La Détresse et l'Enchantement - Le bal chez le gouverneur
État final
Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure? Ce ne fut peut-être pas, malgré tout, au cours du trajet que nous avons tant de fois accompli, maman et moi, alors que nous nous engagions sur le pont Provencher au-dessus de la Rouge, laissant derrière nous notre petite ville française pour entrer dans Winnipeg, la capitale, qui jamais ne nous reçut tout à fait autrement qu’en étrangères. Cette sensation de dépaysement, de pénétrer, à deux pas seulement de chez nous1, dans le lointain, m’était plutôt agréable, quand j’étais enfant. Je crois qu’elle m’ouvrait les yeux, stimulait mon imagination, m’entraînait à observer.
Nous partions habituellement de bonne heure, maman2 et moi, et à pied quand c’était l’été. Ce n’était pas seulement pour économiser mais parce que nous étions tous naturellement marcheurs chez nous, aimant nous en aller au pas, le regard ici et là, l’esprit où il voulait, la pensée libre, et tels nous sommes encore, ceux d’entre nous qui restent en ce monde.
Nous partions presque toujours animées par un espoir et d’humeur gaie. Maman avait lu dans le journal, ou appris d’une voisine, qu’il y avait solde, chez Eaton, de dentelle de rideaux, d’indienne propre à confectionner tabliers et robes d’intérieur, ou encore de chaussures d’enfants. Toujours, au-devant de nous, luisait, au départ de ces courses dans les magasins, l’espoir si doux au cœur des pauvres gens d’acquérir à bon marché quelque chose de tentant. Il me revient maintenant que nous ne nous sommes guère aventurées dans la riche ville voisine que pour acheter. C’était là qu’aboutissait une bonne part de notre argent si péniblement gagné − et c’était le chiche argent de gens comme nous qui faisait de la grande ville une arrogante nous intimidant. Plus tard, je fréquentai Winnipeg pour bien d’autres raisons, mais dans mon enfance il me semble que ce fut presque exclusivement pour courir les aubaines.
En partant, maman était le plus souvent rieuse, portée à l’optimisme et même au rêve, comme si de laisser derrière elle la maison, notre ville, le réseau habituel de ses contraintes et obligations, la libérait, et dès lors elle atteignait l’aptitude au bonheur qui échoit à l’âme voyageuse. Au fond, maman n’eut jamais qu’à mettre le pied hors de la routine familière pour être aussitôt en voyage, disponible au monde entier.
En cours de route, elle m’entretenait des achats auxquels elle se déciderait peut-être si les rabais étaient considérables. Mais toujours elle se laissait aller à imaginer beaucoup plus que ne le permettaient nos moyens. Elle pensait à un tapis pour le salon, à un nouveau service de vaisselle. N’ayant pas encore entamé la petite somme dont elle disposait pour aujourd’hui, celle-ci paraissait devoir suffire à combler des désirs qui attendaient depuis longtemps, d’autres qui poussaient à l’instant même. Maman était de ces pauvres qui rêvent, en sorte qu’elle eut la possession du beau bien plus que des gens qui l’ont à demeure et ne le voient guère. C’était donc en riches, toutes les possibilités d’achat intactes encore dans nos têtes, que nous traversions le pont.
Mais aussitôt après s’opérait en nous je ne sais quelle transformation qui nous faisait nous rapprocher l’une de l’autre comme pour mieux affronter ensemble une sorte d’ombre jetée sur nous. Ce n’était pas seulement parce que nous venions de mettre le pied dans le quartier sans doute le plus affligeant de Winnipeg, cette sinistre rue Water voisinant la cour de triage des chemins de fer, toute pleine d’ivrognes, de pleurs d’enfants et d’échappements de vapeur, cet aspect hideux d’elle-même que l’orgueilleuse ville ne pouvait dissimuler à deux pas de ses larges avenues aérées. Le malaise nous venait aussi de nous-mêmes. Tout à coup, nous étions moins sûres de nos moyens, notre argent avait diminué, nos désirs prenaient peur. Nous atteignions l’avenue Portage, si démesurément déployée qu’elle avalait des milliers de personnes sans que cela y parût. Nous continuions à parler français, bien entendu, mais peut-être à voix moins haute déjà, surtout après que deux ou trois passants se furent retournés sur nous avec une expression de curiosité. Cette humiliation de voir quelqu’un se retourner sur moi qui parlais français dans une rue de Winnipeg, je l’ai tant de fois éprouvée au cours de mon enfance que je ne savais plus que c’était de l’humiliation. Au reste, je m’étais moi-même retournée fréquemment sur quelque immigrant au doux parler slave ou à l’accent nordique. Si bien que j’avais fini par trouver naturel, je suppose, que tous, plus ou moins, nous nous sentions étrangers les uns chez les autres, avant d’en venir à me dire que, si tous nous l’étions, personne ne l’était donc plus.
C’était à notre arrivée chez Eaton seulement que se décidait si nous allions oui ou non passer à la lutte ouverte. Tout dépendait de l’humeur de maman. Quelquefois elle réclamait un commis parlant notre langue pour nous servir. Dans nos moments patriotiques, à Saint-Boniface, on prétendait que c’était notre droit, et même de notre devoir de le faire valoir, qu’à cette condition nous obligerions l’industrie et les grands magasins à embaucher de nos gens.
Si maman était dans ses bonnes journées, le moral haut, la parole affilée, elle passait à l’attaque. Elle exigeait une de nos compatriotes pour nous venir en aide. Autant maman était énergique, autant, je l’avais déjà remarqué, le chef de rayon était obligeant. Il envoyait vite quérir une dame ou une demoiselle Unetelle, qui se trouvait souvent être de nos connaissances, parfois même une voisine. Alors s’engageait, en plein milieu des allées et venues d’inconnus, la plus aimable et paisible des conversations.
— − Ah! madame Phaneuf! s’écriait maman . Comment allez-vous? Et votre père? Vit-il toujours à la campagne? — − Madame Roy! s’exclamait la vendeuse. Vous allez bien? Qu’est-ce que je peux pour vous? J’aime toujours vous rendre service.Nous avions le don, il me semble, pauvres gens, lorsque rendus les uns aux autres, de retrouver le ton du village, de je ne sais quelle société amène d’autrefois.
Ces jours-là, nous achetions peut-être plus que nous aurions dû, si réconfortées d’acheter dans notre langue que l’argent nous filait des mains encore plus vite que d’habitude.
Mais il arrivait à maman de se sentir vaincue d’avance, lasse de cette lutte toujours à reprendre, jamais gagnée une fois pour toutes, et de trouver plus simple, moins fatigant de «sortir», comme elle disait, son anglais.
Nous allions de comptoir en comptoir. Maman ne se débrouillait pas trop mal, gestes et mimiques aidant. Parfois survenait une vraie difficulté comme ce jour où elle demanda «a yard or two of Chinese skin to put under the coat…», maman ayant en tête d’acheter une mesure de peau de chamois pour en faire une doublure de manteau.
Quand un commis ne la comprenait pas, il en appelait un autre à son aide, et celui-là un autre encore, parfois. Des «customers» s’arrêtaient pour aider aussi, car cette ville, qui nous traitait en étrangers, était des plus promptes à voler à notre secours dès que nous nous étions reconnus dans le pétrin. Ces conciliabules autour de nous pour nous tirer d’affaire nous mettaient à la torture. Il nous est arrivé de nous esquiver. Le fou rire nous gagnait ensuite à la pensée de ces gens de bonne volonté qui allaient continuer à chercher à nous secourir alors que déjà nous serions loin.
Une fois, plus énervée encore que de coutume par cette aide surgie de partout, maman, en fuyant, ouvrit son parapluie au milieu du magasin que nous avons parcouru au trot, comme sous la pluie, les épaules secouées de rire. À la sortie seulement, puisqu’il faisait grand soleil, maman s’avisa de fermer son parapluie, ce qui donna à l’innocente aventure une allure de provocation. Ces fous rires qu’elle me communiquait malgré moi, aujourd’hui je sais qu’ils étaient un bienfait, nous repêchant de la tristesse, mais alors j’en avais un peu honte.
Après le coup du parapluie, un bon moment plus tard, voici que je me suis fâchée contre maman, et lui ai dit qu’elle nous faisait mal voir à la fin, et que, si toutes deux riions, nous faisions aussi rire de nous.
À quoi maman, un peu piquée, rétorqua que ce n’était pas à moi, qui avais toutes les chances de m’instruire, de lui faire la leçon à elle qui avait tout juste pu terminer sa sixième année dans la petite école de rang à Saint-Alphonse-Rodriguez, où la maîtresse elle-même n’en savait guère plus que les enfants, et comment l’aurait-elle pu, cette pauvre fille qui touchait comme salaire quatre cents dollars par année. Ce serait à moi, l’esprit agile, la tête pas encore toute cassée par de constants calculs, de me mettre à apprendre l’anglais, afin de nous venger tous. (Plus tard, quand je viendrais à Montréal et constaterais que les choses ne se passaient guère autrement dans les grands magasins de l’ouest de la ville, j’en aurais les bras fauchés, et le sentiment que le malheur d’être Canadien français était irrémédiable.)3
Jamais maman ne m’en avait dit si long sur ce chapitre. J’en étais surprise. Je crois avoir entrevu pour la première fois qu’elle avait cruellement souffert de sa condition et ne s’était consolée qu’en imaginant ses enfants parvenus là où elle aurait voulu se hausser.
De nos expéditions à Winnipeg, nous revenions éreintées et, au fond, presque toujours attristées. Ou bien nous avions été sages, prudentes, n’ayant acheté que l’essentiel, et qui donc a jamais tiré du bonheur de se limiter au strict nécessaire! Ou bien nous avions commis quelque folie, par exemple acheté le chapeau qui m’allait si bien, mais à un prix fou, et nous en avions du remords, il faudrait se rattraper ailleurs, disait maman, et ne pas avouer le prix au père, me laissait-elle entendre à demi-mot4. Ainsi notre gêne d’argent nous jetait-elle tôt ou tard dans l’extravagance qui nous ramenait à une gêne plus sévère encore.
De toute façon, le pont que nous avions traversé en riches, la tête pleine de projets, nous ne l’avons jamais retraversé qu’en pauvres, les trois quarts de notre argent envolés, et bien souvent sans que l’on puisse dire où.
— − Comme ça part, l’argent! disait maman. Évidemment c’est fait pour partir, mais ton père dira encore que j’ai l’art de le faire partir plus vite que personne.Bientôt, au-delà du pont, nous devenaient visibles les clochers de la cathédrale5, puis le dôme du collège des Jésuites, puis des flèches, d’autres clochers. Inscrite sur l’ardent ciel manitobain, la ligne familière de notre petite ville, bien plus adonnée à la prière et à l’éducation qu’aux affaires, nous consolait. Elle nous rappelait que nous étions faits pour l’éternité et que nous serions consolés d’avoir eu tant de misère à joindre les deux bouts.
Quelques pas encore, et nous étions chez nous. Nous n’étions pas nombreux dans la petite ville pieuse et studieuse, mais du moins avions-nous alors le sentiment d’y être d’un même cœur. Déjà maman et moi parlions dans notre langue le plus naturellement du monde, ni plus bas ni trop haut, comme à Winnipeg où nous étions commandées par la gêne ou la honte de la gêne. D’autres voix s’élevaient en français autour de nous, nous accompagnant. Dans notre soulagement de retrouver notre milieu naturel, nous nous prenions à saluer presque tous ceux que nous croisions, mais il est vrai, entre nous, dans la ville, nous nous connaissions à peu près tous, au moins de nom. Plus nous allions et plusmaman se reconnaissait de gens amis et saluait et prenait des nouvelles des uns et des autres.
De retour dans notre ville, il lui arrivait de lever le regard sur le haut ciel clair pour le contempler avec une sorte de ravissement. Et souvent, la fatigue disparue de son visage comme par enchantement, elle me prenait à témoin: «On est bien chez nous.»
Nous arrivions à notre maison, rue Deschambault. La retrouver intacte, gardienne de notre vie à la française au sein du pêle-mêle et du disparate de l’Ouest canadien, devait nous apparaître chaque fois une sorte de miracle, car à la dernière minute, nous nous hâtions vers elle. C’était comme si nous avions toujours eu un peu peur qu’elle nous fût un jour ravie. Elle était avenante et simple, avec ses lucarnes au grenier, de grandes et nombreuses fenêtres à l’étage et, entourant la façade et le côté sud, une large galerie à enfilade de colonnes blanches.
Toujours nous revenions vers elle comme d’un voyage qui nous aurait secouées. Pourtant ce ne sont pas ces voyages de Saint-Boniface à Winnipeg, si éclairants fussent-ils, qui m’ouvrirent enfin pleinement les yeux sur notre condition, à nous Canadiens français du Manitoba. Cela s’est fait en une autre occasion, beaucoup plus dure.
IIJ’avais été malade de sérieuses indigestions l’une sur l’autre et il me restait une sensibilité au ventre. Maman, le jour où je commençai à aller un peu mieux, comme c’est sans doute le cas chez bien des gens de notre genre, se décida à m’emmener voir le médecin. Après les questions et l’examen, qui consistait surtout en ce temps-là en palpations, nous attendions, maman et moi, un peu effarouchées du verdict que le médecin mettait beaucoup de temps à prononcer. Enfin il regarda maman et lui décocha un peu comme un reproche:
— − Madame, il va falloir opérer cette enfant. Au plus tôt. Sans plus attendre.6 Je tournai un peu la tête vers maman et la vis tressaillir comme sous le coup d’un blâme, en effet. Elle avait pâli, puis il m’avait semblé la voir rougir, et tout ce temps elle avait l’air de chercher des mots qui ne venaient pas. Enfin elle trouva celui-là qui nous était le plus coutumier, le plus habituel, je pense bien, et je l’entends encore, je l’entendrai toujours le prononcer d’une voix blanche: — − Combien? Ce sera combien, docteur?J’eus l’impression que nous étions chez l’épicier ou le boucher, et que pourtant maman s’armait pour une lutte bien plus serrée qu’avec ces gens-là sur qui elle avait assez facilement le dessus.
Le docteur déplaçait des papiers, sa plume, son buvard, et paraissait aussi mal à l’aise que maman.
— − Écoutez, madame. Dans le courant ordinaire des choses, pour une opération de ce genre, c’est cent cinquante dollars.Il saisit sans doute l’expression de consternation qui se peignit sur le visage de maman, car il se hâta de lever les mains en disant:
— − Mais!... mais!...L’ayant un peu calmée par son geste, il poursuivit:
— − Pour vous dont je connais les difficultés, ce sera cent dollars.Je vis que cela n’aidait pas beaucoup ma mère à respirer. Elle gémit comme pour elle-même, sans s’en plaindre à lui: «Cent dollars! Cent dollars!»
Le médecin haussa les épaules, d’impuissance. Alors je compris qu’elle allait raconter l’«histoire» de notre vie, qu’elle sortait en public lorsqu’elle n’avait vraiment plus d’autre recours, et qui me remplissait chaque fois d’une confusion et d’une détresse qui ne semblaient pouvoir se dissoudre ni en larmes ni en paroles. J’aurais voulu retenir maman, l’empêcher de parler, mais déjà il n’était plus temps. Assise au bord de sa chaise, les mains nouées sur sa jupe, le regard fixé sur le plancher, d’une voix monotone, sans jamais lever les yeux vers le médecin afin de n’être distraite en aucune façon de ce qu’elle devait dire, elle racontait:
— − Mon mari, fonctionnaire du gouvernement fédéral, pour n’avoir pas caché sa loyauté politique, s’est trouvé en butte à une sournoise persécution et, pour finir, s’est vu mis à la porte, congédié six mois seulement avant l’âge de la retraite dont il a été frustré. Ainsi, dans notre âge avancé, disait maman, nous nous sommes trouvés démunis, monsieur le docteur, sans revenus assurés7. Il nous a fallu vivre du vieux gagné vite dépensé, comme vous pouvez le penser, auquel se sont ajoutés l’aide demes grands enfants et ce que j’ai pu gagner moi-même ici et là pour des travaux de couture...L’histoire défilait, le médecin écoutait, peut-être dans l’ennui, car ses yeux erraient parfois au plafond, venaient se poser un instant sur moi, sans sourire, repartaient. Au début seulement de la consultation, il m’avait adressé la parole: «Quel âge as-tu, petite? Douze ans... On ne le dirait pas... On t’en donnerait plutôt dix.» Et il avait parlé à maman sur un ton sévère: «Vous auriez dû m’amener cette enfant il y a au moins six mois.»
Maintenant il me regardait, on aurait dit, sans amitié. Cette idée de maman aussi de me faire voir par le médecin le plus cher de la ville!
Elle en était aux détails les plus affligeants, que je ne pouvais entendre sans vouloir me cacher le visage dans les mains: les raccommodages qu’elle attaquait le soir, sa journée faite, et qui étaient d’un bon rapport, dit-elle avec une curieuse insistance, comme si le docteur eût pu avoir des reprisages à lui commander en retour de ses services.
Je ne comprenais vraiment rien à maman, à certaines heures. La femme la plus fière, qui passait des nuits à coudre pour ses filles des robes aussi belles que celles des filles des notables les plus riches de la ville, qui trouvait Dieu sait où l’argent de nos leçons de piano, la femme la plus stoïque aussi que jamais je n’ai entendu avouer une douleur physique, ni même, plus tard, le terrible mal de la solitude, dès qu’étaient mis en cause la santé, le bien-être, l’avenir de ses enfants, elle aurait pu se faire mendiante aux coins des rues.
Excédé à la fin par cette histoire qui, pour lui, ressemblait peut-être à bien d’autres entendues ici même, le docteur leva les mains pour faire taire maman.
— − Madame!... madame!... Si vous ne pouvez régler mes honoraires en une fois, faites-le petit à petit, comme vous pourrez.Alors maman respira.
Du moment qu’une dette, une obligation, aussi énorme fût-elle, pouvait être fractionnée, réglée à petits coups, étirée, elle pensait arriver à en avoir raison, après tout elle avait fait cela depuis des années, elle y était entraînée: tant ce mois-ci pour la machine à coudre (encore que dans le découragement maman avouât parfois que la machine serait sans doute usée avant d’être à nous); tant pour le service d’argenterie (il me semble que ce n’était que cinquante cents par quinzaine, mais nous ne les avions tout de même presque jamais quand passait le représentant); tant pour la glacière. Maman, ayant saisi que mon opération pouvait entrer dans cette catégorie, en fut aussitôt réconfortée et m’adressa un regard qui semblait entendre: «Tu verras, on se sortira de cela aussi.» De soulagement, elle eut même un espèce de sourire tendre qui nous enveloppa tous deux, moi et le docteur, et qui lui donna un air presque heureux, au milieu de sa peine. Elle était comme une belle, grande rivière, semée, tout au long de son cours, d’obstacles: rochers, écueils, récifs, et elle en venait à bout, soit en les contournant, en s’en éloignant par le rêve, soit en les franchissant au bond. Alors, pour un court moment, entre les mille embûches, avant qu’elle ne fût reprise dans les remous, on entendait son chant d’eau apaisée.
— − Eh bien, si c’est ainsi, docteur, soyez assuré que je parviendrai à m’acquitter envers vous...Le docteur coupa court aux promesses de maman. Il se leva. Nous nous sommes levées aussi. Maman songea alors à s’informer:
— − Ce sera pour quand, l’opération? Dans quelques semaines? — − Y pensez-vous, madame! Je téléphone à l’hôpital immédiatement. Je tiens à ce que votre petite fille y entre ce soir même, demain au plus tard. — − Oh! demain! supplia maman.Le côté affaire réglé − ou relégué − elle pouvait enfin être à son souci pour moi, à son angoisse. Elle se mit à plaider pour un peu plus de temps. Il lui en fallait pour me coudre des vêtements propres pour l’hôpital. Pour préparer mon père à l’idée de l’opération. Et, qui sait, peut-être pour voir se détourner le cours des choses, s’il lui en était accordé suffisamment.
— − Nous avons déjà beaucoup trop tardé, trancha le docteur. Nous sommes à la merci d’une crise grave qui peut amener la rupture de l’appendice. J’opérerai votre enfant après-demain au plus tard.Nous sommes sorties. Dans quelle petite rue ombragée d’arbres étions-nous, je n’en sais plus trop rien. Par ailleurs, je me souviendrai toujours que c’était par une des journées les plus tendres que puisse nous offrir l’été, toute pleine d’un vent doux qui caresse le visage. Cela nous a fait un drôle d’effet de nous retrouver au milieu d’une pareille journée avec nos calculs, notre peur de l’hôpital et l’angoisse de ce que papa allait dire. Il nous sembla que nous aurions plutôt dû être dans une belle campagne, assises dans l’herbe, au pied d’un arbre, à manger notre pique-nique, ou à rêver face au ciel, le corps parfaitement sain.
Maman prit ma main et me demanda si je n’étais pas trop fatiguée. «Parce que, me dit-elle, si tu t’en sens la force, j’aimerais faire un bout à pied.» (Nous étions dans de petites rues d’où pour trouver un tramway il eût fallu marcher plus loin que jusqu’à chez nous. Mamandevait être bien troublée pour ne pas y avoir réfléchi.) «J’aimerais me donner le temps, dit-elle, de préparer en pensée comment je vais parler à ton père.»
Je tâchai de la retenir. Je lui dis que j’étais mieux, que je n’avais plus de mal nulle part. Et c’était vrai. L’émotion m’avait galvanisée, prêté pour l’instant des forces venues de je ne sais où. D’ailleurs ce n’était pas nouveau, chez moi, une telle réaction. Il suffisait qu’on m’emmène chez le dentiste pour que disparût subitement un mal de dents qui m’avait tenue éveillée toute la nuit. Maman ne prêtait donc pas attention à ce que je disais. Elle poursuivait son idée.
— − Ton père, les dettes l’ont toujours terrifié, même quand il gagnait de quoi assurer notre vie. Alors, maintenant, tu peux imaginer comme elles l’effraient! Pourtant, quand on peut les répartir au mois, il me semble que les dettes ce n’est pas la fin du monde.Je devais ressembler à mon père sur ce point car les dettes me terrifiaient aussi.
— −Je ne veux pas être opérée, ai-je décidé. On n’a pas les moyens. Et papa va être contre.Elle s’arrêta de marcher et me secoua un peu.
— − Ne dis plus jamais pareille chose. Ton père ne sera pas contre. Il s’agit seulement de l’amener à voir que cette dette n’est pas pire qu’une autre. Ne m’enlève pas le courage, me pria-t-elle, au moment où j’en ai le plus besoin pour nous sortir du trou. — − On y est pourtant toujours, dans le trou, lui fis-je remarquer.À ma surprise, elle se prit à rire un peu, comme de loin, à tant de prouesses accomplies.
— − N’empêche qu’on en est sorti mille fois, du trou. — − Ce n’était peut-être pas le même, dis-je, souriant malgré moi, de connivence avec elle.Nous avions atteint le coin d’une petite rue tranquille et nous en enfilions une autre également bordée d’arbres dont on entendait les feuilles bruire doucement en plein milieu de nos calculs. Il y eut ceci d’aimable dans notre vie: presque jamais la nature ne s’abstint de nous marquer une sorte de bienveillance à travers nos épreuves. Ou était-ce parce que nous cherchions sans cesse consolation en elle qu’elle nous l’accordait?
Soudain, cependant, maman m’étonna beaucoup en s’avouant abattue. Elle disait comme pour elle-même:
— − C’est vrai que le malheur nous poursuit depuis longtemps. Il faudrait sans doute remonter bien loin pour en connaître la cause. C’est une longue histoire.Tellement les histoires m’étaient alors amies, même au plus creux de la désolation, je la priai:
— − Raconte.Elle me fit un sourire navré qui sous-entendait: C’est bien le temps, va!
Malgré tout, cependant, commencèrent à lui échapper des bribes d’un récit de malheurs anciens que la scène chez le médecin avait sans doute réveillés − du moins c’est ce que j’ai cru comprendre.
Car, soudain, nous étions rejointes dans la rue paisible par une quantité de nos gens aux peines depuis longtemps mortes et qui pourtant revivaient en nous. En écoutant maman, j’eus la curieuse impression que notre détresse avait rappelé à nous des centaines d’êtres et qu’à présent, dans la rue déserte, nous allions ensemble, eux peut-être consolés de nous trouver attentives encore à leurs vies écoulées, et nous, de ne pas nous retrouver toutes seules.
— − Tout vient, disait maman, de ce vol de nos terres, là-bas, dans notre premier pays, quand nous en avions un, que les Anglais nous ont pris lorsqu’ils l’ont découvert si avantageux. Au pays d’Évangéline. Pour avoir ces terres riches, ils nous ont rassemblés, trompés, embarqués sur de mauvais navires et débarqués au loin sur des rivages étrangers. 8 — − Nous étions des Acadiens?Peut-être maman me l’avait-elle déjà dit et je n’en avais pas gardé la mémoire. Ou bien je n’avais pas eu avant ce jour le cœur prêt à accueillir cette tragédie, et n’en avais pas fait grand cas.
— − Ainsi a commencé notre infortune, il y a bien longtemps, dit maman. Je ne sais pas tout de l’histoire. Des bouts seulement, transmis de génération en génération. — − Où ont-ils été laissés, maman? — − Oh, un peu partout en Amérique, à se débrouiller comme ils pouvaient, ne connaissant même pas la langue du pays où ils avaient échoué. Une partie d’entre eux, de peine et de misère, réussirent à se rassembler au Connecticut. Ils travaillaient aux usines, aux chantiers forestiers, au chemin de fer, là où il y avait de rudes besognes à accomplir à vil prix. Ils voisinaient beaucoup entre eux, se réconfortaient dans leur ennui de la patrie.C’est à cet endroit du récit de maman que j’ai commencé à me tracasser au sujet de la notion de patrie, de ce qu’elle signifiait au juste. En tout cas, je l’ai beaucoup étonnée en lui demandant à brûle-pourpoint si nous autres en avions, une patrie.
— − Bien sûr, a-t-elle répondu, puis aussitôt elle n’a pas eu l’air si certaine d’elle-même et m’a touché le front en disant: Tu n’as pas de fièvre au moins?J’ai protesté que non et insisté pour connaître le sort de nos gens au Connecticut.
— − Ce n’est pas le moment de me faire raconter cette vieille histoire triste, m’a-t-elle reproché. Je suis déjà assez accaparée. Il faut que je prépare ta valise pour l’hôpital… L’hôpital, gémit-elle, puis elle m’assura que j’y serais bien... et, malgré tout, elle était de retour avec nos gens du Connecticut. Dans ce temps-là, fit-elle, des prêtres, que l’on nommait colonisateurs, vécurent, on aurait dit, pour retrouver les troupeaux perdus et en ramener le plus possible. L’un d’eux vint jusqu’à nous au Connecticut.Elle avait commencé de dire «nous» à propos de nos lointains ancêtres, et cela me consola bizarrement.
— − Dans notre petite église de là-bas, où on nous faisait le prêche en français, il nous annonça que le Québec nous attendait bras ouverts, que des terres nous seraient distribuées dans un canton fertile, non loin de Joliette, si nous voulions revenir au pays. — − Alors c’est le Québec, notre patrie? — − Oui et non, dit maman. C’est embêtant à préciser. Puis elle poursuivit: Il y eut discussion entre nous. Les uns disaient: «On se fera ici. Nous sommes déjà à moitié Américains. Nos enfants parleront anglais. C’est la sagesse. À rouler toute notre vie, nous n’arriverons à rien.» Mais d’autres tenaient pour tenter l’aventure au Québec: «Ce sont là-bas nos frères. Nous parlons la même langue. Nous avons la même foi. Allons nous mettre entre leurs mains.» — − Qu’est-ce qu’ils ont décidé? — − Comme cette histoire t’intéresse tout à coup! dit maman, et elle m’apprit: Eh bien! les uns sont restés, en sorte que nous devons avoir de lointains cousins au Connecticut, d’autres sont venus s’établir dans la belle et fertile paroisse de Saint-Jacques-de-l'Achigan9.Nous avons alors aperçu un banc au coin d’une rue, sous un arbre qui murmurait, et maman a dit: «Asseyons-nous un peu pour que tu te reposes.» Et le clair bruit du feuillage doucement agité nous parla de répit et d’un moment de bonheur dans la vie des exilés.
— − Tu n’as toujours pas de mal? demanda maman.Je fis signe que non, et c’est vrai, je n’en ressentais pas, seulement celui dont j’étais issue.
— − Est-ce qu’ils ont été heureux, nos gens, à Saint-Jacques-de-l’Achigan? — − Oui et non. Ils avaient beaucoup d’enfants. Tous les nôtres élevèrent des familles nombreuses. Nos prêtres disaient qu’à ce prix nous reconquerrions notre place au soleil. À Saint-Jacques-de-l'Achigan, ils furent bientôt à l’étroit. Un peu au nord s’élevait une sévère chaîne de collines. La terre y était pauvre, semée de cailloux, hérissée d’épinettes sombres. C’est pourtant là que montèrent s’installer ton grand-père Élie et ta grand-mère Émilie10. Personne ne travailla jamais sur terre autant que ces deux-là, raconta maman, les yeux au loin et comme navrée encore de leur long effort laborieux. Ils défrichèrent, ils arrachèrent au sol des milliers de pierres, ils en érigèrent des monticules, des murets, ils se firent quelques champs d’avoine, de blé noir. Leur première cabane fut bientôt remplacée par la maison où je suis née, celle que tu as vue dans l’album. Ton grand-père était habile: notre maison avait belle allure. Nous y avons mangé plus souvent de la galette de sarrasin que du pain blanc, mais je pense y avoir été une petite fille heureuse.Je fus si contente que maman, avant sa vie de tracas, ait été une petite fille heureuse que je poussai un soupir d’aise. Je voulus savoir comment elle s’y était prise pour être heureuse, et maman répondit qu’elle ne s’en souvenait pas, qu’à son idée les enfants étaient généralement heureux, se faisant du bonheur avec peu. Puis elle prit pitié de moi qui la regardais avec l’envie de pleurer − mais elle se méprit et ne sut jamais que c’était sur elle que j’avais envie de pleurer. Elle me passa la main sur le front en m’assurant que j’allais revenir à la santé et retrouver mes jeux avec joie.
— − Pourquoi, si vous étiez heureux à Saint-Alphonse-Rodriguez, êtes-vous encore partis? ai-je demandé. — − On a peut-être du sang d’errants dans les veines à force d’errer, dit maman. Pourtant, maintenant, personne plus que moi n’aimerait être fixé une fois pour toutes. Ton grand-père Élie était porté à l’aventure. Il se sentait à l’étroit dans les collines pauvres pour y établir ses fils autour de lui. Puis est venu vers nous un autre de ces prêtres-colonisateurs11, celui-là pour nous vanter le Manitoba et l’accueil qu’on nous y ferait. Il parlait de belles terres riches, de tout cet Ouest canadien où nous devrions nous hâter de prendre notre place avant les Écossais et les Anglais qui arrivaient à grands flots. Il disait que tout le pays, d’un océan à l’autre, nous revenait, à nous, de sang français, à cause des explorateurs de France qui l’avaient les premiers parcouru11. Nos droits à notre langue, à notre culteseraient respectés. À chaque chef de famille, à chacun de ses enfants mâles ayant atteint dix-huit ans, le gouvernement de la nouvelle province concéderait un quart de section. C’était tentant pour des gens comme nous. Ton grand-père prit feu. Tu tiens de lui ce don de partir en imagination, fit-elle en passant sa main sur ma joue. Ta grand-mère était la seule à s’opposer au projet. À la fin elle céda, et nous voilà en route encore une fois. Le reste de l’histoire, tu le connais, je te l’ai raconté cent fois. Ils eurent une concession dans la montagne Pembina. — − Et enfin ils se reposèrent? — − Ah, mon Dieu, de loin encore ils n’eurent de repos. Tout était à refaire. Ton grand-père construisit la maison neuve exactement comme celle de Saint-Alphonse, ta grand-mère refit les meubles, les armoires, le pétrin… — − Et le banc-lit, je me le rappelle. — − Quand tu étais toute petite et que nous allions là-bas, tu pleurais si on te refusait de passer la nuit dans le banc-lit… Je me suis toujours demandé pourquoi tu aimais tellement coucher dans cette espèce de cercueil.Je crus me souvenir que j’y éprouvais le sentiment d’une sécurité totale, comme si les mains qui avaient façonné ce vieux meuble rustique détenaient le pouvoir d’éloigner de moi toute menace.
— − Après quelques années, tout aurait pu être si beau à Saint-Léon, dit maman, car la terre était à nous. En comptant celle des garçons, elle faisait un mille carré en tout! Grand-Mère semait dans son jardin les mêmes fleurs qu’au Québec, on n’entendait parler autour de nous que notre langue familière, c’était presque la prospérité enfin, et voici que le gouvernement du Manitoba se tourna contre nous. Il passa cette loi inique qui interdisait l’enseignement de la langue française dans nos écoles12. Nous étions pris au piège, loin de notre deuxième patrie, sans argent pour nous en aller, et d’ailleurs où aurions-nous été? — − Encore sans patrie? — − Nous avions toujours nos terres, nos coutumes, nos maisons... et notre langue que nous n’étions pas prêts à nous laisser arracher. Mais aussi c’est ce qui nous ruina: cette longue lutte, toutes ces dépenses pour préserver nos écoles. Es-tu assez reposée? me demanda-t-elle. Il faudrait repartir. Ton père doit être inquiet de ne pas nous voir revenir plus vite.Le feuillage, en s’écartant, nous exposa un pan du haut ciel clair que nous avons fixé ensemble en souriant malgré nous. Et maman a raconté:
— − Ton père, lui, c’est la profonde misère des siens, du côté de Beaumont, qui l’a chassé13. Il a dû commencer à travailler tout enfant, puis de bonne heure émigra aux États-Unis comme tant des nôtres que le Québec ne pouvait faire vivre. Il a fait tous les métiers, mais tout le temps il lisait, s’instruisait, se préparait à jouer un rôle important quand il rentrerait dans son pays. C’est au Manitoba qu’il aboutit. Quand je l’ai rencontré, à Saint-Léon, il croyait, comme le prêtre-colonisateur jadis, que tout l’Ouest, jalonné de petites colonies, serait au moins à moitié français d’un océan à l’autre. Puis il connut Laurier, qui allait devenir bientôt le Premier ministre, et qui lui demanda s’il ne travaillerait pas à son élection. Dès cet instant, ton père donna sa vie à cet homme tant il avait foi et confiance en lui. Lorsque Laurier, devenu Premier ministre, refusa de prendre parti dans la question du français au Manitoba, puisque cela relevait du domaine provincial, ton père ne lui retira pas son appui. Il disait: «Il a ses raisons.» Ce qui lui fut intolérable, d’esprit religieux comme il était, ce fut d’entendre, du haut de la chaire, tomber l’anathème contre les partisans de Laurier que l’on déclara traître à la cause du français. Enfin, sa loyauté politique, on la lui fit payer de son poste d’agent colonisateur, alors qu’il atteignait la vieillesse. C’était notre ruine, et j’ai des raisons de soupçonner les nôtres, nos propres gens, d’y avoir travaillé14. Car le plus triste de notre histoire, c’est peut-être que tant de malheurs ne nous aient pas encore unis.Elle pencha la tête, regardant le sol à ses pieds, et me demanda:
— − Comprends-tu un peu peut-être pourquoi j’ai parlé de cela au médecin… Ce n’est pas de gaieté de cœur, je t’assure.J’eus tant de peine pour elle, pour mon père, pour tous ces gens dont nous avions parlé, que je n’aurais pu répondre. Lorsqu’elle m’eut redemandé si nous allions nous remettre en route et que je me levai pour la suivre, il me sembla que nous prenions place dans l’interminable exode. Jusqu’où irions-nous donc à la fin des fins?
— − Ton père, quand je l’ai rencontré, me dit-elle tout à coup sans aucun à-propos, n’était plus jeune, mais énergique, plein d’idéal, un homme très beau et gai à ses heures.Alors je me rappelai qu’au cabinet de consultation, le médecin avait demandé à maman: «Quel âge aviez-vous, madame, quand vous avez donné naissance?...» Maman avait paru gênée. Elle avait répondu, comme si elle n’en était pas sûre: «Quarante... quarante-deux, ou trois...»
— − Et votre mari, lui? — − Cinquante-neuf ans, docteur.Comme si elle répondait à ma question silencieuse, elle m’assura:
— − Ton père a été heureux et fier quand tu es venue au monde... On dit, poursuivit-elle, que les enfants de parents âgés sont fragiles et délicats, mais aussi, paraît-il, ce sont les plus doués.Nous ne devions pas être loin de la cathédrale, car maman a suggéré:
— − Veux-tu que nous entrions en passant, prier pour que tout se passe bien.La haute nef nous parut sombre après le grand jour. Elle ne semblait éclairée que par les lampions nombreux sur leur support, qui se consumaient, à l’avant de l’église.
Maman m’entraîna presque aux premiers bancs, tout près du chœur. C’est là que nous allions prier quand nous avions désespérément besoin d’aide, comme si nous avions ici plus de chance d’être vues et entendues. Nous nous sommes mises à genoux. J’ai prié, je suppose, mais surtout, je pense, j’ai regardé maman prier. Depuis, j’ai vu quelques êtres, très peu, prier comme elle ce jour-là, mais alors c’était la première fois, et le spectacle me chavira le cœur. Elle ne bougeait en rien, elle était tout immobile, et cependant tout en elle était tendu, le visage, les yeux, les lèvres, même les mains qu’elle avait portées au-devant d’elle et gardait dans une attitude de suppliante. Et c’est alors, il me semble bien me rappeler, que j’ai formé au fond de mon âme la résolution de la venger. Ou plutôt elle dut naître de l’excès de mon impuissance et de ma faiblesse.
À la sortie, la vive clarté du jour nous a comme blessé les yeux et l’âme. Maman a ralenti le pas, qu’elle avait alors si vif, pour se mettre au mien qui devenait traînant. Elle se faisait des reproches de m’avoir tellement parlé, de m’avoir fait marcher quelques pas de plus pour atteindre l’église. À bout de forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour je la vengerais. Je vengerais aussi mon père et ceux de Beaumont, et ceux de Saint-Jacques-de-l'Achigan et, avant, ceux du Connecticut. Je m’en allais loin dans le passé chercher la misère dont j’étais issue, et je m’en faisais une volonté qui parvenait à me faire avancer.
Mais à l’hôpital, à l’abri d’un paravent qu’une sœur était venue dresser, lorsque le vieux prêtre, assis près de moi, commença à me parler de la vie, de la mort et de l’éternité, je changeai d’idée: je pensai que mieux valait mourir et délivrer les miens de toute dépense plutôt que de vivre pour les venger peut-être un jour, ce qui maintenant me paraissait bien difficile.
Le vieux missionnaire, passant par la ville, venu peut-être du Nord − quelquefois j’imagine que le sort s’est mêlé de me l’envoyer −, me parlait bas en m’enveloppant d’un bon regard paisible que je voyais briller, à la lueur de la veilleuse, au fond d’un visage barbu15. Il m’entretenait de la mort, sans la dépouiller, parce que j’étais une enfant, de gravité et de sérieux, et c’est peut-être pour avoir entendu ce vieil homme, au début de ma vie, m’en parler avec noblesse et candeur que la mort a perdu sur moi beaucoup de son pouvoir d’effroi. Il me disait que j’allais presque certainement guérir, mais que tout s’accomplirait selon la volonté de Dieu. Demain, quand on m’endormirait, je serais comme un petit oiseau que le Seigneur tiendrait dans sa main. Ou il me relâcherait pour revenir avec les autres enfants, jouer, rire, m’ébattre, ou il me garderait dans son mystérieux séjour.
C’était ce que je voulais, et je demandai au vieux prêtre de m’expliquer le mystérieux séjour. Encore aujourd’hui je bénis le ciel d’avoir placé près de moi à ce moment une âme qui ne prétendait pas saisir l’inexplicable, seulement en rêver.
— − Ah! mon petit enfant, me dit-il, si seulement on le savait, hein, mais alors il n’y aurait pas beaucoup de mérite à parcourir la longue route. Et pas beaucoup d’intérêt non plus, ne trouves-tu pas? Tout ce que je crois pressentir ou deviner, c’est que notre vie débouche sur l’infini, et tous, je pense bien, nous avons envie de l’infini.Ah! qu’à l’entendre en parler j’en avais moi-même envie! Je lui demandai si dans l’infini on était encore responsable de ses dettes.
Il me demanda: Quelle sorte de dettes? Déshonorantes, que l’on fait avec malice, en sachant bien que jamais on ne pourra s’en acquitter? Ou des dettes de pauvres, qu’ils ont sur le dos parce qu’ils ne peuvent vraiment faire autrement?
J’étais en peine de répondre. Il me semblait que nos dettes n’étaient franchement ni d’une catégorie ni de l’autre, mais que peut-être elles participaient de l’une et de l’autre à la fois.
Il passa sa main sur mon front et m’engagea doucement à ne plus me tracasser. Il me dit de me reposer dans le Seigneur, de lui mettre tous mes problèmes dans les mains. Je pense avoir toujours su qu’il n’y avait que lui en fin de compte pour nous aider. Mais, en même temps, il m’avait semblé qu’il ne le faisait pas. Pourquoi? Parce qu’on était trop éloignés, nous de lui, ou lui de nous? Alors j’ai rêvé qu’en arrivant chez lui, le Très-Haut, comme on l’appelait, je lui raconterais toute notre histoire dans l’oreille. Il verrait bien alors qu’on ne pouvait prendre maman au mot. Comment pourrait-elle s’acquitter de mon opération à raison de cinq dollars par mois, quand déjà il y en avait trois à verser pour la machine à coudre, quatre pour mes leçons de piano, qu’elle refusait absolument de faire cesser, en plus des arrérages chez l’épicier, le marchand de charbon, presque tous les fournisseurs. De plus, elle venait de me promettre comme récompense pour ma guérison un manteau neuf − coupé il est vrai dans du vieux mais qu’elle comptait garnir d’un col d’astrakan acheté chez un bon fourreur de la ville. Ce manteau, et la curiosité de voir comment maman allait s’y prendre pour me l’obtenir, me retenaient quelque peu à la vie que, d’autre part, je souhaitais quitter pour cesser justement d’être à la charge de maman.
Ainsi en alla-t-il de ce que je croyais être ma dernière prière, et qui était bien, je pense, l’expression d’un désir d’évasion. Car l’idée de ma mort − étrangement mais peut-être, au contraire, très logiquement − m’avait fait entrevoir ce que pourrait être ma vie, et j’en avais pris peur. Pour venger ma mère, il m’était apparu que je devrais, de retour à l’école, travailler doublement, être la première toujours, en français, en anglais, dans toutes les matières, gagner les médailles, les prix, ne cesser de lui apporter des trophées. Ensuite, mes études terminées, je n’apercevais plus rien de précis et de clair, seulement, devant moi, une route montante, comme solitaire, s’en allant dans je ne sais quel abandon sous un ciel nuageux, et le cœur me manquait.
J’avais toujours pourtant passionnément aimé les routes de la plaine, mais, se déroulant dans le plat, elles permettent de voir loin devant soi et de toutes parts. Tandis que la route de mon avenir me parut, ce soir-là, en montées et sinuosités qui ne me livraient jamais à l’avance de perspective, toutes se perdant dans du noir. Une fois, plus tard, je devais, d’une légère élévation dans la plaine, contempler une petite route de terre, inondée de soleil, qui m’apparaîtrait mystérieusement reliée à ma vie et me soulèverait d’exaltation. Mais pour l’heure, à l’hôpital, la route de ma vie − ou peut-être de toute vie − me semblait un chemin toujours à l’écart, et j’en gardai longtemps de l’effroi.
Une religieuse passa, me donna un calmant. Bientôt je me sentis presque heureuse, dans un état d’attente qui ne torturait plus les nerfs. Ainsi je n’aurais pas à suivre cette route solitaire et triste de la vie. Je m’endormirais pour me réveiller dans ce que le vieux prêtre appelait le merveilleux séjour. Le lendemain, j’étais dans les mêmes dispositions tranquilles quand on me roula sur le brancard à la salle d’opération. Je me demandais seulement si Dieu venait un peu au-devant de ceux qui mouraient, ou s’il les attendait sans bouger de son seuil. Rien qu’un pas vers eux, et déjà pourtant ils en auraient été réconfortés. Maman, quand elle attendait une visite très chère, guettait à la fenêtre du salon, parfois même sur la galerie, et, nos gens apparaissant au bout de la rue, elle se précipitait sur les marches du perron et souvent même jusqu’à la barrière.
On était serré contre une poitrine. On entendait battre, dans la joie, contre le sien, un autre cœur. On était arrivé enfin. Avais-je donc déjà connu ce bonheur? Ou l’avais-je seulement imaginé?
— − Respire à fond, petite, me disait une voix inconnue, et je me sentis me dissoudre.Je ne puis nier que ce fut une déception, tout d’abord, en ouvrant les yeux, de me retrouver toujours de ce monde. Et combien il se révéla immédiatement le monde que je connaissais déjà trop bien. Près de moi se tenait une silhouette d’homme en blanc que je distinguais mal à cause des effets prolongés de la narcose. Il me parlait et sa voix me semblait me parvenir d’une grande distance:
— − C’est moi qui t’ai endormie, petite. Quand ta mère viendra, veux-tu lui remettre ce papier? C’est mon compte. L’anesthésie, c’est à part.Comment se fait-il que l’anesthésie soit à part? On ne nous l’a pas dit, ai-je cru un moment avoir protesté à voix haute. Mais je n’avais pas eu la force d’amener les mots à mes lèvres, ils me restaient sur le cœur.
Je m’aperçus alors qu’il m’avait glissé un papier entre les doigts.
— − N’oublie pas, petite. L’anesthésie, c’est à part, et d’habitude c’est ce qu’on paie en premier.Je fis signe que oui et tentai de me réfugier quelque part, mais où trouver refuge quand le Seigneur lui-même, à deux doigts de son seuil, nous a retournés à la Terre. Quelqu’un est passé qui m’a donné un glaçon à sucer, puis maman est arrivée, et j’ai su que malgré tout j’étais heureuse d’être encore de ce monde. À l’instant où nos regards se retrouvèrent, tout fut emporté de nos soucis, de nos peines, dans le déferlant bonheur d’être rendues l’une à l’autre. Mais alors que le visage de maman, penchée sur moi, se trouva tout proche du mien, je pus y voir, comme à la loupe, la fatigue de sa vie, la marque des calculs, le griffonnage laissé par les veillées de raccommodages, et ce fut plus que je n’en pouvais supporter. Je fermai les yeux, essayai de regagner la région où ne m’avaient pas poursuivie les dépenses, les frais, les honoraires. Hélas, je me rappelai le papier laissé par l’anesthésiste et le tendis à maman.
Elle le déplia, disant: «Il aurait pu attendre un peu, tout de même, celui-là...» puis devint silencieuse, le front barré d’un pli que je connaissais bien.
— − C’est cher? lui demandai-je, effrayée.Elle fit mine de sourire.
— − Non, ce n’est pas grand-chose, et elle fit disparaître la note d’honoraires dans son sac à main.Assise près de moi, elle commença aussitôt d’une voix encourageante à me rapporter les bonnes nouvelles:
— − Figure-toi qu’hier, en sortant de l’hôpital, qui est-ce que je rencontre? Mme Bérubé qui marie sa fille le mois prochain. Il lui faut une robe pour l’occasion. À sa belle-sœur aussi. Me voilà avec deux belles commandes rien que parce que, sous l’inspiration de Dieu sans doute, je suis sortie par une porte plutôt qu’une autre. Il s’en mêle parfois, tu sais.Je n’en étais pas si sûre depuis qu’il m’avait repoussée de son paradis. Il me semblait aussi que si maman avait obtenu les commandes, c’était plutôt parce qu’elle allait les exécuter à prix réduit. Mais aujourd’hui je n’avais pas la force de lui tenir tête.
— − Ce compte de l’anesthésiste va rogner un peu sur ma commande avant même qu’elle soit en marche, dit-elle, puis elle eut l’air de trouver drôle malgré tout que notre argent fût toujours dépensé avant d’être gagné.Elle sortit d’un sac d’épicerie trois oranges qu’elle avait dû longuement choisir à l’étalage car il me sembla n’en avoir jamais vu de plus rondes, parfaites et si pareilles les unes aux autres.
— − Tu les as prises chez M. Trossi, ai-je tout de suite compris, et j’ai souri en pensée, dans mon affection pour cet immigrant pauvre qui m’avait toujours traitée comme une princesse quand maman m’envoyait acheter chez lui ... «à la graine», comme on disait.À regret, elle m’avoua alors qu’elle n’en avait acheté que deux, M. Trossi ayant ajouté la troisième, de sa part16, en cadeau pour «la petite fille malade qui devait guérir aussitôt si elle voulait faire plaisir à son ami italien». Je dus manifester plus de joie du cadeau de l’Italien que de celui de maman car elle parut un peu jalouse et dit que c’était curieux, ce penchant que j’avais pour un homme que l’on connaissait si peu au fond.
Mais aujourd’hui elle n’avait de temps à s’accorder ni pour la joie ni pour le dépit. À peine était-elle arrivée, me sembla-t-il, que déjà elle m’annonçait qu’il lui fallait me quitter pour se mettre à sa couture au plus tôt si elle voulait avoir terminé sa commande à temps et toucher l’argent dont nous avions tant besoin. Malgré tout, elle s’attarda un moment à arranger mes oreillers et à m’encourager: le médecin avait dit que je serais vite sur pied et que tout irait bien. Plusieurs fois elle me demanda si je souffrais et je fis signe que non, et c’était toujours en partie vrai; au long de cette maladie qui a laissé sur ma vie une marque ineffaçable, j’ai beau chercher parmi mes souvenirs, je n’en trouve guère de la douleur physique, peut-être parce que celle-là on l’oublie facilement. Mais j’ai le souvenir, par ailleurs, d’avoir vécu comme des années entières pendant ces quelques jours.
Enfin maman s’enfuit pour ainsi dire. Était-ce parce que je ne l’avais pas vue de dos depuis longtemps, était-ce parce que la maladie me donnait des yeux pour voir, mais, comme elle s’éloignait, sa silhouette me parut vieillie, toute différente de celle que je croyais connaître, presque celle de grand-mère déjà vers la fin de sa vie. Je ne pus le supporter et trouvai de la voix pour la rappeler. Elle s’arrêta à mon faible cri, hésita, le temps, je pense bien, de se refaire un visage, puis se retourna et s’en revint vers moi en me demandant:
— − Tu veux quelque chose?Je ne sais ce que j’avais d’abord eu en tête de lui dire, mais à surprendre sur son visage la trace d’une désolation qu’elle n’avait pas eu tout à fait le temps de faire disparaître, je songeai à m’engager envers elle par la seule promesse dont j’étais sûre qu’elle lui redonnerait courage. Alors je lui annonçai qu’à l’école, dès lors, je serais toujours la première de ma classe... loin encore de penser que cette promesse, j’allais la tenir.
Maman se pencha sur moi, lissa mes cheveux, et son visage qui, un instant plus tôt, m’avait paru défait, était à présent rayonnant. La fierté que j’aimais tellement y voir brillait dans ses yeux bruns.
— − Si tu es la première, s’engagea-t-elle à son tour, à l’automne ce n’est pas seulement un manteau neuf que tu auras, mais je te ferai aussi une jolie petite jupe... à la mode que tu aimes... virevoltante...Alors je vis onduler à mes yeux la jupe légère, je la vis voler autour de moi comme je pivotais sur un talon. Mes yeux s’emplirent de la gracieuse image. Je tentai de me soulever sur l’oreiller pour mieux voir venir vers moi le bonheur. Et les autres enfants dans cette chambre, bornés ou envieux, regardaient, sans comprendre, ces riches que nous étions, maman et moi, au milieu de la pauvreté maussade.
IIIVers la fin du jour, à l’heure qui lui était consolante, quand la lumière faiblissait, que le contour des choses se défaisait, flottait peut-être quelque peu comme dans les rêves, et que la vie paraissait moins dure, mon père se montra.
Il hésita sur le seuil, porta le regard vers l’une et l’autre des petites filles aux quatre coins de la chambre d’hôpital, puis lentement s’avança vers moi. Il se tint près de mon lit en silence et immobile un bon moment, l’air triste et perdu.
Pourtant, il ne pouvait savoir que l’avant-veille, dissimulée au dehors, tout près de la porte de la cuisine d’été − sorte de petite maison adossée à la grande, où mon père aimait veiller seul par les nuits chaudes− mamanl’y ayant rejoint, je les avais entendus parler de moi. Sous les branches basses du groseillier, je retenais ma respiration pour mieux entendre leurs paroles. Mon père avait demandé:
— − Qu’est-ce qu’il a dit? — − C’est l’opération, Léon, avait répondu maman.J’avais déjà remarqué que, dans l’angoisse, ils se redonnaient volontiers leur prénom à chacun, comme si la noblesse de ces instants leur restituait leur pleine identité.
J’avais perdu quelques-uns des mots murmurés, mais je saisis la question à laquelle je m’attendais, si familière, et qui pourtant ne manquait jamais de me porter un coup:
— − C’est combien, Mélina? Qu’est-ce qu’il demande?Au timbre de sa voix, j’avais reconnu que maman prenait sur elle, s’efforçait d’amener mon père à l’optimisme.
— − Il a dit, Léon, qu’il nous ferait du bon. — − Du bon! Du bon! Qu’est-ce qu’il entend par «du bon?»Il avait bien fallu à la fin que maman énonçât le chiffre. Après j’avais recueilli comme un court gémissement venant de mon père.
Je n’avais pas besoin d’être sur place pour le voir, assis dans la lueur du vieux petit poêle que maman gardait là pour y faire la cuisine par les jours torrides, préservant ainsi la fraîcheur de la grande maison. Depuis assez longtemps elle ne s’en servait plus guère, disant qu’il lui manquait toujours quelque chose ici pour préparer les repas et que finalement les inconvénients d’y faire la cuisine dépassaient les avantages qu’elle en pouvait tirer. Mon père, toutefois, était resté étrangement attaché à cette pièce où il était presque le seul à venir encore. Souvent, le soir, après l’avoir cherché partout, on finissait par l’y découvrir, veillant en silence dans l’obscurité, la porte ouverte sur la cour arrière, au doux bruissement de la nuit. Communiquant avec la grande maison, cette petite maison basse en était tout le contraire, rustique, une sorte de cabane, au fond, qui donnait une impression de campagne, et même de campement avec ses armoires grossières et son plafond à poutres apparentes. Est-ce qu’elle restituait à mon père le sentiment qu’il avait éprouvé pour les abris du temps de ses rudes voyages en pays de colonisation? Il pouvait en tout cas y rester des heures assis sur une petite chaise basse près du poêle dont il entretenait tout juste le feu.
Maman en l’y retrouvant s’était bien gardée de faire de la lumière. C’était donc sans se voir vraiment l’un l’autre qu’ils continuaient à se parler à voix basse.
— − Cent dollars, Mélina! Comment est-ce qu’on va faire?Maman, la voix rassurante, avait affirmé:
— − On le trouvera, Léon. L’argent, ça se trouve, malgré tout. Je dis pas d’un coup, mais petit à petit.Alors mon père sembla prendre un peu de courage à celui de maman et proposa:
— − À moins, Mélina, que je me décide à vendre aux voisins les légumes de notre jardin, plutôt que de les donner, ce que tu m’as toujours conseillé, à quoi je ne pouvais me résoudre...Il semble qu’ils étaient tombés d’accord enfin pour vendre à prix raisonnable le fruit du long travail d’été de papa, ces beaux légumes qu’il avait été heureux de distribuer jusqu’ici en cadeaux à presque tous autour de nous.
Et maintenant, l’air soucieux, il se tenait près de moi, ne sachant peut-être plus parler aux enfants, et moi je le trouvais si vieux qu’il me paraissait impossible de trouver des mots qui eussent pu l’atteindre. Pourtant, jeune enfant, j’avais aimé inventer des jeux avec des vieillards.
Je lui jetai un regard perplexe. Quel âge avait-il donc alors? Soixante et onze... soixante-douze ans? Quand il m’avait engendrée, il était déjà âgé. Y songeait-il quelquefois avec une sorte de remords, et était-ce cela, une certaine gêne, qui l’empêchait de me parler à cœur ouvert? Je ne l’ai jamais su. Nous ne nous sommes jamais avoué l’un à l’autre les mouvements profonds de l’âme − de même, j’imagine, que la plupart des humains qui vivent côte à côte.
Pourtant, à l’époque où je vins au monde, il était, d’après ce qu’on m’a raconté, sinon robuste de santé, du moins encore fort énergique, et confiant dans l’utilité de sa vie et de sa tâche. On m’avait souvent relaté qu’alors il poursuivait l’idée que les Canadiens français devraient venir en grand nombre dans l’Ouest, en dépit de toutes les difficultés, prolongeant le Québec jusqu’à l’autre bout du pays, en sorte qu’y serait réalisé cet heureux équilibre entre le français et l’anglais que l’on s’attache tellement aujourd’hui à obtenir. Il venait tout juste de fonder l’une de ses plus belles colonies, Dollard, en Saskatchewan17, composée presque uniquement de compatriotes qu’il avait fait venir du comté de Dorchester où il était né, au Québec, ou rapatriés des États-Unis. Moi seule de ses enfants n’avais pas connu l’homme des grands projets, des belles réalisations, du rêve profond animant ses clairs yeux bleus. Ou du moins j’étais si jeune, quand il fut encore ainsi quelque temps après ma naissance, que je ne pouvais en avoir de souvenirs que ténus à l’extrême, vraiment insaisissables.
Sous l’effet du calmant, pendant qu’il se tenait près de moi, je sommeillai peut-être un moment, ou bien je rêvai, à moitié endormie. Je crus retrouver un temps où l’air de malheur qui s’attachait à mon père ne me plongeait pas encore dans l’effroi. J’étais toute petite encore. J’allais alors volontiers vers lui, non pas pour me faire prendre et cajoler comme l’aiment les tout petits enfants, mais pour me tenir simplement près de lui dans une gravité étrange. Je crois qu’il en était heureux. Dans la soixantaine, il aurait ressenti comme une gêne, je suppose, à me faire de ces caresses qu’un père prodigue à ses très jeunes enfants. Cependant il me semble me rappeler qu’il prenait volontiers dans ses bras ses petits-fils, les enfants de ma sœur Anna, dont l’aîné était du même âge que moi, alors qu’il se contentait de placer sa main sur ma tête et de lisser mes cheveux. Pourtant dans cette sorte de rêve où je flottais, je me souvins que, ce jour-là, l’ayant rejoint au jardin où il travaillait, il avait posé la bêche, m’avait installée dans la brouette et promenée plusieurs fois autour de la maison avec mon gros chat gris que je serrais sur ma poitrine. Cette étrange promenade lente m’avait révélé des aspects tout neufs du paysage pour moi le plus familier du monde. Si bien que j’avais demandé: «Encore...» après le troisième tour, et nous étions repartis, mon vieux père soufflant un peu plus fort. Ce souvenir se réveillant en moi dut me causer plus de peine peut-être que de joie, trop seul de son espèce parmi les jours sombres où il avait fleuri, car je ne pus réprimer un gémissement.
Le visage bouleversé, mon père me demanda aussitôt si je souffrais donc tant. Je lui dis que non, que je ressentais seulement une légère brûlure là où l’on m’avait ouvert le ventre.
Alors il m’enjoignit de bien manger dès que je le pourrais, afin de vite reprendre des forces, et me rappela qu’il me faudrait pendant quelque temps éviter des jeux trop violents. Et il osa, lui, me rapporter un peu de ce que le médecin avait dit, que je resterais assez longtemps ébranlée, qu’il me faudrait ménager ma santé qui serait toujours fragile.
Un peu mieux réveillée, je tournai la tête vers lui pour essayer de lui faire un sourire rassurant. Je vis alors qu’il avait dans les mains trois roses. De celles que nous appelions les roses de cimetière, parce que, tout d’abord, mon père en avait acheté quelques pieds pour fleurir les tombes des deux petites Agnès dans notre enclos de famille. Elles y avaient si bien fructifié qu’au bout de deux ou trois ans, mon père en avait rapporté quelques boutures pour les repiquer autour de la maison. Maman ne les aimait guère, moi non plus. En fait personne à la maison ne les aimait, sauf mon père. Que leur reprochions-nous donc au juste? Sans doute d’être venues du cimetière, mais pas uniquement. Ce n’étaient pas en réalité de très belles roses. Elles étaient touffues, leurs pétales enroulés trop étroitement les uns sur les autres; aussitôt nées aussitôt fanées, elles se tachaient à un rien, une goutte de pluie, une brise un peu tenace. Elles n’avaient vraiment pour elles que leur parfum, et encore celui-ci, douceâtre, nous faisait penser aux offrandes funéraires.
Celles que mon père tenait à la main me parurent pourtant belles. Les avait-il choisies avec autant de soin que maman ses oranges? Ou bien est-ce qu’enfin je savais mieux voir? J’éprouvai du regret de n’avoir jamais aidé mon père à les soigner, me rappelant qu’il n’en demandait pas beaucoup, seulement, après nous être lavé les mains, de déverser notre eau savonneuse sur les rosiers, le savon agissant comme insecticide. Je songeai que je n’avais presque jamais obéi à la consigne, par tendance à l’oublier ou parce que je ne voulais pas me donner de la peine pour des fleurs qui ne me paraissaient pas la mériter. Mais émue en ce moment par leur empressement à vivre malgré tant d’indifférence de notre part, je promis à papa que désormais je m’efforcerais de recueillir de l’eau savonneuse à leur intention.
— − Ce n’est pas un si gros effort, répondit-il, et cela fait servir deux fois le savon qui est cher.Il me vint alors à l’esprit que de jour en jour je l’avais vu attentif à ne pas gaspiller, quoique jamais mesquin, appliqué aussi à devenir habile en des tâches qui ne lui étaient pas tout à fait naturelles, comme en horticulture, par exemple. Je fus effleurée par la pensée que maintenant, peut-être encore plus qu’au temps où il était admiré, mon père montrait de la grandeur. Tombé de haut, abandonné de l’espoir, il s’était livré chaque jour au modeste effort qui pouvait encore être utile. La fièvre décuplait-elle donc aujourd’hui la perception que j’avais des êtres et de la vie? Ou bien était-ce plutôt le calmant qui, en apaisant l’angoisse naturelle du cœur, me permettait de voir mieux que d’habitude? Mon père aux mains calleuses, au visage creusé, au dos voûté me parut animé d’un courage tel qu’hier encore j’avais été incapable de l’entrevoir. J’aurais voulu le lui dire et ne savais comment. Après avoir posé les trois roses, têtes déjà un peu penchées, dans mon verre à eau, il s’en allait à pas lents, et il me sembla qu’il avait un peu l’allure des roses fatiguées. J’enfouis mon visage dans l’oreiller comme pour me cacher de la douleur afin que jamais plus elle ne me trouve.
IVComment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être tellement heureux? C’est cela encore aujourd’hui qui m’étonne le plus. De même que la visite de la joie me cause plus de surprise au fond que celle du malheur, non parce que plus étrangère à ce monde, mais peut-être parce que encore moins déchiffrable.
Le bonheur nous venait comme un vent, de rien et de tout. En soi, déjà, l’été nous était une fête. Je n’ai connu personne, lorsque j’étais enfant, qui soignât autant que nous l’été. Quelques tracas qu’eût maman, quelques chagrins, dès que le temps était venu, elle laissait tout en plan pour remettre en terre autour de la maison les géraniums et les fuchsias qui avaient hiverné au bord des fenêtres. Pâles, étiolés, on les voyait bientôt redevenir pleins de santé. Papa ensemençait un grand champ libre non loin de chez nous, ayant obtenu du conseil municipal l’autorisation de le cultiver tant qu’il ne serait pas acheté, et cela dut tarder, car il me semble me rappeler que nous eûmes toujours à notre disposition ce beau et vaste potager. Et l’été nous récompensait. Nos arbres fruitiers donnaient leurs fleurs embaumées, ensuite d’acides pommettes dont maman faisait une exquise gelée, des cerises aussi et de petites prunes bleues. À l’arrière, notre cour, entourée d’une palissade de bois, était toujours remplie de merles et de pinsons dont le chant était si fort et si joyeux qu’il nous fallait bien l’entendre jusqu’au milieu des malheurs. Cette cour, qui n’était pas tellement grande, donnait sur une ruelle qui, elle, donnait sur un champ non loti, en sorte que tout l’espace libre en arrière de chez nous, se joignant, pouvait nous donner l’illusion d’une échappée de plaine verte. Mon père, assis dans la pénombre de la petite cuisine d’été, porte ouverte, la contemplait sans fin. Parfois prolongée mystérieusement par un rougeoiement du ciel que l’on captait, à l’ouverture, entre deux coins de rue plus loin, la faible trouée, en pleine ville, entre les maisons, atteignait à une sorte d’espace sans limites. Si nous allions parler à papa assis, à cette heure-là, à son poste de vigie, sa voix nous étonnait par l’étrange apaisement qui s’en dégageait. C’était comme si nous l’avions tiré d’infiniment loin, peut-être des randonnées de sa jeunesse dans les étendues sauvages.
Mais c’est au temps des vacances que nous ressaisissait surtout la fièvre du bonheur. Nous partions, maman et les enfants, plus tard moi seule avec elle, pour la montagne Pembina. Papa restait pour garder la maison, assez content, je pense, de l’avoir à lui seul pour y promener à l’aise d’une pièce à l’autre ses rêveries que la solitude parfois favorisait. Alors, sans doute, les espoirs qui osaient encore se lever dans son cœur lui paraissaient moins sûrement voués à mourir.
Je crois voir maintenant ce qu’il en était de nous et qui nous a rendu la vie en un sens si difficile. De même que nous étions des pauvres riches, de même nous étions des malheureux doués pour le bonheur.
C’était chez l’oncle Excide, le plus jeune fils des grands-parents Landry18, que nous nous rendions au temps dont je garde le plus de souvenirs.
Nous prenions le train à la gare du CN, surmontée d’un dôme, et que nous appelions, je ne sais pourquoi, le dépôt. En peu de temps notre train s’engageait dans le plat pays tout autour de Winnipeg et déjà, sous le ciel géant, devait faire penser à quelque chenille noire rampant dans l’infini. J’aimais la plaine rase, elle m’a toujours ravie. Finalement, dans sa grande retenue, elle m’en a toujours dit plus long que tout autre paysage. Mais dans ces voyages où nous allions vers la montagne, c’est elle qui polarisait toutes nos pensées. Au bout d’une heure environ commençait à se dessiner sur le ciel bleu pâle l’ombre des collines. Un peu plus tard, le train y entrait si progressivement que l’on ne s’en apercevait pas. Ce n’est qu’au milieu du petit massif que tout à coup on se reconnaissait en pays accidenté et même − pour nous habitués au plat − montagneux. Il y avait là un lieu-dit insignifiant: Babcock19. Le train y arrêtait une minute ou deux, et je me demande encore pourquoi, car il n’y avait rien là, selon mon souvenir, qu’une cabane et une carrière abandonnée, mais aussi: la montagne. Ou plutôt un mont isolé, tassé auprès du chemin de fer parmi des escarpements rocheux. Pour en apercevoir le faîte, maman et moi nous nous mettions presque un genou en terre, le regard à ras le plus bas de la vitre. Ainsi nous obtenions une vue du mont entier. Elle nous coupait le souffle. Pareille hauteur! Pareil élan! À l’aller, nous ne faisions qu’en parler, maman et moi, guettant son apparition dès le départ. Ensuite, il tenait en notre tête une place à en chasser tout autre souvenir. Il y a quelques années, de passage au Manitoba, j’éprouvai un intense désir de revoir le mont qui m’avait dispensé plus d’émotions, je pense bien, que, plus tard, la chaîne des Rocheuses et même, sans doute, les Alpes. Je me trouvai dans un tout petit coin de pays sans horizon, bouché par des amas de pierres extraites et laissées là en vrac. Mais de montagne, aucune! À la fin, je distinguai tout de même, entre les monceaux de pierre, une butte quelque peu sauvage. Mais je ne sais toujours pas pour autant qui a vu le plus juste, l’enfant exaltée, les yeux collés à la vitre, ou la voyageuse aguerrie à qui il fallait une vraie montagne pour y croire.
Après Babcock nous débouchions presque aussitôt des petites collines. Un autre genre de plaine s’offrait à notre vue, roulant à l’infini en larges et souples ondulations. Nous arrivions au village de Somerset20. C’est là que j’ai entendu, venu du seuil de l’hôtel voisin de la gare, le drelin d’une cloche à main agitée pour signaler qu’allait être servi le repas de midi, détail dont je me suis servi dans Cet été qui chantait21, et ma mémoire ne conserverait-elle que ce souvenir que ce serait assez pour garder de l’affection à ce village que j’ai par ailleurs presque oublié.
Faisant les cent pas sur la plate-forme de bois, nerveux comme il a toujours été, mon oncle Excide, aux fortes moustaches noires, nous attendait, venu nous prendre dans la haute petite Ford à portières de toile munies de plaques de mica. Nous partions pour la ferme à un peu plus de deux milles du village. Mais, en vérité, nous allions, le cœur allégé, infiniment plus loin, nous remontions le temps, les générations, nous retournions presque aux sources de notre famille dont nous trouvions, avec l’air plus vif des plateaux, quelque chose de vivant encore dans cette troisième petite patrie que se construisirent les nôtres depuis le commencement de leurs errances.
Cette troisième petite patrie, à vrai dire, c’était près du village de Saint-Léon, six ou sept milles plus loin, qu’elle avait pris naissance. C’est là que grand-père avait obtenu sa concession et y avait édifié une maison à deux corps de logis, haut et bas-côtés, commesa maison de Saint-Alphonse-Rodriguez. Ces gens-là étaient étonnants, il faut le dire: ils laissaient tout derrière eux, pour recommencer à tout refaire pareillement à l’autre bout du monde. Cela m’a toujours émue. Je pense aux oiseaux qui, où qu’ils aillent dans l’immensité ouverte à leur choix, y construisent toujours le même nid.
Grand-mère, aussi habile à travailler le bois que la pâte ou ses laines, eut vite fait de tourner armoires, huches, pétrin, selon le modèle qu’elle avait gardé en tête de ses meubles de naguère. Leurs voisins, des compatriotes presque tous du Québec, ne parlaient que le français − je doute que grand-mère au cours de sa vie au Manitoba ait appris plus d’une dizaine de mots en anglais, et c’était pour s’en faire des mots à elle, comme ouagine, mitaine (pour meeting…), bécosse... Il se nommaient Lafrenière, Labossière, Rondeau, Major, Généreux, Lussier. Curieusement, ils eurent pour curé un prêtre de France, Théobald Bitsche, né à Neider-Burnhaupt, diocèse de Strasbourg, et, plus tard, pour éduquer leurs filles, une communauté française, les Chanoinesses régulières. En rase campagne, comme pendant à la petite école de rang du Québec, ils eurent l’école Théobald que fréquenta, toute petite enfant, ma sœur aînée Anna avant que mes parents viennent s’installer avec leur famille à Saint-Boniface.
À l’époque où je conçus une telle affection pour cette troisième patrie des Landry, c’était longtemps après ses débuts. J’avais alors quatorze ou quinze ans. Grand-père était mort depuis une dizaine d’années. En un peu plus d’une génération, il avait réussi, aidé de ses fils, à mettre en culture une section entière, c’est-à-dire un mille carré de terre admirablement noire, la terre à blé de l’Ouest, qui rendait à merveille. Il avait créé un beau domaine, maison, grange, jolies dépendances, puits à margelle, silos, et il avait dû mourir heureux, assuré d’avoir laissé à sa descendance une patrie définitive. Grand-mère était alors venue vivre au village de Somerset dans une petite maison que lui construisirent ses fils, selon ses goûts. Cette petite maison, je l’ai connue. C’est elle que j’avais plus ou moins en tête en écrivant «Ma grand-mère toute-puissante»22. Elle était aussi de style canadien, perpétuant toujours le souvenir de la chère maison de Saint-Alphonseabandonnée par grand-mère avec tant de regret, mais, en fait, jamais abandonnée puisqu’elle renaquit deux fois en terre lointaine. Telle que je me la rappelle, elle était coiffée d’un toit à mansarde et possédait un bas-côté. De sa cheminée aux plantes qui l’entouraient, elle proclamait très haut le Québec dans le Somersetd’alors, pour au moins à moitié anglais. C’était le chemin de fer, passant par ici plutôt que par Saint-Léon, qui avait déterminé la croissance de Somerset au détriment du petit village canadien-français qui, à partir de ce temps, commença à décliner.
Ma grand-mère habita seule sa petite maison québécoise de Somerset jusqu’à son très vieil âge. Après sa mort, un acheteur se présenta aussitôt qui avait longtemps eu l’œil sur cette maison, sans pour autant souhaiter, je l’espère, la disparition de grand-mère, mais surveillant tout de même de près les événements. C’était un vieil Anglais retiré à qui la maison de grand-mère rappelait très fort, à ce qu’il semble, sa chère vieille Angleterre quittée depuis longtemps. Il l’entoura de chèvrefeuille, mit du romarin à la place de l’aneth de grand-mère, et, sans autre modification, y vécut heureux, la maison qui avait consolé l’exil de grand-mère prenant aussi le sien en pitié. Tout cela me porta à désirer me rendre acquéreur à mon tour d’une maison si protectrice. La dernière fois que j’allai au Manitoba, j’appris qu’était enfin mort le successeur de grand-mère, mort que, sans la souhaiter précisément, j’avais à mon tour attendue avec une certaine impatience, le vieil Anglais ayant vécu vieux.
J’arrivai à Somerset. Je réussis à retrouver seule la maison. Elle n’était vraiment plus qu’une ruine. Pourtant, si triste et à l’abandon qu’elle fût entre les hautes herbes jaunies de l’automne et le chèvrefeuille depuis longtemps échevelé, elle me parut mystérieusement de connivence avec des rêves que je ne m’étais guère avoués. Je fus près de l’acheter. Mon cousin me fit justement observer que la maison était à jeter par terre, et qu’il me faudrait reconstruire à neuf si je tenais vraiment à m’installer à Somerset.
— − Et que ferais-tu d’une maison par ici, toi qui habites le Québec?Je dus me rendre à l’évidence. La maison à l’abandon ne m’en fit pas moins longtemps reproche de l’avoir abandonnée. Mais peut-être plus que cette maison croulante, ce que j’aurais voulu acheter, parce qu’il m’avait atteinte jusqu’au fond de mes souvenirs les plus chers, c’était le son du vent le jour où je passai par là, un doux vent mélancolique de septembre qui tirait des vestiges du jardin de grand-mère l’expression, on aurait pu croire, d’un regret infini pour la patrie tant de fois cherchée, tant de fois perdue.
Il m’apparaît parfois que l’épisode de nos vies au Manitoba n’avait pas plus de consistance que dans les rêves emportés par le vent et que, s’il en subsiste quelque chose, c’est bien seulement par la vertu du songe.
Mais à l’époque dont j’ai moi-même tant de souvenirs, nous retrouvions chez l’oncle Excide, encore presque intacte, l’influence profonde des grands-parents bâtisseurs. Mon oncle s’était pourtant défait de la chère maison paternelle pour s’en construire une à son goût, sur une terre neuve, à quelques milles seulement de Somerset. Ainsi avions-nous tout de même commencé à osciller entre Somerset pour les affaires, qui se traitaient plutôt en anglais, et Saint-Léon pour l’âme. De temps en temps on allait de ce côté, de temps en temps de l’autre, puis on finit par favoriser presque entièrement Somersetqui était plus proche et vraiment plus commode.
Mon oncle, devenu veuf très jeune, était content de voir arriver maman. Elle prenait aussitôt en main la direction de la maison, soulageant de beaucoup ma petite cousine Léaqui s’était trouvée, à quatorze ans, chargée de cette lourde responsabilité23. La maison était spacieuse, agréable et très confortable, pour l’époque, avec une pompe à main qui amenait l’eau à l’intérieur à partir d’un puits creusé sous la cuisine d’été, avec le chauffage central aussi. Elle était située au milieu d’un petit bois que mon oncle avait longuement cherché, dans son ennui de ne pas être à couvert sous les arbres comme à Saint-Alphonse dont il était pourtant parti tout jeune enfant, âgé seulement de cinq ans. Cependant, il nourrissait apparemment depuis ce temps-là la nostalgie d’avoir autour de lui tout au moins un boqueteau.
En vérité, ce bois autour de la maison de mon oncle joua dans ma vie à peu près le rôle du mont de Babcock. Sans doute assez grêle, composé surtout de trembles et de petits chênes, il fut longtemps pour moi la forêt, avec ce qu’elle pouvait comporter à mes yeux de magique, de ténébreux. Je l’aimais, mais je pense que j’aimais surtout qu’elle renouvelât constamment, par contraste, le sentiment du large que l’on recevait, au débouché, de la plaine ouverte. Au sortir de ce petit bois, au bout du chemin de la ferme, on était en effet tout aussitôt comme projeté dans l’infini. La plaine s’étendait dès lors à nos yeux aussi loin que pouvait porter le regard. Une immense plaine onduleuse, elle se déroulait en longues vagues souples qui n’en finissaient pas de rouler vers l’horizon. Je n’en ai vu de plus harmonieuses nulle part ailleurs, sinon peut-être dans les downs du Dorset où elles déferlent vers la mer24.
Il y avait dans cette immobilité toujours en mouvement, dans cette grandeur, à la fois calme et appelant à partir, une beauté qui, alors que j’étais encore très jeune, agissait sur mon cœur tel un aimant. Je partais sans cesse vers ce paysage comme s’il eût pu m’échapper si je lui avais retiré trop longtemps mon attention. J’arrivais au bout du chemin de la ferme, j’atteignais le point où, les arbres s’écartant, m’apparaissait la vaste étendue attirante, et chaque fois ce m’était le monde redonné à neuf. Mais bien plus, au fond, je le sais maintenant, que le monde.
Puis je finis par découvrir une autre route pour aller vers cette inexplicable émotion. Délimitant la ferme de mon oncle, un petit chemin de section montait quelque peu pour aboutir à une légère élévation. De là-haut, la vue sur la plaine environnante était encore plus saisissante. Je ne parlais à personne de ma découverte. Je faisais mine d’aller par là pour cueillir des noisettes ou des cerises sauvages. Le bonheur vers lequel je marchais était si mystérieux qu’il me semblait que je m’exposerais à le perdre si j’en parlais à qui que ce soit et même si je me l’avouais à moi-même.
Je m’engageais dans ce petit chemin creux bordé de buissons. Rien n’était plus banal. Ce n’étaient que deux raies de terre battue au milieu desquelles poussaient des herbes folles. Il n’y avait pas d’horizon, rien qu’une sorte d’ennui que psalmodiait le vent captif entre les bosquets resserrés. Puis tout à coup, l’ouverture, l’ampleur soudaine, le déferlement sans limites des terres nues! Ce petit chemin sans but abordait l’éternité. Je recevais une onde de bonheur inexplicable. D’où il venait, pourquoi il m’était donné, de quoi il était fait, je n’en savais rien, je ne l’ai jamais su.
Longtemps j’ai cru que ce qui était promis là, à mes seize ans, au bout du petit chemin de terre battue, c’était une félicité terrestre, à saisir de mon vivant. Maintenant je ne sais plus. Ce genre de félicité nous attend peut-être ailleurs.
Sur ces hautes terres proches du ciel, nous avions encore le sentiment d’être chez nous, mais, sans qu’on y prît trop garde, peu à peu s’effritait, diminuait ce chez-nous. Allions-nous à Somerset, nous saisissions la défection des nôtres qui n’affichaient qu’en anglais et prenaient l’initiative de s’adresser d’abord dans cette langue à presque tous. Les jeunes gens gagnaient Winnipeg, Chicago, Vancouver. Presque tous les fils de mes oncles y sont définitivement installés. Les pôles d’attraction étaient l’Ouest et les U.S.A. Nous revenions à la ferme, désenchantés et appauvris. L’immensité douce, comme habitée de rêve, nous reprenait en main et nous déversait une sorte de confiance − ou d’oubli − au son d’un vent légèrement plaintif. J’entends encore dans mon souvenir ce vent des hauts plateaux qui semblait inlassablement bercer la peine de grands efforts échoués.
Mais souvent, c’était du côté des grands-parents disparus, vers le passé que j’allais, seule. J’avais appris à monter une petite jument rousse que j’avais moi-même dressée. Je partais au grand galop, traversant un ancien lac desséché au bas de la terre de mon oncle, puis longeais d’autres petits lacs au fond à peine mouillé, entourés de vieux roseaux dépenaillés − un paysage insolite au milieu des riches terres à blé − et j’arrivais en peu de temps au village de Saint-Léon à six ou sept milles de distance. J’entrais dans un village à l’air si endormi et désert qu’on aurait pu le croire frappé d’une sorte d’enchantement morose. Je ne l’ai vu s’en réveiller et s’animer vraiment qu’au sortir de la grand-messe, le dimanche. Pourtant, à l’arrivée des colons, au temps de mes grands-parents, il avait dû être bruissant de vie. Puis le progrès avait passé à côté pour installer ses banques, son commerce, le chemin de fer à Somerset. Il ne restait même plus d’hôtel ici, ni non plus de magasin important. Par ailleurs, si prédominants qu’on ne voyait à la fin que leur trio, s’élevaient: le presbytère, plutôt à la mesure d’une ville que de cette campagne isolée, le couvent, l’église. À la fin de la grand-rue, l’unique rue du village, j’aboutissais à une maison de dimensions assez importantes, mais inachevée, enveloppée de son papier noir isolant, et telle elle resta tout le temps que je la connus. À elle seule, elle révélait peut-être mieux que tout ce que j’en ai vu le découragement qui devait hanter ce pauvre village abandonné de ses espérances, car il avait été un peu le Ville-Marie du Manitoba, sous la conduite de prêtres austères qui rêvèrent, je crois bien, de communautés humaines rigoureusement pures.
La maison recouverte de papier noir m’était malgré tout amicale. C’était ici chez les Major, parents de la défunte femme de mon oncle Excide, que nous avions tant aimée25, cette douce et si tendre Luzina dont je donnai le nom, par affection, à un des personnages les plus aimables de mes livres26. Luzina partie jeune, sa vieille mère vivait encore, que l’on appelait sans cérémonie: mémère. Je la trouvais presque invariablement à faire du boudin ou du savon dans une énorme marmite noire, au-dessus d’un feu de broussailles. Tout était noir par ici sur le fond si bleu du ciel manitobain: la marmite, les volutes de fumée qui s’en échappaient, la maison, la vieille femme dans sa longue jupe. Toujours elle me parut avoir un côté tzigane, mais ce devait être la vie au grand air qu’elle affectionnait qui le lui avait donné, et peut-être un instinct de nomade, rare pourtant chez nos vieilles gens d’alors, que les épreuves du début de leur vie avaient vite rendus enclins à rechercher tout le confort possible. Elle seule semblait encore prendre plaisir à vivre comme avait sans doute vécu ma grand-mère, pendant quelques mois du moins, en arrivant à Saint-Léon, avec une partie de sa batterie de cuisine pendue aux murs extérieurs de la maison pour l’avoir sous la main quand la fantaisie la prenait, l’été, de fricoter dehors: avec son baquet à lessive accroché aussi hors de la maison, et, autour d’elle, toutes sortes d’objets et ustensiles éparpillés comme dans un campement.
Mémère , aux yeux rougis par la fumée, me dévisageait et demandait:
— − Qui c’est qui arrive monté comme saint Michel à la fin des temps pour le Jugement dernier27?Rien que cette manière de railler m’indiquait qu’elle m’avait reconnue. Je ne disais mot. Elle finissait par me saluer à sa façon:
— − Damnation noire! Si c’est pas la fille à Mélina à Émilie Jeansonne, mariée à Élie Landry ! Et d’où c’est que t’arrives dans un galop d’enfer sur ta grande bête noire28?Elle savait que ma petite jument, pas plus que la damnation, n’était noire, et je ne prenais pas la peine de la contredire, ravie que j’étais par son langage imagé et une sorte de riche terreur d’âme qu’il révélait. D’ailleurs, je venais pour bien autre chose. Descendue de ma petite Nell, je cajolais la vieille femme :
— − Lisez mon avenir dans les cartes, dites-moi ce qui va m’arriver, mémère Major. — − Ce qui va t’arriver, ma petite ensorceleuse des chemins, je peux te le dire sans cartes: tu vas vivre, vieillir, mourir.Cela me jetait un froid terrible.
J’insistais:
— − Non, non, l’avenir, mémère!Elle partait à rire, d’un rire qui évoquait le caquet d’une poule.
— − Qu’est-ce que vous avez, les jeunes, à vouloir connaître l’avenir, vous qui l’aurez, car il viendra, il viendra, et puis vous vous retournerez, et ce sera le passé. Bien fait pour vous autres!Parfois elle consentait à pencher vers ma paume tendue son vieux visage craquelé comme la terre gumbo en période de sécheresse. Je surprenais l’éclat encore aigu des yeux usés.
— − Oui, je vois, disait-elle, me mettant l’eau à la bouche, puis elle continuait: Tu voyageras… tu feras ami avec des jeunes... des blonds... des bruns...Je me demande ce qui me poussait tellement à vouloir me faire prédire l’avenir par cette aïeule proche de la mort et qui ne fit jamais que se moquer de moi à ce sujet, à moins que ce ne fût la rumeur persistante qu’elle était capable de tout voir de ce qui allait arriver... parfois… si elle le voulait bien...
Finalement, j’étais peut-être plus attirée vers elle à cause du passé que de l’avenir. Mémère Major , si différente de ma grand-mère ordonnée, à peine plus âgée qu’elle, en avait été l’amie et se souvenait de mille détails de sa vie, bien avant que je l’eusse connue, et je me les faisais inlassablement raconter. Bouche cousue comme elle l’était au sujet de mon avenir, mémère Major ne se faisait plus prier pour décrire ce qui m’avait précédée. Elle racontait le voyage en chariot à bœuf à partir de Saint-Norbert, les nuages de moustiques autour de la tente que l’on venait de dresser, la sombre plaine trouée alors du seul feu de camp des voyageurs, le premier hiver à Saint-Léon passé à six familles ensemble sous un même toit, les chamailles, l’entraide, le secours de Dieu, les tours du diable…
De ceux que décrivait mémère Major , ils n’étaient pas si nombreux à survivre, quelques frêles vieillards seulement. Ils me faisaient penser à des rescapés d’un long naufrage. Je les aimais, ces pauvres vieilles gens du Québec , retirés ici au bout du monde, qui ne parlaient encore entre eux que leur langue, mais qui avaient vu nombre de leurs enfants adopter à jamais l’anglais, et leurs enfants à eux devenus incapables de s’entretenir avec la vieille grand-mère ou le vieux grand-père. Ils me paraissaient isolés comme plus tard me le parurent les anachorètes de Patmos29. Leur fragilité extrême me les rendait chers. Ils étaient comme des feuilles à peine retenues à la branche et que la première secousse va emporter. Je sais maintenant que c’était leur passé à la veille de s’effacer qui me faisait accourir vers eux. Leur douceur, leur résignation me sont restées aussi durablement dans l’âme que le bleu intense du ciel au-dessus de leurs visages pensifs et la plainte du vent autour d’eux, qui semblait raconter des vies manquées. Tant de fois on les avait fait venir au bout du monde, pour y disparaître sans bruit et presque sans laisser de trace.
De ces trottes du côté de Saint-Léon, je revenais songeuse, rapportant des messages d’amitié comme d’un lointain pays très cher. Nous étions trop rapprochés pour nous écrire, trop éloignés pour nous voir souvent. Mon oncle était content des nouvelles fraîches que je lui rapportais. Bientôt toutefois, en m’observant, il fronçait les sourcils. L’idée d’une fille à cheval, en culotte, traversant le village pieux, le scandalisait. Il en faisait la remarque à maman . Elle, que j’avais eu toutes les peines du monde à gagner à mes vues, les défendait maintenant auprès de son frère: «Voyons, Excide , ne sois pas si vieux jeu. Si elle doit aller à cheval, mieux vaut en culotte que dans une jupe qui vole au vent.»
Quand je lui en avais parlé pour la première fois, elle avait pourtant été contre, puis s’était un jour ravisée: «Allons toujours voir comment c’est fait, ça ne nous engage à rien.» Et nous voilà dans une boutique des plus huppées, fréquentée par un bien petit nombre, car peu de gens à l’époque à Winnipeg pratiquaient l’équitation. Nous avons détonné dans cette boutique comme cela ne nous était encore jamais arrivé. Maman, en regardant autour d’elle, n’eut pas moins très vite repéré le costume le plus beau de tous et sans doute le plus coûteux. Elle demanda à me le faire essayer. La vendeuse y consentit de mauvaise grâce. Elle nous avait démasquées au premier coup d’œil, peut-être à ce que nous parlions français, quoique tout bas entre nous, mais peut-être plutôt parce que maman ne demandait même pas les prix, tellement assurée qu’elle ne serait pas tentée d’acheter ici. J’aurais voulu rentrer sous terre, mais je tenais tellement à une culotte de cheval que je finis par enfiler celle-ci et m’en vins parader au grand jour d’une baie vitrée donnant sur la rue, sous le regard soudain émerveillé de maman et l’air dédaigneux de la vendeuse aux lèvres pincées. Pour préparer sa retraite, maman se prit alors à trouver des défauts à la culotte. «Elle plissait ici, elle bouffait par là...»
Mais à peine étions-nous sorties, elle m’assura que la culotte m’allait à merveille, qu’elle avait eu le temps de bien en étudier la coupe, pensait l’avoir retenue et être capable de m’en copier une en tout point pareille dans un vieux pantalon couleur mastic de mon frère Rodolphe 30 qui était encore en très bon état. Elle y était d’ailleurs si bien parvenue que personne au monde ne reconnut jamais dans ma culotte de cheval l’ancien pantalon de Rodolphe. Je la portais avec un chemisier pâle, ouvert au cou, et un petit foulard noué à la cow-boy dont les bouts flottaient au vent. Ainsi je me sentais comme équipée pour faire face à la vie, me mesurer avec elle, et j’en avais acquis de l’aplomb. Maman, à voir l’effet qu’avait sur moi le costume, me faisant me tenir plus droite, le regard plus haut, en était venue à le prendre elle aussi en affection. Les remontrances de mon oncle ne nous atteignaient donc pas beaucoup l’une et l’autre. Nous le savions grognon sur le chapitre des fréquentations, des convenances et de la jeunesse en général, qu’il trouvait émancipée, quoique, dans le fond, il fût loin de lui être hostile.
Il y avait du jansénisme chez lui, combattu cependant par un naturel gai, l’amour de la vie et un appétit sexuel assez vif.
Comment mon oncle parvenait à concilier en lui ses tendances qui se faisaient la guerre était assez curieux. Par exemple, soucieux de ne pas désobéir au curé du village qui interdisait aux parents de laisser danser les jeunes sous leur toit, mon oncle, après en avoir fait à ses enfants la défense absolue, s’en allait, lui, prendre part aux quadrilles chez des voisins moins scrupuleux et, dans les figures tourbillonnantes, s’en donnait à cœur joie à empoigner et serrer sa partenaire qu’il écrasait à demi sur sa poitrine.
Son veuvage lui pesait certainement, et plus d’une fois il fut sur le point de se remarier, mais se l’interdit par fidélité à sa douce Luzina dont il porta l’image idéale dans son cœur toute sa vie, par crainte aussi de donner à ses enfants une belle-mère qu’ils pourraient ne pas aimer. Après les prières à n’en plus finir, le soir, en famille, s’il n’y avait pas de danse aux environs, mon oncle attrapait son violon et, d’oreille, pendant des heures, cherchait à rendre des airs gais comme Turkey in the Straw31, qui aboutissaient, sous son archet, à quelque dolente musique sans presque aucune mélodie. Même au temps des grands travaux épuisants de fin d’été, rares étaient les soirées où il manqua à cette recherche sur son violon d’airs joyeux, tournant hélas si diaboliquement à la plainte.
C’était un bel homme, grand, bien bâti, de teint très foncé, les cheveux d’un noir lustré, partagés au milieu par une raie, avec de superbes moustaches, noires également; et de même ses yeux étaient de vraies billes de verre sombre, qu’il roulait au reste inlassablement, comme à la trace d’une pensée, courant dans un sens puis dans l’autre. À la fin, le voir ainsi chasser ses pensées, courir après à droite et à gauche, devenait obsédant. Il pouvait cependant être très gai, faire de bonnes blagues aux enfants, puis virer à une «jonglerie» mélancolique au cours de laquelle on ne pouvait lui sortir un mot; et soudain, de nouveau, ses yeux se mettaient, en roulant, à émettre des lueurs, et mon oncle sortait de ses moments dépressifs aussi brusquement qu’il y était entré.
Tel quel, je l’aimais beaucoup, et dès que j’eus lu les auteurs russes, le trouvai à l’image de tant de leurs personnages, excessif dans ses dévotions, puis dans ses défoulements, avec des accès de gaieté folle et un côté mystique le jetant dans des silences accablants.
Plus tard, je me suis demandé ce qu’il voyait au loin de ses contemplations moroses, si c’était l’avenir des siens, de sa famille. Ses enfants , presque tous, parlaient pour ainsi dire mieux l’anglais que le français, lui n’en possédant que quelques mots tout au plus. Dernier fils des Landry rapatriés au Manitoba, il se mit, vers la fin de sa vie, à évoquer les pâles souvenirs qu’il avait de Saint-Alphonse-Rodriguez. Plus il vieillissait, plus il lui en revenait. Il fut pris du désir de retourner au village de ses ancêtres avant de mourir. Il en parlait souvent, mais comme d’un bonheur trop grand pour être atteint en ce monde. Il mourut à quatre-vingt-quatre ans, dans le pays où il avait passé toute sa vie, sauf les années de sa toute petite enfance, mais l’âme tournée, on aurait dit, vers sa source presque oubliée.
Il y a quelques années, de passage au Manitoba pour m’occuper de ma sœur Clémence qui vit en Foyer32, je pris le temps d’une course à Somerset. La fascination qu’ont exercée, qu’exercent encore sur moi ce village et ses alentours l’emporte toujours sur les désillusions qu’ils ne manquèrent pas de m’apporter. Les quelques parents que j’ai encore par là se plaignent que, si je trouve un peu de temps pour me rendre sur place, c’est d’abord pour revoir les lieux avant les gens. Ce fut vrai cette fois encore. Ma première visite fut pour la ferme de mon oncle Excide, on ne peut dire abandonnée, mais tout au moins laissée seule. Le plus jeune fils de mon oncle , qui habite au village, à deux milles et demi, y vient l’été, chaque jour, à heure fixe, de même qu’un fonctionnaire à son bureau, labourer, herser, ensemencer les terres et, en temps et lieu, faucher, moissonner, tout cela, bien entendu, à la machine, lui tout seul, sauf en de rares cas, y suffisant, en sorte que ces travaux qui, naguère, requéraient une armée d’ouvriers agricoles s’accomplissent à présent dans une solitude étonnante, sans autre bruit que celui de moteur et dans une atmosphère presque étrangère à notre terre, tant il paraît stupéfiant de voir un homme simplement assis aux commandes du tracteur − son unique compagnon − tourner, virer, aller et venir dans l’immensité, sans rien manifester pour ainsi dire d’humain. Presque aussi ponctuellement qu’il en part le matin, mon cousin doit rentrer chez lui, sa journée faite.
Autour de la maison de ferme muette, tout était propre, rangé, la cour dans un ordre parfait, les bâtiments bien clos sur leurs machines, en cette journée d’automne assez avancé. Je rôdai autour de la maison. Sur un de ses côtés avait été aménagée une haute porte coulissante. Je parvins en me haussant sur une pièce de bois à regarder à l’intérieur par une fenêtre. Ce que je découvris me stupéfia. Le plafond enlevé, les cloisons démolies, l’intérieur de la maison n’était plus qu’un immense hangar qu’occupait presque en entier le tracteur Massey-Harris. Le spectacle m’aurait peut-être moins affligée si n’était venu se superposer à lui un souvenir particulièrement charmant de cette maison dans les temps heureux. J’y étais arrivée alors qu’on ne m’attendait sans doute pas, un soir de l’année où je fus institutrice au village voisin, Cardinal33. Le temps était doux. Il neigeait abondamment, une de ces neiges calmes, silencieuses, tombant en pans que n’infléchissait aucun vent, et inlassablement comme pour ensevelir toute trace de souillure. Il devait y avoir à la maison quelque joyeuse réunion, car elle resplendissait de toutes ses lampes allumées et, par la même fenêtre où je me tenais maintenant, j’avais vu passer des ombres qui se hâtaient joyeusement. Le plus attirant du tableau, toutefois, était au dehors, cinq ou six équipages se trouvant rangés près du perron, dans la délicate lumière rosée qui tombait sur eux des fenêtres brillantes. Comme il n’y avait aucun froid dans l’air, on n’avait pas pris la peine de conduire les chevaux à l’écurie. Simplement on leur avait jeté sur le dos une couverture, protégeant également de la neige au moyen d’une autre couverture le banc des traîneaux auxquels ils étaient restés attelés. La neige, tendrement, s’amoncelait comme une couverture de plus, chaude et moelleuse, sur les sièges recouverts, sur les bêtes, tête penchée, qu’on aurait pu croire en train de dormir debout, si on n’avait saisi de temps à autre le mouvement de leurs paupières. Comme il m’avait paru certain, au bout du petit chemin de terre accédant à l’immensité ouverte, que je trouverais un jour le bonheur, la vision de ce soir-là m’avait inondé l’âme du désir de quelque chose de plus merveilleux encore à atteindre, qui était la paix du cœur. Et maintenant, montée sur une bûche, les mains au bord des yeux pour voir à travers la fenêtre, je découvrais, n’en pouvant croire ce qu’ils voyaient, l’inattendue destination dernière d’une des maisons les plus aimées de ma vie34.
Je m’arrêtai au village chez mon cousin. Il y habite une agréable maison très moderne, style ranch. (L’Ouest en est inondé.) Je lui fis amicalement grief d’avoir transformé la maison associée à nos rêves de jeunesse en un hangar à tracteur.
— − Le bois en est tout pourri. Autant qu’elle serve au moins à cela, se défendit-il en riant.Il n’y avait rien à faire. Comme il aurait pu, avec raison peut-être, me reprocher de n’avoir pas le sens pratique, j’aurais pu lui faire un tort de n’avoir que celui-là.
Je le quittai bientôt pour aller un peu au hasard à la recherche d’endroits dont le souvenir me revenait tout à coup à l’esprit. Je cherchai ainsi longuement une boulangerie faisant un coin de rue où ma grand-mère , quand j’étais toute petite, m’avait envoyée un jour chercher un pain. Je la décrivis, telle que je me la rappelais, à des passants qui auraient voulu m’aider mais ne se souvenaient d’aucune boulangerie correspondant à ma description. Peut-être, avec le temps, l’avais-je façonnée tout autre qu’elle fut en réalité. Ou bien depuis longtemps elle avait cessé d’être. Je ne sais quel chagrin, disproportionné à la cause, je ressentis de ne pouvoir retrouver cette boulangerie. Sous le haut ciel pur, le vent faisait du moins poudrer la terre des bords de la route tout comme au temps de mon enfance − sauf qu’alors la route elle-même était aussi de terre. On aurait dit de la poussière soulevée sous les pas de quelque invisible marcheur parcourant sans trêve la route déserte.
J’atteignis le cimetière. Il est, à faible distance du village, sur une butte solitaire, exposé à tous les vents, et gardé par quelques épinettes, dont ce n’est pas le pays et qu’on avait dû chercher bien loin d’ici, pour les transplanter, compagnons dans la mort, enfin, de gens comme grand-mère Landry qui s’était languie toute sa vie des arbres austères de son enfance sur les coteaux de Saint-Alphonse-Rodriguez. Du moins, ils étaient enfin réunis, les arbres sombres et ma grand-mère peu démonstrative, peu expansive, mais combien fidèle à ses attachements.
Je retrouvai sans peine sa tombe et celle de grand-père Landry. Je ne leur avais pourtant pas rendu visite depuis le jour lointain où maman m’avait emmenée, petite fille, me recueillir sur ces tombes. Je me surpris à lire à voix haute, un peu comme l’histoire d’une vie en résumé, qu’Émilie Jeansonne, née à Saint-Jacques-de-l'Achigan en 1831, était décédée à Saint-Boniface le 7 mars 1917; que son époux bien-aimé, Élie Landry , né à Saint-Jacques-de-l'Achigan en 1835, était décédé à Somerset le 6 août 1912. Je portai attention enfin à ce fait que, plus jeune qu’Émilie de quatre ans, mon grand-père était mort cinq ans avant elle. Et pourtant que de tâches il avait su mener à bien en si peu de temps! De surcroît, parti presque sans ressources de Saint-Alphonse-Rodriguez, il avait réussi à mettre de côté pour la léguer à ses enfants une petite somme, à l’époque, assez respectable.
Je m’apaisais. Si ténu et fragile qu’il fût, un lien nous tenait encore quelque peu ensemble, les errants à travers les siècles. Je parvins à évoquer quelque peu les deux vieux visages, mais sans doute aidée du souvenir que j’avais de leurs photographies.
Je m’avançai de quelques pas, restant à l’intérieur de cette partie du cimetière réservée à la famille Landry. Un peu plus loin s’élevaient deux lourds monuments funéraires, certainement récents, à la mode d’aujourd’hui, plus hauts, plus flamboyants aussi: sans doute ceux de Luzina et de mon oncle Excide . Je fis un pas encore, et, sous le choc que j’éprouvai, pensai que je devais être la proie d’une hallucination. Deux hautes pierres analogues me faisaient face, debout, l’une à côté de l’autre, portant en caractères qui me sautèrent aux yeux, l’une Father, l’autre Mother. J’essayai de retrouver au fond de mes souvenirs le doux visage anguleux de ma tante Luzina, déjà creusé par la maladie au temps de mon enfance, mais éclairé par une bonté que l’inexorable marche de la tuberculose n’avait jamais éteinte. Je revis mon oncle aux yeux roulant toujours quelque pensée, tantôt joviale, tantôt d’un regret inconsolable. Ainsi donc, eux qui n’avaient été Father et Mother pour personne au cours de leur vie, le seraient à jamais sous le ciel pur, dans ce petit cimetière du bout du monde. Ils m’étaient ravis aujourd’hui plus complètement qu’ils ne l’avaient été le jour de leur mort.
Je sortis du cimetière. Haut dans les épinettes étrangères, le vent reprit. Son lent récitatif, murmuré à voix lointaine, poignait le cœur. On l’eût dit occupé à retracer la pauvre histoire tout embrouillée de vies humaines égarées dans l’histoire et dans l’espace.
Autant je m’étais laissée aller pendant les vacances à des chevauchées sans fin dans la plaine et aux constructions rêveuses auxquelles elles me portaient, autant, dès la rentrée, je me jetai dans l’étude sans restriction. Ayant tout l’été vagabondé à mon goût, je demeurais maintenant, soir après soir, rivée à mon petit pupitre dans ma chambre isolée, à me faire entrer dans la tête le plus de textes possible. J’apprenais par cœur avec une facilité inouïe. Il me suffisait bien souvent de lire un paragraphe un peu attentivement pour m’apercevoir que je l’avais retenu mot à mot. Cependant j’oubliais assez vite des textes appris sans grand effort.
Mais ce ne fut pas au cours de l’année qui suivit mon appendicectomie que je m’appliquai si totalement à l’étude, obtenant dès lors la première place toujours, selon la promesse faite à ma mère et dans le but, comme il m’avait paru, de la venger de tant de sacrifices consentis à mon avancement. Avant d’y venir, il m’avait fallu du temps encore, même une autre maladie qui me retint, celle-là, plusieurs mois à la maison, me faisant perdre une année scolaire, en sorte que je me trouvai en arrière de mes anciennes compagnes de classe et toute secouée de ce fait; il me fallut aussi voir mon père, très malade maintenant, s’inquiéter sans cesse au sujet de mon avenir, s’ouvrant à maman de sa crainte qu’ils ne puissent parvenir à me mener au terme de mes études; et surtout, je pense bien, il me fallut m’apercevoir enfin qu’elle, ma mère , s’usait impitoyablement à la tâche de faire marcher la maison.
Comment y arrivait-elle? Principalement, je pense, en prenant des locataires et quelquefois des pensionnaires. Il me semble que nous avions toujours quelques étrangers vivant avec nous. Parfois, ils étaient bien élevés, agréables de manières; nous les accueillions comme des gens de la famille. Nous nous sommes fait des amis de quelques-uns, que nous avons regrettés longtemps après leur départ. D’autres nous étaient antipathiques. Nous les trouvions vulgaires ou bruyants. Nous avions toutes les peines du monde à les endurer sous notre toit. De toute façon, indépendants comme nous étions de nature, je me demande comment nous avons pu supporter de n’avoir pas notre maison à nous seuls pendant des années. Mais l’argent ainsi obtenu était presque notre unique ressource, ajouté à l’aide qui venait à maman de la part de Rodolphe et d'Adèle35. Aussi bien, nous rappelait-elle souvent, elle pour qui c’était justement le plus dur, nous fallait-il rengainer notre orgueil et apprendre que chez nous nous n’étions pas entièrement chez nous. Mais elle promettait qu’un jour pourtant, tous les étrangers partis, nous le serions. Et quand cela a été, c’était que la maison avait été vendue et que nous-mêmes étions comme les étrangers que nous avions si longtemps hébergés, sans véritable chez-eux, et alors enfin, nous les avons compris et pris en grande pitié.
De Rodolphe, en ce temps-là, maman recevait parfois de vraies largesses, des sommes si considérables qu’elle en devenait pâle et s’écriait presque douloureusement: «Mais comment a-t-il pu deviner qu’aujourd’hui même il fallait acheter le charbon pour l’hiver?» ou encore: «Que c’est la date limite pour régler les taxes?».
Mais hélas, le temps allait venir où, les largesses de la veille, Rodolphe, tout penaud, le lendemain, après une partie de poker avec des amis et mille folies, les redemanderait à maman, et elle, le visage atterré, rendrait l’argent en excusant son fils : «Il n’est pas tenu de faire vivre la famille. Il n’est pas tenu.»
Si ce n’avait été des chimères, si douces à l’âme fatiguée, comment aurions-nous donc pu tenir si longtemps avec si peu? Mais à notre horizon il y eut presque toujours quelque bienfaisant mirage qui parvenait à secourir notre espoir défaillant. Quand, plus tard, je lus Le Notaire du Havre36, comme je nous ai bien reconnus tous dans ces Pasquier soutenus par leur illusion. Pour nous, ce fut la terre en Saskatchewan . Mon père en avait fait l’acquisition au temps où il fonda sa colonie de Dollard, de même que d’autres terres qu’il avait dû laisser aller, au fur et à mesure que se faisait trop durement sentir notre besoin d’argent. Mais celle-là, la terre, il y restait attaché avec un entêtement que rien ne pouvait ébranler37. Les choses allant au plus mal, lui qui n’était pourtant pas optimiste de nature, il se faisait encourageant:
— − En tout cas, Mélina, nous avons toujours notre terre en Saskatchewan. Si on peut tenir assez longtemps, elle nous sauvera en fin de compte, tu verras.À quoi maman, enhardie par cette confiance, répondait:
— − Oui, Dieu merci, il nous reste la terre en Saskatchewan. Quand il le faudra absolument, nous la vendrons, mais ce n’est pas encore pour maintenant, ce n’est pas encore pour aujourd’hui.Elle resta longtemps, cette terre lointaine, embellie par nos songes, chaque jour rendue à la vie par le pouvoir de l’imagination, notre recours invincible contre le découragement total.
Parfois, quand le soleil se couchait au fond de la ruelle et sur notre arrière-cour, nous croyions le voir allongeant aussi sa lumière dorée parmi les hauts blés frémissants de notre terre en Saskatchewan .
Le plus curieux de toute cette histoire est que, lorsque je la vis enfin de mes yeux, longtemps au reste après qu’elle eut cessé de nous appartenir, elle m’apparut conforme à la vision que nous en avions eue dans nos rêves les plus exaltés. C’était vraiment une échappée de ciel ardent, de moisson blonde et d’espace à consoler le cœur.
V38Ce dut être vers l’âge de quatorze ans que j’entrai en étude comme on entre au cloître39. J’avais tergiversé, je m’étais dit maintes et maintes fois que je m’y mettrais pour de bon le mois suivant. Puis vint un jour où je crus m’apercevoir que ma mère perdait pied, que bientôt elle n’en pourrait plus si elle n’était pas épaulée par quelque encouragement. Les examens de fin d’année approchaient. Je me pris à revoir sérieusement mes matières. Je me levais le matin bien avant la maisonnée pour étudier dans la solitude et le silence de la grande cuisine que j’avais à moi seule pour une heure ou deux. Maman, quand elle y entrait pour mettre le gruau du matin sur le feu, me trouvait à la grande table, mes livres épars autour de moi. Pour ne pas me distraire, elle m’adressait simplement, un peu comme à un de nos pensionnaires, un petit signe de tête qui approuvait et félicitait, puis se mettait à sa tâche en faisant le moins de bruit possible40. Cette année-là, j’arrivai à la tête de ma classe à la fin d’année pour la première fois de ma vie. Je récoltai même une médaille pour je ne sais trop quelle matière. Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est le visage de maman quand je lui revins avec cette récompense41. Aussitôt ce fut comme si lui étaient enlevés le poids des années passées, l’angoisse des années à venir. Elle rayonna, sans toutefois me faire à moi de grands compliments. Mais, à son insu, je l’entendis deux ou trois fois me vanter à des voisins, habile à loger dans la conversation, au détour convenable, le petite phrase: «Ma fille a eu la médaille de Monseigneur cette année.» Je me trouvai à surgir une fois juste au moment où elle parlait de cette médaille de rien du tout et fus frappée de l’expression de ses yeux. Ils brillaient comme rarement je les avais vus, deux grands puits de lumière tendre d’où semblait avoir été retirée toute l’eau mauvaise des jours durs.
Dès lors, comment n’aurais-je pas voulu continuer à la soutenir à ma manière, elle qui me soutenait de toutes ses forces? C’était enivrant de me voir à si peu de frais lui alléger ainsi la vie. Et c’était également enivrant d’être la première. Je me demande même si je n’acquis pas là une habitude en partie mauvaise, car, ayant dû plus tard passer une fois en deuxième place, je le supportai très mal et découvris la faiblesse d’avoir besoin d’être la première, contre laquelle j’ai dû par la suite apprendre à lutter.
De toute façon, ce n’était pas autant que cela pouvait en avoir l’air une prouesse. À quoi aurais-je pu me livrer avec passion à quinze, seize ans, en ce temps-là, sinon à l’étude? On n’y pratiquait presque pas de sport. J’eus bien alors, en cadeau de mon frère Rodolphe, une paire de patins, et j’appris à glisser plus ou moins en mesure au Beau Danube bleu que déversait le haut-parleur des patinoires publiques42. Mais c’est tout. Je dus attendre mon propre argent gagné pour m’acheter une raquette de tennis et, plus tard, une bicyclette légère qui fit mon bonheur, et puis, enfin, des skis d’occasion, bien trop longs pour moi, lesquels, faute de pentes dans nos parages, firent de moi, longtemps avant que ne s’en implante la mode, une très solitaire devancière du ski de fond.
Mais cela devait attendre ma jeunesse déjà entamée, mes vingt ans, un peu plus tard même. Je suis arrivée à ma jeunesse tard, comme on y arrivait en ce temps-là. À quinze ans, j’étais une petite vieille toujours fourrée dans mes livres, la nuque déjà faible et le regard envahi par un fatras d’inutiles connaissances.
Même maman en vint à trouver que j’en faisais trop. Pour m’obliger à quitter mes livres et à me mettre au lit à une heure raisonnable, elle me coupait parfois le courant en enlevant le fusible qui le commandait dans ma chambre. Ainsi elle pouvait se retirer tranquille, assurée que je ne rallumerais pas cette nuit-là.
Mais enfin, je tenais ma parole donnée à ma mère quelques années avant, à l’hôpital, et lui rapportais, année après année, la médaille accordée pour les meilleures notes en français par l’Association des Canadiens français du Manitoba43. Puis j’obtins la plus convoitée de toutes, octroyée celle-là par l’Instruction publique du Québec à l’élève terminant la première en français pour tout le Manitoba44. Elle portait en effigie la tête un peu romaine, à ce que je crois me rappeler, de Cyrille Delage45. Mon lot de médailles, maintenant imposant, remplissait presque un tiroir. Maman les conservait à l’abri de la poussière, précieusement. Elle qui n’avait fréquenté qu’une pauvre école de village et n’avait jamais reçu en récompense scolaire qu’un petit livre de cinquante cents qu’elle chérissait encore, elle était éblouie par mon tiroir plein de grosses médailles, et je la soupçonne de l’avoir souvent ouvert quand elle était seule pour les admirer à son aise. Plus tard, je devais lui faire bien de la peine au sujet de ces médailles, une histoire que je raconterai peut-être, si j’en ai le temps. Maintenant que j’ai commencé à dévider mes souvenirs, ils viennent, se tenant si bien, comme une interminable laine, que la peur me prend: «Cela ne cessera pas. Je ne saisirai pas la millième partie de ce déroulement.» Est-il donc possible qu’on ait en soi de quoi remplir des tonnes de papier si seulement on arrive à saisir le bon bout de l’écheveau?
En onzième et douzième années, les prix décernés par l’Association des Canadiens français du Manitoba étaient de cinquante et cent dollars respectivement. C’était une belle somme à l’époque, presque comparable aux bourses distribuées aujourd’hui par le Conseil des arts et les Affaires culturelles46, et, ce qui était bien agréable, on n’avait pas à la solliciter. Je les gagnai tous les deux, ce qui défraya le coût de mon inscription à l’École normale des institutrices47 et l’achat des manuels nécessaires, en sorte que je ne coûtai presque rien à mes parents à la fin de mes études, et il le fallait, car ils étaient au bout de nos pauvres ressources.
L’exploit, plus encore que d’être parvenue à la fin de mes études, c’était, dans un milieu aussi loin que le nôtre du Québec, d’y être parvenue en français, de même qu’en anglais.
Donc, en dépit de la loi qui n’accordait qu’une heure par jour d’enseignement de français dans les écoles publiques en milieu majoritairement de langue française, voici que nous le parlions tout aussi bien, il me semble, qu’au Québec, à la même époque, selon les classes sociales.
À qui, à quoi donc attribuer ce résultat quasi miraculeux? Certes à la ferveur collective, à la présence aussi parmi nous de quelques immigrés français de marque qui imprégnèrent notre milieu de distinction, et surtout sans doute au zèle, à la ténacité de nos maîtresses religieuses, et parfois laïques, qui donnèrent gratuitement des heures supplémentaires à l’enseignement du français, malgré un horaire terriblement chargé. Quelques-unes ne se gênaient pas pour prendre des libertés avec la loi; passionnées et défiantes, elles devaient parfois être retenues par la commission scolaire; elles auraient pu nous faire plus de mal que de bien.
Quand la provocation n’était pas trop visible, le Department of Education fermait les yeux. Pourvu que les élèves fussent capables de montrer des connaissances de l’anglais à la visite de l’inspecteur, tout allait plus ou moins48. Nous étions toujours, évidemment, exposés à un regain d’hostilité de la part de petits groupes de fanatiques qui tenaient pour la stricte application de la loi. Pendant quelque temps courait la rumeur qu’un enquêteur était sur le sentier de guerre. La consigne était alors, ce personnage ou quelqu’un du School Board surgirait-il à l’improviste, de faire vivement disparaître nos manuels en langue française, d’effacer au tableau ce qui pouvait rester de leçons en français et d’étaler nos livres anglais. Cela se produisit sans doute dans certaines écoles et même probablement dans la mienne avant mon temps, mais pour ma part je n’eus connaissance d’aucune visite aussi dramatique. Toutefois le danger était bien réel et il exaltait nos âmes. Nous le sentions rôder autour de nous; peut-être nos maîtresses en entretenaient-elles quelque peu le sentiment. Puis il s’éloignait, et alors reprenait notre sourde guérilla usant peut-être mieux notre adversaire qu’une révolte ouverte. Parfois je me demande si cette opposition à laquelle nous étions en butte ne nous servit pas autant qu’elle nous desservit. Livrés à nous-mêmes, si peu nombreux, il me semble que c’est la facilité qui nous eût le plus vite perdus. Mais elle nous fut certainement épargnée. Car le français, tout beau, tout bien, nous étions parvenus à l’apprendre, à le préserver, mais, en fait, c’était pour la gloire, la dignité; ce ne pouvait être une arme pour la vie quotidienne.
De toute façon, pour passer nos examens et obtenir nos diplômes ou brevets, il nous fallait nous conformer au programme établi par le Department of Education et par conséquent apprendre en anglais la plupart des matières: chimie, physique, mathématiques, et l’histoire en général. Nous étions en quelque sorte anglaises dans l’algèbre, la géométrie, les sciences, dans l’histoire du Canada, mais françaises en histoire du Québec, en littérature de France et, encore plus, en histoire sainte. Cela nous faisait un curieux esprit, constamment occupé à rajuster notre vision. Nous étions un peu comme le jongleur avec toutes ses assiettes sur les bras.
Parfois c’était tout de même bienfait. Je me souviens du vif intérêt que je pris à la littérature anglaise aussitôt que j’y eus accès. Et pour cause: de la littérature française, nos manuels ne nous faisaient connaître à peu près que Louis Veuillot 49et Montalembert50− des pages et des pages de ces deux-là, mais rien pour ainsi dire de Zola51, Flaubert52, Maupassant53, Balzac 54même. Quelle idée pouvions-nous avoir de la poésie française ramenée presque entièrement à François Coppée55, à Sully Prudhomme56 et au «Lac» de Lamartine57, si longtemps rabâché qu’aujourd’hui par un curieux phénomène − de rejet peut-être − je n’en saurais retrouver un seul vers. Pourtant je me rappelle avoir obtenu 99% dans ma rédaction sur ce poème au concours proposé par l’Association des Canadiens français du Manitoba.
La littérature anglaise, portes grandes ouvertes, nous livrait alors accès à ses plus hauts génies. J’avais lu Thomas Hardy58, George Eliot59, les sœurs Brontë60, Jane Austen61. Je connaissais Keats62, Shelley63, Byron64, les poètes lakistes que j’aimais infiniment65. Heureusement pour les lettres françaises qu’il y eut tout de même à notre programme d’études le pétillant Alphonse Daudet. Je m’étais jetée à quinze ans sur les Lettres de mon moulin que j’appris par cœur d’un bout à l’autre66. Parfois je me demande si mon amour excessif de la Provence qui m’a poussée tant de fois à la parcourir de part en part, ne me vient pas en partie de cet emballement de mes quinze ans pour la première gracieuse prose française que j’eus sous la main. Autrement, elle m’eût paru bien terne à côté de l’anglaise. Qu’en aurait-il été de moi si, à cet âge, j’avais eu accès à Rimbaud67, Verlaine68, Baudelaire69, Radiguet? 70
C’est Shakespeare que je rencontrai tout d’abord71. Il rebutait profondément mes compagnes de classe et n’emballait guère non plus, je pense bien, notre maîtresse de littérature. Pour ma part, encore que m’échappât beaucoup de cette grande voix, je fus prise par sa sauvagerie passionnée, alliée parfois à tant de douceur qu’elle ferait fondre le cœur, à ce flot d’âme qui nous arrive tout plein de sa tendresse et de son tumulte.
J’avais eu la bonne fortune, il faut le dire, d’assister à une représentation du Marchand de Venise, donnée par une troupe de Londres en tournée à travers le Canada72. C’est au théâtre Walker de Winnipeg73 − déjà me disposant au sortilège de la scène avec ses rangs sur rangs de balcons ornés, ses immenses lustres, ses lourds rideaux en velours cramoisi − que commença pour moi l’enchantement. Il ne s’agissait plus enfin de français, d’anglais, de langue proscrite, de langue imposée. Il s’agissait d’une langue au-delà des langues, comme celle de la musique, par exemple. Du balcon le plus élevé, penchée par-dessus la rampe vers les acteurs qui, de cette hauteur, paraissaient tout petits, je saisissais à peine les paroles déjà en elles-mêmes pour moi presque obscures, et pourtant j’étais dans le ravissement. Au fond, cette première soirée de Shakespeare dans ma vie, je ne m’en suis jamais expliqué la fascination. Elle demeure toujours aussi mystérieuse à mes yeux.
À partir de ce temps-là, notre maîtresse de littérature qui avait peine à déchiffrer le grand William se prit à faire appel à mes lumières qui pourtant n’étaient pas grandes, mais auxquelles suppléait l’enthousiasme. Elle prétendait qu’avec l’enthousiasme − ou un air d’enthousiasme − on pouvait faire avaler ce que l’on voulait à l’inspecteur. Or cela consistait à apprendre par cœur. Nous en étions alors à Macbeth. Elle nous suppliait, faute de nous faire comprendre la pièce74:
— − Apprenez-en des bouts par cœur. L’inspecteur en oubliera de vous questionner.Un soir, je tombai sur un «bout» à peu près incompréhensible mais qui me séduisit quand même par je ne sais quelle sombre couleur de nuit que je croyais y percevoir. Le lendemain, tout feu tout flamme, je récitai en entier le grand monologue de Macbeth:
— − Is this a dagger which I see before mine eyes…75La sœur n’en revenait pas, quelque peu indignée, en un sens, de me voir prise d’une telle folie de passion pour ce lointain poète du temps d’Élizabeth Ire, par ailleurs prompte à percevoir le parti qu’elle allait pouvoir tirer de mes dons. Ensuite, en effet, allions-nous recevoir la visite d’une de nos Mères visiteuses assez portées sur l’anglais, ou de quelque important monsieur du Department of Education, qu’elle me prévenait:
— − Sauve la classe, Gabrielle. Lève-toi et saute dans Is this a dagger…Je sauvais déjà la classe en français, au concours de fin d’année organisé par l’Association des Canadiens français du Manitoba. Je trouvais que c’était beaucoup de la sauver aussi en anglais. Mais j’avais, je pense bien, un petit côté cabotin, peut-être en partie entretenu par notre sentiment collectif d’infériorité, et qui me faisait rechercher l’approbation de tous côtés.
L’inspecteur nous arriva.
— − How are you getting along with Shakespeare, sister? Macbeth! Oh fine! Fine! Does anyone remember by which names the witches on the heath salute Macbeth?Je me démenais, la main levée, seule à me proposer. La veille, en feuilletant mon livre, j’étais tombée comme par un fait exprès sur ces salutations d’une si belle sonorité.
L’inspecteur me regardait en souriant. Qui d’autre aurait-il regardé? Toutes, sauf moi, lui tournaient quasiment le dos. La sœur me désigna. Je sautai sur mes pieds et enfilai: The Thane of Glamis! The Thane of Cawdor!76
Que je connusse ces salutations bizarres eut l’air de rendre l’inspecteur si heureux que c’était à n’y rien comprendre. Apparemment il se sentait chez nous en territoire ennemi et peut-être avait-il aussi peur de nos réactions que nous des siennes. Il me demanda si je connaissais quelque passage de la pièce. Je ne perdis pas une minute, imprimai sur mon visage le masque de la tragédie et me lançai à fond de train: Is this a dagger…
Le plus curieux est que, bien des années plus tard, quand j’assistai, à Londres77, à ma première représentation de Macbeth, je découvris n’avoir pas été trop mauvaise moi-même, naguère, en Macbeth, par le ton, l’allure, bref par tout sauf par l’accent qui était celui de la rue Deschambault et devait y être d’un effet éminemment comique.
Notre inspecteur ne riait pourtant pas. Il paraissait ému. Comprenait-il quelque chose à cette scène aussi étrange pour le moins que celle des sorcières sur la lande? Avait-il quelque sentiment de ce que c’était que d’être une petite Canadienne française en ce temps-là au Manitoba, et éprouva-t-il, à cette heure, de la compassion pour nous et même peut-être une secrète admiration?
— − Why do you love Shakespeare so, young lady? me demanda-t-il.La young lady, ainsi dénommée pour la première fois de sa vie, en éprouva un éblouissement. Elle répondit à tout hasard, ayant dû entendre cela quelque part:
— − Because he is the greatest. — − And why is he the greatest ?Là je fus un peu embêtée et cherchai avant de risquer:
— − Because he knows all about the human soul.Cette réponse parut lui faire mille fois plus plaisir encore que ma bonne réponse à propos des sorcières. Il me considéra avec une amitié touchante. C’était la première fois que je découvrais à quel point nos adversaires anglophones peuvent nous chérir, quand nous jouons le jeu et nous montrons de bons enfants dociles.
— − Are there any other English poets that you favour? me demanda-t-il.Je connaissais par cœur The Ancient Mariner qu’une vieille sœur tout enamourée de belles allitérations m’avait fait aimer l’année précédente78, en nous citant, la voix et le regard empreints de rêve:
— − We were the first that ever burst / Into that silent sea...Je lui récitai la vieille ballade comme il ne l’avait sûrement jamais entendue auparavant et ne l’entendait jamais plus, en me balançant au rythme des vers, rêvant au voilier perdu dans la mer des Sargasses.
L’inspecteur avait apparemment perdu de vue que nous étions trente-cinq élèves dans cette classe, dont trente-quatre muettes comme des carpes.
Quand il prit congé de la classe, accompagné par notre maîtresse à qui il donnait des «Madame..., dear Madame...» tout en la félicitant chaleureusement, je me disais: «Tantôt j’aurai ma petite part de compliments ... La sœur doit être contente.»
À la porte, l’inspecteur redoubla de politesses. Notre maîtresse rayonnait. Je crus saisir quelques mots qui pouvaient me concerner: ...«brilliant young lady...will go far...»
Ah, pour aller loin, j’y étais bien décidée. Mais où était le loin?
Enfin notre maîtresse vint reprendre sa place derrière son pupitre en haut de l’estrade surélevée de deux marches contre lesquelles, au cours de mes années scolaires, j’ai tant de fois buté. Son visage gardait une trace de triomphe. Parce que nous avions bien eu l’inspecteur? Ou forte de l’illusion qu’elle était devenue une excellente maîtresse de littérature anglaise? Qui aurait pu le savoir? Je m’approchai, un peu trop avide de connaître les paroles qui avaient été échangées à la porte à mon sujet.
— − Ma sœur, l’inspecteur a été content de moi?Elle me dévisagea, soudain toute désapprobation. Le monstre orgueil était bien ce que nos maîtresses traquaient le plus en nous, alors cependant qu’elles nous rappelaient sans cesse d’avoir, comme Canadiennes françaises, à relever la tête, à la tenir haute − quand donc alors fallait-il l’abaisser?
Elle se radoucit cependant, fière malgré tout de moi, le mal étant de le laisser paraître. Elle me jeta simplement, en guise de reproche presque affectueux − et ainsi fut la première à reconnaître ma destination future, quoique sans y croire encore plus que moi-même:
— − Romancière, va!Cela se passa au cours de ma dernière année à l’Académie Saint-Joseph, ma douzième année, que j’avais bien failli ne pas entreprendre79. Ma onzième terminée, j’avais saisi quelques mots échangés à mon sujet entre mon père et ma mère. Une fois encore leurs voix me parvenaient de la petite cuisine d’été, porte ouverte, par une douce soirée de fin juin ou début juillet. La surprise de les entendre parler de moi en toute liberté, se croyant bien seuls, m’a toujours causé un profond désarroi. Je fus sur le point de m’éloigner mais la curiosité, une curiosité où il entrait beaucoup de tristesse, celle de connaître le pire, me retint, tremblante, à quelques pas du seuil.
Mon père avouait être à bout de ressources et de santé, disant à maman d’une voix fatiguée: «Si je dois vivre pour la voir en état de gagner sa vie, institutrice comme tu l’as toujours désiré, il faut que cela se fasse vite, Mélina. Je ne pourrai attendre bien longtemps encore.»
Je pense qu’il avait dès lors cédé la terre en Saskatchewan à ma sœur Adèle80, en remboursement des sommes qu’elle lui avait avancées. Il ne nous restait même plus l’illusion. Papa conseillait donc que j’entre dès l’automne suivant à l’École normale.
Mais maman se montrait rétive.
— − Alors qu’elle réussit si bien à l’école, qu’elle obtient les meilleures notes, la retirer maintenant, quelle injustice! Et puis, as-tu réfléchi que, sans sa douzième année, elle n’aura droit qu’au brevet de deuxième catégorie, ce qui lui créera des difficultés plus tard pour enseigner en ville près de nous. — − Tu parles comme si j’avais le choix de vivre longtemps, reprocha mon père.Je brûlai alors de m’élancer vers eux pour leur annoncer mon intention de chercher un emploi, n’importe lequel, pour les délivrer enfin de toutes ces dépenses à mon endroit. Je pense que je ne pouvais supporter l’idée de les savoir, à cause de moi, cette fois encore réunis, pareils à des réfugiés de leur belle grande maison, dans cette sorte de cabane qui les rassurait peut-être, leur donnant l’impression d’être davantage à leur image. Qu’est-ce qui me retint? La peur sans doute. La peur de la vie, qui souvent m’a paru invitante, grisante, mais tant de fois aussi devant moi comme un noir paysage tourmenté. Et puis le sentiment me vint que pour dédommager maman des sacrifices sans fin qu’elle s’était imposés pour moi, il ne fallait pas moins qu’une éclatante réussite de ma part.
Mon père poussa un soupir de longue fatigue:
— − Comme tu voudras, maman. (Il l’appela ainsi, tout comme nous, les enfants, dans les dernières années de sa vie.) J’aurais voulu, avant de partir, la voir voler de ses propres ailes.En dépit de tant d’obstacles, je fis donc ma douzième année − une dépense folle, un luxe inouï pour des gens réduits comme nous l’étions à une détresse pécuniaire presque sans issue. Heureusement, j’obtins la bourse de cent dollars décernée par l’Association des Canadiens français du Manitoba. J’avais été première en français cinq années successives. Notre Sœur directrice eut l’idée de faire vérifier mes notes des examens de fins d’année proposés par le Department of Education et le résultat corrobora ce qu’elle pensait: j’étais première en anglais aussi pour ces cinq dernières années. Grande joie à l’école et chez les sœurs! Mais, de ma part, plutôt, il me semble, une sorte d’indifférence. Je devais commencer à comprendre que d’être la première ne signifiait pas grand-chose. Évidemment, l’honneur me valut un autre trophée qui alla grossir la collection de mon tiroir à médailles.
Puis arriva enfin le jour si longtemps attendu de ce que nous appelions la «graduation». Nous étions douze à quinze, je pense, à terminer la dernière année, un groupe assez important en ce temps-là où peu de jeunes filles de notre milieu, faute de goût mais surtout de moyens, se rendaient même jusque-là. La directrice, portée à donner des fêtes et des réceptions à tout propos, décida qu’elle ne pouvait laisser passer l’occasion sans l’entourer d’un faste qui «en laisserait à jamais le souvenir dans les annales de l’école».
Un grand nombre de dignitaires, de langue française et de langue anglaise, seraient invités. La collation des diplômes aurait lieu dans notre auditorium, parents et invités prenant place dans la salle, nous les «graduées», rangées, assises ou debout, sur la haute estrade, bien en vue du public, toutes les fougères du couvent disposées en arrière et autour de nous, de sorte que nous aurions l’air d’être quelque peu en forêt. Je crois me rappeler que la grande toile de fond de scène sur laquelle nous nous détacherions en était d’ailleurs justement une de grands arbres enchevêtrés. Nous serions tout de blanc vêtues, y compris les souliers. Nous aurions sur le bras gauche, près du cœur, une gerbe de fleurs identique, des roses rouges achetées en bloc, à petit rabais, nous revenant à cinq dollars chacune. Pour finir, nous serions photographiées là-haut, dans notre gloire, les fleurs entre les bras, et ce serait si beau que déjà quelques-unes de nos maîtresses en pleuraient presque d’émotion, tout en nous faisant pratiquer le salut solennel, «ployées à partir de la taille, mais sans jamais abaisser le regard ...»
Ainsi, ce jour qui aurait dû en être un de pur délice pour maman l’obligea comme jamais à tirer des plans. Comment s’y prit-elle, j’aime autant ne pas le savoir, mais j’eus mes deux dollars pour le photographe. «Souriez, les jolies ‘tites demoiselles», insista beaucoup l’Arménien, car il y en avait toujours une de nous partie à rêver un peu tristement au moment du déclic. Finalement, il ne put nous faire sourire toutes ensemble «à cette belle vie, voyons donc, les ‘tites demoiselles, qui s’ouvre devant vous, pareille à une matinée de juin». J’eus mes souliers blancs. J’eus ma gerbe de roses, les premières fleurs achetées de ma vie, et c’est peut-être à cause d’elles qu’aujourd’hui encore une livraison de fleuriste provoque d’abord en moi un serrement de cœur.
Quant à la robe! Où donc maman avait-elle la tête quand elle s’y mit? Je crois me le rappeler: papa avait empiré vers ce temps-là, sans que je m’en fusse moi-même vraiment aperçu, tourmentée que j’étais d’être la première pour lui faire plaisir. De plus en plus tout devait reposer sur les seules épaules de maman.
Du haut de l’estrade, je la cherchai longuement des yeux parmi la foule. Enfin je la trouvai au bout de mon regard et telle que je la vis alors elle est demeurée photographiée dans ma mémoire. Levé et tout aimanté vers moi, le pauvre visage gris de fatigue − peut-être n’avait-elle terminé ma robe que tard la veille − me souriait à travers toute cette distance. Les paupières battues, les joues tirées, il brillait néanmoins d’une fierté qui me fit plus de mal que tout ce que j’avais encore vu, tellement il paraissait dur d’en être arrivé là. Une vague de cruelle vérité me roula, m’enleva tout bonheur, m’étreignit d’angoisse, puis se retira, me laissant à mon âge insouciant, sur l’estrade glorieuse.
Tout le reste de cette scène me semble aujourd’hui oublié. Pour le retrouver, il me faut regarder la photo. Elle exprime assez bien ce qui en était. Ma robe ne fait pas très mode. L’ourlet du bas ondule quelque peu. L’encolure est un peu gauche aussi, comme si maman avait donné un coup de ciseau maladroit, qu’il avait été impossible de reprendre. Pourtant la jeune fille ne semble pas se douter qu’elle est mise pauvrement. Les grands yeux troublés regardent très loin au-devant d’elle dans cet immense inconnu de la vie, et la confiance l’emporte, au fond, sur une sorte d’ombre, venue comme un nuage, de l’avenir, assombrir le grand jour de sa vie.
Je peux parler d’elle sans gêne. Cette enfant que je fus m’est aussi étrangère que j’aurais pu l’être à ses yeux, si seulement ce soir-là, à l’orée de la vie, comme on dit, elle avait pu m’apercevoir telle que je suis aujourd’hui. De la naissance à la mort, de la mort à la naissance, nous ne cessons, par le souvenir, par le rêve, d’aller comme l’un vers l’autre, à notre propre rencontre, alors que croît entre nous la distance.
VIJ’entrai à l’École normale de Winnipeg à l’automne de la même année.81 C’était une grande bâtisse, style caserne ou poste d’incendie, située, si je me rappelle bien, rue Logan. Nous avions eu à Saint-Boniface, pendant quelque temps, une École normale, dispensant les cours en français, apte à former un personnel qui saurait à son tour transmettre l’enseignement dans notre langue. Mes sœurs aînées, Anna et Adèle, l’avaient fréquentée. Maintenant tout cela était du passé. De notre école, dirigée par des religieuses de langue française, où malgré tous les obstacles semés sur notre route nous finissions par vivre un peu comme chez nous, voici que nous passions dans un établissement strictement de langue anglaise. Non, pourtant, nous avions un professeur de langue française. Elle vint à quelques reprises nous débiter de peine et de misère trois ou quatre phrases dans le genre de celles de La Cantatrice chauve, puisées probablement dans le même manuel qui inspira sa plaisante mécanique à Ionesco82. Après s’être adressée par erreur à l’une ou l’autre de notre petit groupe parlant français et avoir obtenu une vraie réponse en vrai français, elle cessa à tout jamais de nous interroger, et les leçons continuèrent comme par-devant entre gens qui conversaient à contresens sans rien comprendre à ce qu’ils disaient.
Mais nous ne passions pas que d’une langue à l’autre − nous passions surtout d’un climat à un autre. De notre petit monde où les sœurs nous avaient peut-être surprotégées, tenues trop souvent à l’abri de la réalité, nous entrions, autant dire, dans la gueule du loup.
Là, nous avaient laissé entendre nos maîtresses les plus nerveuses, notre foi et notre fidélité à notre passé allaient être mises à rude épreuve. Nous aurions à faire montre d’une inébranlable volonté. Plus encore, en plein chez l’ennemi, nous aurions le devoir, par nos qualités profondes, notre conduite exemplaire, notre excellence en toutes choses, de témoigner en faveur de notre collectivité. Et même si l’affrontement avec l’adversaire se révélait inévitable, il nous faudrait y faire face courageusement.
C’est dans ces folles dispositions d’esprit que je pris le tram, un beau matin, pour me rendre au bout d’un long trajet, coupé d’une ennuyeuse correspondance, à la morne bâtisse, rue Logan, dont je n’ai pour ainsi dire aujourd’hui aucun souvenir précis, moi à qui elle fit si peur.
Quelquefois, quand elle ne serait pas trop «hard-up», disait maman − et cela est significatif que, connaissant à peine l’anglais, elle ait appris ce mot-là − elle me donnerait vingt-cinq cents pour mon lunch pris à la cantine de l’école; autrement, elle me préparait un sandwich accompagné d’un bout de fromage et d’une pomme.
Dans ma classe d’environ soixante-quinze élèves, nous n’étions que cinq ou six de langue française, dont deux jeunes filles de la campagne, si timides qu’un regard de la part de n’importe lequel des professeurs les faisait déjà rentrer sous terre. Qu’espérer de pareilles recrues? Je vis dès l’abord que si jamais j’étais contrainte à livrer bataille ici, ce serait avec une bien petite armée. Car pour quelque temps l’école m’apparut un champ de bataille à venir, et pas autre chose. Jusqu’ici la tactique à employer contre l’adversaire anglais avait été le tact, la diplomatie, la stratégie fine, la désobéissance polie. Maintenant j’imaginai le temps venu de croiser le fer.
L’occasion m’en fut bientôt offerte. Une semaine peut-être après la rentrée, le directeur de l’école, le vieux docteur Mackintyre que j’allais, par la suite, tellement aimer, s’en vint, en qualité de directeur, nous souhaiter la bienvenue, et, comme professeur de psychologie, débiter, à bâtons rompus, pendant une longue heure, ce qui me parut d’aimables radotages.
Bien avant que le mot «épanouissement» ne devienne à la mode et ne sorte de toutes les bouches, lui, en ce temps lointain, ne parlait déjà que de cela: «the opening, the blossoming of self».
Il avait un fort accent écossais, une belle tête blanche, et, je devais l’apprendre avant longtemps, était doué d’une grande bonté de cœur.
Lancé sur sa marotte que l’enfant n’était pas fait pour convenir à l’école, mais que l’école devait convenir à l’enfant, «and that those dear young creatures before everything else should be happy in school», il pouvait monologuer pendant des heures.
J’attendais une brèche dans son discours à travers laquelle m’élancer.
Tout à coup elle se produisit. La main levée, je demandai la parole.
Agréablement surpris de cet intérêt au milieu de la somnolence générale, le vieil homme ajusta ses lunettes et se prit à consulter la maquette des places où apparaissaient, chacun dans une case, les noms des élèves.
— − Miss Roy (prononcé alors dans ce milieu: Roïe), vous avez une question à poser?Je me levai. Mes genoux tremblaient et avaient peine à me soutenir. Mais il n’y avait pas à reculer. Ce serait maintenant ou jamais que je ferais profession de foi. Ma voix s’éleva toute faible comme dans un grand vide sonore, d’où elle me revenait de très loin, rendue étrange et toute méconnaissable.
— − Je suis bien d’accord, Monsieur, disais-je, que l’éducation d’un enfant doive d’abord tenir compte de sa personnalité propre. — − Eh bien, fit-il, tout sourire, je vois que vous avez parfaitement suivi le cours. Avez-vous quelque chose à ajouter? — − Oui, ceci: que je vois entre la théorie et la pratique une effroyable contradiction. Prenez le cas, par exemple, d’un petit enfant de langue française qui arrive pour la première fois de sa vie à l’école, et c’en est une de langue anglaise. De force, dès l’entrée, on va le mettre dans le moule à fabriquer des petits Canadiens anglais. Quelle chance a-t-il jamais d’atteindre l’épanouissement de sa personnalité?Un silence de mort m’entourait. J’avais touché le sujet maudit. Malheur à celui par qui le scandale arrive. J’avais l’impression que toute la classe se détournait de moi. Le docteur Mackintyre m’enveloppait d’un regard surpris mais où il n’y avait ni animosité ni désapprobation.
— − Quite so! Quite so! disait-il.Puis il m’amena à considérer que le sujet se prêtait mal à une discussion en pleine classe et finit par m’inviter à passer à son bureau après quatre heures; nous en reparlerions.
Je me rassis, et, subissant par contrecoup le choc de mon audace, je me vis perdue. Je serais congédiée de l’école, ruinant les espoirs de maman, donnant raison, en fin de compte, aux sombres pressentiments de mon père. Ah, j’avais été bien inspirée de rechercher le martyre. Dans mon désarroi, je commençai même à ramasser mes livres, mes cahiers, en prévision du renvoi inévitable.
À quatre heures, je me présentai chez le directeur. Le vieil homme aux épaules arrondies, aux cheveux blancs, me fit un sourire un peu las, tout en me désignant le fauteuil qui lui faisait face, de l’autre côté de l’immense bureau.
— − Brave girl! marmonna-t-il, et dans ma surprise je ne compris pas tout de suite qu’il parlait de moi.Puis il me confia avoir connu, jeune homme en Écosse, presque les mêmes injustices raciales et linguistiques que celles qui accablaient le groupe francophone du Manitoba. Avoir souvent même prêté à rire à cause de son «burr». Il me dit:
— − Language, which is the road to communicate, has created more misunderstanding in the world than any other cause, except perhaps faith.Il me fit ensuite remarquer que, puisque notre groupe français n’était pas nombreux, mieux valait sans doute ne pas alerter le monstre du fanatisme qui sommeille d’un côté comme de l’autre. Qu’il ne voyait qu’un chemin à suivre pour nous: être excellents en toutes choses, toujours être meilleurs que les autres.
— − Travaillez votre français. Soyez-lui toujours fidèle. Enseignez-le quand l’heure viendra, autant que vous le pourrez... sans vous faire prendre. Mais n’oubliez pas que vous devez être excellente en anglais aussi. Les minorités ont ceci de tragique, elles doivent être supérieures… ou disparaître… Voyez-vous vous-même, chère enfant, me demanda-t-il, une autre issue à votre sort?Je fis signe que non.
Adroitement, il se prit à me questionner sur ma famille, l’emploi qu’avait tenu mon père, mes études chez les religieuses, jusqu’à nos moyens de subsistance, je pense bien, car il semblait parvenir mieux que moi-même à mettre ensemble ma pauvre histoire.
— − Poor girl! disait-il maintenant. Poor young girl!Il me serra la main très fort. Comme j’étais déjà dans le passage, il me rappela, la voix surélevée:
— − Never give up!Je partis, toute songeuse. Je n’avais pas été sans m’apercevoir que les extrémistes de notre côté, poussant à l’enseignement exclusif du français et au refus d’apprendre l’anglais, nous acculaient à un isolement tragique ou, tôt ou tard, à nous expatrier de nouveau. S’il nous venait encore des recrues du Québec, bien plus souvent c’étaient nos jeunes, élevés à la française, qui gagnaient la province-mère. Moi-même en rêvais. Il me sembla donc que le vieux docteur Mackintyre m’avait fait entendre le langage de l’amitié qui correspondait d’ailleurs au conseil que nous avaient donné nos maîtresses parmi les plus perspicaces.
Dès lors, je ne cherchai plus à provoquer nos professeurs, encore que l’un d’eux, on eût dit, cherchât à m’y pousser. Ses cours d’histoire semblaient dirigés contre moi depuis le jour malheureux où, forte des enseignements puisés chez les sœurs, j’avais maintenu qu’il ne pouvait y avoir eu de mauvais papes. Depuis lors, il m’en sortait à chaque occasion, les schismatiques, les empoisonneurs, les belliqueux, les fornicateurs, les incestueux. Pas du tout papiste, j’aurais pu le devenir sous la provocation de cet antipapiste forcené. Mais je rentrais mon indignation. J’étais déterminée à prendre ici ce qu’il y avait à prendre et à laisser de côté le reste. J’avais découvert avec tristesse que je pourrais être aimée − et même jugée charmante et adorable, en autant que je resterais à ma place, qui était la seconde, et en marquerais du contentement. Je ne m’occupais plus que d’obtenir de bonnes notes. Le chemin difficile et solitaire que j’avais aperçu dès mon enfance serait bien le mien, il n’y avait pas à y échapper.
Mon père, de jour en jour, déclinait. Mais cela durait depuis si longtemps que je ne voyais pas encore bien à quel point son état se détériorait maintenant très vite. Son visage creusé à l’extrême, ses yeux profondément enfoncés, au regard qui n’était plus que douleur, me suivaient tout au long du trajet en tram où je tentais parfois d’ouvrir mes livres pour revoir mes leçons; ils me hantaient encore à l’école, à travers les cours, et il me fallait toute ma volonté pour parvenir à fixer mon esprit sur les matières qui alors me paraissaient importantes et pressantes. Je travaillais surtout mon accent anglais, ayant, à quelques reprises, fait rire la classe à mes dépens. J’en venais à perdre de vue l’image de mon père souffrant et à me donner entièrement au travail. Ainsi en a-t-il été trop souvent dans ma vie. Dans ma hâte d’apporter aux miens un secours, un soulagement ou un motif de fierté, je n’ai pas assez pris garde qu’eux n’allaient pas pouvoir attendre.
Au cours du deuxième semestre, nous étions expédiées çà et là dans les écoles de la Commission scolaire de Winnipeg pour y prendre, chacune de nous, charge d’une classe sous l’œil de la maîtresse en titre qui jugerait de notre aptitude à l’enseignement et à maintenir la discipline. Les notes qu’elle nous décernait comptaient pour beaucoup dans l’ensemble octroyé en fin d’année. La plupart d’entre nous craignions fort cette épreuve qui pouvait être désastreuse si nous tombions sur une coriace. C’est ce qui m’arriva.
À peine, en effet, avais-je ouvert la bouche pour me présenter qu’elle me demanda de quelle nationalité j’étais, à cause, dit-elle, de mon accent si particulier; ensuite, de lui épeler mon nom, qui lui tira le commentaire suivant: «French, eh!» Puis, sans plus, elle me dit de continuer la leçon là où elle l’avait laissée, qui avait trait à je ne sais plus quel sujet, peut-être la géographie. Tout ce que j’ai retenu de cette classe, c’est un sentiment d’horreur. Les élèves étaient d’un quartier réputé dur. Ils étaient assez âgés, de douze à quatorze ans, moitié garçons, moitié filles. Ils eurent vite saisi que j’étais timide et effrayée et se déchaînèrent. Jamais dans une salle de classe je n’ai vu pareil chahut. Ils claquaient à la volée la tablette de leur pupitre, en frappaient les bords de leur règle, bourdonnaient à l’unisson, ou sifflaient. La maîtresse ne tentait rien pour me venir en aide. Un peu à l’écart, les bras croisés, un soupçon de dur sourire sur les lèvres, elle semblait prendre plaisir à me voir m’enfoncer irrémédiablement. Au-delà de mon désespoir immédiat s’en dressait un autre encore plus écrasant. Car si c’était cela être institutrice, me disais-je, jamais je n’y arriverais, j’en serais toujours incapable. Je voyais se fermer devant moi la seule voie pour laquelle j’avais été préparée. En vérité, tout m’échappait: la classe qui se moquait de moi, mon avenir qui se dérobait, ma confiance en mes aptitudes, même l’espoir de passer mes examens de fin d’année. Pour achever de m’abattre, sans cesse me revenait l’image de mon père dont l’état avait subitement empiré. Atteint d’hydropisie, il avait dû être hospitalisé pendant quelques jours. On lui avait proposé l’opération qu’il avait refusée vu son âge. Après des traitements qui n’étaient que de nature à le soulager, on lui avait permis de rentrer à la maison. Il en avait eu l’air si heureux que, pour ma part, dans l’inconscience de mon âge, je l’avais cru rétabli. Ce mieux avait duré quelques jours puis, l’avant-veille, mon père avait cessé d’arpenter le couloir en bas et était venu vers l’aube au pied de l’escalier, appeler maman au secours. Elle était venue et avait aussitôt fait descendre un petit lit de l’étage pour installer mon père à portée des soins qu’elle pourrait lui donner à travers ses occupations. Qu’il prenne enfin le lit, lui qui avait résisté si longtemps debout à la maladie, m’avait fortement impressionnée, mais je ne pouvais croire que ce ne serait pas tout au moins pour des mois. Ce matin-là, avant de quitter la maison, j’avais été le regarder dormir, encore sous l’effet du stupéfiant administré tard la veille. J’avais été frappée par l’altération de son visage et avais demandé à maman si je ne ferais pas mieux de rester à la maison aujourd’hui. Elle, sachant quelle dure journée m’attendait, qui, remise à plus tard, m’userait les nerfs dans l’attente, avait pris sur elle de me rassurer, ne croyant peut-être pas elle-même mon père si proche de sa fin.
— − Va et fais de ton mieux, m’avait-elle dit. Cette journée derrière toi, tu seras soulagée et plus en état de me seconder.Ces images, ces paroles de douleur hantaient mon esprit cependant que, face à cette troupe d’enfants rebelles, je tentais une fois encore de capter leur attention, mais bien inutilement; ma voix, affaiblie par la crainte et l’émotion, ne leur parvenait même pas. Je me demande si les mots que j’essayais de former franchissaient seulement mes lèvres. Peut-être, car il me semble me rappeler avoir entendu un garçon rire tout fort en se moquant de moi.
Or, au moment où, n’en pouvant plus, j’allais peut-être rendre les armes, tout abandonner, m’enfuir, la porte fut entrouverte. Le directeur de l’école, du seuil, adressa un signe à l’institutrice qui alla le rejoindre. Elle revint, le visage tout changé. Elle me considérait avec une expression où, dans l’étonnement, puis la frayeur, je crus voir monter de la sympathie pour moi. Elle se pencha et me murmura à l’oreille:
— − Partez. Allez vite. On vient de téléphoner que votre père… est… très mal… VIIJe pris le tramway. Ce devait être par pur réflexe d’économie, car je crois me rappeler que le directeur − ou même peut-être la maîtresse-dragon − m’avait offert de me prêter l’argent de la course en taxi.
Je revenais lentement, les arrêts à presque chaque coin de rue me mettant hors de moi. Je fus à deux ou trois reprises tentée de descendre pour continuer à pied, tellement il me paraissait que j’arriverais plus vite ainsi.
À la correspondance pour Saint-Boniface, peu avant le pont Provencher, j’aperçus mon jeune neveu Fernand, le fils aîné de ma sœur Anna, tout juste devenu commis de bureau83, monter dans le tram où je me trouvais − ou est-ce moi qui montai dans le sien? À travers la foule, nos regards s’accrochèrent. Nous avions compris que nous étions rappelés à la maison pour la même raison. Nous nous sommes frayé un chemin pour nous retrouver ensemble. Un sentiment de gêne nous avait tenus quelque peu éloignés l’un de l’autre à cause du peu de différence d’âge entre nous, trois mois seulement, ce qui nous attirait des taquineries. Il n’aimait pas se faire appeler neveu plus que moi, tante. Mais voici que, sans nous adresser la parole, sans même nous regarder, nous avons joint nos petits doigts entre nous sur la banquette et avons continué ainsi le trajet sans les dénouer.
La pièce, attenante au salon et à la salle à manger, où agonisait mon père, était celle qui lui avait naguère servi de bureau et que l’on continuait à appeler l’office. Qui l’avait d’abord ainsi désignée, mon père lui-même peut-être, habitué pour tout ce qui avait trait à son travail de bureau à Winnipeg84 et à la maison à faire appel à l’anglais, la seule langue de travail qui lui était permise; ou maman, par une sorte de naïf respect envers le genre d’activité auquel s’y livrait mon père, si loin des occupations domestiques. Qui donc pourrait me le dire aujourd’hui que je songe enfin à m’en étonner! Jadis meublée de son gros pupitre à cylindre et de son coffre-fort, tapissée de cartes murales très détaillées de la Saskatchewan et de l’Alberta, et de cartes des «townships» où des points encerclés marquaient ses colonies, mon père avait travaillé dans cette pièce souvent jusque tard dans la nuit, à rédiger ses rapports au gouvernement ou sa liste d’approvisionnements de toutes sortes que nécessiterait le prochain envoi de colons qui se mettraient en route, sous sa garde, vers les terres neuves. Sans doute maman y avait-elle installé mon père par commodité, pour le soigner sans avoir à monter sans cesse l’escalier, mais peut-être aussi avait-elle pensé qu’il était convenable que sa vie s’achevât ici, où il avait connu ses heures les plus espérantes.
Quand nous sommes entrés, Fernand et moi, nous tenant toujours par le petit doigt, la maison était pleine de gens. J’aurais été en peine de dire qui était là. Je n’avais d’yeux que pour la tête sur l’oreiller. Jamais je n’avais vu sur un visage humain un tel aveu de la douleur. Non pas la douleur physique; de celle-là au moins, mon père était délivré sous l’effet d’un calmant puissant, qui atteignait aussi sans doute les régions pensantes de l’être, car il paraissait inconscient, quoique, de temps en temps, il poussât encore un faible gémissement, mais plutôt comme au souvenir d’une souffrance que sous son effet actuel. Ce que ses traits, toute défense tombée, racontaient, c’était l’incroyable somme de douleurs qu’une vie à elle seule peut avoir assumée. J’étais fascinée par ce visage à découvert, me laissant entendre pour la première fois de ma vie le long cri silencieux de l’âme. Ainsi donc était la vie, me disais-je, cette effroyable torture que le visage à la fin ne peut plus masquer. Et je pense que c’est cette terrible, cette inhumaine franchise qui, finalement, rendrait la mort auguste et belle à mes yeux.
Un petit chat dont mon père s’était fait aimer à la folie − et qui comprendra jamais pourquoi les chats se lient d’instinct aux êtres mélancoliques! − remontait sans cesse sur l’oreiller, malgré les efforts de maman pour le chasser. Penché de très près sur le visage du mourant, il le scrutait avec une attention avide. Maman ayant dû s’absenter une minute, le petit chat tigré, peut-être en souvenir des caresses que lui avait prodiguées mon père, avança la langue et se prit à lécher doucement les fins cheveux blancs au bord des tempes. Je le laissai faire. Il me semblait que notre petit Méphisto témoignait à notre place d’une douce familiarité dont l’approche de la mort nous avait rendus incapables, que lui seul, dans son innocence, traitait encore mon père en ami et ne l’avait pas, comme nous tous déjà, quelque peu abandonné.
Non loin du lit, des voisins agenouillés priaient à voix haute. Je voyais le petit chat fidèle allonger une patte douce sur le front de mon père, essayant peut-être à sa manière de ramener ce mourant à s’occuper de lui, et j’entendais des voix tendres en appeler à Dieu pour accueillir l’âme de mon père. Alors maman revint et, scandalisée de voir Méphisto occuper une telle place dans une scène aussi tragique, le prit dans ses bras et alla l’enfermer quelque part. Au milieu des prières nous avons entendu longtemps ses miaulements désespérés.
Je finis par me mettre à genoux avec les autres, non pas tellement pour prier, je pense, que pour être plus près de cette fin de vie qui me passionnait si profondément. C’était la première mort à laquelle j’assistais, et je crois bien que, comme pour tous, ce qu’elle éveillait en moi, c’était d’abord une ardente, infinie et si terrible curiosité qu’elle me distrayait pour l’instant jusque du chagrin. En pleine insignifiante bataille de ce qu’on appelle vivre: passer ses examens, préparer son avenir... j’étais prise par la nuque et livrée au mystère entier de l’existence, qui n’en disait pas plus long aujourd’hui qu’à la première mort qui surprit les hommes.
À travers ces pensées poignantes, il m’en venait de tout usuelles, presque banales. Plus près du visage de mon père, je remarquai encore une fois qu’il ressemblait à Tolstoï85 que j’avais vu en photographie alors qu’il atteignait la fin de sa vie: même haut front dégarni, mêmes joues creusées, même yeux profondément enfoncés dans leurs orbites − et, avant ces derniers jours, chez mon père aussi ce regard perçant qui semblait aller plus loin dans l’âme qu’aucun regard que j’ai connu. Je me plus à rapprocher aussi naïvement leur grand amour à tous deux pour les Doukhobors, pour l’établissement desquels, en terre canadienne, Tolstoï avait versé les droits d’auteur d’un de ses grands romans, mon père, lui, en dépit de leurs frasques, ayant toujours pris la défense de ces illuminés dont il s’était longtemps occupé après les avoir menés vers les terres vierges. Je pensai qu’ils portaient aussi tous deux le même prénom: Léon86.
Soudain l’agonie de mon père se précipita. Sa poitrine se creusait. La bouche grande ouverte cherchait l’air. Les yeux, cependant, d’épuisement, s’étaient fermés. Pendant quelques instants le corps reposait inerte, puis reprenait sa lutte effroyable en un râle plus long encore. Il faisait penser à un être qui aurait cherché désespérément à s’arracher à la vie, et la vie, vue à travers ces efforts pour s’en libérer, me parut avoir dû être à mon père infiniment cruelle. À la fin, il eut un geste las des bras comme pour tout repousser. Il ouvrit les yeux, ne voyant personne autour de lui, je pense. Ses yeux voilés semblèrent suivre une lueur à travers la pièce. Un soupir moins profond, venu de moins loin, aboutit à ses lèvres comme vient s’éteindre une dernière petite vague épuisée sur le sable. Sa tête s’inclina. Il n’y eut plus ni bruit, ni lutte. Le silence enfin! Alors maman s’avança. Elle considéra le visage de son vieux compagnon de vie avec une étrange ferveur que je ne lui avais jamais vue et qui découvrait en ce mort bien au-delà de ce que nous connaissions tous de sa vie. Doucement elle abaissa ses paupières entrouvertes. Alors au milieu du recueillement jaillit une haute plainte dont je ne sus pas d’abord qu’elle venait de moi. Maman, étonnée par mon cri, laissa tout pour accourir me consoler. Elle se mit à genoux à côté de moi, m’entoura les épaules d’un bras et m’entraîna dans un doux bercement du corps comme pour engourdir notre peine. Je ne comprenais pas encore moi-même la violence de mon chagrin. Je n’avais pas cru aimer si profondément mon père. À mon tour, la mort m’apprenait à voir, et je n’en pouvais plus de ce qu’elle m’apprenait d’essentiel en si peu de temps. Suffirait-il donc qu’un homme meure pour qu’aussitôt sa vie prenne un relief insoupçonné il y a à peine un instant? Et que soi-même, par rapport à cette vie terminée, on soit mis à nu, exposé à jamais? Je découvrais dans l’instant mille occasions perdues de témoigner à mon père cette affection que je sentais maintenant sourdre de moi-même comme un torrent longtemps gardé captif. Encore la semaine dernière, lorsqu’il était à l’hôpital, il avait demandé à maman pourquoi je ne venais pas lui faire une petite visite. Elle, pour m’excuser, avait expliqué que je me faisais beaucoup de souci au sujet de ce cours à donner dans une école de la ville, que je m’y préparais soir après soir, en élaborant, au hasard, toutes sortes de tactiques, ne sachant trop ce qu’on allait exiger de moi; que d’ailleurs il serait bientôt de retour à la maison. Il y avait du vrai dans tout cela, mais il était trop vrai aussi que j’avais été empêchée de venir par la gêne de savoir comment me comporter seule avec mon père malade, que lui dire. Nous n’avions jamais appris à nous parler, chacun espérant de l’autre qu’il commencerait, ouvrirait la voie. Maintenant seulement, je savais qu’il avait été un homme avide d’affection, la désirant au point de ne pas la solliciter, par peur de se la voir refuser, que son air sévère venait de cette peur. Et je le savais car telle je me découvrais moi-même avoir été. La vérité était que nous avions vécu dans l’appréhension de voir notre pauvre amour tremblant, si pareil l’un à l’autre, incompris.
Je me mis à pleurer à gros sanglots, si grande était ma détresse devant tout ce malentendu que me paraissait être la vie. Maman, pensant peut-être que je souffrais de ne m’être pas sentie aimée de mon père, se prit à me fournir des preuves du contraire. Toujours à genoux à côté de moi, m’entraînant dans ce si triste balancement du torse, elle me chuchotait que l’avant-veille, alors qu’il avait commencé à tant souffrir, il lui avait dit de se reposer sur moi, qu’au fond j’étais une enfant courageuse et travailleuse; qu’un jour, il y avait de cela deux ou trois semaines, alors que, en dépit d’un peu de fièvre, j’étais partie comme d’habitude à l’école, il en avait été bouleversé, me plaignant: «Elle aura la vie dure, je le crains, pauvre enfant à qui j’ai légué une santé trop délicate.» Maman continuait ainsi, sans se douter qu’elle me perçait le cœur.
Car la peine que j’éprouvais provenait surtout de ce que je n’apercevais nulle part de réparation possible. Telle que la mort nous séparait, je resterais envers mon père. Il n’y aurait jamais rien à ajouter, à retrancher, à corriger, à effacer.
Et j’aurais tellement voulu ajouter au moins une visite à l’hôpital. «Une petite visite», me disais-je en supplication, comme s’il était encore possible qu’elle eût lieu, comme si je pouvais en faire surgir le miracle de l’occasion manquée.
Ou bien je reprochais à mon père de ne pas m’avoir attendue, de ne pas m’avoir accordé un peu de temps encore, pour lui arriver avec mon brevet d’institutrice. Et je rêvais en pleurant à ce bonheur que nous aurions pu avoir du diplôme obtenu.
À la fin, je ne trouvai pour m’apaiser que le souvenir de cette promenade en brouette, mon vieux père tenant haut les brancards et moi, du fond de la caisse, levant vers lui un visage qui, je le crois bien, devait lui sourire.
Mon père fut exposé, à la maison, dans un cercueil ouvert, comme c’était alors la coutume. Il y avait eu deux des nôtres déjà ainsi exposés dans notre maison de la rue Deschambault: ma chère grand-mère Landry qui était venue mourir chez nous à l’âge de quatre-vingt-quatre ans87, alors que j’en avais moi-même huit, et de qui je me souvenais bien; puis la petite Marie-Agnès, morte des suites de brûlures à l’âge de quatre ans, quand j’étais bébé88. C’était donc une maison qui connaissait les apprêts à la fois majestueux et familiers dont on entourait alors la mort.
Maman avait dépouillé le salon de tout ce qui pouvait être enlevé, et le reste, le piano seul, je crois bien, avait été drapé de noir, ainsi que la grande fenêtre donnant sur la rue. Au centre reposait le cercueil entouré de cierges dont la flamme vacillante ne cessait de jouer sur le visage de pierre, lui prêtant à certains moments de fugitives expressions de vie. Mon père avait grand air dans son meilleur costume, bleu marine, si peu porté dans les dernières années qu’il paraissait tout neuf, quoique devenu flottant autour des épaules amenuisées. Un col dur, à pointes tournées, bien que ce ne fût plus la mode, maintenait son cou bien droit et l’apparentait à une image que j’avais gardée de lui, alors que j’étais toute petite et que je l’avais vu prêt pour quelque soirée − rare événement dans notre vie − et portant un col semblable. Ou est-ce que je ne confondais pas ce que je croyais être un souvenir et le récit que maman dix fois nous avait fait de l’invitation à un bal chez le lieutenant-gouverneur adressée à elle et à mon père89, et de l’extraordinaire aventure à laquelle elle avait donné lieu. Eh oui, il devait y avoir une vingtaine d’années, un peu plus peut-être, mon père alors déjà âgé et maman jeune encore mais ayant mis au monde presque tous ses enfants, avaient, pour la première et unique fois de leur vie, reçu une invitation à un bal. J’aimais cette histoire que maman racontait comme si elle avait été drôle, portant à rire, alors qu’à moi elle avait toujours paru poignante. Qu’est-ce qui me la remettait en mémoire dans ces instants, à l’heure des repas, ou très tôt avant le flot des visiteurs, alors que, ayant à moi seule mon père mort, je restais immobile auprès du cercueil à le contempler? C’est-à-dire seule avec le petit chat tigré. Car, très fin, il avait vite appris à profiter, pour ses visites à son maître mort, des instants où maman était trop occupée pour le voir passer et où il n’y avait dans le salon que moi qui ne l’aurais jamais chassé, il le savait bien. Il sautait sur le bord du cercueil et, s’y tenant comme accroupi, les quatre pattes rapprochées et serrées sur le bois, il ne bougeait plus, ses grands yeux à demi phosphorescents à la lueur des cierges fixés sur le visage de mon père. Il ne le touchait plus, il ne faisait que le regarder intensément. Lui d’un côté, moi de l’autre, je pense bien que nous étions comme également absorbés dans le spectacle de la mort.
Mais qu’est-ce qui m’avait fait penser au bal? Peut-être cette grande photographie dans son cadre doré de mon père jeune, que maman avait fait suspendre au mur du salon. Elle devait dater de l’époque où ils s’étaient rencontrés, peut-être même de plus tôt, car mon père paraissait tout juste avoir atteint la trentaine. Tel quel, il représentait un parfait étranger pour moi, un beau jeune homme aux cheveux ondulés, aux yeux légèrement souriants, dont la physionomie franche, ouverte, était empreinte d’un grand désir d’idéal. Il s’agissait apparemment d’un être qui connaissait la gaieté, l’espoir, la confiance et, jusqu’à un certain point, l’ambition, toutes les forces vives de l’âme. On m’aurait bien étonnée si on m’avait dit que, par les yeux surtout, je ressemblais étonnamment au jeune homme dans son lourd encadrement doré à la feuille. Mais sur le même mur, maman avait fait suspendre deux autres portraits, celui de mon grand-père Charles Roy et de sa femme Marcelline au douloureux visage. Les deux portraits, chaque fois que je les avais regardés, m’avaient plongée dans l’angoisse et j’en voulais à maman de les avoir remis à l’honneur.90
Nous n’avions jamais connu ces deux êtres que par leur portrait terrible et quelques confidences échappées à mon père. Je ressentais à leur endroit un tel éloignement que je refusais de me reconnaître en eux. Je m’imaginais issue des Landry seulement, cette race plus légère, rieuse, rêveuse, comme un peu aérienne, aimante, tendre et passionnée.
Mais voici que, levant les yeux sur ma grand-mère inconnue, je fus tout à coup saisie jusqu’au fond de l’âme par le pauvre visage aux lèvres serrées comme sur une peine trop grande pour les mots, jamais avouée ailleurs peut-être que dans le silence de cette photographie. Son mari, à côté de Marcelline, mon grand-père Charles Roy, montrait un visage d’une intransigeance, d’une sévérité implacables. Pourtant, si durs qu’ils fussent, les yeux semblaient laisser sourdre comme une tristesse lointaine de n’avoir jamais su ni inspirer ni éprouver l’amour. Il était pareil à un justicier, seul au monde. Le peu que je savais de lui, échappé à mon père en des moments de détresse, était qu’il se montrait ennemi de tout ce qui était joyeux, expansif et, par-dessus tout, des livres qu’il considérait comme la chose du monde la plus maléfique. Un jour, il s’était passé une scène bien étrange entre mon père et moi. Je lisais, réfugiée en quelque coin de la maison, l’air heureuse, je suppose, comme toujours lorsqu’on est emporté par la magie d’une histoire bien racontée ou la simple ivresse de se reconnaître à travers des mots plus habiles que les siens. Mon père s’était arrêté devant moi. Il m’avait demandé d’une voix un peu sourde, chargée de mélancolie: «Connais-tu au moins ton bonheur?»
J’avais levé sur lui un regard étonné. Alors était sorti de lui cet aveu incroyable: «À peu près vers l’âge que tu as maintenant, un soir que je lisais comme toi, dans un petit coin, mais à la lueur d’une bougie, heureux pour un moment, mon père survint brusquement: "Encore à t’emplir la tête de mensonges et mauvais conseils au lieu de besogner honnêtement! m’avait-il violemment reproché. Donne-moi ce livre de malheur. Tout ce qui est écrit est fausseté." Il me l’avait arraché des mains. Il avait soulevé un rond du poêle. La flamme était haute, car c’était une nuit froide et on avait bien activé le feu. Mon père y jeta mon livre, mon unique livre. Je le vois encore brûler, je l’ai vu brûler toute ma vie.»
Cet aveu, arraché à mon père il y avait des années, voici que j’en saisissais toute l’âpreté auprès de sa dépouille dans le salon désert. Je me pris à pleurer doucement, non plus sur moi et mes omissions et mes regrets, mais sur le chagrin d’un enfant de treize ans, porté toute une vie sans être vraiment consolé, et à présent à jamais inconsolable.
C’était peu après cette scène, selon maman, que le jeune Léon avait quitté la maison paternelle et serait venu à Québec s’engager comme petit commis dans un magasin de la ville. Il y était si mal rémunéré que, ne pouvant s’offrir une chambre en ville, il couchait sous le comptoir où, de jour, il étalait la marchandise à vendre, une paillasse y ayant été aménagée pour lui91. Cette histoire, sûrement elle me fut racontée, mais le doute s’est introduit dans mon esprit habitué à prolonger les faits et récits, et il m’arrive de me dire qu’elle n’est tout de même pas possible; or je n’ai plus personne pour me tirer d’embarras et corroborer le récit tel qu’il me semble l’avoir entendu.
Ensuite, mon père avait été recueilli par un prêtre au cœur compatissant qui avait défrayé le coût de deux années d’études offertes dans un collège, je ne sais si c’était à Québec ou ailleurs. Puis mon père avait gagné les États-Unis92, et, comme disait maman, qui aurait pu suivre à la trace pendant les quelques prochaines années cet être toujours en route!
Mes yeux revenaient malgré moi à l’auteur de ces malheurs, au Savonarole, le brûleur de livres, et je commençais à comprendre que c’était de lui que mon père tenait le côté morose de sa nature, s’étant manifesté de plus en plus avec l’âge, sa crainte aussi d’être incompris qui le rendait ombrageux. Mais mon grand-père Savonarole, lui, de qui tenait-il son âme si tourmentée qu’elle n’avait répandu que tourment autour d’elle? Je pressentais qu’il aurait fallu remonter indéfiniment, toujours plus loin dans le passé, pour connaître, chez les êtres, la source du mal comme du bien.
Mon attention revenait se fixer au portrait de mon père jeune que je comparais à son visage dans la mort, et cette histoire du bal, malgré moi, remontait à ma mémoire.
Donc le carton d’invitation était arrivé à la maison. Mes parents devaient habiter alors celle qu’ils louèrent lorsqu’ils vinrent s’installer à Saint-Boniface, avant la construction de notre maison de la rue Deschambault93. Je l’imagine pleine de jeunes enfants, de pleurs, de rires, de tapage, et je crois apercevoir maman, un peu énervée, peut-être en train de laver du linge, s’essuyant vite les mains à son tablier avant d’ouvrir la grande enveloppe à l’emblème de la couronne dorée. Et puis l’éblouissement! Mr. and Mrs. Léon Roy are requested to attend a ball at…
Envisagea-t-elle aussitôt la robe qu’elle porterait, comment elle la ferait, de quel tissu? Ce qui est sûr, car elle nous l’a cent fois redit, c’est que sa résolution avait été prise sur-le-champ: rien au monde ne l’empêcherait d’assister à ce bal. Mon père était alors en visite dans ses colonies, absent pour une semaine ou deux. Il reviendrait peut-être brisé de fatigue comme cela arrivait souvent, pas enclin à se mettre en frais pour une pareille sortie qui l’intimiderait sûrement, peu habitué qu’il était aux mondanités. Maman se faisait forte de l’amener à accepter et elle y parvint. Comment? Avait-elle déjà assemblé sa robe de satin pêche? Parut-elle ainsi mise, ses beaux cheveux noirs relevés en une épaisse torsade? Lui-même, à la vue de cette jeune femme qui n’avait jamais connu de sa vie une seule heure de triomphe mondain, eut-il le cœur attendri? J’avais une grande envie de relancer maman à la cuisine où, ravalant son chagrin, elle devait préparer à manger pour les parents de la campagne qui viendraient aux funérailles et qu’il faudrait bien garder pour un repas ou deux. J’imaginais quel regard elle me lancerait si, au milieu de ses préoccupations et de sa peine, je lui arrivais avec des questions comme par exemple: «Maman, le soir du bal chez le gouverneur, comment étais-tu coiffée? Avais-tu au moins un petit bijou?»
Pourtant il me paraissait important d’assembler tous les éléments de cette histoire comme si c’était sa dernière chance, tel un feu qui va mourir, de jeter une petite flambée encore dans nos cœurs.
En tout cas, elle s’était instruite auprès de quelques épouses de fonctionnaires plus versées qu’elle dans les usages mondains de ceux qu’il importait d’observer à l’arrivée et au cours de la soirée chez le gouverneur. Elle s’était façonné ce qu’elle appelait «une sortie de bal», sans doute une grande cape enveloppante à jeter par-dessus sa robe. Elle avait dû aller s’inspirer dans les magasins chics de la ville, aux rayons de grand soir, peut-être même essayer quelques robes, et pourquoi pas les plus coûteuses pendant qu’elle y était, comme elle avait fait pour moi quand elle m’avait confectionné ma culotte de cheval. Mais pour une fois dans sa vie, c’était elle qui était à l’honneur!
Enfin, c’était le soir du bal. Maman devait être rayonnante, les yeux pleins d’éclat, comme aujourd’hui encore quand une surprise heureuse pouvait lui advenir. Papa devait porter son plus beau costume, bleu foncé, tout uni, comme celui dont il était revêtu pour descendre en terre − je ne me rappelais pas lui en avoir vu porter d’une autre couleur. Sa cravate noire devait être piquée, comme à l’heure actuelle, de son épingle à fine tête faite d’une opale − cadeau d’un groupe de ses colons reconnaissants, qu’il avait chéri comme aucun autre de sa vie − et que maman, après demain, avant la fermeture du cercueil, lui enlèverait pour la garder en souvenir.
Donc ils étaient partis au bras l’un de l’autre, peut-être rajeunis, allégés tous deux comme du poids d’une vie tout en devoirs, en soucis, en économies. Au coin de la rue, ils avaient pris le tram. Maman n’avait pas ressenti l’incongruité de se voir, en grande robe du soir, parmi les ouvriers à l’air fatigué, à moitié somnolents, dans le brinquebalant petit tram mal éclairé. Il les avait déposés assez loin de la résidence du gouverneur. Ils avaient continué à pied. Ce n’est qu’à l’entrée du parc, au fond duquel la résidence brillait de toutes ses fenêtres, qu’ils s’étaient sentis intimidés. À droite, à gauche d’eux, roulaient les fiacres, les éclaboussant au passage. Ils continuèrent jusqu’au grand perron d’honneur où un aide-de-camp ouvrait la portière aux couples. Ceux-ci n’avaient qu’un pas à faire, l’homme soulevant le coude de la femme, pour se trouver, joyeux et resplendissants, sous le couvert de la marquise, au son de la musique qui s’échappait par grandes bouffées chaque fois que la porte s’ouvrait sur l’intérieur étincelant. Papa, le premier, avait voulu rebrousser chemin: «Allons-nous-en, Mélina; ce n’est pas ici notre place.» Elle n’avait pas voulu en convenir encore. Le rêve, dans sa tête, bruissait toujours malgré tout. Elle avait entraîné mon père récalcitrant presque au pied du grand perron. Seul avait pu avoir raison de son rêve le regard dédaigneux jeté de haut sur elle par l’huissier en grand uniforme. Elle avait constaté alors que sa robe portait des traces d’éclaboussures, que ses souliers étaient crottés. Elle avait chuchoté à mon père: «Léon, faisons semblant de rien. Continuons comme si nous étions simplement venus nous promener ici en curieux. Après tout, c’est la résidence du représentant du peuple, tous peuvent y venir. Nous ferons le tour et ressortirons.»
Contournée la façade, elle avait avisé une fenêtre peu haute, donnant sur le grand salon de réception.
Elle avait trouvé moyen, en se haussant sur une pierre, d’obtenir une bonne vue de l’intérieur. Mon père, pris de gêne, lui répétait: «Viens-t’en...», mais elle restait debout sous la fenêtre, les yeux grands d’émerveillement, une main posée en équilibre sur le rebord de la croisée. Plus tard, quand elle me ferait à moi le récit de cette soirée déjà loin dans le temps, elle rirait beaucoup d’elle-même, disant: «Tu me vois, assistant à travers la fenêtre à l’arrivée des hommes en habit à queue, des femmes en robes à traîne, celles-ci faisant la révérence au gouverneur, celui-ci inclinant la tête d’un geste un peu hautain, et tout ça en anglais, j’entendais jusqu’à la voix de l’aide-de-camp qui annonçait: "Mr. and Mrs. Hugo McFarlane…" Alors s’avançait un autre couple, la femme couverte de perles, de diamants, l’homme de décorations… Tu me vois, disait-elle, dans ma petite robe faite à la maison, tu nous vois,ton père mortifié, moi crottée comme si je revenais des champs…» Elle riait, elle riait d’un rire qui paraissait ne contenir aucune amertume, aucune aigreur, seulement la franche gaieté d’un être qui sait porter sur soi un regard de parfaite et douce lucidité.
«Ton père me pressait de partir. Mais je voulais voir s’ouvrir le bal, les couples tourner.»
L’orchestre avait entamé une valse. Le gouverneur s’était incliné devant une dame. Elle, tenant sa traîne de sa main gantée − «et dire, rappelait maman, que je n’avais pas su qu’il fallait des gants longs» − le gouverneur un peu raide, ils avaient donné le branle. Les autres couples se formant, maman les avait vus évoluer sous les grands lustres, et tout jetait de l’éclat, les pendeloques de cristal, les diamants au cou des valseuses, les médailles sur les habits sombres, le regard des hommes amoureux, des femmes se sentant désirables…
Je revins de mon curieux voyage dans le passé à la recherche d’une heure peut-être malgré tout heureuse dans la vie de mon père. Ils étaient revenus en tramway; ils n’étaient pas tristes, insistait maman, pas du tout tristes; elle se sentait encore comme tout illuminée par le spectacle de la fête. Même un peu décoiffée, sa robe quelque peu salie, elle devait paraître bien belle ce soir-là aux yeux de mon père qui l’avait si peu souvent vue parée, tout étincelante de joie intérieure. Qui sait, cette soirée avait peut-être été une des grandes soirées de leur vie! La petite Marie-Agnès était née moins d’un an après le bal chez le gouverneur94.
Je m’étonnais sans fin, auprès de la dépouille de mon père, d’être déjà si avidement plongée à la recherche des moindres bribes que je connaissais de sa vie. Je ne savais pas que c’est le premier effet de la mort que de faire vivre le disparu dans la mémoire de ceux qui l’ont aimé avec une clarté et une intensité jamais encore éprouvées.
Je me penchais, je scrutais à la lueur tremblante des cierges le visage si beau que mon père devait présenter pour toujours à ma mémoire. Une grande noblesse s’en dégageait. Elle avait calmé mon chagrin et jusqu’à mes regrets. J’étais par elle fascinée. Cette mort et plus tard bien d’autres dans ma vie jamais ne m’ont dit le vide, le néant. Celle-ci ne me parlait pas non plus d’une autre vie, d’un autre monde. Elle était à mes yeux le mystère entier, jamais entrouvert, la totale franchise enfin, l’obscurité intacte, et, à cause de cela peut-être, plus belle que ce que j’avais jamais vu sur terre. À le regarder, j’avais l’impression que la vie, presque tout de la vie, était une distraction après une autre pour tenter de nous dissimuler l’essentielle vérité.
Presque immédiatement après les funérailles, je dus retourner à mes études, en vue des examens qui approchaient. À ma grande surprise, je les passai sans peine. La maîtresse-dragon s’était-elle repentie à la dernière minute et m’avait-elle octroyé une bonne note? Ou le docteur Mackintyre était-il intervenu? Jamais je ne le saurai, mais je finissais parmi les premières de ma classe. Cette nouvelle, qui eût tant réconforté les derniers jours de mon vieux père, voici que je ne savais qu’en faire. Je souhaitai le ressusciter pour m’entendre la lui annoncer. Pour moi seule, que valait-elle au fond? 95Plus tard, ce serait maman que je souhaiterais ressusciter pour m’entendre lui raconter l’extraordinaire bonne fortune de Bonheur d’occasion à laquelle, dans ce récit imaginaire que je lui en faisais, elle ne croyait pas, et j’insistais: «Voyons, maman, tu peux dormir en paix, je suis presque riche.» Et elle, du fond de l’ombre, hochait la tête tristement, me croyant toujours pauvre et démunie. Plus tard encore, ce fut ma sœurAnna que je désirai ramener un moment de la mortpour la réconforter96, elle qui avait tant craint pour moi l’amour, le mariage, les liens, lui disant que, somme toute, ces grandes entraves de la vie avaient eu pour moi leur côté bénéfique. Mais elle ne m’entendait pas, éternellement soucieuse à mon égard. Maintenant c’est Dédette que je rappelle en vain, tâchant de la rassurer sur ce chagrin qu’elle me connaissait et qui l’avait tant affectée97. J’ai beau soutenir qu’il s’est estompé, presque guéri, elle ne m’entend toujours pas. Ainsi, je devais apprendre, en vivant, que ce n’est pas à l’heure des grands chagrins que l’on désire le plus ramener nos morts, mais plutôt pour les consoler de la peine qu’ils se sont faite à notre sujet, et dont il me semble que nous ne pouvons les délivrer même quand nous en sommes nous-mêmes délivrés. C’est pourquoi sans doute je me plais tellement à ces rêves de la nuit qui me représentent parfois maman ou mes sœurs, le visage comme paisible et heureux. Aucun rêve jamais ne m’a montré mon père rajeuni et souriant comme cela est arrivé pour les autres.
VIIIAux tout derniers jours de l’année scolaire, à la fin de mai, le docteur Mackintyre me demanda à son bureau. À la mort de mon père, il m’avait écrit une très belle lettre affectueuse et réconfortante, que je regrette aujourd’hui de n’avoir pas conservée. Mais en ce temps-là, dans ma frénésie d’avoir les mains libres, je ne gardais rien. J’entrai et le remerciai de sa lettre. Il me fit signe que je n’avais pas à le faire et de m’asseoir, lui-même tout ému. Il laissa passer un peu de temps avant de m’apprendre sur un ton presque joyeux qu’il avait pour moi une bonne, une excellente nouvelle.
Je dus lever vers lui des yeux incrédules car il se hâta de me la confirmer.
En ce temps-ci de l’année, il arrivait, m’expliqua-t-il, que des commissions scolaires en peine d’une suppléante pour terminer le semestre fissent appel à l’École normale, qui leur envoyait une élève finissante. Il venait de recevoir pareille demande et avait pensé à moi. L’école était située dans un petit village à une cinquantaine de milles de la ville. Le voyage ne me coûterait pas cher. Je gagnerais cinq dollars par jour scolaire. Mais l’avantage principal tenait à ce que bientôt, lorsque je ferais ma demande d’un emploi permanent, je pourrais faire valoir que j’avais un peu d’expérience, sans besoin de préciser qu’il ne s’agissait que d’un mois, me fit-il adroitement la leçon.
Déjà, pendant que je l’écoutais, il me semblait que ma vie avait changé. À peine mon brevet d’institutrice en main, déjà j’avais une école. Mon école! J’aurais pu sauter au cou du cher vieillard dans la joie qui m’inonda brusquement le cœur. Qu’en aurait-il été si j’avais su combien rare était la chance qui m’échoyait, trois écoles seulement ayant été proposées pour trois cents élèves qui finissaient leur terme. Évidemment il s’agissait dans mon cas d’un petit village de langue française, et je faisais drôlement l’affaire. Tout de même, une école quand j’en sortais moi-même tout juste, quel privilège!
Je revins à la maison, courant et même parfois, je pense, quand le trottoir était désert devant moi, y sautant, comme lorsque j’étais petite fille, les pieds croisés.
Je bondis dans la cuisine.
— − Maman! Maman. Ça y est!Que de fois je suis arrivée toute jeunesse, tout élan, toute joie, pour l’atteindre, elle, au milieu des soucis et du chagrin. Elle était occupée à faire cuire des confitures, je pense. Chauffé à blanc, notre poêle à bois jetait une chaleur de brasier. Maman en avait le visage cuit, les pommettes rouges, ce qui rendait plus surprenant le douloureux regard de ses yeux tout plongés encore dans le souvenir de la mort de mon père. Il est vrai, elle n’avait eu, elle, depuis, aucun triomphe, aucun succès pour l’aider à surmonter le chagrin. J’eus un peu honte de mon exaltation, mais je ne parvins pas vraiment à la dominer.
— − Ça y est! Une école, maman! Ma première école! — − Que me parles-tu d’école! fit-elle en perdant patience. On est loin de septembre encore. Et tu en sors tout juste toi-même, de l’école. — − C’est bien ça qui est le merveilleux. J’en ai une déjà. Pour le mois de juin. À partir d’après-demain. Mon école, maman!Et j’essayai de la prendre entre mes bras pour l’entraîner à valser avec moi sur place. C’en était trop. Elle me repoussa presque rudement.
— − Une école! Où ça? — − À Marchand98. — − Marchand!Tout à coup, elle faisait front, hostile, et je ne comprenais plus rien à son attitude. Après tout, n’avait-elle pas vécu pour me voir voler de mes ailes, obtenir enfin une école? Subitement, comme pour marquer son opposition ou je ne sais quelle révolte, elle arracha son tablier et me lança:
— − Pas à Marchand. Jamais! C’est un trou! J’en ai entendu parler. Un vrai trou! Tu n’iras pas là. — − Un trou! Un trou! dis-je. C’est rien que pour un mois, et il faut bien commencer quelque part. Tu ne peux tout de même pas t’attendre à ce que j’entre par la grande porte. — − Mais Marchand, ce trou-là, fit-elle avec une sorte de haut-le-cœur.Elle finit par venir s’asseoir à la grande table où elle joignit les mains et regarda devant elle, avec des yeux qui ne pouvaient y croire, l’inévitable douleur qu’elle s’était elle-même préparée. Et moi, la voyant triste alors que j’avais espéré lui faire plaisir, je lui rappelai, sans songer qu’il y avait là de la cruauté:
— − C’est pourtant ce que tu as voulu pour moi toute ta vie, que je m’en aille faire la classe.Elle faiblissait, elle se rendait. Elle demanda d’une voix perdue:
— − C’est pour quand? — − En vérité, il faudrait que je parte demain. — − Demain!Alors, tout d’un coup, les recommandations commencèrent à pleuvoir sur moi.
Là, parmi ces gens grossiers, il me faudrait veiller à garder mes distances, être polie, oui, mais jamais familière. Faire attention aussi de ne pas m’en laisser imposer. «Ah! et puis, t’es trop jeune, se plaignit-elle, pour commencer par un village dur et sans manières.»
— − Maman, tant mieux si j’apprends tout de suite.Enfin elle consentit à me sourire et laissa tout en plan pour venir m’aider à faire ma valise.
Le lendemain elle avait trouvé une connaissance allant dans la direction de Marchand en auto et qui avait consenti à m’y amener.
Dans sa douleur de me voir partir de la maison, je pense me rappeler qu’elle en oublia de m’embrasser. Il n’était question que de faire attention à moi, de garder ma place, de défendre mes droits et, si c’était trop dur là-bas, de revenir.
Sur place, il me fallut me rendre à l’évidence que je ne pourrais loger ailleurs qu’à l’hôtel, le reste n’étant que misérables cabanes en bois dispersées de loin en loin sur un sol sablonneux, entre des touffes d’épinettes maigriottes. De ce décor comme abandonné et de l’événement douloureux qui allait marquer ma première journée de classe à Marchand, je tirerais quarante ans plus tard «L’enfant morte» éclose si étrangement dans le cours de Cet été qui chantait99. Comme j’étais loin, ce jour où je mis pied à Marchand, saisie d’effroi et m’ennuyant déjà de la maison, de pressentir en moi − pareille à une graine en terre qui dormirait longtemps encore − cette aptitude que j’avais − ou aurais − de convertir en récits, qui me joindraient à d’autres êtres, des moments de ma vie. Et ceux qui m’auraient fait me sentir la plus seule seraient souvent ceux qui me gagneraient le plus de cœurs inconnus. L’on est ignorant de sa propre vie plus que de toute chose sur terre.
C’est en montant l’escalier raide, en route vers ma chambre, derrière la patronne, une forte personne halant mes deux valises, que je me rappelai subitement une des plus précises recommandations de maman:
«Surtout, avant de t’installer, informe-toi du prix. Fais bien attention qu’on ne prenne avantage de ton inexpérience. Vu ce que tu vas gagner, ne consens pas à plus de vingt-cinq dollars par mois de pension. C’est tout à fait suffisant.»
Dans le dos de la large femme, je m’entendis tout à coup demander d’une voix à moitié éteinte, si timide qu’elle ne pouvait que m’attirer une rebuffade de la part d’une personne aussi manifestement sûre d’elle-même:
— − Madame, pour la pension... qu’est-ce que ce sera?... Quel prix allez-vous me demander?Peut-être irritée que je lui pose la question au milieu de l’escalier et dans son dos, ou de toute façon portée à vouloir m’humilier, elle planta là mes deux valises en me disant:
— − Commencez par porter vous-même vos propres affaires.Quelques marches plus haut, comme c’était à mon tour d’être essoufflée, elle daigna me renseigner sur un ton rude:
— − En tout cas, pensez pas, ma petite demoiselle, que je m’en vais vous nourrir, vous loger, vous éclairer... vous... vous... pour moins de vingt-cinq dollars par mois.Malgré la grossièreté de l’attaque, je poussai un soupir de soulagement. C’était la somme fixée par maman. Je pouvais l’accepter sans un mot, et Dieu sait que je n’avais pas le cœur à marchander avec la terrible femme.
Ma chambre était petite, presque nue, mais propre. Une nette petite cellule de prison. Ma logeuse me l’avait indiquée d’un coup de menton, repartant sans m’avoir dit un mot. Je m’assis au pied de l’étroit lit de fer recouvert d’un couvre-pied blanc ennuyeux comme on en voyait alors dans les dortoirs de couvent. Mais je n’avais d’yeux vraiment que pour la fenêtre. Elle donnait sur un des paysages les plus morts que j’aie jamais vus dans ma vie. Rien ne s’y agitait, ne bruissait, ne bougeait! Il y avait bien un peu partout des arbres, isolés ou en minces groupes, mais tous étaient pétrifiés comme par une inexplicable attente. On eût dit le vent arrêté au seuil de ce village, n’osant franchir une mystérieuse frontière invisible. Et à l’intérieur, tout était comme sous le coup d’un affreux malaise.
Je descendis et, m’étant trompée de chemin, me trouvai pour sortir à traverser une grande cuisine claire, la pièce, sans aucun doute, la plus accueillante de ce bizarre hôtel aux stores partout ailleurs tristement abaissés, et tenu dans une ombre épaisse. La patronne préparait le goûter des enfants − cinq, je crois, que j’aurais, le lendemain, comme élèves sûrement. Ils ne faisaient pourtant pas plus de cas de moi que d’une inconnue dont on ignorait et ignorerait toujours pourquoi elle était ici.
La mère taillait d’épaisses tranches d’un beau pain blanc qui me parut appétissant au possible. Les gens qui m’avaient amenée, pressés d’aller à leurs affaires et de rentrer avant la nuit, ne s’étaient arrêtés nulle part où nous aurions pu prendre une bouchée. Je mourais de faim. La mère étala sur le pain une abondante couche de confitures aux fraises. L’eau m’en venait à la bouche. Les enfants à tour de rôle reçurent leur tartine. Ils passèrent devant moi en y mordant à pleines dents ou en se pourléchant les babines. Enfin tous furent servis. Je levai humblement les yeux. Je me demande si, de toute ma vie, j’eus autant envie d’une tartine que d’une de celles-là, odorantes et généreuses. La mère me regarda bien dans les yeux; elle prit le pain, l’enveloppa dans une serviette propre pour le garder frais, le remit dans sa boîte en fer-blanc dont elle tira l’abattant avec bruit. Elle prit également le pot de confiture, en revissa soigneusement le couvercle, le remit dans l’armoire. Elle dit aux enfants:
— − Faites attention de ne pas vous salir.Puis à moi, sèchement:
— − Le souper est à six heures...Je sortis. Je pris le sentier qui conduisait à l’école, bâtie, elle aussi, à faible distance des maisons, en plein sable. J’y entrai. Je m’assis au pupitre placé sur une estrade précédée de deux marches, si je me souviens bien, à moins que je ne confonde avec l’école de la Petite-Poule-d’Eau100. Le silence autour de moi était d’une pesanteur qui m’étreignit lourdement le cœur. Il s’en prenait, me sembla-t-il, jusqu’à mes pensées qu’il effrayait et empêchait de se former. Par la rangée de fenêtres sur le côté sud de l’école, je voyais la troupe clairsemée des chétives épinettes, les plus immobiles que l’on puisse imaginer, figées dans leur désolante attitude. Et j’essayais de percer devant moi l’obscure étendue de l’avenir et d’entrevoir ce qu’allait être ma vie.
IXEn septembre suivant, j’étais engagée à Cardinal, village plus important, moins pauvre, guère plus animé pourtant, situé tout à l’autre bout du pays101. Je devais également m’y ennuyer à l’excès, logée dans une frêle maison à peine chauffée même quand prit l’hiver avec ses vents qui traversaient les murs légers. Si je n’y gelai pas vive, c’est que ma logeuse, prenant pitié de moi, me confectionna un volumineux édredon de plumes. Lorsque je l’étendais sur moi, j’avais l’impression d’être couchée sous une haute montagne pourtant sans poids et merveilleusement moelleuse. Dès lors je n’eus plus froid, du moins la nuit, même si l’eau de ma cruche à côté de moi gelait dur.
Ce village, je pense en avoir dit assez exactement l’atmosphère dans le dernier chapitre de Rue Deschambault102. J’y touche encore quelque peu, en passant, dans le livre auquel je mets la dernière main ces jours-ci: Ces enfants de ma vie103. Mais nulle part je ne me suis attachée à le décrire absolument ressemblant. C’est une tâche dont je pense être incapable maintenant. Il me faut dissocier les éléments, les rassembler, en écarter, ajouter, délaisser, inventer peut-être, jeu par lequel j’arrive parfois à faire passer le ton le plus vrai, qui n’est dans aucun détail précis ni même dans l’ensemble, mais quelque part dans le bizarre assemblage, presque aussi insaisissable lui-même que l’insaisissable essentiel auquel je donne la chasse. Décrire fidèlement une maison telle que sous mes yeux, ou une rue ou un petit bistrot de coin comme je l’ai fait dans Bonheur d’occasion, à présent m’ennuierait mortellement104. Je m’y astreignais, alors, par souci de réalisme, il est vrai, mais aussi pour retenir une imagination trop débordante et me contraindre à bien examiner toutes choses pour ne pas glisser à la paresse de décrire sans fondements sûrs.
Je ne m’attarderai donc pas à reparler de ce village où je passai pourtant une des années les plus marquantes de ma vie, et qui fit de l’enfant gâtée que j’avais été une jeune institutrice appliquée à sa tâche, peut-être même excellente, car ce dut être un peu sur la foi du rapport de l’inspecteur que j’obtins dès l’année suivante une place à l’Institut Provencher, à deux pas de chez nous, en sorte que maman n’aurait plus à craindre pour moi des «trous», comme elle les appelait105.
Cardinal présentait entre autres − et c’est celui qui compta le plus pour moi − l’avantage immense d’être peu éloigné de la chère ferme de mon oncle Excide où, enfant, j’avais vécu des vacances si heureuses. J’y allai passer presque toutes les fins de semaine. Le samedi matin, je prenais le train, descendant quinze minutes plus tard à Somerset, la gare voisine. De là, je trouvais des occasions pour me rendre à la ferme à quelque deux milles de distance; ou bien je patientais, attendant mes cousins qui manquaient rarement de venir ce jour-là aux emplettes.106 Et il aurait vraiment fallu le faire exprès pour ne pas nous retrouver à un magasin général, ou encore chez le Chinois où il y avait toujours un de nous en train de déguster une glace107. Après mon petit Cardinal où le seul son que l’on pouvait entendre pendant des heures était celui du vent, j’avais l’impression, en mettant le pied à Somerset, d’être dans une sorte de métropole, et j’en étais toute surexcitée.
Quelquefois mon oncle passait me prendre dès le vendredi soir, s’il avait affaire au maréchal-ferrant-garagiste de Cardinal qu’il préférait à tout autre. Nous partions à toute allure dans la vieille Ford haute sur roues nous jetant continuellement l’un contre l’autre le long des pistes raboteuses que mon oncle choisissait pour aller au plus vite. De plus, tout le voyage se faisait dans le silence le plus total. Assez loquace à ses heures, mon oncle, durant ce court trajet, ne m’adressa jamais la parole, et j’appris à le laisser à son silence ou à sa «jonglerie», ayant vite saisi qu’il n’aimait pas en être dérangé tout en roulant. En dépit de cette humeur de mon oncle qui, au début, me déconcerta un peu, je voyais s’ouvrir devant moi le paradis, autant dire. J’aurais deux jours pleins à la ferme, peut-être un peu plus, car il arrivait que, pour me laisser en entier mon dimanche de bonheur, on ne me ramenât que le lundi matin très tôt. J’étais habitée toute la semaine par le sentiment que pareille récompense se mérite et je travaillais double pour en être digne − ce que j’aurais peut-être fait de toute façon, mais pas dans le même esprit. Le temps passait donc très vite, la semaine, à bûcher, et, la fin de semaine, à rire, chanter et danser.
Chez mon oncle, la maison bien chauffée, je pouvais me laver les cheveux, les laisser sécher en allant et venant, sans risquer d’attraper un rhume. Ma cousine et moi reprenions pendant des heures nos pièces à quatre mains rabâchées sur le vieux piano du salon108, toujours prêtes à rire aux larmes quand éclaterait parmi les notes hautes celle qui imitait si bien un cri de souris, depuis qu’une souris justement, ayant fait son nid dans ce coin du piano, avait rongé le feutre entourant une des cordes.
Le samedi soir, si nous n’allions pas, mine de rien, nous montrer aux galants dans la rue principale, déambulant de ce côté, revenant sur nos pas, c’était qu’il en viendrait à nous. Le cérémonial de ces visites m’amusait beaucoup, quoique j’aie refusé toujours, pour ma part, de m’y prêter. Un jeune soupirant se présentait-il pour la première fois et nous plaisait-il, nous devions le lui faire savoir sans paroles, tout simplement en lui remettant son chapeau, de main à main, à la fin de la soirée, le geste signifiant qu’il était autorisé à revenir. Ne pas remettre son chapeau, à la porte, à un jeune qui nous avait chanté sa chanson en nous regardant dans les yeux et qui, avant de la chanter, nous l’avait dédiée en quelque sorte par un salut, était ni plus ni moins qu’un manquement grave à l’hospitalité, dont je fus coupable maintes fois. Mon oncle, si sauvage à certains égards, m’en blâma, allant jusqu’à prédire que je ne trouverais jamais à me marier si je continuais à repousser les bonnes intentions hautement manifestées. Mais je riais de tout cela. Si un jeune homme planté devant moi, tout en me dévorant des yeux, me chantait une de ces complaintes de l’Ouest qui me paraissaient toutes coulées sur le même air, j’avais du mal à ne pas lui pouffer au nez. Si, à la porte, la main tendue dans le vide il attendait son chapeau, je me retenais encore moins bien. C’était ainsi chez mon oncle: je redevenais rieuse, taquine, pleine de tours, aimant me moquer des usages et sans doute me singulariser. Je me rattrapais sur ma semaine dans la glaciale maison de Cardinal où, y entrant d’ailleurs le plus tard possible − car j’accomplissais mon travail de préparation de cours à l’école, du moins quelque peu chauffée − je ne trouvais ni livre ni musique. La seule distraction − j’en ai parlé dans Rue Deschambault − c’était, comme dans toutes les vies où il ne se passe rien, de se tirer les cartes, lire les tasses de thé et les lignes de la main, demandant indéfiniment à l’inanimé des promesses d’un avenir tout plein d’aventures et de fantaisies109.
Les allées et venues entre Cardinal et la ferme durèrent tout l’automne et, à ma grande joie, ne furent pas suspendues l’hiver venu. Nous avions trop pris goût, mes cousins à moi et moi à eux, pour nous passer facilement maintenant de nos soirées ensemble. Mais l’hiver devint bientôt très dur. On me ramena, un dimanche soir, dans la cabane close, en pleine tourmente. Des années plus tard, je devais me servir de ce souvenir comme point de départ de «La tempête» dans Rue Deschambault110. Une autre fois que nous revenions en berlot, le froid nous saisit si cruellement, mon cousin et moi, assis côte à côte sur l’unique siège, que nous nous sommes enfouis sous les peaux, les ramenant par-dessus nos têtes, et avons laissé aux chevaux le soin de se débrouiller seuls. J’étais un peu inquiète, malgré tout. Trouveraient-ils leur chemin?
C’était Cléophas qui me reconduisait ce soir-là.
— − Bah! fit-il, mourir gelé ou perdu, et donc finalement gelé, qu’est-ce que ça change? Mais ne t’en fais pas. Les pauvres bêtes t’ont ramenée tant de fois qu’elles connaissent le chemin à ne pas s’y tromper, tu peux en être sûre. Et elles ont tellement hâte d’être de retour dans leur étable qu’elles vont continuer à bon trot.Heureusement, c’était par une nuit très claire. La neige durcie scintillait presque autant que l’immense champ d’étoiles dont j’apercevais le fourmillement quand j’entrouvrais notre tente de peaux pour prendre un peu d’air. La nuit me paraissait alors si resplendissante, aiguisée à briller de tous ses feux, que je ressentais comme une honte de m’en cacher ainsi. Mais le froid me brûlait les poumons. Je rentrais précipitamment sous les fourrures. Mon cousin, à moitié assoupi, me reprochait de laisser entrer du froid avec moi et me suppliait de rester tranquille à la fin111. Nous avons dû dormir une bonne partie du trajet, sous l’effet sans doute de l’engourdissement et à demi asphyxiés. Un arrêt brusque nous tira de notre torpeur. Ahuris, nous nous frottions les yeux. Les chevaux étaient arrêtés pile devant la maison où je logeais.
Je mis pied à terre.
— − Bye! dis-je à mon cousin. — − Bye! répondit-il.Je l’entendis à peine. Déjà il avait tiré les fourrures par-dessus sa tête. Les chevaux d’eux-mêmes avaient rebroussé chemin et repartaient à bon train.
J’aurais dû reconnaître la misère que je donnais à mes cousins qui avaient à me ramener, tantôt l’un, tantôt l’autre − mais il me semble que revenait souvent le tour de Cléophas − et, de moi-même, songer à espacer mes visites. Mais eux, les chers enfants, ne me reprochaient rien. Quant à moi, vendredi arrivé, j’étais comme possédée; j’entendais, qui m’appelaient irrésistiblement, le piano, le violon de la maison de mon oncle, les courses dans l’escalier, les rires, les chansons, la tendre folie propre à notre âge.
En mars le temps devint exécrable. Il pleuvait à verse pendant deux ou trois jours, puis le gel revenait et pétrifiait les creux et les bosses du pays devenu raboteux comme le clos piétiné des bêtes à cornes. Et de nouveau le doux temps faisait fondre cette surface en une immense mare boueuse. Un lundi matin, Cléophas débattit longuement s’il prendrait pour me ramener un traîneau ou le buggy. Heureusement qu’il décida pour le buggy, sans quoi nous n’aurions pu franchir de longs bouts de chemin tout à fait débarrassés de neige. Ce furent quand même les plus pénibles à traverser. Nous avancions au pas sur un sol sans consistance et recevions à chaque tour de roue des paquets de boue liquide sur nos vêtements, dans le cou, dans les cheveux. Bientôt nous ne pouvions nous empêcher de rire en nous regardant l’un l’autre, la face noire de boue, les yeux y luisant comme au fond d’un masque.
Alors je fus prévenue par mon oncle que c’était le pire temps de l’année, rien ne passant, ni le traîneau ni le buggy, encore moins l’auto, et donc d’attendre un peu; il viendrait me chercher dès que les routes seraient praticables.
C’est dans pareil affreux temps de l’année, quand j’écrirais La Petite Poule d’Eau, que je ferais tellement voyager ma brave Luzina, et je pense m’y être assez bien connue en décrivant les difficultés qu’elle eut à affronter en compagnie de l’insociable Nick Sluzick112.
Je patientai deux, trois semaines. Un ciel d’avril, net et clair, incitait à croire que toute la campagne devait être maintenant aisée à parcourir. Ce n’était d’ailleurs plus tellement boueux dans le village. De toute façon, je pouvais franchir au sec, par la voie ferrée, au moins quatre milles du trajet jusque chez mon oncle. Ensuite, par les raccourcis, il ne m’en resterait qu’à peu près autant. Je me dis que je pourrais y arriver sûrement, même sur un sol encore un peu détrempé. N’avais-je d’ailleurs pas toujours projeté de me rendre un de ces jours à pied à la ferme? Ce vendredi-là, à quatre heures cinq minutes, j’eus la bonne fortune d’attraper le hand car qui filait dans la direction de Somerset, et me voilà en compagnie des hommes du chemin de fer sur la petite plateforme volante que l’un d’eux actionnait à l’aide du levier à bras, pompant à bon rythme. Nous filions dans la brise printanière, entre des fossés pleins qui nous accompagnaient du chant d’une eau libérée.
Au croisement du rail et de la petite route de section, la plus courte pour aller chez mon oncle, je quittai les hommes obligeants. En un instant, ils étaient loin déjà, et moi, seule, au bord de ce qui avait l’air d’une étendue sans fin de boue et d’eau répandue. L’endroit était solitaire. Il y avait bien là une maison, mais d’aspect farouche. Jamais, passant par ici, je n’y avais perçu de signes de vie. Or la route devant cette silencieuse maison était inondée. Un ruisseau, d’habitude tranquille, grossi à la taille d’une rivière emportée, la franchissait en grondant. Comme j’éprouvais le terrain du bout du pied, un homme sortit précipitamment de la sombre maison. Il me cria au-dessus du tumulte de l’eau:
— − On ne passe pas. Où allez-vous comme ça!Je lui criai ma réponse et il me cria à son tour:
— − C’est pas possible. Arrêtez-vous ici pour la nuit. Demain l’eau aura peut-être baissé.Ni ciel ni terre n’eussent pu m’empêcher de tenter de traverser ce bras d’eau. J’avançai de quelques pas et elle fut à mes chevilles. Quelques pas encore, et elle était à la hauteur de mes bottes m’allant au genou. Je la sentais sur le point de commencer à y entrer. J’avançais très lentement, en m’aidant pour résister au courant d’un bâton que j’avais pris sur le bord du ruisseau gonflé. Je me sentais malgré tout sur le point d’être emportée. Puis, tout à coup, la force du courant diminua. J’avais dépassé le plus profond. L’eau baissait assez vite maintenant. J’atteignis le sol ferme. De sa galerie, l’homme rejoint par son chien leva la main dans un geste qui semblait en appeler au ciel qu’il y avait là de la magie. À moitié debout, les pattes appuyées à la garde de la galerie, le chien aux longs poils plein le visage, aussi médusé que son maître, en avait perdu la voix. À peine deux heures plus tôt, me fut-il raconté par la suite, ces deux-là, de cette même galerie, avaient assisté au recul d’un passant, un homme assez grand pourtant, qui avait eu de l’eau presque à la taille à l’endroit que je venais de traverser triomphalement. Je me tournai à demi, adressai un petit signe de la main aux deux spectateurs muets, et continuai sur une route absolument déserte alors que le jour était sur le point de s’éteindre. Il n’y aurait pas d’autre maison sur ma route avant d’arriver chez mon oncle.
Tout d’abord, en me tenant sur le côté du chemin, j’enfonçai à peine. Sous un reste de neige, mon pied trouvait un sol tourbeux, assez ferme, et j’y avançais d’un pas passablement régulier. Ce qui restait de vague lumière dans le ciel me soutenait aussi.
En effet, malgré la tristesse des champs partiellement mis à nu, ailleurs couverts d’une neige souillée, des bois lugubres au fond du paysage et de cette teinte terreuse de tout sauf d’un petit pan de ciel éclairé, la magie de cette heure étrange agissait sur moi comme en tant d’autres occasions, où elle m’avait soulevée sans raison que je puisse comprendre, dans un élan d’irrésistible confiance. J’allais donc sur cette route déserte sans plus de crainte que si le secours eût été partout autour de moi.
Bientôt, je reconnus que ces bois d’aspect tragique, aux noirs troncs mouillés, que je distinguais depuis assez longtemps déjà au fond des champs encore enneigés, ne pouvaient être que les bois qui délimitaient, au bord d’un ancien lac desséché, la ferme de mon oncle. Même l’été, nous n’allions pas souvent par là, je ne savais d’ailleurs pourquoi, et c’est ainsi que j’avais mis du temps à les situer. Si je coupais par là, ai-je alors sottement pensé, j’arriverais beaucoup plus vite à la maison, m’épargnant presque deux milles de route. Mes bottes commençaient à peser lourd, car j’étais maintenant en terrain gumbo, et à chaque pas j’en soulevais d’énormes galettes que j’avais toutes les peines du monde à secouer de mes pieds. La fatigue me gagnait. L’heure d’enchantement avait cédé à une uniforme teinte gris cendré qui d’instant en instant s’assombrissait. Le raccourci me tentait de plus en plus. Tout à coup, sans penser plus loin, j’avais quitté la route pour m’engager à travers champ vers les bois sombres.
La neige tout d’abord me porta assez bien. Ce n’est que lorsque j’eus atteint la moitié peut-être du champ que brusquement elle céda sous moi comme pour m’engloutir. J’étais enfoncée jusqu’aux hanches dans une sorte de faille dont il fut bien difficile de me sortir, les bords étant aussi mous que le fond. J’y parvins en rampant, mais, quelques pieds plus loin, ayant réussi à me mettre debout, j’enfonçai tout aussitôt de nouveau, cette fois jusqu’à la taille. Puis mes pieds ne touchèrent plus le fond. De l’eau glacée commençait à remplir mes bottes. Je me rappelai alors avoir un jour entendu mon oncle gronder contre un endroit de sa terre resté impropre à la culture, une sorte de marécage pourri qu’il n’était jamais parvenu à assécher. C’était là que je devais m’être aventurée. Étendue à plat sur cette neige mince couvrant à peine sans doute un lac peut-être profond, je regardai la ligne des arbres non loin, pensant que là seul était mon salut. Je m’y dirigeai dans une sorte de brasse, à plat ventre, me propulsant tantôt des bras, tantôt des jambes. Derrière moi, je laissais de larges traces toutes pareilles à des fosses identiques creusées en série comme en un bizarre cimetière apprêté pour un ensevelissement collectif. Dans l’une d’elles j’avais perdu ma lampe de poche. J’atteignis enfin la ligne d’arbres, mais n’y trouvai pas une neige plus solide. Seulement une sorte d’abri contre le grand ciel de plomb déployé sur la terre à présent sans couleur. Non contre la pluie, toutefois. Elle se mit à tomber, sans vent, sans grondement de tonnerre, mais forte et soutenue comme si elle devait durer toujours. Mes vêtements appesantis m’entraînaient plus profondément encore vers l’eau souterraine dont une couche de neige de plus en plus mince, toute diluée de pluie déjà, me séparait à peine. Des coyotes non loin lancèrent dans la nuit leur appel si propre à glacer l’âme. Il ne m’affecta pourtant pas comme d’habitude. En un sens je pense que j’étais déjà au-delà de la peur. Ce que j’éprouvais plutôt, il me semble, c’était comme une attente ou, davantage peut-être, une sorte de curiosité avide, tourmentée, infinie. Ainsi j’étais mortelle! Et non seulement mortelle, mais encore je pourrais mourir bêtement, à deux pas de la maison tant aimée, si proche de l’amour que l’on avait pour moi. Que l’amour ne protégeât pas mieux était ce qui me chavira le plus, je crois. Car, en ce moment, j’aurais crié bien en vain. Qui donc, à travers le bruit de la pluie, de la maison bien close eût seulement pu entendre ma voix appelant au secours? À l’instant, ils en étaient peut-être d’ailleurs à deviser joyeusement dans la grande cuisine aimable, et, de tout ce qui m’arriva cette nuit-là, c’est peut-être ce sentiment qui me laissa le plus d’angoisse, qu’ils fussent heureux au moment où je me débattais contre la mort, leur grande affection pour moi ne les en ayant même pas avertis.
Je restai étendue de tout mon long, maintenant sur le dos, dans la neige mollissante qui me supportait encore à peu près à la condition de ne presque pas bouger. Ainsi je repris des forces, et, au bout de quelque temps, un peu de bon sens me revint. Si jamais je devais me sortir d’ici, je le comprenais enfin, ce ne serait pas en allant de l’avant, si proche que je fusse du but, mais en retournant par où j’étais passée.
L’horrible trajet! Je le fais quelquefois, la nuit, dans mes rêves. De fosse en fosse je repassai, les creusant davantage. Je laissai bien cinquante fois sans doute, à travers ce champ pourtant pas si grand, l’empreinte presque en entier de mon corps allongé. J’atteignis la route. Et c’est peut-être là que j’eus le plus de peine à me commander d’avancer toujours, car un irrésistible désir me tenait de rester couchée sur la terre glacée pour y dormir au moins un moment. Je parvins à me mettre debout. Je partis en chancelant. Mes vêtements commençaient à se raidir sur moi. L’eau, dans mes bottes, se formait en glaçons. Il pleuvait toujours. Parfois je me mettais à grelotter. Ensuite, j’avais si chaud que je pensais à me défaire de mon manteau. Mes cheveux ruisselants étaient plaqués à mon visage. Le dernier bout de chemin, je ne sais comment je l’ai franchi. Il me semble que je m’assoupissais par moments. Je ne suis pas sûre de n’avoir pas dormi un peu, quelques secondes à la fois, tout en continuant à marcher. Enfin m’apparut la maison tout éclairée et comme joyeuse au milieu de ce même bois qui, à l’arrière, m’avait été si funeste. Ah, que la vie me sembla bonne et légère à cet instant! Ma dernière pensée vraiment lucide fut pourtant qu’il ne me faudrait rien dire de mon équipée aux gens de la maison pour ne pas les plonger dans l’anxiété de ce qui aurait pu arriver.
J’atteignis la porte. Il devait être au moins dix heures. Jamais je n’étais arrivée de moi-même si tard à la ferme. Je me crus tenue de frapper à la porte.
Il se fit dans la grande cuisine un silence profond. Puis la porte s’ouvrit. Moi, je les vis tous tels qu’ils étaient, aimables et bons, un moment encore, dans le carré de lumière, mais eux tout d’abord ne me reconnurent pas. Ils pensèrent vraiment avoir affaire à quelque malheureuse chassée ou perdue et que le plus grand hasard avait menée à chercher asile ici au milieu du mauvais temps.
Je saisis quelques mots comme de très loin, et je tombai dans leurs bras.
Ils me soignèrent, m’entourèrent de prévenances, me ramenèrent à la santé. Entre nous, curieusement, lorsque je fus malade entre leurs mains, ou après, jamais il ne fut question de mon équipée. Pas la moindre allusion − sinon des années plus tard.
Pour ma part, je ne devais plus revenir à la ferme sans y être invitée ou amenée. Eux, par ailleurs, ne me firent guère languir, je dois le dire. Presque chaque semaine, l’un ou l’autre survenait, souvent juste comme je terminais ma classe, me donnant à peine le temps d’aller prendre quelques effets. Ils avaient compris. Là où nous avons été heureux, nous ferions tout pour y retourner, serait-ce au prix des derniers battements de notre cœur.
XJe n’eus pas un long apprentissage à faire à la campagne, et, en un sens, je le regrette, car c’est là que la vie m’en apprit le plus vite, parfois sans ménagements, même durement, mais en des leçons qui se gravèrent en moi durablement. Tout de suite donc après mon année à Cardinal, je fus nommée à l’Institut Provencher . Un nom peut-être un peu fantaisiste pour désigner ce qui était au fond une grande école publique − élémentaire et secondaire réunis − relevant du ministère de l’Éducation du Manitoba, mais située chez nous, en plein territoire de langue française, dans le vieux Saint-Boniface. En obtenant ce poste, je me trouvai peut-être à passer avant des institutrices plus expérimentées que moi, ayant présenté depuis plus longtemps leur candidature, mais, s’il y eut faveur, je le dois sans doute au Frère Joseph Fink, directeur, ou principal, de l’école, comme nous aimions dire. De la maison des Frères, rue de la Cathédrale, vis-à-vis l’école des filles tout juste de l’autre côté de la rue113, il était bien placé, surtout lorsqu’il travaillait dans son jardin, pour nous voir passer en rangs à la promenade, ou arrivant à l’école une à une, ou nous faisant même parfois l’une à l’autre des confidences sans faire attention au frère jardinier qui semblait ne s’occuper que de ses roses. Or, paraît-il, naturellement très observateur, bon juge des caractères, à de petits détails il nous jaugeait et décidait longtemps d’avance laquelle d’entre nous il favoriserait, si jamais elle sollicitait un poste à son école. Sa préférence comptait pour beaucoup dans le choix du personnel. On disait même que personne n’en faisait partie contre son gré. C’était un Alsacien de naissance, plutôt petit de taille, qui en imposait pourtant beaucoup par sa tenue d’une grande élégance, redingote noire et plastron, mais peut-être encore plus par sa distinction naturelle alliée à son humanité profonde. En fait, je n’ai jamais vu chez le même homme à la fois tant de bonté de cœur et tant d’autorité; il n’avait qu’à paraître, calme, les mains au dos, un fin sourire sur le visage, pour que s’apaisât aussitôt une salle pleine d’élèves turbulents. On en vint vite, au Manitoba, à le considérer comme un des plus remarquables pédagogues de son temps − je vois aujourd’hui des écoles adopter des méthodes que lui déjà, il y a près de cinquante ans, avait mises à l’essai et parfois rejetées comme dommageables.
Les bonnes notes que m’avait décernées l’inspecteur et la recommandation du directeur suffirent donc: à vingt ans j’étais du personnel enseignant de la grande école de garçons de notre ville, qui devait bien alors compter près de mille élèves.
Le Frère Joseph, qui décidait tout de lui-même, n’en avait pas moins une habile manière de nous consulter qui pouvait nous laisser l’impression d’avoir nous-mêmes choisi notre lot. Ainsi il me demanda si je ne pensais pas que je serais heureuse et tout à mon avantage dans la classe des tout-petits, ayant lui-même résolu que c’était là que je donnerais ma mesure, et il ne se trompa pas, mais comment pouvait-il le savoir, ne m’ayant vue en tout que trois ou quatre fois?
À Provencher, nous avions deux classes de commençants. L’une était destinée aux enfants de langue française à qui on enseignait d’abord les rudiments de leur langue, s’accordant pas mal de liberté avec la loi scolaire, avant de leur apprendre tout de même un soupçon d’anglais. Au moins quelques comptines dans le genre Humpty Dumpty sat on the wall qu’ils récitaient devant l’inspecteur avec un si bel entrain que le tour était joué114. C’était un vieux truc pratiqué durant mes premières classes à moi et qui apparemment faisait encore de l’effet.
L’autre classe des petits était ouverte à tout ce qui n’était pas de langue française, compris dans la catégorie anglaise, encore qu’elle ne comptât guère d’enfants d’origine anglaise, mais plutôt russe, polonaise, italienne, espagnole, irlandaise, tchèque, flamande, enfin presque tout ce que l’on veut et qui s’alliait alors en grande partie au côté anglais, sauf quelques familles italiennes et wallonnes. C’est cette classe bigarrée que l’on m’attribua. Et me voilà, jeune institutrice de langue française, préparée en vue de la servir le mieux possible, à la tête d’une classe représentant presque toutes les nations de la terre et dont la majorité des enfants ne connaissait d’ailleurs pas plus l’anglais que le français. (Les premiers jours, nous nous comprenions par signes et à force de sourires.) La situation ne me paraissait pourtant pas cocasse. Elle me paraissait simplement à l’image de notre pays qui est un des pays les plus richement pourvus en variété ethnique. Au bout de quelques années, je m’étais tellement attachée à ma classe qui m‘en apprenait sur le folklore, les chants, les danses des peuples, et quelque chose encore en eux de plus profond, à la fois souffrant et débordant, j’étais si près de ces enfants que, le Frère Joseph m’ayant tout de même proposé la troisième ou quatrième année, je le suppliai de me laisser avec mes petits immigrants. Avait-il deviné que j’étais née en quelque sorte pour servir la Société des Nations? Ou est-ce mes petits enfants de tous les coins du monde qui m’amenèrent au rêve de la grande entente qui n’a cessé depuis de me poursuivre115?
Donc, au début de la jeunesse, j’étais déjà casée et, à ce qu’il semblait, pour la vie, dans des conditions qui, après nos années de misère, paraissaient à maman presque incroyablement bonnes. En fait, mon salaire de débutante à Cardinal: cent dix dollars par mois, fut, à Saint-Boniface, ramené à quatre-vingt-dix seulement, en raison de la crise économique. Mais n’importe, maman trouvait notre vie si douce, si facile, auprès de ce qu’elle avait été, qu’elle me demandait parfois:
— − Crois-tu au moins que cela va durer? C’est presque trop beau.Dans sa confiance que les choses s’étaient enfin mises à bien tourner pour nous, elle alla jusqu’à envisager l’idée que nous parviendrions peut-être après tout à «sauver» la maison, comme elle disait. Nous avions pourtant toujours su qu’un jour ou l’autre il nous faudrait nous résoudre à nous en défaire. Rien que le compte de taxes et la facture du chauffage auraient mangé plus de la moitié de mon salaire. Maman devait continuer à louer des chambres et à toujours tirer des plans pour subvenir à une bonne part des dépenses courantes. Elle n’y arrivait pas. Elle accumulait de petites dettes à mon insu comme elle l’avait fait dans le dos de mon père.
Dans nos moments lucides, nous étions presque d’accord, pendant quelques heures, pour mettre notre maison en vente. Il n’y avait plus que nous trois à y vivre ensemble à l’année: maman, Clémence et moi. Ne serions-nous pas tout aussi bien dans un petit appartement loué qui nous coûterait moins cher et n’obligerait pas ma mère à travailler autant116?
— − Oui, disait maman, faisant semblant d’être acquise à l’idée, je vais me mettre sur le chemin aujourd’hui, aller sonder un tel ou un tel qui pourrait avoir en tête d’acheter... Sait-on jamais!Une heure ou deux plus tard, je la découvrais juchée sur une table, qui lavait un plafond «fumé», à ce qu’elle disait. Ou bien, dehors, à diriger un voisin venu labourer notre jardin potager agrandi comme de fait cette année justement.
Il est vrai qu’aussitôt après avoir parlé de la vendre, notre maison avait une manière de nous paraître plus avenante que jamais, avec sa rangée de blanches colonnes, ses pommetiers en fleurs, les ormes plantés par mon père, qui atteignaient maintenant ma petite fenêtre du grenier où, enfant, j’avais tant rêvé des magnifiques choses à accomplir en cette vie. Elle était liée à nous comme seule peut l’être à ses gens une maison qui a vu naître et mourir.
— − Dire, faisait maman, que lorsque ton père m’a amenée la voir, pas tout à fait finie encore, espérant me voir conquise, je n’ai pu lui cacher ma déception: «Mais Léon, c’est bien trop petit, avec tous nos enfants. Où veux-tu qu’on se loge tous?» Et penser qu’on lui reproche maintenant d’être trop grande!Mon père avait mis presque la moitié de sa vie à économiser sou après sou de quoi la bâtir, puis le reste de ses jours à essayer de ne pas la perdre. Parfois j’en voulais terriblement à cette maison comme à un être qu’on aime et qui peut tout obtenir de nous. Elle nous suçait vivants. Une année, c’était le toit qu’il fallait refaire. Ou alors le temps était venu de la repeindre en frais − une tâche qui devait attendre qu’un de mes frères fût libre de l’entreprendre. Enfin le système de chauffage montrait de l’usure.
Et puis surtout les taxes nous grignotaient sans fin. Elles augmentaient d’année en année, alors que les salaires étaient toujours coupés. Surtout les impôts scolaires, qui pourtant ne servaient guère à nos fins, puisque nous devions entretenir à nos frais nos écoles privées dans les banlieues de Saint-Boniface en bonne partie anglaises. Ainsi nous ruinait à la fin notre détermination de conserver notre langue française.
— − Maman , voyons, tu vois bien que nous serons un jour vaincues. La maison nous coule. — − Mais en attendant elle nous garde, disait maman. Tant que nous l’aurons, tant que nous aurons un toit sous lequel revenir, nous serons une famille.Elle disait vrai. Adèle, de ses lointains postes d’institutrice, s’enfonçant de plus en plus profondément dans le nord de l’Alberta, comme si elle était toujours à la recherche de l’époque pionnière de sa jeunesse117, nous arrivait pourtant souvent encore au temps des vacances d’été. Chaque fois elle était convertie à un régime alimentaire nouveau; une année rien qu’aux épinards, citron et pommes; une autre, rien qu’aux pruneaux et gruau d’avoine. L’été où elle nous arriva avec son stock uniquement d’oranges, pamplemousses, dattes et noix, il disparut si vite de sa cache dans la cave qu’elle dut finir la saison en mangeant comme tout le monde, à la table. Il me semble me rappeler que c’est une des rares fois où elle se plia à faire comme tous. Pauvre sœur! Elle éprouvait, je le sais maintenant, une faim dévorante d’être aimée, comprise, acceptée, et elle faisait tout pour rebuter l’affection. À propos d’êtres comme elle, je me suis souvent demandé si c’est le manque d’amour dans leur vie qui les a rendus incapables d’aller au-devant des autres, ou si c’est l’incapacité d’aller vers les autres qui a éloigné d’eux l’amour. Je ne suis pas plus avancée aujourd’hui. Sans doute est-ce la même énigme que je reconnaissais en scrutant le portrait de mon grand-père Savonarole. Jusqu’où donc, Seigneur, faut-il remonter pour aboutir à la cause du malheur en un être? Sans doute tous nous en portons une part, mais quelques-uns tellement plus que d’autres!
Rodolphe, télégraphiste puis chef de gare, avant d’être sans emploi, comme tant d’autres pendant la Crise, nous faisait de fréquentes visites, surtout lorsqu’il fut en poste assez près de notre ville. Il arrivait plein d’entrain, une chanson sur les lèvres, tout juste un peu gris, les poches bourrées de billets de banque qu’il offrait à la ronde avec magnanimité118: «Un cinquante, la mère, ça ferait bien ton affaire, pauvre vieille mère qui as toujours tiré le diable par la queue. Tiens! voilà, c’est à toi, et qu’on n’en entende plus parler!... Et toi, ma Clémence, t’aimerais bien un beau dix tout neuf. Prends, prends... Et toi, la mère, pendant qu’on y est, qu’il y en a encore d’où ça vient, tiens, prends un autre cinquante!... En faudrait-il encore un autre pour boucher tous les trous?» Quitte, le lendemain, en retournant ses poches, à reprendre presque tout ce qu’il avait donné, quand ce n’était pas d’emprunter un peu au-delà, afin de pouvoir s’en retourner. Mais il avait le diable au corps, jouant d’oreille Rigoletto119, tirant de notre vieux piano désaccordé des sons que lui seul pouvait lui faire rendre, ou chantant le Toreador à plein gosier120 sur un rythme si emporté qu’il nous faisait tous plus ou moins marcher ou sautiller en mesure. Le voisinage entier le savait dès que Rodolphe était arrivé et s’en réjouissait.
— − Petite, me disait-il quand j’eus quinze ou seize ans, en les caressant, tu as les plus beaux cheveux du monde. Qui donc, demandait-il à d’invisibles interlocuteurs, a de plus beaux cheveux? — − Clémence, promettait-il à notre sœur malade, un jour je t’emmènerai voir les Montagnes Rocheuses − la plus grande merveille du monde.Lui, il était plein d’affection, savait la faire naître d’un seul sourire de ses pétillants yeux bruns, mais aussitôt gagnée, apprivoisée, il s’en allait en cueillir une autre.
Nous lui avons tout pardonné longtemps, longtemps… en fait jusqu’à ce qu’il nous eût acculés au désespoir.
Il passa les dernières années de sa vie à Vancouver, vivant de sa rente de vétéran de guerre et nous écrivant des lettres d’une drôlerie unique, je pense, où la moquerie constante tournée vers lui-même et sa jeunesse − un jour elle était là, le lendemain, à mille lieues − ses propres folies, ses rêves évanouis, le carrousel des hommes, leurs bonnes intentions impuissantes, provoquait son rire incessant, qui laissait tout juste entendre, au fond, comme un sanglot étouffé.
On le trouva mort un soir dans son petit appartement qu’il laissait toujours déverrouillé pour avoir plus vite du secours de ses copains, tout autour, en cas de crise aiguë d’asthme. Ses poches avaient été vidées par ces mêmes copains sans doute qui lui avaient procuré de l’alcool, parfois de l’aide et qui, après l’avoir volé, chantèrent avec tant d’émotion à ses funérailles. Ou était-ce de l’argent prêté qui tout simplement avait été récupéré?
Dédette, notre priante, notre petite sœur Sans-Tache, l’hermine au milieu de la boue, se trouvait alors, on pourrait dire, en poste missionnaire au pauvre couvent de Kenora, en Ontario, près de la frontière manitobaine, et plus tard, pour quelques années, à Keewatin, cette fois vivant la véritable pauvreté avec une seule compagne, sous un abri à peine étanche121. C’est pourtant là, au cours de sa vie de religieuse, qu’elle fut le plus heureuse, m’avoua-t-elle à l’heure des grands aveux, juste un peu avant sa mort. Elle devait bien parfois sortir de ses bois lointains où elle était presque oubliée même de sa communauté, pour assister, à Saint-Boniface, à des rencontres générales ou à des retraites particulières. Elle avait alors ce qu’elle appelait la «grande permission», c’est-à-dire presque une journée entière à passer en famille, à la maison. Cette brève lueur de liberté, je n’ai plus envie d’en sourire maintenant que je sais ce qu’elle signifiait pour cette âme aimante. Toute fugitive qu’elle fût, elle suffisait à y entretenir la passion de la vie. Tôt le matin, pleine d’allégresse, toute certaine d’accourir vers le bonheur et d’en apporter chez nous, elle n’était pas longue, après une confidence arrachée à maman, une nouvelle longtemps cachée qu’elle apprenait enfin ce jour, bien des petits signes, à retrouver le vieux visage du malheur et de la souffrance qu’elle avait pu croire banni du monde à force de prières, au pied de l’autel. Pauvre petite nonne, nous la voyions toujours repartir comme un oiseau abattu, l’aile blessée, qui n’en pouvait plus d’être revenu voir ce qu’était le monde!
Mais parlons plutôt encore de son arrivée − le plus joli spectacle! Il faut dire que maman avait tout fait pour que ce jour en soit un de grâce, de légèreté, presque de luxe, cachant mieux que jamais toute trace de gêne dans notre vie. Une fois elle alla même jusqu’à acheter pour l’occasion, alors pourtant que nous étions au plus creux de la vague, une magnifique nappe de table damassée. Car Dédette ne venait pas seule, mais flanquée d’«une de nos sœurs», et maman avait à cœur d’honorer Dédette certes, mais peut-être plus encore de la rehausser aux yeux de sa compagne qui pouvait être d’une famille riche, savait-on, et devant qui, de toute façon, on se devait de bien faire les choses.
Un beau matin, au bout de la rue Deschambault , on voyait poindre deux silhouettes noires, dans le volumineux habit de ce temps-là, bandeau plaqué, jupes sages, voile au vent. Bientôt l’une se détachait de l’autre et accourait, dignité, décorum, tenez-vous-bien mis de côté, une vraie petite sœur volante. Maman, de son côté, partait comme une flèche. À la barrière, habituellement, elles se rencontraient, s’étreignaient comme deux êtres qui, pour se retrouver, avaient eu à franchir le désert − ou la vie. Bien plus tard, au temps où les religieuses commencèrent à jouir de beaucoup plus de liberté et que j’obtins pour Dédette, en écrivant à la Sœur générale, la permission de venir passer quelques semaines auprès de moi à Petite-Rivière-Saint-François122, alors que je l’attendais à la gare du Palais, à Québec, je la vis accourir vers moi avec cette même fougue, ce même élan passionné qu’autrefois vers maman, rue Deschambault. Il me semble n’avoir vu personne accourir ainsi vers un être aimé.
Quand je fus appelée, il y a sept ans, auprès d’elle qui allait mourir d’un cancer, je touchai délicatement un jour le sujet de son attachement profond pour les siens, lui demandant pourquoi donc, aimant tellement la vie, elle s’était faite religieuse. La réponse qu’elle me fit me hante encore. J’espère, quand l’heure sera venue, pouvoir en parler avec autant d’ardente simplicité qu’elle-même le fit123.
Ah! que maman avait raison de soutenir que tant que nous aurions notre maison nous serions une famille, ensemble heureux, ensemble malheureux.
La maison vendue, maman morte, il nous arriva, Adèle, Clémence, Dédette et moi, de nous retrouver encore quelquefois toutes les quatre chez Anna, dans sa jolie propriété de Saint-Vital, maison et petites dépendances blanches, ornées d’un trait de bleu, et blotties le long d’une bouche nonchalante de la sinueuse rivière Rouge124. Notre vieux piano Bell avait échoué là. J’en effleurais les touches jaunies, essayant de retrouver un air qu’affectionnait particulièrement mon père. Une tristesse montait en moi, autant pour ce que je pressentais devoir perdre que pour ce que j’avais déjà perdu. J’étais à l’âge où l’on commence à perdre beaucoup et, moi qui étais la plus jeune de la famille, j’entrevoyais parfois que j’aurais le temps de voir partir tous les miens avant que ne vienne mon tour.
Puis Anna morte, au bout du monde, dans un décor de cactus et de saguaros géants aux bras dressés dans des poses de suppliciés, presque au désert, où elle était accourue, chez son fils Fernand, à Phoenix, dans un dernier effort désespéré pour échapper au cancer qui la rongeait depuis quinze ans, mais rattrapée là et enterrée sous le rayonnant ciel de l’Arizona, il ne resta pour ainsi dire plus de noyau à notre famille125. Ou bien, comme le résuma Clémence, notre enfant à tous, d’esprit qui fut un jour perturbé, même si elle a souvent vu mieux et plus gravement que tous, et peut-être est-ce d’ailleurs pour cela qu’elle en devint malade: «Nous n’avons plus maintenant de maison où aller.»
Donc quand je vais à Winnipeg pour mes visites à Clémence, qui est en foyer, je prends une chambre à l’hôtel. J’éprouve une bien curieuse sensation, à deux pas de la ville où je suis née, où j’ai grandi, où j’ai été à l’école et gagné ma vie, de me surprendre à attendre, au fond d’une chambre à air climatisé, que sonne au moins le téléphone − alors que je n’ai pourtant encore signalé mon arrivée à personne.
Bien sûr, plusieurs m’invitent et me recevraient de bon cœur, mais cousines, belle-sœur, proches ou lointaines parentes, toutes un peu âgées maintenant, vivent pour ainsi dire en clapiers. Elles trouvent cela commode: une seule pièce qui fait salon, cuisine, salle à manger et chambre à coucher. Quand le canapé-lit est rentré et que tout est strictement rangé, on arrive à peu près à circuler. Elles disent qu’en fin de compte c’est mieux ainsi quand on vieillit et qu’on ne peut avoir d’aide, pour nul or au monde.
Au Manitoba, il n’y a vraiment plus pour m’y retrouver encore un peu chez moi que les petites routes de section, à plat sous le ciel démesuré, si seulement je peux y parvenir, et qu’alors mes amis m’y laissent seule une heure peut-être en tête-à-tête avec l’horizon parfaitement silencieux. Il y en a qui me comprennent, qui me lâchent, pour ainsi dire, comme on lâche un oiseau, au bord de la plaine ouverte et qui s’en vont, se donnant mine d’avoir affaire ailleurs. Ils savent bien qu’il ne m’y perdront pas, quoique j’aie rêvé bien des fois d’aller ainsi me perdre à jamais − mais c’est rêve d’enfant, on ne se défait pas de soi-même, si torturante en puisse être parfois l’envie. Je pars, tout de même allégée, marchant vers le grand rougeoiement du fond de la plaine, tout au bas du ciel − car pour que le sortilège opère, il me faut, en plus de l’illusion de l’infini, que règne l’heure douce d’un peu avant la nuit. Alors il arrive, pendant quelques instants, que j’aie encore le cœur extasié.
XISi maman fut si heureuse durant les dernières années de notre vie ensemble, c’est moins pour son propre compte que parce qu’elle me pensait heureuse moi-même de mon sort. Elle avait vu Adèle, une jeune fille superbe, éclatante de beauté, contracter le plus désastreux des mariages, d’ailleurs presque aussitôt rompu, mais dont le souvenir − ou la honte − avait fait courir la pauvre enfant devant elle toute sa vie, un être pourchassé, fuyant de plus en plus loin, jusqu’à aboutir à ce que nous appelions les «villages de misère d’Adèle». Elle y faisait la classe un an ou deux, rarement plus, et dès que la vie y devenait peut-être un peu moins dure, la voilà partie pour un autre poste encore plus sauvage. On eût dit que jamais elle ne se punirait assez de s’être égarée en amour à l’âge de sa tendre jeunesse vulnérable126.
Maman plaignait aussi Anna, mariée trop jeune à un homme sans doute bon et affectueux, mais qui ne lui convenait ni par l’éducation ni par la sensibilité, et dont s’étouffèrent peu à peu, dans une vie sans horizon, les dons exceptionnels127. Anna m’a toujours fait penser aux Trois Sœurs de Tchekhov128, et je la revois souvent, debout, immobile à une fenêtre de la maison, regardant au dehors sans rien voir, un être qui sait qu’il a manqué son destin et que celui-ci ne repassera plus. Ce que ce cœur contenait de mélancolie, je ne m’en doutais pas quand j’étais jeune. J’ai mis du temps à prendre ma sœur Anna en grande et profonde compassion.
Maman voyait notre Rodolphe, il n’y a pas si longtemps le charme même de la jeunesse, brillant, drôle, irrésistible de gaieté, sombrer dans l’alcoolisme, le jeu, toutes sortes de folies. Dieu merci, elle mourut avant le pire, bien qu’elle en eût assez vu pour hâter sa fin.
Or moi, la dernière, j’étais apparemment heureuse à ma tâche, l’accomplissant de mon mieux et y trouvant satisfaction. Je me délassais à des activités de groupe, jouais au tennis, prenais part aux séances de la paroisse − plus tard je me joindrais au Cercle Molière129 et y apprendrais énormément; un simple cercle d’acteurs amateurs, pourtant, sous l’impulsion des Boutal, Arthur et Pauline, ce couple merveilleux, il devait prendre dans notre milieu une très grande importance130. De tous ses enfants, je paraissais peut-être à maman la seule qui fût douée pour le bonheur. Elle avait tant souffert des douloureux échecs des uns, de la maladie incurable de Clémence, de la vie errante de son aîné, Joseph, qui passait des années sans donner de ses nouvelles, qu’elle m’avait avoué, un jour de découragement, avoir peur parfois qu’aucun de ses enfants ne fût jamais heureux. Je pense, m’avait-elle dit, que ce doit être le pire chagrin au monde que de savoir ses enfants malheureux. Et c’est la seule douleur de sa vie dont elle me fit part, sur les autres glissant vite, disant: «C’est peu, c’est pas grand-chose... Cela passe...»
Comment son cœur n’eût-il pas repris vie, recommencé à espérer, avec moi et pour moi qui étais boute-en-train à mes heures, habile à imiter les originaux de notre ville, la faisant souvent rire à en perdre le souffle et qui, en amour, l’inspirant alors comme je respirais, ne m’y laissais pas prendre encore.
Une seule de mes activités lui faisait peut-être un peu peur. C’est quand je m’isolais, soir après soir, pendant plus d’un mois, dans la petite chambre de façade du troisième, mon refuge tant aimé lorsque j’étais enfant, que j’avais réintégré vers l’âge de vingt-deux ans, ma petite chambre du grenier où m’avaient visitée mes premiers songes − dont je sais maintenant qu’ils étaient assez riches et flous pour alimenter une vie entière. Et qu’il est curieux que ce soient eux, nos premiers songes, comme des éclaireurs des choses à venir, qui viennent, à l’âge de notre ignorance de nous-mêmes, nous en apprendre plus sur nous que rien d’autre ne nous en apprendra jamais.
Là je griffonnais des pages. Il me venait en tête comme des espèces de contes. Je m’efforçais de mettre cette palpitation en moi dans des mots. Cela paraissait si vivant au départ, comment donc n’aboutissais-je le plus souvent qu’à des mots vides ou pompeux que je n’avais jamais employés avant? Je me lançais de tous côtés, dans l’humoristique, dans le drame à la Edgar Allan Poe131, dans le portrait réaliste. L’exaltation tombée, qui m’avait peint un moment ce que j’entreprenais sous les aspects les plus délirants, je voyais bien que ce n’étaient qu’enfantillages, bluettes sans valeur. Rien là sur quoi baser un projet, une vie, en tirer même un peu d’espoir. Je déchirais les pages. J’avais fini par m’acheter une petite machine à écrire portative, toute légère, qui, à l’usage, sautait presque hors de sa planchette, car je m’étais imaginée que, tapée en caractères pour ainsi dire ineffaçables, ma phrase, du fait même, prendrait plus de relief et une meilleure forme. Je pense que j’arrivais seulement à la faire plus courte et à éliminer autant que possible les mots dont il fallait chercher l’orthographe dans le dictionnaire, ce qui fut tout de même un progrès.
Parfois une phrase de tout ce déroulement me plaisait quelque peu. Elle semblait avoir presque atteint cette vie mystérieuse que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours parviennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout neuf. Mais elle ne me paraissait pas de moi. Me revenait-elle de quelque lecture? Ou provenait-elle d’un moi non encore né, à qui je n’aurais accès de longtemps encore, qui, de très loin dans l’avenir, consentait seulement de temps à autre à m’indiquer brièvement la route par un signe fugitif? Je perdais patience. Je descendais de mon perchoir. Maman, soulagée, me voyait partir, ma raquette de tennis sous le bras, ou gagner la ruelle où j’enfourchais ma bicyclette pour m’en aller toujours − n’était-ce pas en soi un curieux indice? − vers les petits bois de chênes, du côté du soleil couchant.
Maman, un jour, me le fit remarquer, et que si je partais à cette heure un peu tardive, c’était immanquablement pour rouler vers l’ouest.
— − Qu’est-ce donc qui t’attire de ce côté? — − C’est le plus beau, dis-je, embelli longtemps après le couchant par des couleurs qui mettent du temps à s’en aller. — − Ton père aussi, fit-elle, se tournait de ce côté. Au plus creux de nos mauvaises années, il s’asseyait toujours, le soir, face à l’ouest, te souviens-tu, et alors il se reprenait à espérer que peut-être nous pourrions nous échapper enfin de nos difficultés et être un peu heureux avant de mourir.Et elle, qui était pourtant portée à les chérir autant que nous tous, me mettait en garde avec une sorte de rancune:
— − C’est le côté des illusions.Vivante, animée, espiègle comme je paraissais l’être et l’étais sans doute encore, le ver était néanmoins dans la pomme, si l’on peut dire, ou du moins le fond en moi de l’insouciante gaieté était miné. Il ne se passait guère de jour sans que se présente à moi l’idée étrange que je n’étais pas ici tout à fait chez moi, que ma vie était à faire ailleurs. Élevée à la française, où trouver autour de moi de quoi me nourrir, me soutenir? À part nos répétitions du Cercle Molière, presque rien! C’est à Winnipeg que j’accourais entendre les concerts de musique ou voir passer, sous mes yeux éblouis, la suite des grands personnages de mon adolescence, Lear, Richard ou la pauvre Lady Macbeth flairant sans fin sa main que tous les parfums d’Arabie ne laveraient pas de son odeur de sang. C’était toujours la même répartition odieuse; d’un côté, nous jouions Labiche132, Brieux133, Bernard134, même Molière135 − plutôt gauchement, et c’était gentil, aimable; mais, de l’autre, j’entendais des grandes paroles faites pour retentir indéfiniment dans l’âme qui les a accueillies.
Je n’étais pas sans m’apercevoir que notre vie en était une de repliement sur soi, menant presque inévitablement à une sorte d’assèchement. Le mot d’ordre était de survivre, et la consigne principale, même si elle n’était pas toujours formellement énoncée, de ne pas frayer avec l’étranger. Il me semblait sentir s’échapper de moi tous les jours un peu plus de force vive.
Je retrouve encore dans mes souvenirs les bouts de prêche de ce temps-là, presque constamment ronchonneurs, la plage étant présentée comme un endroit maudit, la danse, une abomination − surtout la valse lente de mes vingt ans − les longues fréquentations, un péril mortel, particulièrement celles entre les «nôtres» et les «autres», menant à des mariages mixtes, la plus grave des calamités.
On eût dit parfois que nous vivions dans quelque enceinte du temps des guerres religieuses, quelque Albi assiégée136 ou autre cité malheureuse protégée de tous côtés par des défenses, des barbacanes, des interdits. Où était la ferveur à la Jeanne d’Arc de mon adolescence137, cette loyauté à nous-mêmes et à ce que nous avions de meilleur qui nous maintenait dans l’enthousiasme et une sorte d’audace frisant la révolte ouverte? Nous étions usés, je suppose. Il y avait déjà beaucoup de défections... ou de départs. Un jour ou l’autre devait se présenter à chacun de nous l’inévitable tentation: passer du côté anglais, se laisser avoir tout de suite plutôt que d’éterniser cette mort lente; ou alors s’en aller respirer l’air natal.
Une, deux, puis trois années d’enseignement à Saint-Boniface avaient passé vite malgré tout pour moi. J’avais commencé à mettre de côté, pour un éventuel départ, bien peu d’argent chaque année, étant donné les difficultés matérielles toujours aussi graves dans lesquelles nous nous débattions, maman et moi. Où irais-je? Au Québec? L’été précédent, des amis m’y avaient amenée en auto, au temps des grandes vacances. Nous roulions tard, un soir, vers la fin du voyage, pour coucher cette nuit-là en terre québécoise. Le voyage avait duré près d’une semaine. À l’arrière de l’auto, je tombais de sommeil, mais me retenais de dormir. C’eût été un affront à la vieille mère patrie, il me semblait, pour la première fois que je venais à elle, de lui arriver endormie. Mais à la fin, je n’en pouvais plus. Mes yeux se fermaient malgré moi. Et toujours, quand je parvenais à les rouvrir, ces indications, ces annonces en anglais seulement! Alors je suppliai mes amis, si je m’endormais pour de bon, de m’éveiller, de grâce, au moment où nous traverserions la frontière.
À quoi est-ce que je m’attendais? Que d’un coup tout soit changé? Que la langue que l’on m’avait dite la plus belle et la plus douce coule de source de toutes les bouches? Que l’amitié brille dans tous les regards? Que je serais instantanément reconnue, acceptée. «Ah! dirait-on, c’est une des nôtres de retour!» Et il y aurait joie à cause de l’enfant retrouvée!
Au lieu de quoi je fus cette curiosité, une petite Franco-Manitobaine qui parle encore le français, bravo pour elle! Ou parfois, «la petite cousine de l’Ouest». J’avais beau expliquer: mes parents, tous deux sont nés au Québec; je reviens au pays. Pour personne, je n’étais l’enfant retrouvée. Je restais tout de même quelque peu une étrangère. «Sympathique, parlant comme nous autres, mais pas tout à fait de la famille.» C’est alors que j’ai compris que nous, Canadiens français, n’avons peut-être pas le sentiment du sang. Celui de la nationalité, oui, mais pas du cœur, comme les Juifs, comme d’autres dispersés. Nos gens, dès qu’ils sont éloignés, ne sont plus tout à fait nos gens. J’ai beaucoup souffert de cette distance que les Québécois mettaient alors et mettent encore entre eux et leurs frères du Canada français. Maintenant que je vis depuis longtemps au Québec, heureuse − en tout cas plus heureuse que nulle part ailleurs dans le monde −, que j’y ai été honorée de la plus haute récompense littéraire qu’accorde son gouvernement, et que j’ai reçu, en retour de mon infini amour pour cette terre, mille bons témoignages d’affection, j’ai presque envie de sourire de la déception de ma jeunesse hypersensible. C’est d’ailleurs un de nos traits de caractère, commun à tous, auquel nous devrions du moins nous reconnaître, que cette sensibilité trop vite blessée. N’empêche que je sens quelquefois à travers l’estime dont on m’entoure − surtout peut-être à cause de Bonheur d’occasion− comme un regret que l’auteur aimé d’un bon nombre ne soit pas né au Québec138. Et peut-être aussi parfois comme un obscur ressentiment ou grief − comment l’appeler autrement, chez certains du moins?- que, solidaire comme je le suis du Québec, ce ne soit pas à l’exclusion du reste du pays canadien où nous avons, comme peuple, souffert, erré, mais aussi un peu partout laissé notre marque.
Donc, quand je repartirais, ce ne serait pas cette fois pour le Québec. Pourquoi pas alors l’Europe? La France? Oui, c’est cela, j’irais en France. Et elle, peut-être, me reconnaîtrait pour sienne! Fallait-il que je sois folle! Eh oui, rendue folle à lier par cette maladie de me sentir quelque part désirée, aimée, attendue, chez moi enfin. Est-ce que je n’allai pas dans mes chimères jusqu’à rêver recevoir en France meilleur accueil qu’au Québec? Et le surprenant est que je devais le recevoir − beaucoup plus tard − cet accueil incroyable qui faillit d’ailleurs me faire mourir sous le coup de l’émotion. Ce qui démontre qu’il y avait malgré tout un peu de raison dans ma folie.
Pour l’instant, tout était confus dans ma tête comme dans un ciel chargé de nuages. Bien au fond de moi-même, que je me cachais soigneusement tant j’avais peur de son sévère visage à venir, était mon désir d’écrire, alors que je ne savais rien encore exprimer de façon un peu personnelle et un peu attirante. (Je crois que c’est Paul Toupin qui a dit qu’il est déjà bien difficile de découvrir le son de sa propre voix, et rien n’est plus vrai139.) J’aspirais à une patrie, et ne savais où elle était, et peut-être déjà au fond la souhaitais-je faite de tous les hommes et du monde entier. À un passé, et il se dérobait à moi. À un avenir, et je n’en percevais rien à l’horizon.
Puis, tout à coup, j’émergeais de cette mélancolique recherche et, ne cherchant plus, trouvais tout, et d’abord, ce courant merveilleux de la vie et de la jeunesse, qui nous porte et nous entraîne et nous comble à chaque instant, puisque nous avons les mains libres encore, seulement tendues vers ce qui passe. Maman, de me voir redevenir gaie, en oubliait les dettes, les taxes, les intérêts composés, ce cercle infernal qui nous tenait de plus en plus étroitement enfermées. Comment donc était-elle faite, et que je voudrais parfois arriver comme elle à rebondir du malheur jusqu’au plein soleil! Un jour accablée de calculs, n’en pouvant plus de «boucher des trous», d’emprunter ici pour payer celui-là, de courir au plus pressé, de colmater partout, elle se levait, le lendemain, une autre femme, assurée que nous allions nous en sortir, elle l’avait vu en rêve, ou bien, en s’éveillant, avait entendu comme un grand souffle libérateur la portant à la confiance. Nous allions pouvoir sauver la maison et nous sauver tous, les égarés, les éloignés, les perdus, nous serions encore au moins une fois rassemblés pour être heureux ensemble.
Et elle recommençait à m’envoûter, comme lorsque j’étais petite, de ses merveilleux rêves où tout finissait si bien! Par exemple, notre oncle riche, mais coriace, connaîtrait un revirement du cœur et nous léguerait une part de sa fortune. Ou bien encore Anna, qui achetait toujours − c’était clandestin dans ce temps-là − des billets du sweepstake irlandais, gagnerait le gros lot et elle ferait un juste partage. Mais j’aimais encore mieux ses histoires vraies que celles qu’elle s’inventait «pour rire». Autant, dans les inventées, elle se souciait peu de la crédibilité, autant, dans les autres, le récit reposait sur la finesse de l’observation et le sens du détail juste. Où trouvait-elle ces incomparables petites «histoires» qu’elle racontait à cœur de jour du moment qu’elle était un peu délivrée de soucis? Eh bien, partout! Je ne l’ai jamais vue sortir de la maison, ne serait-ce que pour aller au potager cueillir des légumes pour la soupe et, en passant, parler à la voisine par-dessus la clôture, sans revenir avec quelque petite «histoire» à raconter, chaque détail à sa place et la place importante accordée à ce qui importait et qui était une surprise toujours. Si bien que nous guettions son retour, à peine était-elle partie, assurés qu’elle allait nous rapporter une fine observation très drôle et très vraie, mais d’avance il était impossible de deviner ce que ce serait. Au fond, chaque pas hors de la maison était pour elle une sorte de voyage qui aiguisait sa perception de la vie et des choses. Elle a été la Schéhérazade qui a charmé notre longue captivité dans la pauvreté. Et, maintenant que j’y repense, je crois que j’étais alors un peu comme elle: un jour accablée par le sentiment que jamais nous ne pourrions nous extraire de nos dettes à présent empilées jusqu’au cou, et, un jour plus tard, marchant comme sur des nuages parce que, travaillant au grenier, sous ma plume était venue une phrase qui me paraissait contenir une lueur de ce que je cherchais à dire. Miracle! L’expression de la douleur vengerait-elle de la douleur? Ou de dire un peu ce qu’est la vie nous réconcilierait-il avec la vie?
Maman, à cette époque, allait sur ses soixante-sept ou soixante-huit ans. L’âge que j’ai maintenant, alors que je prends le temps enfin de m’interroger sur ce qu’elle a pu ressentir d’infini chagrin. Tout cela est bien curieux. Il semblerait que l’on ne rejoint vraiment ses gens que lorsqu’on atteint l’âge qu’ils avaient alors que, à côté d’eux, on ne comprenait rien à leur vaste solitude. (C’est tout le thème, au fond, de La Route d’Altamont où je n’ai pas cherché à dire beaucoup plus que cette déchirante vérité.)140 Je pensais maman heureuse, je voulais la croire heureuse, parce que souvent encore elle se laissait emporter par un de ces éclats de rire débridés, surtout si c’était d’elle-même qu’elle se moquait.
Cette femme qui avait vu brûler vive sous ses yeux son adorable petite fille, Marie-Agnès, mon aînée de trois ans et demi, qui avait pu voir son fils si beau − peut-être son enfant préféré − détérioré par les ravages de l’alcool141, son vieux mari à côté d’elle mourir à petit feu de chagrin, cette femme qui avait vécu bien peu de jours sans s’inquiéter d’où viendrait l’argent du lendemain, voici que je la retrouve dans mon souvenir, la tête renversée, la bouche grande ouverte de rire, les yeux brillant des larmes de la gaieté, rajeunie à ne pas le croire, en plein milieu de ses peines. Qui donc, ce jour-là, l’a égayée à ce point que le souvenir heureux émerge à travers tant d’autres qui sont gris, moroses, étouffants? Ce pouvait être moi, à bien y penser ce devait être moi. Il n’y avait presque plus que moi pour la soulever encore ainsi avec mes folies.
Mes sœurs aînées m’en voulaient un peu à cause de cela. «La mère lui passe tout, disaient-elles. Elle a un faible pour elle.» Ce n’était pourtant pas tout à fait ainsi. La vérité c’est que, ma mère étant âgée et moi, jeune, j’étais devenue comme le soleil de sa vieillesse. Et la pensée qu’on puisse être le soleil de quelqu’un plaît tellement qu’elle fait rayonner encore davantage.
C’est vrai, au fond, que j’ai beaucoup fait rire ma mère. N’y aurait-il, à la fin de ma vie, pour témoigner en ma faveur, que ces instants de franche gaieté dérobés à sa vieillesse soucieuse que je me pardonnerais peut-être une partie de la peine que je lui ai infligée.
XIIVers ce temps-là, une bande de garçons et de filles de notre ville, quelque peu doués, les uns pour la musique, d’autres pour la danse, ou, comme moi, pour la «déclamation», ainsi qu’on disait alors, nous nous étions liés en une sorte de compagnie ambulante qui parcourait, en tournée de spectacles, les paroisses de langue française du Manitoba. Nous étions le modeste pendant, si l’on peut dire, de ces théâtres d’été d’aujourd’hui, sauf que nous, loin d’être subventionnés par qui que ce soit, nous devions venir en aide à «nos œuvres». En l’occurrence, il s’agissait de recueillir des fonds destinés à renflouer le collège des Jésuites de Saint-Boniface, toujours plus ou moins au bord de la catastrophe financière, à l’instar de presque toutes nos institutions confessionnelles.
Nous étions dix, douze, je ne me souviens plus au juste. L’un, bon pianiste, possédait un répertoire de nature à plaire à presque tous, depuis les valses langoureuses de ce temps-là jusqu’à un jazz endiablé. Il était aussi habile caricaturiste. (Et je pense enfin aujourd’hui à m’étonner de ces talents qui fleurirent si nombreux de notre sol pourtant presque en friche.) Il s’installait à son chevalet sur la scène, un peu de biais, de manière à ce que l’assistance pût suivre ses coups de crayon. Il pigeait une tête au hasard dans la foule et, à grands traits, se mettait à l’esquisser. Venait le moment où le bonhomme visé était reconnu par les autres, lui-même se reconnaissant peu après. Alors courait dans la salle un murmure gonflé d’approbation. Nous avions aussi dans notre groupe une manière de clown, un grand dégingandé, longs bras ballants, jambes en échasses, sourire un peu vacant sur un visage ahuri. Il n’avait qu’à paraître pour déclencher un rire unanime. L’étrange rire heureux de l’homme qui se reconnaît dans son image le ridiculisant quelque peu. Notre grand Gilles le méritait bien par ses saillies et ses boutades qu’il improvisait en partie sur-le-champ et qui étaient d’une cocasserie désopilante.
Moi-même, un peu à la manière d’Yvon Deschamps déjà142, mais en beaucoup moins réussi, j’inventais des monologues qui devaient tout de même produire leur petit effet, si je m’en remets au souvenir des applaudissements que je recueillais. Il est vrai, nos publics, avant la télé, avant la Culture et les ministères des Affaires culturelles143, étaient peu exigeants. (Encore que nous ayons parfois trouvé dur de faire rire ces petites salles de campagne endimanchées, à mine solennelle.) Notre programme comprenait en outre des saynètes, des chants, des airs d’accordéon, des pas de danse. En somme un aimable et gai tourbillon de jeunesse un peu folle.
Et nous voilà lancés sur les routes du Manitoba, notre journée faite à chacun, qui à sa classe, qui à son bureau ou à son guichet. Empilés jusqu’au toit dans deux vieux tacots, avec une partie de nos décors, nos costumes, les instruments de musique, le chevalet de Fernand, le coffret à maquillage, nous filions, les soirs de semaine, par de petites routes déjà envahies par le crépuscule, vers les villages proches, gardant les plus éloignés pour les fins de semaine.
C’est alors que j’ai véritablement fait connaissance avec nos petits villages français du Manitoba que je reconnaîtrais plus tard si semblables à ceux du Québec avec leur centre invariable: église, presbytère, couvent, cimetière... quoique de toutes parts, ici, cernés d’infini et de silence. Seuls, fragiles au bout de la longue plaine rase, ils étaient attirants et prenaient singulièrement le cœur.
Nous nous sommes produits à Saint-Jean-Baptiste144, à Letellier145, à Notre-Dame-de-Lourdes146, à La Broquerie147, à Sainte-Agathe sur la rivière Rouge148. C’est là, je crois me rappeler, que nous avons donné notre spectacle dans le beau grenier à foin d’une étable neuve, tout juste construite, à l’orée du village. Nous l’étrennions en quelque sorte. En tout cas, il n’y avait pas encore de ruminants installés dans les belles stalles propres d’en bas. Tout juste peut-être un peu de foin y avait été apporté d’avance.
Parvenus en haut, l’échelle escaladée avec tous nos bagages, nous nous sommes trouvés dans la plus belle grande salle imaginable sous son immense plafond recourbé. Un dôme hermétique sans fenêtres, ni ouvertures, ni trous nulle part pour en interrompre la parfaite ordonnance. Ainsi, nous avons dû être les premiers à jouer dans une salle tout à fait moderne, à l’image des plus audacieuses réalisations actuelles. À l’avant de la salle, des madriers disposés en tréteaux nous renvoyaient, toutefois, aux plus anciennes traditions du théâtre. De chaque côté, de petites cachettes fermées par des rideaux de sacs à patates nous servirent de coulisses, salles d’habillage, loges, tout ce que vous voudrez. C’est de là, par les trous dans les sacs de jute, que nous avons vu arriver notre beau monde en haut de l’échelle, tous un peu essoufflés, le curé remontant sa soutane, les dames, leur jupe. Mais ils eurent quand même grand air lorsqu’ils eurent pris place sur les chaises disposées par rangées de quinze, avec, au centre de la première, pour les dignitaires, trois bons fauteuils. Comment on avait pu les hisser là-haut, on se l’est longtemps demandé.
Jamais je n’ai passé une soirée aussi parfumée. Toutes les bonnes odeurs de l’été y paraissaient captives, venues peut-être avec une brassée d’herbe et un peu de terre pris aux pieds des gens comme ils traversaient les champs. Jointes au meuglement lointain d’une vache à son pieu, elles faisaient on ne peut plus théâtre d’été.
Dans les villages reculés ou très petits, nous donnions quelquefois notre spectacle à la clarté d’une lampe à essence. En un de ces endroits, un soir, la lumière avait commencé de baisser imperceptiblement depuis assez longtemps déjà sans que nous sachions encore de quoi il retournait. À la fin, le pauvre Fernand, sur la scène, en train d’esquisser une tête qu’il ne voyait plus guère, ne comprenant rien à ce qui se passait, se croyant peut-être les yeux malades, se plaignit tout à coup à voix haute et inquiète:
— − Je ne vois plus! Je ne vois plus!Aussitôt se précipita un costaud qui d’un bond fut sur la scène, d’un autre sur la table qui s’y trouvait, et de là, en étirant le bras, attrapa la lampe à suspension. Il la fit descendre sur la chaîne cependant qu’arrivait à la rescousse un camarade muni d’une petite pompe à main. Alors ce fut comme chez l’oncle Excide, quand j’étais enfant. L’on souffla de l’air dans le manchon, la flamme reprit vie, nous fûmes inondés d’une lumière crue et grésillant tout aussi fort qu’un essaim d’insectes affolés. Nous nous sommes alors aperçus que nous avions donné une partie de notre spectacle dans une demi-obscurité. Des gens s’en plaignirent, disant qu’ils en avaient manqué des bouts et n’en avaient pas eu pour leur argent. Nous avons tout recommencé à partir du commencement. Et la foule a ri tout autant que la première fois. Est-ce étonnant après cela que j’aie pu me croire promise à une brillante carrière artistique?
À la fin de ces soirées, nous étions habituellement remerciés par les curés. Certes, il y en avait parmi eux de ronchonneurs, de disputeux, d’autoritaires, de despotiques même. Pourtant, à évoquer ces heures où ils furent peut-être heureux, il me semble retrouver plutôt dans mon souvenir de doux vieux hommes rieurs, un peu naïfs et d’une bonhomie de pères de famille dès qu’étaient assemblés autour d’eux leurs gens dans une atmosphère de réjouissance.
Un de ces vieux prêtres se mit en tête, un soir, de servir à son monde une bonne petite leçon sur l’art de réussir dans la vie en nous prenant en exemple, nous les acteurs, et sous notre nez.
— − Ainsi, dit-il de celui d’entre nous qui dansait à la claquette, pensez-vous que ce disciple de Terpsichore, ce beau sautilleux, s’est élevé dans son art du jour au lendemain? Non, non, mes amis! Depuis longtemps, il doit s’exercer tout seul dans un coin reculé de sa maison − peut-être sa grange. Et là, pendant des heures, il sautille et claque... claque… claque...Pour parler à sa poignée de gens dans cette chaude intimité, et sur un sujet si profane, le vieil homme, curieusement, avait pris sa grande voix de prédication n’admettant pas de réplique et portant loin. Tout à coup, il fut question de moi, à ce qu’il me sembla, et je me mis à en trembler.
— − La belle petite jeunesse, tonna-t-il, que vous avez vue s’avancer, saluer avec grâce, et la voilà partie!... parle!... parle!... parle!... sans bout de papier… rien pour aider la mémoire... Fallait donc qu’elle ait tout ça dans la tête... la coquine! Et parle... parle!... parle!... On ne perdait pas un mot. On comprenait tout. Pensez-vous qu’elle soit arrivée à tant de disposition rien qu’en disant un beau matin: moi, là je m’essaie? Non, non, non! Elle a dû jouer des heures devant son miroir… essaie cette petite grimace-là... pratique ton petit sourire... fais tes gestes d’ensorceleuse… Et c’est ainsi, mes frères, que s’obtient le succès dans la vie.À La Broquerie, je pense, le curé, un beau grand vieillard à opulente barbe blanche comme neige, parlait, lui, à voix douce, hésitante, faisant à tout instant de longues pauses étranges, comme s’il avait perdu le fil et devait retrouver au moins le bout de la phrase précédente pour enchaîner et aller un peu plus loin.
— − Mes jeunes amis artistes... commença-t-il et il s’arrêta déjà, comme tout perplexe, pencha le visage, son regard se trouvant ainsi à chercher apparemment dans sa barbe. Alors une sorte de sourire éclaira le doux visage. Il le releva et nous dit: «…amis artistes venus de si loin nous rendre visite...»Et de nouveau, le voilà perdu, le regard abaissé vers sa barbe, la pressant même quelque peu du bout des doigts. Alors jaillit… «visite réjouissant mon vieux cœur…»
Ce fut ainsi jusqu’à la fin de l’aimable discours. Après... «mon vieux cœur…» on entendit: «...cœur tout empli de paternelle sollicitude...» et ensuite: «...sollicitude d’un vieil ami de La Broquerie...»
Chaque phrase sombrait dans une sorte de doux bredouillement un peu timide. Puis le vieil homme avait de nouveau retrouvé le fil en sondant apparemment les plis soyeux de sa barbe, comme quelque vieux nid tout plein de jongleries, de souvenirs et de mots tendres.
Maman, pourtant couche-tôt d’habitude après une journée bien remplie, s’efforçait, quelle que fût l’heure à laquelle je rentrais, de m’attendre pour se faire raconter tout de suite la soirée.
Quelquefois la fatigue avait raison de son ardente curiosité. Je la trouvais endormie. Comment ai-je donc eu le cœur si souvent malgré tout de l’éveiller? Je ne savais pas, il est vrai, que déjà elle dormait très peu, trois ou quatre heures au plus par nuit. Mais l’aurais-je su que je n’aurais pas davantage compris, je suppose, ce que c’est que de ne presque plus dormir. Je m’asseyais au bord du lit, je la secouais un peu, je m’impatientais.
— − Allons, réveille-toi, maman!C’était bien, je pense, parce que je n’aurais pu supporter de ne pas partager immédiatement avec elle mon récit qui était tout prêt, tout vivant, tout drôle, et qui demain aurait déjà perdu de la saveur. Pourquoi était-ce ainsi, je ne le comprenais pas, mais j’en avais la certitude. Je sais d’ailleurs depuis ce temps-là qu’un récit n’attend pas: que l’on en ait fini avec ceci qui paraît plus urgent, que l’on ait d’abord répondu à cette lettre, que l’on ait accordé cette interview ou entrepris ce voyage. Le récit a son heure pour venir et, si on n’est pas libre alors pour lui, il est bien rare qu’il repasse. À attendre, il aura en tout cas perdu infiniment de sa mystérieuse vie presque insaisissable.
Je réveillais donc maman. Elle avait un bref moment d’égarement, où elle me semblait avoir son âge, et j’avais peur pendant un moment, mais aussitôt elle me reconnaissait, et se remontant un peu le buste contre l’oreiller, me disait: « Raconte ».
Souvent c’était à la faible clarté d’une veilleuse ou même seulement dans un rayon de lune entré par la fenêtre que je voyais briller son visage de cette attente heureuse des histoires qui m’avait animée, enfant, et que je reconnaissais à présent sur ses traits. C’était mon tour de l’arracher à la pesante vie. Parfois, pendant plus d’une heure, prise sur le peu de sommeil qui me restait, je lui faisais le cadeau du récit encore tout chaud et palpitant d’une soirée particulièrement enlevée. On n’a souvent de talent qu’en autant qu’on est bien écouté, et je ne pense pas avoir jamais été si bien écoutée qu’au milieu de la nuit par ma pauvre mère arrachée à son chiche sommeil. Elle riait, elle se penchait pour saisir mes moindres paroles car je parlais bas pour ne pas réveiller Clémence, elle approuvait, elle redemandait des reprises comme dans ces films où on revient, au ralenti, sur certains épisodes. Quand je la quittais, enfin soulagée de ma surexcitation, prête à dormir, elle, dès lors, serait trop surexcitée pour se rendormir, et sans doute finissait-elle la nuit en ressassant les scènes les plus cocasses de mon récit, car je l’entendais parfois, si j’avais laissé ma porte ouverte, rire toute seule. Ou bien elle se laissait aller à imaginer ses histoires à elle, se plaisant à me voir, tout au long de ma vie, telle que j’étais alors, jeune, insouciante, rieuse et aimable comme on l’est d’habitude quand on n’a encore rien perdu de la jeunesse.
Si j’avais appris de maman qu’un récit ne peut être retenu quand il est prêt, qu’il ne faut cependant jamais non plus le brusquer, mais lui laisser tout le temps d’éclore naturellement avec ses richesses, lentes parfois à toutes lui venir, je devais apprendre qu’à le vouloir trop parfait, à le roder incessamment, à le travailler à l’excès − ou simplement encore à le trop raconter − on lui enlève de sa vie et qu’il peut finir, comme toutes choses, par mourir.
C’est ce qui arriva à mon histoire de l’auguste curé à longue barbe y laissant la fin de ses phrases.
Maman aimait tellement cette histoire, elle me la fit tant de fois raconter − ou plutôt jouer − que j’en vins, je suppose, à y mettre un peu moins de moi-même chaque fois, laissant le récit rouler de son propre élan.
Un soir que maman me la redemandait, je dis avec un peu d’humeur que cette histoire n’était plus drôle et ne valait plus la peine d’être racontée.
Maman convint qu’en effet la dernière fois que je l’avais contée, elle avait ri peut-être d’un peu moins bon cœur. Elle devint songeuse.
— − Après tout, que s’usent les histoires qui racontent la vie, elle-même usure, c’est bien naturel.Je me sentis vivement révoltée:
— − Les histoires usées, que reste-t-il donc?Elle me fit un sourire encourageant.
— − D’autres histoires à inventer ou bâtir. Ou bien la même vieille histoire toujours, mais refaite à neuf.Je pense avoir alors entrevu pour la première fois de ma vie − heureusement bien loin encore et tout imprécisément − que mon chemin à venir jamais ne pourrait aboutir justement à ce que l’écrivain, dans sa naïveté ou pour se donner le change, au bas des pages, çà et là, nomme: Fin.
XIIIEst-ce au printemps ou à l’automne avancé que nous sommes partis pour Otterburne149, en toute hâte, ce soir-là, à peine avalé un casse-croûte? En tout cas, les soirées n’étaient pas encore longues ou ne l’étaient déjà plus, et il fallait nous dépêcher pour ne pas être pris de vitesse par la nuit. Personne de nous n’avait jamais mis le pied à Otterburne, peu éloigné pourtant de beaux villages bien connus comme Saint-Pierre-Jolys150 ou Saint-Malo151, mais se trouvant situés sur des routes principales. Tandis que cet Otterburne − ou mal indiqué ou à l’écart sur un bout de route secondaire − passait pour être quasi introuvable. On le disait cerné d’un ennui permanent, à ce point isolé qu’il finirait bien, un de ces jours, par être complètement oublié. Il avait pourtant naguère possédé l’un des plus importants collèges agricoles du pays − mon cousin Cléophas 152 y avait été pensionnaire pendant quelques années. Il abrita aussi une école pour les enfants indiens dirigée par des religieux. Est-ce que le déclin d’Otterburne était déjà commencé au temps dont je parle, ou était-il seulement à pressentir dans l’air ambiant? En tout cas, on nous avait dit: «Pour l’amour du ciel tâchez d’aller à Otterburne. Ils s’ennuient tellement dans ce coin-là, ce serait leur faire une grande charité que d’aller les faire rire un peu.»
Ayant manqué la route principale presque dès la sortie de la ville, nous avons continué par des routes secondaires plutôt que de revenir en arrière. Aucune ne portait d’indications. Bientôt le crépuscule nous enveloppa. Il roula du lointain de la plaine comme une légère brume déferlante. Enveloppé d’un bleu délicat et à demi transparent, le paysage entier prit l’aspect des choses rêvées. De la route secondaire, nous étions tombés par distraction dans de petites routes de terre, mais allant apparemment toujours dans la bonne direction à en juger d’après les traces rouge vif que le soleil disparu avait laissées tout au long de l’horizon. Autour des petites routes que nous enfilions l’une après l’autre, c’était le désert, toujours. Le grand Gilles, notre aimable clown, s’en moquait. Il chantait à tue-tête une de ses plus entraînantes chansons folles. Pour moi, il me semble que j’avais le cœur touché d’une singulière mélancolie. Est-ce que je pressentais, des années et des années à l’avance, la place dure et émouvante que tiendrait dans ma vie cet Otterburne pour l’instant introuvable? Sans doute que non. C’est maintenant, les faits en main, que j’interprète mes sentiments de cette nuit bizarre d’il y a plus de quarante ans.
Enfin, apparemment loin et cependant tout proche, le feu d’une ferme isolée nous apparut. À la porte, nous avons frappé. Une femme sortit.
— − Otterburne! C’est tout près! Vous y êtes presque.Elle tendait le bras vers un point de tout ce bleu sombre qui se déroulait à l’infini. Une lumière faible sembla jaillir un moment au bout de son geste.
— − Tiens, là! Vous pouvez pas le manquer. — − Bien des mercis, Dame de la pénombre, chantonna notre grand Gilles de sa voix la plus ensorceleuse.Nous sommes repartis, les yeux fixés sur le clignotement d’une flamme, et puis nous l’avons perdue. Qu’est-ce qui avait pu nous la cacher dans ce déroulement à plat? Une meule de foin? Un pauvre petit arbre? Nous avons erré une bonne demi-heure pour nous retrouver à une autre ferme tout aussi isolée que la première.
— − Otterburne!L’homme en haut de son perron pointa dans la direction d’où nous venions.
— − Vous avez dû passer devant. C’est là, tout proche! Avez qu’à suivre la lumière!La lumière, la lumière! À peine repartis, les yeux braqués sur elle, nous l’avons de nouveau perdue. Pour aboutir à une ferme de l’autre côté encore du village. Apparemment nous avions fait trois ou quatre fois le tour du village, avant d’y entrer enfin par hasard à la manière de ces boules qui tournent et tournent autour de la petite fosse où elles doivent finir par descendre. Trois réverbères incroyablement éloignés l’un de l’autre nous reprochèrent dans un pauvre clignement: «Comment ne pas nous avoir vus plus tôt?»
Assis sur le banc de bois devant la gare veillaient deux vieux, pipe au bec, dans la nuit douce.
— − Où est la salle où se donne le spectacle?Un des vieux ôta sa pipe de sa bouche.
— − La séance! Vous arrivez trop tard. Vous la verrez pas en toute. Est commencée depuis deux heures au moins. A doit être à veille d’achever.Le grand Gilles sortit la tête de l’auto.
— − Est ni commencée, ni achevée. C’est nous autres qui la font, la séance.Le deuxième vieux lança un crachat à trois bons pieds de distance.
— − Ça peut pas être vous autres. C’est les acteurs. Ils sont arrivés à l’heure. Ils ont dû. Ils sont avec le monde dans la salle depuis... Depuis quand, Nésime?Nésime tira sa montre, essaya de lire l’heure à la clarté des étoiles.
— − Depuis sept heures et demie. L’heure que le curé a annoncée. Y en a d’arrivés avant pour avoir une meilleure place tout un chacun. Ça doit faire trois heures qu’ils sont là-dedans ensemble. — − Selon mon idée, fit le premier vieux, ils doivent être cuits à l’heure qu’il est, avec la chaleur qui fait cette nuitte et pis mangés par les maringouins. À moins qu’ils aient eux itou allumé leur pipe. — − D’après vous, demanda le grand Gilles, pensez-vous que ça vaut la peine d’y aller? — − Ça dépend, répondit le moins vieux des vieux, y en a qui disent que c’est ben distrayant, dépêchez-vous si vous voulez en attraper un boutte. — −- Pourquoi c’est que vous y êtes pas? demanda sévèrement le grand Gilles .Le plus vieux des vieux répondit:
— −- C’est pas que l’art dramatique je le dédaigne, mais un soir comme à soir où c’est qu’on est si ben dehors, j’aime quasiment mieux le passer sous les étoiles plutôt qu’enfermé dans le vieux curling. Icitte au moins y a rien que ma boucane à moi qui me fait tort.Nous avons fini par repérer le vieux curling au fond du village. Le monde devait y être assemblé depuis longtemps en effet et avoir beaucoup tiré sur la pipe, car, en entrant, tout ce que nous avons d’abord discerné à travers des bancs de fumée, ce fut, çà et là, un grand chapeau de paille de fermier qui paraissait d’ailleurs le même à tous les coins de la salle.
Le curé se levant aussitôt enjoignit ses gens:
— − Voilà enfin les artistes! C’est des jeunes à la gorge délicate. Alors cessez de fumer tout le monde. Arrêtez tout de suite.La fumée s’amincit peut-être d’une ligne.
Montés sur l’estrade, nous ne pouvions quand même pas encore distinguer notre public plus que lui sans doute pouvait nous apercevoir.
— − Me voyez-vous? hurla le grand Gilles qui faisait en vain ses grimaces. — − Rien que ton grand nez! fit un loustic. — − Toutes nos excuses pour arriver si tard, offrit le grand Gilles . On s’est perdus en route. — − Pas le premier à qui ça arrive, nous parvint du fond de la salle le commentaire d’un spectateur invisible au plus épais de la fumée.Tout à coup nous avons entendu Fernand quelque part sur l’estrade, allant en exploration un peu à tâtons, se lamenter:
— − Y a pas de piano? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse sans piano?D’habitude, dès l’arrivée, pendant que nous nous grimions, il jouait quelque marche entraînante pour mettre les gens de bonne humeur, et nous remettre aussi un peu de la fatigue de la route.
Le grand Gilles s’avança au bord de l’estrade. La salle offrait maintenant un curieux spectacle et sans doute l’estrade aussi, vue de la salle, car la fumée avait commencé de s’élever, dégageant des corps presque en entier mais plusieurs encore sans tête, ou du moins comme séparés de leur tête.
— − Y a-t-il quelqu’un qui a un piano? demanda le grand Gilles.Une dame du fond du vieux curling se crut tenue d’expliquer:
— − J’en ai un piano. Je l’ai prêté l’année dernière pour les fêtes du diocèse. Ils me l’ont rapporté tout désaccordé. Ça fait que je le prête plus mon piano. — − Vous avez mille fois raison, approuva le grand Gilles.De découvrir peu à peu, dégagé de la brume suffocante, son long corps aux longs bras, aux longues jambes et au long visage triste, porta le public à une surprise énorme! Ils en avaient presque tous la bouche ouverte.
— − Prêtez-nous votre piano, parlementa le grand Gilles, et s’il devait vous revenir faussé d’une seule note, je vous en remets un neuf. — − C’est ben correct, d’abord, accepta la dame.Le curé se releva. — − Allez chercher le piano, quelqu’un.
Presque un tiers de la salle sortit. L’attente paraissait devoir être longue, la dame habitant tout à l’autre bout du village éparpillé. Pour faire prendre patience au public pourtant le plus patient du monde, Fernand se prit à croquer un des visages émergeant dans la douteuse lumière, une belle tête saisissante sous un haut chapeau à larges bords. Un chuchotement de vive admiration parcourut les rangs du vieux curling: «C’est Ubald!»
Alors arriva le piano qui passa pour ainsi dire par-dessus les têtes, porté par huit hommes solides répartis de chaque côté en groupes de quatre.
Il était près de minuit. Fernand, son croquis tout juste terminé, sauta du chevalet au piano. Il plaqua de vibrants accords. Quelques somnolents sursautèrent et se frottèrent les yeux, surpris de se retrouver toujours assis sur les dures petites chaises de bois. La plupart entrèrent toutefois dans la fête aussi frais et dispos que s’ils fussent arrivés à l’instant. Il me semble me rappeler que ce fut l’une de nos soirées les plus enlevées.
Mais pourquoi aujourd’hui encore en ai-je un souvenir si vif, avec ses ombres et ses lueurs, ses rires et de soudains silences se creusant en moi, alors que d’autres soirées tout aussi animées ont fui ma mémoire? Est-ce qu’Otterburne, le petit village muet de la plaine, ne m’adressa pas déjà, ce soir-là, une sorte de signe que je reviendrais? Que je repasserais, près de quarante ans plus tard, par les mêmes petites routes noyées de crépuscule, à la recherche encore d’Otterburne toujours aussi introuvable, tournant autour de la même lumière entrevue et perdue, mais cette fois dans l’angoisse de ce qui m’y attendait. Tant de fois, il est vrai, dans la vie, on repasse, l’âme en peine, par où l’on était passé jeune et joyeux.
C’était il y a six ans. Je venais d’accourir à Winnipeg pour m’occuper de Clémence153. J’attendais à l’hôtel que l’on vienne me chercher. L’air conditionné m’entourait d’une sorte de bourdonnement monotone. Et de grandes ombres tristes se levaient dans mon âme.
Au printemps de cette même année était morte Dédette, en religion Sœur Léon-de-la-Croix154. Elle avait été emportée par un cancer déjà trop avancé quand on en avait détecté les premiers signes et alors qu’elle-même paraissait encore jeune et pleine de vie. Dès que la supérieure de son couvent m’eut appris au téléphone que l’exploration chirurgicale avait révélé un cancer déjà inopérable et que Dédette, selon le pronostic médical, n’en avait plus que pour deux mois à vivre, je sautai dans le premier avion. C’était donc mon deuxième voyage au Manitoba en moins de six mois. Il me fallait bien le reconnaître, je ne revenais plus maintenant sur les lieux de mon enfance que pour voir mourir les miens ou récolter de la douleur.
Au printemps, j’avais passé près d’un mois auprès de ma sœur mourante. Je la voyais tous les jours et souvent plusieurs fois dans la même journée. Il me semble que je ne faisais qu’un tour de sa chambre à chez ma cousine qui me logeait et de chez ma cousine au couvent155. Ainsi, Dédette et moi qui n’avions guère eu d’occasions de bien nous connaître, l’apprenions enfin comme si nous devions ne plus jamais nous quitter. Je n’en reviens toujours pas de ce que l’approche de sa mort me rendît Dédette présente, visible − jusqu’à la couleur de ses yeux admirables que je n’avais pas bien vue jusque-là − et de plus en plus chère à mesure que je la connaissais mieux. Pourquoi donc aussi, me disais-je parfois, apprendre à si bien connaître un être qui va nous être ravi? J’aurais moins connu Dédette peu avant sa mort que j’en aurais eu moins de peine − pourtant c’est une peine dont pour rien au monde je ne voudrais avoir été privée.
Elle occupait, à l’infirmerie du couvent, une chambre guère plus grande qu’il ne faut pour mourir, mais la fenêtre − symbole d’ouverture et de libération − était immense, une de ces hautes fenêtres des couvents de jadis. Sans cesse, quand Dédette somnolait un peu après son calmant, ou que nous parlions et que je voyais passer sur son visage une crispation de souffrance, le cœur me manquant alors, je m’avançais de quelques pas vers cette grande fenêtre qu’elle avait dans le dos et ne voyait pas et je ressentais presque chaque fois une surprise infinie de découvrir, au milieu de tant de chagrin, un ciel si beau.
Et c’est ainsi que, peu à peu, pour rompre cette gêne atroce qui existe entre l’être qui va mourir et celui qui va lui survivre, je me pris à lui parler du ciel. De celui que nous connaissons − ou croyons connaître − l’ayant tous les jours sous les yeux.
— − Je pense, lui dis-je un jour, que le ciel du Manitoba est l’un des plus beaux du monde, et je crois savoir enfin pourquoi, aujourd’hui seulement. N’est-ce pas curieux? — − Pourquoi est-il l’un des plus beaux? murmura Dédette. — − Parce qu’il est très haut, Dédette. Dégagé de toute fumée, de toute saleté, et que l’industrie et l’haleine des grandes villes ne l’ont pas encore atteint. Peut-être aussi parce qu’il est au-dessus d’une terre plate à l’infini. Cependant le ciel de Grèce aussi est très haut et d’un bleu tout aussi pur. Homère156 en parle sans cesse dans l'Iliade et l'Odyssée157. C’est d’ailleurs ses descriptions du ciel si pleines de nostalgie qui m’ont poussée à faire le voyage en Grèce158. — − Je ne savais pas. Raconte. — − En Russie également, lui disais-je, le ciel doit avoir quelque chose de cet attrait poignant et indéfinissable car, rappelle-toi, dans Guerre et Paix, Tolstoï, par la bouche du prince André, blessé à mort sur le champ de bataille, rêve de paix et d’harmonie en fixant le «haut ciel»159.Ma sœur mourante m’écoutait. Seuls mes récits de voyages ou la description des heures heureuses de la vie la distrayaient, on aurait dit, de la douleur de s’en aller. Elle me pressait avidement:
— −− Raconte encore. Moi je n’ai rien vu, rien connu du monde, dans mon couvent. Raconte.J’avais pensé jusqu’alors que lorsque s’amorce le dialogue essentiel entre deux êtres − l’un qui part, l’autre qui reste − la parole devrait revenir au premier, sur le seuil de tout connaître bientôt. Mais c’est loin d’être toujours ainsi. Anna, à la veille de mourir, me parla longuement de sa pauvre vie n’ayant jamais donné sa riche mesure, comme si elle devait au moins être sauvée de l’oubli. Dédette, elle, ne voulait entendre parler que de la mienne qu’elle imaginait réussie, heureuse, emplie de mille éclats joyeux.
Pour lui faire plaisir, pour amener encore le sourire sur ce petit visage émacié où les yeux étaient d’immenses trappes à souffrance, je m’inventai une vie d’amitiés rare, de succès parfait, de renommée sans envie, mais, au fond, je n’inventai rien, je ne fis que choisir les heures les meilleures, les moments les plus hauts, écartant le reste, et ainsi je m’aperçus avoir été comblée. Oui, Dédette, sur le versant de la mort, m’amena à découvrir que la vie est malgré tout une merveille insondable. Mais ceci est une autre histoire que j’aimerais bien aussi raconter si le temps m’en est accordé. Je me fais de plus en plus penser à ce derviche du désert qui, plus il avançait en âge, moins il avait de temps devant lui, et plus il avait d’histoires à raconter.
Il me faut pour l’instant revenir à Clémenc et à ce jour où ma sœur Dédette me parut en révolte contre Dieu lui-même et s’écria, comme s’il y avait erreur profonde de sa part, qu’il avait dû se tromper de personne:
— − Mais je ne peux pas mourir, Dieu ne peut laisser faire cela. Il sait trop bien que Clémence dépend de moi. Je ne peux abandonner Clémence.J’étais allée à la grande fenêtre. J’avais interrogé le haut ciel. Je m’étais demandé ce que signifiait parmi nous la vie de Clémence. Une enfant douée, merveilleusement sensible, un être de grâce, d’intuition, et tout à coup s’abat une ombre terrible sur cet esprit peut-être trop clairvoyant, et le voilà pour toujours comme égaré sur terre. Pas tout à fait cependant, et c’est peut-être là le plus terrible. Car parfois cet esprit frappé donne encore de si fulgurants éclats d’intelligence, de tels signaux de détresse que l’on a plus de peine que jamais à le voir s’en retourner ensuite par ses étranges corridors de fuite. Ce que maman avait souffert de cette maladie de son enfant, elle n’en avait jamais pour ainsi dire parlé − la peine étant sans doute au-delà des mots. Seulement elle nous avait souvent regardées à tour de rôle, d’un étrange regard suppliant, en quêtant un appui.
— − Quand je ne serai plus là, qui verra à Clémence?Notre Clémence, elle avait été cette peine inépuisable que dans une famille on se lègue d’une sœur à l’autre, celle qui va mourir en faisant le don à une sœur plus jeune, le don étrange et sans prix.
C’est Anna après la mort de maman qui hérita de Clémence160. Elle en prit bien soin, allant souvent la chercher dans la petite chambre où Clémence vivait seule, l’amenant passer quelques jours chez elle dans sa jolie propriété de Saint-Vital161, s’efforçant de la distraire, la conduisant, quand elle-même n’était pas trop malade, dans les magasins pour l’habiller. Mais Clémence sombrait quand même dans le mutisme et une profonde mélancolie. On connaissait encore si peu dans ce temps-là la maladie qui l’affectait, la portant pendant quelque temps à une trop vive surexcitation où tout blessait ses nerfs à vif, puis la rejetant comme dans un sombre internement en soi-même où nulle aide ne pouvait plus l’atteindre. Moi qui m’étais lancée alors à corps perdu dans l’écriture et qui luttais en un sens pour ma vie, seule à Montréal162, j’avais l’esprit malgré tout assez libre au sujet de Clémence, me disant: «Anna est là encore pour l’instant. Anna veille.» Et comme pour mon père, comme pour maman, je pensais avoir le temps, mes écritures faites, de venir aider Anna à aider Clémence.
Mais Anna mourut, comme il convenait sans doute à cette vie − qui courut à droite, à gauche, chercher désespérément un peu de bonheur − dans une oasis, au désert, en Arizona. Car Phoenix est en plein sable et ni ses palmiers royaux, ni ses dattiers, ni ses arbres à pamplemousses, n’existeraient si l’eau n’y était amenée de loin à grands frais163. Seuls subsisteraient sans doute ces étranges sagueros, parfois vidés, où le vent, pris au piège du cactus creux, fait entendre un lugubre son d’orgue. Image de l’illusion, il n’y en a peut-être pas de plus exacte que Phoenix . Anna vécut ses derniers jours de torture humaine, les yeux fixés sur de grands arbres à fleurs rouges, les poincianas, ondulant doucement dans un ciel le plus bleu qui soit, et murmura: «Est-ce vrai, est-ce que je vois vraiment cet arbre merveilleux ou est-ce encore seulement un rêve?» Je me trouvai auprès d’elle peu avant sa mort, logeant dans un motel non loin de la clinique où elle s’éteignit. Gilles, son plus jeune fils, vint nous rejoindre et trouva une chambre dans un autre motel assez proche lui aussi. Fernand habitait avec sa petite famille dans un trailer park et logeait Paul, l’autre fils, venu avec sa femme.164 Et je me rappelle avoir éprouvé que le petit groupe de nomades que nous formions, campé au bord de la mort, assez semblable à ces Mexicains pauvres échoués autour de nous et, au fond, à tant d’Américains errants, convenait on ne peut mieux à la situation.
Nous avons eu seulement le temps de trois pauvres petits bouts d’entretien, elle et moi, alors que nous découvrions mille choses à nous raconter enfin sur nos vies. Fallait-il que cet esprit eût été brillant, cette intelligence aiguisée, ce cœur ardent malgré tout pour que, à la fin, une sonde par ici, un goutte-à-goutte dans la cheville, bourrée de stupéfiants, Anna, un jour, murmurât d’une voix encore émue, le regard fixé sur un coin de ciel bleu, cette remarque que je pus recueillir:
— − Partout autour d’ici c’est l’hiver, c’est le froid. Mais ici c’est le printemps! Se peut-il qu’ici seulement soit vrai? — − Oui, lui dis-je, ici seulement est le vrai! la voulant consolée. Mais elle me lança un de ces vifs regards de jadis quand elle entendait nous montrer que l’on n’avait pas à essayer de la leurrer.Elle m’annonça à deux ou trois reprises:
— − Il y a quelque chose que je dois te dire, glissant aussitôt chaque fois dans le lourd sommeil des stupéfiants. Je pensais: elle veut me parler de Clémence. Elle va me la léguer. Mon tour est venu.Mais non! Ce n’était pas pour cette fois encore. Anna morte, j’appris qu’un an déjà auparavant, se sachant bien plus atteinte qu’elle nous l’avait donné à penser, elle avait confié Clémence à Dédette.
Dédette dans son couvent! Comment pourrait-elle seulement s’y prendre pour courir aux emplettes, acheter à Clémence ses vêtements, les lui apporter, peut-être les échanger, voir enfin à toutes ces choses dont Clémence était incapable de s’occuper ou avait peut-être un jour tout simplement décidé qu’elles ne valaient pas la peine de l’effort? Je songeais un peu à tout cela le jour où nous avons enterré Anna. Le ciel était radieux. Comme nous n’étions restés pour la cérémonie que deux des trois fils d’Anna, une de ses brus et moi-même, à qui s’étaient joints trois de ces amis de hasard qui paraissent un jour indispensables et le lendemain sont déjà perdus de vue, le prêtre nous avait proposé de la célébrer au cimetière même, au bord de la fosse déjà prête. Il arriva en surplis, avec un enfant de chœur et son goupillon. Des chaises étaient dressées sur l’herbe mi au soleil mi dans l’ombre légère que projetait un mince arbre au feuillage délicat. Nous y avons pris place. C’était le 10 janvier 1964. Partout, non loin de cette oasis miraculeuse, ce devait être l’hiver. Ici c’était le printemps perpétuel. Le cimetière n’était qu’une masse de poinsettias géants, d’hibiscus et de jacarandas aux grappes de rouge vif. Les insectes bourdonnaient gaiement en voletant de massif en massif. Le bourdonnement se mêlait à la plainte presque douce, au loin, d’une famille mexicaine prosternée sur la tombe d’un de leurs morts. Leurs voix dans la prière avait quelque chose d’infiniment tendre et confiant. Sur la branche d’un palo verde chantait, à s’en faire éclater le cœur, le mockingbird si cher aux gens du Sud et, pour l’avoir une fois entendu, on conçoit pourquoi, car il est vraiment le «doux oiseau de la jeunesse».165
Et nos cœurs étaient enfin pleins d’amour pour Anna qui ne pouvait plus nous éloigner d’elle par sa nature tourmentée et exigeante. Comment se fait-il, me disais-je, que soit accordé maintenant seulement à Anna ce qui l’aurait fait vivre? Je n’étais pas encore tout à fait revenue à la foi de ma jeunesse dont m’avait éloignée, à ce que je croyais, une église autoritaire, injuste et bornée. L’énigme torturante − ce qu’est la vie, ce qu’est la mort − m’y ramenait de force. La vie et la mort d’Anna me paraissaient surtout exiger Dieu. Aucune vie, aucune mort jusqu’ici ne m’avaient paru tellement l’exiger. Dans les tout derniers moments où elle fut encore consciente, elle avait murmuré d’une voix si faible que j’avais dû aller cueillir les mots au bord de ses lèvres: «Je voudrais le croire, mais je ne suis pas sûre qu’il y ait quelqu’un au bout… Et toi, avait-elle demandé, crois-tu que?...»
J’avais pris sur moi, qui n’en étais pas sûre, d’affirmer:
«Oui,Anna, quelqu’un nous attend, qui nous aime enfin à la mesure de ce désir d’amour qui toute la vie nous hante et nous poursuit.»
Je m’étais prise à mon propre piège. Maintenant il me fallait pour moi-même une assurance. C’est peut-être dans ce chaud petit cimetière d’Arizona, tout plein des merveilleuses roulades du mockingbird que je ne pouvais pas ne pas entendre à travers une inconsolable détresse, que j’ai recommencé à vouloir Dieu à tout prix...
Je tressaillis tout à coup, à la grande fenêtre de la petite chambre de Dédette, à l’infirmerie, surprise dans ma rêverie sur ma sœur morte il y avait six ans, auprès d’une autre de mes sœurs qui allait mourir, ayant perdu en route l’objet de ma réflexion… ah oui, Clémence!
Eh bien! Dédette s’était débrouillée à merveille pour en prendre soin. La sévérité des règlements avait déjà commencé, à cette époque, à se relâcher. Mais eussent-ils été toujours aussi durs que ma Dédette, scrupuleuse dans l’observance de la règle, aurait bien été capable de se rebiffer en faveur de Clémence. Elle n’eut pas à le faire. Au contraire, «de nos sœurs» qui avaient des accointances importantes et par là de l’influence, d’autres qui avaient des amis possédant une auto, d’autres des loisirs, d’autres l’occasion d’aller souvent dans les magasins, toutes se mirent de la partie pour choyer Clémence à qui mieux mieux. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que ces femmes ayant renoncé au monde, quand l’occasion leur était offerte d’y revenir au secours de quelqu’un, à la mesure de leurs moyens, devenaient comme un essaim d’abeilles agitées, chacune voulant faire sa part.
Ainsi Dédette réussit-elle à faire entrer Clémence dans une excellente maison d’accueil toute neuve dirigée par le gouvernement, à l’intention des gens âgés encore ambulants, où Clémence eut une belle chambre de plain-pied avec un petit jardin fleuri, et tous les soins que pouvait réclamer son état. C’était à Sainte-Anne-des-Chênes, joli village dont je me souvenais bien166, maman m’y ayant emmenée, enfant, à des pèlerinages que l’on faisait là peut-être en concurrence à Sainte-Anne-de-Beaupré du Québec167 ou, au contraire, pour se joindre en esprit au vieux sanctuaire. C’était un peu loin de la ville, à près de cinquante milles. Mais Dédette s’arrangea pour y aller souvent, mettant à contribution chacune de ses connaissances qui avait une auto et arrivant là-bas avec un gâteau de fête pour Clémence ou une paire de bas, ou une belle petite robe de chambre rose qu’«une de nos sœurs» avait dénichée «pas cher» au sous-sol chez Eaton. Restée sur sa faim, Dédette satisfaisait bien un peu aussi son besoin de trotte qu’elle avait chevillé au corps comme tous dans notre famille.
Et c’est ici que devrait s’intercaler l’épisode de la venue de Clémence et Dédette chez moi qui leur trouvai une maisonnette à côté de mon chalet que j’habitais déjà depuis plusieurs années à Petite-Rivière-Saint-François, en Charlevoix, les gardant trois semaines en visite − grande heure de lumière, d’été, de frémissement incomparable de la joie, avant les heures sombres à venir presque tout de suite sur le pas du bonheur168. Mais il faut en remettre la narration à plus tard, sans quoi la pauvre derviche va se mêler dans les fils de ses histoires croisées et entrecroisées. Pour le moment, restons à la haute fenêtre de la petite chambre, à l’infirmerie, par laquelle je contemple le ciel serein et revois le branle-bas, l’agitation, l’enrégimentation de bonne volonté à laquelle a donné lieu, sans le vouloir, la petite vie en apparence inutile de Clémence.
Cela n’alla pas très bien longtemps à Sainte-Anne-des-Chênes. Clémence s’y ennuyait, malgré tout. Alors Adèle survint qui lui peignit qu’elles seraient mieux toutes deux ensemble dans un petit appartement à Saint-Boniface. Pour la première fois de sa vie, je pense, Dédette m’appela par téléphone interurbain. Elle en était surexcitée, la voix haute, aiguë: «Imagine-toi qu’Adèle veut faire sortir Clémence de Sainte-Anne où j’ai eu tant de peine à la faire entrer169. Une fois sortie, on ne la reprendra jamais.»
— − Il ne faut pas laisser faire cela, dis-je. Il faut empêcher cette folie à tout prix. — − Mais comment! me cria Dédette, du Manitoba.C’était vrai! Comment! Nous n’avions même pas de mandat signé par Clémence pour nous autoriser à veiller à son bien-être. Pour l’instant elle était libre de faire son malheur.
— − On va prier, me dit Dédette, avant de raccrocher. Qui sait! Ça peut marcher, cette fois-ci.Cela ne marcha pas plus qu’avant. Ces deux pauvres femmes qui s’aimaient, ayant pitié au fond l’une de l’autre, ne savaient que s’écorcher mutuellement les nerfs. En toute bonne volonté sans doute, Adèle, pour corriger les effets de la surprotection dont nous avions peut-être entouré Clémence, entreprenait de défaire notre travail, allait trop loin dans l’autre sens, sermonnait: «T’es capable de faire ceci. Apprends à te débrouiller…» tout cela provoquant bientôt l’affolement chez Clémence, dont la résistance nerveuse s’effondrait inévitablement à chaque assaut un peu dur de la vie. De plus, Adèle, comme notre vieux père, lente à se mettre en branle le matin, revivait vers le soir. Elle se faisait alors du café fort, aimait aller et venir, marcher sans fin une partie de la nuit, méditer, retrouver le passé, écrire ses souvenirs... tandis que Clémence «couchée à l’heure des poules» essayait de dormir. Au petit matin, Adèle vaincue par l’excitation et la fatigue aurait voulu dormir, et Clémence, n’en pouvant plus de rester au lit, avait envie de «bardasser» un peu. Le plus cruel fut peut-être que ces deux créatures aimèrent encore mieux pendant longtemps souffrir l’une par l’autre que chacune seule de son côté. Dédette voulait m’épargner. Elle mit du temps à m’avouer ce qui se passait et dont je me doutais. Un soir, du Manitoba, elle me cria, tout en déroute:
— − J’ai dû faire entrer Clémence à l’hôpital. Inquiète-toi pas trop.Et elle continua, vite, parce que le téléphone ça coûte cher, me disant que c’était peut-être un mal pour un bien… puisque, par l’entremise d’«une de nos sœurs», elle avait fait voir Clémence par un psychiatre; il avait dit tout de suite: «Il faut la faire entrer dans une bonne institution.» C’était déjà presque chose faite, l’endroit était trouvé. Des Sœurs de la Providence, très dévouées, dirigeaient ce foyer… «et nos sœurs connaissent leurs sœurs...»
— − Où? ai-je enfin pu demander.Il y eut un silence. Au prix qu’il représentait, il me donna la mesure de l’embarras de Dédette.
— − Otterburne, soupira-t-elle, loin au-delà des Grands Lacs, au-delà d’une partie de la plaine manitobaine170. — − Mon Dieu!Je revoyais le petit village si reculé qu’on l’avait toujours dit menacé d’être tôt au tard oublié pour de bon. Je revoyais les petites routes sombres et croyais y voir errer une silhouette solitaire qui serait peut-être Clémence telle qu’on la verrait passer dans son ennui, en cherchant, elle aussi, à rattacher les fils de sa vie.
— − Y a-t-il au moins un autobus pour aller là? — − Non... mais une de nos sœurs y a sa famille. Ils viennent assez souvent la chercher. J’aurai des occasions. Et puis, si on ne prend pas la place on n’en aura pas d’autre.Je ressentis qu’elle était à bout d’usure.
— − C’est bien, Dédette. Fais pour le mieux. Fais comme tu penses.Et ça n’avait pas été si mal. Les Sœurs de la Providence, peut-être pas des plus savantes ni des plus cultivées, mais habiles à consoler l’être souffrant, eurent assez vite commencé à apprivoiser Clémence. Un médecin coréen venu jusque-là Dieu sait du bout de quelle vie la soigna presque mieux qu’elle ne l’avait jamais été, l’apaisa avec des paroles sages et des remèdes pas trop durs. Le grand air aida. On disait qu’elle avait beaucoup repris, lorsque je la revis pour la première fois depuis longtemps alors que Sœur Ross, supérieure du foyer, me l’amena au couvent pour une visite à moi-même aussi bien qu’à Dédette agonisante. Je n’en éprouvai pas moins un grand choc à la vue de cette petite silhouette chétive, le visage tout creux, sans son dentier qu’elle ne voulait pas porter, les yeux, par ailleurs, immenses, chercheurs, un peu déroutés, comme si le léger voile entre elle et la vie que mettait le Largactil n’arrêtait plus guère l’esprit de chercher sa vieille souffrance. Je me demandais comment lui apprendre que Dédette n’en avait plus pour longtemps, et même s’il fallait le lui dire. Nous sommes entrées ensemble dans la petite chambre. Clémence a compris au premier coup d’œil. Je l’ai vu à un étrange réveil de lucidité dans les yeux ternis. Mais elle s’est bien maîtrisée. Elle a même bougonné, selon son habitude, sur le manger «chez ces Sœurs-là». Mais elle avait bougonné sur la nourriture partout où elle avait passé, et nous pensions que c’était chez elle une marotte. Un jour, bien plus tard, je goûtai, au foyer, à ce qu’il y avait dans son assiette, et, doux ciel! ce n’était pas mangeable. Je pense savoir maintenant qu’en aucun foyer d’accueil, en aucun hôpital, nulle part où il y a des masses d’êtres à nourrir en bloc, on ne leur distribue des repas vraiment appétissants.
La porte franchie, elle se tourna vers moi et me demanda avec ce semblant d’indifférence que donnent les calmants et qui est peut-être la pire forme de la douleur:
— − On ne va pas la garder, hein, notre Dédette?Je la pris dans mes bras. Ce fut comme si je serrais contre moi un petit paquet de vêtements au milieu duquel se débattait faiblement une grande souffrance ligotée.
Je la reconduisis à l’entrée où nous attendait Sœur Ross. Elle me promit: «Je vous la ramènerai la semaine prochaine.»
— − C’est beaucoup de bonté, ma sœur. — − Pas du tout. À tout bout de champ on a besoin de venir en ville. Autant en faire profiter notre Clémence.Elle avait un bon visage, un bon parler de franche campagnarde saine. J’étais loin de me douter alors que j’allais apprendre à tant l’aimer pour la perdre elle aussi au bout de peu d’années. Maintenant, quand je me mets à aimer quelqu’un, j’ai très peur puisque cela semble n’être plus jamais pour longtemps. Je dis à Clémence en la quittant que je tâcherais d’aller la voir à Otterburne.
— − Si tu peux, dit-elle.Finalement je n’y allai pas cette fois. Qu’est-ce qui m’en empêcha? Sans doute quelque chose qui alors me paraissait avoir de l’importance: des épreuves à corriger, la traduction en anglais d’un de mes livres à revoir avec le traducteur. Mes livres m’ont pris beaucoup de temps dérobé à l’amitié, à l’amour, aux devoirs humains. Mais pareillement l’amitié, l’amour, les devoirs m’ont pris beaucoup de temps que j’aurais pu donner à mes livres. En sorte que ni mes livres ni ma vie ne sont aujourd’hui contents de moi.
À la haute fenêtre, je sortis d’une rêverie née d’une autre rêverie m’ayant conduite à travers l’espace et les années, elle-même peut-être n’ayant pas duré deux minutes. Je revins auprès de Dédette .
— − Au sujet de Clémence , lui dis-je, je voudrais que tu te sentes tranquille. S’il arrivait que… tu ne puisses plus t’en occuper, je prendrai la relève. C’est bien mon tour.Si j’avais pensé amener la paix en elle par cette promesse, je me trompais étrangement, ayant encore tout à apprendre de ma sœur et, par elle, un aspect au moins de l’insondable que reste pour nous la mort. Je vis apparaître dans ses yeux la vive détresse de qui se voit abandonné à la mort puisque les vivants prennent maintenant à leur charge les devoirs restant à cette âme à accomplir. Je compris à cet instant par les yeux de Dédette que le pire de la mort est de se sentir abandonné. Ses yeux me disaient, sans qu’elle sût qu’ils me le disaient: Moi, je meurs et toi, tu vas vivre et tous les autres vivront. Et ainsi nous sommes déjà à jamais séparés, d’une autre espèce, chacune de son côté. Et je ressentis cela comme si vrai que j’eus honte de penser que j’allais consentir à vivre, elle morte, que j’y avais consenti après toutes les morts qui m’avaient touchée. Si nous nous étions vraiment aimés, me disais-je, au premier d’entre nous qui est parti, les autres seraient partis avec lui. Si nous nous aimions enfin, nous ferions une immense ronde pour entrer ensemble dans l’océan allant, la main dans la main, vers le Créateur, et le priant: «Ne nous prends plus un à un, depuis le temps que ça dure, mais tous en une fois.» Et il me parut que Dieu n’attendait que cela pour s’attendrir sur ses créatures et sur l’amour qu’elles se portent l’une à l’autre.
Tout à coup, le téléphone, à mon coude, sonna, et je tressaillis, ramenée à ma chambre d’hôtel du voyage au pays des arbres-cierges où souffle un vent de désespoir, en passant par la petite chambre sous le haut ciel du Manitoba et, de là, à un passé encore plus profond duquel montait encore la voix de ma mère morte depuis tant d’années et qui demandait toujours: «Qui prendra soin de mon enfant malade?» Un coup d’œil à la pendulette me renseigna! Le voyage avait duré quinze minutes peut-être. Pourtant j’y avais accompli un plus long trajet qu’au cours de mes envolées en avion mises bout à bout. Quel chassé-croisé que ce chemin de la mémoire!
Je décrochai l’appareil. J’entendis une voix douce, aimante, pareille à une eau tiède sur le feu d’une blessure. C’était Sœur Berthe Valcourt . Elle se trouvait être supérieure du couvent de Saint-Boniface lors du décès de Dédette. Ma sœur lui était morte dans les bras, tôt, un lundi matin. Elle avait ouvert les yeux au plus grand, m’avait raconté Sœur Berthe, «comme quelqu’un qui va appeler au secours», puis elle l’avait reconnue, avait murmuré: «C’est étrange... étrange...» et, revenant d’une surprise comme sans limites, avait tout juste eu le temps de prononcer le nom de Clémence. Et elle dormait à jamais171.
Quelques jours plus tôt cependant, en toute lucidité, elle avait bel et bien confié Clémence à Sœur Berthe. «Gabrielle, au loin, lui avait-elle dit, dévorée déjà par tant d’obligations, son courrier, ses livres, son public, et délicate aussi de santé, comment ferait-elle pour accourir sans cesse voir aux besoins de Clémence?»
Sœur Berthe avait accepté comme allant de soi la responsabilité de Clémence.
J’entendais maintenant sa voix apaisante me proposer:
— − J’en ai fini un peu plus tôt que je ne pensais avec mon colloque. Nous avons bien encore près de deux heures de clarté avant la nuit. Et j’ai l’auto de la communauté. Est-ce que cela vous le dirait de faire une course à Otterburne aller embrasser Clémence?Si cela me disait!
Trois minutes plus tard, j’étais déjà à la porte d’entrée de l’hôtel, quoique Berthe m’eût averti qu’elle mettrait bien un quart d’heure à y être.
XIVEst-ce assez curieux cette façon qu’a la vie de se répéter, parfois, comme pour une séance qui aura lieu un jour, la première répétition nous donnant le sentiment du déjà vu et la suivante, beaucoup plus tard, nous jetant dans la plus étrange confusion: «Est-ce maintenant que je sais ce que je pensais savoir alors? Ou est-ce que j’ai alors su ce que je sais maintenant?»
De toute façon, au sortir de la ville, Berthe a manqué la route principale, et nous nous sommes trouvées engagées dans les petites routes secondaires de mon passé, qu’elle-même, bien plus jeune que moi, et toujours pressée, ne connaissait même pas. Elle en était chagrinée. «Depuis le temps que je vais à Otterburne voir Clémence, c’est la première fois que je manque la route directe.» Je souriais vaguement, un peu coupable. Ce ne pouvaient être que moi et mes souvenirs qui avions influé sur elle. Ou bien je l’avais distraite en parlant trop. Toujours est-il que nous naviguions dans ce qui était pour elle de l’inconnu. Moi, je me situais bien et même, cette fois, dans l’exacte saison. Car, à n’en pas douter, c’était le doux automne, le premier, avec les récoltes, alors que les champs de blé, hauts et dorés sous la frémissante lumière de fin de jour, ondulent légèrement au vent d’ouest. Malgré toutes les peines qui s’étaient accumulées dans ma vie depuis mon dernier passage dans cette région, je n’en éprouvais pas moins, à revoir onduler les blés, un élan de joie, un peu triste, si je peux dire, car c’était ma jeunesse, au loin, qui me tendait une petite part − ou plutôt le souvenir de son infini bonheur.
Bientôt Berthe m’avoua que nous étions perdues.
— − Ces petites routes-là, fit-elle, me déroutent. — − Elles m’ont toujours enchantée, dis-je, et c’est sans doute le diable qui vous y a poussée pour me faire plaisir. — − Le diable!Le crépuscule s’avançait vite et noyait la plaine comme sous une eau bleu sombre où ne surnageait rien de précis.
J’entendais dans mon souvenir la voix du grand Gilles: «Otterburne! Où est-ce que ça se loge?» − «Là-bas, monsieur, ne voyez-vous pas les lumières?»
— − Pourtant nous en sommes toutes proches, insista Sœur Berthe. J’ai l’impression d’en avoir fait le tour et manqué l’entrée. — − N’y a-t-il pas, lui demandai-je, en tout et pour tout trois réverbères au village? — − Je pense que c’est cinq ou six maintenant, dit-elle, mais il y a le foyer à trois étages qui doit être tout éclairé à cette heure-ci. D’habitude, on le voit de loin.Je me mis à le chercher des yeux. Avec ses trois étages éclairés il devait être facile en effet à repérer dans la sombre plaine unie.
J’en vis la lueur, au bout de peu de temps.
Sœur Berthe s’en émerveilla.
— − Vous avez de bons yeux. — − C’est que je me suis entraînée toute jeune à scruter la plaine à cette heure. — − Qu’y cherchiez-vous déjà? me demanda-t-elle, à la fois amicale et curieuse.Je répondis, l’esprit au loin:
— − Le bonheur! Maman disait toujours qu’un jour sûrement il passerait par chez nous. De peur qu’il ne se trompe de route, j’allais l’attendre au coin de notre petite rue Deschambault, le coin qui donnait sur l’espèce de campagne que nous avions alors là-bas, en ce temps-là, et que je pensais être déjà la plaine parce qu’on voyait loin172. Il ne me semblait pas possible que le bonheur pût venir d’ailleurs qu’à travers ce grand paysage de songe. — − À pied? demanda Berthe à voix très basse pour ne pas effaroucher mes souvenirs. — − Sûrement, à pied. Et je le reconnaîtrais en le voyant... Plus tard, vers l’âge de quatorze ou quinze ans, j’ai encore souvent été l’attendre au bout d’une petite route de terre chez mon oncle Excide173, qui devait être sur le sommet d’un plateau, car, tout à coup, au sortir des buissons, elle laissait entrevoir une immensité de ciel et de terre qui me donnait l’impression que le monde était à moi. — − L’avez-vous jamais entrevu? demanda Berthe à voix encore plus basse. — − Il y avait un arbre, au loin dans les deux cas, qui ressemblait à un être en marche, et j’ai longtemps pensé que ce pouvait être lui. Seulement il restait toujours au même point, comme s’il s’était arrêté pour réfléchir et ne se décidait plus à repartir.Nous arrivions devant le perron du Foyer dont la façade presque en entier éclairée traçait comme une brillante constellation étrange à la fin du village à demi laissé dans l’ombre et guère plus vivant qu’au temps où j’y étais venue pour la première fois. J’entendais nos rires fous en arrière-plan à tant de malheurs survenus depuis, que je n’aurais su les compter.
Ce que cette grande maison érigée presque en plaine nue contenait d’usure du corps, de l’esprit, de vies abandonnées, mises à l’abri pour toujours, enfermées, oubliées, je ne l’ai heureusement appris que plus tard, en même temps, par bonheur, que j’apprenais la bonté humaine sans faille qui s’employait à y soulager tant de détresse.
Sœur Berthe m’accompagna au deuxième jusqu’à la chambre de Clémence. Elle m’y laissa. Je frappai un petit coup. J’entendis une voix morne me dire d’entrer.
Elle était assise dans la pénombre au pied de son lit, sur une couverture grise proprement pliée en quatre, comme on imagine les prisonniers le soir dans leur cellule. Elle semblait faire partie de l’immense crépuscule, maintenant presque bleu nuit, qui entrait librement par la fenêtre, ici également tout en hauteur. Je distinguais à peine ses traits mais très bien pourtant qu’elle était maigre à faire peur, le visage infiniment petit et tout le corps tassé sur lui-même, comme voulant prendre le moins de place possible en ce monde, en disparaître peut-être. Elle avait cependant bien tenu le coup aux funérailles de Dédette. Elle s’était montrée convenablement vêtue, recevant dignement les condoléances et ayant pour remercier chacun un mot tout à fait approprié. C’est vrai qu’elle se sentait alors de la famille encore... tandis que dans ce village perdu elle devait avoir le sentiment que nous l’avions abandonnée.
J’en eus un tel coup au cœur que je ne savais vraiment comment amorcer la conversation avec cette pauvre enfant qui avait à peine tourné la tête vers moi lorsque j’étais entrée.
— − Veux-tu que j’allume? lui demandai-je doucement.Elle haussa légèrement l’épaule.
Se croyait-elle de retour au temps de notre plus grande pauvreté, quand maman nous priait de retarder le plus longtemps possible d’allumer l’électricité? «Tant qu’il y a encore quelque faible lueur dans le ciel, disait-elle, on peut attendre.» Ou cette pénombre douce plaisait-elle à sa mélancolie comme, au fond, elle m’avait toujours plu?
— − Allume si tu veux, fit-elle sans intérêt, mais il fait encore assez clair. — − Tu as raison, dis-je.Je m’assis auprès d’elle, cherchai à l’attirer contre moi et la sentis toute raidie. C’est à peine si elle se laissa embrasser la joue, sans, au reste, quitter de l’œil l’infini crépuscule qui n’en finissait pas d’entrer à flots lents dans cette chambre si petite pourtant. Un bras tout juste passé à sa taille, je me pris à regarder le ciel avec elle, en silence, le trouvant de la couleur de notre âme. J’étais assise sur un bout de la vilaine couverture grise, provenant sans doute d’un Surplus de l’armée. Je commis la maladresse de m’en prendre à cette couverture ou plutôt à celui ou celle qui, pour s’en débarrasser sans doute ou la faire servir malgré tout de présent, en avait fait cadeau à Clémence. Assez souvent on lui donnait des vêtements dont on ne voulait plus et elle, parce qu’elle s’imaginait peut-être qu’ils lui avaient été offerts par générosité, se refusait à s’en défaire. Ou bien, sans illusion, elle s’attachait quand même à ses vieilleries pour une raison obscure que nous n’arrivions pas à comprendre. Mais je sais maintenant que les êtres tristes se plaisent à s’entourer de vieilles choses ternes et sans grâce.
— − Je t’en achèterai une autre bien plus jolie pour le pied de ton lit, Clémence . En voudrais-tu une rose?Sa main étreignit la laide couverture comme une bonne et fidèle amie en ce monde.
— − Elle est chaude et encore bonne, dit-elle. Puis après un silence elle ajouta: Qu’est-ce que le rose me donnerait de plus?Je me crus tenue d’expliquer que maintenant nous n’étions plus pauvres et pouvions nous accorder des fantaisies.
— − J’ai assez d’argent pour te gâter, enfin, Clémence. — − L’argent! dit-elle en dérision, et elle eut l’air de repousser du regard, de tout son visage amenuisé, ce qui n’avait rien pu pour les hommes au fond de leur détresse, et elle me demanda − et je ne sais toujours pas si ce fut une remarque enfantine ou, au contraire, dictée par une profonde sagesse: Trouves-tu que ça aide?Moi-même alors auprès d’elle ne fus plus sûre de rien. Il est certain que rien n’ébranle notre confiance comme d’être auprès de quelqu’un qui n’en a pas, et c’est peut-être pourquoi l’on ne peut le supporter.
— − Tu vas voir, lui disais-je comme on dit toujours en pareil cas, tu vas remonter, Clémence. Je vais t’aider. Tu vas revenir.C’est que je n’en pouvais plus de la retrouver dans cet état. Je m’en faisais reproche. J’en adressai aussi en silence aux autres. Nous avions encore dans la ville des amis, des cousins, des cousines qui disaient m’aimer. Pourtant aucun d’eux, par égard pour moi sinon pour Clémence, ne s’était donné la peine de venir lui rendre visite. Ils se défendaient: «Otterburne est trop loin. Il n’y a pas d’autobus pour y aller. C’est au bout du monde.» Ils l’avaient de son vivant traitée comme si elle eût déjà été sous terre. Mais avais-je fait mieux moi-même, occupée à écrire mes histoires comme si c’était là mon devoir essentiel? En fait où était-il, ce devoir essentiel? Ou bien chaque devoir l’était-il à tour de rôle et fallait-il se jeter de tous les côtés à la fois pour essayer de les apaiser l’un après l’autre qui crient ensemble de tous les points?
Je dis à Clémence comme pour me faire pardonner:
— − Tu sais, je suis venue expressément du Québec pour te voir.Elle demanda, sans beaucoup d’intérêt:
— − T’aimes ça, ton Québec? — − J’y ai fait ma vie, lui dis-je. — − La mère en venait, le père aussi, murmura-t-elle, comme si je ne le savais pas, ou peut-être plutôt pour s’en pénétrer elle-même telle une étrange vérité dans sa vie de solitaire. — − Y viendrais-tu vivre avec moi, ou près de moi, si je venais te chercher?Elle fixait toujours le ciel qui s’assombrissait lentement, lentement, un peu comme on rêve d’une vraie patrie à la fin des temps.
— − Non, me dit-elle, le père est ici, la mère est ici; ils sont ici pour toujours dans le cimetière; je reste avec eux.Puis elle me rappela avec une certaine défiance:
— − Il reste une place dans notre lot de famille, dans le vieux cimetière de la cathédrale. C’est là que je veux que tu m’enterres plus tard174. — − Je le ferai, ma Clémence.Alors elle parut un peu apaisée, et je voulus changer de sujet.
— − En attendant, il faut t’habiller en neuf. Demain matin, nous viendrons te chercher, Sœur Berthe et moi, pour t’emmener chez Eaton. J’aimerais t’acheter deux ou trois jolies robes, un manteau, des souliers...Elle me laissait dire, perdue dans une profonde mer d’indifférence. Que lui importaient souliers, bas, beau sac neuf, parapluie de soie? Aux dernières lueurs de cette fin de jour entrant encore par la fenêtre en ondes atténuées, je voyais que ses yeux étaient sans espoir. Beaux encore, d’un brun sombre, humides de vie, ils n’en étaient pas moins vides de ce qui fait vivre et dont on ne sait pas au fond ce que c’est. J’en éprouvai une peine aiguë. Sans réfléchir qu’en cette vie l’espoir est chaque jour trompé, tout à coup c’était ce que je voulais à tout prix ramener dans les yeux de ma pauvre sœur. Je ne savais pas le prix que je devrais y mettre; les nombreux voyages de Québec jusqu’à ce pauvre petit village oublié, les innombrables lettres que j’écrirais, l’inlassable encouragement de chaque jour, mais surtout, surtout que, cette âme ramenée à l’espoir, je lui serais encore plus obligée que jamais, car abandonne-t-on qui on a «sauvé»?
Je la quittai dans cette pénombre bleutée que Clémence ne voulait pas interrompre même pour mieux me voir avant mon départ.
Sœur Berthe m’attendait dans l’auto. Elle m’apaisa avec de bonnes paroles consolantes. Clémence n’avait pu être que très craintive, au départ, de me retrouver après tant d’années d’absence. Elle était ainsi effrayée de tout changement à sa routine, de toute émotion qui en faisant irruption dans le vase clos de sa vie ne pouvait que provoquer de grands remous. Mais elle s’habituerait peu à peu. Déjà demain, sans doute, je la trouverais un peu moins rétive. Et ce ne serait pas si long au fond qu’elle se réveillerait à l’affection.
J’écoutais Sœur Berthe dans la plus vive surprise. On eût dit qu’elle me parlait de sa propre sœur autant que de la mienne, la connaissant pour ainsi dire maintenant mieux que moi-même la connaissais.
Curieuse contrepartie parfois de la peine! Dédette, ma sœur très aimante, la plus habile toujours à me consoler, à peine m’avait-elle été enlevée qu’une autre m’était donnée, une étrangère pourtant, mais tout aussi proche et tendre. Dédette, avant de mourir, l’avait-elle su, voulu peut-être? Je croyais me rappeler des regards vers la fin de sa vie qui annonçaient, au plus déchirant de notre séparation, une mystérieuse consolation à en naître.
Doucement Sœur Berthe me serra la main. Puis nous avons démarré. À peine un instant plus tard, au tournant du chemin reliant le village au highway, surgit à notre vue, bien en évidence, découpé sur le bleu sombre du ciel, le panneau indicateur: Otterburne.
Nous avons échangé un sourire quelque peu furtif, légèrement amusé.
— − Ainsi il est malgré tout sur la carte, dis-je. — − Et par la grand-route que je ne manquerai plus, dit Sœur Berthe, à trente milles seulement du couvent. Nous reviendrons souvent. Et bientôt tu verras Clémence reprendre vie.La grande eau profonde du crépuscule donnait à penser qu’elle avait à présent envahi la terre entière. Sous l’effet de sa longue magie, je me sentais peu à peu commencer à m’apaiser. Étaient-ce des bribes de mon vieux rêve de jeunesse qui me revenait, suscité par cette heure d’ensorcellement? Je scrutais ce bleu minuit unissant le ciel à la terre, et m’imaginais que demain, en effet, serait meilleur.
XVMaintenant, pour retrouver le fil de mon histoire, il me faut retourner loin en arrière, avant les grands malheurs, au temps sans doute le plus abrité de ma vie, où je me trouvais pourtant des raisons de ne pas me croire heureuse, et m’apprêtais à tout quitter, m’entendant appeler jusqu’au fond de notre petite rue Deschambault par la pressante invitation de ces pays lointains qu’on nommait alors avec tant de respect les «vieux pays». Ceux de nos ancêtres les plus anciens.
Je mis sept années − huit si je compte Cardinal − à épargner, sou par sou, la somme dont je pensais qu’il me faudrait disposer pour envisager mon départ. J’eus environ huit cents dollars à la banque. J’atteignis presque neuf cents en y ajoutant les petites sommes provenant de la vente de ma bicyclette, de mon manteau de fourrure et de quelques autres objets. Maman s’alarmait de me voir me départir de ces choses auxquelles elle savait que je tenais. J’avais beau lui dire que je ne partais que pour un an – ce que je croyais alors fermement − elle me voyait agir comme quelqu’un qui coupe ses ponts derrière soi ou tourne une page de sa vie.
Comment au juste avait grandi et poussé ce projet de départ pour l’Europe, et pourquoi s’était-il à la fin emparé de moi jusqu’à me mener sans pitié, je serais encore en peine de le dire. Au fond, je n’en sais toujours pas grand-chose, et alors, je suppose, n’y comprenais vraiment rien. C’était, ce devait être un des ces appels mystérieux de la vie auxquels on obéit les yeux fermés, à moitié confiance, à moitié détresse. Je courais donc après quelque chose, mais quoi! Mes petits écrits jusque-là valaient si peu. Aurais-je osé me réclamer d’eux pour annoncer que j’entendais me donner à la tâche d’écrire? Non, je n’en convenais pas, même à mes propres yeux. Dans le fond de ma conscience, toutefois, je croyais parfois distinguer une vision de moi-même dans l’avenir où je me voyais, non pas devenue écrivain, mais m’efforçant, m’efforçant d’y parvenir. Et peut-être est-ce là une des visions les plus justes que j’ai jamais eues des choses. En ce qui me concerne aussi bien qu’en ce qui concerne tous.
Cependant, j’avais eu quelque succès comme actrice dans nos troupes d’amateurs, au Cercle Molière175 d’abord où j’avais joué dans Le Chant du Berceau176, Les Sœurs Guédonnec177, Blanchette de Brieux178, Le Gendre de Monsieur Poirier179; ensuite en anglais, au Little Theatre de Winnipeg180. Naïvement je me croyais du talent pour le théâtre − et peut-être en avais-je un peu. Toujours est-il que je disais − car il faut toujours fournir aux autres une explication plausible de nos actes − que je m’en allais étudier l’art dramatique à Londres et à Paris. On me trouvait déjà bien téméraire, bien «tête montée», de me livrer ainsi à l’inconnu. Qu’en aurait-il été si j’avais avoué la vraie raison qui était d’aller voir comment était le monde de l’autre côté de la colline à l’ombre de laquelle j’avais vécu, escomptant de cette découverte qu’elle me révélerait ce que j’attendais sans le connaître?
Toutefois, cette volonté de partir ne me semblait pas venir de moi seule. Souvent elle me paraissait émaner de générations en arrière de moi ayant usé dans d’obscures existences injustes l’élan de leur âme et qui à travers ma vie poussaient enfin à l’accomplissement de leur libération. Serait-ce donc le vieux rêve de mon enfance, qui me tenait toujours, de venger les miens par le succès? J’aimais me le faire accroire à travers les mois de tourment que je vécus alors. Car souvent cet avenir si étrange vers lequel je me forçais à avancer me terrifiait. De ma petite rue Deschambault encore si agreste, si paisible, j’en embrassais subitement l’ampleur, l’inconnu, telles d’immenses brumes au loin que perçaient pourtant sans les dissiper d’intenses lumières, et je désirais reculer mais déjà il était trop tard. J’avais mis l’inévitable entre moi et ma peur comme j’appris alors à le faire pour me protéger des tergiversations à l’infini.
Ce serait donc ma dernière, tout au plus mon avant-dernière année d’enseignement. J’avais toujours ma classe des tout-petits. J’étais à l’aise avec mes petits immigrants, comme eux paraissaient l’être avec moi; un subtil sentiment d’être tous ensemble des étrangers − étrangers en tout cas à quelque chose d’absurde dans la vie qui la gâtait pour les hommes − nous unissait parfaitement.
Étonnamment, maman, après une lutte d’arrache-pied pour me garder, tout à coup céda. La fin de sa résistance, je l’ai racontée dans La Route d’Altamont et, quoique ce soit en partie romancé, c’est-à-dire transcendé, il reste que j’ai mis l’essentielle vérité dans ce récit et ne veux plus revenir sur cette vieille douleur181. Maman s’était plus facilement résignée que je ne l’aurais cru à vendre notre maison. Ce que je n’ai pas bien compris alors, par manque d’expérience, c’était qu’elle était usée par la lutte, mais seulement en ce qui avait trait aux possessions matérielles, car plus tard, je la verrais, pourtant encore plus usée, trouver en elle l’énergie de venir me rendre visite à Montréal182. Que de fois nous la verrions encore, et même juste avant sa mort, accourir à l’appel de ses enfants en danger ou malheureux.
D’ailleurs, il eût été impossible de garder notre maison. J’étais la seule de la famille, à part Adèle, durant ces années de dépression économique, à toucher un salaire permanent, et même Adèle, je crois me rappeler, fut quelquefois sans école au cours de ces années terribles. J’en étais, au bout de sept années à l’Instiut Provencher , à un traitement de quatre-vingt-quinze dollars par mois, pour dix seulement de l’année, moins la retenue, durant les deux ou trois dernières années, destinée au fond de retraite. J’étais loin de penser alors que deux ans plus tard quand, de retour d’Europe, j’hésiterais cruellement dans ma misérable chambre de la rue Stanley sur la décision à prendre: reviendrais-je au Manitoba? resterais-je à Montréal?... la récupération de cette petite somme me sauverait pour ainsi dire la vie.
Pour l’instant, nos impôts fonciers et scolaires non acquittés depuis deux ans, auxquels s’ajoutait l’intérêt composé, atteignaient une dette de plus de mille dollars. Nous devions aussi beaucoup au marchand de bois et de charbon.
Mon frère Germain, sans école, s’était vu contraint, pour n’être pas du moins à notre charge, d’accepter un poste temporaire au Collège de Saint-Boniface alors en si mauvais état financier qu’il ne pouvait offrir à mon frère, en retour d’une vingtaine d’heures de cours par semaine, que ses repas, le gîte et un peu d’argent de poche. Mon frère réduisit sa ration de tabac à presque rien, et passa l’hiver dans un manteau usé à la trame. Il me semble que de la main, souvent posée en travers de l’entrecroisement vers le milieu du manteau, il cherchait à en dissimuler la partie la plus élimée − geste en tout cas que nous ne lui avions pas connu avant. Quand il obtint enfin une école en Saskatchewan, je dus lui avancer le prix du billet de chemin de fer, et je me rappelle encore aujourd’hui la somme exacte, tant, je suppose, elle m’avait paru énorme: dix-neuf dollars cinquante. Sa femme , au cours de l’année que Germain passa à Saint-Boniface, avait réussi, elle, à se dénicher une école de plusieurs classes dans une région isolée, pour un salaire qu’on n’eût jamais osé offrir à un homme, mais à une femme on le faisait alors sans trop de gêne. Sur ces soixante dollars par mois, elle devait se loger, se nourrir, se vêtir, élever leur petite fille de deux ans qu’elle gardait auprès d’elle et pourvoir, bien entendu, à leurs frais de voyage et à ceux de la maladie s’il en survenait. Germain partit, tout réjoui, en Saskatchewan. Le poste qu’on lui offrait ne se trouvait guère éloigné de celui de sa femme. Il allait pouvoir rendre visite à sa petite famille en fin de semaine. Un fermier voisin lui loua à prix raisonnable un ancien buggy et une tout aussi vieille jument qui n’allait pas souvent plus vite qu’au pas183.
Antonia m’a souvent raconté comment, sa classe à elle terminée, le vendredi soir, elle prenait la petite Lucille par la main, toutes deux marchant à une assez bonne distance de la maison pour aller s’asseoir au sommet de la seule butte qui se trouvât au milieu du pays plat, tel justement un poste de guet. Au loin, elles voyaient enfin apparaître l’équipage à une allure bien lente au gré de celles qui attendaient sur la butte comme au reste à celui qui venait. Parfois, vers la fin du trajet,Antonia croyait voir le fouet remonter comme sous le coup de l’impatience. Mais Germain avait toujours été tendre envers les bêtes. Il ne pouvait se résigner à brusquer la vieille bête de ferme. La lanière retombait plutôt comme une caresse sur la large croupe de Flossie. Malgré tout, je pense que tous, cette année-là, l’enfant, le père, la mère, se prirent d’affection pour Flossie dont ils parlèrent longtemps plus tard avec une curieuse insistance comme d’une vieille amie des temps durs.
Bientôt, du petit monticule, l’enfant adressait des signes d’amitié et de joie à son père. Antonia et Germain regardaient simplement, avec impatience, la distance entre eux peu à peu diminuer.
Ces deux-là durent attendre, pour réaliser leur modeste rêve de travailler côte à côte dans une même école, lui comme directeur, elle comme maîtresse des petites classes, d’avoir laissé derrière eux la moitié déjà de leurs vies.
Et c’est au cours de ces dures années, la misère y étant partout si bien répandue qu’elle paraissait normale, que je ne songeais plus, moi, qu’à prendre mon envol.
Finalement, maman avait trouvé un acheteur, et le marché se conclut vite, presque sans hésitation. Depuis que j’étais au monde, en tout cas certainement depuis l’âge de raison, j’avais entendu parler de cette inévitabilité de vendre notre maison. Cent fois le projet s’était rapproché à nous toucher de son aile sombre, puis s’était éloigné, nous laissant encore respirer en paix pendant quelque temps. Et tout à coup, c’était chose faite, il n’y aurait plus jamais à y revenir184. Quand maman m’apprit d’un ton calme pourtant: «J’ai vendu la maison...» je reçus un choc dont au fond je ne me suis jamais remise. Encore maintenant c’est toujours pour moi comme si ce jour-là elle m’avait dit: «Voilà, j’ai vendu une partie vivante encore de notre vie.»
Maman semblait pourtant dès lors accepter le fait mieux que je ne l’aurais pensé. Délivrée de tant d’objets, de meubles, de ce qui s’accumule dans une vie, elle se sentait peut-être enfin en disponibilité pour la première fois de son existence envers tant de choses qu’elle avait désiré accomplir, et il se peut que ce sentiment si nouveau pour elle l’eût allégée comme quelqu’un qui jette du lest. Elle sembla en tout cas presque mystérieusement rajeunie tout à coup et prête, on eût dit, pour une autre vie plus légère, plus aérienne, presque sans attache autre que celle du cœur.
Nous ne touchions pas une grosse somme pour notre maison, à peine plus, nos dettes acquittées, que pour assurer à maman pendant un an ou deux − jusqu’à ce que je revienne d’Europe185, pensais-je − une faible rente. Mais nous avions conclu avec le propriétaire actuel une entente qui nous plaisait: il nous louait à prix modique trois pièces, à l’étage de la maison, arrangées en un petit appartement commode.
C’est sans doute parce que, somme toute, nous restions chez nous que j’ai moins souffert que je ne l’aurais cru, le premier choc passé, de la vente de la maison où j’étais née le 22 mars 1909, où j’avais rêvé mes rêves les plus persistants qui encore aujourd’hui me mènent, fatiguée comme je suis de courir vers leur illusoire beauté. Maman disposait tranquillement et comme sans le regretter du surplus de notre ameublement: tapis, lampes, grande table de la salle à manger. Elle était engagée sur cette voie du renoncement qu’elle n’allait plus cesser maintenant de poursuivre jusqu’au jour de sa mort, où nous découvririons avec stupeur qu’elle ne possédait en propre guère plus que ne possède une vieille nonne liée par ses vœux de pauvreté.
Nous nous sommes donc installées, maman, Clémence et moi, pour une année encore ensemble, à l’étage, dans les trois pièces que nous avions nous-mêmes, quand nous étions propriétaires, tant de fois louées à des passants d’une semaine, d’un mois, ou à des gens restés avec nous pendant des années et devenus des amis.
«Au fond, disait maman, c’est presque mieux ainsi. Nous avons toujours nos arbres, notre petite rue, notre tranquillité, sans tous les soucis qui les accompagnaient.» Par bonheur, notre propriétaire tenait aussi à ces mêmes biens, et en prenait grand soin. En somme, nous avons été presque plus heureuses, devenus locataires dans notre maison.
Cet été-là, maman comme d’habitude alla passer la belle saison chez son frère Excide186. Moi, je gagnai Camperville, un tout petit village de rien du tout sur les bords du merveilleux lac Winnipegosis − l’un des plus limpides et aussi des plus tempétueux du Manitoba. J’y allais passer plus d’un mois chez une cousine que j’avais là-bas, Éliane, la fille aînée de mon oncle Excide et dont le mari, Laurent Jubinville, dirigeait la ferme-école rattachée à la mission oblate de la réserve indienne. La maison était seule au milieu d’un immense champ de cailloux, et il se dégageait de cet étrange paysage nu un sentiment de désolation. Mais au bord du lac, à écouter son chant inlassable, je me sentais consolée et heureuse. Éliane avait alors six adorables jeunes enfants, elle-même, une belle femme blonde, élancée, aux yeux bleus tout pleins de bonté, étant encore toute jeune et comme imprégnée des rêves candides de la jeunesse. Pour me distraire, pour rendre service, je faisais la classe à ses trois aînés. Ils s’attachèrent à moi d’une façon inoubliable. Ils désiraient apprendre comme je n’ai jamais vu enfants autant le désirer187. Quand j’écrivis, des années plus tard, La Petite Poule d’Eau, je mêlai beaucoup de détails et d’éléments pris à Camperville à ceux de la région de la Petite-Poule-d’Eau, les deux contrées ayant au reste beaucoup en commun. L’enfant Joséphine de La Petite Poule d’Eau me fut inspirée par la petite Denise de ma cousine Éliane qui, à peine âgée de cinq ans et demi, me suivait partout, dans l’escalier, au dehors, dans le champ de cailloux, son abécédaire à la main, me suppliant à chaque pas: «Cousine, montre-moi encore une autre page.» J’entends encore souvent leur douce petite voix chantante à tous: «Cousine, montre-nous comment faire. Montre-nous…» Les vrais enfants de La Petite Poule d’Eau, je les ai pris pour une bonne part, c’est certain, chez ma cousine de Camperville . De même que j’ai pris à Éliane, je m’en confesse, les yeux bleus «toujours un peu émus» ou tout «pleins d’émotion» de Luzina. Je passai là un doux été rêveur, en paix avec moi-même, oublieuse pour l’instant de mes projets d’avenir, contente tout simplement de l’instant présent, comme cela ne m’est pas arrivé tellement souvent187.
Je n’étais pas pour autant oisive. Je me réservais l’avant-midi pour mes écritures, car je ne désarmais pas et, toute mécontente que je fusse de ce que je composais, je me reprenais le lendemain. Je devais m’essayer la main alors avec des légendes indiennes issues de la réserve toute proche. J’ai essayé tous les genres avant de trouver le mien. J’écrivais des tas de pages dont j’ai gardé bien peu, déchirant presque tout au fur et à mesure, car, n’ayant qu’une valise, comment aurais-je pu rapporter toute cette paperasserie?
L’après-midi, j’appelais mes élèves à l’école dans la salle commune de la maison qu’Éliane nous avait attribuée. Un petit tableau noir, de la craie, quelques brosses à effacer que j’avais apportées faisaient la joie des enfants. Comme aux portes du paradis, les plus petits, au seuil de la salle, pleuraient «pour venir aussi à l’école». Le vendredi, nous y laissions entrer le petit Réal âgé de quatre ans, qui s’asseyait dans un coin et docilement suivait les leçons dans le plus complet silence.
Pour récompenser mon petit monde, je les emmenais tous, la classe terminée, à la baignade dans les froides eaux si propres du lac. Éliane ne l’aurait pas permis aux enfants sans surveillance, car les remous de la vague, même au bord, étaient dangereux. C’était donc pour ces petits une fête extraordinaire que de pouvoir enfin découvrir leur lac à moins de dix minutes de la maison. Nous revenions lavés, un peu alanguis, l’aîné portant dans ses bras la toute petite Marielle de deux ans aux cheveux dorés.
Le soir, j’enfourchais ma bicyclette et parcourais des pistes indiennes. Tracées sans doute depuis des générations et des générations, elles étaient toujours tranquilles, sinueuses, douces sous la roue ou au pied, et invitantes comme si elles eussent tout juste été découvertes. Le chant des feuillages m’accompagnait tout au long, telle une douce musique elle non plus jamais interrompue depuis que les «Sauvages» passaient par là.
Ces belles vacances prirent fin. Je rentrai retrouver ma classe à l’Institut Provencher. Ce serait définitivement ma dernière année d’enseignement. Maman, à la fin de septembre, n’était toujours pas rentrée. Les battages avaient été beaucoup retardés, cette année-là, par de fortes pluies. Maman ne voulait sans doute pas quitter son frère tant que ces lourds travaux ne seraient pas terminés. Mais je l’imaginais aussi consolée de la perte de sa maison par ce qu’elle retrouvait là-bas de constant, à jamais fidèle à son cœur, la terre, le haut ciel clair de la montagne Pembina, les travaux toujours les mêmes aux mêmes saisons.
Octobre venu, je commençai à trouver qu’elle exagérait. Je n’aimais pas penser qu’à soixante-neuf ans elle se fatiguât vraiment trop au service deson frère tellement plus jeune qu’elle. Je me doutais qu’elle en était, avant de revenir, à mettre la maison bien en ordre, passant en revue les rideaux, raccommodant ce qui tenait encore, remettant à neuf ce qui ne pouvait plus être sauvé, remplissant aussi les armoires de confitures, de gelées, de bocaux de légumes de toutes sortes. J’admettais mal, un peu jalouse, je pense, qu’elle se dépensât tellement pour un frère qui me paraissait parfois avoir un peu trop profité d’elle.
Enfin elle arriva. C’était un soir de fin d’octobre. Il gelait déjà. On était à la veille des premières chutes de neige. Maman revenait avec une grosse valise bourrée de confitures, gelée de pembina, beurre fin, crème douce – ces cadeaux de la ferme pour nous sans prix dont maman, à son tour, entendait faire des cadeaux autour d’elle. D’ailleurs, une part de ces bonnes choses était envoyée par l’intermédiaire de maman à Rosalie, son unique sœur qui habitait Winnipeg et que l’oncle Excide n’eût pas voulu oublier.
Dès le lendemain matin, au bord d’un rhume, l’air vraiment très fatiguée, maman m’annonça qu’elle irait ce jour même chez Rosalie lui porter sa part de présents. Je lui avais trouvé mauvaise mine à son arrivée. Elle avait maigri et semblait avoir travaillé, comme exprès, au-delà de ses forces, pour échapper peut-être à quelque peine. J’essayai de la retenir, lui représentant que la journée était froide, la chaussée glacée, et que ma tante pourrait certainement attendre un jour encore sa part des cadeaux de la ferme. À quoi maman répondit qu’elle avait, à l’intention de ma tante, un pain de ménage dont Rosalie était très friande et qu’elle ne voulait pas la priver de s’en régaler au plus vite, elle qui avait passé l’été rivée à sa machine à coudre. Alors je me fâchai et dis à maman que c’était ridicule à la fin, une vieille femme de son âge passant son été à trimer chez l’oncle, ensuite, à peine de retour, déjà sur les chemins comme une pauvresse... Je m’arrêtai court. Nous nous regardions, maman et moi, dans la stupeur. Hier c’était elle qui me parlait ainsi: «Penses-tu donc, parce que tu es jeune, pouvoir indéfiniment brûler la chandelle par les deux bouts? Tôt ou tard, ta santé se ressentira de trop de veillées.» Ou bien: «Cours, fais ta folle, dépense-toi sans écouter le bon sens, mais un jour, ma pauvre enfant, il faudra payer le prix...»
Et voilà que, sans qu’on y eût pris garde, les rôles étaient intervertis. C’était moi qui grondais, et maman, exactement comme moi naguère, qui haussait l’épaule, faisait l’indépendante, s’en allait à ses affaires avec l’air de dire: «Vas-tu bien me laisser tranquille.» Alors je sus que j’étais comme elle, et, comprenant tout à coup pourquoi elle renotait et disputait, j’éprouvai pour elle la profonde compassion que l’on ne ressent jamais pour les autres qu’à travers sa propre impuissance.
Je la vis attendre le tramway au bout de la rue, les bras pleins de paquets encombrants, mal protégée du froid dans son manteau trop léger, sans gants peut-être, et tout à coup, pour la première fois de ma vie, maman à mes yeux eut l’air d’une pauvre. Elle que j’avais toujours connue si riche de rêves, là-bas, à l’arrêt du tram, les yeux à terre, la tête basse, elle semblait parvenue à je ne sais quelle inexplicable impasse. Au pire de nos tourments d’argent et même de nos désunions, je ne l’avais pas vue livrée ainsi, plus encore, me sembla-t-il, qu’à un vent d’hiver, à un vent de défaite.
XVIJe fus inquiète toute cette journée-là, sans percevoir de cause précise à mon angoisse. En rentrant, je demandai:
— − Maman n’a pas téléphoné? — − Non, dit Clémence. Elle doit être en route. Ou bien ma tante la garde à souper.À six heures, j’appelai chez ma tante. Elle m’apprit que maman était partie depuis des heures, supposément par le tram.
Il était sept heures quand un policier sonna à notre porte. Il m’apportait la nouvelle que maman, à la suite d’un accident dans la rue, avait été transportée à l’hôpital Miséricordia qui se trouvait non loin justement de chez ma tante. En avançant sur la glace vive de la rue pour prendre son tram, elle avait glissé et s’était fracturé une hanche. Un automobiliste l’avait recueillie.
Je partis immédiatement pour cet hôpital situé tout à l’autre bout de la ville, en quartier anglais, bien entendu, et je me demandais, en roulant dans le tram, comment maman, connaissant si peu d’anglais et probablement sans argent sur elle, avait pu se débrouiller. À cette époque, il fallait presque avoir l’argent à la main pour être admis à l’hôpital, ou avoir du moins avec soi un répondant.
Elle était dans une chambre à quatre lits et, parmi ses voisines, il s’en trouvait heureusement une autre de langue française avec qui maman avait déjà lié conversation. Elles s’entraidaient l’une l’autre, je pense, pour arriver à se faire comprendre de l’infirmière.
Dès qu’elle m’aperçut à l’entrée de la chambre, toute souffrante qu’elle fût, et j’ai su plus tard qu’elle souffrait horriblement, son visage s’embrasa de bonheur, oui, un air de vrai bonheur y rayonna, d’autant plus visible, je crois me rappeler, qu’il avait à se faire un chemin à travers les marques du souci, de la gêne à cause de l’embarras qu’elle causait et aussi de la douleur physique. Elle avait si peu souvent dérangé, si peu demandé pour elle au cours de sa vie, que ma course précipitée pour arriver à son chevet, au lieu de lui paraître toute naturelle, lui apporta la première véritable preuve, peut-être, qu’elle était aimée de moi, et elle en reçut, en pleine détresse, tant de joie que le spectacle me fit mal au cœur. Je pense d’ailleurs qu’elle en chérit le souvenir tout le reste de sa vie. Et puis, arrivée ici en vêtements de pauvre − et que dire des sous-vêtements si ceux de l’extérieur ne payaient pas de mine − maman, à me voir surgir dans mon gentil petit ensemble d’automne couleur rouille, dut se sentir vengée et réconfortée. Elle me présenta aux autres occupantes de la chambre sur un ton un peu exalté qui n’était pas uniquement celui de la fièvre montante mais qui vibrait aussi de fierté. Cette étrange et je dirais presque douloureuse fierté qu’elle mettait à reconnaître à ses enfants une indéniable supériorité sur elle-même! Je la sentais cependant bien souffrante, en dépit du calmant qu’on lui avait administré; mais elle n’en conviendrait sûrement pas. Un peu plus tard, seulement, quand la chambre fut envahie par la visite de l’Ukrainienne, puis de la compatriote de l’Île-des-Chênes188, puis de la dolente Mennonite189, et que toutes ces gens se mirent à parler fort dans la langue de chaque groupe, des hommes y fumant même la pipe, alors seulement maman, des yeux, m’adressa une sorte de supplication qui signifiait: «Si tu le peux, sors-moi d’ici.» Et je lui répondis à voix haute:
— − Demain, je te le promets, j’y verrai. Tâche malgré tout maintenant de dormir.Sur le seuil, je me retournai pour lui faire un sourire. Je me revis, couchée comme elle était maintenant dans une autre chambre à quatre lits, la regardant partir avec désespoir, elle qui s’en allait s’atteler au plus vite à la besogne de me sauver. Et toutes choses me parurent à ce point semblables, hier et aujourd’hui, l’ordre étant simplement interverti, qu’il me sembla impossible de jamais changer notre vie, et l’espoir m’abandonna presque en entier.
M’en revenant par le tram dans la nuit obscure, Dieu me pardonne, j’entrevis que maman pourrait rester infirme, tout au moins très diminuée, qu’au mieux sa maladie allait ronger une bonne part de ce qui provenait de la vente de la maison, que je ne pourrais pas la quitter dans ces conditions, qu’ainsi donc après tout je ne partirais pas. Je vis que s’éteindrait pour moi, comme il s’était sans doute éteint dans bien des vies dont j’étais issue, le curieux rêve qui me poussait depuis des années à atteindre quelque chose que je ne connaissais pas et qui me ferait moi-même, et je ressentis de la peine pour cette part de moi qui ne viendrait pas à la vie et me resterait donc ainsi toujours cachée. Mais aussi j’éprouvai comme une sorte de lâche soulagement à l’idée que ce trop difficile chemin embrumé et à l’écart me serait épargné et que je pourrais désormais avancer avec les autres dans le commode sentier de tous, me sentant entourée et soutenue de chaque côté. Dans une vitre assombrie du tram, je crus m’apercevoir au loin dans l’avenir, regardant justement dehors à travers une fenêtre d’un regard fixe et comme doucement résigné défiler à mes yeux ce que j’imaginerais alors qui aurait pu être.
Le lendemain matin, je cherchai l’avis de la garde-malade attachée à la commission scolaire, qui faisait régulièrement la visite de nos classes, m’enquérant auprès d’elle du meilleur orthopédiste en ville. «Sans conteste, me dit-elle, le docteur Mackinnon.»
Je montai au bureau du principal et lui demandai la permission de téléphoner. D’un geste bienveillant il m’indiqua son large fauteuil et l’appareil placé sur la table-bureau. Pour me mettre plus à l’aise, il se donna même un prétexte pour sortir. J’eus au bout du fil une voix au rude accent écossais qui me rappela le bon vieux docteur McIntyre et j’en fus comme encouragée. J’obtins sans peine un rendez-vous pour la fin de l’après-midi de ce même jour. D’ici là, m’assura le docteur Mackinnon, il serait passé à l’hôpital voir maman.
Le Frère Joseph me permit de partir une heure avant la fin de la classe. Et me voilà de nouveau lancée en tramway à travers des quartiers de Winnipeg que je ne connaissais pas − comment connaître d’ailleurs jamais cette ville si éparse, si étendue! Si je regarde vers ces années de ma vie, je me revois très souvent parcourant la ville en tramway, ou de jour, ou dans une sorte d’obscurité, toujours obsédée par quelque problème, quelque inquiétude, quelque remords, quelque hâte mystérieuse. Quelque temps plus tard, ce sera le train qui m’emportera, franchissant les espaces vertigineux du pays, et je me vois roulant vers l’avenir prometteur, ou revenant pour voir mourir l’un des miens et repartant avec une peine. Il me semble parfois que les grandes émotions de la vie et même le sentiment de vivre, c’est-à-dire de frémir, je les ai ressentis le plus profondément en route, quelque part, dans de petits trams cahotants ou dans les longs trains hurleurs; ou encore à pied, par des rues inconnues de villes où je ne connaissais âme qui vive. Ainsi roulent, voyagent, marchent inlassablement les personnages de mes livres, et est-ce étonnant quand moi-même me suis si peu souvent assise et n’ai pour ainsi dire cessé toute ma vie d’être en marche? Pourtant, quand on me l’a fait remarquer, j’en ai été franchement étonnée, n’ayant pas tout à fait saisi moi-même que j’avais créé des êtres par certains aspects à ma ressemblance.
J’arrivai en retard chez le docteur Mackinnon, m’étant trompée de correspondance en route. Je fus surprise de le découvrir âgé et l’air malade, le visage empourpré, de grandes poches sous les yeux. En fait il devait mourir avant maman. J’ai pourtant rarement vu un homme si oublieux de ses maux pour ne penser qu’à ceux des autres. À peine étais-je installée en face de lui, sous la clarté d’une lampe à abat-jour épais, qu’il pencha vers moi sa grosse tête aux cheveux blancs.
— − Ne craignez rien. Votre mère n’est pas en danger. — − Ah bon! Mais que faut-il faire? — − L’opérer. Réduire la fracture. Puis l’immobiliser dans un corset de plâtre, enfermant le torse, les deux bras, une jambe. — − Ah que c’est dur! — − En effet! Surtout chez une femme de caractère énergique comme votre mère. Elle est admirable, fit-il. J’ai rencontré deux ou trois êtres dans ma vie, pas beaucoup plus, qui m’ont donné l’impression d’aimer aussi passionnément la vie.Ainsi il avait bien pris déjà la mesure de maman. Mais comment?
— − Elle parle à peine l’anglais. Comment vous êtes-vous compris tous les deux? — − Le geste, la physionomie, la mimique de votre mère la feraient comprendre des plus bornés. Je me suis aussi rappelé quelques mots de français appris dans ma jeunesse. Et puis votre mère trouve bien aussi les mots quand il le faut absolument.Je fus saisie du portrait d’elle qu’il me faisait, si juste que je sentais venir en moi une immense confiance envers ce vieux médecin.
— − Marchera-t-elle au moins, plus tard? — − Ce n’est pas sûr, me dit-il, mais je crois que oui.C’était à moi seule de prendre la décision concernant maman. Anna, déjà atteinte d’une lente maladie qui allait dégénérer en cancer, tombait dans de longues périodes d’apathie et d’intense fatigue. Dédette, au loin, contrainte par les règlements de sa communauté, ne pouvait guère aider, comme elle le disait, que par ses prières, et combien elle s’y employa, la pauvre âme! Adèle, encore plus loin, enseignant alors à des enfants de colons, d’un petit poste perdu dans le nord de l’Alberta, ne pouvait pas m’être beaucoup plus utile. Rodolphe, pour l’instant, ne donnait pas signe de vie190. Il n’y avait pas à dire, le sort de maman reposait entre mes seules mains, et j’en étais effrayée.
Enfin je songeai à m’informer:
— − C’est combien pour l’opération?À l’instant même, il me sembla être de retour dans ce cabinet de consultation où maman m’avait emmenée, et c’était moi que l’on voulait guérir, et c’était maman qui posait avec effroi la question: «Combien, docteur?»
— − Normalement, expliqua le docteur Mackinnon, c’est deux cent cinquante dollars. Mais je vois à de petits signes que je connais bien, car je viens d’un milieu presque pauvre, que vous n’êtes pas riches. Que diriez-vous de cent dollars?Je tressaillis, non pas au chiffre énoncé, mais parce que j’avais été à ce point plongée dans le passé que j’avais perdu de vue pour un instant où j’étais.
— − Cent dollars!Et tout à coup, soulevée par la confiance que m’inspirait le docteur, je me surpris à m’ouvrir le cœur à lui comme je ne l’avais fait avec personne encore. Je lui disais que j’avais à la banque l’argent pour tout régler d’un coup s’il le fallait, l’hôpital, l’anesthésie, l’opération. Mais que cette somme représentait huit années de petites économies mises bout à bout de peine et de misère dans le but d’aller passer une année au moins en Europe, pour une raison que je ne pouvais d’ailleurs m’expliquer clairement. Peut-être au fond pour me soumettre à un essai, découvrir si j’étais apte à devenir quelqu’un, quelque chose, n’ayant là-dessus qu’une idée bien confuse, pas même assurée au reste d’avoir du talent, mais que c’était ainsi et que je n’y pouvais rien, j’étais comme possédée par la folie de m’arracher du sol. Et que c’était maintenant ou jamais, car c’est tout juste si j’avais encore la force de partir. Bientôt je ne pourrais plus. De jour en jour, je sentais les liens de la routine, de la sécurité, de l’affection aussi se resserrer pour mieux me retenir.
Il avait repoussé un peu la lampe de son bureau, afin que la lumière sans doute ne me gênât pas, en sorte que je lui parlais dans une douce pénombre qui me facilitait, je pense, la confidence.
Tout à coup il se leva et avec une force, une détermination surprenante, m’enjoignit:
— − Partez, partez avant que la vie ne vous enlise vous aussi comme elle a enlisé tant des vôtres... des miens aussi, dit-il avec mélancolie. Est-ce un marché entre nous? reprit-il presque gaiement. Je guéris votre mère. Je la remets sur pied. Et vous, vous partez... Dans l’avenir, si vous le pouvez, et si je suis toujours de ce monde, vous me dédommagerez de la manière qui vous paraîtra juste. Je laisse cela à votre conscience.Je partis, en un sens rassurée, et de l’autre encore plus accablée. J’avais peine à retenir les larmes qui me venaient de temps à autre tout le long du trajet en tram coupant une autre partie de la ville, puisque de chez le docteur Mackinnon je faisais un crochet pour m’arrêter à l’hôpital. Mais c’était à cause d’une bonté humaine dont je me sentais indigne que j’avais envie de pleurer. Mon opération à moi avait-elle seulement été acquittée? Je n’en étais pas sûre. Celle de maman le serait-elle jamais si je ne possédais pas le talent que j’espérais tellement mettre au jour? Je fus dévorée de doutes sur moi-même comme jamais, au cours de cet interminable voyage en tram à travers une autre partie de la ville que j’essayais de situer en essuyant parfois de la main la vitre embuée, mais alors j’y voyais surtout mon visage anxieux qui semblait me dire: «Tu as reçu, toute ta vie, en bonté sans prix, en dévouement. As-tu seulement quelque chose à donner en retour?»
Je trouvai maman moins abattue que la veille, presque gaie, faisant la causette avec l’Ukrainienne − et comment s’y prenaient-elles pour se comprendre, sa nouvelle amie ne connaissant guère plus d’anglais que maman, je ne l’ai jamais saisi, pourtant des années plus tard, maman me parlerait souvent encore de cette connaissance et de mille détails sur sa vie qu’elle n’avait pu apprendre qu’en ces quelques jours d’hospitalisation.
Aux premiers mots que je lui dis au sujet de ma visite chez le docteur et de la décision de l’immobiliser dans un plâtre, elle perdit toute sa gaieté. Elle fut un moment atterrée, puis se cabra:
— − Jamais! Jamais!À son âge ce serait une folie de se laisser enfermer ainsi, se défendit-elle. Elle ne pourrait en sortir vivante. Mieux valait accepter l’infirmité qui avec le temps lui permettrait de se déplacer quelque peu, et qui sait, se révélerait peut-être moins grave qu’on ne le pensait.
— − Et m’enfermer moi aussi, me retenir à jamais à côté de toi, lui dis-je avec brutalité, car tout à coup j’avais compris que c’était la seule arme que je possédais contre sa volonté récalcitrante.Elle en devint toute pâle. Au frémissement de son regard je vis combien le coup avait porté. Elle abaissa les yeux:
— − Eh bien! si tu penses que je dois y passer…Pourtant le lendemain matin, le principal vint, à la porte de ma classe, m’annoncer que le docteur Mackinnon me demandait au téléphone. J’entendis la bonne voix un peu bourrue:
— − Votre mère refuse de se laisser opérer. — − Ah doux ciel! Est-ce que cela peut attendre? Le temps que je l’entreprenne ... — − Un ou deux jours. Guère plus. Je crains l’infection. Et puis son cœur montre quelques signes de fatigue. — − J’irai à l’hôpital le plus tôt possible.Le Frère Joseph, ce jour-là, avait entendu une partie de mes réponses. Il me proposa de partir aussitôt...
— − Mais!En ce temps-là, à moins de décès dans la famille ou d’être soi-même très sérieusement malade, il fallait défrayer de sa poche la journée d’une suppléante.
— − Allez, me dit-il. J’enverrai l’une et l’autre de vos compagnes à tour de rôle jeter un coup d’œil sur votre classe. Donnez-lui beaucoup de travail à faire. J’irai moi-même passer un moment avec vos petits. Ça me sera utile.Et je fus encore une fois ballottée dans un tram qui, à cette heure, s’arrêtait à chaque coin et me parut mettre des heures à arriver.
Dès le corridor, j’entendis maman et l’Ukrainienne qui en étaient à faire le compte de leurs enfants, en les nommant chacune pour le bénéfice de l’autre. J’entendais: «Irena, Olga, Ivan, Anna, Adèle, Bernadette…»
Je coupai court à tout cela. J’étais très fâchée.
— − Voilà trois jours, dis-je à maman, que je cours. Je trouve pour toi le meilleur orthopédiste de la ville. Ce matin, il se dérange. Il vient de bonne heure de l’autre bout de la ville exprès pour toi. Et qu’est ce qu’il trouve? Une vieille femme entêtée qui avait dit oui hier, qui dit non ce matin.Maman détourna les yeux. Elle ne se sentait peut-être pas coupable d’avoir dit oui puis non, mais d’avoir fait venir pour rien le vieux médecin écossais qu’elle commençait à estimer beaucoup.
— − On m’a dit, fit-elle, que les os reprennent parfois très bien tout seuls, que la soudure se fait d’elle-même et qu’au bout d’un mois ou deux, même avec une fracture comme la mienne, on peut se remettre à marcher. Une femme de la chambre voisine, à qui c’est arrivé, est venue et me l’a assuré. Et ça coûterait moins cher... — − Et comment marcheras-tu, lui dis-je en moquerie, à supposer que soit vraie ton histoire de bonne femme?Tout à coup je me transformai sous ses yeux en vieillard, j’appelai à mon aide tout le talent de mime que je possédais, me déhanchai, me pris, le cou tordu, le visage croche, traînant derrière moi une jambe inerte, à traverser la pièce, m’accrochant au passage à tout ce que je pouvais attraper, geignant tout ce temps-là et peinant à fendre le cœur le plus dur.
L’Ukrainienne s’esclaffa, même la douce Mennonite triste eut un rire léger, et maman finit par suivre, gagnée malgré elle par les autres.
— − C’est bon, dit-elle, sans plus de résistance qu’une enfant. Mais...Je sus tout à coup ce qu’elle désirait et à quoi j’aurais dû penser avant. Nous avions une amie infirmière que maman chérissait. Je lui promis:
— − Clérina se trouve libre. Je passe l’avertir ce soir. Je lui demanderai de se trouver près de toi demain quand on t’endormira et après quand tu te réveilleras.Jamais elle n’avait été anesthésiée, même à la naissance de ses enfants, et j’aurais dû comprendre que sa principale frayeur lui venait peut-être d’être endormie de force.
Elle se réveilla comme enfermée en un cercueil, dépendant des autres, même pour le manger qu’on lui fit prendre d’abord à la cuiller, elle qui n’avait dépendu de personne, et rien ne fut plus triste à voir, pendant quelques jours, que ses yeux nous suivant dans l’impuissance d’une prisonnière à vie. Je crois bien que dès l’instant où elle se découvrit dans cette dépendance jusqu’au jour où elle en sortit, elle ne dormit pas une seule nuit, en dépit de ce qu’elle affirma. Seulement peut-être un petit moment par ici, une minute par là. Pourtant elle refusa jusqu’au bout de prendre des somnifères, même les plus légers, même après que l’eut morigénée son bon docteur Mackinnon qui, à la fin, la laissa faire, me disant: «J’ai souvent vu des femmes de cette trempe et de sa génération refuser catégoriquement le sommeil artificiel et même parfois des calmants, et je me suis demandé parfois si ce n’est pas par une sorte de fierté d’âme.»
Au bout de deux semaines, il nous permit de ramener maman à la maison, et jamais je n’oublierai quelle peine nous eûmes à hisser la civière par l’escalier tournant et de quel œil inquiet maman, retenue par des sangles, suivait les efforts des brancardiers pour lui faire franchir ce passage difficile. Mais, installée dans son propre lit, elle retrouva le courage qui avait failli l’abandonner. Elle apprit à se servir assez bien de sa main gauche, la seule libre. Surtout, elle passa des heures, le visage tourné vers la fenêtre, à regarder le ciel que nous avions toujours eu sous nos yeux, n’en revenant pas de ce qu’il lui disait maintenant. Comme Anna plus tard, avant de mourir, comme Dédette aussi que je verrais sans cesse tourner les yeux vers le ciel, maman, qui avait été toujours si active, découvrait le profond ciel du Manitoba et s’en étonnait sans fin, s’étonnait que l’on pût voir mieux parfois de la prison qu’en liberté. Un soir que, rentrant de l’école, je la trouvai en contemplation de l’immense ciel vide, elle eut une réflexion qui m’obsède encore: «Que le ciel qui connaît tout, sait tout, et ne dit jamais rien, nous console cependant, comprends-tu cela, toi?»
Nous avions une aide-infirmière qui venait le matin lui faire sa toilette, rafraîchir son lit, la retourner sur le ventre pour un moment de répit en la roulant sur elle-même, comme un bloc de ciment. Une de nos voisines ne manqua, presque aucun jour, de lui apporter une tasse de bouillon de poulet ou de légumes encore tout chaud. Pour le reste, nous nous débrouillions, Clémence et moi, maman nous demandant si peu au fond, aujourd’hui je m’en aperçois enfin.
Clémence fut parfaite. Dès qu’on eut besoin d’elle, qu’on fit appel à ses services, cette pauvre enfant malade à qui on avait voulu éviter toute responsabilité se montra cent fois plus utile qu’on aurait pu le croire possible. Elle fit passablement bien la cuisine du moment que maman ne fut plus à côté d’elle pour tout réussir en un tour de main. Elle lui apportait son petit plateau, l’aidait à manger, nettoyait assez bien l’appartement. Et surtout, à travers ces mois qui eussent pu être si pénibles, Clémence se montra moins nerveuse, moins craintive, plus heureuse en somme que nous ne l’avions vue depuis des années. Maman n’était plus sur ses talons pour dire: «Donne, je vais faire pour toi...» Moi-même, n’ayant pas beaucoup de temps pour l’aider, m’en remettais à elle, la chargeais de petites besognes qu’elle en vint à accomplir de mieux en mieux. Un jour elle s’essaya presque en cachette à faire un johnnycake, gâteau à la farine de maïs qui, lorsque j’étais enfant, me paraissait délicieux. Son gâteau était léger et bon. Maman, sans grand appétit, se força à en manger un morceau. Quand Clémence, toute contente, eut regagné la cuisine en rapportant le plateau, maman qui détestait tellement montrer de l’émotion me demanda, les yeux tout humides:
— − Ne crois-tu pas que ç’aurait été mieux pour Clémence, au fond, si j’avais été infirme toute ma vie? — − Voyons maman, quelle folie te vient en tête! Trop de responsabilités trop longtemps pour un être comme elle aurait été tout aussi néfaste, tu le sais bien, que pas du tout. — − Ah! tu as sans doute raison, soupira-t-elle. C’est si difficile de savoir comment faire avec certains malades. Un médecin qui l’a soignée, il y a longtemps, m’avait bien recommandé de l’initier à se débrouiller, mais alors, si souvent quand je lui demandais un service ou la reprenais même patiemment, elle devenait rétive, prête à une de ces terribles crises, quand elle envoyait tout voler en l’air... Ou, cette autre fois où elle partit devant elle, se sauvant de la maison... et où nous l’avions cherchée de rue en rue, de quartier en quartier, tu te souviens, comme un pauvre petit chien perdu.Elle mit la main devant ses yeux, comme n’en pouvant plus de supporter cette vision. Je l’amenai au calme doucement, en lui répétant que tout cela était fini, le médecin ayant assuré que ne se renouvelleraient pas ces grandes crises. Elle en convint, se laissa consoler et, comme il était bien plutôt dans sa nature, s’efforça bientôt de paraître moins secouée qu’elle ne l’avait été, et déjà toute revenue de ce souvenir.
La seule autre plainte qu’elle éleva au cours de sa maladie fut au sujet de son plâtre: il était vraiment trop lourd, trop grand, disait-elle; le docteur avait exagéré, il faudrait lui en enlever, sans quoi elle étoufferait.
Je téléphonai au docteur Mackinnon. À ma grande surprise, il me dit qu’il allait venir. Même en ce temps-là un spécialiste ne se déplaçait pourtant pas si facilement. Il arriva avec d’impressionnants instruments, de longs ciseaux, une sorte de petit marteau, des pinces, tout un attirail qu’il disposa sous les yeux de maman qui parut en attendre grand secours.
Assis au bord du lit, il lui promit qu’elle allait se sentir infiniment mieux quand il l’aurait délivrée en bonne partie de son «internement». À moi, il avait pourtant confié qu’il ne pouvait guère que faire semblant de diminuer son plâtre, mais que cela suffisait parfois à rassurer les malades. C’est étonnant comme ils en étaient venus à se comprendre tous deux, chacun parlant pourtant à l’autre dans sa langue propre. À les voir côte à côte, le médecin penchant sa grosse tête vers maman, lui tenant la main, elle élevant vers lui des yeux brillants de confiance et de gratitude, je me disais: «Est-ce que je rêve? Est-ce qu’entre cette vieille femme malade et ce vieil homme presque aussi malade qu’elle, il n’y a pas quelque chose comme une affection? Est-ce que, jeunes, ils ne se seraient pas aimés d’amour?» Alors, très loin, je crus apercevoir la femme attirante qu’avait dû être ma mère.
Ses grands ciseaux en main, le docteur Mackinnon se mit à découper, autour du cou de maman , une très fine lanière de plâtre qu’il me tendit aussitôt, en me donnant à comprendre qu’il fallait la faire disparaître avant que maman ne l’eût vue.
— − J’en ai enlevé un big piece, dit-il, et vous allez voir a great improvement.Maman promena sa main libre autour de son cou et acquiesça:
— − Oh oui, c’est beaucoup moins haut. Je respire déjà mieux. Quelle amélioration en effet!Mais elle y avait pris goût. Une semaine plus tard, elle me demanda avec tant d’humilité que je n’eus pas le cœur de refuser: «Téléphonerais-tu au docteur Mackinnon? S’il y avait moyen de m’enlever encore un peu de plâtre...»
Il vint trois fois du bout de la ville pour lui enlever à chaque reprise une «retaille» d’un demi-pouce de largeur peut-être mais surtout pour l’encourager. «Tout irait bien. Sa captivité allait bientôt prendre fin. And then you will be full of spirit, again like a young girl.»
Enfin arriva le jour de sa délivrance. À voir ses yeux exprimer une attente presque insupportable du soulagement qui allait venir, je compris qu’elle avait dû aller presque à la limite de l’endurance humaine. À grands coups, cette fois, le docteur Mackinnon, le visage cramoisi, le souffle court, tailla dans la dure carapace, sans trop remuer ma mère elle-même. On eût dit qu’il dégageait une délicate chrysalide avec une infinie joie de la voir naître. Il m’avait pourtant avertie que les semaines à venir seraient parmi les plus dures qu’aurait à supporter ma mère. Et elle ne trouva en effet de repos pendant ces semaines ni dans son lit ni dans son fauteuil où nous la transportions quand nous avions de l’aide. Quelquefois, je la surprenais assise au bord du lit, les jambes pendantes, découragée non par la douleur lancinante, mais de ne pas parvenir à se mouvoir. Elle me lança une fois sur un ton d’accusation: «Mes jambes sont mortes, tu sais. Rien n’y peut faire.» Je ne la voyais pas essayer de se mettre debout à l’aide des béquilles que nous lui avions procurées. Je m’enfonçais dans une sorte de désespérance. Maman ne marcherait peut-être plus jamais par ma faute, moi qui avais tenu contre son gré à l’opération. N’était-ce pas elle alors qui voyait clair et moi qui me leurrais dans ma volonté de voir ma mère guérie afin que je puisse partir tranquille?
Un soir pourtant, rentrant de l’école, je la vis qui avançait de quelques pas avec le soutien des béquilles et suivie de Clémence qui se mordait les lèvres dans la peur de voir maman tomber. Elle fut presque aussitôt en nage, à la limite de ses forces. Mais quel courage était le sien! À peine un peu remise, de son fauteuil elle jeta un regard en quelque sorte amoureux et défiant sur le magnifique couchant qui embrasait ce soir-là la fenêtre. «Tu me reverras passer», me parut-elle lancer au soleil splendide.
Le lendemain, elle réussit trois ou quatre pas autour de la table en s’y retenant. Ses prouesses dès lors allèrent vite croissant. Un soir, dans la pièce où je me tenais, je la vis entrer, à petits pas mécaniques, sans soutien, se tenant un peu éloignée du mur. Sur ses traits éclatait la joyeuse surprise du petit enfant qui s’est mis debout de lui-même et tout à coup a réussi ses premiers pas.
Sa guérison s’acheva incroyablement vite, accompagnée d’une prodigalité de ses forces, à peine lui étaient-elles rendues. Elle qui avait été toute sa vie dépensière d’elle-même, comment, puisque par miracle quelques bonnes années encore semblaient devoir lui être accordées, n’en aurait-elle pas été, dans sa gratitude infinie, gaspilleuse à la limite? Des heures durant, assise dans son fauteuil, entre ses périodes d’exercices, elle se mit à coudre pour ses petits-enfants. Elle tricota des layettes pour ceux qui allaient naître, envoya de petites courtepointes faites de retailles à tous les coins du pays. Elle écrivit à des cousins éloignés dont on n’avait eu ni vent ni nouvelles depuis je ne sais combien d’années. Quand j’étais à ma classe, elle se risquait à descendre et remonter seule l’escalier tournant, ce que je lui avais bien défendu. La première chose que je sus, elle se rendit jusqu’à la bonne voisine aux bouillons de légumes et de poulet. Peu de temps après, je la surpris un jour en train de pétrir une pâte à tarte. «Mme Gauthier réussit bien ses soupes. Je vais lui montrer maintenant ce que c’est qu’une bonne tarte», m’apprit-elle simplement. Elle rayonnait de bonheur.
— − Il faudrait quand même essayer de la retenir un peu, dis-je à Clémence. — − Si tu penses que c’est facile!Déjà Clémence avait retrouvé un peu de son air et de son ton bougons.
Un matin frais de printemps, de bonne heure, je vis, dans un manteau sombre familier, une petite silhouette quelque peu tassée sur elle-même, encore assez droite tout de même, qui, au coin de la rue, attendait apparemment le tram.
— − Mais c’est tout de même pas possible! Jamais je croirai qu’elle s’en va maintenant toute seule en ville! — − Eh oui! dit Clémence. Son idée était déjà faite hier.Sous le bras elle retenait un assez gros paquet informe qui me rappela étrangement celui avec lequel elle était partie ce funeste matin de l’automne précédent.
— − Mais qu’est-ce qu’elle a sous le bras? — − Un pain de ménage, ronchonna Clémence. Et tu peux être sûre qu’elle s’en va le porter à Rosalie . XVIIVint l’été, que maman avait toujours accueilli avec une charmante variété de fleurs disposées gracieusement autour de la galerie à colonnades et en ronds et plates-bandes au milieu de la pelouse. Cette année, nous n’avions plus un pouce de sol à nous où repiquer au moins nos quelques géraniums rouge vif de maison. Maman ne s’en montra pas aussi désolée que j’aurais pu le croire. Au fur et à mesure que lui étaient enlevées des possessions, elle avait de plus en plus de cœur à donner à ce qui lui restait. Je la découvrais bien plus apte à la liberté que je ne l’avais pensé. Les mains libres, elle s’avançait pour ne plus conquérir à présent que les biens inaliénables. Mais j’ai compris cela seulement lorsque moi-même ne souhaitai plus guère que ces biens-là.
Cet été encore, elle devait le passer chez son frère Excide, et, me doutant bien que, reconnaissante à l’infini de sa guérison, elle entendait rendre grâce en se dévouant plus que jamais au service d’autrui, je la mis en garde contre son aptitude à se porter sans cesse au-devant de la besogne.
— − Au moins, dis-je, quand ils seront à court de bras, ne va pas t’offrir pour traire les vaches.Elle sourit avec cet air d’acquiescement trop rapide qui signifiait en général qu’elle allait justement n’en faire qu’à sa tête. Autant que grand-mère Landry, elle devenait impossible à retenir dans sa dépense d’elle-même au secours des autres191.
Pour ma part, j’allais partir pour un étrange pays mi-terre, mi-eau, à quelque trois cents milles au nord de Winnipeg, une basse plaine de joncs, de lacs, de rivières, survolée d’innombrables oiseaux, que je baptiserais moi-même, je pense, le pays de la Petite-Poule-d’Eau. Voilà, en tout cas, ce qu’on m’en avait dit et qui m’attirait. J’avais obtenu là une de ces écoles, assez rares au Manitoba, qu’en raison de l’éloignement, des pauvres communications et de la dureté du climat, le ministère de l’Éducation ne maintenait ouvertes qu’en été seulement. J’y serais logée à leurs frais, par les gens du pays, et toucherais du ministère ma rémunération de cinq dollars par journée scolaire. Ainsi je pensais arriver à boucher quelque peu le trou fait dans mes économies par tout l’imprévu de l’hiver précédent. Voilà pour l’instant tout ce que j’escomptais de mon passage à >la Petite-Poule-d’Eau qui allait pourtant imprégner ma vie entière de son indicible attrait. Mais tout le reste, qui me serait donné par surcroît: la découverte d’un des lieux du monde les plus enchanteurs; la nostalgie qu’il déposerait en moi pour toujours du recommencement possible de l’expérience humaine sur terre; le livre qui en résulterait bien longtemps plus tard; la bonne fortune de ce livre − roman pour ainsi dire d’une petite école perdue au bout du monde et qui en serait la première − devenant livre d’étude en de nombreuses écoles du pays et d’ailleurs; tout ce rebondissement inouï, alors que je partais pour la Petite-Poule-d’Eau, m’était aussi caché que nous l’est en fin de compte presque tout l’essentiel de notre destination192.
Et qu’il est bon qu’il en soit ainsi! Aurais-je pressenti un peu ce qui allait m’advenir que déjà sans doute l’aventure m’eût été moins profitable. Il fallait qu’elle me livrât entière à la dure solitude qui, elle, me poussa vers mes sept petits élèves, quelques adultes autour de moi, les oiseaux, le vent, l’immense silence de l’île, dans un besoin si effréné de solidarité qu’elle me fut accordée, et dès lors tout changea entre moi et cette contrée reculée que j’avais pu croire, en arrivant, dépourvue d’intérêt. Tant, tant de fois, la solitude m’a jetée ainsi dans une meilleure connaissance des êtres et des choses.
Maman se montra d’abord inquiète. Après avoir eu un si bon poste en ville, je courais, disait-elle, vers les pires trous, comme Adèle193.
— − Quand partiras-tu pour l’autre côté? me demanda-t-elle.Ainsi avions-nous pris l’habitude, entre nous, de nommer les pays d’Europe, et le mot, pour exprimer le sentiment de maman, faisait à la fin on ne peut plus juste.
En fait, je devais revenir à Saint-Boniface au début de septembre, en repartir peu après pour Montréal d’où je m’embarquerais pour Londres et Paris. Mon passeport était demandé, mon billet d’aller déjà retenu.
— − Alors, me dit-elle, je reviendrai de chez Excide à temps pour...Je sus qu’elle avait pensé au mot «adieu» qui lui était resté dans la gorge.
Elle ne combattait plus maintenant en rien ma décision. Elle ne comprenait toujours pas que je puisse désirer quitter ma situation enviable, mes doux petits élèves aimants, une vie qui devait avoir à ses yeux quelque chose du paradis. Sans comprendre la force qui me dominait, elle avait commencé à la pressentir et me plaignait, je pense, d’en être la proie, sans songer qu’elle-même, toute sa vie, avait été la proie de quelque profonde exigence intérieure. Dès lors, si elle en avait eu les moyens, elle aurait peut-être été jusqu’à m’aider à partir.
Elle aurait bien été la seule à le faire. Personne autour de moi ne me soutenait. Notre petite ville française et catholique ne nous élevait pas au prix de tant de sacrifices, d’abnégation et de rigueur pour nous laisser partir sans y mettre d’obstacles. Si elle l’avait pu, je me dis parfois qu’elle nous aurait retenus de force. Tout départ, étant donné notre petit nombre, était ressenti comme une désertion, un abandon de la cause. Ma sœur Adèle portée aux gestes excessifs, aux paroles théâtrales, m’accusa de trahir les miens. Anna, plus modérée, me jugeait tête folle, courant sûrement au-devant de grandes désillusions. On eût dit qu’elles en voulaient à ma jeunesse d’entreprendre ce que la leur n’avait osé et leur reprochait sans doute maintenant. Je ne peux trop leur en vouloir. Presque certainement ma jeunesse avait été moins refrénée que celle de mes sœurs aînées.
C’est pourtant Clémence, notre pauvre Clémence sans défense, qui me porta le coup le plus dur. Comme elle avait été peu longtemps à l’école, maman la gardant assez souvent à la maison depuis les premières atteintes de sa maladie, c’est elle qui, souvent, quand j’étais toute petite, prenait soin de moi. Elle m’entraînait en des promenades à pied bien trop longues pour moi mais dont je revenais contente avec l’impression d’avoir vu des choses lointaines et toujours différentes. Elle m’emmenait souvent du côté sauvage de notre petite rue, ainsi que je l’ai raconté dans Rue Deschambault194. Son langage qui inquiétait les autres, plein d’étranges références aux morts de notre famille, comme s’ils étaient toujours vivants, ou de bizarres digressions poétiques, ne troublait nullement ma logique enfantine. Nous fûmes très près l’une de l’autre, Clémence et moi, quand j’étais enfant, et je crois me rappeler que je courais volontiers vers elle, dans la peur, pour être rassurée. Plus tard, quand la terrible maladie nous l’eut laissée atteinte à jamais dans quelque partie invisible de son être, c’est elle qui se cramponna à moi, tirant, on eût dit, une sorte de confiance de ma jeunesse entreprenante.
Dans un état de fâcherie qui chez elle était signe de désarroi, elle assistait à mes préparatifs de départ. Un soir, elle s’arrêta à la porte de ma chambre, me regardant faire des rangements.
— − Comme ça, c’est vrai que tu pars?Elle attacha sur moi ses grands yeux aux cernes sombres, si prompts à voir venir de loin la souffrance, ne s’y trompant pour ainsi dire jamais. J’y vis passer une détresse dont je ne compris tout le sens que bien des années plus tard, lorsqu’au moment du plus grand besoin je sentirais se retirer de la mienne la main qui m’avait paru la plus sûre.
— − Voyons, Clémence, je ne pars pas pour toujours!...Elle continuait à me regarder sans croire à mes paroles, sans plus de confiance en moi peut-être, si désemparée qu’elle me jeta tout à coup en plein cœur sa plainte profonde:
— − Tu nous abandonnes!Il y a des mots comme cela: une fois dits, on les entendra toujours. Ils se logent dans quelque coin de la mémoire d’où on ne pourra les faire sortir. Ils nous attendent à un tournant de la pensée, la nuit souvent, quand nous ne pouvons nous rendormir, alors que ce sont toujours les vieilles souffrances qui viennent nous retrouver les premières. Peut-être, quand nous serons cendre et poussière, ou âme immortelle, que nous nous en souviendrons encore. Et s’ils nous traquent ainsi à travers la vie, et peut-être au-delà, c’est sans doute qu’ils contiennent une part de vérité.
Dédette était revenue vers ce temps-là pour un court intérim, avant de retourner encore une fois à Kenora, assumer une classe de septième ou huitième année à l’Académie Saint-Joseph où moi-même j’avais fait mes classes195. Elle aima toujours particulièrement, comme moi celle des tout-petits, les classes d’adolescents, disant: «C’est l’âge où se réveille la chair, mais aussi l’idéal.» Et c’est d’elle, loin comme nous l’aurions pu croire de nos préoccupations et de nos angoisses, que je reçus de l’encouragement. Un jour, n’en pouvant plus de doute et d’hésitation, je m’en fus à la grande porte d’entrée demander Sœur Léon-de-la-Croix. Cela me faisait toujours curieux de nommer ainsi ma sœur que j’attendais ensuite dans un des deux petits parloirs identiques, meublés chacun d’un piano et où, élève, j’avais souvent été envoyée tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre, travailler mes gammes et sonates.
J’entendis au loin sonner sa cloche: trois courts et un long − à moins que ce ne fût le contraire. Peu après résonna son pas se hâtant dans le grand passage.
Le pas de Dédette! On disait à la maison qu’on le reconnaîtrait entre des milliers. J’imagine parfois que même dans le piétinement de la Vallée de Josaphat, si les choses s’y passent comme on le dit, le pas de Dédette se détachera. C’était tout le contraire du pas d’une religieuse. Et sans doute sa communauté avait-elle essayé d’amener Dédette, dans sa démarche comme dans bien d’autres choses, à se conformer aux autres, mais heureusement elle n’y était pas parvenue en cela du moins.
Vif, hâtif, impétueux, comme soulevé parfois de terre et, à intervalles, sonnant du talon, il disait tout son caractère: une volonté forte, appliquée à se dominer, mais qui n’avait jamais pu retenir en elle l’enfant aimante accourant se jeter avec passion vers le monde jadis quitté.
Déjà précipité, au loin, dans le passage, il s’accélérait dans les marches qui descendaient aux parloirs, acquérait encore plus de vitesse dans le dernier petit bout du corridor, puis la course devenait élan irrépressible dès qu’elle avait aperçu le visage de celui ou celle qui l’attendait. Jupe et voile envolés, nous arrivait un tourbillon qui se saisissait de nous, nous faisait tourner avec elle dans une valse folle comme si, pour nous retrouver, nous n’eussions pas eu à franchir un coin de rue seulement, mais une distance infinie. Et peut-être était-ce elle qui avait raison et devrait-il y avoir danse et tourbillon de pas chaque fois que se retrouvent deux êtres qui s’aiment, eussent-ils vécu côte à côte! Je ne voyais pas alors combien il était surprenant que ce fût Dédette, la plus exubérante, la plus emportée, peut-être aussi la plus pathétique, qui fût entrée en religion. Dédette était Dédette − un vrai phénomène − pieuse, bruyante, démonstrative, méditative − je ne voyais pas plus loin.
Elle arriva hors d’haleine, s’empara de moi, se pendit à mon cou et se prit à me chantonner un peu plaintivement, comme si je lui étais rendue après une longue captivité: «Ma petite Gabrielle! Ma petite Gabrielle!»
Puis, devenue soudain toute calme, elle me fit asseoir, tirant sa chaise au plus proche de moi. Elle avait ce don rare de passer de la surexcitation intense à la gravité, au silence le plus attentif, le plus perspicace, appris sans doute au prix d’efforts constants mais qui devait aussi correspondre au fond de son âme portée malgré tout à pressentir le malheur plus encore que la joie du monde. Et il est vrai qu’une fois ou deux, le feu, l’animation, l’éclat de son visage tombés tout à coup, j’avais vu apparaître en elle, à mon immense surprise, comme un vaste paysage sombre, désolé, tourmenté, sans lumière, une lande grise; puis étaient revenus le feu, l’animation, l’éclat, et j’avais cru avoir été le jouet de mon imagination.
À présent elle scrutait mon regard anxieux.
— − Dédette, l’appelai-je à mon tour comme de loin, je ne sais vraiment plus que faire. Tous me désapprouvent de vouloir partir... Pourtant!... pourtant!... Il me semble qu’il y va de ma vie...Elle me prit alors par la main, me fit me relever et m’entraîna dans le grand jour qui tombait de la haute fenêtre. Dans cette claire lumière du ciel, nous nous sommes bien vues pour la première fois peut-être de notre vie, ma sœur et moi, car il me semble que nous n’en revenions pas de surprise, moi de découvrir soudain le magnifique gris nuageux de ses yeux pleins d’une nostalgie que je n’y avais encore jamais observée, elle de Dieu sait quoi dans mon visage, car elle n’arrêtait pas de le tourner doucement vers la lumière encore. Suffirait-il donc à la fin d’une franche lumière tombée du ciel pour voir ce qui est? Brusquement, Dédette me serra dans ses bras, elle attira ma tête contre son épaule et, comme assurée du secours de son Seigneur en ma faveur, elle se prit à me crier en chuchotements exaltés, y mettant en jeu, on aurait dit, son salut éternel:
— − Pars! Pars! Pars!Il y a sept ans de cela, quand elle fut sur le point de mourir et qu’accourue auprès d’elle je me tenais un soir à son chevet, dans sa petite chambre d’infirmerie, je lui demandai si elle se souvenait de cette scène du parloir.
Elle ouvrit les yeux mais ne m’adressa pas le sourire que j’espérais. Depuis l’instant où son médecin lui avait appris qu’elle était atteinte d’un cancer déjà très avancé, aucun sourire n’avait plus éclairé son regard. L’amour, le grand souci des autres y étaient toujours visibles, mais sans la lumière qu’y met le sourire. De tous les miens que j’ai vus mourir, c’est elle, la grande croyante, qui sembla y mettre le plus de résistance. Son dernier sourire, elle l’avait esquissé peu après son opération, alors qu’elle croyait qu’elle allait vivre et que, du regard, elle avait tout à la fois embrassé ce qui dans la vie est bon, tendre, doux, parfumé, délicieux, et qu’elle m’avait fait voir à ce moment-là, à force de beauté dans son sourire. Depuis lors, je m’ingéniais à le vouloir faire apparaître encore une fois au moins sur les traits de Dédette. Mais il n’y avait rien à faire. La gravité seule, une étrange gravité chez un être si mobile, les revêtait. En réponse à ma question, elle fit simplement signe que oui, puis ajouta sur ce ton toujours grave maintenant: «Les choses du cœur ne s’oublient pas. Ce sont peut-être même les seules qui nous restent à la fin. Et elles ne font pas un gros tas.»
Je lui demandai encore si, pour m’avoir poussée autrefois avec une telle ardeur à suivre ma voie, elle avait perçu quelque signe favorable du destin. À un léger froncement de ses sourcils, je me repris: de la Providence.
Elle me dit que non. Simplement, à voir mon visage tracassé − si jeune encore, et déjà si tracassé − elle s’était rappelé un moment de sa vie, à l’âge de onze ans, alors que s’éveillant, à la campagne, par un frais matin d’été tout imprégné, me dit-elle, de bonnes odeurs de la maison: pain grillé, café, confitures, mêlées à celles qui entraient du dehors par la fenêtre grande ouverte: foins coupés, phlox en fleurs, terre trempée de rosée, elle s’était sentie à ce point enivrée de vivre qu’en un élan de gratitude envers le Créateur pour tant de bonheur donné à ses créatures, elle avait décidé d’y renoncer en partie, de son plein gré, et d’entrer en religion.
— − Si je comprends bien, dis-je, quelque peu incrédule, c’est par excès d’amour de la vie que tu y as renoncé?Elle pencha la tête en un signe qui pouvait être d’acquiescement avec cette gravité toujours si troublante.
— − J’avais onze ans… reprit-elle avec une sorte de compassion lointaine envers elle-même.Elle ne l’avouerait pas, mais un frémissement douloureux de sa lèvre me donna à entendre qu’elle se sentait lésée maintenant de sa part de bonheur terrestre pour avoir été, enfant, si confiante.
— − Mais tu as toujours dit, m’écriai-je pour la consoler, que Dieu seulement pouvait nous donner le bonheur entier. — − Il veut peut-être aussi qu’on goûte à celui de la terre, dit-elle. Toutes ces merveilles, il les aurait faites pour rien! — − Mais qui les a vues mieux que toi, Dédette? Du coin de l’œil, tu as vu mille fois mieux que nous toutes, en liberté, mais toujours occupées ailleurs... toujours distraites.Alors je sus que je l’avais en effet un peu consolée. Après mon départ, durant les quelques semaines qui lui resteraient à vivre, j’allais lui écrire une lettre tous les jours, parfois deux dans la journée, m’efforçant sans cesse de la persuader qu’elle avait vibré plus qu’aucune créature humaine aux splendeurs de la vie . Et puis, elle morte, je tâchai de continuer à lui parler, à essayer du moins de la retrouver dans le vent, les arbres, la beauté du monde... Cela donna Cet été qui chantait, un livre étrange, j’en conviens, qui, sous une apparence de légèreté, baigne au fond dans la gravité. Quelles que soient ses lacunes, il a du moins le mérite, je pense, d’être à l’image de Dédette, âme enfantine, âme candide, âme au long tourment refoulé.196
Le feu des lucioles, le chant de la vague, celui des feuillages, le cri d’un oiseau traversant l’espace, Dédette, dans ses longues lettres, prises sur ses rares heures de liberté, au temps de ses chiches vacances au petit camp des Sœurs, sur le lac Winnipeg, m’avait fait voir en ces humbles beautés un peu de la pulsation du grand songe de Dieu . Je n’ai fait que tâcher de rendre ce qu’elle avait éclairé pour moi de son regard pénétrant.
XVIIIJe partis pour la Petite-Poule-d’Eau en fin juin, tout juste ma classe à Provencher terminée197. Je pris le train de nuit pour la petite ville de Dauphin198 où je devais faire la correspondance avec celui de Rorketon199. Il faisait une chaleur atroce. Je n’étais pas parvenue à fermer l’œil de la nuit. J’arrivai à Dauphin au petit matin, brisée de fatigue. Assez sottement, pour ce voyage dans une sorte de brousse, je m’étais habillée d’un costume de toile blanche qui était horriblement fripé après ma nuit à me tourner et retourner sur ma banquette de train. De plus, je pense que j’étais barbouillée de poussière de charbon. Mais le pire m’attendait. J’aurais à attendre le train de Rorketon longtemps, m’apprit le chef de gare. Combien de temps? Il ne pouvait le préciser. Ce pourrait être deux heures comme la moitié de la journée ou même plus. Ce train n’avait pas d’heure. Il arrivait quand il le pouvait, partait quand il était prêt. Ici, c’était un peu à quoi tous devaient se résoudre, me fit-il observer avec douceur, en m’engageant à essayer d’en faire autant.
Je ne connaissais personne à Dauphin. D’ailleurs, à cause de ce train qui pouvait arriver dans trois heures aussi bien qu’à l’instant, il valait mieux ne pas quitter la gare. L’intérieur était étouffant. Mais dehors, juste devant la fenêtre du bureau du chef de gare, il y avait un banc en bois. Je m’enveloppai de mon manteau et tâchai de trouver une posture pas trop pénible sur ce banc étroit et court. J’étais si ensommeillée que je pense avoir dormi par instants, la tête sur le dur accoudoir et glissant parfois à moitié hors du banc. Je me réveillais, me recroquevillais autrement, dormais un petit moment encore.
Le chef de gare, de sa fenêtre, devait m’observer depuis quelque temps. Il fut sans doute pris de pitié à me voir, dans mon beau petit costume de toile, cherchant du repos à ciel ouvert comme un clochard. Je suppose qu’il hésita assez longtemps, plutôt timide au fond, avant de venir me faire son étonnante invitation:
— − Écoutez-moi bien, mademoiselle. Je me trouve seul à la gare, ma femme étant partie en vacances. Avant de partir, elle a remis notre grand lit au propre. Moi, je n’ai pas encore eu le temps d’aller m’y reposer. Il est à vous, si cela vous le dit de dormir dans un bon lit plutôt que sur ce banc où vous allez bientôt avoir le cou, les épaules et les reins cassés.Tout ensommeillée que j’étais, je parvins à m’asseoir et à ouvrir grand les yeux pour bien regarder l’homme qui me tenait pareil langage. Il était assez jeune, d’aspect agréable, avec des yeux bleus qui exprimaient une sorte de tendre sollicitude pour son prochain en peine ou désemparé. En fait, il se dégageait de lui l’impression qu’il était le bon Samaritain en personne. Tout de même, j’avais encore assez d’esprit pour me rappeler qu’il venait de m’apprendre que sa femme était tout juste partie, qu’il avait donc le champ libre. Il dut lire un peu de mes pensées, car il se dit débordé de rapports à terminer avant l’arrivée du train. Et de plus le lit était là, dit-il, à ne rien faire, tandis que j’en avais tant besoin.
J’eus alors une telle envie de ce lit − et peut-être de la peine à l’idée que je pourrais repousser une bonne intention − que je suivis cet homme sans plus hésiter. Il me conduisit à la chambre, enleva le couvre-lit qu’il plia soigneusement et déposa sur une chaise, ouvrit à moitié le lit tout propre en effet, mit les deux oreillers l’un sur l’autre, les tapota en disant: «There… there...» m’assura qu’il viendrait me réveiller avant l’heure du train et s’en alla aussitôt en tirant la porte derrière lui. J’enlevai mon tailleur et me coulai dans les draps frais. La tête à peine sur l’oreiller, je dormais déjà, je pense. Or, me sembla-t-il, je venais tout juste de m’endormir que déjà une main douce touchait mon épaule et j’entendais une voix inconnue me dire:
— − Miss, your train will be there in ten minutes!Je me rhabillai en hâte. J’arrivai sur la petite plate-forme de la gare en plein milieu d’une ravissante journée d’été, chaude et parfumée. Je m’étais couchée à six heures. On était à deux heures de l’après-midi. J’étais toute reposée, le visage frais, les yeux clairs, bien d’attaque pour le reste du voyage.
Le chef de gare me regardait avec une expression de bonheur.
— − Vous avez une autre mine que ce matin, fit-il. Voilà ce que c’est que la jeunesse, plus un bon lit. Deux fois j’ai été voir pendant que vous y étiez, et j’ai jamais vu quelqu’un dormir aussi profondément.Je le considérai en silence et ne vit en lui rien que de la joie en retour de la confiance que je lui avais accordée, et comme de la gratitude pour lui avoir permis de me marquer de la bonté.
J’avais un peu cet homme en tête quand je fis dire à Luzina de la Petite Poule d’Eau que l’on n’a qu’à se mettre sous la protection d’un être humain pour qu’il soit envers nous tel que nous le souhaitons200.
Ainsi, des années avant d’écrire ce livre, j’en avais déjà à mon insu des éléments tout épars, sans liens entre eux. Cependant, on pourrait dire qu’ils étaient déjà sous le signe du cœur. Mais je n’aurais accès à eux de longtemps encore. Je pressentais parfois que je devenais moi-même comme un vaste réservoir d’impressions, d’émotions, de connaissances, pratiquement inépuisable, si seulement je pouvais y avoir accès. Mais avoir accès à ce que l’on possède intérieurement, en apparence la chose la plus naturelle du monde, en est la plus difficile.
Montée dans le train de Rorketon, je voyais, planté au milieu du quai, le chef de gare me regarder partir avec émotion, comme une parente − ou plutôt une de ces étrangères, si peu étrangère, croisée en route et que l’on n’oubliera jamais. Je lui adressai un petit signe de la main. Lui porta la sienne à sa visière verte. Il me fit un lent sourire timide. Parfois je me demande si, plus tard, quand sortirent mes premiers livres − surtout La Petite Poule d’Eau − cet homme ne fit pas le lien entre l’auteur et la jeune fille qu’il avait hébergée un matin d’été, se disant: «Je me doutais aussi que j’entendrais un jour parler d’elle.»
Alors, enfin, le petit train si longtemps attendu se mit en marche et aussitôt eut l’air d’ouvrir son propre chemin à travers une nature jusque-là inviolée.
Ce train de Rorketon! Mon ami Jean-Paul Lemieux en a admirablement saisi et rendu le caractère dans sa série d’estampes qui illustrent l’édition Gilles Corbeil de La Petite Poule d’Eau. Pour intensifier sans doute le sentiment de solitude mais aussi de secours qui s’en dégage- car le train là-bas est bien le seul lien à rattacher les hommes par-delà les étendues désertes − il l’a représenté en hiver, au cœur de la basse plaine enneigée, d’où il semble venir comme de l’extrémité du monde. Mais j’en ai fait, moi, la connaissance au temps où d’innombrables fleurs délicates en parsèment le chemin solitaire. Je n’oublierai jamais ce voyage comme à travers l’été même, grisant d’odeurs sauvages, de parfums, de souffles chauds et de bruits parmi les plus aimables dans la nature. De temps en temps c’était le trille perçant d’un oiseau qui nous parvenait, de temps en temps un froissement brusque de feuillages, ou la stridulation de quelque insecte. La grosse locomotive faite pour traîner tout un convoi ne remorquait qu’un seul wagon pour voyageurs, attaché directement à elle et que suivait la caboose, sorte de cuisine et de dortoir du personnel, car, sans cesse appelés à faire la navette entre Dauphin et Rorketon à des heures constamment changeantes et sans halte entre ces deux points, où donc ces hommes auraient-ils pu se reposer, dormir, manger, sinon dans leur demeure mouvante qu’ils arrêtaient au reste, parfois, la nuit, au bord d’un peu d’eau ou en pleine campagne201.
Le train ne transportait pas que voyageurs et courrier. C’était ce qu’on appelait alors un train mixte, qui prenait aussi du fret. Le jour où j’y voyageai, un wagon rattaché à la caboose transportait un gros tas de traverses destinées à remplacer celles de la voie ferrée qui étaient détériorées. On s’en allait à peu près au pas d’un cheval de ferme, les hommes jetant derrière nous des traverses selon les besoins qu’ils estimaient à l’œil, ici deux ou trois, plus loin trois ou quatre.
Quand nous étions dans une partie de la voie en bon état, le serre-frein venait jeter un coup d’œil à son stew, soulevant le couvercle d’un gros chaudron noir mis à mijoter sur le petit poêle de la caboose. Une bonne odeur de ragoût se répandait du côté des voyageurs où nous étions quatre en tout, l’infirmière au service du Department of Health, un marchand de bestiaux − qui allait ressusciter pour moi, à ma grande surprise, sous les traits d’Isaac Boussorvsky dans La Petite Poule d’Eau − et un individu plongé dans ses rapports et papiers qui refusa de nous aider à l’identifier202.
L’odeur alléchante m’attira sur le seuil de la caboose. Le serre-frein leva les yeux de sa marmite.
— − Ça sent bon, lui dis-je. — − Hungry? me demanda-t-il.J'eus un sourire un peu quémandeur, j’imagine. Incroyablement, je m’étais engagée dans ce voyage à rebours du temps et de la civilisation sans même me munir de provisions de bouche.
Je reçus une bonne gamelle pleine, et le serre-frein en apporta autant à l’infirmière et au marchand de bestiaux. Pour sa part, l’infirmière distribua à tout le monde des galettes maison qu’elle sortit, encore tièdes, d’un grand sac mis dans un plus grand sac pour les garder fraîches. Le serre-frein revint avec des tasses de thé brûlant.
Plus tard, l’odeur de cuisine sortie du train, portes et fenêtres grandes ouvertes, ce sont celles de la nature qui y entrèrent.
On était au temps des roses, et j’en vis, d’une teinte vive, s’étendre en une nappe disposée à travers le pays comme pour un banquet sans fin. Leur parfum était grisant. Au-dessus voltigeaient toutes sortes d’insectes bourdonnant de convoitise. Puis, après le champ de roses, surgit, parmi les hautes graminées et le foin fou, se balançant sur sa tige délicate et longue, une petite fleur bleue si attirante que j’eus envie de la voir de plus près. On allait tellement au ralenti que je pensai avoir le temps de sauter en bas, courir en cueillir quelques-unes et, en revenant vite, rattraper le train. Le mécanicien avait la tête hors de sa cabine à admirer et respirer les alentours. Quand il me vit courir à travers le champ, prenant ici et là une fleur, il me cria de ne pas tant me dépêcher, qu’on avait tout le temps qu’il fallait, et sans plus il appliqua les freins. Nous fûmes arrêtés presque dix minutes pendant que je me faisais un bouquet.
Quand je remontai, mes fleurs à pleins bras, tous ensemble, y compris l’homme aux bestiaux, me firent un sourire attendri comme à quelque apparition de jeunesse, de rêve ou de leur enfance préservée. Je fus si heureuse de cet accueil que je ne l’ai jamais oublié. Je retrouve aussi parfois l’impression d’un groupe d’amis pour ainsi dire inconnus qui m’attendent toujours quelque part dans un petit train qui a pourtant cessé d’exister.
Le train arriva à Rorketon un peu avant l’heure du souper. Je me hâtai vers la pension d’une dame O’Rorke203, si je me souviens bien, où j’avais rendez-vous avec M. Vermander, naguère maître de poste à Saint-Boniface, qui avait été promu depuis quelques années à celui d’inspecteur des Postes du nord du Manitoba204. En peine de renseignements, je lui avais téléphoné pour demander comment me rendre à la Petite-Poule-d’Eau. Il m’avait alors fixé ce rendez-vous à Rorketon d’où nous devions partir ensemble pour le Portage-des-Prés, dernier hameau de ce côté, et aussi dernière petite succursale de la poste205. Le lendemain matin, très tôt, nous sommes partis dans une vieille Ford conduite par un Ukrainien, ayant pris aussi avec nous un guide métis. J’allais m’enfonçant de plus en plus dans un aspect pour moi totalement inconnu de mon pays. J’ai raconté quelque chose de ce voyage dans ma préface à l’édition scolaire George G. Harrap de Londres de La Petite Poule d’Eau206. Mais jamais je ne peindrai assez l’ahurissement qui me saisit de rouler ainsi indéfiniment vers toujours plus sauvage, plus retiré et plus lointain.
Parmi de grêles petits bois parurent enfin, au long de la piste raboteuse, quelques pauvres maisons de bois, une chapelle et une école en planche plus ou moins groupées en un semblant de village. C’était Portage-des-Prés. J’eus le cœur serré à l’idée de devoir y passer l’été. Mais je me faisais des illusions. Mon poste était plus éloigné encore, dans une île, à quelque trente milles de distance, coupée de la terre ferme par deux rivières, et que l’on appelait le ranch-à-Jeannotte. Il n’y avait qu’un moyen de s’y rendre: par le tacot du facteur qui venait d’ailleurs tout juste de partir et qui ne repasserait par ici que la semaine suivante. J’étais quelque peu désemparée.
Mon compagnon, Jos Vermander, un homme habitué à ces difficultés, ne faisait qu’en rire.
— − Donnez-moi le temps d’examiner les livres du maître de poste (qui était aussi le marchand) et je vous conduis moi-même à cette fameuse île de la Petite-Poule-d’Eau . N’allez tout de même pas vous imaginer que je vais vous laisser en panne ici.En fait, c’est bien grâce à lui si je suis parvenue à la Petite-Poule-d’Eau. Pour ce qui est du ministère de l’Éducation, j’imagine que je serais restée en route quelque part, il n’en aurait jamais rien su et m’aurait peut-être à tout hasard versé mon salaire.
Au bout de péripéties bien trop nombreuses pour les raconter, nous sommes parvenus un peu avant la nuit tombante sur l’île de la Petite-Poule-d’Eau.
Un ciel déjà sombre, une immense île basse, presque indistincte entre ses rivières chuchotantes et d’étranges froissements de joncs, comprenant en tout et pour tout une seule maison qu’entouraient quelques petites dépendances; à découvrir ma destination, j’éprouvai un effarement voisin de la panique.
Parmi la série d’estampes de Jean Paul Lemieux , il en est une que j’affectionne particulièrement. Tout au bas de la peinture, presque minuscules, sont rangées les trois petites constructions de l’île, seuls témoins ici de la présence humaine: la maison, la bergerie, la pauvre petite cabane qui sert d’école. Sur ce frêle groupe pèse un ciel vaste, très noir, occupant les deux tiers du petit tableau, un ciel primitif. Il pourrait être hostile. Il pourrait être écrasant. Mais une ou deux étoiles voilées en émergent faiblement, plus lointaines encore qu’elles ne le sont habituellement de la terre, et l’espoir se prend avec elles à essayer de percer la grande nuit des temps207.
Je m’étonne toujours, en contemplant cette estampe, que le peintre ait si bien su rendre le sentiment de détresse, accompagné cependant d’un vague espoir encore inconnu de moi, que j’éprouvai en arrivant de nuit dans ce coin du monde qui en paraissait totalement à part.
En peu de jours, comme à Camperville208, j’eus organisé ma vie de manière à avoir quelque chose à faire à chaque minute de la journée, la seule manière d’échapper à l’ennui dévorant.
Je me réveillais tôt − les troupeaux d’agneaux bêlant autour de la maison s’en chargeaient − et j’écrivaillais dans ma petite chambre à la fenêtre basse, tout près du sol, ou bien réfugiée dans l’école de six pieds sur sept, assise à mon pupitre rustique taillé au couteau dans du sapin qui sentait encore la résine.
Puis mes élèves arrivaient, sept en tout. Quatre venaient de la maison voisine, les trois autres de par-delà les rivières, parfois amenés par leur père, parfois seuls, les pauvres petits, à mener leur barque fragile sur des eaux au courant agité. Je leur enseignais à lire, à écrire, à compter, et, un peu comme la demoiselle Côté du livre, à renouer avec leur vieille ascendance française. En fait j’aurais bien pu ne leur enseigner que cela pour ce qu’en aurait jamais su le Department of Education situé pour ainsi dire sur une autre planète. Mais je cherchais à être consciencieuse et à enseigner quelques matières en anglais. Au vrai, cela importait peu ici. La dure vie isolée, les nécessités pressantes, le ciel infiniment présent, tout m’apprenait que l’école devait être lieu de rencontres et non de divisions.
Vers trois heures, étant donné l’atroce chaleur qui s’installait dans la cahute, je fermais l’école et, s’il n’y avait pas trop de moustiques, nous allions ensemble nous baigner dans la Grande-Poule-d’Eau. Rivière plus belle, je n’en ai jamais vu. Entre ses bords plats recouverts d’herbes douces, elle coulait, large et tranquille, quoique d’un courant vif pourtant, dont il fallait se méfier. Toujours limpide, elle était tantôt de ce vert de feuillage un peu sombre telle que l’a peinte Lemieux, l’apparentant à la couleur même des roseaux qui la bordent, tantôt d’un bleu tendre à ne pas la distinguer du ciel qui s’y voyait passer, comme un autre cours d’eau, avec son inlassable flottille de blancs nuages. En tout temps, nuit et jour, elle faisait entendre le même chant profond qui semblait nous parvenir inchangé depuis le commencement des temps. Son eau était bonne à boire, transparente à s’y mirer, propre à en sortir lavé comme d’aucune autre. J’ai su alors ce qu’est une pure rivière, avant les outrages faits par l’homme à l’eau, quand elle était encore comme le regard innocent de la Terre.
Après le souper, la vaisselle faite, Mme Côté, ma logeuse, sans plus d’occupations pour distraire sa pensée, s’asseyait à une fenêtre basse et, les yeux fixés sur le paysage beau mais vide, laissait paraître une grande tristesse. Tant la pauvre femme paraissait alors la proie de l’ennui, je lui proposai, un soir, faute de mieux209:
— − Est-ce que ça vous plairait que nous allions marcher un peu ensemble au bord de la rivière?Encore aujourd’hui, je ne peux sans étonnement retrouver l’air de bonheur qu’une si simple invitation sut amener sur son visage. C’était comme si je lui eusse proposé: «Allons faire un tour en ville. Au cinéma…» Elle passa dans sa chambre, en ressortit avec son chapeau, que je ne lui avais encore jamais vu sur la tête. C’était tellement inattendu, pour aller se promener dans un sentier de broussailles, le long de la rivière sauvage, que j’en restai muette un bon moment. Je nous revois, allant l’une derrière l’autre à cause de l’étroitesse du passage frayé, moi dans ma culotte de cheval dont j’avais pris si grand soin qu’elle était encore tout à fait convenable, Mme Côté, devant moi, sous son étrange chapeau de velours et qui, tant elle était comme allégée tout à coup, par bribes, en reprenant souvent haleine, me racontait bien un peu, je pense, sa vie. D’ailleurs cette promenade si innocemment proposée par moi semblait avoir déclenché une sorte de commotion dans l’atmosphère recueillie de notre vie, car voici que nous avaient rejointes à la course et nous suivaient à présent au pas, en file aussi, quatre poules, trois chats, le chien, un cochonnet, le coq et enfin, comme toujours, une bonne partie des agneaux et des brebis qui paissaient en liberté dans l’île . Ainsi se forma, ce soir-là, une petite procession défilant au bord de l’eau un peu comme en un village sur un trottoir. Peut-être fut-ce cette illusion qui réjouit Mme Côté, par ailleurs rendant envieux les autres de la maisonnée que je n’avais pas invités et qui, des fenêtres, nous suivaient de l’œil avec l’air de dire: «Quelle chance vous avez et pourquoi ne pas nous avoir emmenés aussi?»
Je devenais heureuse. Je m’apaisais dans l’île où j’étais arrivée le cœur si affolé d’angoisse. Le temps, ce qui nous malmène peut-être le plus, avait cessé de me harceler. J’étais comme coupée de mon passé et pour ainsi dire sans avenir. Même à mon grand projet de départ, je pensais à peine. J’étais délivrée. J’étais dans le présent comme mon île portée sur ses eaux. Ce fut l’une des trois ou quatre haltes merveilleuses de ma vie où j’eus loisir de refaire mes forces physiques et morales et sans lesquelles ma santé, toujours plus ou moins fragile, n’eût sans doute pas tenu le coup. C’était certainement en tout cas ce qu’il me fallait avant d’affronter le tourbillon d’émotions qui m’attendait et auquel je ne résistai que parce que l’avait précédé cette période de calme, de silence et d’attention tout intérieure à ce que je découvrais.
Cependant je n’avais encore pas une seule ligne écrite dont j’aurais pu être un peu contente. Comme c’est long d’arriver à ce que l’on doit devenir! D’ailleurs, lorsqu’on y est, c’est déjà le temps d’aller plus loin.
En quittant la Petite-Poule-d’Eau, à la toute fin du mois d’août, je possédais pourtant à mon insu, les uns pris à Camperville, d’autres en ce lieu même, presque tous les matériaux nécessaires au roman que je commencerais à écrire en 1948 seulement, sauf, bien entendu, la couleur, le genre de vie que je mènerais d’ici là et qui apporteraient leur tonalité à l’œuvre. Il y a ceci d’extraordinaire dans la vie d’un livre et de son auteur: dès que le livre est en marche, même encore indistinct dans les régions obscures de l’inconscient, déjà tout ce qui arrive à l’auteur, toutes les émotions, presque tout ce qu’il éprouve et subit concourt à l’œuvre, y entre et s’y mêle comme à une rivière, tout au long de sa course, l’eau de ses affluents. Si bien qu’il est vrai de dire d’un livre qu’il est une partie de la vie de son auteur, en autant, bien entendu, qu’il s’agisse d’une œuvre de création et non de fabrication210.
XIXAu début de septembre, j’étais de retour à Saint-Boniface où j’avais pris chambre et pension pour quelques jours chez des demoiselles Muller, attendant maman qui devait m’y rejoindre. C’est alors, évidemment, que j’ai pris la pleine mesure du chagrin que j’éprouvais de la perte de notre maison et que j’eus quelque idée de ce que devait être celui de maman. Je n’allai pas la revoir, rue Deschambault, voulant m’éviter une peine trop vive211. Maintenant quand je suis de passage au Manitoba, des amis, voulant me faire plaisir, m’emmènent en auto rue Deschambault. L’auto ralentit, stoppe devant notre ancienne maison quelque peu transformée mais conservée en bon état, et je ressens de la gratitude envers celui qui nous l’a achetée d’en avoir évidemment pris grand soin. Je lève les yeux en silence vers la petite fenêtre du troisième où j’écoutais, les soirs de printemps, le chant nuptial des grenouilles, issu des étangs au bout de la rue, et me perdais alors dans une ivresse confiante en l’avenir. Et j’éprouve de la compassion, non pour l’adulte que je suis devenue, sachant bien que l’avenir ne resplendit vraiment que longtemps avant qu’on n’y arrive, mais pour l’enfant là-haut qui le voyait si resplendissant.
Maman revint de Somerset où elle retournerait après mon départ pour en revenir à l’automne avec Clémence, et elles prendraient alors un logis en ville. Je la trouvai de nouveau amaigrie, le visage tiré, comme un peu rapetissée. Je lui reprochai de s’être sans doute portée sans cesse au-devant de toutes les besognes chez son frère, mettant peut-être de l’amertume dans mes paroles tellement j’étais fâchée de la retrouver l’air si fatiguée. Elle me dit que sa fatigue ne provenait pas des petites besognes accomplies à la ferme qui, au contraire, l’avaient distraite et délassée, mais qu’elle était à peine débarrassée d’un gros rhume attrapé un soir, sous l’averse qui l’avait surprise à la cueillette des fruits sauvages. Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle s’était épuisée à prendre ma défense auprès d’Adèle et d’Anna, toutes deux lui renotant sans cesse qu’elle m’avait trop gâtée, trop choyée, n’en récoltant maintenant qu’ingratitude de ma part, moi qui allais partir, la laissant sans soutien à l’heure de son plus grand besoin. De même qu’elle s’épuisa, à une remarque un peu vive que j’eus contre elles, à prendre maintenant leur défense, me suppliant de ne pas leur en vouloir à elles qui n’avaient pas eu autant de chance que moi et en éprouvaient un peu d’envie... Est-ce que cela d’ailleurs ne se retrouvait pas dans presque toutes les familles?
À quoi, hors de moi, je répondis que j’en avais justement assez des familles avec leurs tiraillements perpétuels, la plupart ne cherchant qu’à noyer celui d’entre elles qui tendait à s’en dégager. Maman eut un regard navré et, de fatigue, chercha de l’œil le grand lit en cuivre.
Il n’y avait que celui-là dans la chambre que j’avais prise chez les demoiselles Muller. C’était la première fois de ma vie, je pense bien, que j’allais dormir auprès de maman, à moins que cela ne me fût arrivé, comme c’est probable, quand j’étais toute petite, mais je ne me le rappelais pas. J’avais toujours été une enfant farouche, tenant à préserver un peu d’isolement, mon lit à moi, mon petit coin d’étude à l’écart des autres, et maman, qui comprenait ce besoin, l’ayant peut-être souhaité pour elle-même, l’avait respecté en moi.
L’une à côté de l’autre, nous ne parvenions pas à nous endormir. Les craintes au sujet de l’avenir, les peines du passé, l’incertitude, compagne éternelle de la vie, ne pesaient-elles pas plus lourd sur nous du fait que nous étions livrées sans défense, côte à côte, à l’obscurité? J’ai toujours pensé, depuis cette nuit-là, qu’à moins d’avoir été allongé à côté d’eux dans le même lit nous ne connaissons pas grand-chose des êtres même les plus proches de nous, encore moins peut-être de nous-mêmes.
Je sentais maman près de moi, toute raidie, qui s’interdisait de bouger pour ne pas m’empêcher de m’endormir, et je faisais de même à son égard.
À la fin, je demandai:
— − Tu ne dors pas encore?Alors elle m’avoua que depuis bien des années elle dormait tout au plus trois ou quatre heures par nuit, et que parfois il lui arrivait de ne pas attraper une heure de sommeil. Elle eut un petit rire à la fois navré et d’ironie envers elle-même. «Tu sais, fit-elle, la vie nous joue de drôles de tours, nous attendant à des tournants longtemps souhaités pour nous apprendre qu’il est trop tard maintenant... Quand j’étais jeune femme avec des bébés qui pleuraient la nuit et que je devais me lever, dormant pour ainsi dire debout, pour soigner celui-ci, langer celui-là, je me promettais: Ah, les enfants élevés, ce que je vais me rattraper et dormir, dormir enfin à mon goût...»
— − Eh bien? pauvre maman! — − Eh bien! les enfants élevés, quand j’aurais pu dormir toute la nuit d’une traite, le sommeil, lui, m’avait tourné le dos. Il m’avait fuie, ne se souciant pas plus de moi que l’eau, en se retirant, ne se soucie des bouts de bois laissés derrière elle sur une grève déserte.Quand je perdrais à mon tour le sommeil, au temps où je fus si malade d’un goitre toxique, je me rappellerais cette confidence de maman murmurée dans le grand lit en cuivre chez les demoiselles Muller, et, de toutes celles qu’elle m’aurait livrées, aucune ne me paraîtrait plus désolante. Toutes ces années sans jamais assez de sommeil, à le remettre à plus tard, à le désirer, à le souhaiter de plus en plus ardemment, et puis enfin, lorsqu’on pourrait y céder, il n’est plus là, il a fui irrémédiablement, et on est en effet comme laissé en arrière sur une plage nue, sans abri contre le vol des pensées qui tournoient autour de nos têtes. Cependant, si je n’avais pas connu l’insomnie aurais-je pris en pitié celui qui en souffre? Je n’aurais peut-être même pas su imaginer Alexandre Chenevert et peindre cet être de détresse, jamais soulagé par le sommeil de la vision du malheur des hommes212. Chaque peine, on dirait, appelle l’illumination et l’illumination révèle plus de peine encore.
Nous avons feint le sommeil un moment encore, et puis soudain j’ai coupé court à cette comédie et avoué le fond de mon inquiétude:
— − Ces deux petites pièces que tu as retenues pour Clémence et toi, il me semble qu’elles doivent être étroites et sans vue. J’ai peur que tu t’y ennuies à mourir213. — Non, me rassura-t-elle, et elle s’efforça de me faire croire − ce qui était peut-être vrai − que la maison vendue, le sacrifice fait, elle s’était sentie libérée. Peu lui importait maintenant où elle vivrait. Il y avait un grand avantage à se dépouiller. Plus rien ne pouvant vous être ôté, on respirait enfin à l’aise. Elle avait mis bien trop de temps, dit-elle, à s’apercevoir que meubles, tapis, objets n’étaient, lorsqu’on vieillissait, qu’entraves à la liberté .Je l’écoutais, presque plus désolée de ce détachement que je ne l’avais été de son entêtement, il n’y avait pas si longtemps, à ne pas vouloir se défaire du moindre souvenir du passé.
— − Pour moi, ne t’inquiète pas, continua-t-elle à voix basse. Si ce n’était du sort de Clémence qui me préoccupe, je serais tranquille.Elle se rapprocha et me chuchota à l’oreille comme si les murs eussent pu nous entendre:
— − Elle a bougonné tout l’été chez Excide. Ou bien elle partait en longues marches solitaires. Je ne sais plus comment la prendre.Après un moment de silence, elle me demanda presque candidement:
— − Crois-tu que la souffrance des êtres pourrait provenir de celle de leurs parents qui ne l’ont pas acceptée, n’en sont pas sortis grandis, et l’ont ainsi léguée, en quelque sorte décuplée, à leurs pauvres enfants? — − Qu’est-ce que tu vas chercher là? lui dis-je. — − Clémence était peut-être disposée à la maladie mentale depuis l’enfance, fit-elle, mais quelque chose d’horrible a quand même dû se passer pour la déclencher soudainement. Le médecin a cru, au début, à un traumatisme d’ordre religieux. Nous n’avons jamais rien su de certain. Clémence elle-même a toujours refusé de nous éclairer par le moindre mot sur ce qui a pu se passer − et en soi, cela en dit long. Mais des paroles que je l'ai entendu prononcer dans ses rêves agités, des regards parfois, d’étranges refus de sa part m’ont donné à entendre que peut-être... en confession... un jour... Clémence, une petite fille si pieuse, si scrupuleuse... elle n’avait alors que quatorze ans… aurait été sollicitée… tu comprends… — − Ah mon Dieu, maman, assez! l’ai-je suppliée dans le souci, il me semble, de l’épargner plutôt que de m’épargner moi-même, alors pourtant que je la plaignais d’avoir supporté seule une telle vision, même si, comme elle se hâta de préciser, elle n’avait peut-être jamais existé que dans son imagination. Et tu as pu après cela, lui ai-je reproché, continuer à prier, à croire!... — − À cause d’un seul prêtre, homme tourmenté et malheureux, renoncer à la vérité de l’Église, voyons, dit-elle, il ne faut pas connaître la vie pour parler ainsi.Peu après, d’une voix lasse et triste, elle me demanda pardon de s’être laissée aller à me parler de cette histoire juste à la veille de mon départ. C’est qu’elle se faisait beaucoup de souci au sujet de Clémence.
— − Moi partie, me dit-elle, qui prendra soin d’elle? Parfois j’ai peur, très peur, qu’il ne se trouve personne au monde pour veiller sur elle.La phrase s’éteignit, sans cesser pourtant de résonner en moi, elle devait y résonner toute ma vie, à intervalles, telles ces cloches au son lugubre des bouées en mer que la vague ballotte.
Étonnamment, passa alors à mes yeux la procession d’agnelets et de brebis que j’avais vue cent fois s’étirer au bord de la Grande-Poule-d’Eau en une file si longue qu’il m’avait semblé qu’elle devait repasser inlassablement par le même lieu. C’était toute la paix du soir qui glissait pour moi au fond du paysage assoupi. La rivière surgissait dans sa splendeur inépuisable. Ses douces eaux vertes coulaient de plus en plus dépensières d’elles-mêmes, mais toujours aussi abondantes au fur et à mesure qu’elles approchaient, par mille chemins ouverts entre une mer de roseaux, de son embouchure, le grand lac Winnipegosis. L’eau, entre les tiges, retentissait sans cesse du plongeon des oiseaux. De petites poules d’eau y piquaient une tête, basculant, le derrière en haut. Des canards s’élevaient en rangs serrés, le cou raide. Et je me demandais comment la vie pouvait contenir à la fois tant de félicité et un aussi grand malheur que celui que je croyais apercevoir dans l’avenir, la silhouette solitaire de Clémence m’apparaissant longtemps d’avance sur un fond de ciel, au crépuscule, et je la voyais errer sans fin par de petites routes inconnues, noyées d’ombre, loin de me douter que je les retrouverais en recherchant encore une fois Otterburne au fond de la plaine obscurcie.
Je pense que c’est le sentiment d’un monde trop beau pour convenir à son malheur qui m’accabla le plus. Je désespérai. Je désespérais d’être née pour le bonheur comme maman elle-même sûrement avait dû, certains jours, en désespérer.
— − Je ne partirai pas, lui dis-je. Il y a trop d’obstacles.Maman se redressa d’un mouvement vif. Elle allongea le bras au-dessus de moi pour atteindre la lampe. À la lumière voilée, ses yeux encore las et tristes de ce qu’elle venait d’évoquer brillaient cependant d’une énergie retrouvée.
— − Il ne manquerait plus que ça, dit-elle. Ton billet est acheté, ton passeport prêt, tout le monde averti, ta remplaçante trouvée à l’école et tu changerais d’idée. C’est bien pour le coup que tu ferais rire de toi. — − Ah cela, faire rire de moi, j’y suis habituée! — − Tu vas partir, reprit maman. Autrement tu te le reprocheras toute ta vie et tu me ferais me le reprocher aussi.Comme je flanchais déjà un peu, voici qu’elle trouva le seul argument propre à me réconforter et à m’encourager.214
— − Ne t’occupe pas de ce que les uns et les autres disent de toi. La vérité, c’est que tu es la seule de mes enfants à être restée si longtemps avec moi. Ils ont beau parler, les autres sont tous partis au plus vite. Joseph d’abord, à quinze ans à peine, un errant s’il en fut jamais. Ensuite Rodolphe, guère plus vieux, quoique lui soit revenu au moins de temps en temps. Anna s’est mariée à dix-neuf ans, Adèle aussi est partie jeune. Dédette, elle, pour répondre, comme elle disait, à l’appel de Dieu, nous a quittés à vingt-deux ans. La première Agnès aussi en un sens nous a quittés pour Dieu venu la prendre si jeune, une douce petite fille de quatorze ans, et l’autre donc, la toute petite Marie-Agnès perdue pour nous à quatre ans seulement. Tu ne peux t’en souvenir, tu n’avais que neuf mois quand elle est morte, et c’est dommage car elle, elle t’aimait à la folie. Elle voulait tout le temps te porter dans ses bras. Je l’en empêchais souvent. J’avais peur qu’elle te laisse tomber. Elle venait parfois te prendre à la cachette dans ton petit lit pour essayer de te dissimuler quelque part. Parfois je laissais faire: c’était tellement touchant de voir aller cette petite fille de trois ans et demi tremblante sous l’effort de porter le gras bébé que tu étais déjà, en lui supportant le dos d’une main comme je lui avais montré.Je pense que nous souriions toutes deux alors à travers nos larmes à cette vision tant de fois évoquée par maman que je m’imaginais en avoir moi-même le souvenir. Ainsi Marie-Agnès , que je n’ai pour ainsi dire pas connue, m’a toujours paru celle de mes sœurs la plus proche de moi et peut-être la plus chère.
La voix de maman s’était raffermie.
— − Il n’y a que toi que j’ai gardée. Jusqu’à maintenant. Penses-tu que je puisse oublier que toi au moins tu es restée auprès de moi jusqu’à l’âge de vingt-huit ans.Je ne lui répondis pas que ce n’était pas uniquement à cause d’elle que j’étais restée − chose qu’elle savait d’ailleurs sans doute aussi bien que moi et dont je sus retenir l’aveu, heureusement. Car il fallait que de cette nuit de chuchotements il nous restât un sentiment de solidarité préservée, de douceur à toute épreuve.
— − Dors maintenant, lui dis-je. — − Toi aussi, dors, fit-elle.Nous ne nous sommes pourtant pas encore endormies, chacune écoutant sans doute en soi l’écho des paroles prononcées entre nous cette nuit-là et qui allait se prolonger à l’infini. Que le rapprochement ou l’éloignement des êtres tient donc parfois à un rien! Nous ne nous serions pas couchées côte à côte dans le grand lit étranger, maman et moi, que nous aurions sans doute ignoré pour toujours bien des choses l’une de l’autre.
Un moment plus tard, maman me parla encore. Elle me demanda d’une voix de nouveau un peu tendue:
— − Veux-tu, demain matin, ce matin plutôt, nous irons à la messe, prier ensemble pour que réussissent tes projets?Je demeurai muette. J’aurais dû m’attendre à cette prière de sa part. Depuis quelques années, sans qu’il en soit jamais ouvertement question entre nous, je m’étais peu à peu éloignée de la pratique religieuse, en révolte, à la fin, contre un esprit qui voyait le mal partout, réclamait pour lui seul la possession de la vérité et nous eût tenus à l’écart, s’il l’avait pu, de tout échange avec la généreuse disparité humaine. Mais par égard pour les sentiments de maman, je m’étais arrangée pour ne pas la heurter de front et lui laisser ignorer, quand cela était possible, que je n’allais plus guère à l’église. Pourtant elle n’avait pas pu ne pas voir que j’avais perdu cette foi fervente de ma première jeunesse qu’elle avait tellement aimée en moi. La sienne était assez haute, assez éprouvée, je suppose − ou bien assez candide encore − pour ne pas s’attarder aux errances toutes humaines de l’Église, gardant les yeux fixés sur son centre lumineux.
Est-ce que je pouvais seulement lui refuser cette consolation? Je me dis que je pourrais «faire comme si» sans que ce soit grand crime, et que je n’aurais peut-être même pas vraiment à feindre, empruntant à la foi de maman de quoi me soulever un moment en unisson avec elle.
J’acquiesçai à son désir, la sentis tout à coup profondément soulagée, et dus aussitôt m’endormir. Peu après, il me sembla, elle me secouait avec ces doux ménagements qu’elle mettait à me réveiller lorsque j’étais enfant, pour aller avec elle à la messe justement, mais alors c’était l’hiver, il faisait sombre encore, au dehors le vent hurlait, et c’était avec grand regret qu’elle me tirait de la chaleur du lit pour m’entraîner, sous les dernières étoiles, dans l’air glacial. Quel grand besoin d’âme n’avait-elle pas dû éprouver pour s’y résoudre, et n’était-ce pas encore le même qui aujourd’hui la contraignait!
Nous nous sommes habillées dos à dos comme autrefois et sommes parties dans le matin frais vers la cathédrale.
J’avais marché ainsi à côté de ma mère depuis presque mes premiers pas, et soudain me représentai la route infinie que formeraient, mis bout à bout, nos parcours: chez Eaton, tant de fois, à courir les aubaines; à l’église, bien entendu, le dimanche; aux quarante heures, aux visites d’indulgences; quelquefois, au plus fort de l’été torride, jusqu’au parc Assiniboine215 pourtant à des heures de marche pour aller goûter la fraîcheur de ses grands arbres et admirer ses pelouses toujours vertes sous les jets d’eau; jusqu’au River Park216 aussi où j’aimais tellement contempler derrière les barreaux les animaux au regard de captifs; et souvent, seulement pour le plaisir, aller et venir dans notre petite rue Deschambault, la chaleur un peu tombée. Et c’était par un de ces doux soirs d’été que maman, comme j’étais devenue «grande fille», selon son expression, avait choisi de m’éclairer sur les réalités − mais ne disait-elle pas plutôt, ce qui était bien plus approprié: les mystères de la vie. Elle s’y était en tout cas si mal prise que je n’avais presque rien compris à ce qu’elle tentait de m’expliquer, sinon que d’être femme était humiliant à vouloir en mourir. Il ne faut pas trop blâmer les femmes de ce temps-là d’avoir si mal su parler du corps et de l’amour; elles étaient retenues par la gêne et aussi de la pitié envers leurs petites filles, pensant bien faire en les laissant le plus longtemps possible ignorantes de ce qui les attendait. La lumière a été longue à venir, à nous, femmes, à travers des siècles d’obscur silence. Mais il me semble parfois que rien en route n’a été perdu des efforts des plus énergiques de nos mères et de leur acharnement à vouloir la vie meilleure.
Je pensais un peu à tout cela en marchant à côté de maman et me sentais le cœur plein à éclater de souvenirs que je n’avais pas cru avoir jusqu’à ce moment-là, tant le départ − presque autant que la mort − nous éclaire soudainement sur les êtres que nous allons quitter.
Cette fois encore, nous sommes allées nous placer tout à l’avant de la longue nef, au plus près du sanctuaire, parmi les vieilles femmes en noir égrenant leur rosaire et marmonnant à faible voix les Ave à la lueur émouvante des cierges.
Nous nous sommes agenouillées côte à côte comme en ce jour où nous étions venues prier ensemble avant mon opération. Et je regardais prier maman avec le même sentiment emmêlé de jadis. Aujourd’hui comme alors, elle priait indéniablement pour qu’il me soit épargné de souffrir. Alors pourtant que notre pauvre amour ne progresse qu’à travers les souffrances!
Bien des années après cette messe − qui devait être de longtemps la dernière − quand le divin partout présent en ce monde me paraîtrait manifeste et me ferait juger moins puériles des pratiques qui avaient tout de même aidé à garder vivant dans l’Église son noyau de lumière, je ne dis pas que je n’y revins pas en partie sous l’influence du nostalgique désir de me retrouver une fois encore comme agenouillée auprès de ma mère morte, et comment y serais-je parvenue sinon en Dieu! Quelquefois je m’avoue que ce qui me plaît le plus dans cette idée d’éternité, c’est la chance accordée, en retrouvant les âmes chères, de s’expliquer à fond avec elles, et que cesse enfin le long malentendu de la vie.
J’avais souffert de penser que mes amis et mes compagnes de travail à l’école me laissaient partir sans m’offrir une petite fête d’adieu. On le faisait bien pour chacune d’entre nous qui se mariait. Ce n’était pas de ne pas recevoir de cadeaux qui me peinait, mais qu’on me laissât partir comme si je ne comptais plus guère, en me marquant jusqu’au bout ce que je pensais être une sorte de désapprobation.
Mais le soir enfin venu de mon départ, j’eus la surprise en arrivant avec maman à la vieille gare du Canadien Pacifique d’apercevoir, partout dans le grand hall, de mes amis, et j’eus le cœur si réjoui, si bondissant que je me mis à courir de l’un à l’autre groupe, prise tout à coup d’une tendresse folle pour ces jeunes filles et ces jeunes gens de mon âge, que je ne pensais pas avoir crus proches à ce point de moi, mais soudain ils l’étaient, et je me sentais par leur présence encouragée à tenter l’impossible pour leur «faire honneur» comme on disait alors dans notre petit monde de l’un de nous dont le succès pouvait rejaillir sur tous. Il se trouvait même de mes camarades du temps de nos tournées de spectacle, Fernand entre autres, le pianiste-caricaturiste, ayant pour moi, qui n’avais presque rien à y mettre, un petit coffret à bijoux que je devais pourtant singulièrement chérir, sans doute parce que, Fernand vivant chichement, j’imaginai sans peine ce que son cadeau pouvait représenter de leçons de piano données aux quatre coins de la ville.
Le groupe entier m’accompagna sur le quai. Je m’aperçus avec fierté que cela faisait beaucoup de monde rien que pour moi. Le long train vibrait de part en part, en émettant de ces petits crachotements de vapeur qui m’étaient alors l’expression même de l’enivrement.
Mes amis me sautèrent au cou. Les uns me tendirent un petit paquet enrubanné, d’autres − et que j’eus bientôt loisir de bénir leur prévoyance! − glissèrent dans mon sac à main ou dans une poche de mon manteau une enveloppe dans laquelle je découvrirais un billet de banque accompagné de quelques mots: «Pour une paire de bas...» Ou bien: «Pour un bon repas un jour maigre...» Les chers amis, que leurs cadeaux devaient tomber à point aux jours creux qui ne manquèrent pas de se présenter, me devenant l’indispensable paire de chaussures ou le repas solitaire que je prendrais pourtant joyeusement en pensant que c’était aujourd’hui Hector ou Valen qui, sans le savoir, me l’offrait.
Le chef de train lança son appel au départ. Je sautai sur le marchepied. Devant moi, la petite foule amie agitait la main, du bout des doigts me lançait des baisers, me criait des vœux de bonheur. J’étais étourdie de joie par cette démonstration d’amitié que je n’avais pas prévue. Mais alors, en plein milieu de cette exaltation, me sauta aux yeux, à travers les visages jeunes et souriants, le petit visage défait de ma mère, subitement devenu vieux et creusé par le chagrin qu’elle ne pouvait plus me cacher. Dans ma folle ivresse de me voir l’objet de l’affection, j’avais oublié de l’embrasser, et c’est tout juste si de ses yeux battus d’insomnie elle osait me le rappeler. J’eus le souvenir d’un autre regard échangé entre elle et moi le jour de ma «graduation», quand, du haut de l’estrade, j’avais cherché le sien et l’avais rencontré si brillant de fierté que j’en avais été illuminée. Alors qu’aujourd’hui il paraissait sur le point de s’éteindre. Je sautai à bas du train. Je courus à elle. Je l’enserrai. Mais comment donc n’avais-je pas découvert avant qu’elle était si petite? Un corps d’enfant! Je la serrai contre moi de toutes mes forces. Je lui murmurai à l’oreille je ne sais quelle sotte prière de prendre bien soin d’elle-même, elle qui ne l’avait guère fait au temps où la vie lui était quelque peu bienfaisante. La première, elle desserra notre étreinte, me disant: «Ton train… ton train…» car il avait doucement commencé à rouler. Je remontai sur une marche du wagon. Je me pendis à la barre d’appui. Passèrent à mes yeux les visages jeunes, les visages souriants. Je n’avais plus de regard que pour la petite silhouette seule au milieu des êtres heureux. Je la vis serrer sur elle son manteau un peu étroit d’un geste que je reconnus seulement à cette minute lui avoir vu faire cent fois au moins et qui la peignait si bien telle qu’elle était, à la fois timide et fière. Elle me suivait de ses yeux éteints comme s’ils n’allaient cependant jamais me perdre − où que j'aille! − au bout de leur regard. L’expression m’en devint insoutenable. J’y voyais trop bien qu’elle voyait que je ne reviendrais pas. Que le sort aujourd’hui me happait pour une tout autre vie. Le cœur me manqua. Car j’y saisis, tout au fond, que je ne partais pas pour la venger, comme j’avais tellement aimé le croire, mais, mon Dieu, n’était-ce pas plutôt pour la perdre enfin de vue? Elle et nos malheurs pressés autour d’elle, sous sa garde! Il n’y avait plus maintenant que ces absents de visibles pour moi sur le quai de la gare: Anna au beau visage désolé de femme pleine de dons qui n’en a fait fructifier aucun et s’en fera reproche jusqu’à la fin de ses jours; Clémence dont les yeux déjà si sombres s’entouraient des cernes noirs de la maladie; Rodolphe au visage si tôt abîmé; même Dédette se trouvait là, dans ses habits de religieuse, son visage attristé me révélant que malgré tout elle regrettait de n’avoir pas connu un peu plus du monde avant de s’en séparer. Ils semblaient tous me reprocher leur vie manquée ou incomplète. «Pourquoi toi seulement? Pourquoi pas nous? N’aurions-nous pas nous aussi pu être heureux»?
Même des peines à venir, à des années encore de moi, me semblaient me blâmer d’aller me mettre à l’abri d’elles qui s’abattraient ici.
Puis, au bout du quai, surgie cette fois du passé, une petite foule en noir me parut se dessiner. C’étaient les grands-parents Landry, les Roy aussi, les exilés au Connecticut, leurs ancêtres déportés d’Acadie, les rapatriés à Saint-Jacques-de-l'Achigan, les gens de Saint-Alphonse-Rodriguez, ceux de Beaumont et jusqu’au grand-père Savonarole que j’eus le temps de reconnaître, à côté de Marcelline, tel qu’en son portrait, avec ses yeux de braise sombre… le terrible exode dans lequel ma mère un jour m’avait fait entrer…
Est-ce que je n’ai pas lu alors dans mon cœur le désir que j’avais peut-être toujours eu de m’échapper, de rompre avec la chaîne, avec mon pauvre peuple dépossédé? Qui de nous ne l’a un jour souhaité? Une si difficile fidélité!
Ensuite, je pense avoir versé des larmes. De honte? De compassion? Je ne le saurai jamais. J’ai peut-être pleuré de l’amer sentiment de la désertion.
Avant que ne vienne me reprendre, au son à présent régulier du train en marche à travers les espaces libres, le grand rêve consolateur de ma jeunesse qui m’a si longtemps trompée.
Il me peignait que j’aurais le temps de tout faire. Et d’abord de me sauver moi-même − à qui est-on utile, soi-même noyé? − puis de revenir sauver les autres. Il me disait que le temps m’en serait accordé.
État 4
-I-
Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois
que j'étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être trai-
tée en inférieure ? Ce ne fut peut-être pas, malgré tout, au
cours du trajet que nous avons tant de fois
accompli, maman et
moi, alors que nous nous engagions sur le pont Provencher au-
dessus de la Rouge, laissant derrière nous notre petite ville
française pour entrer dans
Winnipeg, la capitale, qui jamais
ne nous reçu tout à fait autrement qu’en
étrangères. Cette sen-
sation de dépaysagement, de pénétrer, à deux pas seulement de
chez nous, dans le lointain, m’était plutôt agréable, quand j’é-
tais enfant. Je crois qu'elle m'ouvrait les yeux, stimulait mon
imagination, m'entraînait à observer.
Nous partions habituellement de bonne heure, maman et
moi, et à pied quand c’était l’été. Ce n'était pas seulement
r pour économiser
mais parce que nous étions tous naturellement
marcheurs chez
nous, et aimions aimant nous en aller au pas, le regard
ici et là, l'esprit où il voulait la pensée libre, et tels
nous sommes encores, ceux d'entre nous qui restent en ce monde.
Nous partions presque toujours animées par l'unespoir et
d’humeur gaie. Maman avait lu dans le journal, ou appris d'une
voisine, qu'il y avait solde chez, Eaton, de dentelle de rideaux,
de calicot, ou d'indienne propre à confectionner tablier et ro-
bes d'intérieur, ou encore de chaussures d'enfants. Toujours au-
3
devant de
nous, luisait, au départ de ces courses dans les maga-
sins, l'espoir si doux au coeur des pauvres gens d'acquérir à
bon
marché quelque chose de tentant. Il me revient maintenant
que nous ne nous
sommes guère aventurées dans la riche ville
voisine que pour acheter.
C’était là qu’aboutissait une bonne
part notre argent si péniblement gagné - et c'était le chi
-che argent de gens comme nous qui faisait de la grande ville une
arrogante nous intimidant. Plus tard, je fréquentais Winnipeg
pour bien d'autres raisons, mais dans mon enfance il me semble
que ce fut presque
exclusivement pour courir les aubaines.
En partant, maman était le plus souvent
rieuse, portée à
l’optimisme et même au rêve, comme si de laisser derrière elle
la maison, notre ville,
le réseau habituel de ses contraintes
et obligations
, la libérait, et dès lors elle atteignait l’apti-
tude au bonheur qui échoit à l’âme voyageuse. Au fond, maman
n'eut jamais qu'à mettre le pied hors de la routine familière pour
être aussitôt en voyage, disponible au monde entier.
En cours de route, elle m’entretenait des achats
auxquels
elle se déciderait peut-être si les rabais était considérables.
Mais toujours elle se laissait aller à imaginer beaucoup plus que
ne le permettaient nos moyens. Elle pensait à un tapis pour le sa-
lon, à un nouveau service de vaiselle. N’ayant pas encore entamé
la petite somme dont elle disposait pour aujourd’hui, celle-ci
paraissait devoir suffire à combler des désirs qui attendaient de-
puis longtemps, d’autres qui poussaient à l’instant même. Maman
était de ces pauvres qui rêvent, en sorte qu’elle eut la posses-
sion du beau bien plus que bien des gens qui l’ont à demeure et ne le
3
voient guère. C’était donc en riches, toutes les possibilités
d’achat intactes encore dans nos têtes, que nous traversions le pont.
Mais aussitôt après, s’opérait en nous je ne sais quelle
transformation qui nous faisait nous rapprocher l’une de l’autre
comme pour mieux affronter ensemble une sorte d’ombre jetée sur
nous. Elle ne venait Ce n'était pas seulement de ce parce que nous venions de met-
tre le pied dans le quartier sans doute le plus affligeant de
Winnipeg, cette sinistre rue Water voisinant la cour de triage
des chemins de fer, toute pleine d’ivrognes, de pleurs d’enfants
et d’échappements de vapeur, cet aspect hideux d’elle-même que
l’orgueilleuse ville ne pouvait dissimuler à deux pas de ses lar-
ges avenues aérés. Le malaise nous venait aussi de nous-mêmes.
Tout à coup, nous étions moins sûres de nos moyens, notre argent
avait diminué, nos désirs prenaient peur. Nous atteignons la ruel'avenue
Portage, si démésurément déployée qu’elle avalait des milliers
de personnes sans que cela parût. Nous continuons à parler
français, bien entendu, mais peut-être à voix moins haute déjà,
surtout après que deux ou trois passants se fussrent retournés
sur nous avec une expression de curiosité. Cette humiliation de
voir quelqu’un se retourner sur moi qui parlais français dans
une rue de Winnipeg, je l’ai tant de fois éprouvée au cours de
mon enfance que je ne savais plus que c’était de l’humiliation.
Au reste, je m’étais moi-même retournée fréquemment sur quelque
immigrant au doux parler slave ou à l’accent nordique. Si bien
que j’avais fini par trouver naturel, je suppose, que tous, plus
ou moins, nous nous sentions étrangers les uns chez les autres.
4
avant d’en venir à me dire que, si tout nous l’étions, personne
ne l’était donc plus.
C’était à notre arrivée chez Eaton seulement que se déci-
dait si nous allions oui ou non passer à la lutte ouverte. Tout
dépendait de l’humeur de maman. Quelquefois elle réclamait un com-
mis parlant notre langue pour nous servir. Dans nos moments patrio-
tiques, à Saint-Boniface, on prétendait que c’était notre droit,
et même de notre devoir de le faire valoir, qu’à cette condition
nous obligerons l’industrie et les grands magasins à embaucher
de nos gens.
Si maman était dans ses bonnes journées, le moral haut,
la parole affilée, elle passait à l’attaque. Elle exigeait une
de nos compatriotes pour nous venir en aide. Autant maman était
énergique, autant, je l’avais déjà remarqué, le chef de rayon
était obligeant. Il envoyait vite quérir une dame ou une demoi-
selle une telle, qui se trouvait souvent être de nos connaissan-
ces, parfois même une voisine. Alors s’engageait, en plein milieu
des allées et venus d’inconnus, la plus aimable et paisible des
conversations.
—
- Ah ! madame Phaneuf ! s’écriait maman, comment allez-
vous? Et votre père? Vit-il toujours à la campagne?
- Madame Roy! S’exclamait la vendeuse. Vous allez bien?
Qu’est-ce que je peux pour vous? J’aime toujours vous rendre
service.
Nous avions le don, il me semble, pauvres gens, lorsque
rendus les uns aux autres, de retrouver le ton du village, de je
ne sais quelle société amène d'autrefois.
5
Ces jours-là, nous achetions peut-être plus que nous au-
rions dû, si réconfortées d’acheter dans notre langue que l’ar-
gent nous filait encore plus vite que d’habitude des mains.
Mais il arrivait à maman de se sentir vaincue d’avance,
lasse de cette lutte toujours à reprendre, jamais gagnée une
fois pour toutes, et de trouver plus simple, moins fatiguant de
"sortir", comme elle disait, son anglais.
Nous allons de comptoir en comptoir. Maman ne se débrouil-
lait pas trop mal, gestes et mimiques aidant. Parfois survenait
une vraie difficulté comme ce jour où elle demanda : “a yard or
two of chamois chinese skin to put under the coat…” maman ayant en tête
d’acheter une mesure de peau de chamois
pour en faire une doublure de manteau
Quand un commis ne la comprenait pas, il en appelait un
autre à son aide, et celui-là un autre encore, parfois. Des “ cus-
tomers ” s’arrêtaient pour aider aussi, car cette ville, qui nous
traitait en étrangers, était des plus promptes à voler à notre se-
cours dès que nous nous étions reconnus dans le pétrin. Ces conci-
liabules autour de nous pour nous tirer d’affaire nous mettaient
à la torture. Il nous est arrivé de nous en esquiver. Le fou rire
nous gagnait ensuite à la pensée de ces gens de bonne volonté qui allaient
continuer à chercher à nous secourir alors que déjà nous serions
loin.
Une fois, plus énervée encore que de coutume par cette aide
surgie de partout, maman, en fuyant, ouvrit son parapluie au milieu
du magasin que nous avons parcouru au trot, comme sous la pluie,
les épaules secouées de rire. A la sortie seulement, puisqu’il
6
faisait grand soleil, maman s’avisait de fermer son parapluie, ce
qui donna à l’innocente aventure une allure de provocation. Ces
fous rires qu’elle me communiquait malgré moi, aujourd’hui je
sais qu’ils étaient un bienfait, nous repêchant de la tristesse,
mais alors j’en avais un peu honte.
Après le coup du parapluie, un bon moment plus tard, voici
que je me suis fâchée tout à coup contre maman, et lui ait dit
qu’elle nous faisait mal voir à la fin, et que, si toutes deux
nous riions, nous faisions aussi rire de nous.
A quoi maman, un peu piquée, elle-même, rétorqua que ce n’é-
tait pas a moi, ayant toutes les chances de m’instruire, de lui
faire la leçon à elle qui avait tout juste pu terminer sa sixiè-
me année dans la petite école de rang à StSaint-Alphonse-de-Rodriguez,
où la maîtresse elle-même n’en savait guère plus que les enfants,
et comment l’aurait-elle pu, cette pauvre fille qui touchait com-
me salaire quatre cents dollars par année. Ce serait à moi, l’es-
prit agile, la tête pas encore toute cassée par de constants cal-
culs, de me mettre à apprendre l’anglais, afin de nous venger tous.
(Plus tard, quand je viendrais à Montréal et constaterais que les
choses ne se passaient guère autrement dans les grands magasins
de l’Ouest de la ville, j’en aurais les bras fauchés, et le sen-
timent que le malheur d’être Canadiens français était irrémédiable.)
Jamais maman ne m’en avait dit si long sur le ce chapitre.
J’en étais surprise. Je crois avoir entrevu pour la première fois
qu’elle avait cruellement souffert de sa condition et ne s’était
consolée qu’en imaginant ses enfants parvenus là où elle aurait
voulu se hausser.
7
De nos expéditions à Winnipeg, nous revenions éreintées
et, au fond, presque toujours attristés. Ou bien nous avions
été sages, prudentes, n’ayant acheté que l’essentiel, et qui
donc a jamais tiré du bonheur de se limiter au strict nécessaire.
Ou bien nous avions commis quelque folie, par exemple acheté le
chapeau qui m’allait si bien mais, à un prix fou,trois fois plus cher qu’il n’aur-
ait fallu, et, nous avions du remords, il faudrait se rattra-
per ailleurs, disait maman, et ne pas avouer le prix au père, me
laissait-elle entendre à demi-mot. Ainsi notre gène d’argent nous
jetait-elle tôt ou tard dans l’extravagance qui nous ramenait à
une plus sévère gêne encore.
De toute façon, le pont que nous avions traversé en riches,
la tête pleine de projets, nous ne l’avons jamais retraversé qu’en
pauvres, les trois quarts de notre argent envolés, et bien souvent
sans que l’on puisse dire où.
—
-Comme ça part, de l’argent! Disait maman. Évidemment
c’est fait pour partir, mais ton père va encore direa
que j’ai
l’art de la faire partir plus vite que personne.
Bientôt, au-delà du pont, nous devenaient visibles les clo-
chers de la cathédrale, puis le dôme du collège des jésuites, puis
des flèches, d’autres clochers. Inscrite sur l’ardent ciel manito-
bain, le ligne familière de notre petite ville, bien davantageplus
adonnée à la prière et à l’éducation qu’aux affaires, nous conso-
lait. Elle nous rappelait que nous étions faits pour l’éternité
8
et que nous serions consolés d’avoir eu tant de misère à joindre
les deux bouts.
Quelques pas encore, et nous étions chez nous. Nous n’é-
tions pas nombreux dans la petite ville pieuse et studieuse,
mais du moins avions-nous alors le sentiment d’y être d’un même
cœur. Déjà maman et moi, nous parlions dans notre langue le
plus naturellement du monde, ni plus bas, ni trop haut comme à
winnipeg où nous étions commandées par la gêne ou la honte de
la gêne. D’autres voix s’élevaient en français autour de nous,
nous accompagnant. Dans notre soulagement de retrouver notre mi-
lieu naturel, nous nous prenions à saluer presque tous ceux que
nous croisions, mais il est vrai, entre nous, dans la ville, nous
nous connaissions à peu près tous, au moins de nom. Plus nous al-
lions et plus maman se reconnaissait de gens amis et saluait et
prenait des nouvelles des uns et des autres.
De retour dans notre ville, il lui arrivait de lever le
regard sur le haut ciel clair pour le contempler avec une sorte
de ravissement. Et souvent, la fatigue disparue de son visage
comme par enchantement, elle me prenait à témoin : “ On est bien
chez nous."
Nous arrivions à notre maison, rue Deschambault. Le re-
trouver intacte, gardienne de notre vie à la française au sein
du pêle-mêle et du disprate de l’Ouest canadien, devrait nous ap-
paraître chaque fois une sorte de miracle, car à la dernière mi-
nute, nous nous hâtions vers elle. C’était comme si nous avions
toujours eu un peu peur qu’elle nous fût un jour ravie. Elle était
avenante et simple, avec ses lucarnes au grenier, de grandes et
9
nombreuses fenêtres à l’étage et, entourant la façade et le côté
sud, une large galerie à enfilade de colonnes blanches.
Toujours nous revenions vers elle comme d’un voyage qui
nous aurait secoués. Pourtant ce ne sont pas ces voyages de St-Saint-
Boniface à winnipeg, si éclairants fussent-ils, qui m’ouvrirent
enfin pleinement les yeux sur notre condition, à nous Canadiens
français, au du Manitoba. Cela s’est fait en une autre occasion,
beaucoup plus dure.
J’avais été malade de sérieuses indigestions l’une sur
l’autre et il me restait une sensibilité au ventre. Maman, le
jour où je commençai à aller un peu mieux, comme c’est sans dou-
te le cas chez bien des gens de notre genre, se décida à m’emme-
ner voir le médecin. Après les questions et l’examen, qui consis-
tait surtout en ce temps-là en palpation, nous attendions, maman
et moi, un peu effarouchées du verdict que le médecin mettait
beaucoup de temps à prononcer. Enfin il regarda maman et lui dé-
crocha un peu comme un reproche :
—
-Madame, il va falloir opérer cette enfant. Au plus tôt.
Sans plus attendre.
Je tournai un peu la tête vers maman et la vis tressaillir
comme sous le coup d’unreproche, effectivement.blâme en effet Elle avait pâli
puis il m’avait semblé la voir rougir, et tout ce temps elle
avait l’air de chercher des mots qui ne venaient pas. Enfin elle
trouva celui-là qui nous était le plus coutumier, le plus habituel,
je pense bien, et je l’entends encore, je l’entendrai toujours le
prononcer d’une voix blanche :
10
—
-Combien? Ce sera combien, docteur?
J’eus l’impression que nous étions chez l’épicier ou le
boucher, et que pourtant maman s’armait pour une lutte bien plus
serrée qu’avec ces gens-là sur qui elle avait assez facilement
le dessus.
Le docteur déplaçait des papiers, sa plume, son buvard, et
paraissait aussi mal à l’aise que maman.
—
-Écoutez, madame. Dans le courant ordinaire des choses,
pour une opération de ce genre, c’est cent-cinquante dollars.
Il saisit sans doute l’expression de consternation qui se
peignit sur le visage de maman, car il se hâta de lever les mains
en disant :
-Mais!...mais!...
L’ayant un peu calmée par son geste, il poursuivait :
—
-Pour vous dont je connais les difficultés, ce sera cent dollars.
Je vis que cela n’aidait pas beaucoup ma mère à respirer.
Elle gémit comme pour elle-même. Sans s’en plaindre à lui :
—
« Cent
dollars! Cent dollars! »
Le médecin haussa les épaules, d’impuissance. Alors je com-
pris qu’elle allait raconter l’ « histoire » de votre vie, en quelque
sorte qu’elle sortait en public lorsqu’elle n’avait vraiment plus
d’autres recours, et qui me remplissait chaque fois d’une confu-
sion et d’une détresse qui ne semblaient pouvoir se dissoudre ni
en larmes ni en paroles. J’aurais voulu retenir maman, l’empêcher
de parler, mais déjà il n’était plus temps. Assise au bord de sa
11
chaise, les mains nouées sur sa jupe, le regard fixé sur un pointle
au plancher, d’une voix monotone, sans jamais lever les yeux vers
le médecin afin de n’être distraite en aucune façon par ce qu’el-
le devrait dire, elle racontait :
—
"-
—
Mon mari, fonctionnaire du gouvernement fédéral, pour
n’avoir pas caché sa loyauté politique, s’est trouvé en butte à
une sournoise persécution et, pour finir, s’est vu mis à la porte,
congédié six mois seulement avant l’âge de la retraite dont il a
été frustré. Ainsi, dans notre âge avancé, disait maman, nous
nous sommes trouvés démunis, monsieur le docteur, sans revenus
assurés. Il nous a fallu vivre du vieux gagné vite dépensé, com-
me vous pouvez le penser, auquel s’est ajouté l’aide des mes grands
enfants et ce que j’ai pu gagner moi-même ici et là pour des tra-
vaux de couture…"
L’histoire défilait, le médecin écoutait, peut-être dans
l’ennui, car ses yeux erraient parfois au plafond, venaient se
poser un instant sur moi, sans sourire, repartaient. Au début
seulement la consultation, il m’avait adressé la parole :
—
"Quel
âge as-tu, petite? Douze ans…On ne le dirait pas…On t’en don-
nerait plutôt dix." Et il avait parlé à maman sur un ton sévère :
« Vous auriez dû m’ammener cette enfant il y a au moins six mois. »
Maintenant il me regardait, on aurait dit, sans amitié.
Cette idée de maman aussi de me faire voir par le médecin le plus
cher de la ville!
Elle en était aux détails les plus affligeants, que je ne
pouvais entendre sans vouloir me cacher le visage dans les mains :
12
les raccommodages qu’elle attaquait le soir, sa journée faite,
et qui étaient d’un bon rapport, dit-elle avec une curieuse in-
sistance, comme si le docteur eût pu avoir des reprisages à lui
commander en retour de ses services.
Je ne comprenais vraiment rien à maman, à certaines heures.
La femme la plus fière, qui passait des nuits à coudre pour ses
filles des robes aussi belles que celles des filles de notables
les plus riches de la ville, qui trouvait Dieu sait où l’argent
de nos leçons de piano, la femme la plus stoïque aussi, que ja-
mais je n’ai entendue avouer une douleur physique, ni même, plus
tard, le terrible mal de la solitude, dès lors qu’étaient mis en
cause la santé, le bien-être, l’avenir de ses enfants, elle aurait
pu se faire mendiante aux coins des rues.
Excédé à la fin par cette histoire qui, pour lui, ressem-
blait peut-être à bien d’autres entendues ici même, le docteur
leva les mains pour faire taire maman.
—
-Madame!...madame!...Si vous ne pouvez régler mes hono-
raires en une fois, faites-le petit à petit, comme vous pourrez.
Alors maman respira.
Du moment qu’une dette, une obligation, aussi énorme fût-
elle, pouvait être fractionnée, réglée à petits coups, étirée,
elle pensait arriver à en avoir raison, après tout elle avait
fait cela depuis des années, elle y était entraînée : tant ce
mois-ci pour la machine à coudre (encore que dans le décourage-
ment maman avouaitât parfois que la machine serait sans doute u-
sée avant d’être à nous) ; tant pour le service d’argenterie (il
me semble que ce n’était que cinquante cents par quizaine, que
mais
13
nous n’ne les avions tout de même presque jamais quand passait le re-
présentant) ; tant pour la glacière. Maman, ayant saisi que mon
opération pouvait entrer dans cette catégorie, en fut aussitôt
réconfortée et m’adressa un regard qui semblait entendre :
—
« Tu
verras, on se sortira de cela aussi." En fait, de soulagement,
elle eut une même espèce de sourire tendre qui nous enveloppa tous
deux, moi et le docteur, et qui lui donna un air presque heureux,
au milieu de sa peine. Elle était comme une belle, grande riviè-
re, semée, tout au long de son cours, d’obstacles : rochers, écueils,
récifs, et elle en arrivait venait à bout, soir en les contournant, en
s’en éloignant par le rêve, soir en le franchissant au bond. Alors,
pour un court moment, entre les milles embûches, avant qu’elle ne
fût reprise par les remous, on entendait son chant d’eau apaisée.
-Eh bien, si c’est ainsi, docteur, soyez assuré que je
parviendrai à m’acquitter envers vous…
Le docteur coupa court aux promesses de maman. Il se leva.
Nous nous sommes levées aussi. Maman songea alors à s’informer :
—
-Ce sera pour quand,
? l’opération ? Dans quelques semai-
nes ?
-Y pensez-vous, madame! Je téléphone à l’hôpital immé-
diatement. Je tiens à ce que votre petite fille y entre ce soir-
même, demain au plus tard.
-Oh! Demain seulement!
supplia maman.
Le côté affaire règlé – ou relégué – elle pouvait enfin
être à son souci pour moi, à son angoisse. Elle se mit à plaider
pour un peu plus de temps. Elle en voulaitIl lui en fallait pour me coudre des vê-
14
tements propres pour l’hôpital. Pour préparer mon père à l’idée
de l’opération. Et qui sait, peut-être dans l’espoir de pour voir se
détourner le cours des choses, s’il lui en était accordé suffi-
samment.
—
-Nous avons déjà beaucoup trop tardé, trancha le doc-
teur. Nous somme à la merci d’une crise grave qui peut amener
la rupture de l’appendice. J’opérerai votre enfant après-demain
au plus tard.
Nous sommes sorties. Dans quelle petite rue ombragée
d’arbres étions-nous, je n’en sais plus trop rien. Par ailleurs,
je me souviendrai toujours, nous étions en été, que c’était par
une des journées les plus tendres que puisse nous offrir l’été,
toutes pleines d’un vent doux qui caresse le visage. Cela nous a
fait un drôle d’effet de nous retrouver au milieu d’une pareille
journée avec nos calculs, notre peur de l’hôpital et l’angoisse
de ce que papa allait dire. Il nous sembla que nous aurions plu-
tôt dû être dans une belle campagne, assises dans l’herbe, au pied
d’un arbre, à manger notre pique-nique, ou à rêver face au ciel,
le corps parfaitement sain.
Maman prit ma main et me demanda si je n’étais pas trop
fatiguée. "Parce que, me dit-elle, si tu t’en sens la force, j’ai-
merais faire un bout à pied." ( Nous étions dans de petites rues
d’où pour trouver un tramway il eût fallu marcher plus loin que
jusqu’à chez nous. Maman devrait être bien troublée pour n’y
ne pas y avoir
penser. réfléchi ) "
J’aimerais me donner le temps, dit-elle, de préparer en
15
pensée comment je vais parler à ton père."
Je tâchai de la retenir. Je lui dis que j’étais mieux,
que je n’avais plus de mal nulle part. Et c’était vrai. L’émo-
tion m’avait galvanisée, prêté pour l’instant des forces venues
de je ne sais où. D’ailleurs ce n’était pas nouveau, chez moi, une
telle réaction. Il suffisait qu’on m’emmène chez le dentiste pour
que disparût subitement un mal de dents qui m’avait tenue éveil-
lée toute la nuit. Maman ne prêtait donc pas attention à ce que je disais. Elle poursuivait son idée.
—
-Ton père, les dettes l’on toujours terrifié, même
quand il gagnait de quoi assurer notre vie. Alors, maintenant,
tu peux imaginer ce qu’ comme elles l’effraient! Pourtant, quand on
peut repartir au mois, il me semble que les dettes c’ ce n'est
pas la fin du monde.
Je devais ressembler à mon père sur ce point car les det-tes auss me terrifiaient.
—
-Je ne veux pas être opérée, ai-je décidé. On n’a pas
les moyens. Et papa va être contre.
Elle s’arrêta de marcher et me secoua un peu.
—
-Ne dis plus jamais chose
pareille
. Ton père ne sera
pas contre. Il s’agit seulement de l’amener à voir que cette
dette n’est pas pire qu’une autre. Ne m’enlève pas le courage,
me pria-t-elle, au moment où j’en ai le plus besoins pour nous sortir du
trou.
—
-On y est pourtant toujours dans le trou, lui fis-je
remarquer.
A ma surprise, elle se prit à rire un peu, comme de loin,
16
à tant de promuesses accomplies.
—
-N’empêche qu’on en est sorti mille fois, du trou.
-Ce n’était peut-être pas le même, dis-je, souriante
malgré moi, de connivence avec elle.
Nous avions atteint le coin de notred'une petite rue tranquil-
le et nous en enfilions une autre également bordée d’arbres dont
on entendait les feuilles bruire doucement en plein milieu de
nos calculs. Il y eut ceci d’aimable dans notre vie : presque
jamais la nature manquane s'abstint de nous marque une sorte de bienveil-
lance à travers nos épreuves. Ou était-ce parce que nous cher-
chions sans cesse consolation en elle qu’elle nous l’accordait?
Soudain, cependant, maman m’étonna beaucoup en s’avouant
abattue. Elle disait comme pour elle-même :
—
-C’est vrai que le malheur nous poursuit depuis long-
temps. Il faudrait sans doute remonter bien loin pour en connaî-
tre la cause. C’est une longue histoire.
Tellement les histoires m’étaient alors amies, même au
plus creux de la désolation, je la priai :
—
-Raconte.
Elle me fit un sourire navré qui sous-entendait :
C’est bien le temps, va!
Malgré tout, cependant, commencèrent à lui échapper des
bribes d’un récit de malheurs anciens que la scène chez le méde-
cin avait sans doute réveillés – de moins c’est ce que j’ai cru
comprendre.
Car, soudain, nous étions rejointes dans la rue paisible
17
par une quantité de nos gens aux peines depuis longtemps mortes
et qui pourtant revivaient en nous. En écoutant maman, j’eux la
curieuse impression que notre détresse avait rappelé à nous des
centaines d’êtres et qu’à présent, dans la rue déserte, nous al-
lions ensemble, eux peut-être consolés de nous trouver attenti-
ves encore à leurs vies écoulées, et nous, de ne pas nous retrou-
ver toutes seules.
—
-Tout vient, disait maman, de ce vol de nos terres là-
bas, dans notre premier pays, quand nous en avions un, que les
Anglais nous ont pris lorsqu’ils l’ont découvert si avantageux.
Au pays d’Évangeline. Pour avoir ces terres riches, ils nous ont
rassemblés, trompés, embarqués sur de mauvais navires et débar-
qués au loin sur des rivages étrangers.
-Nous étions des Acadiens ?
Peut-être maman me l’avait-elle déjà dit et je n’en avais
pas gardé mémoire. Ou bien je n’avais pas eu avant le jour le cœur prêt
à accueillir le souvenir de cette tragédie, et n’en avais pas fait grand cas.
—
-Ainsi a commencé notre infortune, il y a bien longtemps,
dit maman,(qui a pris de nombreux visages au cours des ans.) Je ne
sais pas tout de l’histoire. Des bouts seulement, transmis de gé-
nération en génération.(sont parvenus jusqu'à nous.)
-Où ont-ils été laissés, maman?
-Oh, un peu partout en Amérique, à se débrouiller comme
ils pouvaient, ne connaissant même pas la langue du pays où ils
avaient échoué. Une partie d’entre eux, de peine et de misère,
réussit à se rassembler au Connecticut. Ils travaillaient aux
18
usines, aux chantiers forestiers, au chemin de fer, là où il y
avait de rudes besognes à accomplir à vil prix. Ils voisinaient
beaucoup entre eux, se réconfortaient dans leur ennui de la pa-
trie.
C’est à cet endroit du récit de maman que j’ai commencé
à me tracasser au sujet de la notion de patrie,
dece qu’elle signi-
fiait au juste. En tout cas, je l’ai beaucoup étonnée en lui de-
mandant à brûle-pourpoint si nous autres en avions une patrie.
—
-Bien sûr, a-t-elle répondu, puis après aussitôt elle
n’a pas eu l’air
si certaine d’elle-même, et m’a touché le front en disant : Tu n’as
pas de peinefièvre au moins?
J’ai protesté que non et insisté pour connaître le sort
de nos gens du Connecticut.
—
-Ce n’est pas le moment de me faire raconter cette viel-
le histoire triste, m’a-t-elle reproché. Je suis déjà assez acc-
parée. Il faut que je prépare ta valise pour l’hôpital…L’hôpi-
tal, gémit-elle, puis elle m’assura que j’y serais bien…et, malgré
tout, elle était de retour avec nos gens du Connecticut. Dans ce
temps-là, fit-elle, des prêtres, que l’on nommait colonisateurs,
vécurent, on aurait dit, pour retrouver les troupeaux perdus et
en ramener le plus possible. L’un d’eux vint jusqu'à nous au Con-
necticut.
-Elle avait commencé de dire "nous" à propos de nos loin-
tains ancêtres, et cela me consola bizarrement.
-Dans notre petite église de là-bas, où on faisait
le prêche en français, il nous annonça que le Québec nous attendait
19
bras ouvert, que des terres nous seraient distribuées dans un
canton fertile, non loin de Joliette, si nous voulions revenir
au pays.
—
-Alors c’est le Québec, notre patrie?
—
-Oui et non, dit maman. C’est embêtant à préciser. Puis
elle poursuivit : Il y eut discussion entre nous. Les uns disaient :
"On se fera ici. Nous sommes déjà à moitié Américains. Nos en-
fants parleront anglais. C’est la sagesse. A rouler toute notre
vie, nous n’arriverons à rien." Mais d’autres tenaient pour ten-
ter l’aventure au Québec : « Ce sont là-bas nos frères. Nous par-
lons la même langue. Nous avons la même foi. Allons nous mettre
entre leurs mains." ?
—
-Qu’est-ce qu’ils ont décidé?
—
-Comme cette histoire t’intéresse tout à coup : dit ma-
man, et elle m’apprit : Eh bien les uns sont restés, en sorte que nous
devons avoir de lointains cousins au Connecticut, d’autres sont
venus d’établir dans la belle et fertile paroisse de Saint-Jacques-
l’Achigan.
Nous avons alors aperçu un banc au coin d’une rue, sous un
arbre qui murmurait, et maman a dit :
—
"Asseyons-nous un peu pour
que tu te reposes." Et le clair bruit du feuillage doucement agi-
té nous parla de répit et d’un moment debonheur dans la vie des
exilés.
—
-Tu n’as toujours pas de mal? demanda maman.
Je fis signe que non, et c’est vrai, je n’en ressentais
pas, seulement celui dont j’était issue.
20
—
-Est-ce qu’ils ont été heureux, nos gens, à Saint-Jac-
ques-l’Achigan?
—
-Oui et non. Ils avaient beaucoup d’enfants. Tous les
nôtres élevèrent des familles nombreuses. Nos prêtres disaient
qu’à ce prix nous reconquérrrions notre place au soleil. A Saint-
Jacques-l’Achigan, ils furent bientôt à l’étroit. Un peu au
nord s’élevait une sévère chaîne de collines. La terre y était
pauvre, semée de cailloux, hérissée d’épinettes sombres. C’est
pourtant là que montèrent s’installer ton grand-père Elie et ta
grand-mère Emilie. Personne ne travailla jamais sur terre autant que
ces deux-là, raconta maman, les yeux au loin et comme navrée
encore de leur long effort laborieux. Ils défrichèrent, ils arra-
chèrent au sol des milliers de pierres, ils en érigèrent des mon-
ticules, des murets, ils se firent quelques champs d’avoine, de
blé noir. Leur première cabane fut bientôt remplacée par la mai-
son où je suis née, celle que tu as vue dans l’album. Ton grand-
père était habile : notre maison avait belle allure. Nous y avons
mangé plus souvent de la galette de sarrasin que du pain blanc,
mais je pense y avoir été une petite fille heureuse.
-Je fus si contente que maman, avant sa vie de tracas,
ait été une petite fille heureuse que je poussais un soupir d’ai-
se. Je voulus savoir comment elle s’y était prise pour être heu-
reuse, et maman répondit qu’elle ne s’en souvenait pas, qu’à son
idée les enfants étaient généralement heureux, se faisant du
bonheur avec peu. Puis elle prit pitié de moi qui la regardais
avec l’envie de pleurer – mais elle se méprit et ne sut ja-
mais que c’était sur elle que j’avais envie de pleurer. Elle
21
me passa la main sur le front en m’assurant que j’allais revenir
à la santé et retrouver mes jeux avec joie.
—
-Pourquoi, si vous étiez heureux à Saint-Alphonse-de-
Rodriguez, êtes-vous encore partis, ai-je demandé.
—
-On a peut-être du sang d’errants dans les veines, dit
maman à force d’errer. Pourtant, maintenant,
personne plus que
moi n'aimerait être fixé une fois pour toutes. Ton grand-père Élie
était porté à l’aventure. Il se sentait à l’étroit dans les col-
lines pauvres pour y établir ses fils autour de lui. Puis est ve-
nu vers nous un autre de ces prêtres-colonisateurs, celui-là
pour nous vanter le Manitoba et l’acceuil qu’on nous y ferait.
Il parlait des belles terres riches, de tout cet Ouest canadien
où nous devrions nous hâter de prendre notre place avant les
Écossais, et les Anglais qui arrivaient à grand flot. Il disait que
tout le pays, d’un océan à l’autre, nous revenait, à nous, de
sang français, à cause des explorateurs de France qui l’avaient
les premiers parcourus.
—
Nos droits à notre langue, à notre culture seraient respectés. A
chaque chef de famille, à chacun de ses enfants mâles ayant at-
teint dix-huit ans, le gouvernement de la nouvelle province con-
cèderait un quart de section. C’était tentant pour des gens com-
me nous. Ton grand-père prit feu, Tu tiens de lui, fit-elle en
passant sa main sur ma joue, ce don de parler partir
en imagination.
Ta grand-mère était la seule à s’opposer au projet. A la fin el-
le céda, et nous voilà en route encore une fois. Le reste de
l’histoire, tu le connais, je te l’ai raconté cent fois. Ils
eurent une concession dans la Montagne Piembina.
22
—
-Et enfin ils se reposèrent ?
—
-Ah, mon Dieu, de loin encore ils n’eurent de repos.
Tout était à refaire. Ton grand-père construisit la maison neu-
ve exactement comme celle de Saint-Alphonse, ta grand-mère refit
les meubles, les armoires, le pétrin…
—
-Et le banc-lit, je me le rappelle.
—
-Quand tu étais toute petite fille et que nous allions
là-bas, tu pleurais si on te refusait de passer la nuit dans le
banc-lit…Je me suis toujours demandée pourquoi tu aimais telle-
ment coucher dans cette espèce de cercueil.
Je crus me souvenir que j’y éprouvais le sentiment d’une
sécurité totale, comme si les mais qui avaient façonné ce vieux
meuble rustique devaient détenir détenait le pouvoir d’éloigner de moi
toute menace.
—
-Après quelques années, tout aurait pu être si beau à
Saint-Léon, dit maman, car la terre était à nous. En comptant
celle des garçons, elle faisait un mille carré en tout! Grand-
mère semait dans son jardin les mêmes fleurs qu’au Québec, on
n’entendait parler autour de nous que notre langue familière,
c’était presque la prospérité enfin, et voici que le gouverne-
ment du Manitoba se tourna contre nous. Il passa cette loi ini-
que qui interdisait l’enseignement de la langue française dans
nos écoles. Nous étions pris au piège, loin de notre deuxième
patrie, sans argent pour nous en aller, et d’ailleurs où aurions-
nous été?
—
-Encore sans patrie ?
23
—
-Nous avions toujours nos terres, nos coutumes, nos
maisons…et notre langue que nous n’étions pas prêts à nous
laisser arracher. Mais aussi c’est ce qui nous ruina : cette
longue lutte, toutes ces dépenses pour préserver nos écoles, Es-
tu assez reposée? me demanda-t-elle. Il faudrait repartir. Ton
père doit être inquiet de ne pas nous voir plus vite.
Le feuillage, en en s’écartant, nous exposa un pan du haut ciel
clair que nous avons fixé ensemble en souriant malgré nous. Et
maman a raconté :
—
-Ton père, lui, c’est la profonde misère des siens, du
côté de Beaumont, qui l’a chassé. Il a dû commencer à travailler
tout enfant, puis de bonne heure émigra aux États-Unis comme
tant de s nôtres que le Québec ne pouvait faire vivre. Il a fait
tous les métiers, mais tout le temps il lisait, s’instruisait,
se préparait à jouer un rôle important quand il rentrerait dans
son pays. C’est au Manitoba qu’il aboutit. Quand je l’ai rencon-
tré, à Saint-Léon, il croyait, comme le prêtre-colonisateur jadis,
que tout l’Ouest, jalonné de petites colonies, serait au moins à
moitié français d’un océan à l’autre. Puis il connut Laurier, qui
allait devenir bientôt le Premier ministre, et qui lui demanda
s’il ne travaillerait pas à son élection. Dès cet instant, ton pè-
re donna sa vie à cet homme tant il avait foi et confiance en lui.
Lorsque Laurier, devenu Premier ministre, refusa de prendre parti
dans la question du français au Manitoba, puisque cela relevait du
domaine provincial, ton père ne lui retira pas son appui. Il
disait :
"Il a ses raisons. " Ce qui lui fut intolérable, d’esprit
24
religieux comme il était, ce fut d’entendre, du haut de la chaire,
tomber l’anathème contre les partisans de Laurier que l’on décla-
ra traître à la cause du français. Enfin sa loyauté politique,
on la lui fit payer de son poste d’agent colonisateur, alors qu’il
atteignait la viellesse. C’était notre ruine, et j’ai des rai-
sons de soupçonner les nôtres, nos propres gens, d’y avoir tra-
vaillé. Car le plus triste de notre histoire, c’est peut-être que
tant de malheurs ne nous aient pas encore unis.
Elle pencha la tête, regardant le sol à ses pieds, et me
demanda :
—
-Comprends-tu un peu peut-être pourquoi j’ai parlé de
cela au médecin…Ce n’est pas de gaieté de coeur, je t’assure.
J’eus tant de peine pour elle, pour mon père, pour tous
ces gens dont nous avions parlé, que je n’aurais pu répondre. Lors-
qu’elle m’eut redemandé si nous allions nous remettre en route et
que je me levai pour la suivre, il me sembla que nous prenions
place dans l’interminable exode. Jusqu’où irions-nous donc à la
fin des fins?
—
-Ton père, quand je l’ai rencontré, me dit-elle tout à
coup sans aucun propos, n’était plus jeune, mais énergique,
plein d’idéal, un homme très beau et gai à ses heures.
Alors je me rappelai qu’au cabinet de consultation, le
médecin avait demandé à maman : "Quel âge aviez-vous, madame,
quand vous avez donné naissance?... "?Maman avait paru gênée. El-
le avait répondu, comme si elle n’en était pas sûre : « quaran-
te…quarante-deux, ou trois… "
—
-Et votre mari, lui? [–Cinquante-neuf ans, docteur.
25
Comme si elle répondait à ma silencieuse
question
, elle
m’assura :
—
-Ton père a été heureux et fier quand tu est venue au
monde…On dit, poursuivit-elle, que les enfants de parents âgés
sont fragiles et délicats, mais aussi, paraît-il, ce sont les
plus doués.
Nous ne devions pas être loin de la cathédrale, car maman
a suggéréà un moment :
—
-Veut-tu que nous entrions prier
en passant
, pour que
tout se passe bien.
La haute nef nous parut sombre après le grand jour. Elle
ne semblait éclairés que par les lampions nombreux sur leur sup-
port, qui se consumaient, à l’avant de l’église.
Maman m’entraîna presque aux premiers bancs, tout près du
choeur. C’est là ou que nous allions prier quand nous avions désespé-
rément besoin d’aide, comme si nous avions ici plus de chance d’ê-
tre vues et entendues. Nous nous sommes mises à genous. J’ai prié,
je suppose, mais surtout, je pense, j’ai regardé maman prier. De-
puis, j’ai vu quelques êtres, très peu, prier comme elle ce jour-
là, mais alors c’était la première fois, et le spectacle me chavi-
ra le cœur. Elle ne bougeait en rien, elle était tout immobile,
et cependant tout en elle était tendu, le visage, les yeux, les
lèvres, même les mais qu’elle avait portées au-devant d’elle et
gardait dens une attitude de suppliante. Et c’est alors, il me sem-
ble bien me rappeler, que j’ai formé au fond de mon âme la résolu-
tion de la venger. Ou plutôt elle dut naitre de l’excès de mon im-
puissance et de ma faiblesse. C’est, acculée, que j’ai trouvé du
26
courage de la vie.
A la sortie, la vive clarté du jour nous a comme blessé
les yeux et l’âme. Maman a ralenti le pas, qu’elle avait alors
si vif, pour se mettre au mien qui devena>ît tra>înant. Elle se
faisait des reproches de m’avoir tellement parlé, de m’avoir fait
marcher quelques pas de plus pour atteindre l’église. A bout de
forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour
je la vengerais. Je vengerais aussi mon père et ceux de Beaumont,
et ceux de Saint-Jacques-l’Achigan et, avant, ceux du Connecticut. Je
m’en allais loin dans le passé chercher la misère dont j’étais
issue, et je m’en faisais une volonté qui parvenait à me faire
avancer.
Mais à l’hôpital, à l’abri d’un paravent qu’une sœur
était venue dresser, lorsque le vieux prêtre, assis près de moi,
commença à me parler de la vie, de la mort, et de l’éternité, je
changeai d’idée : je pensais que mieux valait mourir et délivrer
les miens de toutes dépenses plutôt que de vivre pour les ven-
ger peut-être un jour, ce qui maintenant me paraissait bien dif-
ficile.
Nous étions quatre enfants à peu près du même âge dans cet-
te chambre. Au moment de s’informer pour nous à auprès de l’hôpital, le té-
léphone déjà ouvert, le docteur avait demandé brièvement :
-Que désirez-vous ? Une chambre particulière ? La salle
commune ? Ou, s’il en reste, une chambre à quatre lits ?
-ah,Peut-être,
avait dit maman, en cherchant mon regard d’un air
27
d’excuse, à quatre lits, peut-être, tu t’y ennuiera
iss moins que
toute seule.
Voilà bien le genre de pauvres que nous étions, entrete-
nant, pour la forme, au milieu de nos tracas d’argent, des pos-
sibilités toujours au-delà de nos moyens, et c’était sans doute
cette aptitude, ce goût de l’élégance qui faisait de nous des
pauvres.
Le vieux missionnaire, passant par la ville, venu peut-
être du Nord – quelquefois j’imagine que le sort s’est mêlé de
me l’envoyer – me parlait bas en m’enveloppant d’un bon regard
paisible que je voyais briller, à la lueur de la veilleuse, au
fond d’un visage barbu. Il m’entretenait de la mort, sans la dé-
pouiller, parce que j’étais une enfant, de gravit. Et de sérieux,
et c’est peut-être pour un avoir entendu ce vieil homme, au début
de ma vie, m’en parler avec noblesse et candeur que la mort a per-
du sur moi beaucoup de son pouvoir d’effroi. Il me disait que
j’allais presque certainement guérir, mais que tout s’accompli-
rait selon la volonté de Dieu. Demain, quand on m’endormirait,
je serais comme un petit oiseau que le Seigneur tiendrait dans
sa main. Ou il me relâcherait pour revenir avec les autres en-
fants, jouer, rire, s’ébattre, ou il me garderait dans son mys-
térieux séjour.
C’était ce que je voulais, et je demandai au vieux prêtre
de m’expliquer le mystérieux séjour. Encore aujourd’hui je bénis
le ciel d’avoir placé près de moi à ce moment une âme qui ne pré-
tendait pas saisir l’inexplicable, seulement en rêver.
—
-Ah! mon petit enfant, me dit-elle, si seulement on le sa-
28
—
vait, hein, mais alors il n’y aurait pas beaucoup de mérite à
parcourir la longue route. Et pas beaucoup d’intérêt non plus,
ne trouves-tu pas? Tout ce que je crois pressentir ou deviner,
c’est que notre vie débouche sur l’infini, et tous, je pense
bien, nous avons envie de l’infini.
Ah! qu’à l’entendre en parler, j’en avais moi-même envie
!
Je lui demandai si dans l’infini on était encore responsable de
ses dettes.
Il me demanda : quelle sorte de dettes : Déshonorantes, que
l’on fait avec malice, en sachant bien que jamais on ne pourra
s’en acquitter ? Ou des dettes de pauvres, qu’ils ont sur le
dos parce qu’ils ne peuvent vraiment faire autrement ?
J’étais en peine de répondre. Il me semblait que nos det-
tes n’étaient franchement ni d’une catégorie ni de l’autre, mais
que peut-être elles participaient de l’une et de l’autre à la
fois.
Il passa sa mais sur mon front et m’engagea doucement à
ne plus me tracasser. Il me dit de me reposer dans le Seigneur,
de lui mettre tous mes problèmes dans les mains. Je pense avoir
toujours su qu’il n’y avait que lui en fin de compte pour nous
aider. Masi, en même temps, il m’avait semblé qu'Ilil ne le faisait
pas. Pourquoi? Parce qu’on était trop éloignés, nous de lui, ou
lui de nous ? Alors, j’ai rêvé qu’en arrivant chez
lui, le très-
Haut, comme on l’appelait, je lui raconterais toute notre histoire
dans l’oreille. Il verrait bien alors qu’on ne pouvait prendre
maman au mot. Comment pourrait-elle s’acquitter de mon opération
à raison de cinq dollars par mois, quand déjà il en avait trois
29
à verser pour la machine à coudre, quatre pour mes leçons de
piano, qu’elle refusait absolument de faire cesser, à part lesen plus
comptes toujours en des arrérages chez l’épicier, le marchand de
charbon, presque tous les fournisseurs. De plus, elle venait de
me promettre comme récompense pour ma guérison un manteau neuf –
coupé il est vrai dans du vieux mais qu’elle comptait garnir
d’un col d’astrakan acheté chez un bon fourreur de la ville. Ce
manteau, et la curiosité de voir comment maman allait s’y pren-
dre pour me l’obtenir, me retenaient quelque peu à la vie que,
d’autre part, je souhaitais quitter pour cesser justement d’être
à la charge de maman.
Ainsi en alla-t-il de ce que je croyais être ma dernière
prière, et qui était bien je pense, l’expression d’un désir d’é-
vasion. Car l’idée de ma mort – étrangement mais peut-être, au
contraire, très logiquement – m’avait fait entrevoir ce que pour-
rait être ma vie, et j’en avais pris peur. Pour venger ma mère,
il m’était apparu que je devrais, de retour à l’école, plus tard
travailler doublement, être la première toujours, en français,
en anglais, dans toutes les matières, gagner les médailles, les
prix, ne cesser de lui apporter des trophées. Ensuite, mes étu-
des terminées, je n’apercevais plus rien de précis et de clair,
seulement, devant moi, une route montant, comme solitaire, s’en
allant dans je ne sais quel abandon sous un ciel nuageux, et le
cœur me manquait.
J’avais toujours pourtant passionnément aimé les routes
de la plaine, mais, déroulant dans le plat, elles permettent
de voir loin devant soi et de toutes parts. Tandis que la route
30
de mon avenir me parut, ce soir-là, en montés et sinuosités qui
ne me livraient jamais à l’avance de perspective, toutes se per-
dant dans du noir. Une fois, plus tard, je devais, d’une légère
élévation dans la plaine, contempler une petite route de terre,
inondée de soleil, qui m’apparaîtrait mystérieusement reliée à
ma vie et me soulèverait d’exaltation. Mais, pour l’heure, à
l’hôpital, la route de ma vie – ou peut-être de toute vie –
me semblait un chemin toujours à l’écart, et j’en gardai long-
temps de l’effroi.
Une religieuse passa, me donne un calmant. Bientôt, je me
sentis presque heureuse, dans un état d’attente qui ne torturait
plus les nerfs. Ainsi, je n’aurais pas à suivre cette route soli-
taire et triste de la vie. Je m’endormirais pour me réveiller
dans ce que le vieux prêtre appelait le merveilleux séjour. Le
lendemain, j’étais dans les mêmes tranquilles
dispositions
quand
on me roula sur le chariot brancard à la salle d’opération. Je me deman-
dais seulement si Dieu venait un peu au-devant de ceux qui mou-
raient, ou s’Il les attendait sans bouger se son seuil. Rien qu’un
pas vers eux, et déjà pourtant ils en auraient été réconfortés.
Maman, quand elle attendait une visite très chère, guettait à la
fenêtre du salon, parfois même sur la galerie, et, nos gens appa-
raissant au bout de la rue, elle se précipitait sur les marches
du perron et jusqu'à la barrière, souvent.
même
On était serré contre une poitrine. On entendait battre,
dans la joie, contre le sien, un autre cœur. On était arrivé
enfin. Avais-je donc déjà connu ce bonheur? Ou l’avais-je seule-
ment imaginé?
31
—
-Respire à fond, petite, me disait une voix inconnue,
et je me sentis me dissoudre.
Je ne puis nier que ce ne
fût pas une déception, tout d’a-
bord, en ouvrant les yeux, de me retrouver toujours de ce monde.
Et combien il se révéla immédiatement le monde que je connaissais
déjà trop bien. Près de moi se tenait une silhouette d’homme en
blanc que je distinguais mal à cause des effets prolongés de la
narcose. Il me parlait et sa voix me semblait me parvenir d’une
grande distance :
—
-C’est moi qui t’a endormie, petite. Quand ta mère vien-
dra, veux-tu lui remettre ce papier ? C’est mon compte. L’anesthé-
sie, c’est à part.
Comment se fait-il que l’anesthésie soit à part ? On ne
nous l’a pas dit, ai-je cru un moment, avoir protesté à voix hau-
te. Mais je n’avais pas eu la force d’amener les mots à mes lè-
vres, ils me restaient sur el cœur.
Je m’aperçus alors qu’il m’avait glissé le papier entre
les doigts.
—
-N’oublie pas, petite. L’anesthésie, c’est à part, et
d’habitude c’est ce qu’on paie en premier.
Je fis signe que oui et tentai de me réfugier quelque part,
mais où trouver refuge quand le Seigneur lui-même, à deux doigts
de son seuil, nous a retournés à la Terre. Quelqu’un est passé
qui m’a donné un glaçon à sucer, puis maman est arrivée, et j’ai
su que malgré tout j’étais heureuse d’être encore de ce monde.
32
A l’instant où nos regards se retrouvèrent, tout fut emporté de
nos soucis, de nos peines, dans le déferlant bonheur d’être rendues
l’une à l’autre. Mais alors que le visage de maman, penchée sur
moi, se trouva tout proche du mieux, je pus y voir, comme à la lou-
pe, la fatigue de sa vie, la marque des calculs, le griffonnage
laissé par les veillées de raccommodages, et, ce fut plus que je
n’en pouvais supporter. Je fermai les yeux, essayai de regagner
la région où ne m’avaient pas poursuivie les dépenses, les frais,
les honoraires. Hélas, je me rappelai le papier laissé pas l’anes-
thésiste et le tendis à maman.
Elle le déplia, disant : « Il aurait pu attendre un peu,
tout de même, celui-là!… » puis devint silencieuse, le front
barré d’un pli que je connaissais bien.
—
-C’est cher ? lui demandai-je, effrayée.
Elle fit mine de sourire.
—
-Non, ce n' c’est pas grand-chose,
et elle fit disparaître la note
d’honoraires dans son sac à main.
Assise près de moi, elle commença aussitôt d’une voix en-
courageante à me rapporter les bonnes nouvelles :
—
-Figure-toi qu’hier, en sortant de l’hôpital, qui est-ce
que je rencontre ? Madame Bérubé qui marie sa fille le mois pro-
chain. Il lui faut une robe pour l’occasion. A sa belle-sœur aus-
si. Moi voilà avec deux belles commandes rien que parce que, sous
l’inspiration de Dieu sans doute, je suis sortie par une porte plu-
tôt qu’une autre. Il s’en mêle parfois, tu sais.
Je n’en étais pas si sûre depuis qu’il m’avait repoussée de
son paradis. Il me semblait aussi que si maman avait obtenu les
33
commandes, c’était plutôt parce qu’elle allait les exécuter à
prix réduit. Mais aujourd'hui je n’avais pas la force de lui tenir tête au-
jourd’hui.
—
-Ce compte de l’anesthésiste va rogner un peu sur ma com-
mande avant même qu’elle soit en marche, dit-elle, puis elle eut
l’air de trouver drôle malgré tout que notre argent fût toujours
dépensé avant d’être gagné.
Elle sortit d’un sac d’épicerie trois oranges qu’elle avait
dû longuement choisir à l’étalage car il me semblait n’en avoir ja-
mais vu de plus rondes, parfaites et si pareilles l’un à l' les unes aux
autres.
—
-Tu les as prises chez monsieur Trossi, ai-je tout de sui-
te compris, et j’ai souri en pensée, dans mon affection pour cet im-
migrant pauvre qui m’avait toujours traitée comme une princesse
quand maman m’envoyait acheter chez lui… "à la graine", comme
on disait.
A regret, elle m’avoua alors qu’elle n’en avait acheté que
deux, monsieur Trossi ayant ajouté la troisième, de sa part, en ca-
deau pour « la petite fille malade qui devait guérir aussitôt si
elle voulait faire plaisir à son ami Italien. » je dus manifester
plus de joie du cadeau de l’Italien que de celui de maman car elle
parut un peu jalouse et dit que c’était curieux, ce penchant que
j’avais pour un homme que l’on connaissait si peu a fond.
Mais elle n’avait de temps aujourd’hui à s’accorder, ni
pour la joie ni pour le dépit. A peine était elle arrivée, me sem-
bla-t-il, que déjà elle m’annonçait qu’il lui fallait me quitter
pour se mettre à sa couture, au plus tôt possible si elle voulait
avoir terminé sa commande à temps et toucher l’argent dont nous
34
avions tant besoin. Malgré tout, elle s’attarda un moment à arran-
ger mes oreillers et à m’encourager : le médecin avait dit que je
serais vite sur pieds et que tout irait bien. Plusieurs fois elle
me demanda si je souffrais et je fis signe que non, et c’était
toujours en partie vrai : au long de cette maladie qui a laissé
sur ma vie un marque ineffaçable, j’ai beau chercher parmi mes
souvenirs, je n’en trouve guère de la douleur physique, peut-être
parce que celle-là on l’oublie facilement. Mais j’ai le souvenir,
par ailleurs, d’avoir vécu comme des années entières pendant ces
quelques jours.
Enfin maman s’enfuit pour ainsi dire. Était-ce parce que je
ne l’avais pas vue de dos depuis longtemps, était-ce parce que la
maladie me donnait des yeux pour voir, mais, comme elle s’éloignait,
sa silhouette me parut vieillie, toute différence de celle que je
croyais connaître, presque celle de grand-mère déjà vers la fin de
sa vie. et J
e ne pus le supporter et trouvai de la voix pour la rap-
peler. Elle s’arrêta à mon faible cri, hésita, le temps, je pense
bien, de se refaire un visage, puis se retourna et s’en revint vers
moi en demandant :
—
-Tu veux quelque chose?
Je ne sais ce que j’avais d’abord eu en tête de lui dire,
mais à surprendre sur son visage la trace d’une désolation qu’elle
n’avait pas eu tout à fait le temps de faire disparaître, je son-
geai à m’engager envers elle par la seule promesse dont j’étais sû-
re qu’elle lui redonnerait courage. Alors je lui annonçai qu’à
l’école, dès lors, je serais
toujours la première de ma classe…loin
encore de penser que cette promesse, j’allais la tenir.
Maman se pencha sur moi, lissa mes cheveux, et son visage,
35
qui, un instant plus tôt, m’avait paru défait, était à présent
rayonnant. La fierté que j’aimais tellement y voir brillait dans
ses yeux bruns.
—
-Si tu es la première, s’engagea-t-elle à son tour, à
l’automne ce n’est pas seulement un manteau neuf que tu auras, mais
je te ferai aussi une jolie petite jupe…à la mode que tu aimes…
virevoltante…
Alors je vis onduler à mes yeux la jupe légère. Je la vis
voler autour de moi comme je pivotais sur un talon. Mes yeux s’em-
plirent de la gracieuse image. Je tentai de me soulever sur l’o-
reiller pour mieux voir venir vers moi le bonheur. Et les autres
enfants dans cette chambre, bornés ou envieux, regardaient, sans
comprendre, ces riches que nous étions, maman et moi, au milieu de
la pauvreté maussade.
35AIII
Vers la fin du jour, à l’heure qui lui était consolante,
quand la lumière faiblissait, que le contour des choses se défai-
sait, flottait peut-être quelque peu comme dans les rêves, et que
la vie paraissait moins dure, mon père se montra.
Il hésita sur le seuil, porta le regard vers l’une et l’au-
tre des petites filles aux quatre coins de la chambre d’hôpital,
puis lentement s’avança vers moi. Il se tint près de mon lit en
silence et immobile un bon moment, l’air triste et perdu.
Pourtant, il ne pouvait savoir que l’avant-veille, dissi-
mulée au dehors, tout près de la porte de la cuisine d’été – sorte
de petite maison adossée à la grande, où mon père aimait veiller
seul par les nuits chaudes – maman l’y ayant rejoint, je les avais
entendus parler de moi. Sous les branches du groseil-
37
après l’avoir cherché partout, on finissait par l’y découvrir,
veillant en silence dans l’obscurité, la porte ouvert sur la
cour arrière, au doux bruissement de la nuit. Communiquant avec
la grande maison, cette petite maison basse en était tout le con-
traire, rustique, une sorte de cabane, au fond, qui donnait une im-
pression de campagne, et même de campement avec ses armoires gros-
sières et son plafond poutres apparentes. Est-ce qu’elle restituait à mon
père le sentiment qu’il avait éprouvé pour les abris du temps de
ses rudes voyages en pays de colonisation ? Il pouvait en tout
cas y rester des heures assis sur une petite chaise basse près du
poële oùdont il entretene
ait tout juste le feu.
Maman en l’y retrouvant s’était bien gardée de faire de la
lumière. C’était donc sans se voir vraiment l’un l’autre qu’ils
continuaient à se parler à voix basse.
—
-Cent dollars, Mina
Mélina ! Comment est-ce qu’on va faire ?
Maman, la voix rassurante, avait affirmé
—
-On le trouvera, Léon. L’argent, ça se trouve, malgré
tout. Je dis pas, d’un coup, mais petit à petit.
Alors mon père sembla prendre un peu de courage à celui de
maman et proposa :
—
-A moins, Mina, que je me décide à vendre aux voisins
les légumes de notre jardin, plutôt que de les donner, ce que tu
m’as toujours conseillé, à quoi je ne pouvais me résoudre…
Il semble qu’ils étaient tombés d’accord enfin pour vendre
à prix raisonnable le fruit du long travail d’été de papa, ces
beaux légumes qu’il avait été heureux de distribuer jusqu’ici en
cadeaux presque tous autour de nous.
36
lier, je retenais ma respiration pour mieux entendre leurs paroles.
Mon père avait demandé :
—
-Qu’est-ce qu’il a dit?
—
-C’est l’opération, Léon, avait répondu maman.
J’avais déjà remarqué que, dans l’angoisse, ils se redon-
naient volontiers leur prénom à chacun, comme si la nobless de ces
instants leur restituaient leur plein identité.
J’avais perdu quelques -uns des mots murmurés, mais je saisis la ques-
tion à laquelle je m’attendais, si familière, et qui pourtant ne man-
quait jamais de me porter un coup.
—
-C’est combien, MinaMélina?
Qu’est-ce qu’il demande?
Au timbre de sa voix, j’avais reconnu que maman prenait sur
elle, s’efforçait d’amener mon père à l’optimisme.
—
-Il a dit, Léon, qu’il nous ferait du bon.
—
-Du bon! Du bon ! Qu’est-ce qu’il entend par du bon ?
Il avait bien fallu à la fin que maman énonçât le chiffre.
Après j’avais recueilli comme un court gémissement venant de mon
père.
Je n’avais pas besoin d’être sur place pour le voir, A
assis
dans la lueur du vieux petit poêle que maman gardait là pour y fai-
re la cuisine par les jours torrides, préservant ainsi la fraîcheur
de la grande maison. Depuis assez longtemps elle ne s’en servait
plus guère, disant qu’il lui manquait toujours quelque chose ici
pour préparer les repas et que finalement les inconvénients d’y
faire la cuisine dépassaient les avantages qu’elle en pouvait ti-
rer. Mon père, toutefois, était resté étrangement attaché à cette
pièce où il était presque le seul à venir encore. Souvent, le soir,
38
Et maintenant, l’air soucieux, il se tenait près de moi,
ne sachant peut-être plus parler aux enfants, et moi je le trou-
vais si vieux qu’il me paraissait impossible de trouver des mots
qui eussent pu l’atteindre. Pourtant, jeune enfant, j’avais aimé inven-
ter des jeux avec des vieillards.
Je lui jetai un regard perplexe. Quel âge avait-il donc
alors? Soixante-et-onze…soixante-douze ans? Quand il m’avait
engendrée, il était déjà âgé. Y songeait-il quelquefois avec une
sorte de remords, et était-ce cela, une certaine gêne, qui l’empè-
chait d’en de me parler à cœur ouvert? Je ne l’ai jamais su. Nous ne
nous sommes jamais avoué l’un à l’autre les mouvements profonds
de l’âme – de même, j’imagine, que la plupart des humains vivant qui
ensemble.
vivent côte à côte.
Pourtant, à l’époque où je vins au monde, lui il était,
d’après ce
qu’on m’a raconté, était un homme, sinon robuste de santé, du moins
encore fort énergétique, et confiant dans l’utilité de sa vie et de
sa tâche. On m’avait souvent relaté qu’alors il poursuivait l’idée
que les Canadiens français devraient venir en grand nombre dans
l’Ouest, en dépit de toutes les difficultés, prolongeant le Québec
jusqu’à l’autre bout du pays, en sorte qu’y serait réalisé cet heu-
reux équilibre entre le français et l’anglais que l’on s’attache
tellement aujourd’hui à obtenir. Il venait tout juste de fonder
l’une de ses plus belles colonies, Dollard, en Saskatchewan, com-
posée presque uniquement de compatriotes qu’il avait fait venir du
comté de Dorchester où il était né, au Québec, ou rapatriés des
Etats-Unis. Moi seule de ses enfants n’avais pas connu l’homme
des grands projets, des belles réalisations, du rêve profond ani-
39
mant ses clairs yeux bleus. Ou du moins j'étais si jeune, quand
il fut encore ainsi quelque temps après ma naissance, que je ne
pouvais en avoir de souvenirs que ténus à l'extrême, vraiment insai-
sissables.
Sous l'effet du calman, pendant qu'il se tenait près de
moi, je sommeillai peut-être un moment, ou bien je rêvai, à moitié
endormie. Je crus retrouver un temps où l'air de malheur qui s'at-
tachait à mon père neme plongeait pas encore dans l'effroi. J'é-
tais toute petite encore. J'allais alors volontiers vers lui, non
pas pour me faire prendre et cajoler comme l'aiment les tout pe-
tits enfants, mais pour me tenir simplement près de lui dans une
gravité étranger. Je crois qu'il en était heureux. Dans la soixan-
taine, il aurait ressenti comme une gêne, je suppose, à me faire
de ces caresses qu'un père prodigue à ses jeunes enfants. Ce-
pendant il me semble me rappeler qu'il prenait volontiers dans
ses bras ses petits-fils, les enfants de ma soeur Anna, dont l'aî-
né était du même âge que moi, alors qu'il se contentait de me po-placer
ser la main sur lama
tête et de lisser mes cheveux. Pourtant dans
cette sorte de rêve où je flottais, je me souvins que, ce jour-
là, l'ayant rejoint au jardin où il travaillait, il avait posé
la bêche, m'avait installée dans la brouette et promenée plusieurs
fois autour de la maison avec mon gros chat gris que je serrais
sur ma poitrine. Cette étrange promenade lente m'avait révélé des
aspects tout neufs du paysage pour moi le plus familier du monde.
Si bien que j'avais demandé : "Encore... "après le troisième tour,
et nous étions repartis, mon vieux père soufflant un peu plus fort
40
Ce souvenir se réveillant en moi dut me causer plus de peine peut-
être que de joie, trop seul de son espèce parmi les jours sombres
où il avait fleuri, car je ne pus réprimer un gémissement.
Le visage ravagébouleversé,
mon père me demanda aussitôt si je souf-
frais donc tant. Je lui dis que non, que je ressentais seulement
une légère brûlure là où l’on m’avait ouvert le ventre.
Alors il m’enjoignit de bien manger dès que je pourrais,
afin de vite reprendre mes forces, et me rappela qu’il me faudrait
pendant quelque temps éviter des jeux trop violents. Et il osa,
lui, me rapporter un peu de ce que le médecin avait dit, que je
resterais assez longtemps ébranlée, qu’il me faudrait ménager ma
santé qui serait toujours fragile.
Un peu mieux réveillée, je tournai la tête vers lui pour
essayer de lui faire un sourire rassurant. Je vis alors qu’il avait
dans les mains trois roses. De celle que nous appelions les roses
de cimetière, parce que, tout d’abord, mon père en avait acheté
quelques pieds pour fleurir les tombes des deux petites Agnès dans
notre enclos de famille. Elles y avaient si bien fructifié qu’au
bout de deux ou trois ans, mon père avait rapporté quelques
bouturespieds pour les repiquer autour de la maison. Maman ne les aimait
guère, moi non plus. En fait personne à la maison ne les aimait,
sauf mon père. Que leur reprochions-nous donc au juste? Sans dou-
te d’être venues du cimetière, mais pas uniquement. Ce n’étaient
pas en réalité de très belles roses. Elles étaient touffues, leurs
pétales enroulés trop étroitement les une sur les autres; aussitôt
nées, aussitôt fanées, elles se tachaient à un rien, une goutte de
pluie, une brise un peu plus fortetenace. Elles n’avaient vraiment pour
41
elles que leur parfum, et encore celui-ci, douceâtre, nous faisait penser
parais-
sait-il lié aux offrandes funéraires.
Celles que mon père tenait à la main me parurent pourtant
belles. Les avait-il choisies avec autant de soin que maman, ses
oranges ? Ou bien est-ce qu’enfin je savais mieux voir ? J’éprouvai
du regret de n’avoir jamais aidé mon père à les soigner, me rappelant
qu’il n’en demandait pas beaucoup, seulement, après nous être lavé
les mains, de déverser notre eau savonneuse sur les rosiers, le savon
agissant comme insecticide. Je songeai que je n’avais presque jamais
obéi à la consigne, soit que j’avaispar eusse tendance à l’oublier, soit que ou parce que
je n’eusse pas envie je ne voulais pas de me donner de la peine pour des fleurs qui ne
me paraissaient pas la mériter. Mais émue en ce moment par leur em-
pressement à vivre malgré touttant d’indifférence de notre part, je pro-
mis à papa que désormais je m’efforcerais de recueillir de l’eau
savonneuse à leur usage intention.
—
-Ce n’est pas un si gros effort, répondit-il, et cela fait
servir deux fois le savon qui est cher.
Il me vint alors à l’esprit que de jour en jour je l’avais
vu attentif à ne pas gaspiller, quoique jamais mesquin, appliqué
aussi à devenir habile en des tâches qui ne lui étaient pas tout à
fait naturelles, comme en horticulture, par exemple. Je fus effleu-
rée par la pensée que maintenant, peut-être encore plus qu’au temps
où il était admiré, mon père montrait de la grandeur. Tombé de haut,
abandonné de l’espoir, il s’était livré chaque jour au modeste
effort qui pouvait encore être utile. La fièvre décuplait-elle
donc aujourd’hui la perception que j’avais des êtres et de la
vie ? Ou bien était-ce plutôt le calmant qui, en apaisant l’an- > Image
42
goisse naturelle du cœur, me permettait de voir mieux que d’ha-
bitude? Mon père aux mains calleuses, au visage creusé, au dos
voûté, me parut animé d’un courage tel qu’hier encore j’avais été
incapable de l’entrevoir. J’aurais voulu le lui dire et ne sa-
vais comment. Après avoir posé les trois roses, têtes déjà un
peu penchés. Dans mon verre à eau, il s’en allait à pas lents, et
il me sembla qu’il avait un peu l’allure des roses fatigués.
J’enfouis mon visage dans l’oreiller comme pour me cacher si pos-
sible de la douleur et qu’elleafin que
ne me trouve
jamais plus elle
.
III IV
Comment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être
tellement heureux ? C’est cela encore aujourd’hui qui m’étonne le
plus. De même que la visite de la joie me cause plus de surprise
au fond que celle du malheur, non parce que plus étrangère à ce
monde, mais peut-être parce que encore moins déchiffrable.
Le bonheur nous venait comme un vent, de rien et de tout.
En soi, déjà, l’été nous était une fête. Je n’ai connu personne,
lorsque j’étais enfant, qui soignât, autant que nous, l’été.
Quelques tracas qu’eût maman, quelques chagrins, dès que le temps
était venu, elle laissait tout en plan pour remettre en terre au-
tour de la maison les géraniums et les fuchsias qui avaient hiver-
né au bord des fenêtres. Pâles, étiolés, on les voyait bientôt
redevenir pleins de santé. Papa ensemençait un grand champ libre
non loin de chez nous, ayant obtenu du conseil municipal l’auto-
risation de la cultiver tant qu’il ne serait pas acheté, et cela
43
dut tarder car il me semble me rappeler que nous eûmes toujours
à notre disposition ce beau et caste potager. Et l’été nous ré-
compensait. Nos arbres fruitiers donnaient leurs fleurs embau-
mées, ensuite acides pommettes dont maman faisait une exquise
gelée, des cerises aussi et de petites prunes bleues. A l’arriè-
re, notre cour, entourée d’une palissade de bois, était toujours
remplie de merles et de pinsons dont le chant était si fort et
si joyeux qu’il nous fallait bien l’entendre jusqu’au milieu des
malheurs. Cette cours, qui n’était pas tellement grande, donnait
sur une ruelle qui, elle, donnait sur un champ non loti, en sor-
te que tout l’espace libre en arrière de chez nous, se joignant,
pouvait nous donner l’illusion d’une échappée de plaine verte.
Mon père, assis dans la pénombre de la petite cuisine d’été, por-
te ouverte, la contemplait sans fin. Parfois prolongée mystérieu-
sement par un rougeoiement du ciel que l’on captait, à l’ouverture,
entre deux coins de rue plus loin, la faible trouée, en pleine vil-
le, entre les maisons, atteignait à une sorte d’espace sans limi-
te. Si nous allions parler à papa assis, à cette heure-là, à son
poste de vigie, sa voix nous étonnait par l’étrange apaisement
qui s’en dégageait. C’était comme si nous l’avions tiré d’infini-
ment loin, peut-être des randonnées de sa jeunesse dans les sau-
vages étendues.
Mais c’est au temps des vacances que nous ressaisissait
surtout la fièvre du bonheur. Nous partions, maman et les enfants,
plus tard moi seule avec elle, pour la montagne Piembina. Papa res-
tait pour garder la maison, assez content, je pense, de l’avoir à
lui seul pour y promener à l’aise d’une pièce à l’autre ses rêve-
44
ries que la solitude parfois favorisait. Alors, sans doute,
les espoirs qui osaient encore se lever dans son cœur lui pa-
raissaient moins sûrement vouées à mourir.
Je crois voir maintenant ce qu’il en était de nous et
qui nous a rendu la vie en un sens si difficile. De même que
nous étions des pauvres riches, de même nous étions des malheu-
reux doués pour le bonheur.
C’était chez l’oncle Excèide, le plus jeune fils des grands-
parents Landry, que nous nous rendions au temps dont je garde le
plus de souvenirs.
Nous prenions le train à la gare du C.N.CN, surmontée d’un
dôme, et que nous appelions, je ne sais pourquoi, le Dépôt. En peu
de temps notre train s’engageait dans le plar pays tout autour de
Winnipeg et déjà, sous le ciel géant, devait faire penser à quelque che-
nille noire rampant dans l’infini. J’aimais la plaine rase, elle
m’a toujours ravie. Finalement, dans sa grande retenue
, elle m’en a
toujours dit plus long que tout autre paysage. Mais dans ces voya-
ges où nous allions vers la Montagne, c’est elle qui polarisait
toutes nos pensées. Au bout d’une heure environ commençait à se
dessiner sur le ciel bleu pâle l’ombre des collines. Un peu plus
tard, le train y entrait, si progressivementè que l’on ne s’en
apercevait pas. Ce n’est qu’au milieu du petit massif que tout à
coup on se reconnaissait en pays accidenté et même – pour nous habitués
au plat-montagneux. Il y avait là un lieu-dit insignifiant :
Babcock. Le train y arrêtait une minute ou deux, et je me deman-
de encore pourquoi, car il n’y avait rien là, selon mon souvenir,
45
qu’une cabane et une carrière abandonnée, mais aussi : la Mon-
tagne. Ou plutôt un mont isolé, tassé auprès du chemin de fer
parmi des escarpements rocheux. Pour en apercevoir le faîte,
maman et moi nous nous metions presque genou à terre, le re-
gard à ras le plus bas de la vitre. Ainsi nous obtenions une
vue du mont entier. Elle nous coupait le souffle. Pareille hau-
teur! Pareil élan ! A l’aller, nous ne faisions qu’en parler,
maman et moi, guettant son apparition dès le départ. Ensuite,
il tenait en notre tête une place à en chasser tout autre sou-
venir. Il y a quelques années, de passage au Manitoba, j’éprou-
vai un intense désir de recevoir le Mont qui m’avait dispensé plus
d’émotions, je pense bien, que, plus tard, n’en dispensèrent des
Rocheuses et même, sans doute, d
es Alpes. Je me trouvai dans un
tout petit coin de pays sans horizon, bouché par des amas de pier-
res extraites et laissées là en vrac. Mais de montagne, aucun !
A la fin, je distinguai tout de même, entre les monceaux de pier-
re, une butte quelque peu sauvage. Mais je ne sais toujours pas
pour autant qui a vu le plus juste, l’enfant exaltée, les yeux
collés à la vitre, ou la voyageuse aguerrie à qui il fallait une
vraie montagne pour y croire.
Après Babcock nous débouchions presque aussitôt des peti-
tes collines. Un autre genre de plaine s’offrait à notre vue,
roulant à l’infini en larges et souples ondulations. Nous arri-
vions au village de Somerset. C’est là que j’ai entendu, venu
du seuil de l’hôtel, voisin de la gare, le drelin d’une cloche
à main agitée pour signaler qu’allait être servi le repas de mi-
di, détail dont je me suis servi dans Cet été qui chantait, et
ma mémoire ne conserverait-elle que ce souvenir que ce serait
46
assez pour garder de l’affection à ce village que j'ai par ailleurs pres-
que oublié pour moi.
Faisant les cents pas sur la plateforme de bois, nerveux
comme il a toujours été, mon oncle Excèide, aux fortes moustaches
noires, nous attendait, venu nous prendre dans la haute petite
Ford à portières de toile munies de plaques de mica. Nous partions
pour la ferme à un peu plus de deux milles du village. Mais, en vé-
rité, nous allions, le cœur allégé, infiniment plus loin, nous re-
montions le temps, les générations, nous retournions presque aux
sources de notre famille etdont nous en
trouvions, avec l’air plus
vif des plateaux, quelque chose de conservé vivant encore dans
cette troisième petite patrie que se construisirent les nôtres de-
puis le commencement de leurs errances.
Cette troisième petite patrie, à vrai dire, c’était près
du village de Saint-Léon, six ou sept milles plus loin, qu’elle
avait pris naissance. C’est là que grand-père avait obtenu sa
concession et y avait édifié une maison à deux corps de logis,
haut et bas côté, tout comme sa maison de Saint-Alphonse--de-Rodriguez.
Ces gens-là étaient étonnants, il faut le dire : ils laissaient
tout derrière eux, pour recommencer à refaire tout pareillement
à l’autre bout du monde. Cela m’a toujours émue. Je pense aux
oiseaux qui, où qu’ils aillent dans l’immensité ouverte à leur
choix, y construisent toujours le même nid.
Grand-mère, aussi habille à travailler le bois que la pâ-
te ou ses laines, eut vite fait de tourner armoires, huches, pé-
trin, selon le modèle qu’elle avait gardé en tête de ses meubles
de naguère. Leurs voisins, des compatriotes presque tous du Québec,
47
ne parlaient que le français – je doute que grand-mère au cours
de sa vie au Manitoba ait appris plus d’une dizaine de mots en
anglais, et c’était pour s’en faire des mots à elle, comme oua-
gine, mitaine (pour meeting)…bécosse…Ils se nommaient Lafrenière, Labos-
sière, Rondeau, Major, Généreux, Lussier. Curieusement, ils eu-
rent pour curé un prêtre de France, Théobald Bitsche, né à Neider-
Burnhaupt, diocèse de Strasbourg, et, plus tard, pour éduquer
leurs filles, une communauté française, les Chanoinesses Régu-
lières. En rase compagnie, comme pendant à la petite école de rang
du Québec, ils eurent l’école Théobald que fréquenta, toute petite
enfant, ma sœur aînée Anna avant que mes parents viennent s’ins-
taller avec leur famille à Saint-Boniface.
A l’époque où je conçus une telle affection pour cette
troisième patrie des Landry, c’était longtemps après ses débuts.
J’avais alors quatorze ou quinze ans. Grand-père était mort de-
puis une douzaine d’années. En un peu plus d’une génération, il
avait réussi à mettre en culture
, aidé de ses fils,
une section
entière, c’est-à-dire un mille carré de terre admirablement noire,
la terre à blé de l’Ouest, qui rendait à merveille. Il avait crée
un beau domaine, maison, grange, jolie dépendances, puits à mar-
gelle, silos, et il avait dû mourir heureux, assuré d’avoir laissé à sa
descendance une patrie définitive. Grand-mère était alors venue
vivre au village de Somerset dans une petite maison que lui cons-
truisirent ses fils, selon ses goûts. Cette petite maison, je
l’ai connue. C’est elle que j’avais plus ou moins en tête en é-
crivant Ma grand-mère toute-puissante. Elle avait aussi de style
48
canadien perpétuant toujours le souvenir de la chère maison de
Saint-Alphonse abandonnée par grand-mère avec tant de regret,
mais, en effetfait, jamais abandonnée puisqu’elle renaquit deux fois
en terre lointaine. Telle que je me la rappelle, elle était coif-
fée d’un toit à mansarde et possédait un bas côté. De sa chemi-
née aux plantes qui l’entouraient, elle proclamait très haut le
Québec dans le Somerset d’alors, pour au moins à moitié anglais.
C’était le chemin de fer, passant par ici plutôt que par Saint-
Léon, qui avait déterminé la croissance de Somerset au détriment
du petit village canadien-français qui, à partir de ce temps,
commença à décliner.
Ma grand-mère habita seule sa petite maison québécoise de
Somerset jusqu'à son très viel âge. Après sa mort, un acheteur
se présenta aussitôt qui avait longtemps eu ‘œil sur cette mai-
son, sans pour autant souhaiter, je l’espère, la disparition de
grand-mère, mais surveillant tout de même de près les évènements.
C’était un vieil Anglais retiré à qui la maison de grand-mère rap-
pelait très fort, à ce qu’il semble, sa chère vielle Angleterre
quittée depuis longtemps. Il l’entoura de chèvrefeuille, mit du
rosemary à la place de l’aneth de grand-mère, et, sans autre mo-
dification, y vécut heureux, la maison qui avait consolé l’exil
de grand-mère prenant aussi le sien en pitié. Tout cela me porta
à désirer me rendre acquéreur à mon tour d’une maison si protec-
trice. La dernière fois que j’allai au Manitoba, j’appris qu’é-
tait enfin mort le successeur de grand-mère, mort que, sans la
souhaiter précisément, j’avais à mon tour attendue avec une cer-
taine impatience, le vieil Anglais ayant vécu vieux.
49
J’arrivai à Somerset. Je réussis à retrouver seule la mai-
son. Elle n’était vraiment plus qu’une ruine. Pourtant, si triste et à l’a-
bandon qu’elle fût entre les hautes herbes jaunies de l’automne
et le chèvrefeuille depuis longtemps échevelé, elle me parut mys-
térieusement de connivence avec des rêves que je ne m’étais guère
avoués. Je fus bien près de l’acheter. Mon cousin me fit juste-
ment observer que la maison était à jeter par rterre, et qu’il me
faudrait reconstruire à neuf si je tenais vraiment à m’installer
à Somerset.
—
-Et que ferais-tu d’une maison par ici, toi qui habites
le Québec?
Je dus me rendre à l’évidence. La maison à l’abandon ne
m’en fit pas moins longtemps reproche de l’avoir abandonnée.
Mais peut-être plus que cette maison croulante, ce que j’aurais
voulu acheter, parce qu’il m’avait atteinte jusqu’au fond de mes
souvenirs les plus chers, c’était le son du vent le jour où je
passai par là, un doux vent mélancolique de spetembre qui tirait
des vestiges du jardin de grand-mère l’expression, on aurait pu
croire, d’un regret infini pour la patrie tant de fois cherchée,
tant de fois perdue.
Il m’apparaît parfois que l’épisode de nos vies au Mani-
toba n’avait pas plus de consistance que dans les rêves emportés
par le vent et que, s’il en subsiste quelque chose, c’est bien seu-
lement par la vertu du songe.
Mais à l’époque dont j’ai moi-même tant de souvenirs,espace nous
retrouvions chez l’oncle Excèide, encore presque intacte, l’influen-
ce profonde des grands-parents bâtisseurs. Mon oncle s’était pour-
50
tant défait de la chère maison paternelle pour s’en construire
une à son goût, sur une terre neuve, à quelques milles seulement
de Somerset. Ainsi avions-nous tout de même commencé à osciller
entre Somerset pour les affaires, qui se traitaient plutôt en
anglais, et Saint-Léon pour les affaires de l’âme. De temps en
temps on allait de ce côté, de temps en temps de l’autre, puis
on finit par favorise presque entièrement Somerset qui était
plus proche et vraiment plus commode.
Mon oncle, devenu veuf très jeune, était content de voir
arriver maman. Elle prenait aussitôt en main la direction de la
maison, soulageant de beaucoup ma petite cousine Léa qui s’était
trouvée, à quatorze ans, chargé de cette lourde responsabilité.
La maison était spacieuse, agréable et très confortable, pour
l’époque, avec une pompe à mais qui amenait l’eau à l’intérieur
à partir d’un puits creusé sous la cuisine d’été, avec le chauf-
fage central, aussi. Elle était située au milieu d’un petit bois
que mon oncle avait longuement cherché, dans son ennui de ne pas
être couvert sous les arbres comme à Saint-Alphonse dont il
était pourtant parti tout jeune enfant, âgé seulement de cinq ans.
Cependant, il nourrissait apparemment depuis ce temps-là le nos-
talgie d’avoir autour de lui tout au moins un boqueteau.
En vérité, ce bois autour de la maison de mon oncle joua
dans ma vie à peu près le rôle du mont de Babcock. Sans doute as-
sez grêle, composé surtout de trembles et de petits chênes, il
fut longtemps pour moi la forêt avec ce qu’elle pouvait compor-
ter à mes yeux de magique, de ténébreux. Je l’aimais, mais je
pense que j’aimais surtout qu’elle renouvelât constamment, par
51
contraste, le sentiment du large que l’on recevait, au débouché,
de la plaine ouverte. Au sortir de ce petit bois, au bout du che-
min de la ferme, on était en effet tout aussitôt comme projeté
dans l’infini. La plaine s’entendait dès lors à nos yeux aussi
loin que pouvait porter le regard. Un immense plaine onduleuse,
elle se déroulait en longues vagues souples qui n’en finissaient
pas de rouler vers l’horizon. Je n’en ai vu de plus harmonieuses
nulle part ailleurs sinon, peut-être dans les Downs
dedu Dorset d’où elles
déferlent vers la mer.
Il y avait dans cette immobilité toujours en mouvement,
dans cette grandeur, à la fois calme et appelant à partir, une
beauté qui, alors que j’étais encore très jeune, agissant sur
mon cœur tel un aimant. Je partais sans cesse vers ce paysage
comme s’il eût pu m’échapper si je lui eusavais retiré trop longtemps
mon attention. J’arrivais au bout du chemin de la ferme, j’attei-
gnais le point où, les arbres s’écartant, m’apparaissait la vas-
te étendue attirante, et chaque fois ce m’était le monde redonné
à neuf. Mais bien plus au fond, je le sais maintenant, que le mon-
de.
Puis je finis par découvrir une autre route pour aller
vers cette inexplicable émotion. Délimitant la ferme de mon oncle,
un petit chemin de section montait quelque peu pour aboutir à
une légère élévation. De là-haut, la vue sur la plaine environ-
nante était encore plus saisissante. Je ne parlais à personne de
ma découverte. Je faisais mine d’aller par là pour cueillir des
noisettes ou des cerises sauvages. Le bonheur vers lequel je
marchais était si mystérieux qu’il me semblait que je m’expose-
52
rais à le perdre si j’en parlais à qui que ce soit et même si
je me l’avouais à moi-même.
Je m’engageais dans ce petit chemin creux bordé de buis-
sons. Rien n’était plus banal. Ce n’étaient que deux raies de
terre battue au milieu desquelles poussaient des herbes folles.
Il n’y avait pas d’horizon, rien qu’une sorte d’ennui que psal-
modiait le vent captif entre les bosquets resserrés. Puis tout
à coup, l’ouverture, l’ampleur soudaine, le déferlement sans li-
mites des terres nues! Ce petit chemin sans but abordait l’éter-
nité. Je recevais une sorte onde de bonheur inexplicable. D’où il ve-
nait, pourquoi il m,était donné, de quoi il était fait, je n’en
savais rien, je ne l’ai jamais su.
Longtemps, j’ai cru que ce qui était promis là, à mes sei-
ze ans, au bout du petit chemin de terre battue, c’était une fé-
licité terrestre, à saisir de mon vivant. Maintenant je ne sais
plus. Ce genre de félicité nous attend peut-être ailleurs.
Sur ces hautes terres proches du ciel, nous avions en-
core le sentiment d’être chez nous, mais, sans qu’on y prît trop
garde, peu à peu s’effrittait, diminuait, ce chez-nous. Allions-
nous à Somerset, que nous saisissions la défection des nôtres que
n’affichaient qu’en anglais et prenaient l’initiative de s’adres-
ser d’abord dans cette langue à presque tous. Les jeunes gens ga-
gnaient Winnipeg, Chicago, Vancouver. Presque tous les fils de
mes oncles y sont définitivement installés. Les pôles d’attraitction
étaient à l’Ouest et les U.S.A. Nous revenions à la ferme, désen-
chantés et appauvris. L’immensité douce, comme habitée de rêve,
53
nous reprenait en main et nous déversait une sorte de confiance -
ou d’oubli – au son d’un vent légèrement plaintif. J’entends en-
core dans mon souvenir ce vent des hauts plateaux qui semblait
inlassablement bercer la peine de grands efforts échoués.
Mais souvent, c’était du côté des grands-parents disparus,
vers le passé que j’allais, seule. J’avais appris à monter une
petite jument rousse que j’avais moi-même dressés. Je partais
au grand galop, traversant un ancien petit lac desséché au bas
de la terre de mon oncle, puis longeais d’autres petits lacs au
fond à peine mouillé, entourés de vieux roseaux dépenaillés –
un paysage insolite au milieu des riches terres à blé – et j’arri-
vais en peu de temps au village de Saint-Léon à six ou sept milles
de distance. J’entrais dans un petit village à l’air si endormi
et désert qu’on aurait pu le croire frappé d’une sorte d’enchan-
tement morose. Je ne l’ai vu s’en réveiller et s’animer vraiment
qu’au sortir de la grand-messe, le dimanche. Pourtant, à l’arri-
vée des colons, au temps de mes grands-parents, il avait dû être
bruissant de vie. Puis le progrès avait passé à côté pour ins-
taller ses banques, son commerce, le chemin de fer, à Somerset.
Il ne restait même plus d’hôtel ici, ni non plus de magasin im-
portant. Par railleurs, si prédominants qu’on ne voyait à la fin
que leur trio, s’élevaient : le presbytère, plutôt à la mesure
d’une ville que de cette campagne isolée, le couvent, l’église.
`A la fin de la grand-rue, l’unique rue du village, j’aboutissais
à une maison de dimensions assez importantes, mais inachevée,
enveloppée de son papier noir isolant, et telle elle resta tout
le temps que je la connus. `A elle seule, elle révélait peut-être
54
mieux que tout ce que j’ai vu, le découragement qui devait
hanter ce pauvre village abandonné des ses espérances, car il a-
vait été un peu le Ville-Marie du Manitoba, sous la conduite
de prêtres austères qui rêvèrent, je crois bien, de communautés
humaines rigoureusement pures.
La maison recouverte de papier noir m’était malgré tout
amicale. C’était ici chez les Major, parents de la défunte fem-
me de mon oncle Excide, que nous avions tant aimée, cette douce
et si tendre Luzina dont je donnai le nom, par affection, à un
des personnages les plus aimables de mes livres. Luzina, partie
jeune, sa vieille mère vivait encore, que l’on appelait sans cé-
rémonie : mémère. Je la trouvais presque invariablement à faire
cuire du boudin ou à faire du savon dans une énorme marmite noi-
re, au-dessus d’un feu de broussailles. Tout était noir par ici
sur le fond si bleu du ciel manitobain,le plus bleu qu’il soit
: la marmite,
les volutes de fumée qui s’en échappaient, la maison, la vieille
femme dans sa longue jupe. Toujours elle me parut avoir un côté
tzigane, mais ce devait être la vie au grand air qu’elle affec-
tionnait qui le lui avait donné, et peut-être un instinct de no-
made, rare pourtant chez nos vieille gens d’alors, que les épreu-
ves du début de leur vie avaient vite rendus enclins à rechercher tout
le confort possible. Elle seule semblait encore prendre plaisir
à vivre comme on avait sans doute vécu ma grand-mère, pendant
quelques mois du moins, en arrivant à Saint-Léon, avec une partie
de sa batterie de cuisine pendue aux murs extérieurs de la maison,
pour l’avoir sous la main quand la fantaisie le prenait, l’été,
55
de fricoter dehors ; avec son bouquet à lessive accroché aussi
hors de la maison, et, autour d’elle, toutes sortes d’objets et
ustensiles, éparpillés comme dans un campement.
Mémère, aux yeux rougis par la fumée, me dévisageait et
demandait :
—
-Qui c’est qui arrive monté comme saint-Michel à la
fin des temps pour le Jugement Dernier ?
Rien que cette manière de railler m’indiquait qu’elle
m’avait reconnue. Je ne disais mot. Elle finissait par me saluer
à sa manière façon :
—
-Damnation noire ! Si c’est pas la fille à Mélina à
Emilie Jeansonne, mariée à Elie Landry ! Et d’où c’est que t’ar-
rives dans un galop d’enfer sur ta grande bête noire ?
Elle savait que ma petite jument, pas plus que la damna-
tion, n'était noire, et je ne prenais pas la peine de la contredi-
re, ravie que j’étais par son langage imagé et une sorte de ri-
che terreur d’âme qu’il révélait. D’ailleurs, je venais pour bien
autre chose. Descendue de ma petite Nell, je cajolais la vieille
femme :
—
-Lisez mon avenir dans les cartes, dites-moi ce qui va
m’arriver, mémère Major.
—
-Ce qui va t’arriver, ma petite ensorcelleuse de che-
mins, je peux te le dire sans cartes : tu vas vivre, vieillir,
mourir.
Cela me jetait un froid terrible.
J’insistais :
—
-Non, non, l’avenir, mémère !
56
Elle partait à rire, d’un rire qui évoquait le caquet
d’une poule.
—
-Qu’est-ce que vous avez, les jeunes, à vouloir con-
naître l’avenir, vous qui l’aurez, car il viendra, il viendra,
et puis, vous vous retournez
erez, et ce sera le passé. Bien fait
pour vous autres !
Parfois elle consentait à pencher vers ma paume tendue
son vieux visage craquelé comme la terre gumbo en période de sé-
cheresse. Je surprenais l’éclat encore aigu des yeux usés.
-Oui, je vois, disait-elle, me mettant l’eau à la bou-
che, puis elle continuait : Tu voyageras…tu feras amis avec des
jeunes…des blonds…des bruns…
Je me demande ce que me poussait tellement à vouloir me
faire prédire l’avenir par cette aïeule proche de la mort et
qui ne fût jamais que se moquer de moi à ce sujet, à moins que
ce ne fût la rumeur persistante qu’elle était capable de tout
voir de ce qui allait arriver…parfois…si elle le voulait
bien…
Finalement, j’étais peut-être plus attirée vers elle à
cause du passé que de l’Avenir. Mémère Major, si différente de
ma grand-mère ordonnée, à peine plus âgée qu’elle, en avait été
l’amie et se souvenait de mille détails de sa vie, bien avant
que je l’eusse connue, queet je me les
faisais inlassablement racon-
ter. Bouche cousue comme elle l’était au sujet de mon avenir,
mémère Major ne se faisait plus prier pour décrire ce qui m’a-
vait précédée. Elle racontait le voyage en chariot à bœuf à
partir de Saint-Norbert, les nuages de moustiques autour de la
57
tente que l’on venait de dresser, la sombre plaine trouée alors
du seul feu de camp des voyageurs, le premier hiver à Saint-
Léon, passé à six familles ensemble sous un même toit, les cha-
mailles; l’entraide, le secours de Dieu, les tours de diable…
ils n’étaient pas si nombreux De ceux qui décrivait mémère
Major, à survivre, quelques frêles vieillards seulement. Ils me
faisaient penser à des rescapés d’un long naufrage. Je les ai-
mais, ces pauvres vieilles gens du Québec, retirés ici au bout
du monde, qui ne parlaient encore entre eux que leur langue,
mais qui avaient vu nombre de leurs enfants adopter à jamais
l’anglais, et leur enfants à eux devenus incapables de s’en-
tretenir avec la vieille grand-mère ou le vieux grand-père. Ils
me paraissaient isolés comme plus tard me le parurent les ana-
chorêtes de Patmos. Leur fragilité extrême me les rendait chers.
Ils étaient comme des feuilles à peine retenues à la branche et
que la première secousse va emporter. Je sais maintenant que c’é-
tait leur passé à la veille de s’effacer qui me faisait accou-
rir vers eux. Leur douceur, leur résignation me sont restées
aussi durablement dans l’âme que le bleu intense du ciel au-des-
sus de leurs visages pensifs et la plainte du vent autour d’eux,
qui semblait raconter des vies manquées. Tant de fois on les
avait fait venir au bout du monde, pour y disparaître sans bruit
et presque sans laisser de trace.
De ces trottes du côté de Saint-Léon, je revenais songeu-
se, rapportant des messages d’amitié comme d’un certain lointain pays très
cher. Nous étions trop rapprochés pour nous écrire, les uns aux au-
58
tres, trop éloignés pour nous voir souvent. Mon oncle était con-
tent des nouvelles fraîches que je lui rapportais. Bientôt tou-
tefois, en m’observant, il fronçait les sourcils. L’idée d’une
fille à cheval, en culotte, traversant le village pieux, le scan-
dalisait. Il en faisait la remarque à maman. Elle, que j’avais
eu toutes les peines du monde à gagner à mes vues, les défen-
dait maintenant auprès de son frère : « Voyons, Excide, ne sois
pas si vieux jeu. Si elle doit aller à cheval, mieux vaut en cu-
lotte que dans une jupe qui vole au vent. "
Quand je lui en avais parlé pour la première fois, elle
avait pourtant été contre, puis s’était un jour ravisée : " Al-
lons toujours voir comment c’est fait, ça ne noues engage à rien. "
Et nous voila dans une boutique des plus huppées, fréquentée par
un bien petit nombre, car peu de gens à l’époque, à Winnipeg, pra-
tiquaient l’équitation. Nous avons détonné dans cette boutique
comme cela ne nous était encore jamais arrivé. Maman, en regardant
autour d’elle, n’eut pas moins très vite repéré le costume le plus
beau de tous et sans doute le plus coûteux. Elle demanda à me le
faire essayer. La vendeuse y consentit de mauvaise grâce. Elle
nous avait démasquées au premier coup d’œil, peut-être à ce que
nous parlions français, quoique tout bas entre nous, mais peut-
être plutôt parce que maman ne demandait même pas les prix, tel-
lement assurée qu’elle ne serait pas tentée d’acheter ici. J’au-
rais voulu rentrer sous terre, mais je tenais tellement à une cu-
lotte de cheval que je finis par enfiler celle-ci et m’en vins pa-
rader au grand jour d’une baie vitrée donnant sur la rue, sous le
regard soudain, émerveillé de maman et l’air dédaigneux de la ven-
59
deuse aux lèvres pincées. Pour préparer sa retraite, maman se
prit alors à trouver des défauts à la culotte. « elle plissait
ici, elle bouffait trop par là… "
Mais à peine étions-nous sorties, et elle m’assure
a que
la culotte m’allait à merveille, qu’elle avait eu le temps de
bien étudier la coupe, pensait l’avoir retenue et être capa-
ble de m’en copier une en tout point pareille dans un vieux
pantalon couleur mastic, de mon frère Rodolphe, qui s’était enco-
re en très bon état. Elle y était d’ailleurs si bien parvenue
que personne au monde ne reconnut jamais dans ma culotte de che-
val l’ancien pantalon de Rodolphe. Je la portais avec un chemi-
sier pâle, ouvert au cou, et un petit foulard noué à la cow-boy
dont les bouts flottaient au vent. Ainsi je me sentais comme
équipée pour faire face à la vie, me mesurer avec elle et j’en
avais acquis de l’aplomb. Maman, à vois l’effet qu’avait sur
moi le costume, me faisaint me tenir plus droite, le regard plus
haut, en était venue à le prendre elle aussi en affection. Les
remontrances de mon oncle ne nous atteignaient donc pas beau-
coup l’une et l’autre. Nous le savions grognon sur le chapitre
des fréquentations, des convenances et de la jeunesse, en géné-
ral, qu’il trouvait émancipée, quoique, dans le fond, il fût
loin de lui être hostile.
Il y avait du jansénisme chez lui, combattu cependant
par un naturel gai, l’amour de la vie et un appétit sexuel as-
sez vif.
Comment mon oncle parvenait à concilier en lui ses ten-
60
dances qui se faisaient la guerre était assez curieux. Par ex-
emple, soucieux de ne pas désobéir au curé du village qui inter-
disait aux parents de laisser danser les jeunes sous leur toit,
mon oncle, après en avoir fait à ses enfants la défense absolue,
s’en allait, lui, prendre part aux quadrilles chez des voisins
moins scrupuleux et, dans les figures tourbillonnantes, s’en
donnait à cœur joie à empoigner et serrer sa partenaire qu’il
écrasait à demi sur sa poitrine.
Son veuvage lui pesait certainement, et plus d’une fois
il fut sur le point de se remarier, mais se l’interdit par fidé-
lité à sa douce Luzina dont il porta l’image idéale dans son
cœur toute sa vie, par crainte aussi de donner à ses enfants
une belle-mère qu’ils pourraient ne pas aimer. Après les priè-
res à n’en plus finir, le soir, en famille, s’il n’y avait pas
de danses aux environs, mon oncle attrapait son violon et, d’o-
reille, pendant des heures, cherchait à rendre des airs gais
comme Turkey in the Straw, qui aboutissaient, sous son archet,
à quelque dolent musique sans presque aucune mélodie. Même au
temps des grands travaux épuisants de fin d’été, rares étaient
les soirées où il manqua à cette recherche sur son violon d’airs
joyeux, tournant hélas si diaboliquement à la painte.
C’était un bel homme , grand, bien bâti, sans être gros,
de teint très foncé, les cheveux, d’un noir lustré, partagés
au milieu par une raie, les avec de superbes moustache, noires égale-
ment; et de même ses yeux étaient de vraies billes de verre
sombre, qu’il roulait au reste inlassablement, comme à la tra-
ce d’une pensée, courant dans un sens puis dans un l'autre. A
61
la fin, de la voir ainsi chasser ses pensées, ou courir après,
à droite, puisetà gauche, devenait obsédant. Il pouvait cepen-
dant être très gai, faire de bonnes blagues aux enfants, puis
virer à une « jonglerie » mélancolique au cours de laquelle on
ne pouvais lui sortir un mot de lui ; et soudain, de nouveau, ses
yeux se mettaient, en roulant, à émettre des lueurs, et mon on-
cle sortait de ses moments dépressifs aussi brusquement qu’il y
était entré.
Tel quel, je l’aimais beaucoup, et dès que j’eus lu les
auteurs russes, le trouvai à l’image de tant de leurs personna-
ges, excessif dans ses dévotions, puis dans ses défoulements,
avec des accès de gaieté folle et un côté mystique le jetant
dans des silences accablants.
Plus tard, je me suis demandée ce qu’il voyait au loin
de ses contemplations moroses, si c’était l’avenir des siens,
de sa famille. Ses enfants, presque tous, parlaient pour ainsi
dire, mieux l’anglais que le français, lui n’en possédant que
quelques mots tout au plus. Le Dernier fils des Landry rapatriés
au Manitoba, il se mit, vers la fin de sa vie, à évoquer les
pâles souvenirs qu’il avait de Saint-Alphonse-de-Rodrigues. Plus
il vieillissait, plus il lui en revenait. Il fut pris du désir
de retourner au village de ses ancêtres avant de mourir. Il en
parlait souvent, mais comme d’un bonheur trop grand pour être
atteint en ce monde. Il mourut à quatre-vingt-quatre ans, dans
le pays où il avait passé toute sa vie, sauf les années de sa
toute petite enfance, mais l’âme tournée, on aurait dit, vers
sa source quoique presque oubliée.
triple espace > Image
62
Il y a quelques années, de passage au Manitoba, pour
m’occuper de ma sœur Clémence qui vit en Foyer, je pris le
temps d’une course à Somerset. La fascination qu’ont exercés,
qu’exercent encore sur moi ce village et ses alentours, l’em-
porte toujours sur les désillusions qu’ils ne manquèrent pas
de m’apporter. Les quelques parents que j’ai encore par là se plaignaient que,
si je trouve un peu de temps pour me rendre sur place, c’est
d’abord pour revoir les lieux avant les gens. Ce fut vrai cette
fois encore. Ma première visite fut pour la ferme de mon oncle
Excide, on ne peut dire abandonnée, mais tout au moins laissée
seule. Le plus jeune fils de mon oncle, qui habite au village,
à deux milles et demi, y vient l’été, chaque jour, à heure fixe,
de même qu’un fonctionnaire à son bureau, labourer, herser, en-
semencer les terres et, en temps et lieu, faucher, moissonner,
tout cela, bien entendu, à la machine, lui tout seul, sauf en de
rares cas, y suffisant, en sorte que ces travaux qui, naguère,
requéraient une armée d’ouvriers agricoles, s’accomplissent à
présent dans une solitude étonnante, sans autre bruit que celui
du moteur et, on dirait, presque
dans une atmosphère étrangère
à notre terre, tant il paraît stupéfiant de voir un homme sim-
plement assis ,sans autre compagnon que la machine,
aux commandes du tracteur - son unique compagnon-tourner, vi-
rer, aller et venir dans l’immensité, sans plusrien manifester
on di-pour ainsi
rait, rien dire d’humain. Presque aussi ponctuellement qu’il en part
le matin, mon cousin doit rentrer chez lui, sa journée faite.
63
Autour de la maison de ferme muette, tout était propre,
rangé, la cour dans un ordre parfait, les bâtiments bien clos
sur leur machines, en cette journée d’automne assez avancé. Je
rôdai autour de la maison, sur un de ses côtés avait été aména-
gée une heure porte coulissante. Je parvins en me haussant sur
une pièce de bois à regarder à l’intérieur par une fenêtre. Ce
que je découvris me stupéfia. Le plafond enlevé, les cloisons
démolies, l’intérieur de la maison n’était plus qu’un immense
hangar qu’occupait presque en entier le tracteur Massey-Harris.
Le spectacle m’aurait peut-être moins affligée si n’était venu
se superposer à lui un souvenir particulièrement charmant de cet-
te maison dans les temps heureux. J’y étais arrivée alors qu’on
ne m’attendait sans doute pas, un soir de l’année où je fus ins-
titutrice au village voisin, Cardinal. Le temps était doux. Il
neigeait abondamment, une de ces neiges calmes, silencieuses,
tombant en pans que n’infléchissaient aucun vent, et inlassable-
ment comme pour ensevelir toute trace de souillure. Il devait
y avoir à la maison quelque joyeuse réunion, car elle resplen-
dissait de toutes ses lampes allumées et, par la même fenêtre
où je me tenais maintenant, j’avais vu passer des ombres qui se
hâtaient joyeusement. Le plus attirant du tableau, toutefois,
était, au dehors, cinq ou six équipages se trouvant rangés près
du perron, dans un peu de la délicate lumière rosée qui tombait
sur eux des fenêtres brillantes. Comme il n’y avait aucun froid
dans l’air, on n’avait pas pris le peine de conduire les chevaux
à l’écurie. Simplement on leur avait couvert jeté sur le dos
d’une couver-
ture, protégeant également de la neige, par au moyen d' une autre couverture
,
64
le banc des traîneaux auxquels ils étaient restés attelés. La
neige, tendrement, s’amorcelait comme une couverture de plus,
chaude et moelleuse, sur les sièges recouverts, sur les bêtes,
tête penchée, qu’on aurait pu croire dormanten train de dormir debout, si on n’a-
vait saisi de temps à autre le mouvement de leurs paupières.
Rien ne m’avait jamais semblé mieux exprimer la douce paix par-
fois si émouvante de l’hiver que cette maison blanche au milieu
du blanc qui tombait du ciel et des animaux presque également
tout blancs eux-mêmes entrouvrant par moments un œil placide
et rêveur. Comme il m’avait paru certain, au bout du petit che-
min de terre, accédant à l’immensité ouverte, que je trouverais
un jour le bonheur, la vision de ce soir-là m’avait inondé l’â-
me du désir de quelque chose de plus merveilleux encore à at-
teindre, qui était la paix du cœur. Et maintenant, monté sur
une bûche, les mains au bord des yeux pour voir à travers la fe-
nêtre, je découvrais, n’en pouvant croire ce qu’ils voyaient,
l’inattendue destination dernière d’une des maisons les plus ai-
mées de ma vie.
Je m’arrêtai au village chez mon cousin, Il y habite une
agréable maison très moderne, style ranch. (L’Ouest en est inon-
dé. ) Je lui fis amicalement grief d’avoir transformé la maison
associée à nos rêves de jeunesse en un hangar à tracteur.
—
-Le bois en est tout pourri. Autant qu’elle serve au
moins à cela, se défendit-il en riant.
Il n’y avait rien à faire. Comme il aurait pu, avec rai-
son peut-être, me reprocher de n’avoir pas le sens pratique,
j’aurais pu lui faire un tort de n’avoir que celui-là
65
Je le quittai bientôt pour aller un peu au hasard à la
recherche d’endroits dont le souvenir me revenait tout à coup
à l’esprit. Je cherchai ainsi longuement une boulangerie fai-
sant un coin de rue où ma grand-mère, quand j’étais toute pe-
tite enfant, m’avait envoyée un jour chercher un pain. Je la
décrivis, telle que je me la rappelais, à des passants qui au-
raient voulu m’aider, mais ne se souvenaient d’aucune boulan-
gerie correspondant à ma description. Peut-être, avec le temps,
l’avais-je façonné tout autre qu’ qu'elle fut en réalité.
Ou bien depuis
longtemps elle avait cessé d’être. Je ne sais quel chagrin, dis-
proportionné à la cause, je ressentis de ne pouvoir retrouver
cette boulangerie. Sous le haut ciel pur, le vent faisait du
moins poudrer la terre des bords de la route tout comme au
temps de mon enfance – sauf qu’alors la route elle-même était
aussi de terre. On aurait dit de la poussière soulevée sous
les pas de quelque invisible marcheur parcourant sans trêve la
route déserte.
J’atteignis le cimetière. Il est, à faible distance du
village, sur une butte solitaire, exposé à tous les vents, et
gardé par quelques épinettes, et qu'on
On avait dû les chercher bien
loin d’ici, dont ce n’est pas le pays, pour les y transplanter,
compagnons dans la mort, enfin, de gens comme grand-mère Landry
qui s’était languie toute sa vie des arbres austères de son en-
fance sur les coteaux de Saint-Alphonse-de-Rodriguez. Du moins,
ils étaient enfin réunis, les arbres sombres et ma grand-mère
peu démonstrative, peu expansive, mais combien fidèle à ses at-
tachements.
66
Je retrouvai sans peine sa tombe et celle de grand-père
Landry. Je ne leur avais pourtant pas rendu visite depuis le
jour lointain où maman m’avait emmenée, petite fille, me recueil-
lir sur ces tombes. Je me surpris à lire à voix haute, un peu
comme l’histoire d’une vie en résumé, qu’Émilie Jeansonne, née à
Saint-Jacques-l’Achigan en 1831, était décédée à Saint-Boniface
le 7 mars 1917; que son époux bien-aimé, Elie Landry, né à Saint-
Jacques-l’Achigan en 1835, était décédé à Somerset le 6 août 1912.
Je portais attention enfin à ce fait que, plus jeune qu’Émilie de
quatre and, mon grand-père était mort cinq ands avant elle. Et
pourtant que de tâches il avait su mener à bien en si peu de temps !
De surcroît, parti presque sans ressources de Saint-Alphonse-de-
Rodriguez il avait réussi à mettre de côté pour la léguer à ses
enfants une petite somme, à l’époque, assez respectable.
Je m’apaisais. Si ténu et fragile qu’il était fût, un lien
nous tenait encore quelque peu ensemble, les errants à travers
les siècles. Je parviens à évoquer quelque peu les deux vieux vi-
sages, mais sans doute aidée du souvenir que j’avais de leurs
photographies.
Je m’avançai de quelques pas, restant à l’intérieur de
cette partie du cimetière réservée à la famille Landry. Un peu
plus loin s’élevaient deux lourds monuments funéraires, certai-
nement récents, à la mode d’aujourd’hui, plus hauts, plus flam-
boyants aussi : sans doute ceux de Luzina et de mon oncle Excide.
Je fis un pas encore, et, sous le choc que j’éprouvai, pensai
que je devrais être la proie d’une hallucination. Deux hautes
67
pierres analogues me faisaient face, debout, l'une à côté de
l'autre, portant en caractères qui me sautèrent aux yeux, l'u-
, ne Father: l'autre Mother
. J'essayai de retrouver au fond de
mes souvenirs le doux visage anguleux de ma tante Luzina, dé-
jà creusé par la maladie, au temps de mon enfance, mais éclai-
ré par une bonté que l'inexorable marche de la tuberculose n'a-
vait jamais éteinte. Je revis mon oncle aux yeux roulant tou-
jours quelques pensée, tantôt joviale, tantôt d'un regret incon-
solable. Ainsi donc, eux qui n'avait été Father et Mother
pour personne au cours de leur vie, le serait à jamais sous
le ciel pu, dans ce petit cimetière du bout du monde. Ils me
parurent m'être ravis aujourd'hui plus complètement qu'ils me
m'étaient
l'avaient été le jour de leur mort.
Je sortis du cimetière. Haut dans les épinettes étrangè-
res, le vent repris. Son lent récitatif, murmuré à voix lointai-
ne, poignait le coeur. On l'eût dit occupé à retracer la pauvre
histoire toute embrouillée de vies humaines égarées dans l'his-
toire et dans l'espace.
Autant je m'était laissée aller pendant les vacances à
des chevauchées sans fin dans la plaine et aux constructions
rêveuses auxquelles elles me portaient, autant, dès la rentrée,
je me jetais dans l'étude sans restriction. Ayant tout l'été
vagabonde à mon goût, je demeurais maintenant, soir après soir,
rivée à mon petit pupitre dans ma chambre isolée, à me faire
entrer dans la tête la plus de textes possibles. J'apprenais
par coeur avec une facilité inouie. Il me suffisait bien sou-
68
vent de lire un paragraphe un peu attentivement pour m'aperce-
voir que je l'avais retenu mot pourà mot. Cependant j'oubliais
assez vite des textes appris sans grand effort.
Mais ce ne fût pas au cours de l'année qui suivit mon
appendicectomie que je m'appliquai si totalement à l'étude, dès
lorsobtenant
en classe la première place, toujours, selon la
promesse faite à ma mère et dans le but, comme il m'avait paru,
de la venger de tant de sacrifices consentis à mon avancement.
Avant d'y venir, il m'avait fallu du temps encore même une au
tre maladie qui me retint, celle-là, plusieurs mois à la maison,
me faisant perdre une année scolaire, en sorte que je me trouvai en
arrière de mes anciennes compagnes de classe et toute secouée
de ce fait; il me fallut aussi voir mon père, très malade main-
tenant, s'inquiéter sans cesse au sujet de mon avenir, s'ouvrant
à maman de sa crainte qu'ils ne puissent parvenir à me mener au
terme de mes études; et surtout, je pense bien, il me fallut
m'apercevoir enfin qu'elle, ma mère, s'usait impitoyablement à
la tâche de faire marcher la maison.
Comment y arrivait-elle ? Principalement, je pense, en
prenant des locataires et quelques fois des pensionnaires. Il me
semble que nous avions toujours quelques étrangers vivant avec
nous. Parfois, ils étaient bien élevés, agréables de manière;
nous les accueillions comme des gens de la famille. Nous nous
sommes faits des amis de quelque-uns, que nous avons regrettés
longtemps après leur départ. D'autres nous étaient antipati-
ques. Nous les trouvions vulgaires ou bruyants. Nous avions
69
toutes les pleines du monde à les endurer sous notre toit. De
toute façon, indépendants comme nous étions de nature, je me
demande comment nous avons pu supporter de n'avoir pas notre
maison à nous seuls pendant des années. Mais l'argent ainsi
obtenu était presque notre unique ressource, ajouté à l'aide
qui venait à maman de la part de Rodolphe et d'Adèle. Aussi
bien, nous rappelait-elle souvent, elle pour qui c'était jus-
tement le plus dur, qu'il nous fallait-il rengainer notre orgueil
et apprendre que, chez nous, nous n'étions pas entièrement
chez nous. Mais elle promettait qu'un jour pourtant, tous les
étrangers partis, nous le serions. Et quand cela a été, c'é-
tait que la maison avait été vendue et que nous-même étions
comme les étrangers que nous avions si longtemps hébergés, sans
véritable chez nouschez eux, et alors enfin, nous les avons compris et
pris en grande pitié.
De Rodolphe, en ce temps-là, maman recevait parfois de
vraies largesses, des sommes si considérables qu'elle e deve-
nait pâle et s'écrirait presque douloureusement :
—
"Mais comment
a-t-il pu deviner qu'aujourd'hui même il fallait acheter le
charbon pour l'hiver?"ou encore :
—
"Que c'est la date limite
pour régler les taxes?"
Mais hélas, le temps allait venir où, les largesses de
la veille, Rodolphe, tout penaud, le lendemain, après une par-
tie de poker avec des amis et mille folies, les redemanderait
à maman, et elle, le visage attéréatterré, rendrait l'argent en excu-
sant son fils :
—
"Il n'est pas tenu à de
faire vivre la famille.
Il n'est pas tenu".
70
Si ce n'avaient été des chimères, si douces à l'âme fati-
guées, comment aurions-nous donc pu tenir si longtemps avec si
peu? Mais, à notre horizon, il y eut presque toujours quelque
bienfaisant mirage qui parvenait à secourir notre espoir défail-
lant. Quand, plus tard, je lus le Notaire du Havre, comme je
nous ai b ien reconnus tous dans ces Pasquier soutenus par leur
illusion. Pour nous, ce fut le Terreterre
en Saskatchewan. Mon père
en avait fait l'aquisition au temps où il fonda sa colonie de
Dollard, de même que d'autres terres qu'il avait dû laisser al-
ler, au fur et à mesure que se faisait trop durement sentir no-
tre besoin d'argent. Mais celle-là,la terre, il y restait at-
taché avec un entêtement que rien ne pouvait ébranler. Les cho-
ses allant au plus mal, lui qui n'était pourtant pas optimistes
de nature, il se faisait encourageant:
—
-En tout cas, Mina Mélina, nous avons toujours notre terre en
Saskatchewan. Si on peut tenir assez longtemps, elle nous sauve-
ra en fin de compte, tu verras.
`
A quoi maman, enhardie par cette confiance, répondait:
—
-Oui, Dieu merci, il nous reste la terre en Saskatche-
wan. Quand il le faudra absolument, nous l a vendrons, mais ce
n'est pas encore pour maintenant, ce n'est pas encore pour au-
jourd'hui.
Elle nous resta longtemps, cette terre lointaine, embel-
lie de par nos songes, chaque jour rendue à la vie par le pouvoir
de l'imagination, notre recours invincible contre le décourage-
ment total.
Parfois, quand le soleil se couchait au fond de la ruelle
71
et sur notre arrière-cour, nous croyions le voir allongeant aus-
si sa lumière dorée parmi les hautes blés frémissants de notre
terre en Saskatchewan.
Le plus curieux de tout cette histoire est que, lorsque
je la vis enfin de mes yeux, longtemps au reste après qu’elle
eut cessé de nous appartenir, elle m’apparut conforme à la vi-
sion que nous en avions eue dans nos rêves les plus exaltés.
C’était vraiment e échappée de ciel ardent, de moisson blonde
et d’espace à consoler le cœur.
71A-V
Ce dut être vers l’âge de quatorze ans que j’entrai en
étude comme on entre au cloître. J’avais tergiversé, je m’é-
tais dit maintes et maintes fois que je m’y mettais pour de
bon le mois suivant. Puis vint un jour où je crus m’aperce-
voir que ma mère perdait pied, que bientôt elle n’en pourrait
plus si elle n’était pas épaulée par quelque encouragement.
Les examens de fin d’année approchaient. Je me pris à revoir
sérieusement mes matières. Je me levais le matin bien avant la
maisonnée pour étudier dans la solitude et le silence de la
grande cuisine que j’avais à moi seule pour une heure ou deux.
Maman, quand elle y entrait pour mettre le gruau du matin sur
le feu, me trouvait à la grande table, mes libres épars autour
de moi. Pour ne pas me distraire, elle m’adressait simplement,
un peu comme à un de nos pensionnaires, un petit signe de tête
qui approuvait et félicitait, puis se mettait à sa tâche en
faisant le moins de bruit possible. Cette année-là, j’arrivai
72
à la tête de ma classe à la fin d’année, pour la première fois
de ma vie. Je récoltai même une médaille pour je ne sais trop
quelle matière. Mais ce que je n’oublierai jamais c’es le vi-
sage de maman quand je lui revins avec cette récompense. Aussi-
tôt ce fut comme si lui était enlevé le poids des années passées,
l’angoisse des années à venir. Elle rayonna, sans toutefois me
faire ç moi de grands compliments. Mais, à son insu, je l’enten-
dis deux ou trois fois me vanter à des voisines, habile à loger
dans la conversation, au détour convenable, la petite phrase :
" Ma fille a eu la médaille de Monseigneur cette année. » Je me
trouvai à surgir une fois juste au moment où elle parlait de
cette médaille de rien du tout et fus frappée par l’expression
de ses yeux. Ils brillaient comme rarement je les avais vus, bril-
ler, deux grands puits de lumière tendre d’où semblait avoir été
retriée toute l’eau mauvaise des jours durs.
Dès lors, comment n’aurais-je pas voulu continuer à la
soutenir à ma manière, elle qui me soutenait de toutes ses for-
ces ? C’était enivrant de me voir à si peu de frais lui alléger
ainsi la vie. Et c’était également enivrant d’être la première.
Je me demande même si je n’acquis pas là une habitude en partie
mauvaise, car, ayant, dû, plus tard, passer une fois en deuxième
place, je le supportai très mal et découvris la faiblesse d’a-
voir besoin d’être la première, contre laquelle j’ai dû par la
suite apprendre à lutter.
De toute façon, ce n’était pas autant que cela pouvait
en avoir l’air, une prouesse. `A quoi aurais-je pu me livrer
73
avec passion à quinze, à seize dans, en ce temps-là, sinon à l’é-
tude? On n’y pratiquait presque pas de sport. J’eus bien alors,
en cadeau de mon frère Rodolphe, une paire de patins, et j’appris
à glisser plus ou moins en mesure au beau Danube Bleu que déver-
sait le haut-parleur des patinoires publiques. Mais c’est tout.
Je dus attendre mon propre argent gagné pour m’acheter une raquette
de tennis et, plus tard, une bicyclette légère qui fit mon bon-
heur, et puis, enfin, des skis d’occasion, bien trop longs pour
moi, lesquels, faute de pentes dans nos parages, firent de moi,
longtemps avant que ne s’en implante la mode, une très solitaire
devancière du ski de fond.
Mais cela devait attendre ma jeunesse déjà entamée, mes
vingt ans, un peu plus tard même. Je suis arrivée à ma jeunesse
tard, comme on y arrivait en ce temps-là. `A quinze ans, j’étais
une petite vieille toujours fourrée dans mes livres, la nuque
déjà faible et le regard envahi par un fatras d’inutiles connais-
sances.
Même maman en vint à trouver que j’en faisais trop. Pour
m’obliger à quitte mes livres et me mettre au lit à une heure
raisonnable, elle me coupait parfois le courant en enlevant le
fusible qui le commandait dans ma chambre. Ainsi elle pouvait
se retirer tranquille, assurée que je ne rallumerais pas cette
nuit-là.
Mais, enfin, je tenais ma parole donnée à ma mère quel-
ques années avant, à l’hôpital, et lui rapportais, année après
année, la médaille accordée pour les meilleures notes en fran-
çais par l’Association des Canadiens français du Manitoba. Puis
74
j’obtins la plus convoitée des toutes, octroyée celle-là par
l’Instruction publique du Québec à l’élève terminant la pre-
mière en français pour tout le Manitoba. Elle portait en effi-
gie la tête un peu romaine, à ce que je crois me rappeler, de
Cyrille Delâge. Mon lot de médailles, maintenant imposant, rem-
plissait presque un tirroir. Maman les conservait à l’abri de
la poussière, précieusement. Elle qui n’avait fréquenté qu’une
pauvre école de petit village et n’avait jamais reçu en récom-
pense scolaire qu’un petit livre de cinquante cents qu’elle
chérissait encore, elle était éblouie par mon tirroir plein de
grosses médailles, et je la soupçonne de l’avoir souvent ouvert
quand elle était seule pour les admirer à son aise. Plus tard,
je devais lui faire bien de la peine au sujet de ces médailles,
une histoire que je raconterai peut-être, si j’en ai le temps.
Maintenant que j’ai commencé à dévider mes souvenirs, ils vien-
nent, se tenant si bien, comme une interminable laine, que la
peur me prend : « Cela ne cessera pas. Je ne saisirai pas la
millième partie de déroulement. » Est-il donc possible qu’on
ait en soi de quoi remplir des tonnes de papier si seulement on
arrive à saisir le bon bout de l’écheveau ?
En onzième et douzième année, les prix décernés par l’As-
sociation des Canadiens français du Manitoba était en argentétaient
de cinquante et cent dollars respectivement. C’était une belle
somme à l’époque, presque comparable aux bourses distribuées au-
jourd’hui par le Conseil des Arts et les Affaires Culturelles,
et, ce qui était bien agréable, on n’avait pas à la soliciter. > Image
75
simplement à la mériter. Je les gagnai toutes
tous les deux, ce qui
défraya la coût de mon inscription à l’Ecole normale des insti-
tutrices et l’achat des manuels nécessaires, en sorte que je
ne coûtai presque rien à mes parents à la fin de mes études,
et il le fallait, car ils étaient au bout de nos pauvres ressources.
L’exploit, plus encore que d’être parvenue à la fin de
mes études, c’était, dans le milieu aussi loin que le nôtre du
Québec, d’y être parvenue en français, de même qu’en anglais.
Donc, en dépit de la loi qui n’accordait qu’une heure
par jour d’enseignement de français dans les écoles publiques
en milieu majoritairement de la langue française, voici que nous
le parlions tout aussi bien, il me semble, qu’au Québec, à la
même époque, selon les classes sociales.
`A qui, à quoi donc attribuer ce résultat quasi miracu-
leux? Certes à la ferveur collective, à la présence aussi par-
mi nous de quelques immigrés français de marque qui imprègne-
rent notre milieu de distinction, et surtout dans doute le zèle,
à la ténacité de nos maîtresses religieuses, et parfois laïques,
qui donnèrent gratuitement des heures supplémentaires à l’ensei-
gnement du français, malgré un horaire terriblement chargé. Quel-
ques-unes ne se gênaient pas pour prendre des libertés avec la
loi; passionnées et défiantes, elles devaient parfois être re-
tenues par la Commission scolaire; elles auraient pu nous fai-
re plus mal que de bien.
Quand la provocation n’était pas trop visible, le Depart-
ment of Education fermait les yeux. Pourvu que les élèves fus-
sent capables de montrer des connaissances de l’anglais, à la
76
visite de l’inspecteur, tout allait plus ou moins. Nous étions
toujours évidement, exposés à un regain d’hostilité de la
part de petits groupes de fanatiques qui tenaient pour la stric-
te application de la loi. Pendant quelques temps courait la ru-
meur qu’un enquêteur était sur le sentier de guerre. La consi-
gne était alors, ce personnage ou quelqu’un du School Board
surgirait-il à l’improviste, de faire vivement disparaître nos
manuels en langue française, d’effacer au tableau ce qui pou-
vait rester de leçons en français et d’étaler nos livres anglais.
Cela se produisit sans doute sans certaines écoles et même pro-
bablement dans la mienne avant mon temps, mais pour ma part je
n’eus connaissance d’aucune visite aussi dramatique. Toutefois
le danger était bien réel et il exaltait nos âmes. Nous le sen-
tions rôder autour de nous; peut-être nos maîtresses en entrete-
naient-elles quelque peu le sentiment. Puis il s’éloignait, et
alors reprenait notre sourde guérilla usant peut-être mieux no-
tre adversaire qu’une révolte ouverte. Parfois je me demande si
cette opposition à laquelle nous étions en butte ne nous servit
pas autant qu’elle nous desservit. Livrés à nous-même, si peu
nombreux, il me semble que c’est la facilité qui nous eût le
plus vite perdus. Mais elle nous fut certainement épargnée. Car
le français tout beau, tout bien, nous étions parvenus à l’ap-
prendre, à le préserver, mais, en fait, c’était pour la gloire,
la dignité; ce ne pouvait être une arme pour la vie quotidienne.
De toute façon, pour passer nos examens et obtenir nos
diplômes ou brevets, il nous fallait nous confronter au program-
77
me établi par le Department of Education et par conséquent ap-
prendre en anglais la plupart des matières; chimie, physique,
mathématiques, et l’histoire en général. Nous étions en quel-
que sorte anglaises dans l’algèbre, la géométrie, les scien-
ces, dans l’histoire du Canada, mais françaises en histoire du
Québec, en littérature de France et, encore plus, en histoire
sainte. Cela nous faisait un curieux esprit, constamment occu-
pé à rajuster notre vision. Nous étions un peu comme le jon-
gleur avec toutes ses assiettes sur les bras.
Parfois c’était tout de même bienfait. Je me souviens
du vif intérêt que je pris à la littérature anglaise aussitôt
que j’y eus accès. Et pour cause : Dede la littérature françai-
se, nos manuels ne nous faisaient connaître à peu près que
Louis Veuilot et de Montalembert – des pages et des pages de
ces deux-là, mais rien pour ainsi dire de Zola, Flaubert, Mau-
passant, Balzac même. Quelle idée pouvions-nous avoir de la
poésie française ramenée presque entièrement à François Coppée,
à Sully Prud’homme et au Lac, de Lamartine, si longtemps rabâ-
ché qu’aujourd’hui par un curieux phénomène – de rejet peut-
être – je n’en saurais retrouver un seul vers. Pourtant je me
rappelle avoir obtenu 99% dans ma rédaction sur ce poème au
concours proposé par l’Association des Canadiens français du
Manitoba.
La littérature anglaise, portes grandes ouvertes, nous
livrait alors accès à ses plus hauts génies. J’avais lu Thomas
Hardy, George Eliot, les sœurs Brönte, Jane Austen. Je connais-
78
sais Keats, Shelley, Byron, les poètes lakistes que j’aimais in-
finiment. Heureusement, pour les lettres françaises qu’il y eut
tout de même à notre programme d’études le pétillant Alphonse
Daudet. Je m’étais jetée à quinze ans sur les Lettres à mon mou-
lin que j’appris par cœur d’un bout à l’autre. Parfois je me de-
mande si mon amour de la Provence qui m’a poussée tant
de fois à la parcourir de part en part, ne me vient pas en partie
de cet emballement de mes quinze ans pour la première gracieuse
prose française que j’eus sous la main. Autrement, elle m’eut pa-
ru bien terne à côté de l’anglaise. Qu’en aurait-il été de moi
si, à cet âge, j’avais eu accès à Rimbaud, Verlaine, Baudelaire,
Radiguet ?
C’est Shakespeare que je rencontrai tout d’abord. Il re-
butait profondément mes compagnes de classe et n’emballait guère
non plus, je pense bien, notre maîtresse de littérature. Pour ma
part, encore que m’échappât beaucoup de cette grande voix, je
fus prise par sa sauvagerie passionnée, alliée parfois à tant de
douceur qu’elle ferait fondre le cœur, à ce flot d’âme qui nous
arrive tout plein de sa tendresse et de son tumulte.
J’avais eu la bonne fortune, il faut le dire, d’assister
à une représentation du Marchand de Venise, donnée par une trou-
pe de Londres en tournée à travers le Canada. C'était C’est au théâtre
Walker de Winnipeg – déjà me disposant au sortilège de la scène
avec ses rangs sur rangs de balcons ornés, ses immenses lustres,
ses lourds rideaux en velours cramoisi – que commença pour moi
l’enchantement. Il ne s’agissait plus enfin de français, d’anglais,
79
de langue proscrite, de langue imposée. Il s’agissait d’une lan-
gue au-delà des langues, comme celle de la musique, par exemple.
Du balcon le plus élevé, penché par-dessus la rampe vers les
acteurs qui, de cette hauteur, paraissaient tout petits, je sai-
sissais à peine les paroles déjà en elles-mêmes pour moi presque
obscures, et pourtant j’étais dans le ravissement. Au fond, cet-
te première soirée de Shakespeare dans ma vie, je ne m’en suis
jamais expliqué la fascination. Elle demeure toujours aussi mys-
térieuses à mes yeux.
`A partir de ce temps-là, notre maîtresse de littérature
qui avait peine à déchiffrer le grand William, se prit à faire
appel à mes lumières qui pourtant n’était pas grandes, mais
auxquelles suppléait l’enthousiasme. Elle prétendait qu’avec l’en-
thousiasme – ou un air d’enthousiasme – on pouvait faire ava-
ler ce que l’on voulait à l’inspecteur. Or cela consistait à ap-
prendre par cœur. Nous étions alors à Macbeth. Elle nous sup-
pliait, faute de nous faire comprendre la pièce :
- Apprenez-en des bouts par cœur. L’inspecteur en ou-
bliera de vous questionner.
Un soir, je tombai sur un "bout" , à peu près incompré-
hensible mais qui me séduisit quand même par je ne sais quelle
sombre couleur de nuit que je croyais y percevoir. Le lendemain,
tout feu, tout flamme, je récitai en entier le grand monologue
de Macbeth :
-
—
Is this a dagger thatwhich
i see before mine eyes …
La sœur n’en revenait pas, quelque peu indignée, en un
sens, de me voir prise d’une telle folie de passion pour ce
80
lointain poète du temps d’Elizabeth la première(cap), par ailleurs
prompte à percevoir le parti qu’elle allait pouvoir tirer de mes
dons. Ensuite, en effet, allions-nous recevoir la visite d’une
de nos Mères visiteuses, assez portées sur l’anglais, ou de quel-
que important monsieur du Département of Education, qu’elle me
prévenait :
—
-Sauve la classe, Gabrielle. Lève-toi et saute dans Is
this a dagger…
Je sauvais déjà la classe en français, au concours de fin
d’année organisé par l’Association des Canadiens français du Ma-
nitoba. Je trouvais que c’était beaucoup de la sauver aussi en
anglais. Mais j’avais, je pense bien, un petit coté cabotin, peut-
être en partie entretenu par notre sentiment collectif d’infério-
rité, et qui me faisait rechercher l’approbation de tous côtés.
L’inspecteur nous arriva.
—
-How are you getting along with Shakespeare, sister?
Macbeth! Oh fine! Fine! Does anyone remember by witch names
the witches on the heath salute Macbeth?
Je me démenais, la main levée, seule à me proposer. La
vieille, en feuilletant mon livre, j’étais tombée comme un
fait exprès sur ces salutations d’une si belle sonorité.
L’inspecteur me regardait en souriant. Qui d’autre au-
rait-il regardé? Toutes, sauf moi, lui tournaient quasiment le
dos. La sœur me désigna. Je sautai sur mes pieds et enfilai :
—
The Thane of Glamis! The Thane of Cawdor!
Que je connusse ces salutations bizarres eut l’air de
rendre l’inspecteur si heureux que c’était à n’y rien comprendre.
81
Apparemment il se sentait chez nous en territoire ennemi et
peut-être avait-il aussi peur de nos réactions que nous des sien-
nes. Il me demanda si je connaissais quelque passage de la pièce.
Je ne perdis pas une minute, imprimai sur mon visage le masque
de la tragédie et me lançai à fond de train : Is this a dagger…
Le plus curieux est que, bien des années plus tard,
quand j’assistai, à Londres, à ma première représentation de
Macbeth, je découvris n’avoir pas été mauvaise moi-même,
naguère, en Macbeth, par le ton, l’allure, bref en par tout sauf par
l’accent qui était celui de la rue Deschambault et devait y être
d’un effet éminemment comique.
Notre inspecteur ne riait pourtant pas. Il paraissait
ému. Comprenait-il quelque chose à cette scène aussi étrange
pour le moins que celle de sesdes
sorcières sur la lande? Avait-
il quelque sentiment de ce que c’était que d’être une petite Cana-
dienne française en ce temps-là au Manitoba, et éprouva-t-il,
cette heure, de la compassion pour nous et même peut-être une
secrète admiration?
—
-Why do you love Shakespeare so, young lady? me deman-
da-t-il.
La young lady, ainsi dénommée pour la première fois de
sa vie, en éprouva un éblouissement. Elle répondit à tout hasard,
ayant dû entendre cela quelque part :
—
-Because he is the greatest.
-And why is he the greatest?
Là je fus un peu embêtée et cherchai avant de risquer :
—
-Because he knows all about the human soul.
82
Cette réponse parut lui faire mille fois plus plaisir en-
core que ma bonne réponse à propos des sorcières. Il me considè-
ra avec une amitié touchante. C’était la première fois que je
découvrais à quel point nos adversaires anglophones peuvent nous
chérir, quand nous jouons le jeu et nous montrons de bons enfants
dociles.
—
-Are there any other Englsih poets that you favor?
me demanda-t-il.
Je connaissais par coeur The Ancient Mariner qu’une vieil-
le sœur tout enamourée de belles allitérations m’avait fait ai-
mer l’année précédente, en nous citant, la voix et le regard em-
preints de rêve :
—
-We were the first that ever burst into that silent sea...
Je lui récitai la vielle ballade comme il ne l’avait sû-
rement jamais entendue auparavant et ne l’entendrait jamais plus,
en me balançant au rythme des vers, rêvant au voilier perdu dans
la mer des Sargasses.
L’inspecteur avait apparemment perdu de vue que nous étions
trente-cinq élèves dans cette classe, dont trente-quatre muettes
comme des carpes.
Quand il prit congé de la classe, accompagné par notre
maîtresse à qui il donnait des " Madame…,dear Madame… "
tout en la félicitant chaleureusement, je me disais :
—
"Tantôt
j’aurai ma petite part de compliments…La sœur doit être con-
tente."
`A la porte, l’inspecteur redoubla de politesses. Notre
maîtresse rayonnait. Je crus saisir quelques mots qui pouvaient
83
me concerner…
—
"brillant young lady…will go far…"
Ah, pour aller loin, j’y étais bien décidé. Mais où
était le loin?
Enfin notre maîtresse vint reprendre sa place derrière
son pupitre en haut de l’Estrade surélevée de deux marches con-
tre lesquelles, au cours de mes années scolaires, j’ai tant de
fois buté. Son visage gardait une trace de triomphe. Parce que
nous avions bien eu l’inspecteur? Ou forte de l’illusion qu’elle
était devenue une excellente maîtresse de littérature anglaise?
Qui aurait pu le savoir? Je m’approchai, un peu trop avide de
connaître les paroles qui avaient été échangées à la porte à mon
sujet.
—
-Ma sœur, l’inspecteur a été content de moi?
Elle me dévisagea, soudain toute désapprobation. Le mons-
tre orgueil était bien ce que nos maîtresses traquaient le plus
en nous, alors cependant qu’elles nous rappelaient sans cesse
d’avoir, comme Canadiennes françaises, à relever la tête, à la
tenir haute – quand donc alors fallait-il l’abaisser?
Elle se radoucit cependant, fière malgré tout de moi, le
mal étant de laisser paraître. Elle me jeta simplement, en
guise de reproche presque affectueux – et ainsi fut la première
à reconnaître ma destination future, quoique sans y croire encore
plus que moi-même :
—
-Romancière, va!
Cela se passe au cours de ma dernière année à l’Académie
Saint-Joseph, ma douzième année, que j’avais bien failli ne pas
entreprendre. Ma onzième terminée, j’avais saisi quelques mots
échangés à mon sujet entre mon père et ma mère. Une fois encore
85
leurs voix me parvenaient de la petite cuisine d’été, porte ou-
verte, par une douce soirée de fin juin ou début juillet. De La surprise de les
entendre parler de moi en toute liberté, se croyant bien seuls,
m’a toujours causé un profond désarroi. Je fus sur le point de
m’éloigner mais la curiosité, une curiosité où il entrait beau-
coup de tristesse, celle de connaître le pire, me tint, trem-
blante, à quelques pas du seuil.
Mon père avouait être à bout de ressources et de santé,
disant à maman d’une voix fatiguée : " Si je dois vivre pour la
voir en état de gagner sa vie, institutrice comme tu l’as toujours
désiré, il faut que cela se fasse vite, MinaMélina. Je ne pourrai at-
tendre bien longtemps encore. "
Je pense qu’il avait dès lors cédé la terre en Saskatchewan
à ma sœur Adèle, en remboursement des sommes qu’elle lui avait
avancées. Il ne nous restait même plus l’illusion. Papa conseil-
lait donc que j’entre dès l’automne suivant à l’Ecole normale.
Mais maman se montrait rétive.
—
-Alors qu’elle réussit si bien à l’école, qu’elle ob-
tient les meilleures notes, la retirer maintenant, quelle injus-
tice! Et puis, as-tu réfléchi que, sans sa douzième année, elle
n’aura droit qu’au brevet de deuxième catégorie, ce qui lui créera
des difficultés plus tard pour enseigner en ville près de|nous.
—
-Tu parles comme si j’avais le choix de vivre longtemps,
reprocha mon père.
Je brûlai alors de m’élancer vers eux pour leur annoncer
mon intention de chercher un emploi, n’importe lequel, pour les
86
délivrer enfin de toutes cesdépenses à mon endroit. Je pense que je
ne pouvais supporter l’idée de les savoir, à cause de moi, cette
fois encore, réunis, pareils à des réfugiés de leur belle grande
maison, dans cette sorte de cabane qui les rassurait peut-être,
leur donnant l’impression d’être davantage à leur image. Qu’est-
ce qui me retint? De La peur sans doute. La peur de la vie, qui
souvent m’a paru invitant, grisante, mais tant de fois aussi de-
vant moi comme un noir paysage tourmenté. Et puis le sentiment me
vint que, pour dédommager maman des sacrifices sans fin qu’elle
s’était imposés pour moi, il ne fallait pas moins qu’une éclatan-
te réussite de ma part.
Mon père poussa un soupir de longue fatigue :
—
-Comme tu voudras, maman.-
(Il l’appela ainsi, tout com-
me nous, les enfants, dans les dernières années de sa vie.)- J’au-
rais voulu, avant de partir, la voir voler de ses propres ailes.
En dépit de tant d’obstacle, je fis donc ma douzième an-
née – une dépense folle, un luxe inouï pour des gens réduits com-
me nous l’étions à une détresse pécuniaire presque sans issue. Heu-
reusement j’obtins la bourse de cent dollars décernée par l’As-
sociation des Canadiens français du Manitoba. J’avais été premiè-
re en français cinq années successives. Notre sœur directrice
eut l’idée de faire vérifier mes notre d’examen de fins d’année
proposés par le Department of Education et le résultat corrobora
ce qu’elle pensait : j’étais première en anglais aussi pour ces
cinq dernières année. Grande joie à l’école et chez les sœurs!
87
Mais,de ma part, plutôt, il me semble, une sorte d’indifféren-
ce. Je devais commencer déjà alors à comprendre que d’être la
première ne signifiait pas grand-chose. Evidemment, l’honneur
me valut un autre trophée qui alla grossir la collection de mon tiroir à médail-
les.
Puis arriva enfin le jour si longtemps attendu de ce que
nous appelions la " graduation ". Nous étions douze à quinze, je
pense, à terminer la dernière année, un groupe assez important
en ce temps-là où peu de jeunes filles de notre milieu, faute de
goût mais surtout de moyens, ne se rendaient même jusque-là. La
directrice, déjàde nature portée à donner des fêtes et des
réceptions à tout propos, décida qu’elle ne pouvait laisser pas-
ser l’occasion sans l’entourer d’un faste qui " en laisserait à
jamais le souvenir dans les annales de l’école. "
Un grand nombre de dignitaires, de langue française et de
langue anglaise, serait seraient invités. La collection des diplômes aurait
lieu dans notre auditorium, parents en invités prenant place
dans la salle, nous les « graduées, rangées, assises ou debout,
sur la haute estrade, bien en vue du public, toutes les fougè-
res du couvent disposées en arrière et autour de nous, de sorte
que nous aurions l’air d’être quelque peu en forêt. Je crois me
rappeler que la grande toile de fond de scène sur laquelle nous
nous détacherions en était d’ailleurs justement une des grands ar-
bres enchevêtrés. Nous serions tout de blanc vêtues, y compris
les souliers. Nous aurions sur le bras gauche, près du cœur,
une gerbe de fleurs identique, des roses rouges achetés en bloc,
à petit rabais, nous revenant à cinq dollars chacune. Pour finir,
88
nous serions photographiées là-haut, dans notre gloire, les
fleurs entre les bras, et ce serait si beau que déjà quelques-
unes de||nos maîtresses en pleuraientn presque d'émotion, tout en
nous faisant pratiquer le salut solennel, "ployées à partir
de la taille, mais sans jamais abaisser le regard..."
Ainsi, ce jour qui aurait dû en être un de pur délice
pour maman, l'obligea comme jamis à tirer des plans. Comment
s'y prit-elle, -j'aime autant ne pas le savoir,
-mais j'eus mes
deux dollars pour le photographe. "Souriez, les jolies 'tites
demoiselles,"
insista beaucoup l'Arménien, car il en avait
toujours une de nous parties à rêver un peu tristement au mo-
ment du déclic. Finalement, il ne peut nous faire sourire toutes
ensemble " à cette belle vie, voyons donc, les 'tites demoisel-
les, qui s'ouvre devant vous, pareille à une matinée de juin".
J'eus mes souliers blancs. J'eus ma gerbe de roses, les premiè-
res fleurs achetées de ma vie, et c'est peut-être à cause d'el
les qu'encore qu' aujoud'hui une livraison de fleuriste provoque
d'abord en moi un serrement de coeur.
Quant à la robe! Où donc maman avait-elle la tête quand
elle s'y mit ? Je crois me le rappeler: ,apa avait empiré vers
ce temps-là, sans que je m'en fusse moi-même vraiment aperçue,
De plus en plus tout devait reposer sur les seules épaules de ma-
man.
Du haut de l'estrade, je||la cherchais longuement des yeux
parmi la foule. Enfin je la trouvai au bout de mon regard et tel-
le que je la vis alors elle est demeurée photographiée dans ma
90VI
J’entrai à l’École Normale de Winnipeg à l’automne de la
même année. C’était une grande bàtisse, style caserne ou poste
d’incendie, située, si je me rappelle bien, rue Logan. Nous
avions eu à Saint-Boniface, pendant quelque temps, une École
normaleormale, dispensant les cours en français, apte à former un per-
sonnel qui saurait à son tour transmettre l’enseignement dans
notre langue. Mes sœurs aînées, Anna et Adèle, l’avaient fré-
quentée, Maintenant tout cela était du passé. De notre école,
dirigée par des religieuses de langue française, où malgré tous
les obstacles semés sur notre route, nous finissions par vivre
un peu comme chez nous, voici que nous passions dans un établis-
sement strictement de langue anglaise. Non, pourtant, nous avions
un professeur de langue française. Elle vint à quelques reprises
nous débiter de peine et de misère trois ou quatre petites phra-
ses dans le genre de celles de la Cantatrice chauve, puisées
probablement dans le même petit livre manuel qui inspira sa plaisante
mécanique à Ionesco. Après s’être adressée par erreur à l’une
ou l’autre de notre petit groupe parlant français et avoir obte-
nu une vraie réponse en vraie français, elle cessa à tout jamais
de nous interroger, et les leçons continuèrent comme par-devant
entre gens qui conversaient à contresens sans rien comprendre à
ce qu’ils disaient.
Mais non ne passions pas que d’une langue à l’autre –
nous passions surtout d’un climat à un autre. De notre petit
monde où les sœurs nous avaient peut-être surprotégées, tenues
91
trop souvent à l’abri de la réalité, nous entrions, autant dire
dans la geule du loup.
Là, nous avaient laissé entendre nos maîtresses les plus
nerveuses, notre foi et notre fidélité à notre passé allaient
être mises à rude épreuve. Nous aurions à faire montre d’une iné-
branlable volonté. Plus encore, en plein chez l’ennemi, nous au-
rions le devoir par nos qualités profondes, notre conduite exem-
plaire, notre excellence en toutes choses, de témoigner en faveur
de notre collectivité. Et même, si l’affrontement avec l’adver-
saire se révélait inévitable, il nous faudrait y faire face cou-
rageusement.
C’est dans ces folles dispositions d’esprit que je pris le
tram, un beau matin, pour me rendre au bout d’un long trajet, cou-
pé d’une ennuyeuse correspondance, à la morne bâtisse, ure Logan,
dont je n’ai pour ainsi dire aujourd’hui aucun souvenir précis,
moi à qui elle fit si peur.
Quelquefois, quand elle ne serait par trop « hard-up », di-
sait maman – et cela est significatif que, connaissant à peine
l’anglais, elle ait appris ce mot-là – elle me donnerait vingt-
cinq cents pour mon lunch pris à la cantine de l’école; autre-
ment, elle me préparerait un sandwich accompagné d’un bout de
fromage et d’une pomme.
Dans ma classe d’environ soixante-quinze élèves, nous n’é-
tions que cinq ou six de langue française, dont deux jeunes fil-
les de la campagne, si timides qu’un regard de la part de n’im-
porte lequel des professeurs les faisait déjà rentrer sous terre.
Qu’espérer de pareilles recrues? Je vis dès l’abord que si jamais
92
j’étais contrainte à livrer bataille ici, ce serait avec une bien
petite armée. Car pour quelque temps l’école m’apparut un champ
de bataille à servir venir, et pas autre chose. Jusqu’ici la tactique
à employer contre l’adversaire anglais avait été le tact, la di-
plomatie, la stratégie fine, la désobéissance polie. Maintenant
j’imaginai le temps venu de croiser le fer.
L’occasion m’en fut bientôt offerte. Une semaine peut-être
après la rentrée, le directeur de l’école, le vieux docteur Mackin-
tyre que j’allais, par la suite, tellement aimer, s’en vint, en qua-
lité de directeur, nous souhaiter la bienvenue, et, comme profes-
seur de psychologie, débiter, à bâtons rompus, pendant une longue
heure, ce qui me parut d’aimables radotages.
Bien avant que le mot épanouissement dene devienne à la mode
et ne sorte de toutes les bouches, lui, en ce temps lointain, ne
parlait déjà que de cela : " the opening, the blossoming of self ".
Il avait un fort accent écossais, une belle tête blanche,
et,avant longtemps, je devais l’apprendre, était doué d’une gran-
de bonté de cœur.
Lancé sur sa marotte que l’enfant n’était pas fait pour
convenir à l’école, mais que l’école devait convenir à l’enfant,
" and that those dear young creatures before everything else
should be happy in school », il pouvait monologuer pendant des heures.
J’attendais une brèche dans son discours à travers laquel-
le m’élancer.
Tout à coup elle se produisit. La main levée, je demandai
93
la parole
lb/>Agréablement surpris de cet intérêt au milieu de la som-
nolence générale, le vieil homme ajusta ses lunettes et se prit
à consulter la maquette des places où apparaissaient, chacun
dans une case, les noms des élèves.
—
-Miss Roy (prononcé alors dans ce milieu : Roïe), vous
avez une question à poser?
Je me levai. Mes genoux tremblaient et avaient peine à me
soutenir. Mais il n’y avait pas à reculer. Ce serait maintenant
ou jamais que je ferais profession de foi. Ma voix s’éleva toute
faible comme dans un grand vide sonore, d’où elle me revenait de
très loin, rendue étrange et toute méconnaissable.
—
-Je suis bien d’accord, Monsieur, disais-je: que l’éduca-
tion d’un enfant doive d’abord tenir compte de sa personnalité
propre.
—
-Eh bien, fit-il, tout sourire, je vois que vous avez
parfaitement suivi le cours. Avez-vous quelque chose à ajouter?
—
-Oui, ceci : que je vois entre la théorie et la prati-
que une effroyable contradiction. Prenez le cas, par exemple,
d’un petit enfant de langue française qui arrive, pour la pre-
mière fois de sa vie à l’école, et c’en est une de langue an-
glaise. De force, dès l’entrée, on va le mettre dans le moule à
fabriquer des petits Canadiens anglais. Quelle chance a-t-il ja-
mais d’atteindre l’épanouissement de sa personnalité?
Un silence de mort m’entourait. J’avais touché le sujet
maudit. Malheur à celui par qui le scandale arrive. J’avais l’im-
pression que toute la classe se détournait se moi. Le docteur
94
Mackintyre m’enveloppait d’un regard surpris mais où il n’y avait
ni animosité ni désapprobation.
—
-Quite so! Quite so! disait-il.
Puis il m’amena à considérer que le sujet se prêtait mal
à une discussion en pleine classe et finit par m’inviter à pas-
ser à son bureau après quatre heures; nous en reparlerions.
Je me rassis, et, subissant à contrecoup le choc de mon
audace, je me vis perdue. Je serais congédiée de l’école, ruinant
les espoirs de maman, donnant raison, en fin de compte, aux som-
bres pressentiments de mon père. Ah, j’avais été bien inspirée de
rechercher le martyre. Dans mon désarroi, je commençais même à
ramasser mes livres, mes cahiers, en prévision du renvoi inévita-
ble.
A quatre heures, je me présentai chez le directeur. Le
vieil homme aux épaules arrondies, aux cheveux blancs, me fit un
sourire un peu las, tout en me désignant le fauteuil qui lui fai-
sait face, de l’autre côté de l’immense bureau.
—
-Brave girl! marmonna-t-il, et dans ma surprise je ne
compris pas tout de suite qu’il parlait de moi.
Puis il me confia avoir connu, jeune homme en Écosse, pres-
que les mêmes injustices radicales et linguistiques que celle qui
accablaient le groupe francophone du Manitoba. Avoir souvent même
prêté à rire à cause de son « burr ». Il me dit :
—
-Language which is the road to communicate has created
more misunderstanding in the world than any other cause, except
perhaps faith.
95
Il me fit ensuite remarquer que, puisque notre groupe fran-
çais n’était pas nombreux, mieux valait sans doute ne pas alerter
le monstre du fanatisme qui sommeille d’un côté comme de l’autre.
Qu’il ne voyait qu’un chemin à suivre pour nous : être excellents,
en toutes choses, toujours, être meilleurs que les autres.
—
-Travaillez votre français. Soyez-lui toujours fidèle.
Enseignez-le quand l’heure viendra, autant que vous le pourrez…
sans vous faire prendre. Mais n’oubliez pas que vous devez être
excellente en anglais aussi. Les minorités ont ceci de tragique,
elles doivent être supérieures…ou dispara,tre…Voyez-vous
vous-même, chère enfant, me demanda-t-il, une autre issue à vo-
tre sort?
Je fis signe que non.
Adroitement, il se prit à me questionner sur ma famille,
l’emploi qu’avait tenu mon père, mes études chez les religieuses,
jusqu'à nos moyens de subsistance, je pense bien, car il semblait
parvenir mieux que moi-même à mettre ensemble ma pauvre histoire.
—
-Poor girl! disait-il maintenant. Poor young girl!
Il me serra la main très fort. Comme j’étais déjà dans le
passagrge, il me rappela, la voix surélevée :
—
-Never give up!
Je partis, toute songeuse. Je n’avais pas été sans m’aper-
cevoir que les extrémistes de notre côté, poussant à l’enseignement
exclusif du français et au refus d’apprendre l’anglais, nous accu-
laient à un isolement tragique ou, tôt ou tard, à nous expatrier
de nouveau. S’il nous venait encore des recrues du Québec, bien
plus souvent c’étaient nos jeunes, élevés à la française, qui
96
gagnaient la province-mère. Moi-même en rêvais. Il me sembla donc
que le vieux docteur Mackintyre m’avait fait entendre le langage
de l’amitié qui correspondait d’ailleurs au conseil que nous
avaient donné nos maîtresses parmi les plus perspicaces.
Dès lors, je ne cherchai plus à provoquer nos professeurs,
encore que l’un d’eux, on eût dit, cherchât à m’y pousser. Ses
cours d’histoire semblaient dirigés contre moi depuis le jour mal-
heureux où, forte des enseignements puisés chez les sœurs, j’a-
vais maintenu qu’il ne pouvait y avoir eu de mauvais papes. De-
puis lors, il m’en sortait à chaque occasion, les schismatiques,
les empoisonneurs, les belliqueux, les fornicateurs, les inces-
tuteux. Pas du tout papiste, j’aurais pu le devenir sous la pro-
vocation de cet anti-papiste forcené. Mais je rentrais mon indi-
gnation. J’étais déterminée à prendre ici ce qu’il y avait à
prendre et à laisser de côté le reste. J’avais découvert avec
tristesse que je pourrais être aimée – et même jugée charmante
et adorable, en autant que je resterais à ma place, qui était la
seconde, et en marquerais du contentement. Je ne m’occupais plus
que d’obtenir de bonnes notes. Et, quand c’était possible, de me
montrer rieuses, gaie, " vivacious ", comme "ils" pensaient que de-
vaient être les Frenchies, les aimant bien ainsi. Le chemin dif-
ficile et solitaire que j’avais aperçu dès mon enfance serait bien
le mien, il n’y avait pas ç y échapper.
Mon père, de jour en jour, déclinait. Mais cela durait de-
puis si longtemps que je ne voyais pas encore bien à quel point
son état se détériorait maintenant très vite. Son visage creusé
à l’extrême, ses yeux profondément enfoncés, au regard qui n’était
97
plus que douleur, me suivaient tout au long du trajet en tram où
je tentais parfois d’ouvrir mes livres pour revoir mes leçons;
ils me hantaient encore, parvenue à l’école, à travers les cours,
et il me fallait toute ma volonté pour parvenir à fixer mon es-
prit sur les matières qui alors me paraissaient importantes et
pressantes. Je travaillais surtout mon accent anglais, ayant, à
quelque reprises, fait rire la classe à mes dépends. J’en venais
à perdre de vue l’image de mon père souffrant et à me donner entiè-
rement au travail. Ainsi en a-t-il été trop souvent dans ma vie.
Dans ma hâte d’apporter aux miens un secours, un soulagement ou
un motif de fierté, je n’ai pas assez pris garde qu’eux n’allaient
pas pouvoir attendre.
Au cours du deuxième semestre, nous étions expédiés çà et
là dans les écoles de la commission scolaire de Winnipeg pour y
prendre, chacune de nous, charge d’une classe sous l’œil de la
maîtresse en titre qui jugerait de notre aptitude à l’enseignement
et à maintenir la discipline. Les notes qu’elle nous décernait comp-
taient pour beaucoup dans l’ensemble octroyé en fin d’année. La
plupart d’entre nous craignons fort cette épreuve qui pouvait être
désastreuse si nous tombions sur une coriace. C’est ce qui m’arriva.
A peine, en effet, avais-je ouvert la bouche pour me présen-
ter qu’elle me demanda de quelle nationalité j’étais, à cause,
dit-elle, de mon accent si particulier; ensuite, de lui épeler
mon nom, qui lui tira le commentaire suivant : " French, eh! "
Puis, sans plus, elle me dit continuer la leçon, là où elle l’a-
98
vait laissée, qui avait trait à je ne sais plus quel sujet, peut-
être la géographie. Tout ce que j’ai retenu de cette classe c’est
un sentiment d’horreur. Les élèves étaient d’un quartier réputé
dur. Ils étaient assez âgés, de douze à quatorze, moitié gar-
çons et filles. Ils eurent vite saisi que j’étais timide et effrayée
et se déchainèrent. Jamais dans une salle de classe je n’ai vu pa-
reil chahut. Ils claquaient à la volée la tablette de leur pupitre,
en frappaient les bords de leur règle, bourdonnaient à l’unisson, ou
sifflaient. La maîtresse ne tentait rien pour me venir en aide. Un
peu à l’écart, les bras croisés, un soupçon de dur sourire sur les
lèvres, elle semblait prendre plaisir à me voir m’enfoncer irrémé-
diablement. Au-delà de mon désespoir immédiat s’en dressait un au-
tre encore plus écrasant. Car si c’était cela être institutrice,
me disais-je, jamais je n’y arriverais, j’en serais toujours incapa-
ble. Je voyais se fermer devant moi la seule voie pour laquelle j’a-
vais été préparée. En vérité, tout s’échappait : la classe qui se
moquait de moi, mon avenir qui se dérobait, ma confiance en mes ap-
titudes, même l’espoir de passer mes examens de fin d’année. Pour
achever de m’abattre, sans cesse me revenait l’image de mon père
dont l’état avait subitement empiré. Atteint d’hydropisie, il avait
dû être hospitalisé pendant quelques jours. On lui avait proposé
l’opération qu’il avait refusée vu son âge. Après des traitements
qui n’étaient que de nature à le soulager, on lui avait permis de
rentrer à la maison. Il en avait eu l’air si heureux que, pour ma
part, dans l’inconscience de mon âge, je l’avais cru rétabli. Ce
mieux avait duré quelques jours, puis, l’avant-veille, mon père
avait cessé d’arpenter le couloir en bas et était venu vers l’aube
100
à l’institutrice qui alla le rejoindre. Elle revint, le visage
tout changé. Elle me considérait avec une expression où, dans
l’étonnement, puis la frayeur, je crus voir monter de la sympathie
pour moi. Elle se pencha et me murmura à l’oreille :
-Partez. Allez vite. On vient de téléphoner que votre
père…est…très mal…
100AVII
Je pris le tramway. Ce devrait être par pur reflexe d’éco-
nomie, car je crois me rappeler que le directeur- ou même peut-
être la maîtresse-dragon – m’avait offert de me prêter l’argent
de la course en taxi.
Je revenais lentement, les arrêts à presque chaque coin
de rue me mettant hors de moi. Je fus à deux ou trois reprises
tentée de descendre pour continuer à pied, tellement il me parais-
sait que j’arriverais plus vite ainsi.
A la correspondance pour Saint-Boniface, peu avant le pont
Provencher, j’aperçus mon jeune neveu Fernand, le fils ainé de ma
sœur Anna, tout juste devenu commis de bureau, monter dans le
tram où je me trouvais – ou est-ce moi qui montai dans le sien?
A travers la foule, nos regards s’accrochèrent. Nous avions com-
pris que nous étions rappelés à la maison pour la même raison.
Nous nous somme frayé un chemin pour nous retrouver ensemble.
Un sentiment de gêne nous avait tenus quelque peu éloignés l’un
de l’autre à cause de peu de différence d’âge entre nous, trois
mois seulement, ce que nous attirait des taquineries. Il n’aimait
pas se faire appeler neveu plus que moi, tante. Mais voici que,
sans nous adresses la parole, sans même nous regarder, nous avons
joint nos petits doigts entre nous sur la baquette et avons con-
101
tinué ainsi le trajet sans les dénouer
La pièce, attenante au salon et à la salle à manger, où
agonisait mon père, était celle qui lui avait naguère servi de
bureau et que l’on continuait à appeler l’office. Qui l’avait
d’abord désignée, mon père lui-même peut-être, habitué pour
tout ce qui avait trait à son travail de bureau à Winnipeg et (qui
se prolongeait( à la maison, à faire appel à l’anglais, la seule
langue de travail qui lui était permise; ou maman, par une sorte
de naïf respect envers le genre d’activité auquel s’y livrait mon
père, si loin des occupations domestiques. Qui donc pourrait me
le dire aujourd’hui que je songe enfin à m’en étonner! Jadis meu-
blée de son gros pupitre à cylindre et de son coffre-fort, tapis-
sée de cartes murales très détaillées de la Saskatchewan et de
l’Alberta, et de cartes des " townships " où des points encerclés
marquaient ses colonies, mon père avait travaillé ici souvent jusqu'à tard
dans la nuit, à rédiger ses rapports au gouvernement ou sa liste
d'approvisionnements de toutes sortes que nécessiterait le prochain
envoi de colons qui se mettraient en route, sous sa garde, vers les
terres neuves. Sans doute maman y avait-elle installé mon père par
commodité, pour le soigner sans avoir à monter sans cesse l’esca-
lier, mais peut-être aussi avait-elle pensé qu’il était convenable
que sa vie s’achevât dans cette pièce où il avait connu ses heures
les plus espérantes.
Quand nous sommes entrés, Fernand et moi, nous tenant tou-
jours par le petit doigt, la maison était pleine de gens. J’aurais
été en peine de dire qui était là. Je n’avais d’yeux que pour la
tête sur l’oreiller. Jamais je n’avais vu sur le visage humain un
102
tel aveu de douleur. Non pas de douleur physique; de celle-là
au moins, mon père était délivré sous l’effet d’un calmant puis-
sant, qui atteignait aussi sans doute les régions pensantes de
l’être, car il paraissait inconscient, quoique, de temps en temps,
il poussât encore un faible gémissement, mais plutôt comme au
souvenir d’une souffrance que sous son effet actuel. Ce que ses
traits, tout défense tombée, racontaient, c’était l’incroyable
somme de douleurs qu’une vie à elle seule peut avoir assumée.
J’étais fascinée par ce visage à découvert, me laissant entendre
pour la première fois de ma vie le long cri silencieux de l’âme.
Ainsi donc était la vie, me disais-je, cette effroyable torture
que le visage à la fin ne peut plus masquer. Et je pense que c’est
cette terrible, cette inhumaine franchise qui, finalement, rendait
la mort auguste et belle à mes yeux.
Un petit chat dont mon père s’était fait aimer à la folie
– et qui comprendra jamais pourquoi les chats se lient d’instinct
aux êtres mélancoliques! – remontait sans cesse sur l’oreiller,
malgré les efforts de maman pour le chasser. Penché de très près
sur le visage du mourant, il le scrutait avec une attention avide.
Maman ayant dû s’absenter une minute, le petite chat tigré, peut-être
en souvenir des caresses que lui avait prodigués mon père, avança
la langue et se prit à lécher doucement les fins cheveux blancs au
bord des tempes. Je le laissai faire. Il me semblait que notre
petit Méphisto témoignait à notre place d’une douce familiarité
dont l’approche de la mort nous avait rendus incapables, que lui
seul, dans son innocence, traitait encore mon père en ami et ne
l’avait pas, comme nous tous déjà, quelque peu abandonné.
103
Non loin du lit, des voisins agenouillés priaient à voix
haute. Je voyais le petit chat fidèle allonger une patte douce
sur le front de mon père, essayant peut-être à sa manière de ra-
mener ce mourant à s’occuper de lui, et j’entendais des voix ten-
dres en appeler à Dieu pour accueillir l’âme de mon père. Alors
maman revint et, scandalisée de voir Méphisto occuper une telle
place dans une scène aussi tragique, le prit dans ses bras et alla
l’enfermer quelque part. Au milieu des prières nous avons entendu
longtemps ses miaulements désespérés.
Je finis par me mettre à genoux avec les autres, non pas
tellement pour prier, je pense, que pour être plus près de cette
fin de vie qui me passionnait si profondément. C’était la première
mort à laquelle j’assistais, et, je crois bien que, comme pour tous,
ce qu’elle éveillait en moi c’était d’abord une ardente, infinieet si
terrible curiosité qu’elle me distrayait pour l’instant jusque du
chagrin. En pleine insignifiante bataille de ce qu’on appelle vivre :
passer ses examens, préparer son avenir…j’étais prise par la nu-
que et livrée au mystère entier de l’existence, qui n’en disait pas
plus long aujourd’hui qu’é la première mort qui surprit les hommes.
A travers ces pensée poignantes, il m’en venait de toutes
usuelles, presque banales. Plus près du visage de mon père, je re-
marquai encore une fois qu’il ressemblait à Tolstoï que j’avais vu
en photographie alors qu’il atteignait la fin de sa vie : même haut de
front dégarni, mêmes joues creusées, mêmes yeux profondément enfon-
cés dans leurs orbites – et, avant ces derniers jours, chez mon
père aussi ce regard perçant qui semblait aller plus loin dans l’â-
me qu’aucun regard que j’ai connu. Je me plus à rapprocher aussi
104
naïvement leur grand amour à tous deux pour les Douhkobors, àpour l’é-
tablissement desquels, en terre canadienne, Tolstoï avait versé les
droits d’auteurs d’un de ses grands romans, mon père, lui, en dépit
de leurs frasques, ayant toujours pris la défense de ces illuminés
dont il s’était longtemps occupé après les avoir menés vers les ter-
res vierges. Je pensai qu’ils portaient aussi tous deux le même
prénom : Léon.
Soudain l’agonie de mon père se précipita. Sa poitrine se
creusait. La bouche grande ouverte cherchait l’air. Les yeux, ce-
pendant, d’épuisement, s’étaient fermés. Pendant quelques instants
le corps reposait inerte, puis reprenait sa lutte effroyable en un
râle plus long encore. Il faisait penser à un être qui aurait cher-
ché désespérément à s’accrochers'arracher à la vie, et la vie, vue à travers
ces efforts pour s’en libérer, me parut avoir dû être à mon père
infiniment cruelle. A la fin, il eut un geste las des bras comme
pour tout repousser. Il ouvrit les yeux, nenous voyant, personne
autour de lui, je pense. bien. Ses yeux voilés semblèrent suivre une
lueur à travers la pièce. Un soupir moins profond, venu de moins
loin, aboutit à ses lèvres comme vient s’éteindre une dernière pe-
tite vague épuisée sur le sable. Sa tête s’inclina. Il n’y eut plus ni
bruit, ni lutte. Le silence enfin! Alors maman s’avança. Elle
considéra le visage de son vieux compagnon de vie avec une étrange
ferveur que je ne lui avais jamais vue et qui découvrait en ce mort
bien au-delà de ce que nous connaissions tous de sa vie. Doucement
elle baissa ses paupières entrouvertes. Alors au milieu du receuil-
lement jaillit une haute plainte dont je ne sus pas d’abord qu’elle
venait de moi. Maman, étonnée par mon cri, laissa tout pour accourir
105
me consoler. Elle se mit à genoux à côté de moi, m’entoura les épau-
les d’un bras et m’entraîna dans un doux bercement du corps comme
pour engourdir notre peine. Je ne comprenais pas encore moi-même
la violence de mon chagrin. Je n’avais pas cru aimer si profondément
mon père. A mon tour, la mort m’apprenait à voir, et je n’en pouvais plus
de ce qu’elle m’apprenait d’essentiel en si peu de temps. Suffirait-
insoupconné il donc qu’un homme meure pour qu’aussitôt sa vie prenne un relief
il y a à peine un instant? Et que soi-même. Par rapport à cette
vie terminée, on soit mis à nu, exposé à jamais. Je découvrais dans
l’instant mille occasions perdues de témoigner à mon père cette af-
fection que je sentais maintenant sourdre en moi-même comme un tor-
rent longtemps gradé captif. Encore la semaine dernière, lorsqu’il
était à l’hôpital, il avait demandé à maman pourquoi je ne∫enais pas
lui faire une petite visite, Elle, pour m’Excuser, avait expliqué que
je me faisait beaucoup de souci au sujet de ce cours à donner dans
une école de la ville, que je m’y préparais soir après soir, en éla-
borant, au hasard, toutes sortes de tactiques, ne sachant pas trop ce qu’on
allait exiger de moi; que d’ailleurs il serait bientôt de retour à
la maison. Il y avait du vrai dans tout cela, mais il était trop
vrai aussi que j’avais été empêchée de venir par la gêne de savoir
comment me comporter seule avec mon père malade, que lui dire. Nous
n’avions jamais appris à nous parler, chacun espérant de l’autre
qu’il commencerait, ouvrirait la voie. Maintenant seulement, je sa-
vais qu’il avait été un homme avide d’affection, la désirant au point
de ne pas la solliciter, par peur de se la voir refuser, que son air
sévère venait de cette peur. Et je le savais car telle je me décou-
vrais moi-même avoir été. La vérité était que nous avions vécu dans
106
l’appréhension de voir notre pauvre amour tremblant, si pareil l’un
à l’autre, incompris.
Je me mis à pleurer à gros sanglots, si grande était ma de-
tresse devant tout ce malentendu que me paraissait être la vie. Maman,
pensant peut-être que je souffrais de ne pas m’être sentie aimée
de mon père, se prit à me fournir des preuves du contraire. Toujours
à genoux à côté de moi, m’entraînant dans ce si triste balancement
du torse, elle me chuchotait que l’avant-veille, alors qu’il avait
commencé à tant souffrir, il lui avait dit de se reposer sur moi,
qu’au fond j’étais une enfant courageuse et travailleuse; qu’un jour,
il y avait de cela deux ou trois semaines, alors que, en dépit d’un
peu de fièvre, j’étais partie comme d’habitude à l’école, il en
avait été bouleversé, me plaignant : " Elle aura la vie dure, je le
crains, pauvre enfant à qui j’ai légué une santé trop délicate. "
Maman continuait ainsi, sans se doute qu’elle me perçait le cœur.
Car la peine que j’éprouvais provenait surtout de ce que je
n’apercevais nulle part de réparation possible. Telle que la mort
nous séparait, je resterais envers mon père. Il n’y aurait jamais
rien à ajouter, à retrancher, à corriger, à effacer.
Et j’aurais tellement voulu ajouter au moins une visite à
l’hôpital. " Une petite visite,
"
me disais-je en supplication, com-
me s’il était encore possible qu’elle eût eu lieu, comme si je pouvais
en faire surgir le miracle de l’occasion manquée.
Ou bien je reprochais à mon père de ne pas m’avoir attendue,
de ne pas m’avoir accordé un peu de temps encore, pour lui arriver
avec mon brevet d’institutrice. Et je rêvais en pleurant deà ce bon-
heur que nous aurions pu avoir du diplôme obtenu.
107
A la fin, je ne trouvai pour m’apaiser, que le souvenir de
cette promenade en brouette, mon vieux père tenant haut les bran-
cards et moi, du fond de la caisse, levant vers lui un visage qui,
je le crois bien, devait lui sourire.
Mon père fut exposé, à la maison, dans un cercueil ouvert,
comme c’était alors la coutume. Il y avait eu deux des nôtres dé-
jà ainsi exposés dans notre maison de la rue Deschambault : ma
chère grand-mère Landry qui était venue mourir chez nous à l’âge
de quatre-vingt-quatre ans, alors que j’en avais moi-même huit, et
dontde qui je me souvenais bien; puis la petite Marie-Agnès, morte des
suites de brûlures à l’âge de quatre ans, quand j’étais bébé. C’é-
tait donc une maison qui connaissait les apprêts à la fois majes-
tueux et familières dont on entourait alors la mort.
Maman avait dépouillé le salon de tout ce qui pouvait être
enlevé, et le reste, le piano seul, je crois bien, avait été drapé
de noir, ainsi que la grande fenêtre donnant sur la rue. Au centre,
reposait le cercueil entouré de cierges dont la flamme vacillante
ne cessait de jouer sur le visage de pierre, lui prêtant à certains
moments de fugitives expressions de vie. Mon père avait grand air
dans son meilleur costume, bleu marine, si peu porté dans les der-
nières années qu’il paraissait tout neuf, quoique devenu flottant
autour des épaules amenuisées. Un col dur, à pointes tournées,
bien que ce ne fût plus la mode, maintenant son cou bien droit et
l’apparentait à une image que j’avais gardée de lui, alors que j’é-
tais toute petit et que je l’avais vu prêt pour quelque soirée –
rare évènement dans notre vie – et portant un col semblable. Ou
108
est-ce que je ne confondais pas ce que je croyais être un souvenir
et le récit que maman dix fois nous avait fait de l’invitation à
un bal chez le lieutenant-gouverneur adressé à elle et à mon père
et de l’extraordinaire aventure à laquelle elle avait donné lieu.
Eh oui, il devait y avoir une vingtaine d’années, un peu plus peut-
être, mon père, un homme alors déjà âgéet maman jeune encore mais
ayant mis au monde presque tous ses enfants, avaient, pour la pre-
mière et unique fois de leur vie, reçu une invitation à un bal.
J’aimais cette histoire que maman racontait comme si elle avait été
drôle, portant à rire, alors qu’à moi, elle avait toujours paru
triste poignante. Qu’est-ce que me la remettait en mémoire dans ces instants,
à l’heure des repas, ou très tôt avant le flot des visiteurs, alors que, ayant
à moi seule mon père mort, je restais immobile auprès du cercueil à
le contempler? C’est-à-dire seule avec le petit chat tigré. Car,
très fin, il avait viteappris à prendre avantage lui aussi,profiter, pour ses vi-
sites à son maître mort, des momentsinstants où maman était trop occupée
pour le voir passer et où il n’y avait dans le salon que moi qui ne
l’aurais jamais chassé, il le savait bien. Il sautait sur le bord
du cercueil et, s’y tenant comme accroupi, les quatre pattes rap-
prochées et serrées sur le bois, il ne bougeait plus, ses grands
yeux à demi phosphorescents à la lueur des cierges fixés sur le
visage de mon père. Il ne le touchait plus, il ne faisait que le
regarder intensément. Lui d’un côté, moi de l’autre, je pense bien
que nous étions comme également absorbés pardans le spectacle de la
mort.
Mais qu’est-ce qui m’avait fait penser au bal? Peut-être
cette grande photographie dans son cadre doré de mon père jeune,
109
que maman avait fait suspendre au mur du salon. Elle devait dater
de l’époque où ils s’étaient rencontrés, peut-être même de plus
tôt, car mon père paraissait tout juste avoir atteint la trentaine.
Tel quel, il représentait un parfait étranger pour moi, un beau
jeune homme aux cheveux ondulés, aux yeux légèrement souriants,
dont la physionomie franche, ouverte, était empreinte d’un grand
désir d’idéal. Il s’agissait apparemment d’un être qui connaissait
la gaieté, l’espoir, la confiance et, jusqu’à un certain point, l’am-
bition, toutes les forces vives de l’âme. On m’aurait bien étonnée
si on m’avait dit que, par les yeux surtout, je ressemblais étonnem-
ment au jeune homme dans le lourd encadrement, doré à la feuille.
Mais sur le même mur, maman avait fait suspendre deux autres portraits,
celui de mon grand-père Charles Roy et de sa femme Marcelline au dou-
louruex visage. Les deux portraits, chaque fois que je les avais re-
gardées, m’avaient plongée dans l’angoisse et j’en voulais à maman
de les avoir remis à l’honneur.
Nous n’avions jamais connu ces deux êtres que par leur por-
trait terrible et quelques confidences échappées à mon père. Je res-
sentais à leur endroit un tel éloignement que je refusais de me re-
connaître en eux. Je m’imaginais issue des Landry seulement, cette
race (d’êtres) plus légère, rieuse, rêveuse, comme un peu aérienne,
aimante, tendre et passionnée.
Mais voici que, levant les yeux sur ma grand-mère, inconnue,
je fus tout à coup saisie jusqu’au fond de l’âme par le pauvre visa-
ge aux lèvres serrées comme sur une peine trop grande pour les mots,
jamais avancéeavouée ailleurs peut-être que dans le silence de cette pho-
tographie. Son mari, à côté de Marcelline, mon grand-père, Charles
110
Roy, montrait un visage d’une intransigeance, d’une sévérité impla-
cables. Pourtant, si durs qu’ils fussent, les yeux semblaient lais-
ser sourde comme une tristesse lointaine de n’avoir jamais su ni
inspirer ni éprouver l’amour. Il était pareil à un justicier, seul
au monde. Le peu que je savais de lui, échappé à mon père en des
moments de détresse, était qu’il se montrait ennemi de tout ce qui
était joyeux, expansif, et, par-dessus tout, des livres qu’il con-
sidérait comme la chose du monde la plus maléfique. Un jour, il
s’était passé une scène bien étrange entre mon père et moi. Je lis-
sais, réfugiée en quelque coin de la maison, l’air heureuse, je sup-
pose, comme toujours lorsque on est emportée par la magie d’une histoire
bien racontée ou la simple ivresse de se reconnaître à travers des
mots plus habiles que les siens. Mon père s’était arrêté devant moi.
Il m’avait demandé d’une voix un peu sourde, chargée de mélancolie :
" Connais-tu au moins le bonheur? "
J’avais levé sur lui un regard étonné. Alors était sorti de
lui cet aveu incroyable : « A peu près vers l’âge que tu as mainte-
nant, un soir que je lisais comme toi, dans un petit coin, mais à la
lueur d’une bougie, heureux pour un moment, mon père survint brus-
quement. -
—
Encore à t’emplir la tête de mensonges et mauvais con-
seils au lieu de besogner honnêtement! " m’avait violemment re-
proché. "
—
Donne-moi ce livre de malheur. Tout ce qui est écrit est
fausseté. -Il me l’avait arraché des mains. Il avait soulevé un
rond du poêle. La flamme était haute, car c’était une nuit froide
et on avait bien activé le feu. Mon père y jeta mon livre, mon uni-
que livre. Je le vois encore brûler, je l’ai vu brûler toute ma vie. "
111
Cet aveu, arraché à mon père il y avait des années, voici
que j’en saisissais toute l’âpreté auprès de sa dépouille dans le
salon désert. Je me pris à pleurer doucement, non plus sur moi et
mes omissions et mes regrets, mais sur le chagrin d’un enfant de
treize ans, porté toute une vie sans être vraiment consolé, et à
présent à jamais inconsolable.
C’était peu après cette scène, selon maman, que le petit
jeune
Léon avait quittée la maison paternelle et serait venu à Québec s’en-
gager comme petit commis dans un magasin de la ville. Il y était
si mal rémunéré que, ne pouvant s’offrir une chambre en ville, il
couchait sous el comptoir où, de jour, ils étalaient la marchandise
à vendre, une paillasse y ayant été aménagée pour lui. Cette histoi-
re, sûrement elle me fut racontée, mais le doute s’est introduit
dans mon esprit habitué à prolonger les faits des récits, et il m’ar-
rive de me dire qu’elle n’est tout de même pas possible; or je n’ai
plus personne pour me tirer d’embarras et corroborer le récit tel
qu’il me semble l’avoir entendu.
Ensuite, mon père avait été recueilli par un prêtre au cœur
compatissant qui avait défrayé le coût de deux années d’études of-
fertes au collège, je ne sais si c’était à Québec ou ailleurs.
Puis mon père avait gagné les États-Unis, et, comme disait maman,
qui aurait pu suivre à la trace pendant les quelques prochaines an-
nées cet être toujours en route!
Mes yeux revenaient malgré moi à l’auteur de ces malheurs,
au Savonarole, le brûleur de livres, et je commençais à comprendre
que c’était de lui que mon père tenait le côté morose de sa nature,
s’étant manifesté de plus en plus avec l’âge, sa crainte aussi d’ê-
tre incompris qui le rendait ombrageux. Mais mon grand-père Savona-
112
role, lui, de qui tenait-il son âme si tourmentée qu’elle n’avait
répandu que tourment autour d’elle? Je pressentais qu’il aurait fal-
lu remonter indéfiniment, toujours plus loin dans le passé, pour con-
naître, la source,
chez les êtres, du mal comme du bien.
Mon attention revenait se fixer au portrait de mon père jeu-
ne que je comparais à son visage dans la mort, et cette histoire du
bal, malgré moi, remontait à ma mémoire.
Donc le carton d’invitation était arrivé à la maison. Mes pa-
rents devaient habiter alors celle qu’ils louèrent lorsqu’ils vin-
rent s’installer à Saint-Boniface, avant la construction de notre
maison de la rue Deschambault. Je l’imagine pleine de jeunes enfants,
de pleurs, de rires, de tapage, et je crois apercevoir maman, un peu
énervée, peut-être en train de laver du linge, s’essuyant vite les
mains à son tablier avant d’ouvrir la grande enveloppe à l’emblème
de la couronne dorée. Et puis l’éblouissment! " Mr and Mrs Léon Roy
are requested to attend a ball at… "
Envisagea-t-elle dès alorsaussitôt la robe qu’elle porterait, comment
elle la ferait, de quel tissus? Ce qui est sûr, car elle nous l’a
cent fois redit, c’est que sa résolution avait été prise sur-le-champ :
rien au monde ne l’empêcherait d’assister à ce bal. Mon père était
alors en visite de ses colonies, absent pour une semaine ou deux. Il
reviendrait peut-être brisé de fatigue comme cela arrivait souvent,
pas enclin à se mettre en frais pour une pareille sortie qui l’inti-
miderait sûrement, peu habitué qu’il était aux mondanités. Maman se
faisait forte dedans l’amener à accepter et elle y parvint. Comment?
Avait-elle déjà assemblé sa robe de satin pêche? Parut-elle ainsi
mise, ses beaux cheveux noirs relevés en une épaisse torsade?
114
surprise heureuse pouvait lui advenir. Papa devait porter son plus
beau costume, bleu foncé, tout uni, comme celui dont il était re-
vêtu pour descendre en terre – je ne me rappelais pas lui en avoir
vu porter d’une autre couleur. Sa cravate noire devait être piquée,
comme à l’heure actuelle, de son épingle à fine tête faite d’une
opale – cadeau d’un groupe de ses colons reconnaissants, qu’il
avait chéri comme aucun autre de sa vie – et que maman, après-demain,
avant la fermeture du cercueil, lui enlèverait pour la garder en
souvenir.
Donc ils étaient partis au bras l’un de l’autre, peut-être
rajeunis, allégés tous deux comme du poids d’une vie tout,
en de-
voir, en soucis, en économie. Au coin de la rue, ils avaient pris
le tram. Maman n’avait pas ressenti l’incongruité de se voir, en
grande robe du soir, parmi les ouvriers à l’air fatigué, à moitié
somnolents, dans le brinquebalant petit tram mal éclairé. Il les
avait déposés assez loin de la résidence du gouverneur. Ils avaient
continué à pied. Ce n’est qu’à l’entrée du parc, au fond duquel
brillaitla résidence
de toutes ses fenêtres, qu’ils s’étaient sen-
tis intimidés. A droite, à gauche d’eux, passaientroulaient les fiacres, les
éclaboussant au passage. Ils continuèrent jusqu’au grand perron
d’honneur où un aide-de-camp ouvrait la portière aux couples. Ceux-
ci n’avaient qu’un pas à faire, l’homme soulevant le coude de la
femme, pour se trouver, joyeux et resplendissants, sous le couvert
de la marquise, au son de la musique qui s’échappait par grandes
bouffées chaque fois que la porte s’ouvrait sur l’intérieur étin-
celant. Papa, le premier, avait voulu rebrousser chemin : "
—
Allons-
nous en, MinaMélina; ce n’est pas ici notre place. " Elle n’avait pas
115
voulu en convenir encore. Le rêve, dans sa tête,
bruissait toujours
malgré tout. Elle avait entraîné mon père récalcitrant presque au
pied du grand perron. Seul avait pu avoir raison de son rêve le re-
gard dédaigneux jeté de haut sur elle par l’huissier en grand uni-
forme. Elle avait constaté alors que sa robe portait des traces d’é-
claboussures, que ses souliers étaient crottés. Elle avait chuchoté
à mon père : « Léon, faisons semblant de rien. Continuons comme si
nous étions simplement venus nous promener ici en curieux. Après
tout, c’est la résidence du représentant du peuple, tous peuvent y
venir. Nous ferons le tour et ressortirons. »
Contournée la façade, elle avait avisé une fenêtre peu hau-
te, donnant sur le grand salon de la reception.
Elle avait trouvé le moyen, en se haussant sur une pierre, d’ob-
tenir une bonne vue de l’intérieur. Mon père, pris de gène, lui ré-
pétait :
—
" Viens-(apostrophe)t-en… "
, mais elle restait debout sous la fenêtre, les
yeux grands d’émerveillement, une main posée en équilibre sur le
rebord de la croisée. Plus tard, quand elle me ferait à moi le ré-
cit de cette soirée, déjà loin dans le temps, elle rirait beaucoup
d’elle-même, disant :
—
" Tu me vois, assistant à travers la fenêtre,
à l’arrivée des hommes en habit à queue, des femmes en robes à traî-
ne, celles-ci faisant la révérence au gouverneur, celui-ci incli-
nant la tête d’un geste un peu hautain, et tout ça en anglais, j’en-
tendais jusqu’à la voix de l’aide-de-champ qui annonçait : Mr and Mrs
Hugo McFarlane…Alors s’avançait un autre couple, la femme couver-
te de perles, de diamants, l’homme de décorations…Tu me vois…
disait-elle, dans ma petit robe faite à la maison, tu nous vois,
ton père mortifié, moi crottée comme si je revenais des champs… "
116
Elle riait, elle riait d’un rire qui paraissait ne contenir aucun-
ne amertume, aucun aigreur, seulement la franche gaieté d’un être
qui sait porter sur soi un regard de parfaite et douce lucidité.
—
" Ton père me pressait de partir. Mais je voulais voir
s’ouvrir le bal, les couples tourner. "
L’orchestre avait entamé une valse. Le gouverneur s’était
incliné devant une dame. Elle, tenant sa traîne de sa main gantée,
et dire, rappelait maman, que je n’avais pas su qu’il fallait des
gants longs - le gouverneur, une peu raide, ils avaient donné
le branle. Les autres couples se formant, maman les avait vus évo-
luer sous les grands lustres, et tout jetait de l’éclat, les pen-
deloques de cristal, les diamants au cou des valseuses, les médail-
les sur les habits sombres, le regard des hommes amoureux, des fem-
mes se sentant désirables…
Je revins de mon curieux voyage dans le passé à la recher-
che d’une heure peut-être malgré tout heureuse dans la vie de mon
père. Ils étaient revenus en tramway; ils n’étaient pas tristes,
insistait maman, pas du tout tristes; elle se sentait encore comme
toute illuminée par le spectacle de la fête. Même un peu décoiffée,
sa robe quelque peu salie, elle devait paraître bien belle ce soir-
là aux yeux de mon père qui l’avait si peu souvent vue parée, tout
étincelante de joie intérieure. Qui sait, cette soirée avait peut-
être été une des grandes soirées de leursvies! La petite Marie-
Agnès était née moins d’un an après le bal chez le gouverneur.
Je m’étonnais sans fin, auprès de la dépouille de mon père,
d’être déjà si avidement plongée à la recherche des moindres bribes
que je connaissais de sa vie. Je ne savais pas que c’est l’effet le
117
premier effet de la mort que de faire vivre le disparu dans al mémoire
de ceux qui l’ont aimé avec une clarté et une intensité jamais
encore éprouvées.
Je me penchais, je scrutais à la lueur tremblante des cier-
ges le visage si beau que mon père devait présenter pour toujours
à ma mémoire. Une grande noblesse s’en dégageait. Elle avait cal-
mé mon chagrin et jusqu'à mes regrets. J’étais par elle fascinée.
Cette mort – et plus tard bien d’autres dans ma vie – jamais ne
m’ont dit le vide, le néant. ElleCelle-ci ne me parlait pas non plus d’u-
ne autre vie, d’un autre monde. Elle était à mes yeux le mystère
entier, jamais entrouvert, la totale franchise enfin, l’obscurité
intacte, et, à cause de cela peut-être, plus belle que ce que j’a-
vais jamais vu sur terre. À la regarder, j’avais l’impression que
la vie, presque tout de la vie, était une distraction après une
autre pour tenter de nous dissimuler l’essentielle vérité.
Presque immédiatement après les funérailles, je dus retour-
ner à mes études, en vue des examens qui approchaient. A ma grande
surprise, je les passai sans peine. La maîtresse-dragon s’était-
elle repentie à la dernière minute et m’avait-elle octroyé une
bonne note? Ou le docteur Mackintyre était-il intervenu? Jamais
je ne le saurai, mais je finissais parmi les premières de ma clas-
se. Cette nouvelle,
qui eêt tant réconforté les derniers jours de
mon vieux père, voici que je ne savais qu’en faire, Je souhaitai
le ressusciter pour m’entendre lui annoncer. Pour moi seule, que
valait-elle au fond? Plus tard, ce serait maman que je souhaite-
rais ressusciter raconter l’extraordinaire bon-
118
ne fortune de Bonheur d’occasion à laquelle, dans ce récit imagi-
naire que je lui en faisais, elle ne croyait pas, et j’insistait :
"Voyons, maman, tu peux dormir en paix, je suis presque riche. "
Et elle, du fond de l’ombre, hochait la tête tristement, me
croyant toujours pauvre et démunie. Plus tard encore, ce fut
ma sœur Anna que je désirai ramener un moment de la mort pour
la réconforter, elle qui avait tant craint pour moi l’amour, le
mariage, les liens, lui disant que, somme toute, ces grande en-
traves de la vie avaient eu pour moi leur côté bénéfique. Mais
elle ne m’entendait pas, éternellement soucieuse à mon égard.
Maintenant c’est Dédette que je rappelle en vain, tâchant de la
rassurer sur ce chagrin qu’Melle me connaissait et qui l’avait
tant affectée. J’ai beau soutenir qu’il s’est estompé, presque
guéri, elle ne m’entend toujours pas. Ainsi, je devais appren-
dre, en vivant, que ce n’est pas l’heure des grands chagrins
que l’on désire le plus ramener nos morts, mais plutôt pour les
consoler de la peine qu’ils se sont faite à notre sujet, et dont
il me semble que nous ne pouvons les délivrer même quand nous en
sommes nous-mêmes délivrés. C’est pourquoi sans doute je me
plais tellement à ces rêves de la nuit qui me représentent par-
fois maman ou mes sœurs, le visage comme paisible et heureux.
Aucun rêve jamais ne m’a montré mon père rajeuni et souriant
comme cela est arrivé pour les autres.
118AVIII
Aux tout derniers jours de l’année scolaire, à la fin
de mai, le docteur Mackintyre me demanda à son bureau. A la mort
de mon père, il m’avait écrit une belle lettre très affectueuse
et réconfor-
119
tante, que je regrette aujourd’hui de n’avoir pas conservée. Mais en
ce temps-là, dans ma frénésie d’avoir les mains libres, je ne gar-
dais rien. J’entrai et le remerciai de sa lettre. Il me fit signe
que je n’avais pas à le faire et de m’assoir, lui-même tout ému.
Il laissa passer un peu de temps avant de m’apprendre sur un ton
presque joyeux qu’il avait pour moi une bonne, une excellent nou-
velle.
Je dus lever vers lui des yeux incrédules car il se hâ
ta de
me la confirmer.
En ce temps-ci de l’année, il arrivait, m’expliqua-t-il, que
des commissaires commissions scolaires en peine d’une suppléante pour
terminer
le semestrek, fissent appel à l’Ecole Normale qui leur envoyait une
élève finissante. Il venait de recevoir pareille demande et avait
pensé à moi. L’école était située dans un petit village à une cin-
quantaine de milles de la ville. Le voyage ne me coûterait pas cher.
Je gagnerais cinq dollars par jour scolaire. Mais l’avantage prin-
cipal tenait à ce que bientôt, lorsque je ferais ma demande d’un
emploi permanant, je pourrais faire valoir que j’avais un peu d’ex-
périence, sans besoin de préciser qu’il ne s’agissait que d’un mois,
me fit-il adroitement la leçon.
Déjà, pendant que je l’écoutais, il me semblait que ma vie
avait changé. A peine mon brevet d’institutrice en main, et déjà
j’avais une école. Mon école! J’aurais pu sauter au cou du cher
vieillard dans la joie qui m’inonda brusquement la cœur. Qu’en au-
rait-il été et si j’avais su combien rare était la chance qui m’échouait,
trois écoles seulement ayant été proposées pour trois cents élèves
qui finissaient leur terme. Évidemment il s’agissait dans mon cas
120
d’un petit village de langue française, et je faisais drôlement
l’affaire. Tout de même, une école quand j’en sortais moi-même
tout juste, quel privilège!
Je revins à la maison courant et même parfois, je pense,
quand le trottoir était désert devant moi, y sautant, comme lors-
que j’étais petite fille, les pieds croisés.
Je bondis dans la cuisine.
—
-Maman! Maman. Ça y est!
Que de fois je suis arrivée toute jeunesse, tout élan, tou-
te joie pour l’atteindre, elle, au milieu des soucis et du chagrin.
Elle était occupée à faire cuire des confitures, je pense. Chauffé
à blanc, notre poêle à bois jetait une chaleur de braisier. Maman
en avait le visage cuit, les pommettes rouges, ce qui rendait plus
surprenant le douloureux regard de ses yeux tout plongées encore
dans le souvenir de la mort de mon père. Il est vrai, elle n’avait
eu, elle, depuis, aucun triomphe, aucun succès pour l’aider à sur-
monter le chagrin. J’eus un peu honte de mon exaltation, mais ne parvins
pas vraiment parvenir à la dominer.
—
- Ça y est! Une école, maman! Ma première école!
—
- Que me parles-tu d’école! Fit-elle en perdant patience.
On est loin de septembre encore. Et tu sors tout juste toi-mê-
me de l’école.
—
- C’est bien ça qui est le merveilleux. J’en ai une déjà.
Pour le mois de juin. A partir d’après-demain. Mon école, maman!
Et j’essayai de la prendre entre mes bras pour l’entraîner
à valser avec moi sur place. C’en était trop. Elle me repoussa
presque rudement :
121
—
-Une école! Où ça?
—
-A Marchand.
—
-Marchand!
Tout à coup, elle faisait front, hostile, et je ne compre-
nais plus rien à son attitude. Après tout, n’avait-elle pas vécu
pour me voir voler de mes ailes, obtenir enfin une école? Subite-
ment, comme pour marque son opposition, ou je ne sais quelle ré-
volte, elle arracha son tablier et elle
me lança :
—
-Pas à Marchand. Jamais! C’est un trou! J’en ai enten-
du parler. Un vrai trou! Tu n’iras pas là.
—
-Un trou! Un trou! Dis-je. C’est rien que pour un mois,
et il faut bien commencer quelque part. Tu ne peux tout de même
pas t’attendre à ce que j’entre par la grande porte.
-Mais Marchand, ce trou-là, fit-elle avec une sorte de
haut-le-cœur.
Elle finit par venir s’assoir à la grande table où elle
joignit les mains et elle regarda devant elle avec des yeux qui ne
pouvaient y croire, l’inévitable douleur qu’elle s’était elle-même
préparée. Et moi, la voyant triste alors que j’avais espéré lui
faire plaisir, je lui rappelai, sans songer qu’il y avait là de
la cruauté :
—
-C’est pourtant ce que tu as voulu pour moi toute ta vie,
que je m’en aille faire la classe.
Elle faiblissait, elle se rendait. Elle demanda d’une voix
perdue :
—
-C’est pour quand?
—
-En vérité, il faudrait que je parte demain.
122
—
-Demain!
Alors, tout d’un coup, les recommandations commencèrent à
pleuvoir sur moi.
Là, parmi ces gens grossiers, il me faudrait veiller à
garder mes distances, être polie, oui, mais jamais familière. Faire
attention aussi de ne pas m’en laisser imposer. " Ah! Et puis, t’es
trop jeune, se plagnit-elle, pour commencer par un village dur et
sans manières. "
—
-Maman, tant mieux, si j’apprends tout de suite.
Enfin elle consentit à me sourire et laissa tout en plan
pour m’aider à faire ma valise.
Le lendemain elle avait trouvé une connaissance allant dans
la direction de Marchand en auto et qui avait consenti à m’y amener.
Dans sa douleur de me voir partir à la maison, je pense me
rappeler qu’elle en oublia de m’embarrasser. Il ‘était question que de
faire attention à moi, de garder ma place, de défendre mes droits
et, si c’était trop dur là-bas, de revenir.
Sur place, il me fallut me rendre à l’évidence que je ne
pourrais loger ailleurs qu’à l’hôtel, le reste n’étant que miséra-
bles cabanes en bois dispersées de loin en loin sur un sol sablon-
neux, entre des touffes d’épinettes maigriottes. De ce décor com-
me abandonné et de l’évènement douloureux qui allait marque ma
première journée de classe à Marchand, je tirerais quarante ans
plus tard, L’Enfant Morte, éclose si étrangement dans le cours de
Cet été qui chantait. Comme j’étais loin, ce jour où je mis pied à
Marchand, saisie d’effroi et m’ennuyant déjà de la maison, de pres-
123
sentir en moi - -pareille à une graine en terre qui dormirait longtemps
encore – cette aptitude que j’avais – ou aurais – de convertir
en récits, qui me joindraient aux autres à d'autres êtres, des moments de ma vie.
Et ceux qui m’auraient fait me sentir la plus seule seraient sou-
vent ceux qui me gagneraient le plus de cœurs inconnus. L’on
est plus ignorant de sa propre vie plus que de toute chose sur terre.
C’est en montant l’escalier raide, en route vers ma chambre,
derrière la patronne, une forte personne halant mes deux valises,
que je me rappelai subitement une des plus précieuses recommanda-
tions de maman :
—
" Surtout, avant de t’installer, informe-toi du prix. Fais
bien attention qu’on ne prenne avantage de ton inexpérience. Vu
ce que tu vas gagner, ne consens pas à plus de vingt-cinq dollars
par mois de pension. C’est tout à fait suffisant. "
Dans le dos de la large femme, je|m’entendis tout à coup
marmonnerdemander d’une vois à moitié éteinte, si timide qu’elle ne pou-
vait que m’attirer une rebuffade de la part d’une personne aussi mani-
festement si sûre d’elle-même :
—
-Madame, pour la pension…qu’est-ce que ce sera?...
Quel prix allez-vous demander?
Peut-être irritée que jelui pose la question au milieu de
l’escalier et dans son dos, peut-êtreou de toute façon portée à vou-
loir m’humilier, elle planta là mes deux valises en me disant :
—
-Commencez par porter vous-même vos propres affaires.
Quelques marches plus haut, comme c’était à mon tour d’ê-
tre essoufflée, elle daigna me|renseigner sur un ton rude :
—
-En tout cas, pensez pas, ma petite demoiselle, que je
124
—
m’en vais vous nourrir, vous loger, vous éclairer…vous…
vous…pour moins de vingt-cinq dollars par mois.
Malgré la grossièreté de l’attaque, je poussai un soupir
de soulagement. C’était la somme fixée par maman. Je pouvais l’ac-
cepter sans un mot, et Dieux sais que je n’avais pas le cœur à
marchander avec la terrible femme.
Ma chambre était petite, presque nue, mais propre. Une
nette petite cellule de prison. Ma logeuse me l’avait indiquée
d’un coup de menton, repartant sans m’avoir dit un mot. Je m’as-
sis au pied de l’étroit lit de fer recouvert d’un couvre-pied
blanc ennuyeux comme on en voyait alors dans les dortoirs de cou-
vent. Mais je n’avais d’yeux vraiment que pour la fenêtre. Elle
donnait sur un des paysages les plus morts que j’aie jamais vus
dans ma vie. Rien ne s’y agitait, rien ne bruissait, rien dene bou-
geait! Il y avait bien un peu partout des arbres, isolés ou en
minces groupes, mais tous étaient pétrifiés comme par une inex-
plicable attente. On eêt dit le vent arrêté au seuil de ce villa-
ge, n’osant franchir une mystérieuse frontière invisible. Et, à
l’intérieur, tout était comme sous le coup d’un affreux malaise.
Je descendis et, m’étant trompée de chemin, me trouvai
pour sortir, à traversé une grande cuisine claire, la pièce,
sans aucun doute, la plus accueillante de ce bizarre hôtel aux
stores, partout ailleurs, tristement abaissés, et tenu dans une
ombre épaisse. La patronne préparait le goûter des enfants –
cinq, je crois, que j’aurais, le lendemain, comme élèves sûrement.
Ils ne faisaient pourtant pas plus de cas de moi que d’une incon-
nue dont on ignorait et ignorerait toujours pourquoi elle était
ici.
125
La mère taillait d’épaisses tranches d’un beau pain blanc
qui me parut appétissant au possible. Les gens qui m’avaient amenée,
pressés
d’aller à leurs affaires et de rentrer avant la nuit, ne s’é-
taient arrêtés nulle part où nous aurions pu prendre une bouchée.
Je mourrais de faim. La mère étala sur le pain une abondante cou-
che de confitures aux fraises. L’eau m’en venait à la bouche.
Les enfants à tour de rôle reçurent leur tartine. Ils passèrent
devant moi en y mordant à pleines dents ou en se pourléchant les
babines. Enfin tous furent servis. Je levai humblement les yeux.
Je me demande si, de toute ma vie, j’eus autant envie d’une tar-
tine que d’une de celles-là, odorantes et généreuses. La mère me
regarda bien dans les yeux, : elle prit le pain, l’enveloppa dans une serviette pro-
pre pour le garder frais, le remit dans sa boite en fer-blanc
dont elle tira l’abattant avec bruit. Elle prit également le pot
de confitures, en revissa soigneusement le couvercle, le remit
dans l’armoire. Elle dit aux enfants :
—
-Faites attention de ne pas vous salir...
Puis à moi sè-
chement :
—
" Le souper est à six heures… "
Je sortis. Je pris le sentier qui conduisit à l’école,
bâtie, elle aussi, à faible distance des maisons, en plein sable.
J’y entrai. Je m’assis au pupitre placé sur une estrade précédée
de deux marches, si je me souviens bien, à moins que je ne con-
fonde avec l’école de la Petite-poule-d’Eau. Le silence autour
de moi était d’une pesanteur qui m’étreignit lourdement le cœur.
Il s’en prenait, me sembla-t-il, jusqu’à mes pensées qu’il effrayait
et empêchait de se former. Par la rangée de fenêtres sur le côté
126
sud de l’école, je voyais la troupe clairsemée des chétives épi-
nettes, les plus immobiles que l’on puisse imaginer, figées dans
leur désolante attitude. Et j’essayais de percer devant moi l’obscu-
re étendue etde l’avenir et d’entrevoir ce qu’allait être ma vie.
127IX
En septembre suivant, j’étais engagée à Cardinal, village
plus important, moins pauvre, guère plus animé pourtant, situé
tout à l’autre bout du pays. Je devais aussi m’y ennuyer terri- à l'excès
blement à l’excès, logée dans une frêle maison, à peine chauffée même quand
prit l’hiver avec ses vents qui traversaient les murs légers. Si
je n’y gelai pas ,vive, c’est que ma logeuse, prenant prit pitié de moi,et
me confectionna un volumineux édredon de plumes. Lorsque je l’é-
tendais sur moi, j’avais l’impression d’être couchée sous une
haute montagne pourtant sans poids et merveilleusement moelleuse.
Dès lors, je n’eus plus froid, du moins la nuit, même si l’eau de
ma cruche à coté de moi gelait dur.
Ce village, je pense en avoir dit assez exactement l’at-
mosphère dans le dernier chapitre de Rue Deschambault. J’y tou-
che encore quelque peu, en passant, dans le livre auquel je mets
la dernière main ces jours-ci : Ces enfants de ma vie. Mais nulle
part je ne me suis attachée à le décrire absolument ressemblant.
tel que dans la réalité. C’est une tâche dont je pense être in-
capable maintenant. Il me faut dissocier les éléments, les ras-
sembler, en écarter, ajouter, délaisser, inventer peut-être, jeu
par lequel j’arrive parfois à faire passer le ton le plus vrai,
qui n’est dans aucun détail précis ni même dans l’ensemble, mais
quelque part dans le bizarre assemblage, presque aussi insaisis-
sable lui-même que l’insaisissable essentiel auquel je donne la
chasse. Décrire fidèlement une maison telle que sous mes yeux,
ou une rue ou un petit bistrot de coin comme je l’ai fait dans
Bonheur d’occasion, à présent m’ennuierait mortellement. Je m’y
128
astreignais, alors, par souci de réalisme, il est vrai, mais aussi
pour retenir une imagination trop débordante et me contraindre à
bien examiner toutes choses pour ne pas glisser à la paresse de
décrire sans fondements sûrs.
Je ne m’attarderais donc pas à reparler de ce village où
je passai pourtant une des années les plus marquantes de ma vie,
et qui fit de l’enfant gâtée que j’avais été une jeune institu-
trice appliquée à sa tâche, peut-être même excellente, car ce dut
être un peu sur la foi du rapport de l’insecteur que j’obtins
dès l’année suivante une place à l’Académie Provencher, à deux
pas de chez nous, en sorte que maman n’aurait plus à craindre
pour moi des « trous », comme elle les appelait.
Cardinal présentait entre autres – et c’est celui qui comp-
ta le plus pour moi – l’avantage immense d’être peu éloigné de la
chère ferme de mon oncle Excide où, enfant, j’avais vécu des vacan-
ces si heureuses. J’y allai passer presque toutes les fins de se-
maine. Le samedi matin, je prenais le train, descendant quinze mi-
nutes plus tard à Somerset, la gare voisine. De là, je trouvais
des occasions pour me rendre à la fermer à quelque deux milles de
distance; ou bien je patientais, attendant mes cousins qui man-
quaient rarement de venir ce jour-là aux emplettes. Et il aurait
vraiment fallu le faire exprès pour ne pas nous retrouver à un
moment quelconque nez à nez dans la grande-rue, à la poste, au
magasin général, ou encore chez le Chinois où il y avait toujours
un de nous en train de déguster une glace. Après mon petit Cardinal
où le seul son que l’on pouvait entendre pendant des heures était
celui du vent, j’avais l’impression, en mettant le pied à Somerset,
d’être dans une sorte de métropole, et j’en étais toute surexcitée.
129
Quelquefois mon oncle passait me prendre dès le vendredi
soir, s’il avait affaire au maréchal-ferrant-garagiste de Car-
dinal qu’il préférait à tout autre. Nous partions à toute allu-
re dans la vieille Ford haute sur roues nous jetant continuelle-
ment l’un contre l’autre le long des pistes raboteuse que mon
oncle choisissait pour aller au plus vite. De plus, tout le voya-
ge se faisait dans le silence le plus total. Assez loquace à ses
heures, mon oncle, au cours de ce court trajet, ne m’adressa jamais
la parole, et j’appris à le laisser à son silence ou à sa : " jon-
glerie ",ayant vite saisi qu’il n’aimait pas en être dérangé tout
en roulant. En dépit de cette humeur de mon oncle qui, au début,
me déconcerta un peu, je voyais s’ouvrir devant moi le paradis,
autant dire. J’aurais deux jours pleins à la ferme, même peut-
être un peu plus, car il arrivait que, pour me laisser en entier
mon dimanche de bonheur, on ne me ramenât que le lundi matin très
tôt. J’étais habitée toute la semaine par le sentiment que pareil-
le récompense se mérite et je travaillais double pour en être digne ne pas la
perdre – ce que j’aurais peut-être fait de toute façon mais pas
dans le même esprit. Le temps passait donc très vite, la semaine,
à bûcher, et, la fin de semaine, à rire,
chanter et danser.
Chez mon oncle, la maison bien chauffée, je pouvais me la-
ver les cheveux, les laisse sécher en allant et venant, sans risquer
d’attraper un rhume. Ma cousine et moi reprenions pendant des heu-
res nosduospièces à quatre mains rabâchées sur le vieux piano du salon, toujours prêtes
à rire aux larmes quand éclaterait parmi les notes hautes celle
qui imitait si bien un cri de souris, depuis qu’une souris juste-
ment, ayant fait son nid dans ce coin du piano, avait rongé le
130
feutre entourantd’une
des cordes.
Le samedi soir, si nous n’allions pas, mine de rien, nous
montrer aux galants dans la rue principale, déambulant de ce côté,
revenant sur nos pas, c’était qu’il en viendrait à nous. Le céré-
monial de ces visites m’amusait beaucoup, quoique je refusaij'aie refusé tou-
jours, pour ma part, de m’y prêter. Un jeune soupirant se présen-
tait-il pour la première fois et nous plaisait-il, nous devions
le lui faire savoir, sans paroles, tout simplement en lui remet-
tant son chapeau, de man à main, à la fin de la soirée, le ges-
te signifiant qu’il était autorisé à revenir. Ne pas remettre son
chapeau, à la porte, à un jeune qui nous avait chanté sa chanson,
en nous regardant dans les yeux et qui, avant de la chanter, nous
l’avait dédiée en quelque sorte par un salut, était ni plus ni
moins qu’un manquement grave à l’hospitalité, dont je fus coupa-
ble maintes fois. Mon oncle, si sauvage à certains égards, m’en
blâma, allant jusqu’à prédire que je ne trouverais jamais à me
marier si je continuais à repousser les bonnes intentions haute-
ment manifestées. Mais je riais de tout cela. Si un jeune homme
planté devant moi, tout en me dévorant des yeux, me chantais une
de ces complaintes de l’Ouest qui me paraissaient toutes coulées
sur le même air, j’avais du mal à ne pas lui pouffer au nez. Si,
à la porte, la main tendue dans le vide il attendait son chapeau,
je me retenais encore moins bien. C’était ainsi chez mon oncle :
je redevenais rieuse, taquine, pleine de tours, aimant me moquer
des usages et sans doute me me singulariser. Je me rattrapais
sur ma semaine dans la glaciale maison de Cardinal où, y entrant
d’ailleurs le plus tard possible – car j’accomplissais mon tra-
131
vail de préparation de cours à l’école, du moins quelque peu
chauffée – je ne trouvais ni livre ni musique. La seule dis-
traction – j’en ai parlé dans Rue Deschambault – c’était, comme
dans toutes les vies où il ne se passe rien, de se tirer les
cartes, lire les tasses de thé et les lignes de la main, demandant
indéfiniment à l’inanimé des promesses d’un avenir tout plein
d’aventures et de fantaisies.
Les allées et venues entre Cardinal et la ferme durèrent
tout l’automne et, à ma grande joie, ne furent pas suspendues
l’hiver venu. Nous avions trop pris goût, mes cousins à moi et moi
à eux, pour nous passer facilement maintenant de nos soirées
ensemble. Mais l’hiver devint bientôt très dur. On me ramena,
un dimanche soir, dans la cabane close, en pleine tourmente.
Des années plus tard, je devrais me servir de ce souvenir comme
point de départ de la Tempête dans Rue Deschambault. Une autre
fois que nous revenions en berlot, le froid nous saisit si
cruellement, mon cousin et moi, assis côte à côte sur l’unique
siège, que nous nous sommes enfouis sous les peaux, les ramenant
par-dessus nos têtes, et avons laissé aux chevaux le soin de se
débrouiller seuls. J’étais un peu inquiète, malgré tout. Trouve-
raient-ils leur chemin?
C’était Cléophas qui me reconduisait ce soir-là.
—
-Bah! Fit-il, mourir gelé ou perdu – et donc finalement
gelé, qu’est-ce que ça change? Mais ne t’en fais pas. Les
pauvres bêtes t’ont ramenée tant de fois qu’elles connaissent
le chemin à ne pas s’y tromper, tu peux en être sûre. Et elles
ont tellement hâte d’être de retour dans leur étable qu’elles
132
—
vont continuer à bon trot.
Heureusement, c’était par une nuit très claire. La neige dur-
cie scintillait presque autant que l’immense champ d’étoiles
dont j’apercevais le fourmillement quand j’entrouvrais notre ten-
te de peaux pour prendre un peu d’air. La nuit me paraissait a-
lors si resplendissante, aiguisée à briller de tous ses feux, que
je ressentais comme une honte de m’en cacher ainsi. Mais le froid
me brûlait les poumons. Je rentrais précipitamment sous les four-
rures. Mon cousin, à moitié assoupi, me reprochait de laisser en-
trer du froid avec moi et me suppliait de rester tranquille à la
fin. Nous avons dû dormir une bonne partie du trajet, sous l’ef-
fet sans doute de l’engourdissement et à demi asphyxiés. Un ar-
rêt brusque nous tira de notre torpeur. Ahuris, nous nous frot-
tions les yeux. Les chevaux étaient arrêtés devant la maison
où je logeais.
Je mis pied à terre.
-Bye! dis-je à mon cousin.
-Bye! répondit-il.
Je l’entendis à peine. Déjà il avait tiré les fourrures par-
dessus sa tête. Déjà Les chevaux d’eux-mêmes avaient rebroussé che-
min et repartaient à bon train.
J’aurais dû reconnaître la misère que je donnais à mes cou-
sins qui avaient à me ramener tantôt l’un, tantôt l’autre – mais
il me semble que revenait souvent|le tour de Cléophas – et,de moi-
même, songer à espacer mes visites. Mais eux, les chers enfants, ne me re-
prochaient rien. Quant à moi, vendredi arrivé, j’étais comme pos-
sédée; j’entendais, qui m’appelaient irrésistiblement, le piano,
135
sortit précipitamment de la sombre maison. Il me cria au-dessus
du tumulte de l’eau :
-On ne passe pas. Où allez-vous comme ça!
Je lui criai ma réponse et il me cria à son tour :
-C’est pas possible. Arrêtez-vous ici pour la nuit. De-
main l’eau aura peut-être baissé.
Ni ciel ni terre n’eussent pu m’empêcher, je pense, de ten-
ter de traverser ce bras d’eau aussi fougueux fut-il. J’avançai
de quelques pas etl’eauelle fut à mes chevilles. Quelques pas encore
,
et elle était à la hauteur de mes bottes qui m’allaientnt au genou.
Je la sentais sur le point de commencer à y entrer. J’avançais
très lentement, en m’aidant pour résister au courant d’un bâton
que j’avais pris sur le bord du ruisseau gonflé. Je me sentais
malgré tout sur le point d’être emportée. Puis, tout à coup, la
force du courant diminua. J’avais dépassé le plus profond. L’eau
baissait assez vite maintenant. J’atteignis le sol ferme. De sa
galerie, l’homme rejoint par son chien, leva la main dans un ges-
te qui semblait en appeler au ciel qu’il y avait là de la magie.
A moitié debout, les pattes appuyées à la garde de la galerie,
le chien au x longs poils plein le visage, aussi médusé que son
maître, en avait perdu la voix. A peine deux heures plus tôt, me
fut-il raconté par la suite, ces deux-là, de cette même galerie,
avaient assisté au recul d’un passant, un homme assez grand pour-
tant, qui avait eu de l’Eau presque à la tailler à l’endroit que
je venais de traverser triomphalement. Je me tournai à demi, adres-
sai un petit signe de la main aux deux spectateurs muets, et con-
tinuai sur une route absolument déserte alors que le jour était
136
sur le point de s’éteindre. Il n’y aurait pas d’autre maison
sur mon chemin avant d’arriver chez mon oncle.
Tout d’abord, en me tenant sur le côté du chemin, j’en-
fonçai à peine. Sous un reste de neige, mon pied trouvait leun sol
tourbeux, assez ferme, et j’y avançais d’un pas passablement ré-
gulier. Ce qui restait de vague lumière dans le ciel me soute-
nait aussi.
En effet, malgré la tristesse des champs partiellement
mis à nu, ailleurs couverts d’une neige souillée, des bois lugu-
bres au fond du paysage et de cette teinte terreuse de tout sauf
d’un petit pan de ciel encore éclairé, la magie de cette heure
étrange agissait sur moi comme en tant d’autres occasions, où el-
le m’avait soulevée sans raison que je puisse comprendre, dans
un élan d'irrésistible de confiance. J’allais donc sur cette route
déserte sans plus de crainte que si le secours partout autour eût
été à portée de main.partout autour de moi
Bientôt, je reconnus que ces bois d’aspect tragique, aux
noirs troncs mouillés, que j’avais sous les yeux, je distinguais depuis assez
longtemps déjà, au fond des champs encore enneigés, ne pouvaient
être que les bois qui délimitaient, au bord d’un ancien lac déssé-
ché, la ferme de mon oncle. Même l’été, nous n’allions pas souvent
par là, je ne savais d’ailleurs pourquoi, et c’est ainsi que j’a-
vais mis du temps à les situer. Si je coupais par là, ai-je alors
pensésottement,
j’arriverais beaucoup plus vite à la maison, m’é-
pargnant presque deux milles de route. Mes bottes commençaient à
peser lourd, car j’étais maintenant en terrain gumbo, et à chaque
pas j’en soulevais d’énormes galettes que j’avais toutes les pei-
137
nes du monde à secouer de mes pieds. La fatigue me gagnait. L’heu-
re d’enchantement avait cédé à une uniforme teinte gris cendré
qui d’instant en instant s’assombrissait. Le raccourci me tentait
de plus en plus. Tout à coup, sans penser plus loin, j’avais quit-
té la route pour m’engager à travers champ vers les bois sombres.
La neige tout d’abord me porte assez bien. Ce n’est que
lorsque j’eus atteint la moitié peut-être du champ que brusquement
elle céda sous moi comme pour m’engloutir. J’étais enfoncée
jusqu’aux hanches dans une sorte de faille dont il fut bien dif-
ficile de me sortir, les bords étant aussi mous que le fond. J’y
parvins en rampant, mais, quelque pieds plus loin, ayant réussi
à me mettre debout, j’enfonçai tout aussitôt de nouveau, cette
fois jusqu'à la taille. Puis mes pieds ne touchèrent plus le fond.
De l’eau glacée commençait à emplir mes bottes. Je me rappelai
alors avoir un jour entendue mon oncle gronder contre un endroit
de sa terre resté impropre à la culture, une sorte de marécage
pourri qu’il n’était jamais parvenu à assécher. C’était là que
je devais m’être aventurée. Entendue à plat sur cette neige mince
couvrant à peine sans doute un lac peut-être profond, je regardai
la ligne des arbres non loin, pensant que là seul était mon salut.
Je m’y dirigeai dans une sorte de brasse, à plat ventre, me pro-
pulsant tantôt des bras, tantôt des jambes. Derrière moi, je
laissais de larges traces toutes pareilles à des fosses identiques
creusées en série comme en un bizarre cimetière apprêté pour un
ensevelissement collectif. Dans l’une d’elles j’avais perdu ma
lampe de poche. J’atteignis enfin la ligne d’arbres, mais n’y
trouvai pas une neige plus solide. Seulement une sorte d’abri
contre le grand ciel de plomb déployé sur al terre à présent sans
138
couleur. Non contre la pluie, toutefois. Elle se mit à tomber,
sans vent, sans grondement de tonnerre, mais forte et soutenue
comme si elle devait durer toujours. Mes vêtements appesantis
m’entraînaient plus profondément encore vers l’eau souterraine
dont une couche de neige de plus en plus mince, toute diluée déjà
pluie déjà, me séparait à peine. Des coyotes non loin lancèrent
dans la nuit leur appel si propre à glacer l’âme. Il ne m’affec-
ta pourtant pas comme d’habitude. En un sens je pense que j’é-
tais déjà au-delà de la peur. Ce que j’éprouvais plutôt, il me
semble, c’était comme une attente ou, davantage peut-être, une
sorte de curiosité avide, tourmentée, infinie. Ainsi j’étais
mortelle! Et non seulement mortelle, mais encore je pourrais
mourir bêtement, à deux pas de la maison tant aimée, si proche
de l’amour que l’on avait pour moi. Que l’amour ne protégeât
pas mieux était ce qui me chavira le plus, je crois, Car, en
ce moment, j’aurais crié bien en vain. Qui donc, à travers le
bruit de la pluie, de la maison bien close eût seulement pu
entendre ma voix appelant au secours? A l’instant, ils en
étaient peut-être d’ailleurs à deviser joyeusement dans la grande
cuisine aimable, et, de tout ce qui m’arriva cette nuit-là,
c’est peut-être ce sentiment qui me laissa le plus d’angoisse,
qu’ils fussent heureux au moment où je me débattais contre la
mort, leur grande affection pour moi ne les en ayant même pas
avertis.
138A
Je restai étendue de tout mon long, maintenant sur le dos,
dans la neige mollissante qui me supportait encore à peu près
à la condition de ne Presque pas bouger. Ainsi je repris des
forces, et, au bout de quelques temps, un peu de bon sens me
revint. Si jamais je devais me sortir d’ici, je le comprenais
enfin, ce ne serait pas en allant de l’avant, si proche que je
fusse du but, mais en retournant par où j’étais passée.
L’horrible trajet! Je le fais encore quelquefois, la
nuit, sans mes rêves. De fosse en fosse je repassai, les creu-
sant davantage. Je laissai bien cinquante fois sans doute, à
travers ce champ pourtant pas si grand, l’empreinte presque en
entier de mon
139
corps allongé. J’atteignis la route. Et c’est peut-être là que
j’eus le plus de peine à me commander d’avancer toujours, car un
irrésistible désir me tenait de rester couchée sur la terre gla-
cée pour y dormir au moins un moment. Je parvins à me mettre de-
bout. Je partis en chancelant. Mes vêtements commençaient à se
raidir sur moi. L’eau, dans mes bottes, était gelée solide se formait en glaçons. Il
pleuvait toujours. Parfois je me mettais à grelotter. Ensuite,
j’avais si chaud que je pensais à me défaire de mon manteau. Mes
cheveux ruisselants étaient plaqués à mon visage. Le dernier bout demil-
le,chemin je ne sais comment je l’ai franchi. Il me semble que je m’as-
soupissais par moments. Je ne suis pas sûre de n’avoir pas dormi
un peu, quelques secondes à la fois, tout en continuant à marcher.
Enfin, m’apparut la maison tout éclairée et comme joyeuse au mi-
lieu de ce même bois qui, à l’arrière, m’avait été si funeste.
Ah, que la vie me sembla bonne et légère à cet instant! Ma der-
nière pensée vraiment lucide fut pourtant
qu’il ne me faudrait
rien dire de mon équipée aux gens de la maison pour ne pas les
plonger dans l’anxiété de ce qui aurait pu arriver.
J’atteignis la porte. Il devait être au moins dix heures.
Jamais je n’étais arrivée de moi-même si tard à la ferme. Je me
crus tenue de frapper à la porte.
Il se fit dans la grande cuisine un silence profond. Puis
la porte s’ouvrit. Moi, je les vis tous
tels qu'ils étaient, aimable et bons, un mo-
ment encore, dans le carré de lumière, mais eux,
, tout d’abord ne
me reconnurent pas. Ils pensèrent vraiment avoir affaire à quel-
que malheureuse chassée ou perdue et que le plus grand hasard
avait menée à chercher asile ici au milieu du mauvais temps.
140
Je saisis quelques mots comme de très loin, et je tombai
dans leurs bras.
Ils me soignèrent, m’entourèrent de prévenances, me rame-
nèrent à la santé. Entre nous, curieusement, lorsque je fus mala-
de entre leurs mains, ou après, jamais il ne fut question de mon
équipée. Pas la moindre allusion – sinon des années plus tard.
Pour ma part, je ne vais plus revenir à la ferme sans y
être invité ou amenée. Eux, par ailleurs, ne me firent guère
languir je dois le dire. Presque chaque semaine, l’un ou l’autre
survenait, souvent juste comme je terminais ma classe, me donnant
à peine le temps d’aller prendre quelques effets. Ils avaient
compris. Là où nous avons été heureux, nous ferions tout pour
y retourner, serait-ce au prix des derniers battements de notre
cœur.
140AX
Je n’eus pas un long apprentissage à faire à la campagne,
et, en un sens, je le regrette, car c’est là que la vie m’en ap-
prit le plus vite, parfois sans ménagements, même durement, mais
en des leçons qui se gravèrent en moi durablement. Tout de suite
donc après mon année à Cardinal, je fus nommée à l’Académie Pro-
vencher. Un nom peut-être un peu fantaisiste pour désigner ce
qui était au fond une grande école publique – élémentaire et se-
condaire réuinis – relevant du ministère de l’éducation du Mani-
toba, mais située chez nous, en plein territoire de langues fran-
çaise, dans le vieux Saint-Boniface. En obtenant ce poste, je
me trouvai peut-être à passer avant les institutrices plus expéri-
141
mentées que moi, ayant présenté depuis plus longtemps leur candi-
dature, mais, s’il y eut faveur, je le dois sans doute au Frère
Joseph Hinks, directeur, ou Principal de l’école, comme nous ai-
mions dire. De la maison des Frères, rue de la Cathédrale, vis-
à-vis l’école des filles, tout juste de l’autre côté de la rue,
il était bien placé, surtout lorsqu’il travaillait dans son jar-
din, pour nous voir passer en rangs à la promenade, ou arrivant
à l’école une à une, ou nous faisant même parfois l’une à l’au-
tre des confidences sans faire attention au frère jardinier qui
semblait ne s’occuper que de ses roses. Or, paraît-il, naturelle-
ment très observateur, bon juge des caractères, à de petits dé-
tails, il nous jaugeait et bien et décidait longtemps d’avance
laquelle d’entre nous il favoriserait, si jamais elle sollicitait
un poste à son école. Sa préférence comptait pour beaucoup dans
le choix du personnel. On disait même que personne n’en faisait
partie contre son gré. C’était une Alsacien de naissance, plutôt
petit de taille, qui en imposait pourtant beaucoup par sa tenue
d’une grande élégance, redingote noire et plastron, mais peut-
être encore plus par sa distinction naturelle alliée à son huma-
nité profonde. En fait, je n’ai jamais vu chez le même homme à
la fois, tant de bonté, cœur et tant d’autorité;
qu’il n’avait
qu’à paraître, calme, les mains au dos, un fin sourire sur le
visage, pour que s’apaisât aussitôt une salle pleine d’élèves
turbulents. On en vint vite, au Manitoba, à le considérer comme
un des plus remarquables pédagogues de son temps – je vois au-
jourd’hui des écoles adopter des méthodes que lui,
déjà il y a près de cinquan-
te ans, avait mises à l’essai et parfois viterejetés
comme dommageable
142
Les bonnes notes que m’avait décernées l’inspecteur et la
recommandation du directeur suffirent donc : à vingt et un ans
j’étais du personnel enseignant de la grande école de garçons de
notre ville, qui devait bien alors compter près de mille élèves.
Le Frère Joseph, qui décidait tout de lui-même, n’en avait
pas moins une habile manière de nous consulter qui pouvait nous
laisser l’impression d’avoir nous-mêmes chois notre lot. Ainsi
il me demanda si je ne pensais pas que je serais heureuse et tout
à mon avantage dans la classe des tout-petits, ayant déjà lui-même résolu
que c’est là que je donnerais ma mesure, et il ne se trompa pas,
mais comment, ne m’ayant vue que trois ou quatre fois
en tout ,
pouvait-il le savoir.
A Provencher, nous avions deux classes de commençants.
L’une était destinée aux enfants de langue française à qui on en-
seignait d’abord les rudiments de leur langue, s’accordant pas
mal de liberté avec la loi scolaire, avant de leur apprendre tout
de même un soupçon d’anglais. Au moins quelques comptines dans le
genre ... Humpty Dumpty sat on the wall ...qu’ils récitaient de-
vant l’inspecteur avec un si bel entrain que le tour était joué.
C’était un vieux truc pratiqué durant mes premières classesà moi et
qui apparemment faisait encore de l’effet.
L’autre classe des petits était ouverte à tout ce qui n’é-
tait pas de langue française, entrant ainsi comprisdans la catégorie an-
glaise, encore qu’elle ne comptât à peineguèred’enfants d’origine anglai-
se, mais plutôt russe, polonaise, italienne espagnole, irlandaise,
tchèque, flamande, enfin presque tout ce que l’on veut et qui s’al-
143
liait alors en grande partie au côté anglais, sauf quelques fa-
milles italiennes et wallonnes. C’est cette classe bigarrée que
l’on m’attribua. Et me voilà, jeune institutrice de langue fran-
çaise, préparée en vue de la servir aule mieux possible, à la tête
d’une classe représentant presque toutes les nations de la terre
et dont la majorité des enfants ne connaissait d’ailleurs pas
plus l’anglais que le français. (Le premiers jours, nous nous
comprenions par signes et à force de sourires.) La situation ne
me paraissait pourtant pas cocasse. Elle me paraissait simple-
ment à l’image de notre pays qui est un des pays les plus riches-
ment pourvus au point deen vue
variété ethnique. Au bout de quelques années,
je m’étais tellement attachée à ma classe qui m’m'en apprenait sur le
folklore, les chants, les danses des peuples, et quelque chose
encore en eux de plus profond, à la fois souffrant et débordant,
j’était si près de ces enfants que, le Frère JJoseph m’ayant tout
de même proposé la troisième ou quatrième année, je le suppliai
de me laisser avec mes petits immigrants. Avait-il deviné que
j’étais née en quelque sorte pour servir la société des Nations?
Ou est-ce mes petits enfants de tous les coins du monde qui m’ame-
nèrent au rêve de la grande entente qui n’a cessé depuis de me
poursuivre?
Donc, au début de la jeunesse, j’étais déjà casée et, à ce
qu’il semblait, pour la vie, dans des conditions qui, après nos
années de misère, paraissaient à maman, presque incroyablement bon-
nes. En fait, mon salaire, de débutante,
à Cardinal : cent dix dol-
lars par mois, fut, à Saint-boniface, ramené à quatre-vingt-dix
seulement. En raison de l’approche de la Crise économique,
je sup-
144
pose. Mais qun
’importe, maman trouvait notre vie si douce, si fa-
cile , auprès de ce qu’elle avait été, qu’elle me demandait par-
fois :
—
-Crois-tu au moins que cela va durer? C’est presque
trop beau.
Dans sa confiance que les choses s’étaient enfin mises à
bien tourner pour nous, elle alla jusqu’à envisager l’idée que
nous parviendrons peut-être après tout à "sauver" la maison,
comme elle disait. Nous avions pourtant toujours su qu’un jour
ou l’autre il nous faudrait nous résoudre à nous en défaire. Rien
que le compte de taxes et la facture du chauffage auraient mangé
presque toutplus de la moitié de mon salaire de l'année. Maman devait continuer à
louer des chambres et à tirer
toujours des plans pour subvenir
à une bonne part des dépenses courantes. Elle n’y arriverait pas. Elle
accumulait des petites dettes à mon insu comme elle l’avait fait
dans le dos de mon père.
Dans nos moments lucides, nous étions presque d’accord,
pendant quelques heures, pour mettre notre maison en vent. Il
n’y avait plus que nous trois à y vivre ensemble à l’année : ma-
man, Clémence et moi. Ne serions-nous pas tout aussi bien dans
un petit appartement loué qui nous coûterait certes moins cher
et n’obligerait pas ma mère à travailler autant?
—
-Oui, disait maman, faisant semblant d’être acquise à
l’idée, je vais me mettre sur le chemin aujourd’hui, aller son-
der un tel ou un tel qui pourrait avoir en tête d’acheter…
Sait-on jamais!
Une heure ou deux plus tard, je la découvrais juchée sur
145
une table, qui lavait un plafond « fumé », à ce qu’elle disait.
Ou bien dehors, à diriger un voisin venu labourer notre jardin
potager agrandi comme de fait cette année justement.
Il est vrai qu’aussitôt après avoir parlé de la ventevendre, no-
tre maison avait une manière de nous paraître plus avenante que
jamais, avec sa rangée de blanches colonnes, ses pommetiers en
fleurs, les ormes plantés par mon père, qui atteignaient mainte-
nant ma petite fenêtre du grenier où, enfant, j’avais tant rêvé
des magnifiques choses à accomplir en cette vie. - et quelles
étaient-elles donc? Elle était liée à nous comme seule peut