comme au
temps de mon enfance – sauf qu’alors la route elle-même était
aussi de terre. On aurait dit de la poussière soulevée sous
les pas de quelque invisible marcheur parcourant sans trêve la
route déserte.


J’atteignis le cimetière. Il est, à faible distance du
village, sur une butte solitaire, exposé à tous les vents, et
gardé par quelques épinettes. On, et qu'on avait dû les chercher bien
loin d’ici, dont ce n’est pas le pays, pour les y transplanter,
compagnons dans la mort, enfin, de gens comme grand-mère Landry
qui s’était languie toute sa vie des arbres austères de son en-
fance sur les coteaux de Saint-Alphonse-de-Rodriguez. Du moins,
ils étaient enfin réunis, les arbres sombres et ma grand-mère
peu démonstrative, peu expansive, mais combien fidèle à ses at-
tachements.

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Je retrouvai sans peine sa tombe et celle de grand-père
Landry. Je ne leur avais pourtant pas rendu visite depuis le
jour lointain où maman m’avait emmenée, petite fille, me recueil-
lir sur ces tombes. Je me surpris à lire à voix haute, un peu
comme l’histoire d’une vie en résumé, qu’Émilie Jeansonne, née à
Satin-Jacques-l’Achigan en 1831, était décédée à Saint-Boniface
le 7 mars 1917; que son époux bien-aimé, Elie Landry, né à Saint-
Jacques-l’Achigan en 1835, était décédé à Somerset le 6 août 1912.
Je portais attention enfin à ce fait que, plus jeune qu’Émilie de
quatre ans, mon grand-père était mort cinq ans avant elle. Et
pourtant que de tâches il avait su mener à bien en si peu de temps!
De surcroît, parti presque sans ressources de Saint-Alphonse-de-
Rodriguez il avait réussi à mettre de côté pour la léguer à ses
enfants une petite somme, à l’époque, assez respectable.


Je m’apaisais. Si ténu et fragile qu’il étaitfût, un lien
nous tenait encore quelque peu ensemble, les errants à travers
les siècles. Je parviens à évoquer quelque peu les deux vieux vi-
sages, mais sans doute aidée du souvenir que j’avais de leurs
photographies.


Je m’avançai de quelques pas, restant à l’intérieur de
cette partie du cimetière réservée à la famille Landry. Un peu
plus loin s’élevaient deux lourds monuments funéraires, certai-
nement récents, à la mode d’aujourd’hui, plus hauts, plus flam-
boyants aussi : sans doute ceux de Luzina et de mon oncle Excide.
Je fis un pas encore, et, sous le choc que j’éprouvai, pensai
que je devrais être la proie d’une hallucination. Deux hautes

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pierres analogues me faisaient face, debout, l’une à côté de
l’autre, pourtant en caractères qui me sautèrent aux yeux, l’u-
ne Father : ,l’autre Mother. J’essayai de retrouver au fond de
mes souvenirs le doux visage anguleux de ma tante Luzina, dé-
jà creusé par la maladie, au temps de mon enfance, mais éclai-
ré par une bonté que l’inexorable marche de la tuberculose n’a-
vait jamais éteinte. Je revis mon oncle aux yeux roulant tou-
jours quelque pensée, tantôt joviale, tantôt d’un regret incon-
solable. Ainsi donc, eux qui n’avaient été Father et Mother
pour personne au cours de leur vie, le seraient à jamais sous
le ciel pur, dans ce petit cimetière du bout du monde. Ils m'étaientme
parurent n’être
ravis aujourd’hui plus comlètement qu’ils ne
l’avaient été le jour de leur mort.


Je sortis du cimetière. Haut dans les épinettes étrangè-
res, le vent reprit. Son lent récitatif, murmuré à voix lointai-
ne, poignait le cœur. On l’eût dit occupé à retracer la pauvre
histoire toute embrouillée de vies humaines égarées dans l’his-
toire et dans l’espace.


Autant je m’étais laissée aller Triple espace pendant les vacances à
des chevauchés sans fin dans la plaine et aux constructions
rêveuses auxquelles elles me portaient, autant, dès la rentré,
je me jetais dans l’étude sans restriction. Ayant tout l’été
vagabondé à mon goût, je demeurais maintenant, soir après soir,
rivée à mon petit pupitre dans ma chambre isolée, à me faire
entrer dans la tête le plus de textes possibles. J’apprenais
par cœur avec une facilité inouïe. Il me suffisait bien sou-

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vent de lire un paragraphe un peu attentivement pour m’aper-
voir que je l’avais retenu mot pouràmot. Cependant j’oubliais
assez vite des textes appris sans grand effort.


Mais ce ne fut pas au cours de l’année qui suivit mon
appendicectomie que je m’appliquai si totalement à l’étude, dès
lors
obtenant en classe la première place, toujours, selon la
promesse faite à ma mère et dans le but, comme il m’avait paru,
de la venger de tant de sacrifices consentis à mon avancement.
Avant d’y venir, il m’avait fallu du temps encore, même une au-
tre maladie qui me retint, celle-là, plusieurs mois à la maison,
me faisait perdre une année scolaire, en sorte que je me trouvai en
arrière de mes anciennes compagnes de classe et toute secouée
de ce fait; il me fallut aussi voir mon père, très malade main-
tenant, s’inquiéter sans cesse au sujet de mon avenir, s’ouvrant
à maman de sa crainte qu’ils ne puissent parvenir à me mener au
terme de mes études; et surtout, je pense bien, il me fallut
m’apercevoir enfin qu’elle, ma mère, s’usait impitoyablement à
la tâche de faire marcher la maison.


Comment y arriverait-elle ? Principalement, je pense, en
prenant des locataires et quelquefois des pensionnaires. Il me
semble que nous avions toujours quelques étrangers vivant avec
nous. Parfois, ils étaient bien élevés, agréables de manières;
nous les accueillions comme des gens de la famille. Nous nous
sommes faits des amis de quelques-uns, que nous avons regrettés
longtemps après leur départ. D’autres nous étaient antipathi-
ques. Nous les trouvions vulgaires ou bruyants. Nous avions

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toutes les peines du monde à les endurer sous notre toit. De
toute façon, indépendants comme nous étions de nature, je me
demande comment nous avons pu supporter de n’avoir pas notre
maison à nous seuls pendant des années. Mais l’argent ainsi
obtenu était presque notre unique ressource, ajouté à l’aide
qui venait à maman de la part de Rodolphe et d’Adèle. Aussi
bien, nous rappelait-elle souvent, elle pour qui c’était jus-
tement le plus dur, qu’il nous fallait-il rengainer notre orgueil
et apprendre que, chez nous, nous n’étions pas entièrement
chez nous. Mais elle promettait qu’un jour pourtant, tout les
étrangers partis, nous le serions. Et quand cela a été, c’é-
tait que la maison avait été vendue et que nous-mêmes étions
comme les étrangers que nous avions si longtemps hébergés sans
véritable chez nouschez eux, et alors enfin, nous les avons compris et
pris en grande pitié.


De Rodolphe, en ce temps-là, maman recevait parfois de
vraies largesses, des sommes si considérables qu’elle en deve-
nait pâle et s’écriait presque douloureusement : " Mais comment
a-t-il pu deviner qu’aujourd’hui même il fallait acheter le
charbon pour l’hiver? " ou encore : " Que c’est la date limite
pour régler les taxes? "


Mais hélas, le temps allait venir où, les largesses de
la veille, Rodolphe, tout penaud, le lendemain, après une par-
tie de poker avec les amis et mille folies, les redemanderait
à maman, et elle, le visage atterré rendrait l’argent en excu-
sant son fils : " Il n’est pas tenu ade faire vivre la famille.
Il n’est pas tenu. "

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Si ce n'avaient été des chimères, si douces à l"âme fati-
guée, comment aurions-nous donc pu tenir si longtemps avec si
peu ? Mais, à notre horizon, il y eut presque toujours quelque
bienfaisant mirage qui parvenait à secourir notre espoir défail-
lant. Quand, plus tard, je lus le Notaire du Havre, comme je
nous ai bien reconnus tous dans ces Pasquier soutenus par leur
illusion.! Pour nous, ce fut la Terreterre en Saskatchewan. Mon père
en avait fait l'acquisition au temps où il fonda sa colonie de
Dollard, de même que d'autres terres qu'il avait dû laisser al-
ler, au fur et à mesure que se faisait trop durement sentir no-
tre besoin d'argent. Mais celle-là, la terre, il y restait at-
taché avec un entêtement que rien ne pouvait ébranler, Les cho-
ses allant au plus mal, lui qui n'était pourtant pas optimiste
de nature, ilse faisant encouragement :


— -En tout cas, MinaMélina, nous avons toujours notre terre en
Saskatchewan. Si on peut tenir assez longtemps, elle nous sauve-
ra en fin de compte, tu verras.


àA quoi maman, enhardie par cette confiance, répondait :


— -Oui, Dieu merci, il nous reste la terre en Saskatche-
wan. Quand il le faudra absolument, nous l a vendrons, mais ce
n'est pas encore pour maintenant, ce n'est pas encore pour au-
jourd'hui.


Elle nous resta longtemps, cette terre lointaine, embel-
lie depar nos songes, chaque jour rendue à la vie par le pouvoir
de l'imagination, notre recours invincible contre le décourage-
ment total.


Parfois, quand le soleil se couchait au fond de la ruelle

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et sur notre arrière-cour, nous croyions le voir allongeant aus-
si sa lumière dorée parmi les hauts blés frémissants de notre
terre en Saskatchewan.


Le plus curieux de toute cette histoire est que, lorsque
je la vis enfin de mes yeux, longtemps au reste après qu’elle
eut cessé de nous appartenir, elle m’apparut conforme à la vi-
sion que nous en avions eue dans nos rêves les plus exaltés.
C’était vraiment une échappée de ciel ardent, de moisson blonde
et d’espace à consoler le coeur.

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71A-V


Ce dut être vers l'âge de quatorze ans que j'entrai en
étude comme on entre au cloître. J'avais tergiversé, je m'é-
tais dit maintes et maintes fois que je m'y mettais pour de
bon le mois suivant. Puis vint un jour où je crus m'aperce-
voir que ma mère perdait pied, que bientôt elle n'en pourrait
plus si elle n'était pas épaulée par quelque encouragement.
Les examens de fin d'année approchaient. Je me pris à revoir
sérieusement mes matières. Je me levais le matin bien avant la
maisonnée pour étudier dans la solitude et le silence de la
grande cuisine que j'avais à moi seule pour une heure ou deux.
Maman, quand elle y entrait pour mettre le gruau du matin sur
le feu, me trouvait à la grande table, mes libres épars autour
de moi. Pour ne pas me distraire, elle m'adressait simplement,
un peu comme à un de nos pensionnaires, un petit signe de tête
qui approuvait et félicitait, puis se mettait à sa tâche en
faisant le moins de bruit possible. Cette année-là, j'arrivai

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à la tête de ma classe à la fin d’année,pour la première fois
de ma vie. Je récoltai même une médaille pour je ne sais trop
quelle matière. Mais ce que je n’oublierai jamais c’es le vi-
sage de maman quand je lui revins avec cette récompense. Aussi-
tôt ce fut comme si lui était enlevé le poids des années passées,
l’angoisse des années à venir. Elle rayonna, sans toutefois
me faire à moi de grands compliments. Mmais, à son insu, je l’enten-
dis deux ou trois fois me vanter à des voisines, habile à loger
dans la conversation, au détour convenable, la petite phrase :
" Ma fille a eu la médaille de Monseigneur cette année. " Je me
trouvai à surgir une fois juste au moment où elle parlait de
cette médaille de rien du tout et fus frappée par l’expression
de ses yeux. Ils brillaient comme rarement je les avais vus, bril-
ler,
deux grands puits de lumière tendre d’où semblait avoir été
retriée toute l’eau mauvaise des jours durs.


Dès lors, comment n’aurais-je pas voulu continuer à la
soutenir à ma manière, elle qui me soutenait de toutes ses for-
ces.? C’était enivrant de me voir à si peu de frais lui alléger
ainsi la vie. Et c’était également enivrant d’être la première.
Je me demande même si je n’acquis pas là une habitude en partie
mauvais, car, ayant, dû, plus tard, passer une fois en deuxième
place, je le supportai très mal et découvris la faiblesse d’a-
voir besoin d’être la première, contre laquelle j’ai dû par la
suite apprendre à lutter.


De toute façon, ce n’était pas autant que cela pouvait
en avoir l’air, une prouesse. ÀA quoi aurais-je pu me livrer

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avec passion à quinze, à seize dans, en ce temps-là, sinon à l’é-
tude? On n’y pratiquait presque pas de sport. J’eus bien alors,
en cadeau de mon frère Rodolphe, une paire de patins, et j’appris
à glisser plus ou moins en mesure au beau Danube Bleu que déver-
sait le haut-parleur des patinoires publiques. Mais c’est tout.
Je dus attendre mon propre argentgagné pour m’acheter une raquette
de tennis et, plus tard, une bicyclette légère qui fit mon bon-
heur, et puis, enfin, des skis d’occasion, bien trop longs pour
moi, lesquels, faute de pentes dans nos parages, firent de moi,
longtemps avant que ne s’en implante la mode, une très solitaire
devancière du ski de fond.


Mais cela devait attendre ma jeunesse déjà entamée, mes
vingt ans, un peu plus tard même. Je suis arrivée à ma jeunesse
tard, comme on y arrivait en ce temps-là. ÀA quinze ans, j’étais
une petite vieille toujours fourrée dans mes livres, la nuque
déjà faible et le regard envahi par un fatras d’inutiles connais-
sances.


Même maman en vint à trouver que j’en faisais trop. Pour
m’obliger à quitte mes livres et me mettre au lit à une heure
raisonnable, elle me coupait parfois le courant en enlevant le
fusible qui le commandait dans ma chambre. Ainsi elle pouvait
se retirer tranquille, assurée que je ne rallumerais pas cette
nuit-là.


Mais, enfin, je tenais ma parole donnée à ma mère quel-
ques années avant, à l’hôpital, et lui rapportais, année après
année, la médaille accordée pour les meilleures notes en fran-
çais par l’Association des Canadiens français du Manitoba. Puis

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j’obtins la plus convoitée des toutes, octroyée celle-là par
l’Instruction publique du Québec à l’élève terminant la pre-
mière en français pour tout le Manitoba. Elle portait en effi-
gie la tête un peu romaine, à ce que je crois me rappeler, de
Cyrille Delâage. Mon lot de médailles, maintenant imposant, rem-
plissait presque un tirroir. Maman les conservait à l’abri de
la poussière, précieusement. Elle qui n’avait fréquenté qu’une
pauvre école de petit village et n’avait jamais reçu en récom-
pense scolaire qu’un petit livre de cinquante cents qu’elle
chérissait encore, elle était éblouie par mon tirroir plein de
grosses médailles, et je la soupçonne de l’avoir souvent ouvert
quand elle était seule pour les admirer à son aise. Plus tard,
je devais lui faire bien de la peine au sujet de ces médailles,
une histoire que je raconterai peut-être, si j’en ai le temps.
Maintenant que j’ai commencé à dévider mes souvenirs, ils vien-
nent, se tenant si bien, comme une interminable laine, que la
peur me prend : "Cela ne cessera pas. Je ne saisirai pas la
millième partie de déroulement. " Est-il donc possible qu’on
ait en soi de quoi remplir des tonnes de papier si seulement on
arrive à saisir le bon bout de l’écheveau ?


En onzième et douzième année, les prix décernés par l’As-
sociation des Canadiens français du Manitoba était en argentétaitent
de cinquante et cent dollars respectivement. C’était une belle
somme à l’époque, presque comparable aux bourses distribuées au-
jourd’hui par le Conseil des Arts et les Affaires Culturelles,
et, ce qui était bien agréable, on n’avait pas à la soliciter.

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simplement à la mériter. Je les gagnai toutestous les deux, ce qui
défraya la coût de mon inscription à l’Ecole normale des insti-
tutrices et l’achat des manuels nécessaires, en sorte que je
ne coûtai presque rien à mes parents à la fin de mes études,
et il le fallait, car ils étaient au bout de nos pauvres ressources.


L’exploit, plus encore que d’être parvenue à la fin de
mes études, c’était, dans le milieu aussi loin que le nôtre du
Québec, d’y être parvenue en français, de même qu’en anglais.

Donc, en dépit de la loi qui n’accordait qu’une heure
par jour d’enseignement de français dans les écoles publiques
en milieu majoritairement de la langue française, voici que nous
le parlions tout aussi bien, il me semble, qu’au Québec, à la
même époque, selon les classes sociales.


ÀA qui, à quoi donc attribuer ce résultat quasi miracu-
leux? Certes à la ferveur collective, à la présence aussi par-
mi nous de quelques immigrés français de marque qui imprègne-
rent notre milieu de distinction, et surtout dans doute le zèle,
à la ténacité de nos maîtresses religieuses, et parfois laïques,
qui donnèrent gratuitement des heures supplémentaires à l’ensei-
gnement du français, malgré un horaire terriblement chargé. Quel-
ques-unes ne se gênaient pas pour prendre des libertés avec la
loi; passionnées et défiantes, elles devaient parfois être re-
tenues par la Commission scolaire; elles auraient pu nous fai-
re plus mal que de bien.


Quand la provocation n’était pas trop visible, le Depart-
ment of Education
fermait les yeux. Pourvu que les élèves fus-
sent capables de montrer des connaissances de l’anglais, à la

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visite de l'inspecteur, tout allait plus ou moins. Nous étions
toujours évidement, exposés à un regain d'hostilité de la
part de petits groupes de fanatiques qui tenaient pour la stric-
te application de la loi. Pendant quelques temps courait la ru-
meur qu'un enquêteur était sur le sentier de guerre. La consi-
gne était alors, ce personnage ou quelqu'un du School Board
surgirait-il à l'improviste, de faire vivement disparaître nos
manuels en langue française, d'effacer au tableau ce qui pou-
vait rester de leçons en français et d'étaler nos livres anglais.
Cela se produisit sans doute sans certaines écoles et même pro-
bablement dans la mienne avant mon temps, mais pour ma part je
n'eus connaissance d'aucune visite aussi dramatique. Toutefois
le danger était bien réel et il exaltait nos âmes. Nous le sen-
tions rôder autour de nous; peut-être nos maîtresses en entrete-
naient-elles quelque peu le sentiment. Puis il s'éloignait, et
alors reprenait notre sourde guérilla usant peut-être mieux no-
tre adversaire qu'une révolte ouverte. Parfois je me demande si
cette opposition à laquelle nous étions en butte ne nous servit
pas autant qu'elle nous desservit. Livrés à nous-même, si peu
nombreux, il me semble que c'est la facilité qui nous eût le
plus vite perdus. Mais elle nous fut certainement épargnée. Car
le français tout beau, tout bien, nous étions parvenus à l'ap-
prendre, à le préserver, mais, en fait, c'était pour la gloire,
la dignité; ce ne pouvait être une arme pour la vie quotidienne.


De toute façon, pour passer nos examens et obtenir nos
diplômes ou brevets, il nous fallait nous confronter au program-

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me établi par le Department of Education et par conséquent ap-
prendre en anglais la plupart des matières; chimie, physique,
mathématiques, et l’histoire en général. Nous étions en quel-
que sorte anglaises dans l’algèbre, la géométrie, les scien-
ces, dans l’histoire du Canada, mais françaises en histoire du
Québec, en littérature de France et, encore plus, en histoire
sainte. Cela nous faisait un curieux esprit, constamment occu-
pé à rajuster notre vision. Nous étions un peu comme le jon-
gleur avec toutes ses assiettes sur les bras.


Parfois c’était tout de même bienfait. Je me souviens
du vif intérêt que je pris à la littérature anglaise aussitôt
que j’y eus accès. Et pour cause : De la littérature françai-
se, nos manuels ne nous faisaient connaître à peu près que
Louis Veuillot et de Montalembert – des pages et des pages de
ces deux-là, mais rien pour ainsi dire de Zola, Flaubert, Mau-
passant, Balzac même. Quelle idée pouvions-nous avoir de la
poésie française ramenée presque entièrement à François Coppée,
à Sully Prud’homme et au Lac, de Lamartine, si longtemps rabâ-
ché qu’aujourd’hui par un curieux phénomène – de rejet peut-
être – je n’en saurais retrouver un seul vers. Pourtant je me
rappelle avoir obtenu 99% dans ma rédaction sur ce poème au
concours proposé par l’Association des Canadiens français du
Manitoba.


La littérature anglaise, portes grandes ouvertes, nous
livrait alors accès à ses plus hauts génies. J’avais lu Thomas
Hardy, George Eliot, les soeurs Brönte, Jane Austen. Je connais-

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sais Keats, Shelley, Byron, les poètes lakistes que j'aimais in-
finiment. Heureusement, pour les lettres françaises qu'il y eut
tout de même à notre programme d'études le pétillant Alphonse
Daudet. Je m'étais jetée à quinze ans sur les Lettres à mon mou-
lin
que j'appris par coeur d'un bout à l'autre. Parfois je me de-
mande si mon amour de la Provence qui m'a poussée tant
de fois à la parcourir de part en part, ne me vient pas en partie
de cet emballement de mes quinze ans pour la première gracieuse
prose française que j'eus sous la main. Autrement, elle m'eut pa-
ru bien terne à côté de l'anglaise. Qu'en aurait-il été de moi
si, à cet âge, j'avais eu accès à Rimbaud, Verlaine, Baudelaire,
Radiguet ?


C'est Shakespeare que je rencontrai tout d'abord. Il re-
butait profondément mes compagnes de classe et n'emballait guère
non plus, je pense bien, notre maîtresse de littérature. Pour ma
part, encore que m'échappât beaucoup de cette grande voix, je
fus prise par sa sauvagerie passionnée, alliée parfois à tant de
douceur qu'elle ferait fondre le coeur, à ce flot d'âme qui nous
arrive tout plein de sa tendresse et de son tumulte.


J'avais eu la bonne fortune, il faut le dire, d'assister
à une représentation du Marchand de Venise, donnée par une trou-
pe de Londres en tournée à travers le Canada. C'étaitC'est au théâtre
Walker de Winnipeg à déjà me disposant au sortilège de la scène
avec ses rangs sur rangs de balcons ornés, ses immenses lustres,
ses lourds rideaux en velours cramoisi - que commença pour moi
l'enchantement. Il ne s'agissait plus enfin de français, d'anglais,

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de langue proscrite, de langue imposée. Il s’agissait d’une lan-
gue au-delà des langues, comme celle de la musique, par exemple.
Du balcon le plus élevé, penché par-dessus la rampe vers les
acteurs qui, de cette hauteur, paraissaient tout petits, je sai-
sissais à peine les paroles déjà en elles-mêmes pour moi presque
obscures, et pourtant j’étais dans le ravissement. Au fond, cet-
te première soirée de Shakespeare dans ma vie, je ne m’en suis
jamais expliqué la fascination. Elle demeure toujours aussi mys-
térieuses à mes yeux.


ÀA partir de ce temps-là, notre maîtresse de littérature
qui avait peine à déchiffrer le grand William, se prit à faire
appel à mes lumières, qui pourtant n’était pas grandes, mais
auxquelles suppléait l’enthousiasme. Elle prétendait qu’avec l’en-
thousiasme – ou un air d’enthousiasme – on pouvait faire ava-
ler ce que l’on voulait à l’inspecteur. Or cela consistait à ap-
prendre par cœur. Nous étions alors à Macbeth. Elle nous sup-
pliait, faute de nous faire comprendre la pièce :


— - Apprenez-en des bouts par cœur. L’inspecteur en ou-
bliera de vous questionner.


Un soir, je tombai sur un " bout ", à peu près incompré-
hensible mais qui me séduisit quand même par je ne sais quelle
sombre couleur de nuit que je croyais y percevoir. Le lendemain,
tout feu, tout flamme, je récitai en entier le grand monologue
de Macbeth :


-Is this a dagger thatwhichi see before mine eyes …verifieritalique


La sœur n’en revenait pas, quelque peu indignée, en un
sens, de me voir prise d’une telle folie de passion pour ce

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lointain poète du temps d’Elizabeth la Première, par ailleurs
prompte à percevoir le parti qu’elle allait pouvoir tirer de mes
dons. Ensuite, en effet, allions-nous recevoir la visite d’une
de nos Mères visiteuses, assez portées sur l’anglais, ou de quel-
que important monsieur du Département of Education, qu’elle me
prévenait :


— -Sauve la classe, Gabrielle. Lève-toi et saute dans Is
this a dagger
italique


Je sauvais déjà la classe en français, au concours de fin
d’année organisé par l’Association des Canadiens français du Ma-
nitoba. Je trouvais que c’était beaucoup de la sauver aussi en
anglais. Mais j’avais, je pense bien, un petit coté cabotin, peut-
être en partie entretenu par notre sentiment collectif d’infério-
rité, etqui me faisait rechercher l’approbation de tous côtés.


L’inspecteur arriva.


— -How are you getting along with Shakespeare, sister?
Macbeth! Oh fine! Fine! Does anyone remember by witch names
the witches on the heath salute Macbeth?


Je me démenais, la main levée, seule à me proposer. La
vieille, en feuilletant mon livre, j’étais tombée comme par un
fait exprès sur ces salutations d’une si belle sonorité.


L’inspecteur me regardait en souriant. Qui d’autre au-
rait-il regardé? Toutes, sauf moi, lui tournaient quasiment le
dos. La soeur me désigna. Je sautai sur mes pieds et enfilai :
The Thane of Glamis! The Thane of Cawdor!italique


Que je connusse ces salutations bizarres eut l’air de
rendre l’inspecteur si heureux que c’était à n’y rien comprendre.

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Apparemment il se sentait chez nous en territoire ennemi et
peut-être avait-il aussi peur de nos réactions que nous des sien-
nes. Il me demanda si je connaissais quelque passage de la pièce.
Je ne perdis pas une minute, imprimai sur mon visage le masque
des la tragédie et me lançai à fond de train : Is this a daggeritalique


Le plus curieux est que, bien des années plus tard,
quand j’assistai, à Londres, à ma première représentation de
Macbeth, je découvris n’avoir pas été mauvaise moi-même,
naguère, en Macbeth, par le ton, l’allure, bref enpar tout sauf par
l’accent qui était celui de la rue Deschambault et devait y être
d’un effet éminemment comique.


Notre inspecteur ne riait pourtant pas. Il paraissait
ému. Comprenait-il quelque chose à cette scène aussi étrange
pour le moins que celle de sesdessorcières sur la lande? Avait-
il quelque sentiment de ce que c’était qued’être une petite Cana-
dienne française en ce temps-là au Manitoba, et éprouva-t-il, à
cette heure, de la compassion pour nous et même peut-être une
secrète admiration?


— -Why do you love Shakespeare so, young lady? me deman-
da-t-il.


La young lady, ainsi dénommée pour la première fois de
sa vie, en éprouva un éblouissement. Elle répondit à tout hasard,
ayant dû entendre cela quelque part :


— -Because he is the greatest.


— -And why is he the greatest?


Là je fus un peu embêtée et cherchai avant de risquer :


— -Because he knows all about the human soul.

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Cette réponse parut lui faire mille fois plus plaisir en-
core que ma bonne réponse à propos des sorcières. Il me considè-
ra avec une amitié touchante. C’était la première fois que je
découvrais à quel point nos adversaires anglophones peuvent nous
chérir, quand nous jouons le jeu et nous montrons de bons enfants
dociles.


— -Are there any other English poets that you favor?
me demanda-t-il.


Je connaissais par coeur The Ancient Mariner qu’une vieil-italique
le sœur tout enamourée de belles allitérations m’avait fait ai-
mer l’année précédente, en nous citant, la voix et le regard em-
preints de rêve :


-We were the first that ever burst into that silent sea....italique


Je lui récitai la vielle ballade comme il ne l’avait sû-
rement jamais entendue au paravant et ne l’entendrait jamais plus,
en me balançant au rythme des vers, rêvant au voilier perdu dans
la mer des Sargasses.


L’inspecteur avait apparemment perdu de vue que nous étions
trente-cinq élèves dans cette classe, dont trente-quatre muettes
comme des carpes.


Quand il prit congé de la classe, accompagné par notre
maîtresse à qui il donnait des " Madame…, dear Madame… "
tout en la félicitant chaleureusement, je me disais : " Tantôt
j’aurai ma petite part de compliments…La sœur doit être con-
tente. "


ÀA la porte, l’inspecteur redoubla de politesses. Notre
maîtresse rayonnait. Je crus saisir quelques mots qui pouvaient

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me concerner…"brillant young lady…will go far…"


Ah, pour aller loin, j’y étais bien décidé. Mais où
était le loin?


Enfin notre maîtresse vint reprendre sa place derrière
son pupitre en haut de l’Estrade surélevée de deux marches con-
tre lesquelles, au cours de mes années scolaires, j’ai tant de
fois buté. Son visage gardait une trace de triomphe. Parce que
nous avions bien eu l’inspecteur? Ou forte de l’illusion qu’elle
était devenue une excellente maîtresse de littérature anglaise?
Qui aurait pu le savoir? Je m’approchai, un peu trop avide de
connaître les paroles qui avaient été échangées à la porte à mon
sujet.


— -Ma soeur, l’inspecteur a été content de moi?


Elle me dévisagea, soudain toute désapprobation. Le mons-
tre orgueil était bien ce que nos maîtresses traquaient le plus
en nous, alors cependant qu’elles nous rappelaient sans cesse
d’avoir, comme Canadiennes françaises, à relever la tête, à la
tenir haute – quand donc alors fallait-il l’abaisser?


Elle se radoucit cependant, fière malgré tout de moi, le
mal étant de laisser paraître. Elle me jeta simplement, en
guise de reproche presque affectueux – et ainsi fut la première
à reconnaître ma destination future, quoique sans y croire encore
plus que moi-même :


— -Romancière, va!


Cela se passe au cours de ma dernière année à l’Académie
Saint-Joseph, ma douzième année, que j’avais bien failli ne pas
entreprendre. Ma onzième terminée, j’avais saisi quelques mots
échangés à mon sujet entre mon père et ma mère. Une fois encore

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leurs voix me parvenaient de la petite cuisine d’été, porte ou-pas de p.84
verte, par une douce soirée de fin juin ou début juillet. DeLa surprise de les
entendre parler de moi en toute liberté, se croyant bien seuls,
m’a toujours causé un profond désarroi. Je fus sur le point de
m’éloigner mais la curiosité, une curiosité où il entrait beau-
coup de tristesse, celle de connaître le pire, me tint, trem-
blante, à quelques pas du seuil.


Mon père avouait être à bout de ressources et de santé,
disant à maman d’une voix fatiguée : " Si je dois vivre pour la
voir en état de gagner sa vie, institutrice comme tu l’as toujours
désiré, il faut que cela se fasse vite, MinaMélina. Je ne pourrai at-
tendre bien longtemps encore. "


Je pense qu’il avait dès lors cédé la terre en Saskatchewan
à ma sœur Adèle, en remboursement des sommes qu’elle lui avait
avancées. Il ne nous restait même plus l’illusion. Papa conseil-
lait donc que j’entre dès l’automne suivant à l’Ecole Nnnormale.


Mais maman se montrait rétive.


-Alors qu’elle réussit si bien à l’école, qu’elle ob-
tient les meilleures notes, la retirer maintenant, quelle injus-
tice! Et puis, as-tu réfléchi que, sans sa douzième année, elle
n’aura droit qu’au brevet de deuxième catégorie, ce qui lui créera
des difficultés plus tard pour enseigner en ville près de nous.


— -Tu parles comme si j’avais le choix de vivre longtemps,
reprocha mon père.


Je brûlai alors de m’élancer vers eux pour leur annoncer
mon intention de chercher un emploi, n’importe lequel, pour les

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délivrer enfin de toutes cesdépenses à mon endroit. Je pense que je
ne pouvais supporter l’idée de les savoir, à cause de moi, cette
fois encore, réunis, pareils à des réfugiés de leur belle grande
maison, dans cette sorte de cabane qui les rassurait peut-être,
leur donnant l’impression d’être davantage à leur image. Qu’est-
ce qui me retint? De lLa peur sans doute. La peur de la vie, qui
souvent m’a paru invitant, grisante, mais tant de fois aussi de-
vant moi comme un noir paysage tourmenté. Et puis le sentiment me
vint ,que pour dédommager maman des sacrifices sans fin qu’elle
s’était imposés pour moi, il ne fallait pas moins qu’une éclatan-
te réussite de ma part.


Mon père poussa un soupir de longue fatigue :


— -Comme tu voudras, maman. (Il l’appela ainsi, tout com-
me nous, les enfants, dans les dernières années de sa vie.) J’au-
rais voulu, avant de partir, la voir voler de ses propres ailes.


En dépit de tant d’obstacle, je fis donc ma douzième an-
née – une dépense folle, un luxe inouï pour des gens réduits com-
me nous l’étions à une détresse pécuniaire presque sans issue. Heu-
reusement j’obtins la bourse de cent dollars décernée par l’As-
sociation des Canadiens français du Manitoba. J’avais été premiè-
re en français cinq années successives. Notre sœur directrice
eut l’idée de faire vérifier mes notre d’examen de fins d’année
proposés par le Department of Education et le résultat corrobora
ce qu’elle pensait : j’étais première en anglais aussi pour ces
cinq dernières année. Grande joie à l’école et chez les soeurs!

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Mais, de ma part, plutôt, il me semble, une sorte d’indifféren-
ce. Je devais commencer déjà alors à comprendre que d’être la
première ne signifiait pas grand-chose. Evidemment, l’honneur
me valut un autre trophée qui alla grossir la collection demon tiroir à médail-
les.


Puis arriva enfin cle jour si longtemps attendu de ce que
nous appelions la " graduation ". Nous étions douze à quinze, je
pense, à terminer la dernière année, un groupe assez important
en ce temps-là où peu de jeunes filles de notre milieu, faute de
goût mais surtout de moyens, ne se rendaient même jusque-là. La
directrice, déjàde nature portée à donner des fêtes et des
réceptions à tout propos, décida qu’elle ne pouvait laisser pas-
ser l’occasion sans l’entourer d’un faste qui « en laisserait à
jamais le souvenir dans les annales de l’école. »»


Un grand nombre de dignitaires, de langue française et de
langue anglaise, seraitseraient invités. La collection des diplômes aurait
lieu dans notre auditorium, parents en invités prenant place
dans la salle, nous les « graduées, rangées, assises ou debout,
sur la haute estrade, bien en vue du public, toutes les fougè-
res du couvent disposées en arrière et autour de nous, de sorte
que nous aurions l’air d’être quelque peu en forêt. Je crois me
rappeler que la grande toile de fond de scène sur laquelle nous
nous détacherions en était d’ailleurs justement une des grands ar-
bres enchevêtrés. Nous aurions sur le bras gauche, près du cœur,
une gerbe de fleurs identique, des roses rouges achetés en bloc,
à petit rabais, nous revenant à cinq dollars chacune. Pour finir,

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nous serions photographiés là-haut, dans notre gloire, les
fleurs entres les bas, et ce serait si beau que déjà quelques-
unes de nos maiîtresses en pleuraient presque d’émotion, tout en
nous faisant pratiquer le salut solennel, « ployées à partir
de la taille, mais sans jamais abaisser le regard… "

Ainsi, ce jour qui aurait dû en être un de pur délice
pour maman, l’obligea comme jamais à tirer des plans. Comment
s’y prit-elle,j’aime autant ne pas le savoir , mais j’eus mes
deux dollars pour le photographe. "Souriez, les jolies ‘tites
demoiselles, " insista beaucoup l’Arménien, car il y en avait
toujours une de nous parties à rêver un peu tristement au mo-
ment du déclic. Finalement, il ne put nous faire sourire toutes
ensemble " à cet belle vie, voyons donc les ‘tites demoisel-
les, qui s’ouvre devant vous, pareille à une matinée du juin ".
J’eus mes souliers blancs. J’eus ma gerbe de roses, les premiè-
res fleurs achetées de ma vie, et c’est peut-être à cause d’el-
les qu’encore qu'aujourd’hui une livraison fleuriste provoque
d’abord en moi un serrement de cœur.

Quand à la robe! Où donc maman avait-elle la teête quand
elle s’y mit? Je crois me le rappeler : pPapa avait empiré vers
ce temps-là, sans que je m’en fusse moi-même vraiment aperçue,
tourmentée que j’étais d’être la première pour lui faire plaisir.
De plus en plus tout devait reposer sur les seules épaules de ma-
man.

Du haut de l’estrade, je la cherchais longuement des yeux
parmi la foule. Enfin je la trouvai au bout de mon regard et tel-
le que je la vis alors elle est demeurée photographiée dans ma

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mémoire. Levé et tout aimanté vers moi, le pauvre visage gris
de fatigue – peut-être n’avait-elle terminé ma robe que tard
la veille – me souriait à travers toute cette distance. Les pau-
pières battues, les joues tirées, il brillait néanmoins d’une fièr-
té qui me fit plus de mal que tout ce que j’avais encore vu, tel-
lement il paraissait dur d’en être arrivé là. Une vague de cruel-
le vérité me roula, m’enleva tout bonheur, m’étreignit d’angoisse,
puis se retira, me laissant à mon âge insouciant, sur l’estrade
glorieuse.


Tout le reste de cette scène me semble aujourd’hui oublié.
Pour le retrouver, il me faut regarder la photo. Elle exprime as-
sez bien ce qui en était. Ma robe ne fait pas très mode. L’our-
let du bas ondule quelque peu. L’encolure est un peu gauche aus-
si, comme si maman avait donné un coup de ciseau maladroit, qu’il
avait été impossible de reprendre. Pourtant la jeune fille ne
semble pas se douter qu’elle est mise pauvrement. Les grands yeux
troublés regardent très loin au-devant d’elle dans cet immense
inconnu de la vie, et la confiance l’emporte, au fond, je pense
bien,
sur une sorte d’ombre, venue, comme un nuage, de l’avenir,
assombrir le grand jour de sa vie.


Je peux parler d’elle sans gêne. Cette enfant que je fus
m’est aussi étrangère que je l’j'aurais pu l'être à ses yeux, si seu-
lement ce soir là, à l’orée, comme on dit,de la vie, elle m’a-
mvait pu m'apercevoir telle que je suisqu’aujourd’hui. De la naissance à la
mort, de la mort à la naissance, nous ne cessons, par le souve-
nir, par le rêve, d’aller comme l’un vers l’autre, à notre pro-
pre rencontre, alors que croît entre nous la distance.

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IV


J’entrai à l’École Nnormale de Winnipeg à l’automne de la
même année. C’était une grande bàtisse, style caserne ou poste
d’incendie, située, si je me rappelle bien, rue Logan. Nous
avions eu à Saint-Boniface, pendant quelque temps, une École
Nnormale, dispensant les cours en français, apte à former un per-
sonnel qui saurait à son tour transmettre l’enseignement dans
notre langue. Mes sœurs aînées, Anna et Adèle, l’avaient fré-
quentée, Maintenant tout cela était du passé. De notre école,
dirigée par des religieuses de langue française, où malgré tous
les obstacles semés sur notre route, nous finissions par vivre
un peu comme chez nous, voici que nous passions dans un établis-
sement strictement de langue anglaise. Non, pourtant, nous avions
un professeur de langue française. Elle vint à quelques reprises
nous débiter de peine et de misère trois ou quatre petites phra-
ses dans le genre de celles de lLa Cantatrice chauve, puisées
probablement dans le même manuelpetit livre qui inspira sa plaisante
mécanique à Ionesco. Après s’être adressée par erreur à l’une
ou l’autre de notre petit groupe parlant français et avoir obte-
nu une vraie réponse en vraie français, elle cessa à tout jamais
de nous interroger, et les leçons continuèrent comme par-devant
entre gens qui conversaient à contresens sans rien comprendre à
ce qu’ils disaient.


Mais non ne passions pas que d’une langue à l’autre –
nous passions surtout d’un climat à un autre. De notre petit
monde où les sœurs nous avaient peut-être surprotégées, tenues

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trop souvent à l’abri de la réalité, nous entrions, autant dire
dans la geule du loup.


Là, nous avaient laissé entendre nos maîtresses les plus
nerveuses, notre foi et notre fidélité à notre passé allaient
être mises à rude épreuve. Nous aurions à faire montre d’une iné-
branlable volonté. Plus encore, en plein chez l’ennemi, nous au-
rions le devoir par nos qualités profondes, notre conduite exem-
plaire, notre excellence en toutes choses, de témoigner en faveur
de notre collectivité. Et même, si l’affrontement avec l’adver-
saire se révélait inévitable, il nous faudrait y faire face cou-
rageusement.


C’est dans ces folles dispositions d’esprit que je pris le
tram, un beau matin, pour me rendre au bout d’un long trajet, cou-
pé d’une ennuyeuse correspondance, à la morne bâtisse, rue Logan,
dont je n’ai pour ainsi dire aujourd’hui aucun souvenir précis,
moi à qui elle fit si peur.


Quelquefois, quand elle ne serait par trop « hard-up », di-
sais maman – et cela est significatif que, connaissant à peine
l’anglais, elle ait appris ce mot-là – elle me donnerait vingt-
cinq cents pour mon lunch pris à la cantine de l’école; autre-
ment, elle me préparerait un sandwich accompagné d’un bout de
fromage et d’une pomme.


Dans ma classe d’environ soixante-quinze élèves, nous n’é-
tions que cinq ou six de langue française, dont deux jeunes fil-
les de la campagne, si timides qu’un regard de la part de n’im-
porte lequel des professeurs les faisait déjà rentrer sous terre.
Qu’espérer de pareilles recrues? Je vis dès l’abord que si jamais

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j’étais contrainte à livrer bataille ici, ce serait avec une bien
petite armée. Car pour quelque temps l’école m’apparut un champ
de bataille à servirvenir, et pas autre chose. Jusqu’ici la tactique
à employer contre l’adversaire anglais avait été le tact, la di-
plomatie, la stratégie fine, la désobéissance polie. Maintenant
j’imaginai le temps venu de croiser le fer.


L’occasion m’en fut bientôt offerte. Une semaine peut-être
après la rentrée, le directeur de l’école, le vieux docteur Mmackin-
tyre que j’allais, par la suite, tellement aimer, s’en vint, en qua-
lité de directeur, nous souhaiter la bienvenue, et, comme profes-
seur de psychologie, débiter, à bâtons rompus, pendant une longue
heure, ce qui me parut d’aimables radotages.


Bien avant que le mot épanouissement dene devienne à la mode
et ne sorte de toutes les bouches, lui, en ce temps lointain, ne
parlait déjà que de cela : " the opening, the blossoming of self ".


Il avait un fort accent écossais, une belle tête blanche,
et, avant longtemps,je devais l’apprendre, était doué d’une gran-
de bonté de cœur.


Lancé sur sae marotte que l’enfant n’était pas fait pour
convenir à l’école, mais que l’école devait convenir à l’enfant,
" and that those dear young creatures before everything else
should be happy in school ", il pouvait monologuer pendant des
heures.


J’attendais une brèche dans son discours à travers laquel-
le m’élancer.


Tout à coup elle se produisit. La main levée, je demandai

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la parole


Agréablement surpris de cet intérêt au milieu de la som-
nolence générale, le vieil homme ajusta ses lunettes et se prit
à consulter la maquette des places où apparaissaient, chacun
dans une case, les noms des élèves.


— -Miss Roy (prononcé alors dans ce milieu : Roïe), vous
avez une question à poser?


Je me levai. Mes genoux tremblaient et avaient peine à me
soutenir. Mais il n’y avait pas à reculer. Ce serait maintenant
ou jamais que je ferais profession de foi. Ma voix s’éleva toute
faible comme dans un grand vide sonore, d’où elle me revenait de
très loin, rendue étrange et toute méconnaissable.


— -Je suis bien d’accord, Monsieur, disait-je, que l’éduca-
tion d’un enfant doive d’abord tenir compte de sa personnalité
propre.


— -Eh bien, fit-il, tout sourire, je vois que vous avez
parfaitement suivi le cours. Avez-vous quelque chose à ajouter?


— -Oui, ceci : que je vois entre la théorie et la prati-
que une effroyable contradiction. Prenez le cas, par exemple,
d’un petit enfant de langue française qui arrive, pour la pre-
mière fois de sa vie à l’école, et c’en est une de langue an-
glaise. De force, dès l’entrée, on va le mettre dans le moule à
fabriquer des petits Canadiens anglais. Quelle chance a-t-il ja-
mais d’atteindre l’épanouissement de sa personnalité?


Un silence de mort m’entourait. J’avais touché le sujet
maudit. Malheur à celui par qui le scandale arrive. J’avais l’im-
pression que toute la classe se détournait se moi. Le docteur

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Mackintyre m’enveloppait d’un regard surpris mais où il n’y avait
ni animosité ni désapprobation.


— -Quite so! Quite so! disait-il.


Puis il m’amena à considérer que le sujet se prêtait mal
à une discussion en pleine classe et finit par m’inviter à pas-
ser à son bureau après quatre heures; nous en reparlerions.


Je me rassis, et, subissant à contrecoup le choc de mon
audace, je me vis perdue. Je serais congédiée de l’école, ruinant
les espoirs de maman, donnant raison, en fin de compte, aux som-
bres pressentiments de mon père. Ah, j’avais été bien inspirée de
rechercher le martyre. Dans mon désarroi, je commençais même à
ramasser mes livres, mes cahiers, en prévision du renvoi inévita-
ble.


Aa quatre heures, je me présentai chez le directeur. Le
vieil homme aux épaules arrondies, aux cheveux blancs, me fit un
sourire un peu las, tout en me désignant le fauteuil qui lui fai-
sait face, de l’autre côté de l’immense bureau.


— -Brave girl! marmonna-t-il, et dans ma surprise je ne
compris pas tout de suite qu’il parlait de moi.


Puis il me confia avoir connu, jeune homme en Écosse, pres-
que les mêmes injustices radicales et linguistiques que celle qui
accablaient le groupe francophone du Manitoba. Avoir souvent même
prêté à rire à cause de son "burr ". Il me dit :


— -Language which is the road to communicate has created
more misunderstanding in the world than any other cause, except
perhaps faith.

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Il me fit ensuite remarquer que, puisque notre groupe fran-
çais n’était pas nombreux, mieux valait sans doute ne pas alerter
le monstre du fanatisme qui sommeille d’un côté comme de l’autre.
Qu’il ne voyait qu’un chemin à suivre pour nous : être excellents,
en toutes choses, toujours, être meilleurs que les autres.


— -Travaillez votre français. Soyez-lui toujours fidèle.
Enseignez-le quand l’heure viendra, autant que vous le pourrez…
sans vous faire prendre. Mais n’oubliez pas que vous devez être
excellente en anglais aussi. Les minorités ont ceci de tragique,
elles doivent être supérieures…ou disparaître…Voyez-vous
vous-même, chère enfant, me demanda-t-il, une autre issue à vo-
tre sort?


Je fis signe que non.


Adroitement, il se prit à me questionner sur ma famille,
l’emploi qu’avait tenu mon père, mes études chez les religieuses,
jusqu'à nos moyens de subsistance, je pense bien, car il semblait
parvenir mieux que moi-même à mettre ensemble ma pauvre histoire.


— -Poor girl! disait-il maintenant. Poor young girl!


Il me serra la main très fort. Comme j’étais déjà dans le
passagrge, il me rappela, la voix surélevée :


— -Never give up!


Je partis, toute songeuse. Je n’avais pas été sans m’aper-
cevoir que les extrémistes de notre côté, poussant à l’enseignement
exclusif du français et au refus d’apprendre l’anglais, nous accu-
laient à un isolement tragique ou, tôt ou tard, à nous expatrier
de nouveau. S’il nous venait encore des recrues du Québec, bien
plus souvent c’étaient nos jeunes, élevés à la française, qui

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gagnaient la province-mère. Moi-même en rêvais. Il me sembla donc
que le vieux docteur Mackintyre m’avait fait entendre le langage
de l’amitié qui correspondait d’ailleurs au conseil que nous
avaient donné nos maîtresses parmi les plus perspicaces.


Dès lors, je ne cherchai plus à provoquer nos professeurs,
encore que l’un d’eux, on eût dit, cherchât à m’y pousser. Ses
cours d’histoire semblaient dirigés contre moi depuis le jour mal-
heureux où, forte des enseignements puisés chez les sœurs, j’a-
vais maintenu qu’il ne pouvait y avoir eu de mauvais papes. De-
puis lors, il m’en sortait à chaque occasion, les schismatiques,
les empoisonneurs, les belliqueux, les fornicateurs, les inces-
tuteux. Pas du tout papiste, j’aurais pu le devenir sous la pro-
vocation de cet anti-papiste forcené. Mais je rentrais mon indi-
gnation. J’étais déterminée à prendre ici ce qu’il y avait à
prendre et à laisser de côté le reste. J’avais découvert avec
tristesse que je pourrais être aimée – et même jugée charmante
et adorable, en autant que je resterais à ma place, qui était la
seconde, et en marquerais du contentement. Je ne m’occupais plus
que d’obtenir de bonnes notes. Et, quand c’était possible, de me
montrer rieuses, gaie, « vivacious », comme « ils » pensaient que de-
vaient être les Frenchies, les aimant bien ainsi.
Le chemin dif-
ficile et solitaire que j’avais aperçu dès mon enfance serait bien
le mien, il n’y avait pas à y échapper.

Mon père, de jour en jour, déclinait. Mais cela durait de-
puis si longtemps que je ne voyais pas encore bien à quel point
son état se détériorait maintenant très vite. Son visage creusé
à l’extrême, ses yeux profondément enfoncés, au regard qui n’était

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plus que douleur, me suivaient tout au long du trajet en tram où
je tentais parfois d’ouvrir mes livres pour revoir mes leçons;
ils me hantaient encore, parvenue à l’école, à travers les cours,
et il me fallait toute ma volonté pour parvenir à fixer mon es-
prit sur les matières qui alors me paraissaient importantes et
pressantes. Je travaillais surtout mon accent anglais, ayant, à
quelque reprises, fait rire la classe à mes dépends. J’en venais
à perdre de vue l’image de mon père souffrant et à me donner entiè-
rement au travail. Ainsi en a-t-il été trop souvent dans ma vie.
Dans ma hâte d’apporter aux miens un secours, un soulagement ou
un motif de fierté, je n’ai pas assez pris garde qu’eux n’allaient
pas pouvoir attendre.


Au courant du deuxième semestre, nous étions expédiés çà et
là dans les écoles de la Commission scolaire de Winnipeg pour y
prendre, chacune de nous, charge d’une classe sous l’œil de la
maîtresse en titre qui jugerait de notre aptitude à l’enseignement
et à maintenir la discipline. Les notes qu’elle nous décernait comp-
taient pour beaucoup dans l’ensemble octroyé en fin d’année. La
plupart d’entre nous craignons fort cette épreuve qui pouvait être
désastreuse si nous tombions sur une coriace. C’est ce qui m’arriva.


A peine, en effet, avais-je ouvert la bouche pour me présen-
ter qu’elle me demanda de quelle nationalité j’étais, à cause,
dit-elle, de mon accent si particulier; ensuite, de lui épeler
mon nom, qui lui tira le commentaire suivant : " French, eh! "
Puis, sans plus, elle me dit continuer la leçon, là où elle l’a-

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avait laissée, qui avait trait à je ne sais plus quel sujet, peut-
être la géographie. Tout ce que j'ai retenu de cette classe c'est
un sentiment d'horreur. Les élèves étaient d'un quartier réputé
dur. Ils étaient assez âgés, de douze à quatorze, moitié gar-
çons et filles. Ils eurent vite saisi que j'étais timide et effrayée
et se déchainèrent. Jamais dans une salle de classe je n'ai vu pa-
reil chahut. Ils claquaient à la volée la tablette de leur pupitre,
en frappaient les bords de leur rêgle, bourdonnaient à l'unisson, ou
sifflaient. La maîtresse ne tentait rien pour me venir en aide. Un
peu à l'écart, les bras croisés, un soupçon de dur sourire sur les
lèvres, elle semblait prendre plaisir à me voir m'enfoncer irrémé-
diablement. Au-delà de mon désespoir immédiat s'en dressait un au-
tre encore plus écrasant. Car si c'était cela être institutrice,
me disais-je, jamais je n'y arriverais, j'en serais toujours incapa-
ble. Je voyais se fermer devant moi la seule voie pour laquelle j'a-
vais été préparée. En vérité, tout s'échappait : la classe qui se
moquait de moi, mon avenir qui se dérobait, ma confiance en mes ap-
titudes, même l'espoir de passer mes examens de fin d'année. Pour
achever de m'abattre, sans cesse me revenait l'image de mon père
dont l'êtat avait subitement empiré. Atteint d'hydropisie, il avait
dû être hospitalisé pendant quelques jours. On lui avait proposé
l'opération qu'il avait refusée vu son âge. Après des traitements
qui n'étaient que de nature à le soulager, on lui avait permis de
rentrer à la maison. Il en avait eu l'air si heureux que, pour ma
part, dans l'inconscience de mon âge, je l'avais cru rétabli. Ce
mieux avait duré quelques jours, puis , l'avant-veille, mon père
avait cessé d'arpenter le couloir en bas et était venu vers l'aube

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au pied de l’escalier, appeler maman au secours. Elle était revenue
etavait aussitôt fait descendre un petit lit de l’étage pour ins-
taller mon père à portée des soins qu’elle pourrait lui donner
à travers ses occupations. Qu'il prenneDe le voir prendre enfin le lit, lui
qui avait résisté si longtemps debout à la maladie, m’avait for-
tement impressionnée, mais je ne pouvais croire que ce ne serait pas
pour les moistout au moins. Ce matin, avant de quitter la maison
j’avais été le regarder dormir, encore sous l’effet du stupéfiant
administré la veille,tard. J’avais été frappée par l’altération
de son visage et avais demandé à maman si je ne ferais pas mieux de
rester à la maison aujourd’hui. Elle, sachant quelle dure jour-
née m’attendait, qui, remise à plus tard, m’userait les nerfs
dans l’attente, avait pris sur elle de me rassurer, ne croyant
peut-être pas elle-même mon père si proche de sa fin.


ici-Va et fais de ton mieux, m’avait-elle dit. Cette jour-
née derrière toi, tu seras soulagée et plus en état de me secon-
der.


Ces images, ces paroles de douleur hantaient mon esprit
cependant que, face à cette troupe d’enfants rebelles, je tentai
une fois encore de capter leur attention, mais bien inutilement;
ma voix, affaiblie par la crainteet l’émotion, ne leur parvenait
même pas. Je me demande si les mots que j’essayais de former fran-
chissaient seulement mes lèvres. Peut-être, car il me semble me
rappeler avoir entendu un garçon rire tout fort en se moquant de
moi.


Or, au moment où, n’en pouvant plus, j’allais peut-être
rendre les armes, tout abadonner, m’enfuir, la porte fut en-
trouverte. Le directeur de l’école, du seuil, adressa un signe

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à l’institutrice qui alla le rejoindre. Elle revint, le visage
tout changé. Elle me considérait avec une expression où, dans
l’étonnement, puis la frayeur, je crus voir monter de la sympathie
pour moi. Elle se pencha et me murmura à l’oreille :


-Partez. Allez vite. On vient de téléphoner que votre
père…et…très mal…

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100AVII


Je pris le tramway. Ce devrait être par pur reflexe d’éco-
nomie, car je crois me rappeler que le directeur- ou même peut-
être la maîtresse-dragon – m’avait offert de me prêter l’argent
de la course en taxi.


Je revenais lentement, les arrêts à presque chaque coin
de rue me mettant hors de moi. Je fus à deux ou trois reprises
tentée de descendre pour continuer à pied, tellement il me parais-
sait que j’arriverais plus vite ainsi.


A la correspondance pour Saint-Boniface, peu avant le pont
Provencher, j’aperçus mon jeune neveu Fernand, le fils ainé de ma
sœur Anna, tout juste devenu commis de bureau, monter dans le
tram où je me trouvais – ou est-ce moi qui montai dans le sien?
A travers la foule, nos regards s’accrochèrent. Nous avions com-
pris que nous étions rappelés à la maison pour la même raison.
Nous nous somme frayé un chemin pour nous retrouver ensemble.
Un sentiment de gêne nous avait tenus quelque peu éloignés l’un
de l’autre à cause de peu de différence d’âge entre nous, trois
mois seulement, ce que nous attirait des taquineries. Il n’aimait
pas se faire appeler neveu plus que moi, tante. Mais voici que,
sans nous adresses la parole, sans même nous regarder, nous avons
joint nos petits doigts entre nous sur la baquette et avons con-

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tinué ainsi le trajet sans les dénouer.


La pièce, attenante au salon et à la salle à manger, où
agonisait mon père, était celle qui lui avait naguère servi de
bureau et que l’on continuait à appeler l’office. Qui l’avait
d’abord désignée, mon père lui-même peut-être, habitué pour
tout ce qui avait trait à son travail de bureau à Winnipeg et qui
se prolongeait
à la maison, à faire appel à l’anglais, la seule
langue de travail qui lui était permise; ou maman, par une sorte
de naïf respect envers le genre d’activité auquel s’y livrait mon
père, si loin des occupations domestiques. Qui donc pourrait me
le dire aujourd’hui que je songe enfin à m’en étonner! Jadis meu-
blée de son gros pupitre à cylindre et de son coffre-fort, tapis-
sée de cartes murales très détaillées de la Saskatchewan et de
l’Alberta, et de cartes des " townships " où des points encerclés
marquaient ses colonies, mon père avait travaillé ici souvent jusqu'à tard
dans la nuit, à rédiger ses rapports au gouvernement ou sa liste
d’approvisionnements de toutes sortes que nécessiterait le prochain
envoi de colons qui se mettraient en route, sous sa garde, vers les
terres neuves. Sans doute maman y avait-elle installé mon père par
commodité, pour le soigner sans avoir à monter sans cesse l’esca-
lier, mais peut-être aussi avait-elle pensé qu’il était convenable
que sa vie s’achevât dans cette pièce où il avait connu ses heures
les plus espérantes.


Quand nous sommes entrés, Fernand et moi, nous tenant tou-
jours par le petit doigt, la maison était pleine de gens. J’aurais
été en peine de dire qui était là. Je n’avais d’yeux que pour la
tête sur l’oreiller. Jamais je n’avais vu sur le visage humain un

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tel aveu de douleur. Non pas de douleur physique; de celle-là
au moins, mon père était délivré sous l’effet d’un calmant puis-
sant, qui atteignait aussi sans doute les régions pensantes de
l’être, car il paraissait inconscient, quoique, de temps en temps,
il poussât encore un faible gémissement, mais plutôt comme au
souvenir d’une souffrance que sous son effet actuel. Ce que ses
traits, tout défense tombée, racontaient, c’était l’incroyable
somme de douleurs qu’une vie à elle seule peut avoir assumée.
J’étais fascinée par ce visage à découvert, me laissant entendre
pour la première fois de ma vie le long cri silencieux de l’âme.
Ainsi donc était la vie, me disais-je, cette effroyable torture
que le visage à la fin ne peut plus masquer. Et je pense que c’est
cette terrible, cette inhumaine franchise qui, finalement, rendait
la mort auguste et belle à mes yeux.


Un petit chat dont mon père s’était fait aimer à la folie
– et qui comprendra jamais pourquoi les chats se lient d’instinct
aux êtres mélancoliques! – remontait sans cesse sur l’oreiller,
malgré les efforts de maman pour le chasser. Penché de très près
sur le visage du mourant, il le scrutait avec une attention avide.
Maman ayant dû s’absenter une minute, le petite chat tigré, peut-être
en souvenir des caresses que lui avait prodigués mon père, avança
la langue et se prit à lécher doucement les fins cheveux blancs au
bord des tempes. Je le laissai faire. Il me semblait que notre
petit Méphisto témoignait à notre place d’une douce familiarité
dont l’approche de la mort nous avait rendus incapables, que lui
seul, dans son innocence, traitait encore mon père en ami et ne
l’avait pas, comme nous tous déjà, quelque peu abandonné.

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Non loin du lit, des voisins agenouillés priaient à voix
haute. Je voyais le petit chat fidèle allonger une patte douce
sur le front de mon père, essayant peut-être à sa manière de ra-
mener ce mourant à s’occuper de lui, et j’entendais des voix ten-
dres en appeler à Dieu pour accueillir l’âme de mon père. Alors
maman revint et, scandalisée de voir Méphisto occuper une telle
place dans une scène aussi tragique, le prit dans ses bras et alla
l’enfermer quelque part. Au milieu des prières nous avons entendu
longtemps ses miaulements désespérés.


Je finis par me mettre à genoux avec les autres, non pas
tellement pour prier, je pense, que pour être plus près de cette
fin de vie qui me passionnait si profondément. C’était la première
mort à laquelle j’assistais, et , je crois bien que, comme pour tous,
ce qu’elle éveillait en moi c’était d’abord une ardente, infinie, etsi
terrible curiosité qu’elle me distrayait pour l’instant jusque du
chagrin. En pleine insignifiante bataille de ce qu’on appelle vivre :
passer ses examens, préparer son avenir...j’étais prise par la nu-
que et livrée au mystère entier de l’existence, qui n’en disait pas
plus long aujourd’hui qu’é la première mort qui surprit les hommes.


A travers ces pensée poignantes, il m’en venait de toutes
usuelles, presque banales. Plus près du visage de mon père, je re-
marquai encore une fois qu’il ressemblait à Tolstoï que j’avais vu
en photographie alors qu’il atteignait la fin de sa vie : même haut
de front dégarni, mêmes joues creusées, mêmes yeux profondément enfon-
cés dans leurs orbites – et, avant ces derniers jours, chez mon
père aussi ce regard perçant qui semblait aller plus loin dans l’â-
me qu’aucun regard que j’ai connu. Je me plus à rapprocher aussi

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naïvement leur grand amour à tous deux pour les Douhkobors, àpour l’é-
tablissement desquels, en terre canadienne, Tolstoï avait versé les
droits d’auteurs d’un de ses grands romans, mon père, lui, en dépit
de leurs frasques, ayant toujours pris la défense de ces illuminés
dont il s’était longtemps occupé après les avoir menés vers les ter-
res vierges. Je pensai qu’ils portaient aussi tous deux le même
prénom : Léon.


Soudain l’agonie de mon père se précipita. Sa poitrine se
creusait. La bouche grande ouverte cherchait l’air. Les yeux, ce-
pendant, d’épuisement, s’étaient fermés. Pendant quelques instants
le corps reposait inerte, puis reprenait sa lutte effroyable en un
râle plus long encore. Il faisait penser à un être qui aurait cher-
ché désespérément à s’accrochers'arracher à la vie, et la vie, vue à travers
ces efforts pour s’en libérer, me parut avoir dû être à mon père
infiniment cruelle. A la fin, il eut un geste las des bras comme
pour tout repousser. Il ouvrit les yeux, nenous voyant, personne
autour de lui, je pense. bien. Ses yeux voilés semblèrent suivre une
lueur à travers la pièce. Un soupir moins profond, venu de moins
loin, aboutit à ses lèvres comme vient s’éteindre une dernière pe-
tite vague épuisée sur le sable. Sa tête s’inclina. Il n’y eut plus
de bruit, ni lutte. Le silence enfin! Alors maman s’avança. Elle
considéra le visage de son vieux compagnon de vie avec une étrange
ferveur que je ne lui avais jamais vue et qui découvrait en ce mort
bien au-delà de ce que nous connaissions tous de sa vie. Doucement
elle baissa ses paupières entrouvertes. Alors au milieu du receuil-
lement jaillit une haute plainte dont je ne sus pas d’abord qu’elle
venait de moi. Maman, étonnée par mon cri, laissa tout pour accourir

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me consoler. Elle se mit à genoux à côté de moi, m’entoura les épau-
les d’un bras et m’entraîna dans un doux bercement du corps comme
pour engourdir notre peine. Je ne comprenais pas encore moi-même
la violence de mon chagrin. Je n’avais pas cru aimer si profondément
mon père. A mon tour, la mort m’apprenait à voir, et je n’en pouvais plus
de ce qu’elle m’apprenait d’essentiel en si peu de temps. Suffirait-
il donc qu’un homme meure pour qu’aussitôt sa vie prenne un relief
insoupconnéil y a à peine un instant? Et que soi-même. Par rapport à cette
vie terminée, on soit mis à nu, exposé à jamais. Je découvrais dans
l’instant mille occasions perdues de témoigner à mon père cette af-
fection que je sentais maintenant sourdre en moi-même comme un tor-
rent longtemps gradé captif. Encore la semaine dernière, lorsqu’il
était à l’hôpital, il avait demandé à maman pourquoi je nevenais pas
lui faire une petite visite, Elle, pour m’excuser, avait expliqué que
je me faisait beaucoup de souci au sujet de ce cours à donner dans
une école de la ville, que je m’y préparais soir après soir, en éla-
borant, au hasard, toutes sortes de tactiques, ne sachant pas trop ce qu’on
allait exiger de moi; que d’ailleurs il serait bientôt de retour à
la maison. Il y avait du vrai dans tout cela, mais il était trop
vrai aussi que j’avais été empêchée de venir par la gêne de savoir
comment me comporter seule avec mon père malade, que lui dire. Nous
n’avions jamais appris à nous parler, chacun espérant de l’autre
qu’il commencerait, ouvrirait la voie. Maintenant seulement, je sa-
vais qu’il avait été un homme avide d’affection, la désirant au point
de ne pas la solliciter, par peur de se la voir refuser, que son air
sévère venait de cette peur. Et je le savais car telle je me décou-
vrais moi-même avoir été. La vérité était que nous avions vécu dans

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l'appréhension de voir notre pauvre amour tremblant, si pareil l’un
à l’autre, incompris.


Je me mis à pleurer à gros sanglots, si grande était ma dé-
tresse devant tout ce malentendu que me paraissait être la vie. MMaman,
pensant peut-être que je souffrais de ne pas m’être sentie aimée
de mon père, se prit à me fournir des preuves du contraire. Toujours
à genoux à côté de moi, m’entraînant dans ce si triste balancement
du torse, elle me chuchotait que l’avant-veille, alors qu’il avait
commencé à tant souffrir, il lui avait dit de se reposer sur moi,
qu’au fond j’étais une enfant courageuse t travailleuse; qu’un jour,
il y avait de cela deux ou trois semaines, alors que, en dépit d’un
peu de fièvre, j’étais partie comme d’habitude à l’école, il en
avait été bouleversé, me plaignant : " Elle aura la vie dure, je le
crains, pauvre enfant à qui j’ai légué une santé trop délicate. "
Maman continuait ainsi, sans se doute qu’elle me perçait le cœur.


Car la peine que j’éprouvais provenait surtout de ce que je
n’apercevais nulle part de réparation possible. Telle que la mort
nous séparait, je resterais envers mon père. Il n’y aurait jamais
rien à ajouter, à retrancher, à corriger, à effacer.


Et j’aurais tellement voulu ajouter au moins une visite à
l’hôpital. " Une petite visite, " me disais-je en supplication, com-
me s’il était encore possible qu’elle eût eulieu, comme si je pouvais
en faire surgir le miracle de l’occasion manquée.

Ou bien je reprochais à mon père de ne pas m’avoir attendue,
de ne pas m’avoir accordé un peu de temps encore, pour lui arriver
avec mon brevet d’institutrice. Et je rêvais en pleurant de àce bon-
heur que nous aurions pu avoir du diplôme obtenu.

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A la fin, je ne trouvai pour m’apaiser, que le souvenir de
cette promenade en brouette, mon vieux père tenant haut les bran-
cards et moi, du fond de la caisse, levant vers lui un visage qui,
je lecrois bien, devait lui sourire.


Mon père fut exposé, à la maison, dans un cercueil ouvert,
comme c’était alors la coutume. Il y avait eu deux des nôtres dé-
jà ainsi exposés dans notre maison de la rue Deschambault : ma
chère grand-mère Landry qui était venue mourir chez nous à l’âge
de quatre-vingt-quatre ans, alors que j’en avais moi-même huit, et
de quidont je me souvenais bien; puis la petite Marie-Agnès, morte des
suites de brûlures à l’âge de quatre ans, quand j’étais bébé. C’é-
tait donc une maison qui connaissait les apprêts à la fois majes-
tueux et familières dont on entourait alors la mort.

Maman avait dépouillé le salon de tout ce qui pouvait être
enlevé, et le reste, le piano seul, je crois bien, avait été drapé
de noir, ainsi que la grande fenêtre donnant sur la rue. Au centre,
reposait le cercueil entouré de cierges dont la flamme vacillante
ne cessait de jouer sur le visage de pierre, lui prêtant à certains
moments de fugitives expressions de vie. Mon père avait grand air
dans son meilleur costume, bleu marine, si peu porté dans les der-
nières années qu’il paraissait tout neuf, quoique devenu flottant
autour des épaules amenuisées. Un col dur, à pointes tournées,
bien que ce ne fût plus la mode, maintenant son cou bien droit et
l’apparentait à une image que j’avais gardée de lui, alors que j’é-
tais toute petit et que je l’avais vu prêt pour quelque soirée-
rare évènement dans notre vie – et portant un col semblable. Ou

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est-ce que je ne confondais pas ce que je croyais être un souvenir
et le récit que maman dix fois nous avait fait de l’invitation à
un bal chez le lieutenant-gouverneur adressé à elle et à mon père,
et de l’extraordinaire aventure à laquelle elle avait donné lieu.
Eh oui, il devait y avoir une vingtaine d’années, un peu plus peut-
être, mon père, un homme alors déjà âgé, etmaman jeune encore mais
ayant mis au monde presque tous ses enfants, avaient, pour la pre-
mière et unique fois de leur vie, reçu une invitation à un bal.
J’aimais cette histoire que maman racontait comme si elle avait été
drôle, portant à rire, alors qu’à moi, elle avait toujours paru
tristepoignante. Qu’est-ce que me la remettait en mémoire dans ces instants,
à l’heure des repas, ou très tôt avant le flot des visiteurs, alors queayant
à moi seule mon père mort, je restais immobile auprès du cercueil à
le contempler.? C’est-à-dire seule avec le petit chat tigré. Car,
très fin, il avait viteappris à profiterprendre avantage lui aussi, pour ses vi-
sites à son maître mort, des momentsinstantsoù maman était trop occupée
pour le voir passer et où il n’y avait dans le salon que moi qui ne
l’aurais jamais chassé, il le savait bien. Il sautait sur le bord
du cercueil et, s’y tenant comme accroupi, les quatre pattes rap-
prochées et serrées sur le bois, il ne bougeait plus, ses grands
yeux à demi phosphorescents à la lueur des cierges fixés sur le
visage de mon père. Il ne le touchait plus, il ne faisait que le
regarder intensément. Lui d’un côté, moi de l’autre, je pense bien
que nous étions comme également absorbés pardansle spectacle de la
mort.


Mais qu’est-ce qui m’avait fait penser au bal? Peut-être
cette grande photographie dans son cadre doré de mon père jeune,

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que maman avait fait suspendre au mur du salon. Elle devait dater
de l’époque où ils s’étaient rencontrés, peut-être même de plus
tôt, car mon père paraissait tout juste avoir atteint la trentaine.
Tel quel, il représentait un parfait étranger pour moi, un beau
jeune homme aux cheveux ondulés, aux yeux légèrement souriants,
dont la physionomie franche, ouverte, était empreinte d’un grand
désir d’idéal. Il s''agissait apparemment d’un être qui connaissait
la gaieté, l’espoir, la confiance et, jusqu’à un certain point, l’am-
bition, toutes les forces vives de l’âme. On m’aurait bien étonnée
si on m’avait dit que, par les yeux surtout, je ressemblais étonnaem-
ment au jeune homme dans le lourd encadrement, doré à la feuille.
Mais sur le même mur, maman avait fait suspendre deux autres portraits,
celui de mon grand-père Charles Roy et de sa femme Marcelline au dou-
louruex visage. Les deux portraits, chaque fois que je les avais re-
gardées, m’avaient plongée dans l’angoisse et j’en voulais à maman
de les avoir remis à l’honneur.


Nous n’avions jamais connu ces deux êtres que par leur por-
trait terrible et quelques confidences échappées à mon père. Je res-
sentais à leur endroit un tel éloignement que je refusais de me re-
connaître en eux. Je m’imaginais issue des Landry seulement, cette
race d’êtres plus légère, rieuse, rêveuse, comme un peu aérienne,
aimante, tendre et passionnée.


Mais voici que, levant les yeux sur ma grand-mère, inconnue,
je fus tout à coup saisie jusqu’au fond de l’âme par le pauvre visa-
ge aux lèvres serrées comme sur une peine trop grande pour les mots,
jamais avancée ailleurs peut-être que dans le silence de cette pho-
tographie. Son mari, à côté de Marcelline, mon grand-père, Charles

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Roy, montrait un visage d'une intransigeance, d'une sévérité impla-
cables. Pourtant, si durs qu'ils fussent, les yeux semblaient lais-
ser sourde comme une tristesse lointaine de n'avoir jamais su ni
inspirer ni éprouver l'amour. Il était pareil à un justicier, seul
au monde. Le peu que je savais de lui, échappé à mon père en des
moments de détresse, était qu'il se montrait ennemi de tout ce qui
était joyeux, expansif, et, par-dessus tout, des livres qu'il con-
sidérait comme la chose du monde la plus maléfique. Un jour, il
s'était passé une scène bien étrange entre mon père et moi. Je lis-
sais, réfugiée en quelque coin de la maison, l'air heureuse, je sup-
pose, comme toujours lorsque on estemportée par la magie d'une histoire
bien racontée ou la simple ivresse de se reconnaître à travers des
mots plus habiles que les siens. Mon père s'était arrêté devant moi.
Il m'avait demandé d'une voix un peu sourde, chargée de mélancolie :
— - Connais-tu au moins le bonheur?


J'avais levé sur lui un regard étonné. Alors était sorti de
lui cet aveu incroyable : - A peu près vers l'âge que tu as mainte-
nant, un soir que je lisais comme toi, dans un petit coin,mais à la
lueur d'une bougie, heureux pour un moment, mon père survint brus-
quement. Encore à t'emplir la tête de mensonges et mauvais con-
seils au lieu de besogner honnêtement! À m'avait violemment re-
proché. - Donne-moi ce livre de malheur. Tout ce qui est écrit est
fausseté. Il me l'avait arraché des mains. Il avait soulevé un
rond du poêle. La flamme était haute, car c'était une nuit froide
et on avait bien activé le feu. Mon père y jeta mon livre, mon uni-
que livre. Je le vois encore brûler, je l'ai vu brûler toute ma vie. À

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Cet aveu, arraché à mon père il y avait des années, voici
que j’en saisissais toute l’âpreté auprès de sa dépouille dans le
salon désert. Je me pris à pleurer doucement, non plus sur moi et
mes omissions et mes regrets, mais sur le chagrin d’un enfant de
treize ans, porté toute une vie sans être vraiment consolé, et à
présent à jamais inconsolable.


C’était peu après cette scène, selon maman, que le petitjeune
Léon avait quittée la maison paternelle et serait venu à Québec s’en-
gager comme petit commis dans un magasin de la ville. Il y était
si mal rémunéré que, ne pouvant s’offrir une chambre en ville, il
couchait sous el comptoir où, de jour, ils étalaient la marchandise
à vendre, une paillasse y ayant été aménagée pour lui. Cette histoi-
re, sûrement elle me fut racontée, mais le doute s’est introduit
dans mon esprit habitué à prolonger les faits des récits, et il m’ar-
rive de me dire qu’elle n’est tout de même pas possible; or je n’ai
plus personne pour me tirer d’embarras et corroborer le récit tel
qu’il me semble l’avoir entendu.


Ensuite, mon père avait été recueilli par un prêtre au cœur
compatissant qui avait défrayé le coût de deux années d’études of-
fertes au collège, je ne sais si c’était à Québec ou ailleurs.
Puis mon père avait gagné les États-Unis, et, comme disait maman,
qui aurait pu suivre à la trace pendant les quelques prochaines an-
nées cet être toujours en route!


Mes yeux revenaient malgré moi à l’auteur de ces malheurs,
au Savonarole, le brûleur de livres, et je commençais à comprendre
que c’était de lui que mon père tenait le côté morose de sa nature,
s’étant manifesté de plus en plus avec l’âge, sa crainte aussi d’ê-
tre incompris qui le rendait ombrageux. Mais mon grand-père Savona-

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role, lui, de qui tenait-il son âme si tourmentée qu’elle n’avait
répandu que tourment autour d’elle? Je pressentais qu’il aurait fal-
lu remonter indéfiniment, toujours plus loin dans le passé, pour con-
naître, la source chez les êtres, du mal comme du bien.


Mon attention revenait se fixer au portrait de mon père jeu-
ne que je comparais à son visage dans la mort, et cette histoire du
bal, malgré moi, remontait à ma mémoire.


Donc le carton d’invitation était arrivé à la maison. Mes pa-
rents devaient habiter alors celle qu’ils louèrent lorsqu’ils vin-
rent s’installer à Saint-Boniface, avant la construction de notre
maison de la rue Deschambault. Je l’imagine pleine de jeunes enfants,
de pleurs, de rires, de tapage, et je crois apercevoir maman, un peu
énervée, peut-être en train de laver du linge, s’essuyant vite les
mains à son tablier avant d’ouvrir la grande enveloppe à l’emblème
de la couronne dorée. Et puis l’éblouissment! " Mr and Mrs Léon Roy
are requested to attend a ball at…
"


Envisagea-t-elle dès alorsaussitôy la robe qu’elle porterait, comment
elle la ferait, de quel tissus? Ce qui est sûr, car elle nous l’a
cent fois redit, c’est que sa résolution avait été prise sur-le-champ :
rien au monde ne l’empêcherait d’assister à ce bal. Mon père était
alors en visite dedans ses colonies, absent pour une semaine ou deux. Il
reviendrait peut-être brisé de fatigue comme cela arrivait souvent,
pas enclin à se mettre en frais pour une pareille sortie qui l’inti-
miderait sûrement, peu habitué qu’il était aux mondanités. Maman se
faisait forte de l’amener à accepter et elle y parvint. Comment?
Avait-elle déjà assemblé sa robe de satin pêche? Parut-elle ainsi
mise, ses beaux cheveux noirs relevés en une épaisse torsade?

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Lui-même, à la vue de cette jeune femme qui n’avait jamais connu
de sa vie une seule heure de triomphe mondain, eut-il le cœur at-
tendri? J’avais une grande envie de relancer maman à la cuisine
où, ravalant son chagrin, elle devait préparer à manger pour les
parents de la campagne qui viendraient aux funérailles et qu’il
faudrait bien garder pour un repas ou deux. J’imaginais quel re-
gard elle me lancerait si, au milieu de ses préoccupations et de
sa peine, je lui arrivais avec des questions comme par exemple :
« Maman, le soir du bal chez le gouverneur, comment étais-tu coif-
fée? Avais-tu moins un petit bijou? »


Pourtant il me paraissait important d’assembler les touséléments
de cette histoire comme si c’était sa dernière chance, tel un feu
qui va mourir, de jeter une petite flambée encore dans nos coeurs.


En tout cas, elle s’était instruite auprès de quelques épou-
ses de fonctionnaires, plus versées qu’elle dans les usages mondains,
de ceux qu’il importait d’observer à l’arrivée et au cours de la soi-
rée chez le gouverneur. Elle s’était façonnée ce qu’elle appelait
" une sortie de bal ", sans doute une grande cape enveloppante à je-
ter par-dessus sa robe. Elle avait dû aller s’inspirer dans les ma-
gasins chics en ville, aux rayons de grand soir, peut-être même
en essayer quelques robes, et pourquoi pas les plus coûteuses,
pendant qu’elle y était, agir comme elle avait fait pour moi quand elle
m’avait confectionné ma culotte de cheval. Mais pour une fois dans
sa vie, c’était elle qui était à l’honneur!


Enfin, c’était le soir du bal. Maman devait être rayonnante,
les yeux pleins d’éclat, comme encoremême aujourd’hui, quand une

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surprise heureuse pouvait lui advenir. Papa devait porter son plus
beau costume, bleu foncé, tout uni, comme celui dont il était re-
vêtu pour descendre en terre - je ne me rappelais pas lui en avoir
vu porter d'une autre couleur. Sa cravate noire devait être piquée,
comme à l'heure actuelle, de son épingle à fine tête faite d'une
opale - cadeau d'un groupe de ses colons reconnaissants, qu'il
avait chéri comme aucun autre de sa vie - et que maman, après-demain,
avant la fermeture du cercueil, lui enlèverait pour la garder en
souvenir.


Donc ils étaient partis au bras l'un de l'autre, peut-être
rajeunis, allégés tous deux comme du poids d'une vie toute en de-
voir, en soucis, en économie. Au coin de la rue, ils avaient pris
le tram. Maman n'avait pas ressenti l'incongruité de se voir, en
grande robe du soir, parmi les ouvriers à l'air fatigué, à moitié
somnolents, dans le brinquebalant petit tram mal éclairé. Il les
avait déposés assez loin de la résidence du gouverneur. Ils avaient
continué à pied. Ce n'est qu'à l'entrée du parc, au fond duquel
brillait la résidence de toutes ses fenêtres, qu'ils s'étaient sen-
tis intimidés. A droite, à gauche d'eux, passaientroulaientles fiacres, les
éclaboussant au passage. Ils continuèrent jusqu'au grand perron
d'honneur où un aide-de-camp ouvrait la portière aux couples. Ceux-
ci n'avaient qu'un pas à faire, l'homme soulevant le coude de la
femme, pour se trouver, joyeux et resplendissants, sous le couvert
de la marquise, au son de la musique qui s'échappait par grandes
bouffées chaque fois que la porte s'ouvrait sur l'intérieur étin-
celant. Papa, le premier, avait voulu rebrousser chemin : " Allons-
nous en, MinaMélina; ce n'est pas ici notre place. " Elle n'avait pas

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voulu en convenir encore. Le rêve, dans sa tête, bruissait toujours
malgré tout. Elle avait entraîné mon père récalcitrant presque au
pied du grand perron. Seul avait pu avoir raison de son rêve le re-
gard dédaigneux jeté de haut sur elle par l’huissier en grand uni-
forme. Elle avait constaté alors que sa robe portait des traces d’é-
claboussures, que ses souliers étaient crottés. Elle avait chuchoté
à mon père : " Léon, faisons semblant de rien. Continuons comme si
nous étions simplement venus nous promener ici en curieux. Après
tout, c’est la résidence du représentant du peuple, tous peuvent y
venir. Nous ferons le tour et ressortirons. "


Contournée la façade, elle avait avisé une fenêtre peu hau-
te, donnant sur le grand salon de la reception.


Elle avait trouvé le moyen, en se haussant sur une pierre, d’ob-
tenir une bonne vue de l’intérieur. Mon père, pris de gène, lui ré-
pétait : " Viens-t-'en… », mais elle restait debout sous la fenêtre, les
yeux grands d’émerveillement, une main posée en équilibre sur le
rebord de la croisée. Plus tard, quand elle me ferait à moi le ré-
cit de cette soirée, déjà loin dans le temps, elle rirait beaucoup
d’elle-même, disant : « Tu me vois, assistant à travers la fenêtre,
à l’arrivée des hommes en habit à queue, des femmes en robes à traî-
ne, celles-ci faisant la révérence au gouverneur, celui-ci incli-
nant la tête d’un geste un peu hautain, et tout ça en anglais, j’en-
tendais jusqu’à la voix de l’aide-de-champ qui annonçait : Mr and Mrs
Hugo McFarlane…Alors s’avançait un autre couple, la femme couver-
te de perles, de diamants, l’homme de décorations…Tu me vois…
disait-elle, dans ma petit robe faite à la maison, tu nous vois,
ton père mortifié, moi crottée comme si je revenais des champs… "

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Elle riait, elle riait d'un rire qui paraissait ne contenir aucun-
ne amertume, aucun aigreur, seulement la franche gaieté d'un être
qui sait porter sur soi un regard de parfaite et douce lucidité.


" Ton père me pressait de partir. Mais je voulais voir
s'ouvrir le bal, les couples tourner. "


L'orchestre avait entamé une valse. Le gouverneur s'était
incliné devant une dame. Elle, tenant sa traîne de sa main gantée, -
et dire, rappelait maman, que je n'avais pas su qu'il fallait des
gants longs -, le gouverneur, une peu raide, ils avaient donné
le branle. Les autres couples se formant, maman les avait vus évo-
luer sous les grands lustres, et tout jetait de l'éclat, les pen-
deloques de cristal, les diamants au cou des valseuses, les médail-
les sur les habits sombres, le regard des hommes amoureux, des fem-
mes se sentant désirables...


Je revins de mon curieux voyage dans le passé à la recher-
che d'une heure peut-être malgré tout heureuse dans la vie de mon
père. Ils étaient revenus en tramway; ils n'étaient pas tristes,
insistait maman, pas du tout tristes; elle se sentait encore comme
toute illuminée par le spectacle de la fête. Même un peu décoiffée,
sa robe quelque peu salie, elle devait paraître bien belle ce soir-
là aux yeux de mon père qui l'avait si peu souvent vue parée, tout
étincelante de joie intérieure. Qui sait, cette soirée avait peut-
être été une des grandes soirées de leurs vies! La petite Marie-
Agnès était née moins d'un an après le bal chez le gouverneur.


Je m'étonnais sans fin, auprès de la dépouille de mon père,
d'être déjà si avidement plongée à la recherche des moindres bribes
que je connaissais de sa vie. Je ne savais pas que c'est l'effet le

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premier effetde la mort que de faire vivre le disparu dans la mémoire
de ceux qui l’ont aimé avec une clarté et une intensité jamais
encore éprouvées.


Je me penchais, je scrutais à la lueur tremblante des cier-
ges le visage si beau que mon père devait présenter pour toujours
à ma mémoire. Une grande noblesse s’en dégageait. Elle avait cal-
mé mon chagrin et jusqu'à mes regrets. J’étais par elle fascinée.
Cette mort et plus tard bien d’autres dans ma vie - jamais ne
m’ont dit le vide, le néant. Celle-ci ne me parlait pas non plus d’u-
ne autre vie, d’un autre monde. Ellecelle-ci était à mes yeux le mystère
entier, jamais entrouvert, la totale franchise enfin, l’obscurité
intacte, et, à cause de cela peut-être, plus belle que ce que j’a-
vais jamais vu sur terre. À la regarder, j’avais l’impression que
la vie, presque tout de la vie, était une distraction après une
autre pour tenter de nous dissimuler l’essentielle vérité.


Presque immédiatement après les funérailles, je dus retour-
ner à mes études, en vue des examens qui approchaient. A ma grande
surprise, je les passai sans peine. La maîtresse-dragon s’était-
elle repentie à la dernière minute et m’avait-elle octroyé une
bonne note? Ou le docteur Mackintyre était-il intervenu? Jamais
je ne le saurai, mais je finissais parmi les premières de ma clas-
se. Cette nouvelle, qui eût tant réconforté les derniers jours de
mon vieux père, voici que je ne savais qu’en faire, Je souhaitai
le ressusciter au fond? Plus tard, ce serait maman que je souhaite-
rais ressusciter pour m’entendre lui raconter l’extraordinaire bon-

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ne fortune de Bonheur d'occasion laquelle, dans ce récit imagi-
naire que je lui en faisais, elle ne croyait pas, et j'insistait :
" Voyons, maman, tu peux dormir en paix, je suis presque riche. "
Et elle, du fond de l'ombre, hochait la tête tristement, me
croyant toujours pauvre et démunie. Plus tard encore, ce fut
ma soeur Anna que je désirai ramener un moment de la mort pour
la réconforter, elle qui avait tant craint pour moi l'amour, le
mariage, les liens, lui disant que, somme toute, ces grande en-
traves de la vie avaient eu pour moi leur côté bénéfique. Mais
elle ne m'entendait pas, éternellement soucieuse à mon égard.
Maintenant c'est Dédette que je rappelle en vain, tâchant de la
rassurer sur ce chagrin qu'elle me connaissait et qui l'avait
tant affectée. J'ai beau soutenir qu'il s'est estompé, presque
guèri, elle ne m'entend toujours pas. Ainsi, je devais appre-
ndre, en vivant, que ce n'est pas l'heure des grands chagrins
que l'on désire le plus ramener nos morts, mais plutût pour les
consoler de la peine qu'ils se sont faite à notre sujet, et dont
il me semble que nous ne pouvons les délivrer même quand nous en
sommes nous-mêmes délivrés. C'est pourquoi sans doute je me
plais tellement à ces rêves de la nuit qui me représentent par-
fois maman ou mes soeurs, le visage comme paisible et heureux.
Aucun rêve jamais ne m'a montré mon père rajeuni et souriant
comme cela est arrivé pour les autres.

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118AVIII


Aux tout derniers jours de l’année scolaire, à la fin
de mai, le docteur Mackintyre me demanda à son bureau. A la mort
de mon père, il m’avait écrit une belle lettre très affectueuse et réconfor-p119

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tante, que je regrette aujourd'hui den'avoir pas conservée. Mais en
ce temps-là, dans ma frénésie d'avoir les mains libres, je ne gar-
dais rien. J'entrai et le remerciai de sa lettre. Il me fit signe
que je n'avais pas à le faire et de m'assoir, lui-même tout Ému.
Il laissa passer un peu de temps avant de m'apprendre sur un ton
presque joyeux qu'il avait pour moi une bonne, une excellent nou-
velle.


Je dus lever vers lui des yeux incrédules car il se hâta de
me la confirmer.


En ce temps-ci de l'année, il arrivait, m'expliqua-t-il, que
des commissairescommissions scolaires en peine d'une suppléante pour terminer
le semestre, fissent appel à l'Ecole Normale qui leur envoyait une
élève finissante. Il venait de recevoir pareille demande et avait
pensé à moi. L'école était située dans un petit village à une cin-
quantaine de milles de la ville. Le voyage ne me coûterait pas cher.
Je gagnerais cinq dollars par jour scolaire. Mais l'avantage prin-
cipal tenait à ce que bientôt, lorsque je ferais ma demande d'un
emploi permanant, je pourrais faire valoir que j'avais un peu d'ex-
périence, sans besoin de préciser qu'il ne s'agissait que d'un mois,
me fit-il adroitement la leçon.


Déjà, pendant que je l'écoutais, il me semblait que ma vie
avait changé. A peine mon brevet d'institutrice en main, et déjà
j'avais une école. Mon école! J'aurais pu sauter au cou du cher
vieillard dans la joie qui m'inonda brusquement la coeur. Qu'en au-
rait-il été etsi j'avais su combien rare était la chance qui m'échouait,
trois écoles seulement ayant été proposées pour trois cents élèves
qui finissaient leur terme. évidemment il s'agissait dans mon cas

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d’un petit village de langue française, et je faisais drôlement
l’affaire. Tout de même, une école quand j’en sortais moi-même
tout juste, quel privilège!


Je revins à la maison courant et même parfois, je pense,
quand le trottoir était désert devant moi, y sautant, comme lors-
que j’étais petite fille, les pieds croisés.


Je bondis dans la cuisine.


— -Maman! Maman. Ça y est?


Que de fois je suis arrivée toute jeunesse, tout élan, tou-
te joie pour l’atteindre, elle, au milieu des soucis et du chagrin.
Elle était occupée à faire cuire des confitures, je pense. Chauffé
à blanc, notre poêle à bois jetait une chaleur de braisier. Maman
en avait le visage cuit, les pommettes rouges, ce qui rendait plus
surprenant le douloureux regard de ses yeux tout plongées encore
dans le souvenir de la mort de mon père. Il est vrai, elle n’avait
eu, elle, depuis, aucun triomphe, aucun succès pour l’aider à sur-
monter le chagrin. J’eus un peu honte de mon exaltation, mais ne parvins
pas vraiment parvenir à la dominer.


— -Ça y est! Une école, maman! Ma première école!


— - Que me parles-tu d’école! Fit-elle en perdant patience.
On est loin de septembre encore. Et tu sors tout juste toi-mê-
me de l’école.


— -C’est bien ça qui est le merveilleux. J’en ai une déjà.
Pour le mois de juin. A partir d’après-demain. Mon école, maman!


Et j’essayai de la prendre entre mes bras pour l’entraîner
à valser avec moi sur place. C’en était trop. Elle me repoussa
presque rudement :

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— -Une école! Où ça?


— -A Marchand.

— -Marchand!


Tout à coup, elle faisait front hostile, et je ne compre-
nais plus rien à son attitude. Après tout, n'avait-elle pas vécu
pour me voir voler de mes ailes, obtenir enfin une école.? Subite-
ment, comme pour marque son opposition, ou je ne sais quelle ré-
volte, elle arracha son tablier et elle me lança :

— -Pas à Marchand. Jamais! C'est un trou! J'en ai enten-
du parler. Un vrai trou! Tu n'iras pas là.


— -Un trou! Un trou! Dis-je. C'est rien que pour un mois,
et il faut bien commencer quelque part. Tu ne peux tout de même
pas t'attendre à ce que j'entre par la grande porte.


— -Mais Marchand, ce trou-là, fit-elle avec une sorte de
haut-le-coeur.


Elle finit par venir s'assoir à la grande table où elle
joignit les mains et elle regarda devant elle avec des yeux qui ne
pouvaient y croire, l'inévitable douleur qu'elle s'était elle-même
préparée. Et moi, la voyant triste alors que j'avais espéré lui
faire plaisir, je lui rappelai, sans songer qu'il y avait là de
la cruauté :


— -C'est pourtant ce que tu as voulu pour moi toute ta vie,
que je m'en aille faire la classe.


Elle faiblissait, elle se rendait. Elle demanda d'une voix
perdue :


— -C'est pour quand?


— -En vérité, il faudrait que je parte demain.

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— -Demain!


Alors, tout d’un coup, les recommandations commencèrent à
pleuvoir sur moi.


Là, parmi ces gens grossiers, il me faudrait veiller à
garder mes distances, être polie, oui, mais jamais familière. Faire
attention aussi de ne pas m’en laisser imposer. " Ah! Et puis, t’es
trop jeune, se plagnit-elle, pour commencer par un village dur et
sans manières. "

— -Maman, tant mieux, si j’apprends tout de suite.

Enfin elle consentit à me sourire et laissa tout ne plan
pour m’aider à faire ma valise.


Le lendemain elle avait trouvé une connaissance allant dans
la direction de Marchand en auto et qui avait consenti à m’y amener.


Dans sa douleur de me voir partir à la maison, je pense me
rappeler qu’elleen oublia de m’embarrasser. Il n'était question que de
faire attention à moi, de garder ma place, de défendre mes droits
et, si c’était trop dur là-bas, de revenir.


Sur place, il me fallut me rendre à l’évidence que je ne
pourrais loger ailleurs qu’à l’hôtel, le reste n’étant que miséra-
bles cabanes en bois dispersées de loin en loin sur un sol sablon-
neux, entre des touffes d’épinettes maigriottes. De ce décor com-
me abandonné et de l’évènement douloureux qui allait marque ma
première journée de classe à Marchand, je tirerais quarante ans
plus tard, L’Enfant Morte, éclose si étrangement dans le cours de
Cet été qui chantait. Comme j’étais loin, ce jour où je mis pied à
Marchand, saisie d’effroi et m’ennuyant déjà de la maison, de pres-

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sentiren moi-pareille à une graine en terre qui dormirait longtemps
encore - cette aptitude que j'avais à ou aurais à de convertir
en récits, qui me joindraient aux autresà d'autres êtres, des moments de ma vie.
Et ceux qui m'auraient fait me sentir la plus seule seraient sou-
vent ceux qui me gagneraient le plus de coeurs inconnus. L'on
est plus ignorant de sa propre vie plusque de toute chose sur terre.


C'est en montant l'escalier raide, en route vers ma chambre,
derrière la patronne, une forte personne halant mes deux valises,
que je me rappelai subitement une des plus précieuses recommanda-
tions de maman :


"Surtout, avant de t'installer, informe-toi du prix. Fais
bien attention qu'on ne prenne avantage de ton inexpérience. Vu
ce que tu vas gagner, ne consens pas à plus de vingt-cinq dollars
par mois de pension. C'est tout à fait suffisant."


Dans le dos de la large femme, je m'entendis tout à coup
marmonnerdemander d'une voix à moitié éteinte, si timide qu'elle ne pou-
vait que m'attirer une rebuffade de la part d'une personne aussi mani-
festement si sûre d'elle-même :


— -Madame, pour la pension: qu'est-ce que ce sera?...
Quel prix allez-vous demander?


Peut-être irritée que je lui pose la question au milieu de
l'escalier et dans son dos, peut-êtreou de toute façon portée à vou-
loir m'humilier, elle planta là mes deux valises en me disant :


— -Commencez par porter vous-même vos propres affaires.


Quelques marches plus haut, comme c'était à mon tour d'ê-
tre essoufflée, elle daigna me renseigner sur un ton rude :


— -En tout cas, pensez pas, ma petite demoiselle, que je

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m’en vais vous nourrir, vous loger, vous éclairer…vous…
vous…pour moins de vingt-cinq dollars par mois.


Malgré la grossièreté de l’attaque, je poussai un soupir
de soulagement. C’était la somme fixée par maman. Je pouvais l’ac-
cepter sans un mot, et Dieux sais que je n’avais pas le cœur à
marchander avec la terrible femme.


Ma chambre était petite, presque nue, mais propre. Une
nette petite cellule de prison. Ma logeuse me l’avait indiquée
d’un coup de menton, repartant sans m’avoir dit un mot. Je m’as-
sis au pied de l’étroit lit de fer recouvert d’un couvre-pied blanc
ennuyeux comme on en voyait alors dans les dortoirs de cou-
vent. Mais je n’avais d’yeux vraiment que pour la fen rend="blackpen">être. Elle
donnait sur un des paysages les plus morts que j’aie jamais vus
dans ma vie. Rien ne s’y agitait, rien ne bruissait, rien de nebou-
geait! Il y avait bien un peu partout des arbres, isolés ou en
minces groupes, mais tous étaient pétrifiés comme par une inex-
plicable attente. On eût dit le vent arrêté au seuil de ce villa-
ge, n’osant franchir une mystérieuse frontière invisible. Et, à
l’intérieur, tout était comme sous le coup d’un affreux malaise.


iciJe descendis et, m’étant trompée de chemin, me trouvai
pour sortir, à traversé une grande cuisine claire, la pièce,
sans aucun doute, la plus accueillante de ce bizarre hôtel aux
stores, partout ailleurs, tristement abaissés, et tenu dans une
ombre épaisse. La patronne préparait le goûter des enfants –
cinq, je crois, que j’aurais, le lendemain, comme élèves sûrement.
Ils ne faisaient pourtant pas plus de cas de moi que d’une incon-
nue dont on ignorait et ignorerait toujours pourquoi elle était
ici.

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La mère taillait d’épaisses tranches d’un beau pain blanc
qui me parut appétissant au possible. Les gens qui m’avaient amené, pressés
d’aller à leurs affaires et de rentrer avant la nuit, ne s’é-
taient arrêtés nulle part où nous aurions pu prendre une bouchée.
Je mourrais de faim. La mère étala sur le pain une abondante cou-
che de confitures aux fraises. L’eau m’en venait à la bouche.
Les enfants à tour de rôle reçurent leur tartine. Ils passèrent
devant moi en y mordant à pleines dents ou en se pourléchant les
babines. Enfin tous furent servis. Je levai humblement les yeux.
Je me demande si, de toute ma vie, j’eus autant envie d’une tar-
tine que d’une de celles-là, odorantes et généreuses. La mère me
regarda bien dans les yeux; elle prit le pain, l’enveloppa dans une serviette pro-
pre pour le garder frais, le remit dans sa boite en fer-blanc
dont elle tira l’abattant avec bruit. Elle prit également le pot
de confitures, en revissa soigneusement le couvercle, le remit
dans l’armoire. Elle dit aux enfants :


— -Faites attention de ne pas vous salir....Puis à moi sè-
chement : « Le souper est à six heures… »


Je sortis. Je pris le sentier qui conduisit à l’école,
bâtie, elle aussi, à faible distance des maisons, en plein sable.
J’y entrai. Je m’assis au pupitre placé sur une estrade précédée
de deux marches, si je me souviens bien, à moins que je ne con-
fonde avec l’école de la Petite-poule-d’Eau. Le silence autour
de moi était d’une pesanteur qui m’étreignit lourdement le cœur.
Il s’en prenait, me sembla-t-il, jusqu’à mes pensées qu’il effrayait
et empêchait de se former. Par la rangée de fenêtres sur le côté

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126


sud de l’école, je voyais la troupe clairsemée des chétives épi-
nettes, les plus immobiles que l’on puisse imaginer, figées dans
leur désolante attitude. Et j’essayais de percer devant moi l’obscu-
re étendue etde l’avenir et d’entrevoir ce qu’allait être ma vie.

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127VIIIX


En septembre suivant, j’étais engagée à Cardinal, village
plus important, moins pauvre, guère plus animé pourtant, situé
tout à l’autre bout du pays. Je devais égalementaussi m’y ennuyer à l'excèsterri-
blement,
logée dans une frêle maison, à peine chauffée même quand
prit l’hiver avec ses vents qui traversaient les murs légers. Si
je n’y gelai pas vifvive, c’est que ma logeuse, prit prenantpitié de moi, et
me confectionna un volumineux édredon de plumes. Lorsque je l’é-
tendais sur moi, j’avais l’impression d’être couchée sous une
haute montagne pourtant sans poids et merveilleusement moelleuse.
Dès lors, je n’eus plus froid, du moins la nuit, même si l’eau de
ma cruche à coté de moi gelait dur.


Ce village, je pense en avoir dit assez exactement l’at-
mosphère dans le dernier chapitre de Rue Deschambault. J’y tou-
che encore quelque peu, en passant, dans le livre auquel je mets
la dernière main ces jours-ci : Ces enfants de ma vie. Mais nulle
part je ne me suis attachée à le décrire absolument ressemblant.
tel que dans la réalité. C’est une tâche dont je pense être in-
capable maintenant. Il me faut dissocier les éléments, les ras-
sembler, en écarter, ajouter, délaisser, inventer peut-être, jeu
par lequel j’arrive parfois à faire passer le ton le plus vrai,
qui n’est dans aucun détail précis ni même dans l’ensemble, mais
quelque part dans le bizarre assemblage, presque aussi insaisis-
sable lui-même que l’insaisissable essentiel auquel je donne la
chasse. Décrire fidèlement une maison telle que sous mes yeux,
ou une rue ou un petit bistrot de coin comme je l’ai fait dans
Bonheur d’occasion, à présent m’ennuierait mortellement. Je m’y

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astreignais, alors, par souci de réalisme, il est vrai, mais aussi
pour retenir une imagination trop débordante et me contraindre à
bien examiner toutes choses pour ne pas glisser à la paresse de
décrire sans fondements sûrs.


Je ne m’attarderai donc pas à reparler de ce village où
je passai pourtant une des années les plus marquantes de ma vie,
et qui fit de l’enfant gâtée que j’avais été une jeune institu-
trice appliquée à sa tâche, peut-être même excellente, car ce dut
être un peu sur la foi du rapport de l’insecteur que j’obtins
dès l’année suivante une place à l’Académie Provencher, à deux
pas de chez nous, en sorte que maman n’aurait plus à craindre
pour moi des « trous », comme elle les appelait.


Cardinal présentait entre autres – et c’est celui qui comp-
ta le plus pour moi – l’avantage immense d’être peu éloigné de la
chère ferme de mon oncle Excide où, enfant, j’avais vécu des vacan-
ces si heureuses. J’y allai passer presque toutes les fins de se-
maine. Le samedi matin, je prenais le train, descendant quinze mi-
nutes plus tard à Somerset, la gare voisine. De là, je trouvais
des occasions pour me rendre à la fermer à quelque deux milles de
distance; ou bien je patientais, attendant mes cousins qui man-
quaient rarement de venir ce jour-là aux emplettes. Et il aurait
vraiment fallu le faire exprès pour ne pas nous retrouver à un
moment quelconque nez à nez dans la grande-rue, à la poste, au
magasin général, ou encore chez le Chinois où il y avait toujours
un de nous en train de déguster une glace. Après mon petit Cardinal
où le seul son que l’on pouvait entendre pendant des heures était
celui du vent, j’avais l’impression, en mettant le pied à Somerset,
d’être dans une sorte de métropole, et j’en étais toute surexcitée.

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Quelquefois mon oncle passait me prendre dès le vendredi
soir, s’il avait affaire au maréchal-ferrant-garagiste de Car-
dinal qu’il préférait à tout autre. Nous partions à toute allu-
re dans la vieille Ford haute sur roues nous jetant continuelle-
ment l’un contre l’autre le long des pistes raboteuse que mon
oncle choisissait pour aller au plus vite. De plus, tout le voya-
ge se faisait dans le silence le plus total. Assez loquace à ses
heures, mon oncle, au cours de ce cours trajet, ne m’adressa jamais
la parole, et j’appris à le laisser à son silence ou à sa : " jon-
glerie ", ayant vite saisi qu’il n’aimait pas en être dérangé tout
en roulant. En dépit de cette humeur de mon oncle qui, au début,
me déconcerta un peu, je voyais s’ouvrir devant moi le paradis,
autant dire. J’aurais deux jours pleins à la ferme, même peut-
être un peu plus, car il arrivait que, pour me laisser en entier
mon dimanche de bonheur, on ne me ramenât que le lundi matin très
tôt. J’étais habitée toute la semaine par le sentiment que pareil-
le récompense se mérite et je travaillais double pour en être dignene pas la
perdre
– ce que j’aurais peut-être fait de toute façon mais pas
dans le même esprit. Le temps passait donc très vite, la semaine,
à bûcher, et, la fin de semaine, à rire, chanter et danser.


Chez mon oncle, la maison bien chauffée, je pouvais me la-
ver les cheveux, les laisse sécher en allant et venant, sans risquer
d’attraper un rhume. Ma cousine et moi reprenions pendant des heu-
res nos duospièces à quatre mains rabâcheres sur le vieux piano du salon, toujours prêtes
à rire aux larmes quand éclaterait parmi les notes hautes celle
qui imitait si bien un cri de souris, depuis qu’une souris juste-
ment, ayant fait son nid dans ce coin du piano, avait rongé le

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feutre entourantd’une descordes.


Le samedi soir, si nous n’allions pas, mine de rien, nous
montrer aux galants dans la rue principale, déambulant de ce côté,
revenant sur nos pas, c’était qu’il en viendrait à nous. Le céré-
monial de ces visites m’amusait beaucoup, quoique je refusaij'aie refusé tou-
jours, pour ma part, de m’y prêter. Un jeune soupirant se présen-
tait-il pour la première fois et nous plaisait-il, nous devions
le lui faire savoir, sans paroles, tout simplement en lui remet-
tant son chapeau, de man à main, à la fin de la soirée, le ges-
te signifiant qu’il était autorisé à revenir. Ne pas remettre son
chapeau, à la porte, à un jeune qui nous avait chanté sa chanson,
en nous regardant dans les yeux et qui, avant de la chanter, nous
l’avait dédiée en quelque sorte par un salut, était ni plus ni
moins qu’un manquement grave à l’hospitalité, dont je fus coupa-
ble maintes fois. Mon oncle, si sauvage à certains égards, m’en
blâme, allant jusqu’à prédire que je ne trouverais jamais à me
marier si je continuais à repousser les bonnes intentions haute-
ment manifestées. Mais je riais de tout cela. Si un jeune homme
planté devant moi, tout en me dévorant des yeux, me chantais une
de ces complaintes de l’Ouest qui me paraissaient toutes coulées
sur le même air, j’avais du mal à ne pas lui pouffer au nez. Si,
à la porte, la main tendue dans le vide il attendait son chapeau,
je me retenais encore moins bien. C’était ainsi chez mon oncle :
je redevenais rieuse, taquine, pleine de tours, aimant me moquer
des usages et sans doute de me singulariser. Je me rattrapais
sur ma semaine dans la glaciale maison de Cardinal où, y entrant
d’ailleurs le plus tard possible – car j’accomplissais mon tra-

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vail de préparation de cours à l’école, du moins quelque peu
chauffée – je ne trouvais ni livre ni musique. La seule dis-
traction – j’en ai parlé dans la Rue Deschambault – c’était, comme
dans toutes les vies où il ne se passe rien, de se tirer les
cartes, lire les tasses de thé et les lignes de la main, demandant
indéfiniment à l’inanimé des promesses d’un avenir tout plein
d’aventures et de fantaisies.


Les allées et venues entre Cardinal et la ferme durèrent
tout l’automne et, à ma grande joie, ne furent pas suspendues
l’hiver venu. Nous avions trop pris goût, mes cousins à moi et moi
à eux, pour nous passer facilement maintenant de nos soirées
ensemble. Mais l’hiver devint bientôt très dur. On me ramena,
un dimanche soir, dans la cabane close, en pleine tourmente.
Des années plus tard, je devrais me servir de ce souvenir comme
point de départ de la Tempête dans Rue Deschambault. Une autre
fois que nous revenions en berlot, le froid nous saisit si
cruellement, mon cousin et moi, assis côte à côte sur l’unique
siège, que nous nous sommes enfouis sous les peaux, les ramenant
par-dessus nos têtes, et avons laissé aux chevaux le soin de se
débrouiller seuls. J’étais un peu inquiète, malgré tout. Trouve-
raient-ils leur chemin?


C’était Cléophas qui me reconduisait ce soir-là.


— -Bah! Fit-il, mourir gelé ou perdu – et donc finalement
gelé, qu’est-ce que ça change? Mais ne t’en fais pas. Les
pauvres bêtes t’ont ramenée tant de fois qu’elles connaissent
le chemin à ne pas s’y tromper, tu peux en être sûre. Et elles
ont tellement hâte d’être de retour dans leur étable qu’elles

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vont continuer à bon trot.


Heureusement, c’était par une nuit très claire. La neige dur-
cie scintillait presque autant que l’immense champ d’étoiles
dont j’apercevais le fourmillement quand j’entrouvrais notre ten-
te de peaux pour prendre un peu d’air. La nuit me paraissait a-
lors si resplendissante, aiguisée à briller de tous ses feux, que
je ressentais comme une honte de m’en cacher ainsi. Mais le froid
me brûlait les poumons. Je rentrais précipitamment sous les four-
rures. Mon cousin, à moitié assoupi, me reprochait de laisser en-
trer du froid avec moi et me suppliait de rester tranquille à la
fin. Nous avons dû dormir une bonne partie du trajet, sous l’ef-
fet sans doute de l’engourdissement et à demi asphyxiés. Un ar-
rêt brusque nous tira de notre torpeur. Ahuris, nous nous frot-
tions les yeux. Les chevaux étaient arrêtés devant la maison
où je logeais.


Je mis pied à terre.


— -Bye! dis-je à mon cousin.


— -Bye! répondit-il.


Je l’entendis à peine. Déjà il avait tiré les fourrures par-
dessus sa tête. DéjàLles chevaux d’eux-mêmes avaient rebroussé che-
min et repartaient à bon train.


J’aurais dû reconnaître la misère que je donnais à mes cou-
sins qui avaient à me ramener tantôt l’un, tantôt l’autre – mais
il me semble que revenait souvent le tour de Cléophas – et, de moi-
même,songer àespacer mes visites. Mais eux, les chers enfants, ne me re-
prochaient rien. Quant à moi, vendredi arrivé, j’étais comme pos-
sédée; j’entendais, qui m’appelaient irrésistiblement, le piano,

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Le violon de la maison de mon oncle, les courses dans l’escalier,
les rires, les chansons, partout, la tendre folie propre à notre
âge.


En mars le temps devint exécrable. Il pleuvait à verse
pendant deux ou trois jours, puis le gel revenait et pétrifiait
les creux et les bosses du pays devenu raboteux comme le clos
piétiné des bêtes à cornes. Et de nouveau le doux temps faisait
fondre cette surface en une immense mare boueuse. Un lundi matin,
Cléophas débattit longuement s’il prendrait pour me ramener un
traineau ou le buggy. Heureusement qu’il décida pour le buggy,
sans quoi nous n’aurions pu franchirpas passé, je crois bien, de larges longsbouts
de chemin tout à faitdébarrassés de neige. Mais Ce furent quand même les
plus pénibles à traverser. Nous avancions au pas sur un sol sans
consistance et recevions à chaque tour de roue des paquets de boue
liquide sur nos vêtements, dans le cou, dans les cheveux. Bientôt
nous ne pouvions que nous empêcher derire en nous regardant l’un l’autre, la face
noire de boue, les yeux y luisant comme au fond d’un masque.


Alors je fusavertieprévenuepar mon oncle que c’était le pire
temps de l’année, rien ne passant, ni le traîneau, ni le buggy,
encore moins l’auto, d’attendre> et donc un peu : que l’on il viendrait
me chercher dès que les routes seraient praticables.


C’est dans cet pareil affreux temps de l’année, quand j’écrirais
la Petite poule d’eau, que je ferais tellement voyager ma brave
Luzina, et je pense m’y être assez bien connue en décrivant les
difficultés qu’elle eut à affronter en compagnie de l’insociable

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Nick Sluzick.


Je patientai à Cardinal, une, deux, trois semaines. Un ciel
d’avril, net et clair, incitait à croire que toute la campagne de-
vait être maintenantaisée à parcourir. Ce n’était d’ailleurs plus tellement
boueux dans le village. De toute façon, je pouvais franchis au
sec, par la voie ferrée, au moins quatre milles du trajet jusque
chez mon oncle. Ensuite, par les raccourcis, il ne m’en resterait
qu’à peu près autant. Je me dis que sûrement je pourrai y arriver,
même sur un sol encore un peu détrempé. N’avais-je d’ailleurs pas
toujours projeté de me rendre un de ces jours à piedà la ferme? Ce vendre-
di-là arriver, Aà quatre heures cinq minutes, j’eus la bonne fortune
d’attraper le hand-car qui filait dans la direction me convenantde Somerset,
et me voila en compagnie des hommes du chemin de fer sur la peti-
te plate forme volante que l’un d’eux actionnait à l’aide du le-
vier à bras pompant à un bon rythme. Nous filions dans la brise
printanière, entre des fossés pleins qui nous accompagnaient du’un
joli
chant d’du eau libérée.


Au croisement du rail et de la petite route de section, la
plus courte pour aller chez mon oncle, je quittai les hommes obli-
geants. En un instant, ils étaient loin déjà, et moi, seule, au
bord de ce qui avait l’air d’une étendue sans fin de boue et d’eau
répandue. L’endroit était solitaire. Il y avait bien une maison,
mais l’aspect farouche. Jamais, passant par ici, je n’y avais per-
çu des signes de vie. Or la route devant cette silencieuse maison
était inondée. Un ruisseau, d’habitude tranquille, grossi à la
taille d’une large rivière emportée, la franchissait en grondant.
Comme j’éprouvais le terrain sur le bord du bout du pied, un homme

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sortit précipitamment de la sombre maison. Il me cria au-dessus
du tumulte de l’eau :

— -On ne passe pas. Où allez-vous comme ça!

Je lui criai ma réponse et il me cria à son tour :


— -C’est pas possible. Arrêtez-vous ici pour la nuit. De-
main l’eau aura peut-être baissé.


Ni ciel ni terre n’eussent pu m’empêcher, je pense, de ten-
ter de traverser ce bras d’eau aussi fougueux fut-il. J’avançai
de quelques pas et l’eauelle fut à mes chevilles. Quelques pas encore,
et elle était à la hauteur de mes bottes qui m’allaientnt au genou.
Je la sentais sur le point de commencer à y entrer. J’avançais
très lentement, en m’aidant pour résister au courant d’un bâton
que j’avais pris sur le bord du ruisseau gonflé. Je me sentais
malgré tout sur le point d’être emportée. Puis, tout à coup, la
force du courant diminua. J’avais dépassé le plus profond. L’eau
baissait assez vite maintenant. J’atteignis le sol ferme. De sa
galerie, l’homme rejoint par son chien, leva la main dans un ges-
te qui semblait en appeler au ciel qu’il y avait là de la magie.
A moitié debout, les pattes appuyées à la garde de la galerie,
le chien aux longs poils plein le visage, aussi médusé que son
maître, en avait perdu la voix. A peine deux heures plus tôt, me
fut-il raconté par la suite, ces deux-là, de cette même galerie,
avaient assisté au recul d’un passant, un homme assez grand pour-
tant, qui avait eu de l’eau presque à la tailler à l’endroit que
je venais de traverser triomphalement. Je me tournai à demi, adres-
sai un petit signe de la main aux deux spectateurs muets, et con-
tinuai sur une route absolument déserte alors que le jour était

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sur le point de s'éteindre. Il n'y aurait pas d'autre maison
sur mon cheminma route avant d'arriver chez mon oncle.


Tout d'abord, en me tenant sur le côté du chemin, j'en-
fonçai à peine. Sous un reste de neige, mon pied trouvait leun sol
tourbeux, assez ferme, et j'y avançais d'un pas passablement ré-
gulier. Ce qui restait de vague lumière dans le ciel me soute-
nait aussi.


En effet, malgré la tristesse des champs partiellement
mis à nu, ailleurs couverts d'une neige souillée, des bois lugu-
bres au fond du paysage et de cette teinte terreuse de tout sauf
d'un petit pan de ciel encore éclairé, la magie de cette heure
étrange agissait sur moi comme en tant d'autres occasions, où el-
le m'avait soulevée sans raison que je puisse comprendre, dans
un élan ded'irrésistible de confiance. J'allais donc sur cette route
déserte sans plus de crainte que si le secours partout autour eût
été à portée de main.partout autour de moi


Bientôt, je reconnus que ces bois d'aspect tragique, aux
noirs troncs mouillés, que j'avais sous les yeux,je distinguais depuis assez
longtemps déjà, au fond des champs encore enneigés, ne pouvaient
être que les bois qui délimitaient, au bord d'un ancien lac déssé-
ché, la ferme de mon oncle. Même l'été, nous n'allions pas souvent
par là, je ne savais d'ailleurs pourquoi, et c'est ainsi que j'a-
vais mis du temps à les situer. Si je coupais par là, ai-je alors
pensé sottement, j'arriverais beaucoup plus vite à la maison, m'é-
pargnant presque deux milles de route. Mes bottes commençaient à
peser lourd, car j'étais maintenant en terrain gumbo, et à chaque
pas j'en soulevais d'énormes galettes que j'avais toutes les pei-

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ses du monde à secouer de mes pieds. La fatigue me gagnait. L’heu-
re d’enchantement avait cédé à une uniforme teinte gris cendré
qui d’instant en instant s’assombrissait. Le raccourci me tentait
de plus en plus. Tout à coup, sans penser plus loin, j’avais quit-
té la route pour m’engager à travers champ vers les bois sombres.


La neige tout d’abord me porte assez bien. Ce n’est que
lorsque j’eus atteint la moitié peut-être du champ que brusquement
elle céda sous moi comme pour m’engloutir. J’étais enfoncée
jusqu’aux hanches dans une sorte de faille dont il fut bien dif-
ficile de me sortir, les bords étant aussi mous que le fond. J’y
parvins en rampant, mais, quelque pieds plus loin, ayant réussi
à me mettre debout, j’enfonçai tout aussitôt de nouveau, cette
fois jusqu'à la taille. Puis mes pieds ne touchèrent plus le fond.
De l’eau glacée commençait à emplir mes bottes. Je me rappelai
alors avoir un jour entendue mon oncle gronder contre un endroit
de sa terre resté impropre à la culture, une sorte de marécage
pourri qu’il n’était jamais parvenu à assécher. C’était là que
je devais m’être aventurée. Entendue à plat sur cette neige mince
couvrant à peine sans doute un lac peut-être profond, je regardai
la ligne des arbres non loin, pensant que là seul était mon salut.
Je m’y dirigeai dans une sorte de brasse, à plat ventre, me pro-
pulsant tantôt des bras, tantôt des jambes. Derrière moi, je
laissais de larges traces toutes pareilles à des fosses identiques
creusées en série comme en un bizarre cimetière apprêté pour un
ensevelissement collectif. Dans l’une d’elles j’avais perdu ma
lampe de poche. J’atteignis enfin la ligne d’arbres, mais n’y
trouvai pas une neige plus solide. Seulement une sorte d’abri
contre le grand ciel de plomb déployé sur al terre à présent sans

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couleur. Non contre la pluie, toutefois. Elle se mit à tomber,
sans vent, sans grondement de tonnerre, mais forte et soutenue
comme si elle devait durer toujours. Mes vêtements appesantis
m'entraînaient plus profondément encore vers l'eau souterraine
dont une couche de neige de plus en plus mince, toute diluée de
pluie déjà, me séparait à peine. Des coyotes non loin lancèrent
dans la nuit leur appel si propre à glacer l'âme. Il ne m'affec-
ta pourtant pas comme d'habitude. En un sens je pense que j'é-
tais déjà au-delà de la peur. Ce que j'éprouvais plutôt, il me
semble, c'était comme une attente ou, davantage peut-être, une
sorte de curiosité avide, tourmentée, infinie. Ainsi j'étais
mortelle! Et non seulement mortelle, mais encore je pourrais
mourir bêtement, à deux pas de la maison tant aimée, si proche
de l'amour que l'on avait pour moi. Que l'amour ne protègeât
pas mieux était ce qui me chavira le plus, je crois, Car, en
ce moment, j'aurais crié bien en vain. Qui donc, à travers le
bruit de la pluie, de la maison bien close eût seulement pu
entendre ma voix appelant au secours? A l'instant, ils en
étaient peut-être d'ailleurs à deviser joyeusement dans la grande
cuisine aimable, et, de tout ce qui m'arriva cette nuit-là,
c'est peut-être ce sentiment qui me laissa le plus d'angoisse,
qu'ils fussent heureux au moment où je me débattais contre la
mort, leur grande affection pour moi ne les en ayant même pas
avertis.p138A

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Je restai étendue de tout mon long, maintenant sur le dos,
dans la neige mollissante qui me supportait encore à peu près
à la condition de ne presque pas bouger. Ainsi je repris des
forces, et, au bout de quelques temps, un peu de bon sens me
revint. Si jamais je devais me sortir d’ici, je le comprenais
enfin, ce ne serait pas en allant de l’avant, si proche que je
fusse du but, mais en retournant par où j’étais passée.


L’horrible trajet! Je le fais encore quelquefois, la
nuit, sans mes rêves. De fosse en fosse je repassai, les creu-
sant davantage. Je laissai bien cinquante fois sans doute, à
travers ce champ pourtant pas si grand, l’empreinte presque en
entier de mon p139

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corps allongé. J’atteignis la route. Et c’est peut-être là que
j’eus le plus de peine à me commander d’avancer toujours, car un
irrésistible désir me tenait de rester couchée sur la terre gla-
cée pour y dormir au moins un moment. Je parvins à me mettre de-
bout. Je partis en chancelant. Mes vêtements commençaient à se
raidir sur moi. L’eau, dans mes bottes, était gelée solidese formait en glaçons. Il
pleuvait toujours. Parfois je me mettais à grelotter. Ensuite,
j’avais si chaud que je pensais à me défaire de mon manteau. Mes
cheveux ruisselants étaient plaqués à mon visage. Le dernier mil-bout de
le,
chemin, je ne sais comment je l’ai franchi. Il me semble que je m’as-
soupissais par moments. Je ne suis pas sûre de n’avoir pas dormi
un peu, quelques secondes à la fois, tout en continuant à marcher.
Enfin, m’apparut la maison tout éclairée et comme joyeuse au mi-
lieu de ce même bois qui, à l’arrière, m’avait été si funeste.
Ah, que la vie me sembla bonne et légère à cet instant! Ma der-
nière pensée vraiment lucide fut pourtant qu’il ne me faudrait
rien dire de mon équipée aux gens de la maison pour ne pas les
plonger dans l’anxiété de ce qui aurait pu arriver.


J’atteignis la porte. Il devait être au moins dix heures.
Jamais je n’étais arrivée de moi-même si tard à la ferme. Je me
crus tenue de frapper à la porte.


Il se fit dans la grande cuisine un silence profond. Puis
la porte s’ouvrit. Moi, je les vis tous tels qu'ils étaient, aimable et bons, un mo-
ment encore, dans le carré de lumière, mais eux, tout d’abord ne
me reconnurent pas. Ils pensèrent vraiment avoir affaire à quel-
que malheureuse chassée ou perdue et que le plus grand hasard
avait menée à chercher asile ici au milieu du mauvais temps.

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140


Je saisi quelques mots comme de très loin, et je tombai
dans leur bras.

Ils me soignèrent, m’entourèrent de prévenances, me rame-
nèrent à la santé. Entre nous, curieusement, lorsque je fus mala-
de entre leurs mains, ou après, jamais il ne fut question de mon
équipée. Pas la moindre allusion – sinon des années plus tard.

Pour ma part, je ne vais plus revenir à la ferme sans y
être invité ou amenée. Eux, par ailleurs, ne me firent guère
languir je dois le dire. Presque chaque semaine, l’un ou l’autre
survenait, souvent juste comme je terminais ma classe, me donnant
à peine le temps d’aller prendre quelques effets. Ils avaient
compris. Là où nous avons été heureux, nous ferions tout pour
y retourner, serait-ce au prix des derniers battements de notre
coeur.

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140AX


Je n'eus pas un long apprentissage à faire à la campagne,
et, en un sens, je le regrette, car c'est là que la vie m'en ap-
prit le plus vite, parfois sans ménagements, même durement, mais
en des leçons qui se gravîrent en moi durablement. Tout de suite
donc après mon année à Cardinal, je fus nommée à l'Académie Pro-
vencher. Un nom peut-être un peu fantaisiste pour désigner ce
qui était au fond une grande école publique - élémentaire et se-
condaire réuinis - relevant du ministère de l'éducation du Mani-
toba, mais située chez nous, en plein territoire de langues fran-
çaise, dans le vieux Saint-Boniface. En obtenant ce poste, je
me trouvai peut-être à passer avant les institutrices plus expéri-p141

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P141


mentée que moi, ayant présenté depuis plus longtemps leur candi-
dature, mais, s’il y eut faveur, je le dois sans doute au Frère
Joseph Hinks, directeur, ou Principal de l’école, comme nous ai-
mions dire. De la maison des Frères, rue de la Cathédrale, vis-
à-vis l’école des filles, tout juste de l’autre côté de la rue,
il était bien placé, surtout lorsqu’il travaillait dans son jar-
din, pour nous voir passer en rangs à la promenade, ou arrivant
à l’école une à une, ou nous faisant même parfois l’une à l’au-
tre des confidences sans faire attention au Frère jardinier qui
semblait ne s’occuper que de ses roses. Or, paraît-il, naturelle-
ment très observateur, bon juge des caractères, à de petits dé-
tails, il nous jaugeait et bien et décidait longtemps d’avance
laquelle d’entre nous il favoriserait, si jamais elle sollicitait
un poste à son école. Sa préférence comptait pour beaucoup dans
le choix du personnel. On disait même que personne n’en faisait
partie contre son gré. C’était une Alsacien de naissance, plutôt
petit de taille, qui en imposait pourtant beaucoup par sa tenue
d’une grande élégance, redingote noire et plastron, mais peut-
être encore plus par sa distinction naturelle alliée à son huma-
nité profonde. En fait, je n’ai jamais vu chez le même homme à
la fois, tant de bontéde cœur et tant d’autorité ;qu’il n’avait
qu’à paraître, calme, les mains au dos, un fin sourire sur le
visage, pour que s’apaisât aussitôt une salle pleine d’élèves
turbulents. On en vint vite, au Manitoba à le considérer comme
un des plus remarquables pédagogues de son temps – je vois au-
jourd’hui des écolesadopter des méthodes que lui , déjàil y a près de cinquan-
te ans, avait mises à l’essai et parfois viterejetéscomme dommageables.

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142


Les bonnes notes que m’avait décernées l’inspecteur et la
recommandation du directeur suffirent donc : à vingt et un ans
j’étais du personnel enseignant de la grande école de garçons de
notre ville, qui devait bien alors compter près de mille élèves.


Le Frère Joseph, qui décidait tout de lui-même, n’en avait
pas moins une habile manière de nous consulter qui pouvait nous
laisser l’impression d’avoir nous-mêmes chois notre lot. Ainsi
il me demanda si je ne pensais pas que je serais heureuse et tout
à mon avantage dans la classe des tout-petits, ayant déjà lui-mêmerésolu
que c’est là que je donnerais ma mesure, et il ne se trompa pas,
mais comment pouvait-il le savoir, ne m’ayant vue que trois ou quatre fois ? en tout,
pouvait-il le savoir.


A Provencher, nous avions deux classes de commençants.
L’une était destinée aux enfants de langue française à qui on en-
seignait d’abord les rudiments de leur langue, s’accordant pas
mal de liberté avec la loi scolaire, avant de leur apprendre tout
de même un soupçon d’anglais. Au moins quelques comptines dans le
genre "Humpty Dumpty "sat on the wall qu’ils récitaient de- ital
vant l’inspecteur avec un si bel entrain que le tour était joué.
C’était un vieux truc pratiqué durant mes premières classes à moiet
qui apparemment faisait encore de l’effet.


L’autre classe des petits était ouverte à tout ce qui n’é-
tait pas de langue française, entrent ainsi comprisdans la catégorie an-
glaise, encore qu’elle necomptât à peine guèred’enfants d’origine anglai-
se, mais plutôt russe, polonaise, italienne espagnole, irlandaise,
tchèque, flamande, enfin presque tout ce que l’on veut et qui s’al-

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liait alors en grande partie au côté anglais, sauf quelques fa-
milles italiennes et wallonnes. C'est cette classe bigarrée que
l'on m'attribua. Et me voilà, jeune institutrice de langue fran-
çaise, préparée en vue de la servir aule mieux possible, à la tête
d'une classe représentant presque toutes les nations de la terre
et dont la majorité des enfants ne connaissait d'ailleurs pas
plus l'anglais que le français. (Le premiers jours, nous nous
comprenions par signes et à force de sourires.) La situation ne
me paraissait pourtant pas cocasse. Elle me paraissait simple-
ment à l'image de notre pays qui est un des pays les plus riches-
ment pourvus au point de vueen variétéethnique. Au bout de quelques années,
je m'étais tellement attachée à ma classe qui m'm'enapprenait sur le
folklore, les chants, les danses des peuples, et quelque chose
encore en eux de plus profond, à la fois souffrant et débordant,
j'était si près de ces enfants que, le Frère Joseph m'ayant tout
de même proposé la troisième ou quatrième année, je le suppliai
de me laisser avec mes petits immigrants. Avait-il deviné que
j'étais née en quelque sorte pour servir la société des Nations?
Ou est-ce mes petits enfants de tous les coins du monde qui m'ame-
nèrent au rêve de la grande entente qui n'a cessé depuis de me
poursuivre?


Donc, au début de la jeunesse, j'étais déjà casée et, à ce
qu'il semblait, pour la vie, dans des conditions qui, après nos
années de misère, paraissaient à maman, presque incroyablement bon-
nes. En fait, mon salaire, de débutante, à Cardinal : cent dix dol-
lars par mois, fut, à Saint-Boniface, ramené à quatre-vingt-dix
seulement. En raison de l'approche de la Crise économique, je sup-

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pose. Mais qu n’importe, maman trouvait notre vie si douce, si fa-
cile , auprès de ce qu’elle avait été, qu’elle me demandait par-
fois :


— -Crois-tu au moins que cela va durer? C’est presque
trop beau.


Dans sa confiance que les choses s’étaient enfin mises à
bien tourner pour nous, elle alla jusqu’à envisager l’idée que
parviendrons peut-être après tout à « sauver » la maison,
comme elle disait. Nous avions pourtant toujours su qu’un jour
ou l’autre il nous faudrait nous résoudre à nous en défaire. Rien
que le compte de taxes et la facture du chauffage auraient mangé
presque toutplus de la moitié de mon salaire .de l’année. Maman devait continuer à
louer des chambres et à tirer toujours des plans pour subvenir
à une bonne part des dépenses courantes. Elle n’y arriverait pas. Elle
accumulait des petites dettes à mon insu comme elle l’avait fait
dans le dos de mon père.


Dans nos moments lucides, nous étions presque d’accord,
pendant quelques heures, pour mettre notre maison en vent. Il
n’y avait plus que nous trois à y vivre ensemble à l’année : ma-
man, Clémence et moi. Ne serions-nous pas tout aussi bien dans
un petit appartement loué qui nous coûterait certes moins cher
et n’obligerait pas ma mère à travailler autant ?


— -Oui, disait maman, faisant semblant d’être acquise à
l’idée, je vais me mettre sur le chemin aujourd’hui, aller son-
der un tel ou un tel qui pourrait avoir en tête d’acheter…
Sait-on jamais!


Une heure ou deux plus tard, je la découvrais juchée sur

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une table, qui lavait un plafond " fumé ", à ce qu'elle disait.
Ou bien dehors, à diriger un voisin venu labourer notre jardin
potager agrandi comme de fait cette année justement.


Il est vrai qu'aussitôt après avoir parlé de la ventevendre, no-
tre maison avait une manière de nous paraître plus avenante que
jamais, avec sa rangée de blanches colonnes, ses pommetiers en
fleurs, les ormes plantés par mon père, qui atteignaient mainte-
nant ma petite fenêtre du grenier où, enfant, j'avais tant rêvé
des magnifiques choses à accomplir en cette vie, et quelles
étaient-elles donc?
Elle était liée à nous comme seule peut
l'être liée à la viedes gens une maison qui a vu naître et mourir.


-Dire, faisait maman, que lorsque ton père m'a amenée
la voir, pas tout à fait finie encore, espérant me voir conquise,
je n'ai pu lui cacher ma déception : " Mais Léon, c'est bien trop
petit, avec tout nos enfants. Où veut-tu qu'on se loge tous? "
Et pensez qu'on lui reproche maintenant d'être trop grande!


Mon père avait mis presque la moitié de sa vie à économi-
ser sou après sou de quoi la bâtir, puis le reste de ses jours à
essayer de ne pas la perdre. Parfois j'en voulais terriblement à
cette maison comme à un être qu'on aime et qui peut tout obtenir
de nous. Elle nous suçait vivants. Une année, c'était un toit qu'il
fallait refaire. Ou alors le temps était venu de la repeindre en
frais à une tâche qui devrait attendre qu'un de mes frères fût
libre de l'entreprendre. Enfin, le système de chauffage montrait
de l'usure.


Et puis surtout les taxes nous grignotaient sans fin. El-
les augmentaient d'année en année, alors que les salaires étaient

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toujours coupés. Surtout les impôts scolaires, qui pourtant ne
servaient guère à nos fins, puisque nous devions entretenir à
nos frais nos écoles privées dans les banlieues de Saint-Boni-
face en bonne partie anglaises. Ainsi nous ruinait à la fin no-
tre détermination de rester français.conserver notre langue française.


— -Maman, voyons, tu vois bien qu’on seraque nous serons un jour vain-
cues. La maison nous coule.


— -Mais, en attendant, elle nous garde, disait maman.
Tant que nous l’aurons, tant que nous aurons un toit sous lequel
revenir, nous serons une famille.


Elle disait vrai. Adèle, de ses lointains postes d’insti-
tutrice, s’enfonçant de plus en plus profondément dans le nord
de l’Alberta, comme si elle fût toujours à la recherche de l’é-
poque pionnière de sa jeunesse, nous arrivait pourtant souvent
encore pour lesau temps des vacances d’été. Chaque fois elle était convertie
à un régime alimentaire nouveau; une année rien qu’aux épinards,
du citron et des pommes; une autre, rien que desqu’aux pruneaux et du
gruau d’avoine. L’été où elle nous arriva avec son stock unique-
ment d’oranges, pamplemousses, dattes et noix, il disparut si
vite de sa cache dans la cave, qu’elle dut finir l'étéla saison en man-
geant comme tout le monde, à la table. Il me semble me rappeler
que c’est une des rares fois où elle se plia à faire comme tous.
Pauvre soeur! Elle éprouvait, je le sais maintenant, une faim
dévorante d’être aimée, comprise, acceptée, et elle faisait tout
pour rebuter l’affection. A propos d’être comme elle, je me
suis souvent demandée si c’est le manque d’amour dans leur vie
qui les a rendus incapables d’aller au-devant des autres, ou si

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c'est l'incapacité d'aller vers les autres qui a éloigné d'eux
l'amour. Je ne suis pas plus avancée aujourd'hui. Sans doute est-
ce la même énigme que je reconnaissais en scrutant le portrait
de mon grand-père Savonarole. Jusqu'où donc, Seigneur, faut-il
remonter pour aboutir à la cause du malheur en un être? Sans
doute tous nous en portons une part, mais quelques-uns tellement
plus que d'autres!


Rodolphe, télégraphiste puis chef de gare, avant d'être
sans emploi, comme tant d'autres, pendant la Crise, nous faisait
de fréquentes visites, surtout lorsqu'il fut en poste assez près
de notre ville. Il arrivait plein d'entrain, une chanson sur les
lèvres, tout un peu gris, les poches bourrées de billets
de banque qu'il offrait à la ronde avec magnanimité : " Un cinquan-
te, la mère, çae ferait bien ton affaire, pauvre vieille mère qui
a toujours tiré le diable par la queue. Tiens! voila, c'est à toi,
et qu'on en entende plus parler!...Et toi, ma Clémence, t'aime-
rais bien un beau dix tout neuf. Prends, prends...Et voustoi toi, la mè-
re, pendant qu'on y est, qu'il y en a encore d'où ça vient, tiens,
prends un autre cinquante!...En faudrait-il encore un autre pour
boucher tout les trous? " Quitte, le lendemain, en retournant
ses poches, à reprendre presque tout ce qu'il avait donné, quand
ce n'était pas d'emprunter un peu au-delà, afin de pouvoir s'en
retourner. Mais il avait le diable au corps, jouant d'oreille Ri-
goletto
, entirant notre vieux piano désaccordé des sons que
lui seul pouvait lui faire rendre,ou chantant le Toréador à plein
gosier, sur un rythme si emporté qu'il nous faisait tous plus ou
moins marcher et sautiller en mesure. Le voisinage entier le savait

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dès que Rodolphe était arrivé et s’en réjouissait.


— -Petite, me disait-il quand j’eus quinze ou seize ans,
en les caressant, tu as les plus beaux cheveux du monde. Qui
donc, demandait-il à d’invisibles interlocuteurs, a de plus beaux
cheveux?


— -Clémence, promettait-il à notre soeur malade, un jour
je t’emmènerai vois les Montagnes Rocheuses – la plus grande mer-
veille du monde.


Lui, il était plein d’affection, savait la faire naître
d’un seul sourire de ses pétillants yeux bruns, mais aussitôt ga-
gnée, apprivoisée, il s’en allait en cueillir une autre.


Nous lui avons tout pardonné longtemps, longtemps…en
fait jusqu’à ce qu’il nous eût acculés au désespoir.


Il passa les dernières années de sa vie à Vancouver, vi-
vant de sa rente de vétéran de guerre, et nous écrivant des let-
tres d’une drôlerie unique, je pense, où la moquerie constante
tournée vers lui-même et sla jeunesse – un jour elle estétait là, le len-
demain, elle est à milles lieues – ses propres folies, ses rêves
évanouis, le carrousel des hommes, leurs bonne intentions impuis-
santes, provoquaienttleson rire incessant,en laissaitqui laissait tout juste en-
tendre, au fond, comme un sanglot essoufflé.


On le trouva mort un soir dans son petit appartement qu’il
laissait toujours déverrouillée pour avoir plus vite du secours de
ses copains, tout autour, en cas de crise aigüe d’asthme. Ses po-
ches avaient été vidées par ces mêmes copains sans doute qui lui
avaient procuré l’alcool, parfois de l’aide et qui, après l’a-
voir volé, chantèrent avec tant d’émotion à ses funérailles. Ou

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était-ce de l’argent prêté qui tout simplement avait été récupé-
ré?


Dedette, notre priante, notre petite soeur Sans-Tache
, l’hermine blanche au milieu de la boue, se trouvait alors, on
pourrait dire, en poste missionnaire au pauvre couvent de Kenora,
en Ontario, près de la frontière manitobaine,et plus tard, pour quel-
ques années, à Keewatin, cette fois vivant la véritable pauvreté
avec une seule compagne, sous un abri à peine étanche. C’est pour-
tant là, au cours de sa vie de religieuse, qu’elle fut le plus
heureuse, m’avoua-t-elle à l’heure des grands aveux, juste un peu
avant la mort. Elle devait bien parfois sortir de ses bois loin-
tains où elle était presque oubliée même de sa communauté, pour
assister, à Saint-Boniface, à des rencontres générales ou à des
retraites de grandes ciconstancesparticulières. Elle avait alors ce qu’elle
appelait la " grande permission ", c’est-à-dire presque une jour-
née entière à passer en famille, à la maison. Cette brève lueur
de liberté, je n’ai plus envie d’en sourire maintenant que je sais
ce qu’elle signifiait pour cette âme aimante.et qui.Toute fugiti-
ve qu’elle fût, elle suffisait à y entretenir la passion de la
vie. Tôt le matin, pleine d’allégresse, toute certaine d’accou-
rir vers le bonheur et d’en apporter chez nous, ceelle n’était pas
longue, aprèsà une confidence arrachée à maman, à une nouvelle longtemps
cachée qu’elle apprenait enfin ce jour, à bien des petits signes,
à retrouver le vieux visage du malheur et de la souffrance qu’el-
le avait pu croire banni du monde à force de prières, au pied de
l’autel. Pauvre petite nonne, nous la voyions toujours repartir
comme un oiseau abattu, l’aile blessée, qui n’en peutpouvait plus d’ê-

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tre revenu voir ce qu’était est le monde!


Mais parlons plutôt encore de son arrivée – le plus jo-
li spectacle!du monde I l faut dire que maman avait tout fait pour
que ce jour en soit un de grâce, de légèreté, presque de luxe,
cachant mieux que jamais toute trace de gène dans notre vie. U-
ne fois elle alla même jusqu'à l’acheter pour l’occasion, alors
pourtant que nous étions au plus creux de la vague, une magni-
fique nappe de table, damassée. Car Dedette ne venait pas seule,
mais flanquée ded’ « une de nos sœurs », et maman avait à cœur
d’honorer Dedette certes, maiscependantpeut-être plus encore de la
rehausser aux yeux de sa compagne qui pouvait être d’une famille
riche, savait-on, et devant qui, de toute façon, on se devait de
faire bien les choses.


Un beau matin, au bout de la rue DesAr chambault, on voyait
poindre deux silhouettes noires, dans le volumineux habit de ce
temps-là, bandeau plaqué, jupes sages, voile au vent. Bientôt
l’une se détachait de l’autre et accourait, dignité, décorum, te-
nez-vous bien, mis de côté, une vraie petite sœur volante. Ma-
man, de son coté, partait comme une flèche. A la barrière, habituel-
lement, elles se rencontraient, s’étreignaient comme deux êtres
qui, pour se retrouver, avaientont eu à franchir le désert – ou la vie.
Bien plus tard, au temps où les religieuses commencèrent à jouir
de beaucoup plus de liberté et que j’obtins pour Dedette, en écri-
vant à la Sœur générale, la permission de venir passer quelques
semaines auprès de moi à Petite-Rivière-StSaint-François, alors que je
l’attendais à la gare du Palais, à Québec , je la vis accourir
vers moi avec cette même fougue, ce même élan passionné qu’autre-
fois vers maman, rue Deschambault. Il me semble n’avoir vu personne

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accourir ainsi vers un être aimé.


Quand je fus appelée, il y a sept ans, auprès d'elle qui
allait mourir d'un cancer, je touchai délicatement un jour le su-
jet de son attachement profond pour les siens, lui demandant
pourquoi donc, aimant tellement la vie, elle s'était faite reli-
gieuse. La réponse qu'elle me fit me hante encore. J'espère,
quand l'heure sera venue, pouvoir en parler avec autant d'ardente
simplicité qu'elle-même le fit.


Ah! que maman avait raison de soutenir que tant que nous
aurions notre maison nous serions une famille, ensemble heureux,
ensemble malheureux.


La maison vendue, maman morte, il nous arriva, Adèle, Clé-
mence, Dédette et moi, de nous retrouver encore quelquefois tou-
tes les quatre chez Anna, dans sa jolie propriété de Saint-Vital,
maison et petites dépendances blanches, ornées d'un trait de bleu,
et blotties le long d'une bouche nonchalante de la sinueuse riviè-
re Rouge. Notre vieux piano Bell avait échoué là. J'en effleurais
les touches jaunies, essayant de retrouver un air qu'affection-
nait particulièrement mon père. Une tristesse montait en moi, au-
tant pour ce que je pressentais devoir prendre que pour ce que
j'avais déjà perdu. J'étais à l'âge où l'on commence à perdre
beaucoup et, moi qui étais la plus jeune de la famille, j'entre-
voyais parfois que j'aurais le temps de voir partir tous les
miens avant que ne viennent mon tour.

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Puis Anna morte, au bout du monde, dans un décor de cactus
et de saguaros géants aux bras dressés dans des poses de suppliciés,
presque au désert, où elle était accourue, chez son fils Fernand
à Phoenix, dans un dernier effort désespéré pour échapper au can-
cer qui la rongeait depuis quinze ans, mais rattrapée là et enterrée sous
le rayonnant ciel de l’Arizona, il ne resta pour ainsi dire plus
de noyau à notre famille. Ou bien, comme le résuma Clémence –
notre enfant à tous, d’esprit qui fut un jour perturbé, même si
elle a souvent vu mieux et plus grandement que tous, et peut-être
est-ce d’ailleurs pour cela qu’elle en devint malade : "Nous
n’avons plus maintenant de maison où aller. "


Donc quand je vais à Winnipeg pour mes visites à Clémence,
qui est en foyer, je prends une chambre à l’hôtel. J’éprouve
une bien curieuse sensation, à deux pas de la ville où je suis
née, où j’ai grandi, où j’ai été à l’école et gagné ma vie, de
me surprendre à attendre, au fond d’une chambre, à air climatisé,
que sonne au moins le téléphone – alors que je n’ai pourtant
encore signalé mon arrivée à personne.


Bien sûr, plusieurs m’invitèrent et me recevraient de bon
coeur, mais cousins, belles-soeurs, proches ou lointaines paren-
tes, toutes un peu âgées maintenant, vivent pour ainsi dire en
clapiers. Elles trouvent cela commode : une seule pièce qui fait sa-
lon, cuisine et salle à manger et chambre à coucher. Quand le cana-
pé-lit est rentré et que tout est strictement rangé, on arrive à

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peu près à circuler. Elles disent qu'en fin de compte c'est mieux
ainsi quand on vieillit et qu'on ne peut avoir d'aide, pour nul or
au monde.


Au Manitoba, il n'y a vraiment plus pour m'y retrouver en-
core un peu chez moi que les petites routes de section, à plat
sous le ciel démesuré, si seulement je peux y parvenir, et qu'a-
lors mes amis m'y laissent seule une heure peut-être en tête-à-
tête avec l'horizon parfaitement silencieux. Il y en a qui me
comprennent, qui me lâchent, pour ainsi dire, comme on lâche un
oiseau, au bord de la plaine ouverte et qui s'en vont, se donnant
mine d'avoir affaire ailleurs. Ils savent bien qu'il ne m'y per-
dront pas, quoique j'aie rêvé bien des fois d'aller ainsi me
perdre a jamais - mais c'est rêve d'enfant, on ne se défait pas
de soi-même, si tonitruante en puisse être parfois l'envie. Je
pars, tout de même allégée, marchant vers le grand rougeoiement
du fond de la plaine, tout au bas du ciel - car pour que le sor-
tilège opère, il me faut, en plus de l'illusion de l'infini, que
règne l'heure douce d'un peu avant la nuit. Alors il arrive, pen-
dans quelques instants, que j'aie encore le coeur extasié.

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Si maman fut si heureuse durant les dernières années de
notre vie ensemble, c’est moins pour son propre compte que parce
qu’elle me pensait heureuse moi-même de mon sort. Elle avait
vu Adèle, une jeune fille superbe, éclatante de beauté, contrac-
ter le plus désastreux des mariages, d’ailleurs presque aussitôt
rompu, mais dont le souvenir – où la honte – avait fait courir
la pauvre enfant devant elle toute sa vie, un être pourchassé,
fuyant de plus en plus loin, jusqu'à aboutir à ce que nous appe-
lions les "villages de misère d’Adèle". Elle y faisait la
classe un an ou deux, rarement plus, et dès que la vie y devenait
peut-être un peu moins dure, la voilà partie pour un autre poste
encore plus sauvage. On eût dit que jamais elle ne se punirait
assez de s’être égarée en amour à l’âge de sa tendre jeunesse
vulnérable.


Maman plaignait aussi Anna, mariée trop jeune à un homme
sans doute bon et affectueux, mais qui ne lui convenait ni par
l’éducation, ni par la sensibilité, et dont s’étouffèrent peu à
peu, dans une vie sans horizon, les dons exceptionnels. Anna m’a
toujours fait penser aux Trois Soeurs de Tchekhov, et je la re-
vois souvent, debout, immobile à une fenêtre de la maison, regar-
dant au-dehors sans rien voir, un être qui sait qu’il a manqué.p155

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son destin et que celui-ci ne repassera plus. Ce que ce cœur contenait
de mélancolie, je ne m’en doutais pas quand j’étais jeune. J’ai
mis du temps à prendre ma sœur Anna en grande et profonde com-
passion.


Maman voyais notre Rodolphe, il n’y a pas si longtemps,
le charme même de la jeunesse, brillant, drôle, irrésistible de
gaieté, séduisant, sombrer dans l’alcoolisme, le jeu, toutes sor-
tes de folies. Dieu merci, elle mourut avant le pire, mêmebien qu’el-
le en avaiteût assez vu pour hâter sa fin.


Or, elle me voyait, moi, la dernière, j’étais apparemment heureuse
à ma tâche, l’accomplissant de mon mieux et y trouvant satisfac-
tion. Elle me voyaitJe me délasserdélaissais à des activités de groupe, jouerjouais
au tennis, prendreprenais part aux séances de la paroisse – plus tard
je me joindrais au Cercle Molière et y apprendrais énormément ;
un simple cercle d’acteurs d’amateurs, pourtant, sous l’impulsion
des Boutal, Arthur et Pauline, ce couple merveilleux, il devait prendre dans notre mi-
lieu une très grande importance. De tous ses enfants, je lui pa-
raissais peut-être à maman la seule qui fût douée pour le bonheur. Elle
avait tant souffert des douloureux échecs des uns, de la maladie
incurable de Clémence, de la vie errante de son aîné, Joseph,
qui passait des années sans donner de ses nouvelles, qu’elle m’a-
vait avoué, un jour de découragement, avoir peur parfois qu’au-
cun de ses enfants ne fût jamais heureux. Je pense, m’avait-elle
dit, que ce doit être le pire chagrin du monde que de savoir ses
enfants malheureux. Et c’est la seule douleur de sa vie dont el-
le me fit part, sur les autres glissant vite, disant : " C’est peu,

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c’est pas grand-chose…Cela passe… "


Comment son coeur n’eût-il pas repris vie, recommencé à
espérer, avec moi et pour moi qui étais boute-en-train à mes
heures, habile à imiter les originaux de notre ville, la faisant
souvent rire à en perdre le souffle et qui, en amour, l’inspi-
rant alors comme je respirais ne m’y laissais pas prendre encore.


Une seule de mes activités lui faisait peut-être un peu
peur. C’est quand je m’isolais, soir après soir, pendant plus d’un
mois, dans la petite chambre de façade du troisième, mon refuge
tant aimé lorsque j’étais enfant, que j’avais réintégré vers l’â-
ge de vingt-deux ans, ma petite chambre du grenier où m’avaient
visitée mes premiers songes – dont je sais maintenant qu’ils
étaient assez riches et flous pour alimenter une vie entière. Et
qu’il curieux que ce soient eux, nos premiers songes, comme
des éclaireurs des choses à venir, qui viennent, à l’âge de notre
ignorance de nous-mêmes, nous apprendre plus sur nous que
rien d’autre ne nous en apprendra jamais.


Là je griffonnais des pages. Il me venait en tête comme
des espèces de contes. Je m’efforçais de mettre cette palpita-
tion en moi dans des mots. Cela paraissait si vivant au départ,
comment donc n’aboutissais-je le plus souvent qu’à des mots vides
ou pompeux que je n’avais jamais employés avant? Je me lançais de
tous côtés, dans l’humoristique, dans le drame à la Edgar Allan
Poe, dans le portrait réaliste. L’exaltation tombée, qui m’avait
peint un moment ce que j’entreprenais sous les aspects les plus
délirants, je voyais bien que ce n’étaient qu’enfantillages,

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bluettes sans valeur. Rien là sur quoi baser un projet, une vie,
en tirer même un peu d’espoirs. Je déchirais les pages. J’avais
fini par m’acheter une petite machine à écrire portative, tou-
te légère, qui, à l’usage, sautait presque hors de sa planchet-
te, car je m’étais imaginée que, tapée en caractères pour ainsi
dire ineffaçables, ma phrase, du fait même, prendrait plus de
forcerelief et deune meilleure forme. Je pense que j’arrivais seulement à la faire plus
courte et éliminer autant que possible les mots dont il fal-
lait chercher l’orthographe dans le dictionnaire, ce qui fut
tout de même un progrès.


Parfois une phrase de tout ce déroulement me plaisait quel-
que peu. Elle semblait avoir presque atteint cette vie mystérieu-
se que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours par-
viennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout
neuf. Mais elle ne me paraissait pas de moi. Me revenait-elle de
quelque lecture? Ou provenait-elle d’un moi non encore né, à
qui je n’aurais accès de longtemps encore, qui, de très loin dans
l’avenir, consentait seulement de temps à autre à m’indiquer briè-
vement la route par un signe fugitif,? Je perdais patience. Je
descendais de mon perchoir. Maman, soulagée, me voyait partir, ma
raquette de tennis sous le bras, ou gagner la ruelle où j’enfour-
chais ma bicyclette pour m’en aller toujours – n’était-ce pas
en soi un curieux indice? – vers les petits bois de chênes, du
côté du soleil couchant.


Maman, un jour, me fit remarquer ,et que si je partais
à cette heure un peu tardive, c’était immanquablement pour rou-
ler vers l’ouest.

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— -Qu’est-ce donc qui t’attire de ce côté?


— -C’est le plus beau, dis-je, embelli longtemps après
le couchant par des couleurs qui mettent du temps à s’en aller.


— -Ton père aussi, fit-elle, se tournait de ce côté. Au
plus creux de nos mauvaises années, il s’asseyait toujours, le
soir, face à l’ouest, te souviens-tu, et alors il se reprenait
à espérer que peut-être nous pourrions nous échapper enfin de
nos difficultés et être un peu heureux avant de mourir.


Et elle, qui était pourtant portée à les chérir autant que
nous tous, me mettait en garde avec une sorte de rancune. :


— -C’est le côté des illusions.


Vivante, animée, espiègle comme je paraissais l’être et
l’étais sans doute encore, le ver était néanmoins dans la pomme
si l’on peut dire, ou du moins le fond en moi de l’insouciante
gaieté était miné. Il ne se passait guère de jour sans que nese
présente à moi l’idée étrange que je n’étais pas ici tout à fait
chez moi, que ma vie était faite ailleurs. Élevée à la françai-
se, où trouver autour de moi de quoi me nourrir, me soutenir?
A part nos répétitions du Cercle Molière, presque rien., C’est à
Winnipeg que j’accourais entendre les concerts de musique ou voir
passer, sous mes yeux éblouis, la suite des grands personnages de
mon adolescence. Lear, Richard ou la pauvre Lady Macbeth flairant
sans fin sa main que tous les parfums d’Arabie ne lavaient pas
de son odeur de son. C’était toujours la même répartition odieu-
se; d’un côté, nous jouions Labiche, Brieux, Bernard, même Moliè-
icire – plutôt gauchement, et c’était gentil, aimable; mais, de l’au-

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tre, j’entendais des grandes paroles faites pour retentir indé-
finiment dans l’âme qui les a accueillies.


Je n’étais pas sans m’apercevoir que notre vie en était
une de repliement sur soi, menant presque inévitablement à une
sorte d’assèchement. Le mot d’ordre était de survivre, et la con-
signe principale, même si elle n’était pas toujours formellement
énoncée, de ne pas frayer avec l’étranger. Il me semblait sentir
s’échapper de moi tous les jours un peu plus de force vive.


Je retrouve encore de mes souvenirs les bouts de prê-
che de ce temps-là, presque constamment ronchonneurs, la plage
étant présentée comme un endroit maudit , la danse, une abomina-
tion – surtout la valse lente de mes vingt ans – les longues
fréquentations, un péril mortel, particulièrement celles entre
les "nôtres" et les "autres", menant à des mariages mixtes, la
plus grave des calamités.


On eût dit parfois que nous vivions dans quelque enceinte
desdu temps des guerres religieuses, d'unequelque Albi assiégée ou de quelque
autre cité malheureuse protégée de tous côtés par des défenses,
des barbacanes, des interdits. Où était la ferveur à la Jeanne
d’Arc de mon adolescence, cette loyauté à nous-mêmes et à ce que
nous avions de meilleur qui nous maintenait dans l’enthousiasme
et une sorte d’audace frisant la révolte ouverte? Nous étions
usés, je suppose. Il y avait déjà beaucoup de défections…ou
de départs. Un jour ou l’autre devait se présenter à chacun de
nous l’inévitable tentation : passer du côté anglais, se laisser
avoir de suite plutôt que d’éterniser cette mort lente; ou
alors s’en aller respirer l’air natal.

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Une, deux, puis trois années d'enseignement à Saint-Bo-
niface avaient passé vite malgré tout pour moi. J'avais commen-
cé à mettre de côté, pour un éventuel départ, bien peu d'argent
chaque année, étant donné les difficultés matérielles toujours
aussi graves dans lesquelles nous nous débattions, maman et moi.
Où irais-je? Au Québec? L'été précédent, des amis m'y avaient
amenée en auto, au temps des grandes vacances. Nous roulions tard,
un soir, vers la fin du voyage, pour coucher cette nuit-là en terre
québécoise. Le voyage avait duré près d'une semaine. A l'arrière
de l'auto, je tombais de sommeil, mais me retenais de dormir. C'eût
été un affront à la vieille mère patrie, il me semblait, que pour la première fois que je venais à elle, de
lui arriver , pour la première fois, endormie. Mais, à la fin je
n'en pouvais plus. Mes yeux se fermaient malgré moi. Et toujours,
quand je parvenais à les rouvrir, ces indications, ces annonces
en anglais seulement! Alors je suppliai mes amis, si je m'endor-
mais pour de bon, de m'éveiller, de grâce, au moment où nous tra-
versions la frontière.


A quoi est-ce que je m'attendais? Que d'un coup tout soit
changé? Que la langue que l'on m'avait dite la plus belle et la
plus douce coule de source de toutes les bouches? Que l'amitié
brille dans tous les regards? Que je serais instantanément re-
connue, acceptée. " Ah! dirait-on, c'est une des nôtres de retour! "
Et il y aurait joie à cause de l'enfant retrouvé!


Au lieu de quoi je fus cette curiosité, une petite Franco-
Manitobaine qui parle encore le français, bravo pour elle! Ou par-
fois, "la petite cousine de l'Ouest. " J'avais beau expliquer :
mes parents, tous deux sont nés au Québec; je reviens au pays.

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Pour personne, je n’étais l’enfant retrouvée. Je restais tout de
même quelque peu une étrangère. " Sympathique, parlant comme
nous autres, mais pas tout à fait de la famille. " C’est alors
que j’ai compris que nous, Canadiens français, n’avons peut-être
pas le sentiment du sang. Celui de la nationalité, oui, mais pas
du coeur, comme les Juifs, comme d’autres dispersés. Nos gens,
dès qu’ils sont éloignés, ne sont pas du tout à fait nos gens. J’ai
beaucoup souffert de cette distance que les Québécois mettaient
alors et mettent encore entre eux et leurs frères du Canada fran-
çais. Maintenant que je vis depuis longtemps au Québec, heureuse -
en tout cas plus heureuse que nulle part ailleurs au monde –
que j’ai été honorée de la plus haute récompense littéraire
qu’accorde son gouvernement, et que j’ai reçu, en retour de mon in-
fini amour pour cette terre, mille bons témoignages d’affection,
j’ai presque envie de sourire de la déception de ma jeunesse hy-
persensible. C’est d’ailleurs un de nos traits de caractère, commun à tous, au-
quel nous devrions du moins nous reconnaître, que cette sensibi-
lité trop vite blessée. N’empêche que je sens quelquefois à tra-
vers l’estime dont on m’entoure – surtout peut-être à cause de
Bonheur d’occasion – comme un regret que l’auteur aimé d’un bon
nombre ne soit pas né au Québec. Et peut-être aussi parfois comme
un obscur ressentiment ou grief - comment l’appeler autrement?
chez certains du moins que, solidaire comme je le suis du Québec,
ce ne soit pas à l’exclusion du reste du pays canadien où nous avons,
comme peuple, souffert, erré, mais aussi un peu partout laissé no-
tre marque.

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Donc, quand je repartirais, ce ne serait pas cette fois
pour le Québec. Pourquoi pas alors l’Europe? La France? Oui,
c’est cela, j’irais en France. Et elle, peut-être, me reconnaî-
trait pour sienne! Fallait-il que je sois folle! Eh oui, ren-
due folle à lier par cette maladie de me sentir quelque part dé-
sirée, aimée, attendue, chez moi enfin. Est-ce que je n’allai
pas dans mes chimères jusqu'à rêver recevoir en France meilleur
accueil qu’au Québec? Et le surprenant est que je devais le re-
cevoir – beaucoup plus tard – cet accueil incroyable qui faillit
d’ailleurs me faire mourir sous le coup de l'd'’émotion. Ce qui démon-
tre qu'ilcependant que dans ma folie, il y avait, comme aurait dit mé tout un peualgr
Shakespeare, de la raison.
de raison dans ma folie.


Pour l’instant, tout était confus dans ma tête comme dans
un ciel chargé de nuages. Bien au fond de moi-même, que je me ca-
chais soigneusement tant que j’avais peur de son sévère visage à ve-
nir, était mon désir d’écrire, alors que je ne savais rien encore
exprimer de façon un peu personnelle et un peu attirante. (Je
crois que c’est Paul Toupin qui a dit qu’il est déjà bien diffi-
cile de découvrir le son de sa propre voix, et rien n’est plus
vrai.) J’aspirais à une patrie, et ne savais où elle était, et
peut-être au fond la souhaitais-je déjà faite de tous les hommes
et du monde entier. A un passé, et il se dérobait à moi. A un ave-
nir, et je n’en percevais rien à l’horizon.


Puis, tout à coup, j’émergeais de cette mélancolique re-
cherche et, ne cherchant plus, trouvais tout, et d’abord, ce cou-
rant merveilleux de la vie et de la jeunesse, qui nous porte et
nous entraîne et nous comble à chaque instant, puisque nous avons

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les mains libres encore, seulement tendues vers ce qui passe.
Maman, de me voir redevenir gaie, en oubliait les dettes, les
taxes, les intérêts composées, ce cercle infernal qui nous tenait
de plus en plus étroitement enfermées. Comment donc était-elle
faite, et que je voudrais parfois arriver comme elle à rebondir
du malheur jusqu’au plein soleil! Un jour, accablée de calculs,
n’en pouvant plus de "boucher les trous ", d’emprunter ici pour
payer celui-là, de courir au plus pressé, de colmater partout,
elle se levait, le lendemain, une autre femme, assurée que nous
allions nous en sortir, elle l’avait vu en rêve, ou bien, en s’é-
veillant, avait entendu comme un grand souffle libérateur la por-
tant à la confiance. Nous allions pouvoir sauver la maison et
nous sauver tous, les égarés, les éloignés, les perdus, nous se-
rions encore au moins une fois rassemblés pour être heureux en-
semble.


Et elle recommençait à m’envoûter, comme lorsque j’étais
petite, de ses merveilleux rêves où tout finissait si bien! Par exem-
ple, notre oncle riche, mais coriace, connaîtrait un revirement
du cœur et nous léguerait un gros morceauune part de sa fortune. Ou bien
encore, Anna qui achetait toujours – c’était clandestin dans ce
temps-là – des billets du sweepstake irlandais, gagnerait le
gros lot et elle ferait un juste partage. Mais j’aimais encore
mieux ses histoires vraies que celles qu’elle s’inventait pour
" rire ". Autant, dans les inventées, elle se souciait peu de la
crédibilité, autant, dans les autres, le récit reposait sur la
finesse de l’observation et le sens du détail juste. Où trouvait-
elle ces incomparables petites " histoires " qu’elle racontait

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à cœur de jour , si sondu moment qu’elle était un peu délivrée de soucis?
Eh bien, partout! Je ne l’ai jamais vue sortier de la maison, ne
serait-ce que pour aller au potager cueillir des légumes pour la
soupe et, en passant, parler à la voisine par-dessus la clôture,
sans revenir avec quelque petite " histoire " à raconter, chaque
détail à sa place et la place importante accordée à ce qui im-
portait et qui tait une surprise toujours. Si bien que nous guet-
tions son retour, à peine était-elle partie, assurés qu’elle al-
lait nous revenir avec unerapporter une fine observation très drôle et très vraie,
mais d’avance il était impossible de deviner ce qu'ellequecelace serait.
Au fond, chaque pas hors de la maison était pour elle une sorte
de voyage qui aiguisait sa perception de la vie et des choses.
Elle a été la Shéhérazade qui a charmé notre longue captivité
dans la pauvreté. Et, maintenant que j’y repense, je crois que
j’étais alors un peu comme elle : un jour accablée par le senti-
ment que jamais nous ne pourrions nous extraire de nos dettes à
présent empilées jusqu’au cou, et, un jour plus tard, marchant
comme sur des nuages parce que, travaillant au grenier, sous ma
plume était venue une phrase qui me paraissait contenir une lueur
de ce que je cherchais à dire. Miracle! L’expression de la dou-
leur vengeait-elle doncvengerait-elle de la douleur? Ou, de dire un peu ce
qu’est la vie, nous réconcilierait-il avec la vie?


Maman, à cette époque, allait sur ses soixante-sept ou
soixante-huit ans. L’âge que j’ai maintenant, alors que je prends
le temps enfin de m’interroger sur ce qu’elle a pu ressentir d’in-
fini chagrin. Tout cela est bien curieux. Il semblerait que l’on

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ne rejoint vraiment nosses gens que lorsqu’on atteint l’âge qu’ils
avaient, alors qu’à côté d’eux, on ne comprenait rien à leur vaste
solitude. (C’est tout le thème, au fond, de La Route d’Altamont
où je n’ai pas cherché à dire beaucoup plus que cette déchirante
vérité.) Je pensais maman heureuse, je voulais la croire heureu-
se, parce que souvent encore elle se laissait emporter par un de
ces éclats de rire débridées, surtout si c’était d’elle-même qu’el-
le se moquait.


Cette femme qui avait vu brûler vive sous ses yeux son ado-
rable petite fille, Marie-Agnès, mon aînée de trois ans et demi,
qui avait pu voir son fils si beau – peut-être son enfant préfé-
ré – détérioré par les ravages de l’alcool, son vieux mari à cô-
té d’elle mourir à petit feu de chagrin, cette femme qui avait vé-
cu bien peu de jours sans s’inquiéter d’où viendrait l’argent du
lendemain, voici que je la retrouve dans mon souvenir, la tête
renversée, la bouche grande ouverte de rire, les yeux brillants
des larmes de la gaieté, rajeunie à ne pas le croire, en plein mi-
lieu de ses peines. Qui donc, ce jour-là, l’a égayée à ce point
que le souvenir heureux émerge à travers tant d’autres qui sont
gris, moroses, étouffants? Ce pouvait être moi, à bien y penser
ce devait être moi. Il n’y avait presque plus que moi pour la sou-
lever encore ainsi avec mes folies.

Mes sœurs aînées m’en voulaient un peu à cause de cela.
" La mère lui passe tout, disait-elles. Elle a un faible pour
elle. ." Ce n’était pourtant pas tout à fait ainsi. La vérité c’est
que ma mère étant âgée et moi, jeune, j’étais devenue comme le so-
leil de sa vieillesse. Et d'êtrela pensée qu’on puisse être le soleil de quelqu’un plaît tel-

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lement qu'elle fait rayonner encore davantage.


C'est vrai, au fond, que j'ai beaucoup fait rire ma mère.
N'y aurait-il, à la fin de ma vie, pour témoigner en ma faveur,
que ces instants de franche gaieté dérobés à sa vieillesse sou-
cieuse que je me pardonnerais peut-être une partie de la peine
que je lui ai infligée.

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166AXII


Vers ce temps-là, une bande de garçons et de filles de
notre ville, quelque peu doués, les uns pour la musique, d’autres
pour la danse, ou, comme moi, pour la "déclamation", ainsi qu’on
disait alors, nous nous étions liés en une sorte de compagnie am-
bulante qui parcourait, en tournée de spectacles, les paroisses
de langue française de Manitoba. Nous étions le modeste pendant,
si l’on peut le dire, de ces théâtres d’été d’aujourd’hui, sauf que
nous, loin d’être subventionnées par qui que ce soit, nous devions
venir en aide à " nos oeuvres ". En l’occurrence, il s’agissait de
recueillir des fonds destinés à renflouer le collège des Jésuites
de Saint-Boniface, toujours plus ou moins au bord de la catastro-
phe financière, à l’instar de presque toutes nos institutions con-
fessionnelles.


Nous étions dix, douze, je ne me souviens plus au juste.
L’un, bon pianiste, possédait un répertoire de nature à plaire
à presque tous, depuis, les valses langoureuses de ce temps-là
jusqu’à un jazz endiablé. Il était aussi habile caricaturiste.
(Et je pense enfin aujourd’hui à m’étonner de ces talents qui
fleurirent si nombreux de notre sol pourtant presque en friche.)p167

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Il s’installait à son chevalet sur la scène, un peu de biais,
de manière à ce que l’assistance pût suivre ses coups de crayon.
Il pigeait une tête au hasard dans la foule et, à grands traits,
se mettait à l’esquisser. Venait le moment où le bonhomme visé
était reconnu par les autres, lui-même se reconnaissait peu après.
Alors courait dans la salle un murmure gonflé d’approbation. Nous
avions aussi dans notre groupe une manière de clown, un grand dé-
gingandé, longs bras ballants, jambes en échasses, sourire un
peu vacant sur un visage ahuri. Il n’avait qu’à paraître pour dé-
clencher un longrire unanime. L’étrange rire heureux de l’homme
qui se reconnait dans son image le ridiculisait quelque peu. No-
tre grand Gilles le méritait bien par ses saillies et bouta-
des qu’il improvisait en partie sur-le-champ et qui était d’u-
ne cocasserie désopilante.


Moi-même, un peu à la manière d’Yvon Deschamps déjà, mais
en beaucoup moins réussi, j’inventais des monologues qui devaient
tout de même produire leur petit effet, si je m’en remets auxau souvenir des ap-
plaudissements que je recueillais. Il est vrai, nos publics, avant
la télé, avant la Culture et les ministères d’Affaires culturelles,
étaient peu exigeants. (Encore que nous ayons parfois trouvé dur
de faire rires de ces petites salles de campagne endimanchées, à
mine solennelle.) Notre programme comprenait en outre des saynet-
tes, des chants, des airs d’accordéon, des pas de danse. En som-
me un aimable et gai tourbillon de jeunesse un peu folle.


Et nous voilà lancés sur les routes du Manitoba, notre
journée faite à chacun, qui à sa classe, qui à son bureau ou à
son guichet. Empilés jusqu’au toit dans deux vieux tacots, avec

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une partie de nos décors, nos costumes, les instruments de musi-
que, le chevalet de Fernand, le coffret à maquillage, nous filions,
les soirs de semaine, par de petites routes déjà envahies par le
crépuscule, vers les villages proches, gardant les plus éloignés
pour les fins de semaine.


C’est alors que j’ai véritablement fait connaissance avec
nos petits villages français du Manitoba que je reconnaîtrais
plus tard si semblables à ceux du Québec avec leur centre inva-
riable : église, presbytère, couvent, cimetière…quoique de
toutes parts, ici, cernées d’infini et de silence:. Seuls, fragi-
les au bout de la longue plaine roserase, ils étaient attirants et
prenaient singulièrement le cœur.


Nous nous sommes produits à Saint-Jean-Baptiste, à Letel-
lier, à Notre-Dame-de-Lourdes, à La Broquerie, à Sainte-Agathe
sur la rivière Rouge. C’est là, je crois me rappeler, que nous
avons donné notre spectacle dans le beau grenier à foin d’une
étable neuve, tout juste construite, à l’orée du village. Nous l’é-
trennions en quelque sorte. En tout cas, il n’y avait pas encore
de ruminants d'installés dans les belles salles propres d’en
bas. Tout juste peut-être un peu de foin y avait été apporté d’a-
vance.


Parvenus en haut, l’échelle escaladée avec tous nos baga-
ges, nous nous sommes trouvés dans la plus belle grande salle
imaginable sous son immense plafond recourbé. Un dôme herméti-
que sans fenêtres, ni ouvertures, ni trous nulle part pour en inter-
rompre la parfaite ordonnance. Ainsi, nous avons dû être les pre-
miers à jouer dans une salle tout à fait moderne, à l’image des

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plus audacieuses réalisations actuelles. A l’avant de la salle,
des madriers disposés en tréteaux nous renvoyaient, toutefois,
aux plus anciennes traditions du théâtre. De chaque côté, de pe-
tites cachettes fermées par des rideaux de sacs à patates, nous
servirent de coulisses, salles d’habillage, loges, tout ce que
vous voudrez. C’est de là, par les trous dans les sacs de jute,
que nous avons vu arriver notre beau monde en haut de l’échelle,
tous un peu essoufflés, le curé remontant sa soutane, les dames,
leur jupe. Mais ils eurent quand même grand air lorsqu’ils eu-
rent pris place sur les chaises disposées par rangées de quinze,
avec, au centre de la première, pour les dignitaires, trois bons
fauteuils. Comment on avait pu les hisser là-haut, on se l’est
longtemps demandé.


Jamais je n’ai passé une soirée aussi parfumée. Toutes
les bonnes odeurs de l’été y paraissent captives, venues peut-
être avec une brassée d’herbe et un peu de terre pris aux pieds
des gens comme ils traversaient les champs. Jointes au meuglement
lointain d’une vache à son pieu, elles faisaient on ne peut-plus
théâtre d’été.


Dans les villages reculés ou très petits, nous donnions
quelquefois notre spectacle à la clarté d’une lampe à essence.
En un de ces endroits, un soir, la lumière avait commencé de bais-
er imperceptiblement depuis assez longtemps déjà sans que nous
sachions de quoi il en retournait. A la fin, le pauvre Fernand,
sur la scène, en train d’esquisser une tête qu’il ne voyait plus
guère, ne comprenanit rien à ce qui se passait, se croyant peut-
être les yeux malades, se plaignit tout à coup à voix haute et
affligéeinquiète :

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— -Je ne vois plus! Je ne vois plus !


Aussitôt se précipita un costaud qui d’un bond fut sur
la scène, d’un autre bond sur la table qui s’y trouvait, et de
là, en étirant le bras, attrapa la lampe à suspension. Il la fit
descendre sur sa chaîne cependant qu’arrivait à la rescousse un
camarade muni d’une petite pompa à main. Alors ce fut comme chez
l’oncle Excide, quand j’étais enfant. L’on souffla de l’air dans
le manchon, la flamme reprit vie, nous fûmes inondés d’une lumiè-
re crue et grésillant tout aussi fort q'comme d’un tourbillonessaim d’insectes affolés.
Nous nous somme alors apreçus que nous avions donné une partie de
notre spectacle dans une demi-obscurité. Des gens s’en plaigni-
rent, disant qu’ils en avaient manqué des bouts et n’en avaient
pas eu pour leur argent. Nous avons tout recommencé à partir du
commencement. Et la foule a ri tout autant que la première fois.
Est-ce étonnant après cela que j’aie pu me croire promue à une
brillante carrière artistique?


A la fin de ces soirées, nous étions habituellement remer-
ciés par les curés. Certes, il y en avait parmi eux de ronchonneurs,
de disputeux, d’autoritaires, de despotiques même. Pourtant, à évo-
quer ces heures où ils furent peut-être heureux, il me semble re-
trouver plutôt dans mon souvenir de doux vieux hommes rieurs, un
peu naïfs et d’une bonhomie de pères de famille dès qu’étaient
assemblés leurs gens autour d’eux dans une atmosphère de réjouis-
sance.


Un de ces vieux prêtres se mit en tête, un soir, de servir
à son monde une bonne petite leçon sur l’Art de réussir dans la
vie en nous prenant en exemple, amis les acteurs, et sous notre nez.

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-Ainsi, dit-il, de celui d'entre nous qui dansait à
la claquette, pensez-vous que ce disciple de Terpsichore, ce
beau sautilleux, s'est élevé dans son art du jour au lendemain?
Non, non, mes amis! Depuis longtemps, il doit s'exercer tout seul
dans un coin reculé de sa maison - peut-être sa grange. Et là,
pendant des heures, il sautille et claque...claque...claque...


Pour parler à sa poignée de gens dans cette chaude intimi-
té, et sur un sujet si profane, le vieil homme, curieusement, avait
pris sa grande voix de prédication n'admettant pas de réplique et
portant loin. Tout à coup, il fut question de moi, à ce qu'il me
sembla et je me mis à en trembler.


[ — -La belle petite jeunesse, tonna-t-il, que vous avez vue
s'avancer, saluer avec grâce, et la voilà partie!...parle!...parle!...
parle!...sans bout de papier...rien pour aider la mémoire...
Fallait donc qu'elle ait tout ça dans la tête...la coquine! Et
parle!...parle!...parle!....On ne perdait pas un mot. On comprenait
tout. Pensez-vous qu'elle soit arrivée à tant de disposition rien
qu'en disant un beau matin : Moi, là je m'essaye? Non, non, non!
Elle à dû jouer des heures devant son miroir...essaie cette peti-
te grimace-là...pratique ton petit sourire...fais tes gestes
d'ensorceleuse...Et c'est ainsi, mes frères, que s,obtient le succès, dans
la vie.


A la Broquerie, je pense, le curé, un beau grand vieillard
à opulente barbe blanche comme neige, parlait, lui, à voix toute
douce, hésitante, faisant à tout instant de longues pauses étranges,

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comme s’il avait perdu le fil et devais retrouver au moins le
bout de la phrase précédente pour enchaîner et aller un peu plus
loin.


— -Mes jeunes amis artistes…" commença-t-il et ils’arrê-
ta déjà, comme tout perplexe, pencha le visage, son regard se
trouvait ainsi à chercher apparemment dans sa barbe. Alors une
sorte de sourire éclaira le doux visage. Il le releva et nous dit :
" amis artistes venus, de si loin nous rendre visite. ..


Et de nouveau, le voilà perdu, le regard abaissé vers sa
barbe, même du bout des doigts la pressant mêmequelque peu. Alors
jaillit… " visite réjouissant mon vieux cœur… "


Ce fut ainsi jusqu’à la fin de l’aimable discours. Après
… "mon vieux cœur… " on entendit… " cœur tout empli de pa-
ternelle sollicitude… » et ensuite… « sollicitude d’un vieil
ami de la Broquerie… "


Chaque phrase sombrait dans une sorte de doux bredouille-
ment un peu timide. Puis le vieil homme avait de nouveau retrou-
vé le fil en sondant apparemment les plis soyeux de sa barbe, com-
me quelque vieux nid tout plein de jongleries, de souvenirs et de mots
tendres.


Maman, pourtant couche-tôt d’habitude, après une journée
bien remplie, s’efforçait, quelle que fût l’heure à laquelle je
rentrais, de m’attendre pour se faire raconter tout de suite la
soirée.


iciQuelquefois la fatigue avait raison de son ardente curio-
sité. Je la trouvais endormie. Comment ai-je donc eu le cœur,

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si souvent alors malgré tout de l’éveiller? Je ne savais pas,
il est vrai, que déjà elle dormait très peu, trois ou quatre heu-
res au plus par nuit. Mais l’aurais-je su que je n’aurais pas plus davantage,
je supposecompris, ce que c’est que de ne presque plus dormir. Je
m’asseyais au bord de son lt, je la secouais un peu, je m’impa-
tientais.


— -Allons, réveille-toi, maman.!


C’était bien, tout d’abord, je pense, parce que je n’au-
rais pu supporter de ne pas partager immédiatement avec elle mon
récit qui était tout prêt, tout vivant, tout drôle, et qui demain
aurait déjà perdu de la saveur. Pourquoi était-ce ainsi, je ne
le comprenais pas, mais j’en avais la certitude. Je pense saisd’ail-
leurs que je sais depuis ce temps-là qu’un récit n’attends pas : que
Quel’on en ait fini avec ceci qui paraît plus urgent, que l’on
ait d’abord répondu à cette lettre, que l’on ait accordé cette
interview ou entrepris ce voyage. Le récit a son heure pour venir
et, si on n’est pas libre alorspour lui alors, il est bien rare qu’il
repasse. En tout cas, A attendre, il aura perdu infiniment de sa
mystérieuse vie presque insaisissable.


Je réveillais donc maman. Elle avait un bref moment d’éga-
rement, où elle me semblait avoir son âge, et j’avais peur pen-
dant un moment, mais aussitôt elle me reconnaissait, et se remon-
tant un peu le buste contre l’oreiller me disanit : Raconte.


Souvent c’était à la faible clarté d’une vielleuse ou mê-
me seulement dans un rayon de lune entré par la fenêtre que je
voyais briller son visage de cette attente heureuse des histoires
qui m’avait animée, enfant, et que je reconnaissais à présent sur

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ses traits. C'était mon tour de l'arracher à la pesante vie.
Parfois, pendant plus d'une heure, prise sur le peu de sommeil
qui me restait, je lui faisais le cadeau du récit encore tout
chaud et palpitant d'une soirée particulièrement enlevée. On a n'a
souvent de talent qu'en autant qu'on est bien écouté, et je ne
pense pas avoir jamais été si bien écoutée qu'au milieu de la
nuit pas ma pauvre mère arrachée à son chiche sommeil. Elle riait,
elle se penchait pour saisir mes moindres paroles ca je parlais
bas pour ne pas réveiller Clémence, elle approuvait, elle rede-
mandait des reprises comme dans ces films où on revient, au ra-
lenti sur certaines épisodes. Quand je la quittais, enfin soula-
gée de ma surexcitation, prête à dormir, elle, dès lors, serait
trop surexcitée pour se rendormir, et sans doute finissait-elle
la nuit en ressassant les scènes les plus cocasse de mon récit,
car je l'entendais parfois, si j'avais laissé ma porte ouverte,
rire toute seule. Ou bien elle se laissait aller à imaginer ses
histoires à elle, se plaisant à me voir, tout au long de ma vie,
telle que j'étais alors, jeune, insouciante, rieuse et aimable
comme on l'est d'habitude quand on n'a encore rien perdu de la
jeunesse.


Si j'avais appris de maman qu'un récit ne peut être re-
tenu quand il est prêt, qu'il ne faut cependant jamais non plus
le brusquer, mais lui laisser tout le temps d'éclore naturelle-
ment avec ses richesses, lentes parfois à lui venir touteslui venir toutes, je
devais apprendre qu'à lale vouloir trop parfait, à le roder inces-

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samment, à le travailler à l’excès – ou simplement encore à le
trop raconter – on lui enlève de sa vie et qu’il peut finir, comme
toutes choses à par mourir.


C’est ce que arriva à mon histoire de l’ »auguste curé à
longue barbe y laissant la fin de ses phrases.


Maman aimait tellement cette histoire, elle me la fit tant
de fois raconter – ou plutôt même jouer – que j’en vins, je sup-
pose, à y mettre un peu moins de moi-même chaque fois, laissant
le récit rouler de son seulpropre élan.


Un soir que maman me la redemandait, je dis avec un
peu d’humeur que cette histoire n’était plus drôle et ne valait plus
la peine d’être racontée.


Maman convint qu’en effet la dernière fois que je l’avais
contée, elle avait ri peut-être d’un peu moins bon coeur. Elle de-
vint songeuse.


— -Après tout, que s’usent les histoires qui racontent la
vie, elle-même usure, c’est bien naturel.


Je me sentis vivement révoltée :


— -Les histoires usées, que reste-t-il donc?


Elle me fit un sourire encourageant.


— -D’autres histoires à inventer ou bâtir. Ou bien la mê-
me vieille histoire toujours, mais refaite enà neuf.


Je pense avoir alors entrevu pour la première fois de ma
vie – heureusement bien loin encore et tout imprécisement –
que mon chemin à venir jamais ne pourrait aboutir justement à
ce que l’écrivain, dans sa naïveté ou pour se donner le change,
au bas des pages, çà et là, nomme : Fin.

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176IXXIII


Est-ce au printemps ou à l'automne avancé que nous sommes
partis en toute hâte, ce soir-là, pour Otterburne, à peine avalé
un casse-croûte? En tout cas, les soirées n'étaient pas encore lon-
gues ou ne l'étaient déjà plus, et il fallait nous dépêcher pour ne
pas être pris de vitesse par la nuit. Personne de nous n'avait jamais
mis le pied à Otterburne, peu éloigné pourtant de beaux villages bien
connus comme Saint-Pierre-Joly ou Saint-Malo, mais se trouvant situés
sur des routes principales. Tandis que cet Otterburne - ou mal indiqué
ou à l'écart sur un bout de route secondaire - passait pour être quasi
introuvable. On le disait cerné d'un ennui permanant, à ce point
isolé qu'il finirait bien, un de ces jours, par être complètement
oublié. Il avait pourtant naguère possèdé l'un des plus importants
collèges agricoles du pays - mon cousin Cléophas y avait été pension-
naire pendant quelques années. Il abrita aussi une école pour les
enfants indiens dirigée par des religieux. Est-ce que le déclin
d'Otterburne était déjà commencé au temps dont je parle, ou était-
il seulement à pressentir dans l'air ambiant? En tout cas, on nous
avait dit : " Pour l'amour du ciel tâchez d'aller à Otterburne. Ils
s'ennuient tellement dans ce coin-là, ce serait leur faire une grande
charité que d'aller les faire rire un peu". "


Ayant manqué la route principale, presque dès la sortie de
la ville, nous avons continué par des routes secondaire plutôt que
de revenir en arrière. Aucune ne s'accompagnait portaitd'indications. Bientôt
le crépuscule nous enveloppa. Il roula du lointain de la plaine comme

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une légère brume déferlante. Enveloppé d’un bleu délicat et à demi
transparent, le paysage entier prit l’aspect des choses vues en rêvées
rêve. De la route secondaire, nous étions tombés par distraction dans
de eptites routes de terre, mais allant apparamment toujours dans la
bonne direction, à en juger après les traînes detraces rouge vif que le que le
soleil, disparu depuis assez longtemps, avait laissées tout au long de l’ho-
rizon. Tout Autour des petites routes que nous enfilions l’un après
l’autre, c’était le désert, toujours. Le grand Gilles, notre aimable
clown, s’en moquait. Il chantait à tue-tête une de ses plus entraî-
nantes chansons folles. Pour moi, il me semble que j’avais le cœur
touché d’une singulière mélancolie. Est-ce que je pressentais, des an-
nées et des années à l’avance, la place dure et émouvante que tiendrait
dans me vie cet Otterburne pour l’instant introuvable? Sans doute pasque non.
C’est maintenant, les faits bien en main, que j’interpréter mes sentiments
de cette nuit bizarre d’il y a plus de quarante ans.


Enfin, apparemment loin et cependant tout proche, le feu
d’une ferme isolée nous apparut. A la porte, nous avons frappé. Une
femme sortit.


— -Otterburne! C’est tout près! Vous y êtes presque.


Elle tendait le bras vers un point de tout ce bleu sombre
partout pareil qui se déroulait à l’infini. Une lumière faible sembla
jaillir un moment au bout de son geste.


— -Tiens,! Vous pouvez pas le manquer.


— -Bien des mercis, Dame de pénombre, chantonna notre grand Gilles,
de sa voix la plus ensorceleuse.

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Nous sommes repartis, les yeux fixés sur le clignotement
d'une flamme, et puis nous l'avons perdue. Qu'est-ce qui avait pu
nous la cacher dans déroulement à plat? Une meule de foin? Un
pauvre petit arbre? Nous avons erré une bonne demi-heure pour nous
retrouver à une autre ferme tout aussi isolée que la première.


-Otterburne!


L'homme en haut de son perron pointa dans la direction d'où
nous venions.


-Vous avez dû passer devant. C'est là, tout proche! Avez
qu'à suivre la lumière!


La lumière, la lumière! A peine repartis, les yeux braqués
sur elle, nous l'avons de nouveau perdue. Pur aboutir à une ferme
de l'autre côté encore du village. Apparemment nous avions fait trois ou
quatre fois le tour du village, avant de d'y rentrer enfinpar hasard, je le crois
encore,
à la manière de ces boules qui tournent et tournent autour de
la petite fosse où elles doivent finir pas descendre. Trois réverbères
incroyablement éloignés l'un de l'autre nous reprochèrent dans un pauvre
clignement :


— -Comment ne pas nous avoir vus plus tôt?


Assis sur le banc de bois devant la gare veillaient deux vieux,
pipe au bec, dans la nuit douce.


— -Où est la salle où se donne le spectacle?


Un des vieux ôta sa pipe de sa bouche.


— -La séance! Vous arrivez trop tard. Vous la verrez pas en toute.
Est commencée depuis deux heures au moins. A doit être à veiller d'achever.


Le grand Gilles sortit la tête de l'auto.

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— -Est ni commencée, ni achevée. C’est nous autres qui la font,
la séance.


Le deuxième vieux lança un crachat à trois bons pieds de distan-
ce.


— -Ça peut pas être vous autres. C’est les acteurs. Ils sont
arrivés à l’heure. Ils ont dû. Ils sont avec le monde dans la salle de-
puis…Depuis quand, Nésime?


Nésime tira sa montre, essaya de lire l’heure à la clarté des
étoiles.


— -Depuis sept heures et demie. L’heure que le curé a annoncée. Y en
a d’arrivés avant pour avoir une meilleure place tout un chacun. Ça doit
faire trois heures qu’ils sont là-dedans ensemble.


— -Selon mon idée, fit le premier vieux, ils doivent être cuits
à l’heure qu’il est, avec la chaleur qui fait cette nuitte, et pis mangés
par les maringouins. A moins qu’ils aient eux itou allumé leur pipe.


— -D’après vous, demanda le grand Gilles, pensez-vous que ça vaut
la peine d’y aller?


— -Ça dépends, répondit le moins vieux des vieux, y en a qui disent
que c’est be distrayant, dépêchez-vous si vous voulez en attraper un boutte.


— -Pourquoi c’est que vous y êtes pas? Demanda sévèrement le grand
Gilles.


Le plus vieux des vieux répondit :


— -C’est pas que l’art dramatique je le dédaigne, mais un soir comme
à soir où c’est qu’on est bien dehors, j’aime quasiment mieux le passer
sous les étoiles plutôt qu’enfermé dans le vieux curling. Icitte au moins
y a rien que ma boucane à moi qui me fait tort.

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Nous avons fini par repérer le vieux curling au fond du village.
Le monde devait y être assemblé depuis longtemps en effet et avoir beau-
coup tiré sur la pipe, car, en entrant, tout ce que nos avons d'abord
discerné à travers des bancs de fumée, ce fût, ça et là, un grand chapeau
de paille de fermier qui paraissait d'ailleurs le même à tous les coins de
salle.


Le curé se levant aussitôt enjoignit ses gens :


— -Voilé enfin les artistes! C'est des jeunes à la gorge délicate.
Alors cessons de fumer tout le monde. Arrêtez tout de suite.


La fumée s'amincit peut-être d'une ligne.


Montés sur l'estrade, nous ne pouvions quand même pas encore
distinguer notre public plus que lui sans doute pouvait nous apercevoir.


— -Me voyez-vous? hurla le grand Gilles qui faisait en vain ses
grimaces.


— Rien que ton grand nez! fit un loustic.


— -Toutes nos excuses pour arriver si tard, offrit le grand Gilles.
On s'est perdus en route.


— -Pas le premier à qui ça arrive, nous parvint du fond de la salle
le commentaire d,un spectateur invisible au plus épais de la fumée.


Tout à coup nous avons entendu Fernand quelque part sur l'estrade,
allant en exploration un peu à tâtons, se lamenter :


— -Y a pas de piano? Qu'es-ce que vous voulez que je fasse sans piano?


D'habitude, dès l'arrivée, pendant que nous nous grimions, il
jouait quelque marche entraînante pour mettre les gens de bonne humeur, et
nous remettre aussi un peu de la fatigue de la route.

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Les grand Gilles s’avança au bord de l’estrade. La salle offrait
maintenant un curieux spectacle et sans doute l’estrade aussi, vue de la
salle, car la fumée avait commencé de s’élever, dégagent des corps presque
en entier mais plusieurs encore sans tête, ou du moins comme séparés de leur
tête.


— -Y a-t-il quelqu’un qui a un piano?


Une dame du fond du vieux curling, se crut tenue d’expliquer :


— -J’en ai un piano. Je l’ai prêté l’année dernière pour les fêtes
du diocèse. Ils me l’ont rapporté tout désaccordé. Ça fait que je le prête
plus mon piano.


— -Vous avez mille fois raison, approuva le grand Gilles.


De découvrir peu à peu,dégagé de la brume suffocante, son long
corps aux longs bras, aux longues jambes, et au long visage triste, porta
le public à une surprise énorme! Ils en avaient presque tous la bouche ou-
verte.


— -Prêtez-nous votre piano, parlementa le grand Gilles, et, s’il devait
vous revenir faussé, je vous en remets un neuf.


— -C’est ben correct, d’abord, accepta la dame.


Le curé se releva.


— -Allez chercher le piano, quelqu’un.


Presque un tiers de la salle sortit. L’attente paraissait devoir
être longue, la dame habitant tout à l’autre bout du village éparpillé.
Pour faire prendre patience au public pourtant le plus patient du monde,
Fernand se prit à « croquer » un des visages émergeant dans la douteuse lumi-
ère, une belle tête saisissante au reste sous un haut chapeau à larges bords.
Un chuchotement de vive admiration parcourut les rangs du vieux curling :


— "C’est Ubald!"

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Alors arriva le piano qui passa pour ainsi dire par-dessus les
têtes, porté par huit hommes solides répartis de chaque côté. en groupes
de quatre.


Il était près de minuit. Fernand, son croquis tout juste terminé,
sauta du chevalet au piano. Il plaqua de vibrants accords. Quelques somno-
lents sursautèrent et se frottèrent les yeux,de surprise à de se retrouver
toujours assis sur les dures petites chaises de bois. La plupart entrèrent
toutefois dans la fête aussi frais et dispos que s’ils fussent arrivés à
l’instant. Il me semble me rappeler que ce fut l’une de nos soirées les
plus enlevées.


Mais pourquoi aujourd’hui encore en ai-je un souvenir si vif, avec
ses ombres et ses lueurs, ses rires et de soudains silences se creusant en
moi, alors que d’autres soirées tout aussi animées ont fui ma mémoire?
Est-ce qu’Otterburne, le petit village muet de la plain, ne m’adressa pas
déjà, ce soir-là, une sorte de signe que je reviendrais? Que je repasserais,
près de quarante ans plus tard. Par les mêmes petites routes noyées de
crépuscule, à la recherche encore d’Otterburne toujours aussi introuvable,
tournant autour de la même lumière, entrevue et perdue, mais cette fois dans
l’angoisse de ce qui m’y attendait. Tant de fois, il est vrai, dans la vie,
on repasse, l’âme en peine, par où l’on était passé jeune et joyeux.


C’était il y a six ans. Je venais d’accourir à Winnipeg pour triple espace
m’occuper de Clémence. J’attendais à l’hôtel que l’on vienne me chercher.
L’air conditionné m’entourait d’une sorte de bourdonnement monotone. Et
de grandes ombres tristes se levaient dans mon âme.

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[Au printemps de cette même année était morte Dédette, en religion Soeur
Léon de la Croix. Elle avait été emportée par un cancer déjà trop avancé
quand on avait détecté les premiers signes et alors qu’elle-même paraissait
encore jeune et pleine de vie. Dès que la supérieure de son couvent m‘eut
appris au téléphone que l’exploration chirurgicale avait révélé un cancer
déjà inopérable et que Dédette, selon le pronostic médical, n’en avait
plus que pour deux mois à vivre, je sautai dans le premier avion.
C’était mon deuxième voyage au Manitoba en moins de six mois. Il
me fallait bien le reconnaître, je ne revenais plus maintenant sur les
lieux de mon enfance que pour voir mourir les miens ou récolter de la douleur.


Au printemps, j’avais passé près d’un mois près de ma soeur
mourante. Je la voyais tous les jours et souvent plusieurs fois dans la
même journée. Il me semble que je ne faisais qu’un tour de sa chambre à
chez ma cousine qui me logeait et de chez ma cousine au couvent. Ainsi,
Dédette et moi qui n’avions guère eu d’occasions de bine nous connaître,
l’apprenions enfin comme si c'était pour ne plus devoirnous devions ne plus jamais nous quitter.
Je n’en reviens toujours pas de ce que sa mort approchantel’approche de sa mort me rendit
Dédette présente, visible – jusqu'à la couleur de ses yeux admirables que
je n’avais pas bien vue jusque-là – et de plus en plus chère à mesure que
je la connaissais mieux. Pourquoi donc aussi, me disais-je parfois,
apprendre à si bien connaître un être qui va nous être ravi? J’aurais
moins conne Dédette peu avant sa mort que je n’aurais eu moins de peine –
pourtant c’est une peine dont, pour rien au monde, je ne voudrais avoir
été privée


Elle occupait, à l’infirmerie du couvent, un chambre guère plus
grande qu’il ne faut pour mourir, mais la fenêtre, - symbole d’ouverture

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et de libération - était immense, une de ces hautes fenêtres des couvents
de jadis. Sans cesse, quand Dédette somnolait un peu après son calmant,
ou que nous parlions et que je voyais passer sur son visage une crispation
de souffrance, le coeur me manquant alors, je m'avançais de quelques pas
vers cette grande fenêtre qu'elle avait dans le dos et ne voyait pas et
je ressentais presque chaque fois une surprise infinie de découvrir, au
milieu de tant de chagrin, un ciel si beau.


Et c'est ainsi que, peu à peu, pour rompre cette gêne atroce
qui existe entre l'être qui va mourir et celui qui va lui survivre, je
me pris à lui parler du ciel. De celui que nous connaissons - ou croyons
connaître - l'ayant tout les jours sous les yeux.


— -Je pense, lui dis-je un jour, que le ciel du Manitoba est l'un
des plus beaux du monde, et je crois savoir pourquoi enfin, aujourd'hui
seulement. N'est-ce pas curieux?


— -Pourquoi est-il l'un des plus beaux? murmura Dédette.


— -Parce qu'il est très haut, Dédette. Dégagé de toute fumée, de
toute saleté, et que l'industrie et l'haleine des grandes villes ne l'ont
pas encore atteint. Peut-être aussi parce qu'il est au dessus d'une terre
plate à l'infini. Cependant le ciel de Grâce aussi est très haut et d'un
bleu tout aussi pur. Homère en parle sans cesse dans l'Iliade et l'Odyssée.
C'est d'ailleurs ses descriptions du ciel si pleines de nostalgie qui m'ont
poussée à faire le voyage en Grâce.


— -Non.Je ne savais pas. Raconte.


-En Russie également, lui disais-je, le ciel doit avoir quelque
chose de cet attrait poignant et indéfinissable car, rappelle-toi, dans
Guerre et Paix, Tolstoï, par la bouche du prince André, blessé

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à mort sur le champ de bataille, rêve de paix et d’harmonie, en fixant
le "haut ciel".


Ma sœur mourante m’écoutait. Seuls mes récits de voyages ou la
description des heures heureuses de la vie la distrayaient, on aurait dit,
de la douleur de s’en aller. Elle me pressait avidement :


— -Raconte encore. Moi je n’ai rien vu, rien connu de monde, dans
mon couvent. Raconte.


J’avais pensé jusqu’alors que lorsque s’amorce le dialogue essen-
tiel entre deux êtres – l’un qui part, l’autre qui reste – que la parole
devrait revenir au premier, sur le seuil de tout connaître bientôt. Mais Mais
c’est loin d’être toujours ainsi. Anna, à la veille de mourir, me parla
longuement de sa pauvre vie n’ayant jamais donné sa riche mesure, comme si
au moins elle devait être sauvée de l’oubli. Dédette, elle, ne voulait
entendre parler que de la mienne qu’elle imaginait réussie, heureuse, emplie
de mille éclats joyeux.


Pour lui faire plaisir, pour amener encore le sourire sur ce
petit visage émacié où les yeux étaient d’immenses trappes à souffrance,
je m’inventai une vie d’amitié rare, de succès parfait, de renommée sans
envie, mais, au fond, je n’inventai rien, je ne fis que choisir les heures
les meilleures, les moments les plus hauts, écartant le reste, et ainsi
je m’aperçus avoir été comblée. Oui, Dédette, sur le versant de la mort,
m’amena à découvrir que la vie malgré tout est une merveille insondable.
Mais ceci est une autre histoire que j’aimerais bien aussi raconter si le
temps m’en est accordé. Je me fais penser de plus en plus à ce derviche
du désert qui, plus il avançait en âge, moins il avait de temps devant
lui, et plus il avait d’histoires à raconter.

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Il me faut pour l'instant revenir à Clémence et à ce jour où ma
soeur, Dédette me parut en révolte contre Dieu lui-même et s'écria, comme
s'il y avait erreur profonde de sa part, qu'il avait dû se tromper de
personne :


— -Mais je ne peux pas mourir, Dieu ne peut laisser faire cela.
Il sait trop bien que Clémence dépend de moi. Je ne peux abandonner Clé-
mence.


J'étais allée à la grande fenêtre. J'avais interrogé le haut
ciel. Je m'étais demandé ce que signifiait parmi nous la vie de Clémence.
Une enfant douée, merveilleusement sensible, un être de grâce, d'intui-
tion et tout à coup s'abat une ombre terrible sur cet esprit peut-être
trop clairvoyant, et le voilà pour toujours comme égarée sur terre. Pas
tout à fait cependant, et c'est peut-être là le plus terrible. Car parfois
cet esprit frappé donne encore de si fulgurants éclats d'intelligence, de
tels signaux de détresse que l'on a encoreplus de peine que jamais à le voir
s'en retourner ensuite par ses étranges corridors de fuite. Ce que maman
avait souffert de cette maladie de son enfant, elle n'en avait jamais pour
ainsi dire parlé - la peine étant sans doute au-delà des mots. Seulement
elle nous avait souvent regardé tous à tour de rôle, d'un étrange regard
suppliant, en quêtant un appui.


— -Quand je serai plus là, qui verra à Clémence?


Notre Clémence, elle avait été cette peine inépuisable que dans
une famille on se lègue d'une soeur à l'autre, celle qui va mourir en fai-
sant le don à une soeur plus jeune, le don étrange et sans prix.


C',étaitest Anna après la mort de maman qui hérita de Clémence. Elle
en prit bien soin, allant souvent la chercher dans la petite chambre où
Clémence vivait seule, l'amenant passer quelque jours chez elle dans sa

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jolie propriété de Saint-Vital, s’efforçant de la distraire, la conduisant,
quand elle-même n’était pas trop malade, dans les magasins pour l’habiller.
Mais Clémence sombrait quand même dans le mutisme et une profonde mélancolie.
On connaissait encore si peu dans ce temps-là la maladie qui s’affectait, la
portant pendant quelques temps à une trop vive surexcitation où tout blessait
ses nerfs à vif, puis la rejetant comme dans un sombre internement en soi-
même où millenulle aide ne pouvait plus l’Atteindre. Moi qui m’étais lancée alors
corps perdu dans l’écriture et qui luttais quasien un sens pour ma vie,
seule à Montréal, j’avais l’esprit malgré tout assez libre au sujet de
Clémence, me disant : " Anna est là encore pour l’instant. Anna vielle. " Et
comme pour mon père, comme pour maman, je pensais avoir le temps, mes
écritures faites, de venir aider Anna à aider Clémence.


Mais Anna mourut, comme il convenait sans doute à cette vie -
qui courut à droite, à gauche,et désespéremment chercher un peu de bonheur -
dans un oasis, au désert, en Arizona. Car Phoenix est en plein sable et ni
ses palmiers royaux, ni ses dattiers, ni ses arbres à pamplemousses,
n’existeraient si l’eau n’y était amenée de loin à grands frais. Seulement Seuls subsistaient
sans doute sces étranges saguaros, parfois vidés , où le vent, pris au piège
du cactus creux, fait entendre un lugubre son d’orgue. Image de l’illusion,
il n’y en a peut-être pas de plus exacte que Phoenix. Anna vécut ses derniers
jours de torture humaine, les yeux fixés sur de grands arbres à fleurs rouges,
les poinciana, ondulant doucement dans un ciel le plus bleu qui soit, et
murmurant : "Est-ce vrai, est-ce que je vois vraiment cet arbre merveilleux
ou est-ce encore seulement un rêve?" Je me trouvai auprès d’elle peu avant sa
mort, logeant dans un motel non loin de la clinique où elle s’étreignit.
Gilles sont plus jeune fils, vint nous rejoindre et trouva une chambre
dans un autre motel assez proche lui aussi. Fernand habitait avec sa petite

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famille dans un trailer park et logeait Paul, L'autre fils, venu avec sa
femme. Et je me rappelle avoir éprouvé que le petit groupe de nomades que
nous formions, campé au bord de la mort, assez semblable à ces Mexicains
pauvres échoués autour de nous et, au fond, à tant d'Américains errants,
convenait on ne peut mieux à la situation.


iciNous avons eu seulement le temps de trois pauvres petits bouts
d'entretient, elle et moi, alors que nous découvrions milles choses
à nous raconter enfin sur nos vies. Fallait-il que cet esprit eût été
brillant, cette intelligence aiguisée, ce coeur ardent malgré tout pour
que, à la fin, une sonde par ici, un goutte à goutte dans la cheville,
bourrée de stupéfiants, Anna, un jour, murmurât d'une voix encore émue,
le regard fixé sur un coin de ciel bleu, cette remarque que je pus recueillir :


— -Partout autour d'ici c'est l'hiver, c'est le froid. Mais ici
c'est le printemps! Se peut-il qu'ici seulement soit vrai?


— -Oui, lui dis-je, ici seulement est le vrai! la voulant consolée.
Mais elle me lança un de ces regards vifs de jadis quand elle entendait
nous montrer que l'on n'avait pas à essayer de leurrer.


Elle m'annonça à deux ou trois reprises :


— -Il y a quelque chose que je dois te dire, glissant aussitôt chaque
fois dans le lourd sommeil des stupéfiants. Je pensais : elle veut me parler
de Clémence. Elle va me la léguer. Mon tour est venu.


Mais non! Ce n'était pas pour cette fois encore. Anna morte,
j'appris qu'un an déjà auparavant, se sachant bien plus atteinte qu'elle
nous l'avait donné à penser, elle avait confié Clémence à Dédette.


Dédette, dans son couvent! Comment pourrait-elle seulement s'y
prendre pour courir aux emplettes, acheter à Clémence ses vêtements, les
lui apporter, peut-être les échanger, enfin voir à toutes ces choses dont

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Clémence était incapable de s’occuper ou avait peut-être un jour tout
simplement décidé qu’elles ne valaient pas la peine de l’effort? Je songeais
un peu à tout cela le jour où nous avons enterré Anna. Le ciel était radieux.
Comme nous n’étions restés pour la cérémonie, que deux des trois fils d’Anna,
une des ses brus et moi-même, à qui s’étaient joints trois de ces amis de
hasard qui paraissaient un jour indispensable et le lendemain sont déjà perdus
de vue, le prêtre nous avait proposé de la célébrer au cimetière même, au
bord de la fosse déjà prête. Il arriva en surplis, avec un enfant de chœur
et son goupillon. Des chaises étaient dressées sur l’herbe mi au soleil mi
dans l’ombre légère que projetait un mince arbre au feuillage délicat. Nous
y avons pris place. C’était le 10 janvier 1964. Partout, non loin de cette
oasis miraculeuse, ce devait être l’hiver. Ici c’était le printemps perpétuel.
Le cimetière n’était qu’une masse de poinsettias géants, d’hibiscus et de
jacarandas aux grappes de rouge vif. Les insectes bourdonnaient gaiement
en voletant de massif en massif. Le bourdonnement se mêlait à la plainte
presque douce, au loin, d’une famille mexicaine prosternée sur la tombe
d’un de leurs morts. Leur voix dans la prière avait quelque chose d’infiniment
tendre et confiant. Sur la branche d’un palo verde chantait, à s’en faire
éclater le cœur, le mocking-bird si cher aux gens du Sud et, pour l’avoir
une fois entendu, on conçoit pourquoi, car il est vraiment le " doux-oiseau de la
jeunesse. "


Et nos cœurs étaient enfin pleins d’amour pour Anna qui ne pouvait
plus nous éloigner d’elle par sa nature tourmentée et exigeante. Comment se
fait-il, me disais-je, que soit accordé maintenant seulement à Anna ce qui
l’aurait fait vivre? Je n’étais pas encore tout à fait revenue à la foi de
ma jeunesse dont m’avait éloignée, à ce que je croyais, une église autori-
taire, injuste et bornée. L’énigme torturante – ce qu’est la vie, ce qu’est

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la mort - m'y ramenait de force. La vie et la mort d'Anna me paraissaient
surtout exiger Dieu. Aucune vie, aucune mort jusqu'ici ne m'avaient paru
tellement l'exiger. Dans toutles dernier moments où elle fut encore
consciente, elle avait murmuré d'une voix si faible que j'avais dû aller
cueillir les mots au bord de ses lèvres : " Je voudrais le croire, mais je
ne suis pas sûre qu'il y ait quelqu'un au bout..."Et toi, avait-elle
demandé, crois-tu que?... "


J'avais pris sur moi, qui n'en étais pas sûre, d'affirmer :


"Oui, Anna, quelqu'un nous attends, qui nous aime enfin à la
mesure de ce désir d'amour qui toute la vie nous hante et nous poursuit "."


Je m'étais prise à mon propre piège. Maintenant il me fallait
pour moi-même une assurance. C'est peut-être dans ce chaud petit cime-
tière d'Arizona, tout plein des merveilleuses roulades du mocking-bird
que je ne pouvais pas ne pas entendre à travers une inconsolable détresse,
que j'ai recommencé à vouloir Dieu à tout prix...


triple espaceJe tressaillis tout à coup, à la grande fenêtre de la petite
chambre de Dédette, à l'infirmerie, surprise dans ma rêverie sur ma soeur
morte il y avait six auprès d'une autre de mes soeurs qui allait mourir,
ayant perdu en route l'objet de ma réflexion...ah oui, Clémence!


Et bien! Dédette s'était débrouillée à merveille pour prendre
soin. Le sévérité des règlements avait déjà commencé, il est vrai, À cette
époque, à se relâcher. Mais eussent-ils été toujours aussi durs, que ma
Dédette, scrupuleuse dans l'observance de la règle, aurait bien été capable,
de se rebiffer, en faveur de Clémence. Elle n'eut pas à le faire. Au
contraire, " des nos soeurs à qui avaient des accointances importantes et par
là de l'influence, d'autres qui avaient des amis ayantpossédant une auto, d'autres
des loisirs, d'autres l'occasion d'aller souvent dans les magasins, toutes

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se mirent de la partie pour choyer Clémence à qui mieux. Ce que je
n’avais pas prévu c’est que ces femmes, ayant renoncé au monde, quand
l’occasion leur était offerte d’y revenir au secours de quelque, à la
mesure de leurs moyens, devenaient comme un essaim d’abeilles agités,
chacune voulant faire sa part.


Ainsi, Dédette réussit-elle à faire entrer Clémence dans une
excellente maison d’accueil toute neuve dirigée par le gouvernement, à
l’intention des gens âgés encore ambulants, où Clémence eut une belle
chambre de plain-pied avec un petit jardin fleuri, et tous les soins que
pouvait réclamer son état. C’était à Sainte-Anne-des-Chênes, joli vil-
lage dont je me souvenais bien, maman m’y ayant emmenée, enfant, à des
pèlerinages que l’on faisait là peut-être en concurrence à Saine-Anne-
de-Beaupré du Québec ou, au contraire, pour se joindre en esprit au
vieux sanctuaire. C’était un peu loin de la ville, à près de cinquante
milles. Mais Dédette s’arrangea pour y aller souvent, mettant en contribution requi-
sition
chacune de ses connaissances qui avait une auto et arrivant là-bas
avec un gâteau de fête pour Clémence ou une paire de bas ou une belle
petite robe de chambre rose qu’"une de nos soeurs" avait dénichée "pas
cher" au sous-sol chez Eaton. Restée sur sa faim, Dédette satisfaisait
bien un peu aussi son besoin de trotte qu’elle avait chevillé au corps
comme tous dans notre famille.


Et c’est ici que devrait s’intercaler l’épisode de la venue de
Clémence et Dédette chez moi qui leur trouvai une maisonnette à côté de mon
chalet que j’habitais déjà depuis plusieurs années à Petite-Rivière-Saint-
François, en Charlevoix, les gardant trois semaines en visite – grande
heure de lumière, d’été, de frémissement incomparables de la joie, avant les
heures sombres à venir presque tout de suite sur le pas du bonheur. Mais

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il faut en remettre la narration à plus tard, sans quoi la pauvre derviche
va se mêler dans les fils ses hautes histoires croisées et entrecroisées. Pour
le moment, restons à la haute fenêtre de la petite chambre, à l'infirmerie,
par laquelle, je contemple le ciel serein et revois, le branle-bas, l'agita-
tion, l'enrégimentation de bonne volonté à laquelle a donné lieu, sans le
vouloir, la petite vie en apparence inutile de Clémence.


Cela n'alla pas très bien longtemps à Sainte-Anne-des-Chênes.
Clémence s'y ennuyait, malgré tout. Alors Adèle survint qui lui peignit qu'elles
seraient mieux toutes deux ensemble dans un petit appartement à Saint-Boniface.
Pour la première fois de sa vie, je pense. Dédette, m'appela par téléphone
interurbain. Elle en était surexcitée, la voix haute, aiguë : " Imagine-
toi qu'Adèle veut faire sortir Clémence de Saint-Anne où j'ai eu tant de
peine à la faire entrer. Une fois sortie, on ne la reprendra jamais" .


— -Il ne faut pas laisser faire cela, dis-je. Ça n'a jamais marché
Clémence avec Adèle
Il faut empêcher cette folie à tout prix.


— -Mais comment! Me criais Dédette, du Manitoba.


C'était vrai! Comment! Nous l'avions même pas de procuration mandat
signée par Clémence pour nous autoriser à veiller à son bien-être. Pour
l'instant elle était libre de se faire son malheur.


— -On va me prier, me dit Dédette, avant de raccrocher. Qui sait!
Ça peut marcher, cette fois-ci.


Cela ne marcha pas plus qu'avant. Ces deux pauvres femmes qui
s'aimaient,avaientayant pitié au fond l'une de l'autre, ne savaient que s'écorcher
mutuellement les nerfs. En toute bonne volonté sans doute, Adèle, pour
corriger les effets de la surprotection dont nous avions peut-être entouré
Clémence, s'entreprenait ,de défaire notre travail, allait trop loin dans
l'autre sens, sermonnait : " T'es capable de faire ceci. Apprends à te

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débrouiller… » tout cela provoquant bientôt l’affolement chez Clémence,
dont la résistance nerveuse s’effondrait inévitablement à chaque assaut
un peu dur de la vie. De plus, Adèle, comme notre vieux père, lente
à se mettre en branle le matin, revivait vers le soir. Elle se faisait
alors, du café fort, aimait aller et venir, marcher sasn fin une partie
de la nuit, méditer, retrouver le passé, écrire ses souvenirs…tandis
que Clémence "couchée à l’heure des poules" ,essayait de dormir. Au petit
matin, Adèle vaincue par l’excitation et la fatigue aurait voulu dormir,
et Clémence, n’en pouvant plus de rester au lit, avait envie de « bardasser »
un peu. Le plus cruel fut peut-être que ces deux créatures aimèrent encore
mieux pendant longtemps souffrir l’une par l’autre que chacune seule de son
côté. Dédette voulait m’épargner. Elle mit du temps à m’avouer ce qui se
passait et dont je me doutais. Un soir, du Manitoba, elle me cria, toute
en déroute :


— -J’ai dû faire entrer Clémence à l’hôpital. Inquiète-toi pas trop.


Et elle continua, vite, parce que el téléphone ça coûte cher, me disant que
c’était peut-être un mal pour un bien…puisque, par l’entremise d’ « une
de nos sœurs », elle avait fait voir Clémence par un psychiatre : il avait
dit tout de suite : " FautIl faut faire entrer dans une bonne institution. » C’était
déjà presque chose faite, l’endroit était trouvé. C'étaientDes sœurs de la
la Providence, très dévouées, qui dirigeaient ce foyer… « et nos sœurs
connaissent leurs sœurs… »


— -Où? Ai-je enfin pu placer un motdemander.


Il y eut un silence qui.Au prix qu’il représentait, il me donna la
mesure de l’embarras de Dédette.


— -Otterburne, soupira-t-elle, loin au-delà des Grands Lacs, au-
delà d’une partie de la plaine manitobaine.

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— -Mon Dieu!


Je revoyais le petit village si reculé qu'on avait toujours
dit menacé d'être, un de ces jours tôt au tard oublié pour de bon.
Je revoyais les petites routes sombres et croyais y apercevoir errer
une silhouette solitaire qui serait peut-être Clémence telle qu'on la verrait
passer dans son ennui, en cherchant, elle aussi , à rattacher les fils
de sa vie.


— -Y a-t-il au moins un autobus pour aller là?


— -Non...mais une de nos soeurs y a sa famille. Ils viennent assez
souvent la chercher. J'aurai des occasions. Et puis, si on ne prend pas
la place on n'en aura pas d'autre.


Je ressentis qu'elle était à bout d'usure.


— -C'est bien, Dédette. Fais pour le mieux. Fais comme tu penses.


Et ça n'avait pas été si mal. Les Soeurs de la Providence,
peut-être pas trèsdes plus savantes , ni très ni des plus cultivés, ni très distinguées,
mais habiles comme aucune pourà consoler l'être souffrant, eurent assez
vite commencé à apprivoiser Clémence. Un médecin coréen venu jusque-là
Dieu sait du bout de quelle vie, la soigna presque mieux qu'elle ne l'avait
jamais été, l'apaisa avec des paroles sages et des remèdes par trop durs.
Le grand air aida. On disait qu'elle avait beaucoup repris, lorsque je la
revis pour la première fois depuis longtemps alors que Soeur Ross, supérieure
du Foyer, me l'amena au couvent pour une visite à moi-même aussi bien qu'à
Dédette agonisante. EtJe n'en éprouvai pas moins un grand choc à la vue de cette petite
silhouette chétive, le visage tout creux, sans son dentier qu'elle ne
voulait pas porter, les yeux, par ailleurs, immenses, chercheurs, un peu
déroutés, comme si le léger voile entre elle et la vie, que mettait le

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largactyl n’arrêtait plus guère l’esprit de chercher sa vieille souffrance.
Je me demandais comment lui apprendre que Dédette n’en avait plus pour
longtemps, et même s’il fallait le lui dire. Nous somme entrées ensemble
dans la petite chambre. Clémence a compris au premier coup d’œil. Je
l’ai vu à un étrange réveil de lucidité dans les yeux ternis. Mais elle
s’est bien maîtrisée. Elle a mçememême bougonné selon son habitude, sur le
manger "chez ces Soeurs-là" Mais elle avait bougonné sur la nourriture
partout où elle avait passé, et nous pensions que c’était chez elle une
marmotte. Un jour, bien plus tard, je goûtai, au Foyer, à ce qu’il y
avait dans son assiette et, et, doux ciel! ce n’était pas mangeable. Je
pense savoir maintenant qu’en aucun Foyer d’accueil, en aucun hôpital,
nulle part où il y a des masses humainesd’être à nourrir en bloc, on
ne leur distribue des repas vraiment appétissants.


La porte franchie, elle se tourna vers moi et me demanda avec
ce semblant d’indifférence que donnent les calmants et qui est peut-être
la pire forme de douleur :


— -On ne va pas la garder, hein, notre Dédette?


Je la pris dans mes bras. Ce fut comme si je serrais contre moi
un petit paquet de vêtements au milieu duquel se débattait faiblement une
grande souffrance ligotée.


Je la reconduisis à l’entrée où nous attendais sœur Ross. Elle
me promit : "Je vous la ramènerai la semaine prochaine".


— -C’est beaucoup de bonté, ma soeur.


— -Pas du tout. A tout bout de champ on a besoin de venir en ville.
Autant en faire profiter notre Clémence.


Elle avait un bon visage, un bon parler de franche campagnarde
saine. J’étais loin de me douter alors que j’allais apprendre à tant l’aimer
pour la perdre elle aussi au bout de peu d’années. Maintenant, quand je me mets à aimer

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quelqu’un,maintenant j’ai très peur puisque cela semble n’être plus ja-
mais pour longtemps. Je dis Clémence en la quittant que je tâcherais
d’aller la voir à Otterburne.


— -Si je peux, dit-elle.


Finalement je n’y allai pas cette foi. Qu’est-ce qui m’en
empêcha? Sans doute quelque chose qui alors me paraissait avoir de l’impor-
tance : des épreuves à corriger, la traduction en anglais d’un de mes livres
à revoir avec le traducteur. Mes livres m’ont pris beaucoup de temps dérobés
à l’amitié, à l’amour, aux devoirs humains. Mais pareillement l’amitié,
l’amour, les devoirs m’ont pris beaucoup de temps que j’aurais pu donner à
mes livres. En sorte que ni mes livres ni ma vie ne sont aujourd’hui contents
de moi.


triple espaceA la haute fenêtre, je sortis d’une rêverie née d’une autre rê-
verie m’ayant conduite à travers l’espace et desles années, elle-même peut-
être n’ayant pas duré deux minutes. Je revins auprès de Dédette.


— -Au sujet de Clémence, lui dis-je, je voudrais que tu te sentes
tranquille. S’il arrivait que…tu ne puisses plus t’en occuper, je
prendrai la relève. C’est bien mon tour.


Si j’avais pensé amener la paix en elle par cette promesse, je
me trompais étrangement, ayant encore tout à apprendre de ma sœur et, par
elle, au moins un aspect du grand secretde l’insondable que reste pour nous , la mort. Je
vis apparaître dans ses yeux la vive détresse de qui se voit abandonné à la
mort puisque les vivants prennent maintenant à leur charge les devoirs restant
à cette âme à accomplir. Je compris à cet instant, par les yeux de Dédette,
que c'est là la vraie souffrance le pire de la mort est de se sentir abandonné. Ses yeux
me disaient, sans qu’elle sût qu’ils me disaient : Moi, je meurs et

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toi tu vas vivre et tous les autres vivront. Et ainsi nous sommes déjà à
jamais séparés, d’une autre espèce, chacune de son côté. Et je ressentis
cela come si vrai que j’eus honte de penser que j’allais consentir à vivre,
elle morte, que je l'j’y avais consenti après toutes les morts qui m’avaient
touchée. Si nous nous étions vraiment aimés,les hommes me disais-je, au
premier d’entre nous qui est parti, les autres seraient partis avec lui.
Si nous nous aimions enfin, nous ferions une immense ronde pour entrer ensemble
dans l’océan allant, la main dans la main, cers le créateur, et le priant :
"Ne nous prends plus un à un, depuis le temps que ça dure, mais tous en
une fois". Et il me parut que Dieu n’attendait que cela pour s’attendrir
sur ses créatures et sur l’amour qu’elle se portaient l’une à l’autre.


triple espaceTout à coup, le téléphone, à mon coude, sonna, et je tressaillis,
ramenée à ma chambre d’hôtel du voyage au pays des arbres-cierges où souffle
un vent de désespoir, en passant par la petite chambre sous le haut ciel du
Manitoba et, de là, un passé encore plus profond duquel montait encore la
voix de ma mère morte depuis tant d’années et qui demandait toujours :" Qui
prendra soin de mon enfant malade"?" Un coup d’œil à la pendulette me ren-
seigna! Le voyage avait duré quinze minutes peut-être. Pourtant j’y avais
accompli un plus long trajet qu’au cours de mes envolées en avion mises bout
à bout. Quel chassé-croisé que ce chemin de la mémoire!


Je décrochai l’appareil. J’entendis une voix douce, aimante,
pareille à une eau tiède sur le feu d’une blessure. C’était Sœur Berthe
Valcourt. Elle se trouvait être supérieure du couvent de Saint-Boniface
lors du décès de Dédette. Ma sœur lui était morte dans les bras, tôt,
un lundi matin. Elle avait ouvert les yeux au plus grand, m’avait raconté
Sœur Berthe, "comme quelqu’un qui va appeler au secours", puis elle l’avait
reconnue, avait murmuré : "C’est étrange…étrange…" et, revenant d’une

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surprise comme sans limites, avait tout juste eu le temps de pro-
noncer le nom de Clémence. Et elle dormait à jamais.


Quelques jours plus tôt cependant, et en toute lucitidé elle
avait bel et bien confié Clémence à Soeur Berthe. — "Gabrielle,
au loin, lui avait-elle dit, dévorée déjà par tant d'obligations,
son courrier, ses livres, son public, et délicate aussi de santé,
comment ferait-elle pour accourir sans cesse voir aux besoins
de Clémence?"


Soeur Berthe avait accepté comme allant de soi la respon-
sabilité de Clémence.


J'entendais maintenant sa voix apaisante me proposer :


— - J'en ai fini un peu plus tôt que je ne pensais avec mon
colloque. Nous avons bien encore près de deux heures de clarté
avant la nuit. Et j'ai l'auto de la communauté. Est-ce que cela
vous dirait de faire une course à Otterburne aller embrasser
Clémence?


Si cela me le disait!


Trois minutes plus tard, j'étais déjà à la porté d'entrée
del l'hôtel, quoique Berthe m'eût averti qu'elle mettrait bien un
quart d'heure à y être.

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198AXIV


Est-ce assez curieux cette façon qu’a la vie de se répéter,
parfois, comme pour une séance qui aura lieu un jour, la première
répétition nous donnant le sentiment du déjà-vu et la suivante,
beaucoup plus tard, nous jetant dans la plus étrange confusion :
"Est-ce maintenant que je sais ce que je pensais savoir alors?
Ou est-ce que j’ai alors su ce que je sais maintenant?"


De tout façon, au sortir de la ville, Berthe a manqué
la route principale, et nous nous sommes trouvées engagées dans
les petites routes secondaires de mon passé, qu’elle-même, bien
plus jeune que moi, etp199

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toujours pressée, ne connaissait même pas. Elle en était chagrinée.
« Depuis le temps que je vais à Otterburne voir Clémence, c’est la première
fois que je manque la route directe ». Je souriais vaguement, un peu cou-
pable. Ce ne pouvaient être que moi et mes souvenirs, qui avaient influé
sur elle. Ou bien je l’avais distraite en lui en parlant trop. Toujours
est-il que nous naviguions dans ce qui était pour elle de l’inconnu. Moi,
je me situais bien et même, cette fois, dans l’exacte saison. Car, à
n’en pas douter, c’était le doux automne, le premier, avant les récoltes,
alors que les champs de blé, hauts et dorés sous la frémissante lumière de
fin de jour, ondulent légèrement au vent d'ouest. Malgré toutes les peines
qui s’étaient accumulées dans ma vie depuis mon dernier passage dans cette
région, je n’en éprouvais pas moins, à revoir onduler les blés, un élan de
joie, un peu triste, si je peux dire, car c’était ma jeunesse, au loin,
qui me tendait , au-delà des années, une petite part – ou plutôt le souvenir
de son infini bonheur.


Bientôt Berthe m’avoua que nous étions perdues.


— -Ces petites routes-là, fit-elle, me déroutent.


— -Elles m’ont toujours enchantée, dis-je, et c’est sans doute le
diable qui vous y a poussée pour me faire plaisir.


— -Le diable!


Le crépuscule s’avançait vite et noyait la plaine comme sous une
eau bleu sombre où ne surnageait rien de précis.


J’entendais dans mon souvenir la voix du grand Gilles : « Otterburne!
Où est-ce que ça se loge? "" - « Là-bas, monsieur, ne voyez-vous pas les lumières? ""


— -Pourtant nous en sommes toute proches, insistea Sœur Berthe. J’ai
l’impression d’en avoir fait le tour et manqué l’entrée.


— -N’y a-t-il pas, lui demandais-je, en tout et pour tout , trois

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réverbères au village?


— -Je pense que c'est cinq ou six maintenant, dit-elle, mais il
y a le Foyer à trois étages qui doiventt être toust éclairés à cette heure-
ci. D'habitude, on le voit de loin
.


Je me mis à le chercher des yeux. Avec ses trois étages éclairés
il devait être facile en effet à repérer dans la sombre plaine unie.


J'en vis la lueur, au bout de peu de temps.


Soeur Berthe s'en émerveilla.


— -Vous avez de bons yeux.


— -C'est que je me suis entraînée toute jeune à scruter la plaine
à cette heure.


— -Qu'y cherchiez-vous déjà? me demanda-t-elle, à la fois amicale
et curieuse
.


Je répondis, l'esprit au loin :


— -Le bonheur! Maman disait toujours qu'un jour sûrement il passerait
par chez nous. De peur qu'il ne se trompe de route, j'allais l'attendre au
coin de notre petite rue Deschambault, le coin qui donnait sur l'espèce de
campagne que nous avions alors là-bas, en ce temps-là, et que je pensais être
déjà la plaine parce qu'on voyait loin. Il ne me semblait pas possible que
le bonheur pût venir d'ailleurs qu'à travers ce grand paysage de songe.


— -A pied? Demanda Berthe, à voix très basse pour ne pas effaroucher mes souvenirs.


— -Sûrement, à pied. Et je le reconnaîtrais en le voyant... Plus tard, vers l'âge de quatorze ou quinze ans, j'ai encore souvent été l'attendre au
>bout d'une petite route de terre chez mon oncle Excide, qui devait être sur
le sommet d'un plateau, car, tout à coup, au sortir des buissons, elle
laissait entrevoir une immensité de ciel et de terre qui me donnait l'impression

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que le monde était à moi.


— -L’avez-vous jamais entrevu? demanda Berthe à voix encore plus basse.


— -Il y avait un arbre, au loin dans le deux cas, qui ressemblait à
un être en marche, et j’ai longtemps pensé que ce pouvait être lui. Seulement
il restait toujours au même point comme s’il s'était arrêté pour réfléchir et
ne se décidait plus à repartir.


Nous arrivions devant le perron du Foyer dont la façade presque ça
en entier éclairée traçait comme une brillante constellation étrange à la fin
du village à demi laissé dans l’ombre et guère plus vivant qu’au temps où j’y
étais venue pour la première fois. J’entendais nos rires fous en arrière-plan
à tant de malheurs survenus depuis, que je n’aurais su les compter.


Ce que cette grande maison érigée presque en plaine nue contenait
d’usure du corps, de l’esprit, de vies abandonnées, mises à l’abri pour
toujours, enfermées, oubliées, je ne l’ai heureusement appris que plus
tard, en même temps, par bonheur, que j’apprenais la bonté humaine sans
faille qui s’employait à y soulager tant de détresse.


Soeur Berthe m’accompagna au deuxième jusqu’à la chambre de Clémence.
Elle m’y laissa. Je frappai un petit coup. J’entendis une voix morne me dire
d’entrer.espace


Elle était assise dans la pénombre, comme on imagine les prisonniers
le soir dans leur cellule.
au pied de son lit, sur une couverture grise propre-
ment pliée en quatre,
Elle semblait faire partie de l’immense crépuscule,
maintenant presque bleu nuit, qui entrait librement par la fenêtre, ici
également tout en hauteur.202

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Je distinguais à peine ses traits mais très bien pourtant qu’elle était
maigre à faire peur, le visage infiniment petit et tout le corps tassé
sur lui-même, comme voulant prendre le moins de place possible en ce mon-
de, en disparaître peut-être. Elle avait cependant bien tenu le coup
aux funérailles de Dédette. Elle s’était montrée convenablement vêtue,
recevant dignement les condoléances et ayant pour remercier chacun un
mot tout à fait approprié. C’est vrai qu’elle se sentait alors de la
famille encore…tandis que dans ce village perdu elle devait avoir le
sentiment que nous l’avions abandonnée.


J’en eus un tel coup au cœur que je ne savais vraiment com-
ment amorcer la conversation avec cette pauvre enfant qui avait à peine
tourné la tête vers moi lorsque j’étais entrée.


— -Veut-tu que j’allume? lui demandai-je doucement.


Elle haussa légèrement l’épaule.


Se croyait-elle de retour au temps de notre grande pauvre-
, quand maman nous priait de retarder le plus longtemps possible d’allumer
l’électricité? « Tant qu’il y a encore quelque faible lueur dans le ciel",
disait-elle, on peut attendre. ""» Ou cette pénombre douce plaisait-elle à
sa mélancolie comme, au fond, elle m’avait toujours plu?


— -Allume si tu veux, fit-elle , sans intérêt, mais il fait encore
assez clair.


— -Tu as raison, dis-je.


Je m’assis auprès d’elle, cherchai à l’attirer contre moi et la
sentis toute raidie. C’est à peine si elle se laissa embrasser la joue,
sans, au reste, quitter de l’œil l’infini crépuscule qui n’en finissait
pas d’entrer à lents flots dans cette chambre si petite pourtant. Un bras

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tout juste passé à sa taille, je me pris à regarder le ciel avec elle,
en silence, le trouvant de la couleur de notre âme. J’étais assise sur
un bout de la vilaine couverture grise, provenant sans doute d’un surplus
de l’Armée. Je commis la maladresse de m’en prendre à cette couverture ou
plutôt à celui ou celle qui, pour s’en débarrasser sans doute ou la faire
servir malgré tout de présent, en avait fait cadeau à Clémence. Assez souventAu cou-
vent,
on lui donnait des vêtements dont on ne voulait plus et, elle,
parce qu’elle s’imaginait peut-être qu’ils lui avaient été offerts par
générosité, se refusait à s’en défaire. Ou bien, sans illusions, elle
s’attachait quand même à ses vieilleries pour une raison obscure que nous
n’arrivons pas à comprendre. Mais je sais maintenant que les êtres tristes
se plaisent à s’entourer de vieilles choses ternes et sans grâce.

— -Je t’en achèterai une autre bien plus jolie pour le pied de ton
lit. Clémence. En voudrais-tu une rose?

Sa main étreignit la laide couverture comme une bonne et fidèle
amie en ce monde.


— -Elle est chaude et encore bonne, dit-elle. Puis après un silence elle ajouta : Qu’est-ce que le rose me donnerait de plus?


Je me crus tenue d’explique que maintenant nous n’étions plus
pauvres et pouvions nous accorder des fantaisies.


— -J’ai assez d’argent pour te gâter, enfin, Clémence.


— -L’argent! dit-elle, en dérision, et elle eut l’air de repousser du
regard, de tout son visage amenuisé, ce qui n’avait rien pu pour les hommes
au fond de leur détresse, et elle me demanda – et je ne sais toujours pas
si ce fut une remarque enfantine ou, au contraire, dictée par une profonde
sagesse : — Trouves-tu que ça aide?

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204EtMoi-même alors auprès d'elle ne fus plus sûre de rien. Il
est certain que rien n'ébranle notre confiance comme d'être auprès de
quelqu'un qui n'en a pas, et c'est peut-être pourquoi l'on ne peut le
supporter.

— -Tu va voir, lui disais-je, comme on dit toujours en pareil
cas, tu vas remonter, Clémence. Je vais t'aider. Tu vas revenir.

C'est que je n'en pouvais plus de la retrouver dans cet état.
Je m'en faisais reproche. J'en adressai aussi en silence aux autres.
Nous avions encore dans la ville des amis, des cousins, des cousines
qui disaient m'aimer. Pourtant aucun d'eux, par égard pour moi sinon
pour Clémence, ne s'était donné la peine de venir lui rendre visite.
Il se défendait : "Otterburne est trop loin. Il n'y a pas d'autobus
pour y aller. C'est au bout du monde. "" Ils l'avaient de son vivant
traitée comme si elle eût déjà été sous terre. Mais avais-je fait mieux
moi-même, occupée à écrire mes histoires comme si c'était là mon devoir
essentiel? En fait où était-il, ce devoir essentiel? Ou bien chaque
devoir l'était-il à tour de rôle et fallait-il se jeter de tous les
côtés à la fois pour essayer de les apaiser l'un après l'autre qui
crient ensemble de tous les points?

Je dis à Clémence comme pour me faire pardonner :

— -Tu sais, je suis venue expressément du Québec pour te voir.

Elle demanda, sans beaucoup d'intérêt :


— -T'aimes ça, ton Québec?


— -J'y ai fait ma vie, lui dis-je.


— -La mère en venait, le père aussi, murmura-t-elle, comme
si je ne le savais pas, ou peut-être plutôt pour s'en pénétrer elle-
même telle une étrange vérité dans sa vie de solitaire.

— -Y viendrais-tu vivre avec moi, ou près de moi, si je venais
te chercher?

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Elle fixait toujours le ciel qui s’assombrissait lentement, lentement,
un peu comme on rêve d’une vraie patrie à la fin dudes temps.


— -Non, me dit-elle, le père est ici, la mère est ici; ils sont
ici pour toujours dans le cimitèrecimetière; je reste avec eux.


Puis elle me rappela avec une certaine défiance :


— -Il reste une place dans notre lot de famille, dans le vieux
cimetière de la cathédrale. C’est là que je veux que tu m’enterres plus
tard.


— -Je le ferai, ma Clémence.


Alors elle parut un peu apaisée, et je voulus changer de sujet.


— -En attendant, il faut t’habiller en neuf. Demain matin, nous
viendronsde bonne heure te chercher, Sœur Berthe et moi, pour t’emme-
ner chez Eaton. J’aimerais t’acheter deux ou trois jolies robes, un man-
teau, des souliers…


Elle me laissait dire, perdue dans une profonde mer d’indifférence.
Que lui importaitent souliers, bas, beau sac neuf, parapluie de soie? Aux
dernières lueurs de cette fin de jour entrant encore par la fenêtre en ondes
atténuées, je voyais que ses yeux étaient sans espoir. Beaux encore, d’un
brun sombre, humides de vie, il n’en étaient pas moins vides de ce qui
fait vivre et dont on ne sais pas au fond ce que c’est. J’en éprouvai une
peine aiguë. Sans réfléchir qu’en cette vie l’espoir est chaque jour
trompé, tout à coup c’était ce que je voulais à tout prix ramener dans les
yeux de ma pauvre soeur. Je ne savais pas le prix que je devrais y mettre;
les nombreux voyages de Québec jusqu’à ce pauvre petit village oublié, les
innombrables lettres que j’écrirais, l’inlassable encouragement de chaque
jour, mais surtout, surtout, que, cette âme ramenée à l’espoir, je lui
serais encore plus obligée que jamais, car abandonne-t-on qui on a « sauvé »?

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206


Je la quittai dans cette pénombre bleutée que Clémence ne voulait
pas interrompre même pour mieux me voir avant mon départ.


Soeur Barthes m'attendais dans l'auto. Elle m'apaisa avec de bonnes
paroles consolantes. "Clémence n'avait pu être que très craintive, au départ,
de me retrouver après tant d'années d'absence. Elle était ainsi effrayée de
tout changement à sa routine, de tout émotion qui en faisait irruption dans
le vase clos de sa vie ne pouvait que provoquer de grands remous. Mais elle
s'habituerait peu à peu. Déjà, demain, sans doute, je la trouverais un peu
moins rétive. Et ce ne serait pas si long au fond qu'elle se réveillerait
à l'affection. "


J'écoutais Soeur Berthe dans la plus vive surprise. On eût dit
qu'elle me parlait de sa propre soeur autant que de la mienne, la connaissant
pour ainsi dire maintenant mieux que moi-même la connaissais.


Curieuse contrepartie parfois de la peine! Dédette, ma soeur très
aimante, la plus habile toujours à me consoler, à peine m'avait-elle été en-
levée qu'une autre m'était donnée, une étrangère pourtant, mais tout aussi
proche et tendre. Dédette, avant de mourir, l'avait-elle su, voulu peut-
être? Je croyais me rappeler des regards vers la fin de sa vie qui annonçaient,
au plus déchirant de notre séparation, une mystérieuse consolation à en naître.

Doucement Soeur Berthe me serra la main. Puis nous avons démarré.
A peine un instant plus tard, au tournant de chemin reliant le village au
highway, surgit à notre vue, bien en évidence, découpé sur le bleu sombre
du ciel, le panneau indicateur : Otterburne.


Nous avons échangé un sourire quelque pue furtif, légèrement amusé.


— -Ainsi il est malgré tout sur la carte, dis-je.


— -Et par la grand-route que je ne manquerai plus, dit Soeur Berthe, à
trente milles seulement du couvent. Nous reviendrons souvent. Et bientôt

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207


— tu verras Clémence reprendre vie.


La grande eau profonde du crépuscule donnait à penser
qu’elle avait à présent envahi la terre entière. Sous l’effet
de sa longue magie, je me sentais peu à peu commencer à m’apaiser.
Étaient-ce des bribes de mon vieux rêve de jeunesse qui me reve-
nait, suscité par cette heure d’ensorcellement? Je scrutais ce
bleu minuit unissant le ciel à la terre, et m’imaginais que de-
main, en effet, serait meilleur.

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208XV


Maintenant, pour retrouver le fil de mon histoire, il me faut
retourner loin en arrière, avant les grands malheurs, au temps sans doute
le plus abrité de ma vie, où je me trouvais pourtant des raisons de ne pas
me croire heureuse, et m'apprêtais à tout quitter, m'entendant appeler jus-
qu'au fond de notre petite rue Deschambault par la pressante invitation de
ces pays lointains qu'on nommait alors avec tant de respect les "vieux pays ".
Ceux de nos ancêtres les plus anciens.


Je mis sept années - huit si je compte Cardinal - à épargner, sou
par sou, la somme dont je pensais qu'il me faudrait disposer pour envisager
mon départ. J'eus environ huit cents dollars à la banque. J'atteignis pres-
que neuf cents en y ajoutant les petites sommes provenant de la vente de ma
bicyclette, de mon manteau de fourrure et de quelques autres objets. Maman
s'alarmait de me voir me départir de ces choses auxquelles elle savait que
je tenais. J'avais beau lui dire que je ne partais que pour un an - ce que
je croyais alors fermement - elle me voyait agir comme quelqu'un qui coupe
ses ponts derrière soi ou tourne une page de sa vie.


Comment au juste avait grondégrandi et poussé ce projet de départ pour
l'Europe, et pourquoi s'était-il à la fin emparé de moi jusqu'à me mener
sans pitié, je serais encore en peine de le dire. Au fond, je n'en sais
toujours pas grand-chose, et alors, je suppose, n'y comprenais vraiment
rien. C'était, ce devrait être un des ces appels mystérieux de la vie aux-
quels on obéit les yeux fermés, à moitié confiance, à moitié détresse.
Je courrais donc après quelque chose, mais quoi! Mes petits écrits jusque-

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209
>il m'arrivait parfoislà valaient si peu. Aurais-je osé me réclamer d’eux pour annoncer que
j’entendais me donner à la tâche d’écrire? Non, je n’en convenais pas,
du toutmême à mes propres yeux. encore queDans le fond de ma cons-
cience , toutefois,je crussecroyais parfois distinguer une vision de moi-même dans l’avenir
où je me voyais, non pas devenue écrivain, mais m’efforçant, m’efforçant
toujours d’y parvenir. Et peut-être est-ce là une des visions les plus
justes que j’ai jamais eues des choses. En ce qui me concerne aussi bien
qu’en icice qui concerne tous.

Cependant, j’avais eu quelque succès comme actrice dans nos trou-
pes d’amateurs, au Cercle Molière d’abord où j’avais joué dans le Le Chant du
Berceau
, Les Sœurs Guédonnec, Blanchette de Brieux, Le Gendre de Monsieur
Poirier
; ensuite en anglais, au Little Theatre de Winnipeg. Naïvement je
me croyais du talent pour le théâtre – et peut-être en avais-je un peu. Tou-
jours est-il que je disais – car il faut toujours fournir aux autres une expli-
cation plausible de nos actes – que je m’en allais étudier l’art dramatique à
Londres et à Paris. On me trouvait déjà bien téméraire, bien « tête montée »,
de me livrer ainsi à l’inconnu. Qu’en aurait-il été si j’avais avoué la vraie
raison qui était d’aller voir comment était le monde de l’autre côté de la
colline à l’ombre de laquelle j’avais vécu, escomptant de cette découverte
qu’elle me révélait ce que j’attendais sans le connaître?

Toutefois, cette volonté de partir ne me semblait pas venir de moi
seule. Souvent elle me paraissait émaner de générations en arrière de moi ayant
usé dans d’obscures existences injustes l’élan de leur âme et qui à travers ma
vie poussaient enfin à l’accomplissement de leur libération. Serait-ce donc le
vieux rêve de mon enfance, de venger les miens par le succès? qui me tenait tou-
jours.
J’aimais me le faire croireaccroire à travers les mois de tourment que je vécus
alors. Car souvent, cet avenir si étrange devant moi vers lequel je me forçais

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à avancer, me terrifiait. De ma petite rue Deschambault encore si agreste,
si paisible, j’en embrassais subitement l’ampleur, l’inconnu, telles d’im-
menses brumes au loin que perçaient pourtant sans les dissiper d’intenses lu-
mières, et je désirais reculer mais déjà il était trop tard. J’avais mis
l’inévitable entre moi et ma peur comme j’appris alors à le faire pour me
protéger des tergiversations à l’infini.


Ce serait donc ma dernière, tout au plus mon avant-dernière année
d’enseignement. J’avais toujours ma classe des tout-petits. J’étais à l’aise
avec mes petits immigrants, comme eux paraissaient l’être avec moi; un subtil
sentiment d’être tous ensemble des étrangers – étrangers en tout cas à quelque
chose d’absurde dans la vie qui la gâtait pour les hommes – nous unissantit par-
faitement.


Étonnamment, maman, après une lutte d’arrache-pied, pour me garder,
tout à coup céda. La fin de sa résistance, je l’ai racontée dans la Route
d’Altamont
et, quoique ce soit en partie romancé, c’est-à-dire transcendé,
il reste que j’ai mis l’essentielle vérité dans ce récit et ne veux plus re-
venir sur cette vieille douleur. Maman s’était plus facilement résignée que
je ne l’aurais cru à vendre notre maison. Ce que je n’ai pas bien compris
alors, par manque d’expérience, c’était qu’elle était usée par la luttea,
y renoncer enfin,mais seulement en ce qui avait trait aux possessions maté-
rielles, car, plus tard, je la verrais, pourtant encore plus usée, trou-
ver en elle l’énergie de venir me rendre visite à Montréal. Que des fois nous
verrions encore, et même juste avant sa mort, accourir à l’appel de ses
enfants en danger ou malheureux.


D’ailleurs, il eût été impossible de garder notre maison. J’étais
la seule de la famille, à part Adèle, durant ces années de dépression écono-
mique, à toucher un salaire permanent, et même Adèle, je crois me rappeler,

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fut quelquefois sans école au cours de ces années terribles. J'en étais,
au bout de sept années à l'Académie Provencher, à un traitement de $95.00 quatre-vingt-quinze dollars
par mois, pour dix seulement de l'année, moins la retenue, durant les
deux ou trois dernières années, destinée au fond de retraite. J'étais
loin de penser alors que, deux ans plus tard quand, de retour d'Europe,
hésitantj'hésiterais cruellement, dans ma misérable chambre de la rue Stanley, sur
la décision à prendre : reviendrais-je au Manitoba? resterais-je à Mont-
réal?...la récupération de cette petite somme me sauverait pour ainsi dire
la vie.


Pour l'instant, nos impôts fonciers et scolaires non acquittés
depuis deux ans, auxquels s'ajoutait l'intérêt composé, atteignaient une
dette de plus de mille dollars. Nous devions aussi beaucoup au marchand de
bois et de charbon.


Mon frère Germain, sans école, s'était vu contraint, pour n'être
du moins pas à notre charge, d'accepter un poste temporaire au Collège de
Saint-Boniface alors en si mauvais état financier qu'il ne pouvait offrir à
mon frère, en retour d'une vingtaine d'heures de cours par semaine, que
ses repas, un gîte, et un peu d'argent de poche. Mon frère déduisit sa
ration de tabac à presque rien. Et passa l'hiver dans un manteau usé à la
trame. Il me semble que de la main, souvent posée en travers de l'entre-
croisement, vers le milieu du manteau, il eu cherché cherchait à en dissimuler la
partie la plus élimée-geste en tout cas que nous ne luis avions pas connu
avant. Quand il obtint enfin une école en Saskatchewan, je dus lui avancer
le prix du billet de chemin de fer, et je me rappelle encore aujourd'hui la
somme exacte, tant, je suppose, elle m'avait paru énorme : $19.50 dix-neuf dollars cinquante. Sa
femme, au cours de l'année que Germain passa à Sainte-Boniface, avait réussi,
elle, à se dénicher une école de plusieurs classes, dans une région isolée,

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pour un salaire qu’on n’eût jamais osé offrir à un homme, mais à une femme
on le faisait alors sans trop de gêne. Sur ces $60.00soixante dollars par mois, elle de-
vait se loger, se nourrir, se vêtir, et élever leur petite fille de deux
ans qu’elle gardait auprès d’elle et pourvoir, bien entendu, à leurs petits
frais de voyage et à ceux de la maladie s’il en survenaientt. Germain partit ,
tout réjoui, en Saskatchewan. Le poste qu’on lui offrait ne se trouvait guère
éloigné de celui de sa femme. Il allait pouvoir rendre visite à sa petite
famille en fin de semaine. Un fermier voisin lui loua à prix raisonnable un
ancien buggy et une tout aussi vieille jument qui n’allait pas souvent plus
vite qu’au pas.


Antonia m’a souvent raconté comment, sa classe à elle terminée,
le vendredi soir, elle prenait la petite Lucille par la main, toutes deux
marchant à une assez bonne distance de la maison, pour aller s’assoir au
somment de la seule butte qui se trouvât au milieu du pays plat, tel juste-
ment un poste de guet. Au loin, elles voyaient enfin apparaître l’équipage
à une allure bien lente au gré de celles qui attendaient sur la butte comme
au reste à celui qui venait. Parfois, vers la fin du trajet, Antonia
croyait voir le fouet remonter comme sous le coup de l’impatience. Mais
Germain avait toujours été tendre envers les bêtes. Il ne pouvait se résigner
à brusquer la vielle bête de ferme. La lanière retombait plutôt comme une
caresse sur la large croupe de Flossie. Malgré tout, je pense que tous,
cette année-là, l’enfant, le père, la mère, se prirent d’affection pour
Flossie dont ils parlèrent longtemps plus tard avec une curieuse insistance
comme d’une vieille amie des temps durs.


Bientôt, du petit monticule, l’enfant adressait des signes d’amitié
et de joie à son père Antonia et Germain regardaient simplement, avec patience,
la distance entre eux, peu à peu, diminuer.

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Ces deux-là durent attendre, pour réaliser leur modeste rêve,
de travailler côte à côte, dans une même école, lui comme directeur,
elle comme maîtresse des petites classes, d'avoir laissé derrière eux la moitié
déjà de leurs vies.


Et c'est au cours de ces dures années, la misère y étant partout
si répandue qu'elle paraissait normale, que je ne songeais plus, moi,
qu'à prendre mon envol.


Finalement, maman avait trouvé un acheteur, et le marché se con-
clut vite, presque sans hésitation. Depuis que j'étais au monde, en tout
cas certainement depuis l'âge de raison, j'avais entendu parler de cette
inévitabilité de vendre notre maison. Cent fois le projet s'était rapproché
à nous toucher de son aile sombre, puis s'était éloigné, nous laissant
encore respirer en paix pendant quelque temps. Et, tout à coup, c'était
chose faite, il n'y aurait plus jamais à y revenir. Quand maman m'apprit
d'un ton calme pourtant : "J'ai vendu la maison..." je reçus un choc dont au
fond je ne me suis jamais remise. Encore maintenant c'est toujours pour moi
comme si ce jour-là elle m'avait dit : "Voilà, j'ai vendu une partie vivante
encore de notre vie. ""


Maman semblait pourtant dès lors accepter le fait mieux que je ne
l'aurais pensé. Délivrée de tant d'objets, de meubles, de ce qui s'accu-
mule dans une vie, elle se sentait peut-être enfin en disponibilité pour la
première fois de son existence envers tant de choses qu'elle avait désiré
accomplir, et il se peut que ce sentiment si nouveau pour elle l'eût allégée
comme quelqu'un qui jette du lest. Elle sembla en tout cas presque mystérieu-
sement rajeunie tout à coup et prête, on eut dit, pour une autre vie plus

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légère, plus aérienne, presque sans attache autre que celle du cœur.

Nous ne touchions pas un grosse somme pour notre maison, à peine
plus, nos dettes acquittés, que pour assurer à maman pendant un an ou deux –
jusqu'à ce que je revienne d’Europe, pensais-je – une faible rente. Mais
nous avions conclu avec le propriétaire actuel une entente qui nous plaisait :
il nous louait à prix modique trois pièces, à l’étage de la maison, arrangées
en un petit appartement commode.


C’est sans doute parce que, somme toute, nous restions chez nous
que j’ai moins souffert que je ne l’aurais cru, le premier choc passé, de
la vente de la maison où j’étais née le 22 mars 1909, où j'avais rêvé mes
rêves les plus persistants qui encore aujourd’hui me mènent, fatiguée comme
je suis de courir vers leur illusoire beauté. Maman disposait tranquillement
et comme sans le regretter du surplus de notre ameublement : tapis, lampes,
grande table de la salle à manger. Elle était engagée sur cette voie du re-
noncement qu’elle n’allait plus cesser maintenant de poursuivre jusqu’au jour
de sa mort, où nous découvririons avec stupeur qu’elle ne possédait en propre
guère puisque ne possède une vielle nonne liée par ses vœux de pauvreté.


Nous nous somme donc installées, maman, Clémence et moi, pour
un année encore ensemble, à l’étage, dans le trois pièces que nous avions
nous-mêmes, alorsquand nous étions propriétaires, tant de fois louées à des passants d’une
semaine, d’un mois, ouou à des gens restés avec nous depuis pendant des années et
devenus des amis.


« Au fond, disait maman, c’est presque mieux ainsi. Nous avons
toujours nos arbres, notre petite rue, notre tranquillité, sans tout les
soucis qui les accompagnent. "" Par bonheur, notre propriétaire tenait aussi
à ces mêmes biens, et en prenait grand soin. En somme, nous avons été

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presque plus heureux, devenus locataires dans notre maison.espace


Cet été-là, maman comme d'habitude, alla passer la belle saison
chez son frère Excide. Moi, je gagnais Camperville, un tout petit village
de rien du tout sur les bords du merveilleux lac Winnipegosis - l'un des plus
limpides et aussi des plus tempétueux du Manitoba. J'y allais passer plus
d'un mois chez une cousine que j'avais là-bas. Eliane, la fille aînée de
mon oncle Excide et dont le mari, Laurent Jubinville, dirigeait la ferme-
école rattachée à la maisonmission oblate de la réserve indienne. La maison était
seule au milieu d'un immense champ de cailloux, et il se dégageait de cet
étrange paysage nu un sentiment de désolation. Mais au bord du lac, à écou-
ter son chant inlassable, je me sentais consolée et heureuse. Eliane avait
alors six adorables jeunes enfants, elle-même, une belle femme blonde,
élancée aux yeux bleus tout pleins de bonté, étant encore toute jeune et
comme imprégnée des rêves de candides de la jeunesse. Pour me distraire, pour
rendre service, je faisais la classe à ses trois aînées. Ils s'attachèrent
à moi, d'une façon inoubliable. Ils désiraient apprendre comme je n'ai ja-
mais vu enfants autant le désirer. Quand j'écrivis, des années plus tard,
La Petite Poule d'Eau, je mêlai beaucoup de détails et d'éléments pris à
Camperville à ceux de la région de la Petite-Poule-d'Eau, les deux contrées
ayant au reste beaucoup en commun. L'enfant Joséphine de La Petite Poule d'Eau
me fut inspirée par la petite Denise de ma cousine Eliane qui, à peine âgée
de cinq ans et demi, me suivait partout. Dans l'escalier, au dehors, dans
le champ de cailloux, son abécédaire à la main, me suppliant à chaque pas :
"Cousine, montre-moi encore une autre page". " J'entends encore souvent leur
douce petite voix chantante à tous : "Cousine, montre-nous comment faire. Montre-
nous..." Les vrais enfants de La Petite Poule d'Eau, je le ais pris pour une

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bonne part, c’est certain, chez ma cousine de Camperville. De même que
j’ai pris à Eliane, je m’en confesse, les yeux bleus « toujours un peu émus »
ou tout « pleins d’émotions » de Luzina. Je passai là un été doux rêveur,
en paix avec moi-même, oublieuse pour l’instant de mes projets d’avenir,
content tout simplement de l’instant présent, d'exister, comme cela ne
m’est pas arrivé tellement souvent.


Je n’étais pas pour autant oisive. Je me réservais l’avant-midi
pour mes écritures car je ne désarmais pas, et, toute mécontente que je
fusse de ce que je composais, je me reprenais le lendemain. Je devais
m’essayer la main alors avec des légendes indiennes, issues de la réserve
toute proche. J’ai essayé tous les genres avant de trouver le mien. J’écri-
vais des tas de pages dont j’en ai gardé bien peu, déchirant presque tout
au fur et à mesure, car, je n'avais n’ayant qu’une valise, comment aurais-je pu
rapporter tout cette paperasserie?


L’après-midi, j’appelais mes élèves à l’école dans la salle
commune de la maison qu’Eliane nous avait attribuée. Un petit tableau noir,
de la craie, quelques brosses à effacer que j’avais apportées faisaient la
joie des enfants. Comme aux portes du paradis, les plus petits, au seuil
de la salle pleuraient « pour venir aussi à l’école ». Le vendredi, nous
y laissions entrer le petit Réal âgé de quatre ans, qui s’asseyait dans un
coin et docilement suivait les leçons dans le plus complet silence.


Pour récompenser mon petit monde, je le emmenais tous, la classe
terminée, à la baignade dans les froides eaux si propres du lac. Eliane ne
l’aurait pas permis aux enfants, sans surveillance, car les remous de la
vague, même au bord, étaient dangereux. C’était donc pour ces petits une
fête extraordinaire que de pouvoir enfin découvrir leur lac à moins de dix

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minutes de la maison. Nous revenions lavés, un peu alanguis, l'aîné
portant dans ses bras la toute petite Marielle de deux ans aux cheveux
dorés.


Le soir, j'enfourchais ma bicyclette et parcourais des pistes
indiennes. Tracées sans doute depuis des générations et des générations,
elles étaient toujours tranquilles, sinueuses, douces sous la roue ou au
pied, et invitantes comme si elles eussent tout juste été découvertes.
Le chant des feuillages m'accompagnait tout au long, telle une douce musique
elle non plus jamais interrompue depuis que les "Sauvages" passaient par là.


Ces belles vacances prirent fin. Je rentrai retrouver ma classe
à l'Académie Provencher. Ce serait définitivement ma dernière année d'en-
seignement. Maman, à la fin de septembre, n'était toujours pas rentrée.
Les battages avaient été beaucoup retardés, cette année-là, par de fortes
pluies. Maman ne voulait sans doute pas quitter son frère tant que ces
lourds travaux ne seraient pas terminées. Mais je l'imaginais aussi consolée,
à jamais fidèle à son coeur, la terre, le haut ciel clair de la Montagne
Pembina, les travaux toujours les mêmes aux mêmes saisons.


Octobre venu, je commençai à trouver qu'elle exagérait. Je
n'aimais pas trop penser, qu'à soixante-neuf ans, elle se fatiguât vraiment
trop au service de son frère tellement plus jeune qu'elle. Je me doutais
qu'elle en était, avant de revenir, à mettre la maison bien en ordre,
passant en revue les rideaux, raccommodant ce que tenait encore, remettant
à neuf ce qui ne pouvait plus être sauvé, remplissant aussi les armoires de
confitures, de gelées, de bocaux de légumes, de toutes sortes. J'admettais
mal, un peu jalouse, je pense, qu'elle se dépensât tellement pour un frère

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qui me paraissait parfois avoir un peu abusé d'elletrop profité d’elle.


Enfin elle arriva. C’était un soir de fin d’octobre. Il gelait
déjà. On était à la veille des premières chutes de neige. Maman revenait
avec une grosse valise bourrée de confitures, gelée de pembina, beurre fin,
crème douce – ces cadeaux de la ferme pour nous sans prix dont maman, à son
tour, entendait faire des cadeaux autour d’elle. D’ailleurs, une part de
ces bonnes choses était envoyée par l’intermédiaire de maman à Rosalie, son
unique sœur qui habitait Winnipeg, et que l’oncle Excide n’eût pas voulu
oublier.


Dès le lendemain matin, au bord d’un rhume, l’air vraiment très
fatiguée, maman m’annonça qu’elle irait ce jour même chez Rosalie lui porter
sa part de présents. Je lui avais trouvée mauvaise mine à son arrivée. Elle
avait maigri et semblait avoir travaillé, comme exprès, au-delà de ses forces,
pour échapper peut-être à quelque peine. J’essayai de la retenir, lui repré-
sentant que la journée était froide, la chaussée glacée, et que ma tante
pourrait certainement attendre un jour encore sa part des cadeaux de la ferme.
A quoi maman répondit qu’elle avait, à l’intention de ma tante, un pain de
ménage dont Rosalie était très friande et qu’elle ne voulait pas la priver de
s’en régaler au plus vite, elle qui avait passé l’été rivée à sa machine à
coudre. Alors, je me fâchai et dis à maman que c’était ridicule à la fin,
une vielle femme de son âge passant son été à trimer chez l’oncle, ensuite,
à peine de retour, déjà sur les chemins comme une pauvresse…Je m’arrêtai
court. Nous nous regardions, maman et moi, dans la stupeur. Hier, c’était
elle qui me parlait ainsi : « Penses-tu donc, parce que tu es jeune, pouvoir
indéfiniment brûler la chandelle par les deux bouts? Tôt ou tard, ta santé
se ressentira de trop de veillées". " Ou bien : « Cours, fais ta folle, dépense-

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toi sans écouter le bon sens, mais un jour, ma pauvre enfant, il
faudra payer le prix..."


Et voilà que, sans qu'on eût pris garde, les rôles
étaient intervertis. C'était moi qui grondais, et maman, exac-
tement comme moi naguère, qui haussait l'épaule, faisait l'indé-
pendante, s'en allait à ses affaires avec l'air de dire : "Vas-tu
bien me laisser tranquille. " Alors je sus que j'étais comme elle,
et, comprenant tout à coup pourquoi elle renotait et disputait,
j'éprouvai pour elle la profonde compassion que l'on ne ressent
jamais pour les autres qu'à travers sa propre impuissance.


Je la vis attendre le tramway au bout de la rue, les
bras pleins de paquets encombrants, mal protégée du froid dans
son manteau trop léger, sans gants peut-être, et tout à coup,
pour la première fois de ma vie, maman à mes yeux eut l'air
d'une pauvre. Elle que j'avais toujours connue si riche de
rêves, là-bas, à l'arrêt du tram, les yeux à terre, la tête basse,
elle semblait parvenue à je ne sais quelle inexplicable impasse.
Au pire de nos tourments d'argent et même de nos désunions, je
ne l'avais pas vue livrée ainsi, plus encore, me sembla-t-il,
qu'à un vent d'hiver, à un vent de défaite.

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219AXVI


Je fus inquiète toute cette journée-là, sans percevoir
de cause précise à mon angoisse. En rentrant, je demandai :


— -Maman n’a pas téléphoné?


— -Non, dit Clémence. Elle doit être en route. Ou bien
ma tante la garde à souper.


A six heures, j’appelai chez ma tante. Elle m’apprit
que mamanp220

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était partie depuis des heures, supposément par le tram.


Il était sept heures quand un policier sonna à notre porte. Il
m’apportait la nouvelle que maman, à la suite d’un accident dans la rue,
avait été transportée à l’hôpital Miséricordia qui se trouvait non loin
justement de chez ma tante. En avançant sur la glace vive de la rue pour
prendre son tram, elle avait glissé et s’était fracturée une hanche. Un
automobiliste l’avait recueillie.


Je partis immédiatement pour cet hôpital situé tout à l’autre
bout de la ville, en quartier anglais, bien entendu, et je me demandais,
en roulant dans le tram, comment maman, connaissant si peu d’anglais et
probablement sans argent sur elle, avait pu se débrouiller. A cette époque,
il fallait presque avoir l’argent à la main pour être admis à l’hôpital, ou
avoir du moins avec soi un répondant.


Elle était dans une chambre à quatre lits et, parmi ses voisines,
il s’en trouvait heureusement une autre de langue française avec qui maman
avait déjà lié conversation. Elles s’entendaient l’une l’autre, je pense,
pour arriver à se faire comprendre de l’infirmière.


Dès qu’elle m’aperçut à l’entrée de la chambre, toute souffrante
qu’elle fût, et j’ai su plus tard qu’elle souffrait horriblement, son visage
s’embrasa de bonheur, oui, un air de vrai bonheur y rayonna, d’autant plus
visible, je crois me rappeler, qu’il avait à se faire un chemin à travers
les marques du souci, de la gêne à cause de l’embarras qu’elle causait et
aussi de la douleur physique. Elle avait si peu souvent dérangé,à son endroit
si peu demandé pour elle au cours de sa vie, que ma course précipitée pour
arriver à son chevet, au lieu de lui paraître toute naturelle, lui apporta
la première véritable preuve, peut-être, qu’elle était aimée de moi, et elle

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221


en reçut, en pleine détresse, tant de joie que le spectacle me fit mal
au cœur. Je pense d’ailleurs qu’elle en chérit le souvenir tout le reste
de sa vie. Et puis, arrivéée ici en vêtements de pauvre – et que dire des
sous-vêtements si ceux de l’extérieur ne payaient pas de mine – maman, à me
voir surgir dans mon gentil petit ensemble d’automne couleur rouille, dut
se sentir vengée et réconfortée. Elle me présenta aux autres occupantes
de la chambre sur un ton un peu exalté qui n’était pas uniquement celui de
la fièvre montante mais qui vibrait aussi de fierté. Cette étrange et je
dirais presque douloureuse fierté qu’elle mettait à reconnaître à ses en-
fants, une indéniable supériorité sur elle-même! Je la sentais cependant
bien souffrante, en dépit du calmant qu’on lui avait administré; mais elle
n’en conviendrait sûrement pas. Un peu plus tard, seulement, quand la chambre
fut envahie par la visite de l’Ukrainienne, puis de la compatriote de l’Ile-
des-Chênes, puis dans dolente Mennonite, et que toutes ces gens se mirent
à parler fort dans la langue de chaque groupe, des hommes y fumant même la
pipe, alors seulement maman, des yeux, m’adressa une sorte de supplication
qui signifiait : " Si tu le peux, sors-moi d’ici. " Et je luis répondis à voix
haute :


— -Demain, je te le promets, j’y verrai. Tâche malgré tout maintenant
de dormir.


Sur le seuil, je me retournai pour lui faire un sourire. Je me revis,
couchée comme elle était maintenant dans une autre chambre à quatres lits, la
regardant partir avec désespoir, elle qui s’en allait s’atteler au plus vite à la
besogne de me sauver. Et toutes choses me parurent à ce point semblables,
hier et aujourd’hui, l’ordre étant simplement interverti, qu’il me parutsembla
impossible de jamais changer notre vie, et l’espoir m’abandonna presque en
entier.

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222


M'en revenant par le tram dans la nuit obscure, Dieu me pardonne,
j'entrevis que maman pourrait rester infirme, tout au moins très diminuée,
qu'au mieux sa maladie allait ronger une bonne part de ce qui provenait de
la vente de la maison, que je ne pourrais pas la quitter dans ces conditions,
qu'ainsi donc après tout je ne partirais pas. Je vis que s'éteindrait pour
moi, comme il s'était sans doute éteint dans bien des vies dont j'étais issue,
le curieux rêve qui me poussait depuis des années à atteindre quelque chose
que je ne connaissais pas et qui me ferait moi-même, et je ressentis de la
peine pour cette part de moi qui ne viendrait pas à la vie et me resterait
donc ainsi toujours cachée. Mais aussi j'éprouvai comme une sorte de lâche
soulagement à l'idée que ce trop difficile chemin embrumé et à l'écart me
serait épargné et que je pourrais désormais avancer avec les autres dans le
commode sentier de tous, me sentant entourée et soutenue de chaque côté.
Dans une vitre assombrie du tram, je crus m'apercevoir au loin dans l'avenir,
regardant justement dehors à travers une fenêtre d'un regard fixe et comme
doucement résigné défiler à mes yeux ce que j'imaginais alors qui aurait
pu être.


Le lendemain matin, je cherchai l'avis de la garde-malade, attachée
à la Commission scolaire, qui faisait régulièrement la visite de nos classes,
m'enquérant auprès d'elle du meilleur orthopédiste en ville. "Sans conteste,
me dit-elle, le docteur Mackinnon". "


Je montai au bureau du principal et lui demandai la permission de
téléphoner. D'un geste bienveillant il m'indiqua son large fauteuil et l'appa-
reil placé sur la table-bureau. Pour me mettre plus à l'aise, il se donna
même un prétexte pour sortir. J'eus au bout du fil une voix au rude accent
écossais qui rappela le bon vieux docteur Mackintyre et j'en fus comme
encouragée. J'obtiens sans peine un rendez-vous pour la fin de l'après-midi

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223

de ce même jour. D’ici là, m’assura le docteur Mackinnon, il serait passé
à l’hôpital voir maman.


Le Frère Joseph me permit de partir une heure avant la fin de la
classe. Et me voilà de nouveau lancée en tramway à travers des quartiers de
Winnipeg que je ne connaissais pas – comment connaître d’ailleurs jamais cette
ville si éparse, si étendue! Si je regarde vers ces années de ma vie, je me
revois très souvent parcourant la ville en tramway, ou de jour, ou dans une
sorte d’obscurité, toujours obsédée par quelque problème, quelque inquiétude,
quelque remords, en quelque hâte mystérieuse. Quelque temps plus tard, et ce
sera le train qui m’emportera, franchissant les espaces vertigineux du pays,
et je me vois roulant vers l’avenir prometteur, ou revenant pour voir mourir
l’un des miens et repartant avec une peine. Il me semble parfois que les grandes
émotions de la vie et même le sentiment de vivre, c’est-à-dire de frémir, je
les ais ressentis le plus profondément en route, quelque part, dans de petits
trams cahotants ou dans les longs trains hurleurs ; ou encore, à pied, par
des rues inconnues de villes où je ne connaissais âme qui vive. Ainsi roulent,
voyagent, marchent inlassablement les personnages de mes livres, et est-ce
étonnant quand moi-même me suis si peu souvent assise et n’aie pour ainsi dire
cessé toute ma vie d’être en marche? Pourtant, quand on me l’a fait remarquer,
j’en ai été franchement étonnée, n’ayant pas tout à fait saisi moi-même que
j’avais crée des êtres par certains aspects à ma ressemblance.


J’arrivai en retard chez le docteur Mackinnon, m’étant trompée en
route de correspondance. Je fus surprise de le découvrir âgé et l’air malade,
le visage empourpré, de grandes poches sous les yeux. En fait, il devait mourir
avant maman. J’ai pourtant rarement vu un homme si oublieux de ses maux pour
ne penser qu’à ceux des autres. A peine étais-je installée en face de lui,

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224


sous la clarte d'une lampe à abat-jour épais, qu'il pencha vers moi sa
grosse tête aux cheveux blancs.


— -Ne craignez rien. Votre mère n'est pas en danger.


— -Ah bon! Mais que faut-il faire?


— -L'opérer. Réduire la fracture. Puis l'immobiliser dans un corset
de plâtre, enfermant le torse, les deux bras, une jambe.


— -Ah que c'est dur!


— -En effet! Surtout chez une femme de caractère énergique comme votre
mère. Elle est admirable, fit-il. J'ai rencontré deux ou trois êtres dans
ma vie, pas beaucoup plus, qui m'ont donné l'impression d'aimer aussi passion-
nément la vie.


Ainsi il avait bien pris déjà la mesure de maman. Mais comment?


- — Elle parle à peine l'anglais. Comment vous êtes-vous compris tous les
deux?


— -Le geste, la physionomie, la mimique de votre mère la feraient
comprendre des plus bornés. Je me suis aussi rappelé quelques mots de français
appris dans ma jeunesse. Et puis votre mère trouve bien aussi les mots quand
il le faut absolument.


Je fus saisie du portrait d'elle qu'il me faisait, si juste que je
sentais venir en moi une immense confiance envers ce vieux médecin.


— -Marcherais-t-elle au moins, plus tard?


— -Ce n'est pas sûr, me dit-il, mais je crois que oui.


C'était à moi seule de prendre la décision concernant maman. Anna,
déjà atteinte d'une lente maladie qui allait dégénérer en cancer, tombait dans
de longues périodes d'apathie et d'intense fatigue. Dédette, au loin, con-
trainte par les réglements de sa communauté, ne pouvait guère aider, comme

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elle le disait, par ses prières, et combien elle s’y employa, la
pauvre âme! Adèle, encore plus loin, enseignant alors à des enfants de
colons, d’un petit poste perdu dans le Nord de l’Alberta, ne pouvait pas
m’être beaucoup plus utile. Rodolphe, pour l’instant, ne donnait pas
signe de vie. Il n’ya avait pas à dire, le sort de maman reposait
entre mes seules mains, et j’en étais effrayée.


Enfin je songeai à m’informer :


— >-C’est combien pour l’opération?


A l’instant même, il me semble être de retour dans ce cabinet de
consultation où maman emmenée, et c’était moi que l’on voulait guérir,
et c’était maman qui posait avec effroi la question :


« Combien, docteur"? "


-Normalement, expliqua le docteur Mackinson, c’est deux- cents
cinquante dollars. Mais je vois à de petits signes que je connais bien, car
je viens d’un milieu presque pauvre, que vous n’êtes pas riches. Que diriez-
vous de cent dollars?


Je tressaillis, non pas au chiffre énoncé, mais parce que j’avais
été à ce point plongée dans le passé que j’avais perdu de vue pour un instant
où j’étais.


— -Cent dollars!


Et tout à coup, soulevée par la confidence qui m’inspirait le docteur,
je me surpris à m’ouvrir le cœur à lui à lui comme je ne l’avais fait avec personne
encore. Je lui disais que j’avais à la banque l’argent pour tout régler d’un
coup s’il le fallait l’hôpital, l’anesthésie, l’opération. Mais que cette
somme représentait huit années de petites économies mises bout à bout de peine
et de misère dans le but d’aller passer une année au moins en Europe, pour

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une raison que je ne pouvais d'ailleurs m'expliquer clairement. Peut-être
au fond pour me soumettre à un essai, découvrir si j'étais apte à devenir
quelqu'un, quelque chose, n'ayant là-dessus qu'une idée bien confuse,
même pas assurée au reste d'avoir du talent, mais que c'était ainsi et que
je n'y pouvais rien, j'étais comme possédée par la folie de m'arracher du
sol. Et que c'était maintenant ou jamais, car c'est tout juste si j'avais
encore la force de partir. Bientôt, je ne pourrais plus. De jour en jour,
je sentais les liens de la routine, de la sécurité, de l'affection aussi
se resserrer pour mieux me retenir.


Il avait repoussé un peu la lampe de son bureau, afin que la
lumière sans doute ne me gènât pas, en sorte que je lui parlais dans une
douce pénombre qui me facilitait, je pense, la confidence.


Tout à coup il se leva et avec une force, une détermination
surprenante, m'enjoignit :


— -Partez, partez avant que la vie ne vous enlise vous aussi comme
elle a enlisé tant des vôtres...des miens aussi, dit-il avec mélancolie.
Est-ce un marché entre nous? reprit-il presque gaiement. Je guéris votre
mère. Je le remets sur pied. Et vous, vous partez...Dans l'avenir, si
vous le pouvez, et si je suis toujours de ce monde, vous me dédommagerez
de la manière qui vous paraîtra juste. Je laisse cela à votre conscience.


Je partis, en un sens rassurée, et, de l'autre, encore plus
accablée. J'avais peine à retenir les larmes qui me venaient, de temps à
autre, tout au long du trajet en tram coupant une autre partie de la ville,
puisque de chez le docteur Mackinnon je faisais un crochet pour m'arrêter à
l'hôpital. Mais c'était à cause d'une bonté humaine dont je me sentais indi-
gne que j'avais envie de pleurer. Mon opération é moi avait-elle seulement

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été acquittée? Je n’en étais pas sûre. Celle de maman le serait-elle
jamais si je ne possédais pas le talent que j’espérais tellement mettre
au jour? Je fus dévorée de douter sur moi-même comme jamais, au cours de
cet interminable voyage en tram à travers une autre partie de la ville que
j’essayais de situer en essuyant parfois de la main la vitre embuée, mais
alors j’y voyais surtout mon visage anxieux qui semblait me dire : « Tu as
reçu, toute ta vie, en bonté sans prix, en dévouement. As-tu seulement
quelque chose à donner en retour"? "


Je trouvai maman moins abattue que la veille, presque gaie,
faisant la causette avec l’Ukrainienne – et comment s’y prenaient-elles
pour se comprendre, sa nouvelle amie, ne connaissant guère plus d’anglais
que maman, je ne l’ai jamais saisi, pourtant des années plus tard, ma-
man me parlaitparleraitsouvent encore de cette connaissance d'hôpitalet de mille
détails sur sa vie qu’elle n’avait pu apprendre qu’en ces quelques jours
d’hospitalisation.


Aux premiers mots que je lui dis au sujet de ma visite chez le
docteur et de la décision de l’immobiliser dans un plâtre, elle perdit toute
sa gaieté. Elle fut un moment atterrée, puis se cabra :


— -Jamais! Jamais!


A son âge, ce serait une folie de sa laisser enfermer ainsi, se
défendit-elle. Elle ne pourrait en sortir vivante. Mieux valait accepter
l’infirmité qui avec le temps lui permettrait de se déplacer quelque peu,
et qui sait, se révélerait peut-être moins grave qu’on ne le pensait.


— -Et m’enfermer moi aussi, me retenir à jamais à côté de toi, lui
dis-je, avec brutalité, car tout à coup j’avais compris que c’était la seule
arme que je possédais contre sa volonté récalcitrante.

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Elle en devint toute pâle. Au frémissement de son regard je
vis combien le coup avait porté. Elle abaissa les yeux :


-Eh bien! Si tu penses que je doives y passer...


Pourtant le lendemain matin, le Principal vint, à la porte de
ma classe, m'annoncer que le docteur Mackinnon me demandait au téléphone.
J'entendis la bonne voix un peu bourrue :


— -Votre mère refuse de se laisser opérer.


— -Ah doux ciel! Est-ce que cela peut attendre? Le temps que je
l'entreprenne...


— -Un ou deux jours. Guère plus. Je crains l'infection. Et puis
son coeur montre quelques signes de fatigue.


— -J'irai à l'hôpital le plus tôt possible.


Le Frère Joseph, ce jour-là, avait entendu une partie de mes
réponses. Il me proposa de partir aussitôt...


— -Mais!


En ce temps-là, à moins de décès dans la famille ou d'être soi-
même très sérieusement malade, il fallait défrayer de sa poche la journée
d'une suppléante.


— -Allez, me dit-il. J'enverrai l'une et l'autre de vos compagnes
à tour de rôle jeter un coup d'oeil sur votre classe. Donnez-lui beaucoup
de travail à faire. J'irai moi-même passer un moment avec vos petits. Ça
me sera utile.


Et je fus encore une fois ballottée pardans un tram qui, à cette heure,
s'arrêtait à chaque coin et me parut mettre des heures à arriver.


Dès le corridor, j'entendais maman et l'Ukrainienne qui en étaient
à faire le compte de leurs enfants, en les nommant chacune, pour le béné-
fice de l'autre. J'entendais : — "Irena, Olga, Ivan, Anna, Adèle, Bernadette..." Agnès...

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Je coupai court à tout cela. J’étais très fâchée

.


— -Voila trois jours, dis-je à maman, que je cours. Je trouve
pour toi le meilleur orthopédique de la ville. Ce matin, il se dérange.
Il vient de bonne heure exprès pour toi de l’autre bout de la ville .
Et qu’est ce qu’il trouve? Une vielle femme entêtée qui avait dit oui
hier, qui dit non ce matin.


Maman détourna les yeux. Elle ne sentait peut-être pas cou-
pable d’avoir dit oui puis non, mais d’avoir fait venir pour rien le vieux
médecin écossais qu’elle commençait à estimer beaucoup.


— -On m’a dit, fit-elle, que les os reprennent parfois très bien
tout seuls, que la soudure se fait d’elle-même et qu’au bout d’un mois ou
deux, même avec une fracture comme la mienne, on peu se remettre à mar-
cher. Une femme de la chambre voisine , à qui c’est arrivé, est venue et
me l’a assuré. Et ça coûterait moins cher…


— -Et comment marcherais-tu, lui dis-je, en moquerie, à supposer
que soit vraie ton histoire de bonne femme?


Tout à coup je me transformai sous ses yeux en vieillard, j’appe-
lais à mon aide tout le talent de mime que je possédais, me déhanchai, me
pris, le cou tordu, le visage croche, traînant derrière moi une jambe
inerte, à traverser la pièce, m’accrochant au passage à tout ce que je
pouvais attraper, geignant tout ce temps-là et peinant à fendre le cœur le
plus dur.


L’Ukrainienne s’esclaffa, même la douce Mennonite triste eut un
rire léger, et maman finit par suivre, gagnée malgré elle par les autres.


-C’est bon, dit-elle, sans plus de résistance qu’une enfant. Mais…


Je sus tout à coup ce qu’elle désirait et auquel j’aurais dû penser
avant. Nous avions une amie infirmière que maman chérissait. Je lui promis :

Image lb/>-Clérina se trouve libre. Je passe l'avertir ce soir. Je lui
demandai de se trouver près de toi demain quand on t'endormira et après
quand tu te réveilleras.


Jamais elle n'avait été anesthésiée, même à la naissance de ses
enfants, et j'aurais dû comprendre que sa principale frayeur lui venait
peut-être d'être endormie de force.


Elle se réveilla comme enfermée en un cercueil, dépendant des
autres, même pour le manger qu'on lui fit prendre d'abord à la cuiller,
elle qui n'avait dépendu de personne, et rien ne fur plus triste à voir,
pendant quelques jours, que ses yeux nous suivant dans l'impuissance d'une
prisonnière à vie. Je crois bien que dàs l'instant où elle se découvrit
dans cette dépendance jusqu'au jour où elle en sortit, elle ne dormit pas
une seule nuit, en dépit de ce qu'elle affirma. Seulement peut-être un
petit moment par ici, une minute par là. Pourtant elle refusa jusqu'au
bout de prendre des somnifères, même les plus légers, même après que
l'eut morigénée son bon docteur Mackinnon qui, à la fin, la laissa faire,
me disant : "J'ai souvent vu des femmes de cette trempe et de sa génération,
refuser catégoriquement le sommeil artificiel et même parfois des calmants,
et je me suis demandé parfois si ce n'est pas par une sorte de fierté d'âme"."


Au bout de deux semaines, il nous permit de ramener maman à la
maison, et jamais je n'oublierai quelle peine nous eûmes à hisser la civière
par l'escalier tournant et de quel oeil inquiet, maman, retenue par des sangles,
suivait les efforts des brancardiers pour lui faire franchir ce passage diffi-
cile. Mais, installée dans son propre lit, dans l'appartement loué au pro-
priétaire actuel de notre ancienne maison, elle retrouva le courage qui avait
failli l'abandonner. Elle apprit à se servir assez bien de sa main gauche, la

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seule libre. Surtout, elle passa des heures, le visage tourné vers la
fenêtre, à regarder le ciel que nous avions toujours sous nos yeux,
n’en revenant pas de ce qu’il lui disait maintenant. Comme Anna plus tard,
avant de mourir, comme Dédette aussi que je verrai sans cesse tourner les
yeux vers le ciel, maman, qui avait été toujours si active, découvrait
le profond ciel du Manitoba et s’en étonnait sans fin, s’étonnait que l’on
pût voir mieux parfois, de la prison, qu’en liberté. Un soir que, ren-
trant de l’école, je la trouvai en contemplation de l’immense ciel vide,
elle eut une réflexion qui m’obsède encore : — « Que le ciel qui connaît tout,
sais tout, et ne dit jamais rien, nous console cependant, comprends-tu
cela, toi"?"


Nous avions une aide-infirmière qui venait le matin lui faire sa
toilette, rafraîchir son lit, la retourner sur le ventre pour un moment
de répit en la roulant sur elle-même, comme un bloc de ciment. Une de nos
voisines ne manqua, presque aucun jour, de lui apporter une tasse de bouil-
lon de poulet ou de légumes encore tout chaud. Pour le reste, nous nous
débrouillons, Clémence et moi, maman nous demandant si peu au fond, au-
jourd’hui, je m’en aperçois enfin.


Clémence fut parfaite. Dès qu’on eûteut besoin d’elle, qu’on fit
appel à ses servies, cette pauvre enfant malade à qui on avait voulu évi-
ter toute responsabilité, se montre cent fois plus utile qu’on aurait pu
le croire possible. Elle fit passablement bien la cuisine du moment que
maman ne fûtfut plus à côté d’elle pour tout réussir en un tour de main. Elle
lui apportait son petit plateau, l’aidait à manger, nettoyait assez bien
l’appartement. Et surtout, à travers ces mois qui eussent pu être si pé-
nibles, Clémence se montra moins nerveuse, moins craintive, plus heureuse
en somme que nous ne l’avions vue depuis des années. Maman n’était plus sur

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ses talons pour dire : — "Donne, je vais faire pour toi..." Moi-même,
n'ayant pas beaucoup de temps pour l'aider, m'en remettaits à elle, la
chargeaits de petites besognes qu'elle en vint à accomplir de mieux en
mieux. Un jour elle s'essaya presque en cachette à faire un johnny-cake,
gâteau à la farine de maïs qui, lorsque j'étais enfant, me paraissait
délicieux. Son gâteau était léger et bon. Maman, sans grand appétit,
se força à en manger un morceau. Quand Clémence, toute contente, eut
regagné la cuisine en rapportant le plateau, maman, elle qui détestait
tellement montrer de l'émotion, me demanda, les yeux tout humides :

— -Ne crois-tu pas que ç'aurait été mieux pour Clémence, au fond,
si j'avais été infirme toute ma vie?


— -Voyons maman, quelle folie te vientt en tête! Trop de responsa-
bilités trop longtemps pour un être comme elle aurait été tout aussi néfaste,
tu le sais bien, que pas du tout.


— -Ah! tu as sans doute raison, soupira-t-elle. C'est si difficile
de savoir comment faire avec descertains malades. Un médecin qui l'a soignée, il y
a longtemps, m'avait bien recommandé de l'initier à se débrouiller, mais
alors, si souvent, quand je lui demandais un service, ou la reprenaits même
patiemment, elle devenait rétive, prête à une de ces terribles crises, tu
te souviens quand elle envoyait tout voler en air... Ou, cette autre fois,
où elle partit devant elle, se sauvant de la maison... et où nous l'avions
cherchée de rue en rue, de quartier en quartier, tu te souviens, comme un
pauvre petit chien perdu.


ici [Elle mit la main devant ses yeux, comme n'en pouvant plus de sup-
porter cette vision. Je l'amenai au calme doucement, en lui répétant que
tout cela était fini, le médecin ayant assuré que ne se renouvelleraient pas

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ces grandes crises. Elle en convint, se laissa consoler, et, comme
il était bien plutôt dans sa nature, s’efforça bientôt de paraître moins
secouée qu’elle ne l’avait été, et déjà toute revenue de ce souvenir.


La seule autre plainte qu’elle éleva au cours de sa maladie fut
au sujet de son plâtre : il était vraiment trop lourd, trop grand, disait-
elle; le docteur avait exagéré, il faudrait lui en enlever bientôt,sans
quoi elle étoufferait.


Je téléphonai au docteur Mackinnon. A ma grande surprise, il me
dit qu’il allait venir. Même à l'époqueen ce temps-là un spécialiste ne se déplaçait pour-
tant pas si facilement. Il arriva avec d’impressionnants instruments, de
longs ciseaux, une sorte de petit marteau, des pinces, tout un attirail
qu’il disposa sous les yeux de maman qui parut en attendre grand secours.


Assis au bord du lit, il lui promit qu’elle allait se sentir
infiniment mieux quand il l’aurait délivrée en bonne partie de son " internement."
A moi, il avait pourtant confié qu’il ne pouvait guère que faire semblant
de diminuer son plâtre, mais que cela suffisait parfois à rassurer les mala-
des. C’est étonnant comme ils en étaient venus à se comprendre tous deux,
chacun parlant pourtant à l’autre dans sa langue propre. A les voir côte à
côte, le médecin penchant sa grosse tête vers maman, lui tenant la main,
elle élevant vers lui des yeux brillants de confiance et de gratitude, je
me disais : — « Est-ce que je rêve? Est-ce qu’entre cette vielle femme malade
et ce vieil homme presque aussi malade qu’elle, il n’y a pas quelque chose
comme une affection? Est-ce que jeunes, ils ne se seraient pas aimés d’amour"? "

Alors, très au loin, je crus apercevoir la femme at-tirante qu’avait dû être
ma mère.


Ses grands ciseaux en main, le docteur Mackinson procéda à découper,

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autour du cou de maman, une très fine laniàre de plâtre qu'il me tendit
aussitôt, en me donnant à comprendre qu'il fallait la faire disparaître
avant que maman ne l'eût vue.


— -J'en ai enlevé un big piece, dit-il, et vous allez voir a great
improvement.


Maman promena sa main libre autour de son cou et acqueisça :


— -Oh oui, c'est beaucoup moins haut. Je respire déjà mieux. Quelle
amélioration en effet!


Mais elle y avait pris goût. Une semaine plus tard, elle me
demanda avec tant d'humilité que je n'eus pas le coeur de refuser : "Télépho-
mnerais-tu au docteur Mackinson? S'il y avait moyen de m'enlever encore un
peu de plâtre..."


[Il vint trois fois du bout de la ville pour lui enlever à chaque
reprise une "retaille" d'un demi-pouce de largeur peut-être mais surtout
pour l'encourager. — "Tout irait bien. Sa captivité allait bientôt prendre
fin. And then you will be full of spirit, again like a young girl". "


Enfin arriva le jour de sa délivrance. A voir ses yeux exprimer
une attente presque insupportable du soulagement qui allait venir, je compris
qu'elle avait dû aller presque à la limite de l'endurance humaine. A grands
coups, cette fois, le docteur Mackinson, le visage cramoisi, le souffle
court, tailla sans la dure carapace, sans trop remuer ma mère elle-même.
On eût dit qu'il dégageait une délicate chrysalide avec une infinie joie de la
voir naître. Il m'avait pourtant avertie que les semaines à venir seraient
parmi les plus dures qu'aurait à supporter ma mère. Et elle ne trouva en effet
de repos pendant ces semaines ni dans son lit ni dans son fauteuil où nous la
transportions quand nous avions de l'aide. Quelquefois, je la surprenais

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assise au bord du lit, les jambes pendantes, découragée non par la douleur
lancinante, mais de ne pas parvenir à se mouvoir. Elle me lança une fois sur
un ton d’accusation : — « Mes jambes sont mortes, tu sais. Rien n’y peut faire". "
Je ne la voyais pas essayer de se mettre au moinsdebout à l’aide des béquilles
que nous lui avions procurées. Je m’enfonçais dans une sorte de désespérance.
Maman ne marcherait peut-être plus jamais par ma faute, moi qui avaits tenu
contre son gré à l’opération. N’était-ce pas elle alors que voyait clair et
moi qui me leurrais dans ma volonté de voir ma mère guérie afin que je puisse
partir tranquille?


Un soir, pourtant, rentrant de l’école, je la vis qui avançait de
quelques pas avec le soutien des béquilles et suivie de Clémence qui se mordait
les lèvres dans la peur de voir maman tomber. Elle fut presque aussitôt en nage,
à la limite de ses forces. Mais quel courage était le sien! A peine un peu
remise, de son fauteuil elle jeta un regard en quelque sorte amoureux et défiant
sur le magnifique couchant qui embrasse ce soir-là, la fenêtre. — « Tu me reverras
passer, »
me parut-elle lancer au soleil splendide.


Le lendemain, elle réussit trois ou quatre pas autour de la table
en s’y retenant. Ses prouesses allèrent vite dès lors croissant. Un soir,
dans la pièce où je me tenais, je la vis entrer, à petits pas mécaniques, sans
soutient, se tenant un peu éloignée du mur. Sur ses traits éclatait la joyeuse
surprise du petit enfant qui s’est mis debout de lui-même et tout à coup a réussi
ses premiers pas.


[Sa guérison s’acheva incroyablement vite, accompagnée d’une prodigalité
de ses forces, à peine lui étaient-elles rendues. Elle qui avait été toute sa
vie dépensière d’elle-même, comment, dès lors quepuisque par miracle quelques bonnes
années encore semblaient devoir lui être accordés, n’en aurait-elle pas été,

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dans sa gratitude infinie, gaspilleuse à la limite? Des heures durant,
assise dans son fauteuil, entre ses périodes d'exercices, elle se mit
à coudre pour ses petits-enfants. Elle tricota des layettes pour ceux
qui allaient naître, envoya de petites courtepointes faites de retailles
à tous les coins du pays. Elle écrivit à des cousins éloignés dont on
n'avait eu ni vent ni nouvelles depuis je ne sais combien d'années. Quand
j'étais à ma classe, elle se risquait à descendre et remonter seule l'es-
calier tournant, ce que je luis avait bien défendu. La première chose que
je sus, elle se rendit jusqu'à la bonne voisine aux bouillons de légumes
et de poulet. Peu de temps après, je la surpris un jour en train de pétrir
une pâte à tarte. — "Madame Gauthier réussit bien des soupes. Je vais lui
montrer maintenant ce que c'est qu'une bonne tarte"
, m"apprit-elle simplement.
Elle rayonnait de bonheur.


— -Il faudrait quand même essayer de la retenir un peu, dis-je
à Clémence.


— -Si tu penses que c'est facile!


Déjà Clémence avait retrouvé un peu de son air et de son ton bougons.


Un matin frais de printemps, de bonne heure, je vis, dans un
manteau sombre familier, une petite silhouette quelque peu tassée sur elle-
même, encore assez droite tout de même, qui, au coin de la rue, attendait
apparemment le tram.


— -Mais c'est tout de même pas possible! Jamais je croirai qu'elle s'en
va maintenant toute seule en ville!


— -Eh oui! Dit Clémence. Son idée était déjà faite hier.


Sous le bras elle retenait un assez gros paquet informe qui me
rappela étrangement celui avec lequel elle était partie ce funeste matin de
l'automne précédent.

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-Mais qu’est-ce qu’elle a sous le bras?


-Un pain de ménage, ronchonna Clémence. Et tu peux être sûre
qu’elle s’en va porter à Rosalie.

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XIXVII


Vint l'été que maman avait toujours accueilli avec une charmante
variété de fleurs disposées gracieusement autour de la galerie à colonnades
et en ronds et plates-bandes au milieu de la pelouse. Cette année, nous
n'avions plus un pouce de sol à nous où repiquer au moins nos quelques
géraniums rouge vif de maisons. Maman ne s'en montra pas aussi désolée que
j'aurais pu le croire. Au fur et à mesure que lui étaient enlevés des
possessions, elle avait de plus en plus de coeur à donner à ce qui lui
restait. Je la découvrais bien plus apte à la liberté que je ne l'avais
pensé. Les mains libres, elle s'avançait pour ne plus conquérir à présent
que les biens inaliénables. Mais j'ai compris cela seulement lorsque moi-
même ne souhaitai plus guère que ces biens-là.


Cet été encore, elle devait le passer chez son frère Excide, et,
me doutant bien que, reconnaissante à l'infini de sa guérison, elle enten-
dait rendre grâce en se dévouant plus que jamais au service d'autrui, je la
mis en garde contre son aptitude à se porter sans cesse au-devant de la besogne.


— -Au moins, dis-je, quand ils seront à court de bras, ne va pas
t'offrir pour traire les vaches.


Elle sourit avec cet air d'acquiescement trop rapide qui signifiait
en général qu'elle allait justement n'en faire qu'à sa tête. Autant que grand-
mère Landry, elle devenait impossible à retenir dans sa dépense d'elle-même
au secours des autres.


Pour ma part, j'allais partir un étrange pays mi-terre, mi-eau,
à quelques trois cents milles au nord de Winnipeg, une basse plaine de joncs,
de lacs, de rivières, survolée d'innombrables oiseaux, que je baptiserais
moi-même, je pense, le pays de la Petite-Poule-d'Eau. Voilà en tout cas,
ce qu'on m'en avait dit et qui m'attirait. J'avais obtenu là une de ces écoles,

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assez rares au Manitoba, qu’en raison de l’éloignement, des pauvres com-
munications et de la dureté du climat, le ministère de l’Education ne main-
tenait ouvertes qu’en été seulement. J’y serais logée à leurs frais, par les
gens du pays, et toucherais du ministère ma rémunération de cinq dollars par
journée scolaire. Ainsi je pensais arriver à boucher quelque peu le trou fait
dans mes économies par tout l’imprévu de l’hiver précédent. Voilà pour l’ins-
tant tout ce que j’escomptais de mon passage à la Petite-Poule-d’Eau qui allait
pourtant imprégner ma vie entière de son indicible attrait. Mais tout le reste,
qui me serait donné par surcroît : la découverte d’un des lieux du monde les
plus enchanteurs ; la nostalgie qu’il déposerait en moi pour toujours du recom-
mencement possible de l’expérience humaine sur terre; le livre qui en résulte-
rait bien longtemps plus tard ; la bonne fortune de ce livre – roman pour ainsi
dire d’une petite école perdue au bout du monde et qui en serait la première –
devenant livre d’étude en de nombreuses écoles du pays et d’ailleurs ; tout ce
rebondissement inouï, alors que je partais pour la Petite-Poule-d’Eau, m’était
aussi caché que nous l’aitest en fin de compte presque tout l’essentiel de notre
destination.


ici[Et qu’il est bon qu’il en soi ainsi! Aurais-je pressenti un peu
ce qui allait m’advenir que déjà sans doute l’aventure m’eût été moins profitable.
Il fallait qu’elle me livrât entière à la dure solitude qui, elle, me poussa
vers mes sept petits élèves, quelques adultes autour de moi, vers les oiseaux,
le vent, l’immense silence de l’île, dans un besoin si effréné de solidarité
qu’elle me fûut accordée, et dès lors tout changea entre moi et cette contrée
reculée que j’avais pu croire, en arrivant, dépourvue d’intérêt. Tant, tant
de fois, la solitude m’a jetée ainsi dans une meilleure connaissance des êtres
et des choses.

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Maman se montra d'abord assez inquiète. à la pensée, qu'Après
avoir eu un si bon poste en ville,, je courus comme, je courrais, disait-elle, Adèle
vers les pires trous, comme Adèle.


— -Quand partiras-tu, me demanda-t-ellepour l'autre côté?


Ainsi avions-nous pris l'habitude, entre nous, de nommer les
pays d'Europe, et le mot, pour exprimer le sentiment de maman, faisait,
à la fin, on ne peut plus juste.


En fait, je devais revenir à Saint-Boniface au début de septembre,
en repartir peu après pour Montréal d'où je m'embarquerais pour Londres et
Paris. Mon passeport était demandé, mon billet d'aller déjà retenu.


— -Alors, me dit-elle, je reviendrai de chez Excide à temps pour...


Je sus qu'elle avait pensé au mot "adieu" qui lui était resté dans
la gorge.


Elle ne combattait plus maintenant en rien ma décision. Elle ne
comprenait toujours pas que je puisse désirer quitter ma situation enviable,
mes donc petits élèves aimants, une vie qui devait avoir à ses yeux quelque
chose au paradis. Sans comprendre la force qui me dominait, elle avait
commencé à la pressentir et me plaignait, je pense, d'en être la proie,
sans songer qu'elle-même, toute sa vie, avait été la proie de quelque
profonde exigence intérieure. Dès lors, si elle en avait eu les moyens,
elle aurait peut-être été jusqu'à m'aider à partir.


Elle aurait bien été la seule à le faire. Personne autour de moi
ne me soutenait. Notre petite ville française et catholique ne nous élevait
pas au prix de tant de sacrifices, d'abnégation et de rigueur, pour nous
laisser partir sans y mettre d'obstacles. Si elle l'avait pu, je me dis
parfois qu'elle nous aurait retenus de force. Tout départ, étant donné

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notre petit nombre, était ressenti comme une désertion, un abandon de
la cause. Ma sœur, Adèle portée aux gestes excessifs, aux paroles théâ-
trales, m’accusa de trahir les miens. Anna, plus modérée, me jugeait
tête folle , courant s ûrement au-devant de grandes désillusions. On e ût
dit qu’elles en voulaient à ma jeunesse d’entreprendre ce que la leur
n’avait osé et le leur reprochait sans doute maintenant. Je ne peux trop
leur en vouloir. Presque certainement ma jeunesse avait été moins refrénée
que celle de mes sœurs aînées.


[C’est pourtant Clémence, notre pauvre Clémence sans défense,
qui me porta le coup le plus dur. Comme elle avait été peu longtemps à
l’école, maman la gardant assez souvent à la maison depuis les premières
atteintes de sa maladie, c’est elle qui, souvent, quand j’étais toute
petite, prenait soin de moi. Elle m’entraînait en des promenades à pied
bien trop longues pour moi mais dont je revenais contente avec l’impression
d’avoir vu des choses lointaines et toujours différentes. Elle m’emmenait
souvent du côté sauvage de notre petite rue ainsi que je l’ai raconté dans
Rue Deschambault. Son langage qui inquiétait les autres, plein d’étranges
références aux morts de notre famille , comme s’ils étaient toujours vivants ,
ou de bizarres digressions poétiques, ne troublait nullement ma logique
enfantine. Nous fûmes très près l’une de l’autre, Clémence et moi, quand
j’étais enfant, et je crois me rappeler que je courais volontiers vers elle,
dans la peur, pour être rassurée. Plus tard, quand la terrible maladie
nous l’eut laissée atteinte à jamais dans quelque partie invisible de son être,
c’est elle qui se cramponna à moi, tirant, on e ût dit, une sorte de confiance
de ma jeunesse entreprenante.


Dans un état de fâcherie qui chez elle était signe de désarroi,

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elle assistait à mes préparatifs de départ. Un soir, elle s’arrêta à la
porte de ma chambre, me regardant faire des rangements.


— -Comme ça, c’est vrai que tu pars?


Elle attacha sur moi ses grands yeux aux cernes sombres, si
prompts à voir venir de loin la souffrance, ne s’y trompant pour ainsi dire
jamais. J’y vis passer une détresse dont je ne compris tout le sens que bien
des années plus tard, lorsqu’au moment du plus grand besoin je sentirais se
retirer de la mienne la main qui m’avait paru la plus sûre.


— -Voyons, Clémence, je ne pars pas pour toujours!...


Elle continuait à me regarder sans croire à mes paroles, sans plus
de confiance en moi peut-être, si désemparée qu’elle me jeta tout à coup en
plein cœur sa plainte profonde :


— -Tu nous abandonnes!


Il y a des mots comme cela : une fois dits, on les entendra toujours.
Ils se logent dans quelque coin de la mémoire d’où on ne pourra les faire sortir.
Ils nous attendent à un tournant de la pensée, et la nuit souvent, quand nous
réveillé et ne pouvantne pouvons nous rendormir, alors que ce sont toujours les vielles souffrances
qui viennent nous retrouver, les premières. Peut-être, quand nous serons
cendre et poussière, ou âme immortelle, que nous nous en souviendrons encore.
Et, s’ils nous traquent ainsi à travers la vie, et peut-être au-delà, c’est
sans doute qu’ils contiennent une part de vérité.


[Dédette était revenue ce temps-là, pour un court intérim,
avant de retourner encore une fois à Kenora, assumer une classe de septième
ou huitième année à l’Académie Saint-Joseph où moi-même j’avais fait mes classes.

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Elle aima toujours particulièrement, comme moi, celle des tout-petits,
les classes d'adolescents, disant : — "C'est l'âge où se réveille la
chair, mais aussi l'idéal". "
Et c'est d'elle, loin comme nous l'aurions
pu croire de nos préoccupations et de nos angoisses, que je reçus de
l'encouragement. Un jour, n'en pouvant plus de doute et d'hésitation,
je m'en fus à la grande porte d'entrée demander Soeur Léon de la Croix.
Cela me faisait toujours curieux de nommer ainsi ma soeur que j'attendais
ensuite dans un des deux petits parloirs identiques, meublés chacun d'un
piano et où, élève, tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre, j'avais
souvent été envoyée
travailler mes gammes et sonates.


J'entendis au loin sonner sa cloche : trois courts et un long -
à moins que ce ne fût le contraire. Peu après, résonna son pas se hâtant
dans le grand passage.


Le pas de Dédette! On disait à la maison qu'on le reconnaî-
trait entre des milliers. J'imagine parfois que même dans le piétinement
de la Vallée de Joseaphat, si les choses s'y passent comme on le dit,
le pas de Dédette s'ense détachera. C'était tout le contraire du pas d'une
religieuse. Et sans doute sa communauté avait-elle essayé d'amener
Dédette, dans sa démarche comme dans bien d'autres choses, à se conformer
aux autres, mais heureusement, elle n,y était pas parvenue en cela du moins.


Vif, hâtif, impétueux, comme soulevé parfois de terre et, à
intervalles, sonnant du talon, il disait tout son caractère : une
volonté forte, appliquée à se dominer, mais qui n'avait jamais pu
retenir en elle l'enfant aimante accourant se jeter avec une joie ardente avec passion vers le
dans les joies rendues de l'affection et du dehors.monde jadis quitté.

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Déjà précipité, au loin dans le passage, il s’accélérait
dans les marches qui descendaient aux parloirs, acquérait encore plus
de vitesse dans le dernier petit bout du corridor, puis la course
devenait élan irrépressible dès qu’elle avait aperçu le visage de celui
ou celle qui l’attendait. Jupe et voile envolés, nous arrivait un
tourbillon qui se saisissait de nous, nous faisais tourner avec elle
dans une valse folle comme si, pour nous retrouver, nous n’eussions
pas eu qu'à franchir un coin de rue seulement, mais une distance infinie. Et
peut-être était-ce elle qui avait raison et devrait-il y avoir danse
et tourbillon de pas chaque fois que se retrouvent deux être qui
s’aiment, eussent-ils vécu côte à côte! Je ne voyais pas alors combien
il était surprenant que ce fût Dédette, la plus exhubérante, la plus
emportée, -peut-être aussi la plus pathétiquede mes soeurs -, qui fût
entrée en religion. Dédette était Dédette – un vrai phénomène – pieuse,
bruyante, démonstrative, méditative – je ne voyais pas plus loin.


ici[Elle arriva hors d’haleine, s’empara de moi, se pendit à mon
cou et se prit à me chantonner, un peu plaintivement, comme si je lui
étais rendue après une longue captivité : « Ma petite Gabrielle! Ma petite
Gabrielle"! "


Puis devenue soudain toute calme, elle me fit asseoir, tirant
la chaise pour elle au plus proche de moi. Elle avait ce don rare de passer
de la surexcitation intense à la gravité, au silence le plus attentif,
le plus perspicace, appris sans doute au prix d’efforts constants mais qui
devrait aussi correspondre au fond de son âme portée, malgré tout à pres-
sentir le malheur plus encore que la joie du monde. Et il est vrai qu’une
fois ou deux, le feu, l’animation, l’éclat de son visage tombés tout à

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coup, j'avais vu apparaître, en elle, à mon immense surprise, comme
un vaste paysage sombre, désolé, tourmenté, sans lumière, une lande
grise; puis étaient revenus le feu, l'animation, l'éclat, et j'avais
cru avoir été le jouet de mon imagination.


A présent elle scrutait mon regard anxieux.


-Dédette, l'appelai-je à mon tour comme de loin, je ne sais
vraiment plus que faire. Tous me désapprouvent de vouloir partir...
Pourtant!...pourtant!...Il me semble qu'il y va de ma vie...


Elle me prit alors par la main, me fit me relever et m'entraîna
dans le grand jour qui tombait de la haute fenêtre. Dans cette claire
lumière du ciel, nous nous sommes bien vues pour la première fois peut-
être de notre vie, ma soeur et moi, car il me semble que nous n'en
revenions pas de surprise, moi àde découvrir soudain le magnifique gris
nuageux de ses yeux pleins qu'ils étaientde nostalgie que je n'y
avais encore jamais observée, elle � d�couvrirde Dieu sais quoi dans mon
visage car elle n'arrêtait pas de le tourner doucement vers la lumière
encore. Suffirait-il donc à la fin d'une franche lumière tombée du ciel pour
voir ce qui est? Brusquement, Dédette me serra dans ses bras, elle
attira ma tête contre son épaule et, comme assurée du secours de son
Seigneur en ma faveur, elle se prit à me crier en chuchotement exaltés,
y mettant en jeu, on aurait pu diredit, son salut éternel :


-Pars! Pars! Pars!triple espace

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Il y a sept ans de cela, quand elle fut sur le point de mourir
et qu’accourue auprès d’elle, je me tenais, un soir , à son chevet,
dans sa petite chambre d’infirmerie, je lui demandai si elle se souvenait
de cette scène du parloir?


Elle ouvrit les yeux mais ne m’adressa pas le sourire que
j’espérais. Depuis l’instant où son médecin lui avait appris qu’elle
était atteinte d’un cancer déjà très avancée, aucun sourire n’avait plus
éclairé son regard. L’amour, le grand souci des autres y étaient toujours
visibles, mais sans la lumière qu’y met le sourire. De tous les miens
que j’ai vu mourir, c’est elle, la grande croyante, qui sembla y mettre
le plus de résistance. Son dernier sourire, elle l’avait esquissé peu
après son opération, alors qu’elle croyait qu’elle allait vivre et que,
du regard, elle avait tout à la fois embrassé ce qui dans la vie est bon,
tendre, doux, parfumé, délicieux, et qu’elle m’avait fait voir à ce
moment-là, à force de beauté dans son sourire. Depuis lors, je m’ingéniais
à le vouloir faire apparaître encore une fois au moins sur les traits de
Dédette. Mais il n’y avait rien à faire. La gravité seule, une étrange
gravité chez un être si mobile, les revêtait. En réponse à ma question,
elle fit simplement signe que oui, puis ajouta sur ce ton grave toujours
maintenant : « Les choses du cœur ne s’oublient pas. Ce sont peut-être
même les seules qui nous restent à la fin. Et elles ne font pas un gros tas". "


Je lui demandai encore si, pour m’avoir poussée autrefois avec
une telle ardeur à suivre ma voie, elle avait perçu quelque signe favorable
du destin. A un léger froncement de ses sourcils, je me repris : de la
Providence.


Elle me dit que non. Simplement, à voir mon visage tracassé -

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si jeune encore, et déjà si tracassé - elle s'était rappelé un moment
de sa vie, à l'âge de onze ans, alors que s'éveillant, à la campagne,
par un frais matin d'été, tout imprégné, me dit-elle, de bonnes odeurs
de la maison : pain grillé, café, confitures, mélées à celles qui
entraient de dehors par la fenêtre grande ouverte : foins coupés, phlox
en fleurs, terre trempée de rosée, elle s'était sentie à ce point
enivrée de vivre qu'en un élan de gratitude envers le Créateur pour tant
de bonheur donné à ses créatures, elle avait décidé d'y renoncer en partie,
de son plein gré, et d'entrer en religion.


[ — -Si je comprends bien, dis-je, quelque peu incrédule, c'est
par excès d'amour de la vie que tu y as renoncé?


Elle pencha la tête en un signe qui pouvait être d'acquiescement
avec cette gravité toujours si troublante.


— -J'avais onze ans...reprit-elle, avec une sorte de compassion
lointaine envers elle-même.


Elle ne l'avouerait pas, mais un frémissement douloureux de sa
lèvre me donna à entendre qu'elle de sentait lésée maintenant de sa part
de bonheur terrestre pour avoir été, enfant, si confiante.


— -Mais tu as toujours dit, m'écriai-je pour la consoler, que
Dieu seulement pouvait nous donner le bonheur entier.


— -Il veut peut-être aussi qu'on goûte à celui de la terre, dit-elle.
Toutes ces merveilles, il les aurait faites pour rien!


— -Mais qui les a vues mieux que toi, Dédette? Du coin de l,oeil,
tu as vues mille fois mieux que nous toutes, en liberté, mais toujours
occupés ailleurs...toujours distraites.

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Alors je sus que je l’avais en effet un peu consolée. Après
mon départ, durant les quelques semaines qui lui resteraient à vivre,
j’allais lui écrire une lettre tous les jours, parfois deux dans la
journée, m’efforçant sans cesse de la persuader qu’elle avait vibré plus
qu’aucune créature humaine aux splendeurs de la vie. Et puis, elle morte,
je tâchai de continuer à lui parler, à essayer du moins de la retrouver
dans le vent, les arbres, la beauté du monde…Cela donna Cet été qui
chantait
, un livre étrange, j’en conviens, qui, sous une apparence de
légèreté, baigne au fond dans la gravité. Quelles que soient ses lacunes,
il a du moins le mérite, je pense, d’être à l’image de Dédette, âme en-
fantine, âme candide, âme au long tourment refoulé.


Le feu des lucioles, le chant de la vague, celui des feuillages,
le cri d’un oiseau traversant l’espace, Dédette, dans ses longues lettres,
prises sur ses rares heures de liberté, au temps de ses chiches vacances
au petit camp des sœurs, sur le lac Winnipeg, m’avait fait voir en ces
humbles beautés un peu de la pulsation du grand songe de Dieu. Je n’ai
fait que tâcher de rendre ce qu’elle avait éclairé pour moi de son regard
pénétrant.

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d’un costume de toile blanche qui était horriblement frippéefripé après ma
nuit à me tourner et retourner sur ma banquette de train. De plus, je
?pense que j’étais barbouillée de poussière de charbon. Mais le pire
m’attendait. J’aurais à attendre le train de Rorketon longtemps, m’apprit
le chef de gare – Combien de temps? – Il ne pouvait le préciser. Ce
pourrait être deux heures comme tout aussi bien la moitié de la journée
ou même plus. Ce train n’avait pas d’heure. Il arrivait quand il le
pouvait, partait quand il était prêt. Ici, c’était un peu à quoi tous
devaient se résoudre, me fit-il observer avec douceur, en m’engageant à
essayer d’en faire autant.


Je ne connaissais personne à Dauphin. D’ailleurs, à cause de
ce train qui pouvait arriver dans trois heures aussi bien qu’à l’instant,
il valait mieux ne pas quitter la gare. L’intérieur était étouffant. Mais
dehors, juste devant la fenêtre du bureau du chef de gare, il y avait un
banc en bois. Je m’enveloppai de mon manteau et tâchai de trouver une
posture pas trop pénible sur ce banc étroit et court. J’étais si ensommeil-
lée que je pense avoir dormi par instants, la tête sur le dur accoudoir
et glissant parfois à moitié hors du banc. Je me réveillais, me recroque-
villais autrement, dormais un petit moment encore.


Le chef de gare, de sa fenêtre, devait m’observer depuis quelque
temps. Il fut sans doute pris de pitié pour moi à me voir, dans mon beau
petit costume de toile, cherchant du repos comme un clochard à ciel ouvert .
Je suppose qu’il hésita assez longtemps, plutôt timide au fond, avant de
venir me faire son étonnante invitation :


— -Ecoutez-moi bien, mademoiselle. Je me trouve seul à la gare, ma
femme étant partie en vacances. Avant de partir, elle a remis notre grand

Image XVIII


Je partis pour la Petite-Poule-d’Eau en fin juin, tout juste ma
classe à Provencher terminée. Je pris le train de nuit pour la petite
ville de Dauphin où je devais faire la correspondance avec celui de Rorketon.
Il faisait une chaleur atroce. Je n’étais pas parvenue à fermer l’œil de
la nuit. J’arrivai à Dauphin au petit matin, brisée de fatigue. Assez
sottement, pour ce voyage dans une sorte brousse, je m’étais habilléep.249

Image


— lit au propre. Moi, je n'ai pas encore eu le temps d'aller m'y reposer.
Il est à vous, si cela vous le dit de dormir dans un bon lit plutôt que
sur ce banc où vous allez bientôt avoir le cou, les épaules et les reins
cassés

.


[Tout ensommeillée que j'étais, je parvins à m'assoir et à
ouvrir grand les yeux pour bien regarder l'homme qui me tenait pareil
langage. Il était assez jeune, d'aspect agréable, avec des yeux bleus
qui exprimaient une sorte de tendre sollicitude pour son prochain en peine
ou désemparé. En fait, il se dégageait de lui l'impression qu'il était
le bon Samaritain en personne. Tout de même, j'avais encore assez d'esprit
pour me rappeler qu'il venait de m'apprendre que sa femme était tout juste
partie, qu'il avait donc le champ libre. Il dut lire un peu de mes pensées,
car il se dit débordé de rapports à terminer avant l'arrivée du train. Et
de plus le lit était là, dit-il, à ne rien faire, tandis que j'en avais
tant besoin.


J'eus alors une telle envie de ce lit - et peut-être de la peine
à l'idée que je pourrais repousser une bonne intention - que je suivis cet
homme sans plus hésiter. Il me conduisit à la chambre, enleva le couvre-
lit qu'il plia soigneusement et déposa sur une chaise, ouvrit à moitié le
lit tout propre en effet, mit les deux oreillers l'une sur l'autre, les
tapota en disant : "There...there..." m'assura qu'il viendrait me réveiller
avant l'heure du train et s'en alla aussitôt en tirant la porte derrière lui.
J'enlevai mon tailleur et me coulai dans les draps frais. La tête à peine
sur l'oreiller, je dormais déjà, je pense. Or, me semble-t-il, je venais
tout juste de m'endormir que déjà une main douce touchait mon épaule et
j'entendais une voix inconnue me dire :

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-Miss, your train will be there in ten minutes!


Je me rhabillai en hâte. J’arrivai sur la petite plate-forme de la
gare en plein milieu de la ravissante journée d’été, chaude et parfumée.
Je m’étais couchée à six heures. On était à deux heures de l’après-midi.
J’étais toute reposée, le visage frais, les yeux clairs, bien d’attaque
pour le reste du voyage.


Le chef de gare me regardait avec une expression de bonheur.


— -Vous avez une autre mine que ce matin, fit-il. Voilà ce que
c’est que la jeunesse, plus un bon lit. Deux fois, j’ai été voir pendant
que vous y étiez, et j’ai jamais vu quelqu’un dormir aussi profondément.


Je le considérai en silence et ne vit en lui rien que de la joie
en retour de la confiance que je lui avais accordée, et comme de la
gratitude pour lui avoir permis de me marquer de la bonté.


J’avais un peu cet homme en tête quand je fis dire à Luzina de
la Petite Poule d’Eau que l’on n’a qu’à se mettre sous la protection d’un
être humain pour qu’il soit envers nous tel que nous le souhaitons.


[Ainsi, des années avant d’écrire ce livre, j’en avais déjà,
à mon insu, des éléments tout épars, sans liens entre eux. Cependant, on
pourrait dire qu’ils étaient déjà sous le signe du cœur. Mais je n’aurais
accès à eux de longtemps encore. Je pressentais parfois que je devenais moi-
même comme un vaste réservoir d’impressions, d’émotions, de connaissances,
pratiquement inépuisable, si seulement je pouvais y avoir accès. Mais avoir
accès à ce que l’on possède intérieurement, en apparence la chose la plus
naturelle du monde, en est la plus difficile.


Montée dans le train de Rorketon, je voyais, planté au milieu
du quai, le chef de gare me regarder partir avec émotion, comme une

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parente - ou plutôt une de ces étrangères, si peu étrangère, croisées
en route et que l'on n'oubliera jamais. Je lui adressai un petit signe de
la main. Lui porta la sienne à sa visière verte. Il me fit un lent sourire
timide. Parfois, je me demande, si, plus tard, quand sortirent mes
premiers livres - surtout La Petite Poule d'Eau - cet homme ne fit pas le
lien entre l'auteur et la jeune fille qu'il avait hébergée un matin d'été,
se disant : "Je me doutais aussi que j'entendrais une jour parler d'elle'. "


Alors, enfin, le petit train si longtemps attendu, se mit en
marche et aussitôt eut l'air d'ouvrir son propre chemin à travers une nature
jusque-là inviolée.


Ce train de Rorketon! Mon ami Jean-Paul Lemieux, en a admira-
blement saisi et rendu le caractère dans sa série d'estampes qui illustrent
l'édition Gilles Corbeil de la Petite Poule d'Eau. Pour intensifier sans
doute le sentiment de solitude - mais aussi de secours qui s'en dégage, car
le train là-bas est bien le seul lien à rattacher les hommes par-delà les
étendues désertes - il l'a représenté l'en hiver, au ceour de la basse plaine
enneigée, d'où il semble venir comme de l'extrémité du monde. Mais j'en
ai fait, moi, la connaissance au temps où d'innombrables fleurs délicates en
parsèment le chemin solitaire. Je ne pourrai jamaisn'oublier ai ce voyage
comme à travers l'été même, grisant d'odeurs sauvages, de parfums, de
souffles chauds et de bruits parmi les plus aimables dans la nature. De
temps en temps c'était unle trille perçant d'd�un oiseau qui nous parvenait, de
temps en temps un froissement brusque de feuillages, ou la stridulation
de quelque insecte. La grosse locomotive faite pour traîner tout un convoi

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ne remorquait qu’un seul wagon pour voyageurs, attaché directement à
elle, et que suivait la caboose, sorte de cuisine et de dortoir du
personnel, car, sans cesse appelés à faire la navette entre Dauphin et
Rorketon, à des heures constamment changeantes, et sans halte entre ces
deux points, où donc ces hommes auraient-ils pu se reposer, dormir,
manger, sinon dans leur demeure mouvante qu’ils arrêtaient au reste,
parfois, la nuit, au bord d’un peu d’eau, ou en pleine campagne.


ici[Le train ne transportait pas que voyageurs et courrier. C’était
ce qu’on appelait alors un train mixte, que prenait aussi du fret. Le jour
où j’y voyageais, un wagon rattaché à la caboose transportait un gros tas
de traverses destinées à remplacer celles de la voie ferrée qui étaient
détériorées. On s’en allait à peu près au pas d’un cheval de ferme, les
hommes jetant derrière nous des traverses selon les besoins qu’ils estimaient
à l’œil, ici deux ou trois, plus loin, trois ou quatre.


Quand nous étions dans une partie de la voie en bon état, le
serre frein venait jeter un coup d’œil à son stew, soulevant le couvercle
d’un gros chaudron noir mis à mijoter sur le petit poêle de la caboose. Une
bonne odeur de ragoût se répandait du côté des voyageurs où nous étions quatre
en tout, l’infirmière au service du Department of Health, un marchand de
bestiaux – qui allait ressusciter pour moi, à ma grande surprise, sous les
traits d’Isaac Boussorvsky dans la Petite Poule d’Eau – et un individu
plongé dans ses rapports et papiers qui refusa de nous aider à l’identifier.


L’odeur alléchante m’attira sur le seuil de la caboose. Le serre-
frein leva les yeux de sa marmite.


— -Ça sent bon, lui dis-je.


— -Hungry? me demanda-t-il.

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J'eus un sourire un peu quémandeur, j'imagine. Incroyablement,
je m'étais engagée dans ce voyage à rebours du temps et de la civilisation,
sans même me munir de provisions de bouche.


Je reçus une bonne gamelle pleine, et le serre-frein en apporta
autant à l'infirmière et au marchand de bestiaux. Pour sa part, l'infirmière
distribua à tout le monde des galettes maison qu'elle sortit, encore tièdes,
d'un grand sac mis dans un plus grand sac pour les garder fraîches. Le serre-frein
revint avec des tasses de thé brûlant.


Plus tard, l'odeur de cuisine sortie du train, portes et fenêtres
grandes ouvertes, ce sont celles de la nature qui y entrèrent.


[On était au temps des roses, et j'en vis, d'une teinte vive,
s'entendre en une nappe disposée à travers le pays comme pour un bouquet banquet sans
fin. Leur parfum était grisant. Au-dessus voltigeaient toutes sortes
d'insectes bourdonnant de convoitise. Puis, après le champ des roses,
surgit, parmi les hautes graminées et le foin fou, se balançant sur sa
tige délicate et longue, une petite fleur bleue si attirante que j'eus
envie de la voir de plus près. On allait tellement au ralenti que je
pensai avoir le temps de sauter en bas, courir en cueillir quelques-unes
et, en revenant vite, de rattraper le train. Le mécanicien avait la
tête hors de sa cabine à admirer et respirer les alentours. Quand il me
vit courir à travers le champ, prenant ici et là une fleur, il me cria
de ne pas tant me dépécher, qu'on avait tout le temps qu'il fallait, et
sans plus il appliqua les freins. Nous fûmes arrêtés presque dix minutes
pendant que je me faisais un bouquet.


Quand je remontai, mes fleurs à pleins bras, tous ensemble,
y compris l'homme aux bestiaux, me firent un sourire attendri comme à

Image quelque apparition de jeunesse, de rêve ou de leur enfance préservée.
Je fus si heureuse de cet accueil que je ne l’ai jamais oublié. Je
retrouve aussi parfois, l’impression d’un petit groupe d’amis pour
ainsi dire inconnus qui m’attendent toujours quelque part dans un petit
train qui a pourtant cessé d’exister.

Le train arriva à Rorketon un peu avant l’heure du souper. Je
me hâtai vers la pension d’une dame O’Rorke, si je me souviens bien, où
j’avais rendez-vous avec un monsieur Vermander, naguère maître de poste à
Saint-Boniface, qui avait été promu depuis quelques années à celui
d’inspecteur des postes du Nord du Manitoba. En peine de renseignements,
je lui avais téléphoné pour demander comment me rendre à la Petite-Poule-
d’Eau. Il m’avait alors fixé ce rendez-vous à Rorketon d’où nous devions
partir ensemble pour le Partage-des-Prés, dernier hameau de ce côté, et
aussi dernière petite succursale de la poste. Le lendemain matin, par un Ukrainien,
ayant pris aussi avec nous un guide métis. J’allais, m’enfonçant de plus en plus
dans un aspect pour moi totalement inconnu de mon pays. Jai raconté
quelque chose de ce voyage dans ma préface à l’édition scolaire George
Harrap de Londres de la Petite Poule d’Eau. Mais jamais je ne peindrai
assez l’ahurissement qui me saisit de rouler ainsi indéfiniment vers
toujours plus sauvage, plus retiré et plus lointain.

[Parmi de grêles petits bois parurent enfin, au long de la piste
raboteuse, quelques pauvres maisons de bois, une chapelle, et une école
en planche plus ou moins groupées en un semblant de village. C’était le
Portage-des-prés. J’eus le cœur serré à l’idée de devoir y passer l’été.
Mais je me faisais des illusions. Mon poste était plus éloigné encore,

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dans une île, à quelque trente milles de distance, coupée de la terre
ferme par deux rivières, et que l’on appelait le ranch-à-Jeanotte. Il
n’y avait qu’un moyen de s’y rendre : par le tacot du facteur qui venait
d’ailleurs tout juste de partir et qui ne repassait par ici que la semaine
suivante. J’étais quelque peu désemparée.


Mon compagnon, Jos Vermander, un homme habitué à ces difficultés,
ne faisant qu’en rire.


— -Donnez-moi le temps d’examiner les livres du maître de poste
(qui était aussi le marchand) et je vous conduis moi-même à cette fameuse
île de la Petite-Poule-d’Eau. N’allez tout de même pas vous imaginer que
je vais vous laisser en panne ici.


En fait, c’est bien grâce à lui si je suis parvenue à la Petite-
Poule-d’Eau. Pour ce qui est du ministère d'de l’Éducation, j’imagine que je
serais restée en route quelque part qu’il n’en aurait jamais rien su et
m’aurait peut-être à tout hasard versé mon salaire.


Au bout de péripéties bien trop nombreuses pour les raconter,
nous sommes parvenus, un peu avant la nuit tombante, sur l’île de la
Petite-Poule-d’Eau.


Un ciel déjà sombre, une immense île basse, presque indistincte
entre ses rivières chuchotantes et d’étranges froissements de joncs,
comprenant en tout et pour tout une seule maison qu’entouraient quelques
petites dépendances ; à découvrir ma destination, j’éprouvai enun effarement
voisin de la panique.


Parmi la série d’estampes de Jean-Paul Lemieux, il en est une que
j’affectionne particulièrement. Tout au bas de la peinture, presque
minuscules, sont rangées les trois petites constructions de l’île,

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seuls témoins ici de la présence humaine : la maison, la bergerie, la
pauvre petite cabane qui sert d'école. Sur ce frêle groupe pèse un ciel
vaste, très noir, occupant les deux tiers du petit tableau, un ciel
primitif. Il pourrait être hostile. Il pourrait être écrasant. Mais
une ou deux étoiles voilées en émergent faiblement, plus lointaines encore
qu'elles ne le sont habituellement de la terre, et l'espoir se prend avec
elles à essayer de percer la grande nuit des temps.

Je m'étonne toujours, en contemplant cette estampe, que la peintre
ait bien sur rendre le sentiment de détresse, accompagné cependant d'un vague
espoir encore inconnu de moi, que j'éprouvai en arrivant, de nuit, dans ce
coin du monde qui en paraissait totalement à part.


[En peu de jours, comme à Camperville, j'eus organisé ma vie
de manière à avoir quelque chose à faire à chaque minute de la journée,
la seule manière d'échapper à l'ennui dévorant.


Je me réveillais tôt - les troupeaux d'agneaux bêlant autour
de la maison s'en chargeaient - et j'écrivaillais dans ma petite chambre
à la fenètre basse, tout près du sol, ou bien réfugiée dans l'école de 6 six
pieds par 7sur sept, assise à mon pupitre rustique taillé au couteau dans du sapin
qui sentait encore la résine.


Puis mes élèves arrivaient, sept en tout. Quatre venaient de
la maison voisine, les trois autres par-delà les rivières, parfois
amenés par leur père, parfois seuls, les pauvres petits, à mener leur
barque fragile sur des eaux au courant agité. Je leur enseignais à lire,
à écrire, à compter, et, un peu ,comme la demoiselle Côté du livre,

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à renouer avec leur vieille ascendance française. En fait j’aurais bien
pu ne leur enseigner que cela pour ce qu’en aurait jamais su le Departement
of Education situé pour ainsi dire dans une autre planète. Mais je cherchais
à être consciencieuse et à enseigner quelques matières en anglais. Au vrai,
cela importait peu ici. La dure vie isolée, les nécessités pressantes,
le ciel infiniment présent, tout m’apprenais que l’école devait être lieu
de rencontres et non de divisions.


Vers trois heures, étant donné l’atroce chaleur que s’installait
dans la cahute, je fermais l’école et, s’il n’y avait pas trop de mousti-
ques, nous allions ensemble nous baigner dans la Grande-Poule-d’Eau.
Rivière plus belle, je n’en ai jamais vu. Entre ses bords plats recou-
verts d’herbes douces, elle coulait, large et tranquille, quoique ded’un
courant vif pourtant, dont il fallait se méfier. Toujours limpide, elle
était, tantôt de ce vert de feuillage un peu sombre telle que l’a peinte
Lemieux, l’apparentant à la couleur même des roseaux qui la bordent,
tantôt d’un bleu tendre à ne as la distinguer du ciel qui s’y voyait
passer, comme un autre cours d’eau, avec son inlassable flotille de
blancs nuages. En tout temps, nuit et jour, elle faisait entendre le
même chant profond qui semblait nous parvenir inchangé depuis le commen-
cement des temps. Son eau était bonne à boire, transparente à s’y mirer,
propre à en sortir lavée comme d’aucune autre. J’ai su alors ce qu’est
une pure rivière, avant les outrages frais par l’homme à l’eau, quand
elle était encore comme le regard innocent de la Terre.


[Après le souper, la vaisselle faite, madame Côté, ma logeuse,
sans plus d’occupations pour distraire sa pensée, s’asseyait à une fenêtre
basse, et, les yeux fixés sur le beau mais videpaysage , laissait paraître

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une grande tristesse. Tant la pauvre femme paraissait alors la proie
de l'ennui, je lui proposai, un soir, faute de mieux :


— -Est-ce que ça vous plairait que nous allions marcher un peu
ensemble au bord de la rivière?


Encore aujourd'hui, je ne peux sans étonnement retrouver l'air
de bonheur qu'une si simple invitation sut amener sur son visage. C'était
comme si je lui eusse proposé : "Allons faire un tour en ville. Au cinéma..."
Elle passa dans sa chambre, en ressortit avec son chapeau, que je ne lui avais
encore jamais vu, sur la tête. C'était tellement inattendu, pour aller
se promener dans un sentier de broussaille, le long de la sauvagerivière,
que j'en restai muette un bon moment. Je nous revois, allant l'une
derrière l'autre à cause de l'étroitesse du paysage frayé, moi dans ma
culotte de cheval dont j'avais pris si grand soin qu'elle était encore
tout à fait convenable, madame Côté, devant moi, sous son étrange
chapeau de velours, et qui, tant elle était comme allégée tout à coup,
par bribes, en reprenant souvent haleine, me racontait bien un peu, je
pense, sa vie. D'ailleurs cette promenade si innocemment proposée par
moi semblait avoir déclenché une sorte de commotion dans l'atmosphère
recueillie de notre vie, car voici que nous avaient rejointes à la course
et nous suivaient à présent au pas, en file aussi, quatre poules, trois
chats, le chien, un cochonnet, le coq et, enfin, comme toujours, une
bonne partie des agneaux et des brebis qui passaient en liberté dans l'île.
Ainsi se forma, ce soir-là, une petite procession défilant au bord de
l'eau un peu comme en un village sur un trottoir. Peut-être fut-ce cette
illusion qui réjouit madame Côté, par railleurs rendant envieux les autres

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de la maisonnée que je n’avais pas invités et qui, des fenêtres, nous
suivaient de l’œil, avec l’air de dire : « Quelle chance vous avez et
pourquoi ne pas nous avoir emmenés aussi"? "


[Je devenais heureuse.J e m’apaisais dans l’île, où j’étais
arrivée, le cœur si affolé d’angoisse. Le temps, ce que nous malmène
peut-être le plus, avait cessé de me harceler. J’étais comme coupée de
mon passé et pour ainsi dire sans avenir. Même à mon grand projet de départ
je pensais à peine. J’étais délivrée. J’étais dans le présent comme mon
île portée sur ses eaux. Ce fut l’une des trois ou quatre haltes merveil-
leuses de ma vie où j’eus loisir de refaire mes forces physiques et morales et
sans lesquelles ma santé, toujours plus ou moins fragile, n’eût sans
doute pas tenu le coup. C’était certainement en tout cas ce qu’il
me fallait avant d’affronter le tourbillon d’émotions que m’attendait et
auquel je ne résistai que parce que l’avait précédé cette période de
calme, de silence et d’attention tout intérieure à ce que je découvrais.


Cependant je n’avais encore pas une seule ligne écrite dont
j’aurais pu être un peu contente. Comme c’est long d’arriver à ce que
l’on doit devenir! D’ailleurs, lorsqu’on y est, c’est déjà le temps
d’aller plus loin.


En quittant la Petite-Poule-d’Eau, à la toute fin du mois
d’août, je possédais pourtant, à mon insu, les uns pris à Camperville,
d’autres àen ce lieu même, presque tous les matériaux nécessaires au roman
que je commencerais à écrire en 1948 seulement, sauf, bien entendu,

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la couleur, le genre de vie que je mènerais d'ici là et qui apporte-
rait leur tonalité à l'oeuvre. Il y ceci d'extraordinaire dans la
vie d'un livre et de son auteur : dès que le livre est en marche, même
encore indistinct dans les régions obscures de l'inconscient, déjà tout
ce qui arrive à l'auteur, toutes les émotions, presque tout ce qu'il
éprouve et subit concourt à l'oeuvre, y entre et s'y mêle comme à une
rivière, tout au long de sa course, l'eau de ses affluents. Si bien
qu'il est vrai de dire d'un livre qu'il est une partie de la vie de son
auteur en autant, bien entendu, qu'il s'agisse d'une oeuvre de création
et non de fabrication.

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XIIXIX


Au début de septembre, j’étais de retour à Saint-Boniface
où j’avais pris chambre et pension pour quelques jours chez des demoi-
selles Muller, attendant maman qui devait m’y rejoindre. C’est alors,
évidemment, que j’ai pris la pleine mesure du chagrin que j’éprouvais
de la perte de notre maison et que j’eus quelque idée de ce que devait
être celui de maman. Je n’allai pas la revoir, rue Deschambeault,
voulant m’éviter une peine trop vive. Maintenant, quand je suis de
passage au Manitoba, des amis, voulant me faire plaisir, m’emmènent
en auto rue Deschambeault. L’auto ralentit, stoppe devant notre
ancienne maison quelque peu transformée mais conservée en bon état,
et je ressens de la gratitude envers celui qui nous l’a achetée d’en
avoir évidemment pris grand soin. Je lève les yeux en silence vers
la petite fenêtre du troisième où j’écoutais, les soirs du printemps,
le chant nuptial des grenouilles, issu des étangs au bout de la rue,
et me perdais alors dans une ivresse confiante en l’avenir. Et j’é-
prouve de la compassion, non pour l’adulte que je suis devenue,
sachant bien que l’avenir ne resplendit vraiment, que longtemps
avant qu’on n’y arrive, mais pour l’enfant là-haut qui le voyait si
resplendissant.


[Maman revint de Somerset où elle retournerait après mon départ
pour en revenir à l’automne avec Clémence, et dès lors elles prendraient alors
un logis en ville. Je la trouvai de nouveau amaigrie, le visage tiré,
comme un peu rapetissé. Je lui reprochai de s’être sans doute portée
sans cesse au-devant de toutes les besognes chez mon frère, mettant
peut-être de l’amertume dans mes paroles tellement j’étais fâchée de la
retrouver l’air si fatiguée. Elle me dit que dit que sa fatigue ne provenait pas

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des petites besognes accomplies à la ferme, qui, au contraire, l'a-
vaient distraite et délassée, mais qu'elle était à peine débarrassée
d'un gros rhume attrapé, un soir, sous l'averse qui l'avait surprise
à la cueillette des fruits sauvages. Ce qu'elle ne disait pas c'est
qu'elle s'était épuisée à prendre ma défense auprès d'Adèle et d'Anna,
toutes deux lui renotant sans cesse qu'elle m'avait trop gâtée, trop
choyée, n'en récoltant maintenant qu'ingratitude de ma part, moi qui al-
lais partir, la laissant sans soutient à l'heure de son plus grand besoin.
De même qu'elle s'épuisa, à une remarque un peu vive que j'eus contre
elles, à prendre maintenant leur défense, me suppliant de ne pas leur
en vouloir à elle qui n'avaient par eu autant de chance que moi et
en éprouvaient un peu d'envie...Est-ce que cela d'ailleurs ne se re-
trouvait pas dans presque toutes les familles?


A quoi, hors de moi, je répondis que j'en avais justement
assez des familles avec leurs tiraillements perpétuels, la plupart ne
cherchant qu'à noyer celui d'entre elles qui tendait à s'en dégager.
Maman eut un regard navré et, de fatigue, chercha de l'oeil le grand
lit en cuivre.


Il n'y avait que celui-là, dans la chambre qui j'avais prise
chez les demoiselles Muller. C'était la première fois de ma vie, je
pense bien, que j'allais dormir auprès de maman, à moins que cela ne
me fût arrivé, comme c'est probable, quand j'étais toute petite, mais
je ne me le rappelais pas. J'avais toujours été une enfant farouche,
tenant à préserver un peu d'isolement, mon lit à moi, mon petit coin
d'étude à l'écart des autres, et maman, qui comprenait ce besoin, l'ayant
peut-être souhaité pour elle-même, l'avait respecté en moi.

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L’une à côté de l’autre, nous ne parvenions pas à nous en-
dormir. Les craintes au sujet de l’avenir, les peines du passé,
l’incertitude. compagne éternelle de la vie, ne pesaient-elles pas
plus lourd sur nous du fait que nous étions livrés sans défense, côte
à côte, à l’obscurité? J’ai toujours pensé, depuis, cette nuit-là , qu’à
moins d’avoir été allongé à côté d’eux dans le même lit, nous ne con-
naissons pas grand-chose des êtres même les plus proches de nous, encore
moins peut-être de nous-mêmes.


Je sentais maman près de moi, toute raidie, qui s’interdi-
sait de bouger pour ne pas m’empêcher de m’endormir, et je faisais de
même à son égard.


A la fin, je demandai :


— -Tu ne dors pas encore?


[Alors elle m’avoua que depuis bien des années elle dormait tout
au plus trois ou quatre heures par nuit, et encore, que parfois il lui arrivait de
ne pas attraper une heure de sommeil. Elle eut un petit rire à la fois
navré et d’ironie envers elle-même. — « Tu sais, fit-elle, la vie nous
joue de drôles de tours, nous attendant à des tournants longtemps sou-
haités pour nous apprendre qu’il est trop tard maintenant…Quand j’étais
jeune femme avec des bébés qui pleuraient la nuit et que je devais me lever,
dormant pour ainsi dire debout, pour soigner celui-ci, langer celui-là,
je me promettais : " Ah, les enfants élevés, ce que je vais me rattraper
et dormir, dormir enfin à mon goût…" "


— -Eh bien? pauvre maman!


— -Eh bien! les enfants élevés, quand j’aurais du dormir toute
la nuit d’une traite, le sommeil, lui, m’avait tourné le dos.

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— Il m'avait fui, ne se souciant pas plus de moi que l'eau, en se reti-
rant, ne se soucie des bouts de bois laissés derrière elle sur une grève déserte.


Quand je perdrais à mon tour le sommeil, au temps où je fus
si malade d'un goitre toxique, je me rappellerais cette confidence de
maman murmurée dans le grand lit en cuivre chez les demoiselles Muller,
et, de toutes celles qu'elle m'aurait livrées, aucune ne me paraîtrait
plus désolante. Toutes ces années sans jamais assez de sommeil, à le
remettre à plus tard, à le désirer, à le souhaiter de plus en plus ardemment,
et puis enfin, lorsqu'on pourrait y céder, il n'est plus là, il a fui
irrémédiablement, et on est en effet comme laissé en arrière sur une plage
nue, sans abri contre le vol des pensées qui tournoient autour de nos têtes.
Cependant, si je n'avais pas connu l'insomnie aurais-je pris en pitié celui
qui en souffre? Je n'aurais peut-être même pas su imaginer Alexandre Che-
nevert et peindre cet être de détresse, jamais soulagé, par le sommeil,
de la vision du malheur des hommes. Chaque peine, on dirait, appelle
l'illumination, et l'illumination révèle plus de peine encore.


Nous avons feint le sommeil, un moment encore, et puis soudain,
j'ai coupé court à cette comédie, et avoué le fond de mon inquiétude.


— -Ces deux petites pièces que tu as retenues pour Clémence et toi,
il me semble qu'elles doivent être étroites et sans vue. J'ai peur que
tu t'y ennuies à mourir.


— -Non, me rassura-t-elle, et elle s'efforça de me faire croire à
ce qui était peut-être vrai - que la maison vendue, le sacrifice fait,
elle s'était sentie libérée. Peu lui importait maintenant où elle vivrait.
Il y avait un grand avantage à se dépouiller. Plus rien ne pouvant vous
être ôté, on respirait enfin à l'aise. Elle avait mis

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— bien trop de temps, dit-elle, à s’apercevoir que meubles, tapis,
objets n’étaient, lorsqu’on vieillissait, qu’entraves à la liberté.


ici[Je l’écoutais, presque plus désolée de ce détachement que
je ne l’avais été de son entêtement, il n’y avait pas si longtemps, à
ne pas vouloir se défaire du moindre souvenir du passé.


— -Pour moi, ne t’inquiètes pas, continua-t-elle à voix basse.
Si ce n’était du sort de Clémence qui me préoccupe, je serais tranquille.


Elle se rapprocha et me chuchota à l’oreille comme si les
murs eussent pu nous entendre :


— -Elle a bougonné tout l’été chez Excide. Ou bien elle par-
tait en longues marches solitaires. Je ne sais plus comment la prendre.


Après un moment de silence, elle me demanda presque candi-
dement :


— -Crois-tu que a souffrance des êtres pourrait provenir de
celle de leurs parents qui ne l’ont pas acceptée, n’en sont pas sortis
grandis, et l’ont ainsi léguée, en quelque sorte décuplée, à leurs
pauvres enfants?


— -Qu’est-ce que tu vas chercher là? lui dis-je.


— -Clémence était peut-être disposée à la maladie mentale depuis
l’enfance, fit-elle, mais quelque chose d’horrible a quand même dû
se passer pour la déclencher soudainement. Le médecin a cru, au dé-
but, à un traumatisme d’ordre religieux. Nous n’avons jamais rien su
de certain. Clémence elle-même a toujours refusé de nous éclairer par
le moindre mot sur ce qui a pu se passer – et en soit, cela en dit long
.

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— Mais des paroles que je lui ai entendues prononcer dans ses rêves
agités, des regards parfois, d'étranges refus de sa part m'ont
donné à entendre que peut-être...en confession...un jour...Clémence,
une petite fille si pieuse, si scrupuleuse...elle n'avait alors que
quatorze ans...aurait été sollicitée...tu comprends...par le prêtre...
à venir plus près de lui...et elle...s'approchant innocemment, aurait
soudain été saisie à bras le corps...


— -Ah mon Dieu, maman, assez! l'ai-je suppliée dans le souci,
il me semble, de l'épargner plutôt que de m'épargner moi-même, alors
pourtant que je la plaignais d'avoir supporté seule une telle vision,
même si, comme elle se hâta de préciser, elle n'avait peut-être ja-
mais existé que dans son imagination. Et tu as pu après cela, lui ai-
je reproché, continuer à prier, à croire!...


— -A cause d'un seul prêtre, homme tourmenté et malheureux,
renoncer à la vérité de l'Eglise, voyons, dit-elle, il ne faut pas
connaître la vie pour parler ainsi.


Peu après, d'une voix lasse et triste, elle me demanda
pardon de s'être laissée aller à me parler de cette histoire, juste
à la veille de mon départ. C'est qu'elle se faisait beaucoup de souci
au sujet de Clémence.


— -Moi partie, me dit-elle, qui prendra soin d'elle? Parfois
j'ai peur, très peur, qu'il ne se trouve personne au monde pour veiller
sur elle.


La phrase s'éteignit, sans cesser pourtant de résonner en
moi, elle devait y résonner tout ma vie, à intervalles, telles ces
cloches au son lugubre des bouées en mer que la vague ballotte.

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[Etonnamment, passa alors à mes yeux la procession d’agne-
lets et de brebis que j’avais vue cent fois s’étirer au bord de la
Grande-Poule-d’Eau en une fille si longue qu’il m’avait semblé qu’elle
devait repasser inlassablement par le même lieu. C’était toute la paix
du soir qui glissait pour moi au fond du paysage assoupi. La rivière
surgissait dans sa splendeur inépuisable. Ses douces eux vertes cou-
laient de plus en plus dépensières d’elle-mêmes, mais toujours aussi
abondantes, au fur et à mesure qu’elles approchaient, par mille chemins
ouverts entre une mer de roseaux, de son embouchure, le grand lac
Winnipegosis. L’eau, entre les tiges, retentissait sans cesse du
plongeon des oiseaux. De petites poules d’eau y piquaient une tête,
basculant, le derrière en haut. Des canards s’élevaient en rangs serrés,
le cou raide. Et je me demandais comment la vie pouvait contenir à la
fois tant de félicité et un aussi grand malheur que celui que je croyais
apercevoir dans l’avenir, la silhouette solitaire de Clémence m’appa-
raissant longtemps d’avance sur un fond de ciel, au crépuscule, et
je la voyais errer sans fin par de petites routes inconnues, noyées
d’ombre, loin de me douter que je les retrouverais en recherchant
encore une fois Otterburne au fond de la plaine obscurcie.


Je pense que c’est le sentiment d’un monde trop beau pour
convenir à son malheur qui m’accabla le plus. Je désespérai. Je
désespérai d’être née pour le bonheur comme maman elle-même sûrement
avait dû, certains jours, en désespérer.


— -Je ne partirai pas, lui dis-je. Il y a trop d’obstacles.


Maman se redressa d’un mouvement vif. Elle allongea le bras
au-dessus de moi pour atteindre la lampe. A la lumière voilée, ses

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yeux, encore las et tristes de ce qu'elle venait d'évoquer, bri l-
laient cependant d'une énergie retrouvée.


— -Il ne manquerait plus que ça, dit-elle. Ton billet est
acheté, ton passeport prêt, tout le monde averti, ta remplaçante
trouvée à l'école et tu changerais d'idée. C'est bien pour le coup
que tu ferais rire de toi.


Ah cela, faire rire de moi, j'y suis habituée!


— -Tu va partir, reprit maman. Autrement tu te le reprocheras
toute ta vie et tu me le ferais me le reprocher aussi.


Comme je flanchais déjà un peu, voici qu'elle trouva le seul
argument propre à me réconforter et à m'encourager.


[-Ne t'occupe pas de ce que les uns et les autres disent de toi.
La vérité, c'est que tu es la seule de mes enfants à être restée si
longtemps avec moi. Ils ont beau parler, les autres sont tous partis
au plus vite. Joseph d'abord, à quinze ans, à peine, un errant
s'il en fut jamais. Ensuite Rodolphe, guère plus vieux, quoique, lui ,
soit revenu au moins de temps en temps. Anna s'est mariée à dix-neuf
BAL-132ans, Adèle aussi est partie jeune. Dédette, elle, pour répondre, comme elle disait
à l'appel de Dieu, nous a quittés à vingt-deux ans. La première
Agnès aussi en un sens nous a quittés pour Dieu venu la prendre si
jeune, une douce petite fille de quatorze ans, et l'autre donc, la
toute petite Marie-Agnès perdue pour nous à quatre ans seulement. Tu
ne peux t'en souvenir, tu n'avais que neuf mois quand elle est morte,
et c'est dommage car elle, elle t'aimait à la folie. Elle voulait
tout le temps te porter dans ses bras. Je l'en empêchais souvent.
J'avais peur qu'elle te laisse tomber. Elle venait parfois te prendre

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— à la cachette dans ton petit lit pour essayer de te dissimuler quel-
que part. Parfois je laissais faire : c’était tellement touchant de
voir aller cette petite fille de trois ans et demi tremblante sous
l’effort de porter le gras bébé que tu étais déjà, en lui suppor-
tant le dos d’une main comme je lui avais montré.


Je pense que nous souriions toutes deux alors à travers nos
larmes à cette vision tant de fois évoquée par maman que je m’imaginais
en avoir moi-même le souvenir. Ainsi, Marie-Agnès, que je n’ai pour
ainsi dire pas connue, m’a toujours paru celle de mes sœurs la plus
proche de moi et peut-être la plus chère.


La voix de maman s’était raffermie.


— -Il n’y a que toi que j’ai gardée. Jusqu’à maintenant.
Penses-tu que je puisse oublier que toi au moins tu es restée auprès
de moi jusqu’à l’âge de vingt-huit ans.


Je ne lui répondis pas que ce n’était pas uniquement à cause
d’elle que j’étais restée – chose qu’elle savait d’ailleurs sans doute
aussi bien que moi et dont je sus retenir l’aveu heureusement. Car
il fallait que de cette nuit de chuchotements il nous restât un sen-
timent de solidarité préservée, de douceur à toute épreuve.


— -Dors maintenant, lui dis-je.


— -Toi aussi, dors, fit-elle.


Nous ne nous sommes pourtant pas encore endormies, chacune
écoutant sans doute en soi l’écho qui allait se prolonger à l’infini.
des paroles prononcées entre nous cette nuit-là et
Que le rapprochement ou l’éloignement des êtres tient donc parfois à un rien ! Nous ne nous
serions pas couchées côte à côte dans le grand lit étranger, maman et

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moi, que nous aurions sans doute ignoré pour toujours bien des choses
l'une de l'autre.


Un moment plus tard, maman me parla encore. Elle me demanda
d'une voix de nouveau un peu tendue :


[ — -Veux-tu, demain matin, ce matin plutôt, nous irons à la
messe, prier ensemble pour que réussissent tes projets?


Je demeurai muette. J'aurais dû m'attendre à cette prière
de sa part. Depuis quelques années, sans qu'il en soit jamais ouver-
tement question entre nous, je m'étais peu à peu éloignée de la pra-
tique religieuse, en révolte, à la fin, contre un esprit qui voyait
le mal partout, réclamait pour lui seul la possession de la vérité
et nous eût tenus à l'écart, s'il l'avait pu, de tout échange avec la
généreuse disparité humaine. Mais par égard pour les sentiments de ma-
man, je m'étais arrangée pour ne pas la heurter de front et lui laisser
ignorer, quand cela était possible, que je n'allais plus guère à l'égli-
se. Pourtant elle n'avait pas pu ne pas voir que j'avais perdu cette
foi fervente de ma première jeunesse qu'elle avait tellement aimée en
moi. La sienne était assez haute, assez éprouvée, je suppose - ou
bien assez candide encore - pour ne pas s'attarder aux errances toutes
humaines de l'Eglise, gardant les yeux fixés sur son centre lumineux.


Est-ce que je pouvais seulement lui refuser cette consolation?
Je me dis que je pourrais "faire comme si" sans que ce soit grand crime,
et que je n'aurais peut-être même pas vraiment à feindre, empruntant
à la foi de maman de quoi me soulever un moment en unisson avec elle.


J'acquiesçai à son désir, la sentis tout à coup profondément
soulagée, et dus aussitôt m'endormir. Peu après, il me sembla, elle
me secouait avec ces doux ménagements qu'elle mettait à me réveiller

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lorsque j’étais enfant, pour aller avec elle à la messe justement,
mais alors c’était l’hiver, il faisait sombre encore, au-dehors
le vent hurlait, et c’était avec grand regret qu’elle me tirait de la
chaleur du lit pour m’entraîner, sous les dernières étoiles, dans
l’air glacial. Quel grand besoin d’âme n’avait-elle pas dû éprouver
pour s’y résoudre, et n’était-ce pas encore le même, qui, aujour-
d’hui, la contraignait!


Nous nous sommes habillés dos à dos comme autrefois et
sommes parties dans le matin frais vers la cathédrale.


J’avais marché ainsi à côté de ma mère depuis presque mes
premiers pas, et soudain me représentai la route infinie que formaient,
mis bout à bout, nos parcours : chez Eaton, tant de fois, à courir
les aubaines : à l’église, bien entendu, le dimanche; aux quarante
heures, aux visites d’indulgences; quelquefois, au plus fort de l’été
torride, jusqu’au parc Assiniboine pourtant à des heures de marche pour
aller goûter la fraîcheur de ses grands arbres et admirer ses pelouses
toujours vertes sous les jets d’eau; jusqu’au River Park aussi où
j’aimais tellement contempler derrière les barreaux, les animaux au
regards de captifs; et ce souvent, seulement pour le plaisir, aller et
venir dans notre petite rue Deschambeault, la chaleur un peu tombée.
Et c’était par un de ces doux soirs d’été que maman, comme j’étais
devenue « grande fille »selon son expression, avait choisi de m’éclairer
sur les réalités – mais ne disait-elle pas plutôt, ce qui était bien
plus approprié : les mystères de la vie. Elle s’y était en tout cas si
mal prise que je n’avais presque rien compris à ce qu’elle tentait de
m’expliquer, sinon que d’être femme était humiliant à vouloir en mourir.

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Il ne faut pas trop blâmer les femmes de ce temps-là d'avoir si mal
su parler du corps et de l'amour; elles étaient retenues pas la gêne
et aussi de la pitié envers leur petite fille, pensant bien faire
en les laissant le plus longtemps possible ignorantes de ce qui les
attendait. La lumière a été longue à venir, à nous, femmes, à tra-
vers des siècles d'obscur silence. Mais il me semble parfois que rien
en route n'a été perdu des efforts des plus énergiques de nos mères et
de leur acharnement à vouloir la vie meilleure.


[Je pensais un peu à tout cela en marchant à côté de maman
et me sentais le coeur plein à éclater de souvenirs que je n'avais pas
cru avoir jusqu'à ce moment-là, tant le départ à presque autant que la
mort à nous éclaire soudainement sur les êtres que nous allons quitter.


Cette fois encore, nous sommes allées nous placer tout à
l'avant de la longue nef, au plus près du sanctuaire, parmi les vieil-
les femmes en noir égrenant leur rosaire et marmonnant à faible voix
les aveé à la lueur émouvante des cierges.


Nous nous sommes agenouillées côte à côte comme en ce jour
où nous étions venues prier ensemble avant mon opération. Et je regar-
dais prier maman avec le même sentiment emmêlé de jadis. Aujourd'hui
comme alors, elle priait indéniablement pour qu'il me soit épargné de
souffrir. Alors pourtant que notre pauvre amour ne progresse guèreprogresse qu'a
travers les souffrances!


Bien des années après cette messe - qui devait être de long-
temps la dernière - quand le divin partout présent en ce monde me pa-
raîtrait manifeste et me ferait juger moins puériles les pratiques qui

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avaient tout de même aidé à garder vivant dans l’Eglise son noyau de
lumière, je ne dis pas que je n’y revins pas en partie sous l’influ-
ence du nostalgique désir de me retrouver une fois encore, comme age-
nouillée auprès de ma mère morte, et comment y serais-je parvenue sinon
en Dieu! Quelques fois, je m’avoue que ce qui me plaît le plus dans cette
idée d’éternité, c’est la chance accordée, en retrouvant les âmes
chères, de s’expliquer à fond avec elles, et que cesse enfin le long
malentendu de la vie.


J’avais souffert de penser que mes amis et mes compagnes de
travail à l’école me laissaient partir sans m’offrir une petite fête
d’adieu. On le faisait bien pour chacune d’entre nous qui se mariait.
Ce n’était pas de ne pas recevoir des cadeaux qui me peinait, mais
qu’on me laissât partir comme si je ne comptais plus guère, en me
marquant jusqu’au bout ce que je pensais être une sorte de désappro-
bation.


Mais le soir enfin venu de mon départ, j’eus la surprise,
en arrivant avec maman à la gare du Canadien Pacifique, d’aper-
cevoir, partout dans le grand hall, de mes amis, et j’eus le cœur si
réjoui, si bondissant que je me mis à courir du l’un à l’autre groupe,
prise tout à coup d’une tendresse folle pour ces jeunes filles et ces
jeunes gens de mon âge, que je ne pensais pas avoir crus proches à ce
point de moi, mais soudain ils l’étaient, et je me sentais par leur
présence encouragée à tenter l’impossible pour leur « faire honneur »
comme on disait alors dans notre petit monde de l’un de nous dont le
succès pouvait rejaillir sur tous. Il se trouvait même de mes camara-
des du temps de nos tournées de spectacle, Fernand entre autres,

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le pianiste-caricaturiste, ayant pour moi, qui n'avais presque rien
à y mettre, un petit coffret à bijoux que je devais pourtant singu-
lièrement chérir, sans doute parce que, Fernand vivant chichement,
j'imaginai sans peine ce que son cadeau pouvait représenter de leçons
de piano données aux quatre coins de la ville.


[Le groupe entier m'accompagna sur le quai. Je m'aperçus avec
fierté que cela faisait beaucoup de monde rien que pour moi. Le long
train vibrait de part en part, en émettant de ces petits crachotements
de vapeur qui m'étaient alors l'expression même de l'enivrement.


Mes amis me sautèrent au cou. Les uns me tendirent un petit
paquet enrubanné, d'autres à et que j'eus bientôt loisir de bénir leur
prévoyance! - glissèrent dans mon sac à main ou dans une poche de mon
manteau une enveloppe dans laquelle je découvrirais un billet de banque
accompagné de quelques mots : "Pour une paire de bas" Ou bien :
"Pour un bon repas un jour maigre..." Les chers amis, que leurs cadeaux
devaient tomber à point, aux jours creux qui ne manquèrent pas de se
présenter, me devenant l'indispensable paire de chaussures ou le repas
solitaire que je prendrais pourtant joyeusement en pensant que c'était
aujourd'hui Hector ou Valen qui, sans le savoir, me l'offrait.


Le chef de train lança son appel au départ. Je sautai sur le
marchepied. Devant moi, la petite foule amie agitait la main, de bout
des doigts me lançait des baisers, me criait des voeux de bonheur.
J'étais étourdie de joie par cette démonstration d'amitié que je n'avais
pas prévue. Mais alors, en plein milieu de cette exaltation, me sauta
aux yeux, à travers les visages jeunes et souriants, le petit visage
défait de ma mère, subitement devenu vieux et creusé par le chagrin
qu'elle ne pouvait plus me cacher. Dans ma folle ivresse de me voir

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l’objet de l’affection, j’avais oublié de l’embrasser, et c’est
tout juste si, de ses yeux battus d’insomnie, elle osait me le
rappeler. J’eus le souvenir d’un autre regard échangé entre elle
et moi le jour de ma « graduation », quand, du haut de l’estrade,
j’avais cherché le sien et l’avais rencontré si brillant de fierté
que j’en avais été illuminée. Alors qu’aujourd’hui il paraissait sur
le point de s’éteindre. Je sautai à bas du train. Je courus à elle.
Je l’enserrai. Mais comment donc n’avais-je pas découvert avant qu’elle
était si petite? Un corps d’enfant! Je la serrai contre moi de toutes
mes forces. Je lui murmurai à l’oreille je ne sais quelle sotte prière
de prendre bien soin d’elle-même, elle qui ne l’avait guère fait au
temps où la vie lui était quelque peu bienfaisante. La première,
elle desserra notre étreinte, me disant : « Ton train…ton train… »
car il avait doucement commencé à rouler. Je remontai sur une marche
du wagon. Je me pendis à la barre d’appui. Passèrent à mes yeux les
visages jeunes, les visages souriants. Je n’avais plus de regard que
pour la petite silhouette seule au milieu des êtres heureux. Je la vis
serrer sur elle son manteau un peu étroit d’un geste que je reconnus
seulement à cette minute lui avoir vu faire cent fois au moins et qui
la peignait si bien telle qu’elle était, à la fois timide et fière.
Elle me suivait de ses yeux éteints comme s’ils m’allaient cependant
jamais me perdre – où j’irais! – au bout de leur regard. L’expression
m’en devint insoutenable. J’y voyais trop bien qu’elle voyait que je ne
reviendrais pas. Que le sort aujourd’hui me happait pour une toute au-
tre vie. Le cœur me manqua. Car j’y saisi, tout au fond, que je ne
partais pas pour la venge, comme j’avais tellement aimé me le faire
croire, mais, mon Dieu, n’était-ce pas plutôt pour la perdre enfin

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de vue? Elle et nos malheurs pressés autour d'elle, sous sa garde !
Il n'y avait plus maintenant que ces absents de visibles pour moi sur
le quai de la gare : Anna au beau visage désolé de femme pleine de dons
qui n'en a fait fructifier aucun et s'en fera reproche jusqu'à la fin
de ses jours; Clémence dont les yeux déjà si sombres s'entouraient
des cernes noirs de la maladie; Rodolphe au visage abîmé;
même Dédette se trouvait là, dans ses habits de religieuse, son vi-
sage attristé me révélant que malgré tout elle regrettait de n'avoir
pas connu un peu plus du monde avant de s'en séparer. Ils semblaient
tous me reprocher leur vie manquée ou incomplète. "Pourquoi toi seu-
lement? Pourquoi pas nous? N'aurions-nous pas nous aussi pu être heu-
reux? "


[Même des peines à venir, à des années encore de moi, me
semblaient me blâmer d,aller me mettre à l'abri d'elles qui s'abat-
taient ici.


Puis, au bout du quai, surgie cette fois comme du passé,
une petite foule en noir me parut se dessiner. C'étaient les grands-
parents Landry, les Roy aussi, les exilés au Connecticut, leurs
ancètres, déportés d'Acadie, les rapatriés à Saint-Jacques-L'Achigan,
les gens de Saint-Alphonse-de-Rodriguez, ceux de Beaumont et jusqu'au
grand-père Savonarole que j'eus le temps de reconnaître, à côté de
Marcelline, tel qu'en son pr otrait, avec ses yeux de braise sombre...
le terrible exode dans lequel ma mère un jour m'avait fait entrer...


Est-ce que je n'ai pas lu alors dans mon coeur le désir que
j'avais peut-être toujours eu de m'échapper, de rompre avec la chaîne,
avec mon pauvre peuple dépossédé? Qui de nous ne l'a un jour souhaité?
Une si difficile fidélité!

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Ensuite, je pense avoir versé des larmes. De honte? De
compassion? Je ne le saurai jamais. J’ai peut-être pleuré de l’amer
sentiment de la désertion.


Avant que ne vienne me reprendre, au son à présent régulier
du train en marche à travers les espaces libres, le grand rêve conso-
lateur de ma jeunesse qui m’a si longtemps trompée.


Il me peignait que j’aurais le temps de tout faire. Et
d’abord de me sauver moi-même - A qui est-on utile, soi-même noyé? -
Puis de revenir sauver les autres. Il me disait que le temps m’en
serait accordé.

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État 2

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I

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Et en notre vie française
rentrions toujours peu
comme de retour d’une maladie

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I


Quand donc ai-je pris conscience pour la
première fois que j’étais, dans mon pays,
d’une espèce à être destinée à être traitée
comme en inférieure. Probablement pas au Peut-être malgré tout Ce ne fut peut-être pas, malgré tout, au
cours du trajet que nous avons tant de
fois accompli, maman et moi, alors
que nous nous engagions sur le pont
Provencher au-dessus de la Rouge,
laissant derrière nous notre petite ville
française pour entrer dans Winnipeg, la
capitale, qui jamais ne nous reçue tout à
fait autrement qu’en étrangères. Cette
censation de dépaysement, de pénétrer, à
deux pas seulement de chez nous, dans le
lointain, m’était plutôt agréable, quand
j’étais enfant. Je crois qu’elle m’ouvrait
les yeux, stimulait mon imagination,
m’entraînait à observer.


Nous partions habituellement de bonne
heure, maman et moi, et à pied quand
c’était l’été. Ce n’était pas seulement
pour économiser mais parce que nous
étions tous des naturellement marcheurs chez nous et
aimions naturellement nous en aller
au pas, le regard ici et là, l’esprit où il
voulait, la pensée libre, et tels nous
sommes encore, eux qui restant restons restent.


Nous partions presque toujours, animées
par l'espoir, et l’humour gaie. Maman avait
lu dans le journal, ou appris d’une voisine,
qu’il y avait solde chez Eaton de dentelles
de rideaux, de calicot ou d’indienne
propre à en confectionner tabliers et robes
d’intérieur, ou encore de chaussures d’enfants,

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p.1 Toujours, au-devant de nous, luisait, au
p.2départ de ces courses dans les magasins,
l’espoir si doux au coeur, des pauvres gens
d’acquérir à bon marché quelque chose
de tentant. Il me revient maintenant
que nous ne nous sommes guère
aventurées dans la riche ville voisine
que pour acheter. C’était là qu’aboutissait
une bonne part de notre argent si
péniblement gagné - et c’était de cet
le chiche le argent chiche de gens comme nous qui
faisait de la grande ville une
arrogante nous intimidant. Plus
tard, je fréquentai Winnipeg pour bien
d’autres raisons, mais dans mon enfance
il me semble que ce fut presque
exclusivement pour courir les aubaines.


En partant, maman était le plus souvent
rieuse, portée à l’optimisme et même au
rêve, comme si de laisser derrière elle la
maison, notre ville, le réseau habituel de ses
de contraintes et d obligations, libérant
son esprit
la libérait, et dès lors
elle atteignait l’aptitude au bonheur
qui échoit à l’âme voyageuse. Au fond,
maman n’eut jamais qu’à mettre
le pied hors de la routine familière pour
être être qu aussitôt en voyage, surgit en elle la voyageuse dans la vie
disponible au monde entier.


En cours de route, elle m’entretenait
des achats auxquels elle se séciderait peut-être
si les rabais étaient considérables.
Mais toujours elle se laissait aller à
imaginer beaucoup plus que ne le
permettaient nos moyens. Elle pensait à

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un tapis pour le salon, à un nouveau service
de vaisselle. N’ayant pas encore entamé la
petite somme dont elle disposait pour
aujourd’hui, celle-ci paraissait devoir suffire
à combler des désirs qui attendaient depuis
longtemps, d’autres qui poussaient à
l’instant même. Maman était de ces
pauvres qui rêvent, en sorte qu’elle
eut la possession du beau plus que bien
des gens à demeure et ne le
p. 2 s’en aperçoive voient plus guère. C’était donc
p. 3 en riches, toutes les possibilités d’achat
intactes encore dans nos têtes, que
nous traversions le pont.


Mais alors, parvenues de l’autre
côté, tout aussitôt s’opérait en
le pont franchi, tout
aussitôt après s’opérait
en nous je ne sais quelle maligne
transformation qui nous faisait nous
rapprocher l’une de l’autre comme
pour mieux affronter ensemble une sorte
d’ombre jetée sur nous. Elle ne venait pas
seulement de ce que nous venions de
mettre le pied dans le quartier sans doute
le plus affligeant de Winnipeg, cette sinistre sale et triste rue Hater avoisinant la cour
de triage des chemins de fer, toute pleine
d’ivrognes, de pleurs d’enfants et d’échappement de
vapeur, cet aspect hideux d’elle-même
que l’orgueilleuse ville ne pouvait
dissimuler à deux pas de ses larges
avenues aérées. Le malaise nous
venait aussi de nous-mêmes. Tout à
coup, nous étions moins sûres de nos
moyens, notre argent avait diminué, nos

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désirs prenaient peur. Nous atteignions
la Portage, si démesurément déployée déployée
qu’elle pouvait engouf avalait des
milliers de personnes sans que cela y
parût. Nous continuions à parler
français, bien entendu, mais peut-être
à voix moins haute déjà, comme
s’il y eût faute à cela, surtout si
quelqu’un
surtout après que deux
ou trois passants comme cela arrivait
se fussent retournés sur nous avec
une expression de curiosité. Cette
humiliation de voir quelqu’un se retourner
sur moi qui parlait français dans
une rue de Winnipeg, je l’ai tant de
fois éprouvée au cours de mon enfance
que je ne savais plus que c’était de
l’humiliation. Au reste, je m'étais
moi-même retournée si fréquemment
sur quelque immigrant au doux parler
slave ou à l’accent nordique. que et
j’avais fini par ressentir que presque
tous les habitants de la ville, nous
étions des étrangers les un ch
Si bien
que j’avais fini par trouver naturel, je
suppose, que tous, plus ou moins, nous noussentions
p. 3 étions étrangers les uns chez les autres,
p. 4avant d’en venir à me dire que
si tous nous l’étions, personne ne
l’était donc plus.


C’est à notre arrivé chez Eaton
seulement que se décidait si nous
allions oui ou non passer à la
lutte ouverte. Tout dépendait de l’humeur de maman. Quelquefois maman elle
réclamait une commis parlant notre

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langue pour nous servir. Dans nos
moments patriotiques, à Saint-Boniface,
on prétendait que c’était notre droit, et
même de notre devoir de le faire valoir,
qu’à cette condition nous obtiendrions obligerions
de l’industrie et des les grands magasins à
embaucher de nos gens.


Si maman était sans ses bonnes
journées, le moral haut, la parole affilée,
elle passait à l’attaque. Elle exigeait une
de nos compatriotes pour nous venir en aide.
Autant maman était énergique, autant,
je l’avais déjà remarqué, le chef de rayon
était obligeant. Il envoyait vite quérir
une dame ou une demoiselle une telle,
qui se trouvait souvent être de nos
connaissances, parfois même une voisine.
parfois assez souvent Alors
s’engageait, en plein milieu des
allées et venues d’inconnus, la plus
aimable et paisible des conversations.
— – Ah, madam Phaneuf, s’écriait
maman. Comment allez-vous ? Et votre
père ? Vit-il toujours à la campagn.
– Madame Roy ! s’exclamait la
vendeuse. Vous allez bien ? Qu’est-ce que
je peux pour vous ? J’aime toujours vous rendre
service.


Nous avions le don, il me semble,
pauvres gens, lorsque rendus les
uns aux autres, de retrouver le ton
du village, de je ne sais quelle
p. 4 société amène d’autrefois.

p. 5Ces jours-là, nous achetions
peut-être plus que nous aurions dû,

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si réconfortées d’acheter dans notre langue que l’argent nous sortait échappait filait
encore plus vite que jamais des mains d’habitude des mains.


Mais il arrivait à maman de
se sentir vaincue d’avance, lasse de
cette lutte toujours à reprendre, jamais
gagnée une fois pour toutes, et elle de
trouver trouvant plus simple, moins fatiguant
de ‘’sortir’’, comme elle disait, son
anglais.


Nous allions de comptoir en comptoir.
Maman ne se débrouillait pas trop mal,
gestes et mimiques aidant. Parfois
survenait une vraie difficulté comme ce
jour où elle demanda ‘’a yard or two
chamoisof chinese skin to put indoor the
coat...’’ maman ayant en tête traduisant
de la peau de chamois traduit ainsi
ainsi de la peau de chamois
maman
ayant en tête d’acheter une mesure de de la peau de chamois.


Quand un commis ne la
comprenait pas, il en appelait un autre
à son aide, et celui-là un autre encore
parfois. Des ‘’customers’’ s’arrêtaient
pour nous assister aider aussi, car
cette ville qui nous traitait en
étrangers était des plus promptes à voler
à notre secours dès que nous nous
étions reconnus dans le pétrin. Ces
conciliabules autour de nous pour nous
tirer d’affaire nous mettaient à la
torture. Il nous est arrivé de nous
en esquiver. le plus discrètement possible
Le fou rire nous gagnait parfois un peu plus
ensuite alors à la pensée de toutes ces gens
de bonne volonté qui allaient continuer

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à chercher à nous secourir alors que
déjà nous serions loin.


Une fois, qu’elle plus énervée
encore que de coutume par cette aide
surgie de partout, maman en fuyant
ouvrit son parapluie en plein au milieu du magasin
que nous avons parcouru au trot,
comme sous la pluie, les épaules
p. 5 secouées de rire. A la sortie, seulement puisqu’il comme
p. 6il faisait grand soleil, maman s’avisa
de fermer son parapluie, ce qui donna à
l’innocente aventure une allure
de provocation. Ces fou rires qu’elle
me communiquait malgré moi, aujourd’hui
je sais qu’ils étaient un mon bienfait,
nous repêchant de la tristesse, mais
alors j’en avais un peu honte.


Après le coup du parapluie, un
bon moment plus tard, voici que je
me suis fâchée tout à coup contre
maman, et lui ai dit qu’elle
nous faisait mal voir à la fin, et
que, si toutes deux rions, nous faisions
aussi rire de nous.


A quoi maman, un peu piquée
elle-même, rétorqua que ce n’était pas à moi
ayant qui avait toutes les chances de m’instruire
de lui faire la leçon à elle qui avait tout
juste pu terminer sa sixième année
dans la petite école de rang à St. Alphonse de
Rodriguez, où la maîtresse elle-même n’en savait
d’ailleurs guère plus que les enfants, et
comment voulait-on qu’elle fût savante
l’aurait-elle pu être savante la pauvre, cette
payée quatre cents dollars par an pauvre fille

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qui touchait comme salaire quatre cents dollars
par année. Ce serait à moi, agile
l’esprit agile, pas encore la tête pas encore
toute cassée par de constants calculs, de
me mettre à apprendre l’anglais, afin de nous
venger tous.


Jamais maman ne m’en avait dit si
long sur le chapitre. J’en étais surprise. Je crois
avoir entrevu pour la première fois qu’elle
avait cruellement souffert de sa
condition voir si peu instruite et qu’elle ne s’en
était consolé qu’en imaginant ses enfants
parvenus là où elle aurait voulu se hausser. p. 6


p. 7 De nos expéditions à Winnipeg, nous
revenions éreintées et, au fond, presque
toujours attristées. Ou bien nous avions
été sages, prudentes, n’ayant acheté que
l’essentiel, et qui donc a jamais, tiré du bonheur
de se limiter au strict nécéssaire. Ou bien
nous avions commis quelque folie, par
exemple acheté le chapeau qui m’allait
si bien mais trois fois plus cher qu’il
n’auait fallu, et nous en avions
du remords, il faudrait se rattraper
ailleurs, disait maman, et cacher un ne
pas avouer le prix au père, me laissait-elle
entendre à demi mot. Ainsi notre gêne d’argent


De toute façon
Plus tard, quand je viendrais à Montréal et constaterais que
les choses ne se passaient guère autrement dans les grands
magasins de l’Ouest de la ville, j’en aurais les bras fauchés, et le sentiment
que le malheur d’être Canadiens français était irrémédiable.

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nous jetait-elle tôt ou tard dans l’extravagance
qui nous ramenait à une plus sévère gêne
encore.


De toute façon, le pont que nous
avions traversé en riches, la tête pleine
de projets, nous ne l’avons jamais retraversé
qu’en pauvres, les trois-quarts de notre
argent envolé, et bien souvent sans
qu’on put dire où. que l’on puisse dire où.
— – Comme ça part l’argent ! disait
maman. Evidemment, c’est fait pour partir,
mais ton père va encore dire que j’ai l’art
de le faire partir plus vite que personne.


Bientôt, au-delà du pont, nous
devenaient bien visibles les cloches de la
cathédrale, puis le dôme du Collège des
Jésuites, puis des flèches, d’autres clochers.
Inscrite sur l’ardent ciel manitobain, la
ligne familière de notre petite ville, bien d
avantage adonnée à la prière et a
l’éducation qu’aux affaires, nous consolant.
Elle nous rappelait que nous étions p. 7
faits pour l’éternité et non pour se casser
p. 8sans
serions consolé d’avoir eu tant de
misère à joindre les deux bouts.


Quelques pas encore, et nous étions
chez nous. Nous n’étions pas nombreux
dans la petite ville pieuse et studieuse, mais
du moins avions-nous alors le
sentiment d’y être d’un même coeur. Déjà
maman et moi, nous parlions dans
notre langue le plus naturellement du
monde, ni plus bas, ni trop haut comme
et à Winnipeg où nous étions commandées
par la gêne ou la honte de la gêne.

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D’autres voix s’élevaient autour de nous
pareilles à la nôtre, nous accompagnaientnt.
Dans notre soulagement de nous retrouver
dans en mal notre milieu naturel
nous nous prenions à saluer presque tous
les gens tous les gens ceux que nous croisions, mais
il est vrai que nous nous les connaissions
pour ainsi dire à peu près tous presque tous au moins de nom. Plus
nous allions et plus maman devenait
aimable envers les passants, prenait des
nouvelles des uns, des autres. Ou
bien s’il se trouvait personne sur
notre route, elle levait le regard vers
le haut ciel clair, un aire de légèreté
et de jeunesse lui revenait en dépit de
la fatigue de la journée, et elle convenait,
à coeur ouvert :
— – On est bien chez nous.


Nous arrivions à notre maison, rue Deschambault


D’autres voix s’élevaient en français autour de nous,
nous accompagnant. Dans notre soulagement de retrouver notre De nous retrouver
dans notre
milieu naturel nous amenait
à un tel soulagement que
nous nous
prenions à saluer presque tous ceux que
nous croisions, mais il est vrai, [][illis.] entre
nous, dans la ville, nous nous connaissions
à peu près tous au moins de nom. Plus
nous allions et plus maman se
reconnaissait de gens amis et saluait
et prenait des nouvelles des uns et
des autres.


Quand nous De retour dans notre ville,

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il lui arrivait ce que jenel’ai jamaisvufaire
à Winnipeg
de lever le regard vers le
haut ciel clair pour le contempler avec
une sorte de ravissement. Et souvent, la
fatigue disparue de son visage comme
par enchantement, elle me prenait à
témoin : ‘‘ On est bien chez nous. ’’


Nous arrivions à notre maison, rue
Deschambault. De la retrouver intacte, toujours
à sa place
gardienne de notre vie à la
française au sein du pêle-mêle et du
disparate de l’Ouest Canadien canadien
devait nous apparaître chaque fois comme
une sorte de miracle, car à la dernière
minute, nous nous hâtions vers elle.
C’était comme si nous avions eu un peu peur qu’elle nous si nous lui étions reconnaissantes
de nous avoir attendues. Il est moi, c’était
une maison avenante avec ses lucarnes
au grenier, ses larges et nombreuses fenêtres
à l’étage et au rez-de-chaussée, cette
cette enfilade de colonne blanches bordant
la galerie qui soutenait la galerie en façade
et du côté sud.


C’était comme si nous avions toujours eu un
peu peur toute notre vie qu’elle nous fût
un jour ravie. Elle était avenante et
simple, avec ses lucarnes au grenier, de grandes larges et nombreuses fenêtres à l’étage et
p.8entourant la façade et le coté sud une

p. 9large galerie à haute colonne
une large
galerie à colonnes blanches enfilade de colonnes blanches.


Toujours nous revenions vers elle
comme d’un voyage qui nous aurait
secoués. Pourtant de ne sont pas ces v
oyages de St. Boniface à Winnipeg, si éclairants

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le prononcerdemander d’une voix blanche.
p. 9 — – Combien ? Ce sera combien docteur ?


p. 10Quand il n’y avait pas à désarmer
le destin, seulement, si possible, à
l’apitoyer, c’était le mot qui nous venait
aux lèvres, c’était le seul mot dont nous
disposions


J’eus l’impression que nous étions
chez l’épicier chez ou le boucher, et que pourtant
maman s’armait pour une lutte bien plus
serrée qu’avec ces gens-là sur qui elle
avait facilement le dessus.


Le docteur tout en dépla déplacait
des papiers, sa plume, son buvard et
paraissait aussi mal à l’aise que maman.
— – Écoutez, madame. Dans le courant
ordinaire des choses, pour une opération de
ce genre, c’est cent-cinquante dollars.


Il avait saisit sans doute l’expression
de consternation qui se peignit sur le visage de
maman, car il se hâta de lever la main
en disant :
— – Mais.... mais...


L’ayant un peu calmée par son geste,
il poursuivit.
— – Pour vous dont je connais les difficultés,
ce sera cent dollars.


Je vis que cela n’aidait pas encore
beaucoup ma mère à respirer. Elle gémit comme
pour elle-même, sans s’en plaindre à lui : ‘‘Cent
dollars ! Cent dollars !’’


Le médecin haussa les épaules,
d’impuissance. Alors je compris qu’elle
allait raconter l’ ‘‘histoire’’ de notre
vie en quelque sorte, qu’elle sortait en public

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lorsqu’elle n’avait vraiment plus
d’autres recours et qui me remplissait
chaque fois d’une confusion et d’une
détresse qui ne semblaient ne pouvoir
se dissoudre, ni en larmes ni en
paroles. J’aurais voulu retenir maman,
l’empêcher de parler, mais déjà il n’était
p. 10 plus temps. Assise au bord d’une de ma chaise,

p. 11les mains nouées sur sa jupe, le regard
fixé sur un point au plancher, d’une
voix monotone, sans jamais lever les
yeux vers le médecin afin de n’être
distraite en aucune façon par ce qu’elle
devait dire, elle racontait : toute l’affaire
‘‘ Mon mari, fonctionnaire du
gouvernement fédéral, pour n’avoir pas
caché sa loyauté politique, s’est trouvé
en butte à une sournoise persécution
et, pour finir, s’est vu mis à la
porte, congédié six mois seulement
avant l’âge de la retraite dont
il a été frustré. Ainsi, dans dans notre
âge avancé, disait maman nous nous sommes
trouvés démunis, monsieur le docteur,
sans revenus assurés. Il nous a
fallu vivre du vieux gagné vite
dépensé comme vous pouvez le penser, auquel
s’est ajouté l’aide de mes grands
enfants et ce que j’ai pu gagner moi-même
ici et là pour des travaux de couture...’’


L’histoire défilait, le médecin
écoutait, peut-être dans l’ennui, car
je voyais ses yeux errer erraient parfois au
plafond, venaient se poser s’attarder sur moi se poser un instant
sur moi, un moment sans sourire, repartir repartaient.

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Au début seulement de la consultation, il m’avait
adressé la parole: — ‘‘Quel âge as-tu, petite ? Douze
ans... On ne le dirait pas... On t’en
donnerait plutôt dix.’’
Et il avait parlé
à maman sur un ton sévère : — ‘‘Vous auriez
dû m’emmener cette enfant il y a au
moins six mois.’’


Maintenant il me regardait, on aurait
dit, sans amitié. Cette idée de maman
aussi de me faire voir par le médecin le
plus cher de la ville.


Elle en était aux détails les plus
affligeants, que je ne pouvais entendre sans
vouloir me cacher le visage dans les
p. 11 mains : les racommodages qu’elle
attaquait faisait, le soir, sa journée faite, et
p. 12 qui étaient d’un bon rapport,
dit-elle avec une curieuse insistance,
comme si le docteur eût pu avoir des
lui à
des reprisages à lui commander
en retour de ses services.


Je ne comprenais vraiment rien à
maman à certaines heures. La femme
la plus fière, qui passait des nuits à coudre
pour ses filles des robes aussi belles qu’à
celles
pour des filles des robes aussi belles
que celles des filles des juge notables les plus riches de la ville des qui trouvait
Dieu sait où l’argent de nos leçons de piano,
la femme la plus stoïque aussi, que
jamais je n’ai entendu avouer une
douleur physique, m même, plus tard, le terrible
mal cruelle souffrance de la solitude, elle
aurait pourtant pu se faire mendiante,
aux coins des rues, dès que ses
enfants étaient en cause
, dès lors que ses

Image


enfants étaient en cause, elle aurait pu
se faire mendiante aux coins des rues.

qu’étaient mis en cause la santé, le bien-être, l’avenir
de ses enfants, elle aurait pu se faire
mendiante aux coins des rues.


Excédée à la fin par cette histoire
qui, pour lui, ressemblait peut-être à
passablement ressemblait peut-être à bien d’autres
entendues ici même, le docteur par leva
lever les mains pour faire taire maman.
— Madame !... madame... Si vous
ne pouvez régler mes honoraires en une
fois, vous le faites-le petit à petit,
comme vous pourrez.


Alors maman respira.


Du moment qu’une dette, une
obligation aussi énorme fut-elle, pouvait
être fractionnée, réglée par à petits coups,
étirée, elle pensait arriver à en avoir
raison, après tout elle n’ avait fait
que cela depuis des années, elle y
était entraînée : tant ce mois-ci
pour la machine à coudre, encore que
dans le découragement maman avouait
parfois que la machine serait sans doute
usée avant d’être à nous ; tant pour
le service d’argenterie (il me semble que
ce n’était que cinquante cents par à
toutes les d
par quinzaine, que nous
n’avions tout de même presque jamais
p. 12 quand passait le représentant ; tant
p. 13 pour sur la glacière. Maman, ayant
saisi, que mon opération pouvait
entrer dans cette catégorie en fut

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aussitôt réconfortée et m’adressa un
regard qui semblait entendre : ‘Tu verras,
on se sortira de cela aussi. .’’ En fait,
de soulagement, elle eut une espèce
de sourire tendu qui nous enveloppa
tous deux, moi et le docteur, et qui
lui donna un aire presque heureux
au milieu de sa peine. Au fond,
Elle était comme un ebelle, grande
rivière semée, tout au long de son
cours, d’obstacles, rochers, écueils,
récifs, et elle en arrivait à bout,
soit en les contournant, en s’en
éloignant par la rive, soit en les
franchissant au bord. Alors, pour
un court moment, entre les
mille embûches, on entendait son
chant liquide
avant qu’elle ne fût
reprise dans les remous, on entendait
son chant d’eau apaisée.
— – Eh bien, si c’est ainsi, docteur,
soyez assuré que je parviendrai à m’acquitter
envers vous...


Le docteur coupa court aux promesses
de maman. Il se leva : Nous nous sommes
aussi mis levées aussi. Maman songea
alors à s’informer :
— – Ce sera pour quand ? L’opération ?
Dans quelques semaines ?
– Y pensez-vous, madame. Je téléphone
à l’hôpital immédiatement. Je tiens à ce
que votre petite fille y entre ce soir-
même, demain au plus tard.
– Oh demain seulement, souffla
maman.

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L’affaire Le côté affaire réglé - ou relégué -
elle pouvait enfin être à son souci
pour moi, à son angoisse. Elle se mit
à plaider pour un peu plus de temps. Elle p.13
en voulait pour me coudre des
p.14vêtements propres pour l’hôpital. Pour
préparer mon père à l’idée de l’opération.
Et qui sait, peut-être dans l’espoir ? de voir se détourner le cours dans l’espoir essayer de voir se pour détourner le cours
des choses, s’il lui en était accordé
suffisamment.
— – Nous avons déjà beaucoup trop tardé,
trancha le docteur. Nous sommes à la
merci d’une crise grave qui peut amener
la rupture de l’appendice. J’opérerai
votre enfant après-demain au plus tard.


Nous sommes sorties. Dans quelle
petite rue ombragée d’arbre étions-nous, je
n’en ai une idée certaine pas idée. Ce sais plus trop rien
Par ailleurs ? dont je me souviendrai toujours
que c’était par une des journées les plus tendres que puisse nous offrir l’été, toutes pleines d’un vent doux qui caresse le visage. cependant, c’est que nous étions en été
et qu’il avait à nous offrir l’une des
ses journées les plus ravissantes, tièdes,
parfumées, toutes pleines de vent agréable.

Cela nous a fait fit un drôle d’effet de
nous retrouver au milieu d’une pareille journée
avec nos calculs, notre peur de l’hôpital
et l’angoisse de ce que papa allait dire.
Il nous sembla que nous aurions plut plutôt
dû être dans une belle campagne,
assise dans l’herbe déjà haute,
à manger n à
à manger notre pique-nique au pied d’un arbre, ou à rêver

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face au ciel, le corps parfaitement biensain.


Maman prit ma main et me
demanda si je n’étais pas trop fatiguée.
Parce que, de dit-elle, si tu t’en sens
la force, j’aimerais faire un bout à pied.
(Nous étions dans de petites rues d’où
pour trouver un tramway il eût fallu
marcher plus loin que jusqu’à chez nous.
Maman devait être bien troublée pour
n’y pas penser. ) J’aimerais me donner
p. 14 le temps, dit-elle, de préparer en pensée
comment je vais présenter l’événement parler
p. 15à ton père.


AlorsJe tâchais de la retenir. Je lui
dis que j’étais mieux, et que je n’avais
plus de mal nulle part. Et c’était vrai.
L’émotion m’avait galvanisée, prêtée
pour l’instant des forces revenue de je ne sais oùque j’avais cru
ne plus avoir
. D’ailleurs, ce n’était pas
nouveau chez moi, une telle réaction. Il
suffisait qu’on m’emmène chez le dentiste
par exemple pour que disparût subitement
un mal de dents qui m’avait tenu éveillée
toute la nuit. Maman en tout cas,
n’accordait aucune attention ne prêtait donc
pas attention à ce que je disais. Elle poursuivait
son idée.
— – Ton père, les dettes l’ont toujours
terrifié, même quand il gagnait de quoi
assurer notre vie. Alors, maintenant, tu
peux imaginer, ce qu’elles l’effraient.
Pourtant, quand on peut les répartir au
mois il me semble que les dettes ne
c’est pas la fin du monde.


Je devais ressembler à mon père sur ce point

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car les dettes aussi me terrifiaient.
— – Je ne veux pas être opérée, ai-je
décidé. On n’a pas les moyens. Et
papa va être contre.


Elle s’arrêta de marcher et me secoua un peu.
— – Ne dis plus jamais chose pareille. Ton
père ne sera pas contre. Il s’agit seulement
de l’amener à voir que cette dette
n’est pas pire qu’une autre. Ne m’enlève pas
le de courage, me pria-t-elle, au moment
où j’en ai besoin pour nous sortir du
trou.
– On y est pourtant toujours dans le trou,
lui fis-je remarquer.


A ma surprise, elle se prit à rire un
p. 15 peu, comme de loin, à tant de prouesses
p. 16accomplies.
— – N’empêche me dit qu’on en est sorti
mille fois du trou.
– Ce n’était peut-être pas le même
dis-je et malgré moi souris un peu souriant malgré moi
de connivence avec elle.


Nous avions atteint le coin de
cette petite rue tranquille et en enfilions
une autre également bordée d’arbres
dont on entendait les feuilles bruire
doucement en plein milieu de nos calculs.
Il y eut ceci dans notre vie d’aimable dans
notre vie : presque jamais la nature
manqua de nous marquer une sorte
de bienveillance à travers nos épreuves.
Ou était-ce parce que nous cherchions
sans cesse consolation q en elle que’elle
nous l’accordait ?
– Cent dollars ! ai-je réfléchi tout haut

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Tu seras jamais capable de les trouver.


J’avais énoncé cette opinion dans
l’espoir d’être contredite je suppose, de voir maman
rejeter la tête en arrière et me déclarer
qu’elle était loin d’être au bout de ses
moyens. Mais elle soupira lourdement.
La scène chez le médecin devait l’avoir
retournée plus encore que je ne pensais car
elle avait l’air de continuer un débat.

Mais alors maman m’étonna beaucoup
en me donnant en quelque sorte raison.
Elle avait l’air accablée soudain et avoua :
— – Ce n’est pas tellement le manque
d’argent qui fait mal comme d’avoir été
si souvent humiliés.

Je compris que la scène chez le médecin
lui avait été plus pénible encore que je ne l’avais
pensé et je cherchai sa main, à mon tour, pour la serrer.

— – Il faudrait remonter loin, dit maman,
bien loin, pour comprendre la cause de


La scène chez le médecin avait dû
lui être plus pénible encore que je ne l’avais
pensé et sans doute en était-elle encore occupée à s’en se défendre en pr à s’ toute bouleversée


Soudain cependant maman m’étonna
beaucoup s’avouant pour abattue. Elle
disait comme pour elle-même :
— – C’est vrai que le malheur nous
poursuit depuis longtemps. Il faudrait
sans doute remonter bien loin pour en
connaître la cause. C’est une longue histoire.


Tellement les histoires m’étaient

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alors amies, même au plus creux de la
désolation, je la priai :
— – Raconte.


Elle me fit un sourire navré qui
sous-entendait : c’est bien le temps, va !


Malgré tout, cependant, elle commençèrent
à lui échapper par des bribes le récit d’une
vieille peine qu’elle avait sur le
d’un
récit de mlaheurs anciens que la scène
chez le médecin avait sans doute réveillés _
du moins c’est ce que j’ai cru comprendre.
p. 16 Car, soudain, nous étions rejointes dans
p. 17notre la rue paisible par une quantité
de nos gens aux peines depuis longtemps
mortes et qui pourtant revivaient en
nous. J’eus En écoutant maman, j’eus
la curieuse impression que notre détresse
avait rappelé à nous des centaines
d’être et qu’à présent, dans la rue déserte,
nous allions ensemble, eux peut-être
consolés de nous trouver attentifs attentives encore
à leurs vies écoulées, et nous, de ne pas
nous retrouver toutes seules.
— – Tout vient, disait maman, de ce
vol de nos terres là-bas, dans notre premier
pays, quand nous en avions un, que les
Anglais nous ont pris lorsqu’il l’ont su
découvert si avantageux. Au pays d’Évangéline.
Pour avoir ces terres riches, ils nous ont
rassemblées, trompés, embarqués sur
de mauvais navires et débarqués au loin de sur des rivages étrangers
– Nous étions des Acadiens ?


Peut-être maman me l’avait-elle
déjà dit et je n’en avais pas gardé mémoire.

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Ou bien C’est aujourd’hui seulement que
Ou bien je n’avais pas eu avant le
coeur prêt à accueillir le souvenir cette tragédie de cette
tragédie et n’en avait pas fait grand cas.
de ce qu’elle m’avait appris à ce sujet
m’en avait appris.

— – Ainsi a commencé notre unfortune,
il y a bien longtemps, dit maman, qui
a pris de nombreux visages au cours des
ans. Je ne sais pas tout de l’histoire.
Des bouts seulement, dont se rappe transmis
de génération en génération, sont parvenus
jusqu’à nous.
– Où ont-ils été laissés, maman ?
– Oh, un peu partout en Amerique
à se débrouiller comme ils pouvaient, ne
connaisssant même pas la langue du pays
où ils avaient échoué. Une partie d’entre
eux, de peine et de misère, réussit à se
rassembler au Connecticut. Ils travaillaient
p. 17 aux usines, au chantiers forestiers, au
p. 18 chemin de fer, là où il avait de rudes
besognes à accomplir à vil prix. Ils
voisinaient beaucoup entre eux, se
réconfortaient dans leur ennui de la patrie.


C’est à cet endroit du récit de maman
que j’ai commencé à me tracasser au sujet
de la notion patrie, ce qu’elle signifiait au juste.
En tout cas, je l’ai beaucoup étonnée en
lui demandant à brûle-pourpoint si nous
autres en avions, une patrie.
— – Bien sûr, a-t-elle répondu, puis
après n’a pas eut l’air si sur certaine
d’elle-même, et m’a touché le front
en disant : Tu n’as pas de fièvre au

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— moins?


J’ai protesté que non et insisté pour
connaitre le sort de nos gens au Connecticut.
— – Ce n’est pas le moment de me faire
raconter cette vieille histoire triste, m’a-t-elle
reproché. Je suis déjà assez accaparée.
Il faut que je prépare ta valise pour l’hôpital...
L’hôpital, gémit-elle, puis m’assura que
j’y serais bien... et, malgré tout, elle
était de retour avec nos gens du
Connecticut : Dans ce temps-là, fit-elle,
– Dans ce
loin des prêtres, parmi ceux qu’on nous
des prêtres, que l’on nommait colonisateurs,
vécurent, on aurait dit, pour retrouver
les troupeax perdus et en ramener
le plus possible. L’un d’eux vint jusqu’à
nous au Connecticut.


Elle avait commencé de dire ‘‘nous’’
à propos de nos lointains ancêtres, et cela
me consola bizarrement.
— – Dans not petite église de là-bas,
où on nous faisait le prêche en français,
il nous annonça que le Québec
p. 18 nous attendait bras ouverts, que
p. 19des terres nous seraient distribuées dans
un canton fertile, non loin de Joliette, si nous voulions revenir au pays.
– Alors c’est le Québec, notre patrie ?
– Oui et non, dit maman. C’est
embêtant à préciser, puis elle poursuivit : Il
y eut discussion entre nous. Les uns
disaient : ‘‘On se fera ici : Nous
sommes déjà à moitié américains. Nos
enfants parleront anglais. C’est la sagesse. A

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— rouler toute notre vie nous n’arriverons à rien.’’
Mais d’autres tenaient pour tenter l’aventure
au Québec. ‘‘Ce sont là-bas nos frères. Nous parlons
la même langue. Nous avons la même foi.
Allons-nous mettre entre leurs mains ?’’
– Qu’est-ce qu’ils ont décidé ?
– Comme ça t’intéresse cette histoire
t’intéresse tout à coup ! dit maman et
m’apprit : Et bien, les uns sont restés en
sorte que nous devons avoir de lointains
cousins au Connecticut, d’autres sont
venus s’établir dans la belle et fertile
paroisse de Saint-Jacques l’Achigan.


Nous avons alors aperçu un banc
au coin d’une rue sous un s arbre qui
murmurait, et maman a dit : Asseyons-
nous un peu pour que tu te reposes.’’ Et
le clair bruit du feuillage doucement agité
nous parla de répit et d’un moment
de bonheur dans la vie des exilés.
— – Tu n’as toujours pas de mal ? demanda maman.

Je fis signe que non, et c’est vrai,
que je n’en ressentais pas, seulement celui
dont j’étais issue. p. 19
p. 20 — – Est-ce qu’ils ont été heureux, nos
gens, à Saint-Jacques l’Achigan ?
– Oui et non. Ils avaient beaucoup
d’enfants. Tous les nôtres élevaient des familles
nombreuses. Nos prêtres disaient qu’à ce
prix nous reconquerions notre place au
soleil. A Saint-Jacques l’Achigan où ils
furent bientôt à l’étroit. Un peu
au nord s’élevait une sévère chaîne
de collines. La terre y était pauvre, semée

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— de cailloux, hérissée d’épinettes sombres.
C’est pourtant là que montèrent
s’installer ton grand-père Elie et ta
grand-mère Emilie. Ils défrichèrent,
Personne ne travailla jamais sur terre
autant que ces deux-là, raconta maman,
les yeux au loin et comme navrés
encore de leur du long effort laborieux de ces vies
deux vies
. Ils défrichèrent, ils arrachèrent
au sol des miliers de pierres, il en
érigeaient des monticules, des murets, ils se
firent quelques champs d’avoine, de blé noir.
Ils batirent une cabane Leur première cabane
fut f bientôt remplacée par la maison où je
suis née [][illis.] celle que tu as vue dans l’album.
Ton grand-père était habile : notre maison
avait belle allure. Nous y avons mangé
plus souvent de la galette de sarrasin que
du pain blanc, mais je pense y avoir été
une petite fille heureuse.


Je fus si contente d’apprendre que
maman au début de sa vie de avant sa vie de tracas
avait du moins aie été une petite fille
heureuse que j’en je poussai un soupir
d’aise. Je voulus savoir comment elle
l' s’y était prise pour être heureuse et
maman répondit qu’elle ne s’en souvenait pas,
qu’à son idée les enfants étaient générale-
ment heureux, se faisant du bonheur
avec peu. Puis elle prit pitié de moi
qui la regardait avec l’envie de
pleurer - mais elle se méprit et cru
ne sut jamais pas que c’était sur elle que
p. 20j’avais envie de pleurer. et Elle me passa
p. 21la main sur le front en m’assurant

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que j’allais revenir à la santé et retrouver
mes jeux avec joie.
— – Pourquoi, si vous étiez heureux à
Saint-Alphonse-de-Rodriguez, êtes-vous
encore partis, ai-je demandé.

— – On a peut-être du sang d’errants dans les veines,
dit maman, à force d’errer. Pourtant
personne plus que moi maintenant n’être aimerait
être fixés une fois pour toutes. Ton grand-père
Elie était porté à l’aventure. Il se sentait
à l’étroit dans les collines jaunes pour y
établilr ses fils autour de lui. Puis est venu
vers nous un autre de ces prêtres colonisa
teurs, celui-là pour nous vanter le
Manitoba et l’accueil qu’on nous y
ferait. Il parlait des belles terres
riches, de là-bas, de tout cet Ouest
canadien où nous devrions nous hâter
de prendre notre place avant qu’elle
soit toute prise par
les Ecossais, les
Anglais qui arrivaient à grand flot.
Il disait que tout le pays, d’un océan à
l’autre, nous revenait, à nous, de
sang français, à cause des explorateurs
de France qui l’avaient le premier parcouru.
Nos droits à notre langue, à notre culte
seraient respectés. A chaque chef de f
amille, à chacun de ses enfants mâles
ayant atteint dix-huit ans, le gouvernement
de la nouvelle province concéderait un
quart de section. C’était tentant pour
des gens comme nous. Ton grand-père prit
feu. Tu tiens de lui, fit-elle en passant
sa main sue ma joue, ce don de parler
en imagination. Ta grand-mère était la

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seule à s’opposer au projet. A la fin elle
céda, et nous voilà en route encore
une fois. Le reste de l’histoire, tu
la connais, je te l’ai racontée cent
fois. Ils prirent une concession dans la Montagne Pembina. p.21
p.22 — – Et enfin ils se reposèrent ?
– Ah mon Dieu, de loin encore ils
n’eurent de repos. Tout était à refaire.
Ton grand-père contruisit la maison
neuve exactement comme celle de St-
Alphonse, ta grand-mère refit les
meubles, les armoires, le pétrin...
– Et le banc-lit, je me le rappelle.
– Oui, quand nous allions tu étais
toute petite et que nous allions là-bas, tu
pleurais si on te refusait de passer la
nuit dans le banc-lit... Je me suis
toujours demandée pourquoi tu aimais
tellement coucher dans cette espèce de
cercueil.


Je crus me souvenir que j’y éprouvais le
sentiment d’une sécurité totale totale comme si les
mains qui avaient façonné ce vieux
meuble rustique rustique devaient avoir détenir le pouvoir
d’éloigner de moi toute menace.
— – Après quelques années, tout aurait
pu être si beau à Saint-Léon, dit
maman, car la terre était à nous, en
comptant celle celle des garçons, cela faisait un mille carré en tout
grand-mère semait dans un jardin les
mêmes fleurs qu’au Québec, on
n’entendait parler que français autour
de nous que notre langue familière, c’était
presque la prospérité enfin, et voici que la

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— gouvernement du Manitoba se tourna contre
nous. Il décréta passa cette loi inique qui
interdisait l’enseignement de la langue
française dans nos écoles. Nous étions
pris au piège, loin de notre deuxième
patrie, sans argent pour nous en
aller, et d’ailleurs où aurions-nous été ?

p. 22 — – Encore sans patrie ?
– Nous avions toujours nos terres,
p. 23 nos coutumes, nos maisons... et notre
langue que nous n’étions pas prêts à nous
laisser arracher. Mais aussi c’est ce
qui nous ruina : cette longue lutte,
toutes ces dépenier ? dépenses ? pour préserver nos
écoles. Es-tu assez reposée ? me demanda-t-elle.
Il faudrait repartir. Ton père doit être
inquiet de ne pas nous voir revenir plus
vite.


Le feuillage s’écartant nous exposa
un pan du haut ciel clair que nous
avons fixé ensemble en souriant malgré
nous. Et maman a raconté :
— – Ton père lui, c’est la profonde misère
des siens, du côté de Beaumont, qui l’a
chassé. Il a dû commencer à travailler, tout
enfant, puis de bonne heure quelle émigra
aux Etats-Unis comme tant de nôtres que
le Québec ne pouvait faire vivre. Il a fait
tous les métiers, mais tout le temps il
lisait s’instruisant, se préparant à jouer
un rôle important quand il rentrerait
dans son pays. C’est au Manitoba qu’il
aboutit. Quand je l’ai rencontré, à
Saint-Léon, il croyait comme nous
que
le prêtre-colonisateur jadis, que tout

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l’Ouest jalonné de petites colonies du
moins Québec, serait au moins à
moitité français d’un océan à
l’autre. Puis il connut Laurier, qui
allait bientôt devenir le Premier ministre,
et lui dem qui lui demanda s’il
ne travaillerait pas à son élection. Dès
ce tem cet instant ton père donna sa
vie à cet homme tant il avait foi et
confiance en lui. Lorsque Laurier, devenu
Premier ministre, refusa [][illis.] de prendre parti
dans la question du français au Manitoba,
disant que cela relevait du puisque cela relevait du domaine
provincial, ton père ne lui retira pas
son appui. Il disait : il a ses raisons.
p. 23 Ce qui lui fut intolérable, d’esprit religieux
p. 24comme il était, ce fut d’entendre, du
haut de la chaire, tomber l’anathème
contre les partisans de Laurier que l’on
déclara traître à la cause du français. Enfin
sa loyauté politique, on la lui fit payer
de son poste d’agent colonisateur, alors
qu’il atteignait la vieillesse. C’était notre
ruine et j’ai des raisons de soupçonner
les nôtres, nos propres gens, d’y avoir
travaillé. Car le plus triste de notre histoire
c’est peut-être que tant de malheurs ne
nous ait pas encore unis.


Elle pencha la tête, regardant le sol
à ses pieds et me demanda :
— – Comprends-tu un peu peut-être
pourquoi j’ai parlé au médecin... un peu d’[][illis.] Ce
n’est pas de gaieté de coeur, je t’assure.


J’eus tant de peine pour elle, pour mon

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père, pour toutes ces gens dont nous avions parlé
que je n’aurais pu rejoindre. Quand elle elle
m’eut m'avait
Lorsque’elle m’eut redemandé si nous allions nous
remettre en route et que je me levai
pour la suivre, il me sembla vraiment que nous
prenions place dans l’interminable
exode. Jusqu’où irions-nous donc
à la fin des fins ?
— – Ton père, quand je l’ai rencontré, me
dit-elle, tout à coup sans aucun à propos,
n’était plus jeune, mais énergique, plein d’idéal,
un homme très beau et gai à ses heures.


Alors je me rappelai, qu’au cabinet
de consultation, le médecin avait demandé
à maman : — ‘‘Quel âge aviez-vous, madame,
quand vous avez donné naissance... ?’’

Maman avait paru gênée. Elle avait
répondu, comme si elle n’en était plu pas
sûre : — ‘‘quarante... quarante-deux ou trois.’’
— – Et votre mari, lui ?
– Cinquante-neuf ans, docteur.
p. 24


p. 25Comme si elle répondait à ma prétentieuse
question, elle m’assura :
— – Malgré tout Ton père a été heureux et
fier quand tu es venue au monde...
On dit, poursuivit-elle, que des enfants
de parents âgés, sont plus fragiles et délicats,
mais aussi, paraît-il, ce sont les plus doués.


Nous ne devions pas être loin de la
cathédrale, car maman a suggéré à un moment :
— – Veux-tu que nous entrions prier
en passant pour que tout se passe bien


La grande haute nef était dans la une demi
obscurité
nous parut sombre après le grand jour

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Elle ne semblait éclairée que par les lampions
nombreux sur leur support, qui y se
brulaient consumaient, à l’avant de l’église.
Maman m’entraîna presque aux premiers
bancs, tout près du choeur. C’est là
nous allions prier quand nous
avions désesperement besoin d’aide,
comme si nous avions ici plus de
chance d’être vues et entendues.
Nous nous sommes mises à genoux. J’ai prié
je suppose, mais surtout, je pense, j’ai
regardé maman prier. Depuis, j’ai vu
quelques êtres, très peu, peu prier comme elle ce
jour-là, mais alors c’était la première
fois, et le spectacle me chavira le coeur.
Elle ne bougeait en rien, elle était toute
immobilité, et cependant tout en elle était
tendus, le visage, les yeux, les lèvres,
même les mains qu’elle avait portées
au-devant d’elle et gardaient ainsi dans ainsi
dans une attitude de suppliante. Et c’est
alors, il me semble bien me rappeler,
que j’ai formé au fond de mon âme la
résolution de la venger. Ou plutôt elle dut
naître de l’excès de mon impuissance
et de ma faiblesse. C’est, acculée,
que j’ai trouvé du courage dans la vie. p. 25


p. 26 A la sortie, la vive clarté du jour nous
a comme blessé les yeux et l’âme. Maman
a ralenti encore son le pas, qu’elle avait
alors si vif, pour se mettre au mien qui
devenait traînant. Elle se faisait
des reproches de m’avoir tellement parlé,
de m’avoir fait marcher quelque pas de
plus pour atteindre l’église.

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A bout de force, je n’en poursuivais pas moins
ma petite idée qu’un jour je la vengerais.
Je vengerais aussi mon père et ceux de
Beaumont, et ceux de Saint-Jacques l’Achigan
et, avant, du Connecticut. Je m’en allais
loin dans le passé chercher la misère
dont j’étais issue, et je m’en faisais
une volonté qui parvenait à me faire avancer.

Mais à l’hôpital, à l’abri d’un paravent
qu’une soeur était venue dresser, lorsque
le vieux prêtre, assis près de moi, commença
à me parler de la vie, de la mort, et de
l’éternité, je changeai d’idée. Je pensai
que mieux valait mourir et délivrer
les miens de toutes dépenses plutôt que
de vivre pour les venger peut-être un jour,
ce qui me maintenant me paraissait
bien difficile.


Nous étions quantre enfants à peu
près du même âge dans cette mêm
chambre. Au moment de téléphoner s’informer pour
nous à l’hôpital, le téléphone [][illis.] téléphone déjà ouvert
le docteur avait demandé brièvement :
— – Que désirez-vous ? Une chambre
particulière ? La salle commune ? Ou, s’il
en reste, une chambre à quatre lits ?
– Oh, avait dit maman, en
cherchant mon regard d’un air d’excuse,
à quatre lits peut-être, tu t’y
ennuirais moins que toute seule.


Voilà bien le genre de pauvres que nous
étions, entretenant, pour la forme, au

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milieu de nos tracas d’argent, des
possibilités toujours au-delà de nos
moyens, et c’était sans doute cette
aptitude même ce goût de l’élégance qui faisait de nous des
pauvres.


Le vieux missionnaire, passant
par la ville, venu peut-être du
Nord _ quelquefois j’imagine que le
sort s’est mêlé de me l’envoyer _
me parlait bas en m’enveloppant
d’un bon regard paisible que je voyais
briller à la lueur de la veilleuse, au
fond d’un visage barbu. Il m’entretenait
de la mort, sans la dépouiller parce que
j’étais une enfant, de gravité et
de sérieux, et c’est peut-être pour
en avoir entendu ce vieil homme,
au début de ma vie m’en parler avec tan noblesse et
candeur que la mort a perdu pou
sur moi beaucoup de son pouvoir d’effroi.
Il me disait que j’allais presque
certainement guérir mais que tout
s’accomplirait selon la volonté de Dieu.
Demain, quand on m’endormirait, je
serais [][illis.] comme un petit oiseau, que
le Seigneur tiendrait dans sa main. Ou
il me relacherait pour revenir avec les
autres enfants, jouer, rire, s’ébattre.
Ou il me garderait dans son mystérieux
séjour.


C’était ce que je voulais, et je
demandai au vieux prêtre de m’expliquer
le mystérieux séjour. Encore aujourd’hui
je bénis le ciel d’avoir placé près de
moi à ce moment une âme qui ne

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prétendait pas saisir l’inexplicable, seulement
en rêves.

– Ah, mon petit enfant, me dit-il,
si seulement on le savait, hein, mais p. 27
p. 28alors il n’y aurait pas beaucoup de
mérite à parcourir la longue route. Et
pas beaucoup d’intérêt, non plus, Tout
ce que je pense savoir c’est
ne trouves-tu
pas ? Tout ce que je crois pressentir ou
deviner, c’est qu’on arrive que notre vie
débouche sur l’infini, et tous, je pense
bien, nous avons envie de l’infini.


Ah, qu’à l’entendre en parler, j’en
avais en tout cas moi-même envie. Je
lui demandai si dans l’infini on était
encore responsable des de ses dettes.


Il me demanda : quelle sorte de dettes ?
Déshonorables déshonorantes ?, que l’on fait avec malice, en
sachant bien que jamais on ne pourra
s’en acquitter ? Ou des dettes de pauvres,
qu’ils ont sur le dos parce qu’ils ne
peuvent vraiment faire autrement ?


J’étais en peine de répondre. Il me
semblait que nos dettes n’étaient pas
franchement ni d’une catégorie ou ni de l’autre,
mais que peut-être elles étaient participaient de l’une
et de l’autre à la fois.


Il passa sa main sur mon front et
m’engagea doucement à ne plus me tracasser.
Il me dit de me reposer dans le Seigneur, de
lui mettre tous mes problèmes dans les
mains. Je pense avoir toujours su qu’il
n’y avait que lui en fin de compte pour
nous aider. Mais en même temps
il m’avait semblé qu’il ne se pressait le faisait

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pas. Pourquoi? Parce qu’on était trop
éloignés, nous de lui, ou lui de nous?
Alors, j’ai rêvé qu’arrivant chez lui, le
Très Haut, comme on l’appelait, je lui
raconterai enfin toute notre histoire dans
l’oreille. Je lui et de pas prendre
maman je lui
Il verrait bien
alors qu’on ne pouvait pendre maman
au mot. Comment pourrait-elle en effet
s’acquitter de mon opération à raison de
cinq dollars par mois, quand déjà elle
en mettait trois pour
il y en avait trois p. 28
p. 29àdonner verser pour la machine à coudre,
quatre pour mes leçons de piano, qu’elle
refusait absolument de faire cesser, et
je ne sais combien d’autres petites dettes
qu’on oubliait
à part les comptes
toujours en arrivage, chez l’épicier, le
marchand de charbon, presque tous les
fournisseurs. Comment maman naviguait-
elle à travers
De plus, elle venait de
me promettre comme récompense pour à ma
guérison un manteau coup neuf –
coupé il est vrai dans du vieux mais
qu’elle comptait garnir d’une fourrure col d’astrakan
acheté au magasin chez un bon fourreur
de la ville. Ce manteau, et la curiosité
de voir comment maman allait s’y prendre
pour me l’obtenir, me retenait quelque
peu à la vie que d’autre part je souhaitais
quitter pour cesser justement d’être à la charge de maman.


Le vieux missionnaire, avant de
quitter mon chevet, avait fit dessin fait une croix
sur mon front en esquissant un signe de c

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Ainsi en alla-t-il de ce que je croyais
être ma dernière prière, et qui était bien
je pense, l’expression d’un désir d’évasion.
Car l’idée de ma mort – étrangement
mais peut-être au contraire, très logiquement –
m’avait fait entrevoir ce que pourrait
être ma vie, et j’av j'en avais très peur.
Car Pour venger ma mère, il m’était
apparu que je devrais, de retour à l’école
plus tard, travailler doublement, être la
première toujours, en français en
anglais, dans toutes les matières,
gagner les médailles, les prix, ne cesser
pour m’acquitter envers elle, de lui
apporter trophée sur trophée
de lui apporter
des trophées. Ensuite, mes études terminées,
je n’apercevais plus rien de précis et de clair,
seulement, devant moi, une route
montant, comme solitaire, s’en allant
dans je ne sais quel abandon sous un
ciel nuageux, et le coeur me manquait pour
m’y
J’avais toujours pourtant
passionément aimé les routes de la
plaine, mais se déroulant dans le plat,
elles permettent de voir loin devant
soi et de toutes parts. Tandis que cette la
p. 29 route de mon avenir que me parut, ce soir-là,
p. 30en montées et sinuosités, qui ne me
livraient jamais à l’avance de perspective,
toutes se perdant dans su noir. Une
fois, plus tard, je devais, d’une légère
élévation dans la plaine, contempler
une petite route de terre, inondée de soleil,
qui m’apparaîtrait mystérieusement
reliée à ma vie et me soulèverait

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d’exaltation. Mais, pour l’heure, à l’hôpital,
la route de ma vie - ou peut-être
de toute vie – me semblait un
chemin toujours à l’écart et j’en
gardai longtemps de l’effroi.


Une religieuse passa, me donna lb/>un calmant. Bientôt je me sentis
presque heureuse, et dans un état
d’attente qui ne torturait plus les nerfs.
Ainsi je n’aurais pas à suivre cette
route solitaire et triste de la vie. Je
m’endormirais et pour me réveiller
dans ce que le vieux prêtre appelait le
merveilleux séjour. Le lendemain
j’étais dans les mêmes tranquilles
dispositions quand on me roula sur le
chariot à la salle d’opération.
Sous le masque, une sensation un rien d'éto peu
d’étouffement, et je partais. On m’avait
dit de compter jusqu’à dix mais je pense
que je me
Je me demandais seulement
si Dieu venait un peu au-devant
de ceux qui mourraient, ou s’ils les
attendaient sans bouger, de son seuil.
Rien qu’un pas vers eux, et déjà
pourtant ils en auraient été
reconfortés. Maman, quand elle
attendait un visite très chère, guettait
à la fenêtre du salon, parfois même
sur la galerie, et, nos gens apparaissant
au bout de la rue, elle se
précipitait sur les marches du
perron et jusqu’à la barrière
parfois souvent.


On était serré contre une poitrine

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On entendait battre, dans la joie, contre le sien, un autre coeur.
On était arrivé enfin. Avais-je donc déjà
rien tel connu ce bonheur ? Ou l’avais-je seulement
imaginé ? p. 30
p. 31 — – Respire à fond, petite, me disait
une voix inconnue,
et je me sentis
me dissoudre.


Je ne peux nier que ce ne fût pas une
déception, tout d’abord, en ouvrant les yeux, de me retrouver toujours de
ce monde. Et combien il se révéla
immédiatement le monde que je
connaissais déjà trop bien. Près de moi
se tenait une silhouette d’homme
en blanc que je distinguais mal à cause
des effets prolongés de la narcose. Il
me parlait et sa voix me semblait
me parvenir d’une grande distance.
— – C’est moi qui t’ai endormie,
petite. Quand ta mère viendra, veux-tu
lui remettre ce papier ? C’est mon compte.
L’anesthésie c’est à part.


Comment se fait-il que l’anesthésie
soit à part, on ne nous l’a pas
dit, ai-je cru, un moment, avoir
protesté à voix haute, mais
je n’avais pas eu la force d’amener
les mots à mes lèvres, ils me restaient m’étaient
restés
sur le coeur.


Je m’aperçus alors qu’il m’avait
glissé un papier entre les doigts.
— – N’oublie pas, petite. L’anesthésie
c’est à part, et d’habitude c’est
ce qu’on paie en premier.

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Je fis signe que oui et tentai de
me réfugier quelque part, mais où
trouver refuge quand le
Seigneur lui-même, a deux doigts
de son seuil, nous a retournés à la
terre. Quelqu’un est passé qui
m’a donné un glaçon à sucer, puis
maman est arrivée, et j’ai su
que malgré tout j’étais heureuse d’être
encore de ce monde. A l’instant où p. 31
p. 32nos regards se retrouvèrent, tout
fut emporté de nos soucis, de nos
peines, dans le déferlant, bonheur
d’être rendue l’une à l’autre. Mais
alors que, le visage de maman, penchée
sur moi, se trouva tout proche du
mien, je pus y voir comme à la
loupe, la fatigue de sa vie, la
marque des calculs, le griffonage
laissé par les veillées de
raccomodages, et ce fut plus
que je n’en pouvais supporter.
Je fermai les yeux, essayai de
regagner la région où ne m’avaient
pas poursuivi les dépenses, les
frais, les honoraires. Hélàs,
je me rappelai le papier laissé
par l’anesthésiste et le tendis à
maman.


Elle le déplia, disant : — ‘‘Il
aurait pu attendre un peu tout de
même, celui-là !...’’
puis devint
silencieuse, le front barré d’un
pli que je connaissais bien.
— – C’est cher ? lui demandai-je,

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effrayée.


Elle fit mine de sourire.
— – Non, c’est pas grand-chose, et
fit disparaître la note d’honoraires dans
son sac à main.


Assise près de moi, elle commença
aussitôt d’une voix encourageante
à me rapporter les bonnes nouvelles.
— – Figure-toi qu’hier, en sortant
de l’hôpital, qui est-ce que rencontre ?
Madame Bérubé qui marie sa fille le mois
prochain. Il lui faut une robe
pour l’occasion. A sa belle-soeur
aussi. Me voilà avec deux belles
commandes rien que parce que sous
l’inspiration de Dieu sans doute
je suis sortie par une porte plutôt
qu’une autre. Il s’en mêle parfois,
tu sais.


Je n’en étais pas si sûre depuis
qu’il m’avait repoussée de son
paradis. Il me semblait aussi que
si maman avait obtenu les
p. 32 p. 33commandes c’était plutôt parce
p. 33qu’elle allait les exécuter à
un prix réduit. Mais je n’avais pas
la force de lui tenir tête aujourd’hui.
– Ce compte de l’anesthésie va
rogner un peu sur ma commande
avant même qu’elle soit en
marche, dit-elle, puis elle eut
l’air de trouver drôle malgré tout
que notre argent fût toujours
dépensé avant d’être gagné.

Elle sortit d’un sac d’épicerie

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trois oranges qu’elle avait dû
longuement choisir à l’étalage
car il me sembla n’en avoir jamais vu de plus rondes, parfaites et si pareilles l’une à l’autre elles étaient vraiment parfaites,
rondes, bien pleines, toutes trois
exactement pareilles.

— – Tu les as prises chez monsieur Trossi,
ai-je tout de suite compris
, et
j’ai souris en pensée, dans mon
affection pour cet immigrant
pauvre qui m’avait pourtant
toujours traitée comme une richeprincesse
quand maman m’envoyait
acheter chez lui ‘‘à la graine’’,
comme on disait.


A regret, elle m’avoua alors
qu’elle n’en avait acheté que
deux, monsieur Trossi en ayant
ajouté la troisième de sa part, en
cadeau pour ‘‘la petite fille malade
qui devait guérir aussitôt si elle
voulait faire plaisir à son ami
italien’’. Je dus manifester plus de
joie du cadeau de l’Italien que de
celui de maman car elle parut
un peu jalouse et dit que
c’était curieux ce penchant que
j’avais pour un homme que l’on
connaissait si peu au fond.


Mais elle n’avait de temps
aujourd’hui à s' accorder ni pour
la joie ni pour le dépit. A
peine était-elle arrivée, me
sembla-t-il, que déjà elle
m’annonçait qu’il lui fallait me
quitter pour se mettre à sa couture,

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au plus tôt possible si elle voulait avoir
terminé sa commande à temps et toucher
p. 33 l’argent dont nous avions tant besoin.
p. 34Malgré tout, elle s’attarde un moment
à arranger mes oreillers et à m’encourager :
le médecin avait dit que je serais vite
sur pieds et que tout irait bien. Plusieurs
fois, elle me demanda si je souffrais
et je fis signe que non, et c’était
toujours en parie vraie ; au long de cette
maladie qui a laissé sur ma vie
une marque ineffaçable, j’ai beau chercher
parmi mes souvenirs, je n’en trouve
guère de douleur physique, peut-être
parce que celle-là on l’oublie facilement.
Mais j’ai le souvenir, par ailleurs, d’avoir
vécu comme des années entières pendant
ces quelques jours.


Enfin maman s’enfuit pour ainsi
dire. Etait-ce parce que je ne l’avais pas
vue de dos depuis longtemps, était-ce
parce que la maladie me donnait
des yeux pour voir, mais, comme elle
s’éloignait, sa silhouette me parut
vieillie, toute différente de celle que
je croyais connaître, presque celle de
grand-mère déjà vers la fin de sa vie,
et je ne pus le suppor ter et trouvai
de la voix pour la rappeler. Elle
s’arrêta à mon faible cri, hésita, le
temps, je pense bien, de se refaire un
visage, puis se retourna et s’en revint
vers moi en me demandant :
— – Tu veux quelque chose ?


Je ne sais ce que j’avais d’abord eu

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en tête de lui dire, mais à surprendre
sur son visage la trace d’une désolation
qu’elle n’avait pas eu tout à fait
le temps de faire disparaître, je
songeai à m’engager envers elle
par la seule promesse dont j’étais
sûre qu’elle lui redonnerait courage.
Alors je lui annoncai qu’à l’école
dès lors je serai toujours la première
de ma classe... loin encore de penser
que cette promesse j’allais la tenir.


Maman se pencha sur moi,
lissa mes cheveux, et son visage,
p. 34 p. 35qui un instant plus tôt m’avait
paru défait, était à présent rayonnant.
La fierté que j’aimai tellement y
voir brillait dans ses yeux bruns.
— – Si tu es la première, s’engagea-t-elle à
son tour, à l’automne ce n’est
pas seulement un mateau neuf que
tu auras, mais je te ferai aussi une
jolie petite jupe... à la mode que
tu aimes... flair ...
la gorge nouée flare (je crois...)


Alors je vis onduler à mes
yeux la jupe légère, je la vis
voler autour de moi comme je pivotais
sur un talon. Mes yeux s’emplirent
de la gracieuse image. Je tentai de me s
oulever sur l’oreiller pour mieux voir
venir vers moi le bonheur. Et les
autres enfants dans cette chambre,
bornés ou envieux, regardaient,
sans comprendre, ces riches que
nous étions, maman, et moi, au
milieu de la pauvreté maussade.

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Vers la fin du jour, à l’heure qui lui était
consolante, quand il commençait à faire
la lumière faiblissait, que le contour des
choses se défaisait, flottait peut-être
quelques peu comme dans les rêves, et
que la vie paraissait moins dur et
mon père se montra.


Il hésita sur le seuil, porta le
regard vers l’une et l’autre des petites
filles aux quatre coins de la chambre,
puis, lentement s’avança vers moi.
Il se tint près de mon lit en silence et
immobile un bon moment, l’air triste
et perdu.


Pourtant, il ne pouvait savoir que
l’avant-veille, dissimulée au dehors, tout
près de la porte de la petite cuisine d’été,
sorte de petite maison adossée à la grande, où
mon père aimait veiller seul par les
nuits d’été chaudes, maman l’y ant l’y ayant
rejoint, je les avais entendus parler de
de moi. Sous les branches basses du
p. 35 groseillier je retenais ma respiration pour mieux
p. 36entendre leurs paroles. Mon père avait
demandé :
— – Qu’est-ce qu’il a dit ?
– C’est l’opération, Léon, avait répondu
maman.


J’avais remarqué que, dans
l’angoisse, ils se redonnaient volontiers
leur prénom à choeur, comme si la
noblesse de ces instants leurs restituait
leur pleine identité.

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Quelques mots murmurés n’étaient pas
venus jusqu’à moi


J’avais perdu quelques mots
murmurés, mais je saisis la question
à laquelle je m’attendais, si familière
et qui pourtant ne manquait jamais
de me porter un coup.
— – C’est combien, Mina ? Qu’est-ce qu’il
demande ?


Au timbre de sa voix, j’avais
reconnu que maman prenait sur elle,
s’efforçait d’amener mon père à l’optimisme.
— – Il a dit, Léon, qu’il nous ferait
du bon.
– Du bon ! Du bon ! Qu’est-ce
qu’il entend par du bon ?


Il avait bien fallu à la fin
que maman dise le énonçât le
chiffre. Après j’avais recueilli comme
un court gémissement de la part venant de mon
père. [][illis.]


Je n’avais pas besoin d’être sur place pour
le voir assis dans la lueur du vieux
petit poêle que maman gardait là pour
y faire la cuisine par les jours torrides,
de l’été, préservant ainsi la fraîcheur de
la grande maison. Depuis assez longtemps
elle ne s’en servait plus guère, disant qu’il
lui manquait toujours quelque chose
ici pour préparer les repas et que finalement
les inconvénients de faire la cuisine
d’y faire la cuisine dépassait les avantages
qu’elle en pouvait tirer. Mon père
toutefois était resté étrangement attaché
à cette pièce où il était presque le seul à

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p. 36 venir encore. Souvent, le soir, après l’avoir
p. 37 cherché partout, on finissait par l’yle découvrir,
veillant en silenceseul dans l’obscurité, la porte
ouverte sur la cour arrière, etsans doute
attentif
au doux bruissement de la nuit.
Communiquant avec la grande maison, cette
petite maison basse en était tout le contraire,
rustique, une sorte de cabane au fond, qui
donnait une impression de campagne, et
même de campement avec ses armoires
grossières et son plafond à poutre. C’est
peut-être pour
Est-ce qu’elle restituait
à mon père [][illis.] le sentiment qu’il avait
éprouvé pour les abris du temps de ses
rudes voyages en pays de colonisation ?
Il pouvait en tout cas y rester des heures
sans mouvement, sans paroler, et apparemment
apaisé
assis sur une petite chaise
basse près du poële dont il entretenait le
tout juste le feu.


Maman en l’y retrouvant s’était
bien gardé de faire de la lumière.
C’était donc sans se voir vraiment l’un
l’autre qu’ils continuaient à se parler
de moi à voix basse.
— – Cent dollars, Mina ! Comment est-ce
qu’on va faire ?


Maman, la voix rassurante, avait affirmé :
— – On le trouvera, Léon. L’argent, ça se
trouve, malgré tout. Je dis pas, d’un coup,
mais petit à petit.


Alors mon père sembla prendre
un peu de courage lui aussi à celui de
maman et proposa :

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— – A moins, Mina, que je me décide à
vendre aux voisins les légumes de
notre jardin plutôt que de les donner, ce
que tu m’as toujours conseillé, à quoietauquel
je ne pouvais me résoudre...


Il semble qu’ils étaient tombés
d’accord enfin pour vendre à prix
raisonnable le fruit du long travail
d’été de papa, ces beaux légumes
qu’ils avait été heureux de distribuer
jusqu’ici en cadeaux à presque tous
autour de nous. p. 37


p. 38Et maintenant, l’air soucieux, il
se tenait près de moi, ne sachant peut-être
plus parler aux enfants, et moi je
le trouvais si vieux qu’il me paraissait
impossible de trouver des mots qui eussent
pussentpuissent pourraientpu l’atteindre. Pourquoi Pourtant,
enfant j’avais aimé inventé inventer
des jeux avec des vieillards.


Je lui jetai un regard perplexe. Que âge
avait-il donc alors ? Soixante et onze
... soixante-douze ans ? Quand il m’avait
engendré il était déjà âgé : y songeait-il
quelquefois avec une sorte de remords, et
était-ce cela, qu une certaine gène, qui
l’empêchait de me parler à coeur ouvert.
Je ne l’ai jamais su. Nous ne nous sommes
jamais avoués l’un à l’autre les
mouvements profonds de l’âme – de
même j’imagine que la plupart des humains
vivant ensemble. se taisent


Pourtant, à l’époque où je vins
au monde, lui, d’après ce qu’on m’a
raconté, était un homme, sinon robuste

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du moins, d de santé, du moins encore
fort énergique et confiant dans l’utilité
de sa vie et de sa tâche. On m’avait
souvent relaté qu’alors il poursuivait
l’idée que les Canadiens français devraient
venir en grand nombre dans l’Ouest, en
dépit de toutes les difficultés, prolongeant
le Québec jusqu’à l’autre bout du pays,
en sorte que serait réalisé qu’y serait
réalisé cet heureux équilibre entre le français
et l’anglais que l’on s’attache tellement aujourd’hui
à obtenir. Il venait tout juste de fonder
l’une de ses plus belles colonies, Dollard
Dollard, en Saskatchewan, composée presque uniquement
de compatriotes qu’il avait fait venir du
Québec comté de Dorchester où il était
né au Québec, ou rapatriés des Etats-Unis.
Moi seule de ses enfants n’avait pas
connu l’homme de grands projets, des
belles réalisations, du rêve profond
p. 38 animant ses clairs yeux bleus. Je Ou
p. 39n’avais connu que l du moins
j’étais si jeune, quand il fut encore ainsi
quelque temps après ma naissance, que
je n’en pouvais avoir de souvenirs que
ténus ténus à l’extrême, vraiment insaisissables.


Sous l’effet du calmant, pendant
qu’il se tenait près de moi, je sommeillai
peut-être un moment, ou bien je
rêvai a moitié en ce monde à
à moitié endormie. Je crus retrouver
un temps où l’air de marcheur qui
s’attachait à mon père ne me plongeait
pas encore dans l’effroi. J’étais toute
petite encore. J’allais alors volontiers vers

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lui, non pas pour me faire prendre et
cajoler comme l’aiment les tout petits
enfants, mais pour me tenir simplement
près de lui dans une gravité étrange.
Je crois qu’il en était heureux, ayant
déjà
Dans la soixantaine, il aurait
ressenti comme une gêne, je suppose,
à me marquer faire de ces caresses
qu’un père prodigue à ses très jeunes
enfants. Cependant il me semble me
rappeler qu’il prenait volontiers dans
ses bras ses petits-fils, les enfants de
ma soeur ainée Anna qui étaient à peu
près dont le plus âgé
dont l’ainé était
du même âge que moi, alors qu’à
mon endroit
qu’ il se contentait de me poser
la main sur ma la tête et de lisser mes
cheveux. Pourtant, dans cette sorte
de rêve où je flottais, je crus me
me souviens que, ce jour-là, l’ayant rejoint
au jardin où il travaillait, il avait
posé la bêche, m’avait installée dans
la brouette et promenée plusieurs
fois autour de la maison avec mon gros chat gris que je serrais sur ma
poitrine, et que Cette étrange promenade
lente m’avait révélé des aspects
comme tout neufs du paysage pour moi
le plus familier du monde, Peut-être Si
bien que j’ avais je demandé : Encore... après le
troisième tour, car et nous étions repartis,
mon vieux père soufflant un peu plus
p. 40 fort. Ce souvenir se réveillant
p. 40en moi dut alors me causer plus
de peine peut-être que de joie, trop seul

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de son espèce parmi les jours sombres où il
avait fleuri car je ne pus réprimés un
gémissement.


Le visage ravagé, mon père me demanda
aussitôt si je souffrais donc tant.
Je lui dis que non, que je ressentais seulement une légère brûlure là où l’on
m’avait ouvert le ventre.


Alors il m’enjoignit de bien manger
dès que je le pourrais, afin de vite
reprendre mes forces, et me rappela
qu’il me faudrait pendant quelque
temps éviter des jeux trop violents. Et il
osa, lui, me rapporter un peu de ce que
le médecin avait dit, que je resterais
assez longtemps ébranlée, qu’il me faudrait
long ménager ma santé qui serait
toujours fragile.


Un peu mieux réveillée, je tournai
la tête vers lui pour essayer de lui
faire un sourire rassurant. C’est alors
que je vis les trois roses dans ses mains.

Je vis alors qu’il avait dans les mains
trois roses. De celles que nous appelions
les roses du cimetière, parce que, tout
d’abord, mon père en avait acheté quelques
pieds pour fleurir les tombes de
deux petites Agnès, dans notre enclos de famille.
Elles y avait si étonnament étonna bien fructifiées
qu’au bout de deux ou trois ans, mon
père en avait rapportée quelques pieds
du cimetière pour les repiquer autour de
la maison. Maman ne les aimait
guère, moi non plus. En fait personne
à la maison ne les aimait sauf mon père.

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Que leur reprochions-nous donc au juste?
Peut-êtreSans douted’être venues du cimetière,
sans doute mais pas uniquement. Ce n’étaient
pas en réalité de très belles rosens roses.
Elles étaient trop touffues, leurs pétales
tassés les uns enroulés trop étroitement
les uns sur les autres ; aussitôt nées,
aussitôt tachées fanées, se fanaient dans
l’instant où elles
elles se fanaient tachaient
à un rien, à une goutte de pluie, à une
brise un peu forte. Elles n’ava n’avaient
p. 40 vraiment pour elles que leur parfum,
p. 41et encore celui-ci douceâtre nous paraissait
douceâtre, évoquait un peunous paraissait lié trop les cartes
mortuaires
aux offrandes florales aux décédés funéraires.


stit Celles que mon père tenait à la
main me parurent belles pourtant, tout à coup. Les avait-il choisies avec
un autant de soin particulier, comme que maman, ses
oranges ? Ou bien est-ce qu’enfin je
savais mieux voir ? J’éprouvai en
tout cas
du regret de n’avoir jamais
aidé mon père à en prendre soin les soigner, me
rappelant qu’il n’en demandait pas
beaucoup, seulement, après nous être
lavé les mains, de conserver déverser notre
eau savonneuse à l’usage des roses sur les rosiers,
le savon agissant comme insecticide.
Je songeai que je n’avais presque
jamais obéi à la consigne, soit
que je l’oubliais ou que je ne j’avais tendance à l’oublier soit
que je n’eusse pas eu envie ? envie de me donner
de la peine pour des fleurs qui ne
me paraissaient pas la mériter. Mais
émue en ce moment par leur empressement

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à vivre malgré tout d’indifférence de notre
part, je promis à papa que désormais
je m’efforcerais de recueillir de l’eau
savonneuse à leur avantage profit ? usage.
— – Ce n’est pas à un gros effort, me
répondit-il, et cela fait servir deux
fois le savon qui est cher.


Il me vint alors à l’esprit que de
jour en jour je l’avais vu attentif à ne
pas gaspiller, quoique jamais mesquin,
appliqué aussi à devenir habile en
des tâches qui ne lui étaient pas tout à
fait naturelles, comme en horticulture,
par exemple. Je fus effleurée par la
pensée que maintenant, plus encore
peut-être plus encore qu’au temps où il
était admiré, mon père montrait de
la grandeur. Tombé de haut, abandonnée
de l’espoir, il continuait il s’était livré chaque
jour au modeste effort qui pouvait encore
être utile. à La peine décuplait-elle donc
aujourd’hui la perception que j’avais des
êtres et de la vie ? Ou bien était-ce plutôt
p. 41 le calmant qui, en apaisant l’angoisse
p. 42naturelle du coeur, me permettait de voir
mieux voir que d’habitude. Mon père
aux mains usées à présent calleuses au dos visage creusé, au
dos voûté me parut animé d’un courage
tel qu’hier encore j’avais été incapable
d’entrevoir ? de le l’entrevoir. J’aurais voulu le lui
dire il ne savait comment. Après avoir
posé les trois roses, têtes déjà un peu
penchées, dans mon verre à eau, il
s’en allait à pas lents, et il me
sembla qu’il avait un peu l’allure des roses

Image


fatigués. J’enfouis mon visage dans
l’oreiller comme pour me cacher au si possible
sens de la douleur qu’il m’avait si
bien appris que jamais je ne devais le
perdre
de la douleur et qu’elle ne me trouve jamais plus.
III


Comment si souvent malheureux
nous pouvions tout à coup être portés à
un tel bonheur, c’est cela encore aujourd’hui
qui m’étonne le plus


Comment si souvent malheureux, nous
pouvions nous aussi être tellement heureux, c’est
cela encore aujourd’hui qui m’étonne encore
le plus. De même que la venue de
visite de la joie me cause toujours plus de surprise
au fond que celle du malheur non
non parce que plus étrangère en ta en à ce monde,
mais peut-être parce que encore moins déchiffrable. seulement parce que moins déchiffrable
encore il me semble.


Le bonheur nous venait comme un
vent de rien et de tout. En soi, déjà, l’été
nous était une fête. Je ne’ai connu
personne, autant que nous lorsque j’étais enfant, qui
soignait l’été. soignât autant que
nous, l’été. Quelques tracas qu’eut
maman, quelques chagrins, dès que
le temps était venu, elle laissait tout en

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plan pour remettre en terre autour de la maison
ses plantesles géraniums et les fuschias qui y avaient hiverné au
bord de nos nombreuses des fenêtres.
Pâles, étiolés, on les voyait bientôt redevenir
pleines de santé. Papa ensemençait un
grand champ libre non loin de chez nous
que l’hôtel de ville que le conseil municipal
ayant obtenu du conseil municipal l’autorisation
de le cultiver tant qu’il ne serait pas acheté, et
p. 42 cela dut tarder car il me semble me rappeler
p. 43que nous eûmes toujours à notre
disposition ce beau et vaste potager.
Et l’été nous récompensait. Nos arbres
fruitiers donnaient leurs fleurs embaumées
ensuite d’acides pommettes dont maman
faisait une exquise gelée, des cerises aussi
et de petites prunes bleues. A l’arrière, notre
cour, entourée d’une palissade de bois, était
toujours remplie de merles et de pinsons
pinsons dont le chant nous parvenait
au milieu de nos tracas et souvent les
chassait. Quand le soleil se couchait,
au f
était si fort et si joyeux qu’il nous
fallait bien l’entendre jusqu’au milieu
de nos tracas du malheur. Cette petite cour, qui
n’était pas tellement grande, donnait sur
une ruelle qui, elle, donnait sur un champ non
loti, en sorte que tout l’espace libre
en arrière de chez nous se joignait, il on
pouvait nous donner procurait l’illusion d’une sorte échappée
de plaine verte. Mon père, assis dans la
pénombre de la petite cuisine d’été, à la
porte ouverte, la contemplait sans fin.
Parfois prolongée mystérieusement par un
rougeoiement du ciel que l’on captait au débouché

Image


à l’ouverture s entre deux coins de rue + ou: rues? plus loin, la
faible trouée, en pleine ville, entre les
maisons, atteignait à une sorte d’espace
sans limites. Si nous allions parler à
papa assis à son poste de vigie à cette heure-là
nous étions toujours étonnés sa voix
nous étonnait toujours par l’étrange
apaisement qui s’en dégageait. C’était
comme si nous l’avions tiré d’infiniment
loin, peut-être des randonnées de da jeunesse
peut-être dans les sauvages solitudes étendues.


Mais c’est au temps des vacances
que nous resaississait surtout la fièvre du
bonheur. Nous partions, maman et les
enfants, plus tard moi seule avec elle,
pour la Montagne Pembina. Papa restait
pour garder la maison, assez content, je pense,
de l’avoir quelque temps à lui seul
pour y promener à l’aise d’une
p. 43 pièce à l’autre ses rêveries que la solitude
p. 44parfois favorisait. Alors, sans doute,
les espoirs qui osaient encore se lever
dans son coeur lui paraissaient moins
vite sûrement voués à mourir.


Je crois voir maintenant ce qu’il en
était de nous et qui nous a rendu la vie
en un sens si difficile. De même que nous
étions des pauvres riches, de même nous
étions des malheureux doués pour le bonheur.
C’est que de même que des pauvres riches, nous étions


C’était chez l’oncle Excide, le plus
jeune fils des grands-parents Landry,
q que nous nous rendions au temps
dont je garde le plus de souvenirs.


Nous prenions le train à la gare de CN,
surmontée d’un dôme, que nous appelions

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je ne sais pourquoi, le dépôt. En peu de temps
notre train s’engageait sans le plat pays
aux environs tout autour de Winnipeg et déjà, sous
le ciel géant n’était-ce pas plutôt le géant , devait ressembler faire penser à quelque
chenille noire rampant dans l’infini.
J’aimais j’ai la plaine rase, elle m’a
toujours ravie, finalement dans sa grande
retenue elle m’en a toujours dit plus long
que tout autre paysage. Mais dans ces
voyages où nous allions vers la Montagne,
c’est elle qui polarisait toute nos pensées.
Au bout d’une heure environ commencait
à se dessiner sur le ciel bleu pâle la ligne
la ligne
plus foncée l’ombre des collines. Un peu plus tard,
le train y entrait, si progressivement, que
l’on ne s’en apercevait pas. Ce n’est
qu’au milieu du petit massif que tout
à coup on se reconnaissait en pays accidenté
– pour nous, habitués au plat, montagneux.
Il y avait là un lieu-dit insignifiant :
Babcock. Le train y arrêtait une minute
ou deux, et je me demande encore pourquoi,
car il n’y avait rien là selon mon
p. 44 souvenir, qu’une cabane et une
p. 45clairière abandonnée. et le Mais aussi : la
Montagne. Ou plutôt un mont isolé, tout
près du petit chemin de fer et
tassé auprès
entre du chemin de fer entre de parmi
des escarpements rocheux. Pour en
apercevoir le faîte, maman et moi
nous nous mettions presque à genou x
en terre, le regard à ras le plus bas
de la vitre. Ainsi nous obtenions une
vue du mont entier. Elle Il nous coupait
le souffle. Pareille hauteur ! Pareil élan !

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A l’aller, nous ne faisions qu’en parler,
maman et moi, guettant son apparition
dès le départ. Ensuite, il tenait en
notre tête une place à en chasser toute
autre souvenir. Il y a quelques années,
de passage au Manitoba, j’ai j’éprouvai
un intense désir de revoir le Mont
qui m’avait dispensé plus d’émotions, je
pense bien, que, plus tard, les Rocheuses m’en dispensèrent
les Rocheuses et même sans doute les Alpes. Je me
trouvai dans un tout petit coin de pays, bien
che sans horizon, bouché par des amas
de pierres extraites et laissées la en vrac.
Mais de montagne aucune ! A la fin,
je distinguai tout de même, entre les
morceaux de pierre, une butte un peu
quelque peu escarpée sauvage. Mais je ne sais
toujours pas cependant pour autant qui a vu le plus juste,
l’enfant exalté des yeux collés contre à la
vitre, ou la voyageuse aguerrie qui il fallait
maintenant une vraie montagne pour
y croire.


Après Bobcock nous débouchions
presque aussitôt des petites collines. Un
autre genre de plaine s’offrit à notre
vue, roulant à l’infini en larges
et souples ondulations. Nous arrivions
au village de Somerset. C’est là que j’ai
entendu, venu du seuil de l’hôtel, voisin
de la gare, le drelin d’une cloche à main
agitée pour signaler l’heure qu’allait être
servi le repas du midi, détail véridique dont
je me suis servi dans Cet été qui chantait,
y n’y aurait et ma mémoire ne garderait conserverait
elle p. 45 p. 46 que ce souvenir de Somerset que ce serait assez
p. 45 p. 46

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pour garder de l’affection à ce village par ailleurs sans grand intérêt pour moi presque oublié pour moi.
pour a ce villageaimer ce village que par ailleurs j’ai presque
oublié. mon


Faisant les cent pas sur la plateforme de bois,
en bois, tout nerveux comme il a toujours
été, mon oncle Excide nous se aux fortes
moustaches noires, nous attendait, venu
nous prendre dans la haute petite f Ford
à portières de toile munies de plaques de mica.
L’ai-je hau Nous partions pour la ferme
à un peu plus de deux milles du village.
Mais en vérité, nous allions, le coeur
allégé, infiniment plus loin, nous
remontions le temps, les générations, nous
retournions presque aux sources de notre
famille et nous en trouvions, avec l’air
plus vif des plateaux, quelque chose de
vivant encore, à conservé vivant
encore dans cette troisième petite patrie
que se construisirent les nôtres
depuis le commencement de leurs errances.


Cette troisième petite patrie, à vrai
dire c’était près du village de St-Léon,
six ou sept milles plus loin, qu’elle avait
vu le jour pris naissance. C’est là que grand-père
avait obtenu sa concession et avait
y avait édifié une maison à deux
corps de logis, haut et bas-côté, tout
comme sa maison de Saint-Alphonse de
Rodriguez. Ces gens-là étaient étonnants, il
faut le dire : ils laissaient tout
derrière eux, pour recommencer à refaire
tout pareillement à l’autre bout du monde.
Cela m’a toujours émue. Je pense aux
oiseaux qui, aux deux extrémités d’un
continent se construisent le même nid

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qu’ils s’installent aillent dans l’immensité ouverte
à leur choix, y construisent toujours le
même nid.


Grand-mère, aussi habile à travailler
le bois que la pâte ou ses laines, eut
vite fait de confectionner tourner
armoires, huches, petrin selon le modèle
qu’elle avait gardé en tête de ses meubles
de naguère. Leurs voisins, des compatriotes
p. 46 presque tous de Québec, ne parlaient
p. 47que le français – je doute que grand-mère
au cours de sa vie au Manitoba ait aie appris
plus d’une dizaine de mots en anglais, et
c’était pour s’en faire des mots à elle, comme
ouagine, mitaine... bécosse... Ils se nommaient
Lafrenière, Labossière, Rondeau, Major,
Généreux, Lussier. Curieusement ils
eurent pour curé un français de prêtre
de France né en Alsace, l’abbé Theobald
Bitsche, ancien
Theobald Bitsche, né
à Neider – Burnhaupt, diocèse de Strasbourg,
et, plus tard, pour éduquer leurs filles, la une
communautés française, les Chanoinesses des
Cinq Plaies
Régulières. En rase campagne,
comme pendant à la petite école de rang
du Québec, ils eurent l’école Théobald que
fréquenta toute petite enfant, ma seur aînée
Anna qui dut la garder en souvenir
infiniment ému car elle m’en parla encore
à la fin de sa vie, peu avant sa mort.

avant que mes parents viennent s’installer
avec leur famille à Saint-Boniface.


A l’époque où je concus une telle
affection pour cette troisième patrie des
Landry, c’était longtemps après ses débuts.

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J’avais alors quatorze ou quinze ans. Grand-père
était mort depuis une douzaine d’années. Il
avait eu
En un peu plus d’une génération, il
avait réussi à mettre en culture, aidé
de ses fils, une section entière, c’est-à-dire
un mille carré de terre admirablement noire,
la terre à blé de l’Ouest, qui rendait
à merveille. Il avait créé un beau
domaine, maison, grange, petites jolies dépendances,
fruits à margelle, silos et il avait dû
mourir assuré heureux, d’avoirassuré
à sa descendance une patrie définitive.
Grand-mère était alors venue vivre
au village de Somerset dans une petite
maison que lui construisirent ses fils,
selon ses goûts. Cette petite maison, je l’ai
connue. C’est elle que j’avais plus ou
moins en tête en écrivant dans Ma grand-mère
toute-puissante. Elle était aussi de
p. 47 style québécois canadien, perpétuant toujours le
p. 48souvenir de la chère maison de
Saint-Alphonse abandonnée par grand-mère
avec tant de regret, mais, en effet,
jamais abandonnée puisqu’elle renaquit
deux fois en terre lointaine. Telle
que je me le rappelle, elle possédait
pos
était coiffée d’un toit à mansarde
et possédait un bas côté. De sa cheminée
aux plantes qui l’entouraient, elle proclamait
très haut le Québec dans le Somerset
d’alors, pour au moins à moitié anglais.
C’était le chemin de fer, passant par
ici plutôt que par Saint-Léon, qui avait déterminé la croissance de Somerset au détriment du petit village canadien français qui à partir de ce temps, commença à décliner.
avait déterminé la croissance favorisé ce village ici au détriment
de l’autre. Le village en partie anglais allait pousser

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vite le petit village français commencer à
décliner.


Ma grand-mère habita seule sa petite
maison québécoise de Somerset jusqu’à son
très vieil âge. Après sa mort, un acheteur
se présenta aussitôt qui avait longtemps eut l’oeil
sur cette maison, peut-être sans pour
autant sans doute souhaiter, je l’espère, la disparition
de grand-mère, mais qui surveillait
mais surveillant tout de même de près les
événements. C’était un vieil Anglais
retiré à qui la maison de grand-mère
rappelait très fort, à ce qu’il semble,
sa chère vieille Angleterre quittée depuis
longtemps. Il l’entoura de chèvrefeuille,
mit du rosemary à la place de
l’aneth de grand-mère, et, sans autre
modifications, y vécut heureux, la
mesc maison, qui avait consolé
l’exil de grand-mère prenant aussi le sien
aussi en pitié. Tout cela me porta
à désirer me rendre acquéreur à mon
tour d’une maison si protectrice. La
dernière fois que j’allai au Manitoba
j’appris qu’était mort enfin le
successeur de grand-mère, que mort sans
la souhaiter précisément, j’avais à
mon tour attendue avec une certaine
impatience, car le vieil Anglais vécut ayant vécu très
p. 48 vieux.


p. 49J’all J’arrivai à Somerset. Je
réussis à retrouver seule la maison.
Elle n’était vraiment plus qu’une
ruine. Si triste et à l’abandon
qu’elle fût entre les hautes herbes jaunies de

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l’automne et le chèvrefeuille depuis longtemps
échevelé, elle me parut mystérieusement
de connivence avec des désirs des rêves que
je ne m’étais guère avoués. Je fus bien prête bien près ?
de à de l’acheter. Mon cousin le plus jeune fils de
l’oncle Excide,
me fit justement observer
que la maison était à jeter par terre, et
qu’il me faudrait reconstruire à neuf
si je tenais vraiment à m’ installer à Somerset.
— – Eh que ferais-tu d’une maison par
ici, toi qui habites le Québec ?


Je dus lui consentir qu’il avait admettre me rendre .
raison à l’évidence La maison à l’abandon ne m’en
fit pas moins longtemps reproche de
l’avoir abandonnée. Mais peut-être
plus que cette maison croulante, ce
que j’aurais voulu acheter, parce qu’il
m’avait atteint jusqu’au fond de
mes souvenirs les plus anciens chers, c’était
le son du vent le jour où je
passai par là, un doux vent mélancolique
de septembre qui tirait des vestiges
du jardin de grand-mère l’expression
on aurait pu croire, d’un regret infini
pour la patrie tant de fois cherchée, tant
de fois perdue.


Il m’apparaît parfois que l’épisode
de nos vies au Manitoba si laborieux
qu’il fût,
n’avait pas plus de consistance plus que
que nos dans les rêves emportés par le vent et que
s’il en subsistait quelque subsiste quelque
chose, c’est bien seulement par la
vertu du songe.

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Mais à l’époque dont je me souviens
dont j’ai moi-même tant de souvenirs,
nous retrouvions chez l’oncle Excide,
encore presque intacte, l’influence
profonde des grands grands-parents bâtisseurs. Mon oncle
p. 49 s’était pourtant défait de la chère
p. 50maison paternelle pour s’en construire une
à son goût toute sur une terre neuve
à quelques milles seulement de Somerset.
Ainsi avions-nous tout de même
commencé à osciller entre Somerset pour
les affaires qui se traitaient plutôt en anglais,
et Saint-Léon pour les affaires de
l’âme. De temps en temps on allait de
ce côté, de temps en temps de l’autre, puis
on finit par favoriser presque
infiniment Somerset qui était plus proche
et vraiment plus commode.


Mon oncle, devenu veuf très jeune, était
content de voir arriver maman. qui Elle
prenait aussitôt en main la direction de la
maison, soulageant de beaucoup ma
petite cousine Léa qui, à la mort de sa
mère
s’était trouvée, à quatorze ans,
maîtresse de maison. à la tête une bien
lourde responsabilité
chargée de cette
lourde responsabilité. La maison était
grmoderne sans style, mais agréable.
spacieuse et très confortable pour l’époque,
avec l’eau amenée à l’intérieur par une pompe à
main, et un chauffage central. Elle
s’élevait au milieu d’un petit bois
que mon oncle avait longtemps
cherché, s’étant presque toute sa vie
ennuyé de ne pas être sous l’abri des

Image


arbres comme sur la ferme de St. Alphonse
dont et il était pourtant parti très jeune
tout jeune enfant, âgé de cinq ans au plus.


spacieuse, agréable et très confortable,
pour l’époque, avec une pompe à main
qui amenait l’eau à l’intérieur à partir
d’un puits creusé sous la cuisine d’été, avec
le chauffage central, aussi. Elle était
située au milieu d’un petit bois que
mon oncle avait longuement cherché, dans
son ennui de ne pas être à couvert
entre sous les arbres comme à St. Alphonse
dont il était pourtant parti tout jeune
enfant, âgé seulement de cinq ans au plus. Cependant,
il nourrissait apparemment depuis
ce temps-là la nostalgie d’un boqueteau
d’avoir tout au moins d’ un boqueteau.


En vérité, ce bois autour de la
maison de mon oncle joua à peu p dans ma
vie à peu près le rôle du Mont de Babcock.
Sans doute assez grêle et, composé surtout
de trembles et de petits chênes, il me me
fut ma première une forêt, ténébreuse,
immense et prodigue

fut longtemps pour moi la forêt avec
ce qu’elle pouvait comporter à mes yeux
de magique, de ténébreux. Je l’aimais, mais
je pense que j’aimais surtout qu’elle qu’il qu’elle
p. 50 renouvelât constamment, par contraste,
p. 51le sentiment d’ouverture et d’immensité du large
que l’on recevait, au débouché, de sur de la
plaine ouverte. Au sortir de ce petit
bois, au bout du chemin de la ferme,
on était en effet tout aussitôt comme

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projeté dans l’infini. La plaine s’étendait
dès lors à nos yeux aussi loin
que pouvait porter le regard. Une
immense 2 fois plaine. Mer ? onduleuse plaine onduleuse, elle se
déroulait en longues vagues souples
que l’on croyait perdre qui n’en
finissaient pas de rouler vers l’horizon.
Je n’en ai pas vu de plus harmonieuses
au nul nulle sauf part sinon, peut-être,
dans les Downs de Dorset d’où elles
déferlent vers la mer.


Il y avait dans cette immobilité
toujours en mouvement
!, dans cette
grandeur à la fois calme et appelant
à partir, une beauté qui, alors que
j’étais encore très jeune, agissant sur
mon coeur tel un aimant. Je
J’allais à tout instant le contempler.
Je parlais sans cesse vers ce paysage
comme si je ne lui eût sans cesse porté attention comme s’il eût pu m’échopper au
cours d’une absence prolongée.
Je
me rendais au bout du petit chemin de
fer, j’atteignais le point d’où l’on
découvrait la vaste étendue attirante, et
chaque fois se renouvelait


Je partais sans cesse vers ce paysage comme
s’il eût pu m’échapper si je lui eus
retiré trop longtemps mon attention. J’arrivais
au bout du chemin de la ferme, j’atteignais
le point où, ces arbres s’écartant
m’apparaissait la vaste étendue
attirante et chaque fois c’est ce
m’était (le monde redonné à neuf.
Mais bien plus au fons, je le sais

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maintenant que le monde.


Puis je finis par décourvrir un autre
route pour aller vers ce bonheur qui me fut
cette inexplicable émotion. Délimitant
la ferme de mon oncle, un petit chemin
de section montant quelque peu pour
aboutir à une légère élévation. De là haut,
la vue dur la plaine environnante
était encore plus saisissante. Je ne parlai
à personne de ma découverte. Je faisais
mine d’aller par là pour cueillir des
noisettes ou des cerises sauvages. Le
bonheur vers lequel je marchais
était si mystérieux qu’il me semblait
p. 52 que je m’exposerais à le perdre si j’en
p. 51 parlais à qui que ce soit et même
si je me l’avouais à moi-même.


Je m’engageais dans ce petit chemin
creux bordé de buissons. Rien n’était
plus banal. Ce n’étaient que deux
rails de terre battues au milieu
desquels poussaient des herbes sauvages folles.
Il n’y avait pas d’horizon, rien qu’une
sorte d’ennui que psalmodiait le vent
captif ente les bosquets resserrés.
Puis tout à coup, l’ouverture, l’ampleur
soudaine, le déferlement sans limites
des terres nues ! Ce petit chemin
sans but abordait l’éternité. J restais
plantée longtemps
Je recevais une
onde de bonheur inexplicable. D’où
il venait, pourquoi il m’était donné,
de quoi il était fait, je n’en savais
rien, je n’en ai ne l’ai jamais su.


Longtemps j’ai cru toutefois que c’était de félicité

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Les faits: tout qu’ils devront passer à travers nous,
nos sens, notre compréhension, pour être
appréhendés, ils n’y aurait pas de faits tout
nus, totalement objectifs. Les faits réduits à
eux-mêmes, ils n’existe pas.


terrestres, à obtenir en cette vie, que
m’entretenait, au bout de la petite route
de terre battue, ce déploiement de ciel et
de terre, longtemps j’ai cru qu’il me
promettait un a Maintenant je ne
sais plus trop.
longtemps j’ai cru à un
bonheur à saisir, moi vivants encore
Maintenant je ne sais plus que
penser
où se situe cet avenir heureux cette lumière
et cette plénitude de
resplendissant promises à mes seize ans.

que penser de ce resplendissement promis
à me quinze ans.


Longtemps toutefois j’ai cru que ce qui était promis
à mes seize ans ? au bout du petit chemin de
terre battue, c’était une félicité terrestre,
à saisir de mon vivant. Maintenant
je ne sais plus. Ce genre de félicité nous
attend peut-être ailleurs.


Longtemps j’ai cru toutefois que
c’était une promesse de félicité terrestre
à saisir de mon vivant que m’avait
promis le petit chemin (de terre battue)
de mes seize ans.
[][illis.]


Sur ces hautes terres proches du ciel,
nous avions encore le sentiment d’être
chez nous, mais sans qu’on y prît trop garde,

Image


2

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(59 pages de manuscrit)
Lot des p. 52 à 73 incl. remis le 8 nov.
Lot des p. 74 à 97 – remis le 14 nov. / 77

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continuation chapitre III peu à peu s’effritait diminuait, ce chez nous. Allions-nous
à Somerset que nous saisissions la
défection des nôtres qui n’affichaient
qu’en anglais et prenaient l’initiatve de
s’adresser d’abord dans cette langue aux gens
dont il n’étaient pas
à presque tous hors les.
Les jeunes gens gagnaient Winnipeg,
Chicago, Vancouver. Presque tous le
les fils de mes oncles y sont encore ils y sont sont définitivement installés.
Les pôles d’attrait c’ étaient l’Ouest et les
Etats-Unis U. S. A. Nous revenions à la
ferme, désenchantés et appauvris. L’immensité
p. 52 douce, comme habitée rêve, nous
53reprenait en main et nous déversait
une sorte de confiance – ou d’oubli –
que son d’un vent légèrement plaintif.
J’entends encore dans mon souvenir
ce vent des hauts plateaux qui semblait
inlassablement [][illis.] des espoirs perdus bercer de
grands efforts perdus échoués.


Mais souvent, c’était du côté des
grands-parents disparus, vers le passé que
j’allais, seule. chercher J’avais appris à
monter une petite jument rousse que
j’avais moi-même dressée. Je partais au
grand galop, traversant un ancien
petit lac désséché au bas de la terre de
mon oncle, puis longeais d’autres
petits lacs au fond à peine mouillés
entourés de vieux roseaux dépenaillés – un
paysage étran insolite au milieu des riches
terres à blé – et j’arrivais en peu de temps
au village de Saint-Léon à six ou sept

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milles de distance. J’entrais dans un
petit village à l’air si endormi et
désert qu’on aurait pu le croire frappé
comme
frappé d’une sorte d’enchantement dont il
ne se réveillerait
peut-être jamais paraissait
morose triste. Je l’ai vu ne s’en réveiller et s’animer
vraiment qu’au sortir de la grand-messe,
le dimanche. Pourtant, à l’arrivée des
colons, au temps de mes grands-parents, il
avait dû être bruissant de vie. Puis
le progrès avait passé à côté pour installer
ses banques, son commerce, le chemin de fer
à Somerset. Il ne restait même plus
d’hôtel ici ni non plus de magasin
important. Par ailleurs, si prédominants
qu’on ne voyait qu’eux à la qu’on
ne voyait
à la fin que leur trio s’élevaient :
le presbytère, plutot à la mesure d’une
ville que de cette campagne isolée, le couvent,
l’église. A la fin de la grand-rue, qui
était
l’unique rue du village, j’aboutissais à une
maison de dimensions assez importantes,
mais inachevée, enveloppée de son papier
noir isolant, et telle elle resta tout le temps
que je la connus. A elle seule, elle révélait
p. 54 peut-être mieux que tout ce que j’en au vu,
p. 54le découragement qui devait hanter
ce pauvre village abandonné de ses espérances,
car il avait été un peu le Ville-Marie
du Manitoba, sous la conduite de prêtres
austères qui rêverent, je crois bien, de
communautes humaines rigoureusement
pures.

Image


La maison recouverte de papier noir m’était
malgré tout amicale. C’était ici chez les
Major, parents de la défunte femme de
mon oncle Excide, que nous avions tant aimée,
cette douce et si tendre Luzina dont je
donnai le nom, par affection, à un des
personnages les plus aimables de mes livres.
La vieille Luzina partie jeune, sa vieille
mère vivait encore, que l’on appelait sans
cérémonie : mémère. Je la trouvais
presque invariablement à faire cuire du
boudin ou à faire du savon dans
une énorme marmite noire au-dessus
d’un feu de fagioles broussailles. Tout était noir par
ici sur le fond du ciel manitobain, le plus bleu
qui soit, la marmite, les volutes de
fumée qui s’en échappaient, la maison, la
vieille femme dans sa longue jûpet. Toujours
elle me Mémère parut avoir un côté tzigane,
mais ce devait être la vie au grand air
qu’elle affectionnait, qui le lui avait donné, et
peut-être des un instinct de nomade, rare
pourtant chez nos vieilles gens d’alors, épris que
les épreuves du début de leur vie avaient vite
enclins à rechercher tout le confort possible.
Elle seule semblait encore prendre plaisir à vivre
comme avait sans doute vécu ma grand-mère
pendant quelques mois du moins au
temps
en arrivant à Saint-Léon, avec
une partie de sa batterie de cuisine pendue
à l’extérieur de la maison aux murs
extérieurs de la maison, pour l’avoir sous la
p. 54 main quand la fantaisie la prenait, l’été,

Image


p. 55 de fricoter dehors, avec son boquet à
lessive accrochée aussi a hors la
maison, et, autour d’elle, toutes sortes
d’objets et ustensiles, éparpillés comme
dans un campement.


Mémère, aux yeux rouges rougis par la
fumée, me dévisageait et demandait :
— – Qui c’est qui arrive monté commme
Saint-Michel à la fin des temps pour le
Jugement dernier ?


Rien que cette manière de railler
m’indiquait qu’elle m’avait reconnue.
Je ne disais mot. Elle finissait par
me saluer à sa manière.
– Damnation noire ! Si c’est pas
la fille à Mélina à Émilie Jeansonne, marié
à Elie Landry ! Et d’où c’est que tarrive
dans un galop d’enfer sur ta grande
bête noire ?


Elle savait que ma petite jument,
pas plus que la damnation, était n’était était noire,
et je ne prenais pas la peine de la disputer
là-dessus
contredire, son ravie que
j’étais par son langage imagé et une
sorte de riche terreur d’âme qui s’y qu’il révélait.
D’ailleurs je venais pour bien autre chose.
Descendue de ma petite Nell, je cajolais
la vieille femme :
— – Lisez mon avenir dans les cartes,
dites-moi ce qui va m’arriver, mémère
Major.
– Ce qui va t’arriver, ma petite ensorceleuse
des chemins, je peux te le dire sans cartes :

Image


et se souvenait de mille détails de sa vie
de grand-mère bien avant que je l’eusse
connue, [][illis.] que je me faisais [][illis.] inlassable-
ment raconter. Bouche cousue comme
elle l’était au sujet de mon avenir, mémère
Major ne se faisait plus prier pour
décrire ce qui m’avait précédée. Elle
donnait racontait le voyage en chariot à boeuf
à partir de Saint-Norbert, les nuages de
p. 56 moustiques autour de la tente que l’on venait de dresser des tentes le soir, la
57sombre plaine trouée alors du seul feu des colons de camp des voyageurs,
le premier hiver, à Saint-Léon, passé
à six familles ensemble sous un même
toit, les chamailles, l’entraide, le
secours de Dieu, les tours du diable...


Ils n’étaient pas si nombreux ceux
que décrivaient Mémère Major à
survivre, quelques frêles vieillards seulement.
Ils me faisaient penser à des rescapés de d’un
long quelque naufrage. Je les aimais, les pauvres
vieilles gens du Québec, retirés ici au
bout du monde, qui ne parlaient encore
entre eux que leur langue, mais qui
avaient vu nombre de leurs enfants
l’abandonner adopter à jamais l’anglais
et leurs enfants à eux rejeter la devenus
incapables de s’entretenir avec la
vieille grand-mère ou le vieux grand-père. [][illis.]
Ils me paraissaient isolés comme plus tard me
le parurent plus tard les anachorètes
du Mont de Patmos. Leur fragilité
extrême me les rendaient rendait cher. Ils
étaient comme des feuilles à peine retenues

Image


à la branche, que la première secousse va emporter.
Je sais maintenant que c’était leur passé
à la veille de s’effacer qui me faisait
accourir vers eux. Leur douceur, leur
résignation me sont restées aussi durablement
dans l’âme que le bleu intense du ciel au-dessus
de leurs visages pensifs et la plainte du
vent autour d’eux qui semblait raconter
des vies manquées. Tant de fois on
les avait fait venir ou s’ils étaient transportés
au bout du monde, pour y disparaître sans
bruit et presque sans laisser de trace.


De ces trottes du côté de Saint-Léon, je
revenais songeuse, rapportant des messages
d’amitié comme d’un lointain pays très cher.
p. 57 Nous étions trop rapprochés pour nous écrire
58les uns aux autres, trop éloignés pour nous
voir souvent. Mon oncle était content des
nouvelles fraîches que je lui rapportais.
Bientôt, toutefois, en m’observant, il fronçait toutefois les
sourcils. L’idée d’une fille à cheval, de
surcroît vêtue
en culotte, traversant le
village pieux, le scandalisait. Il en faisait
la remarque à maman. Elle, que j’avais
eu toutes les peines du monde à gagner
me les me mes veu à mes vues, les défendait
maintenant auprès de son frère : ‘‘Voyons, Excide, ne
sois pas si vieux jeu. Si elle doit aller
à cheval, mieux vaut en culotte que
dans une jupe qui vole au vent. ’’

Image


La première fois


Quand je lui en avais parlé pour la
première fois, elle avait pourtant été
contre, puis s’était un jour décidée ravisée :
‘‘Allons toujours voir comment c’est
fait, ça ne nous engage à rien.’’ Et
nous voilà dans une boutique des
plus huppées de la ville fréquentée par
un bien petit nombre car peu de gens à l’époque,
à Winnipeg, pratiquent l’équitation. Nous
avons détonné dans cette boutique
comme cela ne nous était encore jamais
arrivé. Maman, en regardant autour
d’elle, n’en n’ eut pas moins vite repéré déniché le
costume vêtement le plus beau de tous et sans
doute le plus coûteux. Elle demanda à me
le faire essayer. La vendeuse y consentit
de mauvaise grâce. Elle nous avait
démasquées au premier coup d’oeil, quoique
en nous nous [][illis.] parlions tout bas entre nous
notre le français, mais
peut-être à ce
que nous parlions français, quoique tout
bas entre nous, mais peut-être plutôt
parce que maman ne demandait même pas
les prix tellement assurée qu’elle ne serait
n’achèterait je on même pas tentée d’acheter
ici. J’aurais voulu rentrer sous terre,
mais je tenais tellement à une culotte de
cheval que je finis par enfiler celle-ci
et m’en vint parader au grand
jour d’une baie vitrée donnant sur la
rue sous le regard soudain devant
émerveillé de maman qui ne
sous le regard

Image


soudain émerveillé de maman et l’air dédaigneux
p. 58 de la vendeuse aux lèvres pincées. Pour
59préparer sa retraite, maman se prit
alors à trouver des défauts à la culotte. ‘‘Elle
plissait ici, elle bouffait bouffait trop par là. ’’


A peine sorties dehors, elle m’assura que
Maisa peine étions-nous sorties, et elle
m’assura que la culotte m’allait au
contraire
à merveille, qu’elle avait eu le
temps de bien en étudier la coup, pensait
l’avoir retenue et être capable de m’en
copier une en tout poitn pareille dans
un vieux pantalon couleur mastic de mon frère Rodolphe, qu
dont le drap était d’une qualité exceptionnelle

qui était encore en très bon état. Elle y
était d’ailleurs si bien parvenue que
personne au monde ne reconnut jamais dans ma
culotte de cheval l’ancien pantalon de
Rodolphe. Je la portai avec une chemise pâle
ouvert au cou et un petit foulard
noué à la cow-boy dont les bouts
flottaient au vent. Ainsi équippée je
il me sentais comme équipée pour
faire face à la vie, me mesurer avec elle
et j’en avais acquis de l’aplomb. Maman,
à voir l’effet quavait sur moi le cotume,
me faisant me tenir plus droite le regard plus haut en était
venue à le prendre elle aussi en affection.
Les remontrances de mon oncle de nous
atteignaient donc pas beaucoup l’une et
l’autre. Nous le savions grognon sur
la chapitre des fréquentations, des convenances et
de la jeunesse, en général, qu’il trouvait émancipée

Image


quoique, dans le fond, il fût loin de lui
être hostile.


Il y avait du jansénisme chez lui,
combattu cependant par un penchant naturel
gai vers la gaîté, l’amour de la vie et un
appétit sexuel bien normal assez vif.


p. 59 Comment mon oncle parvenait à
60concilier en lui ses tendances qui se faisaient
la guerre était assez curieux. Par exemple,
soucieux de ne pas désobéir au curé
du village qui interdisait aux parents de
laisser danser les jeunes sous leur toit,
mon oncle, en faisait après en avoir fait à ses enfants
la défense absolue, de danser en son
absence
s’en allait, lui, prendre
part aux quadrilles se donnant des
fermes avoisinantes
chez des gens voisins
moins scrupuleux et, dans les figures tourbillonnantes, s’en donnait à coeur joie, à empoigner et serrer sa partenaire qu’il écrasait à demi sur sa poitrine. et s’en donnait
à coeur joie aux ‘‘en avant swing’’, en
serrant sa partenaire à l’écraser contre
sa poitrine.


Son veuvage lui pesait certainement,
et plus d’une fois il fut sur le point de se
remarier, mais se l’interdit par fidélité, à
sa douce Luzina dont il porta l’image
idéale dans son coeur toute sa vie,
par crainte aussi de donner à ses
enfants une belle-mère qu’ils pourraient
ne pas aimer. Après les prières à n’en
plus finir, le soir, en famille, s’il n’y
avait pas de danses aux environs,
mon oncle attrapait son violon et, d’oreille,

Image


pendant des heures, cherchait à rendre des
airs gais comme Turkey in the Straw
qui aboutissaient sous son archet, à quelque
dolente musique sans presque de aucune mélodie.
Même au temps des grands travaux
épuisants de fin d’été, rares étaient les
soirées où il manqua à cette recherche
sur son violon d’airs joyeux, tournant hélas si diaboliquement
à la plainte.


Cétait un bel homme, grand, bien
bâti, sans être gros, de teint très foncé,
avec les cheveux, d’un noir lustré très noirs partagés
au milieu par une raie bien droite, les
superbes moustaches, noires suberbes égalament ;, fournies, également noires
et de même ses yeux qui étaient de
vraies billes de verrre sombre, qu’ils
tournaient roulaient au reste inlassablement dans
leurs orbites
comme à la trace d’une
pensée, courant dans un sens puis dans
p.60 l’autre. A la fin, de le voir ainsi chasser
61ses pensées ou courir après, à droite
puis à gauche, devenait hallucinant obsédant.
Il pouvait cependant être très gai,
faire de bonnes blagues aux enfants, puis
virer à une ‘‘jonglerie’’ mélancolique au
cours de laquelle on ne pouvait sortir un
mot de lui lit ; et puis soudain, de nouveau,
ses yeux se mettaient, en roulant, à
émettre des lueurs de et mon oncle
sortait de ses moments dépressifs
aussi bruyamment qu’il y était entré.


J’aimais


Tel quel, je l’aimais beaucoup, et dès Dès que

Image


j’eus lu gogol le trouvais les auteurs russes, le trouvai à l’image
des personnages de cet auteur, tout
en lui
de tant de leurs personnages, excessif
dans ses dévotions, puis dans ces
défoulements, avec des accès de gaité
facile et un côté mystique le jetant
dans des silences accablants.


Plus tard, je me suis demandée
ce qu’il voyait au loin de ses contemplations
moroses, si c’était l’avenir des siens,
de sa famille. Ses enfants, presque tous,
parlaient pour ainsi ainsi dire (sans doute...) mieux l’anglais
que le français, lui n’en possédant
jamais qui quelques mots tout au plus.
Le dernier Le fils des Landry rapatriés au Manitoba,
il se mit, vers la fin de sa vie, à évoquer
les p^jolis souvenirs qu’il avait de Saint-
Alphonse -de- Rodriguez. Plus il vieillissait,
plus il lui en revenait. Alors Il fut pris
du désir de retourner au village de ses
ancêtres avant de mourir. Il en parlait
souvent, mais comme d’un trop grand
bonheur qui trop grand pour être atteint
en cette vie ce monde. Il mourut à quatre-
vingt quatre ans, au p dans le pays
où il avait passé toute sa vie sauf
ses cinq premières années les années de
sa toute petite enfance, mais l’âme
tournée, on aurait dit, vers sa source
quoique presque oubliée.


(espace)

Image


espacep. 61 Il y a quelques années, de passage au Manitoba, pour
62m’occuper de ma soeur Clémence qui vit en foyer,
je pris le temps d’une course à Somerset. Malgré
bien les déceptions, la fascination
La fascination
qu’à exercé, qu’exerce encore sur moi ce
village et la campagne tout autour ses alentours l’emporte
toujours sur les désillusions qu’ils furent
nombreuses pourtant qu’
ne me manquèrent
pas pourtant pas pas de m’apporter Les quelques parents que j’ai
encore par là se plaignent que, si je
trouve un peu de temps pour me rendre sur
place, c’est d’abord pour revoir les lieux plus avant
encore que les gens. Ce fut vrai pour cette
fois encore. Ma première visite fut
pour la ferme pour ainsi de mon oncle Excide, on ne peut dire
abandonnée, mais tout au moins laissée
seule. Son Le plus jeune fils de mon oncle qui habite
au village, à deux milles et demi, y vient, l’été
chaque jour, à heure fixe, de même qu’un
fonctionnaire à son bureau, ensemencer
les terres, les
labourer, herser, ensemencer
les terres et, en même temps et lieu, faucher,
moisonner, tout cela, bien entendu, à la
machine, lui tout seul, sauf en de rares
cas, y suffisent, en sorte que ces travaux
requérant autr naguère qui naguère requéraient une armée d’ouvriers
agricoles, s’accomplissent à présent dans
une solitude étonnante, sans autre
bruit que celui du moteur et on dirait
presque dans une autre atmosphère étrangère a
notre terre, tant il paraît stupéfiant de
voir un homme, toujours simplement assis, toujours
seul
sans autre compagnon que la machine.

Image


tourner, virer, aller et venir dans
l’immensité a la manière d’un robot sans plus manifester on dirait rien d’humain.
Presque aussi ponctuellement qu’il en part
le matin, mon cousin doit rentrer chez lui, au
village
p. 62 sa journée faite.


63J’avais Je


Je fis le tour des bâtiments


Je constatai


J’avais fini


Tout Autour de la maison de ferme
muette, je venais de le constater, tout était
propre, rangé, la cour dans un ordre
parfait, les bâtiments bien clos sur
leurs machines, en cette journée d’automne
assez avancée. J’eus Je rôdai autour de
la maison. Sur un de ses côtés avait
été amenagée une haute porte coulissante.
Je parvins en me haussant sur une pièce
de bois à regarder à l’intérieur de la maison
par une fenêtre. Je n’en reven Ce que je
découvris me stupéfia. Le plafond enlevé,
la maison à l’intérieur les cloisons
démolies, l’intérieur de la maison n’était plus
qu’un immense hangar qu’ occupait presque
centr par le centre par en entier le tracteur [][illis.] Massey-Harris.
Le spectacle m’aurait peut-être moins affligée
si n’était venu se superposer à lui
un souvenir particulièrement charmant de
cette maison dans les temps heureux.
Debout sur ma buche, je le revécus.
J’
J’y étais arrivée alors qu’on ne
m’attendais sans doute pas, un soir
d’hiver. Donc ce devait être au cours de

Image


l’année où j’étais je fus institutrice au village voisin,
Cardinal. Le temps était doux : il neigeait
abondamment, une de ces neiges calmes que
silencieuses, tombant en pans droits, sous le
aucun moindre sauf
que n'infléchissait
aucun souffle de vent, et inlassablement
comme pour ensevelir toute trace de
souillure. Il devait y avoir fête à la
à la maison ou quelque joyeuse réunion, car elle resplendissait
était éclairée de toutes ses lampes aladin allumées, et,
par la même fenêtre où je me tenais maintenant,
j’avais vu on voyait passer des ombres qui se hâtaient
joyeusement. Le plus attirant du tableau, toutefois,
était au dehors toutefois, au dehors, toutefois
cinq ou six equipages se trouvant rangés aut tout
près de la maison du perron, dans un peu de la délicate lumière
rosée qui tombait sur eux des fenêtres brillantes.
Comme il n’y avait aucun froid dans
l’air, on n’avait pas pris la peine de dételer
les chevaux et des les
conduire les chevaux à l’écurie.
Simplement on leur avait couvert le dos
p. 63 d’une couverture, protégeant également de de même
manière la neige le banc des, par une autre couverture
64 le banc des traîneaux auxquels ils étaient
restés attelés. La neige, tendrement, s’amoncelait
comme une couverture de plus, chaude et
moelleuse, sur les sièges recouverts, sur
les bêtes, tête penchée, qu’on aurait
pu croire dormant debout, si on n’avait
saisi de temps à autres le mouvement de
leurs paupières. Rien ne m’avait jamais
paru semblé mieux exprimer la douce paix parfois
si emouvante de l’hiver que cette maison

Image


blanche au milieu du blanc qui tombait
du ciel et des animaux presque
également tout blancs eux-mêmes
qui entrouvait entrouvrait entrouvrant par moments un oeil
placide et rêveur. Comme il m’avait
paru certain, au bout du petit chemin de
terre accédant à l’immensité ouverte, que
je trouverais un jour le bonheur, ici il m’avait
la certitude que je récolterais ce soir-là
m’était venue la vision de ce soir-là
m’était restée dans l’âme [][illis.] m’avait
inondé l’âme du sentiment que je
récolterais aussi connaîtrais peut-être
aussi la ce qui paraissait encore plus
merveilleux, la paix du coeur.

la vision de ce soir-là m’avait inondé
l’âme d’un désir de l’espoir du désir de quelque chose de plus
merveilleux encore à atteindre, qui était la paix du coeur.
Et maintenant, je voyais la maison à travers
la vitre de la fenêtre, je découvrais
un
intérieur
béant de la cave au grenier,
à la fin de sa vie devenu l’abri
d’un et, au centre, comme endormie pour
son hivernement,
la dernière
Et maintenant, montée sur une bûche,
les mains au bors des yeux pour voir
à l’intérieur, je à travers sa fenêtre, je
decal découvrais, n’en pouvant croire
ce qu’ils voyaient, l’inattendue destination
dernière att d’une des maisons les
plus aimées de ma vie.


Je m’arrêtai au village chez mon
cousin. Il y habite une très agréable

Image


maison très moderne, style ranch (L’ouest en
est inondé. ) Je lui fis amicalement grief
d’avoir transformé la maison associée à
nos rêves de jeunesse en un hangar à
tracteur.
— – Le bois en est tout pourri, Autant
qu’elle serve au moins en à cela, se défendait-il
en riant.


Comme il me reprochait d’être menée
par

– Tu aurais peut-être pu, lui dis-je
tenter de la garder au moins comme oasis
de vacances pour des parents, les amis.


Il n’y avait rien à faire. Comme il
me reprochait d’être aurait pu me reprocher de vivre sans l’emprise
de considérations rêveuses, je pouvais lui
reprocher


Il n’y avait rien à faire. Comme il aurait
pu avec raison peut-être, me reprocher de
n’avoir pas le sens pratique, j’aurais pu
p. 64 lui faire un tort de n’avoir que celui-là.



65Je le quittai bientôt pour aller
un peu au hasard à la recherche
d’endroits que mon dont le souvenir tout à coup me
ramenait revenait tout à coup à l’esprit.
Je cherchai ainsi longuement une boulangerie
faisant un coin de rue où ma grand-mère,
quand j’étais toute petite enfant, m’avait
envoyée un jour chercher un pain. Je
la découvris décrivis telle que je me la rappelais,
à des passants qui cherchaient mais
en vain
auraient voulu m’aider mais

Image


ne se souvenaient d’aucune boulangerie
correspondant à ma description. Peut-être
avec le temps lavais-je façonnée tout
autre que ce qu’elle était qu’en réalité, ou bien depuis
longtemps elle était disparue avait avait cessé d’être. Je ne sais
quel chagrin disproportionné à la cause
je ressentais de ne pouvoir retrouver cette
boulangerie. Sous le haut ciel pur,
le vent faisait du moins poudrer
la terre des bords de la route tout
comme au temps de mon enfance – sauf
qu’alors c’était toute la route qui était de
terre
elle-même était aussi de terre.
On aurait dit de la poussière soulevée
sous les pas de quelque invisible
marcheur parcourant sans trêve la
route presque déserte.


J’atteignis J’atteignis un peu
dépassé le village, le cimetière


Un peu dépassé


J’atteignis le cimetière. Il a qu Il est,
à a quelque faible distance su village, il est
sur une butte solitaire, exposé à tous
les vents, et gardé par quelques épinettes.
On avait dû les chercher bien loin
d’ici, dont ce n’est pas le pays, pour les
y transplanter, compagnons dans la mort, enfin,
de gens comme grand-mère Landry
qui s’était languie toute sa vie
pour les des arbres austères de son enfance
là-bas sur les côteaux de Saint-Alphonse-
de-Rodriguez. Enfin Du moins, ils étaient enfin
réunis, les arbres sombres et ma grand-mère

Image


peu démonstrative, peu expressive, mais combien fidèle
à ces attachements.


p. 65 66 Je retrouvai sans peine sa tombe et elle
de grand-père Landry. Je n’y étais ne leur
avais pourtant par rendu visite depuis
le jour lointain où maman m’avait emmenée amenée
emmenée toute petit petite fille, me recueillir sur cette ces
tombes. Je me surpris à lire à voix haute
un peu comme l’histoire d’une vie en
résumé qu’Emilie Jeansonne, née à
Saint-Jacques l’Achigan en 1831, était
décédée à Saint-Boniface le 7 mars 1917 ;
que son époux bien-aimé, Elie Landry,
né à St-Jacques l’Achigan en 1835,
était décédé à Somerset le 6 août 1912.
Je portais attention enfin à ce fait que,
plus jeune qu’Emilie de quatre ans,
mon grand-père était mort cinq ans
avant elle. Et pourtant que de tâches il
avait su mener à bien en si peu de
temps. de surcroit De surcroît, parti presque
sans ressources de Saint-J de Saint-Alphonse-
de-Rodriguez, il avait réussi à léguer mettre
de côté pour la léguer à sa mort à ses
enfants une petite somme, à l’époque,
assez respectable.


Je m’apaisais. Si ténu et fragile
qu’il était, un lien nous tenait encore quelque
peu ensemble, les errants à travers les
siècles. Je parvins à évoquer quelque
peu les deux vieux visages, mais
sans doute aidée du souvenir que
j’avais de leurs photographies.


Je m’avancai de quelques pas , restant un peu plus loin,
dans le cimetière. Je découvris

Image


en restantmais toujours à l’intérieur de cette partie
du cimetière destinée à réservée à la
famille Landry. Un peu plus loin
s’élevaient deux tombes lourds monuments
funéraires, certainement récents, car à
la mode d’aujourd’hui, plus hauts, plus
flamboyants aussi : sans doute les ceux
tombes de Luzina et de mon oncle
Excide. Je fis un pas encore, et,
sous le choc que j’éprouvai, pensai que
sûrement j’étais je devais être la proie d’une
p. 66 hallucination. Deux pierres hautes pierres analogues
67me faisaient face, debout l’une à
côté de l’autre, et portaient portant un immenses larges por
portant en caractères qui sautaient me sautèrent aux yeux,
l’une le mot Father ; l’autre, Mother.
J’essayai de retrouver au fond de
mes souvenirs le doux visage anguleux
de ma tante Luzina, déjà creusé par la si maladie,
au temps de mon enfance [][illis] mais éclairé par une bonté que l’inexporable marche de la tuberculose n’avait jamais éteinte. [][illis.] cette [][illis.]
qu’elle avait opposée tant qu’il avait
été possible à l’inexporable marche de la
tuberculose.
Je revis mon oncle aux yeux
roulant toujours quelque pensée, tantôt
joviale, tantôt d’un regret infini inconsolable.
Ainsi donc, eux qui n’avaient été
Father et Mother pour personne au
cours de leurs vies, le seraient maintenant
à jamais sous le ciel pur, dans ce petit sous le haut ciel pour la
postérité assimilés de force dans au-delà cimetière du bout du monde.
la mort de leur volonté Ils me parurent m’être ravis
aujourd’hui peur complètement plus
plus complètement
aujourd’hui qu’ils ne l’avaient

Image


été le jour de leur mort.


Je sortis du cimetière. Haut dans
les sombr épinettes étrangères le vent reprit. Son
lent récitatif, murmuré à voix lointaine
poignait le coeur. On l’eût dit occupé
à retracer la pauvre histoire toute
embrouillée de vies humaines egarées
dans le temps l’histoire et dans l’espace.
IV (espace) espace


Autant je m’étais laissée aller
pendant les vacances à des chevauchées
sans fin dans la plaine et aux constructions rêveuses
aux quelles elles me portaient, autant,
dès la rentrée, je me jetais dans l’étude
sans restriction. Ayant tout l’été vagabondé
à mon goût, je demeurais maintenant, soir
après soir, rivée à mon petit pupitre, dans
ma chambre isolée, à me faire entrer
dans la tête le plus de textes possibles.
J’apprenais par coeur avec une facilité
p. 67 inouïe. Il me suffisait bien souvent

68 de lire un paragraphe un peu attentivement
pour m’apercevoir que je l’avais retenu
mot pour après pour mot. Cependant j’oubliais assez
vite des textes appris avec sans sans grand
effort.


Mais ce ne fut pas au cours de
l’année qui suivit mon appendicectomie
que je m’appliquai si totalement
à l’étude, dès lors obtenant en classe la

Image


première place toujours, selon la promesse
faite à ma mère et dans le but,
comme il m’avait semblé paru, de la venger
de tant de sacrifices consentis à mon
avancement. Il m’avait fallu avant
Avant d’y venir, il m’avait fallu du
temps encore, une autre maladie même qui
me retint, celle-là, plusieurs mois à la
maison, en sorte que il n me faisant
perdre mon une année scolaire, en sorte
que je me trouvai en arrière de mes anciennes
compagnes de classe et toute secouée de
ce fait ; mais il me fallut aussi
voir mon père, très malade, maintenant,
s’inquiéter sans cesse au sujet de mon
avenir, s’ouvrant à maman de sa
crainte qu’ils ne pussent puissent parvenir à
me mener au terme de mes études ; et
surtout, je pense bien, il me fallut
m’apercevoir enfin qu’elle, ma mère,
s’usait s’usait impitoyablement à la tâche comme
elle disait
de faire marcher la maison.


Comment y arrivait-elle ? Princi-
palement, je pense, en prenant des locataires
et quelquefois des pensionnaires. Il me
semble que nous avions toujours quelques
étrangers vivant avec nous. Parfois, ils
étaient bien elevés, agréables de manière,
nous les acceuillions comme des gens de
la famille. Nous nous sommes faits
des amis de quelques-uns que
nous avons lon regretté longtemps après

Image


leur départ. D’autres nous étaient antipathiques. queNous les trouvions vulgaires ou bruyants. et Nous avions

p. 68toutes les peines du monde à les endurer sous
69notre toit. De toute façon, indépendants
comme nous étions de nature, je me
demande comment nous avons pu supporter
de n’être jamais complètement chez de n’avoir
pas notre maison à nous seuls pendant
des années et des années. Mais l’argent
ainsi obtenu était presque notre unique
ressource, s’ajoutant ajouté à l’aide qui venait
à maman de la part de Rodolphe et d’Adèle.
Aussi bien, nous rappelait-elle souvent,
elle qui pour qui c’était justement le plus
dur, qu’ il nous fallait rengainer notre
orgueil et apprendre que, chez nous, nous
n’étions pas entièrement chez nous. Mais
elle promettait qu’un jour pourtant, tous les
étrangers partis, nous le serions. Et quand
cela a été, c’était parce que la maison
avait été était rendue et que nous-mêmes étions
comme les étrangers que nous avions si
longtemps hébergés, sans véritable chez nous,
et alors enfin, nous les avons compris et pris pitié en en pitiégrande pitié.


De Rodolphe, en ce temps-là, maman
reçut recevait parfois de vraies largeses, des
sommes si considérables qu’elle en devenait
pâle et d’écriait presque douloureusement :
‘‘Mais comment a-t-il pu deviner
qu’ aujourd’hui même il fallait acheter le
charbon pour l’hiver ?’’ Ou encore : ‘‘Que
c’est la date limite pour payer régler les les taxes.’’


Mais hélàs, le temps allait venir où, les

Image


largesses de la ville,Rodolphe, tout penaud, le
lendemain, après une partie de poker avec
des amis et mille folies, les redemenderait
à maman, et elle, le visage atterré,
les lui redonnerait rendrait l’argent
en l’ excusant de tout son coeur son fils : ‘‘Il
n’est pas tenu à faire vivre la famille.
p.69 Il n’est pas tenu. ’’


70Si ce n’avaient été des chimères
si douces à l’horizonà l’âme trop fatiguée , comment aurions-
nous donc pu tenir si longtemps avec si
peu ? Mais, à notrehorizon, il y eut presque
toujours quelques bienfaisant mirage qui
pourcette récon soutenir l’espoir parvenait à secourir
soutenirvenir secourir au secours denotre espoir défaillant.
Quand, plus tard, je lus le Notaire du
Havre
, comme je nous ai bien reconnus
tous dans ces Pasquier soutenus pas
à pas par
par leur illusion.Pour
nous, ce fut la terre en Saskatchewan.
Mon père en avait fait l’acquisition
au temps où il fonda sa colonie de Dollard,
de même que d’autres terres qu’il avait
dû laisser aller, au fur et à mesure que se
faisait trop durement sentir notre besoin
d’argent. Mais celle-là, la terre, il y
restait attaché avec un entêtement que
rien ne pouvait ébranler. Les choses
allaient au plus mal, lui qui n’était
pourtant pas alors optimiste de nature, se
faisait encourageant ;
— – En tout cas, Mina, nous avons

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— toujours notre terre en Saskatchewan. Si on peut
tenir assez longtemps, elle nous sauvera
en fin de compte, tu verras.


A quoi maman, rechauffée par
enhardie par cette confiance, répondait :
— – Oui, Dieu merci, il nous reste la
terre en Saskatchewan. Quand il le
faudra absolument, nous la vendrons, mais
ce n’est pas encore pour maintenant, ce n’est
pas encore le jour encore pour aujourd’hui.


Elle nous resta longtemps, cette terre
lointaine, embellie de nos songes, parce
des
chaque jour rendue à la vie par le
pouvoir de l’imagination, notre recours
invincible contre le découragement total.


Parfois, quand le soleil se couchait
p. 70 au fond de la ruelle et sur notre arrière-cour,
71nous croyons le voir aussi allongé
allongeant aussi sa lumière dorée parmi les
hauts blés frémissants de notre terre
en Saskatchewan.


Le plus curieux de toute cette histoire est
que, lorsque je la vis enfin de mes yeux,
longtemps au reste après qu’elle eut cessé
de nous appartenir, elle m’apparut vraiment
dans toute la beaut beauté et la grandeur
secrète que nous lui avions conféré dans
nos rêves les plus exaltés

conforme, identique à la vision que
nous en avions eu dans nos rêves
les plus exaltés. C’était véritablement une
terre d’une beauté et d’une splendeur à
consoler le coeur le plus malheureux.

Image


C’était vraiment une échappée de ciel, de
bleu fleu, de maisson et d’espace à consoler le
coeur.
IV


Ce dut être vers l’âge de quatorze ans
que j’entrai en étude comme on entre au
cloître. J’avais tergiversé, je m’étais
dit maintes et maintes fois que
je m’y mettrais pour de bon le mois prochain.
Puis vint un jour où je crus m’apercevoir
que ma mère perdait pied, que bientôt
elle n’en pourrait plus si elle n’était
pas soutenue épaulée par quelque encouragement.
Les examens de fins d’annéeapprochaient.
Je me pris à revoir sérieusement toutes
mes matières. Je me levais tous les
matins bien avant la maisonnée
pour étudier dans la solitude et le silence
de la grande cuisine que j’avais à moi seule
pour une heure ou deux. Maman, quand
elle y entrait pour mettre le gruau du matin
sur le feu, me trouvait à la grande table
mes livres épars autour de moi. Elle
m’adressait, en guise de bonjour, un
[][illis.]
Pour ne pas me distraire, elle
m’adressait, tout juste, simplement un peu comme
à un de nos pensionnaires, un petit
signe de tête qui approuvait et félicitait,
puis se mettait à sa tâche en faisant le

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moins de bruit possible. Cette année-là, je
p.71 fus première j’arrivai en tête de ma classe , à la en fin d’année, pour la
72 première fois de ma vie. Je récoltai ma même une
première médaille de br pour je ne sais trop quelle
matière. Ce que je Mais ce que je n’oublirai
jamais c’est le visage de maman quand
je lui revins avec cette récompense. Aussitôt
il me parut que lui étaient enlevé ce fut
comme si lui était enlevé le poids des
années passés, l’angoisse des années à
venir. Elle rayonna, sans toutefois
me faire à moi de grands compliments à moi. Mais
à son insue je l’entendis deux ou trois
fois me vanter de moi à des voisines,
leur rappel habile à loger dans la
conversation, au détour convenable, la petite
phrase : ‘‘Ma fille a eu la médaille de
Monseigneur, cette année. ’’ Une fois qu’elle
la disait prononcais, j’entrai juste à ce moment-là
et pu voir je me le
Je me trouvai à entrer surgir
une fois juste au moment où elle parlait
de cette fameuse médaille de rien du tout et
fus frappée de l’expression de ses yeux. Ils
brillaient comme rarement je les avais
vus briller, deux grands puits de lumière
[][illis.] on tendre d’où, semblait avoir été rejeté
retirée toute l’eau mauvaise des jours
durs souvenirs trop durs trop durs.


Dès lors, comment n’aurais-je pas
voulu continuer à la soutenir ainsi dans
la mesure de mes de cette manière
à mon humble ma manière
elle qui me soutenait de toutes ses forces.
C’était enivrant de le me voir à si peu de frais

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lui alléger ainsi la vie. Et c’était aussi également
enivrant d’être la première. Je me demande
même si je n’acquis pas là une habitude
en partie mauvaise, en un sens, car ayant dû,
plus tard, passer deux ou trois une fois
ou en deuxième place, je le supportai
très mal et en fus bouleversée et
découvris la faiblesse de devoir devoir d’avoir
être toujours la première besoin d’être la première contre laquelle j’ai dû par la suite apprendre à lutter.


De toute façon, ce n’était pas autant
que cela pouvait en avoir l’air, une
prouesse. A quoi aurais-je pu me livrer
72 avec passion à quinze, ans à seize ans,
73en ce temps-, sinon à l’étude ? On n’y
pratiquait presque pas de sport. J’eus
bien alors, de mon en cadeau de mon
frère Rodolphe, une paire de patins, et
j’appris à glisser plus ou moins en
mesure au beau Danube bleu que
déversait le haut-parleur des patinoires publics.
Mais c’est tout. Je sus attendre de
gagner mon propre argent pour m’acheter
une raquette de tennis et, plus tard,
une bicyclette légère qui fit mon bonheur,
et puis, enfin, des skis d’occasion,
bien trop longs pour moi, lesquels, faute
de penter dans nos parages, firent
de moi, longtemps avant que ne
s’en implantât la mode, une très
solitaire devancière de ski de fond.


A Mais cela devait attendre ma
jeunesse déjà entamée, mes vingt ans, un
peu plus tard même. Je suis arrivée à ma

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jeunesse tard comme on y arrivait en
ce temps-là. A quinze ans, j’étais une
petite vieille toujours fourrée dans mes
livres, la nuque déjà faible, les épaules un
peu rarement droites
et le regard envahi par un fatras d’inutiles connaissances.


Même maman en vint à
trouver que j’en faisais trop. Pour m’obliger
à quitter mes livres et à me mettre enfin au lit à une
au lit heure raisonnable, elle me coupait parfois le courant
en et en en enlevant le fusible qui le
commandait dans ma chambre. Ainsi
elle pouvait se retirer assurée tranquille,
assurée que je ne rallumerais pas cette aussitôt après nuit-là.


Mais, enfin, du moins, je tenais ma
parole donnée à ma mère quelques
années avant, à l’hôpital, et lui
rapportais, sans faute, chaque année
année après année, la médaille
en récompense des meilleures notes
en français
accordée pour les meilleures
notes en français dans chaque école
importante
par l’Association des
p.73 Canadiens français du Manitoba. Puis
74 j’obtins la plus consoitée de toutes, octroyée
celle-là, par l’Instruction publique du
Quebec, à l’élève ayant cumulé les
plus hautes finissant première en français
pour
terminant la première en français
pour tout le Manitoba. Elle portait en
effigie la tête un peu romaine, à ce que
je crois me rappeler, de Cyrille Delage. Mon
lot de médailles, maintenant imposant,

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remplissait presque un tiroir tous des
comme elles étaient alors que
Maman
les conservait à l’abri de la poussière, précieuse-
ment bon ordre. Elle qui n’avait fréquenté
qu’une pauvre école de petit village, n’avait
jamais reçu en récompense scolaire
qu’un pauv petit livre de cinquante cents
quelle chérissait encore, elle était
éblouie par mon tiroir plein de grosses
médailles, que je la soupçonne d’avoir
souvent
et je la soupçonne de
l’avoir souvent ouvert quand elle était seule pour pour les
les admirer à son aise le contenu l’une après l’autre. Plus
tard, je devais lui faire bien de la
peine au sujet de ces médailles, une
histoire que je raconterai peut-être
si j’en ai le temps. Maintenant que
j’ai commencé à dévider mes souvenirs,
ils viennent si bien enfilés l’un dans
l’autre
se tenant si bien, comme une interminable laine que
la peur me prend : ‘‘Cela de cessera
pas. Je ne saisirai saisirai ? pas la millième partie
de ce déroulement.’’ Est-il donc possible
qu’on aie en soi de quoi remplir des
tonnes de papier si seulement on arrive
à saisir le bon bout de l’écheveau ?


En onzième et douzième années,
le prix décerné par l’association des
Canadiens français du Manitoba était
en argent, de cinquante et cent dollars
respectivement. C’était une belle somme
à l’époque, presque comparable aux
bourses du Conseil des Arts et des Affaires

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Culturelles distribuées aujourd’hui par le
Conseil des Arts et les Affaires Culturelles, et ce qui
qu’elles av était bien agréable, c’était qu’
p. 74 qu'on n’avait pas à la solliciter, simplement
75à la mériter. Je les gagnai toutes les
deux, ce qui défraya le coût de
mon inscription à l’École normale des
institutrices et l’achat des manuels
nécessaires, en sorte que je ne coûtai
presque rien à mes parents à la fin de
mes études, et il le fallait, ils étaient
au bout de nos dernières pauvres ressources.


L’exploit, était, dans de parvenir plus encore que
d’être parvenue à la fin de mes études,
mais bien plus encore c’était, dans un
milieu aussi loin que le nôtre toute du de source
de rayonnement français
Québec, d’y être parvenue
en cette langue français, de même qu’en anglais.


en dépitDonc de la loi qui ne nous
n’ accordait qu’une heure par jour d’enseignement
de de en français dans les écoles publiques en
milieu majoritairement de langue française,
voici que nous le parlions tout aussi
bien, il me semble, comp qu’au Québec, à la
même époque, selon les classes sociales.


A qui, à quoi donc attribuer ce résultat
quasi miraculeux ? Certes, à la ferveur
collective, à la présence aussi parmi nous de
quelques immigrés français de marque qui
imprégnèrent notre milieu de distinction, et
surtout peut-être sans doute au zèle, à la ténacité
des nos maîtresses religieuses et parfois laïques,
qui donnèrent gratuitement des heures supplé-

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mentaires à l’enseignement du français
malgré un horaire terriblement chargé.
Quelques-unes ne se genant gênaient
d’ailleurs pas pour prendre des libertés avec
la loi ; passionnées et défiantes il fallait elles devaient
parfois être retenues par la Commission scolaire et devait parfois
les retenir
; elles auraient pu nous faire
plus de mal que de bien.


Quand la provocation nétait pas
trop visible, le Départment of Education fermait
les yeux. Pourvu que les élèves
puiss fussent capables de montrer des
p. 75 connaissances de l’anglais, à la visite de
76 l’inspecteur, tout allait plus ou moins.
Nous étions toujours, évidemment, exposés
à un regain d’hostilité de la part de petits
groupes de fanatiques qui tenaient pour
la stricte application de la loi. Pendant
quelque temps couait la rumeur rque quelque qu’un enquêteur était sur le sentier de la guerre guerre. La
consigne était alors, ces personnage ou
quelqu’un du School Board surgissant surgirait-il
à l’improviste, de faire disparaître en vitesse vivement disparaître
nos manuels en langue-française, d’effacer
au tableau noir ce qui pouvait rester de
leçons en français et de sortir d’étaler d’étaler
nos livres en anglais. Cela se produisit
sans doute dans certaines écoles ou et
même meme probablement dans la mienne avant mon temps, mais
pour ma part je n’eus connaissance
d’auncune visite aussi dramatique. Toutefois
le danger était bien réel et il exaltait
nos âmes. Nous le sentions rôder autour

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de nous, peut-être entre nos maitresses en
entretenaient-elles même quelque peu
le sentiment. Puis il s’éloignait, et alors
reprenait notre sourde guérilla usant
peut-être mieux notre adversaire qu’une
révolte ouverte. Parfois je me demande
si cette opposition à laquelle nous étions
en butte ne nous servait servit pas
autant qu'elle nous desservait desservit. Livrés
à nous-mêmes, si peu nombreux, il
me semble que c’est la facilité qui
nous eût le plus vite perdus. Mais elle
nous fut certainement épargnée. Car
le français, tout beau, tout bien, nous
étions parvenus à l’apprendre, à le préserver,
mais, en fait, c’était pour la gloire,
la dignité ; ce ne pouvait être une
arme pour la vie quotidienne.


De toute façon, pour passer nos
examens et obtenir nos diplômes ou
brevets, à moins de fréquenter il nous
p. 76 fallait nous conformer au programme
77établi par le Department of Education et
par conséquent apprendre en anglais la
plupart des matières ; chimie, physique,
mathématiques, et l’histoire en général. Nous
étions donc en quelque sorte anglaises
dans l’algèbre, la géométrie, les sciences,
dans l’histoire du Canada, mais françaises
de en histoire du Québec, en littérature de
p France et, encore plus, en histoire
sainte. Cela nous faisait un
curieux esprit, sorte de nos cette intérieur

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filant sans arrêt d’une frontière à l’autre.
constamment occupé à rajuster notre
vision. Nous devenions étions un peu
comme le jongleur avec toutes ces assiettes
sur les bras.


Parfois c’était tout de même bienfait.
Je me souviens du vif intérêt que je
pris à la littérature anglaise aussitôt
que j’y eus accès. Et pour cause. De
la littérature française, nos manuels
ne vous faisait connaître à peu
près que Louis Veuillot, et de Monlatembert _
f des pages et des pages de ces
deux-là, mais rien pour ainsi dire
de Zola, Flaubert, Maupassant, Balzac
même. Quelle idée pouvions-nous avoir
de la littérature poésie française ramenée
presque entièrement à Francois Coffée,
à Sully Prud’homme et au Lac, de
Lamartine, si longtemps rebâché, que
qu’aujourd’hui par
un curieux phénomène - de rejet peut-être -
je n’en saurais retrouver un seul vers.
Pourtant je me rappelle avoir obtenu
99 % dans ma rédaction sur ce poème
à l’exa au concours proposé par l’Association
des Canadiens français du Manitoba.


La littérature anglaise, au même
elle
porte grandes ouvertes, nous livrait
alors accès à ses plus haut génies. J’avais
lu Thomas Hardy, George Eliot, les Sa les
p. 77 soeurs Brontë, Jane Austin. Je
78connaissais Keots, Shelley, Byron, les

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poëtes lakistes que j’aimais infiniment.
Heureusement, pour les lettres françaises,
qu’il y eut tout de même à notre
programme d’études le pétillant Alphonse
Daudet. Je m’étais jetée à quatorze quinze ans sur
les Lettres de mon moulin que j’appris par
coeur d’un bout à l’autre. Parfois je
me demande si mon amour excessif
de la Provence qui m’a poussé tant de
fois à la parcourir de part en part ne me vient pas
en partie de cet emballement de mes
quatorze quinze ans pour la première gracieuse
prose française que j’eus sous la
main. Autrement, elle m’eût
paru bien terne à côté de l’anglaise. Que
Qu’en aurait-il été de moi si, à cet
âge, j’avais eu accès à Rimbaud,
Verlaine, Beaudelaire, Radiguet ?


C’est Shakespeare que je rencontrai
tout d’abord. Il rebutait profondément
mes compagnes de classe et n’emballait
guère non plus, je pense bien, notre
maîtresse de littérature. Pour ma part,
encore que m’échappât une grande
partie des textes, une
beaucoup de cette
grande voix, je fus prise par |cette| <sa> savagerie
passionnée, alliée parfois, à tant de
douceur qu’elle ferait fondre l’âme
le coeur, à ce flot d’âme qui nous
arrive tout plein de sa tendresse et de
son tumulte.


J’avais eu la bonne fortune, il
faut le dire, d’assister à une représentation

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du Marchand de Venise donnée par des
une troupe de Londres en tournée à
travers le Canada. C’était au théâtre
Walkers de Winnipeg - déjà pre me disposant
à la fascination au sortilège de la scène, avec
ses rangs sur rangs de balcons ornés, ses
immenses immensités lutres lustres, ses lourds rideaux
de scène en velours cramoisi , que
commenca pour moi l’enchantement sur
moi de Shakespeare
pour moi l’enchantement.
p. 78 79 Il ne sagissait plus enfin de français,
d’anglais, de langue proscrite, de
langue imposée. Il s’agissait d’une
langue au-delà des langues, comme
une musique celle de la musique,
par exemple. Du balcon le plus élevé,
penchée par-dessus la rampe, vers
les acteurs qui, de cette hauteur, sembl
ressemblaient à des marion
paraissaient
tout petits, je saisissais à pein leur les
paroles déjà en elle-mêmes pour
moi presque obscures et pourtant j’étais
dans le ravissement. Au fond cette
première soirée de Shakespeare de ma vie avec Shakespeare Sh dans
ma vie, je ne m’en suis jamais exp liqué
la fascination. Cela Elle demeure toujours
aussi mystérieuse à mes yeux.


A partir de ce temps-là, notre maîtresse
de littérature anglaise, qui avait peine
à déchiffrer le grand William, se prit
à faire appel à mes lumières qui n’étaient
pourtant pas grandes, mais auq auxquelles
suppliait l’enthousiasme.

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Elle prétendait qu’avec l’enthousiasme – ou
un air d’enthousiasme – on pouvait faire
avaler ce que l’on voulait à l’inspecteur. En Or
fait, tout notre cela consistait à apprendre
par coeur. Nous en étions alors à
Macbeth. Elle nous suppliait, faute
de nous faire comprendre She la pièce :
— – Apprenez-en des bouts par coeur. L’inspecteur
L’inspecteur sera content en oubliera de vous questionner.


Un soir, je tombai sur un ‘‘bout’’
à peu près incompréhensible mais qui
me séduisit quand même par je ne
sais quelle sombre couleur de nuit qui s’en
dégageait
que je croyais y percevoir.
Le lendemain, tout feu, tout flamme,
je le récitai tout en entier le grand
monologue de Macbeth :
‘‘Is this a dagger that I see before mine eyes... ’’


La soeur nen revenait pas,
quelque peu indignée, en un sens, de
me voir prise d’une telle folie de
p. 79 passion pour ce lointain poète des
80temps d’Elizabeth la première, par ailleurs
prompte vive à saisir percevoir le parti qu’elle allait
pouvoir tirer de mes dons. Ensuite, en
effet, allions-nous recevoir la visite
d’une de nos mères visiteuses, assez
portées sur l’anglais, ou de quelque
important monsieur du Department of
Education
, qu’elle me prévenait :
— – Sauve la classe, Gabrielle. Lève-toi
et saute dans ‘‘ Is this a dagger... ’’

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Je sauvais déjà la classe en
français au concours de fin d’année
organisé par l’Association des Canadiens
français du Manitoba. Je trouvais
que c’était beaucoup de la sauver
aussi en anglais. Mais j’avais
je pense bien, en petit côté cabotin, peut-être
en partie entretenu par nôtre sentiment collectif
d’infériorité, qui me faisait rechercher
l’approbation de tout côtés.


L’inspecteur nous arriva.
— – How are you getting along with
Shakespeare, sister ? Macbeth! [][illis.] oh
fine! Fine! Does anyone remember
by which names the witches on the heath
salute Macbeth?


Je me démenais, la main levée, seule à
me proposer. La veille, en feuilletant mon livre,
j’étais tombée comme par hasard un fait exprès sur ces
salutations d’une si belle sonorité.


L’inpecteur me regardait en souriant.
Qui d’autre aurait-il regardé ? Toutes tournan sauf moi
lui tournaient quasiment le dos. détournaient la tête La soeur alors me
désigna. Je sautai sur mes pieds et enfilai :
‘‘The Thane of glamis ! The Thane of
Cawder
’’.


SimplementQue je connusse ces
salutations bizarres eurenteut l’air de rendre
si heureux l’inspecteur qu’aujourd’hui
encore j’en demeure
que c’était à
p. 80 n’y rien comprendre. Apparemment il
81se sentait chez nous en territoire

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ennemie, et peut-être avait-il aussi peur de
nos réactions que nous des siennes. Il
me demanda si je connaissais quelques
passages de la pièce. Je [][illis.] ne perdu pas une
minute, imprimai à sur mon visage le
masque de la tragédie et me lançais à
fond de train : ‘‘ Is this a dagger...


Le plus curieux est que, de longuesbien des
années plus tard, quand j’assistai, à Londres,
à ma rep première représentation de Macbeth,
je découvris n’avoir pas été trop mauvaise
moi-même dans ce rôleen Macbeth naguère par
le ton, l’allure, tout bref en tout sauf par l’accent
qui était celui de la rue Deschambault
et devait y être d’un effet éminemment
comique.


Notre inspecteur ne riait pourtant
pas. Il paraissait ému. Comprenait-il
quelque chose à cette scène si étr aussi
étrange pour le moi moins que celle de ses sorcières
sur la lande ? Avait-il quelque sentiment
de ce que c’était d’être une petite Canadienne _
française en ce temps-là au Manitoba et
eut-il éprouva-t-il, à cette heure, de
la compassion pour nous et même peut-être
une secrète admiration ?
– Pourquoi aimez-vous
— – Why do you love Shakespeare so
young lady? me demanda-t-il

La young lady, ainsi dénommée
pour la première fois de sa vie, en
éprouva un éblouissement. Elle répondait à tout hasard,
ayant - Because he is dû entendre cela

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quelque part:
— – Because he is the greatest.
– And why is he the greatest?


Là, je fus un peu plus embêtée et
cherchai un peu avant de risquer.
— – Because he knows all about the
p. 81 human soul.


82Cette réponse parut lui faire mille
fois plus plaisir encore que ma bonne
réponse à propos des sorcières. Il me considéra
avec une amitié touchante. C’était la
première fois que je découvrais à quel
point nos adversaires anglophones peuvent
nous chérir, quand nous jouons le jeu et
nous montrons de bons enfants dociles.
— – Are there any other English poets that
you favour? me demanda-t-il


Je connaissais par coeur The Ancient
Mariner
qu’une vieille soeur, l’année
toute enamourée de belles allitérations,
m’avait fait aimé, l’année précédente, en
nous citant, le regard et la voix emp la voix
et le regard empreints de rêve :
‘‘We were the first that ever burst into
that silent sea
...’’


Je lui récitai la vieille balade ballade
comme il ne l’avait sûrement jamais
entendue auparavant et ne l’entendrait
jamais plus, en me balançant au
rythme des vers, et en rêvant
au voilier perdu dans la mers des
Sargasses.

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L’inspecteur avait apparemment perdu
de vue que nous étions trente-cinq
élèves dans cette classe, dont trente-quatre
restaient muettes commes des carpes.


Quand il prit congé de la classe accompagné par
notre maîtresse à qui il donnait des
‘‘Madame... dear Madame...’’ tout
en la félicitant chaleureusement, je me
disais : ‘‘Tantôt j’aurai ma petite part
de compliments... La soeur doit être contente.’’


A la porte, l’inspecteur redoubla
de politesses. Notre maîtresse rayonnait.
Je crus saisir quelques mots qui
p.82 pouvaient me concerner : ... ‘‘brilliant
83young lady... will go far...’’


Ah, pour aller loin, j’y étais décidée.
Mais où était le loin ?


Enfin notre maîtresse revint revint reprendre
reprit revint reprenait sa place derrière son pupitre
en haut de l’estrade su surelevée de
deux marches entre lesquelles, j’avais j’ai
buté tant de fois
au cours de mes
années scolaires, Son visage gardait
trace d’un de triomphe.
j’ai tant de fois
buté. Son visage gardait une trace de triomphe.
Parce que nous avions bien eu l’inspecteur ?
Ou parce que forte de l’illusion qu’elle était
devenue une excellente maîtresse de
littérature anglaise ? Qui aurait pu le savoir ?
Je m’approchai, un peu trop avide de (quoique justifiée ?)
connaître les paroles qui avaient été
échangées, à la porte, à mon sujet.

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— – Ma soeur, l’inspecteur a été content?


Elle me dévisagea, soudain
toute désapprobation. Le monstre orgueil
c’ était bien ce que nos maîtresses W
s’appliquaient à traquaient le plus fort
en nous, alors cependant qu’elles
nous rapplaient sans cesse d’avoir, comme
Canadiennes françaises, d’avoir à relever
la tête bien haute – où donc
alors fallait-il l’abaisser !


Mais Elle se radoucit cependant,
malgré tout fière de moi, le mal étant
de le laisser paraître. Elle me jeta
simplement, en guise de reproche presque
affectueux - et ainsi fut la première
à reconnaître ma destination future,
quoique sans y croire encore plus que
moi-même : — – Romancière, va!


Je me retourne sur cette partie de ma
vie, et j’ai beau chercher, je ne vois chez l
es Soeurs des S. N. J. M. ch où je fis
p. 83 84 mes classes de six à dix-huit ans,
aucune de ces maîtresses religieuses
névrosées, tyranniques, debal déséquilibrées,
frustrées qui sont censées avoir causé
de si grands torts aux enfants qui leur
étaient confiés. Quelques excès de
dévotion naïve ou d’autorité, ça et là,
oui, mais pas tellement au fond ? Quelques
femmes peut-être un peu amères, mais

Image


pas plus sûrement pas davantage plus que dans le monde.
Dans l’ensemble, je crois que nous
eûmes la bonne fortune d’avoir
comme institutrices des femmes remarquables,
à l’esprit éclairé, au grand coeur, des bonnes
pédagogues douées telles qu’il faudrait
aujourd’hui beaucoup de chance pour
en trouver autant dans réunies dans
une seule école. En un temps et des
conditions difficiles, elles réussirent à
nous instruire au mieux possible en français et
en anglais, à nous armer pour une affronter
vie en un milieu varié. Certaines d’entre
elles parvinrent même à nous inculquer
quelques unes de ces passions qui
aident à vivre comme, par exemple,
pour le goût de la musique, ou encore pour de la
littérature. telle Je pense à cette chère vieille Soeur
Diomède Maxima Mathilde que je ne peux évoquer nous
lisant La Belle Dame Sans Merci sans
retrouver l’élan de mon coeur, à seize ans,
pour vers Kerts ; ou Soeur Diomède que
j’appelais par coquinerie Soeur Archimède,
nous parlant de Claudel avec taut
de coeur que je m’imaginais le comprendre.


Cela se passa au cours de ma dernière
année chez les soeur à l’Académie Saint-
Joseph, ma douzième années que j’avais
bien failli ne pas faire entreprendre. Ma onzième
terminée, j’avais saisi quelque mots
échangés à mon sujet entre mon père et ma mère.

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p. 84Encoreune fois leurs voix me parvenaient
85de la petite cuisine d’été, porte ouverte,
par une douce soirée de fin juin ou
début juillet. De les entendre parler de moi
en toute liberté, se croyant bien seuls, m’a
toujours causé un profond désarroi.
Je fus sur le point de m’éloigner mais
fut la curiosité, une bien curiosité
où il entrait beaucoup de tristesse, celle
de connaître le pire, me retint, tremblante
à quelques pas du seuil.


Mon père avouait être à bout
de ressources au
à bout de ressources de ses
ressources et
et de sa santé, disait à
maman d’une voix fatiguée : — ‘‘Si
je dois vivre pour la voir en état de
gagner sa vie, institutrice comme tu
l’as toujours désiré, il faut que cela
se fasse vite, Mina. Je ne pourrai
attendre bien longtemps encore.


Je pense que nous avionsqu’il avait dès lors
cédé la terre en Saskatchewan à ma
soeur Adèle en retour en remboursement
des sommes qu’elle lui avait prêtées avancées.
Il ne nous restait même plus l’illusion.
Papa conseillait donc que j’entre dès
l’automne suivant à l’Ecole
normale.


Mais maman se montrait rétive.
– Alors qu’elle réussit si bien
à l’école, qu’elle obtient les meilleures notes,
notes, la retirer maintenant quelle injustice !
Et puis, as-tu réfléchi que sans sa

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Donc, je fis malgré tout malgré tant d’obstacles, je fis ma douzième
année _ une dépense folle, un grand luxe
pour des gens réduits comme nous l’étions à la
pire plus complète détresse pécunaire. Heureusement que
j’obtins cette bourse de cent dollars
décernée par l’Association des Canadiens
français du Manitoba. J’avais été
première en français cinq années successives.
il me semble me rappeler la Notre Soeur directrice
de l’école eut alors l’idée de faire
vérifier mes notes dexamens de fins
d’année proposés par le Department of
Education
. Elle obtint la corroboration
de ce qu’elle avait présenté : que le total de
mes notes pour les cinq dernière années me classait
première en anglais aussi, pour tout le
Manitoba. Grande joie à l’école, chez les
pour
chez les Soeurs, mais plutôt il me semble de ma part une sorte
d’indifférence.
Je devais commencer à comprendre que ces premières places ne signifiaient pas grand chose. Evidemment cela Celle-là me valut une évidemment
un autre médaille trophée qui alla grossir le contenu
du
le tiroir au trésor aux médailles.


Puis arriva enfin ce jour si longtemps
attendu de ce que nous appelion la ‘‘graduation’’.
Nous étions une quinzaine, je pense, à terminer
la douzième année, un nombre respectable
à l’époque où peu de jeunes filles de notre
milieu, soit par manque de goût
ou par manque de moyens, se rendaient
même jusque là. Notre soeur directrice,
déjà portée aux réceptions fêtes et réceptions

Image


douzième année, elle n’aura droit qu’au brevet
de deuxième catégorie, ce qui lui créera des
difficultés plus tard pour ensigner en ville
près de nous.
— – Tu parles comme si j’avais le choix
de vivre longtemps, reprocha mon père.


Je brûlai alors de m’élancer vers
eux pour leur annoncer mon intention de
p. 85 chercher un emploi, n’importe lequel, pour
86les délivrer enfin de toutes dépenses à mon
endroit. Je pense que je ne pouvais supporter
l’idée de les savoir, à cause de moi, cette
fois encore, réunis, pareils à des réfugiés
de leur belle grande maison, dans cette sorte
de cabane qui les rassurait peut-être,
mieux à les leur donnant l’impression
d’être davantage à leur image. Qu’est-ce
qui me retint ? De la peur sans doute. La
peur de cette la vie devant moi qui souvent
me paraissait invitante, grisante, mais tant
de fois aussi devant moi comme un noir paysage tourmenté.
Et puis le sentiment me vint que pour
dédommager maman des sacrifices sans
fin qu’elle s’était imposée pour moi, il ne
fallait pas moins maintenant qu’une
éclatante réussite de ma part.


Mon père poussa un soupir de longue
fatigue :
— – Comme tu voudras, maman _ Il l’appela
ainsi, tout comme nous, les enfants, dans les dernières
années de sa vie. _ J’aurais voulu, avant
de partir, la voir voler de ses propres ailes.

Image


espace


En dépit de tant d’obstacles, je fis
donc ma douzième année - une
dépense folle, un luxe inouï pour
des gens réduits comme nous
l’étions à une détresse pécuniaire presque
sans issue. Heureusement, j’obtins
cett la bourse de cent dollars décernée
par l’Association des Canadiens français
du Manitoba. J’avais été première
en français cinq années successives.
Notre Soeur directrice eut l’idée de
faire vérifier mes notes d’examens de
fins d’année proposés par le Department
of Education et le résultat corrobora
ce qu’elle croyait pensait : j’étais première
en anglais aussi pour ces cinq
dernières années. Grande joie à
p. 86 l’école et chez les soeurs : mais, de
87 ma part, plutôt, il me semble, une
sorte d’indifférence. Je devais commencer
déjà alors, à comprendre que d’être la
première ne signifiait pas grand chose.
Evidemment, l’honneur me valut
un autre trophée qui alla grossir mon
tiroir à médailles.


Puis arriva enfin ce jour si longtemps
attendu de ce que nous appelions la ‘‘graduation’’.
Nous étions douze à quinze, je pense, à
terminer la dernière année, un groupe
assez important en ces années au p
ce temps-là où peu de jeunes filles de notre
milieu, faut de goût mais surtout de
moyens, ne se rendaient même pas jusque-là.
La directrice, déjà, de nature, portée à donner des fêtes et des

Image


réceptions a tout propos, décida qu’elle ne pouvait laisser
passer l’occasion sans l’entourer d’un faste
qui ‘‘en laisserait à jamais le souvenir
dans les annales de l’école’’.


Un grand nombre de dignitaires, de langue
française et de langue anglaise, serait invités.
La La réception aurait lieu collation des
diplômes aurait lieu dans notre bel
auditorium, parents et invités prenant
place dans la salle, nous, les ‘‘graduées’’
rangées, assises ou debout, sur la haute
estrade, bien en vue du public, toutes les
fouger fougères du couvent disposées en
arrière et autour de nous, de sorte que
nous aurions l’air d’être quelque peu en
forêt. Je crois me rappeler que la grande
toile de fond de scène sur laquelle nous
nous détachions en était d’ailleurs justement une
de grands arbres enchevêtrés. Nous
serions tout de blanc vêtues, y compris
les souliers. Nous aurions sur le bras
gauche, près du coeur, une gerbe de fleurs
identique, des roses rouges achetées en bloc,
à petit rabais, nous revenant à cinq
p. 87 dollars chacune. Pour finir, nous serions
88photographiées là-haut, dans notre gloire,
les fleurs entre nos les bras, et ce serait
si beau que déjà quelques-unes de nos maîtresses des soeurs déjà
en pleuraient [][illis.]presque de joie d’avance de joie d’émotion,
tout en nous faisant pratique le salut
solonnel, ‘‘en nous ployant ployées à partir de
la taille, mais sans jamais abaisser le regard...’’

Image


Ce jour qui aurait dû être un de pur délice
pour maman l’obligea comme jamais
à tirer des plans. Comment s’y
prit-elle - j’aime mieux autant ne pas le savoir -
mais j’eus mes deux dollars pour le photographe.
‘‘Souriez, les jolies ’tites demoiselles, insista
beaucoup l’Arménien, car il y en avait
toujours une de nous qui parlait pour partir à rêver
un peu tristement au moment du déclic.
(Finalement il ne put toutes nous faire sourire
ensemble à cette belle vie qui s’offrait
devant nous)
‘‘a cette belle vie, voyons
donc, les ’tites demoiselles’’, qui s’ouvrait
devant nous. ) J’eus mes souliers blancs.
J’eus ma gerbe de roses les premières fleurs ‘‘achetées’’ de ma vie, et c’est peut-être
à cause d’elles qu’une livraison de chez le
fleuriste chez moi encore aujourd’hui
provoque d’abord en moi un serrement de coeur.


Quant à la robe ! Où donc maman
avait-elle eu la les tête quand elle s’y
mit ? Il est vrai Je crois me rappeler que papa avait
empirait empiré beaucoup vers ce temps-là, sans que je m’en
sois moi-même tellement beaucoup aperçu, alors tourmentée
comme je que je j’ l’ étais d’être la première toujours,
encore même si que cela ne me faisait plus grand
plaisir. De plus en plus, tout reposait sur
les seules épaules de maman.


Du haut de l’estrade, mes fleurs
sur les genous, je me souviens avoir enfin
repéré dans la foule le son visage de
maman attaché au mien, de toutes
ses forces. Le choc que j’éprouvai me
relance encore parfois avec la même

Image


Ainsi, ce jour, qui aurait dû en
être de pur délice pour maman, l’obligea
comme jamais à tirer des plans. Comment
s’y prit-elle - j’aime autant ne pas le
savoir - mais j’eus mes deux dollars
pour le photographe. ‘‘Souriez, les jolies
’tites demoiselles,’’ insista beaucoup
l’Arménien, car il y en avait toujours
une de nous partie à rêver un peu
tristement au moment du déclic. Finalement,
il ne put nous faire sourire toutes
ensemble ‘‘à cette belle vie, voyons
donc, les ’tites demoiselles, qui s’ouvre
devant vous pareille à une matinée
de juin’’. J’eus mes souliers blancs.
J’eus ma gerbe de roses, les premières
fleurs achetées de ma vie, et c’est
peut-être à cause d’elles qu’encore
aujourd’hui une livraison de fleuriste
ma première réaction
à une livraison
de fleuriste est provoque d’abord en
moi un serrement de coeur.


Quant à la robe ! Où donc, maman avait-elle
la tête quand elle me la l’assembla s’y mit ? Je
crois me le rappeler : papa avait
empiré vers ce temps-là, sans que je m’en
fusse moi-même tellement vraiment
aperçu, tourmentée que j’étais d’être la
première pour lui faire plaisir. De plus en
plus donc tout devait reposer sur les seules
épaules de maman.

Image


Du haut de l’estrade je la cherchais longuement
des yeux parmi la foule. Enfin je la trouvai au bout de
mon regard et telle qu’elle que je la vie alors elle
p. 88 89 est demeurée photographiée dans ma mémoire.
Levé et tout aimanté vers moi, le pauvre visage
gris de fatigue _ peut-être n’avait-elle
terminé ma robe que tard la veille _ me
souriait à travers toute cette distance. Et Les
paupières battues, les joues tirées, il brûlait
néanmoins d’une fierté qui me fit
plus de mal que tout ce que j’avais encore vu, jusque là,
tellement il paraissait dur d’en être
arrivé là. Une vague de cruelle
vérité me roula, m’enleva tout bonheur,
m’étrignit d’angoisse puis, se retira, me
laissant à mon âge insouciant, sur l’estrade
glorieuse.


Tout le reste de cette scène me semble aujourd’hui
oublié. Pour le retrouver, il me faut
regarder la photo. Elle exprime assez bien
ce qui en était. Ma robe ne fait pas très mode.
L’ourlet du bas ondule quelque peu. n’est pas cousu tout à fait
droit
L’encolure est un peu gauche aussi,
comme si maman y avait donné un premier
coup de ciseau maladroit qu’il avait été
impossible de reprendre. Pourtant la jeune
fille ne semble pas se douter qu’elle est
mise pauvrement. Ses grands yeux troublés
regardent très loin d au-devant d’elle dans
dont tout cet immense inconnu de
la vie, et la confiance l’emporte au
fond, je pense bien, sur une sorte d’ombre
qui est venue, comme un nuage, de l’avenir,

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assombrir le grand jour de sa vie.


Je peux parler d’elle sans gêne.
Cette enfant que je fus m’est aussi
étrangère que je l’aurais pu être à
ses yeux, si seulement, ce soir-là, à
l’orée, comme on dit, de la vie, elle
avait pu m’apercevoir telle qu’aujourd’hui avec mes rides et mon visage usé.
De la naissance à la mort, de la mort
à la naissance nous ne faisons qu’un
et pourtant
ne cessons, par le souvenir, par
le rêve, d’aller comme l’un vers l’autre,
à notre propre rencontre, alors que croît
entre nous la distance.
p. 89 90 V


J’entrai à l’École normale de Winnipeg
à l’automne de la même année. C’était
une grande bâtisse style caserne ou ses poste
d’incendie prison située, si je me rapplle bien, rue
Logan. Nous avions eu, à Saint-Boniface,
pendant quelque temps, une École normale
disp dispensant les cours en français,
et apte à former un personnel enseignant
qui saurait à son tour serait entraîné
saurait à son tour former des élèves transmettre
l’enseignement en français dans notre langue. Mes soeurs
aînées, Anna et Adèle, l’avaient fréquentées.
Maintenant tout cela était du passé.
De notre école dirigée par des religieuses
de langue française où, malgré tous les
obstacles travers qu’on pouvait nous imposait, opposer
dominait notre langue naturelle, nous

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tombions dans une somb
mettre sur notre route no
disposersemés sur notre route, nous finissions
par avoir en un certain sens le dessus éprouver le s par vivre un peu comme chez nous
voici voici que nous passions dans un
établissement strictement de langue anglaise.
Non pourtant, nous avions un professeur
prétendument de langue française. Elle
vint à quelques reprises nous débiter
de peine et de misère trois ou quatre
petites phrases dans le genre de celles de La Cantatrice
Chauve
, puisées probablement dans le même
petit livre qui inspira alimenta la plaisante inspiration alimenta [][illis.]
sa plaisante mécanique [][illis.] sa plaisante mécanique a Ionesco. Après s’être adressée par
erreur à l’une ou l’autre de notre petit
groupe parlant français et avoir pour
ainsi dire
obtenu une vraie réponse
en vrai français, elle cessa à tout
jamais de nous interroger, et les leçons
continuèrent comme par-devant entre gens qui se parlaient conversaient
conversaient convers à contresens sans rien comprendre jamais à ce qu’ils disaient.


passions Mais nous ne passions pas que
d’une langue à l’autre - nous passions
surtout d’un climat à un autre. De notre
petit monde où les soeurs nous avaient
p. 90 peut-être sup surprotégées, tenues trop souvent (peut-être) à l’abri
91dans bien des cas des choses trop souvent peut-être des dures choses
de la réalité, nous entrions, autant dire,
dans la gueule du loup.


Là, nous laissaient avaient laissées entendre nos
maîtresses les plus nerveuses, notre foi
et notre fidélité à notre passé seraient allaient
être mises à rude épreuve. Tout serait mis en

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oeuvre pour nous ébranler. Nous aurions
donc à faire montre d’une grande
fortitude. Même plus : en plein chez
l’ennemi, nous aurion le devoir par
nos qualités profondes, par notre conduite,
par notre inébranlable volonté, de leur
démontrer la valeur de notre collectivité
rendu hommage à notre collectivité

de faire hommage à notre collectivité.
Et, si possible, de désarmer l’ennemi à
force de vertu
Et a qui plus est, nous aurions courageuse- ment à l’affronter l’adversaire une fois pour toutes de notre mieux possible l’affronter, si l’épreuve se révélait inévitable.


C’est dans ces dispositions disposition un
peu folles que je pris le tram, un beau
matin, pour me rendre, au bout d’un
long trajet coupé d’une correspondance,
à l’ennuyeuse et morne bâtisse, rue
Logan, dont j’ai gardé si peu de
souvenirs, moi à qui elle fit pourtant si peur.
Quelquefois, quand elle n’était ne serait pas trop
‘‘hard-up’’, disait maman – et cela
nous dépeint que, connaissant si peu d’anglais,
elle eut appris ce mot si approprié – elle
devait me donner vingt-cinq cents pour
mon luch pris à la cantine de l’école ;
autrement elle me ferait un sandwich
accom
préparait un sandwich accompagné
parfois d’un bout de fromage et d’une pomme.


Dans ma classe qui comptait environ
soixante-quinze élèves, nous n’étions
que cinq ou six de langue française,
dont deux de la campagne et si
timides que de qu’un regard de la
part d’un de n’importe quel professeur les faisait déjà rentrer

Image


Nous aurions à faire montre d’une de
grande fortitude.
d’une inébranlable
volonté. Plus encore : en plein
chez l’ennemi, nous aurions le devoir,
par nos qualités profondes, notre
conduite exemplaire, notre excellence
en toutes choses, de démontrer témoigner
en faveur de notre collectivité. Et
même, s’il le fallait, si l’épreuve se
révélait inévitable, à l’ affronter

si l’affrontement direct avec l’adversaire
devenait inévitable se révélait
inévitable, il nous faudrait y il fallait faire face courageusement.


C’est dans ces folles dispositions d’esprit
un peu folles que je pris le tram, un beau
matin, pour me rendre, au bout d’un
long trajet, coupé d’une ennuyeuse
correspondance, à la morne bâtisse,
rue Logan, dont je n’ai pour ainsi
dire aujourd’hui aucun souvenir précis, moi à
qui elle fit si peur.


Quelquefois, quand elle ne serait pas trop
‘‘hard-up’’ disait maman - et cela nous
est significatif que, connaissant à peine l’anglais,
elle ait appris ce mot-là - elle me
donnerait vingt-cinq cents pour mon lunch
pris à la cantine de l’école ; autrement, elle
me préparait un sandwich accompagné d’un bout
de fromage et d’une pomme.


Dans ma classe d’environ soixante-quinze élèves,
nous n’étions que cinq ous six de langue française,
dont deux jeunes filles de la campagne, et si timides
qu’un regard de la part de n’importe lequel des professeurs
les faisait déjà rentrer sous terre.

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sous terre. Qu’espérer de pareilles recrues? Je
p. 91 vis dès l’abord que si jamais j’étais contrainte j’engageais
d’engager 92 ici la bataille j’aurais peu de aide soutien
J’avais

à de livrer bataille sur ce champ ici, ce serait
avec une bien petite armée. Car pour
quelques temps l’école m’apparut un champ
? de bataille à venir, et pas autre chose. Jusqu’ici
le mot d’ordre la tactique à employer contre l’advresaire anglais
avait été le tact, la diplomatie, la
stratégie fine. Maintenant je m’ j’imaginai
le temps venu de croiser le fer. la désobéissance polie


L’occasion m’en fut bientôt donner offerte.
Tout Une semaine peut-être ayant après passé de
le jour d la rentrée, le directeur
de l’école, le vieux docteur Mackyn Mackintyre,
que j’allais (tellement aimer par la
suite) s’en vint, en qualité de directeur,
nous souhaiter la bienvenue, et, comme
professeur de psychologie, nous entretenir
déverser débiter à bâtons rompus, pendant une
longue heure, ce qui me parut
d’aimables radotages.


Bien longtemps avant que le mot
épanouissement ne devienne à la mode
et [][illis.] ne sorte de toutes les bouches, lui, en ce
temps lointain, ne parlait déjà déjà que de
cela : ‘‘The opening, the blossoming
of self.’’


Il avait un fort accent écossais,
une belle tête blanche, et avant longtemps, je devais
l’apprendre comprendre sûre que c’était était qu’il était un homme d’une grande
bonté de coeur
doué d’une grande bonté de coeur

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Lancé pour l’heure sur sa marotte
que l’enfant n’était pas fait pour
convenir à l’école, mais que l’école
devait convenir à l’enfant, ‘‘and that
those dear young creatures before everything
else should be happy in school’’, il
pouvait, monologuer pendant des heures.


J’attendais une brèche dans son
discours une b une pause à travers laquelle
m’élancer.


Tout à coup elle se produisit et j
p. 92 je demandai la parole La main levée.


93Agréablement surprise de cet intérêt
au milieu de la somnolence générale, le
vieil homme ajuste ses lunettes et se
prit à consulter la maquette des places
où apparaissaient, chacun dans une case
les noms des élèves.
— – Miss Roy (on prononçait prononcée alors dans
ce milieu alors, Roïe). Vous avez une question
à poser ?


Je me levai. Mes genoux tremblaient
et avaient peine à me soutenir ne pas fléchir. Mais
il n’y avait pas à reculer le serait
maintenant on jamais que je ferais
profession de foi. en public J’y allais
comme au martyre
Ma voix s’éleva
comme dans sous une haute voute
somme
toute faible comme dans
un grand vide sonore d’où elle n’y
revenait de très loin, rendue
étrange et, toute méconnaissable.
— – Je suis bien d’accord, Monsieur,

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— disais-je, que l’éducation d’un enfant
doive d’abord tenir compte de sa personnalité
propre.
– Et bien, fit-il tout sourire, je vois
que vous avez parfaitement suivi le cours.
Avez-vous quelque chose à ajouter ?
– Oui, ceci : j car que je vois entre la
théorie et la pratique pratique une effroyable contradiction.
Prenez le cas, par exemple, d’un petit enfant
de langue française qui arrive, pour
la première fois de sa vie à l’école, et
c’en est une de langue anglaise. De
force, dès la la pr dès l’entrée, on va le
mettre dans le moule à fabriquer des
petits canadiens anglais. Quelle chance
a-t-il jamais d’atteindre l’épanouissement
de sa personnalité ?


Un silence de mort m’entourait.
J’avais touché le sujet maudit. Malheur
à celui par qui le scandal arrive. J’avais
l’impression que toute la classe se détournait
p. 93 de moi. Le docteur Mackintyre m’enveloppait
94d’un regard un peu surpris mais où
il n’y avait ni animosité ni désapprobation.
— – Quite so ! Quite so ! disait-il.


Puis il m’amena à considerer que
le sujet se prêtait mal à une discussion
en pleine classe et finit par m’inviter
à passer à son bureau après quatre
heures ; nous en reparlerions.


Je me rassis, et subissant à
contrecoup le choc de mon audace, je me
vis perdue. Je serais congédiée de l’école,

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donnant raison en fin de compte aux
noirs sombres ressentiments de mon père.

ruinant les espoirs de maman, acculantacculant
mon pauvre père à la pire détresse
Ah
j’avais été bien inspirée de rechercher
le martyre. Dans mon désarroi, je commençais
même à ramasser mes livres, mes
cahiers, en prévision du renvoi certain inévitable.


A quatre heures, je me présentai
au bureau du directeur chez le directeur. Le vieil homme
Le vieil homme aux épaules arrondies,
aux cheveux blancs, me fit un
sourire un peu las, tout en me
désignant le fauteuil qui lui faisait
face de l’autre côté de l’immense bureau
où il travaill table
bureau. où il
travaill

— – Brave girl ! marmonna-t-il,
et dans ma surprise je ne compris pas
tout de suite qu’il parlait de moi.


Puis il me confia avoir connu, jeune
homme en Ecosse, presque les mêmes
injustices sociales et linguistiques que celles
qui accablaient le groupe francophone du
Manitoba. Avoir souvent même prêté à rire
à cause de son dur accent ‘‘burr’’. Il me dit :
— – Language which is the road to
communicate has created more misunderstanding in the world than any
other cause, dit-il, except perhaps
p. 94 faith.


95 Il me fit ensuite remarquer
que puisque notre groupe français
n’était pas nombreux, mieux valait
sans doute ne pas alerter le monstre du

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fanatisme sommeil qui sommeille d’un
côté comme de l’autre. Qu’il ne voyait
qu’un chemin à suivre pour nous : être
excellents ; en toutes choses, toujours, être
meilleurs que les autres.
— – Travaillez votre français. Soyez lui
toujours fidèle. Enseignez-le même, quand
l’heure viendra, autant que vous le
pourrez... sans vous faire prendre.
Mais n’oubliez pas que vous devez
être excellente en anglais aussi. Les
minorités ont ceci de tragiques ; elles
doivent être supérieures... ou disparaître...
Voyez-vous vous-même, chère enfant,
me demanda-t-il, une autre ouverture issue
à votre sort ?


Je fis signe que non.


Adroitement, il se prit à me questionner
sur ma famille, l’emploi qu’avait tenu
mon père, mes études chez les religieuses,
jusqu’à nos moyens de subsistance, je pense
bien, car il semblait parvenir mieux
que moi-même peut-être à mettre
ensemble ma pauvre histoire.
— – Poor girl ! disait-il maintenant.
Poor young girl !


Il me serra la main très fort.
comm j’allais prendre congé Comme j’étais
déjà dans le passage, il me rappela, la
voix surélevée :
— – Never give up !


Je partis, toute songeuse. Je
n’avais pas été sans m’apercevoir que les

Image


extrémistes de notre côté nous eta
poussant à l’enseignement exclusif
du français et au refus d’apprendre
l’anglais, nous entraî acculaient inevitab
à un isolement tragique ou, tôt ou
tard, à nous expatrier de nouveau.
Chaque jour, s’il nous arrivait venait
encore quelques des recrues du Québec,
il nous arrivait de voir partir des nos jeunes
de chez nous pour gagner la province-mère.
Moi-même en rêvait. Il me sembla
donc que le vieux docteur Mackintyre
m’avait parlé un langage d’amitié qui
correspondait d’ailleurs à ce que
nous avaient toujours conseillé nos
maîtresses parmi les plus intelligentes.


Dès lors je ne cherchai plus
à provoquer nos professeurs, à l’école,
encore que certain qu’un ou deux d’eux
m’en en particulier m’en donna fort
la tentation surtout lorsque, dans ces
cours d’histoire, tout en me fixant des
yeux, il n’arrêtait pas d’énumérer les
n’arrêtait pas de dénoncer
allait chercher dans le pavé les papes
crapuleux, guerriers, menteurs, fornicateurs,
empoisonneurs brigands, incestueux, depuis le jour
où dans mon innocente, forte des
enseignements puisés chez les des soeurs j’avais
soutenu que les papestousavaient été
bons
ne pouvaient pas avoir été
méchants.

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extrémistes de notre côté, poussant à l’enseignement
exclusif du français et au refus d’apprendre
l’anglais, nous acculaient à un isolement
tragique ou, tôt ou tard, à nous expatrier
de nouveau. Chaque jour S’il nous venait
encore des recrues du Québec, bien plus
souvent c’étaient nos jeunes, élevés à la
p. 95 française, qui partaient pour gagnaient la province-mère,
96moi-même en rêvais. Il me sembla
donc que le vieux docteur Mackintyre m’avait
fait entendre parlé le langage de l’amitié qui correspondait
d’ailleurs au conseil que nous avait
donné nos maîtresses parmi les plus
perspicaces.


Dès lors je ne cherchai plus à provoquer
nos professeurs, encore que l’un deux, on
eût dit, cherchât à m’y pousser. Les Ces
cours d’histoire semblaient dirigés contre
moi depuis le jour malheureux où porte
des enseignements puisés chez les soeurs,
j’avais maintenant maintenu les mauv
qu’il ne pouvait y avoir eu de mauvais papes.
papes Depuis lors, il m’en sortait
à chaque occasion, les schismatiques,
les empoisonneurs, les belliqueux,
les fornicateurs, les incestueux. Pas
du tout papiste, j’aurais pu le devenir
sous la provocation de cet anti-papiste
forcené. Mais je rentrai mon indignation.
J’étais déterminée à prendre ce qu’il y avait
ici à prendre et à laisser de côté le reste.
J’avais découvert avec tristesse que je pourrais
être aimée _ et même jugée charmante et adorable

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par le monde Anglophone - en autant que
je resterais à ma place, qui était la
seconde, et m’ en montrerait contente marquerait du contentement.
Je ne m’occupai donc plus que d’obtenir
de bonnes notes. Et, quand c’était possible,
de me montrer ravi rieuse, gaie, ‘‘vivacious’’
comme ils pensaient devoir
être les Frenchies que tout le monde
aimait bien quand ils étaient
que
devaient être les Frenchies, les aimant
bien ainsi. Le chemin difficile et
solitaire que j’avais aperçu dès mon enfance
serait bien le mien, il n’y avait pas à
y échapper.


Mon père, de jour en jour, déclianaitperdait des
forces
. Mais il avait si lontemps
paru vieux et malade
[][illis.] cela durait depuis
si longtemps
que je ne voyais
pas encore très bien à quel point son état maintenant se
maintenant très vite déteriorait maintenant très vite. Son visage creusé à l’extrême,
ses yeux profondément enfoncés, au
regard qui n’était plus que douleur,
me suivaient durant le pourtant tout au long des trajet en tram ou
j’aurais
où je tentais parfois d’ouvrir mes
livres et pour revoir mes leçons ; il me hantait
encore, parvenue à l’école, à travers les cours.
et finissait par disparaître et il me fallait
toute la ma volonté du monde pour parvenir à
fixer mon esprit sur les matières qui alors
me paraissaient importantes et pressantes.
Je travaillais alors surtout beaucoup mon accent
anglais, ayant fait rire la classe à quelquefois
quelques reprises par
à quelques reprises
fait rire la classe à
mes dépens. Enfin Peu à peu s’estompait

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La Détresse et l’enchantement.
1: ‘‘Le Bal chez le Gouverneur’’
Cahier manuscript no 3 avec corrections
de la main de l’auteur. (1re version)
non paginé
3

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mon angoisse au sujet de mon père
J’en venais à oub perdre de vue l’image de mon
père souffrant dans mon ambition mue par et à me
donner entièrement au travail. Ainsi en
a-t-il été trop souvent dans ma vie.
Dans ma hâte d’apporter aux miens de un
secours, un soulagement ou un motif
de fuite, je n’ai pas assez pris garde qu’eux
n’allaient pas pouvoir m’ attendre.


Au cours du deuxième semestre, les aspirantes
institutrices étaient expédiées
nous étions
expédiées ça et là dans les écoles de la Commission
scolaire de Winnipeg pour y prendre, chacune
de nous, charge d’une classe sous l’oeil de
la maîtresse de en titre qui jugerait de notre aptitude
à l’enseignement et à maintenir la discipline.
Les notes qu’elles nous décerneraient comptaient
pour beaucoup dans l’ensemble octroyé en
fin d’année. La plupart d’entre nous craignions
fort cette épreuve qui pouvait être désastreuse
si nous tombions sur une coriac e. C’est ce
qui m’arriva.


A peine en arrivanten effet, avais-je ouvert la
bouche pour me présenter qu’elle me demanda
de quelle nationalité j’étais, à cause, dit-elle,
de mon accent si particulier ; et ensuite, de
lui épeler mon nom
ensuite, de lui
épeler mon nom et elle émit comme comm
ech
qui lui tira le commentaire suivant :
— ‘‘French, eh !’’

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Puis, sans plus, elle me dit de continuer
la leçon, en cours là où elle l’avait laissé,
qui avait trait à je ne sais plus quel
sujet, peut-être la géographie. Tout ce que
j’ai retenu de cette classe c’est un sentiment
d’horreur. Les élèves assez âgés, de de douze
à quatorze ans, eurent vite saisi que j’étais
timide et effrayée. Ils étaient d’un quartier
réputé dur
étaient d’un quartier réputé
dur. Ils étaient assez âgés, de douze à quatorze
ans, des garçons en majorité moitié garçons et filles. Ils eurent
vite saisi que j’étais timide et effrayée et
se déchaînèrent. Jamais dans une salle de
classe je n’ai vu pareil chahut. Ils claquaient
à la volée la tablette de leur pupitre, en frippaient
bourdonnaient les bords de leur règle, bourdonnaient
à l’unisson, ou sifflaient. La maîtresse
ne tentait rien pour me venir en aide.
Un peu à l’écart, un indifférent les bras
croisés, un soupçon de dur sourire sur
les lèvres, elle semblait prendre plaisir à me voir m’enfoncer irrémédiablement assister avec un
certain intérêt à au spectacle d’un navire qui
coule.
Au-delà de mon désespoir immédiat
s’en dressait un autre encore plus écrasant.
Car si c’est c’était cela être institutrice, me disais-je,
jamais je n’y arriverai, j’en serai toujours
incapable. Je voyais se fermer devant moi
la seule voie pour laquelle j’avais été
préparée. En vérité, tout m’échappait :
la classe qui se moquait de moi,
mon avenir qui se dérobait, ma
confiance en moi-même mes aptitudes, enfin même l’espoir
de passer mes examens de fin d’année.

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Pour achever de m’abattre, je ne sans cesse me revenait
sans cesse l’image de mon père dont l’état
avait subitement empiré. Atteint d’hydrophysie,
il avait dû être hospitalisé pendant quelques jours.
On lui avait proposé l’opération qu’il avait
refusée ser vu son grand âge. Après des traitements qui
n’étaient que de soulagement mettre à le soulager, on lui avait
pro permis de tentrer à la maison. Il en
avait eu l’air si heureux que, pour ma part, je
l’avais cru presque rétabli
dans l’inconscience
de mon âge, je l’avais cru rétabli. Ce mieux
avait duré quelques jours, puis, l’avant-veille,
mon père il avait cessér d’arpenter le couloir en
bas et était venu, vers l’aube au pied de l’escalier,
appeler maman au secours. Elle était
descendue, avait aussitôt fait descendre
un petit lit de l’étage pour l’in installer
mon père dans une pièce non loin de
la cuisine
à portée des soins immédiats
qu’elle pourrait lui donner à travers ses occupations.
Il avait été si longtemps résisté si longtemps
debout à la maladie que je ne pouvais
me l’imaginer mourant dès qu’enfin qu’il eut
pris le lit.
De le voir prendre enfin
le lit, lui qui avait résisté si longtemps debout
à la maladie, m’avait fortement impressionnée,
mais je ne pourr pouvais croire que ce
ne serait pour des mois tout au moins. C mati
Ce matin, avant de quitter la maison, j’avais
été le regarder dormir, sous l’effet encore
du stupéfiant administré la veille, tard.
J’avais été frappée par l’altération de son
visage et avait demandé à maman

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si je ne ferais pas mieux de rester à la maison
aujourd’hui. Elle, sachant quelle dure
journée m’attendait, et qui, remise à
plus tard, elle n’en serait que m’énerverait
m’userait les nerfs dans l’attente encore plus les nerfs, avait pris
sur elle de me rassurer tout en cherchant
peut-être plus longtemps
davantage les nerfs avait
pris sur elle de me rassurer, croy ne
croyant peut-être pas elle-même mon
père si proche de sa fin.
— – Va et fais de ton mieux, m’avait-elle
dit. Cette journée derrière toi, tu seras
soulagée et plus en état de me seconder.


Ces images, ces paroles de douleur,
hantaient dans mon esprit cependant que,
face à cette troupe d’enfants rebelles,
je tentai un de une fois encore de
capter leur attention, mais bien
inutilement : ma voix, affaiblie par la
crainte, l’émotion, ne leur parvenait
même pas. Je me demande si les mots
que j’essayais de former franchissaient
seulement mes lèvres. Peut-être car il
me semble me rappeler avoir entendu un
garçon rire de moi tout fort en se moquant de moi.


Or, au moment où, n’en pouvant plus,
j’allais peut-être rendre les armes, tout
abandonner, m’enfuir la porte à la
course
s’ouvrit la porte fut entrouverte. Le
directeur de l’école, sans entrer du seuil, fis adressa
un signe à l’institutrice qui alla le rejoindre.
sur le seuil Elle revint, le visage tout
changé. Elle me considérait avec une

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expression où, je crus voir avec dans l’ étonnement, et
puis la frayeur, je crus voir monter de la sympathie pour moi.
Elle se pencha et me murmura à l’oreille.
– Partez. Allez vite. On vient de
téléphoner que votre père... est... très mal...


Je pris le tramway. Ce devait être par
pur réflexe d’économie, car je crois
me rappeler que le directeur – ou meme
peut-être la maîtresse de classe maîtresse dragon
m’avait offert de me prêter de l’arg le prix de la course en taxi que
j’avais décliné
de me payer l’argent de la course
en taxi.


Je revenais donc lentement, les arrêts
à presque chaque coin de rue me mettant
hors de moi. Je fus à deux ou trois reprises tentée
prête de descendre pour continuer à pied,
tellement il me paraissait que
j’arriverais plus vite ainsi.


A la correspondance pour Saint-Boniface,
peu avant le R pont Provencher, j’aperçus
mon [illis.] neveu Fernand, le fils ainé de
ma soeur Anna, qui ne employé de bureau
tout juste devenu commis de bureau, monter
dans le tram où je me trouvais – ou
est-ce c’est moi qui montai dans le sien. A travers
la foule, nos regards s’accrochèrent. Nous
avions aussitôt compris avions avons compris que nous
étions rappelés à la maison pour la même
raison. Nous frayant un chemin Nous
nous sommes frayés un chemin , l’un vers
l’autre
pour nous asseoir retrouver ensemble. Je Un
sentiment de gêne nous avait tenus quelque
peu éloignés l’un de l’autre à cause du

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peu de différence d’âge entre nous, trois mois
seulement, ce qui nous attirait des taquineries.
N’aimant pas lui se faire appeler neveu et, ni [][illis.] ni moi se faire
moi, tante. appeler neveu et tante Mais voici que,
tous deux, sans nous adresser la parole,
sans même nous regarder, nous avons
joint nos petits doigts entre nous sur
la banquette et ainsi avons continué
le trajet sans délacer dénouer nos doigts.


La pièce attenante au salon et à
la
et à la salle à manger, où agonisait
mon père était celle qui lui avait naguère
servie de bureau et que l’on appelait toujours
toujours – et l’office. dans le sens anglais
de bureau
Qui lui avait donné ce nom
l’avait désigné ainsi par le mot anglais de [illis.] nom mon père
lui-même peut-être habitué à parler en ces termes ainsi
de son bureau du Centre d’Immigration à
Winnipeg où évidemment, l’anglais était
la langue de travail ; ou maman, par une
sorte de respect pour naïf pour le genre d’activité
le
le genre de travail, lettres, plans, rapports
au gouvernement auquel s’y livrait mon
père, plus jeune, des soirées entières. à la d l

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peu de différence d’âge entre nous, trois mois
seulement, ce qui nous attirait des taquineries.
lui n Il n’aimait pas lui se faire appeler
neveu, ni pas plus que moi, tante. Mais [][illis.] que
sans nous adresser la parole, sans même
nous regarder, nous avons joint nos petits
doigts entre nous, sur la banquette et
avons continué ainsi le trajet sans les dénouer.
nos doigts


La pièce, attenante au salon et à la
salle à manger, où agonisait mon père,
était celle qui lui avait naguère
servit de bureau et que l’on continuait
à appeler l’office. Qui l’avait d’abord ainsi désignée,
par ce mot, anglais mon père lui-même
peut-être habitué pour tout ce
qui avait trait à son travail de bureau
à Winnipeg et qui se prolongeait à la
maison, à faire appel à l’Anglais, la seule
langue de travail qui lui était permise ; ; ou maman, par
une sorte de naïf respect envers le genre
d’activité auquel s’y se livrait mon père, si
loin des occupations de la domestiques. Qui
Personne évidemment ne saurait
maintenant me le dire aujourd’hui que
je songe enfin à m’en étonner.

Qui donc pourrait me le dire, aujourd’hui que je quand que
je songe enfin à m’en étonner ! Jadis meublée
de son gros pupitre à cylindre et de son
coffre-fort, et tapissé des cartes murales
très détaillées de la Saskatchewan et de
l’Alberta et d’autres de carte des ‘‘townships’’ où

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figuraientpar desen points encerclés marquaient ses colonies
par lui fondées mon père avait travaillé
ici de longues heures souvent, le soir, jusque
tard dans la nuit, à rédiger ses rapports au gouvernement ou
ses demandes du sa liste d’approvisionnements de toute
sorte que nécessiterait le prochain
convoi de colons Il a qui se mettrait en route,
sous sa garde, vers les terres neuves.
Sans doute maman y avait-elle installé
mon père par commodité, mais pour le
soigner sans avoir à monter sans cesse
l’escalier, mais peut-être aussi avait-elle
pensé qu’il était convenable que sa
vie s’achevât dans cette pièce où il
avait connu ses heures les plus
espérantes.


Quand nous sommes entrés, Fernand
et moi, nous tenant toujours par le petit
doigt, la maison était pleine de gens.
J’aurais été en peine de dire qui était là.
Je n’avais d’yeux que pour la tête sur
l’oreiller. Jamais je n’avais vu sur
un visage humain l’aveu un tel un tel aveu d’une si
aussi irréfutable
de la douleur. Non pas de les douleur physique ; de celle-là
du moins mon père était délivré, sous
l’effet d’un calmant puissant, qui atteignait
aussi sans doute les régions pensantes
de l’être, car il paraissait inconscient,
quoique, de temps en temps, il poussât poussant encore
un
faible gémissement plutôt comme sous au de souvenir
de la d’une souffrance ressentie plutôt que
sous l’effet qui sans l’effet

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encore un faible gémissement, encore, mais plutôt
comme au souvenir d’une souffrance on
aurait dit que sous son effet actuel. Ce que ses
traits, toute défense tombée, racontaient,
c’était l’incroyable somme totale
de douleurs qu’une vie à elle seule
peut avoir assumée. J’étais fascinée
par ce visage à découvert, me laissant
entendre pour la première fois de ma
vie, le long cru silencieux de l’âme.
Ainsi donc était la vie, me disais-je,
cette effroyable torture que le visage à
la fin ne peut plus masquer. Et je pense
que c’est cela, même cette terrible, inhumaine
franchise qui, finalement, rendait grande
à mes yeux la mort auguste et belleen dépit debout
à mes yeux.


Un petit chat dont mon père
s’était fait aimer à la folie remontait
sans cesse sur l’oreiller, malgré les
efforts de maman pour le chasser, et,
penché de très près sur le visage du
mourant, il le scrutait avec une
attention que rien ne pouvait distraire avide.
ou décourager et comme sans bornes.
Maman, ayant dû s’absenter une
minute, le ptit chat tigré, peut-être
en souvenir des caresses que lui avait
prodiguées mon père, avanca la langue et
se prit à lécher doucement les fins
cheveux blancs au bord des tempes. Je le laissai faire. Il me semblait que notre petit Méphisto accomplissait à notre

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glace un geste de tendresse dont
témoignant à notre place d’une
douce familiarité dont l’approche
de la mort nous avait rendues incapables,
que lui seul, dans son innocence, m'a fait
par quelque peu déjà [][illis.]
traitait
encore mon père en ami et ne l’avait
pas, comme nous tous déjà quelque peu
abandonné.


Non loin du lit, des voisins,
agenouillés priaient à voix haute. Je
voyais le petit chat fidèle essaye
allonger une patte douce sur le front de
mon père, essayant peut-être à a
manière de ramener ce mourant à
s’occuper de lui, et j’entendais des
voix tendres qui en appelaient à Dieu
pour accueillir l’âme de mon père. Alors
maman revint et, scandalisée de voir
Méphisto prendre occuper une telle place dans une
scène si aussi tragique, elle le prit dans ses
bras et alla l’enfermer quelque part.
Au milieu des de nos des prières nous avons entendu longtemps
entendu
longtemps ses miaulements comme presque désespérés.


Je finis par me mettre à genoux
avec les autres, non pas tellement pour
prier, je pense, que pour être plus près
de cette fin de vie qui m'accaparait
me
me passionnait l’âme avec attention si profondément.
C’était la première mort à laquelle
j’assistais, et, je crois bien q que, comme
pour tous, ce qu’elle éveillait en moi,
c’était d’abord une ardente, terrible,

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infinie, si terrible curiosité qu’elle me distrayait
pour l’instant jusque du chagrin. En
pleine insignifiante bataille de ce qu’on
appelle vivre : passer ses examens, jou travailler
préparer son avenir, j’étais prise par la nuque
et projetée livrée au mystère entier de
l’existence, qui n’en dit disait pas plus long
aujourd'hui qu’à la première mort qui
surprit les hommes.


A travers ces pensées poignantes,
il m’en venait de toutes usuelles, presque
banales. Plus près du visage de mon
père, je remarquai encore une fois qu’il
ressemblait à Tolstoi dont que j’avais vu en une
image vers la
photographie alors qu’il atteignait la
fin de sa vie : même haut front dégarni,
mêmes mes joues creusées, mêmes yeux profondé-
ment enfoncés dans leurs orbites – et
avant ce dernier mois ces derniers jours,
chez mon père aussi ce regard perçant qui
semblait aller plus loin dans l’âme qu’aucun r
egard que j’ai connu. Je me rappelai plu
aussi à rapprocher aussi naïvement leur
grand amour à tous deux pour les Doukhob ors,
a l’établissement desquels, en terre canadienne,
Tolstoi avait versé les droits d’auteur
d’un de ses grands romans, mon père, lui,
les ayant en dépit de leurs frasques, ayant
toujours pris la défense de ces illuminés dont
il avait établi un bon nombre sur les
terres vierges et avait pris le plus grand soin
s’était occupé longtemps
il s’était longtemps occupé après les avoir menés vers les terres vierges.
Et aussi Je pensai qu’ils portaient aussi tous deux

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le même prénom: Léon.


Soudain l’agonie de mon père
se précipita. Il se prit à pousser des
râles profonds. Sa poitrine se creusait.
Sa bouche ouverte cherchait l’air. Les
yeux, d’épuisement, s’étaient fermés. Enfin
un peu d’air ainsi arrivait à ses poumons
et il y avait un moment de sursis répit. Puis
le pauvre corps inanimé reprenait sa
lutte effroyable en un râle de plus encore
en
plus bruyant encore. Chacun par l’effort
qu’il exigeait du mourant semblait devoir
être le dernier. et je pense que je [][illis.]
et vers Il me fit penser beaux et moins
à un homme qui lutte pour vivre qu’à
un être cherchant de ses dernières forces
instinctives à s’accrocher à la vie. A la
fin il eut un geste comme pour écarter l’aide
qu’on aurait pu vouloir lui porter

Mon père Il faisait penser à un être luttant de ses
dernières forces instinctives non plus pour
vivre, mais pour s’arracher à la vie,
à quelques malentendu atroce. A la fin il
eut un geste comme pour repousser toute
aide qui pourrait se tendre vers lui. Ses
yeux se rouvrirent. Il nous regarda
sans plus nous revoir, je pense bien.
Un dernier soupir moins profond, venu
de moins loin, aboutit à ses lèvres comme
vient s’éteindre une dernière petite vague épuisée à la
fin d
dans le sable. Sa tête s’inclina.
Il n’y eut plus de bruit, plus de lutte, plus
rien. Le silence enfin. Alors maman s’avança

Image


le même prémom: Léon.


Soudain l’agonie de mon père se
précipita. Il se prit à pousser des râles
profonds. Sa poitrine se creusait profondément.
La bouche grande ouverte cherchait l’air.
Les yeux, cependant, d’épuisement, s’étaient
fermés. Pendant quelques instants le
corps reposait inerte, puis reprenait sa
lutte effroyable en un râle plus long
encore. Il faisait penser à un être qui
de toutes ses forces dernières aurait aurait
cherchait cherché désespérément à s’arracher à la
vie, et la vie vue à travers ces efforts
désespérés pour s’en libérer, me parut avoir
été pour mon père dut être à mon père
infiniment cruelle. A la fin, il eut un
geste las des bras comme pour tout repousser.
Il ouvrit les yeux, ne nous voyant, personne,
autour de lui, je pense yeux bien. Ses yeux
voilés semblèrent suivre à travers la pièce
une lueur à travers la pièce. Un soupir
moins profond, venu de moins loin,
aboutit à ses lèvres comme vient s’éteindre
une dernière petite vague épuisée sur le sable.
Sa tête s’inclina. Il n’y eut plus ni bruit,
ni lutte. Le silence enfin ! Alors maman
s’avança. Elle considéra le visage de son
vieux compagnon de vie avec une étrange fureur
que je le lui avais jamais vue et qui
découvrait [][illis.] mort au-delà de ce que nous
connaissions tous de sa vie. Doucement elle
abaissa ses paupier paupières entrouvertes. Alors
dans le au milieu du recueillement, jaillit une

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haute plainte dont je ne sus pas d’abord
qu’elle venait de moi. Maman, étonnée
par mon cri, laissa tout pour accourir
me consoler. Elle se mit à genoux à côté
de moi, m’entoura les épaules d’un
bras et m’entraîna dans un doux
bercement du corps comme pour engourdir
notre peine. Je ne comprenais pas encore
moi-même la violence de mon chagrin.
Je n’avais pas cru aimer si profondément
mon père. A mon tour, la mort m’apprenait
à voir, et je n'en pouvais de ce
qu’elle m’apprenait d’essentiel et en si
peu de temps. Suffisait-il donc pour
qu’un homme meure pour qu’aussitôt sa vie prit prenne
un relief insoupçonné il y a à peine un
instant ? Et que soi-même, par rapport
à cette vie terminée, on soit mis à nu,
exposé à jamais. Je découvrais dans
l’instant mille occasions perdues de moigner
à mon père cette affection que je sentais
maintenant sourdre de moi comme un torrent
longtemps gardé longtemps captif. Encore la semaine dernière,
lorsqu’il était à l’hôpital, il avait demandé
à maman pourquoi je ne venais pas lui
faire une petite visite. Elle, pour m’excuser,
avait expliqué que je me faisais beaucoup
de souci au sujet de ce cours à donner
dans une école de la ville, que je me m’y préparais
soir après soir, en élaborant toutes sortes
au hasard, toutes sortes de tactiques, ne
sachant trop ce qu’on allait exiger de moi ;
que d’ailleurs il serait bientôt de retour à la

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maison. Il y avait du vrai dans tout cela,
mais il était trop vrai aussi que j’avais
été quelque peu empêchée de venir par la
gêne de savoir comment me comporter, seule
avec mon père malade, que lui dire. Nous
n’avions jamais appris à nous parler, chacun
espérant de l’autre qu’il commencerait ouvrirait
la voix voie. Maintenant seulement je savais
qu’il avait été un homme avide
d’affection, la désirant au point de ne
pas la solliciter par pour peur de se la voir
refusée. Et je le savais parce que telle et je le savais car telle j’avais
j’étais aussi été. La vérité navrante était
que nous avions vécu dans la peur de
nous voir

refuser, que son air sévère venait de cette peur. Et je le savais car telle je me decouvrais
moi-même avoir été. La vérité était que
nous avions vécu dans l’appréhension
de voir notre pauvre amour tremblant, si
pareil l’un à l’autre, incompris.


Je me mis à pleurer à gros sanglots,
si grande était ma détresse devant tout
ce malentendu que me paraissait être la
vie. Maman, pensant peut-être que
je souffrais de ne m’être pas sentie
aimée de mon père, se prit à me fournir
des preuves du contraire. Toujours à genoux
à côté de moi, m’entraînant dans ce si triste
balancement du torse, elle me chuchotait
que l’avant-veille, alors qu’il avait commencé
à tant souffrir, il lui avait dit de se
reposer sur moi, qu’au fond j’étais une
enfant courageuse et travailleuse ; qu’un jour,

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il y avait de cela deux ou trois semaines, alors
que, en dépit d’un peu de fièvre, j’étais
partie comme d’habitude à l’école il
en avait été bouleversé, se me plaignant : — ‘‘Elle
aura la vie dure, je le crains, pauvre
enfant à qui j’ai légué une santé trop
délicate. ’’
Maman continuait ainsi
sans se douter qu’elle me perçait
davantage le coeur.


Car la peine que j’éprouvais me
paraissait


Car la peine que j’éprouvais
provenait surtout de ce que je n’apercevais
nulle part de réparation possible. Telle que
la mort nous séparait me nous mon père et moi,
nous resterions l’un pour l’autre
de mon père
nous séparait je resterais envers mon père lui. Il
n’y aurait jamais rien à ajouter, à
retrancher. Ce que je n’avais pas dit ne
serait
à corriger, à effacer.


Et j’aurais tellement voulu ajouter
au moins une visite à l’hôpital. ‘‘Une
petite visite’’, me disais-je en supplication,
comme s’il était encore possible qu’elle
eût eu lieu, comme si je pouvais en
faire surgir le miracle de l’occasion manquée.


Ou bien je reprochais à mon père
mort de ne pas m’avoir attendue, de ne pas m’avoir accordée
un peu de temps encore pour lui arriver
avec mon brevet d’institutrice. Et je
rêvais en pleurant de ce bonheur que
nous aurions de mon diplôme pu avoir du diplôme obtenu.


A la fin, je ne trouvai, pour nous

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nous apaiser
reunir vraiment mon père et moi, que le
souvenir de la brouette dans laquelle il
m’avait promenée

m’apaiser, que le souvenir de cette promenade
en brouette, alors que j’étais une toute
petite enfant, et que mon père

m’apaiser, que le souvenir de cette
promenade en brouette, mon vieux père
tenant haut les brancards et, moi, du
fond de la caisse, levant vers lui
un visage qui, je crois bien, devait lui
sourire.


Mon père fut exposé, à la maison, dans
un cercueil ouvert comme c’était alors la
coutume. Il y avait eu deux des nôtres déjà ainsi ainsi, auparavant,
exposés dans notre maison de la rue
Deschambault : ma chère grand-mère
Landry qui était venue mourir chez nous
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, alors
que j’en avais moi-même huit, et dont je
me souvenais bien, puis la petite Marie-Agnès,
ma morte des suites de brûlures à l’âge
de quatre ans, alors que quand j’étais bébé. C’était
donc une maison qui connaissait les
apprêts simples et majestueux dont on
en
à la fois majestueux et familiers
dont on entourait alors la mort.

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Maman avait dépouillé le salon de tout
je crois bien de ces je crois bien ce qui
pouvait être enlevé, et le reste, le piano
seul, je crois bien, avait été drapé de
noir, ainsi que la grande fenêtre donnant
sur la rue. Au centre, reposait le cercueil
entouré de cierges dont la flamme
vacillante ne cessait de jouer sur le
visage im comme de pierre, lui prêtant
à certains moments d’étranges expressions
de fugitives expressions de vie. Mon père
avait grand air dans son meilleur costume
bleu marine, qu’il avait si peu porté dans les
dernières années qu’il paraissait tout
neuf, quoique devenu un pe peu ample flottant
aux autour des épaules amemuisées. Un col dur à pointes
tournées, quoique bien que ce ne fût plus la mode,
maintenait son cou bien droit et l’apparentait
à une image que j’avais gardée de lui, alors
que j’étais toute petite et que je l’avais vu
prêt s’habiller pour quelque soirée – rare
événement dans notre vie – et portant
un col semblable. Ou était-ce que je confondais
un vague souvenir et le récit
Ou est-ce
que je ne confondais cette pas ce que je croyais être
un souvenir et le récit que maman nous
avait
dix fois nous avait fait
de l’invitation à un bal chez le lieutenant –
gouverneur adressée à elle et à mon
père, et de l’extraordinaire aventure
à laquelle elle avait donnée lieu.
Eh oui, ces deux-là, il n’y avait pas
si longtemps, vingt ans peut-être, alors

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Ces deux-là, alors
que mon pèreque mon père accusait déjà beaucoup
de fatigue, avaient tout de même et et que
maman avait eu presque tous ses enfants
avaient retrouvé assez de jeunesse
pour se parer et s’en aller un soir à un bal –
le seul l’unique bal de leurs vies. J’aimais cette
histoire que maman racontait toujours
en riant d’elle-même alors que
comme si elle portait à rire alors que pour ma part
je la trouvais moi, très triste au fond
profondément triste.


Eh oui, il devait y avoir une vingtaine d’années,
peut-être un peu plus peut-être, mon
père, un homme alors déjà âgé, maman jeune
encore mais ayant mis au monde presque
tous ses enfants, la petite avaient, pour
la première et unique fois de leur vie,
reçus une invitation à un bal. J’aimais
cette histoire que maman racontait
toujours comme si elle eut été drôle, portant
à rire, alors qu’elle m’avait paru qu’à
moi elle av qu’elle m’avait toujours
qu’à moi elle avait toujours
paru triste. Qu’est-ce qui me la remettait
en mémoire dans ces instants, à l’heure
des repas ou trop tôt pour que ou très tôt,
avant le flot des visiteurs, j’avais à
moi seule
ayant à moi seule mon père
mort, je restais immobile auprès du
cercueil à le contempler. longuement C’est-
à-dire seul avec le petit chat tigré. Car
très fin cette ce pe il avait appris à
prendre avantage lui aussi, pour ses visites

Image


ou mort à son maître mort, des
moments où maman était trop occupée
ailleurs pour le chasser pour le voir passer et où il
n’y avait personne dans le salon que
moi qui ne l’aurait jamais empêché
chassé, il le savait bien. Il sautait sur
le bord du cerceuil, et, s’y tenant comme
accroupi, les quatre pattes rapprochés et serrés
sur le bois, l’étroite bande de bois le bois, il ne
bougeait plus, ses grands yeux à demi
phosphorescents phosphorents à la lueur des cierges fixés sur
le visage de mon père. Il ne le touchait plus, il
ne faisait que le regarder intensément.avec une intensité
étrange
Lui d’un côté, moi de l’autre,
je pense bien que nous étions également
absorbés devions être absorbés, peut-être
également, par le spectacle de la mort

étions comme également absorbés par
le spectacle de la mort.


Mais qu’est-ce qui m’avait fait penser au
bal ? de naguère ? Peut-être cette grande
photographie dans son cadre doré de mon
père, jeune, que maman avait fait
suspendre au mur du salon. Elle devait
dater de l’époque où ils se re s’étaient
rencontrés, sans doute, mon père peut-être
même de plus tôt, car mon père paraissait
tout justeà peineavoir avoir atteint la trentaine. Tel
quel il représentait un parfait
étranger pour moi, un beau jeune
homme aux cheveux ondulés, aux yeux
légèrement souriants, dont la physionomie
franche, ouverte, était empreinte d’un

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grand désir d’idéal. Il s’agissait
apparemment d’un être qui connaissait
la gaieté, l’espoir, la confiance et, jusqu’à
un certain point, l’ambition, toutes les forces
vives de l’âme. On m’aurait bien étonnée
si on m’avait dit que pat le visage les
yeux surtout, je ressemblais étonnamment
au beau jeune homme étranger dans
son lourd cadre encadrement posé à la
doré à la feuille. Mais, lui faisant sur le même mur
pendant sur le même mur maman avait fait suspendre deux
autres portraits, celui de mon grand-père
Charles Roy et de sa femme, Marcelline au
douloureux visage. Les deux portraits
chaque fois que je les avais regardés et m’avait
plongée dans l’angoisse et j’en voulais
à maman de les avoir remis à
lhonneur. dans le salon


Nous n’avions jamais connu ces
deux êtres que par leur portrait terrible elles et
quelques confidences échappées à mon père.
J’av Je ressentais à leur endroit une un
tel éloignement que je refusais de me
reconnaître le moindrement même un peu en eux. Je m’imaginais
issue des Landry seulement, cette race
d’êtres plus légère, rieuse, rêveuse, comme
un peu aérienne, aimante, et tendre et passionnée.


Mais voici que, levant les yeux
sur ma grand-mère, inconnue, je fus
tout à coup saisie jusqu’au fond de
l’âme par l’expression le pauvre visage
aux lèvres serrées comme sur une
peine trop grande pour les mots, et qu’elle

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jamais avouée que dans le silence ailleurs
ailleurs peut-être que dans le silence de cette
photographie. Son mari, à côté de
Marcelline, mon grand-père, Charles Roy,
montrait un visage d’une intransigeance,
d’une sévérité implacables. Pourtant,
si durs qu’ils fussent, les yeux semblaient
laisser sourdre comme une tristesse lointaine de
n’avoir jamais su ni inspiré ni éprouvé l’amour. ni connu ni éprouvé ou
reçu de
[][illis.] l’amour, de ne ne l’avoir jamais inspiré
à personne.
qui que ce soit Il était comme pareil à un justicier, [][illis.]
jamais
seul au monde. Le peu que je savais
de lui, échappé à mon père en ces moments
de détresse, était qu’il se montrait ennemi
de tout ce qui était joyeux, expansif,
et par-dessus tant des livres qu’il
considérait détenir oeuvres de Salom
destiné destinés à répandre le mal

comme la chose du monde la plus
maléfique. Un jour, il s’était passé
une scène bien étrange entre moi et
mon père et moi. Je lisais, réfugiée en quelque
coin de la maison, l’air heureuse, je
suppose, comme toujours lorsque emportée par
la magie d’une histoire bien racontée
ou la simple ivresse de se reconnaître
dans des mots à travers des mots plus
habiles que les siens. Mon père s’était
arrêté devant moi. Il m’avait demandé
d’une voix un peu sourde, chargée de mélancolie : ‘‘Connais-tu au
moins ton bonheur ?’’


J’avais levé vers lui un regard

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étonné. Alors était sorti de lui cet aveu
incroyable: ‘‘A ton âge,‘‘A peu près vers
l’âge que tu as maintenant, un soir, que
je lisais comme toi, dans un petit coin,
à la lueur d’une bougie, heureux pour un
moment, mon père est survenu survint brusquement.
Encore à t’emplir la tête de mensonges
et mauvais conseils au lieu de besogner
honnêtement, m’avait-il violemment
reproché. Donne-moi de livre de malheur. Tout T
ce qui est écrit est fausseté.’ Il me l’avait arraché des mains. Il avait
soulevé un rond du poële a jeté le livre dans les
avait jeté mon livre dans les flammes. Je le vois encore brûler, le l’ai
vu brûler toute ma vie.


Cette confidence de mon père me
revenant dans toute

— soulevé un rond du poële. La flamme
était haute, car c’était une nuit froide et
on avait bien activé le feu. Mon père
y jeta mon livre, mon unique livre. Je
le vois encore brûler, je j je l’ai vu
brûler toute ma vie. ’’


Cet aveu arraché à mon père il y
avait des années, voici que j’en saisissais toute
l’âpreté toute la porté auprès de sa dépouille dans
le salon désert. Je me mis pris à pleurer doucement,
non plus sur moi et mes omissions et mes
regrets, mais sur le chagrin d’un enfant
de treize ans que mon père porté toute
une vie sans être vraiment consolé
et à présent à jamais inconsolable.


C’était peu après cette scène, selon
maman, que mon père le petit Léon avait

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quitte la maison paternelle et serait venu
travaillé à à Québec s’engager
comme petit commis dans un magasin
de la ville. Il y avait Il y était si mal rémunéré
qu’il ne pouvait se payer de chambre et
couchait sous un comptoir où on lui
avait installé aménagé une paillasse.
Plus tard,
que, ne pouvant s’offrir une chambre
en ville, il couchait sous le comptoir
même, de jour il étalait la marchandise
à vendre, une paillasse y ayant été
aménagée pour lui. Cette histoire, sûrement,
elle me fut racontée, mais le doute s’est
introduit dans mon esprit, habituée à
prolonger les faits et récits, et il m’arrive
de n’en être plus tout à de me dire
qu’elle n’est tout de même pas possible, or
je n’ai plus personne pour corroborer, plus
me tirer d’embarras et de ses pour corroborer le récit tel
que ma mémoire qu’il me semble l’avoir
entendu.


Ce qui est certain


Ensuite, mon père aurait avait été recueilli
par un prêtre apitoyé au coeur compatissant
qui lui avait payé défrayé le coût de deux années d’études
offertes dans un collège, je ne sais si c’était à
Québec ou ailleurs. Puis mon père avait
gagné les Etats-Unis, et, comme dirait
maman, qui aurait pu suivre
à la trace pendant les quelques prochaines années qui
suivirent cet être toujours en route !


Mes yeux revenaient malgré

moi [][illis.] à l’auteur de ces malheurs, au Savonarole,

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le brûleur de livres, et je commençais à comprendre
que c’était de lui que mon père tenait son
le côté morose de sa nature qui s’était s’étant
manifesté de plus en plus avec l’âge, sa
diffici crainte aussi d’être repoussé qui incompris qui
le rendait ombrageux. Mais mon
grand-père Savonarole lui, de qui tenait-il
son âme si malheureuse tourmentée qu’elle n’avait
répandu que malheur autour tourment
autour de lui que tourment autour d’elle Je commençais à
Je pressentais qu’il aurait fallu remonter
indéfiniment, toujours plus loin dans
le passé, pour connaître la source, chez
les êtres, du mal comme du bien.


Mon attention revenant se fixer au
portrait de mon père jeune que je comparais
à son visage dans la mort, et cette histoire
du bal, malgré moi, remontait à travers ma
mes pensées mémoire.


Donc le carton d’invitation était
arrivé à la maison. Mes parents devaient
habiter alors la maison celle qu’ils louèrent
lorsqu’ils vinrent s’installer à Saint-Boniface,
Je l’imagine C’était quelques quelques années
avant la construction de notre maison de la
rue Deschambault. Je l’imagine pleine de
jeunes enfants, de pleurs, de rires, de tapage,
et, je crois apercevoir maman, un peu inclinée, peut-être
en train de laver du linge, s’essuyant vite
les mains à son tablier avant d’ouvrir
la grande enveloppe à l’emblême de la couronne
dorée. Eh puis, l’éblouissement ! elle
et mon père
‘‘Mr and Mrs Leon Roy

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are requested to attend a ball at…’’


Envisagea-t-elle dès alors la
robe qu’elle porterait de bal, comment elle la ferait, de
quel tissu? Ce qui est sûr, car elle nous
l’ avait a cent fois redit, c’est que sa résolution
avait été prise sur-le-champ : rien au
monde ne l’empêcherait d’aller d’assister à son ce bal.
Mon père était alors en visite de ses
colonies, absent pour une semaine ou
deux. Il reviendrait, probablement peut-être brisé de
fatigue comme cela arrivait souvent,
peu pas enclin à se mettre en fois
pour accepter une invitation une pareille
sortie qui de plus l’intimiderait sûrement, peu habitué qu’il était aux mondanités. lui qui, de surcroît, était timide.
Maman se faisait forte de l’amener à accepter
et elle y parvint. Comment ? Avait-elle
déjà assemblé sa robe de satin couleur
pêche ? Parut-elle ainsi mise, ses beaux
cheveux noirs relevés en une épaisse torsade ?
Lui-même, à la vue de cette jeune femme
qui n’avait jamais de sa vie connu
une seule heure de triomphe mondain, eut-il
le coeur attendri ? J’avais une grande
envie de relancer maman à la cuisine
elle devait ravaler son chagrin et ravalant son chagrin et elle devait
préparer à manger pour les parents de la
campagn qui viendraient aux funérailles
et qu’il faudrait bien garder pour un
repas ou deux. J’imaginais quel
regard elle me lancerait si, au milieu
de ses préoccupations et de sa peine, je
lui arrivais avec des questions comme
par exemple : ‘‘Maman, le soir du bal chez

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le gouverneur, comment étais-tu coiffée? Avais-
tu au moins un petit bijou ?’’


Pourtant il me paraissait important
d’assembler maintenant tout les détails de
cette histoire comme si c’était, sa dernière
chance de revivre avant que ne fût
enterré mon père
éléments de cette histoire
comme si c’était sa dernière chance, tel
un peu qui va mourir, de jeter une
petite flambée jusque encore dans nos
coeurs.


En tout cas, elle s’était instruite
auprès de quelques épouses de fonctionnaires,
plus versées qu’elle dans les usages
mondains de ceux qu’ils importait d’observer
à l’arrivée et au cours de la soirée, chez
le gouverneur. Elle s’était façonnée, ce qu’elle
appelait ‘‘une sortie de bal’’ sans doute
une grande cap enveloppante à jeter par dessus sur
la robe. Pour Elle avait dû aller s’inspirer
dans les magasins chics de la ville, aux rayons
de toilette tenues de grand soir avecmême
essayé de grand soir peut-être même essayer quelques unes des robes des
grand prix
et pourquoi pas les plus coûteuses,
pendant qu’elle y était, agir comme elle
avait fait Le soir du bal pour moi quand
elle m’avait confectionné ma culotte de cheval.
Mais pour une fois dans sa vie, c’était [][illis.]
elle qui était à l’honneur !


Enfin c’était le soir du bal. Maman
devait être rayonnante, les yeux pleins
d’éclat, comme encore même aujourd’hui, quand
une surprise heureuse pouvait lui advenir.

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Papa devait porter son plus beau costume, bleu
foncé, tout uni, comme celui qui dont
il était revêtu pour descendre en terre –
je ne me rappelais pas lui en avoir vu
porter d’une autre couleur, et à sa piqué
à sa cravate noire il devait y avoir
son epin
La cravate noire devait
être piquée de l’épingle, comme à l’heure
actuelle, de son épingle à fine tête faite
d’une agrafe – cadeau d’un groupe de ses
colons reconnaissants, qu’il avait chéri
comme aucun autre dans sa vie – et que
maman, après-demain, avant la fermeture
du cercueil, lui enlèverait pour la garder
en souvenir.


Donc ils étaient partis au bras l’un
de l’autre, peut-être rajeunis, soudain allégés soudain tous
deux soudain d’u comme du poids d’une vie toute
en devoir, en soucis, en économie. Au
coin de la rue, ils avaient pris le
tram. Maman n’avait pas été ressenti
lincongruité de se voir, en grande robe du
soir, parmi les ouvriers à l’air en ces à l’air
fatigué, à moitié somnolents dans du petit de le bringuebalant
petit tram à peine mal éclairé. Il les avait déposés
assez loin de la résidence du gouverneur.
Ils avaient continué à pied. Ce n’est
qu’à l’entrée du parc au fond duquel
brillait la résidence de toutes ses fenêtres
éclairées qu’ils s’étaient sentis intimidés.
A droite, à gauche d’eux, passaient
les fiacres, les éclaboussant au passage.
qui déchargeaient qui Ils continuèrent jusqu’au

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grand perron d’honneur où un aide-de-camp
ouvrait la portière aux couples. qui,
descendaient. Aussitôt des descendus se trouvaient
sous le couvert de la marquise n’avaient


Mon père le premier
Ceux-ci n’avaient qu’un pas à faire, l’homme soulevant le
coude de la femme, pour se trouver, joyeux
et respendissante, sous le couvert de la
marquise, au son d’une musique qui
s’échappait par grandes bouffées chaque fois que chaque
fois la porte s’ouvrait sur l’intérieur étincelant et bruissant.
Papa, le premier, avait voulu rebrousser
chemin :‘‘Allons-nous en, Mina ; ce n’est
pas ici notre place.’’
Elle n’avait pas voulu
tout à fait encore en. convenir . Le rêve dans
sa tête était trop bruissant encore toujours malgré tout. Elle
avait entraîné mon père récalcitrant
presque au pied du grand perron. Seul avait
pu avoir raison de son rêve le regard
dédaigneux jeté de haut sur elle par l’huissier
en grand uniforme. Elle avait constaté
alors que sa robe portait des trace des d’éclaboussures,
que ses souliers étaient crottés. Elle avait
chuchoté à mon père : ‘‘Léon, faisons semblant
de rien. Continuons comme si nous
étions simplement venus nous promener ici
en curieux. par curios curiosit en curieux. Après tout, c’est la
résidence du représentant du peuple. Tous donc [][illis.]
Tous peuvent y venir. Nous ferons le tour et ressortirons.’’


Contourné la façade, elle avait avisé
une fenêtre peu haute, donnant sur le
grand salon de réception.


Elle avait trouvé moyen, en se haussant

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sur une pierre, d’obtenir une bonne vue
de l’intérieur. Mon père, pris de gêne lui
répétait : ‘‘Viens t’en...’’ elle restait
debout sous la fenêtre, les yeux grands
d’émerveillement, une main posée en
équilibre sur le rebord de pierre la croisée. Plus
tard, quand elle me ferait à moi le
récit de cette soirée, déjà loin d’elle,
elle
loin dans le temps, elle rirait
beaucoup d’elle-même, disant : ‘‘Tu me
vois assistant à travers la fenêtre, voyant arriver assistant à l’
à l’arrivée des hommes en habit à queue, des femmes
en robe à traîne auprès desquelles la
mienne n’était qu’une
celles-ci faisant
la révérence au gouverneur, celui-ci
inclinant la tête d’un geste un peu
hautain, et tout ça en anglais, j’entendais
jusqu’à la voix de l’aide-de-camp
qui aboyait annonçait : Mr and Mrs Hugo
McFarlone... Alors s’avançait un autre couple, la
femme couverte de perles, de dimants,
l’homme de décorations... Tu me vois...
disait-elle dans ma petite robe faite à la
maison, le bas tout taché de boue...’’
tu nous vois, ton père mortifié, mois crottée
comme si je revenais des champs...’’ et
elle riait, elle riait d’un rire qui paraissait
n’avoir ne contenir aucune amertume,
aucune aigreur, seulement la franche
gaieté d’un être qui sait porter sur
soi un regard de tendre lucidité parfaite et douce lucidité. d’amicale ironie
si l’on peut dire


Mon ‘‘Ton père me pressait de partir. Mais

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— je voulais voir s’ouvrir le bal, les couples
tourner.’’


L’orchestre avait entamé une valse.
Le gouverneur s’était incliné devant une
dame. Elle, tenant sa traîne de la sa main, gantée,
– et dire, faisait rappelait maman que je n’avais pas
su qu’il fallait des gants longs ! – le
gouverneur, un peu raide, ils avaient donné
le branle. Les autres couples se formant,
maman les avait vus évoluer sous les
grands lustres, et tout jetait de l’éclat, les
pendeloque pendeloques de cristal les bijou colliers dimants
au cou des femmes valseuses, les médailles sur les
habits sombres, le regard des hommes
amoureux, des femmes se sentant belles...
désirables...


Je revins de mon curieux voyage
dans le passé à la recherche d’une heure heureuse
peut-être malgré tout heureuse dans la vie de mon
père. Ils étaient revenus en tramway, pas ils
tristes un n’étaient pas tristes, insistait
maman, pas du tout tristes ; elle se sentait encore
comme toute illuminée par le spectacle de la
fête. Même sch un peu décoiffée, sa robe
quelque peu salie, elle devait paraître bien
belle ce soir-là, aux yeux de mon père qui
l’avait vue si peu souvent parée, toute
étincellante de joie inrieure. Qui sait, cette
soirée avait peut-être été une des grandes
soirées de leurs vies ! La petite Marie-Agnès
était née moins d’un an après le bal chez
le gouverneur.


Je m’étonnais sans fin, auprès de la dépouille

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de mon père, d’être déjà si avidemment
plongée à la recherche en vin des
moindres bribes que je connaissais de
sa vie. Je ne savais pas que c’est
l’effet le premier de la mort que de
faire revivre autour en ceux qui ont
perdu qui vive, le disparu bien pour intensé-
ment qu’au cours de la vie dans

faire vivre le disparu dans la mémoire
de ceux qui l’ont aimé avec une clarté et
une intensité jamais encore éprouvées.


Je me penchais, je scrutais à la lueur
tremblante des cierges le beau visage si beau
à ma mémoire. Une grande noblesse
sen dégageait. Elle avait calmé mon
chagrin et jusqu’à même et jusqu’à mes regrets. J’en étais J’étais
en quelque sorte par elle fascinée. Cette mort –
et plus tard, bien d’autres dans ma vie –
jamais ne m’ont dit le vide, le néant.
Elle ne me parlait pas non plus d’une
autre vie, d’un autre monde. Elle était
à mes yeux le mystère entier, jamais entrouvert,
la totale franchise enfin, aime une
totale obsurité qui annonçait pourtant
une vérité tout juste au-delà
l’obscurité
intacte et, pour tout cela à cause de cela peut-être, plus
belle que ce que j’avais jamais vu
sur terre. A la regarder, j’avais
l’impression que la vie, presque tout
de la vie, était une distraction après
une autre pour tenter de nous dissimuler et
que j’avais sous les yeux l’essentielle vérité.

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espace double
Tout de suitePresque immédiatement après les funérailles, je
dus retourner à mes études, en vue des
examens qui approchaient. A ma grande
surprise, je les passai sans peine. La
maîtresse-dragon s’était-elle repentie
à la dernière minute et m’avait-elle
octroyé une bonne note ? Ou le docteur
Mackyntire était-il intervenu ? Jamais
je ne le saurai, mais je finissais
parmi les premières de ma classe.
Cette nouvelle qui eut tant réconforté
les derniers jours de mon vieux
père, voici que je ne savais qu’en faire.
Je souhaitai le ressusciter pour m’entendre
la lui annoncer. Pour moi seule, que
valait-elle, au fond ? Plus tard, ce
serait maman que je souhaiterais ressusciter
pour m’entendre lui raconter l’extraordinaire
bonne fortune de Bonheur d’Occasion
à laquelle, dans ce récit imaginaire
que j’entretenais avec elle, elle ne croyait
pas, et je l’entendais
je lui en
faisais, elle ne croyait pas, et j’insistais :
‘‘Voyons, maman, tu peux dromir en
paix, je suis presque riche.’’ Et elle, du
fond de l’ombre, hochait la tête tristement,
me croyant toujours pauvre et démunie.
Plus tard encore, ce fut ma soeur Anna
que je désirais ramener en moment
à l’attention de la vie pour lui la
réconforter, elle qui avait tant craint pour moi
l’amour, le mariage, les liens, et je
j’essaierais en vain de lui faire entendre

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lui disant que somme toute ses grandes
entraves de la vie, avaient eu pour
moi leur côtés bénéfiques. Mais elle ne
m’entendait pas, éternellement soucieuse
à mon égard. Maintenant c’est Dédette
que je rappelle en vain, tâchant de la
rassurer sur ce chagrin qu’elle me
connaissait et qui l’avait tant affectée.
J’ai beau soutenir qu’il s’est estompé,
presque guéri, elle ne m’entend toujours
pas. Ainsi, je devais apprendre en
vivant que ce n’est pas à l’heure
des grands chagrins que l’on désire peut-être
le plus ramener nos morts, mais plutôt
lorsqu’ils s’apaisent pour comme
pour les consoler de la peine qu’ils se
sont faits à notre sujet et dont
ils ne peuvent plus être délivrés même
quand nous le sommes
il me semble
que nous ne pouvons les delivrer meme
quand nous nous en sommes délivrés nous-mêmes.
C’est pourquoi sans doute je me plais
tristement à ces rêves de la nuit qui me
représentent parfois maman ou mes soeurs, le
visage comme paisible et heureux. Mais
Aucun rêve jamais ne m’a montré
mon père rajeuni et souriant comme
cela est arrive pour les autres.


Aux tout derniers jours de l’année
scolaire, en fin mai, le docteur Mackintyre
me demanda à son bureau. A la mort ? Mackintyre j'ai + Mackyntyre la page précédente

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de mon père, il m’avait écrit une très belle
lettre presque affectueuse et réconfortante, que
je regrette aujourd’hui n’avoir pas
conservée. Mais en ce temps-là, dans ma
frénésie d’avoir les mains libres, je ne
gardais rien. J’entrai et le remerciai enfin
de sa lettre. Il me fit signe que je n’avais
pas à le faire et de m’asseoir, tout ému lui-même .
lui-même Il laissa passer un peu de
temps avant de reprendre de m’apprendre sur un ton presque
joyeux qu’il avait pour moi une bonne,
une excellente nouvelle.


Je dus lever vers lui des yeux
incrédules car il se hâta de me la confirmer.


AEn ce temps-ci de l’année, il arrivait,
m’expliqua-t-il, que des commissions
scolaires en peine d’une suppléante pour
finir terminer le semestre, fissent appel à
l’Ecole normale qui leur envoyait
une élève finissante. Il venait de recevoir
pareille demande et avait pensé à moi.
L’école était située dans un petit village à
une cinquantaine de milles de la ville. Le
voyage ne me coûterait pas cher. Je gagnerais
[][illis.] cinq dollars par jour scolaire. Mais,
l’avantage principal tenait à ce que, bientôt,
lorsque je ferais ma demande d'un
emploi permanent, ce mois d’enseignement
je pourrais faire valoir que j’avais un
peu d’expérience, sans besoin de préciser
de qu’il ne s’agissait que d’un moi, me
fit-il adroitement la leçon.


Déjà, pendant que je l’écoutais, il

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me semblait que ma vie avait changé.
A peine mon brevet d’institutrice en
main, et déjà j’avais une école. Mon
école ! J’aurais pu sauter au cou du
cher vieillard dans la joie qui
m’ind m’inondait brusquement le coeur.
Qu’en aurait-il été si j’avais su
qu’il n’ combien rare était la chance
qui m’échoyait m’écheait, puisqu’il n’y en avait
que trois que trois écoles offertes pour
environ trois cents
trois écoles
seulement étaient pareillement ayant été proposées
pour trois cents élèves qui finissaient
cette leur terme. Evidemment il
s’agissait dans mon cas d’un petit
village de langue française, et je faisais
drôlement l’affaire. Tout de même,
une école quand j’en sortais moi-même
tout juste, quel privilège !


Je revins à la maison courant et
même parfois, je pense, quand le trottoir
était désert devant moi, y sautant,
comme lorsque j’étais petite fille,
les pieds croisés.


Je bondis dans la cuisine.
— - Maman ! Maman. Ça y est !


Que de fois je suis arrivée toute
jeunesse, tout élan, toute joie, pour
l’atteindre elle au milieu des soucis
et du chagrin. Elle était occupée à
faire cuire des confitures, je pense. Chauffé
à blanc, notre poële à bois, jetait une
chaleur de brasier. Maman en avait

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le visage cuit, les pommettes rouges, ce
qui rendait plus suprenant le douloureux
regard de ses yeux tout plongés encore
dans le souvenir de la mort de mon père.
Il est vrai, elle n’avait pas eu, elle depuis, aucun
triomphe, aucun succès pour l’aider à le
surmonter le chagrin. J’eus un peu honte de mon
exaltation, mais ne put vraiment
parvenir à la dominer.
— - Ça y est ! Une école, maman ! Ma
première école !
- Que me parles-tu d’école ! fit-elle en
avec impatience perdant patience. On
est loin de septembre encore. Et tu en sors
tout juste toi-même de l’école.
- C’est bien ça qui est le merveilleux.
J’en ai une déjà. Pour le mois de juin.
A partir d’après-demain. Mon école, maman !


Et j’essayai de la prendre entre
mes bras pour l’entraîner à valser avec
moi sur place. C’en était trop. Elle me
repoussa presque rudement.
— - Une école ! Où ça ?
- A Marchand.
- Marchand !


Tout à coup, elle faisait front, hostile,
le front barré, et je ne comprenais plus
rien à son attitude. Après tout, n’avait-elle
pas vécu pour me voir voler de mes ailes,
obtenir enfin une école. Subitement,
comme pour marquer son opposition, ou je ne
sais quelle révolte qui la prenait, elle
arracha son tablier, et elle fit front me lança :

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- Pas à Marchand, dit-elle. Jamais!
C’est un trou ! J’en ai entendu parler.
Un vrai trou ! Tu n’irais pas là.
- Un trou ! Un trou ! dis-je. C’est
rien que pour un mois, et il faut
bien commencer quelque part. Tu ne
peux tout de même pas t’attendre à ce
que j’entre par la grande porte.
- Mais Marchand, ce trou, là, fit-elle
avec une sorte de haut-le-coeur.


Elle finit par venir s’asseoir à la
grande table où elle joignit les mains, devant
elle
et elle regardait devant elle avec des
yeux qui ne pouvaient y croire l’inévitable
douleur qu’elle s’était elle-même préparé.
Et moi, la voyant triste alors que j’avais
espéré lui faire plaisir, je lui rappelai sans
songer qu’il y avait là de la cruauté :
- Après tout C’est pourtant ce que tu as voulu toute
toute ta vie pour moi , que je m’en aille faire
la classe.


Elle faiblissait, elle se rendait. Elle
demanda d’une voix perdue :
— - C’est pour quand ?
- En vérité, il faudrait que je parte demain.
- Demain !


Alors, tout d’un coup les
recommendations commencèrent à pleuvoir
su moi.


, parmi ces gens grossières, il
me faudrait veiller à garder mes distances.
Etre polie oui, mais jamais familière.
Faire attention aussi de ne pas m’en laisser

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imposer. par‘‘Ah et puis t’es trop jeune,
se plaignit-elle pour commencer par
un village dur sans doute et sans manières.
- Maman, tant mieux, si j’apprends
tout de suite.


Enfin alors elle consentit à me faire un me un
sourire et laissa tout en plan pour venir
m’aider à faire ma valise.


Le lendemain il se trouva de nos
amis
elle avait trouvé une connaissance
allant en cette dans la direction de
Marchand en auto et qui avait consenti
à m’y amener.


Dans sa douleur de me voir partir
de la maison je pense me rappeler qu’elle
en oublia même de m’embrasser. Il n’était
question que de faire attention à moi, de
garder ma place, de défendre mes droits et, si
c’était trop dur, de revenir là-bas, de revenir.


Sur place, il me fallut me rendre
à l’évidence que je ne pourrais loger
ailleurs qu’à l’hôtel, le reste n’étant
que misérables cabanes en bois dispersées
de loin en loin sur un sol sablonneux,
entre des touffes d’épinettes maigriottes.
De ce décor comme abandonné, et d’un
de l’événement douloureux qui allait
marquer ma première journée de classe
à Marchand, je tirerais, quarante ans
plus tard, L’Enfant Morte, éclose si étrangement
dans le cours de Cet été qui chantait. Comme

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j’étais loin ce jour où je mis pied à Marchand,
tremblante saisie d’effroi et déjà m’ennuyant
de la maison, de pressentit, que pareille à
une graine en terre qui dormirait longtemps
encore, cette aptitude que j’avais – ou
aurais – de convertir en récits qui me
joindraient aux autres des moments de
ma vie. Et ceux qui m’auraient me
fait me sentir la plus seule seraient souvent
ceux qui me gagneraient le plus de coeurs
inconnus. L’on est plus ignorant
de sa propre vie que de toute chose sur terre.


C’est en montant l’escalier raide, en
route vers ma chambre, derrière la
patronne, une forte personne halant
mes deux valises, que je me rappelai
subitement une des plus précises
recommandations de maman :
— ‘‘Surtout de la prix demande le informe-toi du prix avant de t’installer.
Fais bien attention qu’on ne prenne avantage
de ton inexpérience. Vu ce que tu vas gagner,
ne consend pas à plus de vingt-cinq dollars
par mois de pension. C’est tout à fait suffisant. ’’


Dans le dos de la large femme, je
m’entendis tout à coups marmonner
d’une voix à moitié éteinte, si timide
qu’elle ne pouvait que m’attirer une
rebuffade de la part d’une personne
manifestement si sûre d’elle-même :
— – Madame, pour la pension... qu’est-ce que
se sera ?... Quel prix allez-vous me demander ?


Peut-être irritée que je lui pose la question
dans au milieu de l’escalier et dans son dos, ou
peut-être de toute façon déjà portée à vouloir m’humilier

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J’étais loin, en ce jour où j’arrivai à
Marchand, maintenant tremblante de
peur, déjà atteinte de l’ennui de la
maison, de pressentir que je portais en moi l’aptitude de convertir en récits qui me joindraient aux tous autres des événements de ma vie. Et ceux qui m’auraient fait me sentir la plus seule au monde seraient souvent ceux qui me gagneraient le plus de coeurs inconnus. que pareille à
une profonde terre nous à la graine qui a dormi en j’aurais la
curieuse aptitude de tirer des souvenirs
enfouis en moi voir donner naissance
à des récits issus de souvenirs longtemps
enfouis en moi-même parfois même
oubliés en un sens. Et les plus
bouleversants, qui m’auraient le
mieux fait sentir ma solitude deviendrai
des pages qui me gagneraient le mieux
des coeurs inconnus de moi
L’on est
plus ignorant de sa propre vie que de toute
chose sur terre.


C’est en montant l’escalier
raide, en route vers ma chambre, derrière
la patronne, une forte personne qui
portait mes deux valises, que je me
rappelai subitement une des
recommendations les plus pressantes de maman :
tu‘‘Surtout demande le prix de la
pension avant de t’installer. Prends garde Fais attention
qu’on ne prenne pas avantage de ton inexpérience.
Ne consens pas à plus de vingt-cinq dollars
par mois de pension. Vu ce que tu vas
gagner, c’est bien suffisant.


Dans le dos large de la patronne
je m’entendis à demander, d’une voix
si faible et timide qu’elle ne pouvait
que m’attirer une rebuffade de la part
de pareille d’une telle personne

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elle planta là mes deux valises en me disant:
— - Commencez pas porter vous-mêmes
vos propres affaires.


Quelque marches plus haut, comme
c’était à mon tour d’être essoufflée, elle
daigna me renseigner sur un ton
rude :
— - En tout cas, pensez pas, ma petite
demoiselle, que je m’en vais vous
nourrir, vous loger, vous éclairer...
vous.... vous.... pour moins de
vingt-cinq dollars par mois.


Malgré la grossièreté de s’attaque,
je poussai un soupir de soulagement.
C’était la somme fixée par maman.
Je pouvais l’accepter sans un mot,
car et Dieu sait que je n’avais
pas le coeur de à marchander avec
la terrible femme.


Ma chambre était petit, presque
nue, mais propre. Une nette petite
cellule de prison ! Ma logeuse me l’avait
indiquée d’un coup de menton, sans
entrer,
ayant tout juste ouvert la porte et
J m’, était
repartant sans m’avoir dit un mot.
Je m’assis au pied de l’étroit lit de
fer recouvert d’un couvrepied blanc
ennuyeux comme on en voit voyait alors dans les
dortoirs de couvent. Mais je n’avais
d’yeux vraiment que pour la fenêtre. Elle
donnait sur un des paysages les
plus morts que j’aie jamais vus dans
ma vie. Rien ne s’y agitait, rien
ne bruissait, rien ne bougeait. Il y avait bien

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— – Madame, pour la pension, qu’est-ce que…
qu’est-ce que vous allez me demander?


Peut-être fâchée que je lui pose
la question au milieu de l’escalier et dans
son dos, ou peut-être portée de toute façon
portée à vouloir m’humilier, elle planta
là mes deux valises en me disant :
— – Commencez par les porter vous-même.


Un peu plus


Quelques marches plus haut, comme
c’était mon tour d’être essoufflée, elle
daigna me renseigner sur un ron rude :
— – En tout cas, pensez pas que je vai e vais
vous nourir, vous loger, vous éclairer,
vous... vous... vous... pour moins
de vingt-cinq dollars par moi.


Je respirai de soulagement. Je pouvais
accepter sans déchoir, car Dieu sait que
je n’avais pas le coeur à marchander.


Ma chambre était petite mais propre,
presque nue, mais propre. Une propre
petite cellule de prison. Je m’assis au
pied de l’étroit lit de fer. Par l’unique
fenêtre je contemplai l’étrange paysage
mort. Rien ne s’y agitait, rien ne bruissait,
rien ne bougeait. On eut dit le vent
arrêté au seuil de ce village n’osant
franchir une mystérieuse frontière
invisible.


Je descendis et me trouvai, pour
sortir, à traverser une grande cuisine claire.
La patronne préparait le goûter des enfants,
cinq, je crois, que j’aurais le lendemain à

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un peu partout des arbres, isolés ou en
minces petits groupes, mais tous étaient figés pétrifiés
comme dans par une attente comme inexplicable.
On eût dit le vent arrêté au seuil de
ce village, n’osant franchir une
mystérieuse frontière invisible. Et, à l’intérieur, tout était comme sous le coup d’un affreux malaise.


Je descendis et, m’étant trompée de
chemin, me trouvai, pour sortir, à traverser
une grande cuisine claire, la pièce la
la plus accueillante sans aucun doute
de ce bizarre hôtel aux stores, partout
ailleurs, tristement abaissés et tenu dans une ombre
épaisse.
La patronne préparait le goûter des
enfants – cinq je crois, que j’aurais, le
lendemain, comme élèves sûrement.
Ils ne faisaient pourtant pas plus de
cas de moi que d’une inconnue dont
on ignorait et ingnorerait toujours pourquoi
elle était ici.


La mère taillait d’épaisses tranches
d’un beau pain blanc qui me parut
appétissant. Les gens qui m’avaient
amenée, pressés d’aller à leurs affaires
et de rentrer avant la nuit, n’étaient
arre
ne s’étaient arrêtés nulle part
où nous aurions pu prendre une bouchée.
Je mourrais de faim. La mère se prit étala
à étaler sur le pain une abondante couche
de confitures aux fraises. L’eau m’en
venait à la bouche. Les enfants à tour de
rôle reçurent leur tartine. Ils tous
passèrent devant moi en y mordant à
à pleines dents ou en se pourléchant les
babines. Enfin tous furent servis. Je levai

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l’école comme [illis.] élèves. Pour l’instant ils faisaient
tous semblants de ne pas savoir ce que
je venais faire ici. La mère taillant
d’épaisses tranches d’un beau pain blanc qui me paraissait appétissant
au possible. Les gens qui m’avaient
condu amenée et qui avaient hate de
continuer leur voyage
d’aller [][illis.] étaient si pressés
que nous ne ni nous étions arrêtés nulle
part pour prendre une bouchée. Je
mourrais de faim. La mère se prit
à étaler sur les tranches de pain une
abondante couche de confiture aux fraises.
L’eau m’en venait à la bouche. Les
enfants à tour de rôle reçurent leur
tartine et passèrent devant moi
mordant à belles dents ou se pourléchant
les babines. Enfin ils furent tous servis.
Je levai humblement les yeux. Je me
demande si j’ai autant eu envie d’une
tartine que ce jour-là dans toute ma vie. La mère me
regarda. Elle prit le pain, l’enveloppa
dans une serviette propre, le remit
dans sa boîte en fer-blanc. Elle prit
le bocal de confiture, revissa le couvercle,
le rangea dans l’armoire. Elle dit aux enfants
— – Faites attention de pas vous salir...
puis, à moi, en regardant ailleurs : Le
souper est à six heures...


Je sortis dehors. Je fis le sentier
qui conduisait à l’école bâtie dans le
elle aussi en plein sable. elle aussi. J’y entrai. Je m’assis

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humblement les yeux. Je me demande
si j’eus je mais de toute ma vie
j’eus autant envie d’une de d'une tartines
que d’une de celles-là, odorantes et
généreuses. La mère me regarda.
Elle prit le pain, l’enveloppas dans une
serviette propre pour le garder frais, le
remit dans sa boîte en fer blanc
dont elle abaissa le couvercle tira l’abattant Elle avec
bruit. Elle prit également le pot de
confitures, en revissa lentement le soigneusement
le couvercle, le remit dans l’armoire.
Elle dit aux enfants :
— - Faites attention de ne pas vous
salir... puis, à moi sèchement : le
souper est à six heures...


Je sortis dehors. Je pris le sentier
qui conduisait à l’école, bâtie, elle aussi,
à faible distance des maisons, en
plein sable. J’y entrai. Je m’assis
au pupitre placé sur une estrade précédée
de deux marches si je me souviens bien,
à moins que je ne confonde avec une
autre l’école de la Petite Poule d’eau. Le silence autour de moi
était d’une tristesse pesanteur
qui m’étreignit lourdement le coeur comme je crois n’en avoir connu
nulle part ailleurs au monde.
Il s’en
prenait me semble-t-il, jusqu’aux à mes pensées dans ma tête
comme pour les dont j’avais l’impression
qu’il effrayait et empêchait de se former. les tirait dans l’oeuf pour ainsi dire.
Par la rangée de fenêtres sur le côté sud
de l’école, je voyais la troupe clairsemée
de petites des chétives épinettes les plus
immobiles que l’on puisse imaginer, figées à suivre page en dessous

Image


les fenêtres, je me voyais entourée de sable
et des petites épinettes n’émettaient le moindre son
n’émettaient aucun son, aussi immobiles que tels vraiment qui des arbes peints
à son au pupitre placé sur une estrade
haussé [][illis.] de deux marches si je me
souviens bien, à moins que je ne confonde
avec une autre école. Le silence
autour de moi était tel que je m’en
souviens pas de plus profond. Je restai
là, longuement, à essayer de
voir au-devant de moi ce que
serait ma vie.
Par la rangée de fenêtres
qui donnait sur le côté lai sur un côté de
l’école, je me voyais entourée par la la
troupe clairsemée des petites épinettes les plus
immobiles que l’on puisse imaginer, comme
figées dans leur desolante attitude. Et
j’essayais de voir au-devant de
moi ce que serait ma vie


dans leur désolante attitude. Et j’essayais
de voir au-devant de moi ce
qu’allait être ma vie
de percer devant
moi l’obscure étendue de l’avenir
et d’entrevoir ce qu’allait être ma vie.

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La Détresse et l’enchantement.
1: ‘‘Le Bal chez le Gouverneur’’. Cahier
manuscrit no 4 avec corrections de la
main de l’auteur. (1re version) p.127±
F
4

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127ChapitreVI En septembre suivant, j’étais engage à
Cardinal, village plus important, moins
pauvre, situé tout à l’autre bout du pays
pourtant guère plus animé, situé tout à l’autre bout du pays.
Je devais aussi m’y ennuyer terriblement,
logée dans une triste frêle maison en
frêle matériaux
à peine chauffée, même
quand fut l’hiver avec ses vents qui
traversaient les murs légers. Si je n’y
gelai pas vif, c’est que ma logeuse prit
pitié de moi et me confectionna un
édredon de plumes si volumineux. que
Lorsque je l’étendais sur moi, j’avais
l’impression d’être couchée sous une
haute montagne pourtant sans poids et
merveilleusement moelleuse. Dès lors je n’eus
plus froid, du moins la nuit, même si l’eau
de ma cruche à côté de moi gelait dur.


Ce village, je pense en avoir dit assez
exactement dit l’atmosphère donné à
entendre dit l’atmosphère dans le dernier chapitre
de Rue Deschambault. J’y touche encore
quelque peu, en passant, dans le livre auquel
je mets la dernière main, ces jours-ci :
Ces Enfants de ma vie, mais nulle part
je me suis attachée à le décrire absolument
ressemblant, et tel quel que en réalité dans la réalité.
C’est une tâche dont je pense être incapable
maintenant. Il me faut dossocier les
éléments, les rassembler, en écarter, ajouter,
délaisser, en inventer peut-être, jeu par
lequel j’arrive parfois à faire passer le ton

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le plus vrai qui n’est dans aucun détail
precis ni même dans l’ensemble, mais
quelque part dans le bizarre assemblage,
presque aussi insaisissable lui-même
que l’insaisissable, essentiel auquel je
donne la chasse. Décrire fidèlement une
maison telle que sous mes yeux, ou une
rue ou un petit bistrot de coin comme
je l’ai fait dans Bonheur d’Occasion,
m’ennuierait mortellement à présent.
Je m’y astreignais alors, par respect pour souci
de réalisme
la réalité que j’avais tendance à négliger,
peut-êtretrop plutôt portée alors à arranger les choses à
ma guise
et pour me contraindre à tenir compte des faits,
portée que j’étais à regarder les choses plutôt comme je les voulais que comme elles étaient.

Je ne m’attarderai donc pas à
reparler de ce village où je passai
pourtant une des années les plus
marquantes de ma vie et qui fit de
l’enfant gâtée que j’avais été une jeune
institutrice appliquée à sa tâche, peut-être
même excellente, car ce dut être un
peu sur la foi du rapport de l’inspecteur
que j’obtins dès l’années suivante une
place en ville à l’Académie Provencher,
à deux pas de chez nous, en sorte que
maman n’aurait plus à craindre pour
moi des ‘‘trous’’ comme elle les appelait.


Cardinal présentait entre autres –
et c’est celui qui compta le plus pour
moi – l’avantage immense d’être
peu éloigné de la chère ferme de mon
oncle Excide où, enfant, j’avais vécu des
si heureuses vacances. J’y allai passer

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presque toutes les fins de semaine. Je prenais
le train
Le samedi matin, je prenais
le train, en descendant quize minutes plus
tard à Somerset, la gare voisine. De là,
je trouvais des occasions pour me
rendre à la ferme à quelques deux milles
de distance ; ou bien je patientais, attendant
au village mes cousins qui manquaient
rarement de venir ce jour-là aux emplettes.
Et il aurait vraiment fallu le fair exprès
pour ne pas nous retrouver à quelque
moment nez à nez, ou dans la grande rue,
ou à la poste, ou au magasin général, ou
encore chez le chinois chez qui il y en
il en avait toujours un de nous qui en train
dégustait une glace à la vanille
de déguster une glace. Après mon petit
Cardinal, dont le seul son vivant que l’on pouvait y entendre pendant
des heures était celui du vent, j’avais
l’impression, en mettant le pied à Somerset,
d’être dans une sorte de métropole, et
j’en étais vivement stimulée toute surexcitée.

Quelquefois mon oncle Excide passait
me prendre dès le vendredi soir s’il avait
affaire au maréchal-ferrant-garagiste de
Cardinal qu’il préférait à tout autre. Nous
partions à toute allure dans la vieille Ford
haute sur roues, nous cahotant jetant
continuellement l’un conte l’autre dans le
long des pistes raboteuses que mon mon oncle
choisissait pour aller au plus vite. De
plus, tout le voyage se faisait dans le
silence le plus total. Assez loquace à ses heures à la maison,

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mon oncle au p cours de ce petit court trajet ne
m’adressa jamais la parole, et j’en
vins à
j’appris à le laisser à son
silence ou sa ‘‘jonglerie’’ ayant vite
saisi qu’il n’aimait pas en être
dérangé en celle tout en roulant.En dépit de cette humeur de mon oncle que j’aurais que j’aurais pu mal interpréter,
C’était néanmoins le paradis que je
voyais s’ouvrir devant moi.

En dépit de cette humeur de mon oncle,
ce que je voyais s’ouvrir devant moi,
c’était le paradis pour ainsi dire. J’aurais deux
jours plains à la ferme et même
peut-être un peu plus, car il arrivait,
que pour me laisser entière ma soirée
du dimanche dans le bonheur qu’ on ne me ramenât que
le lundi matin, très tôt.

En dépit de cette humeur de mon oncle qui, au
début, me déconcerta un peu, je voyais
s’ouvrir devant moi le paradis autant dire.
J’aurais deux jours pleins à la ferme, même
peut-être un peu plus, car il arrivait
que pour me laisser profiter de en entier mon
dimanche de bonheur, en entier on ne me
ramenât que le lundi matin très tôt.
J’étais habitée toute la semaine par le
sentiment que pareille récompense se mérite devait
se terminer
et je travaillais double pour ne pas la perdre – ce
que j’aurais peut-être fait de toute façon
mais pas dans le même esprit. Le
temps passait donc très vite, la semaine
à bûcher et la fin de semaine à rire,
chanter et danser.

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presque toutes les fins de semaine. Je prenais
le train
Le samedi matin, je prenais
le train, en descendant quinze minutes plus
tard à Somerset, la gare voisine. De là,
je trouvais des occasions pour me
rendre à la ferme à quelques deux milles
de distance, ou bien je patientais, attendant
au village mes cousins qui manquaient
rarement de venir ce jour-là aux emplettes.
Et il aurait vraiment fallu faire exprès
pour ne pas nous retrouver à quelque
moment nez à nez, ou dans la grand-rue,
ou à la poste, ou au magasin général, ou
encore chez le chinois chez qui il y en
il en avait toujours un de nous qui en train
dégustait une glace à la vanille.
de déguster une glace. Après mon petit
Cardinal dont le seul son que l’on pouvait y entendre venant pendant
des heures était celui du vent, j’avais
l’impression, en mettant le pied à Somerset,
d’être dans une sorte de métropole, et
j’en étais vivement stimulée. toute surexcitée.


Quelquefois mon oncle passait
me prendre dès le vendredi soir s’il avait
affaire au maréchal-ferrant-garagiste de
Cardinal qu’il préférait à tout autre. Nous
partions à toute allure dans la vieille Ford
haute sur roues nous cahotant jetant
continuellement l’un contre l’autre dans le
long des pistes raboteuses que mon mon oncle
choisissait pour aller au plus vite. De
plus, tout le voyage se faisait dans le
silence le plus total. Assez loquace à ses heures à la maison

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plus ni moins qu’un manquement
grave à l’hospitalité, dont je fus coupable
maintes fois. Mon oncle, si sauvage
à certains égards, m’en blâma, allant
jusqu’à prédire que je ne trouverais jamais
à me marier si je continuais à repousser
ainsi les bonnes intentions hautement manifestées.
Mais je riais de tout cela. Si un jeune
homme planté devant chez moi, tout en me
dévorant des yeux, me chantait une de
ces complaintes de l’Ouest qui me
paraissaient toutes coulées sur le même air, j’avais
du mal à ne pas lui pouffer au nez.
Si, à la porte, la main tendue dans le
vide, pour il attendait son chapeau,
j’en je me retenais encore moins bien.
C’était ainsi chez mon oncle : je redevenais
rieuse, taquine, pleine de tours, aimant
me moquer des usages et sans doute
de me singuraliser. Je me rattrapais
sur ma semaine dans la glaciale maison
de Cardinal où, y entrant d’ailleurs le
plus tard possible – car j’accomplissais mon
travail de préparation de cours à l’école ou
du moins quelque peu chauffée – je ne
trouvais ni livre, ni musique. La
seule distraction – j’en ai parlé dans
Rue Deschambaultconsistait c’était,
comme dans toutes les vies où il ne
se passe rien, d’indéfiniment lire les
ce
de se tirer les cartes, lire les tasses de
thé, les lignes de la main, sans cesse d’indéfiniment
de sans cesse chercher sans cesse des signes d’aventures à venir

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Chez mon oncle, la maison bien chauffée,
je pouvais me laver les cheveux, les
laisser sécher en allant et venant,
sans risquer d’attraper un rhume.
Ma cousine et moi reprenions pendant
des heures nos duos râbaches sur le
vieux piano du salon, toujours, prêtes
à rire aux larmes quand éclatant,
parmi les notes hautes, celle qui
imitait si bien un cri de souris
depuis qu’une souris justement, ayant
fait son nid dans ce coin du piano,
avait rongé le feutre d’une corde.


Le samedi soir, si nous n’allions
pas, mine de rien, nous montrer aux
galants dans la rue principale, déambulant
de ce côté, revenant sur nos pas, c’était
qu’ils en viendraient à nous. Le
cérémonial de ses visites m’amusait
beaucoup, quoique je refusai toujours,
pour ma part, de m’y prêter. Un jeune
soupirant se présentait-il pour la
première fois et nous plaisait-il, nous
devions le lui faire savoir, sans paroles,
tout simplement en lui remettait remettant
son chapeau, de main à main, à la
fin de la soirée, le geste signifiant qu’il
était autorisé à revenir. Ne pas remettre
son chapeau à un jeune, à la porte, à un
jeune qui vous avait chanté sa chanson,
en vous regardant dans les yeux et qui
avant de la chanter nous l’avait pr
dédiée en quelque sorte par un salut, était ni

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Heureusement, c’était par une nuit
très claire. La neige durcie scintillait
presque autant que le champ d’innombrables l’immense champs
étoiles dont j’apercevais le fourmillement
le fourmillement quand j’entrouvais une
notre tente de peaux pour prendre un peu d’air.
La nuit me paraissait alors si resplendissante,
aiguisée à briller de tous ses feux, que
je ressentais comme une honte de m’en
cacher ainsi. Mais le froid me brûlait
les poumons. Je rentrais précipitamment
sous les fourrures. Mon cousin, à moitié
assoupi, me reprochait de laisser entrer
du froid et m avec moi et me
suppliait de rester tranquille à la fin.
Nous avons dû dormir une bonne
partie du trajet, sous l’effet sans doute
de l’engourdissement et à demi asphyxiés.
Un arrêt brusque nous tira de notre torpeur.
Ahuris, nous nous frottions les yeux.
Les chevaux étaient arrêtés pile devant
la maison où je logeais.


Je mis pied à terre.
— - Bye ! dis-je à mon cousin.
- Bye ! répondit-il.


Je l’entendis à peine. Déjà il avait
tiré les fourrures par-dessus sa tête.
Déjà les chevaux d’eux-même avaient
rebroussé chemin et repartaient à bon
train.


J’aurais dû reconnaître la misère
que je donnais à mes cousins, qui avaient
à me ramener, tantôt l’un, tantôt l’autre _

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demander aux choses inertes des signes d’aventures à venir.
espace


Les allées et venues de Cardinal à
la ferme dure
entre Cardinal et la ferme
durèrent tout l’automne, et, à ma
grande joie, ne furent pas suspendues
l’hiver venu. Nous avions trop pris
goût les uns aux autres eux à moi, moi
à eux, pour si nous passer facilement mainte-
nant l’une des autres de nos soirées ensemble. Mais l’hiver devint
bientôt très dur. Il y eut un retour, un
dimanche soir, dans la cabane close, en
pleine tourmente, qui a servi de point de
départ à la Tempête de Rue Deschambault.
Une autre fois que nous revenions en
berlot, le froid nous saisit si
cruellement que, mon cousin et moi,
assis côte à côte sir l’unique siège, que nous
nous sommes enfouis sous les peaux
les ramenant par-dessus nos têtes et
avons laissé aux chevaux le soin de
se débrouiller seuls. J’étais un peu inquiète,
malgré tout. Trouveraient-ils leur chemin ?


C’était Cléophas qui me reconduisait, ce
soir-là.
— - Bah ! fit-il, mourir gelé ou perdu –
et donc finalement gelé, qu’est-ce que ça
change ? Mais ne t’en fais pas. Les pauvres
bêtes t’ont ramenée tant de fois qu’elles
connaissent le chemin à ne pas s’y
tromper, tu peux en être sûre. Et elles ont
tellement hâte d’être de retour dans leur
étable qu’elles vont continuer à bon trot.

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dans les cheveux. Bientôt, nous ne
pouvions que rire en nous regardant
l’un l’autre, la face noire de boue,
les yeux y luisant comme au fond
d’un masque.


Cette foisAlors je fus avertie par
mon oncle d’attendre quelque temps avant de
revenir.
— - C’est le pire temps de l’année, me
fit-il comprendre. Rien de passe, ni
le traîneau, ni le buggy, encore moins
l’auto. Attends que la terre soit
un peu séchée, et nous irons te chercher.


Alors je fus avertie par mon
oncle que c’était le pire temps de l’année,
que rien ne passant, ni le traîneau, ni
le buggy, encore moins l’auto, d’attendre
donc un peu, que l’on viendrait me chercher
dès que la les les routes seraient praticables
quelque peu.


C’est dans cet affreux temps de l’année,
bien plus tard dans ma vie quand j’écrirais La Petite poule d’eau, que je ferais
tellement voyager ma brave Luzina,
de la Petite Poule d’Eau et je pense m’y
être assez bien connue en décrivant
les difficultés qu’elle eut à affronter en
compagnie de l’insociable Nick La Sluzick.


Je patientai à Cardinal une, semaine deux,
trois semaines. Un ciel d’avril, net et clair,
incitait à croire que toute la campagne
devait être réjouissante aisée à parcourir. Je ne voyais
plus
Ce n’était d’ailleurs plus tellement
boueux dans le village. De toute façon,

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mais il me semble que revenait souvent le
tour de Cléophas – et de moi-même
espacer mes visites. Mais eux, les
chers enfants, ne me reprochaient rien.
Quant à moi, vendredi arrivé, j’étais
comme possédée, j’entendais qui m’appelaient
irrésistiblement le piano, le violon de la
maison de mon oncle, les courses dans
l’escalier, les rires, les chansons, partout
la tendre folie propre à notre âge.


En mars le temps devint exécrable.
Il pleuvait à verse pendant deux ou trois
jours, puis le gel revenait et pétrifiait les
creux et les baisses du pays devenu raboteux
comme un pâturage fréquenté comme le
clos piétiné des bêtes à cornes. Et de
nouveau le doux temps faisait fondre
cette surface en une immense mare
boueuse. Un lundi matin, Cléophas débattit
longuement s’il prendrait pour me ramener
un traîneau ou le buggy. Heureusement
qu’il décida pour le buggy sans quoi, nous
n’aurions pas passés, je crois bien, de
longs bouts de chemin débarrassés de
neige. Mais ce furent quand même les
plus pénibles à traverser. Nous roulions avancions
sur un sol à peine sur au pas sur
un sol sans consistance et recevions
à chaque tour des roues des paquets de
boue liquideet p sur nos vêtements, dans le cou,

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d’habitude tranquille, grosse à la taille
d’une large et furieuse rivière emportée
la franchissait en grondant.
Comme j’éprouvais le terrain sur le
bord du pied, un homme
sortit précipitamment de la sombre maison.
Il me cria au-dessus du tumulte de l’eau
— - On ne passe pas. Où allez-vous
comme ça !


Je le Je lui criai ma réponse, et
il me cria à son tour :
— - C’est pas possible. Arrêtez-vous ici
pour la nuit. Demain l’eau aura
peut-être baissée.


Ni ciel ni terre n’eussent pu
m’empêcher, je pense, de tenter au
moins
de traverser ce bras d’eau aussi
fougueux fut-il. J’avançai dans
l’eau
de quelques pas et elle l’eau fut
à mes chevilles. Quelques pas encore
et elle était à la hauteur de mes bottes
qui m’allaient aux genoux au genou.
Je la sentais sur le point de commencer à
y entrer. J’avançais très lentement, en
m’aidant pour résister au courant
d’un bâton que j’avais pris sur le bord
du ruisseau gonflé. Alors je sen Je
me sentais malgré tout sur le point d’être
emportée. Puis, tout à coup, la force
du courant diminua, Dès lors, à
chaque pas, l’eau
J’avais dépassé le
plus profond ! L’eau baissait assez vite
maintenant. J’atteignis le sol ferme. De

Image


je pouvais franchir au sec, par la voie ferrée,
au moins quatre milles du trajet jusqu’à
chez mon oncle. Ensuite, par les raccourcis
il ne m’en resterait qu’à peu près autant.
Je me dis que sûrement je pourrais y
arriver, même sur un sol encore un
peu détrempé. N’avais-je d’ailleurs
pas toujours projeté de me rendre à la
fois
un des ces jours à pied à la ferme ?


AVendredi arriva A quatre heures cinq minutes, ce vendredi,
j’eus la bonne fortune d’attraper
le hand-car qui filait dans la direction du bon
côté
me convenant qui me convenait et me voilà sur le en compagnie
de hommes du chemin de fer, sur la
petite plate-forme que l’un volante VOLAMTE,
que l’un d’eux actionnait à l’aide
du levier à bras, pompant à un bon
rythme. Nous filions dans la brise
printanière, entre des fossés pleins d’eau
qui nous accompagnait d’un joli chant d’eau
libérée.


Au croisement du rail et de la
petite route de section, la plus courte pour aller
chez mon oncle, je quittai les hommes
obligeants. En un instant, ils étaient
loin déjà et moi, seule, au bord ce qui
avait l’air d’une étendue sans fin de
boue et d’eau répandue. L'endroit
était solitaire. Il y avait bien d’ une
maison, mais d’aspect farouche. Jamais,
passant par là, je n’y avais perçu de
signes de vie. Or la route devant cette
silencieuse maison était inondée. Un ruisseau,

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champs partiellement mis à nu, ailleurs
couverte d’une neige souillée, des
bois lugubres au fond du paysage,
et de cette teinte terreuse de tout
sauf d’un petit pan de ciel encore
éclairci, la magie de cette heure étrange
agissait sur moi comme elle en
tant d’autres occasions où elle m’avait
soulevée sans raison compréhensible que je puisse comprendre dans d’un
dans un mouvement de paix élan irrésistible de pure confiance.
J’allais donc sur sans crainte sur
cette route déserte et m sans plus
de crainte que si le secours partout
autour et eût été à portée de ma main.


Bientôt, je reconnus que ces
bois d’aspect tragique, aux noirs troncs noirs, mouillés
que j’avais sous les yeux depuis assez
longtemps déjà, au fond des champs
encore enneigés, ne pouvaient être que
les bois qui délimitaient, au bord
d’un ancien lac désseché, la ferme
de mon oncle. Même l’été, nous n’allions
pas souvent pas là, je ne savais d’ailleurs
pourquoi, et c’est ainsi que j’avais mis
du temps à les situer. Maintenant
Si je coupais par là, ai-je donc alors pensé
sottement, j’arriverais beaucoup plus
vite à la maison, m’épargnant presque
deux milles de route. Mes bottes
commençaient à peser lourd, car
j’étais maintenant en terrain gumbo,
et à chaque pas j’en soulevais
d’énormes galettes que j’avais toutes les

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sa galerie, l’homme que rejoint par son chien, ayant
rejoint
leva la main dans un geste
qui semblait en appeler au ciel qu’il
y avait là de la magie. A moitié debout,
les pattes appuyées à la main garde de
la galerie, le chien aux longs poils
plein le visage, semblait aussi médusé
que son maître, en avait perdu la voix.
A peine deux heures plus tôt, me fut-il
raconté par la suite, ces deux-là,
homme et chien de cette même galerie
avaient assisté au recul d’un passant,
un homme assez grand pourtant, qui
avait eu de l’eau aux hanches
presque à la taille à l’endroit que je
venais de traverser triomphalement. Je
me tournai à demi, adressai un petit
signe de la main aux deux spectateurs
n’en croyant pas leurs yeux muets, et
continuai sur une route absolument
déserte alors que le jour était sur le
point de s’éteindre. Il n’y aurait pas
d’autre maison sur mon chemin avant
d’arriver chez mon oncle.


Mais tou Tout d’abord, en me
tenant sur le côté du chemin, j’enfonçai
à peine. Sous un reste de neige, mon
pied trouvait le sol tourbeux, assez
ferme, et j’y avançais d’un pas
passablement régulier. Ce qui restait
de vague lumière dans le ciel me soutenait
aussi.


Car en En effet, malgré la tristesse des

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doute un lac à peine sans doute un lac peut-être sans
doute
profond, je regardai la ligne des
arbres non loin, pensant que là serait
seul était mon salut. Je m’y dirigeai dans une
sorte de brasse, à plat ventre, me
propulsant tantôt des bras, tantôt
des jambes. Derrière moi, je
laissais d’immenses traces, comme
des fosses creusées en serrée. de place en place.
J’atteignis la libre d’arbres
Dans l’une
d’elles, j’avais perdu ma lampe de
poche. J’atteignis enfin la ligne
d’arbres, mais n’y trouvai pas une
neige plus solide. Seulement une
sorte d’abri contre le grand ciel triste de plomb
déployé sur la terre à présent sans
couleur. Non contre la pluie, toutefois.
Elle se mit à tomber, drue sans vent,
sans grondement de tonnerre, mais forte
et drue comme si elle devait durer toujours.
Mes vêtements appesantis d’eau m’entrainait
plus profondément encore vers l’eau
souterraine dont de moins en moins
de neige, diluée par la pluie, me séparait,
seule
une couche de neige, de plus
en plus mince, me séparait diluée
de pluie, me séparait. Des coyotes non
loin lancèrent dans la nuit toute
proche leur sinistre appel. Il ne me
glaça pas comme d’habitude. En un sens
je pense que j’étais déjà au-dela de la
peur. Ce que j’éprouvais plutôt, il me
semble, c’était comme une attente, ou

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peines du monde à secouer de mes pieds.
La fatigue me gagnait. De plus L’heure
d’enchantement avait cédé à un uniforme
teinté gris cendré qui d’instant en
instant s’assombrissait. Le raccourci
me tentait de plus en plus. Tout à coup
sans penser plus loin, j’avais quitté la
route pour m’engager à travers les
champs vers les bois sombres.


La neige tout d’abord me porta assez
bien. Ce n’est que lorsque j’eus atteint
la moitié peut-être du champ que
brusquement la neige céda sous
moi comme pour m’engloutir. J’étais
enfoncée jusqu’à la taille dans une
sorte de faille
jusqu’aux hanches dans
une sorte de faille dont il fut
bien difficile de me sortir, les bords étant
aussi mous que le fond. J’y parvins
en rampant mais, quelques pieds plus
loin, ayant réussi à me mettre debout,
j’enfonçai tout aussitôt de nouveau,
cette fois jusqu’à la taille. Puis mes
pieds cessèrent de ne touchèrent plus le fond. De
l’eau glacée commençait à emplir mes
bottes. Je me rappelai alors avoir entendu
un jour mon oncle gronder un jour contre
un endroit de sa terre absolument resté
impropre à la culture, une sorte de
marécage humide et pourri, qu’il
n’était jamais parvenu à assécher. C’était
là que je devais m’être aventurée. Etendue
à plat sur cette neige mince couvrant sans

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J’atteignis la route. Et c’est peut-être
que j’eus le plus de peine à me
commander d’avancer toujours, car
un irrésistible désir me tenait de rester
couchée sur la terre glacée pour y
dormir au moins un moment. Je
parvins à me mettre debout. Je partis
en chancelant. Mes vêtements commençaient
à geler se raidir sur moi. L’eau, dans mes bottes,
était une gelée en une solide. Il pleuvait
toujours. Parfois je me mettais à greloter.
Ensuite, j’avais si chaud que je pensais à
me défaire de mon manteau. J’avais
Mes cheveux ruisselants qui dégouttaient
étaient et plaqués sur à mon visage. Le dernier
mille, je ne sais comment je l’ai
franchi. Il me semble que je m’assoupissais
par moments. Je ne suis pas sûre
de ne pas avoir dormi un peu[][illis.]
quelques secondes à la fois, tout en
continuant à marcher. Enfin
m’apparut la maison au milieu
des arbres qui m’avaient
toute
éclairée et comme joyeuse au
milieu de ce même bois qui, à
l’arrière, m’avait été si funeste. Ah
que la vie me sembla bonne et légère
à cet instant ! Ma dernière pensée
vraiment lucide fut pourtant qu’il
ne me faudrait rien dire de mon équipée
aux gens de la maison pour ne pas
les plonger dans l’anxiété de ce qui
aurais pu arriver.

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davantage peut-être une sorte de
curiosité avide, tourmentée, infinie.
Ainsi j’étais mortelle. Et non
seulement mortelle, mais encore
je pourrais mourir bêtement, à deux
pas de la maison tant aimée, si
proche du bonheur. Que le bonheur ne
protégeât pas mieux, était ce qui
m’affligeait le plus, je crois. Car en ce
moment, j’aurais crié bien en vain.
Qui donc, à travers le bruit de la
pluie, de maison pluie, de la maison bien close,
m’eût entendue ?


Je restai étendue de tout mon long,
sur le dos maintenant, dans la
neige mollissante mais qui me
supportait encore à peu près comme un
lit de plumes si je ne bougeais pas.
Ainsi je repris des forces et, au bout de
quelque temps, un peu de bon sens me revint.
Si jamais je devais me sortir d’ici, je
le comprenais enfin, ce ne serait pas en
allant de l’avant, si proche étais-je
pourtant du but, mais à reculons, en
retournant par où j’étais passée.


L’horrible trajet ! Je le fais encore
quelquefois, de nuit, dans mes rêves. De
fosse en fosse, je repassais, la
laissant un peu plus creusée encore.
creusant davantage. Je laissai bien
cent cinquante fois sans doute à travers ce
champ pourtant pas si grand, l’empreinte
jusque en entier de mon corps allongé.

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quelques effets.


Ils avaient compris. Que là où le
coeur a été heureux abattu on nous
revenons, revient, nulle force au monde
pourrait nous en empêcher, serait-ce
au prix de nos derniers battements.
chapitre VII


Je n’eus pas un long apprentissage à faire
dans à la campagne, et, en un sens, je
le regrette, car c’est là que la vie m’en
apprit le plus vite, parfois sans ménagements,
même durement, mais en des leçons
qui se gravèrent en moi durablement.
Tout de suite donc après mon année à
Cardinal, je fus nommée à l’Académie
Provencher. Un nom peut-être un peu
fantaisiste pour désigner ce qui était au
fond une grande école publique – élémentaire
et secondaire réunis – relevant du
ministère de l’Education du Manitoba, mais
situé bien chez nous, en plein territoire de
langue française, dans le vieux St. Boniface.
Je me En obtenant ce poste, je me trouvai
peut-être à passer avant des institutrices
plus expérimentées que moi, ayant présenté
depuis longtemps leur candidature,
mais s’il y eut faveur je la dois sans
doute au Frère Joseph Hinks, directeur
ou Principal de l’école, comme nous
aimions dire. De la maison des Frères, rue

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J’atteignis la porte. Il devait être au
moins dix heures. Jamais je n’étais arrivée
de moi-même si tard à la ferme. Je
me crus tenue de frapper à la porte.


Il se fit dans la grande cuisine un
silence profond. Puis la porte s’ouvrit.
Mois je les vis à tous aimables et bons les leurs visages un moment encore,
dans le carré de lumière, mais eux,
tout d’abord, ne me reconnurent
pas. Ils pensèrent vraiment avoir
affaire à quelque malheureuse chassée
errant sur par les routes et par ce mauvais
temps et par le plus grand hasard
ayant

chassée ou perdue et que le plus
grand hasard avait mené à chercher
asile ici au milieu des mauvais temps.


Je saisis quelques mots comme de
très loin, et je tombai dans leurs bras.


Ils me soignèrent, me disp m’entourèrent
de prévenances, me ramenèrent à la
santé. Entre nous, curieusement, lorsque
je fus malade entre leurs mains, ou
après, jamais il ne fut question de
mon équipée. Pas la moindre allusion
– sinon dès années plus tard.


Pour ma part, je ne devais plus jamais
revenir à la ferme sans y être invitée
ou amenée. Eux, par ailleurs, ne me firent
guère languir, je dois le dire. Presque chaque
semaine, l’un ou l’autre survenait, souvent
juste comme je terminais ma classe
me donnant à peine le temps d’aller prendre

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turbulents. On en vint vite au Manitoba
à la considérer comme un des plus
remarquables pédagogues de son temps –
je vois aujourd’hui mille à l’essai adapter
des méthodes que lui, bien déjà, il y
a près de cinquante ans, avaient mises à
l’essai et parfois rejetées.


Les bonnes notes que m’avait
décernées l’inspecteur et la recommendation
du directeur suffirent donc : à vingt et un
ans j’accédais j’étais du personnel enseignant
de la grande école de garçons de notre ville,
qui devait bien compter alors, j’imagine,
près de mille élèves.


Le Frère Joseph, qui décidait tout
de lui-même, n’en avait pas moins
une habile manière de nous consulter
qui pouvait nous laisser l’impression
d’avoir nous-mêmes choisi notre lot.
Ainsi il me demanda si je ne pensais
pas que je serais à l’aise et heureuse et
tout à mon avantage dans la classe
des tout petits, ayant déjà résolu que
c’est là où je donnerais ma mesure,
et il ne se trompa pas, mais comment,
ne m’ayant vue que trois ou quatre
fois en tout, pouvait-il le savoir.


A Provencher, nous avions deux
classes de commençants. L’une était
destinée aux enfants de langue française
à qui on enseignait d’abord les
rudiments de leur langue, s’accordant pas
mal de liberté avec la loi scolaire, avant

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de la Cathédrale, vis-à-vis l’école des
filles, tout juste de l’autre côté de la rue, il était
bien placé, surtout lorsqu’il travaillait
dans son jardin, pour nous voir passer
en rangs, à la promenade ou arrivant
une à une à l’école, où nous faisant
même parfois l’une à l’autre des
confidences sans faire attention au
Frère jardinier qui semblait ne s’occuper
que de ses roses. Or, paraît-il, naturellement
très observateur, bon juge des caractères,
à de petits détails il nous pesait vite et bien jaugeait et
décidait longtemps d’avance laquelle d’entre
nous il favoriserait, si jamais elle le
sollicitait, pour un poste , à son école.
La préférence comptait pour beaucoup dans
l’emb le choix du personnel. On disait
même que personne n’en faisait partie
contre son gré. C’était un Alsacien de
naissance, plutôt de petite taille, qui
en imposait pourtant par sa dignité beaucoup par sa
tenue d’une grande élégance, redingote
noire et plastron, mais peut-être encore
plus par sa distinction naturelle alliée à
une humanité profonde. En fait je n’ai
jamais vu réuni chez le même homme tant
d’autorité qu’il n’avait qu’à paraître
pour que s’apaisent aussitôt cinq cents élèves
turbulents
à la fois tant de bonté
coeur et tant d’autorité qu’il n’avait
qu’à paraître, calme, les mains au dos,
un fin sourire sur le visage, pour qu’aussitôt
que s’apaisat aussitôt une salle pleine d’élèves

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pays les plus richement pourvus au point
de variété ethnique. Au bout de
quelques années, je m’étais tellement
attachée à ma classe que, le Frère Joseph,
qui m’en apprenait sur le folklore,
les chants, les danses des peuples, et
quelque chose encore en eux de plus
profond, à la fois souffrant et
débordant, j’étais si près de ses
enfants que, le Frère Joseph m’ayant
tout de même proposé la troisième
ou quatrième année, je le suppliais
de me laisser avec mes petits immigrants.
Avait-il deviné que j’étais née en quelque
sorte pour servir la Société des Nations ?
Ou est-ce ma classe qui peu à peu
mes petits enfants de tous les coins
du monde qui m’amenèrent au rêve
de la grande entente qui n’a cessé depuis
de me poursuivre ?


Donc, au tout début de la jeunesse,
déjà j’étais casée et, à ce qu’il semblait,
pour la vie, C dans des conditions
qui, après nos années de misère,
paraissaient à maman presque
incroyablement bonnes. En fait,
mon salaire de débutante, à
Cardinal : cent-dix dollars par mois,
fut, à St. Boniface, ramené à
quatre-vingt dix seulement, en
raison de l’approche de la crise
économique, je suppose. ou parce
Mais n’importe qu’importe, maman trouvait encore

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de leur apprendre tout de même un soupçon d’anglais.
Au moins quelques comptines, dans le genre
Humpty Dumpty sat on the wall... qu’ils récitaient
répétaient apprenaient en petits pero vrais petits
perroquets et récitaient
devant l’inspecteur
avec un si bel entrain que le tour était
joué. C’était un vieux truc pratiqué
durant mes premières classes et qui apparemment
il faisait encore de l’effet.


L’autre classe des petits était ouverte
à tout ce qui n’était pas de langue
française, entrant ainsi dans la
cath catégorie anglaise, encore qu’elle
comptât à peine d’enfants de parents notre d’origine
anglaise, mais plutôt des russes, des
polonais, des
polonaise, italienne, espagnole,
irlandaise, tchèque, flamande, enfin presque tout ce
que l’on veut et qui s’alliait alors
en grande partie au côté anglais, sauf
quelques familles italiennes et wallonnes.
C’est cette classe bigarée que l’on m’attribua.
Et me voilà, jeune institutrice de langue
française, préparée en vue de la servir
au mieux possible, à la tête d’une
classe représentant presque toutes les
notions de la terre et dont la maj majorité
des enfants ne connaissait d’ailleurs
pas plus l’anglais que le français. (Les
premiers jours nous nous comprenions
par signes et à force de sourires. ) La
situation ne me paraissait pourtant pas
cocasse. Elle me paraissait simplement
à l’image de notre pays qui est un des

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— - Oui, disait maman, faisant
semblant d’être acquise à l’idée, je
vais me mettre sur le chemin
aujourd’hui, aller sonder untel ou
untel qui pourrait avoir en tête
d’acheter... Ma Sait-on jamais !


Une heure ou deux plus tard, je
la découvrais juchée sur une table,
qui lavait un plafond ‘‘fumé’’ à ce
qu’elle disait. Ou bien, dehors, à
diriger un voisin venu labourer
notre jardin potager qu’elle avait
qui se trouvait encore
agrandi comme de fait cette
année justement.


Il est vrai qu’aussitôt après avoir
parlé de la vendre, notre maison avait une nous
paraissait
manière de nous paraître plus avenante que jamais
avec sa rangée de blanches colonnes,
ses pommes pommetiers en fleurs, les
ormes plantés par mon père, qui atteignaient
maintenant ma petite fenêtre du grenier où,
enfant, j’avais tant rêvé des magnifiques
choses à accomplir en cette vie –
et qu’elles étaient-elles donc ? Elle était
liée à notre vie nous comme seule peut
être liée à la vie une maison qui
a vu naître et mourir.
— - Dire, faisait maman que lorsque
ton père m’a amenée la voir, pas tout
à fait finie encore, espérant me
voir conquise, je me suis écriée de dire : je n’ai pu lui cacher ma déception :
‘‘Mais Léon, c’est bien trop petit, avec
tous nos enfants. Où veux-tu qu’on se

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notre vie si douce, si fragile, auprès de ce qu’elle
avait été, qu’elle me demandait parfois :
— - Crois tu au moins que cela
va durer ? C’est presque trop beau.


Dans sa confiance que les choses
s’étaients’étant enfin mises à bien tourner pour
nous, elle alla jusqu’à envisager
l’idée qu’après tout que nous parviendrions
peut-être après tout à "sauver" la
maison, comme elle disait. Nous avions
pourtant toujours su qu’un jour ou
l’autre il nous faudrait nous résoudre
à nous en défaire. Rien que la note
le compte de taxes et la facture du chauffage
aurait mangé plus que presque tout mon salaire de
l’année. Maman devait continuer à
louer des chambres et à tirer toujours
des plans pour subvenir à une bonne
part des dépenses courante. Elle n’y
arrivait. Elle accumulait de petites dettes
à mon insu comme elle l’avait fait
dans le dos de mon père.


Quand


Dans nos moments lucides, nous
étions presque d’accord, pendant quelques
heures, pour mettre notre maison en vente.
Il n’y avait plus que nous trois à vivre
ensemble à l’année : maman, Clémence
et moi. Ne serions-nous pas tout aussi
bien dans un petit appartement loué
qui nous coûterait certes moins cher
et n’obligerait pas ma [] [illis.] mère à bientôt
soit
à travailler autant.

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l’aurions tant que nous aurons un
toit sous lequel revenir, nous serons
une famille.


Elle disait vrai. Adèle, de ses
lointains postes d’institutrice, de s’enfonçant
de plus en plus profondément dans le Nor nord de
l’Alberta, comme si elle fût toujours à la
recherche de l’époque première de sa jeunesse,
nous arrivait pourtant encore souvent
assez souvent encore pour les vacances d’été.
Chaque fois elle était convertie à un
régime alimentaire nouveau, une
année rien que des épinards, du citron
et des pommes, une autre, rien que des
pruneaux et du gruau d’avoine.
L’été où elle nous arriva avec son stock pour l’été uniquement compos
d’oranges, pamplemousses, dates et
noix, il disparut si vite de sa
cache dans la cave qu’elle dut finir
l’été en mangeant comme tout le
monde, à la table. Il me semble me
rappeler que c’est une des rares fois
où elle se plia à faire comme tous.
Pauvre soeur ! Elle éprouvait, je le sais
maintenant, une faim dévorante d’être
aimée, comprise, acceptée et elle ne faisait
tout pour rebuter rien pour tout pour
rebuter l’affection. A propos d’être
comme elle, je me suis souvent demandée
si c’est le manque d’amour dans leur
vie qui les a rendus incapables d’aller
au-devant des autres, ou si c’est l’incapacité

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loge tous?" Et pensez qu’on lui reproche
maintenant d’être trop grande !


Mon père avait mis presque la moitié
de sa vie à économiser son après sou de
quoi la bâtir, puis le reste de ses
jours à essayer de ne pas la perdre.
Parfois je lui j’en voulais terriblement à cette maison
exactement comme à un être qu’on aime et
qui peut tout obtenir de nous. Elle nous
suçait vivants. Une année c’était le
toit qu’il fallait refaire. Ou alors le
temps était venu de la repeindre en frais –
une tâche qui devait attendre qu’un de
mes frères soit fût libre de l’entere l’entreprendre.
Enfin le système de chauffage montrait
de l’usure.


Et puis surtout les taxes nous grignotaient
sans fin. Elles augmentaient d’année en
année, alors que les salaires étaient toujoursde plus
en plus
coupés. Surtout les impôts
scolaires, qui pourtant ne servaient
guère à nos fins, puisque nous
devions entretenir à nos frais en plus
nos écoles privées dans les banlieues
de St. Boniface en bonne partie anglaise.
Ainsi nous ruinait à la fin notre
détermination de rester français.
— - Maman, voyons, tu vois bien
qu’on sera un jour vaincues. La
maison nous coule.
- Mais, en attendant, elle nous
garde, disait maman. Tant que nous

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ses poches de reprendre presque tout ce
qu’il avait donné, quand ce n’était
pas d’emprunter un peu au-delà, de la afin de
pouvoir s’en retourner. Mais il avait
le diable au corps, jouait d’oreille
Rigolette en tirant de notre vieux piano
désaccordé des sons que lui seul pouvait
lui faire rendre, chantait le Toreador
à plein gosier, sur un rythme si
emporté qu’elle il nous faisait tous
plus ou moins marcher ou sautiller
en mesure. dans la maison Le
voisinage entier le savait dès que Rodolphe
était arrivé il s’en réjouissait.
— - Petite, me disait-il, quand j’eus quinze
ou seize ans, tu as en me les caressant tu
tel as les plus beaux cheveux du monde.
Qui donc, demandait-il à d’invisibles
interlocuteurs, as de plus beaux cheveux ?
- Clémence, promettait-il à notre
soeur malade, un jour je t’emmenerai
voir les Montagnes Rocheuses – la plus
grande merveille du monde.


Lui, il était plein d’affection, savait
la faire naître d’un seul sourire de ses
pétillants yeux bruns, mais aussitôt gagnée,
apprivoisée, il s’en allait en cueillir
une autre.


Nous lui avons tout pardonné longtemps,
longtemps… en fait jusqu’à ce qu’il
nous eût acculés au désespoir.


Il termina passa les dernières années de

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d’aller vers les autres qui a éloigné d’eux
l’amour. Je ne suis pas plus avancée
aujourd'hui. Sans doute est-ce même la énigme
que celle qui fit de mon grand-père le
Savonarol ce du même
la même énigme
que je trouvai reconnaissais en scrutant le portrait de
mon grand-père Savonarol. Jusqu’où
donc Seigneur, faut-il remonter pour
aboutir à la cause du marcheur en
un être ? Sans doute tous nous en
portons le grain néfaste une part, mais
d’autres quelques-uns tellement plus
que d’autres !


Rodolphe, télégraphiste puis chef de gare,
avant d’être sans emploi, comme tant
d’autres, pendant la crise, nous faisait
de fréquentes visites, surtout lorsqu’il était fut
en poste assez près de la maison notre ville.
Il arrivait plein d’entrain, une chanson
sur les lèvres, tout juste un peu gris, les poches bourrées de
billets de banque qu’il offrait à la
ronde avec magnanimité : "Un cinquante,
la mère, ça ferait bien ton affaire, pauvre
vieille mère qui a toujours tiré le diable
par la queue. Tiens, voilà, c’est à toi,
et qu’on n’en entende plus parler...
Et toi, ma Clémence, t’aimerais bien un
beau dix tout neuf. Prends... prends...
Et vous, là mère, pendant qu’on y est, qu’il
y en a encore d’où ça vient, tiens, prenez
un autre cinquante... En faudrait-il
encore un autre pour boucher tous les
trous ?" Quitte, le lendemain, en retrouvant

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campagne, sous un abri à peine étanche.
C’est pourtant là, au coeur de la vie de
religieuse, qu’elle fut le plus heureuse, m’avoua-
t-elle à l’heure des grands aveux, juste
un peu avant la mort. Elle devait
bien parfois sortir de ses bois lointains
où elle était presque oubliée même de
sa communauté pour assister à
St. Boniface à des rencontres générales
ou à des retraites de grandes circonstances.
Elle avait alors ce qu’elle appelait
la "grande permission", c’est-à-dire
presque une journée entière à passer
en famille, à la maison. Cette brève
lueur de liberté, je n’ai plus envie
d’en sourire maintenant que je sais ce qu’elle
signifiait pour cette âme aimante et,
que toute fugitive qu’elle fût, elle
suffisait à y entretenir la passion de la
liberté en vie. dans cette même âme
Tôt le matin, pleine d’allégresse, toute certaine
soutenue par le sentiment de voir
d’accourir vers le bonheur et d’en
apporter chez nous, ce n’était pas long,
qu’elle à une confidence arrachée
à maman, à une nouvelle longtemps
cachée qu’elle apprenait enfin ce jour, à bien
des petits signes, de retrouver comme
le vieux visage du malheur et de
la souffrance qu’elle avait pu croire banni
du monde à force de prières au pied
de l’autel. Pauvre petite nonne,
nous la voyions toujours repartir

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sa vie à Vancouver, vivant de sa rente
de vétéran de guerre, et nous écrivant
des lettres d’une drôlerie unique, je pense,
où la moquerie constante tournée
contre lui-même, la jeunesse – un jour
elle est là, le lendemain elle est à
mille lieues – ses propres folies, ses
rêves évanouis, le carrousel des hommes,
leurs bonnes intuitions impuissantes provo-
quait le rire malgré tout incessant
en laissant tout juste entendre, au fond,
un sanglot étouffé.


On le trouva mort un soir dans
son petit appartement qu’il laissait toujours
déverouillé pour avoir plus vite du
secours de ses copains, tout autour, en
cas de crise d’asthme aiguë. Ses poches
avaient été vidées par les mêmes copains
sans doute qui lui avaient procuré parfois
de l’alcool, parfois de l’aide et qui,
après l’avoir volé, chantèrent avec tant
d’émotion à ses funérailles. Où était-ce
de leur l’argent prêté qu’il avait qui tout simplement avait
été récupéré ?


Dédette, notre priante, notre petite soeur Sans-Tache,
au milieu de tout de tout comme une
l’ hermine blanche au milieu de la boue
se trouvait alors on pourrait dire en
poste missionnaire au petit pauvre couvent
pauvre de Kenora, en Ontario, près de la
frontière manitobaine, plus tard, pour
quelques années à [][illis.] cette fois
vivant la véritable pauvreté avec un seul

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ment, elles se rencontraient, s’étreignaient
comme deux êtres qui, pour se
retrouver, ont eu à franchir le désert –
ou la vie. Bien plus tard, au temps où
les religieuses commencèrent à jouir
de beaucoup plus de liberté et que j’obtins
pour Dédette, en écrivant à la Soeur
Générale, la permission de venir passer
quelques semaines auprès de moi à
Petite-Rivière-St-François, alors que
je l’attendais à la gare du Palais, à
Quebec, je la vis accourir vers moi
avec cette même fougue, ce même
élan passionné qu’autrefois vers maman, rue
Deschambault. Il me semble n’avoir
vu personne accourir ainsi vers un
être aimé. Etait-ce d’avoir été d’être
restée si longtemps sur sa faim qui lui
rendait si ineffable ce moment où
deux êtres se touchent tombent dans les
bras l’un de l’autre ! Elle le faisait, on
aurait dit, presque désespérément,
comme si ce n’était malgré tout qu’un
avant-goût de ce qui ne serait assuré
que beaucoup plus tard, en une autre vie
sans doute, et qu’elle eût tach voulu forcer le destin déjà y être.


Quand je fus appelée, il y a sept ans,
auprès d’elle qui allait mourir d’un
cancer, je touchai presque délicatement un jour
le sujet de son attachement excessif
pour les siens, lui demandant pourquoi
donc enfin elle s’était faite religieuse.
La réponse qu’elle me fit me hante encore.

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comme un oiseau abattu, l’aile blessée,
qui n’en peut plus d’être venu voir ce
qu’est le monde.


Mais parlons plutôt encore de son
arrivée – le plus joli spectacle du monde.
Il faut dire, maman avait tout fait
pour que ce jour en soit un de grâce,
de légereté presque de luxe, sachant
bien mieux que jamais toute trace de gêne dans
notre vie de gêne d’argent. Une fois elle
alla même jusqu’à acheter pour l’occasion,
alors pourtant que nous étions au plus
creux de la vague, une magnifique nappe de table,
[][illis.]. Car Dédette ne venait pas
seule, mais flanquée de d’ "une de nos soeurs",
et maman avait à coeur d’honorer
Dédette oui mais et aussi certes, cependant
peut-être plus encore de la rehausser
aux yeux de sa compagne en la qui
recevant au moins bien que pouvait
être d’une famille riche, savait-on, et
devant qui, de toute façon, on se
devait de faire bien les choses.


Un beau matin, on voyait poindre
au bout de la rue Deschambault, on
voyait poindre deux silhouettes noires,
dans le volumineux habit de ce temps-là,
bandeau plaqué, jupes sages, voile au vent.
Bientôt l’une se détachait de l’autre et
accourait, dignité, décorum, tenez-vous-
bien mis de côté, une vraie petite
soeur volante. Maman, de son côté, partant
comme une flèche. A la barrière habituelle-

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dans un décor de cactus et saguaros geants,
aux bras dressés dans des poses de
suppliciés, au vent du presque presque au désert, où elle
elle était accourue, chez son
fils Fernand, à Phoenix, dans un
dernier effort désespéré pour échapper
au cancer qui la mourait rongeait depuis
quinze ans, elle enterrée là-bas
sous le rayonnant ciel de l’Arizona,
il ne resta pour ainsi dire plus de noyau
à notre famille. Ou bien comme le dit résuma
alors Clémence_ notre enfant à tous, d’esprit
dérangé peut-être, même si elle a souvent
vu mieux et plus gravement que nous tous et
peut-être est-ce pour cela qu’elle en devint
malade – : "Nous n’avons plus
maintenant de maison à aller. "


Et c’est une chose terrible qu’après avoir
eu une grande maison où l’on gardait
cent fois par année quelqu’un à coucher,
un parent, un ami, ou seulement un
ami d’un ami, des se voir ne plus trouver
aucune maison où l’on pourrait pour y
pourrait au moins offrir un lit
on n’a plus aucune maison où être accueilli. j’ai pris la liberté de ne pas répéter le mot maison ici votre opinion prime


Quand je vais à Winnipeg, pour
mes visites à Clémence qui est en foyer,
je prends une chambre à l’hôtel. Cela
me fait d’abord un curieux effet, à
deux pas pourtant de la ville où je suis
née, où j’ai grandi, où j’ai été à l’école
et où j’ai gagné ma vie, de me voir et
était pour ainsi dire connue de tous,
de me voir attendant dans une chambre à air

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J’espère, quand l’heure, sera venue, en
parler à coeur ouvert pouvoir en parler avec
autant d’ardente simplicité qu’elle-même le
put.


Ah, maman


Ah que maman avait raison de
soutenir que tant que nous aurions
notre maison nous serions ensem une
famille, ensemble heureux, ensemble malheureux.


La maison vendue, maman morte
il nous arriva, Odile, Clémence, Dédette et
moi de nous retrouver encore
quelquefois ensemble toutes les quatre chez Anna, dans sa
jolie propriété de St. Vital, maison et petites
dépendances toutes blanches, ornées d’un traît
pur de bleu, et blotties dans une boucle aval
nonchalante de la rivière Rouge le long
d’une boucle nonchalante de la sinueuse
rivière Rouge. Notre vieux piano Bell avait
échoué là. J’en effleurais les touches
jaunies, essayant de retrouver un air
qu’affectionnait particulièrement mon père. Une
tristesse montait en moi, autant pour
ce que pressentais devoir perdre que
pour ce que j’avais déjà perdu. J’étais à l’âge
où l’on commence à perdre beaucoup, et moi
qui était la plus jeune de la famille,
je commençais à entrevoir j’entrevoyais
parfois que je serrais partie j’aurais le
temps de voir partir tous les miens.


Puis Anna, morte, au bout du monde,

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dans la plaine et de m’y perdre à jamais
– mais c’est rêve d’enfant, on ne se
défait pas de soi-même. Je pars
tout de même allégée, marchant vers
le grand rougeoiment du fond de la
plaine, tout au bas du ciel – car pour
que le sortilège opère il me faut, en plus
de l’infini, que ce sort qu’y règne l’heure douce
d’un peu avant la nuit. Alors il
arrive, pendant quelques instants, que
j’aie encore le coeur extasié. Est-ce
grand Dieu possible ! Une femme âgée,
un peu malade, assez souvent découragée,
marche vers l’horizon un peu, et sa
demarche se fait plus jeune, ses yeux
brillent, il lui apparaît que les êtres
cesseront un jour de se faire du
mal les uns aux autres, il lui
apparaît qu’il doit pourtant y avoir un
endroit, une heure où la rencontre
aura lieu enfin.


Si maman fut si heureuse durant
les dernières années de notre vie ensemble,
c’est moins pour son propre compte, je pense,
que parce qu’elle me pensait, moi, toute tout à
fait si heureuse moi, de mon sort. Elle avait vu Adèle, une
jeune fille superbe, éclatante de beauté, et
d’intelligence,
contracter à dix-neuf
ans le plus désastreux des mariages
presque aussitôt d’ailleursrompu.

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climatisé que sonne au moins le téléphone –
alors pourtant que je n’ai encore signalé
mon arrivée à personne.


Bien sûr, plusieurs m’invitent et me
recevraient à coeur ouvert de bon coeur, mais cousines,
belle-soeur, proches ou lointaines parentes,
tantes un peu âgées maintenant, vivent
pour ainsi dire en clapier. Elles trouvent
ça commode : une seule pièce qui
fait salon, cuisine, salle à manger, chambre
à coucher. Quand le canapé-lit est rentré
et tout strictement rangé, on arrive à peu
près à y circuler. Elles disent qu’en fin de
compte c’est mieux ainsi quand on
vieillit et qu’on ne peut avoir d’aide
pour null nul or au monde. Nulle aide ! Le
cri stupéfiant d’une société faite d'un
si grand qui compte un si grand nombre
de chômeurs.


Au Manitoba, il n’y a vraiment plus,
pour n’y retrouver encore un peu chez moi,
que les petites routes de section, à plat
sous le ciel sans fin, si seulement je peux y
parvenir et qu’alors mes amis m’y
laissent seule une heure peut-être
en tête à tête avec l’horizon immense.
Il y en a qui me comprennent, qui me
lâchent pour ainsi dire, comme on lâche
un oiseau, au bord de la plaine
ouverte et qui s’en vont, se donnant
mine d’avoir affaire ailleurs. Ils savent
bien qu’ils ne m’y perdront pas, quoique
j’ai rêvé bien des fois de m’en aller ainsi

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pas si longtemps, le charme même de la
jeunesse, brillant, drôle, irrésistible de
gaieté, séduisant, sombres dans
l’alcoolisme, le jeu, toutes sortes de
folie. Dieu merci, elle mourut avant
le pire, même qu’elle en avait assez vu
pour hâter sa fin.


Or moi, elle me voyait, mois, la
dernière, apparemment heureuse à ma tâche,
l’accomplissant de mon mieux et y
trouvant satisfaction. Elle me voyait me
délasser à des activités de groupes, jouer
au tennis, prendre part aux séances de la
paroisse – plus tard je me joindrais
au Cercle Molière et y apprendrait énormément ;
un simple cercle d’acteurs amateurs, pourtant
sans l’impulsion des Bontal, Arthur et Pauline,
il devrait prendre dans notre milieu
une importance très grande. De tous ses
enfants, je lui apparaissais peut-être la
seule qui fût dévouée douée pour le bonheur.
Elle avait tant souffert des douloureux échecs
des uns, de la maladie incurrable de Clémence, de
la vie errante de son aîné, Joseph, qui
passait des années sans donner de
ses nouvelles, qu’elle m’avait avoué, un
jour de découragement qu’elle avait avoir
peur parfois qu’aucun de ses enfants ne
fût jamais heureux. Et, m’avait-elle dit,
Je pense, m’avait-elle dit, que c’est la pire douleur ce doit être le pire
chagrin au monde que de savoir ses enfants
malheureux. Et c’est la seule douleur
de sa vie dont elle me fit part, sur les autres

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mais dont le souvenir – ou la honte –
avait fait courir la pauvre enfant
devant elle toute sa vie, un être
pourchassée, toujours fuyant de plus en
plus loin, jusqu’à aboutir à ce que
nous appelions les "villages de misère
d’Adèle". Elle y faisait la classe un an
an ou deux ou deux ans, rarement plus, et dès que
la vie y devenait peut-être un peu
moins dure, la voilà partie pour un
autre poste encore plus perdu sauvage. On eût
dit que jamais elle ne se punirait assez pour
de s’être trompée sur l’ égarée en amour
à l’âge de la tendre jeunesse vulnérable.
Maman plaignait aussi Anna, mariée
trop jeune à un homme sans doute bon
et affectueux, mais qui ne lui convenait ni
par l’éducation, ni par la sensibilité Anna
ayant et dont dont
et dont
s’étouffèrent peu à peu, dans une vie
sans horizon, les dons exceptionnels.
Anna Elle m’a toujours fait penser aux Trois Soeurs
de Tchekov et je la revois souvent, debout,
immobile à une fenêtre de sa maison, qui
regardant au dehors sans rien voir, comme
un être qui sait que le destin a passé qu’il a manqué à son destin et
qu’elle n’a pas eu le courage de partir,
qu’il ne repassera plus. Ce que ce coeur
contenait de mélancolie je ne m’en doutais quand j’étais jeune
me glaçait de peur
pas quand j’étais jeune. J’ai mis du temps
à prendre ma soeur Anna en grande et
profonde compassion.


Maman voyait notre Rodolphe, il n’y

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n’aboutissais-je le plus souvent qu’à des
mots vides ou fameux que je n’avais
jamais employés avant ? Je me lancais
de tous côtés, dans l’humoristique, dans
le drame à la Edgar Allan Poe, dans
le portrait réaliste. L’exaltation tombée,
qui m’avait peint un moment ce
que j’entreprenais sous les aspects les
plus délirants, je voyais bien que ce
n’étaient qu’enfantillages, bleuttes bluettes
157 sans valeur. Rien là sur quoi baser
un projet, une vie, en tirer même un
peu d’espoir. Je déchirais les pages.
J’avais fini par m’acheter une petite
machine à écrire portable portative, toute légère,
qui, sautait presque hors de sa planchette,
à l’usage, car je m’étais imaginée que,
tapée [][illis.] en caractères pour ainsi dire
ineffacables, ma phrase, du fait même
prendrait plus de forces et de forme.
Je pense que j’arriverais seulement d’abord
à la faire plus courte et à éliminer
autant que possible des mots dont il
fallait chercher l’orthographe dans le
dictionnaire, ce qui fut peut-être tout
de même un progrès.


Parfois une phrase de tout ce déroulement
me plaisait quelque peu pendant un moment Elle
semblait avoir presque atteint cette
vie mystérieuse que des mots pourtant
pareils à ceux de tous les jours
parviennent parfois à capter à
cause de leur assemblage comme tout neuf.

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glissant vite, disant: C’est peu, c’est pas
grand-chose… ou se taisant.


Comment son coeur n’eût-il pas repris
vie, recommencé à espérer, retrouvé confiance avec moi
et pour moi qui était bouts-en-train
à mes heures, habile à imiter les orignaux
de notre ville, la faisant souvent rire
à en perdre le souffle et qui, en amour,
l’inspirait alors comme je respirais,
ne m’y laissant pas prendre encore.


Une seule de mes activités lui faisait
peut-être un peu peur... C’est quand je
m’isolais, soir après soir, pendant plus
d’un mois, dans la petite chambre de façade,
au troisième, mon refuge , au grenier, tant
aimé, lorsque j’étais enfant, que j’avais
réintégré vers l’âge de seize ans vingt-
deux ans, ma petite chambre du grenier
où m’avaient visitée mes premiers songes –
et je dont je sais maintenant que ce sont
eux qui
qu’ils alimentent toute une vie et
l’orientent. Et qu’il est curieux que ce
soient eux, comme des éclaireurs, longtemps
d’avance, des choses à venir, qui viennent,
à l’âge de notre plus grande ignorance de
nous-même, nous en apprendre plus sur
nous que rien d’autre sur le ensuite nous en
apprendra jamais autant.


Là je nourrissais griffonais des pages. Il me
venait comme des espèces de contes en
tête. Je m’efforçais de mettre cette
palpitation en moi dans des en mots. Cela paraissait
si facile vivant au départ, comment donc n’arrivais-je

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me mettait en garde avec une sorte de
rancune:
— - C’est le côté des illusions.


Vivante, animée, espiègle comme je
paraissais l’être et l’était sans doute encore,
la vie était néanmoins dans la pomme
si l’on peut dire, ou du moins le fond
en moi de l’insouciante gaieté était miné.
Il ne se passait guère de jour sans que
ne se présente à moi l’idée étrange
que je n’étais pas ici tout à fait chez
moi, que ma vie était à faire ailleurs.
Elevée à la française où trouverais
trouver autour de moi de quoi me
nourrir, me soutenir ? A part nos
répétitions du Cercle de Molière, presque rien.
C’est à Winnipeg que je devais j’accourais
entendre de grands des concerts de musique
ou voir passer, sous mes yeux éblouis,
la suite des grands personnages de
mon adolescence, Lear, Richard ou
la pauvre Lady Macbeth devenue fable
et
flairant san sans fin sa main que
tous les parfums d’Arabie ne laver
laveraient pas de son odeur de sang.
C’était toujours la même départition répartition
odieuse ; d’un côté, nous jouions du
Labiche, Brieux, Bernard, même
Molière – plutôt gauchement, et c’était gentil,

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Mais elle ne me paraîssait pas de moi. Me
revenait-elle de quelque lecture ? Ou
provenait-elle d’un moi non encore
né, à qui je n’aurais accès de longtemps encore,
mais qui, de très si loin , encore dans l’avenir consentait seulement
de temps à autre, à m’indiquer brièvement
la route par un signe fugitif. Je perdais
patience. Je descendais de mon perchoir.
Maman, soulagée, me voyait partir,
ma raquette de tennis sous le bras, ou
gagner la ruelle où j’enfourchais ma
bicyclette pour m’en aller toujours –
n’était-ce pas en soi un curieux indice –
vers les petits bois de chênes, du côté
du soleil couchant.


Maman, un jour, me le fit remarquer
et que, si je partais à cette heure un
peu tardive, c’était immanquablement pour
rouler vers l’ouest. Qu’est
— - Qu’est-ce donc qui t’attire de ce côté ?
- C’est le plus beau, dis-je, embelli
longtemps après le couchant par des couleurs
qui mettent du temps à s’en aller.
- Ton père , fit aussi, fit-elle, se
tournait de ce côté. Au plus creux
de nos mauvaises années, il s’asseyait
toujours, le soir, face à ce côté l’ouest, te
souviens-tu, et alors il se prenait reprenait
à espérer que peut-être nous pourrions
nous échapper enfin de nos difficultés et être un peu heureux avant
de mourir.


Et elle qui était pourtant si portée à les
chérir aussi me autant que nous tous,

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nous insufflait de l’enthousiasme
maintenant dans l’enthousiasme et
une sorte d’audace frisant la révolte ouverte?
Nous étions usés, je suppose. Il y
avait déjà beaucoup de défection
... ou de départs. Un jour ou l’autre
devait se représenter présenter à chacun
de nous l’inévitable butation : passer
du côté anglais, se laisser avoir tout
de suite plutôt que d’éterniser cette
mort lente ; ou alors s’en aller
respirer de l’air natal.


Une, deux, puis trois années
d’enseignement à St. Boniface avaient
passé vite malgré tout pour moi.
J’avais commencé à mettre de côté,
en vue d’ pour un éventuel départ, bien peu
d’argent chaque année, étant donné
les difficultés matérielles toujours aussi
graves dans lesquelles nous nous
débattions, maman et moi. Où vais-je ?
Au Québec ? L’été précédent, des amis
m’y avaient amenée en auto, au temps
des grandes vacances. Nous roulions
tard un soir vers la fin du voyage
pour coucher cette nuit-là en terre québécoise.
Le voyage avait duré près d’une semaine.
A l’arrière de l’auto, je tombais de
sommeil, mais me retenais de dormir.
C’eût été un affront à la vieille
mère patrie, il me semblait, que de lui
arriver, pour la première fois, endormie.

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s’était aimable; mais de l’autre, j’entendais
des grandes paroles faites pour retentir
indéfiniment dans l’âme qui les a
accueillies.


Je n’étais pas sans m’apercevoir que
notre vie en était une de repliement sur
soi, presque inévitablement menant à une
sorte de sécheresse d’assèchement. Le mot d’ordre était
de survivre, et la consigne principale, même
si elle n’était pas toujours formellement
énoncée, de ne pas frayer avec
l’étranger. Il me semblait sentir
s’échapper de moi un peu tous les jours
un peu plus de force vive.


J’ai encore Je retrouve encore dans
mon souvenir des bouts de prêches de ce
temps-là, presque constamment ronchonneurs,
la plage étant présentée comme un
endroit maudit, la danse, une abomination
– surtout la valse lente de mes vingt ans –
les longues fréquentations, un péril mortel,
surtout particulièrement celles entre les ‘‘nôtres’’ et les
‘‘autres’’ menant entre à des mariages
mixtes, la plus grave des calamités.


On eût dit parfois que nous
vivions dans quelque enceinte des temps
de guerre religieuse, au temps d’une k abbé assiégée
ou de quelque autre malheureuse cité,
protégés bardés des tous côtés par des
défenses, des barbacanes, des interdits.
Où était la ferveur à la Jeanne d’Arc
de mon adolescence, cette loyauté à nous-mêmes
et à ce que nous avions de meilleur qui

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oui, mais peut-être pas du coeur,
comme les Juifs, comme d’autres dispersés.
Nos gens, dès qu’ils sont éloignés, ne
sont plus tout à fait nos gens. J’ai
beaucoup souffert de cette distance
que les Québécois mettaient alors et
mettent encore entre eux et leurs
frères du Canada français. Maintenant
que je vis depuis longtemps au Québec,
heureuse – en tout cas plus heureuse
que nulle part ailleurs dans le monde –
que j’y ai été honorée de la plus haute
récompense littéraire qu’accorde son
le gouvernement, et que j’ai reçu,
en retour de mon infini amour
pour cette terre, à mes ancêtres à moi
mille bons témoignages d’affection,
j’ai presque envie de sourire de
la déception de ma jeunesse hypersensible.
C’est d’ailleurs un trait de caractère
à tous, auquel nous devrions du
moins nous reconnaître, que cette
sensibilité trop vite blessée. N’empêche
que je sens quelquefois à travers l’estime
dont on m’entoure – surtout peut-être
à cause de Bonheur d’Occasion –
comme un regret que l’auteur aimé
d’un bon nombre ne soit pas né au
Québec. Et peut-être aussi parfois
comme un obscur ressentiment
ou grief – comment l’appeler autrement –
chez certains de moins que, solidaire
comme je le suis du Québec, ce ne soit pas

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Mais, à la fin, je n’en pouvais plus. Mes
yeux se fermaient malgré moi. Et toujours,
quand je parvenais à les rouvrir, ces
indications, ces annonces en anglais
seulement ! Alors je suppliai mes amis,
si je m’endormais pour de bon, de
m’éveiller, de grâce, au moment où
nous traverserions la frontière.


Qu A quoi est-ce que je m’attendais ?
Que tout d’un coup tout soit serait changé ? Que
la langue que l’on m’avait dite la plus
belle et la plus douce coulant coule de source
de toutes les bouches ? Que l’amitié brillerait brille
dans tous les regards ? Que je serais
instamment instantanément sans doute ? reconnue, acceptée. ‘‘Ah,
dirait-on, c’est une des nôtres de
retour !’’ Et il y aurait joie à cause
de l’enfant retrouvé !


Au lieu de quoi je fus cette
curiosité, une petite franco-manitobaine
et qui parle encore le français, bravo pour
elle ! Ou parfois ‘‘la petite cousine
de l’Ouest.’’ J’avais beau expliquer :
mes parents tous deux sont nés au
Québec, je reviens au pays. Pour
personne, j’étais l’enfant retrouvée.
Toujours d’ailleurs je Je restais quelque tout de même
quelque peu une étrangère. ‘‘Sympathique, parlant
comme nous autres, mais pas tout à
fait de la famille.’’ C’est alors que
j’ai compris que nous, Canadiens
français, n’avons peut-être pas le
sentiment du sang. Celui de la nationalité,

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Toupin qui a dit que rien n’est plusqu’il est déjà bien difficile
de découvrir que le son de sa propre voix, et rien
rien n’est plus vrai c’est la vérité même n’est plus vrai. ) J’aspirais à une
patrie, et ne savait où elle était, et
peut-être au fond la souhaitais-je
déjà faite de tous les hommes et du
monde entier. A un passé, et il se
dérobait à moi. A un avenir, et j je
n’en percevais rien à l’horizon !


Puis, tout à coup, j’émergeais de cette
mélancolique recherche et, en ne cherchant
plus, trouvait tout de tout et d’abord ce
courant inconnu et merveilleux
de la vie et de la jeunesse, qui m’entrainaît,
nous porte et nous entraîne et nous
comble à chaque instant, puisque nous
avons les mains libres encore, chargées
d’aucune seulement
que seulement tendues vers ce qui passe.
Maman, de me voir redevenir gaie, en
oubliait les dettes, les taxes, les intérêts
composés, ce cercle infernal nous qui
tenant de plus en plus resserré
qui se resserait de plus en plus sur nous.
dans lequel nous vivions enfermés

nous tenait toujours enfermées de plus
en plus étroitement enfermées. Comment
donc était-elle faite et que je voudrais
parfois arriver comme elle à rebondir
du malheur jusqu’au plein soleil. Un
jour, accablée de calculs, n’en pouvant
plus de ‘‘boucher des trous’’, d’emprunter
ici, pour payer celui-là, de courir au
plus pressée, de colmater partout, partout,

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à l’exclusion du reste du pays canadien
où nous avons, comme peuple, souffert,
erré, mais aussi un peu partout laissé
notre marque.


162 Donc, quand je repartirais, ce ne
serait pas cette fois pour le Québec.
Pourquoi pas alors l’Europe ? La France ?
Oui, c’est cela, j’irais en France. Et elle,
peut-être, me reconnaîtrait pour sienne !
Fallait-il que je sois folle ! Et oui, folle
à
rendue folle à lier par cette maladie
de me sentir quelque part désirée, aimée,
attendue, chez moi enfin. Est-ce que
je n’allai pas dans mes chimères
jusqu’à rêver recevoir en France meilleur
accueil qu’au Québec ? Et le surprenant
est que je devais le recevoir – beaucoup
plus tard – cet accueil surprenant incroyable qui
faillit d’ailleurs me faire mourir sous
le coup d’émotion. Ce qui démontre
cependant que dans ma folie, il y avait,
comme aurait dit Shakespeare, de la raison.


Pour l’instant, tout était cependant
confus dans ma tête comme fans un ciel
tout brouillé chargé de nuages. Bien au fond
de moi-même, que je me cachais soigneusement
tant j’avais peur de son sévère visage à venir, était
mon désir d’écrire alors que je ne savais
rien encore exprimer de façon un peu personnelle
et un peu attirante. (Je crois que c’est Paul

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l’ai jamais vu sortir de la maison, ne
serait-ce que pour aller au potager
cueillir des légumes pour la soupe
et en passant parler à la voisine
par-dessus la clôture, sans revenir
avec quelque petite ‘‘histoire’’ à
raconter, chaque détail les détails
enfilés à la perception
chaque détail
à sa place et la place importante
accordée à ce qui importait et qui
était une surprise toujours. Si bien
que nous guettions son retour, à peine
était-elle partie, assurés qu’elle
allait nous revenir avec une de
observation très drôle et très vraie,
mais d’avance il était impossible de
deviner ce qu’elle serait. Au fond,
chaque pas hors de la maison était
pour elle une sorte de voyage qui aiguisait
sa perception de la vie et des choses.
Elle a été la Schéherazade qui a
charmé notre longue captivité dans la
pauvreté. Et en cela, j’étais Et, maintenant que ma foi,
j’y je repense, que je crois que j’étais alors un peu comme
elle : D un jour, accablée par le sentiment
que jamais nous ne pourrions nous
extraire de nos dettes à présent empilés jusqu’au cou,
et, un jour plus tard, marchant
comme sur des nuages parce que dans
travaillant au grenier, sous ma plume
était venue une phrase qui me
paraissait contenir une lueur de vérité
ce que je cherchais à dire. Miracle ! L’expression

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elle se levait le lendemain une autre
femme, assurée que nous allions
nous en sortir, elle l’avait vu en
rêve ou bien, en s’éveillant, avait entendu
comme un grand souffle libérateur la
dire d’avoir confiante avaient à la être portant à la confiance, nous allions
pouvoir sauver la maison et nous
sauver ensemble tous, les égarés, les
éloignés, les perdus, nous serions
encore au moins une fois [][illis.] rassemblés
pour être heureux ensemble.


Et elle recommencait à m’envoûter,
comme, lorsque j’étais petite, de ses
merveilleux rêves où tout finissait si
bien. Le sait-on jamais ! Par exemple,
notre oncle riche, pourrait bien si mais coriace
pourrait bien subir un connaîtrait
un revirement de coeur et nous léguerait
un gros morceau de sa fortune. Ou
bien encore Anna qui achetait toujours –
c’était clandestin dans ce temps-là –
des billets des sweepstake irlandais gagnerait le
gros lot ? et elle ferait un juste partage.
Mais j’amais encore mieux ses histoires
vraies que celles qu’elle s’inventait pour
‘‘rire’’. As c Autant, dans les inventions,
elle se souciait pas peu de la crédibilité,
autant, dans les autres, le récit reposant
sur la finesse finesse de l’observation, et le sens du
détail détail juste. Où trouvait-elle ses
incomparables petite ‘‘histoires’’ qu’elle racontait
à coeur de jour si son coeur était un peu
delivré de soucis ? Et bien, partout ! Je ne

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s’inquiéter d’où viendrait l’argent du
lendemain, voici que je la retrouve
dans mon souvenir, la tête renversée,
la bouche grande ouverte de rire,
les yeux brillants des larmes de la
gaieté, rajeunie à ne pas le croire, en
plein milieu de ses peines. Qui donc,
ce jour-là, l’a égayée à ce point
que le souvenir heureux émerge
à travers tant d’autres qui sont gris,
moroses, étouffants ? et gris ? Ce pouvait
être moi, à bien y penser ce devait
être moi. Il n’y avait presque plus
que moi pour la soulever encore de
rires
ainsi avec mes folies.


Mes soeurs ainées m’en voulaient
un peu à cause de cela. ‘‘La mère lui
passe tout, disaient-elles. Elle a
un faible pour elle.’’ Ce n’était
pourtant pas tout à fait ainsi. La vérité
c’est que ma mère étant âgée et moi, jeune,
j’étais devenue comme le soleil de sa
vieillesse. Et d’être pour quelqu’un
le soleil de quelqu’un plaît tellement qu’il fait
rayonner encore davantage.


C’est vrai, au fond, que j’ai beaucoup
fait rire ma mère, Et il N’y aurait-il à la
fin de ma vie, que ces pour témoigner en
ma faveur, que ces instants de franche
gaieté dérobés à sa vieillesse soucieuse,
de ma mère que je me pardonnerais peut-être au moins une partie de la peine que je lui ai infligée.
peut-être en partie tant de peine que je lui ai par ailleurs infligée ailleurs [][illis.] tout le reste en fin de compte tant par ailleurs,
tant d’omissions et d’égoïsme de légèreté égoïste

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de la douleur vengerait-elle donc de la
douleur? Ou de dire un peu ce qu’est
la vie nous réconcilierait-il avec
la vie ?


Maman, à cette époque, allait sur
ses soixante-sept ou soixante-huit ans.
L’âge que j’ai maintenant, alors que je
prends le temps enfin de m’interroger sur
ce qu’elle a du pu ressentir d’infini
chagrin. Tout cela est bien curieux. Il
semblerait que l’on ne rejoint vraiment
nos gens que lorsque nous l’on atteignons on atteint
l’âge qu’ils avaient alors qu’à côté d’eux
on ne comprenait rien et à leur vaste
souffrance solitude. (C’est le the q (C’est tout le
thème au fond de la Route d’Altamont où
je n’ai pas cherché à dire pas beaucoup plus
que cette déchirante vérité. ) Je pensais
maman heureuse, je voulais la croire
heureuse parce que souvent encore
elle se laissait emporter par un de ces
éclats de rire débridés surtout si c’était
d’elle-même qu’elle riait se moquait.


Cette femme qui avait vu
brûler vive sous ces yeux, Marie-Agnès, son
adorable petite fille, Marie-Agnès, mon
aînée de trois ans et demie, qui avait
pu voir son fils si beau – peut-être
son enfant préféré – se déteriorer
déterioré par les ravages de l’alcool,
son vieux mari à côté d’elle mourir à
petit feu de chagrin, cette femme
qui n’ avait vécu bien peu de jours sans

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pianiste, avec un répertoire pour satisfaire tous les goûts, depuis allant de
I think I shall never see a poem as lovely
as a tree
... et le Temps des Cerises...
jusqu’à un jazz endiablé. plaisant
donc à peu près à
Il était aussi
excellent caricaturiste (Et je pense
enfin à m’étonner de ces talents
qui fleurissaient chez nous presque
sans même une goutte d’eau pour
vivifier leur fraîcheur.) sinon celle
de notre admiration
Il installait son
chevalet sur la scène un peu de biais
sur la scène, de manière à ce que la
salle pût suivre ses coups de crayon.
Il pigeait une tête au hasard dans l’assistance
et, à grands traits, se mettait à prenait
à l’esquisser. Venait le moment
où le bonhomme visé était reconnu
par les autres, lui-même se reconnaissant
un peu après. Alors courait dans la
salle un murmure gonflé de la plus
vive admiration, devant pareil prodige
d’exécution. Nous avions aussi dans
notre groupe une manière de clown,
un grand dégingandé, qui n’avait
qu’à paraître, longs bras ballants,
longues jambes comme échasses, sourire
un peu vacant sur un visage toujours ailleurs,
pour que toute la salle partit d’un
grand rire fau comblé. Ses
saillies et boutades cependant, dont
il en improvisait une bonne partie chaque
sur le soir, le lui méritait amplement.

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Bonheur d’OccasionchapitreVIII Environ ce temps-là


Vers ce temps-là, une bande de
garçons et filles de notre ville, quelque peu
doués doués, les uns pour la musique,
d’autres pour la danse ou, comme moi,
pour la ‘‘déclamation’’ ainsi qu’on
disait alors, nous nous étions liés en
une sorte de compagnie ambulante qui
parcourait, en tournée de spectacles, les
paroisses de langue française au
Manitoba. Nous étions le modeste
pendant, si l’on peut dire, de ces
qu théâtre d’été d aujourd’hui, sauf
que nous, loins d’être subventionnés
par qui que ce soit, nous devions
venir en aide à ‘‘nos oeuvres’’.
En l’occurence, il s’agissait de recueillir
quelques des fonds destinés à renflouer
le Collège des Jésuites à Saint-Boniface,
à l’égard de presque toutes nos institutions
confessionnelles, toujours plus ou
moins au bord de la dèche catastrophe financière.


Nous étions dix, douze, je ne sais
plus au juste. L’un était bon pianiste
avec un dont le répertoire, allant du Doux
I think I shall never see a poem as
lovely as a tree
... et le aux Temps des Cerises
et pièces à un jazz endiablé, avait de quoi
satisfaire tous nos auditoires.


Nous étions dix, douze, je ne me
souviens plus au juste ! L’un, était bon → (1)

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2 je recevais recueillais. Mais Il est vrai, que nos
publics, avant la levé, avant la culture
et les ministères d’Affaires culturelles,
étaient peu exigeants. (Encore que nous
ayons avons parfois trouvé fort dur de faire
rire rire de de ces petites salles de campagne endimanchées à mine solennelle foules de campagnards
endimanchés
, à mine solennelle. ) Notre
programme comprenait, encore en outre des saynète,
des chants, des airs d’accordéon, des
pas de danse. En somme, un aimable
et gai tourbillon de jeunesse un peu folle.


Et nous voilà lancés sur les
routes du Manitoba, notre journée faite
à chacun, qui à sa classe, qui à son
bureau ou à son guichet. Empilés
jusqu’au toit dans deux vieux tacots
avec une partie de nos décors, nos costumes,
les instruments de musique, le chevalet
de Fernand, le coffret à maquillage, nous
filions, les soirs de semaine par de petites
routes déjà envahies par le crépuscule,
vers les villages proches, nous gardant
les plus éloignés pour les fins de semaine.


C’est alors que j’ai véritablement fait
connaissance avec nos petits villages
français du Manitoba, que je ne reconnaîtrais savais
pas encore
plus tard si semblables à ceux du
Québec avec leur centre invariable : église,
presbytère, couvent, cimetière... quoique quoi de toutes
parts, ici, cernés d’infini et de silence !
Seuls, fragiles au bout de la longue
plaine rase, ils étaient attirantsémouvants à
voir
et prenaient singulièrement le coeur.


Nous nous sommes produits à Saint-Jean-Baptiste

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I pianiste dont le possédait un répertoire avait de quoi de nature à plaire
à tout le monde, depuis les airs valses langoureuses
de ce temps-là jusqu’à un jazz déjà endiablé.
Il était aussi habile caricaturiste. (Et je pense
enfin aujourd’hui à m’étonner de ces talents qui fleurirent fleurissaient
abondamment chez nous dans notre si abondamment nombreux [][illis.] de notre
isolement sol pourtant sans soins sol pourtant presque (en friche)) Il s’installait à son chevalet
sur la scène un peu de biais, de manière
à ce que l’assistance pût suivre ses
coups de crayon. Il pigeait une tête au
hasard dans la foule et, à grands
traits, se mettait à l’esquisse. Venait
le moment où le bonhomme visé
se reconnaissait était reconnu par les
autres, lui-même se reconnaissant peu
après. Alors courait dans la salle un
murmure gong gonflé d’approbation. Nous
avions avisé dans notre groupe une
manière de clown, un grand dégingandé,
longs bras ballants, couverture arriere jambes en échasses,
sourire en peu vacant sur un visage
ahuri. Il n’avait qu’à paraître pour
déclencher un long rire l’étrange rire heureux de l’homme qui se reconnaît dans son image ridiculant quelque part heureux et comblé. [][illis.] heureux fou
Par ses saillies et boutades, qu’il
improvisait en bonne partie sur place, d’une
drôlerie irrésistible notre grand Gilles méritait
Mais il méritait
le notre grand Gilles par ailleurs (le [][illis.]) bien par ses saillies et
boutades qu’il improvisait en partie sur-le-
champ et qui étaient d’une drôlerie irrésistible cocasserie [][illis.].


Moi-même, un peu à la manière
d’Yvon Deschamps déjà, mais en beaucoup
moins bien réussi, j’inventais des dialogues monologues
qui devaient tout de même produire leur petit effet
si je m’en remets aux j’en pouvais juger jugeais d’après les applaudissements que

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4 en haut de l’échelle, tous un peu
essoufflés, le curé tirant sur remoulant
sa soutane, les dames, leur jupe,
mais ils eurent quand même grand air lorsq
un peu plus tard,
lorsqu’ils eurent pris
place sur les chaises disposées par
rangées de quinze avec, au centre de la
première, pour les dignitaires, trois bons fauteuils.
Comment on avait pu les trimba hisser
là-haut, on se s’est longtemps demandé.


Jamais je n’ai passé une soirée
aussi parfumée. Toutes les bonnes odeurs
de l’été paraissaient ici captivées – ou
venues d’avance – comme cette jusqu’à une
[][illis.]
presque imperceptible odeur de vache,
très loin, quelque part dans les champs
alentour,


Jamais je n’ai passé une soirée
aussi parfumée. Toutes les bonnes odeurs
de l’été y paraissaient captivées, venues
peut-être avec une brassée d’herbe et ou
un peu de terre pris aux pieds des gens pris
en traversant
comme ils traversaient les champs. et qui
Jointes au meuglement lointain d’une
vache à son pieu elles faisaient faisait on ne peut plus
théâtre de plein air.


Dans des villages reculés ou très petits nous


Nous donnions assez souvent quelquefois notre
spectacle à la clarté d’une lampe à essence.
Est-ce à Saint-Jean Baptiste ou plutôt
Un soir, est-ce à St-Jean Baptiste ou
plutôt à l’Isle-des-Chênes, la lumière
commença de baisser... baisser... et

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3 à Letellier, à Notre-Dame de Lourdes à La
Broquerie, à Sainte-Agathe sur la rivière
Rouge. C’est là, je crois me rappeler, que
nous avons donné notre spectacle
dans le beau grenier à foin d’une
étable toute neuve tout juste construite
à l’orée du village. Nous l’étrennions
en quelque sorte. En tout cas, il n’y
avait pas encore d’animaux de ruminants d’installés
dans les belles stalles propres d’en bas.
Tout juste peut-être un peu de foin y
avait été apporté d’avance.


Parvenus en haut, l’échelle
escaladée avec tous nos bagages,
nous nous sommes trouvés dans la
plus belle grande salle imaginable sous
son immense plafond recourbé. Un
dôme hermétique, sans fenêtre, sans
ouvertures sans ni trous nulle part pour en interrompre
la parfaite belle ordonnance. C’était déjà à
l’image
coulés Ainsi nous avons dû être
les premiers à jouer dans une salle
tout à fait moderne à l’image des plus
audacieuses réalisations actuelles. A
l’avant de [][illis.] de la salle, des
madriers disposés en tréteaux nous
renvoyaient, toutefois, aux plus anciennes
traditions du théâtre. De chaque côté, de
petites cachettes fermées par des rideaux
de sacs à patates, nous servirent de
coulisses, salles d’habillage, loges, tout
ce que vous voulez. C’est de là, par
les trous dans les sacs de jute, que
nous avons vu arriver notre beau monde

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6 ment remerciés par les curés. Certes il y en
avait parmi eux de ronchonneurs, de
disputeux, d’autoritaire et même de
despotiques même. Pourtant, à évoquer ces heures
où ils furent peut-être heureux, il me
semble retrouver plutôt dans mon souvenir
de doux vieux hommes rieurs, un
peu naïfs et d’une bonhomie de pères
de famille dès qu’étaient assemblés leurs
gens autour d’eux dans une atmosphère
de réjouissance.


Un de ces vieux prêtres se mit en tête, un soir,
de servir à son monde une bonne petite leçon
sur l’art de réussir dans la vie en nous prenant
tour à tour en exemple, nous les acteurs, mis
ainsi dans l’embarras
et sous notre[][illis.] nez.
— - Ainsi, dit-il, de celui d’entre nous qui
dansait à la claquette, pensez-vous que ce
disciple de Terpsichore, ce beau sautilleux,
s’est élevé dans son art du jour au
lendemain ? Non, non, mes amis ! Depuis
longtemps il doit s’exercer tout seul dans
un coin reculé de sa maison – peut-être
dans sa grange. Et là, pendant des heures, il
sautille et claque... claque... claque...


Pour parler à sa poignée de gens dans cette
chaude intimité le vieux curé avait gardé sa et sur un sujet si profane
le vieil homme, curieusement, avait pris sa grande
voix de prédication n’admettant pas de réplique et portant loin.
Tout à coup, il fut question de moi, à ce que je qu’il me sembla, et
je me mis à trembler.
— - La belle petite jeunesse, tonna-t-il, que vous
avez vue s’avancer, saluer avec grâce, et la
voilà partie... parle... parle... parle...

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5 En un de ces endroits, un soir, la lumière ayant
avait commencé de baisser impercepti-
blement depuis assez longtemps déjà sans
que nous sachions encore de quoi il
retournait. A la fin, le pauvre Fernand,
sur la scène, en train d’esquisser
une tête qu’il ne voyait plus guère, ne
comprenant rien à ce qui se passait, se
croyant peut-être les yeux malades,
se plaignit tout à coup à voix haute
et affligée :
— - Je ne vois plus ! Je ne vois plus !


Aussitôt se précipita un costaud
qui d’un bond fut sur la scène, d’un
autre bond sur la table qui s’y trouvait,
et de là, en étirant le bras, attrapa
la lampe à suspension. qu Il la fit
descendre sur sa chaise cependant
qu’arrivait à la rescousse un camarade
muni d’une petite pompe à main. Alors
ce fut comme chez mon oncle Excide, quand
j’étais enfant. L’on souffla de l’air dans
le manchon, la flamme reprit vie, nous
fûmes inondés d’une lumière crue et grésillant comme d’un tourbillon d’insectes affolés, éblouissante,
et qui grésillait comme un tourbillon d’insectes Nous nous sommes alors aperçu que nous avions
donné une bonne partie de notre spectacle dans une demi obscurité.
Des gens s’en plaignirent, disant qu’ils en avaient
manqué des bouts et n’en avaient pas eu
pour leur argent. Nous avons tout recommencé
à partir du commencement. Et la foule a ri tout
autant que la première fois. Est-ce étonnant après
cela que j’aie pu me croire promue à une brillante carrière
artistique ?


A la fin de ces soirées, nous étions habituelle-

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8 doigts, la pressant quelque peu, et alors
jaillit… ‘‘visite… réjouissant
mon vieux[][illis.] coeur…’’


Ce fut ainsi tout au long de l’aimable
discours. Après ‘‘le vieux coeur tout réjoui...
et une longue pa on entendit... ‘‘tout
réjoui de nous voir tous ensemble...’’
puis après un silence encore plus long
que d’habitude...’’ tous ensemble
réunis


Ce fut ainsi tout au long de l’aimable
discours. Après ‘‘le vieux coeur...’’ on
entendit... ‘‘coeur tout plein empli de
la paternelle sollicitude...’’ et ensuite...
‘‘de la paternelle sollicitude d’un vieil
ami de La Broquerie...’’


Immanquablement un bout de
phrase lui échappait aussitôt prononcé
lui échappait. Immanquablement, après un
moment de déroute, souriant de nouveau
en relevant le visage, il avait, tout
l’air d’avoir de l’avoir retrouvé au fond
même de sa barbe.


Sans cesse le bout de sa phrase lui
échappait, errait, se perdait. Et puis, chaque
fois, tout réjoui, en relevant le visage
il avait l’air de l’avoir trouvé il
avait l’air de il semblait l’avoir

l’avait retrouvé encore une fois.


Sans cesse le bout de sa phrase lui échappait.
Chaque fois, tout souriant et content, il
avait l’air de la retrouver dans sa barbe
la soyeuse comme vieille barbe comme les vieux plis soyeux d’une barbe toute pleine de ses jongleries
et de ses souvenirs.

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7 sans bout de papier… rien pour aider la mémoire…
Fallait donc qu’elle ait tout ça dans la tête...
la coquine ! Et parle... parle... parle... On ne
perdait pas un mot, on comprenait tout. Pensez-vous
qu’elle soit arrivée à tout deperfection disposition rien
qu’en disant un beau matin Moi là je
m’essaye ? Non, non, non ! Elle a dû jouer jouer
des heures devant son miroir... essaie cette
petite grimace-là... pratique ton petit sourire...
fais tes gestes d’ensorceleuse... Et c’est
ainsi, mes amis, que s’obtient le succès l’on arrive
l'on arrive dans la vie. Il y a pas d’autres moyens C’est ainsi que s’obtient le succès.


Une autre fois, c’estA La Broquerie, je pense,
le curé, un beau grand vieillard à
opulente barbe blanche comme neige,
parlait, lui, à voix toute douce, hésitante,
faisant à tout instant de longues pauses
étranges, comme s’il avait perdu le fil et
devait retrouver au moins le bout de
la phrase précédente pour enchaîner et aller
un peu plus loin.
— - Mes jeunes amis artistes... commença-t-il,
et s’arrêta déjà, comme tout perplexe, pencha
le visage, son regard se trouvant ainsi
à regarder chercher apparemment dans
sa barbe. Alors une sorte de sourire
éclaira le doux visage. Il le releva et
nous dit : ... — ‘‘amis artistes venus de
si loin nous rendre visite...’’


Et de nouveau, le voilà perdu, le regard
abaissé vers sa barbe, et même du bout des

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8 doigts la pressant quelque peu. Alors
jaillit… ‘‘visite charmante réjouissant
mon vieux coeur…’’


Ce fut ainsi jusqu’à la fin
de l’aimable discours. Après ... ‘‘mon
vieux coeur...’’ on entendit ... ‘‘vieux coeur
tout empli de paternelle sollicitude...’’ et
ensuite ... ‘‘sollicitude d’un vieil ami
de La Broquerie...’’


Chaque phrase sombrait dans une
sorte de doux bredouillement un peu timide
confus et gêné
timide. Puis le vieux vieill vieil
homme prêtre, encore une fois rassuré, semblait
en en
avait de nouveau retrouvé
le fil en sondant sondant apparemment les plis soyeux de
sa barbe comme quelque comme tout un tel vieux nid [][illis.] de
jongleries, de souvenirs de et mots
tendres.


Maman, pourtant couche-tôt d’habitude brisée de
fatigue le soir
après [][illis.] une journée toujours si bien remplie,
s’efforçait, tout de même de m’attendre pour se
faire raconter
quelque fût l’heure à laquelle
j’arrivais je rentrais de m’attendre pour m’entendre se faire raconter le récit tout de suite
de la soirée.


Quelquefois la fatigue avait raison de sason ardente
curiosité. Je la trouvais endormie. Comment ai-je donc
172 eu le coeur alors si souvent alors malgré tout de l’éveiller. Il est vrai
Je ne savais pas alors il est vrai que elle déjà elle dormait déjà très peu, trois
ou quatre heures par nuit au plus. Mais l’aurais-je su
aurais-je pour que je n’aurais pas pour autant compris je suppose, compris ce que c’est que de
ne presque plus dormir. Je m’asseyais au bord de son

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Moi-même j’inventais des monologues,
très modestes un peu à la Yvon
Deschamps en beaucoup moins vif talentueux,
assez comiques pourtant, si j’en
jugeais pas les applaudissements, mais,
c’est vrai, nos publics de campagne,
avant la télé, avant la Culture,
encore peu gâtés, n’étaient pas exigeants.
Moi-même j’inventais des monologues
un peu à la Yvon Deschamps, déjà en beaucoup
moins talentueux
quoique en beaucoup
moins frappés bon, assez comiques pourtant
si je peux m’en remettre aux applau-
dissements que je recueillais. Mais, il
faut le dire, nos publics de campagne,
avant la télé, avant la Culture, étaient
peu gâtés, peu exigeants. Encore que cela
ne soit pas aussi sûr qu’on le
dise. Hier comme aujourd’hui, Il
fallait travailler dur pour arracher
un rire à une de ces salles de
campagnards à mine solennelle. Notre
programme comprenait encore des
saynètes, des chants, des pas de danse.
En somme, un aimable et un peu fou
tourbillon de jeunesse.


Et nous voilà, deux ou trois fois
par semaine, lancés sur les routes du
Manitoba, notre journée faite à chacun
qui à sa classe, qui à son bureau. Empilés
jusqu’au toit dans nos deux vieux tacots
avec une partie de nos décors, nos costumes,

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les instruments de musique, une guitare,
le chevalet de Fernand Tellier, le
coffret à maquillage, nous filions,
les soirs de semaine, par de petites
routes déjà envahies par le crépuscule,
vers les paroisses villages proches, nous
réservant les plus les fins de
semaine aux plus éloignés.


C’est alors que j’ai véritablement
fait connaissance avec nos petits
villages français du Manitoba,
que je devais reconnaître plus tard
identiques à ceux du Québec, taillés
sur le même modèle : église, couvent
presbytère en formant le centre, coeur,
que leur isolement, dans la plaine
pourtant rare et ouverte, protégeant
encore de toute autre influence.


Nous nous sommes produits à
Saint-Jean-Baptiste, à Letellier, à
Notre-Dame de Lourdes, à S la
Broquerie, à Sainte-Agathe sur la
rivière Rouge. Est-ce là Est-ce que
ce C’est pas là je crois C’est à Sainte-Agathe, je crois me rappeler, que nous avons
donné notre spectacle dans le beau
grenier à foin de la d’ neuve étable toute neuve
tout juste érigée à l’orée des villages ?
Notre troupe l’étrênnait pour ainsi dire.
En tout cas il n’y avait encore aucun
bovin, aucun ruminant d’installé
dans les belles stalles propres d’en bas,
tout aussi recueillies pour l’instant encore que des
stalles de monastère.

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Parvenu en haut, la longue
échelle escaladée avec tous nos
bagages, nous nous trouvâmes dans
une somptueuse belle grande salle
spacieuse sans fenêtres ni ouverture ni
trous nulle part pour
sous son
immense plafond recourbé, sans
fenêtres ni ouvertures, ni trous nulle
part pour en rompre la belle coulée.
Un dôme hermétique à l’image de
nos plus belles réalisations d’aujourd’hui.
Déjà un peu le pavillon des U. S. A.
à l’Expo universelle à Montréal en 1967.
A l’avant, des madriers disposés sur
des trétreaux, eux, nous renvoyaient
aux traditions anciennes du théâtre. De
chaque côté, de petits enfoncements
fermés pas des rideaux de sacs à patates,
nous servaien servirent de coulisses,
salles d’habillage, loges, tout ce que
vous voudrez. C’est de là, par les
trous dans la du rideau de jute, que nous avons vu
arriver notre beau monde par au bout de l’échelle
branlante, quelques-uns, de la paille
dans les cheveux, le curé essoufflé,
remontant sa soutane, les dames, leur jupe,
mais tous eurent quand même grand
air quand ils eurent pris prirent place sur
les chaises disposées par rangées de
douze avec, au centre de la première,
trois larges fauteuils de cuir hissés là-haut
pour les dignitaires, et dont nous n’avons on ne sut
jamais comment on s’y était pris pour
pas su

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comment on avait bien pu s’y prendre pour les hisser là-haut.les y trimba remorquer.


Jamais je n’ai passé une soirée
aussi parfumée. Toutes les bonnes
senteurs de l’été y paraissaient captives,
venues peut-être avec une seule brassée
d’herbes ou un peu de la terre aux pieds
des gens même peut-être un peu de
bouse prise en traversant les champs et
qui, mêlées à un meuglement
lointain, faisant on ne peut plus théâtre
de grand air de plein air.


Nous donnions assez souvent notre
spectacle à la clarté d’une lampe à essence.
Est-ce à Sainte Agathe ou plutôt à St-Jean-Baptiste
ou ailleurs que, la lumière ayant commencé à
baisser peu à peu depuis un assez bon moment, il
en vint à faire si sombre dans la salle
et sur la scène que le malheureux Fernand,
tout concentré sur son esquisse et ne
comprenant pas pourquoi il ne la
distinguait à peine plus, se croyant
peut-être les yeux malades,
gémit :
— - Je ne vois plus. Je ne vois plus.


Aussitôt un costaud se
détacha de la foule, sauta sur la scène
et de là sur une table qui s’y
trouvait, attrapa la lampe à suspension de
bond son long bras, la descendit fit

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descendre à son niveau, cependant qu’arrivait
quelqu’un d’autre avec une petite pompe
à main, et le voilà soufflant de l’air
dans le manchon. Et la lumière
revint, éblouissante. Nous nous sommes
alors aperçu que nous avions donné
une bonne partie de notre spectacle dans
une demi obscurité. Des gens s’en
plaignirent, disant qu’ils en avaient
beaucoup perdu, nous priant de
recommencer à neuf, et à la fin c’est
ce que nous avons fait, nous la deuxième
scéance nous menant bien jusque vers les deux heures
de la nuit.


Presque toujours nous étions remerciés
par le curé. Ah, les curés de ma jeunesse
au fond du Manitoba ! Il y en eut de
ronchonneurs, d’autoritaires, de despotiques
même. Pourtant je revois maintenant dans
mon souvenir, beaucoup plus, me semble-t-il,
de doux vieux hommes rieurs, un peu
naïfs, portés à une bonhomie extraordinaire
quand nous étions réunis entre nous ainsi pour
nous amuser et qui si naturellement alors
il f ils prenaient parmi nous assumaient alors le rôle parmi nous
d’un de père de famille tout réjoui de voir les
siens assemblés au complet autour de lui.


Un soir, un de ces curés se mit en tête
de faire donner servir à ses gens une sorte de leçon sur
la manière de réussir dans la vie, en
nous prenant, nous les acteurs, comme exemples.
— - Voyez, disait-il à propos de celui
d’entre nous qui dansait à la claquette, voyez

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cet ardent disciple de Terpsichore, ce beau
sautilleux, ce chevalier volant, et dites-moi
bien franchement: croyez-vous qu’il
a pu s’élever si haut dans son art du
jour au lendemain? Mon avis est que ce
n’est pas d’hier qu’il s’exerce
dans un coin reculé de sa maison –
ou de sa grange – et claque, claque, claque...


Les gens opinaient de la tête. Le plus
extraordinaire était que, pour parler à
sa poignée de gens dans cette chaude
intimité, et sur un sujet aussi profane, le
vieux prédicateur avait gardé sa
voix de tonnerre des dimanches, lorsqu’elle
devait porter au jusqu’au fond de l’église. et
jusque sur le parvis les jours de grande assistance

Tout à coup, à ce qu’il me sembla, et je me
mis à en trembler, il était question de
moi :
- La belle petite jeune fille, tonnait-il,
que vous avez vue s’avancer pour nous
saluer si gracieusement, et la voilà
partie à parler... parle... parle... parle...
sans bout de papier à la main. Fallait Faut donc
qu’elle aille tout ça dans la tête. Pensez-y
mes amis ! Parle... parle... parle... Et
on comprenait tout. On ne perdait pas un mot.
Pensez-vous qu’elle a appris tout ça
sans répétitions ? Ah non, je la soupçonne,
la petite coquine, de s’être campée devant
son miroir dans sa chambre, et là, parle,
souris, fais tes petits gestes d’ensorceleuse.
C’est ainsi, mes amis, que s’obtient le

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succès dans la vie.


Un autre soir, c’est à La Broquerie, je pense,
un auguste grand vieillard, à opulente barbe
blanche comme neige, nous parlait, lui, à voix
si douce, lente, hésitante, comme toujours
perplexe, ou sans mémoire pour se
rappeler ce qu’il venait tout juste de dire d’énoncer en
sorte qu’il lui fallait le consoller chercher et le
retrouver pour enchaîner à ce qui allait
venir.
— - Mes bons amis de la Liberté venus
nous rendre visite...
était-il parvenu à
prononcer, après quoi il pencha la tête
comme pour chercher dans sa barbe et, la
relevant continua reprit sur un ton
ineffablement aimable ‘‘nous rendre
visite... de quoi je vous remercie de tout
mon vieux coeur...


En penchant de nouveau le visage, c’était
comme s’il eût laissé échapper ‘‘tout mon
vieux coeur’’ dans sa barbe où il le
trouva sans doute car il continua... ‘‘de
tout mon vieux coeur rempli à votre
égard...’’ Le reste qui parut être ‘‘d’une
chaleureuse sollicitude...’’ s’égara à
demi dans le touffus de la barbe. Ce
devait être ainsi tout au long du
charmant discours : la fin de chaque
phrase tombait pour ainsi dire dans sa
barbe. Il l’y retrouvait et elle lui
servait de point de départ pour un autre
bout d’élaquiner s de phrase qui allait
se mêler lui aussi s’emmêler lui aussi dans les

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lit, je la secouais un peu . Je m’imp je m’impatientais, - Allons, réveille-toi, maman.9poils du vieux visage songeur.


Quelques fût l’heure à laquelle je
rentrais, maman pourtant couche-tôt, tâchait
de rester éveillée et de m’attendre pour
se faire tout raconter dès l’instant.


Quelquefois je la trouvais tout de
même endormie. Et moi qui ne savais
pas que déjà elle dormait très peu, et qui, de
toute façon l’aurais-je appris on aurait
pas alors compris alors pour autant ce que c’est que de ne
presque plus dormir, je me m’asseyais
au bas de son lit je la secouais un
peu, j’insistais : Réveille-toi, maman.


→ C’était bien, tout d’abord, je
pense, parce que je n’aurais pu
supporter de ne pas partager immédiatement avec quelqu’un
elle mon récit qui était tout prêt, tout vivant,
tout drôle, et qui demain déjà aurait
perdu de la saveur. Pourquoi était-ce
ainsi, je ne le comprenais pas, mais je
j’en avais la certitude le savais. Je pense d’ailleurs que je sais
depuis ce temps-là qu’un récit n’attend
pas. Ne Que l' qu’ on en ait fini avec ceci qui paraît
plus urgent, ni que l’on ait d’abord répondu
à cette lettre, ni que l’on ait accordé
cette interview ou entreprit ce voyage.
Le récit a son heure pour venir
et si on n’est pas libre pour lui alors
quand il il est bien rare qu’il repasse.
En tout cas, à attendre il aura perdu infiniment de

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sa viemystérieuseà attendre presque insaisissable.


J’éveill Je réveillais donc maman.
Elle avait un bref moment d’égarement,
quelquefois où elle me semblait avoir
son âge, et j’avais peur pendant un moment mais aussitôt
elle me reconnaissait elle et se remontait
un peu le buste contre l’oreiller me disant [][illis.] dans le lit et disait : Raconte.
Souvent c’était à la faible clarté d’une
veilleuse ou même seulement dans un
rayon de lune entré par la fenêtre que je
voyais son visage briller de cette attente
heureuse des histoires qui nous m’avait
animée, enfant, qui l’animait à son tour
et que je reconnaissais à sa physiono
sa cont
à présent sur ses traits. C’était
mon tour de l’arracher à la pesante
vie. Parfois pendant plus d’une heure,
prise sur le peu de sommeil qui me
restait, je l’envoûtais lui faisais le
cadeau du récit encore tout chaud,
tout et palpitant, d’une soirée particulièrement
enlevée. On n’a souvent de talent
qu’en autant qu’on est bien écouté, et
je ne pense pas avoir jamais été si bien
écoutée qu’au milieu de la nuit par
ma pauvre mère arrachée à son chiche
sommeil. Elle riait, elle se penchait
pour saisir mes moindres paroles car
je parlais bas pour ne pas réveiller Clémence,
elle approuvait, elle redemandait des
reprises comme dans des ces films où on revient
au ralenti sur certains épisodes. A la fin
Quand je la quittais, enfin soulagée de ma

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surexcitation, prête à dormir, elle, dès
lors, serait trop surexcitée pour se
rendormir, et sans doute finissait-elle
la nuit en se ressassant les scènes
les plus cocasses de mon récit, car je
l’entendais parfois, si j’avais laissé
ma porte entrouverte, rire toute seule.
Ou bien elle s’imaginait que se plaisait
à s’ imaginer ses histoires à elle, et
me voyant au long
se laissait
aller à imaginer ses histoires à elle,
se plaisant à me voir, tout au long
de ma vie, telle que j’étais alors,
jeune, insousieuse, rieuse, et
aimable comme on l’est d’habitude quand on
n’a encore rien perdu de la jeunesse.


Si j’avais appris de maman qu’un
récit ne peut être retenu quand il est prêt,
qu’il ne faut jamais cependant non
plus le brusquer mais lui laisser tout
le temps d’éclore naturellement avec ses
richesses richesses lentes parfois à lui venir toutes,
je devais apprendre qu’à la vouloir trop
parfait, à le rôder incessamment, à le
travailler à l’excès – ou simplement
encore à le trop raconter – on lui
enlève de sa vie et qu’il peut finir
comme toute choses à mourir.


C’est ce qui arriva à mon histoire

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de l’auguste curé à longue barbe y laissant
la moitié la fin de ses phrases presque chaque de ses phrases.


Maman aimait tellement cette
histoire, elle me la fit tant de fois la raconter –
ou plutôt la mimer et la jouer – que j’en
vins vins, je suppose, à y mettre un peu moins
de moi-même chaque fois, laissant le
récit rouler de son seul propre élan.


Un soir que maman me la
redemandait, je dis avec un peu d’humeur
que cette histoire n’était plus drôle et
ne valait plus la peine d’être racontée.


Maman convint qu’en effet la dernière
fois que je l’avais reprise contée elle avait ri
elle avait ri peut-être ri d’un peu moins peut-être de bon coeur. elle avait ri
un peu forcée et pas du tout avec le
même entrain que la première fois.
Elle
devint Après tout, dit songeuse.
— - Après tout que s’usent les histoires
qui racontent la vie, elle-même usure
faite d’ usure, c’est bien naturel.


Je me sentis vivement révoltée.
— - Les histoires usées, que reste-t-il donc ?


Elle eutme fit un sourire encourageant.
— - D’autres histoires à inventer ou bâtir.
Ou bien la même vieille histoire toujours
mais refaite en neuf.


Je pense avoir alors entrevu pour la
première fois de ma vie – heureusement
bien loin encore et tout imprécisément –
que mon chemin à venir jamais ne
pourrait aboutir justement à ce que
l’écrivain, dans sa naïveté ou pour se
donner le change, au bas des pages, ça

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Notre pauvre chère maison! Si souvent
au bord du désastre, que de fois encore, elle
fut gaie, vivante, débord pleine de
genre, débordante de discussions passionnées,
de rires, de souvenirs échangés.
Longtemps j’ai pensé qu’elle était en partie
la cause de nos graves soucis. Maintenant
je sais qu’elle nous protégeait du pire.

et là, nomme : Fin.
Chapitre


Est-ce au printemps ou à l’automne
avancé que nous sommes partis en toute
hâte, ce soir-là, à peine avalé un casse-croûte,
pour Otterburne. En tout cas les soirées
n’étaient pas encore – ou déjà plus – longues, et
il fallait nous dépêcher pour ne pas être
pris de vitesse par la nuit. Personne de
nous n’avait jamais mis le pied à
Otterburne, peu éloigné pourtant de beaux
villages bien connus comme Saint-Pierre-
Jolys ou St. Malo mais situés en
sur des routes principales. Tandis que
cet Otterburne – ou mal indiqué ou
à l’écart sur un bout de route secondaire –
passait pour être quasi introuvable.

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Le rire étonnant de l’homme
qui dans son image le
ridiculait[][illis.] peu
montrait ridicule, [][illis.],
gauche, plus ou moins
victime, ne [][illis.]
en en riant de bon coeur.

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Mais pourquoi Otterburne m'a-t-il
laissé un souvenir si vif, avec ses ombres
et ses lueurs, ses rires et de soudains silences
en moi, alors que d'autres soirées aussi
animées ont fui ma mémoire? Est-ce que
le destin ce soir-la ne m'a pas adressé une
sorte de signe? Ai-je entrevu un peu, comme
dans un rêve, que revenir ici quarante ans
plus tard
je repasserais, près de quarante ans plus
tard, par ces mêmes petites routes noyées
d'ombre, à l'heure du crépuscule, à la recherc cherchant
encore d'Otterburne toujours aussi introuvable,
mais cette fois dans l'angoisse de ce qui
m'y attendait. Tant de fois, il est vrai pe on repasse,
dans la vie l'âme en peine plus repasser dans la peine parj'étais
l'on était passés jeune et joyeux et joyeux.


C'était il y a six ans. Je venais d'arriver
à Winnipeg pour m'occuper de Clémence.
J'attendais, à l'hôtel, que l'on vienne me prendre
en voiture. L'air

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N'ai-je alorspas entrevu comme en rêve quelqu'un
qui serait moi, près de quarante ans plus tard repassant
par ces mêmes petites routes noyées de crépuscule,
à la recherche encore d'Otterburne toujours ainsi
introuvable, tournant, tournant autour, mais
cette fois dans l'angoisse de ce qui m'y attendait.
Il es Si souvent, il est vrai, on repasse, dans la
vie, l'âme dans la en peine là où l'on par où
l'on l'on était passé jeune et joyeux. Pourtant, depuis que je le connais
comment expliquer que le seul nom d'Otterburne
m'aie toujours fait entendre un de ces lointains échos
de tristesse que l'avenir parfois nous renvoie
en p à l'heure du bonheur? au milieu [][illis.] d'un
quand nous sommes encore heureux.

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aimerent une vie [][illis.]
[][illis.] seul
l'on est

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Ainsi ma vie allait-elle déjà commencé -
et peut-être n'en cesserait-elle jamais
vraiment - d'osciller entre le rire
et les larmes, entre ces creux de souffrances
dont il semble impossible par de sortir et ces soudaines fentes de
lumière d'où nous vient la joie.
Des critiques des acteurs s'en sont étonnés.
On a déjà dit que j'écrivais tantôt un de livres
tant porté vers [][illis.], tantôt vers ce qu'ils
appellent le pessimisme. Je m' et que
j'étais un être ambivalente. Je m'étonne
à mon tour. Y a-t-il donc des vies que
[][illis.] de long récit [][illis.]
Si c'est moi, je les plains un peu, car
la joie m'a appris long et
la souffrance m'en ont appris
également long sur moi et les autres.
Je me dis encore que ce sont les deux
seules indices, je ne souffrais pas
ma [][illis.] à tous les [] [illis.]
[] [illis.] notre [] [illis.] humain

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2)
— - Non, dis-je avec un peu d'humeur
cette histoire n'est plus drôle


Maman convient qu'en effet la
dernière fois que je l'avais racontée
j'avais un peu raté mon effet


Elle disait songeuse:
— - Après tout c'est normal, dit-elle,
que s'use les histoires comme s'use
d'où elle prennent vraies [][illis.]


Je me sentais revoltée
— - Mais les histoires usées, qu'en
reste-t-il


Maman eut un beau sourire
consolateur
— - D'autres histoires à inventer. Ou
la vieille toujours mais a mettre en neuf


Je pense avoir alors apercu[][illis.] entrevue
[][illis.] première fois de ma vie - heureuse
encore bien [][illis.] - qu'en[][illis.] extrême
[][illis.] allait être prise justement [][illis.] n'aboutirait justement jamais
à ce que, pour se donner le change, peut-être, [][illis.]
[][illis.] au bas des pages [][illis.] Fin

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41

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toutes les semaines, l'un ou l'autre venait,survenait,
me disait disant:
— - Hâte-toi, Vite On vient te chercher.


Ils avaient compris. Que là où le
coeur a été heureux il revient nulle
fois au monde ne pourrait l'en
empêcher, il y accourt accourirait serait-ce fut-ce
au prix de ses derniers battement.


[Ch VII] [1 er version]
(chapitre) i.e [X]
Je n'eus pas à faire un long apprentissage
dans les campagnes et, en un sens, je le
[][illis.], car c'est sans doute là que la vie
m'en a apprit le plus, sans ménagements
rudemment parfois, mais de façon inoubliable pour toujours. mais impriment en moi ses leçons à jamais
Dès après Cardinal je fus donc nommée à l'Académie
Provencher. Je me trouvai peut-être à passer
avant des institutrices plus expérimentées,
ayant présenté depuis plus longtemps que
moi leur candidatures et cette faveur,
si faveur il y eut, je la dois sans
doute en partie au Frère Joseph Hinks,
directeur de l'école qui, de la maison des
Frères, rue de la cathédrale, voyait assez
bien ce qui se passait de l'autre côté de
la rue, à l'école des filles, et, disait-on,
bon juge comme il était des caractères,
à nous voir passer, celles-ci à les nous entendre
parfois, de son jardin, décidait longtemps
d'avance quelle laquelle des ces jeunes de nous
filles il favoriserait si jamais elle demandait sollicitait
une place à l'Académie Provencher. Or il

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avait un pr Or sa préférence comptait pour
beaucoup dans l'engagement de son
personnel. On disait même que personne
n'y était entré contre le son gré. du Frère Joseph.
La Commission scolaire le tenait dans la
plus haute estime. C'était un Alsacien de
naissance, plutot petit et de taille [][illis.]toujours
[][illis.] d'une redingote et d'un
plastron très dur et que dans tout le Manitoba
on finit par reconnaître comme l'un des
plus prestigieux pédagogue de son temps.
Les bonnes notes discursives par l'inspecteur
et la recommendation du Frère Joseph du directeur
Hinks suffisaient suffirent : à vingt et un ans
j'entrais

qui en imposait pourtant enormement par
sa tenue d'une grande élégance, redingote
noire et plastron, par sa distinction rare
alliée à une humanité profonde. Dans tout
le Manitoba
On devait finir par le considérer comme
l'un des plus prestigieux pédagogues du
Manitoba, en son temps. Les bonne notes que m'avaient
décernées l'inspecteur des écoles pour et la
la recommendation du directeur suffirent : à
vingt et un ans j'étais nommée [][illis.]
dans du personnel enseignant de l'école [][illis.]
grande école de garçons dans notre ville, qui devait bien
compter, à l'époque, près de mille enfants.


Le Frère Joseph qui décidait tout
de lui-même, n'en avait pas moins une
manière habile de nous consulter qui pouvait
nous laisser l'impression d'avoir eu
choisi nous-mêmes le choix. Ainsi il me
demanda si je ne serais pas tentée par
la classe des tout petits, ayant déjà décidé que

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C'est là que je donnerais ma mesure. Il me parût
en effet que j'y serais à l'aise.


Nous avions, à l'Académie Provencher,
deux classes de commençants. L'une
était destinées aux enfants de langue française
où on prenait tout de même le temps de leur
enseigner d'abord les rudiments de leur langue,
s'accordant pas mal de liberté avec la
loi scolaire, avant de se nous lancer à leur
apprendre quelques éléments de la langue un soupçon
d'anglais. Au fond il s'agissait de leur
apprendre à baragouiner quelques du genre
comptais du genre... Humpty Dumpty sat on On a great the wall
qu'ils au à baragouineraient devant l'inpecteur
et le tour était serait joué.


L'autre classe des petits était ouverte
à tous sauf aux enfants de langue française,
anglais, russes, polonais, italiens, irlandais irraniens etc mais elle
se don les cours s'y donnaient
entièrement en anglais. C'est celle que l'on
m'attribua. Ainsi, me voilà, jeune
institutrice de langue française, à la tête
d'une classe composée en majeure partie
de petits immigrants tout juste arrivés au
pays ou dont les parents y étaient depuis peu.
(Nous nous comprenions par signe les premiers
jours.) La situation ne me paraissait pourtant
pas cocasse. Au bout de quelque temp,
j'aimais déjà tellement ma classe qui m'en
m'apprenait à tout sur tant le folk folk
le folklore et les habitudes des peuples, que,
le frère directeur m'en ayant proposant un jour
une autre, je le priai de me laisser
avec mes petits immigrants.


Donc, j'étais casée pour ainsi dire déjà au début de la jeunesse,

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instants pour l'offrir en vente. Nous Il n'y
avait plus que nous trois à vivre ensemble:
maman, Clémence et moi. Ne serions-nous
pas tout aussi bien dans un petit appartement
loué qui coûterait certes moins cher et
n'obligerait pas ma mère à travailler autant?
— - Oui, disait maman, faisant semblant
d'être acquise à l'idée; puis une heure ou
deux plus tard je la découvrais en train de
commencer le grand ménage du printemps ou
si c'était le printemps elle était dehors à guider notre guider à guider
à diriger voisin qui labourait notre jardin potager
l'incitant [][illis.] et l'entreprenait entreprendre un plus grand carré encore cette année
qu'aux années précédentes plus grand encore que de coutume


Il est vrai qu'après aussitôt avoir parlé de la
vendre, toujours, elle notre maison nous paraissait plus
avenante que jamais avec sa rangée
de blanches colonnes, ses arbres fruit pommiers
en fleurs, les ormes plantés par mon père. Elle
était liée à notre vite vie comme seule
une vieille maison peut l'être.
— - Dire, faisait maman, que lorsque
ton père m'a emmenée la voir, pas encore
tout à fait finie, je me suis écriée: "Mais
Léon c'est bien trop petit, avec tous nos
enfants. Où veux-tu qu'on les loge?" Et
pensez dire maintenant qu'on lui reproche d'être
trop grande.


Mon père avait mis presque la
moitié de sa vie à économiser pour la
construire, puis le reste de ses jours à
essayer de ne pas la perdre. Et voici qu'un
jour elle
qu'elle nous accablait de sucait vivants
ses exigences. C'était le toit qui
demandait à être réparé. Ou alors le temps était

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venir de la repeindre en frais. Le système de chauffage aussi demandait à être remplacé.
— - Maman, voyons, tu vois bien qu'on
sera vaincus un jour par elle.


Les taxes augmentaient considérablement.
d'année toujours en année,
surtout les taxes impots scolaires
qui devenaient énormes dans notre milieu et qui qui pourtant ne servaient guère à nos fins puisque nous devions par surcroit, entretenir à nos frais nos école privées dans la banlieu de St. Boniface en partie anglaise.
— - Mais en attendant elle nous garde,
disait maman. Tant que nous l'aurons,
que nous aurons un toit sous lequel
nous réunir, nous serons une famille.


C'était juste. Adèle, de ses lointains
postes d'institutrice de plus en plus
enfoncés dans le nord de l'Alberta,
nous arrivait, encore souvenr pour les
vacances d'été, convertie presque chaque
année à un nouveau régime alimentaire
auquel elle cherchait à nous convertir, Il
y eut un été
un été presque uniquement
aux pruneaux qu'elle achetait à la caisse,
un autre aux épinards. Rodolphe, assistant
chef de gare pendant quelques années ou
telegraphiste, avant d'être sans emploi
comme tant d'autres pendant la crise, nous
faisait de fréquentes visites, les poches
bourrées l'argent qu'il de billets de banque qu'il offrait à
maman avec magnimité: — "Un cinquante
ferait bien ton affaire, hein la mère, eh bien
le voilà... Et puis encore un autre pendant
qu'on y est..."
quitte, le lendemain, lorsque
dégrisé à presque tout reprendre, sinon
d'emprunter un peu pour pouvoir s'en retourner.
Mais il avait le diable au corps, jouait
d'oreille sur notre Rigolette sur notre
piano un peu désaccordé et pendant des heures. Le Toreador
avec un entrain si irrésistible. Il nous amusa
que nous en sautillions tous

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longtemps, nous amena longtemps, nous
obligeant à tant lui pardonner jusqu'à ce
qu'il nous eût enfin acculés presque au désespoir.


Dédette qui était alors en poste plus on
au moins pourrait dire missionaire à Kenora sur la frontière
sont en Ontario près de la frontière du Manitoba, puis à Kewatin [] [illis.], avait
parfois à venir à St.Boniface pour des
rencontres de communauté. Elle avait quelquefois de temps à autre
ce qu'elle appelait la "grande permission", presque
une journée à passer à la maison. Elle
arrivait, flanquée "d'une de nos soeurs"
évidemment. On voyait au bout de la
rue Deschambault, poindre deux petites
silhouettes noires dans le volumineux
habits de ce temps-là, bandeau plaqué à cappe, voile au vent.
Bientôt l'une se détachait de l'autre,
accourait, dignité, decorum mis de côté,
une vraie petite soeur volante. Maman,
partait de son côté, comme une flèche. Elles
se rencontraient à la barrière et s'étreignaient
comme deux êtres entre qui pour se
retrouver ont eu à franchir le désert.
Bien plus tard, lorsque j'invitai Clemence
ma petite soeur religieuse, au temps ou

j' l'invitais Dédette à me ren chez moi à Petite Rivière
St François, au temps où déjà les religieuses
jouissaient de beaucoup plus de liberté, je la
vis accourir vers moi avec cette même
fougue, ce même élan. Il me sembla
n'avoir vu personne accourir ainsi vers
un être aimé avec une telle impétuosité.
Etait-ce d'avoir été prisonnière de son que une longue partie de sa vie qui
lui rendait si ineffable la liberté [][illis.] retrouvée et la libre tendresse du coeur
si précieuses ineffables Quelques années
encore passeraient avant que, appelée auprès d'elle qui

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allait mourir de d'uncancer je 'en vienne a lui poser la
question. Et la réponse qu'elle me fit ferait me
hante encore.


Ah que maman avait raison de
soutenir que tant que nous aurions notre
maison nous serions encore une
famille ensemble heureux et malheureux.


La maison vendue, maman morte,
il nous arriva de nous retrouver encore
parfois, trois ou quatre ensemble chez Anna,
dans sa jolie propriété de St. Vital sur une
large boucle nonchalente de la rivière Rouge.
Notre vieux piano Bell avais échoué là.
J'en effleurai les touches jaunies, cherchant
à me rappeler une fois aimait tellement
m'entendre jouer.


Puis, Anna morte à son tour, au
bout du monde, dans un décor de
cactus et de cierge s saguaros dans le désert
il ne nous resta plus où elle était
accourue auprès de son fils pensant peut-être
y reprendre vie retrouver la sortie nous n'eûmes plus
de maison où aller comme disait
notre pauvre enfant à tous, notre Clémence à
l'esprit dit-on simple, dérangé, et pourtant il est
en sorti de telles merveilles de vérité que
je me demande parfois si de nous toutes, elle
n'est pas celle qui comprend voit le mieux et le plus [][illis.]
et ce serait pour pour cela à cause de
cela qu'elle serait devenue malade.


Quand, maintenant, je vais
à Winnipeg pour lui rendre visite
m'occuper d'elle, je dois loger à
l'hôtel. Cela me fait tout étrange, à
côté de la ville où je vins au monde, où

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j'allais à l'école, où je gagnai ma vie, où
j'étais connue de tous, de me voir attendant dans une
chambre d'hôtel à attendre un coup de le téléphone qui sonnera
téléphone peut-être. Alors que cependant je n'ai averti personne de mon arrivée. Bien sûr, plusieurs m'invitent
à prendre l'hospitalité, des amis, des
cousins, mais presque toutes vivent en
clapier : une debarras, un coin cuisine,
une pièce qui fait salon une fois le
lit-canapé refermé. Comme ça c'est
plus simple, disent-ils, on a tout sous la main.


Il n'y a vraiment plus qu'un
endroit du Manitoba où je me trouve encore
à l'aise, c'est si je parvenir.


Il n'y a vraiment plus qu au Manitoba,
où me retrouver encore comme chez moi,
que les petites routes de terre, à plat sous
le ciel sans fin, si je peux seulement
parvenir presqu'à elle et qu'on me laisse
ensuite seule en tête en tête avec
l'horizon immense. Alors je pars
devant moi, marchant vers le grand
rougeoiment au bord de la plaine, vers le
gr[illis.] de illusion. Je retrouve mes espoirs
de jeunesse. Pendant quelques instants, je
me figure que la vie malgré tout est
pure merveille
m'apparaît encore pure
merveille.


[Ch?] [XI]
Mais si maman fut si heureuse
durant les dernières années de notre vie
ensemble c'est bien moins de son propre
fait que parce qu'elle me pensait moi-même
toute heureuse. Elle avait vu Adèle toute
jeune, se lier par un mariage désastreux, tout

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de suite rompu, mais dont le souvenir ou la
honte - pauvre enfant - l'avait fait
courirfair toute sa vie au devant d'elle comme
un être pourchassé jusqu'à aboutir
à ce que nous appelions les villages de
misères d'Odile. On eût dit que jamais elle
ne se punirait assez de s'être trompée sur
l'amour à l'âge de sa tendre jeunesses alors
qu'il n'y a presque personne qui ne se trompe
n'eut pu tromp
au monde que l'amour
ne trompe pas. Maman plaignait aussi
Anna de s'être mariée trop jeune avec un
homme bon mais qui ne lui convenait guère
par le caractère et l'éducation et d'avoir
vu ses dons exceptionnels étouffés peu
à peu par une vie sans horizon. Elle
voyait notre Rodolphe il y a n'y a pas si
longtemps dont le charme même de la jeunesse, brillant,
drôle, beau, séduisant, sombrer dans
l'alcoolisme le jeu et Dieu merci elle
mourut avant de voir le pire, encore qu'elle
en avait vu assez pour hâter sa fin.


Mais moi elle me voyait apparemment
heureuse à ma tâche l'accomplissant de mon
mieux, y trouvant de la satisfaction. Elle me
voyait me délasser à des activités de groupe,
jouer au tennis, prendre part aux
séances de la paroisse - plus tard je
ferai partie du Cercle Molière et y
apprendrait énormément. De tous ses
enfants je devais lui apparaître la seule
peut-être qui fût douée pour le
bonheur. Comment son pauvre coeur
qui avait tant pati des douloureux échecs
de ses enfants n'eut-elle il pas repris vie

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recommencé à espérer avec moi qui
était boute en train à mes heures, sachant
la faire rire comme personne avec mes
imitations des originaux de notre ville, et
qui, en amour, sachant [][illis.] l'inspirer comme
je respirais, ne m'y laissant cependant pas trop prendre
moi-même.


Une seule de mes activités lui faisait peut-être
peur, c'est quand je m'isolais tous les soirs pour réfléchir seule
pendant plus d'un mois, soir après soir, dans
la chambre de facade, au troisième, que
j'avais tant aimée, enfant, et où je m'étais
réinstallée vers l'âge de dix-huit s vingt ans,
ma chambre de première où m'avait rejointe visitée
mes premiers les songes. J'y griffonais des
pages. Je m'occupais à écrire des contes,
des petits articles humoristiques, des
portraits, que sais-je. L'exaltation
tombée, qui m'avait peint ce que j'allais
décrire dans les aspects les plus [][illis.] délirants,
je m'apercevais que ce n'étaient qu'enfantillages,
bluettes sans valeur. Rien là sur
quoi baser un espoir projet, une vie, en tirer même
le moindre espoir. Je déchirais les pages. Parfois une phrase tout de même
me plaisait quelque peu. Elle semblait
avoir presque atteint cette vie mystérieuse
que des mots pourtant pareils à ceux de tous
les jours captent parfois à cause
d'un assemblage neuf heureux. Je l'examinai
et je ne comp
Mais elle ne paraissait
pas être de moi. M'était-elle revenue
de quelque lecture ? Ou provenait-elle
d'un moi non encore né, à qui
je n'aurais accès de longtemps, mais qui de

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temps à autre, de si loin encore,
consentait à m'indiquer brièvement
une route. Je perdais patience. Je
descendais de mon perchoir. Maman,
suolagée, me voyait partir, ma raquette
sous le bras, ou dans la ruelle, en arrière de la maison, enfourchant
ma bicyclette pour m'en aller toujours -
n'était-ce pas une étrange prédiction? -
du côté du soleil couchant.vers les petits bois
Un jour maman me fit remarquer que, partant à cette heure, je prenais toujours le côté ouest.
— - C'est le plus beau, dis-je emballé longtemps après le couchant par des couleurs qui mettent du temps à s'en aller.
— - C'est le côté des promesses ou des illusions, dit-elle, à ma grande surprise elle qui était pourtant plutôt portée

aussi à les cherir - Ton père, dit-elle, au plus creux de nos mauvaises s'asseyait le soir face à ce côté et il se reprenait à espérer que peut-être encore nous pouvions sortir de nos difficultés et être heureux.


Pourtant aussi heureuse vivante, animée, espiègle comme
je parraissais l'être, le ver était dans la
pomme si l'on peut dire, ou du moins le
fond en moi de la gaité était miné.


Il ne se passait guère de jour sans que ne que ne se présente à moi l'idée que ma vie n'avait pas de sens.
vienne à me dire que ma vie ici n'avait
pas de sens
. Elevée à la française [][illis.] en
ou trouverai-je la langue, la culture assez nourrir autour de nous En moi Assez de quoi nourrir
la faim, le besoin que j'en avais? A
part nos répétitions de pièces au Cercle
Molière, presque rien. C'est à Winnipeg
seulement que nous pourrions
C'est à
Winnipeg que nous devions aller je devais accourir pour
entendre de grands concerts de musique
ou voir passer encore une fois sous
mes yeux éblouis les grandes sui la
suite de grands de la dramaturgie de mon
enfance, maintenant Lear, puis
Richard, et


Même au Cercke Mo


Je n'étais pas sans voir que notre
vie en était une de sécheresse, repliée
sur soi, où le mot d'ordre était de survivre

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et la consigne principale de ne pas frayer
avec l'étranger. Il me semblait sentir s'échapper
de moi tous les jours un peu de force
vives, un peu de sang rouge impétueux me laissant étrange.


J'ai encore donc le souvenir des bouts
de prêche de ce temps-là, constamment
ronchonneurs, où la plage était
présentée comme un endroit maudit,
les longues fréquentations un péril
mortel,
la danse, une abomination, et
des compag l'amitié
les longues
fréquentations, un péril mortel, et entre
étrangers, encore plus dangereuse au possible, car
elle pourrait
pouvant donner lieu à des mariages
mixtes, le pire [][illis.] des calamités.


On eut dit parfois que nous
vivions dans une enceinte du moyen-âge
bardés de tous côtés par des interdits et des
défenses en barbacanes. Où donc était la ferveur
de mon adolescence à la Jeanne d'Arc de
mon adolescence cette loyauté à la
cause du français qui nous aurait fait
prendre les armes peut-être si le destin
l'avais voulu. Nous étions usés je suppose.
Partout je n autour de moi, je voyais
des défections... ou des départs. Un
jour ou l'autre devait se présenter la
tentation inévitable dans nos vies: ou
bien passer du côté anglais, se laisser
avoir tout de suite à finit avec cette
mort lente: ou bien s'en aller respirer
là où il y avait plus d'air.


Une année puis deux puis
trois d'enseignement à St. Boniface avaient passées. J'avais commencé
à mettre de côté pour un éventuel départ,

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bien peu chaque année vu les circonstances
difficultés matérielles dans lesquelles nous nous
débattions toujours, maman et moi. Où
irais-je? Au Québec? L'année preced
L'été précédent, j'y avais été en auto avec des
amis
des amis m'y avaient emmenée en auto,
au temps des grandes vacances. Nous roulions
tard vers la fin du voyage, pour coucher
cette nuit- en terre québécoise. Le voyage
avait duré près d'une semaine. A l'arrière de l'auto,
je tombais de sommeil mais je me retenais de dormir
Il p était Je ne pouvais Il me semble, pénétrer
endormie
C'eût été un affront à la vieille mère
patrie, il me semblait, que d'y pénétrer endormie.
Mais je n'en pouvais plus. Alors, je suppliai: Si
je m'endors, n'oubliez pas de grâce éveillez-moi
au moment où nous traverserons la frontière.


Qu'est-ce que je pouvais bien m'imaginer?
Que tout d'un coup serait changé? Que la langue la
plus belle, la plus dense, fleurirait sur toutes
les lèvres? Que l'amitié brillerait dans
tous les regards? "Ah dirait-on voici une de nos
enfants de retour!" Et il y aurait joie à
cause de l'enfant retrouvé.


Mais hélas, ce que je fus pour tous
ce fut la jeune Franco Manitobaine qui c'est
curieux, parle encore français. Ou parfois
la petite cousine de l'Ouest. J'avais beau
expliquer: "Mes parents sont nés ici, j'y reviens."
Je restais un peu une étrangère. Sympathique,
mais pas tout à fait de la famille. C'est
alors que j'ai compris que nous, Canadiens
français n'avions peut-être pas le sentiment
du sang. Celui de la nationalité, oui, mais
pas celui du coeur. Nos gens, dès qu'ils sont éloignés ne

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sont plus tard tout à fait nos gens. J'ai beaucoup
souffert de cette curieuse distance que les Quebecois
même alors mettaient entre eux et leurs
frères du Canada français. Maintenant
que j'ai vécu au Québec et heureuse -
en tout cas plus heureuse que n'importe où monde -
la plus grande partie de ma vie, que j'y ait été
honorée par les plus hautes récompenses littéraires,
et que j'en ai rien, en retour de mon infini
amour pour lui, beaucoup d'affection, j'ai
presque envie de sourire à la déception de ma
jeunesse trop hypersensible. N'empêche que
je sens encore quelquefois à travers l'esttime
dont on m'entoure - mais surtout à cause
de Bonheur d'Occasion - comme un regret que
leur auteur aimé ne soit pas né au Québec.
Et peut-être aussi parfois comme un obscur
ressentiment grief une comment appeler ça autrement moi qui
me suis solidaire
chez certains du moins
que solidaire comme je le suis devenue du Québec
je ce ne soit pas à l'expression du reste du
pays que je garde au coeur de l'amour pour
le vaste pays canadien où nous avons souffert,
erré, mais aussi un peu partout laissé notre
marque.


Donc, pour l'instant du moins, quand
je partirais, ce n'aurait pas été pour le Québec. Pourquoi
pas alors l'Europe? La France? Oui, c'est cela
j'irais en France. Elle, elle me reconnaitra
pour sienne. Cette folie que j'avais d'être
bien reçue quelque part, quelque part de
me sentir assurée, aimée, attendue.
choisie Est-ce que je n'allai pas jusqu'à rêver que
la France en un sens m'attendait.
Tout était si confus dans ma tête qu'un ciel chargé

Image


de nuages. Au fond de mon âme, sans trop me
l'avouer, je désirais trouver écrire, ne sachant encore
rien dire de façon vraiment personnelle
ou attirante et frappée. J'aspirais à une patrie et ne
savait où elle était. A un passé et n'en
démêlais rien de clair pas le [][illis.] . A un avenir brillant et n'en
Je voyait aucunement percevait aucun indice à l'horizon.


Puis, tout à coup, je sortais de ce
[][illis.] et certitude et me laissait aller à
flotter dans le courant tout [][illis.] de vie et de la jeunesse.
Ma présence ensolleillait tellement la soixantaine
avancée de ma vieille mère que [][illis.] jamais
[][illis.] à la voir enfin si heureuse rassurée. Je
n'aurais peut-être que cela à la fin de ma vie
à mon crédit: ces quelques années où ma mère,
pensant peut-être que je ne partirais jamais,
et puis que j'étais gaie l'était aussi. Ou
bien était-ce la gaieté elle, ce pouvait c'est[][illis.] quel
eut de retrouver rire au milieu des pires difficultés,
que je tenais la mienne.


Vivre avec elle c'était vivre sans les
caprices
dans le climat le plus capricieux. Un
jour, absorbée dans ses calculs effrayants, qui
n'en finiraient jamais, cernée de dettes, découvrerts
dans celles qu'elle avait cachés, tout à coup le
lendemain, elle était assurée que nous
allions sauver la maison, nous sauver tous,
ensemble, les égarés, les éloignés, les perdus,
tous émerger dans quelque miraculeuse guérison.
Je ne l'ai jamais connu vu aller nulle
part ne serait-ce qu'au potager cueillir
des légumes pour le souper, sans revenir avec une
sorte d'histoire à raconter - tout un
pays de rêve qui s'était offert à ses yeux
qu'elle se fera racontait si bien chaque détail
[][illis.] qu'elle [][illis.]

montrer en [][illis.] faveur. Je n'aurais à la fin de la vie à montrer ma [][illis.] que cela, les quelques années [][illis.] ma mère, baignées de fa [][illis.] peut-être à la fin [][illis.] Je serai pardonnée pour le reste.

Image


de nuages. Bien au fond de moi-même, que
que je cherchais encore à me cacher, était le
désir d'écrire alors que je ne savais rien
exprimer de façon quelque peu attirante et
personnelle. J'aspirais à une patrie et ne
savait où elle était. A un passé et il se
dérobait à moi. A un avenir, et je n'en
percevais guère d'indices à l'horizon


Puis, tout à coup, j'émergeais de cette
mélancolique recherche et me laissait avec porter par
le courant tout inconnu de la vie et de
la jeunesse. Maman, de me voir redevenir
gaie en oubliait les dettes, les ennuis,
les tracas, nous cernant de leur cercle de plus en
plus fort resserré. Comment donc était-elle
faite! Un jour, accablée effarouchée
par des calculs effarants qui ne pouvaient
en finir, le lendemain, elle entrevoyait le
moyen de briser le cercle inf la ronde
infernale des chiffres, elle était assurée que
nous allions sauver la maison, nous
sauver tous ensemble, les égarés, les éloignés,
les perdus, elle l'avait vu en rêve
ou en avait senti en elle l'assurance
comme un grand vent libérateur.


Et elle recommençait à m'envoûter
de ses histoires. Je ne l'ai jamais vu aller
nulle part, n'aurait-ce été qu'au potager
cueillir des légumes pour la soupe, sans
revenir avex quelques histoires à raconter qu'elle
savait si bien défiler chaque détail à sa
place et la place importante accordée à
ce qui importait que déjà nous guettions
son retour à peine était-elle partie, certains
qu'elle allait nous revenir avec une observation fine

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mois d'avance il était toujours impossible
de savoir ce qu'elle serait. Au fond, chaque
sortie était pour elle un voyage qui aiguisait sa perception de la vie et des
choses. Elle a été la Schéréazade qui
a charmé notre longue captivité dans
la pauvreté. Et en cela, j'étais comme
elle: un jour, accablée par le sentiment
que jamais nous ne pourrions nous
extraire de nos dettes maintenant jusqu'au cou, puis
le lendemain libérée parce que j'étais
à peu arrivée à dire un une phrase
mettre un peu de vérité dans une
phrase. Miracle que tout cela! L'expression
de la douleur nous vengerait-elle de
la douleur? De dire un peu ce qu'est la vie [][illis.] nous réconcilierait-il avec la vie?


Maman, à cette époque, allait sur
ses soixante-sept ou soixante-huit ans.
L'âge que j'ai maintenant (alors que je
prends le temps enfin de scruter m'inquiéter
de ce qu'elle pouvait a pu ressentir d'infini chagrin)
Curieux: Ne dirait-on pas que l'on ne
rejoint vraiment nos gens que lorsque
nous atteignons l'âge qu'ils avaient alors
qu'à côté d'eux pourtant, on nous ne comprenait comprenions rien
à leur vaste souffrance? Je pensais maman heureuse,
je voulais la croire heureuse parce que souvent
encore, elle se laissait emporter à des un
de ses éclats de rire débridés, surtout quand c'était
de ses bévues qu'elle se moquait.


Cette femme qui avait vu mour brûler
vive sous ses yeux sa une petite enfant de quatre
ans, qui avait vu son fils si beau [][illis.]
se detériorer sous les ravages de l'acool, s'abimer puis se détruire et se déteriorer
son vieux mari à côté d'elle mourir à petit

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peu de chagrin, cette femme qui n'eut peut-être
pas dans sa vie une seule journée moment exempte
de peine je la vois dans mon souvenir, la
tête renversée, les yeux brillants de gaieté
rajeunie de vingt ans, rire à large bouche
à une de mes folies folie que je lui
racontais raconte

voici que je la retrouve dans mon souvenir,
les yeux brillants de gaieté, la tête renversée,
toute rajeunie, les rides effacés, la bouche toute
grande ouverte de rire. parce que moi, je suis
en train de lui conter quelque folie,
Qui
donc, ce jour-là, l'a égayée à ce point
que le souvenir joyeux émerge à travers cent tant
d'autres qui sont moroses et malheureux gris et étouffants. Ce
pouvait être moi, à bien y penser, ce devait
être moi. Il n'y avait presque plus que
moi pour la soulever encore de rire avec mes folies.


Mes soeurs ainées m'en voulaient parfois
un peu à cause de cela. "Elles disaient: — La mère
a toujours eu un faible pour toi. Elle te
passe tout à toi."
Ce n'était pourtant pas
tout à fait ainsi. La vérité éta La vérité
c'était que c'est que j'étais le soleil de
la vieillesse de ma mère. Et d'être son soleil pour quelqu'un
le soleil me plaisait tellement qu'il me faisait encore plus rayonner.
[Ch VIII] i.e. [XII]


A peu près vers ce temps-là, une bande de
garçons et filles de notre ville, quelque peu doués,
les uns pour la musique, d'autres pour la
danse, le mime ou la "déclamation" comme
on disait alors, nous nous étions formés
en une sorte de compagnie ambulante pour

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parcourir, en tournée de spectacle, les paroisses
de langue française au Manitoba. Le
but était de recueillir des fonds destinés
à renflouer le Collège des Jésuites à St. Boniface,
à l'égal de presque toutes nos institutions
confessionnelles ou d'ord sans secours de l'état,
et toujours plus ou moins dans la dèche ou sur le point


Nous étions dix, douze, je ne
sais plus trop au juste. L'un était un bon
pianiste dans le répertoire avait de quoi satisfaire tous les goûts allant allait de pièces
langoureuses au jazz le plus endiablé.
Il était aussi habile caricaturiste. Il s'installait
sur la scène devant un chevalet un peu
placé un peu de biais de manière à ce
que la salle put le voir à l'oeuvre.
Alors, ayant pigé quelque tête dans
l'assistance à trois ou quatre grands
traits
il l'esquissait. Venait le moment
ou le bonhomme visé était reconnu
par les autres, lui-même se reconnaissant
aussi. Alors un gros mumure enflé
d'approbation courait dans la salle devant
pareil prodige d'exécution. Nous avions
une manière de clown, un grand dégingandé
qui n'avait qu'à paraître, les bras
ballants, le sourire en apparence niais,
pour déclencher les rires. Ses boutades
cependant, dont il en improvisait une
bonne partie sur-le-champ, les méritaient
amplement. Moi-même, j'inventais des
monologues assez comiques si j'en juge
par les applaudissements, mais, il est vrai,
nos publics de campagne, peu gâtés
en étaient pas exigeants. Notre programme
comprenant encore des saynètes, des chants, des

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pas de danse. En somme un aimable et un
peu fou tourbillon de jeunesse.


Et nous voilà lancés sur les routes
du Manitoba, notre journée à chacun, fait
faites, à chacun, qui à sa classe, qui à
son bureau. Empilés dans avec rien jusqu'au toit dans deux vieux tacots,
avec une partie de nos décors, les instruments de
musique, le coffre à maquillage, nous
filions, les soirs de semaine, par de
petites routes déjà envahis du crépuscule
vers les paroisses proches remettant réservant aux
fins de semaine les villages éloignés.


C'est alors que j'ai vraiment noué
connaissance avec les petits villages
français du Manitoba. Ils étaient Taillés,
la plupart, sur le modèle des villages du
Québec, et si bien préservés par leur isolement
qu'en rien qu'ils ne paraissaient aucunement en différer,
sinon par l'ampleur de la plaine rase et ouverte
où on les découvrait.


Nous nous sommes produits à
Sainte-Agathe sur La rouge, un soir de
fin septembre, je pense. Si j'ai bonne mémoire Est [][illis.] allions que nous avons donné notre spectacle
c'était dans le grenier à foin d'une grande
étables toute neuve tout juste érigée à l'orée
du villages. Notre troupe l'étrenait pour
ainsi dire. Je ne pense pas que l'on avait commencé
déjà à installer des animaux dans les
stalles du bas. Parvenus là-haut, au moyen d'une échelle, nous
nous trouvâmes dans une fort belle
grande salle, sous un immense plafond recourbé sans fond
mais immense. Une sorte de dôme hermétique
à l'image des maisons de salles de théâtre
[][illis.] modernes. A l'avant, des madriers
disposés sur des trétaux, eux, nous renvoyant

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aux traditions anciennes du théâtre. De chaque côté, de
petits enfoncements protégés par des rideaux de jute, nous
servaient de coulisses, salles d'habillages, loges, tout ce que vous voudrez.

aux traditions anciennes du théâtre. C'est de là
que nous avons vu arriver notre beau
monde par l'échelle qui accédait au grenier au [][illis.]
et mettre quelques-uns de la paille dans les
cheveux, le curé remontant sa soutane, les dames,
leur jupes, mais tous eurent quand même grand air
quand même lorsque quand ils eurent pris place
sur les chaises déposées sur par des rangées
de douze avec trois fauteuils au centre pour
les dignitaires. Longtemps nous nous sommes
demandés
Comment on avait pu les trimbaler
là-haut, on se l'est longtemps demandé.


Jamais je n'ai passé une soirée aussi
parfumée. Toutes les bonnes odeurs senteurs de l'été
paraissaient ici captives - ou venues d'avance -
jusqu'à une odeur celle tout juste perceptible, très
au loin, de vache non dans les champs
alentour peut-être, pour faire encore plus théâtre
de plein air.


Nous donnions habituellement notre
spectacle à la clarté d'une lampe à essence. Un
soir, est-ce que c'était à Sainte-Agathe, ou
plutôt, à Saint-Jean-Baptiste, la lumière
commença de baisser... baisser... et, à la fin soudain,
il fit si sombre dans la salle et sur la
scène que le malheureux Fernand, tout
concentré sur l'esquisse d'une tête dans
l'assistance et ne comprenant pas trop comment
il en était venu à ne presque plus rien
distinguer, et croyant peut-être les yeux
malades tout à coup, se prit à gémir
— - Je ne vois plus. Je ne vois plus.


Aussitôt un costaud se détacha
de la foule d'un bond fut sur la scène puis sauta
sur la table qui se trouvait là attrapant la lampe d'un long bras

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la lampe à suspension qu'il fit demander
à sa hauteur pendant que quelqu'un
d'autre arrivait avec une petite pompe à
main, et le voilà soufflant de l'air sur le
manchon. Et la lumière qui revint éblouissante!
Nous nous sommes alors aperçus que
nous avions donné une bonne moitié
du spectacle dans une quasi obscurité et,
Peu importe Parce qu'ils estimaient avoir perdu On aurait [][illis.]
perdu une partie, les gens nous demandèrent de à la fin de
recommencer la séance ce que nous avons fait de
bonne grâce et personne n'est sorti, et personne
n'a paru la trouver la séance trop longue.

Parce qu'ils estimèrent en avoir perdu une des trop de la séance,
spectacle les gens partie des gens spectateurs, à la fin, de la séance, nous
prièrent de tout recommencer à partir du commence-
ment. Ce que nous avons fait et tout
le monde a rit autant qu'à la comme la première fois. Est-ce
étonnant après cela que je me crus comme [][illis.] à l'égard
de mes camarades [][illis.] pour destinée à une carrière au théâtre?


A la fin de ces soirées, nous étions
presque toujours remerciés par le curé.


Ah, les curés de ma jeunesse au fond
du Manitoba! Il y en avait de ronchonneurs,
d'autoritaires, de despotiques peut-être, mais
j'ai ren je revois, dans mon souvenir,
beaucoup plus, il me semble, de doux
hommes rieurs, un peu naïfs, portés à
une bonhomie extraordinaire quand nous
étions ainsi entre nous gens de langue
française et qu'eux prenaient d'instinct le
rôle du père gai, au milieu de ses ses enfants autour de lui réunis.


Un soir, un de ses curés de
campagne
se mit en tête de faire une
sorte de sermon à ses gens
servir une leçon

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à ses gens sur la manière l'art de reussir
dans la vie en nous prenant nous, des
acteurs, en exemple.


— Ainsi, disait-il, de celui d'entre nous
qui dansait à la claquette, pensez-vous
que cet ardent disciple de Terpsichore, ce beau
sautilleux, ce chevalier volant s'est élevé
en son art du matin au soir. Ah qu'il
a dû longuement s'exercer dans quelque coin
reculé de sa maison ou dans sa grange, que d'heure et a dû
passer à claquer, à claquer... de la semelle


Les gens opinaient de la tête.


Le plus extraordinaire était que pour parler s'adresser à
sa poignée de monde dans une étroite salle, eut
[][illis.]
ce curé avait gardé sa grosse voix forte
pour porter au fond de [][illis.]... Tout à coup
il fut question de moi, à ce qu'il me sembla.
— - La belle jeune fille qui s'est avancée, qui
a salué et qui est partie à parler... parle...
parle... parle... sans bout de papier sans
rien... qui devait avoir tout dans sa
tête... l'avez-vous bien remarquée au
moins? Parle... parle... parle... et on
comprenait tout... On ne perdait pas un
mot... Pas un sourire non plus Pensez-vous qu'elle en est arrivée
à tant d'art sans pratique, sans
a appris
tout ça, sans répétition? Mon idée est qu'elle
a dû s'exercer ses grimaces longtemps devant son
miroir cette petite coquine. la Prenez exemple
mes amis. Voyez comment s'obtient le succès.


Un autre soir, nous étions dans un village à l'a


Un soir, à un autre bout du
pays, à La Broquerie peut-être, le curé,
un beau grand vieillars à barbe opulente,

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blanche comme neige, parlait, lui, à voix
douce, lente, hésitante, comme toujours
perplexe, où sans mémoire pour se rappeler
ce qu'il venait tout de dire juste d'énoncer.


— Mes chers amis de la Liberté venus
nous rendre visite...
avait-il dit
après quoi, longuement silencieux, il avait
paru chercher dans sa barbe et comme
s'il les y eut trouvés il avait repris:
— "nous rendre visite, de quoi je vous
remercie de tout mon vieux coeur..."


En se penchant il avait semblé laisser
échappé la fin de sa phrase dans sa barbe et les
encore il finit par y retrouver apparemment car
il enchainait en relevant la tête : — "de tout mon vieux coeur
qui vous accueille chaleureusement...


En se penchant, il avait semblé
laisser échapper "tout mon vieux coeur"
dans sa barbe qu'il finit aussi par y
retrouver, car il releva la tête et
continua: — "de tout mon vieux coeur
remplis à votre égard..."
Et la visite, qui
parut être d'une chaleureuse sollicitude...
se perdait aussi à [][illis.] dans la touffeur
de la barbe. Ce devait être ainsi tout au
long des discours: la fin de chaque la phrase
s'éloignait dans sa barbe. Il la retrouvait, et
elle lui servait de départ pour la prochaine
qui retombait aussi dans sa elle aussi
parmi les poils du vieux visage songeur.


De retour, quelque


Quelque fut l'heure où je rentrais
de ces soirées, maman, pourtant couche-tôt,
m'attendait pour se les faire raconter.

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Elle s'asseyait au pied du lit et dans la
faible clarté d'une veilleuse, parfois seulement
car d'un rayon de lune entré par la fenêtre, je voyais
son visage briller d'attente heureuse.
— - Raconte.


C'était mon tour de l'enlever de terre par le, par
récit elle qui le récit de la soulever, de
l'entraîner
prendre de la soulever, de
l'emporter au loin, elle qui tant de fois en avait
m'en
l'arracher à la présente vie


C'était mon tour de l'ensorceler
par le récit, elle qui m'en avait enseigné dévoilé
habituée à tant de fois par les rêves enchantés les moyens l'enchantement. Parfois je prenais une grande heure
encore sur le peu de sommeil que j'aurais vite qui restait
nuit-là pour lui faire participer à toute apporter encore faire le don, encore tout chaud et palpitant d'une soirée enlevée. Demain, je le savais, le récit ne serait pas aussi prenant.
[][illis.] d'une [][illis.]. Elle se penchait
pour saisir boire mes moindres paroles, elle
approuvait, elle riait, elle en voulait encore,
encore! Elle me redemanda bien deux fois je
pense l'histoire du vieux curé perdant et
retrouvant ses paroles au fond de sa barbe


Si bien qu'un soir je dus lui avouer:
— - Maman, à force de me la faire
raconter, elle s'est usée. Elle ne serait plus drôle.


Alors pensive elle en convint:
— - Oui, même les histoires s'usent.


Tant je la vis pensive presque désolée,
je lui demandai:
— - Des histoires usées, que reste-t-il?
- D'autres histoires, dit-elle, en retrouvant le sourire. Toi et moi, je pense que nous
n'en manquerions pas longtemps.

- Mais alors, toutes toujours doivent être
neuves. C'est [][illis.] vie facile de raconter Ce ne doit pas être une vie facile de tout repos
la vie de raconter de qui raconte.

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[Ch IX.] i.e. [XIII]
Otterburne
Etait-ce au printemps, était-ce ou à l'automne
que nous sommes partis, un soir, en toute hâte
à peine avalé un casse-croûte, pour Otterburne.
En tout cas les soirées n'étaient déjà
plus ou pas encore longues, et il fallait
faire vite se dépêcher pour ne pas être pris de vitesse
par la nuit. Personne de nous n'avait jmis
pied à Otterburne, pourtant peu éloigné de
beaux villages bien connus comme Saint-Pierre
Jolys ou Saint-Malo. Mais une sorte d'ennui [][illis.]
semblait cerner ce village et le destiner à un
isolement étrange [][illis.] inévitable solitude totale. Il avait pourtant été
important avec son possédé l'un des plus
importants collèges agricoles du pays, et n'avait-il
pas abrité aussi une école pour enfants indiens
dirigée par des religieux? Est-ce que le destin
d'Otterburne était déjà alors commencé ou
seulement à pressentir dans l'air ambient? On
nous avait dit: — "Allez à Otterburne. Les
gens vont être si tellement heureux de vous voir arriver."


Ayant manqué la route principale peu
après la sortie de la ville, nous avons décidé de
continuer par les routes secondaires. Aucune ne
s'accompagnait d'indications. Bientôt le
crépuscule monta de la plaine comme une brume
légère
nous enveloppa. Il roula du
loin de la plaine à la manière d'une
brume déferlante et tout sous nos yeux
prit l'air l'aspect de choses perçues en rêve. Nous
allions dans la bonne direction à en juger
par les paleurs rougeurs que le soleil
louche avait
dans le soleil avant de disparaître

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avait teinte le ciel teintant - mais le long des petites
routes de terre que nous parcourions c'était le
désert toujours. Notre grand Gilles s'en
moquait. Il chantait à tue-tête une de ces
chansons les plus entrainantes. A la fin nous
avons perçu
Enfin nous avons distingué,
paraissant loin et pourtant toute proche, le
feu d'une ferme isolée. A la porte, nous
avons frappé. La femme sortie
— - Otterburne. C'est tout prêt. Vous y
êtes presque.


Elle tendait le bras vers un point
de tout ce bleu sombre, pourtant pareil, qui se
déroulait à l'infini! Une lumière semblait
jaillir un moment au haut de son geste.
- Bien des mercis, madame.
- Tiens là!
- Bien des mercis, dame de la pénombre

a chantonné le grand Gilles.


Nous sommes repartis les yeux fixés
sur le clignotement d'une flamme quelconque, et
puis l'avons perdu. Qu'est-ce qui avait pu
nous la cacher? Une meule de foin? Un arbre?
Nous avons erré une bonne demi heure
pour nous retrouver à une ferme aussi
isolée que la première.
— - Otterburne?


L'homme, en haut de son perron pointa
dans la direction d'où nous venions
— - Vous y êtes presque. Voyez pas [][illis.] la lumière?


Repartis, les yeux sur la lumière, nous
l'avons de nouveau perdue. Pour aboutir à
une autre ferme de l'autre côté encore du
village.


Apparemment nous avons fait trois ou

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quatre fois le tour du village avant d'y
entrer par pur hasard à ce que je crois -
encore, à la manière d'une boucle[][illis.] qui tourne
et tourne avant, tout à coup, d'incliner vers
la petite [][illis.] elle doit descendre. Trois
réverbères incroyablement éloignés l'un
de l'autre nous reprochèrent dans un
pauvre clignement:
- Comment ne pas nous avoir vus
plus tôt?


Assis sur le banc devant la gare veillaient
quelques deux vieux dans la nuit, pipes au bec, dans
la nuit douce.


Le gran
— - Où est la salle où se donne le spectacle?
la séance?


Un des vieux ota sa pipe de sa bouche.
— - Vous la verrez pas. Vous arrivez bien
trop tard. Est commencée, la séance, depuis
deux heures. A doit être à veille d'achever.


Le grand Gilles sortit la tête de l'auto.
- Ça se peut pas. A peut pas être commencée
C'est nous autres qui la faisons, la séance.


Le deuxième vieux ota sa pipe de sa bouche.
— - Vous pouvez pas être les acteurs. Les
acteurs y sont dans la salle avec le monde.
Le monde y est là depuis...


Le premier vieux sortit sa montre, chercha
à déchiffrer l'heure à la lointaine lueur
du p des étoiles.
— - ... depuis sept heures et demie, fit-il.
Le monde y est allé un peu d'avance pour
être sur d'avoir sa place tout un chacun.
- A mon idée, fit le deuxième vieux,
que ils doivent être cuits à l'heure

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— qu'il est, avec la chaleur qu'on a ce soir,
et pis mangés par les maringouins.
A moins qu'ils aient eux autres itou
allumé leur pipe.
- La séance vaut-elle la peine d'y
aller? demanda le grand Gilles.
- Y parait que oui, que c'est ben
distrayant, fit le moins vieux des vieux.
Dépêchez-vous, si vous voulez en attraper un
bout.
- Pourquoi c'est que vous y êtes pas?
accusa le grand Gilles.
- C'est pas que l'art dramatique je dédaigne ça
fit s'excusa le plus vieux des vieux, mais
un soir comme à soir, j'aime quasiment
mieux être à l'air sous les étoiles
qu'enfermé à trois cents dans le vieux curling.
Icitte, y a rien que ma boucane qui
me fait tort.


Nous avons enfin repéré le vieux curling
au bout du village. Le monde devait y
être depuis longtemps en effet et avoir beaucoup
tiré sur la pipe fumé car tout ce que nous avons pu discerner
en entrant à travers les bancs de fumée,
ce fut ça et là un grand chapeau de
paille de fermier qui paraissait d'ailleurs
le même com à tous les coins de la salle.


gens. Le curé sel se levant aussitôt enjoignit ses
— - Les artistes peuvent avoir la gorge délicate.
Maintenant qu'ils sont arrivés, arrêtez-vous
de fumer, hein.


La fumée l'amenait peut-être d'une ligne.


N'empêche que, montés sur l'estrade nous
ne pouvions guère mieux voir notre public
que lui-même sans doute nous apercevoir.

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De part et d'autre on s'interpella pendant quelque
temps.
— - Me voyez-vous? hurla le grand Gilles
qui faisait en voir toutes ses grimaces.
— - Non, lui répondit une bonne grosse
voix

— - Rien que ton grand nez! fit un [][illis.]
— - Toutes nos excuses pour arriver si tard,
offrit le grand Gilles. On s'est perdus... en route
- Pas le premier qui se perde en venant
à qui ça arrive...
nous parvint d'à travers
la fumée.


Tout à coup nous avons entendu Fernand
quelque part sur l'estrade dont il en se lamentir:
— - Il n'y a pas de piano. Comment voulez-vous
que je fasse mon commence le spectacle?
- Pas de piano, pas de spectacle, renchérit
Gilles. Y a-t-il dans le village un piano?


Le curé se leva et répéta fit face au plus
fort du nuage de fumée il répéta:
— - Y-a-t-il quelqu'un qui a un piano?


Une dame, du fond du vieux curling,
s'expliqua:
— - J'en ai un piano. L'année dernière, je l'ai
prêt pour la fête du diocèse. On me l'a
rapport tout désaccordé. Ça fait que
je le prête plus mon piano.


[][illis.]


Une brume de fumée à présent lui montant seulement à mi-corps
maintenant sur laquelle il semblait [][illis.]
le grand Gilles parlementa avec la dame.
— - Prêtez-nous votre piano gracieuse
musicienne
et s'il devait vous revenir le
moindrement faussé, je vous en promets un neuf.
— - C'est ben correct, d'abord.

Image


longtemps plus tard, dans le crépuscule, à
sa recherche. Mais cette fois dans
l'angoisse. Tant de fois dans ma vie
je suis repassée dans la peine là où j'étais
passée à pas légère dans la joie.


C'était il y a six ans. Je venais
d'arriver à Winnipeg
Je venais d'accourir
à Winnipeg pour m'occuper de Clémence.
A l'hôtel, j'attendais qu'on vienne me chercher.
Et le passé se levait dans mon âme pour avec ces plus sombres
l'assombrir souvenirs. Au printemps de cette
même année était morte Dédette en religion
Soeur Léon de la Croix. Je me trouvai
plusieurs semaines auprès d'elle au cours
de sa dernière maladie. Nous avons
beaucoup causé à coeur ouvert, elle et moi
durant cette héroïque fin de ma soeur
et j'espère vivre assez longtemps pour
raconter ce qu'il en fut. Car j'ai appris
de cette mort plus que de tout autre mort.


Elle occupait à l'infirmerie du
couvent une chambre guère plus grande qu'il
ne fallait pour y mourir, mais la fenêtre
- symbole peut-être juste de ce passage
de vie à mort - était immense. Sans
cesse je me
Sans cesse pendant que
Dédette somnolait où même lorsque
nous en étions à nous parler, je m'avançais
d'un pas sur cette grande fenêtre qu'elle
avait elle dans le dos et ne voyait
pas, et je lui disais
— - Dieu que le ciel du Manitoba est beau.

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Avec le ciel de Le plus pur peut-être après le
ciel de Grèce. Et sans doute le plus haut.
Le ciel de Russie peut-être aussi, dirais-je.
Autrement, pourquoi Tolstoï aurait-il
tant de fois mis dans la bouche du
prince André, se réveillant blessé à mort sur
le champ de bataille l'expression
par
l'entremise du prince André se recueillant,
blessé à mort sur le champ de bataille,
exprime tant de fois sa nostalgie du "haut ciel".


Ma soeur mourante m'écoutait, en en
oubliant un peu son mal, et, avide, me pressait:
— - Je n'ai presque rien connu de ta vie. Raconte. Raconte.


Et moi qui n'avais guère connu grand-chose
de la sienne, lui demandais aussi:
— - Comment a été ta vie, au fond, ma Dédette?


Ainsi, alors qu'elle allait partir,
nous avons commencé, comme presque tous
les êtres qui s'aiment qui semble être séparés à tâcher de bien
nous connaître à peu près bien enfin.


Mais ceci c'est une autre histoire pour
plus tard si j'ai le temps de la raconter. Un jour, elle avait pour [][illis.]
et m'avait prise à témoin presque contre Dieu
lui-même à ce qu'il m'avait semblé:
— - Que ne me laisse-t-il pas vivre encore?
Clémence a besoin de moi, je ne peux
abandonner Clémence. Qui verra à Clémence?


J'étais allée à la grande fenêtre. J'avais
interrogé le haut ciel. Je m'étais demandée
ce que signifiait parmi nous la vie de
Clémence. Une enfant douée, merveilleuse
non sensible, un être de grâce, de charme,
et puis tout à coup, une ombre terrible
s'abat sur cet esprit peut-être top clairvoyant [][illis.] et le voilà pour
toujours embrumé, ou réfugié en quelque
comme [][illis.] sur terre. Pas tout à fait détruit

Image


Ah, que non et c'est bien ça le terrible!
parfois cet esprit frappé donne encore de
les si fulgurants éclats que l'on a encore
plus de peine que jamais à le voir retourner
dans ses étranges corridors de fuite. Maman
Ce que maman avait souffert de cette maladie
de son enfant, elle n'en avait jamais pour ainsi rien
dit - la peine étant sans doute au delà
des mots. Seulement souvent elle nous
avait regardé d'un air suppliant en
quêtant notre appui:
— "Quand je ne serai plus là, qui verra à Clémence?


Notre Clémence, elle avait été cette
peine inépuisable que dans une famille de l'un à l'autre
on se lègue, celui qui va mourir en
faisant le don à celui ca survivre quelque
temps, le don étrange et sans prix.


C'était Anna après la mort de
maman qui en avait hérité et moi qui
alors m'était jetée à corps perdu dans
l'écriture, j'avais au sujet de Clémence
l'esprit plus ou moins libre pendant Anna était
là encore pour l'instant. Anna veille veillait


Et puis Anna mourut, dans une
oasis au désert, en Arizona, là où le
vent emprisonné dans les grands cactus
creux prend un si son si lugubre. Je
me trouvai aussi auprès d'elle peu avant
sa mort, logeant dans un motel tout près
de la clinique où elle s'éteignit. Elle
et moi nous avons aussi porté de nos
rire qui resonnaissaient se connaître
si pur. Je pensais: sûrement elle va
me léguer Clémence. Mais non. Mon
tour n'était pas venu encore. Un an au

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mais auparavent, Anna qui se sentai
savait depuis longtemps mortellement atteinte
avait confié Clémence à Dédette.


A dédette en son couvent, comment
ferait-elle? Eh bien, elle avait trouvé
le moyen. La sévérité des règlements, il est
vrai, commençait à se relâcher. Mais eussent-ils
été trop durs que ma Dédette si scrupuleuse
de l'observance d la rècle comme elle l'était en faveur de Clémence,
aurait bien été capable de se rebiffer. Elle
avait pris bien soins en tout cas de notre
soeur, oserais-je dire différente, elle
qui à certains moments, nous plongeant
dans l'émerveillement par la finesse d'une
observation ou [][illis.]. Par ailleurs, elle n'aurait
pu toute seule prendre un autobus aller en
ville s'acheter des bas, des souliers.
Dédette voyait à tout cela. Plus tard,
lorsque Clémece dut être placée en foyer,
sous le [illis.] dicton d'un psichyatre - il
se prit à Otterburne où l'ancien couvent
des Soeurs de St. Joseph venait d'être acheté par les
Soeurs de la Providence, Dédette parvint à
aller la voir très souvemt rigoureusement dans mettant [][illis.]
d'anciennes élèves ou des connaissances
qui avaient une auto et qui pour et l'y
conduisaient en échange de prières
qu'elle leur promettaient.


Je savais


Je revins près du lit de Dédette et
parvint à la rassurer, pensant apporter le
repos à son âme injuste encore, je
m'engageai:
— - Je verrai à Clémence. C'est bien
mon tour.

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Quel [][illis.] que les chemins de la mémoire que j'avais espéré lui apporter
Alors j'ava je vis à sa


Alors au lieu de la tranquilité
je vis venir dans son regard la vive
détresse de l'âme qui se sent vraiment
abandonnée à la mort, puisqu'elle les
vivants autour, assument [][illis.] à sa place les derniers
devoirs lui restant à accomplir.


Tout à coup, dans le téléphone
à mon coude sonna et me rejoignant
dans au fond de lointaines féflexions me

me faisant sursauter au milieu de ces
étranges souvenirs emmelés où j'étais tout à la fois:
[][illis.] d'Arizona où souffle un
vent de désespoir, le regard mourant d'Anna,
la grande détresse de Dédette me
comptant: Je n'ai pas beaucoup connu
[][illis.] ta vie... maman au loin suppliant:
— "Qui prendra soin de mon enfant malade?"


Je décrochai l'appareil.


J'entendis une voix douce, aimante,
pareille à une eau pure sur une [][illis.]


C'était Soeur Berthe Valcourt. Elle
se trouvait être supérieure du couvent de
St. Boniface lors du décès de Dédette. Ma
soeur lui était morte dans les bras un
matin de bonne heure. Elle avait
ouvert les yeux un peu plus grands, m'avait
raconté Soeur Berthe comme quelqu'un qui chercher
du secours, et avait reconnue, avait
murmuré: — "Je pense que je m'en vais...
et elle avait ajouté [][illis.]: Clémence.


Quelques jours auparavent, en toute
lucidité et lui avait confié ma soeur.
Gabrielle au loin, dévorée déjà par
tant d'obligations, son public, ses livres, son

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courrier et si délicat aussi de santé, comment
ferait-elle pour voir à Clémence.


Ainsi Soeur Berthe avait répondu simplement
— - Tant que je serai là, je seconderai Gabrielle.


Je l'entendais maintenant au téléphone sa voix
m'apprendre apaisante m'apprendre:
— - J'ai fini mes courses un peu plus tôt que je
ne pensais. Nous avons bien encore près
de deux heures de clarté avant la nuit. Et j'ai
l'auto communauté. Est-ce cela vous
le dirait de faire une course à Otterburne
aller embrasser Clémence?


Si cela me le disait!


Un quart d'heure avant le temps, j'étais déjà
en bas à la grande porte de sortie de l'hôtel à
guetter l'arrivée de l'auto de la communauté.


[Ch X] i.e. [XIV]
C'est curieux comme même la petite
histoire se répète. Au sortir de la ville, Soeur
Berthe [][illis.] a du manquér la route
principale et nous nous sommes trouvées
engagés dans les routes secondaires [][illis.]
mais je me situais bien cette fois [][illis.]: a n'en
pas douter, c'était tôt à l'automne, car les
merveilleux champs de blé s'étendaient
de chaque côté de nous, dorés sous la
frémissante lumière de la fin du jour et
se balançant légèrement au vent doux.
Malgré toutes les peines qui s'étaient
accumulés sur mon coeur depuis
quelques années, je n'en éprouvai pas
moins à voir les blés onduler un
mystérieux élan de joie un peu triste, si je

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peux dire car elle c'était ma jeunesse au
loin qui me tendait au-delà des années
une petite part de son infinie - ou plutôt
le souvenir de son infini bonheur.


Bientôt Soeur Berthe m'avoua que
nous étions perdues.
— - Et C'est à n'y rien comprendre, me
dit-elle. J'ai fait vingt fois cette route
sans jamais m'égarer. Je la connais par coeur.
Jamais je ne m'y suis égarée. Je la
connais par coeur.


Le crépuscule s'avançait et noyait
la plaine sous une uniformité comme sous une eau bleue
sombre où rien ne se dégageait [][illis.] plus rien de précis.


Je croi J'entendais tout à coup dans
mon souvenir la voix du grand Gilles.
— "Otterburne? Ou est-ce que ça se loge?"
"Là-bas, Monsieur, ne voyez-vous
pas les lumières."
- Pourtant nous en sommes tout
proches, insista Soeur Berthe. J'ai l'impression
que nous en avons fait le tour sans et
remarquer l'entrée manqué l'entrée,
- N'y a-t-il encore au village en tout
et partout que trois réverbères
- Peut-être cinq ou six maintenant. Mais
il y a le foyer à trois étages qui doivent être
tous éclairés à cette heure.


Enfin nous avons perçu leur vague lueur
comme à des lieues encore, et pourtant nous
n'en étions qu'à un mille au plus.


Deux minutes plus tard nous
étions devant la porte du foyer. Ce qu'il y avait
là d'enfermé - de vies à l'abri - de [][illis.]
du corps, de l'esprit, de vies abandonnées, de

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d'insultes, de [][illis.], de souffrances de toutes
sorte je ne l'ai heureusement appris que
plus tard en même [][illis.] que j'ai appris j'apprenais
la bonté humaine qui se vouait s'employait à les
soulager.


Soeur Berthe m'accompagna au [][illis.]
jusqu'à la chambre de Clémence. Elle m'y laissa.
Je frappai doucement un petit coup. J'entendis
une voix pâle me dire d'entrer.


Elle était assise dans la pénombre,
au pied de son petit lit de fer sur une
couverture de laine grise pliée en quatre
proprement. Elle semblait faire partie
de l'immense crépuscule qui régnait au-dehors
et entrait lentementleu par la haute fenêtre.
Je voyais à peine ses traits; sinon qu'elle était très maigre.
— - Veux-tu qu'on allume?
- Non dit-elle. Il fait encore assez clair.


Elle dit ensuite: Elle [][illis.]
— - C'est toi?


Je dis oui
— - Comment ça va ma Clémence?


Elle ne s'était pas levée pour m'accueillir
Elle se laissa embrasser sur la joue, sans
quitter de l'oeil l'infini crépuscule qui nous
l' environnait.


Je commis l'erreur de critiquer la vilaine
couverture grise qui m'avait


— Je t'en enverrai une plus jolie. En aimerais-tu
une rose?


Sa main étreignit la couverture grise
comme une des rares amis à avoir encore
dans le monde
— - Celle-là est encore bonne, dit-elle.


J'aperçus que le chemin allait être long. [][illis.]

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infiniment long pour voir guérir, si jamais
j'y arrivais parvenais cette âme s'étant reconnue
comme abandonnée.


Je me faisais des reproches, j'en adressais
aussi aux autres en esprit. Je me disais: J'ai
des amies dans la ville qui prétendent m'aimer
j'ai des cousins, des cousines. Personne n'est
venu voir Clémence. Ils l'ont traitée de
son vivant comme si déjà elle était sous
terre. Mais ai-je fait mieux, moi, occupée
à écrire mes histoires comme si la vie en
dépendait. Ah Dieu, où donc est le devoir
le plus vrai? Où le sont-ils tous?


Je dis, comme pour me faire pardonner
— - Je suis venue du Québec expressément
pour te voir, Clémence


Elle demande sans intérêt:
— - T'aime ça, ton Québec


Je lui promis:
— - Je reviendrai tous les ans. Je vais
t'habiller en neuf des pieds à la tête. Demain
on va venir te chercher.


A la pauvre tragique lueur de fin
jour qui envahissent la chambre, je vis
qie ses yeux étaient sans espoir. Comment
se fait-il que en cette vie où l'espoir
est toujours trompé c'est le manque d'espoir
que l'on peut le moins supporter.


J'allais mettre des années d'effort


Je ne le savais pas encore, mais
à partir de ce soir-là, j'allais mettre
des années d'effort pour ramener
l'espoir dans l'âme de ma soeur...
comme pour être moi-même libérée.
Sans savoir non plus que l'espoir ramené

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dans une âme on lui est plus que jamais
encore obligé.


Je la quittai donc ce soir qui n'en
finissait de tomber. Soeur Berthe me
reçut dans ses bras avec mille bonnes
consolations. La brusquerie de mon arrivée,
l'heure cette heure-ci qui portait Clémence
plus que jam encore plus qu'une autre à la mélancolie, pouvait
expliquer en partie son attitude. Demain
sans doute je la trouverais moins [illis.]


Etrange, au moment où la mort
m'avait appris ma soeur la plus aimante, la
plus habile toujours à me consoler, la vie
me donnait celle-ci toute aussi aimante cet être qui m'était dévouée comme la plus aimante des soeurs.


Elle m'a serré la main. Nous nous
sommes remises en route. Tout à coup, au
tournant de la petite route chemin du village
nous avons aperçus bien en évidence pourtant
le panneau à indications
découpé un plein
dans le ciel de la Prairie à Otterburne


Ainsi ay le panneau indicateur Otterburne


Nous nous somme adressé un sourire un peu avons souri un peu du bout
des lèvres.
— - Ainsi Otterburne il est donc après tout sur la carte,
après tout
ai-je dit.


Peu à peu la grande eau sombre m'apaisait sous l'influence de
du crépuscule répendue qui se sur la pleine
infini jusqu'à l'horizon le plus lointain.
répendait à l'infini sur la plaine

répendue sur la plaine à l'infini je
me sentais m'apaiser.


Peu à peuA sonder la grande eau sombre
du crépuscule répandue [][illis.] jusqu'au plus lointain
de la plaine, je me révélait partout égale, partout possible,
je me sentais peu à peu commencer à m'apaiser.

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Sous l'influence de la grande eau profonde
du crépuscule, répandue à présent comme
sur la terre entière, sondant à la perfection
de ciel à la terre, de bord en bord calme,
et pareille, je commençais à me sentir peu à
peu apaisée. Il me fait [][illis.] en ce temps où longtemps [][illis.] je ne me compris pourtant [][illis.] raisons d'être heureuse. Et me voilà [][illis.] de mon [][illis.] Je n'avais que 26, 27 ans


Départ [Ch XI] i.e. [XV]
Je mis sept années - huit, si je compte
Cardinal - en mettant sou par sou
de à mettre de côté
pour épargner sous par sou, la
somme dont il me semblait qu'il me
semblait devoir posséder pour envisager
enfin mon départ. J'eus enfin environ
$800. J'économisais en vue de quitter [][illis.] [][illis.]


Je mis sept années - huit, si je compte Cardinal - pour épargner, sou par sou
la somme dont je pensais qu'il me faudrait
disposer pour envisager enfin mon départ.
J'eus environ 800 à la banque.
J'atteindrais presque neuf cent en y ajoutant
les petites sommes provenant de la vente de
ma bicylcette, de mon manteau de fourrure,
de quelques autres objets. Maman s'alarmait
de me voir vendre ces choses auxquelles elle savait que je tenais. J'avais beau lui dire
que je ne partais - ce que je croyais fermement
à l'époque - elle ne pouvait manquer
me voya
que pour un an elle me voyait
agir comme qui [][illis.] de ses affaires,
fermer un chapitre de sa vie.


Comment au juste avait grandi
et poussé ce projet de départ pour l'Europe, et
pourquoi c'était-il emparé de mon coeur être

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jusqu'à me mener sans pitié, je serais encore en peine
de le dire. Au fond, je n'en sais
toujours pas grand-chose, et alors, je suppose,
ce devait être un de ces commandements
mystérieux de la vie auquel on obéit d'une
une sorte
les yeux fermés, à moitié confiance,
à moitié détresse. Je courrais donc après quelque
chose mais quoi! Mes petits écrits de jusque-là
valaient si peu. Aurons Même à mes propres
yeux je n'aurai osé me réclamée d'eux
pour justifier de quelle [][illis.]
Aurais-je
osé me réclaméer d'eux pour dire que j'entendais
me donner à la tâcher d'errer. Non je ne le
concevais pas du tout alors, même à mes
propres yeux, encore que dans le fond des
fonds de ma conscience un repair veillait, une tenace
idée, n'osant pas encore se montrer mais attendais
un moment comme une graine dans enfoncée
dans la terre
que n'en possédant pas moins une sorte de vie, serait comme
celle de la graine encore infinie dans une [][illis.] de terre noire


Cependant j'avais eu du succès comme
actrice dans notre troupe d'amateur. Naïvement
je me croyais du talent pour le spectacle et
peut-être en avais-je un peu. Toujours est-il
que je disais - car il faut toujours donner une
raison raisonnable pour partir - que je m'en
allais étudier l'art dramatique à Londres ou
à Paris. Comment aurais-je pu avouer
que le besoin était en moi de d d'aller
d'abord voir comment était le monde
de l'autre côté de la colline à l'ombre de laquelle
j'avais vécu et de cette [][illis.]
viendrait [][illis.] j'attendrais sans le connaître.


Toutefois cette volonté de partir ne
me semblait pas venir de moi seule. Souvent

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[]elle me paraissait me venir de générations en
arrière de moi, ayant en vain usé dans
l'obscurité d'obscures existences [][illis.] l'élan de leur âme et de leurs rêves
et qui à travers moi[][illis.] à l'accomplissement
de leur [][illis.] enfin d'une libération. Etait-ce Aurait-ce
donc été le vieux rêve de mon enfance
de venger les miens par le succès qui
me tenait toujours? J'aimais me le faire
croire à travers les mois de tourmente que je
traversais alors. Car souvent, cet avenir étrange
devant moi, vers lequel je me forçai à
m'envoyer me paraissait si paralysant de terrifiant
pur De ma petite rue Deschambault, j'en
embrassais tout à coup avec [][illis.][][illis.] l'ampleur, l'inconnu, comme [][][illis.] chose à venir d'ailleurs, bonne ou mauvaise.
comme d'immenses brumes au loin et
désirait reculer mais déjà il était trop tard.


Ce serait donc ma dernière
ou avant dernière année d'enseignement, et ainsi auprès de maman
J'avais toujours me mie classe des tout petits.
J'étais à l'aise avec mes petits immigrants
comme eux l'étaient peut l'étaient peut-être
avec moi, [][illis.] un subtil sentiment
d'être tous ensemble des étrangers - tous
ensemble
en tout cas des étrangers à quelque
chose d'absurde dans la vie qui [][illis.]
aux hommes - nous réunissait merveilleusement.


Etonnamment, après une lutte d'arrcahe-pied
maman, au bout de quelques années, s'était
rendue. La fin de la résistance, je l'ai
racontée dans la Route d'Altamont et quoiq
ce soit [][illis.] forte romancée, il reste que j'y ai dit
l'essentiel et ne veux guère revenir sur
cette vieille douleur. Maman s'étant
même résignée plus pourtant que je ne
l'aurais cru résignée à vendre notre maison.

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Ce que je ne comprenais pas bien alors, par manque
d'expérience, c'est qu'elle était usée par la
lutte au point d'y renoncer mais pour ce qui avait
trait seulement aux possessions, car, plus
tard, encore plus usée. je la verrais pourtant
trouver en elle l'énergie de venir me rendre
visite à Montréal, nous la verrions, avant de
mourir, accourir à l'appel de ses affections.
D'ailleurs il eut été impossible de garder notre
maison. J'étais la seule, à part Adèle,
à travers les années de dispersion économique,
à toucher un salaire permanent. J'étais
arrivée, au bout de sept années à
l'Académie Provencher, à gagner un traitement
de $95.00 par mois pour dix mois seulement
de l'année, moins la retenue, au cours des
deux ou trois dernières années, destinée au
fond de retraite. J'étais bien loin de penser
alors que la récupération de cette petite somme
que deux ans plus tard, quand, de retour d'Europe,
je me verrais dans ma misérable petite
chambre de la rue Stanley, hésitant si cruellement sur la
décision à prendre, me serait d'un tel
secours et
la récupération de cette
petite somme me sauverait pour ainsi dire.


Pour l'instant, nos impôts fonciers et
scolaires non acquittés depuis deux ans
auquels s'ajoutait l'intérêt composé, atteignaient
une dette de plus de mille dollar. Nous devions
aussi beaucoup au marchand de bois.
Mon frère germain qui n'avait n'ayant pas trouvé
de poste d'enseignement avait occupé
en désespoir de cause de
s'était vu
contraint, pour n'être pas du moins à notre
charge, de donner des cours au Collège de Saint-Boniface.

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alors [][illis.] qu'était en si mauvaise posture financière qu'il ne pouvait
offrir en retour que le repas et guère plus
que de l'
un peu d'argent de poche. Mon frère réduisait
réduisait sa ration à tabac à presque rien cette
année-là
et passa l'hiver dans un
manteau si usée jusqu'à la trame. et Il
me semble que, Germain de la main sur
le devant l'entrée le devant du manteau
cherchait
souvent posée sur l'entrecroisement
sur le milieu et eût cherché à la cacher la partie
la plus abiméde son vêtement du manteau.
Quand il obtint enfin une école en
Saskatchewan, je dus lui avancer l'argent
de l'aller en son billet de chemin de fer. Je crois me souvenir
que c'était 19,50. Sa femme, au cours de
l'année qu'il passa à St-Boniface, avait
pu ce était parvenue à obtenir [][illis.]

avait [][illis.] pu déniché une école de plusieurs classes dans une région isolée à un
certain salaire qu'on n'eut pas osé offrir à
une somme et un homme [][illis.] sur cette somme
de 60 par mois, elle devait se loger, se nourrir , se
vêtir, et élever leur petite fille de deux ans qu'elle
gardait avec elle. Germain était réjoui
Le poste qu'il serait qu'on lui offrait ne
se trouvait pas très éloigné de celui de sa
femme. Il allait pouvoir rendre visite en
fin de semaine à cette famille. Un fermier
voisin lui louait un boggey [][illis.] [][illis.] et une vieille
jument n'allant guère plus qu'au pas.


Antonia m'a souvent racontée
comment sa classe à elle terminée, le vendredi
soir, elle prenait la petite Lucile par la main.
Toutes deux allaient s'asseoir à bonne distance
de la maison au sommet de la seule petite
butte qui s'élevait au milieu des [][illis.] plats à l'infini

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Au loin elles voyaient enfin apparaître le
lent équipage
l'équipage bien lent
au gré de celles qui attendaient sur la
butte et sans doute à celui qui venait.
Parfois, dans le dernier demi mille, Antonia
croyait voir le fouet remonté comme sous
le coup de l'impatience. Mais Germain n'avait
jamais été dur aux bêtes. Il ne pouvait se
résigner à brusquer la vieille bête de ferme.
La lanière retombait plutôt comme une
caresse sur la large croupe de Flossie. Du
petit monticule, l'enfant adresait déjà
des gestes d'amitié à son père. Antonia et
Germain regardaient simplement avec
patience la distance entre eux peu à peu
diminuer.


Ces deux-là durent attendre pour
réaliser leur humble rêve de travailler côte
à côte dans la même école, lui comme principal,
elle [][illis.] des petites douces d'avoir
laissé derrière eux la moitié déjà de leur vie.


Et c'est au coeur de ces dures années,
la misère y étant si largement répandue
qu'elle appar
partout si semblable qu'elle
semblait le n normal que je ne songeais
plus, moi, qu'à prendre mon envol.


Finalement, maman avait trouvé
un acheteur et le marché se conclut
vite, presque sans hésitation. On eut
pu croire que maman ne tenait plus
aux possessions matérielles, et il est vrai,
qui délivre des objets elle se découvrit
une liberté, une disponibilité qu'elle n'avait jamais connu

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de toute sa vie. et presque nous dit-elle,
comme un allègement. Nous ne touchions
pas une grosse somme pour notre maison
à peine plus que pour nous acquitter de mes nos
dettes et assurer à maman une faible rente pour
un an ou deux - jusqu'à ce que je revienne
d'Europe, pensais-je. En retour, nous avions
obtenu de l'acquéreur un arrangement
qui nous satisfaisait : il nous laissait
nous louerait à prix modiques trois pièeces
à l'étage de la maison arranger en un petit
appartement assez commode.


C'est peut-être pour cette raison
parce que nous restions sommes toute sur
place que j'ai souffert moins que je ne l'aurais
cru de la vente de la maison où j'étais née
où j'avais rêvé mes rêves les plus
dominateurs. Maman disposait tranquillement
et comme sans le regrette du surplus de notre
ameublement : meuble, tapis, lampes, grande table de
la salle à manger. Elle était engagée sur la voie
d'un renoncement qu'elle n'allait plus cesser
maintenant de poursuivre jusqu'à sa
mort, elle ne posséddait en propre guère plus
qu'une vieille nonne liée par ses voeux de
pauvreté.


Finalement, nou nous sommes installées,
elle et moi, pour une année encore avant
mon départ dans les à l'étage, dans les trois
pièces que nous avions nous-même en
tant que propriétaire, tant de fois, loué à des
passant d'une semaine ou moins ou à des
gens qu'étant resté avec nous pendant
des années.


Au fond, disait maman, c'est presque

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mieux comme cela : nous avions toujours nos
arbres, notre petite rue, notre espace de
tranquilité, dep. Par bonheur, notre propriétaire
tenait aussi à ces choses. En sommes nous
n'avons pas été malheureux devenus èa notre
tour locataire dans notre maison.


Au début de l'été


Cet été-là, maman, comme d'habitude,
alla passer la belle saison chez son frère Excide.
Septembre venu A la mi-septembre, elle n'était
toujours pas de retour. Les battages de mai
avaient été beaucoup retardées cette fois-ci
par de fortes pluies. Elle ne voulait sans
doute pas quitter son frère tant qu'il avait grand
besoin d'elle. Mais je l'imaginais aussi
consolée peut-être de toute ce qui lui était par de la perte qu'elle avait subi
arraché par ce qui lui restait à jamais la terre,
le haut ciel clair de la Montagne Pembina, les travaux
toujours les mêmes aux mêmes saisons.


Je commençais à trouver qu'elle mettait tout
de même beaucoup de temps à revenir. Je n'aimais pas
penser qu'à soixante-neuf ans
elle se fatiguait vraiment trop èa mettre
la maison de son frère bien en ordre avant de
le quitter, passa en revue les rideaux
racommodant ce qui tenait encore, refaisant
à neuf remettant à neuf ce qui ne pouvait
plus être sauvé, et remplissant à fl ses armoires
en provision d'hiver de
ses armoires à veille de l'hiver
ses armoires de provisions de toutes sorte pour l'hiver
confitures, marmelade gelées, bocaux de légume de
toutes sortes. J'admetait mal qu'elle accomplissait
pour lui ce qui plus personne d'autre
n'atendait plus d'elle, elle ne fût rendue heureuse
Je l'aurais voulu heureuse je crois

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Elle me répondit qu'elle avait l'intention de me [][illis.] un pain de ménage de là-bas dont Rosalie elle était très friande et qu'il ne voulait fallait pas la retarder de s'en régaler.
Enfin, elle arriva. C'était un soir de fin
d'octobre. Il gelait déjà. On était à la veille
de la neige. Maman étant paraissait Elle Maman
était arrivée arrivait avec une grosse valise bourrée de
confitures, de gelée de framboise, de beurre fin,
de crème douce, ses merveilleux présents
de la ferme qu'elle distribuait en partie en
cadeaux précieux. Dès le lendemain matin,
au bord d'un rhume, pourtant les yeux
battus, l'air vraiment fatigué, elle
m'annonça qu'elle irait ce jour-même
chez Rosalie - son unique soeur qui habitait
Winnipeg - lui porter sa part de crème, de beurre
des présents envoyés par Excide. Je lui présentait
J'essayais de la retenir, lui présentant que la
province était glacée et que ma tante pourrait
bien attendre jusqu'au lendemain sa part de
bonnes choses de la ferme campagne. A quoi maman répondit
qu'elle avait pour Rosalie un pain de ferme
que ma tante aimait tout particulièrement et
qu'elle ne voulait pas [][illis.] le plaisir de le la priver de s'en
lui apporter pour la voir se régaler régaler au plus vite. Mais elle répondit qu'elle avait [][illis.] [][illis.] a ma tante Rosalie un pain ménage dont ma tante était friande et qu'elle ne [][illis.]


Je la vis attendre le tramway au
bout de la rue [][illis.] les bras pleins de gros ses lourds
paquets encombrants, mal protégée du frois dans par son
manteau qui me parut trop bien léger pour la
saison et tout à coup, maman, pour
la première fois de ma vie, à mes yeux
eut l'air d'une pauvre, Au pire de nos
tourments d'argent, même et au même
[][illis.], je ne l'avais lui
avais jamais vu cet air de [][illis.] ainsi comme de [][illis.]
au vent de la défaite derrière venu
au-delà du [][illis.] d'hier à un vent
de défaite
plus encore que sous le vent d'hier
à un vent de défaite.

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Alors je me demanda si elle n n'
heures libéré de la procédé
trop loin de moi.


Je fus inquiète toute cette journée sans en [ChXVI]
percevoir de cause précise. En rentrant, je
demandai: "Maman n'a pas téléphoné?"
— -Non dit Clémence. Elle doit être en
route. Ou bien ma tante la garde.


A l'heure du souper j'appelai chez ma tante.
Elle m'apprit que maman était partie depuis des
plusieurs déjà et qu'elle supposément par le tram.


Il était sept heures environ quand un policier
sonna à notre porte. On m'apportait la nouvelle
que maman, à la suite d'un accident dans la rue,
avait été transportée à l'hôpital Miséricordia
qui se trouvait non loin justement de chez ma tante.
En avançant pour prendre son train sur la glace
vive elle était tombée et s'était fracturé une
hanche. Un automobiliste l'avait receuillie.


Je partis pour cet hôpital situé à l'autre
bout de la ville et, bien entendu, strictement
de langue anglaise. Je me demandais comment,
connaisasnt si peu d'anglais, toute seule, sans le
sou probablement, m'avait pu se débrouiller.
A cette époque il fallait presque avoir l'argent
à la main pour seulement être admis à
l'hôpital, ou quelqu'un près de soi avoir au moins près de soi un
répondant près de soi.


La Elle était dans une chambre à quatre lits
et parmi ses voisine, il s'en trouvait une française
heureusement une de langue française, avec laquelle
maman avait d'ailleurs lié conversation.
Elles s'entraidaient l'une l'autre, je pense,
pour se faire entendre de l'infirmière.
Dès qu'elle m'aperçut à l'entrée
de la chambre, le visage de maman
arbora s'embrasa de bonheur je pense oui, il me semble
m'avait tant l'air d'un bonheur exprimé, et
que c'était bien de

Image


je n'en revenais pas. Qu'evait-elle à être
heureuse?


qu'il brilla et j'eus peine malgré la grande
souffrance qu'elle ne pouvait tout à fait
empêcher d'y laisser paraître. Elle avait si peu
souvent dérangée, si peu demandé pour elle,
au cours de sa vie qu ema course
précipité pour que bien pour arriver à son
chevet, au lieu de lui sembler lui semble
naturelle
, au leu de lui sembler un geste
tout naturel, l'inonda de reconaissance avec ave
comme si je venais d'accomplir pour
elle un geste inboubliable. Je pense d'ailleurs
qu'elle chérit le souvenir tout le reste de sa vie. Et
puis, arrivée ici en vêtement de pauvre -
et que dire de ses sous-vêtements si ceux
de l'extérieur ne payaient de pas de mine -
maman à me voir surgir dans mon
gentil petit manteau costume d'automne couleur rouille
dut se sentir vengée. Elle me présenta
aux autres dans sa chambre sur un ton
un peu exalté qui n'était pas uniquement
celui de la fièvre montante, mais qui
trahissait la fierté de maman. Cette étrange
fierté qu'elle mettait à reconnaître ses enfants
cent fois plus élevés qu'elle une supériorité
indéniable sur elle-même. Je la sentais
souffrante, en dépit des calmants qu'on lui
avait administré, mais elle n'en
conviendrait surement pas. Seulement un
peu plus tard, quand la chambre fut envahie
de la visite de l'Ukrainienne, puis de
la Mennonite que tous ces gens se mirent
à parler fort dans leur langue, les homme
fumait la pipe, alors maman, des yeux

Image


seulement m'adressa une sorte de supplication:
— - Si tu le peux, sors moi de là.


Je lui répondis:
— - Demain, nous aviserons, maman. Tâche
malgré tout de dormir.


Sur le seuil je me retournai pour lui
faire un sourire. Je me revis, à sa place,
couchée moi aussi sans une chambre à quatre
lits, elle s'en allant pour lutter pendant
qu'elle [][illis.] s'en allait pour lutter courir lutter
s'atteler au plus vite à la besogne de
me sauver. Et toutes choses me parurent à
ce point semblables, l'ordre [][illis.] simplement inversé,
qu'il me parut en [][illis.] qu'il me parut
impossible de jamais changer notre vie, et
l'espoir m'abandonna presque en entier.


M'en revenant dans le tramway par la
nuit obscure, Dieu me pardonne, j'entrevis
que maman resterait peut-être infirme
ou qu'au mieux sa maladie mangerait
une bonne part de ce qui restait de la vente de
la maison, que je ne pourrais donc plus
la quitter dans ces conditions, qu'ainsi après
tout je ne partirais pas et Je vis que
s'éteindrait comme s'était éteint sans doute
dans bien des vies dont j'étais issue le
curieux rêve qui me tenait depuis des
années d'atteindre quelque chose que je
et que me ferait moi-même ne connaissais pas, et je ressentis ce
[][illis.] de moi qui ne
viendrait pas à la vie, ne si connaitrait
donc jamais. Mais aussi j'éprouvai
une sorte de lâche soulagement à l'idée
que cet obscure et trop difficile effort ne chemin
me serait [][illis.] demandé [][illis.] ne

Image


m'appellait plus et que je marcherais désormais
avec les autres dans le bon sentier commode
de tout le monde. Je suivrais la pente
me sentant entourée et soutenue à droite et
à gauche.


Le lendemain matin, je m'enquis
auprès de la garde-malade qui visitait[][illis.]
à la commission scolaire un suivis de
et
qui faisait réguilièrement la visite de mes
classes goul du meilleur orthopédiste en
ville. Elle me dit "Sans contredit, docteur
Mackinnon."


Je montai chez le Principal lui demandai
la permission de téléphoner. Il m'indiqua
d'un geste bienveillant son large fauteuil, l'appareil
placé sur le bureau. Il se donna un prétexte
pour sortir et me laissant le champ libre.
J'eus à l'autre bout du fil une voix à l'accent
écossais qui me rappelle celle du bon vieux
docteur MacKintyre. Je ne sais pourquoi a le moi
donne confiance. Sans peine j'obtins un rendez-vous
pour l'après-midi de ce même jour. Le frère Joseph
me permit de partir une heure avant la fin du
cours. Et me voilà encore en tramway à traverser
encore à trinque
encore travers en tramway
encore à travers des parties de Winnipeg que
je ne connaissais pas. Si je regarde
vers ces année de ma vie, je me vois en
effet presque constamment d'obscurité et très souvent
de jour parcourant en tramway de
parcourant la ville en tramway en d'obscurité
ou de jour, et toute toujours obsédée par
quelque problème ou par quelque inquiétude
ou par quelque hate mystérieuse. Un peu
plus tard ce sera par le train qui

à qui l' le docteur Mackintyre il serait suivi sa l'hôpital Image


m'emportera franchirentcette fois le
espace vertigineux des pays et j'irais promettre
je me vois allant roulant vers l'inconnu,
en revenant pour voir mourir un des
miens raportant l'âme en peine comme [][illis.] Il me
semble parfois que les grandes émotions de
ma vie et même le sentiment de vivre c''est à
dire de frémir, je les ai ressenties le
plus profondément en route quelque part
dans de petits trams cahotant ou de grands
trains hurleurs [][illis.]
rues inconnues de villes où je ne connaissais
[][illis.] rien. Ainsi roulent, voyagent et
marchent presque son coeur [illis.] personnage
de me[][illis.] comme on me l'a fait
remarquer et est-ce étonnant quand
moi-même me suis guère aussi dans ma
vie, mais ai presque tout subit à ce qu'il
me semble en cour de route en marche.


Je J'arrivai en retard chez le docteur [][illis.]
[][illis.] qui m'avait donné rendez-vous
chez lui m'étant trompé de correspondance.
C'était un homme vieux et malade je
crois. De fait , il devait mourir avant maman.
Sa belle tête blanche à la clarté d'un long de
bureau de me parut exprimer une grande bonte parla
de bonté:
— - Que faut-il faire? lui ai-je demandé.
- Opérer votre mère. Réduire la fracture.
Puis l'emmouler dans un corset de platre
renfermant le tous, les deux bras, une jambe.


Je réfléchis.
— - Ah mon Dieu, comme c'est pénible.
- Les vieilles gens énergiques comme
l'est votre mère, trouvent cela [][illis.] en effet.

Image


Ainsi il avait déjà pris la mesure de
maman. Je lui fis un sourire triste. Il me
dit
— - Votre mère est une vieille femme admirable.
- Marchera-t-elle au moins plus tard?
- je ne peux l'assurer, mais je crois que
oui.


C'était à moi seule de prendre cette la
décision si difficile qui allait [][illis.]
concernait maman. Anna déjà malade
atteinte d'une [][illis.] maladie qui allait
dégénérer en cancer tombait en de longues
périodes d'apathie. Dédette au loin ne
pouvait guère m'être utile prise par le [][illis.] les autres [][illis.]
non plus. Rodolphe ne donnait de signe de vie alors C'était bien entre mes mains
que reposait le sort de maman et j'étais
effrayée de cette soudaine responsabilité.


Alors je songeai à demander
— - C'est combien pour l'opération?


Et tout à coup il me semble être de
retour dans [][illis.] [][illis.] et c'était moi que
l'on voulait guérir et c'était maman par
ma bouche
qui demandait avec effroi: Ce
sera combien docteur?
— - Normalement, fit-il, c'est 250.
Mais je vois à des petits signes que je
connais bien, je viens aussi d'un humble
d'un milieu humble, que vous n'êtes pas riche.
Je ferai cette opération pour cent dollars.


Alors je me pris à raconter, comme
naguère maman, un peu de notre vie.
Et puis, tout à coup, je ne sais quelle
confiance manquant
soulevée par
la confiance que m'inspirait cet homme,
je m'ouvris le coeur à la comme je ne l'avais

Image


fait à personneencore. Je lui disais qui en
depuis huit ans.
Je lui disais que j'avais
l'argent pour tout acquitter en moi l'argent
qu'il fallait pour toute régler en un coup,
l'hopital, l'anasthésie, l'opération, mais que
cette somme représentait huit années
de peine et de misère dans le but de m d'aller
passer une année au moin en Europe pour
vois si je pouvais devenir quelqu'un
quelque chose que dans je ne serai rien
dont je n'avais pas idée d'ailleurs encore que toute
cela était sans doute fou, mais que c'était
ainsi, que j'étais comme possédée par la folie
de m'arracher du sol. Et que c'était
maintenant ou jamais. Car j'avais eu
tout juste la force encore de partir. Bientôt je ne
le pourrais plus. De jour en jour je sentait
les liens de la routine, de la sécurité, de
l'affection aussi se resserrer et me retenir
de moins en moins
se serrer autour de moi pour me retenir


Il m'écoutait avec le plus grand
attendez puis se leva et m'enjoignit:
-Partez, partez avant que la vie ne vous
enlise vous aussi, comme elle a enlisé
votre mère et tant des vôtres. Colle elle
a enlisé les miens aussi. Moi je
Est-ce un marché entre nous ? Moi
je guéris votre mère et vous vous partez.
Dans l'avenir si vous le pouvez vous me
dédommagerez de la manière qui vous
paraîtra juste. Je laisse cela à votre
conscience.


Je partis les larmes aux yeux
et je pensais pleuré presque toute le long d'un

Image


du trajet en train coupant une autre partie de
la ville , puisque de chez le docteur Mackinnon
je faisais un crochet pour n'arrêter qu'en
passant à l'hôpital. Mais cette fois
je pleurais il me semble sur l'infinite bonté
humaine. Les honoraires de mon Monopération à moi avait-elle
seulement été aquittée? Je n'en étais pas
sûre. Celle d'opération de maman la serait-elle
si je ne possédais pas le map talent que
j'espérais tellement venir à mettre à au jour
en moi. J'étais au rongée de doute sur moi


Je trouvais maman moins abatue que la
veille, presque gaie, faisant la causette - il
par année amie deux s'y prenait - avec
l'Ukrainienne que ne
plus d'anglais que maman elle-même. Mais
elle avait toujours eu ce don de communiquer
avec qui elle voulait sans le secours
s'il le fallait de la langue.


A mes premiers mots ?? au sujet du
plâtre, elle se cabra , elle dit ??
-Jamais. Jamais. Jamais.


A son âge, même alors en plâtre elle
ne pourrait jamais en sortir vivante.
Mieux valait encore endurer une infirmité
permanente, qui lui permettrait de se déplacer
quelque peu.
-Et m'enfermer moi aussi, me retenir
à jamais à côté de toi, lui dis-je avec
brutalité, car tout à coup c'était je me
j'avais compris que c'était l' la seule arme
que je posédais auprès de sa volonté
récalcitrante.


Elle devint toute pâle. Tout
frémissement
Au frémissement de son regard je


X Je pleurais aussi sur moi qui tout de doutes à mon égard poussait au doute de moi-même comme jamais
Tu reçois des autres mais qu'as tu à donner toi-même?
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vis le coup que je lui avait porté et auquel
elle n'avait pas songé.


Elle abaissa les yeux.
— -Ce sera comme tu voudras.


J'étais à ma classe le lendemain
lorsque le directeur vint m'avertir que le docteur
Mackinnon me demandat au téléphone. J'entendis
sa bonne grise voix bourrue
— -Votre mère refuse de se laisser opérer.
-Oh mon doux. Est-ce que cela peut
attendre - le temps que je l'entreprenne
-Un ou deux jours, guère plus. Je
crains l'infection.
-J'y viens.


Le frère Joseph cette jour avait entendu
une partie de mes réponses. Il me proposa
de partir aussitôt, et de ne reprendre ma classe que
lorsque je pourrais.
-Mais!


En ce temps-là, à moins de maladies
très sérieuses il fallait
à moins d'être
très sérieusement malade il fallait payer de
sa poche sa suppléante.
— -Allez, me dit-il. J'enverrai l'une
ou l'autre de vos compagnes à tour de rôle jeter
un coup d'oeil à votre classe. Donner leur
avait à porter un travail à faire. J'irai moi-même
passer un moment avec eux.


J'étais encore une fois cette fois lancée dans le
tram haltan
ballotée dans un tram
s'arrêtant à chaque coin de rue et il ne
sembla mettre des heures à arriver.


Dès le corridor j'entendis maman et
l'Ukrainienne qui en arrivaient avec le
peu d'anglais avait eu comme
à faire comprendre l'une à l'autre combien d'enfants

Image


elles avaient chacune et elles les nommaient.


J'entrai en coup de vent. Je


Je coupai court à tout cela. J'étais
très fachée.


-Maman, lui dis-je, je trouve pour toi
le meilleur medec orthopédiste de la ville. Ce
matin, il se dérange, il vient exprès pour toi
de l'autre bout de la ville. Et qu'est-ce qu'il trouve? Une
vieille femme entêtée, qui avait dit oui hier,
qui dit non ce matin.


Maman abaissa la tête. Elle se sentait
coupable, peut-être pas d'avoir dit oui et non,
mais d'avoir fait venir pour rien le vieux
médecin écossais.


-On m'a dit, fit-elle, une femme de
chambre
, que les os reprennent
souvent tout seul, que la soudure se fait
d'elle-même et qu'au bout d'un ois ou
deux on peut marcher. Une femme à qui c'est
arrivé, me l'a assurée. N


-Et comment marcheras-tu? lui
dis-je en moquerie, à supposer que ton histoire
a du vrai.


Tout à coup, je me transformai en
vieillard sous ses yeux j'appelais à mon aide
tout le talent que je pouvait avoir, je me
déhanchai, je me mis pris à essayer de traverser
la chambre le corps tordu, le visage je crois me souffrant
parole, tout vieilli lui aussi, trainant
derrière moi une jambe inerte, m'accrochant
au passage à tout ce que je pouvais attraper -


-Tu te voi


L'Ukrainienne s'était mise à rire
de bon coeur, maman rit aussi à la fin gagnée
un peu jaune et enfin puis a la douce

Image


Mennonite au regard si triste.


Je sus que j'avais gagné.
— -Très bien, me dit maman, sans plus de
résistance qu'une enfant. Mais-


Je savais tout à coup ce qu'elle désirait et j'aurais dû
y penser avant. Parmi nos amis Nous avions
une amie infirmière d'une douceur parfaite
que maman chérissait. Je lui promis:
-Clérina se trouve libre. Je vais lui demander
de se trouver auprès de toi demain matin,
quand on t'endormira et quand tu te réveilleras.


Elle se réveilla donc en véritable
cerceuil incapable par elle-même de bouger et
ses yeux vivants au sein de de
d'attraper
quoi que ce soit, dépendante des autres pour
tout ce qu'il lui faudrait jusqu'à la nourriture
qu'elle devait accepter prenait à la cuillière, et ses yeux
si vivants au fond d'impuissance
faisait pleine à voir. Au bout de deux
semaines le docteur Mackynnon permit qu'on
la ramenait à la maison et quelle peine nous
eûmes à hisser la civière au long de l'escalier
tournant. Mais enfin installée dans son propre
lit dans l'appartement loin de son an de ce qui
avait été sa maison elle retrouva le
courage qui avait failli l'abandonner. Elle apprit à se servir de sa main gauche


Clémence fut parfaite. Dès qu'on eut
besoin d'elle, qu'on fit appel à ses services,
cette pauvre enfant malade à qui on avait voulu
éviter tant de responsabilités se montra utile de bien
des manières. Elle fit passablement bien la cuisine,
elle servit bien maman, elle se montra
elle et à travers ces mois nous eûmes
des surprises et le soir heureuse comme
elle ne l'avait guère été. Maman n'allait pas le ne pouvant


Elle coupa décorer profond Image


plus la reprendre en disant : Donne, je vais faire
pour toi. Moi-même je n'en avais pas
le temps je la chargeait de quelques
petites besognes Alors elle en venait vint à le
accomplir, pas tout à fait bien, mais
presque convenablement. donné la joie
qui lui eut fin d'année de force qu'on ne
pouvait la tirer d'affaire en elle. Le grand
effort qu'elle mettait
à la joie qu'elle
pouvait peut-être à se reconnaître utile.
Maman qui l'avait surprotégé découvrit
sans doute que le plus grand servicebien qui avait
pu fais si enfant était de devoir
un jour avait été de
C'était d'être réduite
à moins qu'elle, et cette pensé devait la
hanter, car je la voyais prendre soin des du
yeux regard tout humide les aller et
venu de Clémence. Un jour elle me demanda,
tout songeuse:
— -Crois-tu que Clémence aurait guéri si
j'avais été infirme toute ma vie?
-Voyons non maman, tu sais bien
trop de responsabilités trop longtemps pour un être
comme elle serait tout aussi mauvais que
pas du tout.
-Ah, sans doute, soupira maman. C'était si
difficile de savoir comme faire avec elle.
Un médecin qui l'a soigné, il y a bien longtemps,
m'avait recommandé de lui l'initier à se
débrouiller par elle-même. Mais alors, pousuit
maman, si je lui demandais un service
elle paraissait tout à coup si rétive que j'eus
peur d'une autre crise tu comprend.
-Calmes-toi, lui disais-je, il est trop loin
de choses, mais trop peu guéris

Image
Ce qu'on voie de chose qu'on m'a faite
elle quand en soi
pouvait-on croient tellement

Alors elle me saisissait la main qui avait été
peu démonstrative
Le docteur Mackinnon

Puis maman se mit a se plaindre qu'elle
étouffait sous ce plâtre de lui enlever un peu au
moins pour l'amour du ciel.
Je téléphonai au docteur Mackinnon
Il me Il me dit qu'il allait venir
immédiatement. Il arriva avec ses instruments,
des ciseaux peintre
des pinces tout un attirail qu'il disposa sous les yeux de maman.
Il s'assit au bord du lit et lui annonce
à maman qu'il allait grandement la soulager. A
moi il avait dit qu'il ne pouvait
faire guère semblant de lui enlever du p
lui de son plâtre
, mais que cela d'habitude apporta
néammoins un peu de soulagement aux malades
comme maman. C'est étonnant ce qu'ils
étaient venu à s'entendre et à s'admirer
mutuellement. Le vieux docteur Mackinnon et
la joie de Maman, disait
J'ai de la peine à n'avoir pas appris à temps votre
langue. Aujourd'hui nous pourrions apprendre
bien ??. Et maman disait elle
même " Ah, si j'avais plus jeune su apprendre
votre langue".
Il énorme ciseaux tailla à
autour du cou de maman à présent
une si mince lannière qu'elle fut
entre si vit disparaître
montra du doigt l'énorme
-Vous allez être très soulagée.
Et maman ce fut du sans fois s'assurer
-Mon Dieu que je respire mieux, en
effet. Ah je
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Mais elle y prenait goût. Une semaine
plus tard, elle me souff demandait avec tant
d'humilité que j'en avais mal au coeur. "Téléphonerais-tu
au docteur Mackinnon qu'il vienne m'enlever
encore un peu de plâtre. Ce ne fait de bien.
Trois fois il vint du bout de la villepour lui enlever
découpé élargir le cercle autour de son cou
des corset d'un demi pouce peut-être. Une
fois il lui enleva au dessus du genou une
rondelle de la taille d'une
faim crois a ma mère que si elle se
le pauvre découvert elle aidera . Enfin il Enfin
vint le jour où il lui coupa à grande de
ciseaux
lui enleva son complètement son plâtre.
Il m'avait avertie que ce serait ensuite alors
pourant pendant quelques semaines, le pire
pour elle. Et en effet, elle ne trouva pas de
posture qu'il repris répit, ni dans son lit
ni dans son fauteuil où on la transportait quand nous
avions une aide infirmière qui serait le matin
et la mouvait doucement. Quelques fois je
assise au bord de son lit, les jambes
pendantes. Elle me dit un jour d'un air
presque accusateur : "Elle sont mortes, tu sais.
Rien d'y peut faire." Je ne la voyais pas essayer
d'avancer à l'aide des béquilles que nous lui procurer.
Et je m'enfonçais moi aussi dans une
sorte de désespérance - maman ne marcherait
peut-être pas n'était
pas de ma faute puisque j'avais tant instisté
pour la faire accepter l'opération contre son gré.


Un soir pourtant, en rentrant de l'école,
je la vis qui avançait de quelques pas
avec le soutien des béquilles. Elle était en nage

Image


l'effort la manant à la limite de ses forces.
Quelques jours plus tard, elle réussit
quel trois ou quatre pas autour de la
table en s'y retenant. Elle augmenta de
jour en jour ses prouesses, jusqu'à ce soir
ou je le vis arriver dans la pièce où je
me tenais, sans soutenir et se tenant éloignée
du mur. Sur ses traits rayonnait
la grande surprise du petit enfant
qui s'est mis debout de lui-même et, tout
à coup, a réussi ses premiers pas.


A partir de là, sa guérison s'acheva
rapidement. Elle qui avait déjà tellement
aimé la vie, même en ses passages les plus
difficiles rudes, dès lors qu'elle se vit acorder
quelques bonnes années encore devant elle,
et
elle en devent dépensière à l'extrême.


Six mois à peine après son accident
elle ne boitait à peine plus
.


Tout juste six mois après son accident,
elle ne boitait à peine eplus. Et il n'y avait
déjà plus à la retenir.


Un matin de bonne heure, je la
vis dans son petit manteau sombre, au
coin de la rue, qui attendait le tram. Elle
avait sous le bras un gros paquet
informe qui me rappela étrangement celui
avec lequel elle était partie par ce funeste
matin l'automne précédent.


Je demandai à Clémence:
— -Qu'est-ce qu'elle a sous le bras?
-Un pain, dit Clémence. Et elle
s'en va, tu peux être sûre, le porter à Rosalie.

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Vint l'été que maman tout sa vie
avait tant choyé, le célébrant à grand renfort
de fleurettes enssaimées ou groupières en
plate-bandes tout autour de la maison.
Cette année elle n'avait même pas un
pouce de sol ou semer quelques graines.
Mais elle irait encore cette fois chez
Excide et son grand amour de la terre et de la
nature y trouverait consolation. Moi je
m'en irait prendre ce poste dans cette
région perdue de la Petite Poule d'eau.
y enseigner à lire et écrire à sept
élèves en une école du vrai bout
du monde, si difficile à atteindre que
le ministère de l'éducation ne la
maintenait ouverte que l'été seulement.
J'escomptait toutes mes dépenses payées, gagner
au cours des deux mois de grandes sommes
de quoi boucher le trou fait dans mes
économies par les imprévus de l'année écoulées.
Qu'aurais-je alors ressentie si j'avais seulement
pu lire dans l'avenir ces étonnantes
de cette simple décision d'aller m'enfermer
dans petit Poule d'eau que
là surbmergée d'ennui, tout mon être
se porterait à une attention totale envers
les quelques personnages compagnons
de j'y trouverais les enfants
seulement et le salaire lui-même
qu'a la longue je découvrirais gonflé
de sens et de révélations : que
ma vie pendant des années à mon
insu, nourrissait lsa nostalgique pureté

Image

(2) 5

Image
176
IX


>Est-ce au printemps ou à l'automne avancé que nous som-
mes partis en toute hâte, à peine avalé2 un casse-
croute?
pour Otterburne 1 , En tous cas, les soirées n'étaient pas
encore ou déjà plus longues longues ou ne l'étaient déjà plus, et il fallait nous dépécher pour
ne pas être pris de vitesse par la nuit. Personne de nous n'avait
mis le pied à Otterburne, peu éloigné pourtant de beaux
villages bien connus comme Saint-Pierre-Jolys ou Saint-Malo, mais se
trouvant situés sur des routes principales. Tandis que cet Otterburne –
ou mal indiqué ou à l'écart sur un bout de route secondaire –
passait pour être quasi introuvable. Cahier 5

Image


On le disait cerné d'un ennui permanent à ce
point isolé qu'il finirait bien, un de ces
jours, par être complètement oublié. Il avait
pourtant naguère possédé l'un des plus
importants collèges agricoles du pays – mon
cousin Cléophas y avait été pensionnaire
pendant quelques années. Il abrita aussi
une école pour les enfants indiens dirigée
par des religieux. Est-ce que le déclin
d'Otterburne était déjà commencé au
temps dont je parle, ou était-il seulement à
préssentir dans l'air ambiant? En tous
cas, on nous avait dit : "Pour l'amour
du ciel, tâcher d'aller à Otterburne. Ils s'ennuient
tellement dans ce coin-là, ce serait leur
faire une grande charité que d'aller les
faire rire un peu."


Ayant manqué la route principale, presque
dès la sortie de la ville, nous avons continué
par des routes secondaires plutôt que
de revenir en arrière. Aucune ne s'accompagnait
d'indications. Bientôt le crépuscule nous
enveloppa. Il roula du lointain de la plaine
comme une légère brume déferlante et
enveloppant tout
toute chose tout Enveloppé d'un beau bleu délicat
et à demi transparent elles le paysage
entier prit l'aspect des choses vues en rêves. De
la route secondaire nous étions tombés par distraction
dans de petites routes de terre, mais allant apparemment
toujours dans la bonne direction, à en juger d'après
les trainées de rouge vif que le soleil,
disparu depuis assez longtemps, avaient laissé avait laissé
tout le au long de l'horizon. Tout autour des

Image au point


On le disait cerné par une sorte d'ennui
permanent, tellement isolé à ce point isolé en sorte qu'il semblait
destiné à être un de ces jours oublié pour de bon un de
ces jours
. Il avait pourtant possédé l'un
des plus importants collèges agricoles du pays qu'il avait
le fréquenté Mon cousin Cléopha y fut pensionnaire pendant un an ou deux mon
cousin Chéophas et n'abrita
-t' il pas
aussi une école pour enfants indiens. dirigée
par des religieux ? Est-ce que le destin
d'Otterburne était déjà commencé au
temps dont je parle ou seulement à
pressentir dans l'air ambiant? En
tous cas, on nous avait dit "Pour
l'amour du ciel tâchez d'aller à Otterburne.
Ils s'ennuient tellement dans ce coin-là,
ce serait une grande charité que d'aller
les faire rire un peu. "

Ayant manqué la route principale,
presque dès la sortie de la ville, nous
avons décidé de continuer par les routes
secondaires. Aucune ne s'accompagnait
d'indications. Bientôt le crépuscule nous
enveloppa. Il roula du lointain d la
plaine pareill à une brume déferlant et
sont sous nos yeux tout légèrement
enveloppé d'un bleu transparent et
delicat, prit sous nos yeux l'aspect de choses
vues en rêve. vues en rêves. De la
route secondaire nous étions tombés
dans de petites routes de terre mais
allions toujours dans la bonne direction,
à en juger par les rougeurs dans le
ciel qui le soleil déjà disparu laissaient
encore traîner derrière lui. Le long des

Image


petites routes que nous enfilions l'une
après l'autre c'était, le désert toujours.
Le grand Gilles, notre aimable clown,
s'en moquait. Il chantait à tue-tête
une des ses plus entraînantes chansons folles.
Pour moi, il me semble que j'avais le coeur
touché d'une singulière mélancolie. Est-ce
que je pressentais presq des années
et des années à l'avance la place
dure et émouvante qui tiendrait dans ma
vie cet Otterburne pour l'instant introuvable?
Sans doute pas. C'est maintenant, les
faits en main, que j'interprète mes
sentiments de cette nuit bizarre d'il y
a plus de quarante ans.


Enfin,parraissantapparemment bien et
cependant tout proche, nous le
feu d'une ferme isolée nous est apparut.
A la porte, nous avons frappé. Une
femme sortit.
-Otterburne! C'est tout prêt ! Vous
y êtes presque.


Elle tendait le bras vers un
point dans de tout ce bleu sombre
partout portout pareil qui se déroulait à l'infini.
Une lumière faible semblait jaillir
un moment au bout du son geste.
-Tiens là ! Vous pouvez pas le
manquer.
-Bien des mercis dame de
la pénombre, chantonna notre
grand Gilles, de sa voix la plus
ensorceleurse.


Nous sommes repartis, les yeux

Image


fixés sur le clignotement d'une flamme, et
puis nous l'avons perdue. Qu'est-ce
qui avait pu nous la cacher dans ce
déroulement à plat? Une meule de foin?
Un pauvr petit arbre? Nous avons erré
une bonne demi heure pour nous
retrouver à une autre ferme tout
aussi isolée que la première.
— -Otterburne!


L'homme en haut de son perron
pointa dans la direction d'où nous
venions.
-Vous avez dû passer devant. C'est là,
tout proche ! Avez qu'à suivre la lumière!


La lumière, la lumière! A peine
repartis, les yeux braqués sur elle, nous
l'avons de nouveau perdue. Pour
aboutir à une ferme de l'autre
côté encore du village. Apparemment
nous avait avions fais trois ou quatre
fois le tour du village avant
d'y entrer par hasard, je le crois encore ,
à la manière de ces boules qui
tournent et tournent avant autour
de la petite fosse où elles doivent finir
par descendre. Trois réberbères
incroyablement éloignés l'un de l'autre
nous reprochèrent dans un pauvre
clignement;
— -Comment ve pas nous avoir
vus plutot plus tôt?


Assis sur le banc de bois devant
la gare veillaient deux vieux, pipe au
bec, dans la nuit douce.

Image


— -Où est la salle ou se donne le
spectacle?

-Un des Un des vieux ôta sa pipe de
sa bouche.
— -La séance! Vous arrivez trop tard.
Vous le verrez pas en toute. Est commencée
depuis deux heures au moins. A
doit être à veille d'achever.


Le grand Gilles sortit la tete de l'auto.
— -Est-ni commencée, ni achevée. C'est
nous autre qui la font, la séance.


Le deuxième vieux cracha par
terre à deux bons
lança un crachat
à trois bons pieds de distance.
-Ça peut pas être vous autres. C'est
les acteurs. Ils sont arrivés à l'heure, j ils
ont dû. Y sont Ils sont avec le
monde dans la salle depuis...
Depuis quant Nésime?


Nésime tira sa montre, la consulta
à l'heure
essaya de lire l'heure à la
clarté des étoiles.
-Depuis sept heures et demi. qui le Comme le
L'heure qui le curé a annoncée. que la séance commencerait
Il y en a d'arrivés avant pour avoir une
meilleur place tout un chacun. Ça
fait que
Ça dois faire trois heures
qu'ils sont la-dedans ensemble.

— -Selon mon idée est, fit le premier vieux, est
qu'
ils doivent être cuits à l'heure
qu'il est, avec la chaleur qui fait
cette nuitte, et pis mangés par
les maringouins. A moins qu'ils
aient eux itou allumé leur pipe.

Image


— -D'après vous ? demanda le grand Gilles
pensez-vous que ça vaut la peine d'y aller?

— -Ça dépend, répondit le moins vieux
des vieux. Yen a qui disent que c'est
ben distrayant. Dépêchez-vous si vous
all voulez-en attraper un boute boutte.

— -Pourquoi c'est que vous y êtes
pas?
demanda sévèrement le
grand Gilles.


Le plus vieux des vieux répondit:
-C'est pas que l'art dramatique je le
dédaigne, mais un soir comme à
soir où c'est qu'on est si ben dehors,
j'aime quasiment mieux le passer
sous les étoiles plutôt qu'enfermé
dans le vieux curling. Icitte aux
moins ya rien que ma boucane a
moi qui me fait tort.


Nous avons fini par repérer le
vieux curling au fond du village. Le
monde devait y être assemblé depuis
longtemps en effet et avoir beaucoup
tiré sur la pipe, car en entrant, tout
ce que nous avons d'abord discerné
à travers des bancs de fumée, ce fut
ça et là, un grand chapeau de
paille de fermier qui paraissait
d'ailleurs le même dans tou à tous les
coins de la salle.


Le curé se levant aussitôt enjoignit ses
gens:
— -V'la enfin les artistes! C'est des gen gens
des jeunes à la gorge délicate. Alors
cessez de fumer tout le monde. Arrêtez

Image


tout de suite.
La fumé s'amincit peut-être
d'une ligne.


Montés sur l'estrade, nous ne
pouvions quand même pas encore
distinguer notre public plus que lui
sans doute pouvait nous voir
apercevoir.
— -Me voyez-vous? hurla le
grand Gilles qui faisait en vain ses
grimaces.
-Rien que ton grand nez ! fit un
loustic.
— -Toute nos excuses pour arriver si
tard, offrit le grand Gilles. On s'est
perdus en route...

— -Pas le premier à qui ça arrive,
nous faisait du fond de la salle le
commentaire d'un fer d'un spectateur
non visible invisible au plus épais de la
fumée, qui avait l'air de chercher
à vouloir sortir.


Tout à coup nous avons entendu
Fernand quelque part sur l'estrade,
allant en exploration un peu à
tâtons, se lamenter:
- — Y a pas de piano? Qu'est-ce que
vous voulez que je fasse sans piano?


D'habitude, dès l'arrivée,
pendant que nous nous grimi>on>s,
et preparions, il jouait quelque
marche entraînant>e pour mettre
les gens en de bonne humeur et
nous remettre aussi un peu de la fatique de la

Image


route.


Le grand Gilles s'avança au bord
de l'estrade. C'était La salle offrait
maintenant un curieux spectacle et
sans doute l'estrade aussi, vue
de la salle, car la fumée avait commencé
de s'élever, dégageant des corps
presque en entier mais non les têtes
encore plus ou moins en
plusieurs
encore sans tête, ou du moins
comme séparés de leur tête.
- — Y a-t-il quelqu'un qui a un
piano?
demanda le grand Gilles.


Une dame du fond du vieux
curling se crut tenue d'expliquer :
- — J'en ai un piano. Je l'ai prêté
l'année dernière pour les fêtes du diocèses.
Ils me l'ont rapporté tout désacordée. Ça
fait que je le prête plus mon piano.

— -Vous avez mille fois raison,
approuva le grand Gilles!


De se voir découvrir peu à peu sedégagée de
la brume suffocante, son long corps
munies au long bras, aux longues
jambes et au long visage triste, porta
le public à une surprise sans nom. surprise énorme ;
Ils en avaient presque tous la bouche
ouverte.
-Prêtez-nous votre piano, parlementa
le grand Gilles, avec la dame et et s'il
devait nous revenir faussé d'une
seule note, je vous en remets un neuf.

-C'est ben correct d'abord, accepta la dame.
Le curé se leva de nouveau se releva.

Image


— -Allez chercher le piano, quelqu'un.


Presqu'un tiers de la salle sortit.
L'attente paraissait devoir être longue
la dame habitant tout à l'autre bout
du village éparpillé. Pour faire prendre
patience au public pourtant le plus
patient patient du monde, Fernand
se prit à "croquer" un des visages
émergeant dans le douteuse lumière,
une belle tête saisissante au reste sous
un haut chapeau noir à larges bords.
Un murmure chuchotement de chaude vive
admiration se répandit dans les
parcourut les rangs du vieux curling:
— "C'est Ubald !"


Alors arriva le piano qui
passa pour ainsi dire par-dessus
les têtes, porté à bout de bras par
huit huit des hommes solides répartis de
à quatre en deux des groupes égaux de quatre
de chaque côté chaque côté, en
groupes de quatre.


Fernand, son croquis tout juste
terminé, entama sa plaqua de
vibrants accords. Les somnolents
eureut un sursaut et se frottèrent
les yeux de surprise. La plupart
cependant entrèrent aussitôt cependant dans l'atmostphère de
la fête aussi faire et dispos que
s'ils fussent arrivés entrés ici à la
minute
à l'instant.


Il était près de minuit.


Il était près de minuit. Fernand, son croquis

Image


tout juste terminé, sauta du chevalet au piano.
Il plaqua de vibrants accords. Quelques
somnolents sursautèrent et se frottèrent
les yeux de surprise à se retrouver toujours
assis sur les dures petites chaises de bois.
La plupart toutefois entrèrent dans la fête ,
aussi frais et dispos que s'ils fussent
arrivés à l'instant. Il me semble me
rappeler que ce fût l'une de nos soirées


Mais pourquoi aujourd'hui encore
en ai-je un souvenir si vif avec ses ombres
et ses lueurs, ses rires et de soudains silences
se creusant en moi, alors que d'autres
soirées tout aussi animées ont fuit ma mémoire?
Est-ce qu'Otterburne, le petit village muet de
la plaine, ne m'a pas adressa pas déjà, ce soir-là,
adressé une sorte de signe que je lui
reviendrais. Que je repasserais près de quarante
ans plus tard, par les mêmes petites routes
noyées de crépuscules à la recherche
encore d'Otterburne toujours aussi
introuvable, tournant autour de la
même lumière entrevue et perdue mais
attendait. Tant de fois, il est vrai, dans
la vie, on repasse, l'âme en peine,
par où l'on était passé jeune et joyeux.


(espace)


C'était il y a six ans. Je venais d'arriver d'accourir
en toute hâte à Winnipeg pour m'occuper
de Clémence. J'attendais à l'hôtel que
l'on vienne me chercher. L'air →

Image


tout juste terminé, sauta du chevalet au piano.
Il plaqua de vibrants accords. Quelques
somnolents sursautèrent et se frottèrent
les yeux de surprise à se retrouver toujours
assis sur les dures petites chaises de bois.
La plupart toutefois entrèrent dans la fête ,
aussi frais et dispos que s'ils fussent
arrivés à l'instant. Il me semble me
rappeler que ce fût l'une de nos soirées
les plus enlevées.
[espace]espace


Mais pourquoi émerge-t-elle dans
ma mémoire, mon souvenir si fidèle et étrange avec ses
ombres et ses folles lueurs alors que
bien d'autres soirées sans doute tout
aussi animées m'ont fui mon souvenir? à jamais
Serait-ce après tout possible que le destin, ce
soir-là, m'ait adressé une sorte de
signe que je pourrais lier, près de
quarante ans plus tard, à un autre
soir où j'errerais encore par les
mêmes petites routes en bleuies du même dans le même
bleu crépuscules bleu, à la recherche d'Otterburne
toujours aussi introuvable, tournerait,
tournerait autour, mais cette fois, dans
l'angoisse de ce qui m'y attendait ? Tant
de fois, il est vrai, dans ma vie, je suis repassée
l'âme en peine, par où j'étais passée jeune et joyeuse.


C'était il y a six ans. Je venais d'accourir à Winnipeg
pour m'occuper de Clémence. J'attendais à l'hôtel
que l'on vienne me prendre en voiture. L'air

Image


tout juste terminé, pl sauta du chevalet
au piano. Il plaqua de vibrants accords.
Des somnolents sursautèrent et se
frottèrent les yeux de surprise de
se retrouver encore ici. La plupart toutefois
entrèrent frais et dispos dans la fête
comme s'ils venait d'arrivés fuisent à l'instant.
Il me semble me rappeler que ce fût l'une
des soirées les plus enlevées de la saison.


Mais pourquoi émerge-t-elle si vivante
encore dans ma mémoire alors que tant
d'autres, sans doute tout aussi animées
m'ont fui à jamais? Ne serait-ce que par force
qu'entre Otterburne et moi il y avait une
par mystérieuse partie lui
comme une sorte de secret entendement
que doit je ne connaitrais les conséquence comprendrais
qu'au tout de ma vie presque Est-il
possible que dès alors était inscrit
dans ma destinée ce retour, près de
quarante ans plus tard, è Otterburne et
que j'errerais encore par le crépuscule
infini à la recherche du village tout
aussi introuvable mais cette fois dans
l'angoisse? Tant de fois dans ma vie
il est vrai je suis pensée l'âme en peine
par où j'étais venue jeune et joyeuse.


C'était il y a six ans. Je venais d'accourir
à Winnipeg pour m'occuper de Clémence. J'attendais
à l'hôtel que l'on vienne me prendre en voiture. L'air

Image


conditions m'entourait d'une sorte de
bourdonnement montone. Et de grandes
ombres tristes se levaient dans mon âme.
Au printemps de cette même année était
morte ma soe Dédette, en religion Soeur
on de la Croix. Elle avait été emportée
par un cancer déjà trop avancée quand
on en avait enfin détecté les premiers
signes et qu'elle-même paraissait encore
jeune et pleine de vie. Dès que la
supérieure de son couvent m'appris m'eut appris au m'eut appris
au téléphone que l'exploration chirurgicale avait
révelé un cancer déjà inopérable et que
Dédette, selon le pronostic médical, n'en
avait plus que pour deux mois à vivre,
j'étais venue par je sautai dans le premier avion.
C'était donc mon deuxième voyage
au Manitoba en moins de six mois six de six mois.
Je devais reconnaître que je ne venais Au fond je ne reve revenais
plus maintenant
Il me fallait bien le reconnaître, je ne revenais plus maintenant sur les lieux de mon enfance que
pour voir mourir les miens ou
récolter de de la douleur.


Au printemps, donc j'avais passé
près d'un mois près de ma soeur mourante.
Je la voyais tous les jours et souvents
plusieurs fois dans la même journée.
Il me semble que je ne faisait qu'un tour de
sa chambre à chez ma cousine m je qui me logeait
et de chez ma cousine au couvent.
Ainsi, Dédette et moi qui n'avions
guère eu d'occasion de bien
nous connaître n'en perdions app l'apprenions
enfin comme si c'était pour ne plus devoir
jamais nous quitter. Il n'en reviens pa

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l'été qui va mourir et celui qui va lui
survivre, je me pris à lui parler du ciel.
De celui qu nous connaissons ― ou
croyons connaître ― l'ayant tous les
jours sous les yeux.
— -Je sens, lui dis-je un jour, que le
ciel du Manitoba est l'un des plus
beaux du monde, et je crois savoir
pourquoi enfin, aujourd'hui seulement.
N'est-ce pas curieux?

— -Pourquoi est-il l'un des plus beaux?
murmura Dédette.
— -Parce qu'il est très haut, Dédette.
Dégagé de toute fumée, de toute saleté, et que
l'industrie et l'haleine des grandes
villes ne l'ont pas encore atteint. Peut-être
aussi parce qu'il est o est au-dessus
d'un terre plate à l'infini. C'est presque
ici au-dessus des Prairies, le meme
ciel haut et pur dont Homère parle
pourtant sans cesse, tu sais
Cependant le ciel
de Grèce aussi est très haut et d'un
bleu très tout aussi pur. Homère en parle sans
cesse dans l'Illiade et l'Odyssée.
C'est d'ailleurs ses descriptions du ciel si
pleines de nostalgie qui m'ont poussée
à faire le voyage en Grèce.

— -Non. Je ne savais pas. Raconte.


En Russie également, lui disais-je,
le ciel doit avoir quelque chose de
cet attrait poignant et indéfinissable
car rappelle-toi, dans La Guerre et
la Paix
, Tolstoï, par la bouche du prince
prince André, blessé à mort sur le champ de

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bataille, rêve de paix et d'harmonie, en
fixant le "haut du ciel".
Ma soeur mourante m'écoutait.
Seuls mes récits de voyage ou la description
des heures heureuses de la vie, la distrayaient
on aurait dit, de la douleur de s'en aller.
elle. Elle me pressait avidement :
— -Raconte encore. Moi, je n'ai rien
vu, rien connu du monde, dans mon
couvent. Raconte.


J'avais jusqu'alors pensé que
lorsque s'amorce enfin le dialogue
essentiel entre deux êtres ― celui qui l'un
est sur son départ, celui l'autre qui reste – que
ce serait au premier, au bord de la
connaissance,
au bord de tout savoir que
devait revenir la parole, mais il est
loin d'en être toujours ainsi. Anna, etr
à la veille de mourir, me parla longuement
de sa vie comme d'une pauvre histoire navrante
qu'il importait pourtant de ne pas laisser dans
l'oubli. Dédette, je ne sais trop pourquoi,
ne voulait entendre parler que
de bonheur, de vie réussie.


→J'avais pensé jusqu'alors que lorsque
s'amorce le dialogue essentiel entre deux
êtres ― l'un qui part, l'autre qui reste ―
que la parole devrait revenir au premier
sur le seuil de tout connaître bientôt,
mais c'est loin d'être toujours ainsi. Anna
à la veille de mourir, me parla longuement
de sa vie de sa pauvre vie n'ayant jamais donné sa riche mesure jamais donné manquée comme d'une pauvre
de navrante histoire qu'il ne fallait

Image
comme si au moins elle devait être sauvée de l'oubli.


Pourtant pas laisser tomber dans l'oubli.
Dédette, elle, ne voulait entendre parler
que de la mienne qu'elle imaginait
réussie, heureuse, emplie de mille
choses éclats joyeux.


Pour lui faire plaisir à Dédette, pour amener
encore le souvenir sur ce petit visage é macié
ou les yeux n'étaient devenus d'immenses trous tappes
de à souffrance, je m'inventai une vie
d'amitié rare, de succès parfait, de
renommée sans envie, mais au
fond, je n'inventai rien, je ne fis
que choisir les heures les meilleures, les
moments les plus hauts, en écartant le
reste, et aussi, je m'aperçus avoir été
comblée. Ainsi, Oui Dédette, sur le versant
de la mort, m'emena-t-elle à découvrir
que la vie est malgré tout un insondable est une
merveille insodable insondable. Mais ceci est une autre
histoire que j'aimerais bien aussi raconter
si le temps m'en est accordé. Je me
fais penser de plus en plus à ce derviche
du désert qui, plus il avancait en âge,
plus il avait d'histoires à raconter
et m
moins il avait de temps devant
lui, et plus il avait d'histoires à raconter.


Il me faut pour l'instant revenir
à Clémence et à ce jour où ma soeur
Dédette me parut en
révolte contre Dieu lui-même et
s'écria comme s'il y avait erreur
profonde de sa part, qu'il avait dû se tromper de personne;
— -Mais je ne peux pas mourir. Dieu
ne peut pas le lasiser faire cela. Il sait trop

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bien que Clémence a besoin dépend de moi. Je ne
peux abandonner Clémence. Qui verra
à elle?


J'étais allée à la grande fenêtre. J'avais
interrogé le haut ciel. Je m'étais démandé
ce que signifiait parmis nous la vie de
Clémence. Une enfant douée, merveilleuse-
ment sensible, un être de grâce, d'intuition,
et puis tout à coup un s'abat sur
une ombre terrible sur cet esprit peut-être
trop clairvoyant, et le voilà pour toujours,
comme égaré sur Terre. Pas tout à fait
cependant, et c'est peut-être là le plus
terrible. Car parfois cet esprit frappé
donne encore de si fulgurants éclats
d'intelligence, de tels signaux de détresse,
qu'on a encore plus de peinte que
jamais à le voir s'en retourner ensuite par ses
étranges corridors de fuite. Ce que maman
avait souffert de cette maladie de son
enfant, elle n'en avait jamais pour ainsi
dire parlé – la peine étant sans doute au -delà
de la parole. des mots. Seulement elle
nous avait souvent regardé tous à tour
de rôle, d'un étrange regard suppliant, en
quêtant un appui:
— -Quand je ne serai plus là, qui verra à
Clémence?


Notre Clémence, elle avait été cette
peine inépuisable que dans une famille on
se lègue d'une soeur à l'autre, celle qui
va mourir en faisant le don à une
soeur plus jeune le don
le don à une soeur
plus jeune, le don étrange et sans prix

Image
C'était Anna après la mort de
Maman qui en hérita de Clémence la première. Elle
en prit bien soin, allant souvent la
chercher dans la petite chambre où
Clémence vivait seule, l'amenant
passer quelques jours chez elle dans sa
jolie propiété de Saint- Vital, s'efforcant
de la distraire, la conduisant, quand elle-
même n'était pas trop malade, dans les
magasins pour l'habiller. Mais Clémence
sombrait quand même dans le mutisme
et mélancolie profon une profonde mélancolie.
On connaissait encore si peu dans ce temps -là
la à ce genre de maladie au genre de
de cettemaladie de qui affectait Clémence, la portant pendant
quelque temps à une trop vive
qui l'affectait surexitation ou tout blessait ses nerfs
à vif, puis à une si sombre et total
internement en soi qu'on ne
la rejetant
comme dans un sombre internement
en soi. Même ou nulle aide ne
pouvait plus l'atteindre. Moi qui
m'étais jetée lancé alors à corps perdu dans l'écriture,
qui éta et qui luttais aussi en un sens pour ma
vie, à ma manière, seule à Montréal,
je n'étais quand même pas trop
inquiête au sujet de Clémence, me
disant
j'avais l'esprit malgré tout
assez libre au sujet de Clémence, me
disant : Anna est là encore pour
l'instant, Anna veille. Et comme
pour mon père, comme pour maman, je pensais
avoir le temps, mes écritures faites, de venir Image


aider Anna à aider Clémence.


Mais Anna mourut, comme il
convenait sans doute à cette vie, qui
courut à droite, à gauche si désepéremment a
chercher un peu de bonheur, dans une
oasis au désert, en Arizona. Car
Phoenix est en plein sable et ni ces
palmier s royaux, ni ces dattiers, ni
ses arbres à pamplemousse n'éxisteraient
si l'eau n'y était amenée de loin à
grandes frais. Seulement peut-être sans doute
ses étrangers saguaros SAGUAROS parfois cordés vidés,
où le vent, pris au piège du cactus,
creux, fais entendre un lugubre sons d'orgue.
lugubre. Une illusion c'est celui que
j'entendie d'abord en descendant de l'avion
et qui
Image plus exacte de l'illusion
il n'y en a peut-être pas de plus exacte
que ce Phoenix. Anna vécut ses
derniers jours de torture humaine les
yeux fixes sur de grands arbres à fleurs
rouges, les poncianos se balanceant ondulant doucement
dans un ciel le plus bleu qui soit,
et murmurant : — "Est-ce vrai, est-ce
que je vois vraiment cet arbre merveilleux,
ou est-ce encore seulement un rêve ? "
seulement
Je me trouvai auprès d'elle peu avant sa
mort, logeant dans un motel non loin
de la clinique où elle s'éteignit. Gilles,
son plus jeune fils, vient nous rejoindre et
habita trouva une chambre dans un autre motel trouva une chambre non l un peu plus assez proche lui aussi
Fernand habitait avec sa petite famille dans un trailer park et logeait Paul, l'autre filsvenu avec sa femme. Et je me

Image


rappelle avoir éprouvé que le petit groupe de
nomades qui nous formions campé
au bord de la mort, assez semblable
à ces Mexicains pauvres échoués autour
de nous et, au fond, presque à tant le mour
des d'Américains errants par nature convenait
on ne peut mieux à la situation.


Nous avons eu seulement le temps de trois pauvres
pauvrespetits bouts d'entretien, elle et moi, alors
que nous nous décrivions découvrions mille choses
à nous expliq raconter l'une à l'autre enfin sur nos vies.
Fallait-il que cet esprit ait été eût été brillant,
cette intelligence aguisée, pour que ce coeur
ardent malgré tout : pour que à la fin,
une sonde par ici, une goutte à
goutte dans la cheville, bourée de
stupéfiants, elle av ait eu elle Anna,
un jour, murmurât d'une voix à peine perceptible encore émue,
le regard fixe fixé sur un coin de ciel bleu,
cette remarque surprenante que
je pus recueillir:
— -Partout autour d'ici, c'est l'hiver , c'est
le froid. Mais ici c'est le printemps!
Se peut-il qu'ici seulement soit vrai?
-Oui, lui dije, pour ici seulement
est le vrai !
la voulant consolée, mais elle
me lanca un de ces regards vifs de
jadis quand elle entendait nous
montrer que l'on n'avait pas à essayer
de la leurrer.


Elle me ditm'annonca à deux ou trois reprises:
Il y a quelque chose que je dois te dire, glissant aussitôt chque fois dans le lourd sommeil des stupéfiants. Je pense : elle

Image


veut me parler de Clémence. Elle va me la léguer
Mon tour est venu.


Mais non! Ce n'était pas pour cette fois
encore. Anna morte, j'appris qu'un an
déjà auparavant, se sachant bien plus
atteinte qu'elle nous l'avait donné
à penser, c'est à Dédette qu'elle avait confié
Clémence à Dédette.


Dédette dans son couvent ! Comment
pouvait-elle seulement s 'y prendre pour
voir à toutes les nécessités de la vie de
Clémence dont elle-m ême refusait de
s'occuper ou ne elle ne pa
courir aux
emplettes, acheter à Clémence ses vêtements,
les lui apporter, peut-être le échanger ,
enfin, voir à toutes ces choses dont
Clémence était incapable de s'occuper ses
ne les voulait peut - un jour peut-être
avait décidé qu'elle ne le voulait pas,

ou avait peut-être un jour simplement dec de tout
simplement que la n'en valait pas la peine. décidé qu'elles ne valaient pas la peine de l'effort Je
songeais un peu à tout cela le
jour o ù nous avons enterré Anna.


Le ciel était radieux. Comme nous
n'étions restés pour la cérémonie, que les tr deux des
trois trois fils d'Anna, une de ses brus et moi même, à
qui s'étaient joints trois de et de quelques-un ces amis des trailer park de hasard qui
paraissent un jour indispensable et le
lendemain ils sont déjà perdus de vue
le prêtre nous avait proposé de la célébrer
au cimetière même, au bord de la fosse
déjà prête. Il arriva en surplis, avec un enfant
de choeur et son goupillon. Des chaises étaient
dressées sur l'herbe et dans le parfum des

Image
→mi au soleil, mi dans l'ombre légère que protégeait un
mince arbre au feuillage délicat.


fleurs. Nous y a vons pris place. C'était
? le 10 janvier 1964. Partant ailleurs non loin de cette
oasis micraculeuse ce devait être l'hiver.


Ici c'était toujours l e miracle du printemps ceta semblait être le printemps perpétuel
Ici c'était comme le printemps perpétuel.
Le cimetière n'était qu'une masu de pioinsettias
fleurs aux couleurs les plus vives.


géants d'hibiscus et de jacarandas aux grappes de rouge vif. Ds insectes g bourdonnaient gaiement
en voletant de massif en massif . Le
bourdonnement se mêlait à la
plainte presque douce, au loin, d'une
famille mexicaines pauvre prosternée sur
la tombe d'un de leur morts. Leur
voix dans la prière avait quelque
chose d'infiniement tendre et confiant. Sur
la branche d'un pala palo verde chantait,
à s'en faire éclater le coeur, le mocking-
bird si cher là-bas aux gens du Sud
et, pour et pour l'avoir l'avoir une fois entendue, on conçoit
comprend il est conçoit pourquoi il est vraiment le doux oiseau
de la jeunesse.


Et enfin nos coeur étaient enfin pleins
d'amour pour Anna qui ne pouvait plus
nous éloinger d'elle par sa nature tourmentée et
exigente. J'avais le coeur serré Je me sentais comm d' d'un étonnement
Comment se faisaitfait -il , me disais-je, que
sois encore dès maintenant à Anna ce
qui l'aurait fait vivre? Je n'étais pas
encore tout à faire revenue à la foi
de ma jeunesse dont m'avaient éloigné,
à ce que je croyais, une église autoritaire,
injuste et bornée. L'enigme torturante -

Image


ce qu'est la ve vie, ce qu'est la mort y m'y
ramenait de force. La vie et la mort
d'Anna me paraissaient surtout prier Dieu.
Aucune vie, aucune mort jusqu'ici ne m'avaient
paru tellement l'exiger. Dans tous les
derniers moments o ù elle fut encore
consciente, elle avait murmuré d'une voix
si si faible que j'avais dû aller cueillir les
mots presque au bord de ses lèvres : "Je voudrais
le croire, mais je ne suis pas sûre qu'il y ait quelqu'un
au bout ... " s''était plainte cette
mourante l'oeil le regard d'une l'oeil
plein d'angoisse encore.
Et toi, avait-elle
demandé, crois-tu que?..


J'avais pris sur moi d'affirmer qui
n'était sûre de n'en d'affirmer.
N'en était pas sr sûre, d'affirmer :
"Oui, Anna, quelqu'un nous attend qui nous
aime enfin à la mesure de ce désir
d'amour qui toute la vie nous hante
et nous poursuit".


Je m'étais prise à mon propre giège piège.
Maintenant il me fallait pour moi-même
une assurance. C'est peut-être dans
ce chaud petit cimetière d'Arizona, tout
plein des merveilleuses roulades des
mocking bird que je ne pouvais pas ne
pas entendre à travers une inconsolable
détresse, que j'ai recommencée à vouloir
Dieu à tout prix...


Je tressaillis tout à coup, à la grande
fenêtre de la petite chambre Dédette dans à
l'infirmerie, surprise dans ma rêverie sur
our ma soeur morte il y avait six ans auprès d'une

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autre de ma soeur qui allait mourir
et en a en ayant perdu en route
l'objet de ma réflexion... ah oui, Clémence!


Eh bien, Dedette s'était débrouillée
à merveile au fond pou ren prendre soin.
La sérénité des règlements avait déjà
commencé, il est vrai, à cette époque, à se
relâcher. Mais eussent-ils été toujours
aussi durs que me Dédette si scrupuleuse
à l'égard de dans l'observance de la règle, en faveur
de Clémence,
aurait bien été capable, en
en faveur de Clémence, de se rebiffer. Elle n'eut pas à le faire.
Au contraire, "de nos soeur'" qui
avait des accointances importantes et par
là de l'influence, d'autre qui
avaient beaucoup d es loisirs, d'autres
l'occasion d'aller souvent [][illis.] dans
les magasins, toutes se mirent de la
partie pour aider Dédette à pour choyer
Clémence du matin au soir.

pour choyer Clémence à qui mieux mieux.
Ce que je n'avais pas prévu c'est que
ces femmes, ayant renoncé au monde, quand
l'occasion leur était offerte de venir à son
secours
d'y revenir au sercour de
quelqu'un dans à la mesure de leurs
moyens, devenaient comme un essaim
d'abeilles agitées, chacune voulaint
faire sa part...


Ainsi, Dédette réussit-elle à
faire entrer Clémence dans une excellente
institution maison d'accueil toute neuve pour gens ages érigé par le Manitoba gouvernement
à l'intention de gens âgés encore ambulants, o ù Clémence eut une

Image


belle chambre de plein pied avec un petit
jardin fleuri et tous les soins que pouvait
réclamer son état. C'était un peu loin de
le s sel
c'était à Sainte-Anne-des-Chênes, joli
village dont je me souvenais bien, maman
m'y ayant emmenée enfants à des
pèlerinage que l'on faisais là peut-être pour en
faire concurence ou à Saine-Anne-de-
Beaupré du Québec ou, au contraie, y
pour se joindre en esprit au vieux sanctuaire.
C'était un peu loin de la ville à près de
cinquante milles. Mais Dédette ses
débrouilla s'arrangea pour y aller souvent, mettant
à réquisition la moindre de chacun de ces connaissances
qu'avait une auto et arrivant là-bas
avec un gâteau de fête pour Clémence ou
une paire de bas, ou une belle petite
robe de chambre rose qu'"une de nos
soeur" avait déniché "pas cher" au
sous-sol, chez Eaton. En même temps
Dédette
Restée sur sa faim, Dédette satisfaisait bien
un peu aussi son besoin de trotte, qu'elle avait cheville
au corps comme nous tous dans notre famille.


Et c'est ici que devrait je devrait
s' intercaler l'épiso de he de leur venue à la venue de Clémence et
Dédette toutes deux chez moi qui leur trouvai une
maisonnette à côté de mon chalet que
j'habitais déjà depuis plusieurs années.
Petite-Rivière St-François, en Charlevoix les
les gardant près de moi trois semaine en visite - grande
heure de lumière, d'été de frémissent
incomparable de joie, avant les heures sombres
à venir presque tout de suite, après sur le
pas du bonheur. Mais il faut en remettre

Image


la narration à plus tard, sans quoi le
pauvre derviche va se mêler dans les
fils de toute ses ses ses toute histoires entrecroisées croisée et entrecroisées
Pour le moment, je restons à la haute
fenêtre de la petite chambre, à l'infirmerie,
par laquelle je comtemple le ciel serein
du Manitoba et revois le honte bar,
d cette l' agitation, et cette l'enregimentation
de bonne volonté à laquelle a donné lieu
sans le vouloir, la petite vie en
apparence inutile de Clémence.


Cela n'alla pas très bien longtemps à
Sainte-Anne-des-Chênes. Clémence s'y
ennuyait malgré tout. et Alors Adèle survint
qui lui peignit qu'elle serait mieux
toutes deux ensemble dans un
petit appartement à Saint-Boniface.
Pour la première fois de sa vie, je pense,
Dadd èdette m'appella par téléphone interurbain.
Elle en était surexcitée, la voix toute aigüe.
— "Imagine-toi qu'Adèle veux faire sortir
Clémence de Saint-Anne o ù j'ai eu tant de
peine à la faire entrer. Une fois sortie, ils ne on
nes ne la reprendrait jamais reprendra jamais."

-Il ne faut pas laisser faire cela, dis-je.
Ça n'a jamais cherch marché, Clémence avec
Adèle. Il faut empêcher cela cette folie à tout prix .

— -Mais comment ! m'écriait Dédette,
du Manitoba.


C'était vrai! Comment ! Nous
n'avions même pas de procuration signée
pour nous autoriser à son bien-êtrepar Clémence. Pour l'instant, elle était
libre de faire son ma lheur.
— -On va prier, me dit Dédette, avant de

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raccrocher. Qui sait ! Ça peut marcher
cette fois-ci.


Cela ne marcha pas plus qu'avant.
Ces deux pauvres femmes qui s'aimaient
au fond l'une l'autre au fondavait pitié
pitié l'une de l'autre, ne savaient que
s'écornicher mutuellement les nerfs. Par Anne En
toute bonne volonté sans doute, Adèle, pour corriger
le effets de la surprotection dont nous avions peut-être
entouré Clémence, s'entreprenait à défaire
notre travail, allant allait trop loin dans l'autre
sens, la sermonnant reprenant sermonnait : "T'es
capable de te faire ceci ... Apprends à te
débrouiller ... " tout cela provoquant
bientôt l'affolement chez Clémence dont la
résistance nerveuse s'effondrait véritablement inévitablement
devant tout à chaque assaut un peu dur de la vie.
De plus, Adèle comme notre vieux père, revivait lente à se mettre en branle le matin,
revivait vers le soir. soirelle aimait alors se faisait du café fort, aimait
aller arpenter l'appartement rêver me diter
se faire du café, reh

Elle se faisait alors du café, fort, aimait alors aller
et venir, marcher sans fin une partie
de la nuit, méditer, retrouver le passé,
écrire ses souvenirs ... alors tandis que
Clémence "couchée à l'heure des poules, essayait de
dormir. Au petit matin, Adèle vaincue
par l'exitation et la fatigue, aurait voulut dormir et
Clémence, n'en pouvant plus de rester au lit,
avait envie de "bardasser" un peu.
Le plus cruel fut peut-être que ces deux
êtres créatures aimèrent encore mieux pendant longtemps
souffrir l'une par l'autre que chacune seule
de son côté. Dédette voulait m'épargner. Elle mit

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Je revoyais le petit village si reculé qu'on l'avait toujours
dit menacé d'être, un de ces jours, tôt ou tard, oublié pour
de bon. Je revoyais les petites routes sombres et croyait y
apercevoir errer


une sil silouhette solitaire qui serait peut-être
Clémence telle on la verrait passer dans
son ennui, en cherchant, elle aussi, à
rattacher les fils de sa vie.
— -Y a-t-il au moins un autobus
pour aller là?

— -Non... mais une de nos soeurs y a sa famille.
connaissaient des gens là-bas en vient de la y a a sa famille.
La famille vient quelque fois
Ils viennent assez souvent la chercher.
J'aurais des occasions. Et puis, si on ne
prend pas la place, on n'en aura pas d'autre.

Je ressenti qu'elle était à bout d'usure.
Ceux qui ont "renoncé" au monde et qui
y sont ramenés

— -C'est bien, Dédette. Fais pour le
mieux. Fais comme tu penses.


Et ça n'avait pas été si mal. Les
Soeurs de la Providence, admirable femmes
de coeur,
peut-être pas très savantes ni très ni très
cultivées, ni très distinguées, mais si habiles comme aucunes par aucun
pour consoler l'être souffrant, eurent vite fait assez
vite comme d'apprivoiser vite commencé à apprivoiser
Clémence. Un médecin coréen venu
jusque là Dieu sai au bout de quelq quelle
vie, la soigna Clémence la soigna presque mieux qu'elle
ne l'avait jamais été, l'apaisant avec
des paroles sage et des remèdes pas
trop durs. Le grand air aida. On disait
qu'elle avait beaucoup repris lorsque je
la revis pour la première fois depuis longtemps
alors que Soeur Rose Ross supérieure de la Providence du foyer,
me l'amena au couvent pour une visite à moi-même

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aussi bien qu'à Dédette agonisante. Et j'épourvai
un grand choc à la vue de cette
petite silouhette toute chétive mince comme celle
d'une enfant,
le visage tout creusé creux, sons son
dentier qu'elle ne voulait pas porter, les yeux
par ailleurs immenses, chercheurs, un
peu déroutés, comme à la léger voile
entre elle et la vie du lorgatyl que mettait
le lorgatyl ne suffisait plus à procurer
n'arrêtait plus guère l'esprit de cherche sa
vieille souffrance. Je me demandais comment
lui apprendre que Dédette n'en a avait plus pour
longtemps, et peut-être même même s'il fallait le lui dire.
Nous sommes entrée ensemble dans la
petite chambre . Clémence a compris au
premier coup d'oeil. Je lai vu à un
égrange réveil de lucidi dans les yeux ternes.
Mais elle s'est bien maîtrisée. Elle a
même bougonné, selon son habitude, sur
le manger "chez ces Soeurs-là". Mais elle
avait bougonné partout où elle passait avait passé,
sur la nourriture et nous pensions que
c'était chez elle une marotte. Un jour, bien
plus tard, je goûtai ; au foyer, à ce jour il y avait
dans son assiette, et doux ciel c'était vrai, ce
n'était pas mangeable. Je pense savoir
maintenant qu'en aucuns foyer d'acceuil, en aveu
hôpital, nulle part il y a des messes masses
humaines d'êtres, ses se c'est mangeable à nourrir ce qu'on leur donne
est mangeable. Ils reconduisent à nourrir en bloc, on ne leur distribue
La porte franchie des repas vraiment appétissants elle se tourna vers moi et
elle me demand avec franchie ce semblant d'indifférence
que donnent les calmants qui et parce que tout et qui est peut-être la pire forme de la douleur
— -On ne va pas la garder, hein, notre Dédette ?

Image


Je la pris dans mes bras. C'était Ce fut comme si
serrer un je serrais contre moi un petit paquet de vêtements
au milieu duquel se débattait faiblement
une grande souffrance ligotée.
Je la reconduisis à l'entrée nous
attendait Soeur Ross. Elle me promit : " Je
vous la ramenerai la semaine prochaine".
— -C'est beaucoup de bonté, ma soeur.
-Pas du tout. A tout bout de champ on a
besoin de venir en ville. Quand c'est pas pour
une chose c'est pour l'autre.
Autant en
faire profiter notre Clémence.


Elle avait un bon visage, une bon parler
de franche campagnard saine. J'étais loin de me
douter alors que j'allais apprendre à tout tant
l'aimer pour la prendre elle aussi en au bout de
pre peu d'années. Quand je me mets à aimer
quelqu"un maintenant, j'ai très peur. Je presque puisque cela semble n'être plus jamais pour longtemps.
Je dis à Clémence en la quittant que je tacherais
d'aller la voir Otterburne.
— -Si tu veux, dit-elle.


Finalement, je n'y allai pas cette
fois. Qu'est-ce qui m'en empêcha? Sans soute
quelque chose qui alors me paraissait
avoir de l'importance : des epreuves à corriger,
la traduction en anglais d'un de mes
livres à revoir avec le traducteur. Mes livres
m'ont pris beaucoup de temps que pris vol dérobé à l'amitié,
à l'amour, aux devoirs humains. Mais
pareillement, l'amitié, l'amour, les devoirs
m'ont prit beaucoup de temps que j'aurais pu
donner à mes livres. En sorte que ni mes
livres, ni ma vie ne sont aujourd'hui contents de moi.

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espace


À la haute fenêtre, je sortis d'une autre
rêverie née d'un autre rêveris m'ayant
conduite à travers l'espace et des années
elle-même peut-être n'ayant pas duré deux
minutes. Je reviens auprès de Dédette.
— -Au sujet de Clémence, lui dis-je, je
voudrais que tu te sentes tranquille.
S'il arrivait que... tu ne puisse plus
t'en occuper, je prendrai la relève. C'est
bien mon tour.


Si j'avais pensé amener la paix en
elle par cette promesse, je me promettais trompais
étrangement, ayant encore tout à apprendre
de ma soeur et par elle une fois plus au moins un aspect
du grand secret que reste pour nous au
fond
la mort. Je vis aparaître plutôt
dans ses yeux la vive détresse de qui
se voit abandonné à la mort par
puisque les vivants puisqu'ils prennent à sa maintenant à leur
place charge les devoirs qu'ils lui restaient restant a cette
âme à accomplir. Je compris à cet instant par
les yeux de dette que c'est là la
vraie souffrance de la mort : d'être abandonné e se sentir abandonné.
Ses yeux me le disaient, sans qu'elle sût
qu'ils la trahisaient me le disaient : Moi, je meurs
et toi tu vas vivre et tous les autre vivre.
Et ainsi nous sommes déjà va nous
sommes déjà à jamais séparés d'une
autre espèce chacune de son côté. Et je
ressentis cela comme si vrai que j'eus
honte de penser que j'allais consentir à vivre, elle
morte, que j'avais je l'avais le consentir après toutes les
morts qui m'avaient touchées. Si nous nou

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aimions vraiment les Si nous nous
étions vraiment aimé les hommes, comme
disais-je au premier d'entre nous qui
serait est parti, nous serions les autres seraient partis avec lui.
Si nous nous aimions enfin, nous
ferions une immense ronde pour entrer du moins
ensemble dans la mort tous les vivants
dans la mort
l'océan allant, la main dans la
main vers le créateur, et chantant
et le suppliant priant : "Ne nous prends
plus un à un, depuis les etmps que sa
dure, mais tous en une fois." Et j'eu
Et il me parut que Dieu n'attendait
peut-être que cela pour s'attendir sur
es créatures et sur l'amour qu'il se qu'elles
se portaient l'un à l'autre.


Tout à coup, le téléphone, à mon
coude, sonna, et je tressaillis
d'étonnement ramenée brusquement
à ma chambre d'hôtel de l'incroyable
sorte que j'avais faite les arbres cierges depuis les
de l'Arizona en et passé par la clinique ou
agonisait Anna et l'infirmière
du voyage m'ayant amenée au pays conduite

au pays des arbres-cierges o ù souffle un vent de
désespoir, au pays du en passant par
la petite chambre sans le haut ciel du
Manitoba de retour là-bas cet de là, à
un passé encore plus profond duquel
montait encore la voix de ma mère morte
depuis tant d'années et qui demandait
toujours "Qui prendra soin de mon enfant
malade ?" Un coup d'oeil à la pendulette
me renseigna : le voyage avait duré quinze

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minutes peut-être. Pourtant, j'y avais
accompli un plus long trajet qu'au cours
de toutes mes envolée en avion
mises bout à bout. Quel chassé-croisé
que ce chemin de la mémoire ! Je de


Je décrochai l'appareil. J'entendais
une voix douce, aimante, pareille à une
eau calme et diède sur une blessure la le
feu brulure feu d'une blessure. C'était
Soeur Berthe Valencout. Elle se trouvait être
supérieure du couvent de St-BonifaceSaint-Boniface
lors du décès de Dédette. Ma soeur
lui était morte dans les bras, tôt, un
lundi matin. Elle avait ouvert les yeux
au plus grand, m'avait raconté Soeur
Berthe, "comme quelqu'un qui va appeler
au secours", puis elle m'avait reconnue,
avait murmuré : "cette fois, je pense
que je m'en vais... et ajouter seulement:
Clémence"
Puis elle l'avais
reconnue, avait murmuré " C'est
étrange... étrange..." et, revenant d'une
surprise comme sans limites, avait tout
juste eu le temps de prononcer le nom
de Clémence. Et elle dormait à jamais.


Quelques jours plus tôt cependant,
en toute lucidité, elle avait bel et bien confiée
Clémence à Soeur Berthe. "Gabrielle, au
loin, lui avait-elle dit, dévorée par
déjà tant d'obligations, son courrier, ses
livres, son public, et délicate aussi de santé,
comment ferait elle pour accourir
sans cesse voir aux besoins de Clémence?"


Soeur Berthe avait accepté comme

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allant de soi, la responsabilité de Clémence.


J'entendais maintenant sa voix apaisante
me proposer:


— -J'en ai fini mes cours mon colloque un peu plus tôt
que je ne pensais. Mon avec mon colloque. Nous avons bien
encore près de deux heures de clarté
avant la nuit. Et j'ai l'auto de la
communauté. Est-ce que cela vous le
dirait de faire une course à Otterburne
aller embrasser Clémence?


Si cela me disait !


Trois minutes plus tard, j'étais déjà
à la porte d'entrée de l'hôtel à guetter l'auto
de la communauté
quoique Berthe m'eût
averti qu'elle mettrait bien un quart
d'heure pour venir à y être.


[Ch X] i.e [XIV]


Est-ce assez curieux cette façon
qu'a la vie de se répéter, parfois, comme
pour une séance qui aura lieu un jour
la première répétition nous donnant le
sentiment du déjà-vu et la suivante
beaucoup plus tard nous jetant dans la plus
étrange confusion : "Est-ce maintenant que
je sais ce que je pensais savoir alors?
Ou est-ce alors que j'ai alors vuepensé ce que je
sais maintenant?


De toute façon, au sortir de la ville,
Berthe aussi a manqué la route
principale, et nous nous sommes trouvées engagées
dans mes les petites routes secondaires à moi de mon passé,
qu'elle -même, bien plus jeune, n'avait que moi,

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et toujours pressée, n'avaient jamais explorées ne connaissaient même pas
Elle n'en revenais pas. en était chagriné. "Depuis le temps
que je vais à Otterburne voir Clémence, en vingt
fois trente fois j'ai parti voyager occasions
c'est la première
fois que je manque la route principale directe.
Je souriais vaguement, un peu coupable.
Ce ne pouvaient être que moi et mes
souvenirs qui avaient influés sur elle . Ou
bien je l'avais distraite en lui en parlant trop.
Toujours est-il que nous naviguions
dans ce qui était pour elle ma de
l'inconnu. Moi, je me situais bien et
même, cette fois, dans la saison l'exacte
le doux automne, le premier, avant les
récoltes, alors que les champs de
blé, haut et dorés, sans la frémissante
lumière de fin de jour, ondulant légèrement
au vent ouest. Malgré toutes les peines
qui C'étaient accumulées dans ma vie
depuis mon dernier passage dans cette
région, je n'en éprouvais pas moins
à avoir onduler les blés mûrs, le
même mystérieux élan de joie que

un élan de joie encore un peu plus
mystrérieux peut-être
un peu triste, si je
peux dire, car c'étaient ma jeunesse, au
loin, qui me tendait au-delà des
années, une petite part – ou plutôt
le souvenir de son infini bonheur.


Bientôt Berthe m'avoua que
nous étions perdues.
— -Ces petites routes-là, me fit-elle, me
déroutent.

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— -Elles m'ont toujours enchantée, dis-je,
et c'est sans doute le diable qui vous> y a
poussé pour me faire plaisir.

— -Le diable !
Le crépuscule s'avanceait vite et
noyait la plaine comme sous une eau
bleu sombre o ù ne surnageait rien de
précis.


J'attendais dans mon souvenir la voix du
grand Gilles: "Otterburne ! Ou est-ce que ça
se loge ? " – Là-bas, monsieur, ne
voyez vous pas les lumières?
— -Pourtant nous en sommes tout proches,
insiste Soeur Berthe. J'ai l'impression d'en avoir
fait le tour et manqué l'entrée.
-N'y a-t-il pas, lui demandai-je, en tout
et pour tout, trois réverbères au village?
-Je pense que c'est cinq ou six maintenant,
dis-elle. Mais il y a le foyer à trois étages
qui doivent être tous éclairés à cette
heure-ci. Nous devrions le voir. D'habitude on
le voit de loin.


Je me mis à le chercher des yeux. Avec
ses trois étages éclairées qui devaient il devait être
facile en effet à repérer dans la sombre plaine
toute unie.


J'en vis la lueur au bout de peu de temps.


Soeur Berthe s'en émerveilla.
-Vous avez de bon yeux.
— -C'est quej'ai je m e suis entraînée toute
jeune à scruter la pleine à cette heure.
-Qu'y cherchiez vous déjà ?
me demanda-t-elle,
à la fois amicale et curieuse.


Je répondis, l'esprit au loin:

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-Le bonheur ! Maman disait toujours qu'un
jour sûrement il pousserait par chez nous.
De peu qu'il se trompe de route, j'allais
l'attendre au coin de notre petite rue
Deschambault, le coin qui donnait sur
l'espèce de campagne que nous avions alors
là-bas, en ce temps-là et que je pensai
être déjà la plaine parce qu'on voyait loin..
Il ne me semblait pas possible que le bonheur
pût venir d'ailleurs qu'à travers ce grand
paysage de songe.
A pied ? demanda Berthe, à voix très
basse pour ne pas effaroucher mes souvenirs.
-Sûrement, à pied. Et je le reconnaîtrais
en le voyant... Plus tard, vers l'âge de
Plus ta quatorze ou quinze ans,
j'ai encore souvent été l'attendre au
bout d'une petite rrute de terre chez mon
oncle Excide, par laquelle on débouchait
tout ce qui atteignait, au sortir de buissons,

qui devait être sur le sommet d'un plateau, car
tout à coup, au sortir des buissons, elle
laissaient entrevois une immensité de ciel
et de terre qui me donnait l'impression
que le monde était là pour à moi.
L'avez-vous jamais entrevu ? demanda
Berthe à voix encore plus basse.
-Il y avait un arbre au loin dans les
deux cas qui ressemblait à un être en
marche et j'ai longtemps pensé que ce pouvait
être lui. Seulement il restait toujours
au même point comme si lui aussi s'il allait donné le
temps de s'arrêter pour longuement réfléchir attendait. Mais À cette heure bleue sombre
je ne puis encore ... l'habitude ... je suppose...

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→Comme s'il s'était arrêté pour réfléchir et ne décidait plus
à repartir.

M'empêcherde le chercher encore des yeux dès
Même maintenant, à ce point de ma vie
... l'habitude, je suppose... je ne puis
m'empêcher de le cherche quelque peu.

Nous arrivions devant le perron
du foyer dont la façade presque en entier
éclairée traçait comme une brillante constellation
étrange dans l'espèce de demi à la fin de
du village d'un village à demi laissé dans l'ombre et guère plus vivant qu'au temps
où j'y étais venue pour le première fois,
J'entendais nos rêves fous en arrière
plan à tant de malheurs survenus depuis
que je n'aurais su les compter.


Ce que cette grande maison de souffrances
érigée presque plaine nue contenait
d'usure du corps, de l'esprit, de vies
abandonmés, mises à l'abri pour
toujours, enfermées, oubliées, je ne l'ai
heureusement appris que plus tard, en
même temps, par bonheur, que j'apprenais
la bonté humaine sans faille qui
s'employait à y soulager la souffrance tant de détresse.
Soeur Berthe m'accompagna au
deuxième jusqu'à la chambre de Clémence. Elle
m'y laissa. Je frappai un petit coup. J'entendis
une voix morne me dire d'entrer.


Elle était assise dans la pénombre, comme
on imagine s les prisonnière le soir dans
leur cellule, au pied de son lit, sur une
couverture grise provenant des stocks de l'arméede l'armée prorement plié e
en quatre. Elle semblait faire partie de
l'immense crépuscule, maintenant presque bleu nuit
maintenant qui entrait librement par la haute
fenêtre, ici également tout en hauteur. → prochain cahier marqué (2)

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et qu'elle allait emporter tout cela. Dieu
sait pourquoi, dans la mort
C'est ainsi que pour faire plaisir à ma soeur
mourante, voyant qu'il n'y avait mieux
encore pour intéresser cet être généreux, je lui
ai raconté, alors que nous allions bientôt nous quitter, le plus
possible, de ma vie, en y découvrant pour moi mes
bien des choses que je ne savais pas connaître.
Mais elle est une toute autre histoire et qui devra
attendre son tour, si jamais j'arrive à trouver
le long de la raconter.


Je l'aurais moins bien connu e vers la
fin, je me serais moins attachée à elle
que ma peine de la perdre aurait été
moins grande, mais c'est une peine
dont pour rien au monde je voudrais
avoir été privée.

Image
(6) 2 Image


[6hX] ie. [XIV] [suite du cahier no 5 (2)]
Je distinguais à peine ses traits mais voyais
qu'elle était très maigre, le visage fondu depuis longtemps
tout le corps, affaisé commelorsqu'on a plus quelqu'un qui a perdu tout
aucun de de tout gout de à vivre. Pourtant, elle avait bien
tenu le coup aux funérailles de Dédette, elle
s'était montrée convenablement vêtuee, tendant
la main à chacun qui lui avait offert des
condoléances, remerciant avec des mots bien
les mieux choisis. et tout à fait et appropriés à chacun. Evidemment, elle C'était sans
sentie doute qu'elle se sentait alors encore de la famille. Tandis que
maintenant ! ...
— -Veux-tu que j'allume lui demandai -je


Se croyait-elle encore toujours au temps de notre
plus grande pauvreté, quand maman nous
priait de retarder d'allumer tant qu'il y
avait quelque faible lueur dans le ciel ?
Que cette heure plaisait-elle à sa mélancolie
comme au fond elle m'avait toujous plue
à moi aussi à la mienneau fond. Elle haussa les épaules.
— -Allume si tu veux. Mais je trouve qu'on se voit assez.


Je m'assis auprès d'elle.
— -Comment ça va, ma Clémence?


Elle se laissa embrasser sur la
joue, sans quitter de l'oeil l'infini crépuscule
qui n'arrêtait pas de pénétrer dans cette
chambre si petite pourtant l'assombrissant
doucement à mesure que lui même le ciel lui-même se fonçait
à peu s'assombrissait se fonçait.


Je commis l'erreur de m'en prendre
à la vilaine couverture grise qui m'avait m'ayant
au premier coup d'oeil si fort déplu que je m'étais
tout de suite irritée contre celui ou celle qui avait tout de
suite contre cell
contre la personne qui avait
bien pu se défaire de cette horreur en l'envoyant

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à Clémence. Si souvent, on lui donnait des choses
dont on ne sentait plus , et elle étrangement
se croyait tenue, parce qu'on lui en avait
fait cadeau, de s'en servir. Jamais
ne lui serait venue de s'en

et elle, parce qu'on lues lui avait offert
en cadeau croyait-elle n'aurait pas eu l'audace de
s'en défaire. Ainsi était-elle entourée sa
garde-robe était-elle encombrée de
vêtements lui allant tous plus mal les uns que
les autres.
— -Je t'acheterai une autre couverture pour
le pied de ton lit, Clémence. En aimerais-tu
un de d'un joli rose?


Sa main étreignit la vilaine couverture
provenant du stocks d'armée et arrivée ici
je ne sais comment.
comme un des
dernières amies sûres d'avoir encore qu'elle eût dans
le monde.
— -Celle là est bonne et chaude encore, me dit-elle.,
et qu'est-ce que le rose me donnerait de plus?


Je me crus tenue d'expliquer tout de
même que maintenant, nous n'étions
plus jamais pauvre et que nous pouvions nous
accorder des fantaisies.
— -J'ai assez d'argent pour te gâter, enfin, Clémence.
-L'argent ! dit-elle à u avec une
certaine animation enfin, qui ressemblait
à du mépris, è quoi c'est bon!


Je me faisais des reproches à la
voyant voir dans cet état. J'en adressais aussi
en silence aux autres. Nous avions
encore dans la ville des amis, des cousins,
des cousines qui prétendaient d'aimer, des ou tes eu n'est attache comme [][illis.]qu'on n'aurait qu'a comprend

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moins ils le disaient. Pourtant aucun d'eux n'était
venu rendre visite à Clémence depuis des années.
Ils se défendait : "C'est trop loin, c'est pas
commode, il n'y a pas d'autobus." Ils
l'avaient traitée Clémence de son viviant
comme si déjà elle était sous terre. Mais
avait-je fait mieux moi-même, occupée
tout ce temps à écrire, mes histoire comme
si la vie en dépendait ? Était-ce là mon
devoir essentiel? Ou tous les devoirs sont-ils
essentiel l'étaient-ils et devaient devait-on se et faut-il se partager
se jeter de tous les côtés à la fois pour tâcher
de les apaiser l'un après l'autre?


Je dis à Clémence comme pour me
faire pardonner :
-Cette fois je suis venue du Québec
expressément pour te voir.


Elle demanda sans beaucoup d'intéret ? :
-T'aimes ça ton Québec ?
-J'y ai fait ma vie maintenant, Clémence.
-La mère en venait. Le père aussi,
murmura-t-elle, comme si je ne le savais
pas trop ou bien comme pour s'en pénétrer
elle-même au tard de sa vie solitaire.
On est des déracinés, conclut-elle.
-En tous cas, je reviendrai.
-Viendrais-tu là-bas, si je venais
te chercher?
-Non, dit-elle, en fixant le grand
pan de ciel visible de cette petite chambre.
Papa et maman sont morts ici, je reste
avec eux autres. Déracinée pour être déracineé...


Je voulus changer de sujet.
-Demain matin, Soeur Berthe et moi

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— viendront te prendre de bonne heure pour
t'emmener chez Eaton t'habiller en neuf des
pieds à la tête.
-Si tu veux, fit-elle, mais ce ne serait
pas nécéssaire.

Elle ne marqua ni contentement ni
déplaisir.
-A la tragique lueur de fin je je de ceux dernière A cette
fin de jour je ne vis que ses yeux était sans
espoirs.


AuxLes dernières lueurs de cette fin de
jour je vis que les yeux me découvrirent
que s ses yeux de Clémence étaient sans espoir.
Je les voyais dans cette pénombre trouble
vivant à coup sûrs, sombres, fixes, beaux
encore, mais si tristes comme vidés ce qui fait vivre. J'en éprouvai une
peine infini aigüe. Sans réfléchir qu'en
cette vie où l'espoir es chaque jour
trompé, c'étaient ce je décidai que c'est ce que je voulais ramener
à tout prix dans le regard de ma pauvre
soeur. J'étais loin de savoir alors le
prix que cela allait me couter je devrais y mettre les
nombreux voyages que je ferais jusqu'à ce
petit village perdu, les innonbrables
lettres que j'écrivais,pour atteindre enfin
et qu'ensuite ayant ramenée cette âme
à l'espoir, je lui serais plus que jamais
obligée.


Je la quittais dans cette pénombre
que Clémence ne voulais pas dissiper même
pour me voir un peu mieux avant
mon départ. Soeur Berthe m'attendais
dans l'auto. Elle me recut avec des
douces paroles de consolation. Clémence
était ainsi maintenant, sauvage au p remier et dont on n'en faut pas trop c'en c'est.

Image


abord, très craintive du moindre contact
humain. me dit-elleLa mort de Dédettel l'avait marquée
bien plus qu'elle ne le laissait voir. Mais
demain sûrement je la trouverai déjà
moins rétive.


J'écoutais Soeur Berthe dans une sorte
de stupeur bienfaisante emerveillee. On eut dit
qu'elle parlait de sa propre soeur qu'elle
aurait connaissait maintenant
mieux que moi-même la connaissait.


Curieux revers parfois de la peine !
Dedettema oseur la plu aimante, la plus habile toujours
à me consoler, à peine m'était-elle
élevée enlevée, et celle-ci m'était donnée, une
étrangère pourtant mais tout aussi proche et
tendre. Dédette l'avait-elle su avant
de mourir, voulu même? Il se peut.
Parfois Je crois me rapeller des regards ,
vers la fin de sa vie, étonnants de
perspicacité et de vonlonté aimante d'amour.


Soeur Berthe me serra simplement la
main. Nous nous sommes remises en
route. Tout à coup, au tournant d u
chemin reliant le village au highway
nous avons aperçu bien en évidences en plein ciel de la ma
prairie, archi visible, le panneau indicateur :
Otterburne.


Nous nous sommes adressées un
demi sourire furtif.
— -Il est donc après tout sur la carte,
ai-je dit.
-Et par la grand route que je ne manquerai
plus, fit Berthe, à guère plus de trente
milles du couvent. Nous y reviendrons

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— souvent. Et tu vas voir Clémence reprendre espoir vie


Malgré moiSans l'influence de la
grande eau profonde du crépuscule,
à présent rependue sur la Terre
entière, soudant rouent de bord en bord de
ciel et de terre, je me sentait en effet peu à
peu, commencer à m'apaiser. est uniant l'autre


Chapitre [XI] i.e [XV]


Maintenant il me faut revenir
très loin en arrière à ce temps o ù avant
les grands malheurs, me croyant poutant
où me trouvant pourtant des raisons, presque
au meilleur de ma vie, de ne pas me croire pas
très heureuse, je m'apprêtais à quitter ma
petite ville.
où, presque au meilleur
pourtant de ma vie, je me croyais enc
trouver des raison de n'être pas très
heureuse, et m'apprêtais à quitter
ma petite ville pour affronter les grandes me confronter aux
qui capitales inconnues qui suites
sauraient m ruig ner sur moins
moi-même ce que je désirait en savoir sans
encore le cm c qui c'était dont j'entendais
l'appel confu et cependant puissant
toujours
conflus sur moi devenait cependant puissant
Pour répondre à la sollicitation confus et cependant puissante des capitales inconnues que je croyait être [][illis.] de capitales inconnues qui que le imaginaire

Image
M espace


Maintenant il me faut retourner loin en
arrière, avant les grands malheurs, au temps
le plus abrité de ma vie, où je me croyais trouvais
pourtant des raisons de ne pas me croire
heureuse et m'appretait à la quitter, m'intendant
appelés jusqu'au fond de ma petite rue
Deschambault par les vieux pays, comme
alors on les appelait
on appellait alors ceux de nos plus anciens
ancêtres.

Image


Je distinguais à peine ses traits mais bien très bien pourtant
malgré tout pourtant tout qu'elle était maigre à faire peur
le visage infiniment petit et tout le corps
comme tassé au pied du lit, sur lui-même
comme voulant prendre le moins de place possible
en ce monde, en disparaître peut-être.
Pourtant, Elle avait cependant bien tenu le coup aux
funérailles de Dédette. Elle s'était montrée
convenablement vêtue, recevant dignement
les condoléences et ayant pour remercier
chacun un mot tout à faire approprié.
C'est vrai qu'elle se sentait alors de la
famille encore ... tandis que dans ce
village perdue elle devait avoir
l'impression le sentiment de l'abandon
que nous l'avions abandonnée.


J'en eu un tel coup au coeur
que je ne savais vraiment comment
amorcer la conversation avec cette
pauvre enfant qui avait à peine tourné
la tête vers moi lorsque j'étais entrée
— -Veux-tu que j'allume? lui
demandai-je doucement.


Elle haussa légèrement l'épaule.
-Pourquoi faire? Il fait assez clair.
On se voit encore.


Se croyait-elle de retour au temps
de notre plus grande pauvreté quand
maman nous priait de retarder le
plus tard possible delongtemps possible d'allumer l'électricité ?
"Tant qu'il y a encore quelque faible
lueur dans le ciel "disait-elle on peut
attendre. " Au Ou cette pénombre douce
plairait-elle à sa melancolie comme, au

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fond, elle m'avait toujours plu? à moi aussi
— -Allume si tu veux, fit-elle, sans
intérêt, mais il fait encore assez clair.

— -Tu as raison, dis-je.
Je m'assis auprès d'elle cherchai
à l'attirer un peu contre moi et la sen tit
toute raide. A peine si je peu l'embrasser
sur la joue. De l'oeil, elle ne même alors
elle ne quitta pas l'infini ciel


Je m'assis auprès d'elle, cherchai
à l'arrirer contre moi la la sentis toute raidie.
C'est à peine si elle se laissa embrasser la
joue, sans, au reste, quitter de l'oeil
l'infini crépuscule qui n'en finissait pas
d'entrer à lents flots dans cette
chambre si petite pourtant. Un bras
tout juste passé à la taille: je me pris
à le regarder le ciel avec elle, en silence, le
trouvant de la couleur de notre âme.
J'étais assise sur un bout de la vilaine
couverture grise, provenant sans doute
d'un surplus de l'Armée. Je commis la
l'erreur maladresse de m'en prendre à cette couverture
ou plutôt à celui ou celle qui, pour s'en
débaraser sans doute ou la faire servir
malgré tout de cadeau présent, lui en avait fait le
cadeau à Clémence. Si souvent , on
lui donnait des vêtement dont on ne
voulait pplus et, elle parce qu'elle s'imaginait
peut-etre qu'il lu avait été offerts
par générosité, se refusait à s'en défaire
Ou bien, sans illusion, elle s'y s'attachait
quand même à ses vieilleries pour
une raison obscure que nous n'arrivons pas

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à comprendre. Mais je sais maintenant que
les êtres tristes se plaisant assez à s'entourer
de vieilles choses ternes et sans grâce.
-Je t'en acheterai une autre sans
bien plus jolie pour le pied de ton lit, Clémence.
En voudrais-tu une rose?


Sa main étreignit la laide couverture
comme une bonne amie et fidèle amie encore en ce
monde.
— -Elle est chaude et encore bonne, dit-elle.
Puis après un silence ajouta: Qu'est-ce
que le rose me donnerait de plus?


Je me crus tenue d'expliquer que
maintenant nous n'étions plus pauvres
et pouvions nous accorder des fantaisies.
— -J'ai assez d'argent pour te gâter, enfin,
Clémence.
-L'argent !
dit-elle, en dérision avec
un peu d'animation cette-fois en y
et eut
l'air de repousser du regard, de tout son
visage amenuisé ce qui n'avait rien
peu pour les hommes au fond de leur
détresse, et elle met demanda ― et
je ne sais toujours pas si ce fut une
remarque enfantine ou au contraire, dansdictée par une
profonde sagesse : Trouves-tu que ça aide ?


Et moi-même alors auprès d'elle
ne fut plus sûre de rien. Il est surcertain
que rien n'ebranle notre confiance comme
d'etre auprès de quelqu'un qui n'est-ce
n'en a pas, et c'est peut-être pourquoi l'on
ne peut le supporter.
- — Tu va voir, lui dirais-je comme
on dit toujours en pareil cas, tu vas remonter,

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Clémence. Je vais t'aider. Tu vas revenir.


C'est que je n'en pouvais plus au
fond
de la retrouver dans cet état. Je
m'en faisais reproche. J'en adressai
aussi un esprit silence aux autres. Nous
avions encore dans la ville des
amis, des cousins, des cousines qui
disaient m'aimer. Pourtant aucun
d'eux, par égard pour moi, sinon pour
Clémence, su s'était donné la peine de
venir lui rendre visite. Il se défendaient:
"Otterburne est trop loin. Il n'y a pas
d'autobus pour y aller. C'est au bout du monde."
Ils l'avait de son vivant déjà abandonner traitée
comme si elle eût déjà été sous terre.
Mais avais-je fais mieux moi-même
occupée tout ce temps à écrire mes
histoire comme si c'était là mon devoir
essentiel? Mais En fait, où étaient-il
ce devoir essentiel ? Ou bien chacun chaque devoir était-
il à tour de rôle et fallait-il se
jeter de tous les côter à la fois pour
essayer de les apaiser l'un après l'autre
quicriaient crien t ensemble de tous les points?


Je dis à Clémence comme pour me
faire pardonner :
— -Tu sais je suis venue expressément
du Québec pour te voir.

-Elle me demanda, sans beaucoup d'intéret:
— -T'aime ça ton Québec?
-J'y ai fait ma vie, lui dis-je.
-La mère en venait, le père aussi,

murmura-t-elle, comme si je ne le savais
pas, ou peut-être plutôt pour s'en pénetre

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pénétrer elle même telle une étrange vérité
dans sa vie de solitaire.
— -Y viendrais-tu vivre avec moi, ou
près de moi, si je venais te chercher ?


Elle fixait toujours le ciel qui
s'assombrissait lentement, lentement ,ce soir,
un peu comme on rêve d'une vraie
patrie à la fin des temps.
— -Non me dit-elle, le p ère est ici, la
mère est ici, ils sont ici pour toujours
dans le cimetière ; je reste avec eux.


Puis elle me rappela avec une
certaine défiance:
— -Il reste une place dans notre lot
de famille, dans le vieux cimetière de la
cathédrale. C'est là que je veux que tu
m'enterres plus tard.

-Je le ferai, ma Clémence.


Alors elle parut un peu apaisée, et
quoique sans désir autre
je voulu changer de sujet.
— -En attendant, il faut t'habiller
en neuf. Demain matin, nous viendrons
de bonne heure te chercher, Soeur Berthe
et moi, pour t'emmener chez Eaton.
J'aimerais t'acheter deux ou trois jolies
robes, un manteau, des souliers...


Elle me laissait dire, perdue
dans une vague rêverie ou errant peut-être
au -delà même des pensées
profondes
mer d'indiferrence. Que lui importait
souliers, bas, beau sac neuf, parapluie de soie?
Aux dernières lueurs de cette fin de
jour entrait encore par la fenêtre en ondes

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atténuées, je voyais que ses yeux étaient
sans espoir. Beau encore, d'un brun
sombre, humides de vie, ils n'en
étaient pas mois vides de ce qui
faire vivre et dont on ne sait pas
au fond ce qui c'est. J'en éprouvai
une peine aigüe. Et Sans réfléchir
qu'en cette vie o ù l'espoir est chaque
jour trompé, tout à coup c'était ce
que je voulais à tout prix ramener
dans les yeux de ma pauvre soeur.
Je ne savais pas cle prix que je devrais
y mettre : les nombreux voyages de
Québec jusqu'à ce pauvre petit village
oublié, les innombrales lettres que
j'écrirais, l'inlassable saute encourage-
ment que cette âme ramenée à
l'espoir, je lui serais encore plus
obligée que jamais a car abandonne-t'on
qu'on
abandonne-t-on qui on a "sauvé"?


Je la quittai dans cette pénombre
bleutée que Clémence ne voulait pas
interrompre même pour mieux me voir
avant mon départ.


Soeur Berche m'attendait dans
l'auto. Elle me m'apaisa avec de bonnes
paroles consolantes. Clémence n'avait
pu être que très craintive, au départ, de
me retrouver après tant d'année d'absence.
Elle était ainsi peureuse effrayée
de tout changement à sa routine de
toute émotion qui en faisant
irruption dans le vase clos de sa vie ne

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pouvait que provoquer de grands remous.
Mais elle s'habituerait peu à peu. Déjà,
demain sans doute, je la trouverais
un peu moins rétive. Et ce ne
serait pas si long au fond qu'elle
se reveillerait à l'affection.


J'écoutais Soeur Berthe dans la
plus vive surprise. On eût dit qu'elle
me parlait de sa propre soeur autant
que de la mienne, la connaissant
pour ainsi dire maintenant mieux
que moi-même la connaissait.


Curieux revers pa


Curieuse contrepartie, parfois de
la peine ! des deuils, du malheur chagrin! Dedette,
ma soeur très aimante, la plus habile
toujours à me consoler, à peine
m'avait-elle été enlevée et v oire
qu'un autre m'était donnée, une
étrangère pourtant, mais tout aussi
proche et tendre ! Dédette, avant de
mourir, l'avait-elle su, voulu peut-être?
Je croyait me rappeler des regards
vers la fin de sa vie qui annoncaient
au plus déchirant de notre séparation?
comme une aurore pour moi à venir une mystérieuse consolation à en naître


Doucement Soeur Berthe me serrait
la main. Puis nous avons démarré
A peine un instant plus tard, au tournant du chemin, reliant le village
tournant du chemin, reliant le village
au highway surgit à notre vue, bien
en évidence découpé sur le bleu sombre
du ciel, le panneau-indicateur : Otterburne


Nous avons échangé un sourire

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quelque peu furtif, tout de mêmelégèrement amusé.
— -Ainsi, il est malgré tout sur
la carte, dis-je.
-Et par la grand-route que je ne
manquerai pas, dit Soeur Berthe, à
trente mille seulement du couvent.
Nous reviendrons souvent. Et bientôt
tu reverras Clémence reprendre vie.


Sans l'influence de la grande
eau profonde du crépuscule, à
présent répandue sur la terre entière
roulant de bord en bord unissant
ciel et terre, je me sentais peu à peu
commencer à m'apaiser. noyant toute difficulté comme en un immense repos


Chapitre


SousLa grande eau profonde du
crépuscule avait à présent envahi
on aurait dit la terre entière,
Sans nous la découvrir le lointain, elle la
prolongeait à l'infini le laissait
présentir sans fin infini, infini comme une
patrie enfin sans plus de déchirements
et de malentendus. Le ciel au reste ne
je distingais plus de la terre. Tout était
uni dans le même bleu presque noir.
Et le vieux rêve de ma jeunesse, suscité
par
me reprenait, sucité par cette
heure d'ensorcelement qui noie les
difficultés, emporte à la dérive nos doutes.

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La grande eau profonde du crépuscule
avait à présent envahi, m'avait dit la
continent terre entière. Sans plus rien nous
découvrir, il prolongeait le lointain, le
laissait présentir sans fin infini, comme
une sorte de vraie patrie des hommes
enfin,
patrie des hommes enfin à la fin à la fin de tous les hommes.
Sans ton influence, je me sentais peu
à peu commencer à m'apaiser. Étaient-ce
des bribes de mon vieux rêve de
jeunesse qui me revenait, suscité
par cette heure d'ensorcelement. Je sautais
tant ce bleu minuit saisissant unissant
partout le ciel et à la terre, et m'imaginais
que demain, en effet, serait meilleur.


Chapitre IX X[ Ch XI ] ie XV


Maintenant il me faut retourner loin
en arrière, avant les grands malheurs
au temps le plus abrité de ma vie, où je
me trouvais pourtant des raisons trouvant
de ne pas me croire heureuse, je
m'apprêtais à la quitter, m'entendant
appeler jusqu'au fond de ma petite
rue Deschambault.

je me trouvais pourtant des raisons de
ne pas me croire heureuse et m'apprêtais
à la qiuttre, m'entendant appeler jusqu'au
fond de ma petite rue Deschambault par
la puissante voix des les vieux pays comme tels
qu'on les nommaient alors ceux de nos
ancêtre les plus anciens.

Image
Chapitre


Maintenant, il me faut retourner
loin en arrière pour reprendre le fil de mon histoire,
de mon histoire, loin en arrière,
avant les grands malheurs, au temps
de ma viesans doute le plus
abrité, où je me croyaistrouvais pourtant
des raison de ne pas me croire
heureuse, et m'apprêtais àtout quitter
Saint-Boniface ma petite ville, m'entendant
appeler jusqu'au fond de notre
petite pet la rue Deschambault


X [XI] ie [XV]


Maintenant pour retrouver le fil de
mon histoire, il me faut retourner loin
enarière arrière, avant les grands
malheurs, au temps sans doute le plus
abrité de ma vie, où je me trouvais
pourtant des raisons de ne pas me
croire heureuse, et m'apprêtait à tout
quitter, m'entendant appeler jusqu'au
fond de notre petite invitation rue
Deschambault par la pressante
invitation de ces pays lointains qu'on
nommait alors avec tant de respect
les vieux pays. Ceux de nos ancêtres les plus anciens.


Je mis sept années - huit si
je compte Cardinal ― à épargner sou
par sou, la somme dont je pensais
qu'il me faudrait disposer pour
envisager mon départ. J'eus environ
huit cent dollars à la banque. J'atteignis

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presque neuf cent en y ajoutant les petites
sommes provenant de la vente de ma
bicyclette, de mon manteau de fourrure
et de quelques autres objets. Maman
s'alarmait de me voir me sep départir
de ces choses auxquelles elle savait que je tenais. J'avais beau lui
dire que je ne partais que pour un
an ― ce que je croyais alors fermement ―
alors elle me voyait agir comme
quelqu'un qui coupeses ponts derrière
soi ou ferme un chapitre de sa vie ou en fini avec tourne une page de sa vie.


Comment au juste avait grandi
et poussé ce projet de départ pour
l'Europe, et pourquoi s'était-il s'était s'était-il
à la fin emparé de moi jusqu'à me
mener sans pitié, je serais encore
en peine de le dire. Au fond, je n'en
sais toujours pas grand chose, et alors
je suppose n'y comprenait vraiment
rien. C'était, ce devrait être un
de ces appels mystérieux de la vie
auxquels on obéit les yeux fermés
à moitié confiance, à moitié détresse.
Je courrais donc après quelque chose
mais quoi ! Mes petits écrits jusque-là
valaient si peu. Aurais-je osé me
réclamer d'eux pour annoncer
que j'entendais me donner à la tâche
d'écrire ? Non, je n'en convenais pas
du tout, même à mes propres yeux,
encore que dans le fond de ma
conscience je croyais parfois distinguer
un vision de moi-même dans l'avenir

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où je me voyais, non pas devenir écrivain,
maisessayant m'efforçant essayant m'efforçant toujours
d'y parvenir. Et peut-être est-ce là
une des visions les plus justes que
j'ai jamais eues des choses. En ce qui
me concerne aussi bien qu'en ce qui
concerne les autres tous.


Cependant, j'avais eu des quelque
succès comme actrice dans nos
troupes d'amateurs, au Cercle Molière
d'abord où j'avais même joué dans
Le Chant du Berceau, les Soeur Guédonnec ,
Blanchette de Brieux. Le Gendre de
Monsieur Poirier ; ensuite en anglais
au Little Theatre de Winnipeg. Naïvement
je me croyais du talent pour le théâtre
et peut-être en avais-je un peu. Toujours
est-il que je disais ― car il faut
toujours fournir aux autre une
explication plausible de ses nos actes ―
que je m'en allais étudier l'art dramatique
à Londres et à Paris. On me trouvait
déjà bien téméraire, bien "tête montée",
de me livrer ainsi à l'inconnu.


Qu'en aurait-il été si j'avais avoué
ce besoin en moi d'aller voir la vraie
raison qui était d'aller voir comment
était le monde de l'autre côté de la
colline à l'ombre de laquelle j'avais
vécu et escomptant de cette
découverte qu'elle me révelerait ce
que j'attendais sans le connaître ?


Toutefois, cette volonté de partir
ne me paraissait semblait pas venir de moi seule.

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Souvent elle me paraissait emaner de
générations en arrière de moi ayant
usé dans d'obscures exis tences injustes
l'élan de leur âme et de leur rêves
et qui, à travers moi ma vie poussaient enfin
à l'accomplissement enfin de leur
libération. Aurait Serait-ce donc été le
vieux rêve de mon enfance de
venger les miens pour le succès qui
me tenait toujours ? J'aimais me
le faire croire à travers les mois
de tourment que je trave vécus alors.
Car souvent, cet avenir si étrange
devant moi vers lequel je me forçais
à avancer, me terrifiait. De ma
petite rue Deschambault encore si
agreste, si paisible, j'en embrassais
subitement l'ampleur, l'inconnu,
telles d'immenses brumes au loin
que perçaient pourtant sans les dissiperpourtant d'intenses lumières, et
je désirais reculer, mais déjà il
était trop tard. J'avais mis l'inévitable
entre moi, et ma peur comme j'appris
alors à le faire pour me proteger des
tergiversations à l'infini.


Ce serait donc ma dernière ou
avant dernière année d'enseignement.


Ce serait dans ma dernière, pour
tout au plus sa avant mon avant dernière
année d'enseignement. J'avais toujours
ma classe des tout-petits. J'étais à l'aise
avec mes petits immigrants, comme
eux paraissaient l'être avec moi,
un subtil sentiment d'être tous ensemble

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des étrangers ―étrangers en tout
cas à quelque chose d'absurde
dans la vie qui la gâtait aux pour les
hommes ― nous unissant parfaitement.


Étonnamment, maman, après
une lutte d'arrache-pied pour me garder, tout à coup
s'était rendue céda . La fin de sa
résistance, je l'ai racontée dans la
Route d'Altamont et quoique ce sait
en partie ramonée, c'est-à-dire
transcendé il reste que j'y ai j'ai
mis l'essentielle vérité dans ce recul et ne veut
plus revenir sur cette vieille douleur.
Maman s'était plus facilement
résignée que je ne l'aurais cru a
vendre notre maison. Ce qui je n'ai ne n'ai
s tel pas bien compris alors, par manque
d'expérience, c'est c'était qu'elle était
usée par la lutte, à ne plus vouloir
la poursuivre, acculée enfin à

a y reconcer enfin, mais seulement en ce qui
avait trait aux possessions matérielles,
car, plus tard, je la verrais pourtant
encore plus usée, trouver en
elle l'énergie de venir me rendre
visite à Montréal, que de fois nous
la verrions encore, et même juste avant
sa mort, accourir à l'appel de ses
enfants en danger ou malheureux .


D'ailleurs, il eût été bien
impossible de garder notre maison.
J'étais la seule de la famille, à part
Adèle, durant ces années de
dépression économique, à toucher un

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salaire permanent, et même Adèle, je crois
me rappeler, fut quelque fois, sans
école au cours de ces années
terribles. J'en étais au bout de sept
années à l'Académie Provencher à
un traitement de 9095 dolla par
mois la revenue, durant les deux ou
trois dernière années, destinées à au
fond de retraite. J'étais loin de penser
alors que deux ans plus tard quand
de retour d'Europe, hésitant cruellement
dans ma misérable chambre de la
rue Stanley à Montréal sur la décision à prendre:
reviendrais-je au Manitoba? resterais-je
à Montréal?... la récupération de
cette petite fort somme me sauverait
pour ainsi dire la vie.


Pour l'instant, nos impôts fonciers
et scolaires non acquittés depuis deux
ans, auxquels s'ajoutait l'intérêt
composés atteignait une dette de plus
de milles dollars. Nous devions aussi
beaucoup au marchand de bois et de
charbon.


Mon frère Germain, sans poste d'enseigne- école
ment s'était vu contraint, pour m'être
du moins pas à notre charge, de
donner des cours
d'accepter un poste
temporaire au Collège de Saint-Boniface
alors en si mauvaiste posture état financier
qu'il ne pouvait offire à mon frère,
en retour d'une quinzaine vingtaine f d'heures
d'enseignement de cours par semaine,

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que ses repas, le gîte et un peu d'argent
de poche. Mon frère réduisit la ration
de tabac à presque rien, cette année-là
et passa l'hiver dans un manteau
usé la la trame. Il me semble que
de la main, souvent forcée sur en travers de
l'entrecroisement, vers le milieu du
manteau, il eût cherché à en dissimuler
la partie la plus élimée ― geste en tous cas que
nous ne lui avions pas connû avant.
en tout Quand il obtint enfin une
école en Saskatchewan, je dus lui
avancer la prix du billet de chemin de
fer, et je me rappelle encore aujourd'hui
la somme exacte, tant, je suppose,
elle m'avait paru énorme : 19,50.
Sa femme, au cours de l'année que
Germain passa à Saint-Boniface, avait
réussi elle à se dénicher une école dans
une régions isolée mais
de plusieurs classes,
dans une région isolée, et pour un
salaire qu'on n'eût jamais osé offrir à un
homme, mais à une femme on le faisait
alors sans trop de gène. Sur ces 60 00 par
mois, elle devait se loger, se nourir, se
vêtir et élever leur petite fille de deux ans
qu'elle gardait auprès d'elle et pourvoir
bien entenu à leur petits frais de voyage
et à à ceux de la aux aux dépenses de maladie s'il en survenaient.
Germain était tou partit tout réjoui, en
Saskatchewan. Le poste qu'on lui
offrait ne se trouvaiet guère éloigné
de celui de sa femme. Il allait pouvoir
rendre visite à sa petite famille toutes les

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en fin de semaine. Un fermier voisin lui
loua à prix raisonnable un ancien
boggeybuggy et une tout aussi vieille
jument, qui n'allait pas souvent plus
vite qu'au pas.


Antonia m'a souvent raconté
comment sa classe faite à elle terminée,
le vendredi soir, elle prenait la petite
Lucile par la main, toutes deux
marchant à une assez bonne distance
de la maison, pour aller s'asseoir au
somment d'une de la seule petite
butte qui se trouvât au milieu du
pays plat, tel justement un poste de guet.
Au loin, elles voyaient enfin apparaître
l'équipage à une allure bien lente
au gré de celles qui attendaient sur la
butte comme au reste à celui qui venait.
Parfois, vers la fin du trajet, Antonia,
croyait voir le fouet remonté comme
sans le coup de l'impatience. Mais Germain
n'avait jamais toujours été tendre envers
les bêtes. Il ne pouvait se résigner à
brusquer la vieille bête de ferme. La
lanière retombait plutôt comme une
caresse sur la large croupe de Flossie.
Malgré tout, je pense que tous, cette année-là,
apr l'enfant, le père, la mère, se prirent
d'affection pour Flossie dont ils parlèrent
longtemps plus tard avec une curieuse
instance comme d'une vieille amie des
temps durs.


Bientôt, du petit monticule, l'enfant
adressait des signes d'amitié et je joie à son

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père. Antonia et Germain regardaient
simplement, avec patience, la distance
entre eux peu à peu diminuer.


Ces deux-là durent attendre
pour réaliser leur modeste de rêve
d'une école à deux de travailler côte à côte
dans une même école, lui comme
directeur, elle maîtresse des petites classes,
d'avoir laissé derrière eux la moitié déjà
de leurs vies.


Et c'et au cours de ces dures
année, la misère y étant partout
partout si bien répandue, qu'elle paraissait
normale, que je ne songeais plus,
moi, qu'à prendre mon envol.


Finalement, maman avait
trouvé un acheteur, et le marché se
conclut vite, presque sans hésitation.
Depuis que j'étais au monde, en tous
cas certainement depuis que j'av l'âge
de raison, j'avais entendu parler de
cette inévitabilité de vendre notre maison.
Cent fois le projet s'était rapproché à
nous toucher de son aide sombre, nous
plongeant
puis s'était rapproché
à nous toucher de son aile sombre, nous
plongeant puis s'était éloigné nous
laissant encore respirer tranquille pour en paix pendant quelque temps.
Et, tout à coup, c'était chose faite, il n'y
aurait plus jamais à y revenir. Quand
maman m'apprit la nouvelle d'un ton
calme pourtant : "'Jai vendu la maison..."
je reçus d'abord un choc dont au fond

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je ne me suis jamais remise. Encore
maintenant c'est toujours pour moi
comme si ce jour-là et elle elle m'avait di dit :
"Voilà, j'ai vendu une partie vivante encore de notre vie."


Elle Maman semblait pourtant
dès lors accepter le fait mieux que je
ne l'aurais pensé. Délivrée enfin de tant
d'objets, de meubles, de ce qui s'accumule
dans une vie, elle se sentait peut-être
enfin libre en disponibilité pour la
première fois de son existence encore
tant de choses qu'elle avait désiré
accomplir, et il ce peut que ce
sentiment si nouveau pour elle
l'eût quelque peu allégée comme
quelqu'un qui jette du lest. Elle
sembla en tout cas presque mystérieuse-
ment rajeunie tout à coup et prête, on
eût dit, pour une autre vie plus légère,
plus aérienne, presque sans attache,
autre que celle du coeur.


Nous ne touchions pas une
grosse somme pour notre maison, à
peine plus, nos dettes acquittées, de quoi que
pour assurer à maman pendant un an ou
deux ― jusqu'à ce que je revienne d'Europe,
pensais-je ― une faible rente. Mais
nous avions conclu avec le mouseau le
propriétaire actuel une entente qui
nous plaisait : il nous louait à
prix modique trois pièces, à l'étage
de la maison, arrangé en un petit
appartement commode.


C'est sans doute parce que somme

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toute, nous restions chez nous que j'ai
moins souffert que je ne l'aurais cru le
premier choc passé, de la vente de la
maison où j'étais née le 22 mars
1909, où j'avais rêvé mes rêves
les plus persistants qui encore aujourd'hui
me mènent, fatiguée comme je suis de
courir vers leur illisoire beauté.

Maman disposait tranquillement et comme sans le regretter du surplus
de notre ameublement : tapis, lampes, grande table de la salle à manger.
Elle était engagée sur cette voie du renoncement qu'elle n'allait plus

cesser
mainte
nant
de
poursuivre
jusqu'au
jour de
sa
mort
où nous
découvri-
rions
avec
stupeur
qu'elle
ne
possédait
en propre
guère
plus
qu'une que ne possède
vieille
nonne.
des amis
liée
par
ses
voeux
de pauvreté.


Nous nous sommes donc
installées, maman, Clémence et moi,
pour une dernière année encore ensemble,
à l'étage, dans les trois pièces que
nous avions nous-même en tant alors
que propriétaire, tant de fois louer
à des passants d'une semaine, d'un
mois parfois à des gens restés avec
nous pendant des années et des envi devenus des amis .


"Au fond, disait maman c'est
presque mieux ainsi. Nous avons
toujours nos arbres, notre petite rue
nos mem notre tranquilité, sans tous
les soucis qui les accompagnaient.
auparavant. Par bonheur, notre propriétaire
aimait tenait aussi à ces même biens, les
arbres, les oiseaux, notre petite cours si
propre
, et en prenait grand soin. En
somme nous avons été presque plus
heureux devenus locataire dans
notre maison.


Cet été-là, maman comme
d'habitude, alla passer la belle saison
chez son frère Excide. Pour ma pa moi, je
je gagnai je crois m rappeler avait gagné que je gagnai Camperville, un
tous petit village de rien du tout sur les bords du

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merveilleux lac Winnipegosis ― l'un des
plus limpides et aussi des plus tempétueux du
Manitoba. pour y J'y allais passer plus d'un
mois chez une cousine que j'avais là-bas,
Eliane, la fille aînée, il y trouvait de
mon oncle Excide, et dont le mari, Laurent
Jubinville, dirigeait la ferme-école
ratachée à la mission oblate de la
réserve indienne. La maison était seule
au milieu d'un immense champ de
sarelaux cailloux , et il se dégageait de cet étrange
paysage nu un sentiment de désolation.
Mais au bord du lac, à écouter son chant
merveilleux qui ne tarissait jamais inlassable
je me sentais heureuse consolée et heureuse. Eliane avait
alors cinq six adorables jeunes enfants. elle-même, une jeune et belle blonde, aux élancée au yeux bleus tout pleins de bonté, étant encore toute jeune et comme imprégnée Pour me
distraire, pour rendre service, je faisais
la classe aux à ses trois aînés annés. qui
s'attachèrent à moi d'une façon
extraordinaire inoubliable. Ils désiraient apprendre
comme je n'ai jamais vu enfants de ma vie de toute ma vie
enfants
autant le désirer. d'instruire .
Pour la
Quand j'écrivis, des années plus
tard, La Petite Poule d'Eau, je mêlai beaucoup
de détails et d'éléments pris à Camperville
à ceux de la région de la Petite Poule d'Eau,
elle-même, les deux contrées ayant au
reste beaucoup en commun. L'enfant
Joséphine de La Petite Poule d'Eau me vien fut
inspirée par la petite Denise de ma
cousine Eliane qui, a peine âgée de
cinq ans et demi, me suivait partout,
dansles l'escaliers, au dehors, dans le
champ de cailloux, son abécédaire à la main,

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encore du rêves candides de la jeunesse


et qui me suppliant à chaque pas : "Cousine,
montre-mio encore une autre page.
J'entends encore souvent leur douces
petites voix chantante à tous dans
ma mémoire
: "Cousine montre-nous
comment faire. Montre nous " ce que
tu sais"
. Les vrais enfans de La
Petite Poule d'Eau je les ai pris pour
une bonne part, c'est certain, chez
ma cousine Eliane ma cousine de Camperville. De même que j'ai pris à ma cousine Eliane, je m'en foncesse, les yeux bleus "toujours un peu émus" de l ou "tout plein d'émotion" de Luzina.
Je passai là un été doux, rêveur,
en paix avec moi-même, oublieuse
pour l'instant de mes projets d'avenir,
contente tout simplement de l'instant
présent d'exister, comme cela ne
m'est pas arrivé tellement souvent.


Je trouvai ma classe de l'Acadé-
mie Provencher en septembre. Vers la
fin du mois, maman n'était
toujours pas de retour de Somerset.


Je n'étais pas pour autant oisive.
Je me réservais l'avant-midi pour
mes écritures car je ne désarmais pas, et
toute mécontente que je fusse de ce
que je composais, je m'y me reprenais le
lendemain. Je devais m'essayer la
main alors avec des légendes indiennes,
issues de la réserve toute proche. J'ai
essayé tous les genres avant de
trouver le mien. J'écrivais des tas
de pages dont j'en ai gardé bien peu,
déchirant presque tout au fur et à mesure,
car je n'avais qu'une valise, comment
aurais-je pu rapporter toute cette paperasserie?

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L'après-midi j'appelais mes élèves
à l'école dans la salle commune de la
maison qu'Eliane nous avait cédé
attribués. Un petit tableau noir, de la craie,
quelque brosses à effacer que j'avais
apportées faisait la joie des enfants. Comme
aus portes du paradis les plus petits pleu
à la porte
au seuil de la salle, pleuraient "pour venir
aussi à l'école". Le vendredi, nous laissions
y entrer le petit Réal âgé de quatre ans qui
s'asseyait dans un coin et docilement
suivait les leçons dans le plus parfait complet silence.


Pour récompenser mon petit monde, je
j'amenais j'emmenais ensuite toute la les emmenait tous, la classe terminée,
bande se baigner pour une baignade. à la baignade dans les froides eaux si propres
si froides du lac. Eliane ne l'aurait
pas permis aux enfants, tout seul sans
surveillance, car les remous de la
vague , même au bord, étaient dangereux.
C'était donc pour ces petits une fête
extraordinaire que de pouvoir enfin découvrir
leur lac à moins de dix minutes de
la maison. Nous venenions propreslavés, un
peu alanguis, l'aîné portant dans ses bras la toute
petite Marielle de deux ans aux cheveux dorés.


Le soir, j'enfourchais ma
bicyclette et parcourais parcourais des pistes
indiennes. Tracées sans doute depuis
des générations et des générations, elles
étaient toujours tranquilles, sinueuses,
douces sous la roue ou au pied,
et invitantes comme si elles eussent
tout juste été découvertes. Le chant des feuillages


Ces belles vacances prirent fin. Je sentai


m'accompagna gnait tout au long Image


telle une douce musique elle non plus interrompue depuis que les "Sauvages" passaient par là.
retrouver ma classe à l'Académie
Provencher. Ce serait définitivement
ma dernière année d'enseignement.
Maman, à la fin de septembre, n'était
toujours pas rentrée. Les battages
avaient été beaucoup retardés cette il est vrai
année
, cette année-là, par de fortes pluies.
Maman ne voulait sans doute pas quittre
son frère tant que ces lourds travaux ne
seraient pas terminés. Mais je l'imaginais
aussi consolée de la perte de sa maison
par ce qu'elle retrouvaient là-bas
de constant, à jamais fidèle à un coeur,
la terre, le haut ciel clair de la
Montagne Pembina, les travaux toujours
les mêmes aux même saisons.


Octobre venue, je commençai à
trouver qu'elle exagérait. Je n'aimais
pas penser, qu'à soixante-neuf ans,
elle se fatiguait vraiment trop au service
de son frère tellement plus jeune qu'elle.
Je me doutais qu'elle en était, avant
de revenir, à mettre la maison bien en
ordre là-bas, passant en revue les
rideaux, raccommodant ce qui tenait
encore, remettant à neuf ce qui
ne pouvais plus être sauvé, remplissant
aussi les armoires de confitures, de
gelées, de bocaux de légumes de
toute sorte. J'admettais mal, un peu jalouse, je
pense, qu'elle se dépansant ainsi sansdépensât tellement pour un frère qui me paraissait parfois avoir une peu abusé d'elle.
compter elle en fût rendue heureuse.


quelqu'un qui n'était après tout que son frère.


Enfin elle arriva. C'était un soir
de fin d'octobre. Il gelait déjà. On était

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à la veille des premières chutes de neige.
Maman revenait avec une énorme
valise bourrée de confiture, de gelée de
pembina, de beurre fin, de crème douce ―
ces douceurs cadeaux sans prix pour nous dont
elle
de la ferme, dont elle entendait
faire à son tour . dont
qu'elle entendait
offir, à son tour, distribuer offir en partie, en cadeaux miettes
précieux à nos plus chères connaissances.
D'ailleurs une part de ces douceurs était
envoyé par l'oncle par l'intermédiaire
de maman, par Excide à leur Rosalie
l'unique soeur de maman qui habitait
Winnipeg.

toujours desinées à Rosalie, l'unique
soeur de maman, habitant Winnipeg et
que mon oncle Excide n'oubliait jamais.


→ À la veille des premières chutes de neige. Maman
revenait avec une grosse valise bourrée
de confitures, gelée de pembina, beurre fin,
crème douce ― ces cadeaux de la ferme
pour nous sans prix dont maman, à
son tour, entendait faire des cadeaux
autour d'elle. D'ailleurs, une part
de ces bonnes choses état envoyée
par l'intermédiaire de maman à Rosalie,
son unique soeur qui habitait Winnipeg,
et que l'oncle Exide n'eut pas voulu
oublier dans sa générosité.
Dès le lendemain main, au bord
d'un rhume, l'air vraiment très fatiguée,
maman elle m'annonça qu'elle irait ce jour-même
chez Rosalie lui porte sa part de présents. Image


Je lui avais trouvé une très mauvaise
mine à son arrivée. Elle avait
maigri et semblait avoir travaillé
au-delà de ses forcescomme exprès, et
pour échapper peut-être à quelque autre
peine. J'essayai de la retenir les
lui pre représentant qu'elle pourrait lui
bien remettre
que la journée était
froide, la chaussée glacée et que ma
tante pourrait bien certainement attendre une
jusqu'au lendemain sa part jour
un jour encore sa part des cadeaux de
la ferme. A quoi maman
répondit qu'elle avait à l'intention
de ma tante, un pain de ménage
dont elle Rosalie était très fraiante et qu'elle ne voulait pas la priver de s'en régaler au plus vite, elle qui avait passé l'été rivée à sa machine à coudre. qu'elle
que ce serait mal de la retarder
de s'en régaler, elel qui n'avait pas
été è la campagne de tout l'été, assujettie
à attelée à sa machine à coudre,

Alors jeme fâchai et dis à maman
que c'était ridicule à la fin, une
vieille femme de son âge passant son
été à trimer chez l'oncle, ensuite à
peine de retour, déjà sur les chemins
comme une pauvresse... Je m'arrêtai
court. Nous nous regardions, maman
et moi, dans la stupeur. Hier, c'était
elle qui me parlait ainsi : "Penses-tu
donc qu parce que tu es jeune,
pouvoir indéfiniment brûler la chandelle par les deux bouts ? Tôt ou
tard, ta santé se ressentira de trop de
veillées". Ou bien : Cours, fait ta folle,

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dépense-toi sans écouter le bon sens, mais un
jour, ma pauvre enfant, il faudra payer
le prix..."


Et voilà que les rôles étaient
que sans qu'on y eût pris garde, sans
doute,
les les tout à coup avaient été étaient
invertisintervertis. C'était moi qui grondais, et
maman agissait exactement exactement
comme moi naguère, qui haussait l'épaule
faisait l'indépendante, s'en allait à
ses affaires avec l'air de dire: "Vas-tu
bien à la fin me laisser tranquille."
Alors je sus que j'étais comme elle
maman, et comprenant tout à coup
pourquoi elle renotait et disputait.
J'épouvai pour elle enfin la
profonde compassion que l'on ne
ressent jamais pour les autres
qu'à travers son propre chagrin, sa propre impuissance.


Je la vis attendre le tramway
au bout de la rue, les bras pleins de
paquets encombrants, mal protégée du
froid dans son manteau trop léger,
sans gants, me semble-t-il, et
tout à coup, pour la première fois de ma
vie, maman, à mes yeux, eut l'air
d'une pauvre. Elle que j'avais
toujours donnue si riche de rêves, elle
paraissait
là-bas, à l'arrêt du
tram, les yeux à terre, la tête basse, elle
semblait parvenue comme à je ne sais quelle
inexplicable impasse. Au père de
nos tourments d'argent et même
de nos désunions, je ne l'avais pas

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sans argent sur elle, avait pu se débrouiller.
A cette époque, il fallait presque avoir
l'argent à la main pour être admis,
à l'hôpital ou avoir du moins avec
soi un répondant.


Elle était dans une chambre à quatre
lits et parmi ses voisines, il s'en trouvait
heureusement une auto de langue
française avec qui maman avait
déjà fait connaissance lié conversation. Elles s'entraidaient
l'une l'autre, je pense pour arriver
à se faire comprendre de l'infirmière.


Dès qu'elle m'aperçut à l'entrée
de la chambre toute souffrante qu'elle fût
et j'ai su plus tard qu'elle souffrait
horriblement, son visage s'embrasa de
bonheur, oui un air de vrai bonheur
y rayonna, d'autant plus visite, je
crois me rappeler, qu'il y avait à se faire
un chemin à traverstoutes les marques du souci de la gêne à cours de l'embarras qu'elle causait et aussi de la douleur physique
d'une vive douleur physique. Elle avait
si peu souvent dérangé à son endroit, si
peu demandé pour elle au cours de
sa vie, que ma course précipitée pour
arriver à son chevet, du au lieu de lui
paraître toute naturelle, lui apporta peut-être
peut-être la première véritable preuve je pense
qu'elle était aimée de moi et elle en
reçut, en pleine détresse, tant de joi e
que le spectacle me fit mal au coeur. Je
pense d'ailleurs qu'elle en chérit le souvenir
tant le reste de sa vie. Et puis arrivée ici
en vêtement de pauvre ― et que dire des
sous-vêtements si ceux de l'extérieur ne

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payaient pas de mine ― maman, à
me voir surgir dans mon gentil
petit ensemble d'automne couleur
rouille, dut se sentir vengée et
reconfortée. Elle me présenta aux autres
occupantes de la chambre sur un ton
un peu exalté qui n'était pas uniquement
celui de la prière montante mais qui
vibrait aussi de fierté. Cette étrange et
je dirais presque douloureuse fierté
qu'elle mettait à reconnaître à ses
enfants une grande indéniable supériorité
sur elle-même! Je la sentaisbientôt
pourtant
cependant bien souffrante,
en dépit du calmant qu'on lui
avait administré, mais elle n'en
conviendrait sûrement pas. Seule -
ment .
Un peu plus tard, seulement quand la
chambre fut envahie depar la visite
de l'Ukrainienne, puis de la compatriote
de l'Ile-des-Chênes, que tou puis de la
douce dolente Mennonite, et que toutes ces
gens se mirent à parler fort dans
leur la langue de chaque groupe, des
hommes y fumant même la pipe, alors seulement
maman, des yeux, m'adressa une
sorte de supplication qui me parut me
qui signifiait : Si tu le peux, sors moi d'ici.
Et je lui répondis à voix haute:
— -Demain, je te promets, j'y verrai.
Tâche malgré tout maintenant de dormir.


Sur le seuil, je me retournai pour
lui faire un sourire. Je me revis, couchée
comme elle était maintenant dans cette

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aussi dans une autre chambre à quatre
lits, la regardant partir avec désespoir,
elle qui s'en allait s'a tteler au plus
vite à la besogne de me sauver. Et
toutes choses me parurent à ce point
semblables dans, hier et aujourd'hui
le l'ordre étant simplement interverti,
qu'il me parut impossible de jamais
changer notre vie et l'espoir m'abandonnant
presque en entier.


M'en revenant par le tram dans
la nuit obscure, Dieux me pardonne,
j'entrevis que maman pourrait
rester infirme, tout au moins très
diminuée, qu'au mieux sa maladie
allait manger ronger une bonne part
de ce qui provenait de la vente de la
maison, que je ne pourrais pas la
quitter dans ces conditions et qu'ainsi
donc après tout je ne partirais pas.
Je vis que s'éteindrait pour moi
comme il s'était s'était sans doute éteint
dans bien des vies dont j'étais issue, le
curieux rêve qui me poussait depuis
des années à attendre quelque chose
que je ne connaissais pas et qui
me ferait moi-même, et je ressentis
une sorte de la peine pour cette part de moi
qui ne viendrait pas à la vie et me resterait
se connaîtrait donc jamais. Mais aussi
donc ainsi toujours caché. Mais aussi
j'éprouvrai comme une sorte de lâche
soulagement à l'idée que ce trop
difficile chemin embrumé et à l'écart ne me

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serait épargné
solliciterait plus et que je pourrais
désormais avancer avec les autres
dans le commode sentier de tous, me
sentant entourée et soutenue de chaque
côté. Dans une vitre assombrie du tram,
je crus m'apercevoir au loin dans
l'avenir et regardant justement dehors
à travers une fenêtre d'un regard fixe
et comme doucement résigné défilier à
mes yeux ce que j'imaginais alors qui
aurait pu être. Ainsi alors que ma mère


souffrait. Le lendemain main tout je me
préoccupais


Le lendemain matin, je m'enquis cherchai conseil la
auprès de la garde-malade attaché à
la commission scolaire qui faisait
régulièrement la visite de nos classes.
lui m Quel était lui demandai ― je
le meilleur orthopédiste en ville. ― Sans
contesté, je dit-elle, le docteur Mackinnon
Je montai au bureau du
Principal


Le lendemain matin, je cherchai
l'avis de la garde-malade, attachée à la
Commission scolaire, qui faisait régulièrement
la visite de nos classe, m'enquérant auprès
d'elle du meilleur orthopédiste en ville.
"Sans conteste, me dit-elle, le docteur
Mackinnon ."


Je montai au bureau du Principal
et lui demanda la permission de téléphoner.
D'un geste bienseillant il m'indiqua
son large fauteuil et l'appareil placé sur
la table-bureau. Pour me mettre plus à

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l'aise, il se donna même un prétexte pour
sortir. J'eus au bout du fil une voix
au rude accent écossais qui me rappella
le bon vieux docteur Mackingtyre et
j'en fus comme encouragée. J'obtins
sans peine un rendez-vous pour la
fin de l'après-midi de ce même jour.
D'ici là, m'assura le docteur Mackinnon,
il serait passé à l'hôpital voir maman.


Le Frère Joseph, notre Pr me permit de
partir une heure avant la fin de la classe.
Et me voilà de nouveau lancée en
tramway à travers des quartiers de
Winnipeg que je ne connaissais ― comment
connaître d'ailleurs jamais cette ville
si éparse, si étendue ! Si je regarde
vers ces années de ma vie, je me vois
revois très souvent parcourant la ville
en tramway ou de jour ou dans une
sorte d'obscurité, toujours obsédée
par quelque problème, quelque inquiétude,
quelque remords ou quelque hâte
mystérieuse. Quelque temps plus tard, et
ce sera le train qui m'emportera,
franchissant les espaces vertigineux du
pays, et je me vais tantôt me vois roulant vers
l'avenir prometteur, ou revenant pour
voir mourir l'un des miens, repartant
avec une peine. Il me semble parfois
que les grandes émotions de la vie
et même le sentiment de vivre, c'est-à-dire
de frémir, je les ais ressentis le plus
profondément en route, quelque part
dans de petits trams cahotans ou dans

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de grandsles longs trains hurleurs ; ou encore à
pied par des rues inconnues de
villes où je ne connaissais âme qui vive.


Ainsi roulent, voyagent, marchent.
les personnages de mes livres ainsi comme
qu' on me l'a fait remarqué et est-ce
étonnant quand moi-même, presque
toute ma vie fut en a été marche,
n'ait
guire cessé d'être en marche tout au
long de ma vie d'être en marche !


→Ainsi roulent, voyagent, marchent inlassable-
ment les personnages de mes livres et
est-ce étonnant quand moi-même me
suis assise si peu souvent et n'ait
pour ainsi dire cessé toute ma vie
d'être en marche? Pourtant , quand on me
l'a fait remarquer, je n'ai été franchement
étonnée, n'ayant pas tant à fait saisi
moi-même que j'avais crée des êtres quelques
peu à me ressemblance
par certains aspects
à ma resse mblance.


J'arrivai en retard chez le docteur Mackinnon,
m'étant trompé en route de correspondance
Il me veux Je fus si surpris de le découvrir
plutôt âgé et l'ai malade, le visage
empourpré, de grandes poches sous les yeux.
En fait il devait mourir avant maman.
La belle tête blanche à la clarté d'une
lampe de bureau. Je n'ai
J'ai purtant pourtant
rarement vu un homme si oublieux de
ses maux pour ne penser qu'à ceux
des autres. A peine étais-je installée
en face de lui, sous la clarté d'une

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lampe à abat jour épais, qu'il penche pencha vers moi sa grosse
tête aux cheveux blancs.
— -Ne craignez rien. Votre mère n'est pas
en danger.
-Ah bon? Mais que faut-il faire?
-L'opérer. Réduire la fracture.
Puis l'immobiliser dans un corset de
plâtre, enferman le torse, les deux
bras, une jambe.
Ah que c'est dur!
-En effet! Surtout chez une femme
de caractère énergique comme votre mère.
Elle est admirable, fit-il. J'ai rencontré
deux ou trois êtres dans ma vie, pas
beaucoup plus, qui m'ont donné
l'impression d'aimer aussi pasionnément
la vie.


Ainsi il avait bien pris déjà la
mesure de maman. Mais comment?
— -Elle parle à peine l'anglais. Comment
vous êtes-vous compris tous deux ?
-Le geste, la physionomie, la mimique
de votre mère la feraient comprendre des
plus bornés. Je me suis aussi rappelé quelques
mots de français appris dans ma jeunesse.
Et puis votre mère trouve bien bien aussi
les mots quand il le faut absolument.


Je fus saisi du portrait d'elle
qu'il me faisait, si juste que je sentais
venir en moi une immense confiance
envers ce vieux médecin.
— -Marchera-t-elle au moins,
plus tard?
-Ce n'est pas sûr, me dit-il, mais

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je crois que oui.


C'était à moi seule de prendre
la décision concernant le sort de
maman. Anna déjà atteinte d'une
lente maladie qui allait dégénérer en
cancer, tombait dans de longues
périodes d'apathie et d'intense fatigue.
Dédette, au bien loin, ne pouvait guère contrainte
m'être utile, requière par les contrainte
obligations
règlements de sa communauté, ne
pouvait guère aider, comme elle le
disait, que par ses prières, et combien
elle s'y employa, la pauvre âme.
Adèle encore plus loin enseign
enseignant alors à des enfants de
salom colons d'un petit poste perdu dans
le nord de l'Alberta, ne pouvait
pas m'être beaucoup plus utile.
Rodolphe pour l'instant ne donnait
pas signe de vie. Il n'y avait
pas à dire, le sort de maman reposait
entre mes seules mains, et j'en
étais effrayée.


Enfin, je songeai à m'informer:
— -C'est combien pour l'opération?


A l'instant même, il me sembla
être de retour dans ce cabinet de
consultation où maman nm'avait
emmenée, et c'était moi que l'on
voulait guérir, et c'était maman
qui posait avec effroi la question:
"Combien, docteur?"
— -Normalement, expliquait le
docteur Mackinnon, c'est deux-cents-cinquante

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n'ayant là-dessus qu'une idée
bien confuse, même pas a ss urée a u reste d'avoir
vraiment du talent, mais que c'était
ainsi et que je n'y pouvais rien. J '
j'étais comme possédée par la fo lie folie
de m'arrager du sol. Et que c'était
maintenant ou jamais, car c'est tout
juste si j'avais encore la force de
partir. Bientôt, je le sentais, je ne le
pourrais plus. De jour en jour, je sentais
les liens de la routine, de la sécurité,
de l'affection aussi se resserer pour
mieux me retenir.


Il avait repoussé un peu la
lampe de son bureau, afin que la lumière
sans doute ne me genat pas, en sorte
que je lui parlais dans une douce
pénombre que me falici facilitait,
je pense, la confidence.


Tout à coup il se leva et avec
une force, une détermination
surprenant, m'enjoignit:
— -Partez, partez avant que la vie
ne vous enlise vous aussi comme
elle a enlisé tant des vôtres... des
miens, aussi, dit-il avec mélancolie.
Est-ce un marché entre nous?
fi reprit-il presque gaiement. Je
guéris votre mère. Je la remets sur
pied. Et vous, vous partez... Dans
l'avenir, si vous le pouvez, et si je
suis toujours de ce monde, vous me
dédommagerez de la manière qui
vous paraîtra eq juste. Je laisse cela

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à votre consicence.


Je partis, en un sens rassurée, et de
l'autre encore plus accablée. J'avais peine
à retenir les larmes qui me venait, de
temps à autre, tout le long du trajet en
tram coupant une autre partie
de la ville puisque de chez le docteur Mackinnon
je faisais un crochet pour m'arrêter
à l'hôpital. Mais c'était sur une à cause
d'une bonté humaine dont je me sentais
indigne.que j'avais envie de pleurer.
Mon opération à moi avait-elle
seulement été acquitté? Je n'en étais
pas sûre. Celle de maman le serait-elle
jamais si je ne possédais pas le talent
que j'espérais tellement mettre au jour?
Je fus dévorée de douter sur moi-même
comme jamais au cours de cel cet
interminable voyage en tram à travers
une autre partie de la ville que j'essayais
de situer en essuyant parfois de la
main la vitre reouverte de l
embuie, mais alors j'y voyais
surtout mon visage anxieux qui
semblait me dire : "Tu as reçu
toute ta vie, en bonté sans prix, en
dévouement. As-tu seulement quelque
chose à donner en retour?"


Je trouvais maman moins
abattue que la veille, presque gaie,
faisant la causette avec l'Ukrainienne
― et comment s'y prenaient-elle pour
se comprendre, sa nouvelle amie ne
connaissait guère plus d'anglais que maman, je

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ne l'ai jamais saisi, pourtant, des années
plus tard, maman me parlait souvent
encore de cette connaissance d'hôpital
et de milles détails sur sa vie qu'elle
n'avait pu apprendre qu'alors

qu'elle n'avait pu apprendre qu'en
ces quelques jours d'hopitalisation.


Aux premiers mots que je lui dis
au sujet de ma visite chez le docteur et
de la discussion de lui faire un plâtre,
elle
l'immoniliser dans un plâtre,
elle perdit toute sa gaieté. Elle fût
un moment tant atterrée, puis se
cabra:
— -Jamais ! -Jamais!


A son âge, ce serait une folie
de se laisser enfermer ainsi, me se
défendit-elle. Elle ne pourrait en sortir
vivante. Mieux valait accepter
une l'infirmité permanente qui avec
le temps lui permettrait de se déplacer
quelque peu et, qui sait, se révélerait
peut-être moins grave qu'on ne le
pensait.
-Et m'enfermer moi aussi, me
retenir à jamais à côté de toi
, lui dis-je,
avec brutalité, car tout à coup j'avais
compris que c'était la seule arme que
je possédais contre sa volonté récalcitrante.


Elle en devint toute pâle. Au
frémissement de son regard je vis
combien le coup avait porté. durement
Elle abaissa les yeux:
— -Eh bien, si tu penses que je doive

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y passer...


Pourtant, le lendemain matin, le
Principal vint, à la porte de ma classe,
m'annoncer que le docteur Mackinnon
me demandait au téléphone. J'entendis
la bonne voix un peu bourrue:
— -Votre mère refuse de se laisser opérer.
-Ah doux ciel ! Est-ce que cela
peut attendre ? Le temps que je l'entreprenne...
-Un ou deux jours. Guère plus. Je
crains l'infection. Et puis son coeur
montre quelques signes de fatigue.
-J'y J'irai à l'hôtpital le plus tôt possible.


Le Frère Joseph, ce jour-, avait
entendu une partie de mes réponses. Il me
proposa de partir aussitôt...
— -Mais!


En ce temps-là, à moins de décès
dans la famille ou d'être soi-même
très sérieusement malade, il fallait
payer de acquitter de soi-même
sa
défrayer de sa poche la journée d'une
suppléante.
— -Allez, me dit-il. J'enverrai l'une
et l'autre de vos compagnes à tour de rôle.
jeter un coup d'oeil sur votre classe.
Donnez-lui beaucoup de travail à faire.
J'irai moi-même passer un moment
avec vos petits. Ça me sera utile.


Et je fus encore une fois
ballotée par un tram qui, à cette heure,
s'arrêtait à chaque coin et me parraissait parut
à peine faire de progrès mettre des heures
à arriver.

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vrait ton histoire de bonne femme?


Tout à coup, je me transformai sous ses yeux
en vieillarde, j'appelai à mon aide tout
le talent de mime que je possédais
?me déhanchais, me pris le coup tordu,
le visage croche, traînant derrière moi
une jambe inerve, à traverser la pièce,
m'accrochant au passage à tout ce que
je pouvais attraper, geignant tout ce temps-là
le plus haut et peinant à faire fendre
le coeur le plus dur.


L'Ukrainienne la pr la première
s'esclaffa, même la douce Mennonite triste
elle-même rit un peu eut un rire léger à voix basse, et maman
finit par suivre, gagnée malgrée
elle par le rire des par les autres.
— -C'est bon, dit-elle sans plus
de résistance qu'une enfant. Mais...


Je savais tr sus tout à coup ce
qu'elle désirait et auquel j'aurais dû
penser avant. Nous avions une
amie infirmière que maman chérissait.
Je lui promis:
— -Clérina se trouve libre. Je passe
l'avertir ce soir. Je lui demanderai de
se trouver près de toi demain quand on
t'endormira et après quand tu te réveilleras.


Jamais elle n'avait été anesthésiée,
de sa vie, même à la naissance de ses
enfants, et j'aurais dû comprendre
que sa principale frayeur lui venait
peut-être d'être endormie de force.


Elle s'en se réveilla comme enfermée pour
ainsi dire en un cerceu comme en un

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en un cerceuil, cercueil, dépendant
des autres pour tout, même pour le manger
qu'on lui servit fit prendre d'abord à la cuiller, elle
qui n'avait pour ainsi dépendu de
personne, et rien ne fut plus triste à
voir, pendant quelque jours, que ses
yeux nous suivant dans l'impuissance
totale d'une prisonnière à vie. Pourtant Je
crois bien que dès l'instant où elle se
découvrit dans cette dépendance jusqu'au
jour où elle en sortit, elle ne dormit
pas une seule nuit, en dépit de ce
qu'elle affirma. Seulement peut-être
un petit moment par ici, un minute
par là. Pourtant elle refusa jusqu'au
bout de prendre des somnifères,
même les plus légers, même après
que l'eût morigénée son bon docteur
Mackinnon qui le par fin il
la laissa faire, me disant: "J'ai
souvent remarquer allez vu des femmes
de cette trempe et de sa génération Je
refuse
refuser catégoriquement
le sommeil artificiel et même parfois
des calmants. et je me suis demandé si parfois
si ce n'est pas par une sorte de fierté d'âme.
d'âmes. Elles ne veulent à aucun prix
quitter de vue la vérité, si dure soit-elle.
"


Au bout de deux semaines, il nous
permit de ramener maman à la
maison et jamais je n'oublierai quelle
peine nous eûmes à hisser la civière
par l'escalier tournant et de quel
oeil inquiet maman retenue par des sangles, elle ? je ne sais trop au fond

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suivait les efforts des brancardiers pour
lui faire franchir ce passage difficile.
Mais, installée dans son propre lit, dans
l'appartement loué dans au propriétaire
actuel actuel de nos ce qui de notre ancienne maison,
elle retrouva le courage qui avait
failli l'abandonner. Elle apprit à se servir
assez bien de sa main libre, la gauche seule libre.
Surtout, elle passa des heures le visage
tourné vers la fenêtre, à regarder le
ciel que nous avions toujours eu sous
nos yeux, n'en revenant pas de ce
qu'il lui disait maintenant. Comme
Anna plus tard, avant de mourir, comme Dédette aussi
que je verrais sans cesse tourner les yeux vers le ciel,
maman, découvrait la beauté
qui avait été toujours si active, s'étonna
découvrait le profond ciel du Manitoba
et s'en étonnait, sans fin, s'étonnait
que l'on vit peut-être mieux put voir.
mieux parfois, de la prison, qu'en liberté.
Un soir que, rentrant de l'école, je la
trouvai en contemplation de l'immense ciel
vide, pourtant, elle eut cette une réflexion
qui m'obsède encore : "Que le ciel
qui connaît tout, sait tout, et ne disant dit dit
jamais rien, nous console cependant,
comprends-tu cela, toi?"


Nous avions une aide-infirmière
qui venait le matin le baigne lui faire sa toilette, rafraichir
son lit, la retourner avec infiniement
? de précautions sur le ventre) comme pour un moment de répiten la roulant sur elle-même
comme un rouleau bloc de ciment. Une de nos voisines,
ne manqua presque en aucun jour, de lui

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apporter une tasse de bouillon de boeuf.
poulet ou de légumes encore tout chaud.
Pour le reste, nous nous débrouillions ,
Clémence et moi, maman nous
demandant si peu au fond, aujourd'hui
je m'en apperçois enfin.


Clémence fut parfait. Dès qu'on cessa
de la traiter comme on l'avait tou
eût besoin
d'elle, qu'on fît appel à ses services,
cette pauvre enfant malade à qui on
avait voulir éviter toute responsabilité,
se montra cent fois plus utile qu'on
aurait pu le croire possible. Elle fit
passablement bien la cuisine des moments
qui maman ne fût plus à côté d'elle
pour s'y prendre mille tout réussir
en un tour de main. Elle lui apportait
son petit plateau, l'aidant à manger,
nottoyait assez bien l'appartement.
Et surtout, à travers ces mois qui eussent
pu être si pénibles. Elle Clémence se montra
plus heureuse moins nerveuse, moins
craintive, plus heureuse en somme que nous
ne l'avions vue depuis des années.
Maman, n'était plus sur ses talons pour
dire: "Donne, je vais faire pour toi..."
Moi-même, n'ayant pas beaucoup de
temps pour l'aider, m'en remettait à elle,
la chargeait même de petites besognes
qu'elle en vit à accomplir de mieux en
mieux. Un jour elle s'essaya presque
en cachette à faire un johnny-cake,
gâteau à la farine de maïs qu'enfant qui, lorsque
j'avais aimer à la folie j'étais enfant fais me paraissait délicieux. Son gâteau

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était léger et bon. Maman s'efforça, sans
grand appétit, s'effor se força à en manger un
bon gros morceau. pour faire plaisir à Clémence.
Quand Clémence eut rap, toute contente,
eutregagné la cuisine en rapportant le
plateau, maman, eut tout à coup les
yeux humides,
elle qui détestait tellement
montrer de l'émotion, me demanda, les yeux tout humide:
— -Ne crois-tu me dit-elle, pas que ça n' c'aurait
pas été mieux pour Clémence, au fond,
si javais été infirme toute ma vie?
-Voyons, maman, quelle folie te vient en
tête! Trop de responsabilité, trop longtemps
pour un être comme elle aurait été tout
aussi mauvais néfaste, tu le sais bien, que pas
du tout.
-Ah, tu as sans doute raison, soupira-t-elle.
C'est si difficile de savoir comment faire
avec des malades. Un médecin qui
l'a soignée, il y a longtemps, m'avait bien
recommandé, luipourtant de l'initier à se
débrouiller, mais alors, si souvent
quand je lui demandais un service ou
la reprenait même patiemment,
elle devenait rétive, prête à une de ces
terribles crises, tu te souviens, quand elle
envoyait tant voler en l'air...Ou, cette
autre fois, où elle partit devant elle, se
sauva et où nous l'avons cherchée

se sauvant de la maison...Tu étais
et où nous avons mis trois joursl'avons cherchée
la cherchont de rue en rue, de quartier
en quartier avant de la tr tu te souviens comme
un pauvre petit chien perdu.

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Je ramasse mes forces pour
faire un bout encore de route.
C'est-à-dire raconter encore un
peu de ma vie, car en racontant sa
vie on sonne ce qu'il nous reste à donner.
J'aurai accompli peu de choses nul ne
le sait mieux que moi. Enfin En fin
de compte, on ne fait que ce l'on peut
mais cela prend quand même toute la
vie.


alinéa

Elle mit la main devant ses yeux
comme n'en pouvant plus de cette de supporter plus
épouvantable vision de supporter
cette terrible vision. Je l'emmeai amenai au
calme doucement, en lui répétant que
tout cela était fini, du passé, que le médecin
avait assuré que ayant assuré
que ne se renouvelleraient pas ces
grandes crises. Elle en convint, se
laissa consoler, et bientôt, et, même
comme il était bien plutôt dans sa
nature que de se plaindre se s'efforça
bientôt de paraître moins secouée qu'elle ne l'avait
été et qu'il ne fallait pas en tenir déjà
tout revenue de ce souvenir.


La seul sujet autre plainte qu'elle
éléva au temps de cette grande détresse
pour elle de l'une
au temps de sa
maladie fut au sujet de son plâtre,
Mais alors mais celle-ci fut véhimente.
Le docteur Mackinnon avait exagéré

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6.
______
150.0.0.0 . Image
[ ChXII] i.e. [XVI]


La seule plainte qu'elle éleva
au cours de sa maladie fut au sujet de
son plâtre : il était vraiment trop lourd , trop
grand,il y en avait trop disait-elle, le docteur avait exagéré, il
faudrait lui en enlever bientôt sans
quoi elle étoufferait.


Je téléphonai au docteur Mackinnon qui
me promi
A ma grande surprise il me dit qu'il
allait venir. Même à l'époque un spécialiste
ne se déplaçait pourtant pas si facilement. Il arriva
bientôt avec d'impressionnants
instruments, de long ciseaux, pour couper
le platre
une sorte de petit marteau, des pinces,
tout un attirail qu'il disposait sous les
yeux de maman qui parut en attendre du grand secours.


Assis au bord de son du lit il lui
promit qu'elle allait se sentir
infiniment mieux quand il l'aurait
allégée d'une bonne partie délivrée
quelque peu en bonne partie de son internment. A
moins moi, il avait pourtant confié qu'il
ne pouvait guère que faire semblant
de diminuer son plâtre, mais que
cela suffisait parfois à rassurer les
malades. C'est étonnant comme ils
en étaient venus à se comprendre tous
deux chacun parlant à l'autre dans sa
langue propre pour l'essentiel,
parlant chacun
pourtant à l'autre dans sa langue
propre. A les voir côté à côte, le médecin
penchant sa grosse tête vers maman, lui
tenant la main, elle élevant vers lui
des yeux brillants de confiance et de
gratitude, je me disais : — "Est-ce que
je rêve? Est-ce qu'entre cette pauvre vieille

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femme et ce plus vieux femme malade malade
et ce vieil homme presque aussi malade
qu'elle, il n'y a pas quelque chose comme
une affection? Est-ce que, jeunes, ils ne
se seraient pas aimés d'amour? Alors, très


A la fin


au loin, je crus apercevoir la femme sedui
attirante qu'avait dû être ma mère.


Ses grands ciseaux en main, le
docteur Mackinnon procéda don à
découper, autour du cou de maman,
une très fine lanière de plâtre qu'il me tendit
dès qu'elle se fut détachée aussitôt en me
donnant à faisant comprendre qu'il fallait la
faire disparaître avant que maman
ne l'eût vue.
-Vous allez voir, dit-il, comme cela
-J'en ai enlevé un bon morceau big piece
dit-il, et vous allez voir une a
grande différence. great improvement.


Maman promena sa main libre
autour de son cou et acquiesa ;
-Oh oui, c'est beaucoup moins
haut. Je respire déjà mieux ! Quelle amélioration
différence en effet!


Mais elle y avait pris goût. Une
semaine plus tard, elle me demanda avec
tant d'humilité que je n'eus pas le coeur
de refuser : "Téléphonerais -tu au docteur
Mackinnon? S'il y avait moyen de
m'enlever encore un peu de plâtre...


Il vint trois fois du bout
de la ville pour lui enlever à chaque
reprise une "retaille" d'un demi pouce
de largeur peut-être mais surtout pour

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l'encourager. — "Tout irait bien. Sa captivité allait
bientôt prendre fin. And then you will be
like a young girl again , full of spirit."


Enfin arriva le jour de sa délivrance.
A voir ses yeux exprimer une telle attente
presque insupportable du soulagement qui allait
venir, je compris ce qu'elle avait dû aller
presque à la limite de l'endurance humaine.
A grands coups, cette fois, le docteur Mackinnon ,
le visage cramoisi, le souffle court, tailla
dans la dure carapace sans trop remuer
ma mère elle-même. On eût dit qu'il
dégageait une délicate chrysalide avec une
infinie joie de la voir naître. Il m'avait
pourtant averti que les semaines à suivre venir
serait parmi les plus dures qu'aurait à
supporter ma mère. Et elle ne trouva en
effet de repos pendant ces semaines ni
dans son lit ni dans son fauteuil
où nous la transportions quand nou s
avions de l'aide à la maison de l'aide.
Quelquefois, je la surpris surprenais assise au bord
du lit, les jambes pendantes, découragée non
par la douleur lancinante, mais de ne pas
parvenir à se mouvoir. Elle me lança une
fois sur un ton d'accusation : "Mes jambes
sont mortes tu sais. Rien n'y peut faire."
Je
ne la voyais pas essayer de marcher a se mettre ass
l'aide maine debout à l'aide de béquilles que
nous lui avions procurées. Je m'enfonçais dans une
sorte de désespérance. Maman ne marcherait peut-être plus
jamais par ma faute, moi qui avait tenu contre son gré à l'opération.
N'était-ce pas elle alors qui avait vu clair voyant clair et moi qui me
leurrais dans ma volonté de voir ma mère guérie
afin que je puisse partir tranquille?

Image Image
Enfin arriva le jour de sa délivrance. Le visage
cramoisi, le souffle court, le docteur Mackinnon tailla
à grands coup la dure carapace sans trop remuer
ma mère elle-même.


l'encourager. "Tout allait bien. Sa
captivité allait prendre fin bientôt. And
then you will be like a young girl
again, full of spirit". La


Vint le jour où , il travailla longuement
le visage cramoisi, le souffle court, à
découper la dure enveloppe à découper
l'entière enveloppe en évitant autant
que possible à dégager maman
de la dure enveloppe entière en lui évitant
autant que possible de la remuer
elle-même. "
Il m'avait averti que
ce serait alors pourtant possible la pire période. pour
elle. Je dont quelques semaines.
Et en
effet elle ne trouvait pas de repos pendant des semaines
ni dans son lit ni dans son fauteuil
fauteuil où nous la transportions à bras
quand nous avions assez d'aide.
Quelquefois, je la voyais assise au
bord de son lit, les jambes pendantes,
découragées non pas de par la douleur lancinante
mais de ne pas parvenir à se mouvoir.
Elle me jeta une fois sur un ton
d'accusation : "Mes jambes sont mortes tu
sais. Rien n'y peut ve cha peut faire." Je
ne la voyais pas essayer de marcher à
l'aide des béquilles que nous lui avions
procurées. Je m'enfonçais dans une
sorte de désepérance. Maman ne
marcherait peut-être plus jamais par
ma faute moi qui avait tellement insisté
tenu contre son gré pour l'opération.
N'étais-ce pas elle alors qui voyait clair et
moi qui se leurrais dans ma volonté de voir
ma mère guérie afin que je puisse partir tranquille?

Il tailla à grands coups dans la solide carapace enveloppe de plâtre sans trop remuer ma mère elle-même. Enfin, elle en fut dégagée comme une chrysalide de sa dure gaine. Image


Un soir, pourtant, rentrant de
l'école, je le vis qui avançait de
quelques pas avec le soutien des béquilles
et suivie de Clémence qui se mordait les
lèvres dans la peur de voir maman tomber.
Elle fut presque aussitôt en nage, à
la limite de ses forces. Mais quel courage
était le sien! A peine un peu remise, de
son fauteuil elle jeta un regard en quelque
sorte amoureux et défiant vers le au
au sur le magnifique couchant qui embrasait
ce soir-là la fenêtre. — "tu me
reverras passer," me parut-elle lancer
au soleil splendide."


Le lendemain, elle réussit trois ou
quatre pas autour de la table en s'y
retenant. Ensuite Ses prouesses
allèrent croissant allante dès lors vite de jour en jour . Un
soir, dans la petite pièce où je me tenais
je la vis entrer, sans soutien, se
tenant un peu éloignée du mur. Sur ses traits
éclatait la joyeuse surprise du petit
enfant qui s'est mis debout de lui-même
et tout à coup a réussi ses premiers pas.


Sa guérison s'acheva rapidement.
Dès lors qu'elle se vit accordée en quelque
sorte de
quelques bonnes années encore, dans
sa gratitude fall infinie, dans sa passion de la
vie, elle fut portée comme jamais à
enh la dépenser la donner dissiper elle en
devint depensière comme nous une folle follement dépensière.
l'avions pas encore connue.


Tout juste six mois après son
accident, elle ne boitait plus. Et il n'y

Image
Sa guérison s'acheva incroyablement vite accompagnée
d'une prodigalité de ses forces à peine celle lui étaient-
elles rendues. Elle


Sa guérison s'acheva rapidement, s'accompa-
gna et d'une prodigalité de un ses forces à peine
lui étaient-elles rendues.
Elle qui avait
été toute sa vie dépensière d'elle-même ,
comment, dès lors que par miracle
quelques bonnes années encore semblaient
devoir lui être accordées, n'en aurait-elle
pas été, dans sa gratitude de infinie, gaspilleuse
à la limite? Des heures durant assise dans
son fauteuil, entre ses périodes d'exercices, elle
cousant se mit à coudre pour ses
petits-enfants. Elle tricota des layettes
pour ceux qui allaient naître, envoya
de petits couvrepiedscourtepointes faits de pointes perdues retailles
à tous les coins du pays. Elle écrivait
à des cousins éloignés dont on n'avait
eu ni vent ni nouvelles depuis je ne
sais combien d'années. Quand j'étais
à ma classe elle se risquait à descendre
et remonter seule l'escalier tournant ce
que je lui avait bien défendu. La
première chose que je sus, en suivant
tout de même la clôture de près,
elle se
rendit jusqu'à la bonne voisine aux
bouillons de légumes et de poulet. Peu
de temps après, je la surpris un jour en
train de petirr petrir une pâte à tarte. — "Madame
Gauthier réussit bien ses soupes. Je vais
lui montrer maintenant ce que c'est qu'une
bonne tarte"
, m'apprit-elle simplement.
Elle rayonnait de bonheur.
— -Il faudrait quand même essayer
de la retenir un peu, dis-je à Clémence.
-Si tu penses que c'est facile!
Déjà, Clémence avait retrouvé un peu

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de son air et son ton bougon.


Un matin frait de printemps, de
bonne heure, je vis dans un manteau
sombre familier, une petite silhouette
quelque peu tassée sur elle-même encore
assez droite tout de même, qui, au coin
de la rue, attendait apparemment le
tram.
— -Mais c'est tout de même pas possible!
C'est pas maman q Jamais je croirais
qu'elle s'en va maintenant toute seule
en ville!


Elle
— -Eh oui! dit Clémence. Son idée était
déjà faite hier.


Sous le bras elle retenait un
assez gros paquet informe qui me
rappela étrangement celui avec lequel
elle était partie ce funestre matin de
l'automne précédent.
— -Mais qu'est-ce qu'elle a sous le bras?
-Un pain de ménage, de l ronchonna
Clémence. Et tu peux être sûre qu'elle
s'en va le porter à Rosalie.

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XI →[CH XIII] i.e. XVII


Vint l'été que maman toujours avait
accueilli avec une variété charmante
de fleurs disposée gracieusement autour
de la galerie à colonnade et en
ronds et plate-bande au milieu de
la pelouse. Cette année, nous n'avions
plus un pouce de sol a nous à nous où repiquer
au moins nos quelques quelques géraniums
rouge vif de maison. Maman ne s'en
montra pas aussi désolée que j'aurais
pu le croire. Au fur et à mesure que
lui étaient enlevée des possessions ,
elle avait de plus en plus de coeur à donner
à ce qui lui restait. Je la découvrais
bien plus apte à la liberté que je ne
l'avais pensé. Les mains libres, elle
s'avançait pour ne plus conquérir à
présent que les biens inaliénables. Mais
j'ai compris cela seulement lorsque
moi-même ne souhaitais plus guère
que ces biens-là.


Cet été encore, elle devait
la passer chez son frère Excide, et, me
doutant bien que, reconnaissante
à l'infini de sa guérison, elle entendait
rendre grâce en se dévouant plus
que jamais au service d'autrui, je la
mis en garde contre son attitude à
se porter sans cesse au devant de la besogne.
-Au moins, dis-je, quand ils
seront à court de bras, ne va pas t'offrir
pour à traire traire les vaches.


Ellereleva la têtesourit avec cet air d'aquisserd'aquiessement

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→trop rapidement qui signifiait en
général qu'elle allait faire justement
se qu'elle avait en tête à sa tête. Autant que
grand-mère,
au


→en général, qu'elle allait au contraire justement
n'en faire qu'à sa tête. Autant que
grand-mère Landry, elle devenait
impossible à retenir dans sa dépense
d'elle même au secours des autres.


Pour ma part, j'allais partir en
fin juin
pour un étrange pays
mi-terre, mi-eau, à quelque trois
cents milles au nord de Winnipeg ,
une basse pleine de joncs, de
lacs, de rivières, survolée
d'innombrables oiseaux, que je
baptiserais moi-même, je pense,
le pays de la Petite-Poule-d'Eau. Voilà
en tout cas ce qu'on m'en avait dit et
qui m'attirait. J'avais obtenu là
une de ces écoles, assez rares au
Manitoba, qu'en raison de l'éloignement ,
des pauvres communications et de
la dureté du climat, le Ministère
d'Éducation ne maintenait ouverte
qu'en été seulement. J'y serais logée,
à leurs frais, par les gens du pays,
et toucherais du ministère ma
rémunération de cinq dollars par
journée scolaire. Ainsi je pensais
arriver à boucher quelque peu le trou
fait dans mes économies par tout
l'imprévu de l'hiver précédent. Voilà
pour l'instant tout ce que j'escomptais

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de mon passage à la Petite-Poule-d'Eau
qui allait pourtant imprégner ma
vie entière de son indicible attrait.
Mais tout ce reste, qui me serait donné
par surcroît : la découverte d'un
des lieux du monde les plus pure et
les plus enchanteurs ; la nostalgie
qu'il déposerait en moi pour toujours
du recommencement possible de
l'expérience humaine sur terre ; le
livre qui à la longue en résulterait
bien longtemps plus tard ; la bonne
fortune qu de ce rom libre roman
pour ainsi dire d'une petite école perdue
au bout du monde et qui en serait
la première devenant livre d'étude
en de nombreuses écoles du pays et ailleurs ;
tout ce rebondissement inouïe alors
que je partais pour la Petite-Poule-d'Eau,
m'était aussi caché que nous l'ait
en fin de compte presque tout l'essentiel de notre
destination.


Et qu'il est bon qu'il en soit ainsi !
Aurais-je pressenti un peu de ce qui allait
m'advenir que déjà sans doute l'aventure
m'eût été moins profitable. Il fallait
qu'elle me livrât entière à la dure
solitude qui, elle, me poussa vers mes
sept petits élèves, quelques adultes autour
de moi, vers les oiseaux, le vent,
l'immense silence de l'île, dans un
élan si besoin si effrené de solidarité
qu'elle me fût accordée, et dès
lors tout changea entre moi et cette
contrée reculée que j'avais pu croire, en

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arrivant toujours dépourvue d'intérêt.
Tant, tout de fois, la solitude m'a
jetée ainsi dans les bras d'une
une meilleure connaissance des êtres
et des choses.


Maman se montra d'abord assez
inquiète à la pensée, qu'après avoir eu
un si bon poste en ville, je courus
comme, disait-elle, Adèle, vers les pires
trous.


-Quand repartiras-tu? me demanda-elle
pour l'autre côté?


Ainsi avions-nous pris l'habitude, entre
nous, de nommer les pays d'Europe, et
l'expression le mot, pour exprimer le
sentiment de maman, faisait bien à la fin ,
on ne peut plus juste!


En fait, je devais revenir à Saint-
Boniface au début de septembre pour en
repartir peu après pour Montréal d'où je
m'embarquerais pour Paris Londres et Paris.
Mon passeport était demandé, mon billet
d'aller déjà retenu.
— -Alors, me dit-elle, je reviendrai de
chez Excide à temps pour...


Je sus qu'elle avait pensée au mot
"adieu" et ne s'était pas qui lui était sans
doute
resté dans la gorge.


Elle ne combattait plus maintenant en
rien ma décision. Elle ne comprenait
toujours pas que je puisse désirer
quitter ma situation enviable, mes
doux petits élèves aimants, une vie
qui devait avoir à ses yeux quelque
chose de paradis. Sans la comprendre, la

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force qui s'exercait sur moi, elle en
elle devinait la force qui s'exerçait
sur moi et avait peut-être commencée à
me plaindre d'en


Sans comprendre la force qui me dominait,
elle avait commencée à la pressentir et
me plaignait, je pense, d'en être la proie,
sans songer qu'elle-même, toute sa vie,
avait été la proie de quelque profonde
exigeance intérieure. Dès lors, si elle
en avait eu les moyens, elle aurait
peut-être été jusqu'à m'aider à partir.


Elle aurait bien été la seule à le faire.
Personne autour de moi ne me
soutenait. Notre petite ville française
et catholique ne nous élevait pas
au prix de tant de sacrifice, d'abnégation
et de rigueur, pour nous laisser
facilement partir sans y mettre d'obstacles.
Si elle l'avait pu, je me dis parfois
qu'elle nous aurait retenu de force.
Tout départ su étant donné notre petit nombre, était
ressenti comme une désertion, un
abandon de la cause. Ma soeur Adèle,
portée aux gestes excessif, aux paraboles
théâtrales, m'accusa de trahir les miens.
Anna, plus modérée, me considerait
un peu com
jugeait tête folle
courant sûrement au-devant de
grandes illusions désillusions. On eût dit que
leur jeunesse qui n'avait pas
connu grand ouverture en voulait
à la mienne
qu'elles en voulaient
à ma jeunesse d'entreprendre ce que la leur

Image
n'avait osé et le leur reprochait sans
doute maintenant. Je ne peux trop leur
en vouloir. Presque certainement ma
jeunesse avait été moins refrénée
que celle de mes soeurs aînées.
C'est pourtant Cl Clémence, jamais
envieuse, qui me vint manifeste le
plus étrange, aussi la plus terrible
approbation porta le coup le plus
C'est pourtant clémence qui me
porta le coup le plus dur.

C'est pourtant Clémence, notre
pauvre Clémence sans défense, qui me
porta le seul coup vraiment dur. le plus dur.
Comme elle avait été peu longtemps à l'école,
maman la gardant assez souvent à la maison depuis
les premières atteintes de sa maladie, c'est
elle qui souvent, quand j'étais toute petite,
prenait soin de moi. Elle m'entrainait
en des promenades à pied bien trop longue pour
moi mais dont je revenais quand même
contente avec l'impression d'avoir vu
des choses lointaines et toujours différentes.
AussiElle m'emmenait presque invol
souvent du côté sauvage de notre petite rue
ainsi que je l'ai racontée dans Rue Deschambault.
Son langage qui offra inquiétait les
autres plein d'étranges références parfois
aux morts de notre famille comme s'ils
étaient encoretoujours vivants. ou qui ou de
de bizarres et poétiquesdigressions n'étonnait ne troublait
nullement ma logique enfantine. Nous
fûmes très près l'une de l'autre, Clémence et
moi, quand j'étais enfant , et je crois me Image


rappeler que je courais volontiers vers elle, dans
la peur, pour être rassurée. Plus tard
quand la terrible maladie nous l'eût
laissée inguérissable atteinteà jamais
atteinte à jamais dans quelque part invisible de son être,
c'est elle, bizarr qui se cramponna
à moi, tirant, on eût dit une sorte
de confiance de ma jeunesse entreprenante.


Dans un éclat de fâcherie qui chez
elle était un signe de désarroi, elle me
regardait faire
assistait à mes préparatifs de départ. Un soir,
elle s'arrêta à la porte de ma chambre,
me regardant faire des rangements.
— -Comme ça, c'est vrai que tu pars?


Elle attacha sur moi ses grands yeux
aux cernes sombres si prompts à voir venir
longtemps d'avance de loin la souffrance, et ne
s'y tompant pour ainsi dire jamais. J'y vis
passer une détresse dont je ne compris
tout le sens que bien des années plus tard,
lorsqu'au moment du plus grand
besoin je sentirais se retirer de la
mienne la main qui m'avait paru la
plus sûre.
-Voyons Clémence, je ne pas pas pour toujours!...


Elle continuait à me regarder sans croire
à mes paroles, sans plus de confiance en moi peut-être,
si désempae qu'elle me jeta tout à coup
en plein coeur sa plainte profonde:
— -Tu nous abandonnes!


Il y a des mots comme cela: Uneune fois
dits on les entendra toujours. Ils se logent
dans quelcoin quelque coin de la mémoire
d'où rien ne les on ne pourra les fera sortir. On les retrouve Ils nous attendent

Image


à un tournant de la pensée et la nuit souvent,
quand, réveillé et ne pouvant se
rendormir, ce sont toujours les vieilles
souffrances qui viennent les premières nous retrouver à reprit. Peut-être
quand nous serons cendre et poussière, ou
âme imortelle immortelle, que nous nous en
souviendrons encore. Et s'ils nous traquent
ainsi à travers la vie, et peut-être au-delà,
c'est sans doute qu'ils contiennent
une part de vérité.


Dédette était revenue vers ce
temps-là, enseigner pendant pour quelque un court
annéesinterim. si je me rappele bien avant de
retourner encore une fois à Kenora,
assumer une classe de quatrième au septième ou
cinquième huitième année à l'Académie
Saint-Joseph o ù j'avais fait moi-m
moi même j'avais fait mes classes. Elle aima toujours particulièrement comme moi celle des tous-petits, les classes d'adolescents disant : "c'est l'âge où se reveil la reveill la rebellion chair mais aussi de l'ideal."
Et c'est d'elle, loin comme nous l'aurions
pu croire de nos préoccupations et de
nos angoisses, que je reçus de l'encourage-
ment. Un jour, que je n'en pouvant
plus de doute et d'hésitation, je m'en
fus à la grande porte d'entrée demander
Soeur Léon de la Croix. Cela me
faisait toujours curieux de nommer ainsi
ma soeur que j'attendais ensuite dans
un des deux petits parloirs identiques, meublés
chacun, d'un piano et où élève,
j'avais souvent tantôt dans l'un
tantôt dans l'autre, travailler été envoyée j'avais pourtant souvent été
travailler mes gammes et sonates.
j'avais souvent été envoyée

Image


J'entendis au loin sonner sa cloche:
trois courts et un long ― à moins que ce
ne fût le contraire. Peu après j'entendis résonna
son pas se hâtant dans le grand passage.


Le pas de Dédette! On disait à la
maison on l'avait toujours dit, qu'on le
reconnaîtrait entre des miliers. de pas
J'imagine parfois que même dans
le pietinement de la Vallée de Josephat ,
si les choses s'y passent comme
on le dit, le pas de Dédette s'en
détachera. C'é tait tout le contraire
du pas d'une religieuse. Et sans doute
en cela comme en bien d'autres
choses, on avait dû tenter, au cour dans
sa communauté, de l'amener à se
conformer aux autres, mais heureusement

avait-on elle essayé dans sa
sa communauté d'amener Dédette, dans sa
démarche, comme dans bien d'autres
choses, de à se conformer à l aux autres,
mais heureusement on elle n'y était pas
parvenu en cela du moins.


Vif, hâtif, impétueux, comme soulevé
parfois de terre et à l'intervalles, sonnant
du talon, il disait tout son caractère :
rêve, volonté forte, appliquée toute sa vie
à se dominer, mais qui n'avait
jamais pu retenir en elle l'enfant
aimante accourant se jeter avec une
joie folle ardente dans les joies rendues de
l'affection et du dehors.

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Déjà précipité, au loin, dans le
passage, il s'accélérait dans les marches
qui descendaient aux parloirs, acquérait

Image


encore plu de le visiteur dans le dernier
petit bout de passage du corridor, et
puis la course devenait élan
irrépréssible dès qu'elle avait aperçu
le visage de celui ou celle qui l'attendait.
Alors nous arrivait un tourbillon,
jupe et voile envolés, qui se
saisissait de nous, nous entraînait
à tourner avec elle dans l'irvresse.

Jupe et voile envolée nous arrivait
un tourbillon qui se saisissait
de nous nous faisait tourner avec
elle dans une ivresse valse folle comme
si pour nous retrouver nous
n'eussion pas eu qu'à franchir
un coin de rue, mais des
années et
une distance infinie
d'insurmontables obstacles. Et peut-être
était-ce elle qu'avait raison et
qu'il avait il y avoir danse et
tourbillon de pas chaque fois que
se retrouvent deux êtres qui s'aiment
fussent-ils eussent-ils vécu a côte à côté ! Je ne
réfléchissait pas alors voyais pas
alors combien il était à première vue
surprenant que ce fût Dédette, la
plus exhubérante, la plus emportée ―
peut-être aussi la plus pathétique ne nous mes
soeurs toutes ― qui se fût entrée en religion.
Dédette était Dédette ― un vrai phénomène ―
pieuse, bruyante, démonstrative, méditative ―
je ne voyais pas plus loin!


Elle arriva hors d'haleine,
s'empara de moi, se pendit à mon
cou et se prit à me chantonner, un

Image


peu plaintivement peut-être aujourd'hui
comme si je lui étais rendue après une
longue captivité : — "Ma petite Gabrielle !
Ma petite Gabrielle !"
Comme j'ai mis
du temps à comprendre que cet être
qui était tout élan était aussi


Puis, devenue soudain toute calme,
elle me fit asseoir, tirant unesa chaise
pour être elle au plus proche de moi.
Elle avait ce don rare de passer de
la surexcitation intense à la gravité,
au silence le plus attentif, le plus
perspicace toutes choses apprises
sans doute au
appris sans doute au
prix d'efforts constants mais qui devait
aussi correspondre au fond de son
âme, protée bien plus qu'elle ne le
donnait à le croire à en dépit de
l'enthousiasme plus encore à pressentir
le malheur que la joie en ce monde

malgré tout à pressentir le malheur
plus encore que la joie en ce du monde. Et
il est vrai qu'une fois ou deux le
feu, l'animation, l'éclat de son
visage tombés tout à coup, j'avais vu
apparaître en elle, a mon immense surprise,
comme un vaste paysage sombre,
désolé, tourmenté, sans lumière, une
lande grise, puis était revenus le feu, l'animation,
l'éclat, et j'avais cru avoir été le
jouet de mon imagination.


A présent elle scrutait mon
regard anxieux.
— -Dédette, l'appelai-je à mon tour
comme de loin, je ne sais vraiment plus

Image


que faire. Tous me désapprouvent de
vouloir partir... Pourtant!... pourtant!...
Il me semble qu'il y va de ma vie...


Elle me prit alors par la main ,
me fit me relever et m'entraîna dans
le grand jour qui tombait de la
haute fenêtre. Dans cette claire
lumière du ciel, nous nous sommes
bien vues pour la première fois
peut-être de notre vie, ma soeur
et moi, car il me semble que
nous n'en revenions pas de
surprise, moi à découvrir soudain
le magnifique gris nuageux de ses
yeux pleins qu'ils était d'une
nostalgie que je n'y avais encore
jamais observée ; elle à découvrir
Dieu sait-quoi dans mon visage
car elle n'arrêtait pas de le tourner
doucement vers plus de lumière encore.
Suffirait-il donc à la fin d'une
franche lumière, tombée du ciel pour
voir ce qui est ? Brusquement,
Dédette me serra dans ses bras, elle
attira ma tête contre son épaule et,
comme assurée du secours de son
Seigneur, en ma faveur, elle se prier prit
à me crier en chuchotement exaltés, y
mettant en jeu, on aurait pu dire,
son salut eternel:
-Pars ! Pars ! Pars!


Il y a sept ans de cela, quand elle

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fut sur le point de mourir et qu'occourus
auprès d'elle, je me tenais, un soir, à
son chevent chevet, dans sa petite
chambre d'infirmerie, je lui demandai si
elle se souvenait de cette scène du parloir.


Elle ouvrit les yeux mais ne
m'adressa pas le sourire que j'espérais.
Depuis l'instant où un médecin lui
avait appris qu'elle était atteinte d'un
cancer déjà très avancée, aucun sourire
n'avait plus éclairé son visage regard. L'amour ,
le grand souci des autres, y étaient toujours
visibles, mais sous la lumière que y
met le sourire. sur son visage. De tous
les miens que j'ai vus mourir, c'est elle,
la grande croyante qui dans l'impression
sembla y mettre le plus d'obstacle de résistance. Son
dernier sourire, elle l'avait esquissé peu
aps son opération, alors qu'elle croyait
qu'elle allait vivre et que, du regard,
elle avait tout à comprendre tout à
la fois embrassé ce qui dans la vie
est bon, tendre, doux, parfumé, délicieux
et qu'elle m'avait fait voir à ce moment là,
à force de beauté dans son sourire.
Depuis lors, je m'ingéniais à le vouloir
vouloir faire apparaître encore une fois
au moins sur les traits de Dédette.
Mais il n'y avait rien à faire. La gravité seule,
les revela un étrange gravité sur ce visage si une
mobile, étrange gravité chez un être
si mobile, les revêtait. En réponse à
ma question, elle répondit toutefois, fit
simplement signe que oui, puis ajouta
sur ce ton grave toujours maintenant : "Les

Image


— choses du coeur ne s'oublient pas. Ce
sont peut-être même les seules qui nous
restent à la fin. "Et elles ne Et elles ne font pas un gros tas."


Je lui demandai encore si, pour
m'avoir poussée autrefois avec une
telle ardeur à suivre ma voie, elle
avait perçu quelque signe favorable
du destin ― à un léger froncement
de ses sourcils, je me repris : de la
Providence.


Elle me dit que non. Simplement
à voir mon visage tracassé ― si jeune
encore, dit-elle et déjà si tracassé ― elle
s'était rappelé ce matinun moment de sa vie,
à l'âge de onze ans, alors que s'éveillant,
à la campagne, par une fraîche
par un frais matin d'été, tout
imprégné, me dit-elle, de bonnes
odeurs de la maison : pain grillé, café
confitures, toutes melées à celles du
d qui entraient du dehors la la
fenêtre grande ouverte : pain fraichement
coupés, roses phlox en fleurs, terre trempée
de rosée, elle s'était sentie à ce
point évervée de vivre qu'en un
élan de gratitude envers le Créateur
pour tant de bonheur donné à ses créatures
elle avait décidé d'y renoncer en partie,
de son plein gré et d'entrer en religion.
— -Si je comprends bien, dis-je,
quelque peu incrédule, c'est par excès
d'amour de la vie que tu y as renoncé?


Elle pencha la tête en un signe qui
pouvait être d'acquiescement avec cette
gravité toujours si troublante.

Image


— -J'avais onze ans... reprit-elle, avec
une sorte de compassion lointaine
envers une part d'elle-même.


Elle ne l'avouerait pas, mais un
frémissement douloureux de sa lèvre me
donna à entendre qu'elle se sentait lesée
maintenant de sa part de bonheur terrestre pour
avoir été, enfant, si confiante. — -Mais tu as toujours dis, m'écriai-je
pour la consoler, que Dieu seulement pouvait
nous donner le bonheur entier.
-Il ne veut peut-être aussi qu'on goûte
à celui de la terre, dit-elle. Toutes ces
merveilles, il les aurait faite pour rien?
-Mais qui les a vues mieux
que lui, Dédette? Du coin de l'oeil, tu
as vu mille fois mieux que nous
toute en liberté, mais toujours occupées
ailleurs... toujours distraites.


Alors je sus que je l'avais en
effet un peu consolée. Après mon départ,
durant les quelques semaines qui
lui restaient à vivre, j'allais lui
écrire une lettre tous les jours, parfois
deux dans la journée, m'efforçant sans
cesse de la persuader qu'elle
avais vibré plus qu'aucun autre créature humaine aux
splendeurs de la vie. Et puis, elle morte,
je tâchai de continuer à lui parler, à la essayer
du moins de la retrouver du moins dans le vent, les
arbres, la beauté du monde. Cela
donna Cet été qui chantait, un livre
étrange, j'en conviens, qui sous une
apparence de légereté, baigne au fond dans
la une gravité et Quelque Quels que Quelles que
puissent être soient ces lacunes, il est tout de même

Image
a du moins le mérite, je pense, d'être


un peu à l'image de Dédette, âme candide,
âme profonde, âme-papillon , âme-luciole.
âme en peine. âme de tourment.
âme de tourment refoulé, âme

âme enfantine, âme candide, âme
au mille long tourments refoulés.


Le feu des


Le feu des lucioles, le chant de la vague,
celui des feuillages, le cri d'un
oiseau traversant le ciel l'espace, Dédette dans
ses longues lettres, prises sur ces rares
heures de liberté, au temps de ses chiches vacances au petit camp des Soeurs, sur le lac Winnipeg m'avait fait voir en
ces humbles beauté un peu de la
pulsation du grand songe de Dieu. Je n'ai
fait que tâcher de lui rendre. ce qu'elle
m'avait donnée pour moi éclairé pou
moi de son regard pénétrant.


espace [ChXIV] i.e. XVIII


Je partis pour la Petite-Poule-'d'Eau en
fin juin, tout juste ma classe à Provencher terminée.
à Provencher. Je pris le train de nuit
pour Dauphin la petite ville de
Dauphin o ù je devais faire la
correspondance avec celui de Rorketon.
Il faisait une chaleur atroce. Je ne
n'étais pas parvenue à fermer l'oeil
une minute dans le train de la nuit. J'arrivai à
Dauphin, au petit matin, brisée de
fatigue. Assez sottement, pour ce
voyage dans une sorte de brousse,
je m'en étais habillée d'un costume
de toile blanche qui était horriblement
fap fois frippée après ma nuit à me
tourner m et retourner sur ma banquette de train.

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m'observer depuis quelque temps. Je sais
maintenant depuis des années qu'il
était devait être mis par la bonté quand

Il fut sans doute pris de pitié pour moi
me voir à me voir dans mon beau
petit costume de toile, cherchant du repos
comme un clochard sous le ciel à ciel
ouvert. Je suppose qu'il hésita assez
longtemps, plutôt timide au fond, avant
de venir me faire son étonnante
invitation:
-Ecoutez moi bien, mademoiselle.
Je me trouve seul à la gare, ma femme
étant en partie en vacances. Avant
de partir, elle as remis notre grand lit
au propre. Moi, je n'ai pas encore eu
le temps d'y d'aller me m'y reposer. Il est
à vous, si cela vous le dit d'aller de
dormir dans un bon lit plutôt que
sur ce banc où vous allez bientôt
avoir le cou, les épaules et les reins
cassés.


Tout ensommeillée que j'étais, je
parvins à m'asseoir et à ouvrir grand
les yeux pour bien regarder l'homme.
qiu me tenait pareil langage. Il etait
assez jeune, encore d'aspect agréable, avec
des yeux bleus qui exprimaient une
sorte de tenre sollicitude pour son
prochain en peine ou désemparé. En
fait l'impression dominante qui ce
dégageait de lui était qu'il qui se
dégageait de lui c'était qu'il

En fait, il se dégageait de lui l'impression qu'il

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était le bon Samaritain en personne.
Tout de même, j'avais encore assez
d'esprit pour me rappeler qu'il venait
de m'apprendre que sa femme n'était
pas sur les lieux et que nous étions
tout juste partie, donc qu'il avait donc le
champ libre. Il dut lire un peu de
mes pensées, car il se dit debordé
de rapports à teminer avant l'arrivée
du train. Et de plus, le lit était là, dit-il,
à ne rien faire, alors tandis que j'en avais
tant besoin.


J'eus alors une telle envie de
se lit ― et peut-être déjà aussi le
d de la peine aussi à devoir décourager un posait
élan de bonté que

de la peine aussi à l'idée que je pourrais
repousser une bonne intention ― que je
suivis cet homme sans plus hésiter.
Il me consuisit à la chambre, enleva
le couvrelit qu'il plia soigneusement et
déposa sur une chaise, ouvrit à moitié
le lit tout propre en effet, mit les deux
oreillers l'une sur l'autre, les tapota en
disant : "There... there... me
sans
m'assura qu'il viendrait me
réveiller avant l'heure du train et s'en alla
allait aussitôt en tirant la porte derrière lui.
J'enlevai ma robe seulement ma jupe et
mon
mon tailleur seulement et
me coulai dans les draps frais. La tête
à peine sur l'oreiller, je dormais déjà, je pense.
Et il me sembla que Or, me sembla-t-il,
je venais tout juste de m'endormir que déjà
une main douce toucha mon touchait mon épaule

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et j'entendais une voix inconnue me dire:
— -Miss, your train will be there in
ten minutes !


Je me rabillais en hâte. J'arrivai
sur la petite plateforme de la gare en
plein milieu d'une ravissante journée
d'été, chaude et parfumée. Je m'étais
couchée àsix heures. Il en était On
était à deux heures de l'après-midi
J'était toute reposée, le visage frais,
les yeux clairs, bien d'attaque pour le reste
du voyage.


Le chef de gare me regardait avec
une expression de bonheur. comme
si c'était son oeuvre.

— -Vous avez une autre mine que
ce matin, fit-il. Voilà ce que c'est
que la jeunesse, plus un bon lit. Deux
fois, j'ai été voir pendant que vous
y étiez, et j'ai jamais vu quelqu'un
dormir aussi profondément.


Je le considérais en silence et ne vit
en lui rien que de la joie en retour de
la confiance que je lui avais témoign
accordée, et comme de la gratitude pour
lui avoir permis de marquer de la
bonté.


J'avais un peu cet homme en tête
quand je fis dire à Luzina de la Petite Poule
d'Eau que l'on n'a qu'à se mettre sous
la protection d'un être humain pour
qu'il soit envers nous tel que nous
le souhaitons.


Ainsi, des années avant d'écrire ce
livre, j'en avais déjà, à mon insu, des

Image


éléments tout épars, sans liens entre eux. Cependant, on
pourrait dire qu'ils était déjà sous le
signe du coeur. Mais je n'aurais accès à
eux de longtemps encore. Je pressentais
parfois que je devenais moi-même comme
un vaste réservoir d'impressions, d'émotions,
de connaissance, pratiquement inépuisable,
si seulement je pouvais y avoir accès. Mais
avoir accès à ce que l'on possède intérieurement, en
apparence la chose la plus facile du monde, la
plus naturelle, en fait en est la plus difficile.


Montée dans le train de Rorketon, je
voyais, planté au milieu du quai, le chef
du gare me regarder partir avec émotion,
comme une parente ― ou plutôt une desde ces étrangères,
si peu étrangère, croisées en route et que
l'on oubliera jamais. Je lui adressai un petit
signe de la main. Lui porta la sienne à
sa visière verte. Il me fit un lent sourire
timide. Parfois, je me demande si, plus tard,
quand sortirent mes premiers livres, cet
homme surtout la Petite Poule d'Eau ― si
cet homme ne fit pas le lien entre l'auteur
et la jeune fille qu'il avait hébergée une
nuit matin d'été, se disant: "Je me doutais
aussi que j'entendrais un jour parler d'elle."


Alors, enfin, le petit train si
longtemps attendu, se mit en marche et
aussitôt eut l'air d'ouvrir son propre chemin
et pour la première fois à travers une nature jusque-là
inviolée.

Image


éléments tout épars et sans liens entre eux.
Cependant on pouvait dire qu'ils étaient
déjà sous le signe du coeur. Mais je n'aurrais
accès à eux de longtemp encore. Je
pressentais parfois que je devenais moi-même
comme l'eut un peu tout être humain ―
un vaste réservoir d'impressions, d'émotions ,
de connaissances, pratiquement
inépuisable, si seulement je pouvais
y avoir accès. Mais
avoir Accès à soi-même à ce que l'on possède en apparence la chose en
apparence la plus facile simple, et le plus du tout monde et, en fait, la plus rare à obtenir. qu'il et long de l'obtenir.
pourtant, elle est il n'y en a
pas de plus difficile qu'il est long à obtenir.


Montée dans le train de Rorketon,
je voyais planté au milieu du quai, le
chef de train me regarder parton partir
avec émotion comme une parente ― ou
plutôt une de ces étrangères croisées
en route et que l'on oublira pourtant
jamais. Je lui adressai un petit
signe de la main. Il porta la sienne
à sa visière verte.Le petit train s'ébranla
Je me demande parfois si, quand sortirent
mes premiers livres des années plus tard,
cet homme ne se dit pas : "Eh bien
voilà! C'est l 'oeuvre de cette jeune fille
que j'ai hébergée il y a longtemps. J'ai
toujours pensé aussi que j'rétendrais encore
j'entendrais encore parler d'elle... encore
une fois parler d'elle...."


Puis Dauphin fut derrière moi et
je glissais à l'allure de ces petits trains d'autrefois
dans une douce campagne plate.


Alors, enfin, le petit train si longtemps

Image
attendu,


attendit se mit en marche et aussi
et aussitôt eut l'air d'ouvrir son chemin
pour la première fois dans une nature
encore inviolé
.


Ce train de Rorketon! Mon ami
Jean-Paul Lemieux, en a admirablement
saisi et rendu le sens la nature le caratère dans sa série d'estampes
qui illustrent l'édition Gilles Corbeil de la
Petite Poule d'Eau. Pour intensifier sans
doute le sentiment de solitude ― mais
aussi de secours qui s'en dégage, car le train là-bas
est bien le seul lien à rattacher les
hommes par delà les étendues désertes ―
le peintre il l'a représenté l'hiver, au
coeur de la basse pleine enneigée,
d'où il semble venir comme de l'extémité
du monde. Mais moi j'ai en fait la moi,
la connaissance le moi du petit train au temps
où d'innombrable fleurs délicates tout
au long
en parsement le chemin solitiare.
Je ne pourrai jamais oublier ce voyage
comme à travers l'été même gisant d'odeurs
sauvages, de parfums, de souffles chauds et de
bruits parmi les plus aimables dans la
nature. De temps en temps c'était une un
trille perçants perçant d'oiseaux qui nous parvenait,
de temps en temps un froissement brusque
de feuillages ou la stridulation de
quelques insecte. La grosse locomotive
faite pour traîner tout un convoi ne
remorquait pourtant qu'attaché à elle
directement, qu'un seul wagon pour voyageur

Image


remorquait qu'un seul wagon pour voyageur attaché
directement à elle, et que suivait la
caboose, sorte de cuisine et de dortoir
ca boose du personnel, car sans cesse appelé à faire
la navette entre Dauphin et Rorketon, à
des heures constamment changeante, et
sans haltes entre ces deux points, o ù donc
ces hommes auraient-ils pus se
reposer, dormir, manger, sinon dans
leur demeure mouvante qu'ils
arrêtaient au reste, parfois la nuit au
bord d'un peu d'eau, ou en pleine
campagne.


Le train ne transportait pas que
voyageurs et du courrier. C'était ce qu'on
appelait alors un train mixte. prenant qui prenait
du du fretaussi. Le jour où j'y voyageai,
un wagon ajouté rattaché à la caboose
transportait un gros tas de traverses
destinées à remplacer celles de la
voie ferrée qui étaient déteriorées.
On s'en allait à peu près au pas d'un
cheval de ferme, les homme
jetant derrière nous des traverses
selon les besoins qu'ils estimaient
à l'oeil, ici deux ou trois, plus loins trois
ou quatre.


Entre temps, Quand nous étions
dans une partie de la voie en bon état,
le serre-frein s'en venait jeter
un coup d'oeil à son stew, soulevant
le couvercle d'un gros chaudron
noir, mis à mijoter sur le petit
poêle de la caboose. Une bonne odeur
de ragoût se repandait de notre du côté

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des voyageurs où nous étions quatre voyageurs en
tout, l'infirmière au service du
Department of Health, un marchand
de bestiaux ― dans qui allait
ressusciter pour moi, à ma grande
surprise, sans sous les traits d'Isaac
Boussorvsky ― dans la Petite Poule d'Eau ― et un individu
plongé dans ses rapports et papier qui refusa
de nous aider à l'identifier.
L'odeur alléchante m'attira sur
le seuil de la caboose. Le serre-frein
leva les yeux de sa mar marmite.
— -Ça sent bon, lui dis-je.
-Hungry ?
me demande-t-il.


J'eus un sourire un peu
quémandeur, j'imagine. Incroyable-
ment, j e m'étais engagée dans j'étais partie pour po ce voyage
à rebours du temps et de la civilisation,
sans même me munir de provisions
de bouche.


J'eusJe reçus une bonne gamelle pleine,
et le serre-frein en apporter et apporta autant
à l'infirmière et au marchand de
bestiaux. L'homme dans ses rapports
refusa
Pour sa part, l'infirmière distribua
à tout le monde des galettes maison encore
tièdes
qu'elle sortit encore tièdes, d'un
grand sac, mis dans un plus grand sac pour les garder fraiches.
Le serre-frein revint avec des tasses de
thé brûlant.


Plus tard, l'odeur de cuisine
sortie du train, portes et fenêtres grandes
ouverstes, ce sont celles de la nature
qui y entrèrent.


On était au temps des roses, et

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j'en vis d'une teinte vive, s'étendre comme
en une nappe disposée à travers les
cho
le pays comme pour un banquet
sans fin. Leur parfum était grisant.
Au-dessus voltigeaient toutes sortes
d'insectes bourdonnant de plaisirs convoitise.
Puis, après le champ des roses, surgit ,
parmi les hautes graminées et le
foin fou, se balancant sur sa tige
délicate et longue, une petite fleur
bleue si attirante que j'eus bien envie
de la voir de plus près. On allait
alors tellement au ralenti que je pensai
avoir le temps de sauter en bas,
courir en cueillir quelques-unes et,
en revenant vite, de rattraper le
train. Le mécanicien avait labuste
et
la tête hors de sa cabine à
admirer et respirer les alentours.


Quand il me vit courir à travers le
champ, prenant ici et là une fleur, il me
cria de ne pas tant me dépêcher, qu'on
avait tout le temps qu'il faut fallait, et sans
plus il appliqua les freins. et me cria
encore autre et conseilla d'aller
et
Nous fûmes arrêtés presque dix minutes
pendant que je me faisais un bouquet.


Quand je remontai, mes fleurs à pleins
bras, tout le mondetous ensemble, y compris l'homme
aux bestiaux, me fit un sourire firent
un souriretendre attendri comme à
quelque apparition de jeunesse, de rêve
ou d de leur enfance préservée. J'en Je fus si
heureuse de cete accueil que je ne
l'ai jamais oublié. et garde Je retrouve aussi l'impression

Image


parfois,l'impression d'un petit groupe d'amis pour ainsi dire
inconnu qui m'attendent toujours
quelque part dans un petit train qui n'existe pourtant
plus
a pourtant cessé d'exister.


Le train arrive à Rorketon un peu
avant l'heure du souper. Je me hâtai
vers la pension d'une dame O'Rorke
si je me souviens bien, où j'avais
rendez-vous avec monsieur Vermander,
naguère maître de poste à Saint-Boniface,
et qui avait été promu depuis quelques
années à celui d'inspecteur des postes
du nord du Manitoba. A peine En peine
de renseignements, je lui avais téléphoné
pour demander comment me
rendre à la Petite-Poule-d'Eau. Il m'avait
alors fixé ce rendez-vous à Rorketon
d'où nous devions partir ensemble
pour le Partage-des-Prés, dernier hameau
de ce côté de et aussi dernière petite poste aussi, succursale de la poste
qu'il Le lendemain matin, très tôt,

nous sommes partis dans une vieille Ford
conduite par un Ukrainien, ayant
pris aussi avec nous un guide métis.
J'allais, m'enfonçant de plus ne plus
dans un visage aspect pour moi totalement
inconnu de mon pays. J'en ai ra J'ai
raconté quelque chose de ce voyage dans
ma préface à l'édition scolaire George Harrap
de Londre de La Petite Poule d'Eau. Mais
jamais je ne peindrai assez d'ahurissement
qui me saisit de rouler ainsi
indéfiniment vers toujours plus
sauvage, plus retiré et plus lointain.


Au bout de la piste raboteuse, au

Image


Parmi de grêles petits bois parurent
enfin, au long de la piste raboteuse, quelques
pauvres maisons de bois, une chapelle, et
une école en planche plus ou moins groupées
en un semblant de village. C'était
le Partage-des-Prés. J'avais déjà le coeur
plutôt serré en pensant que j'allais
passer là l'été.
J'eus le coeur serré
déjà à l'idée de passer la devoir y passer l'été. Mais je
me faisais des illusions. Mon poste
étaité plus éloigné encore, dans une
île, à quelque trente mille plus loin de distance,
coupée par deux rivières,de la terre ferme
ferme, et que l'on appelait le ranch à
Jeannotte. Il n'y avait qu'un moyen
de s'y rendre, par le vieux tacot du
facteur qui venait d'ailleurs tout
juste justement de partir et qui ne repasserait
par ici que la semaine suivante. J'étais
quelqueun peu désemparée.


Mon compagnon, Jos Vermander,
un homme habitué à ces difficultés, ne
faisait qu'en rire.
— -Donnez-moi le temps d'examiner
les livres du maître de poste (qui était aussi
la marchand) et je vous conduis moi-même
à cette fameuse île de la Petite-Poule-d'Eau. N'all N'allez
tout de même pas vous imaginer que je vais
vous laisser en panne ici
.


En fait, c'est bien grâce à lui si,
je suis parvenue à la Petite-Poule-d'Eau.
Pour ce qui est du ministère d'Éducation,
j'imagine que je serais restée en route
quelque part qu'on ne qu'il n'en aurait
jamais rien su et m'aurait peut-être à

Image


hasard versé mon salaire.


Au bout de péripeties bien trop nombreuses
pour les raconter, nous sommes parvenus, un
peu avant la nuit tombante, sur l'île de
la Petite-Poule-d'Eau.


Un ciel déjà sombre, une immense île
basse, presqeue indistincte entre ses
rivières toutes chuchotantes et d'étranges
froissements de joncs, comprenant en tout
et pour tout une seule maison qu'entouraient
quelques petites dépendances ; à découvrir
ma destination, j'éprouvai un effarement
voisin de la panique.


Parmi la série d'estampes de Jean-Paul
Lemieux, il en est une que j'affectionne
particulièrement. Tout au bas de la peinture,
presque minuscule, sont rangées desles trois
petites constructions de l'île, seuls témoins
ici de la présence humaine : la maison,
la bergerie, la pauvre petite cabane qui sert
d'école. Sur ce frêle groupe pèse un
ciel vaste, très noir, occupant les deux
tiers du petit tableau, un ciel primitif. Il
pourrait être maléfique hostile. Il pourrait être
écrasant. Mais une ou deux étoiles voilées
en émergent faiblement, plus lointaines
encore qu'étoiles qu'elles ne le sont parfois habituellement
de la terre, et l'espoir se prend avec elles
à essayer de percer la grande la cette sorte de nuit des temps.


Je m'étonne toujours, en regardan contemplant
cette estampe, que le peintre ait si bien su
rendre le sentiment de détresse accompagné cependant
d'un vague espoir encore inconnu de moi, que j'éprouvai
en arrivant, de nuit, dans ce coin du monde qui en
paraissait totalement à part.

Image


hasard versé mon salaire.


Au bout de péripéties sans trop nombreuses,
pour les contes, nombre, nous sommes parvenus un
peu avant la nuit tombante sur
l'île de la Petite-Poule-d'Eau.


Un ciel déjà sombre, une immense
île basse qu' puisque indistincte entre
ses rivières chuchotantes et ses étranges froissements de joncs et habitées d'une une seule maison
éclairées d'une faible lueur au milieu de
cabanes qui étaient ses dépendances : en
découvrant ma distinction

comprenant en tout et pour tout une
seule maison qu'entouraient quelques
petites dépendances ; à découvrir ma
destination, j'éprouvai l'effarement je
pense de l'obsession causée de l'
un effarement
qui touchait presque à la panique. Parmi la série d'estampes de
Jean-Paul Lemieux, il en est une que
j'affectionne particulièrement. Tout au
bas de la peinture, presque minuscule,
sont rangées les trois petites constructions de l'île
les seuls témoins ici la volonté seule signe de présence humaine: la
maison, la bergerie, la pauvre petite
cabane qui sert d'école. Sur ce frêle
groupe, grise pèse un ciel immense, à peine
très noir, occupant les deux tiers du petit
tableau, un ciel prémitif. Il pourrait
être bénéfique. Il pourrait être écrasant
Mais Une ou deux étoiles voilées y brillent
cependant
en émergent cependant
faiblement, et l'espoir se prend avec elles
à essayer de vivre.


Je m'étonne toujours en regardant
cette estampe que le peintre ait si bien su

Image


rendre le sentiment
exprimer l'impression de détresse que
j'ai et cependant
accompagnés cependant d'un vague
espoir inconnu qui me que
j'éprouvai en arrivant, de nuit,
à la Petite Poule d'eau.


(espace)
un peu comme à Camperville,


En peu de jours, j'eus organisé
ma vie de manière à avoir quelque chose
à faire à chaque minute de la journée
la seule manière d'échapper à
l'ennui dévorant .


Je me réveillais tôt les troupeaux
de moutons d'agneaux bêlant autour de la maison s'en chargeaient
chargeaient seraient chargés chargeant ― et j'écrivaillais dans ma
petite chambre à la fenêtre basse tout près du
sol, ou refugiée dans l'école de 6 pieds par 7,
à un pupitre ru aussi à mon
pupitre rustique taillé au couteau dans
du sapin qui sentait encore la résine.


Puis mes élèves arrivaient, sept en
tout. Quatre venaient de la maison d'île voisine, les
trois autres par-delà les rivières, parfois
amenés par leur père, parfois seuls, les
pauvres petits, à mener leur barque fragile sur des eaux au courant couvant agité ramer sur des eaux
au courant vif en des bateaux plats
plutot
Je leur enseignais à lire, à écrire,
à compter, et, un peu la demioselle Côté du
livre, à renouer avec leur vieille
ascendance françaises. En fait,
j'aurais bien pu leur parler que j'en
français
ne leur enseigner que cela
pour ce qu'en aurait jamais su le
Department of Education situé pour
ainsi dire dans une autre planète.

Image


Mais je cherchais à être conscientieuse et à enseigner
quelques matières en anglais. Au vrai, cela
importait peu ici. La dure vie isolée, les
nécessités pressantes, le ciel infiniment
présent, tout m'apprenait que l'école devait
être lieu de rencontres et non de divisions.


Vers trois heures, dès juillet, étant
donné l'atroce chaleur qui s'installait dans
la cahute, je fermais l'école et, s'il n'y avait
pas trop de moustiques, nous allions ensemble
nous baigner dans la Grande Poule d'Eau.
Rivière plus belle, je n'en ai jamais vue. Entre
ses bords plats recouverts d'herbes douces, elle
coulait, pleine, large et tranquille, quoique
de courant vif pourant, dont il fallait
se méfier. Troujous limpide, elle était,
tantôt de ce vert de feuillage un peu sombre
telle que l'a peinte Lemieux, l'apperentant
à la couleur même des roseaux qui
la bordent, tantôt d'un bleu tendre
à ne pas la distinguer du ciel qui s'y
voyait passer, comme un autre cours d'eau,
avec son inlassable flotille de blancs nuages.
En tout temps, nuit et jour, elle faisait
entendre le même chant profond qui semblait
nous parvenir inchangé deje ne sais combien de millions puis le commencement des
d'annéestemps. Son eau était bonne à boire, transparente
a s'y mirer,propre à en sortir nettoyé lavée
comme d'aucune autre. J'ai su alors ce
qu'est une pure rivière, avant les outrages
faits par l'homme à l'eau, quand elle était
encore comme le regard innocent de la Terre.


Après le souper, la vaisselle faite, madame
Côté, ma logeuse, sans plus d'occupation pour distraire
ses pensées, s'asse yait à un fenêtre basse, et les
yeux fixes sur le beau mais vide paysage,

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Mais je cherchais à être conscientiaise conscientieuse et à
enseigner sursi aux enfants quelques
matières en anglais. Ma au vrai, tout
cela importait peu ici. La vie dure, les
enfants, la nécéssité pressante le ciel si
présent, tout me disait m'aprenait que l'école
devrait etre le lieu de rencontre infinie
sans frontière
de toutes les rencontres et d'aucune division


Vers trois heures, vu étant donné la grande chaleur,
je fermais l'école et nous nou allions
se ba nous baigner ensemble, si
s'il n'y en avait pas trop de moustiques,
dans la Grande Poule d'Eau. Je n'ai
jamais vu de rivière plus belle. Entre ce s
bords plats et des herbes douces, elle coulait,
large, sereine et vive, pourtant, couleur
du ciel, verte, sous certains nuages, bleue
à d'autres moments, et faisait en
tout en temps entendre un grand chant profond
rappelant un con ressemblantà un pareil à l'envergure d' un cantique
Son eau était propre à s'y mirer, à la
boire, à s'y laver en sortir merveille en sortir lavé comme en aucune autre eau J'ai su
alors ce que c'est qu'une rivière, si
amie de l'homme tant que l'homme ne
la pas bafouée.


Dans la soirée, la vaisselle faite,
ma logeuse, madame Côté, laissait
errer le regard sur le paysage monotone, un regard triste et
paraissait tellement s'ennuyer, la
pauvre femme, qu'un soir je lui
proposai :
— -Vous aimeriez que nous allions
faire une petite marche?


J'ai encore à l'esprit l'expression de

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laissait paraître une grande tristesse. Tant la
pauvre femme paraissait alors la proie de
l'ennuie, je lui proposai, un soir, faute de
mieux:
— -Est ce ça vous plairait que nous allions
marcher un peu ensemble au bord de la rivière ?


Encore aujourd'hui, je ne peux sans
étonnement retrouver l'air de bonheur qu'une
si simple invitation sut suffit pour amener sur son visage.
C'était comme si je lui eusse proposé : "Allons faire
un tour en ville. Au cinéma..." Elle passa
dans sa chambre en ressortit un chapeau
qui je ne lui avais encore jamais vu, sur
la tête. C'était tellement innatendu, pour
aller se promener dans un sentier de broussaille
le long de la sauvage rivière, que j'en restai
muette un bon moment. Je nous revois,
allant l'une derrière l'autre à cause de
l'étroitesse du pasage frayé, moi dans ma
culotte de cheval dont j'avais pris si grand
soin qu'elle était encore tout à fait
convenable, madame Côté ; devant moi, sous
son étrange chapeau de velours, et qui,
tant elle était comme allégée tout à coup,
me racontait bien un peu, je pense, par
bribes,
par bribes, en reprenant souvent haleine,
souvent, me racontait bien un peu, je pense, sa
vie. D'ailleurs cette promenade si innocemment
proposé par moi semblait avoir déclenché une sorte
de commotion dans l'atmosphère si recueillie de notre vie
car voici que nous avaient rejointes à la course et nous suivaient à
présent au pas, en fil aussi, quatre poule, trois chats, le chien,
un cochonnet, le coq et, enfin, comme toujours, une bonne
partie des agneaux et des brebis qui paissaient en liberté dans l'île.
Ainsi se forma, ce soir-là, une ptite procession défilant au bord de
l'eau un peu comme en un village sur un tableau. Peut-être

Image Image


bonheur qui éclaira son visage. Elle passa
dans sa chambre, elle resortie son chapeau
sur la tête. C'était tellement innatendu,
ce chapeau, pour aller se promener à
deux pas de la maiso maison
le long d'un sentier
a peine frayé long long au bord de la rivière,
parmi les foin sauvage qui j'en restai
muette longtemps. A nous revoir allant
l'une derrière l'autre à petite distance moi
dans ma culotte de cheval dont j'avais
pris un tel soin qu'elle me feisait encore était encore passable,
madame Côté en robe de maison et chapeau
de ville. Et peut-être Étais-ce à cause
du chapeau, de l'heure, de je ne sais
quelle douceur qui avait atteind son
coeur, mais en me suivant, un peu à
bout de souffle, la pauvre femme me
racontait sa vie. D'ailleurs tant cette
promenade que j'avais tout innocemment suggérée proposée par
moi revêtait était vite rendu tout à coup une
importance dont je n'aurais jamais pu
me douter, les animaux de la nous
avaient rejoints et s'étaient pris à nous
suivre, au pas de promenade eux aussi ;
quatre poules, trois chats, le chien, un
cochonnet, le coq et enfin comme
toujours, les agneaux. Ainsi se forma ce
soir-là, une petite procession à défiler
au bord de l'eau un peu comme en
ville sur un trottoir. Et je suppose que
c'était cette illusion qui rendit
madame Côté si heureuse, et les
autres, de la maison, que je n'avais pas
invités, plutôt envieux. Car ils nous
regardaient par les fenêtres d'un air de dire : "La vous

et ce enfin des encore et

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passez c'est bien plus gai qu'ici."
fut-ce cette illusion qui rejouit quelque peu madame Côté,
par ailleurs rendant envieux les autres de la maisonnée
(espace)
que je n'avais pas invités et qui, des fenêtres, nous
suivaient de l'oeil, avec l'air de dire: Quelle chance vous
avez et pourquoi ne pas nous avoir amenés emmenés aussi?"

espace


Je devenais heureuse, je m'apaisais
sans l'île, o ù j'étais arrivée, le coeur
si affolé d'angoisse. Le temps, ce qui
nous malmène peut-être le plus, avait
cessé de me harceler. J'étais comme
coupée de mon passé et pour ainsi dire
sans venir. Même à mon grand projet de
départ je pensais à peine. J'étais délivrée .
J'étais dans le présent seulement comme
un mon île même portée sur ces eaux pures. Ce
fut l'une des trois ou quatre haltes
merveilleuses de ma vie où j'eus
loisir de refaire mes forces physiques
et morales sans lesquelles ma santé ,
toujours plus ou moins fragile, n'eût
sans doute pas tenu le coup. C'étais certainement
en tous cas ce qu'il me fallait
avant d'affronter le tourbillon d'émotions
qui m'attendait et auquel je ne
résistai que parce que l'avait précédé
cette période de calme, de silence et
d'attention tout intérieure à ce que je découvrais.


Cependant je n'avais encore pas une seul ligne
écrite dont j'aurais pu être fière un peu contente. Comme
c'est long d'arriver à ce que l'on doit
devenir. D'ailleurs, lorsqu'on y est, c'est
déjà le temps de partir d'aller plus loin!
En quittant la Petite-Poule-d'Eau à la
toute fin du mois d'août, je possédais
pourtant, à mon insu, alliés à des pris recevoir les uns
pris à Camperville, d'autres à les d'autres à ce
lieu même ici même lieu même, presque

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tous les matériaux nécessaires au roman
que j'écrirais je commenerais à écrire en
1948 seulement sauf, bien entendu, la
couleur, le genre de vie que je mènerais
jusqu'alors d'ici là et qui apporterait leur
tonalité à l'heure. Il y ceci d'extraordinaire
dans la vie d'un livre et de son auteur:
dès que le livre est en marche, même encore
indistinctement dans les régions obscures
de l'inconscient, déjà tout ce qui arrive
à l'auteur, toute les émotions , presque
tous les évènementstout ce qu'il éprouve et
subit concourent concourt à l'oeuvre, y
entrent entre et s'y mêlent comme à une
rivière, ses affluents tout à long de
son sa course, l'eau de ses affluents. Si bien
qu'il est vrai de dire d'un livre qu'il
est une partie de la vie de son auteur en
en autent, bien entendu, qu'il s'agisse
s'agit d'une oeuvre de création et non
de fabrication.


XII [ChXV) i.e. XIX


Au début de septembre, j'étais dans
de retour à St Saint-Boniface où j'avais pris
chambre et pension pour que pour quelques jours x
chez des demoiselles Muller, y attendent maman qui devait m'y
rejoindre. C'est alors, évidemment, que
j'ai pris la pleine mesure de chagrin
que j'éprouvais dans le fond de mon
être , pour
de la perte de notre maison et que
j'eus quelque idées de ce que devait être
celui de maman. Je n'allai pas la
revoir, rue Deschambault, voulant m'éviter
une peine trop vive. Maintenant, quand

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je suis de passasge au Manitoba, des amis
croyant voulant me faire plaisir, m'emmenent
en auto rue Deschambault. L'auto
ralentit, s'arrête enfin devent devant notre
ancienne maison quelque peu
transformée, mais en bon état toujours,
et j'éprouve je ressenti de la gratitude au envers le propriétaire,
d'en avoir pris grand soin depuis qu'il l'a acquise de nous d'en avoir
pris si grand soin et de l'avoir conservée
pour lui-même.
J lève les yeux en
silence vers la fen petite fenêtre du
troisième d'où j'écoutatis, les soirs de
printemps, le chant nuptial des grenouilles
dans les étangs au bout de la rue et
me perdais me perdais perds dans une contemplation
confiante de l'avenir. Et j'éprouve une
vive compassion, m non pas pour
l'adulte que je sui devenue, mais
pour l'enfant là-hau
et qui sait
bien que l'avenir ne resplendit pas
que longtemps avant qu'on y arrive, mais
pour l'enfant là-haut qui le voyait
resplendissant.


Maman revint de Somerset où
elle retrournerait après mon départ
pour en revenir à l'automne avec
Clémence. Je la trouvai de nouveau
amaigrie, le visage tiré, comme un
peu rapetissée. Je le di lui reprochai
aussitôt de s'être sans doute sans cesse
proposée à toute besogne chez son
frère, et je la repris je pense avec plus
d'
amertume tellement j'avai de la
peine de la retrouver l'air si fatiguée .
Elle me dit que ce n'était pas cela à cause

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Ce qu'elle ne disait pas c'est qu'elle s'était épuisée à
prendre ma défense auprès de mes soeurs d'Alèle
et d'Anna, toutes deux lui renotant sans cesse
qu'elle m'avait trop gatée, trop choyée, n'en
recoltant maintenant qu'ingratitude de
ma part, qui allait partir, la laissant
sans soutien à l'heure de son plus grand
besoin. De même qu'elle s'épuisa, à
une remarque un peu vive que j'eus contre
elles à prendre maintenant leur defense, me
suppliant de ne pas leur en vouloir que à elles
qui n'avaient pas eu autant de chance que moi
et en éprouvaient quel quelque amertume un peu d"envie ...
Est-ce que cela d'ailleurs ne se retrouvait
pas dans presque toutes les familles?


A quoi, hors de moi, je repondis que
j'en avais justement assez des familles
avec leurs tiraillements perpétuels et que
la plupart ne cherchant qu'à retenir, noyer
celui du clan d'entre elle qui tendait à s'en dégager.
Maman eut un regard navré et, de fatigue,
chercha de l'oeil le grand lit en cuivre.


Il n'en avait qu'un que celui-là
dans la chambre que j'avais prise chez les
demoiselles Muller. C'était la première
fois de ma vie, je pense bien, que j'allais
dormir auprès de maman, à moins que cela ne
me fût arrivé, comme c'est probable, quand j'étais
toute petite, mais je ne me le rappelais pas. J'avais
toujours été un enfant farouche, tenant à préserver
une part un peu d'isolement, mon lit à moi, mon petit
coin d'étude à l'écart des autres, et maman, qui
comprenait ce besoin, l'ayant peut-être souhaité pour elle-
même, l'avait respecté en moi.


L'une à côté de l'autre, nous ne parvenions
pas à nous endormir. Étaient-ce les craintes cahier 8

Image Image


du travail qui l'avait plutôt délaissée, mais qu'elle
avait eu un rhume. Elle me donna cent
raisons pour ne pas me fournir la
bonne qui était que mes soeurs Anna
et Adèle lui ne faisaient sans lui
faisait grief de mon départ, lui reprochant
disant qu'elle m avaitde m'avoir trop gâtée et disant
qu'elle récoltait ce qu'elle méritait, allant
jusqu'à l'accuser de m'avoir toujours
favorisée. Mamai étant donc avant tout
épuisée d'avoir pris ma défense contre
ses autres filles et cherché à rétablir les
faits. Elle m'avait confié une fois
que rien ne pouvait la faire plus souffrir
que l'inimitié entre ses enfants qu'elle
aimait et les autres, quoique peut-être
d'une manière différente.


Il n'y avait qu'un ancien
grand livre en cuivre. dans la notre chambre et le de nuit
que j'avais C'était la première fois
de ma vie, je pense bien, que
j'allais dormir auprès de maman, à
moins que cela me fût arrivée, comme
c'est probable, quand j'étais toute petite,
mais je ne me le rappelais pas.
d'avoir toujours été une enfant un peu
farouche, tenant redoudant la tenant
tenant à tout prix à préserver une certaine
int part d'indimité, à mon lit à moi,
à un petit coin où je puisse être seule, et
maman qui comprenait ce besoin l'avait
respecté.


L'une à côté de l'autre, nous ne
parvenions pas à nous endormir. Etait
l'eu rappel à un l"a son relais, non

Image


Étaient-ce les craintes de l'avenir, les
peines du passé, le poids de la vie
qui pesaient était venu peser davantage pesaient sur
nous du fait que nous étions couchées
sans défense côté à côte ?


Au bout d'un long moment, je
sentais maman près de moi toute raidie,
qui s'interdisait de bouger pour ne
pas m'empêcher de dormir, et moi
je faisais de même.


A la fin je demandai:
— -Tu ne dors donc pas encore maman?
Alors elle m'avoua que depuis
de nombreuses années elle ne dormait plus
que trois ou quatre heure par nuit,
et encore, pas trop souvent! Elle
continua : — Tu sais, la vie nous
joue de curieux tours. On dirait
qu'elle nous attend dans ce que nous
avons le plus souhaité pour se rire un
peu de nous. on dirait Quand j'étais
jeune femme avec des bébés qui
pleuraient la nuit et que je devais me
lever, dormant presque debout, pour
soigner celui-ci, langer celui-là,
je me promettais, pour me souvenir : "Oh,
les enfants élevés, ce que je vais me
rattraper et dormir, dormir." Et alors, vois tu,
les enfants élevés, quand j'aurais pu
dormir tout ma nuit, le sommeil m'avait
tourné le dos. Il ne voulait plus de moi.
Il me laissait sur une sorte de grève déserte
comme l'eau qui se retrise abandonné de
vieux bouts de bois derrière elle.

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Quand je perdrais à mon tour le
sommeil, au temps où je fus si
malade d'une goître toxique, je
me rappelerai cette confidence de maman
dans le grand lit en cuivre, chez les
demoiselles Muller, et elle me
paraitrait l'une des plus tristes
que j'eusse jamais entendu tomber
de ses lèvres. Toutes ces années à
espérer le sommeil, à le désirer et
puis, lorsque, enfin, on pourrait
s'y laisser aller, lui nous a
fui irrémediablement, et n'est en
effet comme abandonné sur
une triste plage déserte, sans
abri contre le vol de pensées qui
plong tournoie autour de nous nos têtes.
Cependant, si je n'avais pas comme moi
aussi
l'insomnie, je ne l'aurais
pas pris en pitié. Je n'aurais peut-être
même pas san pas pu imaginer mon
malheureux et si cher Alexandre
Chenevert et peindre cet être plongé
dans la constante détresse par la
vision, jamais soulagée du malheur.
Chaque peine, on dirait, appelle
l'illumination, et l'illumination
révèle plus de peine encore.


Nous avons feint le sommeil
un moment encore, maman et moi,
puis tout à coup, j'ai coupé court à
cette petite comédie et j'ai avoué le fond de ma
pensée: -Ces deux petites pièces
— -Ces deux petites pièces, maman, que
tu as louées pour Clémence et toi, c'est petit

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— misérable. Il me semble que tu vas t'y
ennuyer à mourir.
-Non, répondit-elle, une fois la
maison vendue, le sacrifice fait,
j'ai découvert un grand avantage : c'est
que maintenant il importe peu où je
vivrai. Rien de peut plus m'atte On
disait que cela n'a plus d'importance.
que cela ne peut plus me faire de mal.
J'aurais mis du temps à voir comprendre qu'une
grande maison, des meubles, du tapis, nous
chargent bien inutilement.


Mais l'aveu même de ce détachement
m'accabla tel un reproche et je me
demandai
me peina. Fallait-il qu'elle
eut eu de je aussi. Fallait-il qu'elle

J'y voyais aussi un peu de ma faute.
— -Non, ne t'en fais pas pour cela, continua-t-
elle à voix basse. C'est le sort de Clémence
qui m'inquiète. Elle devient bougonne,
chuchote-t-elle à mon oreille, comme si
les murs eussent pu nous entendre.
Tout l'été chez Excide elle a grogné. Je
ne sais plus comment m'y la prendre avec
elle. Il eut été trop tard maintenant pour
user de séverité envers elle. J'aurais dû
plus tôt plutôt suivre le conseil du premier
médecin qui l'a soignée et qui me
recommandait la fermeté. Toi-même
tu étais toute petite dans ce temps-là. Tu
n'as sans doute pas de souvenir de sa
première crise. Personne n'a jamais su
au reste ce qui la précipitée. Elle y Clémence était
disposée à la maladie, sans doute, mais
il s'est passé quelque chose d'horrible qui l'a

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— fait éclater. Le médecin croyait, au
début, à un traumatisme de nature
religieuse. Nous n'avons jamais rien
su de sûr... Clémence elle-même a
toujours refusé de parler de ce qui
s'est passé. Mais des mots que j'ai
entendu quand elle rêvait... des
regards... des indices. J'ai cru
deviner qu'un jour peut-être en
confession... Clémence, une petite
fille si pieuse, si scrupuleuse...elle
n'avait alors que quatorze ans...
aurait été sollicitée... tu comprends
par un prêtre... à venir plus près de
lui et Clémence venue le rejoindre
en toute innocence... aurait été
soudain soumi à bras le corps...
-Ah mon Dieu, maman, assez!
dis-je pour l'épargner elle-même plus
que moi encore alors pourtant que je la
plaignais pourtant d'avoir supportée seule
un tel poids de douleur. Et tu as pu
continuer après cela à prier et à croire...
-A cause d'un seul prêtre, homme
tourmenté et malheureux, renoncer
à la vertu de l'église, voyons, dit-elle, il ne faut
pas connaître la vie pour par parler ainsi

Puis elle m'avoua d'un ton qui
était las et résigné: — Ce qui me tracasse
c'est de me demander, moi partie, qui
prendra soin de ma Clémence. Parfois j'ai
peur que personne, personne au monde ne
veuille s'en charger.


La phrase s'éteignit et pourtant
résonnait en moi, y resonne encore comme

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elle ne devait jamais cesser.


Alors je désesperai.
— -Je ne partirai pas, dis-je à maman.
lui dis-je. Il y a trop d'obstacles. Si je devais
partir sûrement un signe me serait
donné.


Maman se redressa aussitôt.
Elle allongea le bras au dessus de moi
pour atteindre le bouton de la lampe.
A la lumière voilée, je vis ses yeux tristes
et las luire pourtant d'une
encore
las et tristes de ce qu'elle venait d'évoquer
brillaient cependant de détermination.
— -Tu vas partir, dit-elle. Ton billet
est acheté, ton passeport arrivé, tant de
monde averti. Tu ferais rire de toi
en ne partant pas.
-Ah ca! fait rire de moi, j'y
suis un peu habituée.
-D'ailleurs, fit-elle, tu te le reprocherais
toute ta vie, et tu me le ferais me
reprocher.


Pendant que je commencai peut-être
à flancher, voilà qu'elle trouva l'argument
propre à me reconforter, à me faire fléchir.
-Ne t'en fais pas de ce qu'ils disent
contre toi. Tu es la seule de mes enfants
à être restée si longtemps avec moi. C'est
ça qui est la vérité. Les autres, tous les
autres sont partis le plus tôt possible, Joseph
à quinze ans à peine, un errant s'il en
fut jamais, Rodolphe guère plus vieux au
fond quoique lui soit revenu au
moins de temps en temps. Anna s'est
mariée à dix-neuf ans, Adèle aussi,

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— Dédette, elle, pour répondre, comme elle
disait, à l'appel de Dieu, nous a
quittés à vingt-deux ans, la première
Agnès aussi, appelée par Dieu, est morte
à quatorze an, l'autre petite Agnès a
autre ans seulement. Vois donc
enfin comme je puis me compter heureuse
de t'avoir garder auprès de moi jusqu'à
ton âge de vingt-huit ans. Peu de mère
en ont eu autant.


Je ne lui répondis pas ce que j'avais
sur le coeur et quece je n'étais pas restée
uniquement pour elle, que j'étais rester .
Il fallait que de cette nuit demeurat
du moins entre nous le sentiment
d'une solidarité préservée, d'une douceur
— -Dors maintenant, lui dis-je
à toute épreuve. -Toi aussi dors, fit elle.


Nous ne nous sommes pas encore
pour autant endormies, chacune
poursuivant sans doute en soi l'écho
qu'allait se prolonger être infini des paroles tout juste
prononcées entre nous.cette nuit-là
Que la rencontre ou l'éloignement
qui suivient entre deuxde êtres est
donc soumis parfois soumis à un
rien! Nous ne nous serions pas
couchées côté à côté, cette nuit-là,
dans le grand lit étranger , qu'il y a
bien des choses l'une de l'autre, que
nous aurions ignorées à jamais,
ma mère et moi.


Longtemps plus tard, maman
me parla encore. elle me demanda
d'une voix encore un peu tendue :

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— -Veux-tu, demain matin, tantôt
plutôt, nous irons à la messe,
ensemble, prier ensemble pour ton
départ et que réussissenttes projets


Je demeurai muette. J'aurais dû
m'attendre de sa partà cette prière
Depuis quelques années, sans qu'il
en fût vraiment ouvertement question entre nous,
je m'étais peu à peu éloignée de
la pratique religieuse, en révolte à la
fin, contre tant de prêtre lançant criant
du haut de la chaise l'anathème haro
contre sur les protestants, et proclamant que
hors l'église il n'était point de salut
et nous s'efforçant de nous faire vivre
en vase clos au milieu de la généreuse
disparité humaine. Mais je m'étais
arrangée, connaissant les sentiments
de maman envers l'église la religion, pour ne jamais la
heurter de front et lui laisser ignorer,
quand c'était possible, que je n'allais
plus guère à l'église. Elle n'avait pas
pu ne pas voir cependant que j'avais
perdu cette ferveur, de mon enfance cette foi de ma première
jeunesse qu'elle aimait qui la réjouissait
tellement. La sienne était assez haute,
assez éprouvée, je suppose, ou assez
naïve encore, pour ne pas l'attarder
aux errances toutes humaines des ses de l'Eglise
l'eglise et clergé et restée, les yeux
fixés sur son centre lumineux.


Est-ce que je pouvais seulement
lui refuser cette consolation? Je me dis
que je pourrais "faire comme", sans que
ce soit grand crime et que peut-être

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même, en ce moment, je n'aurais pas
vraiment à feindre, empruntant à maman
une part de sa foi pour m'en me
disculper de tout manque de franchise.


J'acquiessai à sa demande et
dus m'endormir. Peu après, elle me
secouait avec ce ménagement
qu'elle avait toujours mis à me
réveiller lorsque j'étais enfant, pour
aller avec elle à la messe justement,
mais c'était alors par des matins
d'hiver, il faisait très froid et grand, et c'était
avec grand regret qu'elle me trirait
d'un bon sommeil de la chaleur du lit
pour m'entraîner au dehors glacial. Elle avait
donc dû éprouver alors un terrible
besoin de soutien pour s'y résigner ―
et peut-être était-ce le même que ce
matin-ci l'a la contraignait.


Nous nous sommes habillées
dos à dos comme autrefois, et sommes
partis dans le matin frais vers la
cathédrale . Cette fois aussi, encore,
nous sommes allées nous sommes
allées nous
placer tout à l'avant de
la grande nef, au plus près du
sanctuaire, parmi les dévotes en
noir y egrenait leur chapelet tout
en marmonant les ave à la lueur
vaillante des cierges.


Nous nous sommes agnenouillées
côté à côté comme en ce jour où
nous étions venues prier ensemble
avant mon opération. Et je regardais
prier maman avec le même sentiment

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emmêler de jadis. Sans doute priait-elle
pour qu'il me soit épargné de
souffir. Et pourquoi donc pririons d'autre
nous prierions-nous, tout au
long de notre vie, pautre êtres
impuissants à nous secourir, que
demanderions-nous éternellement
sinon que l'autre soit sauf, alors pourtant
que ce n'est qu'à ce prix de la
souffrance que progresse notre
pauvre amour?


Longtemps après cette messe
auprès de ma mère, quand le divin partout
présent en ce monde me paraîtrait
enfin manifeste, me ferait juger
moins puériles des pratiques qui
avaient tout de même pu garder vivant
le noyau lumineux de l'Eglise et
que j'y reviendrais en partie, je
ne dis pas que ce ne serait pas un
peu sous l'influence du nostalgique
désir de me retrouver comme encore une fois
agenouillées à côté d'elleauprès de ma mère morte, de la
rejoindre dans l'invisible, et m
comment cela pourrait-il être
sinon à travers la prière!
aurait-il
pu être sinon à travers la prière?
Si quelque chose m'attire vraiment
vers l'éternité, il me faut bien l'avouer,
c'est pourquoi bonne part afin de
rattraper ceux que je pense n'avoir pas
assez aimée pour le leur dire m'expliquer enfin et avec mon affection
qu'il n'y eu plus entre nous de malentendu. et cesse enfin comment y passer sans trop prier

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espace


emmêlé de jadis. Sans doute priait-elle pour
qu'il me soit épargné de souffir. Et
pourquoi prierions-nous, que demanderions-
nous en effet éternellement l'un pour
l'autre, pauvres êtres créatur se faisant souffrir,
d'être
êtres de tourment, que sinon d'être
saufs, alors que nous savons bien
pourtant que notre pauvre amour ne
progresse qu'à travers les souffrances ?


Longtemps après cette messe


Bien des années après cette messe ―
la dernière de longtemps ― quand le
divin partout présent en ce monde me
paraîtrait manifeste et me ferait
juger moins puériles des pratiques qui
avaient tout de même su garder vivant
dans l'Eglise son noyau de lumière, je
ne dis pas que je n'y revins pas un peu
en partie sans l'influence du nostalgique
désir de me retrouver, comme une fois
encore, comme agenouillées auprès de ma
mère morte, de la retrouver rejoindre dans
l'invisible, et où cela aurait-il
pu être
commenty parvenir autrement cela aurait-il pu
autrement que par la prière? Quelquefois je, me
dis que de l'idée de l'éternité ce qui
m'attire le plus c'est
m'avoue que ce
qui me plait le plus dans cette idée d'éternité,
c'est la chance enfin accordée de rattraper
ceux que nous pensons ne pas avoir
assez aimé, pour nous expliquer avec eux, et que y serai parvenu sinon à travers la prière

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cessent enfin les malentendus.


J'avais souffert de penser que
mes amis, mes compagnes de travail
à l'école, tous me laissaient partir
sans m'offrir une petite fête d'adieu.
On le faisait bien pour chacune d'entre
nous qui se mariait. Ce n'était pas de
ne pas recevoir un cadeau de départ
qui me peinait tellement. C'était qu'on
me laissait partir comme si je ne
comptait plus guère ou comme pour
réprouver ma
si on voulait
marquer jusqu'au bout de la désaproba-
tion.
Mais le soir enfin venu de mon
départ, j'eus la surprise, en arrivant
avec maman à la vieille gare
du Canadien Pacifique, d'y apercevoir
partout dans le grand hall de mes
amis, et j'eus le coeur si réjoui, si
bondissant que je me mis à courir
de l'un à l'autre groupe, prise d'une
tendresse folle tout à coup pour ces
jeunes filles, ces jeunes gens de mon âge
qui ne m'avaient pourtant pas été si
proches, mais soudain ils l'étaient,
et je me sentais par leur présence,
encouragée à tenter l'impossible, à
leur "faire honneur" comme on
disait alors entre nous de quelqu'un
qui atteignait un certain succès.

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Je n'en encore


Le groupe entier nous suivit
maman et moi, sur le quai. Le long
train prêt à partir frémissait vibrait, on
aurait dit, de bout en bout,
cependant que lui échappaient ces de partout
de ces petits crachats de vapeur qui signifiaient
alors pour moi toute l'excitation du
voyage.


A tour de rôle, mes amis, jeunes gens
et jeunes filles , me serrèrent m'enserraient m'enserrèrent sur leur
coeur, m'embrassaient èrent. Plusieurs
me présentèrent à la dernière minute
un bout de chocolat, une petit boîte
enrubannée. Quelques-un ― et
béni soit leur prévoyance! ― glissèrent
plutôt dans mon sac à main ou dans
une poche de mon manteau une
enve enveloppe contenant un billet
et quelques mots : "Pour t'acheter une
paire de bas chose à ton goût..." Ou bien : "Pour
un bon repas le jour où il pourrait être
maigre..." Jamais cadeau ne
devaient être plus appréciée, car, les
ayant gardés le plus longtemps possible,
mis de côté pour les mauvais jours,
quand ceux-ci survinrent, ne
manquèrent pas de survenir, mes
petites enveloppe
le contenu de mes
petites enveloppes au me devint la
paire de chaussure indispensable et, j'imagine,
même le painà l'occasion


Le chef de train lança son
appel au départ qui de temps ce train ce temp-là
me faisait frémir comme une mouette prenant
l'air son vol. Je sautai sur le marchepied.

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Devant moi, la petite foule amie
agitait la main, du bout des
doigts, me lancait des baisers,
me criait des voeux de bonheur.
J'étais étourdie de joie devant cette
démonstration d'amitié que je n'avais
pas prévue. Alors, tout à coup, au
milieu
de ces visages jeunes, beaux,
rieurs, souriants, rieurs, se dégagea
à mes yeux celui de maman creusé
par le chagrin, pâle, tant, défait et
vicilé vicillésubitement comme
si elle prenait sous mon regard venait à peine ces en
cet instant, arraché l'aspect qu'elle aurait dès
à la hostil un jour fin de sa vie. Dans
la surexcitation, de l'heure, j'avais oublié
de l'embrasser
de me voir aimée de
mes amis, j'avais oublié de l'embrasser,
et ses yeux fatigués m'en faisaient
un doux reproche.


Je sautai à bas du train. Je courus
à elle. Je l'ensserrai dans mes bras .
Je me rappelle avoir songé mon Dieu elle
est encore plus petite que moi. Je lui
murmurai à l'oreille je ne sais plus
quoi à l'oreille, sans doute de prendre
bien soin d'elle-même. elle desserra
la première notre étreinte. Je remontai
sur la marche du train qui commençait
à rouler. Je vis passer lentement
les visages jeunes , les visages souriants.
Perdue dans le groupe, la frêle
silhouette de maman, seule maintenant
m'était vraiment visible. Je la vis
retenait mon attention. Je la vis


Elle s Image


serrer sur elle son manteau sombre d'un
geste qu'elle avait sans doute depuis
longtemps mais que je reconnus seulement
à cette minute lui être familier, et ce
pauvre geste me la rendis cher comme
rien ne l'avait pu jusqu'à ce moment.
Elle me suivaient suivait des yeux comme si
jamais ils n'allaient me perdre au
bout de leur son regard. La vision
contenu dans ce regard me
devient insoutenable. J'y voyais
ce qu'elle voyait et qui était que je ne
reviendrai pas. Le coeur me
manqua. Je crois avoir saisi alors
au fond de moi que je ne partais
pour la venger mais pour la fuir comme j'avais tellement aimé le croire
Elle et tous nos malheureux pressés d'elle sous sa protection nos malheureux autour d'elle
dont jamais elle ne se séparerait.
Maintenant au lieu des visages
insouciants, c'étaient les miens
rassemblés sur le quai que je croyais
voir avec leur mains qui se
tendaient vers moi. C'était Anna
au long regard désolé de femme
pleine de dons, et qui n'en a vu
fructifier aucun. C'étaient les grands
yeux sombres de Clémence me faisant
reproche de l'abandonner. C'était Rodolphe
au visage déjà ravagé. Il me semblait
les entendre dire : "Emmène-nous
Emmène-nous. Peut-être aussi pourrions-nous réussir


Même des peines à venir, encore
loin de moi, paraissai me donnaient
l'impression de vouloir me retenir
pour que sois au moins en à l'heure où elles

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prit possession de moi, consolant et
doux. Je reviendrai. Je serai riche.
Je prendrais soin des miens. Il en
serait temp encore. Je les sauverais.
Je les rejoindrais. Ensemble, nous serions saufs.

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jusqu'à ma condition de canadienne-francaise
ce soir-là, puisque mon peuple a
surgi presque entier au bout du quai
noir de monde

.


→donné.


Je n'avais hélas qu'un triste
espoir. Me sauver seule. Ensuite
revenir aider, un peu par un, ceux
qui resterait. Si le temps m'en
était accordé!


Ils me parurent alors si nombreux


Tout à coup, ils étaient si nombreux,
les désolés, sur le quai infini, qu'il me
sembla impossible de leur venir au secours. secourir jamais.


Esquif trop fragile, je ne pendraisn'en aurais pris
qu'un de d'eux avec moi, que nous
aurions sombré sombrions sombrerions dans les premiers remous.


Je n'eus plus qu'un bien triste
espoir. alors que le train quittait enfin
la gare.
Me sauver seule. En réchapper
peut-être. Ensuite revenir tenter de
sauver les autres. Si le temps m'en
était accordé!


Puis le train ayant pris de la vitesse
lancé à travers la nuit et les grands
espaces déjà déserts, me martelant
son chant obsédant, un nouveau rêve

Image
inimaginer Image
1:"Le Bal chez le Gouverneur"
Cahier ms no8, Ch XV (suite
et fin, 1re version)
8 Image


[Ch XV] (suite)
Est-ce queLes craintes au sujet de l'avenir, les
peines du passé, l'incertitude, compagne éternelle de la vie,
ne fesaient elles pas les plus lourdes lourd sur nous de fait
que nous étions livrées sans défense, côté à côté,
à l'obscurité? J'ai toujours pensé depuis
cette nuit-là qu'à moins d'être d'avoir été allongé
à côté d'eux dans l'impuissance le même
lit, nous ne connaissons pas grand-chose
même de nos êtres même plus les proches de nous, encore
moins peut-être de nous-mêmes?


Je sentais maman près de moi, toute raidie,
qui s'interdisait de ne pas bouger pour ne
pas m'empêcher de m'endormir, et je faisais
de même à son égard, évitant tout mouvement.


A la fin, je demandai:
— -Tu ne dors donc pas encore?


Alors elle m'avoua que depuis bien
des années, elle dormait tout au plus trois
ou quatre heures par nuit, et encore, il lui
arrivait souvent de ne pas même attraper plus
même
une seule heure de sommeil. Elle eut un
petit rire à la fois navré et d'ironie envers
elle-même. — "Tu sais, fit-elle, la vie
nous joue de drôles de tours, nous attendant
à des tournants longtemps souhaités pour nous
apprendre qu'il est trop tard maintenant... Quan d
j'étais jeune femme avec des bébés qui
pleuraient la nuit et que je devais me lever, dormant
pour ainsi debout, pour soigner celui-ci,
langer celui-là, je me promettais: "Ah, les
enfants élevés, ce que je vais me rattraper
et dormir, dormir enfin à mon goût."
-Eh bien? pauvre maman!
-Eh bien les enfants élevés, quand
j'aurais pu dormir toute la nuit d'une traite,

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le sommeil, lui, m'avait fui tourné le dos.
Il m'avait fui, ne se souciant pas,
plus de moi que l'eau, en se retirant, laisse,
sur une grève déserte, des bouts de bois morts
abandonnés
laissés derrière elle sur une grève déserte.


Quand je perdrais à mon tour le
sommeil, au temps où je fus si malade d'un
gaître toxique, je me rappelerais cette
confidences de maman murmurée dans le
grand lit en cuivre chez les demoiselles Muller,
et de toutes celles qu'elle m'aurait livrées, aucune
ne me paraîtrait peut-être plus désolants.
Toutes ces années sans vrai sommeil jamais assez de
sommeil, à l'attendre pour le remettre à plus tard, à le
désirer, à le souhaiter de plus en plus ardemment,
et puis enfin, lorsqu'on pourrait y céder,
il n'est plus là, il a fui irrémédiablent,
et on est en effet comme laissé en arrière
sur une triste plage nue, sans abri contre
le vol des pensées qui tournoie autour de
nos têtes. Cependant, si je n'avais
pas connu l'insomnie je n'aurais pas pris
pris en pitié celui qui en est la victime, ne
l'aurais pas, je
n'aurais-je pas pris en pitié celui
qui en souffre? Je n'aurais peut-être même pas
su imaginer Alexandre Chenevert et peindre
cet être de détresse, jamais soulagé, par
le sommeil, de la vision du malheur des
hommes. Chaque peine, on dirait appelle
l'illumination, et l'illumination revèle
plus de peine encore.


Nous avons feint , le sommeil, un moment
encore, et puis soudain, j'ai coupé court à
cette comédie, et avoué à moi le fond de mon
inquiétude.

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— -Ces deux petites pièces que tu as loués
pour Clémence et toi, ce doit elles doivent être sombre et
sans vue. J'ai peur que tu t'y ennuies
à mourir.
-Non, me rassura-t-elle.


— -Ces deux petites pièces que tu as retenues
pour Clémence et toi, il me semble qu'elles
doivent étroites et sans vue. J'ai peur que
tu t'y ennuie à mourir.
-Non, me rassura-t-elle, et elle
s'efforça de me faire croire ― ce qui était peut-être
vrai que la maison vendue, le sacrifice fait,
elle s'était sentie libérée. Peu lui importait
maintenant, dit-elle, où elle vivrait. Il y
avait un grand avantage à se dépouiller.
Plus rien ne pouvant nous être ôté, on
respirait, plus enfin à l'aise. Ah, Elle avait mis
bien trop de temps, disait-elle dit-elle, à s'apercevoir
que meubles, tapis, objets n'étaient, lorsqu'on
veillissait, que des qu'entraves à la liberté.


Je l'écoutais, presque plus désolée de ce
détachement, que je ne l'avais été de son
entêtement, il n'y avait pas si longtemps,
à ne pas vouloir se défaire du moindre
souvenir du passé.
— -Pour moi, ne t'inquiète pas, continue-t-elle
à voix basse. C'est Si ce n'était du sort
de Clémence qui me préoccupe, je serais tranquille.


Sa voix Elle me rapprocha et me chuchota
à l'oreille comme si les murs eussent pu
nous entendre:
— -Elle a bougonné tout l'été chez Excide.
Ou bien elle partait en longues marches solitaires.
Je ne sais plus comment la prendre. Évidemment, il

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— est trop tard pour user de sévérité avec elle. Il est
sûr que j'ai manqué avec elle de fermeté comme me l'avait
pourtant conseillée d'en user avec elle le premier
médecin qui l'a soignée, après à sa première
grande crise, mais j'avais si peur de la
voir se renouveler pareille scène. Toi-même, tu étais
toute petite alors, et tu n'as pas dû en
garder de souvenir. Mais moi, fit-elle,
je revois parfois une scène avec une acuité à vouloir en
mourir, et tout à coup, même au sein de
la pénombre, je la vis tendre sa main
devant ses yeux comme pour se cacher
une la vision tr trop pas trop intolérable.


Après un moment de silence,elle laissa tomber
sa main et
elle me demanda presque candide-
ment:
-Crois -tu que la souffrance des nos
enfants, c'est peut-être pourrait- elle des leurs parents qu qui
qu'ils n'ont pas su l'accepter ou la vaincre et
qu'ils lèguent en quelque sorte décuplés

-Crois-tu que la souffrance des
êtres pourrait être celle provenir de celui de leur parents
qui ne l'ont pas acceptée, n'en sont pas
sortis grandis, et l'ont ainsi léguée, en
quelque sorte décuplée, à leurs pauvres enfants.
Qu'est-ce que tu vas chercher là? lui dis-je.
-Clémence était presque certainementpeut-être
disposée à la maladie mentale depuis l'enfance,
fit-elle, mais quelque chose d'horrible
a quand même dû se passer pour
la déclencher soudainement. Le médecin
a cru, a début, à un traumatisme
d'ordre religieux. Nous n'avons jamais
rien su de certain. Clémence elle-même
a toujours refusé de laisser tomber le moindre mot
nous éclairer par le moindre mot

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à propos desur ce qui a pu se passer ― et en cela soit, cela
est égrange en dit long. Mais des paroles que j'ai entendues
quand elle
que je lui ai ententues prononcer
dans ses rêves agités, des regars parfois,
des indices d'étranges refus de sa part m'ont donné à entendre que
peut-être... en confusion... un jour....
Clémence, une petite fille si pieuse, si scrupuleuse...
elle n'avait alors que quatorze ans... aurait
été sollicité... tu comprends.. par le prêtre... à
venir plus près de lui... et elle, s'approchant
innocemment, aurait soudain été saisi
à bras le corps...
-Ah mon Dieu, maman, assez!
l'ai-je
suppliée, dans le souci, il me semble, de
l'épargner plutôt que de m'épargner moi-même,
alors pourtant que je la plaignais d'avoir
supporté seule pareille vision, même si elle
n'était peut-être que dans sa

une telle vision, même si comme elle se
hâta de le préciser, elle n'avait peut-être jamais
existé que dans son imagination. — Et tu
as pu après cela, lui ai-je reproché, continuer
à prier, à croire!..
-A ca use d'un seul prêtre, homme
tourmenté et malheureux, renoncer à la
vérité de l'Eglise, voyons, dit-elle, il ne
faut pas connaître la vie pour parler ainsi.


Peu après, d'une voix lasse et triste, elle
me demanda pour ainsi dire pardon de s'être
laissée aller à me parler de cette histoire, me
troublant
juste à la veille de mon départ! C'est
qu'elle se faisait beaucoup d'inquie de souci
au sujet de Clémence.
— -Moi partie, me dit-elle, qui prendra
soin d'elle? Parfois j'ai peur, très peur, que

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dans la campagne où je les avais obscur au
environ d'Otterburne.

encore une fois Otterburne au fond de la plane pleine obscurcie


Je pense que c'était le sentiment d'un
monde trop beau pour convenir au à tant son
de malheur qui m'accabla le plus. Je
désespérai. Je désespérai être née pour le
bonheur comme maman elle-même
surement avait dû, certains jours, en
désespérer.
— -Je ne partirai pas, lui dis-je. Il y a
trop d'obstacles.


Maman se redressa d'un mouvement
vif. Elle allongea le bra au-dessus de
moi pour atteindre le bouton de la lampe.
À la lumière voilée, ses yeux, encore las et
tristes de ce qu'elle venait d'évoquer, brillaient
cependant d d'une énergie retrouvée.
— -Il ne manquerait plus que ça, dit-elle.
Ton billet est acheté, ton passeport prêt, tout
le monde averti, et tu ta remplaçante trouvée
à l'école, et u changerais d'idée. C'est bien
pour le coup que tu ferais rire de toi.
-Ah cela, faire rire de moi, j'y suis
habituée!
-Tu vas partir, reprit maman. Autre-
ment tu te le reprocheras toute ta vie et
tu me le ferais me le reprocher aussi.


Comme je flanchais déjà un peu, voici
qu'elle trouva le seul argument propre
à me réconforter et à m'encourager.
— -Ne t'occupe pas de ce que les uns et
les autres disent de toi. La vérité, c'est
que tu es la seule de mes enfants à être
restée si longtemps avec moi. Ils ont beau
parler, les autres sont tous partis au
plus vite. Joseph d'abord, à quinze ans
à peine, un errant s'il en fut jamais. Ensuite

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ensuite


— Rodolphe, aussi, guère plus vieux, quoique, lui, soit
revenu au moins de temps en temps. Anna
s'est mariée à dix-neuf ans, Adèle aussi.
Dédette, elle, pour répondre, comme elle disait,
à l'appel de Dieu, nous a quittés brusquement,
à vingt-deux ans. La première Agnès
aussi en un sens nous a quittés pour Dieu
venu la prendre si jeune, une douce petite fille de
quatorze ans, et l'autre donc, la toute
petite Marie-Agnès perdue pour nous
à quatre ans seulement. Tu ne peux t'en
souvenir, tu n'avais que neuf mois quand
elle est morte, et c'est dommage car elle, elle
t'aimait à la folie. Elle voulait tout le
temps te porter dans ses bras. Je l'en empêchais
souvent. J'avais peur qu'elle te laisse tomber.
Elle venait même parfois te prendre à la
cachette dans ton petit lit pour t'emmener essayer de
te dissimuler quelque part. Parfois je laissais
faire: c'était seulement touchant de voir aller
cette petite fille de trois ans et demi tremblante
dans l'effort de porter le gros bébé que tu étais
déjà, en lui supportant le dos d'une main comme je lui avais
montré.


Je pense que nous sourions toutes deux
alors à travers nos larmes à cette vision
tant de fois évoquée par maman que je m'imaginais
me la rappeler de moi en avoir moi-même le
souvenir. Ainsi, Marie-Agnès, que je n'ai pour
ainsi dire pas connue, m'a toujours paru
celle de mes soeurs la plus proche de moi
et peut-être la plus chère.


La voix de maman s'était raffermie.
— -Il n'y a que toi que j'ai gardée. Jusqu'à
maintenant. Penses-tu que je puisse oublier
que toi au moins tu sois es restée auprès de moi

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jusqu'à l'âge de vingt-huit ans.


Je ne lui répondis pas, ce que j'eus
alors sur le coeur,
que ce n'était pas
uniquement pour elle à cause d'elle que j'étais restée ―
chose qu'elle savait d'ailleurs sans doute
aussi bien que moi et dont je sus retenir
l'aveus heureusement. Car il fallait que
de cette nuit de chuchotements il nous
restait un sentiment de solidarité préservée,
d'une certaine douceur à de douceur à
toute épreuve.
— -Dors maintenant, lui dis-je.
-Toi aussi, dors, fit-elle.


Nous ne nous sommes pourtant pas encore pour
autant endormie, chacune poursuivant
écoutant sans doute en soi l'écho
qui allait se prolonger à l'infini des
paroles prononcées entre nous cette
nuit-là. Que le rapprochement ou
l'éloignement des êtres tient donc parfois à
à peu de choses un rien. Nous ne nous
serions pas couchées côté à côté dans le
grand lit étranger, maman et moi, que
nous aurions ignorés pour toujourssans doute
doute bien des choses d'une de l'autre.


Un long moment plus tard, maman me
parla encore. Elle me demanda d'une
voix de nouveau un peu tendue:
— -Veux-tu, demain matin, ce matin
plutôt, nous irons à la messe, prier
ensemble pour que réussissent tes projet?

Je demeurai muette. J'aurais dû
m'attendre à cette prière de sa part. Depuis
quelques années, sans qu'il en soit jamais
ouvertement question entre nous, je m'étais

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peu à peu éloignée de la pratique religieuse, en révolté, à
la fin, contre un esprit qui voyait le mal
partout, se réclamait pour lui seul la possession
de la vérité et nous eût tenu à l'écart, s'il
l'avait pu, de tout échange avec la généreuse
disparité humaine. Mais connaissant les
par égard pour les sentiments de maman, je
m'étais arrangée pour ne pas la heurter de
front et lui lasiser ignorer, quand cela
c'était possible que je n'allais plus guère
à l'église. Pourtant elle n'avait pas pu ne
pas voir que j'avais perdu cette foi fervente
cette ferveus de ma première jeunesse
qu'elle avait tellement aimée en moi.
La sienne était assez haute, assez éprouvée, je
suppose ― ou bien assez candide encore ―
pour ne pas s'attarder, gardant les yeux
fixés sur son centre lumineux.


Est-ce que je pouvais seulement lui refuser
avant mon cette consolation avant mon départ d'assister qu'elle me demandait ?
avec elle à la messe? d'assister avec elle à la messe? Je me dis que je
pourrais "faire comme si" sans que ce soit grand
crime, et que je n'aurais peut-être meme
pas vraiment à feindre, empruntant à la foi
maman une part de sa foi ardente
de maman de quoi me disculper faire pardonner
soulever un moment en unisson avec elle.


J'acquiessais à son désir, la sentit
tout à coup profondément soulagée, et dut
aussitôt m'endormir. Peu après il me sembla,
elle me secouait avec ces doux ménagements
qu'elle mettait à me réveiller lorsque j'étais
enfant, pour aller avec elle à la messe
justement, mais alors c'était l'hiver, il faisait

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sombre encore, au dehors le vent hurlait,
et c'était avec grand regret qu'elle me
tirait de la bonne chaleur du lit pour
m'entraîner sous les dernières étoiles dans
l'air glacial! Quel grands besoin d'âme
et de soutien d'a m'avait-elle pas des

d'âme n'avait-elle dans pas des dû épouver
pour s'y résoudre et qui sait si ce n'était-ce
pas encore le même besoin que aujourd'hui, qui
la contraignait!


Nous nous sommes habillés dos à
dos comme autrefois et sommes parties
dans le matin frais vers la cathédrale.
J'avais marché ainsi à côté de ma
mère depius presque mes premiers pas, et
soudain me représentai la route infinie
que formerait, mis à bout à bout, nos
parcours: Chez Eaton, tant de fois, à courir
les aubaines ; à l'église, bien entendu, le dimanche,
aux quarante heures, aux visites d'indulgences ;
quelquesfois, au plus fort de l'été toride, torride,
jusqu'au parc Assiniboine pourtant à des
heures de marche pour aller goûter la fraîcheur
de ses grands arbres et admirer ses pelouses toujours
vertes sous les jets d'eau : jusqu'au River
Park aussi où j'aimais tellement contempler derrière les barreaux
derrière les barreaux dans leur cage les animaux aux yeux au regard de captifs
enigmatique yeux fascinants captifs aux yeux songeurs et souvent
seulement pour le plaisir, aller et venir dans
notre petite rue Deschambault, la chaleur
un peu tombée. Et c'était par un de ces
doux soirs d'été que maman, un peu
avant que seulement
comme j'étais devenue
"grande fille" selon son expression, avait choisi

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de m'éclairer sur les réalités ― mais ne disait-elle
pas plutôt ce qui était bien plus approprié : les
mystères de la vie. Elle s'y était en tout cas si
mal prise que je n'avais pour ainsi dire presque rien
compris à ce qu'elle tentait de m'expliquer, à demi-mot
mot
, sinon que d'être femme était humiliant
à vouloir en mourir. Il ne faut pas trop blâmer
les femmes de ce temps-là d'avoir si peu mal su
parler du corps et de l'amour ; elle étaient
retenues par la gêne et aussi de la pitié envers
leurs petites filles, pensant bien faire en les
leur laissant ignorer le plus longtemps possible ignorantes
de ce qui les attendait. La lumière a été
longue à venir, à nous femmes, à travers
des siècles d'obscur silence. que nous
eux à travers
. Mais il me semble parfois
que rien en route n'a été perdu des efforts des
dévouement de nos mères plus énergiques et de leur acharnement
depuis toujours à vouloir la vie meilleure.


Je pensais un peu à tout cela en
marchant à côté de maman et me
sentais le coeur plein à éclater de souvenirs
que je n'avais pas crus avoir jusqu'à
ce moment-là, tant de départ ― presque
autant que la mort ― nous éclaire
tou soudainement sur les êtres que nous allons quitter.


Cette fois encore, nous sommes
allées nous placer tout à l'avant de la
longue nef, au plus près du sanctuaire,
parmi les vieilles femmes en noir
egrénant leur rosaire et marmonnant
à faible voix les avé à la lueur émouvante
des cierges.

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marmonnant les avé à mi-voix à la
lueur vacillante du cierge.


Nous nous sommes agenouillées
côte à côte comme en ce jour où nous étions
venues prier ensemble avant mon opération.
Et je regardais prier maman avec le
même sentiment emmêlé de jadis.
Et Aujourd'hui comme alors, elle priait
indéniablement pour qu'il me soit épargné
de souffrir. Et que demanderions-nous en d'autre
effet, éternel éternellement, en effet, l'un
pour l'autre, êtres de tourment, sinon
Et que demanderions-nous

Et que demanderions-nous d'autre, éternellement,
être de tourment, en faveur de ceux que
nous aimons,
Alors pourtant que notre
pauvre amour ne processe guère qu'à travers
les souffrances!


Bien des années après cette messe ― qui
serait la dernièrede longtemps ― quand le
divin partout présent en ce monde me
paraîtrait manifeste et me ferait juger moins
puériles des pratiques qui avaient tout de même
aidé à garder vivantes dans l'Eglise son
noyau de lumière, je ne dis pas que je
n'y revins pas un peu en partie sous
l'influence du nostalgique désir de me
retrouver une fois encore comme agenouillée
auprés de ma mère morte, et comment y
serais-je parvenue sinon à travers la prière aux en Dieu !
Quelquefois je m'avoue que ce qui me
plaît pait le plus dans cette idée d'éternité, c'est

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la chance accordée de s'expliquer avec ceux
que nous des voudrions avoir mieux aimés


la chance accordée de en retrouvant les âmes chères
s'expliquant de s'expliquer enfin à fond avec elles, pour
et que ceux enfin le long malentendu de la
vie.


J'avais souffert de penser que mes
amis et mes compagnes de travail à l'école, me
laissaient partir sans m'offrir une petite
fête d'adieu. On le faisait bien pour chacune
d'entre nous qui se mariait. Ce n'était n'était
pas de ne pas recevoir des gat cadeaux qui
me peinait, mais qu'on me laissait partir
comme si je ne comptait plus guère, en
me marquant jusqu'au bout ce que je
pensais être de la une sorte de désapprobation.


Mais le soir enfin venu de mon
départ, j'eus la surprise, en arrivant avec
maman à la vieille gare du Canadien Pacifique,
d'y d'appercevoir partout dans le grand hall
de mes amis, et j'eus le coeur si réjoui,
si bondissant que je me pris mis à courir
de l'un à l'autre groupe, prise tout à coup
d'une tendresse folle pour ces jeunes
filles et ces jeunes gens de mon âge, que
je ne pensais pas avoir crus proches à ce point de moi,
mais soudain ils l'étaient, et je me
sentais par leur présence encouragée à fair
tenter l'impossible pour leur "faire honneur"
comme on disait alors dans notre petit
monde de quelqu'un l'un de nous le succès pouvait
rejaillirait quelque un peu sur tous. Il se trouvait

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de mes camarades du temps de nos tournées
de spectacles, entre autres, Fernand le
pianiste-caricaturiste-psycologue qui me
tendis ce qui allait se révéler être un cadeau
plutôt encombrant guère utile à moi
qui n'avait pour ainsi ni bague, ni bracelet ou colliés,
un coffret à bijoux que je cheris devait pourtant
chérir étrangement, tant que je l'eus en ma
possession
peut-être parce que pour Fernand
qui vivait vivant chichement de leçon de piano donnés
à tous les coins de la ville, avait dû se priver
pour me l'acheter et que pour lui le
le coffret représentait


Tous nous suivirent, maman et moi,
sur le quai. Le long train prêt à partir
vibrait de bout en bout, cependant que
lui échappèrent de partout, de ces petits
crachats de vapeur qu'alors signifiaien
s'alliaient pour moi à l'exaltation

était liés pour moi à l'e xaltation du voyage.
Je ne les avais jamais écoutés sans avoir envie
de bondir


de mes camarades du temps de nos tournées de
spectacles, entre autres, Fernand le pianiste ―
caricaturistes, qui me tendis ce qui allait
se révéler être un cadeau plutôt encombrant
au reste et guère utile pour moi qui ne possedais pour presque
ainsi dire rien à y mettre, un petit
coffret à bijoux que je devais pourtant
chérir étrangement peut-être parce que
de tous ces garçon Fernand était le plus
pauvre, vivant tout juste des de leçons de
piano donnés à tous les coins de la ville.


Le groupe entier nous suivit, maman et

Image


même de mes camarades du temps de nos
tournées de spectacle, Fernand entre autres,
le pianiste-caricaturiste, ayant pour moi,
qui n'avait presque rien à y mettre, un
petit coffret à bijou que je devais pourtant
singulièrement chérir, sans doute parce que Fernand
vivant chichement, j'imaginai sans peine
ce que son cadeau pouvait représenter de
leçon de piano données aux quatre coins
de la ville.


Le groupe entier nous suivit m'accompagna
sur le quai. Je m'eperçu avec fierté que
cela faisait beaucoup de monde rien que
pour moi. Le long train vibrait de part en
part, en emettant encor émettant de ces
petits crachotements de vapeur qui m'étaient
d'y alors l'expression même de l'enivrement.


Mes amis me sautèrent au cou. Les
uns me tendirent un petit paquet enrubanné,
les d'autres ― et que j'eus bientôt loisir
de bénir leur prévoyance! ― glissèrent dans
mon sac à main ou dans une poche de
mon manteau une enveloppe dans laquelle je
découvrirais un billet de banque acompagné
de quelque mots: "Pour une paire de bas..."
Ou bien : "Pour un bon repas un jour maigre..."
Les chers amis que leur cadeaux devaient
tomber à point, au jours creux qui ne
manquèrent pas de se présenter, me devenant
l'indispensable paire de chaussure ou
le repas solitaire que je prendrais pourtant
joyeusement en pensant que c'était
aujoud'hui Hector ou Valen qui, sans le
savoir, me l'offrait !

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Le chef de train lança son appel au départ. Je
sautai sur le marchepied. Devant moi, la
petite foule amie agitait la main du bout
des doigts me lançait des baisers, me
criait des voeux de bonheur. J'étais
étourdie de joie par cette démonstration d'amitié
que je n'avais pas prévue. Mais alors,
en plein milieu de cette exaltation, me
sauta aux yeux, à travers les visages
jeunes et souriants le petit visage gris de
celui de le petit visage défait de ma mère , tordu de chagrin, tout creux creusé
et
subitement comme tout devenu vieux.et creusé par le chagrin qu'elle ne pouvait plus me cacher. Dans
ma folle ivresse de me voir l'objet de
l'affection, j'avais oublié de l'embrasser, et
c'est tout juste si elle me osait me le rappeler. de
ses yeux battus d'insomnie. J'eus le
souvenir d'un autre regard échangé avec elle entre elle et moi
le jour de ma "graduation", quand, du
haut de l'estrade, j'avais chercher le sien et
l'avait rencontré, si brillant de fierté que
j'en avais été illuminée. Alors qu'aujourd'hui
son regard il paraissait sur le point de
s'éteindre. Je sautai à bas du train. Je
courus à elle. Je l'embrassai Je l'enserrais Je
l'enserrai. Mais comme donc n'avais-je
pas découvert avant qu'elle était si petite? Un
corps d'enfant ! Je la serrai contre moi de toutes
mes forces. Je lui murmurai à l'oreille je ne
sais quelle sotte prière de prendre bien soin d'elle-même,
elle qui ne l'avait guère fait au temps
o ù la vie lui était encore quel quelque peu
bienfaisante.

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La première, elle dessera notre étreinte, me disant. "Ton
train ... ton train..." car il avait doucement
commencé à rouler. Je remontai sur une
marche du wagon. Je me pendis à la barre
d'appui. Passèrent à mes yeux, les visages
jeunes, les visages souriants. Je n'avais
plus de regard que pour la petite silhouette seule
perdue au milieu d'eux.des êtres heureux. Je la vis serrer
sur elle son manteau un peu étroit d'un
geste que je reconnus seulement à cette
minute lui avait avoi avoir vue faire
cent fois au moins et qui la peignait si bien
telle était, à la fois timide et fière. Elle me
suivait de ses yeux éteints comme s'ils
n'allaient cependant jamais me perdre ― où
j'irais ! ― au bout de leur regard. L'expression
m'en devint insoutenable. J'y voyais trop bien
qu'elle voyait que je ne reviendrais pas. Que
le sort aujoud'hui me happait pour une
toute autre vie. Le coeur me manqua. Car
j'y saisis, tout au fond, que je ne partais pou r
la venger, comme j'avais tellement aimé
me le faire croire, mais mon Dieu, n'était-ce
pas plutôt pour la perdre enfin de vue. Elle
et nos malheurs pressés autour d'elle, sans
sa garde, et que jamais elle n'abandonnerait.
Il n'y eut plus alors avait plus maintenant
que ces absents de visibles pour moi sur le
quai de gare : Anna qu beau visage
désolé de femme pleine de dons qui n'en
a fait fructifier aucun et s'en le trait un s'en fera reproche
peu rancune peujusqu'à la fin de ses jours ; Clémence dont les yeux
déjà si sombre s'entouraient des cernes
les plus noirs noirs de la maladie ; Rodolphe au visage
abîmersi tôt ; même Dédette se trouvait là,

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Avant que ne vienne me reprendre, au
son à présent régulier du train en marche
rapide à travers les espaces libres, le grand rêve consolateur de ma
jeunesse qui m'a si longtemps trompée.
Il me peignait que j'aurais le temps
de tout faire. Et d'abord de me sauver moi-même,
― A qui est-on utile, soi-même noyé? ―
Puis de revenir sauver les autres. Il me
disait que le temps m'en serait accordé.

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les meilleurs à partager avec votre femme et
ce gentil Jean-Noël qui a apporté Ces Enfants...
dans votre maison.


Qu'heureuse soit sa vie et la votre
à tous.

A tous


Bien amicalement


Gabrielle Roy

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Cher docteur Boulay


Pour une première lettre à un auteur, parmi
ceux que l'on peut rejoindre, vous m'en avez
écrit une bien belle et de nature , je vous
assure, à réjouir le coeur toujours un peu
farouche d'écrivain, peut-être parce qu'il ne
sait pas au juste ce qu'il a fait ne
l'apprenant que peu à peu par les réactions
de ses lecteurs. Quand ils sont comme vous,
le coeur attentif et généreux, et sensible, c'est
dans la joie.


J'ai particulièrement aimé que nous
avez lu mon livre à l'accompagnement
de cette musique divine dont vous me parlez
si bien que je crois l'entendre avec à travers
votre lettre, de même qu'à travers mon livre
vous avez eu accès à une part de vous-même
à un rêve en vous, car, il n'y a pas à s'y
tromper, les livres qu'on aime sont ceux qui
nous révèlent cette part meilleur de nous-même
dont vous parlez à la fin de votre lettre ― et
la souhaiterions-nous tellement l'atteindre si elle
n'était pas déjà là en attente?


Vous me décrivez, ailleurs, une sensation que
j'ai b ien des fois éprouvée quand sans l'effet
d'une joie trop forte, on dirait que l'être va en
effet se séparer ― corps et âme. Alors que
peut-être au contraire, proche de l'infini, il est
pour un court moment, tout entier, et comme enfin
rassemblé. Mais Pourtant c'est votre image qui
rend le mieux compte du compt du bouleversant phénomène,
et je vous l'envie quelque peu.


Veuillez croire cher docteur Boulay que votre
lettre je l'ai reçue comme un beau cadeau des fêtes.


Je vous en remercie et vous prie d'accepter
de ma part et de celle de mon mari nos voeux

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— tu vas vivre, vieillir, mourir.


Cela me jetait un froid terrible.


J’insistais :
p. 55 — – Non, non, l’avenir, mémère !



p. 56 Elle partait à rire, d’un rire qui
évoquait le caquet d’une poule, qui vient de
pondre
.
— – Qu’est-ce que vous avez, les jeunes, à
vouloir connaître l’avenir, vous qui l’aurez,
car il viendra, il viendra, et puis, vous
vous retournez, et ce sera le passé. Bien
fait pour vous autres !


Parfois elle consentait à pencher son vers ma paume
tendue son vieux visage craquelé comme la terre gumbo
en période de sécheresse. Je surprenais l’éclat
aigue encore des yeux usés.
— – Oui, je vois, disait-elle, me mettant
l’eau à la bouche, puis continuait : Tu
voyageras... tu feras amis avec des
jeunes... des blonds... des bruns...


Je me demande ce qui me poussait
tellement tant à vouloir me faire prédire l’avenir
par cette aïeule proche de la mort et qui ne
fit jamais que se moquer de moi, à se sujet,
à moins que ce ne fût la rumeur
persistante qu’elle était capable de terre
tout voir de ce qui allait arriver.. parfois...
si elle le voulait bien...


Finalement, j’étais peut-être plus
attirée vers elle à cause du passé que
de l’avenir, Mémère Major, si différente
de ma grand-mère ordonnée, à peine
plus âgée qu’elle, l’avait en avait été l’amie

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Le grand Gilles demanda des volontaires
pour aller chercher le piano. C'était tout
à l'autre bout du village. Presque le
tiers de la salle se leva et partit. Pour
faire prendre patience au monde pourtant bien
patient, Fernand se prit à "croquer" un
des visages qui émergeait le mieux de
la douteuse clarté, une tête saisissante, au reste
resta sous un chapeau haut chapeau
mais à large bords. Bientôt un murmure
murmure de chaude approbation se propagea parcourut
d'un bout à l'autre du curling les rangs: — "C'est
Ubald!"


Alors arriva le piano qui passa
pour ainsi dire par-dessus des têtes, porté à
bout de bras par huit hommes solides
répartis à quatre de chaque côtés.


Il était près de minuit. Fernand
plaqua de vibrants accords. Les somnolents
furent réveillés en sursauts. D'autres
entrèrent dans la fête tout aussi dispos
que s'ils fussent entrés à la minute. Il
me semble me rappeler que ce fut une
de nos grande réussites de la soirée saison.


Mais pourquoi le souvenir de cette
soirée m'eut-il revenu si exactement, alors
que tant d'autres soirées sans doute tout aussi
amusantes au cours de notre tournée, ont
fui ma mémoire? Ne serait-ce pas
parce qu'entre Otterburne et moi qu'entre
Otterburne et moi tout n'avait pas été
dit ce soir. Que j'errerais de nouveau bien
et que nous devions nous revoir un jour.

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du temps à m'avertir m'avouer ce qui se passait et dont
je me doutais. Un soir, au Manitoba,
elle me cria toute en déroute :
-J'ai dû faire entrer Clémence à
l'hopital. Inquiète-toi pas trop. C'est
peut-être un mal pour un bien. Car
par l'entremise de nos soeurs
j'ai réussi à la faire voir par un
bon per


Et elle continua, sur ce tonvite parce que le téléphone ça coute cher,
c'était peut-être un mal pour un
bien ... puisque, par l'entremise d' "une de
nos soeur elle avait fait voir Clémence
par un ps psychiatre et il avait
dit tout de suite : faut la faire entrer
dans une bonne institution, et c'était
déjà presque c hose faite, l'endroit était trouvé.
C'était des Soeur de la Providence très
dévouées, qui dirigeaient le foyer ... "et nos
soeurs connaissent leurs soeurs..."
— -Où ? ai-je pu enfin demander pu placer un mot.
Le silence
Même à

Il y eut un silence même qui [][illis.], au prix
qu'il représentait au téléphone, me donna la mesure
de l'embarras de Dédette. — - Otterburne, soupira Dédette -elle, loin
au-delà des Grands Lacs, au delà d'une
partie de la plaine manitobaine.

— -Mon Dieu!


Je revoyais le petit village si
éloigné qu'on le dirait déjà il y avait avait toujours dit
vingt ans menait d'être un de ces jours
pour de bonoublié. Je voyais le petite
Il n'y a routes sombres et y errer

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vue livré ainsi plus encore qu'au qu'à un vent
d'hiver, à un vent comme de défaite.
Ainsiprisonnier, plus encore qu'à
qu'au vent d'hiver, à un vent
comme de défaite.


(espace) [Ch XII] i.e. XVI


Je fus inquiète toute cette journée-là
sans percevoir de cause précise à
cettemon l'angoisse. qui m'étreignait. En
rentrant, je demandai :
— - Maman n'a pas téléphoné?
- Non, dit Clémence. Elle doit
être en route. Ou bien ma tante la
garde à souper.


A six heures, j'appelai chez ma
tante. Elle m'apprit que maman
était partie depuis des heures, supposé
ment par le tram.


Il était sept heure quand un policier sonna à notre porte. Il m'apportait
la nouvelle que maman, à la suite d'un accident
dans la rue, avait été transportée
à l'hôpital Miséricordia qui se trouvait
non loin justement de chez ma tante.
En avançant sur la glace vive de la
rue pour prendre son tram, elle avait
glissé foncé et s'était fracturé une hanche.
Un automobiliste l'avait recueillie.


Je partis immédiatement
pour cet hôpital situé pour nous tout à l'autre
bout de la ville, en quartier anglais, bien
entendu, Je me demandais et je
me demandais, en roulant dans le tram,
comment maman, conn connaissant si
connaissant si peu d'anglais et probablement

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dollars. Mais je vois à de petits
signes que je connais bien, car je viens d'un
milieu presque pauvre, que vous n'êtes pas
riche. La Que diriez-vous de cent dollars?


Je tressaillis, non pas au chiffre
énoncé, mais parce que j'avais été à
ce point plongée dans le passé que
j'avais perdu de vue pour un instant
la scène présente où j'étais.
— -Cent dollars!


Et tout à coup , exactement comme
maman naguère, j'en était je me pris à raconter
quelque chose de notre vie. Ou plutôt

soulevée par la confiance que
m'inspirait le docteur, je me surpris
à m'ouvrir le coeur à lui comme
je ne l'avais fait encore avec
personne encore. Je luis disais que j'avais
en main ― c'est-à-dire à la banque
l'argent pour tout régler d'un coup
s'il le fallait, l'hôpital, l'anesthésie,
l'opération. Mais que cette somme
représentait huit année de petites
économie mises bout à bout de
peine et de misère dans le but d'aller
passer une année au moins en Europe.
mais pour une raison que je ne pouvais
d'ailleurs clairementm'expliquer. Peut-être
au fond pour découvrir me soumettre
à un essai, découvrir si j'étais apte
à devenir quelqu'un, quelque chose.
Que tout cela était confus dans ma tête,
que je n'avais peut-être pas de talent,
au fond pour ce dont je n'avais

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Dès le corridor, j'entendis maman
et l'Ukrainienne qui en étaient à
énumérer chacun pour faire le
compte de leurs enfants et à les se les nommant
chacun pour le profit de l'autre à pour le bénéfice de l'autre !
?J'entendais : Irina, Olga, Ivan...
et à travers Puis Anna Adèle, Agnès..."


Je coupais court à tout cela. J'étais
très fachée.
— -Voilà trois jours, dis-je à maman, que je cours.
Je trouve pour toi le meilleur orthopédiste
de la ville. Ce main, il se dérange. Il
vins de bonne heure exprès pour toi, de
l'autre bout de la ville. Et qu'est-ce
qu'il trouve? Une vieille femme
entêtée qui avait dit oui hier, qui
dit non ce matin.


Maman détourna les yeux. Elle
ne se sentait coupablepeut-être pas d'avoir
dit oui puis non, mais d'avoir fait
venir pour rien le vieux médecin écossais
?qu'elle commencait à beaucoup estimer. très fort
— -On m'a dit, fit-elle, que les os
reprennent parfois très bien tout seuls,
que la soudure se fait d'elle-même,
et qu'au bout d'un mois ou deux
on peut même avec une fracture comme la
mienne qu'on peut se remettre à marcher.
Une femme de la chambre voisine
à qui c'est arrivée, est venue et me
?l'a assurée. Et ça couterait moins
cher...
-Et comment marcheras-tu, lui
dis-je, en moquerie, à supposer que soit

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En arrivant, j'appris du chef de gare
qu'il me fut

De plus, je pense que j'étais barbouillée
de poussière de charbon. Mais le pire
m'attendait. J'aurais à attendre moi
le train de Rorketon longtemps me di m'apprit
le chef de gare. ― Combien de temps? ― Je
ne pouvait le préciser. Ce pourrait être deux
heures comme tout aussi bien la
moitié de la journée ou même plus. Ce
train n'avait pas d'heure. Il arriverait
quand il le pouvait, partait quand
il était prêt. Ici, c'était un peu à
ce que tous devaient faire quoi tous
devaient se résigner résoudre, me fit-il
observer avec douceur, en m'engageant
à essayer d'en faire autant.


Je ne connaissasis personne à Dauphin.
D'ailleurs, à cause de cette ce train qui
pouvait arriver dans trois herues
aussi bien qu'à l'instant, il valait
mieux ne pas quitter la gare. A l' L'intérieur
était étouffant. Mais dehors, juste
devant la fenêtre du bureau du
chef de gare, il y avait un banc en bois.
Je m'enveloppai de mon manteau et
tâchai de trouver une posture pas trop
pénible sur de ce banc plutôt étoit et court.
J'étais si ensommeillée que je pense
avoir dormi par moments instants, la tête sur
le dur accoudoir et glissant parfois
à moitié hors du banc. Je me reveillais,
me recroquevillais autrement, dormait
encoreun petit moment


Le chef de gare, de sa fenêtre, devait

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personne, personne au monde ne veuille s'en
charger.


La phrase s'éteignit et pourtant elle
résonnait toujours encore en moi, elle. y a toujours
résonné, à intervalles, comme ces
lugubres cloches de bouées en mer, selon
que les vagues les ballottent les ballottent
les vagues ou les laissent un moment

que les vagues les ballotent en mer ou les et
laissent un moment de repos.


La phrase s'éteignit et pourtant elle résonnait
encore en moi, elle y résonnerait allait y résonner toujours à
intervalles, comme ces lugubres cloches
de bouées que la vague en mer ballottent
puis qui se laissent laisse pour un instant moment en repos.


Etonnament, passèrent alors à mes
yeux les agneaux et les brebis allant marchant
au pas en une longue file flile étirée le long de la
Grande Poule d'Eau. La rivière elle-même
me réapparut dans pleine à ras bords
de sa douce eau verte allant couler si perdre
si rapidement vivementpourtantdans l'immense lac
Winnipegosis non loin. Je voyais onduler frémir
les roseaux, les petites poules d'eau plonger
leur fine tête dans l'eau, au ciel, s'élever pami
les bla nuages, des troupes de canards au
cou raide dans leur vol rapide serré. Et
je me demandais avec une surprise infinie,
comment la une même vie pouvait contenir à la fois
tant de félicité et un si grand malheur
tel je l'apercevais aussi avec dans la silhouette
solitaire de Clémence que je croyais
distinguer au loin voir errer au
crépuscule par de petites routes inconnues dont

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dans ses habits de religieuse, au vent son visage
attristé me révélant que malgré tout elle
regrettait de n'avoir presque rien pas connu un peu plus du
monde avant de s'en séparer. Ils semblaient, tous me reprocher
leur vie manquée ou incomplète. "Pourquoi
toi seulement? Pourquoi pas nous? N'aurions-
nous pas nous aussi pu être heureux?"


Même des peines à venir, à des
années encore de moi, me semblaient
me blâmer d'aller me mettre à l'abri
des peines qui d'elles qui s'abatraient
ici.


Puis, au bout du quai, surgie cette
fois comme du passé, une petite foule en
noir me parut se dessiner. C'étaient les
grands-parents Landry, les Roy aussi, les
exilés au Connecticut, leur ancêtres, déportés
d'Acacadie d'Acadie, les rapatriés à
Saint-Jacques-l'Archigan, les gens de Saint-Alphonse-
de-Rodriguez, ceux de Beaumont et jusqu'au
grand-père Savonarole que j'eus le temps
de reconnaître, à côté de Marcelline, tel qu'en
son portrait, avec ses yeux de braise
sombre... le terrible exode dans lequel
ma mère un jour m'avait fait entrer...


Est-ce que je n'ai pasalorslu dans
mon coeur le désir que j'avais peut-être
toujours eu de m'échapper, de rompre
avec la chaîne, et jusqu'avec mon pauvre
peuple dépossédé? déposé à Mon? Qui ne nous ne l'a un jour
souhaité? Une si difficile fidélité !!


Ensuite, je pense avoir versé des
larmes. De honte? De compassion? Je ne
le saurai jamais. J'ai peut-être pleuré
de l'amer sentiment de la désertion.

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fussent-ils, qui m’ouvrirent enfin pleinement
les yeux sur notre condition, à nous
Canadiens français, au Manitoba.
Cela s’est en une autre occasion
et plus durement encore beaucoup plus dure.
II


J’avais été malade de sérieuses
indigestions l’une sur l’autre et il me restait
une sensibilité au ventre. Maman, le jour
seulement où je commençais à aller un peu mieux
et comme c’est souvent cela nous ressemblait
comme c’aurait pu être c’est sans doute le cas chez bien des gens
de notre genre, se décida à m’emmener
voir le médecin. Après les question et l’examen
la en ce temps-là de qui consistait surtout
en palpation, nous attendions, maman
et moi, un peu effarouchées du verdict que
le médecin mettait beaucoup de temps bien de nous semblait-
il
à prononcer. Enfin il regarda maman
et lui décocha un peu comme un
reproche : N.B. X corr. par vous
— – Madame, il va falloir opérer cette enfant.
Au plus tôt. Sans plus attendre.


Je tournai un peu la tête vers maman
et la vit tressaillir comme sous le coup
d’un reproche et effectivement. Elle avait pâli,
puis il m’avait semblé la voir rougir et
tout ce temps elle avait l’air de chercher
des mots qui ne venaient pas. Enfin elle
trouva celui-là qui nous était le plus
coutumier, le plus habituel, je pense bien, et
je l’entends encore, je l’entendrai toujours

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aux époquestraditions anciennes du théâtre. Un
rideau de jute, je pense,
De chaque
côté, de petits abris protégés par des
rideaux de jute, nous servaient de
coulisses, salles d'habillages, loges
et tout ce que vous voudrez. C'est de là
par des trous dans le jute
que nous comme des ourlets par les trous dans le jute usé comme dans une vieille dentelle
avons vu arriver le beau monde, les
madames, le curé, le notaire, le médecin,
qui la jupe relevée, qui la soutane remontée, qui pantalon
retourné, comme ils atteignaient le dernier
échelon de l'échelle par laquelle on
accédait et qu'on les voyait à la salle.


Jamais non je n'ai connu théâtre plus
embaumé. Il sentait le bois frais, le pain
cuit au soleil, les marguerites séchées, je
pense bien, et peut-être tout
juste assez, très au loin, un peu de vache
dans les champs alentour, tout juste assez pour faire théâtre
de plein air.


Nous donnions notre spectaclehabituellement
à la clarté d'une lampe à essence. Un soir,
est-ce que c'était à Sainte-Agathe ou à
St-Jean-Baptiste, la lumière commença de
baisser, baisser... et, à la fin, il faisait
si sombre dans la salle, sur la scène, que
le malheureux Fernand, qui en était à
esquisser une tête, dans de l'assistance, ne
comprenant ce qui se passait, se prit
à gémir.
— - Je ne vois plus! Je ne vois plus!

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toujours pas de ce que sa mort, approchante
me rendit Dédette présente visible – jusqu'à
la couleur de ses yeux admirables que
je n'avais pas bien vue jusque-là ―
et de plus en plus chère à mesure que je
la connaissais mieux. Pourquoi donc aussi,
me dirais-je parfois apprendre à si bien
connaître un être qui va nous être
ravi? J'aurais moins connu Dédette peu
avant sa mort que je n' J'en aurais eu
moins de peine – pourtant – ce c'est une
peine dont pour rien au monde je ne voudrais pas aujourd'hui
avoir été privée.


Elle occupait à l'infirmerie du couvent, une
chambre guère plus grande qu'il ne faut
pour mourir c'est à dire pour contenir un
lit et un fauteuil
, mais la fenêtre ―
symbole d'ouverture et de libération était
immense, une de ces hautes fenêtres
et généreuses
fenêtres des couvents du
jadis. Sans cesse, quand Dédette
somnolait un moment peu après son calment,
ou que nous parlions et que je voyais
passer sur son visage une une la crispation de la
souffrance, le coeur me manquant alors
j'a je m'avançais de quelques pas
vers cette grande fenêtre qu'elle avait
dans le dos et ne voyait pas et je
ressentais presque chaque fois la une
surprise infinie de découvrir, au milieu
de tant de du chagrin, un ciel si beau.


Et c'est ainsi que, peu à peu
Et c'est ainsi que, peu à peu, pour
rompre cette gêne atroce qui triste entre

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État 1

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Les heures de
Ma vie

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Quand donc ai-je pris conscience
pour la première fois que j’étais, dans
mon corps, d’une espèce humaine destinée
à être traitée comme inférieure ! Ce
ne doit pas être au cours du trajet
tant de fois accompli pendant notre
vie, maman et moi, alors que nous
nous engagions sur traversions le pont Provencher
qui enjambe la Rouge laissant
derrière nous notre petite ville française
pour entrer dans Winnipeg la capitale
qui jamais ne nous vient tout à fait
autrement qu’en étrangère. Encore que
cette sensation d’être à l’étranger à
deux pas de chez nousloin fut loin de
m’être toujours désagréable quand j’étais
enfant. J’y ai puisé bien des fois
au contraire le sentiment du dépaysement
qui ouvre les yeux, stimule l’imagination,
entraîne à l’observation, enrichit.
était [][illis.]


Si c’était


Nous partions donc habituellement
de bonne heure, maman et moi, et,
presque toujours à pied si c’était l’été,
non pas rien que pour économiser
le billet de tramway, mais parce que
nous étions tous des marcheurs chez
nous, aimant naturellement s’en aller
au pas, le regard ici, la pensée
libre. et comme de tant marcher
nous a été salutaire à tous,


Nous partions aussi presque
toujours animées d’espoir et d’humour gaie.

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Maman avait lu dans le journal ou
appris d’une voisine qu’il y avait solde
chez Eaton de dentelle de rideaux, de
cabiot ou d indienne propre à y en
confectionner tabliers et robes de
maison, ou encore des chaussures
d’enfant. Toujours au-devant de
nous, au départ de cesles courses dans
les magasins, luisait cet espoir si
doux au coeur des aux pauvres et d’acquérir à
bon marché quelque chose de beau. Il
me revient maintenant que nous ne nous
sommes guère aventurées dans la
riche ville voisine que pour acheter.
C’était là au fond qu’aboutissait presque
tant de notre argent si péniblement gagné. et
faisait de la ville cette arrogante
qui nous intimi
et l’argent c’était cet
argent des pauvres des gens comme nous qui en faisaient de la
ville une arrogante nous intimidant.
Plus tard, je fréquentai Winnipeg pour
bien d’autres raisons, mais dans
mon enfance il me semble que ce fut
presque exclusivement pour courir les aubaines.


En partant, maman était si souvent rieuse donc
de bonne humeur
, portée à l’optimisme
et même au rêve, comme si, en
laissant derrière nous elle notre maison,
notre ville, tout un réseau habité d’obligations
et de contraintes, elle se la libérait, elle
atteignait l’aptitude au bonheur
qui échoit à l’âme voyageuse.


En cours de route, elle m’entretenait
des achats qu’elle se déciderait peut-être
Au fond mon [][illis.] de rappeler [][illis.] voyager, et disponible à [][illis.] au monde entier

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à faire, si évidemment les rabais
étaient considérables. Elle se laissait
aller à imaginer beaucoup plus
que ne permettraient jamais nos moyens,
sur le elle pensait à un tapis pour
le salon que depuis longtemps elle
convoitait, à un nouveau service de
vaisselle. N’ayant encore en rien entamé la
petite somme dont elle disposait
pour aujourd’hui, celle-ci paraissait
devoir suffire à combler des désirs
qui attendaient depuis longtemps, d’autres
qui paraissaient à l’instant. Maman était
de ces pauvres qui ont toujours rêvé
au beau en sorte qu’elle en a
eu la possession au moins
quelques minutes par-ci au
moins
quelques minutes par-là alors
que bien des riches qui l’ont chez
eux, à demeure, n’ont ont jamais eu
jouissance comme maman en
eut, jusqu’à en sourire dans ses rêves,
tant à la fois de bonheur les yeux brillants, sur
ses lèvres un sourire captivant.


C’était donc en riches que nous
traversions le pont, nos rêves intacts,
l’argent dans le sac de maman intact,

Toutes les possibilités d’achat pêle-mêle dans
nos têtes.


Et c’est alors toujours, le pont
franchi, que s’opérait en nous, sans
que nous en prîmes souvent vraiment
conscience, une subtile transformation
qui nous faisait, il me semble, nous
approcher l’une de l’autre comme pour mieux

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affronter ce changement qui nous guettait.
Il ne venait pas seulement de ce que
nous trouvions dans lale quartier partie sans doute
la plus laide de Winnipeg, d’une laideur
vraiment sans nom, les cours d’aiguillage du
chemin de fer voisinant avec une [][illis.] rue
de taudis, tout cela à la fois
bruyant et silencieux, pauvre et [][illis.]
indifférent, ce côté repoussant d’elle-même que
la ville nous montrait avant de nous
l' ouvrir accès à nos yeux ces longues
artères aérées.


Le malaise nous venait aussi de
nous-mêmes. Tout à coup, nous étions
moins sûrs de nos moyens, notre
argent avait diminué, nos désirs
prenaient peur, l’espoir faiblissait. quelque peu


Nous continuions bien entendu
à parler français entre nous, mais à
voix moins haute, surtout après
que quelque passant comme cela arrivait
souvent se fut retourné vers sur nous
pour saisir au passage des bribes
et
avec une expression de curiosité.
Cette humiliation de voir quelqu’un
se tourner vers sur moi qui parlait français
dans une rue de Winnipeg, je l’ai tant
de fois éprouvée au cours de mon
enfance qu’en fait je ne savais plus
que c’était de l’humiliation. Au
reste je m’étais moi-même retournée
si fréquemment verssur quelque
immigrant ou deux parlant slave ou
à l’accent nordique que j’avais appris

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de bonne heure comme une chose
acquise que les autres autant
que moi, des milliers d’autres étaient
aussi à l’étranger parmi nous.


C’est à notre arrivée chez Eaton
seulement que nous avions cependant
à nous débattre oui ou non. Tout
dépendait de l’humeur de maman. Si elle
était dans ces bonnes journées, le
moral haut, prête à l'attaque la lutte, alors
dès l’entrée elle la parole affilée le courage paré donc

maman passait à l’attaque. Elle demandait
à parler à un chef de rayon. Elle réclamait
de lui pour nous servir un commis de
langue française. Elle parlait haut et
posément, disons qu’elle avait d’important
achats à faire mais qu’elle irait les
faire
porter ailleurs ses commandes si on ne pouvait l’entendre
chez Eaton dans sa langue. C’était son droit notre
strict droit et dans nos assemblées patriotiques
à St-Boniface, on nous incitait à le
faire valoir, en toute occasion, si on
voulait qu’il ne nous fût pas retiré. On
faisait
et si on tenait aussi à forcer
Eaton à embaucher des gens de notre langue.


Quelques fois tout se passait bien.
Embarrassé de ne rien comprendre, le chef
de rayon envoyait vite chercher mademoiselle
une telle ... ou madame Ceci ou Cela...
qui souvent se trouvait être une de
connaissance, même une voisine. Alors
s’engageait la plus aimable des conversations
en plein magasin.
— – Ah bien Ml Mademoiselle Phaneuf,
disait maman. Comment allez-vous ?

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— Comment va votre père?
— – Et vous Mademoiselle Roy ? Vous allez bien ?
Qu’est-ce que je peux faire pour vous.


Ces jours-là, nous et achetions
peut-être plus que nous aurions dû,
si réconfortées à nous croire à pouvoir
faire affaireacheter en français que l’argent
nous en sortait encore plus vite
que jamais des mains.


Ou bien il arrivait que maman
se sentait vaincue à l’avance, mais
par cette lutte perpétuelle toujours à
reprendre, jamais gagnée une fois pour
toutes, et qu’elle trouvât plus
simple, moins fatiguant de ‘’sortir, comme
elle disait, son anglais’’.


Nous allions de comptoir en
comptoir.


Maman disait
— – I want some chamois skin to put
indoor the coat.


Quelquefois le commis comprenait rien
qu’à la mimique, aux gestes de
maman d’une extraordinaire éloquence.


D’autres fois, il appelait un
autre employé, celui-ci parfois un autre.
Ils conféraient pendant que maman se
donnait le plaisir de le regarder de
haut avec un sourire en coin.
Des ‘’customers’’ s’arrêtaient pour nous
venir en aide, car cette ville qui
nous traitait en étrangers était des plus promptes à nous secourir dans
notre pétrin si nous y étions tombés
reconnus. Ces conciliabules autour de nous
dans
dès que nous nous étions reconnues être dans le pétrin.

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Ces conciliabules autour de nous pour nous tirer d’affaires
nous mettaient à la torture. En plein attroupement
provoqués par nous il nous est arrivé de nous en
esquiver sur la pointe des pieds gagnés par
un fou rire où il y avait de la nervosité.
Mais sans doute aussi de la gaité à la
pensée de tous ces gens de bonne volonté
qui allaient continuer à chercher à vouloir nous secourir
alors que nous serions loin déjà.


Un jour, plus nerveuse énervée encore
que de coutume par cette aide surgie
de partout, maman en payant ouvrit
grand son parapluie en plein milieu
du magasin que nous avons parcourus
au trot sous notre parapluie comme sous la pluie, et les
épaules secouées de rire. Une
commis, les yeux ronds, faisait
sur notre passage Tch... tch... Tch... comme
devant une conduite totalement répréhensible.


Arrivée à la sortie, maman s’avisa
de fermer son parapluie, ce qui donna à
l’innocente aventure une allure de
provocation. Rire, bienheureuse defense
des timides, combien des fois il nous
repêcha de la tristesse ! [][illis.]


Poussée par lui et une certaine honte
de se conduire si peu sérieusement en
public, maman pouvait donner l’impression
de ne pouvoir plus avoir peur de qui que ce soir au
monde.


Sur le trottoir, après le coup du parapluie,
nous avons ri un bon moment encore,
Puis je ne sais trop comment, je me suis
fâchée contre maman, et lui ai fait remarquer
qu’à la fin elle nous faisait mal voir,

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et que si nous rions, nous faisions
aussi rire de nous.


A quoi un peu piquée, elle me
rétorqua que c’était à moi à l’âge que j’avais,
l’esprit agile, la tête pas encore toute
cassée par des []calculs de toutes sortes à la centaine
de
, de me mettre à apprendre l’anglais
pour nous venger tous.


Eh oui, apprendre l’anglais, c’était là
encore notre seule vengeance possible contre
un sort injuste.


De ces expéditions, nous revenions
évidemment éreintées, et, au fond,
plutôt tristes. Ou bien nous avions été
sages, prudentes, n’avions acheté que
l’essentiel, mais qui à jamais tire grand
bonheur de s’être limité à l’essentiel. Ou
bien nous avions commis des folies, acheté le chapeau
qui m’allait si bien, quoique trois fois plus
cher que ce qui était prévu, et en ce cas nous
étions [][illis.], prêtes à refuser ailleurs
un peu au remords, il faudrait se
priver ailleurs, comme se disait, se rattraper, et
même, laissait-elle entendre à demi mot, ne
rien avouer au père de nos extravagances.


De toute façon, le pont que nous avions
traversé en riche, je ne me rappelle jamais l’avoir
retraversé qu’en pauvre. Tout notre argent Les
trois-quart de notre argent du mois étaient


Plus tard, quand je viendrais à Montréal et
verrais que les choses ne se passaient guère autrement dans
les grands magasins de l’Ouest de la ville j’en aurais le souffle coupé
et le sentiment que le malheur était irrémédiable.

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fondus, disparus, envolés. — ‘’Comme ça part de
l’argent, disait maman. Evidemment, c’est
fait pour partir, mais ton père va encore
dire que j’ai l’art de le faire partir plus vite
que personne.


Bientôt, au-delà du pont, nous
devenaient bien visibles les clochers de la
cathédrale, puis le dôme du Collège des
jésuites, puis des flèches, d’autres clochers.
Cette lignée familière dans le ciel de notre
petite ville plus adonnée à l’éducation et à
la prière qu’à toute autre occupation
à ce qu’il semblait, et nous nous rentrions
chez nous, accueillies, réconfortées.


Un immense poids nous était comme
enlevé des épaules. Nous n’étions pas nombreux
ensemble dans la petite ville pieuse et
studieuse mais du moins avions-nous le
sentiment d’ d’y être alors bien ensemble. Déjà
maman et moi nous parlions dans notre
langue plus haut et le plus naturellement
du monde, ni plus bas, ni trop haut
comme toujours à Winnipeg, pour par gêne ou
par besoin de la [][illis.]
où nous étionscommandées par
la gêne ou la ge ou la honte de la gêne.
[][illis.] D’autres voix s’élevaient pareilles à la
notre, familière, nous accompagnaient, et il
me semble que dans notre soulagement
de nous retrouver chez nous [][illis.] nous disions
bonjour à tous ceux que nous croisions.


Maman, parfois, en levant le regard vers
le haut ciel clair, retrouvait une sorte de
jeunesse malgré la fatigue de la journée
et concédait :[][illis.]
— – On est bien chez nous.

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Nous arrivions à notre à maison, rue
Deschambault. De la retrouver intacte
au milieu de ainsi que notre vie à nous, à la
française, au sein du pêle-mêle et
nationalités du disparate de Winnipeg l’Ouest canadien
nous apparaissait comme une sorte de
miracle du ciel. C’est peut-être pour
nous avoir tant de fois restitué notre
identité, rassurés, remis en selle que
nous avons tant aimé cette maison tellement
aimé cette maison, avenante c’est vrai, il faut
en convenir, avec ses lucarnes au grenier, ses belles
grandes fenêtres nombreuses à l’étage et
au rez-de-chaussée et cette enfilade de
colonnes blanches qui parait la galerie
sur le devant et le côté sud.


Pourtant, ce ne sont pas en
vérité ces voyages de St-Boniface à Winnipeg,
si éclairants fussent-ils, qui m’ont
pleinement ouvert les yeux sur notre
condition à nous Canadiens français
au Manitoba. Cela s’est fait en
une autre occasion et plus brutalement
encore. [][illis.]


J’avais alors une douzaine d’années.
J’avais été malade de plusieurs sérieuses
indigestions coup sur coup et il me demeurait
une douleur sensibilité au côté ventre. Maman, le jour où
j’allai assez bien, comme cela arrivait
chez des gens de notre espèce, se décida m’avait
conduite chez
enfin à m’emmener chez le
médecin. Il m’avait examinée à
fond. Et maintenant, assise toutes deux

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un peu effarouchées devant le bureau
où il déplaçait des papiers nous attendions
le verdict, le coeur battant.
— – Eh bien, madame, dit le docteur, il
va falloir opérer cette enfant.


Il poussa un tiroir à demi ouvert. Il
continua
— – Au plus tôt. Sans plus attendre.


Un long silence s’établit dans le
cabinet du médecin, q
si long que le
docteur du regard nous sembla nous
en demander la raison à l’une et à l’autre.


A la fin, maman éleva la voix, et
j’entends encore, j’entendrai toute ma vie
les premières paroles paroles [][illis.] premiers mots qui tombèrent dans le
lourd silence.
— – Docteur, ce sera combien ?


Je lui jetai un regard et vis qu’elle avait
son air du jour où elle ne cherchait
pas à combattre le destin, seulement, à en atténuer
ses les coups et alors, j’en avais l’expérience,
tout finissait par se résumer tout se
résumait par ce si pathétique ‘’combien’’
craintif ‘’combien’’ que je ne peux encore
l’ entendre, tombant des lèvres des pauvres,
qu’émue encore à vif sans être émue
de nouveau à vif.


Le docteur, tout en déplaçant des papiers,
sa plume, donnait l’impression d’être
lui aussi fort mal à l’aise.
— – Ecoutez, Madame. Dans le courant
ordinaire des choses, pour une opération de
ce genre, c’est $150.00.


Il avait surpris le mouvement involontaire
de maman, tant de consternation, et se hâta

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d’ajouter:
Je connais un peu vos difficultés
— Mais je connais vos difficultés et suis
prêt à réduire mes honoraires à
l’extrême. Pour vous ce sera cent dollars.


S’il avait pensé que maman
respirerait de délivrance à cet important
rabais, il s’était bien trompé. Que pouvait
en effet signifier un rabais de 50.00
à qui n’a même pas cette somme.

— Cent dollars, docteur, s’écria-t-elle
d’un ton épouvantée, effarée.


Le docteur haussa les épaules
d’impuissance. Alors maman, sans trop
le regarder, assise humblement au
bord de sa chaise, commença d’une
voix sans timbre, un peu monotone,
le récit au profit de cet étranger qui
avait écoutait dans la gêne, le pauvre
récit que j’avais déjà entendu traîne
en public et qui me remplissait de
confusion et d’une détresse si compacte
qu’elle semblait ne devoir jamais
se dissoudre ni en en larmes ni
par les sous l’action des paroles.
— – Mon mari, disait maman, fonctionnaire
au fédéral, pour n’avoir pas caché sa
loyauté politique, s’est trouvé en butte
à une sournoise persécution et pour
finir, congédié, mis à la porte,
monsieur le docteur, six mois
exactement avant de prendre sa
retraite, qu’il lui a donc été retiré. Ainsi
avons nous vécu depuis du vieux
gagné, vite mangé dépensé comme vous pouvez penser,

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auquel s’ajoute et maintenant j’en suis
Les grands enfants ont aidé ; moi-même
j’ai apporté de l’aide par mes travaux de
couture

Auquel s’est ajouté l’aide de mes grands
enfants et ce que j’ai pu gagner moi-même
pour par des travaux de couture et[][illis.].


L’histoire défilait, et le docteur l’écoutait
patiemment, peut-être dans l’ennui, car
je voyais ses yeux errer parfois au plafond,
s’attarder un moment sur moi sans
sourire. Au début seulement de la consultation,
il m’avait adressé la parole :
— – Quel âge as-tu, petite
— – Douze ans.
— – On ne le dirait pas. Petite et chétive, on
ne t’en donnerait pas plus que de dix.


Et il avait dit reproché à maman d’un
ton un peu sévère :
— – Vous auriez dû m’emmener cet enfant
depuis au moins six mois, Madame.


Maintenant il me regardait on
aurait dit sans amitié. Cette idée de maman
aussi de me me faire voir par le médecin
le plus cher de la ville.


Elle en était aux détails les plus
tristes, qui me poignait poignaient le coeur
encore plus que l’injustice faite à mon
père alors qu’elle racontait des
qu’il était question des racommodages
d’élèves aux aux vêtements des élèves
des Juniorat, que lui passaient le bon
Père un tel et auxquels elle pouvait
se livrer le soir, sa journée faite mais
ce n’était quand même qu’une goutte d’eau

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un bon petit revenu mais qui ne
suffisait tout de même pas...


Comment comprendre maman ! Elle
que j’ai vu endurer les pires souffrances
physiques sans même gémir, le terrible
mal de la solitude de l'angoisse, sans
l’avouer, pour obtenir à ses enfants
de quoi vivre, être heureux, elle
aurait pu mendier, je crois, aux
coins des rues. [][illis.]


Peut-être excèdé à la fin par
cette histoire banale, il se pouvait, à ses
yeux, le docteur leva les mains pour
faire cesser ma mère.
— ‘’Madame, madame, dit-il, je ne
suis pas l’épicier du coin. Si vous
ne pouvez me régler mes honoraires
en une fois, vous le ferez petit à petit,
au mois, comme vous pourrez.


Enfin maman respira. Du
moment qu’une dette ou une obligation,
aussi importante fut-elle, pouvait
être fractionnée, remboursée réglée à petits
montants, elle pensait y arriver,
après tout elle n’avait fait que
cela toute sa vie depuis des années ;
tant ce mois-ci versé pour la machine
à coudre (dans le découragement maman
avouait parfois : elle sera usée avant
d’être à nous) ; tant pour le service
d’argenterie (il me semble que ce n’était
que cinquante cents par deux semaines
que nous n’avions tout de même
presque jamais qu’en passait le
représentant) ; tant pour la nouvelle glacière

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Du moment que la dépense de mon opération entrait dans
cette liste, maman se sentait de bonnes
chances d’y faire face. Elle reprenait
des couleurs, de l’allant et du regard
m’encourageait : — ‘’Tu verras, on se
sortira de cela aussi.’’


Maman à cette était, je pense,
comme une belle et grande rivière
semée tout au long de son cours
d’obstacles, sans fin rochers, écueils,
barrages, et elle en arrivait à bout,
soit en les contournant et s’en
éloignant par le rêve, soit en les
franchissant au bord. Et alors, pour
un tout petit instant, entre les mille embûches
obstacles on entendait son chant
liquide se faire pendoute une minute
apaisé et rassurant. Puis aussitot
encore elle s’engageait ela dans des remous.


Elle se leva [][illis.][][illis.]
— – Eh bien, si c’est ainsi docteur,
je pense parvenir à vous...


Elle hésita sur le mot payer qui lui
parut sans doute vulgaire.


Le docteur coupa court à tout cela. Il se
leva. Nous nous mîmes aussi debout.


Alors maman songea à s’informer :
— – Ce sera pour quand l’opération ? Dans
quelques semaines ? Le mois prochain ?

— – Y songez-vous madame. Je téléphone
à l’hôpital immédiatement. J’aimerais que
la petite y entre ce soir-même, demain au
plus tard.

— – Si vite, dit maman.


Et cette Elle était devenue blême. L’affaire

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argent réglée – ou religuée – elle pouvait
être enfin toute à son souci pour moi,
à son angoisse de mère.
— – Mon Dieu ! murmura-t-elle.
J’aurais voulu lui coudre des vêtements propres
pour l’hôpital. Il me faudrait aussi du
temps pour parler à mon mari, l’habituer
à l’idée de l’opération.

— – Nous avons déjà plus que trop tarder,
trancha le docteur. Cette enfant est à
la merci d’une crise grave qui peut
amener la rupture de l’appendice. Je
l’opérerai après-demain au plus tard.


Nous sommes sorties. Dans quelle
petite rue ombragée d’arbres étions-nous,
je n’en ai encoreaucune idée aujourd’hui .
Ce dont je me souviendrai jusqu’à la
fin des temps cependant, c’est que c’était
l’été et, au cours de l’été, l’une des
journées les plus tièdes, les plus agréables,
les plus merveilleusement chantantes
que sait nous offrir cette saison. De
nous retrouver avec nos calculs, notre
angoisse, et tant de peur au milieu de pareille
journée nous déconcerta, maman et moi.
Peut-être nous étions-nous attendu
à ce que ce soit novembre au-dehors
pour nous accueillir avec le coeur que
nous avions ce jour-là. [][illis.]


Maman prit ma main et me
demanda si j’étais trop fatiguée pour marcher un

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peu, si je n’avais pas trop de mal. Parce que, me
dit-elle, si tu t’en sens la force j’aimerais
faire un bout à pied. Nous étions dans
de petites rues d où pour trouver un tramway il
eût fallu marcher plus loin que jusqu'à
chez nous. Il fallait donc que maman
fût bien troublé pour n’y pas penser. J’aimerais
m’expliqua-t-elle, me donner le temps de
préparer un peu comment je vais présenter
la chose à ton père.


Alors je tâchai de la retenir, en lui
présentant que j’étais mieux, n’avait
plus besoin d’opération, me sentant guérie,
et il y avait du vrai dans tout cela. Enfant,
et même maintenant, il suffit il
suffisait qu’on me mène chez le médecin
pour que mon mal disparaisse pendant pour presque
quelques heures instantanément et que j’eus tout l’air à
ce que je croyais d’un
le temps, me
semblait-il, de m’effacer dans
mon imposture. Maman connaissait cette
disposition chez moi et peut-être l’avait-elle
expérimentée en elle-même. En tout cas, elle
ne prêta guère attention à ce que je disais
toute à son idée à elle, et déjà
m’entraînait à pied, mais lentement
à cause de mon mon mal mal qui se souffrait pas ne me faisait pourtant
pourtant, seulement d’un endroit inopérable
pas souffrir pour l’instant.

pa en me répétant qu’il faudrait le lui
dire si aussitôt si ma douleur revenait,
mais je ne souffrais de nulle part si
ce n’est d’un endroit inguérissable.


Elle m’expliquait
— – Il est vieux, usé et malade. Cette dette

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de cent dollars va lui faire très peur. Toute
sa vie il n’a pu supporté alors les dettes,
alors miantenant, tu comprends, il va
la voir en entier celle-là, comme
un monstre, alors qu’au fond, si
on la répartit en tranches, elle n’est
pas si terrifiante.


Je devais être comme mon père car
à moi aussi elle paraissait bien terrifiante
alors je me révoltai.
— – Je ne serai pas opérée, dis-je. C’est
trop cher. Et On n’a pas les moyens.
Et le père est contre. va être content


Alors maman me secoua un peu.
— – Ne parle pas comme ça, dit-elle.
Ton père de sera pas contre. Il faut
seulement que je l’amène à accepter
une dette de plus. Parle pas comme ça, dit-elle,
et je crus entendre trembler sa voix, tu
m’enlèverais tout courage. Et il me
faut toute ma tête pour arriver à sortir
du trou.
– On y est pourtant toujours dans le
trou, dis-je.


A ma surprise, elle rit un peu,
comme de loin, à tant de prouesses
accomplies.
— – N'empêche, me dit-elle, qu'on en est
sorti mille fois du trou.
– C’était pas le même trou, fis-je,

et malgré moi eut envie de sourire
un peu de connivence avec elle. Puis
le sérieux me revint.
— – Mais Cent dollars, maman!


Nous étions parvenus au bout de

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parce que nous cherchions sans cesse en nous [][illis.] elle qu'elle nous la petite rue tranquille et en enfilions
une autre, également bordée d’arbres
dont on entendait les feuilles bruir
doucement jusqu’au sein de nos calculs.
Il y eut ceci en notre vie que la nature
rarement me sembla nous ne manquas
et ne pas nous de nous manquer une sorte
de tendresse à travers nos épreuves. Ou était [][illis.]
— – Comment vas-tu faire pour les trouver
les cent dollars ?
ai-je fini par demandé à
maman, [][illis.]


Et alors que je m’attendais encore
une fois à la voir sourire, rire même
un peu, relever la tête, déclarer qu’elle
trouverait bien le moyen, au contraire
elle me parût s’éloigner de moi, chercher
au loin la cause peut-être de notre
destin. Perdue Elle commença un étrange récit,
fait de bribes à peine cousu ensemble
qui ce jour-là ne me sembla pas
avoir beaucoup de sens, pourtant je n’en
ai rien oublié. Elle [][illis.] c’est nos 8e [][illis.] Ce qui m’étonne le plus,
cependant, ce jour-là chez elle qui était
si prompte, toujours à rebondir dans
l’adversité, ce fut de la voir soudain
comme rejointe par une multitude de
gens harrassés harassées dont la tristesse
lointaine et tenace l’empêchait de prendre son essor la rep déteignait
encore sur elle, la rattrapait. Elle me
donna la curieuse impression, dans cette
petite rue paisible, d’être roulée au
milieu d’une grande foule malheureuse,
quoique infiniment silencieuse, qui roulée
vers quelque que roulait
qu’elle
contraignait à l’écouter ralentir, à écouter.

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— – Tout vient [][illis.], fit-elle, de ce vol de
nos terres, dans notre premier pays, là-bas, [][illis.]
quand les Anglais les ont vues et
ont pu et en ont admiré la douceur et
le charme. Au pays d’Evangeline, précisa-t-elle,
Alors Pour avoir ces terres riches ils nous
ont rassemblés, trompés, embarqués dans
de mauvais navires et déportés ou bien
à l’étranger abandonné sur des rivages étrangers.
– Nous étions des Acadiens ?
ai-je
demandé tout étonnée.


Peut-être me l’avait-elle dit déjà
et je n’en avais pas gardé mémoire. Ou
bien c’est aujourd’hui seulement
qu’elle en faisait ressortir le tragique.
Et pour qu’il nous déchirat l’âme [][illis.]
peut-être fallait-il qu’elle y fût
ouverte par une récente douleur, ou
préparée par une [][illis.] inquiétude toute
fraîche.
— – Ainsi a commencé notre infortune,
dis maman, qui, au cours du
temps, a revêtu de multiples visages.
Je n’en connais pas tout. Rien que
des bouts ça et là, transmis de génération
en génération. Hélas, beaucoup de
longs passages de l’histoire me manquent.


Mon mal m’aurait-il alors repris
que je ne l’aurais peut-être pas ressenti
tellement j’étais suspendue aux lèvres de
Maman.
— – Le plus curieux, reprit-elle, c’est que
les descendants de ce petit peuple qui a tant
souffert ait gardé en lui le goût
l’amour de la gaieté, du rêve, du violon, de

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[][illis.] la musique. Regarde tes oncles Landry –
pas [][illis.], il fut toujours sombre – mais
Excide, ta tante Rosalie. As-tu observé
comme délivrés un instant de leurs tracas,
ils deviennent gais, sociables, endiablés
même. On dirait qu’une longue
privation les a rendus plus que d’autres
prompts à reconnaître le bonheur.


J’avais plutôt envie de l’entendre
parler de la longue privation.
— – Ou ont-ils été laissés, maman ?
[][illis.] – Ah, un peu partout en Amérique,
à se débrouiller comme ils pouvaient, ne
connaissant même pas la langue des
pays qui les hébergeaient. Une partie d’entre
eux, de peine et de misère, avait réussi
à se rassembler au Connecticut. Oh
si ton grand-père vivait encore ! Il nous
remettrait cela en mémoire. Ils
étaient une vingtaine de familles, je crois,
à se voisiner à s’encourager. Ils
travaillaient en usine, aux chantiers, au
chemin de fer, là où il y avait rude
besogne à accomplir à vil prix et ne
plaignaient pas, quoique leur coeur
fût se les se languît pour la
patrie.
– La patrie, qu’est-ce que c’est ?
ai-j
demandé avec sérieux. [][illis.]


Elle eut un beau regard de rêveue
en fixant le ciel.
— – La patrie, c’est comme un ennui,
un désir que l’on porte en soi. Un souvenir.
– C’est le passé ? C’est l’avenir ? C’est donc

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— pas un pays?
— – C’est un pays… plus ou moins.
— – Et les Landry du Connecticut,
qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

— – Un jour, un prêtre du Québec, un
de ceux que l’on appelait les prêtres [][illis.]
colonisateurs qui vécurent, on dirait,
pour retrouver les troupeaux perdus,
un de ceux-là parvint au à
retrouver les Landry du Connecticut

vint jusqu’à nous au Connecticut.

(Elle avait commencé de dire nous
à propos des lointains ancêtres, et cela me
consola quelque peu.)Nous Donc notre
petite église de là-bas où on nous
faisait le prèche dans la langue
maternelle, il nous annonça que
le Québec nous attendait bras
ouverts, que des terres nous seraient
distribuées dans un canton fertile, non
loin de Joliette, si nous voulions revenir au pays.


Maman dès lors parlait de plus
en plus comme si elle avait été présente
à ces événements.
— – Il y eut discussion entre nous.
L’un disait : ‘’On se fera ici. Maintenant
que c’est fait qu’on y est autant rester. Nous sommes
déjà à moitié américains. Nos enfants
parleront anglais. C’est la sagesse. A rouler
toute notre vie nous n’arriverons à rien.’’
Mais un autre insistait : Reto ‘’Allons-
nous-en au Québec. Retournons à
nos sources. Retrouvons, pendant
qu’il en est temps, notre langue, nos
coutumes, nos frères. ‘’

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Parmi De ce nombre qui désirait rev
venir au Québec était ton arrière-grand-père
Hermenegilde et sa femme, la belle et courageuse
Fortunate. Ils arrivèrent au Québec,
sur le tard de leurs vies, etvirent voyant
traites d’étrangers venant venus prendre la
place qui n’était pas déjà si grande.
Mais se mirent Ils établirent Ils
contribuèrent pourtant avec d’autres
Acadiens à créer la belle et fertile
paroisse de Saint-Jacques l’Achigan.
A force de travail, ils étaient presque
devenus prospères.


Nous avions trouvé au coin d’une
rue un banc sans un arbre pour
nous y asseoir reposer (il me revient à me
souvenir de ce jour-là, que notre petite
ville devait être pleine d’arbres) et
le clair bruit des feuilles nous parlait
de répit enfin dans la vie d’un
moment de bonheur peut-être dans la
vie des exilés. [][illis.]
— – Ils ont été heureux, maman nos
[][illis.] aieux Herménégilde et la belle Fortunate ?

— – Que faisons-nous ici ? dit-elle
tout à coup avec comme un reproche
envers elle-même. — Je devrais être à
la maison à préparer ton père à
accepter l’idée de ton opération.
Puis
elle rejoignit les exilés d’antan, soupira.


— – Oui et non. Ils avaient beaucoup
d’enfants. Tous les notres élevèrent des
familles nombreuses. Les prêtres leur
disait que c’était à ce prix que
nous reconquérions notre patrie, notre place

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— au soleil. A Saint-Jacques l’Achigan,
ils furent bientôt à l’étroit. Un
peu au nord se dressait de
sauvages collines. La terre y était
pauvre, semée de cailloux, hérissés
d’épinettes sombres. Ton grand-père
Elie et ta grand-mère Emilie y
montèrent jeunes, défricher un bout
de terre, bâtir une cabane qui
devait plus tard être remplacée par
la jolie maison à toit haut que tu
as vu dans l'album. C'est dans
cette maison que je suis née. On
y mangeait plus souvent de la
galette de sarrasin que du pain mais
il me semble que nous y étions heureux.

– Vous aviez trouvé la patrie ?


Elle me fit un sourire tendre.
– Pas tout à fait.
— – C’était le bon temps.
— – Pas tout à fait dit maman. Comme
tous nos gens ils mon père et ma mère élevaient une famille
assez nombreuse. Grand-père s’inquiétait
de pouvoir établir ses fils autour de lui dans ce
pays austère. Il faut dire, c’était un rêveur
qui depuis toujours imaginait qu’ailleurs
ça pouvait être mieux. Alors vint nous
vers nous un autre de ces prêtres colonisateurs.
Celui-là du Manitoba et qui nous
parla de ce vaste pays, le Canada, où
nous devrions aller nous hâter de prendre notre place dans
les provinces neuves [][illis.]
avant qu’il ne
fût prise par les Ecossais les Anglais,
d’autres qui arrivaient à grand flot.
Ce pays nous revenait de plein droit, disait-il,

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— d’un océan à l’autre, à nous de sang français
qui l’avions le premier parcouru.
Nos droits à la langue française, à notre
culte, seraient respectés. Et avant A
chaque chef de famille, à chacun de ses
enfants mâles, ayant atteint dix-huit
ans, le gouvernement concédait concéderait un quart
de section c’est-à-dire, un quart de mille
carré.Alors Alors nous sommes partis,
maman seule refusant d’embarquer
gaiement dans le projet. Le reste de l’histoire
tu la connais, fit-elle, je l’ai racontée
cent fois. Ils prirent une concession sur la Montagne Pembina

— Oui, dis-je, comment grand-père refit
la même même maison qu’à Saint
Alphonse de Rodriguez.

— – Et enfin ils se reposèrent, maman ?
— – Ah mon Dieu, non ! Ton grand père refit la
maison au bout d’un an. Exactement comme
de celle de St Alphonse de-Rodriguez. Ta
grand-mère refit les meubles, les armoires,
les bahuts...

— – Le banc-lit, je me le rappelle.
— – Oui, quand nous allions, tu pleurais pour qu’on
t’y laisse coucher passer la nuit.

— – Et après quelques années, dit maman,
tout aurait pu être si beau, car la terre
était à nous, en comptant celle des
garçons un mille carré en tout. C’était
près du petit village de Saint-Léon
Grand-mère
semait dans son jardin les mêmes fleurs
qu’au Québec, on n’entendait parler
autour de nous que notre langue française
... eh puis tout à coup le gouvernement
qui se tourna contre nous ! Il décreta cette loi

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maudite interdisant l'enseignement de
la langue française dans les écoles.
Nous étions pris au piège.


Je me souviens qu’elle le dit en
fixant à nouveau d’un doux regard rêveur le
haut ciel clair du Manitoba.
– aux
— – ... au piège, reprit-elle, loin de chez nous,
sans argent pour nous en aller et
d’ailleurs où aurions-nous été ?

— – Sans patrie, maman ?
— – Ah nous avions toujours nos
trucs, nos coutumes, nos maisons... et
notre langue que nous n’étions pas prêts
à nous laissés arracher. Mais aussi
c’est ce qui nous ruina, : cette
longue lutte, toutes ces dépenses pour
essayer de préserver notre langue.


Au bout d’un silence, elle reprit l’histoire :
— – Pour ton père, c’était pire. Lui il
était rentré du Wisconsin par le Sud
du Manitoba après toutes sortes d'errances.
Il n’était pas Acadien, n’avait pas été
déporté, mais il avait comme la misère
profonde des siens du côté de Beaumont
et avait dû, enfant encore, chercher
du travail partout, finalement hors
de son pays. Seulement tout ce temps il
s’instruisait, il lisait, il apprenait.
Il se préparait à jouer important dans
son pays quand il y reviendrait. Quand
Lorsque je l’ai rencontré, il croyait comme
nous que ce pays, jalonné partout
de petites colonies de gens du Québec, serait

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— pour le moins à moitié français d’un océan
à l’autre. Puis il rencontra Laurier
qui allait être élu peu après devenir premier ministre et lui
demanda s’il travaillait à son arrivée service
au pouvoir. Ton père lui donna sa vie
tellement il avait d’admiration et de
confiance en lui. Plus tard, quand Laurier
refusa de
la loi interdisant votée
qui interdisait le français au Manitoba,
et lorsque que Laurier eut refusa pourtant refusé
d’intervenir, puisque la loi, disait-il, était
de res
l’éducation était du ressort
provincial, ton père ne lui retira pas
sa loyauté. Il disait : il a ses raisons.
Mais là où il souffrit, pieux comme
il l’était, c'est lorsque d'entendre du haut de
la chaire, il entendit tomber l’anathème
contre les partisans de Laurier que
l’on déclara traître à la cause du français.
Ton père fallit en mourir de chagrin.
Enfin sa loyauté politique, on la lui fit
payer de son poste d’agent colonisateur. C’était
notre ruine et quelquefois, je soupçonne
les nôtres, nos propres gens, d’en être l’auteur
et d’y avoir surtout travaillé. Car le
plus triste en tout ceci, c’est peut-être
que tant de malheurs ne nous ait pas
guéris encore unis comme peuple. Il y a en nous
je ne sais quel penchant à vouloir
nous nuire les uns les autres.


Soudain, elle me considéra pensive et
triste et à côté d’elle sur le banc de bois,
et brusquer se frappa le front.
— – Peux-tu bien me dire ce que
j’ai à te raconter cette vieille histoire, alors

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que je devraisqu’on devrait être à la maison depuis
longtemps, et que je devrais être occupée
à te coudre quelques jaquettes propres
pour l’hôpital.


Moi, il me semblait malgré tout
vaguement percevoir pourquoi aujourd’hui
elle avait senti nécessaire de mettre mettait ensemble l’histoire que
je ne connaissais que par bribes _
ou est-ce maintenant seulement que je crois
en connaître la raison ? C’est que
sans doute l’heure était venue de
prendre
Non pourtant, je crois avoir
pressenti ce jour même qu’à cause
de ma maladie, de la gravité à
laquelle elle me disposait, maman
me devinait digne enfin de
partager quelque peu le malheur des
nôtres, d’entrer dans l'interminable avec le
flot du peuple dégouté.


Et quand elle me demanda :
— – Es-tu reposée ? Est-ce que
nous nous remettons en route ?
, c’était bien,
il me semble, comme si elle eût proposé :
Est-ce que nous reprenons notre place
dans l’interminable exode ?


Je me levai pour la suivre qui
s’efforça de ralentir son pas naturellement
vif et rapide pour se mettre au mien,
lent ce jour-ci.
— – Ton pauvre père, me dit-elle, il va
prendre la nouvelle bien mal d’abord,
Mais il ne faut pas que tu t’en fasses.
Il est déjà malade d’angoisse
à l’idée que la maladie puisse
frapper l’un de nous déjà si démunis par

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— notre manque d’argent. Mais je vais le
rassurer. J’entrevois déjà comment.


Et soudain, comment cela se fit-il,
elle en était à me parler de lui, jeune.
— – C’était un bel homme, grand, sérieux
et qui avait tant d’idéal. Mais il était
âgé _ et moi non plus très jeune, quand
toi tu es venue au monde.


Elle me disait ces choses sur un
ton de voix un peu étouffé, avec des
pauses bizarres, ce qui me donnèrent donna la
curieuse impression qu’elle me
demandait en quelque sorte pardon de
m’avoir mise au monde.
— – Et comme si ce n’était pas assez
d’avoir tant d’enfants, reprit-elle nous avons
toujours eu à coeur en tête de les faire instruire
dans notre langue, de les garder
fidèle aux ancêtres, à je ne sais quelle
patrie imaginaire ! et C’est ce qui
nous a coûté les yeux de la tête, tu
comprends, cela a voulu dire payer
double taxe scolaire pour bien des nôtres
au gouvernement, ensuite

payer la taxe scolaire du gouvern d’une part et de l’autre
puis débourser pour maintenir nos
écoles [][illis.] où l’on enseignait le
français. Vois-tu une solution ?

— – Oui, dis-je, devenir anglais.


Chère âme ! Un instant gonflée
de douleur, elle pouvaitêtre un moment
plus tard délivrée par le rire le plus gai.
Son rire sonna clair et presque heureux
dans la petite rue silencieuse qui avait
entendu les soupires de son accablement.

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— – Anglaise! moi! dit-elle, qui les fait
rire se tordre chez Eaton les effrontés
. quand qui quand je m’essaye dans cette les vois, ceux s'essayant ayant leur âge
à nous parler dans notre langue
.


Son rire cessa en une sorte de
plainte un peu mordante

— – Anglaise ! moi ! se moqua-t-elle,
moi qui les fait se tordre chez Eaton
quand je m’aventure à leur demander
une bobine de fil dans leur langue.


Elle redevint vite sérieuse et se
prit à regarder considérer la vie
d’un autre oeil peut-être, car elle
me concéda :
– Au fond, tu as peut-être raison.
Nous aurions peut-être mieux fait
de les imiter. Avoir moins d’enfants.
Moins de préoccupations au sujet du
ciel, de l’âme, des devoirs.


Elle pencha un peu son visage
troublé vers moi, enfant délicate de
santé une source constante de soucis et d’inquiétude et me dit : qui lui était toujours depuis ma naissance
lui ayant causé des soucis, lui étant la la une source
constante pour elle constante de soucis et d’inquiétude une de constante
qu’elle avait sans cesse et me dit :

— – Mais je ne t’auais pas eu
ma petite dernière et sais-tu que
tu nous aurais manquée.

— – Même si vous ne m’aviez
pas connue ? ai-je demandé à
maman.


Elle me répondit avec gravité :
— – Même ainsi. Mais au fond je

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t’ai toujours connue et attendue?


Alors Je fus si consolée et en
même temps encore plus que jamais éplorée
à cause de maman que je saisis sa
main et y posai un baiser mes lèvres.


Le geste entre nous peu portées
aux effusions de ce genre était tellement
inattendu que maman en devint rouge
de gêne.


Les émotions de la journée m’avaient-elles
donc si vite mûrie. Il sembla un
moment qu’entre nous deuxles rôles
étaient renversés, que la mère à bout de
fatigue, se faisait presque enfant et
que l’enfant en profitait et voyant
la vie de la mère de part en part, toute
remplie de sacrifices et de peine éprouvait
à son égard une compassion qui dépassait
son âge.


Je me rappelle m’être redressés le mieux
que je pouvais possible et un peu avant de rentrer chez
nous, sur le trottoir d’avoir engagé de
m’être engagée, par promesse, solonnellement :
à maman
— – Ça va va changer, maman. Tu
verras quand j’aurai grandi encore un
peu c’est moi je te vengerai, je te vengerai,
se [][illis.] maman.


Et, ma foi, elle me crut sur parole.
Je la vois encore au milieu du
trottoir, se retournant un peu vers moi,
me faisant face. Son visage inondé
de soulagement et de soleil sondait le
mien et souriait comme à une certitude
lui apparaissant au bout du long chemin incertain.

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Tu en seras
un jour capable


– Ma grande foi du bon Dieu! S’y il y C’est
vrai et au fond je l’ai toujours su,
c’est toi qui nous vengera. C’est
comme, que c’est toujours la plus fois le qui
sauve la famille
a quelqu’un pour nous
sauver jamais, ce sera bien toi.


Ce long récitatif de la mère angoissée
à l’enfant malade, est-il possible qu’il aie
eu lieu ce jour- même où elles revenaient
ensemble de chez le médecin qui avait
décidé de l’opération. Il me semble bien que
oui. Je n’en jurerais pas pourtant.
Peut-être ce jour-là sommes-nous
revenues sans échanger plus de deux ou trois paroles, en retenu, sans un mot entre nous maman
roulant en serré en silence les lourdes pensées
que je lui ai attribuées, que je devinais
dont elle me ferait confidence plus tard,
ou qu’elle dont elle m’avait déjà fait part
déjà par bribe, et ce serait moi a alors
qui les aurait assemblées et placées toutes
à ce point de nos vies, incapable que je
suis de ne pas corriger la réalité. Mais Car
si maman les a placées là c’est
qu’elles doivent y être d’une façon ou
d’une autre, dites ou seulement

appartiennent à ce jour d’une
façon ou d’une autre, dites ou
seulement [][illis.] transperçant le silence,
et qu’importe alors, la vérité est sauve


De même qu’elle est souvent de
mon côté, car si je n’ai pas ouvertement
annoncé à ma mère, ce jour-là, que
j’entendais la venger, l’intention
ou de l’arranger pour qu’elle soit plus réelle contienne plus de vérité qu’elle dis plus que les faits en eux-mêmes

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Alors je ne le pensais pas. Mais aujourd’hui
je me demande si au fond elle ne m’a
pas cru. Elle s’arrêta vivement en
plein milieu du trottoir, me souleva le
menton pour bien voir jusqu’au fond de
mes yeux. Son visage était à la fois à
la crainte et à l’espérance comme
lorsqu’elle disait avoir reçu en rêve
ou par prescience le sentiment
que quelque grande chose allait se produire
dans notre vie, bonne ou mauvaise elle
ne pouvait encore dire.
— Et si c’était vrai me dit-elle. Hein ! Sait-on
jamais ! Une liseuse de la main m’a dit
un jour qu’un de mes enfants brillerait
au firmament.
sans échanger plus de deux ou trois paroles


que je lui ai attribuées, que je devinais,
dont elle me ferait confidence plus tard,
ou qu’elle dont elle m’avait déjà fait fait
déjà par bribes, et ce serait moi alors
qui les aurait assemblées et placées toutes
à ce point de nos vies, incapable que je
suis de ne pas corriger la réalité . Mais Car
si mon ami les a placées là c’est
qu’elles doivent y être d’une façon ou
d’une autre, dites ou seulement
appartiennent à ce jour d’une
façon ou d’une autre dites ou
seulement gardées transperçant le silence,
et qu’importe alors, la vérité est sauve


De même qu’elle est sauve de
mon côté, car si je n’ai pas ouvertement
annoncé à ma mère ce jour-là que
j’entendait la venger, l’intention
ou de l’arranger pour qu’elle soit plus réelle contienne plus de vérité qu’elle dis plus que les faits en eux-mêmes

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me semble m’ être venue au moment de ma
vie où j’ai été le plus menacée et le
plus vulnérable,


en était dans mon coeur. Telle j’étais alors,
je crois bien, au moment où j’étais le
plus vulnérable, devenant, je ne sais
pourquoi, en même temps devenant, je
ne sais comment, le plus osée.
la plus impuissante, devenant, en
même temps, je ne sais pas sous l’effet
de quelque force, le plus osée.


De même, de mon côté, car si je n’ai
pas annoncée ce jour-là à ma mère mon
intention de la venger, je devais l’avoir dans
le coeur, téméraire comme j’étais, au
moment les plus creux.


téméraire comme j’étais lorsque le plus impuissante


Mais à l’hôpital, à l’abri d’un
paravent, qu’une soeur avait après que quand le
le vieux prêtre, m'eut commencer à me parler de la mort, de
la vie, de l’éternité, je changeai
d’idée. Je décidai de mourir et de
délivrer les miens de cette grosse la grosse
dépense que je leur occasionnais, plutôt
que de vivre afin de les venger un
jour, ce qui me paraissait tout à coup
bien difficile.


J’étais en compagnie de trois autres enfants
à peu près de mon âge qui occupaient avec moi
cette chambre
dans la même chambre.
Au moment de téléphoner pour nous à l’hôpital,

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le médecin avait brièvement demandé
le téléphone l’appareil déjà décroché ouvert,
une main sur l’a posée
— – Que désirez-vous ? Une chambre
particulière ? La salle commune ? Ou s’il
en reste, une chambre à quatre lits ?

— – Oh, avait dit maman, [][illis.] en
me consultant d’un vague regard
d’excuse, à quatre lits peut-être, tu
t’y ennuierais moins que toute seule.


Voilà bien le genre de pauvres
que nous étions, habitées par des
pensées ou des possibilités d’une sorte
de luxe au milieu de notre nos tracas d’argent,
et sans doute était-cela même qui
faisait de nous des pauvres.


Le vieux missionnaire – un
capucin ? un franciscain ? je ne mes
souviens bien plus bien de lui, seulement
de ses propos qui eurent une si forte
influence sur moi – me parlait bas,
une partie de ses phrases tombant, il me
sembla dans sa barbe. Il me disait que
j’allais presque certainement guérir
mais que tout était quand même dans s’accomplirait selon la
la main volonté de Dieu, et que demain, lorsqu’on
m’endormirait, je serais dans sa
main : ou il me ferait revenir
sur terre ; ou il me garderait.


C’était ce que je voulais
maintenant. Le vieux prêtre me
parlait de la mort avec tant de simplicité
et de douceur qu’il m’ en a enlevé pour
toujours je pense une part de la frayeur qu’elle inspirela frayeur. En tout cas
je n’ai sûrement jamais été si bien disposée

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à mourir ce jour-là. Aujourd’hui encore je
bénis le ciel de m’avoir envoyé à l’hôpital
ce vieux prêtre qui osait parler à une
enfant dignement et avec autant de
franchise qu’il est possible de la
mort. Il avouait ne presque rien
y comprendre lui-même, sinon que
c’était la porte ouverte sur l’infini,
et tous, me disait-il, nous avons envie de l’infini. [][illis.]


Ah, qu’à l’entendre men parler, j’en
eus envie moi-même. Je lui demandai
si dans l’infini on était encore
responsables des dettes.


Il me demanda lesquelles. Les
dettes déshonorables, que l’on fait avec
malice sachant bien que jamais on ne
pourra s’en acquitter. Ou des dettes de
pauvres qu’ils contractent parce qu’ils
ne peuvent vraiment agirfaire autrement.


Je lui dis que je pensais que
c’était de ces dettes-là qu’il s’agissait.


Eh bien en ce cas


Il posa sa vieille main et une sur
mon front et me dit de me reposer, de
me laisser aller, toute confiante et
détendue docile, que c’était Dieu qui avait
désormais mes soucis, mes regrets à sa
charge
qui verrait à tout. J’avais
toujours su je pense qu’enfin de compte
lui seul en effet pouvait en effet vraiment nous
aider. Mais aussi il m’avait paru
que souvent il ne nous écoutait
guère. Peut-être parce que la distance
était trop grande entre nous sur la terre

Image


et lui sur son trône dans le ciel. Ainsi,
avais-je hâte déjà d’arriver pour lui
raconter toute l’histoire dans l’oreille.
Je lui expliquerai comment maman
ne pourrait pas s’acquitter de mon
opération à raison de cinq dollars
par moi, car déjà elle mettait trois
dollars sur sa machine à coudre,
quatre dollars pour
en dépensait quatre pour mes leçons de piano qu’elle
refusait de couperde faire cesser, et, de plus, pauvre
imprudente, pour m’encourager
à guérir,
elle venait de me promettre
un mon comme récompense à ma guérison un manteau neuf, refait coupé
dans du vieux mais qu’elle comptait garnir d’un col de vraie fourrure,
acheté au magasin. [][illis.]


Ainsi en alla-t-il de ce que
je pensais être ma dernière prière qui
était bien, à ce qu’il me semble
maintenant, une appel sorte de supplication
d’êre déchargée de ma vie. Car l’idée
de ma mort paisible – étrangement, mais
peut-être était-ce au contraire très logique –
m’avait fait entrevoir ce que pourrait
être ma vie, et j’en avais été effrayée
jusqu’au fond de l’âme.


Je m’étais vue de retour à l’école
et travaillant comme une forcenée
pour être première de classe et rafler tous les
prix. Surtout en français. Je le devais
à mes ancêtres. Le gouvernement du
Québec décernait chaque à l’élève ayant
obtenu les plus hautes notes en français, au et m’acquitter envers maman

Image


cours du secondaire, une médaille d’or, en fin
d’année. Je les aurais toutes. En onzième
et douzième année, il octroyait une bourse
respectivement de 50 cinquante et de
cent dollars. Je les aurais. Ensuite
je n’apercevais plus rien de précis et de clair
devant moi, seulement une route
montant toujours, et comme solitaire,
s’en allant dans je ne sais quel
abandon sous un ciel nuageux, et le
coeur me manquait pour m’engager
sur cette route.


J’avais toujours pourtant facilement et [] [illis.] passionnément
aimé les routes pourtant, mais de la
plaine pourtant mais elles se déroulent
des heures et des heures dans le plat,
en sorte que l’on sait bien de chaque
côté et loin devant soi l’admirable
paysage qui se déroule. Tandis que cette
route de la vie que je pressentais

moins, il est vrai, elles se déroulent
dans le plat presque toujours et
permettent d’apercevoir loin devant
soi et de chaque côté l’admirable
paysage. Tandis que cette route de
ma vie je la pressentais obscure
ne me livrant jamais beaucoup de
perspective à l’avance, toutes en
montées et sinuosités qui se perdaient
dans du noir. Je devais plus tard
contem, d’une légère élévation dans la
plaine, contempler une petite route innondée
de soleil, qui me m’apparaitrait
mystérieusement reliée à ma vie
et me soulèverait d’exaltation. Mais ce soir-là

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à l’hôpital, la route de la ma vie – ou
peut-être de toute vie – me semblait
un chemin toujours à l’écart et
j’en eus grand peur.


Une religieuse passa, me donna
un calmant, je pense. Bientôt je me
sentie presque heureuse. Je n’arrivais pas
à suivre cette route étrange et triste
de la vie. Je m’endormirais et demain
me réveillerais dans les bras du
Seigneur. Le lendemain, j’étais dans
les même dispositions quand on
roula mon chariot à la salle
d’opération et, toujours calme, lorsqu’on
me fit aspirer des bouffées d’anesthésie.
Sous le masque, un rien d’étouffement,
et je partais ! Est-ce que le Seigneur
venait un peu au-devant des gens
de la terre, de quelques pas au moins ?
Ou les attendait-il sur le seuil ?
Il me semblait que s’il faisait
seulement un pas vers l’arrivant,
celui-ci en serait tout aussitôt
infiniment reemporté.


Maman, quand elle attendait
de la visite particulièrement très aimée appréciée ,
se postait à la fenêtre du salon, même sur
la galerie même dans une attente
fébrile et nos gens apparaissant au bout de la rue la visite arrivant se
précipitait déjà sur les marches du
perron et jusqu’à la barrière parfois.


On était enserré contre une
poitrine. On entendait battre un
coeur de joie. On se sentait arrivé
enfin. Avais-je donc connu déjà ce

Image


bonheur? Où étais-je capable déjà de l’inventer
l'inventer selon mon imagination ? La
vie à me vie ne pouvait, il me
semble, se terminer autrement. On
arrivait on debouchon s'abattait
sur un coeur, et tout était dit.


Aussi, quelle déception, en ouvrant
les yeux, de me trouver encore de ce monde !
Et combien il se révéla immédiatement le
monde que je connaissais déjà trop bien.
Près de moi se tenait une silhouette
d’homme dont je distinguai mal les
traits à travers les effets de l’éther.
Peu à peu je Il parlait. Il me semblait
l’entendre me dire d’une grande distance
— – C’est moi qui t’ai endormie, petite.
Quand ta mère viendra, veux-tu lui
remettre ce papier. C’est mon compte.
L’anesthésie, c’est à part.
Et d’habitude
on la paie


Comment se fait-il que l’anesthésie
c’est à part, on ne nous l’a pas dit
pensais-je un moment avoir protesté à
voix haute, mais non, les m je n’avais
pas eu la force d’amener les mots à mes
lèvres, ils m’ étaient restés dans la gorge.


Je m’aperçu alors qu’il m’avait
glissé un papier plié entre les doigts.
— – N’oublie pas, petite. L’anesthésie, c’est
à part et d’habitude c’est ce qu’on paie
en premier.


Je fis signe que oui et essayai de

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à l’hôpital, la route de la ma vie – ou
peut-être de toute vie – me semblait
un chemin toujours à l’écart et
j’en eus grand peur.


Une religieuse passa, me donna
un calmant, je pense. Bientôt je me
sentie presque heureuse. Je n’arrivais pas
à suivre cette route étrange et triste
de la vie. Je m’endormirais et demain
me réveillerais dans les bras du
Seigneur. Le lendemain, j’étais dans
les même dispositions quand on
roula mon chariot à la salle
d’opération et, toujours calme, lorsqu’on
me fit aspirer des bouffées d’anesthésie.
Sous le masque, un rien d’étouffement,
et je partais ! Est-ce que le Seigneur
venait un peu au-devant des gens
de la terre, de quelques pas au moins ?
Ou les attendait-il sur le seuil ?
Il me semblait que s’il faisait
seulement un pas vers l’arrivant,
celui-ci en serait tout aussitôt
infiniment reemporté.


Maman, quand elle attendait
de la visite particulièrement très aimée appréciée ,
se postait à la fenêtre du salon, même sur
la galerie même dans une attente
fébrile et nos gens apparaissant au bout de la rue la visite arrivant se
précipitait déjà sur les marches du
perron et jusqu’à la barrière parfois.


On était enserré contre une
poitrine. On entendait battre un
coeur de joie. On se sentait arrivé
enfin. Avais-je donc connu déjà ce

Image


sorte de choc encore en lisant le chiffre des honoraires, car
un soupir lui échappa.


Je demandai :
— – C’est beaucoup ? C’est cher ?


Elle fit mine de sourire.
— – Non, pas grand chose.


Puis s’asseyant près de moi, elle me
raconta :
— – De toute façon, Dieu a commencé à
nous entendre. Figure-toi qu’après
t’avoir laissée à l’hôpital hier, je voilà que
raconte
je rencontre madame Bruyère
qui va marier sa fille d’ici un mois.
Il lui faut une robe pour l’occasion.
A Sa belle-soeur en commande une aussi.
Me voilà avec deux belles
commandes rien que pour que
sans l’inspiration de Dieu sans doute, je
suis revenue par une rue plutôt que l’autre.


Aussi parce que tu fais les robes à
meilleur marché que d’autres, ai-je pensé. Mais sans
— – Ce compte de l’anesthésiste va rogner un
peu sur ma commande avant même
qu’elle soit en marche, dit-elle,
puis


Puis elle prit le parti de rire
eut l’air de trouver cela drôle en un sens
car elle me confia : c’est toujours comme
cela d’ailleurs, l’argent nous est pris
avant d’être gagné

que notre argent toujours nous fût pris
avant d’être gagné.


Elle sorti d’un sac en papier deux
belles oranges qu’elle avait dû longuement
choisir à l’étalage, car elle me parurent

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parfaites.


— – Je les ai prises chez l’Italien, dit-elle et
se leva presque aussitôt pour me quitter afin
d’être le plus vite possible à sa couture.


Je les ai prises chez l’Italien, dit-elle.


Presque tout de suite après, elle
me quitta, tôt afin, me dit-elle, de
se mettre au plus tôt à sa couture.


Peut-être était-ce parce que je ne
l’avais pas vu de dos depuis longtemps,
mais comme elle s’éloignait je lui
trouvai une silhouette différente,
vieillie, j'éprouvai un sentiment
si pénible et en éprouvai un tel besoin
d’être rassurée
que je ne pouvais
accepter je suppose, car je la rappelai
et il me semble pour être détrompée,
pour revoir maman avec son
air [][illis.] triomphant. Elle prit un
moment pour se retourner et je pense
bien que c’était pour se donner le
temps de se refaire un visage car il
me parut tel que le ciel à certains
jours, osciller entre le beau et le
mauvais.
— – Quoi donc, ma petite fille ?


Je ne sais pas trop ce que j’avais eu
pensé en tête de lui dire tout d’abord. Mais
d’avoir aperçu une sorte de la désolation
sur son visage m’amena à lui
faire une promesse dont j’étais sûre
qu’elle lui apporterait du courage
pour ses tâches à venir.
— – Si j’en reviens, maman, si
je retourne à l’école, je vais
essayer, je vais faire tout mon possible
pour être la première de ma en classe.


Aussi bien, puisque Dieu m’avait

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rejeter à la vie, la prendre par les cornes, comme
on dit.


Maman, dans sa joie, revint un
peu sur moi, le visage déjà tout
transformée et à son tour s’engagea.
— – Fais cela et, à l’automne, ce n’est
pas seulement un manteau neuf que
je te ferai, mais aussi une petite jupe
à la mode que tu aimes... flair...


Je la voyais déjà, ma jupe légère,
à laquelle j’imprimerais un
mouvement d’envol rien que’en
pivotant sur le talon. Nos yeux
brillaient à maman et moi à toutes deux. Et
les trois autres enfants dans cette
chambre, médusées, envieuses,
regardaient sans comprendre, ces
riches que nous étions, maman et
moi, parmi les pauvres.


Je voyais déjà ma jupe légère onduler />
au moindre mouvement de la hanche,
voler si je pivotais sur le talon. Mes
yeux brillèrent. Je tentai même de me
soulever sur l’oreiller pour mieux voir venir
vers moi le bonheur qui venait vers moi. Les
autres enfants dans cette chambre,
envieux ou médusés bornés, regardaient
sans trop comprendre, ces riches que
nous étions, maman et moi, au
milieu de leur pauvreté maussade.

Image


Je dormis []unpartie de la journée sous l'effet du calmant


Vers la fin du jour, à l’heure qui
lui était consolante, quand il commencait
à faire brun, que le contour des choses
se défaisait, flottait quelque peu peut-être comme
dansles rêves et que la vie en paraissait
moins dure, mon père se montra.


Il hésita à l’entrée sur le seuil de
la chambre, porta le regard vers l’une
et l’autre des petites filles aux quatre
coins puis lentement s’en vint s’avança s’en vint vers
mon lit
vers moi. Il s’y se tint près de mon lit un bon moment
immobile, l’air un peu triste et perdu.


Pourtant il ne pouvait savoir que
l’avant-veille, dissimulée près de la porte
au dehors, juste près proche de la petite
cuisine d’été, sorte de petite maison à côté
de la grande, (et où mon père aimait veiller
seul par les nuits d’été) maman l’avait
rejoint pour lui rendre compte de la visite
chez le médecin. Je l’avais entendu
demander
— – Qu’est-ce qu’il a dit ?
– C’est l’opération, Léon.


A Avait suivi quelques mots que
je n’avais pas entendus, puis la question
à laquelle je m’attendais en tremblant, sous
de
si familière et toujours pourtant elle
me portait un coup :
Combien Mina ? – Qu’est-ce qu’il demande ?


Alors au timbre de sa voix, j’avais
reconnu que maman s’efforçait à
l’optimisme.
— – Il a dit, Léon, qu’il nous ferait du bon.

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— – Du bon? Du bon? Qu’est-ce qu’il
entend par du bon.


Il avait bien fallu à la fin que maman
énonce le chiffre et j’avais entendu comme
un gémissement de la part de mon père en [][illis.].


Je n’avais pas besoin d’être là pour
le voir tel qu’il devait paraître assis
dans la seule lueur du vieux petit poële
que ma mère gardait là pour y faire
un peu de cuisine par les jours les plus
chauds de l’été gardant préservant ainsi la fraîcheur de grande
maison fraîche. Depuis assez longtemps
elle ne se s’en servait à peine plus de cette
espèce de petite cabane adossée à la maison
.
[][illis.] Mon père y était resté attaché cependant ;
souvent on l’y trouvait, veillant seul
dans l’obscurité, attentif peut-être au
chant du grillon, au doux bruissement de
la nuit qui entrait par la porte ouverte.
[][illis.] Rêvait-il dans cette humble pièce évoquant
les abris du temps de ses voyages de
colonisation à sa vie passée ? S’il fut
encore quelquefois un peu heureux en
ce temps-là, j’imagine que ce fut dans cette
petite pièce petite cuisine d’été qui donnait
une impression de campagne, de vie simple,
peut-être même d’une sorte de rustique campement
repaire isolé retiré de la dure vie des difficultés des trop grande hommes.


Maman s’était gardé de faire de la
lumière comme si le sujet serait moins
pénible moins [][illis.], traité dans la lueur
des tisons.
— – Cent dollars, mon père ! Comment
allons-nous faire !


Et maman, la voix rassurante, disait :

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— – On les trouvera, Léon. Après tout, ce n’est
que de l’argent. On l’a bien trouvé pour
l’enterrement de la petite Agnès. Pourquoi
est-ce qu’on le trouverait pas pour sauver
la petite.


J’entendis un long soupir, puis la
voix de mon père de nouveau :
— – A moins, Mina, plutôt que de
continuer à donner les légumes de
notre jardin aux voisins, ce que tu juges
de la folie, que je les vendes. Tu me l’as
toujours conseillé, je ne voulais pas
m’y résoudre, mais à la fin c’est peut-être
toi qui a raison.


Le reste s’était perdu en murmures.
Il semble qu’ils étaient tombés d’accord
pour vendre à prix raisonnable le
fruit du long travail d’été de papa ces
beaux légumes qu’il avait été heureux
de distribuer en cadeaux à presque tous
autour de chez nous.


Et maintenant, l’air soucieux, il
se tenait près de moi, ne sachant plus
peut-être plus parler aux enfants, et moi
je le trouvais si vieux qu’il me semblait
que rien de ce que je pourrais dire ne
l’atteindrait.


Quel âge avait-il donc alors ? 71 ou
72 ans ? Quand il m’avait engendrée,
il était déjà vieux, et peut-être malade, usé.
[][illis.] Peut-être y songeait-il souvent avec
une onde sorte de remords et était-ce
qui l’empêchait de me parler a coeur ouvert
coeur. C’est une chose que je n’ai
jamais su. Pourtant, à l’époque de ma

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Pourtant à l’époque de ma naissance, d’après ce
que l’on m’a raconté, c’était un homme, sinon
robuste, du moins énergique, encore et
tout confiant dans sa grande idée que les
Canadiens français devait partout avoir leur
place au soleil au Canada. Prolongeant
le Québec jusqu’à l’autre bout du pays, en
sorte que le pays entier réaliserait cet heureux
équilibre entre le français et l’Anglais, offrant
ce visage
que l’on cherche tant aujourd’hui tant à
réaliser. Il venait tout juste de fonder
l’une de ses plus belles colonies, Dollard
en Saskatchewan, composée presque
uniquement de compatriotes qu’il avait
fait venir du Québec ou rapatriés des
Etats-Unis. Moi seule de ses enfants
n’avait pas connu cet homme-là.
Je n’avais connu que l’homme abattu par
l’échec personnel au l’échec de son sa
vision du Canada plus encore peut-être que
par l’échec personnel.


Sous l’effet du calmant, pendant qu’il se
tenait près de moi, je sommeillai peut-être
un moment, ou bien je rêvai seulement
à demi emdormi. Je crus revoir un
temps où l’air de malheur qui s’attachait
à mon père ne me plongeait pas encore
dans l’effroi. J’ai J’étais toute petite
encore. J’allais alors volontiers vers lui,
non pas pour me faire prendre et cajolée
comme l’aiment les petits enfants, mais
pour gravement me tenir près de lui. Je crois
qu’il en était heureux. Vieux comme il
était, j’imagine qu’il ressentait une aurait ressenti de la gêne
à me marquer de trop vifs sentiments d’affection trop ouvertement de

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de l’affection.Car il prenait volontiers ses petits-enfants [][illis.] de se mais [][illis.] je ne [][illis.]Il s’y prenait sans doute autrement


Pourtant, je me rappelais – dans cette
sorte de rêve où je flottais - que
l’ayant un jour rejoint au jardin où il travaillait,
je m’étais il m’avait installée dans
la brouette et fait fait promenée
là-dedans plusieurs fois autour de
la maison. Le souvenir pendant que assise dans cet [][illis.]
moi et mon père que je serais sur
ma poitrine. Ce souvenir dut me causer
autant de peine peut-être que de joie, car il
me venait comme un seul éclat de soleil
à travers me venant à travers trop

trop seul de son espèce sans doute parmi
les jours sombres où avait fleuri, car
je gémis doucement.


Mon père, d’une voix inquiète me
demanda alors si j’avais mal, très mal.


Je lui dis que non, que je ressentais
seulement comme un brul légère brûlure
là où l’on m’avait ouvert le ventre.


Il me rappela que je devrais être
manger beaucoup pour refaire mes forces,
lorsque je serais de retour à la maison et aussi de longtemps éviter les jeux
rudes.


Alors, un peu mieux réveillées,
je tournai la table pour essayer de
faire un sourire à mon père. et je
vis dans ses mains usées et qui me
parurent
Je vis qu’il avait dans les mains
trois roses. De celles que nous appelions
les roses de cimetière, parce que tout
d’abord mon père en avait acheté quelques
plants pour fleurir les tombes de nos morts.

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Là elles avaient si vite et si bien fructifiées
qu’au bout de quelques années mon père
en avait rapportés plusieurs [][illis.]
pour mettre autour de la maison. Maman
ne les aimait guère, ni moi non plus.
Je pense en fait que personne hors mon
père les aimait. Que leur reprochions-
nous au juste ? Peut-être d’être venues
du cimetière, mais pas uniquement.
Au fond, ce n’était pas de très belles
roses. Elles étaient trop touffues, leurs pétales
aussitôt tâchées, se fanant avant de
s’ouvrir. C’étaient des roses de pauvres.
Elles m’en m Elles n’avaient vraiment
pour elle que leur parfum et encore. ce
parfum me paraissait allié comme
on en fleurissait volontiers
comme on
les répendait en fleurissait les tombes, envoyait à grande quantité
en offrandes aux décès, ce parfum évoquait toujours un peu
la mort les funérailles et les cartes mortuaires.


Je me rapp


Celles que mon père tenait à la main
me parurent belles pourtant, tout à coup. J’éprouvai
alors un grand du regret de ne l’avoir
jamais aidé à en prendre soin, me
rappelant qu’il n’en demandait pas
tant, nous priant seulement, après nous
être lavés les mains, de conserver d’aller
jeter notre eau savonneuse sur les roses,
le savon agissant comme insecticide.
A ce moment Je songeai que je n’avais
presque jamais obéi à la consigne,
soit que je l’oubliais presque toujours, ou
que je ne me voulu pas me donner cette

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peine pour des fleurs qui ne me
paraissaient pas valoir tant d’effort.


Alors je dis à papa que je tâcherai de
ne plus oublier de garder mon eau savonneuse
à l’usage des roses.


— – C’est Cela fait servir le savon, qui
est cher, deux fois, me rappela-t-il.


Toujours debout près du lit, comme
s’il n’osait pas s’asseoir, papa m’apprit
ensuite que l’été prochain il allait
considérablement agrandir le potager.
Il eut l’air en f Il comptait me dit-il, en tirer assez de
légumes pour notre usage et aussi pour
en vendre aux voisins. Il pensait
avoir du succès avec des légumes
plutôt rares dans notre milieux, commes
le céleri, les poivrons, les poireaux. Il
mettrait aussi un grand carré en
maïs doré, les succulent golden baltam
Celui-ci [][illis.] se vendait jusqu’à soixante cents
la douzaine dans les magasins. Même
en n’en demandant que cinquante cens,
il avait calculé pouvoir réaliser cinquante
à soixante dollars rie rien que pour le
blé d’inde. Il me [][illis] bêcherait un
petit carré à moi si je le voulais pour mais
pour mon propre compte mais alors ce
serait à moi d’e de le desherber, de l’arroser.


Je l’écoutais, et d’où vient que si
jeune encore, j’eus tout à coup comme je
crus apercevoir où était la grandeur. Ne
serait-ce pas, étant tombé de haut, d’un
grand espoir, d’une haute responsabilité,
de continer au plus creux, la petite
tache encore possible, l’humble effort encore utile.

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Était-ce la fièvre qui décuplait chez moi la perception
de mon pouvoir
la perception que j’eus à
ce moment des choses ? Ou le calmant qui
en apaisant la naturelle angoisse du coeur
laisse mieux voir ce qui est sans les yeux.
Mon père aux mains usées, au visage
douloureux, au dos voûté me parut
d’une grandeur que je n’avais jamais
même soupçonnée. Après avoir posé les trois
roses dans mon verre à eau, il s’en
allait à pas lents, la tête légèrement penchée
sans. Et j’enfouis mon visage
dans l’oreiller comme pour me cacher à la douleur qu’il ne m’apprenait [][illis.]


Comment si souvent malheureux,
pouvions-nous être aussi tellement
heureux que peu de gens le furent autant
que nous
me semblent l’avoir été
autant que nous. Cela pouvait nous venir
de rien, ou de quelque adoucissement perceptible
avantage. L’été, en soi, nous était
déjà une fête ! Je ne connais pas de
connus personne, enfant, qui soigna l’été
autant que nous. Quelques fussent ses tracas
ou ses besognes, maman, dès que
temps en était venu, quittait tout pour
repiquer autour de la grande galerie
de la maison ses fuschias, geraniums
et petunias qui avaient hiverné au bord
des fenêtres. Pâles et étiolés tout l’hiver, dès
qu’elle les avait mis en terre, comme
ils elles ils redevenaient plein de vie.

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Papa ensemençait un grand champ
libre loin de chez nous. Il continuait
à soigner comme fleurs de riches ses
roses de cimetière. Et l’été nous récompensait.
Notre cour, à l’arrière, était toujours rempli
de merles et de pinsons qui chantaient
si forts qu’il fallait bien les entendre
jusqu’au milieu de nos tracas.
Quand le soleil se couchait au fond de
cette petite cour donnant sur une
ruelle qui elle donnait sur un
champ non loti, le peu d’espace
libre, je ne sais comment, se
prolongeait en une longue plaine
interminable verte car échappée [][illis.] vert que mon père, assis
dans la pénombre de la petite cuisine
d’été, contemplait sans fin, en
repos, les yeux doucement s éclairés
par la même une tendre vision
jadis recueillie et conservée pour
toujours dans son âme. Si nous
allions lui parler, à cette heure,
sa voix nous étonnait par l’étrange
apaisement qui s’en dégageait. Sûrem [][illis.] endroit il [][illis.]


Mais c’est au temps des
vacances que nous resaissisait
surtout la fièvre du bonheur. Nous
partions, maman et et les enfants,
plus tard moi seule avec elle, pour
la Montagne Pembina. Papa restait
pour voir au y garder la maison,
content je pense de l’avoir quelque
temps à lui seul pour y promener
à l’aise d’une pièce à l’autre
ses rêveries que la solitude parfois

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favorisait. Alors sans doute les espoirs
qui osaient encore se lever dans son
coeur lui paraissaient peut-être moins
fous.


C’était chez l’oncle Excide, le plus jeune
fils des grands-parents Landry que
nous nous rendions au temps dont je
garde le plus de souvenirs.


Nous prenions le train de bonne
heure le matin, et en réalité ne partions
qu
ce n’était qu’un court voyage d’environ
quatre-vingt milles de Winnipeg à
Somerset où mon oncle venait nous
prendre dans la Ford. Mais au fond


Nous prenions le train, nous
franchissions la plaine des environs
de Winnipeg, nous atteignions la longue
pointe de la Montagne Pembina, nous
descendions au village de Somerset
où nous attendait l’oncle Excide.
Mais en vérité nous allions infiniment
plus loin, nous rencontrions les temps,
les générations, nous retournions presque
aux sources de notre famille,
nous en retrouvions quelques chose de
vivant dans cette troisième petite
patrie que se construisèrent les nôtres
depuis le commencement de leurs errances. [][illis.]


Au village de Saint-Léon non loin,
grand-père
Près du village de Saint-Léon,
non loin, grand-père Landry avait édifié
une maison à deux corps
de logis, haut et bas côté tout comme sa maison de St-Alphonse-
de-Rodriguez. Grand-mère y avait avait
confectionné armoires, petrin, huche d’après

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le souvenir de ses meubles dans sa maison
du Québec. Leurs voisins, des compatriotes,
presque tous du Québec, ne parlaient
que français. Ils se nommaient
Lafrenière, Laboisière, Rondeau,
Major, Généreux, Lussier.
Curieusement, ils eurent pour curé
un Français de France et pour
enseigner à leurs filles au couvent du
village, une communauté française, les
chanoinesses des Cinq-Plaies. Ils
avaient donc la campagn
En pleine
campagne, ils eurent la petite école de rang
l’école Théobald dont j’ai bien entendu parler
dans mon enfance par ma soeur ainée, Anna,
qui y ass la fréquenta, toute petite, avant
que mes parents vinrent s’installer à
Saint-Boniface.


À l’époque, cependant, où je conçus un
tel amour pour cette troisième patrie des
Landry, j’avais déjà quatorze ou quinze ans.
Grand-père était mort depuis une
douzaine d’années. Il avait eu le
temps de mettre en culture aidé de ses fils,
une section entière, c’est-à-dire
un mille carré d'admirable terre noire
qui rendait à merveille. Il avait créé
en peu de temps un beau domaine et
il avait du mourir heureux convaincu
d’avoir [][illis.] assuré à sa descendance une
patrie définitive. Grand-mère était
alors venue vivre au village de
Somerset dans une petite maison que
lui construirent ses fils selon
ses directives. Cette petite maison je l’ai

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bien connue. Elle aussi étant construite
pour perpétuer le souvenir de la maison
de St-Alphonse. Elle était coiffée d’un
toit à mansarde et possédait un bas côté.
Elle était dans c De sa cheminée à la
cave elle disait le Québec même dans ce petit
village de Somerset pour le moins alors
à moitié anglais. Peu après la mort
de grand-mère, curieusement la un acheteur
se présenta pour acquérir à tout prix la
maison qui lui faisait depuis longtemps
envie ; c’était un vrai anglais retiré
à qui la maison de grand-mère rappelait
un peu sa vieille chère Angleterre, consolant sa
nostalgie
. Il l’entoura de chèvrefeuille et
y vécut longtemps heureux, la maison
qui avait consolé l'esprit de grand-mère
consolant
aussi le sien. La dernière fois que
je passai par là, il y a quelques années,
j’appris qu’était mort le successeur de
grand-mère et j’eus l’idée d’aller
jeter un coup d’oeil à la maison.
Si triste et à l’abandon qu’elle fût
entre les hautes herbes et les chevrefeuille
échevelés, j’eus bien envie de
l’acheter ! Mon cousin me fit
observer que ce n’était vraiment plus qu’une
ruine, qu’il faudrait la jeter par terre
et reconstruire à neuf si je voulais
vraiment m’installer à Somerset.
— – Et que ferais-tu d’une maison
par ici toi qui habite le Québec


Je me rendis à ses observ son
raisonnement. N’empêche que la maison

Image


à l’abandon me fît longtemps reproche
de l’avoir abandonnée. Mais peut-être
plus que cette maison croulante, ce
que j’aurais voulu acheter parce qu’il
m’a atteint jusqu’au fond de mes
souvenirs les plus anciens, ce fut le
son du vent, le jour où je passai par là,
un vent mélancolique qui ferait des
derniers vestiges du jardin de grand-mère
l'expre de l’expression d’un regret infini, on aurait dit
d’un rêve de patrie encore une fois
de la de la patrie une fois encore
envolée
pour la patrie tant de fois
cherchée, tant de fois perdue.


Il m’apparait quelquefois
que tout de cet épisode de nos vies au
Manitoba fut pareil à un songe
sans consistance, emporte impitoyablementsans pitié et
que rien n’en ne tient encore ensemble
sinon justement le souvenir du songe
et qu’il ne tient encore plus ou moins
ensemble
que s’il en reste quelque chose
c’est encore seulement par
la vertu du songe. [][illis.]


Mais à l’époque dont j’ai commencé
de parler, chez l’oncle Excide nous retrouvions
encore presque intacte l’influence
profonde des grands-parents bâtisseurs.
Mon oncle s’était installé sur une
terre neuve à quelques milles seulement
de Somerset. Ainsi avions-nous
commencé à ossiller entre Somerset
et l’anglais pour traiter d’affaires d’argent et Saint-

Image


Léon pour les affaires de l’âme. De temps en
temps, on allait de ce côté, de temps en
temps de l’autre.


Mon oncle devenu veuf très jeune
était content de voir arriver maman
qui prenait la grande maison en main,
soulageant de beaucoup ma petite
cousine Léa devenu maîtresse de maison
à quatorze ans. C’était une habitation
moderne pour l’époque, confortable et
spacieuse. Elle s’élevait au milieu du
petit bois que mon oncle avait longtemps
cherché, s’étant presque toute sa vie
ennuyé de ne pas être à l’abri des arbres
comme au village de St-Alphonse dont pourtant
il en était parti à cinq ans, pourtant tout jeune mort âgé de 5 ans seulement.


Mais, au sortir de ce petit bois
au qui encerclait la maison, aussitôt
on était comme projeté dans l’infini.
Car au bout du petit chemin de ferme,
on avait une vue de la plaine en entier
jusqu’à
aussi loin que pouvait porter
le regard. On Ce n’était pas ici la plaine
rase et plane des environs de Winnipeg
qui a ses beautés, mais lasse parfois
par son horizontabilité consolante. C’était
ici la plaine ondulante, roulant par
grandes et belles vagues souples jusqu’aux
plus lointains horizons. Je n’en ai
pas vu de plus harmonieux au monde,
sinon peut-être les Dawns du sud
de l’Angleterre d’où elles déferlent roulent vers la mer.


Ce paysage à la fois immobile et en
mouvement il m’enchanta tout au long
des années de l’adolescence. J’allais sans cesse

Image


le contempler. Nul paysage ne m’a
dispensé tant de rêves de bonheur.
Je partais à tout instant pour aller vers
lui, et on me souriait dans mon
dos à la maison sachant bien où
je me rendais, longtemps avant que
j’eusse pensé m’être trahie par
mes allées et venues. Puis je découvris
que par un petit chemin de section à qui
quelque des au bout de la ferme on aboutissait délimitait la ferme
de mon oncle, on parvenait à une petit légère
élevation d’où la vue sur la plaine
était encore plus saisissante. Je n’en
parlais à personne. Je faisais mine
d’aller par là pour cueillir des cerises
sauvages ou des prunes sûres. Le
bonheur vers lequel je marchais me
paraissait
était si mystérieux qu’il
me semblait que je m’exposerais à le perdre si
seulement j’osais en parler à qui que ce
soit, ou même me l’avouer à moi-même.


On Je m’engageais dans ce petit chemin
creux bordé de buissons. et qui Rien
n’était plus banal. Ce n’était au fond
que deux raies de terre battues par
les rares autos qui passaient pas là, et
avec des mauvaises herbes au milieu.
Il n’y avait pas d’horizons, rien juste une
sorte d’ennui que psalmodiait la vérité
en sourdine. Puis, tout à coup
l’ampleur soudaine sans limites. Ce
petit chemin de rien du petit chemin
insignifiant abordait l’éternité,
j’en recevais une onde de bonheur

Image


inexplicable. D’où il venait, pourquoi il
m’était donné, de quoi il était fait,
je n’en savai rien, je ne l’ai
jamais su. Tout simplement, j’atteignais
ce point un peu élevé du petit chemin, le
vaste paysage ce déployait à mes yeux,
il s’en détachait dégageait une promesse de bonheur
et
une grandeur, une paix à laquelle
mon ami répondait aussitôt je me
découvrais faite pour le bonheur,
assurée de l’obtenir un jour.


Longtemps j’ai cru que c’était une
promesse de bonheur en ce monde que
m’était m’avait faite le petit chemin
de mes seize ans. Maintenant je ne sais
Assurément, ce serait sur cette terre.
Maintenant je ne sais plus qu’en penser.


Sur ces hautes terres proches du ciel,
nous étions encore chez nous mais ne
vivant plus que un rêvedes miettes d’un bonheur qui
qui sans qu’on y prit garde commençait à s’effriter. Allions-nous
à Somerset pour les emplettes et nous
saisissions la défection des nôtres qui
affichaient en anglais, se pliaient et aux
gens qu’ils ne connaissaient pas
s’adressaient d’abord en anglais. Les
jeunes gagnaient Winnipeg, Chicago, Vancouver.
Les pôles d’attrait sur eux étaient presque
toujours l’Ouest anglais ou les U.S.A.
Nous revenions à la ferme désanchantés
et appauvris. Mais l’immensité douce
si propice comme toute habitée de rêve nous

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reprenait en main et nous déversait une
sorte de confiance – ou d’oubli – au
son d’un vent légèrement plaintif. Je
l’entends encore dans mon souvenir ce vent des hauts plateaux
qui semble inlassablement bercer un
rêve brisé.


Mais souvent, c’était du côté de Saint-Léon
du côté des grands-parents, vers le passé,
que j’allais, seule. J’avais appris à
monter une petite jument rousse dressée
par moi. Je me rendais au galop
au village de Saint-Léon, à six ou sept
milles de distance. J’entrais dans
un petit village si endormi qu’on aurait
pu le croire plongé dans quelque frappé de léthargie.
[][illis.] A l’arrivée des premiers colons du Québec il
avait dû être bruissant de vie. Puis le
progrès avait poussé à côté de lui pour
installer ses banques, ses commerces,
le chemin de fer à Somerset. [][illis.] rien de tout cela de mes [][illis.]. Seulement, si prédominants
qu’on ne voyait qu’eux à la fin,
le presbytère immense pour un si petit
village, le couvent, l’église. A la fin
de la grand-rue j’aboutissais à une
maison de dimension assez importante
mais triste, et inachevée, que habillée recouverte
de son seul revêtement de papier noir
isolant, et telle elle resta tout le temps
que je la connue. A elle seule elle
reflétait mieux que tout ce que j’ai j’en ai vu,
je pense, le découragement qui devait hanter
ce pauvre village abandonné de ses espérances.
C’était chez les Major, parents de la
défunte femme de mon oncle Excide, la

Image


tante Luzina, si douce et si tendre femme que
je devais bien plus mais je donner son nom à un des personnages
les plus aimables de mes livres. La vieille
mère, que l’on appelait tous sans ceremonie,
mémère, vivait encore. Je la trouvais
presque invariablement à faire cuire
quelque chose ou à y faire du savon dans
une grande marmite noire au-dessus
d’un feu de bûches. Tout était noir
à ce bout du village par ici sur un
fond de ciel bleu, la vieille la marmite,
les volutes de fumée qui s’échappaient
du feu la marmite la maison, la vieille
femme dans sa longue jupe.


Je descendais de ma petite jument Nell


Mémère, aux yeux embrouillés par la
fumée distinguait mal me dévisageait,
demandant :
— – Qui c'est-y qui arrive monté comme
Saint-Michel à la fin des temps
[][illis.]


Puis elle me reconnaissait et s’exclamait :
— – Damnation noire ! Si c’est pas la
fille à Mina [][illis.] la fille à Émilie.


Je la cajolais, chaque fois :
— – Lisez mon avenir dans les cartes,
Mémère Major.


Elle me considérait longuement par
en dessous, courbée comme elle l’était par
l’âge et une vie de dure besogne.
— – Que c’est que vous avez tant les
jeunes à vouloir tant connaître l’avenir. Il
viendra, il viendra, ne vous en faites pas.


Parfois elle refusait de m’en
dire un mot.
— – Tu le sauras bien assez vite.


Parfois elle se laissait aller à m’en dévoiler

Image


des bribes en étudiant ma paume:
— – Pour voyager, toi tu vas voyager.


Ou bien :
— – Tu vas te faire amis avec des jeunes
gens. Des blonds, des bruns, t’auras que
l’embarras du choix.


L’avenir dérivait vers le passé. Mèmere
Major était presque contemporaine de ma
grand-mère Landry qu’elle avait bien
connue. Je me faisais raconter le voyage
en chariot à boeuf à partir de Saint-Norbert,
l’hiver le premier hiver qu’ils avaient
passé ici six familles dans une même

leur premier hiver ici, à six familles
sous un même toit.


Ils me faisaient l’effet maintenant
d’être


Les survivants me faisaient penser à
des rescapés de quelques odyssée naufrage.
J’aimais tendrement ces vieilles gens
du Québec retirés ici au bout du
monde, qui ne parlaient encore que leur
langue plus isolés aussi isolés presque
autant que les anachorites du mont
Patmos. Je ne savais pas que ce qui
me les faisait tellement chérir c’était
leur fragilité. Ils étaient feuilles
que vent emporte. Leur douceur, leur
résignation me sont restés dans
l’âme aussi fortement que le bleu
intense du haut ciel au-dessus de
leurs visages et la plainte du vent qui
raconte les vies manquées. Tant de
fois on les avait fait venir au bout
du monde pour les y laisser ou s’adopter

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ou disparaître sans bruit.


De ces trottes du côté de Saint-Léon
je revenais songeuse, en rapportant des
nos
cependant toujours des messages
d’amitié comme d’un lointain pays très cher. L’oncle fronçait les sourcils.
Une fille à cheval, de surcroît en culotte
d’équitation, cela n’était pas fait pour
lui plaire. Il y avait du jansénisme
chez les Landry combatt que combattaient
un penchant naturel à la gaieté, un
grand amour de la vie et des fort appétit
pour la chair. Comment mon oncle
parvenait à concilier en lui ses tendances
qui se faisaient la guerre était assez
curieux. Par exemple, par obéissance
au curé du village, sévère sur ce point qui
interdisait aux parents de laisser danser
sous leur toit, mon oncle en faisait à
ses enfants la défense absolue, mais
lui-même ne manquait guère de
quadrilles dans les fermes avoisinantes
où il s’en donnait à coeur joie, serrant
ses partenaires sur sa poitrine à les écraser.
Son veuvage lui pesait certainement, et plus
d’une fois il fut sur le point de se marier, puis se l’interdit par une tendre fidélité à sa douce Luzina dont il porta
l’image idéale dans son coeur toute sa vie
et sans doute aussi par peur de
donner à ses enfants une belle-mère
qu’ils pourraient ne pas aimer. Après
la prière les prières à n’en plus finir, le
soir, s’il n’y avait pas de danse air
[][illis.], mon oncle attrapait et d’oreille son violon
pendant des heures et d’oreille, pendant des

Image


heure, cherchait à rendre quelque airs très
gais mais qui sous son archet
aboutissait à je ne sais quels
tristes miaulements. Même au temps des
grands travaux épuisants de l’été, rares
furentétaient les soirées où il ne reste pas fidèle
à la pratique de ces airs joyeux tournant
si diaboliquement à la plainte.


C’était un bel homme aisé, grand,
bien bâti sans être gras. Il était sombre [][illis.] foncé de
teint, également de cheveux, de moustache qu’il
avait parfaitement noires ; de même
ses yeux qui étaient de vraies billes de
verre noirs qu’ils tournaient au
reste inlassablement dans leurs orbites
comme à la trace toujours d’une pensée
courant dans un sens puis dans
l’autre, et à la fin, de le voir ainsi
rouler les yeux à à droite puis à gauche chasser ses pensées
devenait hallucinant. Il pouvait être
gai, faire de bonnes blagues aux
enfants, puis sembler dans une sorte
de
jonglerie mélancolique d’où l’on ne
pouvait
au cour de laquelle on
ne pouvait sortir un mot de lui
et puis soudain ses yeux se mettaient en
roulant à émettre une lueur gaie et
mon oncle sortait de ses moment dépressif
aussi brusquement qu’il y était entré.


Tel quel, je l’aimais beaucoup et
dès que j’eus lis Gogol le trouvait
parfaitement à l’image des personnages
de cet auteur, tout en lui me paraissait
pure Russie ; sa dévotion, ses accès de
gaité presque folle, un côté de mysticision

Image


et ses longs silences accablants.


Plus tard je me suis demandé ce qu’il
voyait au bout de ces moments de
contemplation morose, si c’était l’avenir
de sa famille, des siens. Le dernier fils
des Landry rapatriés au Manitoba, il se
mit soudain sur la fin de sa vie, à
évoquer sans cesse les pâles souvenirs
qu’il avait du Québec. Il est mort au
Manitoba très vieux
Il avait l'ir envie
d’y retourner . La mort avant de mourir.
Comme un pieux musulman rêve à la
Mecque. Plutôt il mourut à 84 ans
au pays où il avait passé toute sa vie, sauf
les cinq premières années, mais l’âme,
on aurait dit, tournée vers sa source [][illis.]


À conserver [][illis.]


Il y a quelques années, de passage au
Manitoba pour m’occuper de ma soeur Clémence
qui vit dans en foyer, je pris le temps
d’une course à Somerset. Ma première visite
fut pour la ferme abandonnée de mon
oncle Excide. Son plus jeune fils Germain
qui habite au village, y vient l’été, chaque
jour, à heures fixes, comme il se rendrait
au bureau, ensemencer les terres, les
herser les passer au en temps et lieu, faucher,
moissonner. Tout se fait à la machine et
sauf en quelques cas, d’une heure fixe à une autre.
Aussitôt Tout étant bien propre, bien
rangé, sans vie autout de la maison muette.
En regardant à l’intérieur par une fenêtre
je m’aperçut que le plafond avait
été enlevé

Image


del type="legible" rend="overstrike bluepen"> faisant un seul étage élevé qui servait
de hangar au tracteur. J’en J’éprouvai
une peine incoyable à voir logé la
grosse machine là où nous avions ri
passé tant d’heures joyeuses de notre jeunesse.
Je m’assis à l’ombre du grand arbre devant
la maison. Et alors [][illis.] je ressaisis seule
voix
, seul à me revenir intact
du passé, le vent douxdes hautes
terres m’enveloppa. Comme jadis
il chantait sur un mode mineur
doux et plaintif. On n’aurait su dire
toute si l’histoire si ces si le récit
toutefois était de si son
toutefois
si l’espèce de récitatif qu’il murmurait
dans les airs était en mémoire d’une
histoire vécue ou simplement d’un songe.


Je m’arrêtai au village chez moncousin
qui y possède une agréable maison
moderne, style ranch. Je lui fis amicalement
grief d’avoir transformé la maison de son
père en hangar à tracteur.
— – Autant qu’elle serve au moins à cela, dit-
il. Le bois en est pourri. Elle ne vaut
vaudrait plus les réparations.


Puis il parla anglais à son chien.
Est-ce que Somerset s’anglicise
à ce point ? lui demandai-je.

Ça dépend, fit-il. En nombre
les Canadiens de langue française
augmentent, mais ils ne parlent plus
tellement français.


[][illis.]

Image


J’eus l’idée en me haussant sur quelque
pièce de bois deregarder à l’intérieur de
la maison par une fenêtre. Je fus stupéfaite.
Le plafond enlevé, la maison à l’intérieur
n’était plus qu’un immense hall
de tout au milieu duquel était entreposé
le tracteur. Peut-être le spectacle m’aurait-il
moins affligé si au moment où je le
découvrais, n’était venu à mon esprit
un souvenir particulièrement charmant
de la maison dans les temps heureux.
J’y étais arrivée alors qu’on ne m’attendait
pas sans doute, un soir d’hiver. Donc ce devait


être pendant l’année où je’étais institutrice
au village voisin, à Cardinal. Le temps
était doux. Il neigeait abondamment
une de ces neiges calmes, silencieuse, les
flocons tombant droit, et comme sans
et inlassablement comme pour ensevelir
jusqu’à la moindre trace souillure. Sans doute
il y avait une il y avait fête à la
maison ou quelque joyeuse réunion, car
elle était éclairée de toutes ses lampes
aladin et on voyait par par ses fenêtres
on voyait passer des ombres qui
se hataient comme joyeusement. Mais le
plus attirant du tableau se trouvait
à l’extérieur, tout autour, quatre ou
cinq équipages, traineaux se trouvant
rangés autour de la maison. Comme
les temps était très doux, on n’avait pas
pris de mener les chevaux à l’étable.
Sim Simplement, on avait couvert leur
dos et le banc de traineau auquel
ils étaient attelés par des couvertures.
La neige, tendrement, s’ammoncelait
comme une autre couverture chaude, et douce
sur les sièges recouverts, sur les bêtes
presq te tête penchée puisque presque dont on

Image


2
aurait pu croire qu’elles dormaient debout, si
on n’avait laissé de temps à autre le
mouvement de leur paupières. Rien ne
m’avait jamais paru mieux exprimer
la paix parfois si émouvante de l’hiver
que cette maison blanche au milieu
du blanc qui tombait du ciel et des
animaux presque également tout blancs
eux-mêmes, au seul regard placide et
rêveur. Et maintenant, je voyais
la maison béante de la cave au
grenier [][illis.] ne servant plus que
d’abri qu à l’outillage mécanique.


Je m’arrêtai au village Je ne pus me
retenir d’exprimer


Je m’arrêtai au village chez mon cousin
Il y habitait une agréable maison moderne
style ranch. (L’Ouest en est inondé). Je
ne pus me retenir de lui laisser voir
la peine que j’avais ressentie à voir la
maison de notre jeunesse heureuse
transformée en hangar à tracteur.
— – Que veux-tu! me dit-il Elle ne valait
plus le prix de bonnes réparations. Autant
qu’elle serve donc à garder mes machines
à l’abri.


Je le quittai bientôt pour aller un
peu au hasard mené par mes souvenirs.
Sous le haut ciel pur, le vent faisait
poudrer la terre des bords de la route
tout comme au temps de mon enfance. On
aurait dit de la poussière soulevée
par quelque invisible marcheur parcourant
sans trève cette route déserte.


Je fis halte au cimetière. Il est sur
une butte, exposé à tous les vents, et
gardé par quelques épinettes. Comme on
a dû les chercher loin par ici dont ce n’est
pas le pays, pour accompagner le dernier sommeil

Image


3Charles Jeansonne et de Zoé Provost
Elie Landry, né à St.Jacques l’Achigan,

de gens comme ma chère grand-mère Landry
qui se languit toute sa vie pour les arbres
austères qui avait entouré son enfance, là-bas
sur les côteaux de Saint-Alphonse.


Je retrouvai sans peine sa tombe et celle
de grand-père Landry. Je me surpris à lui
à voix haute comme une sorte d’une d’histoire en
soi les noms [][illis.] épitaphe bref à la même


Emilie Jeansonne, épouse de ? fille de [][illis.]


Elie Landry époux Emilie Jeansonne née à St.Jacques l’Achigan en 1831 décédée à St-Boniface le 7 mars 1917 Elie Landry, né à St.Jacques l’Achigan en 1835, décédé à Somerset, le 6 août 1912


Je m’apaisais. Un lien, quoique ténu et
fragile, nous tenait du me quelque
peu ensemble encore, les errants à travers
les siècles. Je parvins à évoquer à moitié
les doux vieux visages, mais sans doute
d’après des photos plutôt que par la mémoire.


Je m’avançais un peu plus loin
dans le cimetière. Je découvris deux
tombes plus récentes. C’étaient sans doute
celles de Luzina, femme d’Excide, et de mon
oncle lui-même. Alors, avec stupeur,
n’en pouvant croire mes yeux, je
lis en gros caractères sur les deux
pierres analogues debout l’une près
de l’autre, sur la première Mother, sur
la suivante, Father.


Eux qui n’avait été Father and Mother pour personne au mondeau
cours de leurs vies, n’avaient n’ont été Father ou
Mother les voilà donc
ne [][illis.] connaissaient pourtant
pas [][illis.] entre eux plus de trente mots d’anglais, les voilà donc, enfin de force
assimilés de force à leur milieu de force après
la mort toute résistance


AvecDe quelle prière consoler des êtres

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aussi complètement trahis.

Je ressortis du cimetière. avec le bien
sentiment assurée que je n’y remettrais plus les

pieds. Haut dans les arbres le vent
reprit. Son lent récitatif murmuré à
voix lointaine, joignait le coeur. On
n’aurait su dire s’il rappelait une
histoire la vie d’êtres [][illis.] ou ce
qui aurait pu n’être qu’un songe. N’avait
peut-être del type="legible" rend="overstrike">été après tout qu’un songe.


Je sortis du cimetière. Haut dans les arbres
le vent reprit. Son lent récitatif, murmuré
à voix lointaine, poignait le coeur. On
l’eût dit occupé à retracer la pauvre
histoire de vies humaines égarées dans
le temps et l’espace.

Dès la rentrée je me jetais dans
l’étude


Autant je m’étais laissée aller
tout l’été à des chevauchées dans la
plaine et aux spéculations rêveuses,
qu’elle éveillaient dans mon esprit,
autant, dès la rentrée, je me jetais
à corps perdu dans l’étude. Comme ayant
j’avais erré tout l’été, je demeurais
maintenant rivée soir après soir, à
mon petit pupitre, dans ma chambre
isolée à me faire entrer dans la tête
tous les textes possibles. J’apprenais tous

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par coeur avec une facilité inimaginable. Il
me suffisait de lire un paragraphe un
peu attentivement pour m’apercevoir que
je l’avais retenu. Cependant j’oubliais assez
vite ces matières apprises sans grande difficulté.


Mais ce n’est pas d au cours de
l’année qui suivit mon appendicetommie
que je m’appliquai de pareille façon aussi complètementaux
à l’étude et ainsi afin, comme je le
lui avais promis, de plaire à ma mère
et la venger en étant toujours la première.
Je crois bien qu’avant d’y venir qu' il me fallût quelques
années encore et même une autre
maladie qui me retint celle-là à la
maison pendant plusieurs mois, me
faisant perdre mon année, en sorte que
je me trouvai en arrière de mes anciennes
compagnes de classe il me fallut aussi
voir mon père très malade maintenant devenir de plus
en plus taciturne, [][illis.] sa santé [][illis.], qui n’était plus
bonne depuis longtemps [][illis.] rapidement
,
il me fallut surtout, je pense, constater
enfin que maman s’usait à la tâche
et
impitoyablement à la tâche pour de
faire marcher la maison comme elle
disait. Comment s’y prenait y arrivait-elle ?
Principalement, je pense, en prenant des
locataires et quelquefois des pensionnaires.
Il me semble que nous avions toujours
quelques étrangers vivant avec nous.
Ils étaient parfois bien élevés, agréables
et nous les adoptions comme des gens
de la famille et nous nous en faisons des amis. Ou bien ils
nous paraissaient grossiers, vulgaires, bruyants,

Image


et nous avions toutes les peines du monde
à les endurer sous notre toit. En
fait, je me demande aujourd’hui comment
des [][illis.] indépendants tels que nous étions avons
pu supporter si longtemps la contrainte
de vivre côte à côte avec des étrangers.
Mais il le fallait, c’était notre unique
ressource s’ajoutant au qui l’aide
qui venait à maman de la part de
Rodolphe et d’Adèle. De Rodolphe parfois
c’était de vraies largesses qui faisait
dire à maman dans un air sérieux : — ‘‘Comment
a-t-il pu deviner que justement qu’ aujourd’hui
j’avais tantun si pressant besoin de cet d’ argent !’’
Hélas
les années bientôt les largesses faites
à la veille
le temps allait souvent venir où
les largesses de la veille il les dem
redemanderait le lendemain, et je
revois le visage atterré de maman qui
rendait l’argent aussitôt en l’ excusant
sans cesse son fils : — ‘‘Il n'est pas tenu à
nous faire de donner autant faire [][illis.] la famille. Il n’est pas tenu. "


Si ce n’étaient des chimères
comment aurions-nous pu tenir si
longtemps avec si peu ! Mais à l’horizon il
y avait toujours quelque mirage qui attisait
entretenait l’espoir. [][illis.] Quand je lu
plus tard Le Notaire du Havre comme
je nous ai reconnus tous dans ces [][illis.]
que vivants d’une de leur illusion.
Pour nous, c’était la terre en Saskatchewan.
Mon père en avait fait l’acquisition
au temps où il fondait sa colonie de
Dollard, de même que d’autres terres
qu’il avait dû laisser aller. Mais celle-là

Image


il y restait attaché avec un entêtement que je
ne pouvais comprendre. Lorsque les choses
allaient au plus mal, alors seulement parfois,
lui qui était si fier, adonné aux songes
creux, il se faisait encourageant.
— – En tout cas, Mina nous avons
toujours notre terre en Saskatchewan. Le
jour où il faudra


A quoi maman répondait :
— – Oui, s’il quand il faudra absolument nous
le vendions, mais c’est pas encore le jour
pas avant encore maintenant ce n’est pas encore le jour.


C’est ainsi que cette terre lointaine
et vue que par peu d’entre nous avait vue devint
comme une sorte talisman
, par la
vertu d’une sort sortilège comme un
rempart
parée de terre de les sortilèges de son l'imagination, devint notre envieuse protection renfort
mystérieuse contre le malheur total.
Or le curieux est que, lorsque je la vis
enfin, alors que depuis longtemps elle ne
nous appartenait plus, je lui trouvai encore
plus de [][illis.] ; de grandeur secrète que
nous l’en avions paré dans nos rêves
les plus exaltés.


Ce dut être vers l’âge de 14 ans que
je m’adonnai siintensivement à l’étude. En
fait, de 14 à 18 ans je ne sais trop où a
passé ma vie
il me semble que je n’ai pas n’avoir vécue
(sauf l’été) si entièrement qu’accaparée par
mes cours, les devoirs, les rédactions, que plus rien d’autre
ne comptant. De sport dans ce temps-là il n’en était
guère question
quand j’étais adolescente nous

Image


Quelquefois Maman réclamait une
commis parlant notre langue pour
nous servir. Dans nos moments patriotiques,
à St-Boniface, on prétendait que c’était notre
droit et même de notre devoir de le faire
valoir, qu’à cette condition nous contraidr
contraignerions l’industrie et les magasins
à embaucher de nos gens.

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Ajout en surchage, en haut de l'ensemble du texte lorem ipsum dolor
Ajout en surchage, en bas de l'ensemble du texte lorem ipsum dolor
Ajout au crayon à la mine lorem ipsum dolor
Ajout au stylo bleu lorem ipsum dolor
Ajout avec un autre stylo bleu lorem ipsum dolor
Ajout avec un stylo noir lorem ipsum dolor
Ajout d'un accent lorem ipsum dolor
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Ajout en marge de droite lorem ipsumdolor
Ajout en marge du haut lorem ipsum dolor
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Suppression déchiffrable lorem ipsum dolor
Suppression indéchiffrable lorem ipsum dolor
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Suppression de tout le paragraphe lorem ipsum dolor
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Raturé ou biffé lorem ipsum dolor
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