La Détresse et l'Enchantement - Un oiseau tombé sur le seuil
Un oiseau tombe sur le seuil - Etat 3
sur le seuil
par
Gabrielle Roy cahier I Image 1
Parmi les flots de dépaysés que Paris reçoit tous les
jours
,
en vit-il jamais arriver de plus égaré que moi, à l'au-
tomne de 1937 ? Je n'y connaissais personne. De mon lointain
Manitoba, une lettre était pourtant partie me préparer la voie.
Meredith Jones, professeur de français à l'Université du Manito-
ba, y demandait à une de ses élèves, vivant au pair à Paris,
de s'occuper un peu de moi, de me trouver une pension, de venir
m'accueillir à la gare. Nous devions nous reconnaître à un
livre qu'elle aurait à la main et à une revue canadienne que je
porterais sous le bras, mais je l'avais égarée en chemin. Le
plus étrange est que je n'arrive pas aujourd'hui à
trouver
me rappeler
e rappeler
le
nom
de cette personne au livre que j'ai tant cherchée et qui
me fut d'un si grand secours
lorsque enfin
quand
je l'eus
enfin
fin
trouvée
ée
.
repérée.
.
Je mis pied dans la terrifiante cohue de l'arrivée
d'un train maritime en gare Saint-Lazare. Dans une mer chan-
geante de visages, je me pris à essayer d'en reconnaître un que
?
je ne connaissais pas. Happé/
e
e
tout innocente par les cris,
la hâte, de puissants remous,
je
n
m
'en allais
pas moins
par moments
, je ne
sais comment,
presque toujours
à contre-courant
d[illis.]
du flot humain,
et me le fit reprocher: " Dis donc, toi, t'es pas capable de
regarder où tu vas ! " Je crois me rappeler que c'est
la
une des
pre-
mière
s
phrase
s
que je m'entendis adressée
r
à Paris. Je commis
aussi la bêtise de tâcher de retenir parmi ces gens quelqu'un
Image 2
de pressé pour en obtenir un renseignement, et me fit remettre
à ma place. " Pour les renseignements, il y a les Renseignements ! "
L'homme, en s'en allant, peut-être pris de remords, m'indiqua
une direction d'un coup de menton. J'avisai ensuite une sorte
d'uniforme de qui j'espérai l'espace d'une seconde un peu de
secours, mais à peine avais-je entamé mon récit qu'il m'envoya
promener. " Hé quoi ! Je cherchais quelqu'un. Eh bien ! la
gare était pleine de gens qui se cherchaient." Puis il lança
à voix haute par-dessus ma tête, chassant manifestement plus
payant que moi : " Porteur ! Porteur ! Porteur !...
»
c
c
c
ependant
que de partout on lui criait justement aussi: " Porteur ! Porteur !
Porteur !...
»
J'avais fini par aller dans le sens de la foule, et
elle m'entraîna, sans que j'y prisse grade, passé les barrières,
dans la salle d'attente noire de monde. Alors
je désespérai
de
trouver
jamais ma payse. J'allai à un guichet qui me renvoya
à un autre qui, lui, me fit honte de ne pas savoir lire les
panneaux où tout, me fut-il dit, était inscrit.
Et ce devait
être
[le cas]
ainsi
, car je me trouvai devant une masse de signes, mots et
abréviations à me faire tourner la tête.
A la longue, je retrouvai quelque bon sens et me dis
que si ma payse m'attendait encore, ce n'était sûrement pas
dans cette trop vaste salle, mais vraisemblablement sur les quais.
Je retournai de ce côté. Au tourniquet, le contrôleur m'arrêta
d'un sec:
— Eh
t
où pensez-vous allez
r
comme ça, la petite dame ?
— De l'autre bord.
— Quel bord ? Le bord de mer !
-
Je fis un geste.
— En ce cas, ma petite dame, votre ticket !
— Mon ticket ! m'écriai-je d'épuisement. Mais je l'ai
donné au contrôleur du train. Je suis arrivée par ce train.
— Et vous voulez déjà y retourner !
Avec le temps, je devais me faire à ces passe
s
d'armes
auxquelles tant de Parisiens semblent prendre plaisir, en trouver
moi-même quand j'aurais le tour, mais pour l'instant je n'étais
que désespoir. Il me paraissait aussi impossible de me faire
entendre à Paris que si j'avais été transportée au coeur de la
Chine. Je tâchai de faire fléchir
,
l'homme
,
au tourniquet
,
en
lui racontant comment j'avais perdu en route la revue qui aurait
permis à ma copine de m'identifier, et je le suppliai, pour
finir, de me laisser au moins aller voir si elle n'était pas
encore sur les quais.
Parce qu'il estimait peut-être que je lui avais pris
trop de temps avec mon récit embrouillé,
alors
cependant
qu'il
n'avait rien fait
pendant que je lui parlais
,
que de s'examiner
les ongles, le contrôleur ne me parla plus qu'en moitié
s
de
phrases.
— Ticket de quai...
— Où ?
Il indiqua une direction.
— Machine...
Je la repérai. Et, tout d'abord, tant elle me parut
,
à
l'encontre des êtres énervés que j'avais croisés, de bonne
composition, elle m'inspira confidance. Au-dessus d'une fente,
elle annonçait qu'elle était distributrice de tickets de quai.
Je poussai le levier.
Rien.
Un
M
m
onsieur élégant, l'air fort pressé, s'était pour-
tant arrêté pour me regarder faire.
—
-
Ç
a irait mieux, me conseilla-t-il, si vous mettiez un
franc.
Je rougis jusqu'aux yeux. J'ouvris mon sac. Hélas.
!
,
j'étais encore sans monnaie française.
L'homme élégant mit la main dans sa poche. Il en tira
un franc qu'il déposa dans ma paume, et déjà il s'en allait, la
physionomie comme refermée. Je m'élançai à sa suite en criant :
" Monsieur ! Monsieur ! De grâce, votre nom, votre adresse,
afin que je puisse vous rembourser ! "
Sans tout à fait ralentir, il se tourna à demi vers
moi, et
,
j'eus droit à mon premier sourire à Paris, quoique
déjà plutôt du genre ironique.
— Voyons mademoiselle, que d'histoire
s
pour l'amour d'un
franc !
et il se hâta de me semer, par impatience ou pour m'é-
viter de l'embarras.
J'ai donc encore un peu sur le coeur cette première
aumône de ma vie que je reçus peut-être d'un Rostchild, car
parfois je crois me souvenir d'une paire de gants, d'un foulard
comme j'en ai rarement vu depuis.
Je me représentai à la barrière, munie de mon ticket
de quai. Sans m'en apercevoir je me trouvai à affronter un
nouveau contrôleur qui venait peut-être tout juste de relayer le
précédent.
— Où allez-vous comme ça, ma petite dame.
?
m'entendis-je
encore une fois demander.
De stupéfaction, je levai les yeux pour lui faire repro-
che de ne plus déjà me reconnaître, alors que j'étais devenue
moi-même incapable de distinguer les visages.
— Je vous l'ai dit pourtant. Je cherche ma compatriote
qui devait venir à ma rencontre, et vous m'avez envoyée chercher
un ticket de quai.
— Mais il n'y a plus personne sur le quai, me fit remar-
quer ce contrôleur-là, plus obligeant que le premier, et c'est
ainsi qu'à la fin je sus avoir affaire à un autre. Voyez
-
vous-
même !
C'était bien vrai. A perte de vue, sur le quai, pas
une âme ! Je revins au milieu du hall bourdonnant. Je n'osais
m'approcher du guichet d'où l'on m'avait envoyée aux panneaux.
J'errai un moment, sans but parmi la foule, cherchant seulement,
je ne sais pas pourquoi, à attraper au moins un regard, mais aucun
ne s'arrêtait sur moi, et,dans ma sensibilité exaspérée, j'y
crus voir la preuve d'une défaveur générale à mon égard. Je
me voyais sans monnaie du pays, sans même connaître l'adresse
où une chambre m'était retenue, condamnée
e
à tourner indéfiniment
au sein de la plus cruelle indifférence. Mon esprit inclinait
tellement au noir que, dans ce vaste hall de Saint-Lazare, je
finis par reconnaître une image de ce qu'allait être ma vie
échouée à Paris.
Soudain, pourtant, la foule avait commencé
e
à s'amincir,
et, bientôt, si rapidement que j'en fus surprise et encore plus
effarée, nous n'étions plus qu'une douzaine peut-être,
à
l'
allure
d'épaves
, qui tournions encore dans l'immense hall devenu tout à
coup comme dix fois plus grand. Et puis, nous ne fûmes plus que
deux petites silhouettes chacune à une extrémité de ce désert, qui
amorcèrent ensemble une timide approche l'une vers l'autre. Je
n'avais pas ma revue, elle n'avait pas son livre dont elle de-
vait m'apprendre qu'elle l'avait oublié dans le métro. Un regard
suppliant passa entre nous. Elle éleva la voix la première:
— Etes-vous Gabrielle ?
Je lui sautai au cou comme si elle m'était devenue
l'être le plus cher au monde. Pourtant je cherche toujours son
nom. Je l'ai constamment au bord des lèvres depuis des années,
il me semble. Ne me sera-t-il donc jamais rendu par ma traître
mémoire, ce nom si cher ?
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Déjà, en route pour réclamer mes bagages à la consigne,
elle s'évertuait à m'encourager.
— Ne t'en fais pas au sujet de l'accueil à Paris. C'est
toujours comme ça. On a l'impression de descendre chez un peuple
en permanent état de guerre interne. Tout y est sujet de dispute
et d'argument. Mais au fond c'est une guerre amicale, et presque
toujours, tu verras, au profit de la justice et de la logique, une
passion, la logique, qu'ils ont dans le sang comme un virus. On
s'y habitue, tu verras. Même on y prend goût et, le croiras-tu,
quand on en arrive à battre les Parisiens sur leur propre terrain,
ils rendent les armes que c'en est déconcertant. En tout cas, ce
qu'il faut à tout prix ne jamais leur montrer, c'est qu'on a peur
d'eux. T'as compris ?
J'entendais par bribes l'étonnant discours, ma compagne
ayant pris les devants, moi la suivant comme je pouvais, et souvent
séparée d'elle par un pilier ou, parfois, une grande zone déserte.
A la consigne, je récupérai mes deux lourdes valises et
ma malle garde-robe qui devait bien peser deux cents livres. Ce-
pendant, de
s
porteurs qui, un instant plus tôt, emplissaient l'air
de leurs offres de service criés à tous les coins de la gare, plus
aucun signe. Quand nous avons à notre tour lancé le mot en appel
au secours, il résonna, tout piteux, dans un silence sans fond.
Alors ma payse et moi avons entrepris de trimballer mes
deux valises à une assez bonne distance, mais pas assez pour les
perdre de vue, puis nous nous sommes attaquées à la malle, la
faisant pivoter sur elle-même, sous les yeux au reste appréciatifs
d'une bonne demi-douzaine de balayeurs, pour l'instant tous appuyés
sur leur balai. Ils nous auraient bien aidées, dirent-ils, mais
ce n'était pas leur boulot. Mes bagages réunis, nous nous sommes
assises un moment sur les valises pour reprendre souffle. Fina-
lement nous avons atteint le trottoir d'où nous avons hissé le
bagage dans un haut taxi dont le chauffeur tout ce temps continua
à lire tranquillement son
Paris-Soir
, l'une de nous, grimpée à
côté de lui
,
tirant et l'autre, d'en bas, poussant de toutes ses
forces. A la dernière minute, il daigna se soulever un peu le
derrière et nous donner un coup de main pour la malle garde-robe
qui entrait tout juste dans la cabine.
Et
,
enfin, en route vers la ville-lumière ! Rue après
rue, je ne voyais pourtant que de hautes façades plongées dans une
obscurité sévère. Même les réverbères ne dispensaient qu'une
chiche électricité.
— Je t'ai trouvé une pension tout ce qu'il y a de bien,
comme ils disent ici, m'expliquait ma payse. Chez madame Jouve.
Mais il est certain que ce soir elle va déjà te tomber dessus
pour arriver si tard. Passé minuit, c'est barricadé chez elle
comme dans leurs châteaux forts du Moyen-Age. As-tu déjà vu
Carcassonne ? demanda-t-elle,
et
elle
revint à madame Jouve
. Si elle
attaque, contre-
-
attaque. Si elle grogne, grogne plus fort. C'est
comme ça qu'on s'en tire à Paris.
— C'est affreux !
— Non, parce que ensuite vient l'estime.
Autre oubli singulier, et peut-être révélateur
,
de ma
part ! je ne me souviens pas non plus de ma première adresse à
Paris, encore que je pourrais sans doute m'y rendre
,
les yeux fer-
més. C'était -
—
à l'époque -
—
un immeuble imposant, de six étages,
bâti en fer à cheval, dont la grille, à côté de la guérite du
gardien, -
—
et sur ce point au moins ma mémoire ne me fait pas
défaut-
—
donnait sur la rue de la Santé.
Evidemment, à cette heure tardive, nous avons trouvé la
haute grille fermée et la loge du gardien tout aussi noire qu'une
hutte en forêt. Ma payse le réveilla d'une sonnerie dont elle
avait eu à chercher à tâtons le bouton près de la grille. Je
n'avais encore jamais eu dans toute ma vie à déranger tant de
monde simplement pour entrer me coucher un peu passé minuit. Je
n'en revenais pas de ce que la ville qu'on disait vouée aux plai-
sirs nocturnes, avec ses mille spectacles, ses mille cabarets,
pût être également si couche-tôt. En route, je n'avais vu d'elle
que d'immenses pans endormis,
des blocs
solide
s
d'ombre
sous
sans
une
seule fenêtre éclairée
.
Le gardien survint en achevant de s'habiller, sans trop
bougonner tout de même.
Il nous ouvrit la grille. Et nous voilà à l'intérieur
d'une enceinte ténébreuse avec son fond de six étages plongés
presque entièrement, de haut en bas, dans la nuit noire. A peine
si une veilleuse émettait ç
à
et là un pauvre clignement. Alors
je vis monter au-dessus du bâtiment obscur un jeune croissant
de lune dont la corne d'or brilla aussi purement ici que dans
les profonds espaces déserts du pays canadien.
L'absence de témoins rendit peut-être notre chauffeur
un peu compatissant. Il se hissa hors de son siège et descendit
mon bagage sur le trottoir et, un bon mouvement en entraînant un
autre, finit par nous aider à tout mettre dans l'entrée de l'im-
meuble, après avoir obtenu qu'elle s'ouvrît, je ne me rappelle
plus si c'est en poussant un bouton ou en criant: Porte ! Porte !...
Cela fait, il décampa en vitesse, tout en nous souhaitant: " Soir...
sieu-dame !... " Et aussitôt l'électricité nous manqua. Butant
de tous côtés sur mes effets éparpillés, ma payse se mit à chercher
la minuterie. Elle n'annonça l'avoir trouvée, et sur le coup la
lumière nous fut rendue. " C'est à la minute,
»
»
m'expliqua-t-elle
,
en me montrant à la course comment faire, pour le cas où je serais
surprise toute seule dans une entrée obscure. J'avais à peine
saisi la leçon qu'elle me pressa : " Allons, prépare-toi à faire
vite... " L'ascenseur, appelé, descendait vers nous en g
e
ig
ig
nant
et en se balançant comme les nacelles des premiers essais aéro-
nautiques. Il s'ouvrit, révélant un intérieur si exigu que je
n'en pouvais croire mes yeux et demeurai frappée de surprise,
à perdre un temps précieux.
Mais ma payse en avait bloqué la porte d'une valise
placée en travers
,
et s'esquintait à faire entrer la malle dans
la cage, car, me disait-elle
,
à bout de souffle, si elle n'y
entre pas la première, elle n'y entrera jamais. Enfin, elle y
fut
mais
prenant
prit
presque toute la place.
— On va revenir pour le reste du bagage ? demandai-je.
— Et laisser des effets en bas ! au risque de se faire
voler ! Jamais de la vie. On embarque tout.
— Mais il n'y a personne.
—
C'est
ça
ce
que tu crois!
Monte sur la malle, et je vais
te passer une des valises.
Debout ma malle était déjà haute. Juchée dessus, je
touchais le plafond. Je réussis à arrimer une valise à côté
de moi.
Sur ce, l'électricité nous manqua. Ma payse courut
la rechercher. Nous sommes alors parvenu
s
es
à mettre les deux va-
lises debout, côte à côte, en précaire équilibre sur la malle.
Amincies nous-mêmes à l'extrême entre la porte fermée et la mon-
tagne de bagages que nous maintenions en place de nos bras étendus,
nous avons commencé à nous élever doucement vers le sixième...
lorsque l'électricité nous manqua encore une fois.
Alors me gagna un fou rire, certes l'un des moins gais
à me posséder jamais. Il n'en résonnait pas moins avec une rare
insolence dans ce boyau où nous étions engagé
e
s et qui le condui-
sait
,
amplifié, en haut et en bas. Ma payse me suppliait: " Not
so loud!... Not so loud!..." Car cette payse était de langue
anglaise
,
et
,
quoiqu'elle eût fait
,
en un an à Paris
,
d'énormes
progrès en français, il lui arrivait, sous l'effet de la surexci-
tation, de retomber dans sa langue maternelle. Mais elle avait
beau me mettre en garde : " You'll wake everybody..." la peur
que j'en avais était justement ce qui redoublait mes tortur
a
nts
accès de rire. Ils cessèrent pourtant aussi brusquement qu'ils
m'étaient venus. Nous étions toujours dans le noir. L'ascenseur
stoppa
.
" Hold the lift..." me chuchota ma payse en vitesse,
et elle tâtonnait dans le corridor à la recherche de la minute-
rie. La lumière, quoique bien faible, m'aveugla,
habituée que
je
l
j
'étais déjà à me mouvoir dans l'obscurité.
" No noise... " m'avertit ma payse, et nous nous
sommes attaquées à sortir mon bagage, l'avons traîné puis empilé
à la porte de l'appartement de madame Jouve, sans faire plus de
bruit que des voleurs. Et, à propos de
s
voleurs, j'aurai bientôt
à en parler, mais attendons que vienne leur tour.
!
..
.
Quand mon
bagage fut rangé à notre goût, sans trop bloquer le passage,
j'appuyai le doigt sur la sonnette au-dessus d'une carte dont la
distinction me glaça: Madame Pierre-Jean Jouve.
Elle-même presque aussitôt
,
ouvrit,
en robe de chambre,
les yeux lourds de sommeil et le reproche déjà à la bouche, quoique
poli.
— En voilà une heure pour arriver! Vous auriez au moins
pu m'avertir que vous seriez en retard, m'envoyer un câble...télé-
phoner...
Les yeux soudain mieux ouverts, ce qu'elle vit alors
en tout premier lieu, ce ne fut pas
mon
fourre
pauvre
visage
en si grande
quête de sympathie ni
la bonne
petite
face ronde
de ma payse
toute rouge encore du combat livré, rien en somme de ces deux
petites bonnes femmes et de leur héro
ï
que effort pour arriver
chez elle, mais la montagne de bagage entassée à la porte. Elle
en poussa un cri:
— Ce n'est pas rien qu'à vous... tout... tout... tout...
— Je viens pour un an, madame, osai-je lui répondre.
— Et vous pensez avoir besoin de tout... tout... cela...
pour une pauvre petite année !
J'eus envie de rétorquer qu'une année à Paris ne pouvait
pas être une " pauvre petite année..." mais je n'en eus pas le
temps.
— Toutes les mêmes, les Américaines avec vos tonnes de
bagages!
— Je suis Canadienne.
— - Toutes pareilles, continua-t-elle, avec vos énormes
malles garde-robe. Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un
appartement parisien. Nous ne sommes pas au large ici comme dans
votre Canada.
Ma malle était pourtant du modèle le plus compact que
j'avais pu trouver chez Eaton à Winnipeg, et d'ailleurs expressé-
ment conçu
[illis.]
e
, selon la réclame, pour aller à Paris, puisqu'elle
demandait: "
Are you going abroad
? ..." et répondait: "
Take
me with you
..." promettant de se faire petite, rangée à plat
sous le lit, ou debout dans un coin de la chambre à y faire
office de garde-robe la moins encombrante possible avec son com-
partiment à cintres pour les costumes et ses tiroirs à souliers
et à linge de dessous.
Mes amies
les plus chères
s'étaient
mises
avec moi pour en défrayer l'achat. J'y avais rangé
mes
effets
les plus
précieux
. Et si je lui avais déjà été attachée
au départ, que dire de mon sentiment à son égard
,
maintenant que
nous avions franchi ensemble de si dures traverses. Je regardais
avec appréhension madame Jouve la regarder sans aménité.
— Écoutez
,
mon petit, chuchota-t-elle, car, pour ne pas
réveiller les gens d'à côté, toute cette conversation de reproches
et de faibles excuses se poursuivait à voix basse, les valises,
nous allons essayer de les caser pour cette nuit du moins dans
l'appartement, encore que je ne voi[illis.]
e
pas comment elles vont
entrer dans votre chambre, mais pour ce qui est de la malle...
Sa voix, distinguée à l'extrême, n'en était pas moins
inflexible.
— ...elle doit descendre dès ce soir au sous-sol.
Nous l'avons rembarquée, à trois cette fois, madame Jouve
gênant toutefois plus qu'elle n'aidait à cause de sa flottante
robe de chambre au tissu laineux qui allait se prendre dans les
mailles de la grille. Nous sommes descendues dans les entrailles
de la terre. L'électricité ne donnait plus que de pâles petits
feux espacés au long d'un étroit couloir de terre battue qui se
perdait dans une obscurité profonde, car apparemment la lumière
était dispensée
,
ici comme en haut, par minces tranches. Sur
le côté se trouvaient, à la suite, de petites cages de rangement
grillagées qui, dans l'atmosphère lourde, évoquaient l'idée de
cachots. Nous allions en roulant ma malle sur elle-même, et
j'éprouvais le sentiment, à peine arrivée, d'être déjà plongée
vivante dans une de ces histoires du Paris ténébreux que j'avais
lue
s
autrefois
,
à ce qu'il me semblait
,
avec
tout
tant
de plaisir
,
alors
que j'étais saine et sauve. Je le dis à madame Jouve qui prit le
parti de me gronder amicalement, me reprochant d'avoir trop
d'imagination et de la laisser galoper. Nous étions tout bonne-
ment, selon elle, dans un sûr et propre sous-sol, très accessible.
Elle devenait gentille à sa manière Elle me prédisait que
j'allais bientôt trouver mille fois plus commode d'avoir ma
malle en bas, où je pourrais à tout instant, sans déranger, venir
chercher ce qu'il me fallait, plutôt que dans ma chambre très
petite en vérité -
—
et comme je tomberais d'accord avec elle
quand je verrais la chambre !
Nous avons abouti à une cage dont le numéro au-dessus
d'une porte de grillage correspondait à celui de l'appartement
de madame Jouve. Elle joua un moment avec le cadenas et remarque
a
:
— Tiens! On dirait qu'il a été forcé. Il faudra voir à
le changer demain sans faute.
Remarque qui aurait dû me mettre en état d'alerte mais,
tout à coup, comme il m'est arrivé bien souvent dans ma vie
,
au
milieu de difficultés sur lesquelles je n'ai pas de prise, je
n'étais plus qu'à moitié présente, une part de moi vagabondant
dans des réminiscences de lectures que cette descente au sous-sol
de Paris avait éveillées en moi. Ainsi, au cours d'événements
absurdes ou me dépassant, j'ai souvent trouvé refuge dans des
souvenirs laissées par des livres et qui me paraissent plus confortable
s
que la réalité où je suis empêtrée.
Au moment de m'en éloigner, je jetai pourtant
un regard
[illis.]
noire
navré
vers ma malle
. Elle faisait bien seule, debout au milieu
du cachot. J'eus un pressentiment que je pourrais bien ne jamais
la revoir. Mais il fut emporté par la nouvelle difficulté à
laquelle nous eûmes à faire face, l'électricité nous manquant
dans les entrailles de Paris. Par bonheur, madame Jouve avait
un briquet dans une poche de son e
m
n
combrante robe de chambre.
A la courte flamme, nous tenant toutes trois, je ne sais pourquoi,
par le bras, à la manière de rescapés, nous avons refait surface.
Au rez-de-chaussé, nous avons laissé filer ma copine
en grande hâte. C'était bien juste maintenant si elle allait
attraper le dernier autobus pour son quartier lointain. La chère
enfant me lança à la volée qu'elle passerait me prendre à la
première heure pour nous présenter au commissariat de police.
En route, nous aurions à me faire photographier de face, de
profil, les oreilles découvertes, et il ne faudrait pas oublier
de me munir d'un certificat de domicile. Si nous avions le temps,
nous passerions à l'Ambassade signer le registre des ressortissants...
" And bye until to morrow..."
Enfin, j'étais saine et sauve dans l'appartement au
sixième. Madame Jouve
,
m'ayant fait asseoir " un moment "
,
prit
enfin le temps de me regarder et devint presque maternelle.
— Mon pauvre petit, vous avez l'air tout chaviré. Vous
prendrez bien quelque chose pour vous remonter ?
Je pense alors avoir rêvé d'un bon chocolat fumant
comme maman m'en apportait une grande tasse bien pleine quand
elle aussi, au terme d'une journée qui m'avait été pénible,
me trouvait petite mine. J'acquiesçai en ébauchant, j'imagine,
un sourire
,
au souvenir du riche, onctueux et odorant chocolat
auquel j'avais droit en rentrant d'une de nos soirées de tournée
dans les petits villages du Manitoba, ou même seulement en ville.
Et je devais continuer à sourire faiblement, car, derrière ce
souvenir, s'en levait tout un train, que je n'aurais jamais
découvert
s
si aimables
,
ni même que je les possédais,
sinon
si [je n'étais]
par-
[illis.]
si je n'avais pas été plongé
é
e dans le rêve que je faisais d'avo[ir] enfin abouti à Paris
venue dans cette espèce de rêve où j'étais^
[p][illis.]
pas été [illis.] que je [illis.]
que j'avais enfin
enfin
abouti à Paris.
— Je vous fais une citronnade, dit madame Jouve.
Or une citronna
a
de, à la veille de me coucher, ne m'a
jamais rien valu, m'obligeant à me relever tous les quarts d'heure.
Mais je n'avais plus de force pour refuser. Madame Jouve alla
dans la cuisine presser un citron. Elle m'apporta un breuvage
amer, à peine adouci par un peu de sucre, que je bus en me
retenant tout juste de grincer des dents.
— Allons, venez vous coucher !
Elle me conduisit, au bout d'un corridor, à une porte
qu'elle ouvrit avec précaution sur une chambre qu'éclairait
quelque peu
l'
indirecte
la
lumière
de la jeune lune que j'avais
vue se lever au-dessus des fortifications. ( Je ne sais toujours
pas pourquoi ne me quittait pas cette idée de fortification
s
,
entretenue peut-être par le sentiment de m'être si loin fourvoyée
de ma vie que je serais à jamais empêchée de la retrouver. )
J'entrai à l'aveuglette dans la petite chambre inconnue.
— Prenez le lit à droite, me guida madame Jouve. Si vous
le pouvez, n'allumez pas pour ne pas réveiller votre compagne
de chambre qui doit se lever tôt.
Je trouvai le courage de rappeler à madame Jouve:
— Mais
je vous
j'
ai bien précisé dans ma lettre
que je
tenais à une chambre seule.
— Et vous l'aurez, mon petit. J'ai été prise de court
à cause d'une Suédoise qui m'est arrivée à l'avance.
Elle referma la porte.
A tâtons, je trouvai la tête du lit, déposai mes vête-
ments autour de moi sur ce qui pouvait être une chaise, une ta-
ble de nuit, je ne savais trop, puis m'étendis, mes nerfs commen-
çant malgré tout à se dénouer. Mais à peine avais-je glissé vers
un peu de calme que les effets du citron se firent sentir. Je
ressortis du lit, trouvai mon chemin jusqu'à la porte, l'ouvrit,
la refermai sans bruit, suivit un couloir et parvint, en me
guidant par une sorte d'instinct, au petit endroit où je n'allu-
mai pas plus qu'ailleurs, identifiant toutes choses au toucher
seulement. Et tout se passa dans le plus parfait silence. Jusqu'au
moment où, ayant repéré et solidement attrapé la chaîne de la
chasse d'eau, je donnai un bon coup. Et ce fut comme si j'avais
ouvert les barrages à une tumultueuse cataracte. Au grand jour
seulement, quand je découvris le réservoir fixé presque au
plafond, déversant son eau en chute abondante de trois mètres
de haut,
ai-je
j'ai
compris comment
j'avais pu déclencher un tel
vacarme.
[illis.]
Je revins sur mes pas, me replongeai dans ce que
je
re-
connus, du bout des doigts, être mon lit, entendis du lit voisin
une sorte de grognement dont je ne sus s'il provenait de la mau-
vaise humeur ou d'un rêve contrarié. J'allais m'assoupir. Mais
le citron pressé n'en avait pas fini avec moi.
Il semblait
même
attendu
attendre
ttendre
que je fusse
de retour dans mon lit pour exercer
son plein effet. Je retournai par un chemin inconnu à travers
l'appartement inconnu. J'en revins. J'y retournai. À ce
que je devais apprendre bientôt, on entendit deux fois encore
à travers l'appartement l'immense bruit de cataracte. Je reve-
nais sur la pointe des pieds alors que retentissait pourtant
bien assez fort pour couvrir le bruit de mes pas l'impressionnant
glou glou du réservoir se remplissant presque aussi bruyamment
qu'il se vidait. Qu'est-ce qui me poussait, à renfort de tant
d'eau
d'
à
à
en chasser une si petite quantité ? La peur sans
doute de ne pas me conformer aux usages de Paris et à ses
gens civilisés, alors que je faisais tout le contraire.
D'épuisement, je finis par m'endormir. Mais sans
trouver de repos. Dans mon rêve, je traversais Paris, ma malle
sur le dos, devenue un de ces portefaix, pauvres bougr[i]
e
s de jadis,
dont une image était sans doute remontée du vieux fonds de mes
anciennes lectures. Puis, en trébuchant sur les pavés du Roi,
je courais pour échapper à des truands lâchés à mes trousses.
Enfin, j'étais Jean Valjean engagé dans les égo
û
ts de Paris,
et, cramponnée à ma malle, je filais sur des eaux nauséabondes.
La chasse d'eau, le sous-sol de chez madame Jouve, des réminiscences
de livres de mon enfances se mêlaient pour me fabriquer un des
rêves les plus imagés que j'ai jamais rêvé
s
s
. Soudain, il me pro-
jeta en plein bal musette avec ma malle que je m'efforçais,
entre mes bras, de faire valser au son d'une entraînante musique.
J'ouvris les yeux. Il faisait grand jour. A deux pas de moi
il y avait un piano prenant bien les deux tiers de la chambre. Ma
compagne, son lit déjà fait, elle-même lavée, peignée, habillée, à
son piano y allait à tour de bras.
— Bonjour, vous, la Canadienne ! lança-t-elle à travers
accords et arpèges.
Sans s'excuser le moindrement du monde de m'avoir si
brusquement réveillée, elle s'en prit plutôt à moi, quoique
gentiment, de l'avoir empêchée de dormir avec mes allées et
venues et " cette infernale chasse d'eau que vous avez passé votre
temps à tirer comme si vous vouliez déverser toute l'eau de la
Seine... Etes-vous prise toutes les nuits de pareille bougeotte?
»
»
me demanda-t-elle et
elle
elle
m'avertit
que, pour sa part, elle aimait se
coucher tôt afin de se lever également tôt et se mettre, fraîche
et dispose, à son piano, y travailler ses pièces d'entrée au
Conservatoire.
Ainsi commença ma vie auprès de Charlotte, jeune musi-
cienne d'Alsace,
tenant
à son piano huit heures par jour
, et que
je devais pourtant venir à regretter lorsque madame Jouve, cédant
à mes demandes réitérées, me casa seule dans un réduit à l'autre
bout de l'appartement.
Pour le moment, j'aurais tout donné pour une heure en-
core de sommeil, mais Charlotte avait entamé une marche triomphale.
Elle jouait bien, la bougresse.
!
A moitié morts, mes nerfs tentaient
de vibrer à sa musique. Du reste, ma payse arrivait justement et
je l'entendis,
haussant la voix
,
par-dessus la musique,
s'in-
former dès l'entrée:
— Comment, Gabrielle n'est pas encore debout et prête?
Nous avons beaucoup à faire aujourd'hui.
A ma surprise, au cours d'une pause que fit Charlotte,
j'entendis madame Jouve se porter à ma défense.
— Laissez tout de même cette enfant reprendre ses esprits.
Et d'abord vous allez la laisser déjeuner en paix.
Je parus, à peine réveillée, dans la salle à manger.
Mon couvert était resté mis, le seul maintenant, à une longue
table ovale au centre de laquelle un délicat bouquet attirait
aussitôt le regard.
— Qu'est-ce ? demandai-je, ne connaissant pas ces fleurs.
— Des anémones, mon petit, fit madame Jouve apparemment
contente de ma question.
Habillée de noir qu'agrémentait seul un liséré blanc
[?]
haut sur le cou, son chignon impeccable, je vous aurais défié
de reconnaître en elle la dame en savates du sous-sol.
— Marie, lança-t-elle vers la cuisine,
le petit déjeu-
ner de mademoiselle.
!
Et bien chaud, hein!
Je pris le bol fumant, moitié café odorant, moitié
lait bouilli et lui trouvai un goût exquis. J'imitai ensuite
ma payse à qui madame Jouve avait aussi fait servir du café,
trempant comme elle dans ma tasse un croissant sortant du four.
C'était délicieux. Un soleil chaleureux
,
entrait à flot
s
par la
fenêtre où j'avais vu la lune se lever comme au-dessus de
mâchicoulis. Les anémones, que j'ai tant aimées depuis, ne
cessaient de m'attirer et j'avais à tout instant l'envie de les
toucher. En dépit de ce que j'avais la gorge brûlante et sans
doute un commencement de rhume, je me sentais timidement prendre
pied à Paris, ce matin, telle une plante malme
n
née que l'on re-
couvre de terreau protecteur. Je me serais volontiers attardée
à cette table,
sans
encore
savoir
pourtant que c'est l'heure
pour ainsi dire la plus douce à Paris, une halte de paix, de
sérénité, de rêverie presque, aménagée au tout début de la
journée avant qu'on ne se soit jeté dans la folle précipitation.
Bien des fois elle devait me reprendre le coeur, me le remettre
d'aplomb alors que je pensais ne plus pouvoir tenir à Paris.
Mais elle semblait toujours aussi contre-nature en cette ville
harcelante et ne pouvait jamais durer plus qu'un bref moment,
le temps de se demander s'il avait eu lieu ou si on l'avait
espéré
. A peine avais-je, à l'exemple de ma payse, dévotement
ramassé les miettes de mon croissant sur la nappe, qu'elle me
pressait :
— Allons !
.
on file au comissariat.
La pauvre enfant ne pouvait faire autrement que de me
presser, elle-même pressée par sa bourgeoise qui lui accordait
peu de répit, la voulant à toute heure chez elle à parler en
anglais aux enfants en retour des repas et du toit
gîte
assurés.
Et me voilà, tout juste sortie du cauchemar de la nuit,
courant, trébuchant à travers Paris à la suite de ma copine qui,
lui restait-il assez de souffle pour faire en cours de route mon
éducation, n'en perdait pas l'occasion:[flèche]
" Regarde
,
tu vois
:
aux arrêts d'autobus, si tu n'as pas envie
de te voir laissée en arrière toute la journée, pousse ce levier,
prend
s
de la machine un ticket de préséance - C'est comme au temps
de Frontenac et de Monseigneur de Laval. Et tantôt, quand le
contrôleur va gueuler: " Numéro ! Numéro !
»
et que tous les gens
vont gueuler ensemble, toi aussi gueule ton numéro. Il n'y
aura que les vétérans et les femmes enceintes à passer avant toi,
mais attention, j'en ai vu tricher... Monte ! C'est notre tour...
Tiens, regarde ! C'est le célèbre Café du D
ô
me o
ù
s'assemblent
les beaux esprits. Madame Jouve ne s'en doute pas, mais sa pré-
cieuse Suédoise trop belle sur qui ses parents à Oslo l'ont priée
de veiller étroitement, elle qui t'a pris ta chambre, passe des
soirées entières ici avec des hommes inconnus... On descend ici...
Attention !... Malheureuse
!
On ne traverse les rues à Paris
qu'aux passages cloutés. Autrement, si tu te fais écraser, c'est
quand même toi qui a
s
tort... As-tu aperçu la tour E
i
ffel ? C'est
monstrueusement beau comme ils disent... Ici
,
le métro ! On descend.
!
Regarde ! C'est la maquette ! Supposons que tu ne saches pas faire
la correspondance entre, disons
,
la Porte des Lilas et P
a
ssy,
tu presses ce bouton. Tu vois ! Un réseau de points s'allume
pour t'indiquer ton chemin. C'est facile. On est à Paris.
Tout y ^
est
clair inflexiblement. " Et elle ajouta ce que je ne devais cesser d'entendre tomber de toutes les bouches: " Il n'y a pas
à se tromper." Et j'eus de quoi me débattre en rêve au cours
de bien des nuits encore.
Après deux journées, sur terre ou sous terre, à courir,
voler, rouler et tousser — car mon rhume s'était déclaré —
ma payse ne perdant toujours pas l'occasion de m'instruire:
" La Sainte-Chapelle ! Non, elle est déjà en arrière... Ce qu'il
y a de plus raffiné au monde... Notre-Dame
,
à droite !... Tiens !
en face, l'Arc de Triomphe !... Là-bas, le dôme des Invalides !
Non, tu regardes du mauvais côté... Le vilain Napoléon y a son
tombeau en porphyre. O
A
great shame ! Such un monstre !... Si
on descendait une minute au Louvre ! Le temps de jeter un coup
d'oeil à la Victoire de Samothrace.
..
Isn't
it
wonderful ?
Ç
a n'a
X
pas de tête, et c'est plus éloquent qu'aucune tête... Come on...
C'est notre autobus qui part... Saute !... " voici que tout à
coup mon brave petit guide s'arrêta net et me proposa:
— J'ai mis un bourguignon au feu ce matin de bonne heure.
Il doit être cuit.
Ç
a te plairait de venir le manger avec moi ?
Mais je t'avertis : il y a six étages à monter à pied. Ce n'est
plus les splendeurs de l
t
a pension-tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux.
Elle aurait dit deux cents étages que j'aurais été
tout aussi prête à la suivre tellement me comblait
son invitation
de
à
manger
en paix, juste
,
nous deux, dans ce qu'elle appelait
son"trou à Paris " et dont j'escomptais je ne sais quel repos
que presque seuls, en vérité, ont pu me donner les endroits
humbles. J'étais pourtant loin de pressentir l'infini attrait
qu'il allait exercer sur
moi,
qui me sentait
s
comme privée
depuis des siècles
de méditation, de silence, des ses longs tête-à-tête rêveurs
avec moi-même sans lesquels je n'ai jamais su vivre bien
longtemps.
Je lui pris le bras. Elle me sourit. Nous avons cessé
de courir. Nous sommes redevenues deux petites Canadiennes
un peu lentes à former nos décisions et à les reconnaître. Nous
fûmes rendues à nous-mêmes, désireuses de nous retrouver comme
chez-nous, et cela, j'avais à l'apprendre, Paris pouvait aussi
le dispenser.
Sans plus de hâte, nous marchions. Le crépuscule venant,
nous avons atteint
une étroite
petite
rue sombre
bordée d'an-
ciennes maisons hautes et graves. Elle devait se trouver proche
de la Seine, car je me rappelle avoir entendu, en accompagne-
ment à nos pas, un léger clapotis, peut-être même avoir perçu,
à un coin de rue, une vague étendue d'eau vert sombre, un
peu sale et mélancolique, une eau comme un vieux visage
reflétant une longue, longue histoire. Ah, que j'ai aimé
Paris chaque fois qu'il m'a montré le contraire de ce que l'on
appelle le Paris gai, le Paris léger.
!
En cours de route, nous avions pris, ici, un pain comme
je n'en avais
jamais
vu d'aussi long et mince
, là, un
e
scarole toute
couverte de grosses gouttes d'eau froide, ailleurs une bouteille
de rouge pour fêter mon arrivée, enfin un fromage si à point
que pour ne pas l'écraser je le portais dans ma paume ouverte
d'où il coulait dans ma manche. Nous avions acheté aussi un
petit bouquet de pâquerettes, les premières également de ma
vie, et je n'arrêtais pas, en contemplant leur minuscule vi-
sage si parfait, de me dire : " Ainsi sont donc les pâque-
rettes !..." Et j'éprouvais presque autant de joie de connaî-
tre enfin ces fleurs que d'avoir rencontré une amie sûre.
En souvenir de cette émotion, j'ai longtemps cherché, des
années après, à faire pousser des pâquerettes dans mon petit
jardin de Charlevoix, en ramenant de nombreux sachets de grai-
nes à chacun de mes voyages en France. Elles ont fleuri, en
un ravissant tapis ras, de toutes couleurs, au pied d'un vieux
pommier crochu,
mais
finissant
toutes
[illis.]
ont toutes fini
par mourir
en peu de
temps dans ce pays qui n'était pas fait pour elles. Et j'ai
cessé de vouloir à tout prix faire voir leur délicat visage
au grand ciel étonné de par chez nous.
Avant de nous attaquer à monter chez elle, ma payse
me demanda si je me croyais capable de lui donner un coup de
main pour le bois que nous avions aussi à prendre avec nous.
Nous sommes passées par une courette obscure où était
empilé
,
en plusieurs tas
,
du bois à brûler. Ma payse trouva le
sien. Nous nous sommes chargées chacune d'une assez bonne
brassée. Avec les bouteilles, le pain et la salade qui dépas-
saient de nos poches, du bois jusqu'au menton, le petit bou-
quet de pâquerettes éclairant l'escalier, nous montions en
spirale au coeur de la grande vieille maison. L'usure des mar-
ches, des marques au mur, du graffiti, témoignaient du passa-
ge de milliers de pèlerins en route comme nous
,
au bout des
peines, vers la quiétude
,
du petit coin à soi. Je ne sentais
plus mon rhume, la fatigue, l'angoisse. Mon coeur s'allégeait
doucement, comme il m'arrivait alors, quand j'allais, sans le
savoir, vers un moment heureux de la vie.
Au faîte, tenant une partie de ses paquets entre ses
dents, ma payse sortit de sa poche une clé massive. Elle la
glissa dans la serrure d'une porte sombre se distinguant à
peine du palier noyé dans la pénombre. Une petite chambre dès
le premier regard se révéla à moi,
dans tous ses détails
,
,
telle
que je la possède encore aujourd'hui
,
avec son lit-divan tassé
contre le mur, des livres partout, une table ronde sous un
tapis tombant jusqu'au plancher, sur laquelle étaient dispo-
sés nos deux couverts, et, au centre, un vrai petit poêle
qui
me prit instantanément le coeur, tellement, même éteint, il
évoquait une bonne compagnie pour les heures grises. C'est
d'ailleurs en le voyant que je pris sans doute la mesure de
ce qu'avait dû être mon tourment d'ennui depuis que j'avais
quitté mon pays, car j'allai aussitôt vers le petit poêle
le toucher comme on touche un être vivant.
Le charme du lieu ne tenait pourtant à rien
,
au fond
,
de particulier, mais plutôt à ce que la chambre, petite comme
elle était, prenait jour sur le ciel par une large découpure
à même le toit. Elle se trouvait pour ainsi dire dans le ciel
lui-même, baignée de sa douce lumière paisible, de minute en
minute s'adoucissant encore avec le jour qui s'en allait.
Jamais
encore
je n'avais vu une chambre ouverte ainsi
qu'
au ciel
. J'y
étais entrée comme dans un rêve. Le rêve que j'ai fait toute
ma vie d'un refuge contre la méchanceté des êtres, contre
moi-même et les autres... et le surprenant est que je l'aie
tant de fois trouvé... pour un instant.
!
Le miracle était que
cette fois je l
a
l
e
trouvais en plein Paris, conciliant mes
désirs impossible
s
de la solitude et de l'ardente solidarité.
Toute la beauté de la petite chambre dut se peindre sur mon
visage car ma payse, assise par terre à souffler sur un tison
sans
sous
les cendres, suspendit ses efforts, posa sur moi un re-
gard étonné :
— Qu'est-ce que tu as ? You look bewitched.
Ce que j'avais !
Eh bien
!
le coeur comblé et cependant
tranquille, le sentiment d'être à ma place là où j'étais,
un incoyable bien-être, toutes choses que je n'ai goûtées
évidemment qu'en passant comme tout le monde, mais non, mieux que
plusieurs, car au fond peu ont jamais eu idée de ce qu'est
ce bonheur dont je tente de parler, inexplicable et cependant
si réel. En ce temps-là, je croyais qu'il venait de l'exté-
rieur, tenait aux lieux même
s
où il se produisait. Je pensais que
l'on pouvait se l'approprier en s'appropriant les lieux où il
apparaissait,
en
y restant ou
en
tâchant
de les emporter avec soi
— une impossible aventure ! Aussi ma payse rit-elle de bon
coeur quand je lui avouai que je désirais sa chambre au point
de l'échanger contre ma pension tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux;
ou alors de nous mettre en chasse pour m'en trouver une en
tout point semblable. Et alors, me sembla-t-il, j'aurais le
coeur en paix pour le reste de mes jours.
Ayant ranimé le feu, et maintenant occupée à préparer
la salade, ma payse me peignit à sa manière cette paix que
je croyais être sur le point de saisir
:
— T'es tout juste arrivée en haut, chargée à toi seule
de ce que nous avons apporté à deux, que tu dois descendre
chercher l'huile pour la lampe. Bon, te voilà remontée, mais
t'as oublié de prendre ton courrier en passant. Redescends
donc ! Cette fois t'es pas tout à fait remontée au sixième
que tu redescends la moitié du chemin pour entendre ce que
glapit ta concierge d'en bas. Finalement, tu retournes jusqu'en
bas parce qu'elle a un pli recommandé pour toi. Ensuite, tu
redescends au quatrième chercher de l'eau. Tu y retournes
jeter l'eau sale. Tu y retournes encore, tôt ou tard, pour les
w.c. Il est près de dix heures souvent quand tu peux enfin
ouvrir tes livres et te mettre à tes cours du lendemain.
Tu dors à moitié sur tes notes, comme tu dormiras à la
Sorbonne pendant que ton auguste professeur
distille
ra
sa
science en petites phrases monotones.
Je l'écoutais, émue par cette vaillance qu'elle me ré-
vélait en riant comme d'un trait ridicule de son caractère,
et
,
bien que je fusse à même de saisir maintenant le côté
si difficile de sa vie à Paris, je ne l'enviai pas moins fréné-
tiquement.
Nous nous sommes mises à table juste en-dessous de la
grande ouverture découpée dans le toit. Ainsi avions-nous l'air,
comme dans quelque peinture surréaliste, d'être attablées au
milieu du ciel. Plus tard, comme nous achevions de souper, à
une dernière lueur du crépuscule que déversait sur nous le
toit ouvert, elle convint que, les corvées accomplies, sa
petite chambre " dans les airs " s'imprégnait d'une mystéri-
euse paix qui pouvait donner à penser qu'elle était captu-
rée ici pour toujours. Elle me dit alors avoir pour moi une
surprise. Elle me fit monter sur une chaise à côté d'elle
et souleva la tabatière. Toutes deux, la tête hors de la maison,
nous avons pu voir Paris s'étalant de tous côtés à perte de
vue,
un grand monstre
comme
assoupi
, doux et aimable mainte-
nant qu'il s'était un peu calmé et que de toute façon rien
de sa hâte, de son énervement et de son agitation ne pouvait
nous arriver jusqu'ici. Je suis restée longtemps sur la poin-
te des pieds, grimpée sur une chaise, à contempler la ville
comme une enfant des bois, sur une branche,
scrute
de lointains
paysages
. Et je me demande encore si j'ai jamais eu, même du
haut de Notre-Dame, une vue plus enscorcelante de Paris.
Ma payse, avec ménagements, me ramena à la réalité
en me rappelant que le temps avait passé vite
,
et que si nous
ne partions pas bientôt nous nous heurterions à une porte
verrouillée chez madame Jouve. Je poussai un soupir en m'arra-
chant littéralement au ciel.
Elle-même, me disait ma payse, allait être reprise tôt
le lendemain par ses cours et ses courses entre la Sorbonne
et chez sa bourgeoise afin d'y être à l'heure du repas pour
faire dire aux enfants: "Pass me the salt if you please...
"
..."Thank you so very much..." Et peut-être pour les garder,
le soir, si l
s
a bourgeoise décidait d'aller au théâtre, ce qui
n'avait pas été prévu dans l'accord, mais de toute façon il
n'était presque jamais respecté
,
quand on vivait au pair.
Je voyais de mieux en mieux combien dure était sa vie
à l'étranger et percevais avec gêne le don incalculable qu'elle
m'avait fait en m'accordant tout ce temps pris sans doute sur
de rares loisirs et qu'elle aurait à payer cher.
L'idée qu'elle me raccompagnerait ce soir encore dans le Paris
nocturne
,
qui me faisait peur, me réconfortait. Pourtant déjà
tellement endettée envers elle, je craignis d'abuser et l'assurai
que je pensais pouvoir me débrouiller et rentrer seule.
Elle éclata de rire.
— Jamais de la vie ! Distraite comme tu es, tu serais
bien capable
d'aboutir à
Lavielette
La Villette
Villette
... et je fus malgré tout
soulagée à la pensée que je ne serais pas encore lâchée toute
seule ce soir dans Paris.
Sur le seuil, je me retournai pour embrasser d'un der-
nier regard la petite chambre que nous laissions un peu en
désordre. Qu'est-ce qui m'y retenait ? Non plus mon fou désir
de m'y terrer. Je le savais maintenant irréalisable. C'était
plutôt un commandement, mais venu d'en avant, des années non
encore vécues, m'enjoignant de prendre de cette petite chambre
ce qui importait, pour le jour où je pourrais en faire usage.
Depuis quelque temps, depuis la Petite-Poule-d'Eau
,
peut-être,
ou même avant, je recevais de plus en plus le bizarre comman-
dement, tout en disant adieu aux lieux et aux choses, d'en
retenir aussi le plus possible pour emporter en quelque sorte
avec moi ce que je devais quitter. Et je fus bien longue à
comprendre vers quoi tendaient ces obscurs avertissements.
Nous avons dévalé en vitesse les étages, couru par les
rues silencieuses qui
nous renvoyaient
à
l'écho
étrange de nos
pas
,
tout à coup devenus ceux de poursuivants, sauté dans un
autobus en marche. Au cours des semaines, des mois suivants,
j'eus bien peu souvent l'occasion d'accueillir en moi l'image
de la petite chambre à ras les hauts toits de Paris. Elle me
venait à l'esprit à la manière de ces fragiles et douces connais-
sances dont on se dit pourtant qu'il vaudrait la peine de les
cultiver, puis, ne me trouvant pas disponible, s'en retournait.
Je finis par la perdre de vue. J'en vins, je crois bien, à
n'en avoir même plus de souvenirs conscients.
Alors, comment se fait-il que, vingt ans plus tard, elle
ressuscita en moi exactement telle que je l'avais retenue
dans ce dernier regard, du seuil, avec sa salamandre verte,
basse sur pattes, sa table ronde encombrée des restes de notre
repas et la douce lueur de crépuscule qui l'inondait ? Et ce
serait pour y amener, au terme de sa longue errance, Pierre
de
La Montagne secrète
. Là où j'avais aspiré à mon propre
apaisement, je conduirais cette âme épuisée pour ses derniers
tourments, ses derniers élans de vivre. Ou peut-être pour l'illu-
sion d'apercevoir par la découpure du toit, tel qu'il u
l
ui appa-
raissait
,
naguère
,
de sa cabane de trappeur, le grand [cul]
ciel
canadien si souvent, là-haut, de couleur crépusculaire.
Bientôt
,
madame Jouve elle-même mit la main à la pâte,
prenant
en quelque sorte
à coeur
mon initiation à la vie pari-
sienne. Elle ne faisait pas que nous héberger. Elle nous gui-
dait, nous conseillait, donnait aux unes des leçons de français,
à d'autres enseignait les bonnes manières, surveillait discrè-
tement/ les sorties des plus jeunes, en rendant peut-être compte
aux parents et, dans l'ensemble, à ce qu'il me paraît encore,
veillait sur nous avec des sentiments qui pour ne pas être
démonstratifs
,
n'en étaient pas moins dévoués et sincères.
Après une semaine ou deux de course folle dans Paris, assom-
mée par trop de nouveau, je m'étais enfouie dans ma chambre,
comme il est bien dans mon caractère quand je perds pied
s
, et
je n'en bougeais plus. Inquiète de me voir maintenant mener
une vie d'he
e
rmite, madame Jouve me relança un soir, un livre
à la main.
— Mon petit, puisque
,
une fois à Paris, la ville la plus
excitante du monde, vous avez pris le parti de vous terrer,
ce qui est bien votre affaire, lisez du moins. Tiens, ce livre !
Tout Paris en parle. Tout Paris en raffole.
On me donnerait aujourd'hui à lire
le Grand Meaulnes
pour la première fois de ma vie que j'en serais peut-être[?]
aussi extasiée. Mais il faut croire que
j'étais alors
moi-même
trop
le
Grande Meaulnes
,
moi-même
pour prendre goût à cette mélancolique
histoire de fuite dans le rêve.
J'
Je m'
échappais ^
moi
auss
i par cette
seule porte qu'on a contre la vie
,
mais dans ma sauvagerie à
moi, vers les rivages de la Petite-Poule-d'Eau. Là, tout me
paraissait maintenant avoir été d'une paix, d'une harmonie inef-
fables. Je ne lisais qu'à moitié attentive à un dépaysement
qui me paraissait peu de chose à côté du mien. Je feignais
l'enthousiame quand les rep[illis.]
a
s nous réunissaient à table, une
douzaine de jeunes filles de presque autant de nationalités, et
que nous en parlions ensemble. Mais madame Jouve avait une
manière de questionner qui nous démasquait rapidement. Elle
fut presque outrée qu'une jeune Canadienne, tout juste débar-
quée de sa province natale, osât se montrer tiède à l'endroit
d'un roman que tout Paris adorait.
Elle fut encore plus scandalisée le soir où elle nous
entraîna, une partie de la bande, à une représentation de
l'
Electre
de Gira
n
u
doux, de m'entendre m'en plaindre. De la
rue Deschambault à l'Athénée, l'écart était-il trop grand,
étais-je vraiment perdue ici
du
au
point de
v
ne plus entendre
résonner à mes oreilles la voix des autres, ou bien la pièce
était-elle
d'un
'un
mécanisme
me
trop
p
[s]avant, ennuyeux,
[s]avant, ennuyeux,
je ne le saurai jamais
, car depuis lors je n'ai
guère été tentée d'approcher Gira[n]
u
doux. Ce que je mis plus
de temps à avouer
,
c'est que le grand Jouvet lui-même me ta-
pait sur les nerfs avec son débit sec, ses petits bouts de
phrase
s
s
qui tombaient toutes à plat, ses tics et ce qui me
parut des grimaces. En passant par Londres j'avais eu le temps
d'aller au Old Vic et aussi dans un petit théâtre de Shaftesburg
y
s
S
treet, dont j'ai oublié le nom, et j'avais vu là un jeu
sobre, retenu, on pourrait dire anti-théâtral, une manière
discrète, tout
e
en ombres et demi-teintes, qui me semblait
à présent bien supérieure à ce que je voyais à Paris— où
j'allais pourtant découvrir aussi à la longue ce genre de thé-
âtre tout proche presque du banal, et si prenant.
De moi-même, lorsque enfin je trouvai le courage de
sortir de ma chambre, je courus au t
T
héâtre Français. Chez nous,
on l'avait toujours appelé la c
C
omédie Française, et on l'avait
en telle vénération qu'on levait des yeux extasiés sur quicon-
que avait franchi le seuil du vieux théâtre. Je crois me sou-
venir que l'on connaissait le nombre exact, en notre milieu,
de ces êtres privilégiés, pouvant les citer un à un et même
rappeler la pièce
que chacun avait vue
.
—
une seulement pour
chaque personne, ce qui donne à penser que peu de gens avaient
tenu à y retourner.
J'étais toute émotion quand je m'alignai à la suite
des gens qui attendaient au guichet
des
pièces
places
places
à bon marché.
J'en avais oublié ma peur de Paris et la peur de mal faire
qu'il m'inspirait à chaque pas. Je devins communicative, ba-
varde, et appris à des gens à droite et à gauche que c'était
ma première visite au Théâtre Français. Les uns dirent poli-
ment: " Ah oui ! " D'autres s'informèrent d'où je venais, pa-
rurent s'intéresser à moi
,
et
,
en retour
,
je brillai d'une sorte
d'amitié spontanée envers eux. Je découvrais le fil de mys-
térieuse fraternité qui noue ces petits attroupements d'in-
connus aux portes des théâtres, ailleurs aussi quelquefois,
mais surtout aux abords des théâtres
,
et qui allait m'en appren-
dre tellement long sur les autres
et
aussi
sur moi-même.
[symbole]
Qu'est-ce que j'escomptais au juste ce soir-là pour
me mettre en tel état d'effervescence ? Evidemment, je ne le
sais plus. Pourtant je sais avoir reçu autant sinon plus que
ce que j'en
[illis.]
je n'
attendais
de la petite église de Saint-Julien-le-
X
Pauvre et de Notre-Dame, ces lieux qui vinrent d'abord à moi
à travers de grands écrivains, et c'est peut-être ainsi que
cela se pass
a
e
pour tous.
Je m'assis dans une attente presque douloureuse. Le
rideau s'ouvrit. Je vais avouer une autre énormité,
et
c'est
que je ne me rappelle pas quelle fut ma première pièce au Théâ-
tre Français. Je me souviens d'autres pièces que j'y vis
et particulièrement, durant un autre séjour à Paris, d'
Atha-
lie
avec Vera Korène, qui m'enchanta. Mais de cette première
soirée au Théâtre Français rien ne revit en moi sinon l'appa-
rition sur scène d'un gros petit acteur bedonnant prêtant sa
silhouette bouffon^
n
e au jeune héros de la pièce. Il est tout
court, tout vieux, et semble avoir du mal à se traîner d'un
bout à l'autre du plateau. Par contre, il possède une voix à
faire trembler le vieil édifice, et il en joue de façon in-
variable, entonnant chaque alexandrin du plus bas qu'une voix
puisse descendre, pour monter, monter, de palier en palier,
jusqu'à une note aigu
ë
donnant l'impression qu'il vous la
lance du haut d'une tour. Monte... descend
s
... Monte... des-
cend[illis.]
.
Le vieux petit acteur sur ses jambes flageolantes n'arrê-
tait pas de voyager de la voix. Ses phrases partaient d'une
sorte de souterrain grondant pour aboutir toutes à des coups
de clairon sur les remparts. Je ne pouvais vraiment suivre
la pièce
,
accaparée entièrement par le jeu du vieux jeune premier.
A Winnipeg, j'avais connu une
dame française, ex-
secrétaire
sociétaire
,
se
disait-elle, de la Comédie Française, bizarrement échouée
parmi nous, et qui déclamait sur ce ton les fables toutes de
simplicité du bonhomme
Laf
F
ontaine.
La Fontaine.
Je tournai un timide sourire autour de moi en quête
de quelques sourires complices qui renforceraient mon impres-
sion d'être à un spectacle comique, mais ne vis
que visages
graves et
absorbés
respectueux
respectueux
. Mon Dieu, serais-je donc la seule au monde
à voir les choses telles que je le
s
voyais ! En ce cas, ma soli-
tude serait pire encore que
je
ne l'
n'
avais parfois cru
l'
entrevoir
.
J'en perdis ma pauvre petite envie de rire qui d'ailleurs me
faisait peur depuis qu'elle avait dégénéré presque en hystérie
dans l'ascenseur.
Tout de même,
quelques jours plus tard
, pour me rassu-
rer ou perdre au plus tôt mes illusions,
je courus aussi voir
Cyrano
. J'en connaissais de grands bouts par coeur que j'avais
dû déclamer moi-même avec emphase, les trouvant peut-être alors
nobles et enlevants. Mais la vue de Cyrano, blessé à mort et,
des heures plus tard, toujours debout et discourant, son long
nez et son épée en avant, me laissa dans un grand malaise.
Si c'était ça le théâtre, me disais-je, jamais je n'y croirais.
C'était trop faux. Trop gros.
Ou
bien
alors
,
c'était moi qui
je
n'était
s
pas faite pour lui
. L'évidence peu à peu s'imposait
à moi. C"était de l'admettre qui était difficile. Car enfin,
si j'étais à Paris, c'était, ainsi que j'essayai de me le faire
accroire, pour y étudier l'art dramatique. Quelle autre raison
aurais-je pu avoir d'y rester?
Pour comble, madame Jouve, à qui je m'étais un peu
ouverte sur mes projets d'étude d'art dramatique, ne cessait de
m'aiguillonner. " Ce n'est pas à traîner la patte dans Paris
que vous arriverez à grand-chose
»
,
"
me reprochait-elle. Sortie
enfin de ma chambre, je n'arrêtai
s
plus en effet de marcher
maintenant dans Paris, passant ainsi mon indécision et l'an-
goisse qui m'habitai
en
t. " Vous n'arriverez à rien de la sorte,
voyons, mon petit ! " En quoi elle se trompait,
car
ce n'
c'
est
jamais
qu'
[souvent]
souvent
en errant seule
, solitaire
dans des villes
souvent
inconnues
,
que je suis le mieux arrivée —mais à quelque chose
d'autre
que^
ce que
je pensais
chercher et qui fut presque toujours
meilleur.
— Tiens ! me dit-elle un jour, pourquoi n'iriez-vous
pas vous informer à l'Atelier ? On dit que Charles Dullin
prend des élèves et qu'il est tout à fait extraordinaire.
Prise à mon propre piège, je ne pouvais que m'exécuter
si je tenais à conserver un peu d'estime pour moi-même.
Est-ce elle, est-ce moi qui pris le
[dans] [illis.]
rendez-vous ?
[?]
Arriva en tout cas l'après-midi redoutée où je me présentai
plus morte qui vive au théâtre d
e
Dullin. Il y avait répétition
de Volpone,
d'après
une
l'
'
adaptation
, si je me souviens bien, de
Jules Romains. Sur la scène, au milieu de la poussière,
[les]
[illis.]
des
cordages et
toutes espèces
de
s
voilures
qui l'encombr
ai
ent au
temps des répétitions
,
comme une sorte de navire, se trouvait
un lit à baldaquin. Ses rideaux fermés s'agitaient furieusement
comme sous l'effet d'une tempête
,
ou d'un combat livré à l'in-
térieur. Je ne connaissais pas la pièce. Je n'avais aucune idée
de ce qui pouvait tellement secouer ce lit. Un peu mal à l'aise
tout de même, je regardais les rideaux se gonfler, s'élever
presque au plafond, retomber, tout morts et pantelants. De la
scène, quelqu'un me cria dans la pénombre de la salle:
— Vous avez affaire ?
Je murmurai une réponse apeurée.
— Avec qui ?
— Avec Monsieur Dullin.
Alors sortit du lit un homme de petite taille, bossu
à ce qu'il me sembla, plutôt laid, l'air sévère et qui m'exa-
mina sous de gros sourcils ébouriffés. Je n'ai jamais vu Charles
Dullin ailleurs. Je ne peux donc affirmer que ce soit lui ou
Volpone que j'ai rencontré face à face.
Il me parla, de la scène, sa voix venant vers moi
comme d'un monde incroyablement lointain et tout différent de
la vie.
— C'est vous, la jeune Canadienne qui a demandé à me voir.
?
D'où êtes-vous ? Avez-vous déjà fait du théâtre ?
Je pensai à nos innocentes tournées dans le crépuscule
des petits villages du Manitoba, revoyant surtou[r]
t
, je ne sais
pourquoi, les routes perdues, du côté d'A
O
tterburne. J'aurais
donné je ne sais quoi pour m'y retrouver à l'instant, cachée
de tous, telle que j'avais été avant qu'une sotte témérité
ne me pousse à approcher le grand Dullin, et dans quel but,
Dieu du ciel !
que
je ne
le
comprenais même plus
.
— Un peu, à Saint-Boniface, au Manitoba, ai-je murmuré
,
du fond de la salle vide qui donna à ma voix un timbre creux.
Quelqu'un a ri alors sur la scène, un des figurants
sans doute. Il m'a semblé que c'était de moi ou peut-être de
mon accent. Ou encore de ce "Saint-Boniface, au Manitoba,"
qui avait pu sonner aux oreilles d'ici aussi drôlement que
Tomboucton en Mauritanie.
— Venez ! Montez par ici, me cria Dullin-Volpone. Vous
allez nous miner une petite histoire, selon votre invention,
pour montrer ce que vous savez faire. N'importe quoi ! A votre
goût. Allons, approchez !
La mort, les pires supplices
certainement
, à cette heure,
me parurent
préférables
, à cette heure,
à l'idée de monter sur la scène
y jouer la pantomime. J'avais la gorge nouée, plus une goutte
de salive dans la bouche, et n'osais cependant m'opposer au
vieux despote sur la scène qui, à ce qu'on m'apprit plus tard,
était le plus bienveillant des hommes. J'y serais peut-être
malgré tout montée. Mais alors, heureusement— ou malheureuse-
ment selon les vues du destin — le téléphone sonna en arrière
des décors. On cria: " Dullin ! C'est pour toi ! " A moi il
cria: " Un moment ! Je reviens. " Deux autres acteurs, sur la
scène, se trouvaient à me tourner le dos. Dans le lit il restait
apparemment
quelqu'un,
mais tranquille pour l'heure,
une femme
à ce que je crus comprendre,
et
qui disait
seulement, de temps à
autre: " Oh la la ! Oh la la ! " Je jetai un coup d'oeil en
arrière. Personne de ce côté pour me barrer la route. La porte
était même restée ouverte. L'embrasure découpait dans du sombre
un bout de rue tranquille, presque agreste, avec un platane
planté si près du théâtre qu'il y semblait à moitié entré.
Si ma mémoire a si bien retenu cet aperçu de la rue, ce doit être
parce que j'eus une telle envie de m'y retrouver en liberté. Je
commençai à m'en aller à reculons avec mille précautions. Puis,
entendant Dullin-Volpone élever la voix: "Hé oui, c'est ça,
on se rappelle..." je pressai le pas. J'atteignis le seuil.
Je le franchis. En fait, il me faut en convenir, je pris la
fuite.
Je pense même avoir couru un bout de chemin comme si
j'étais en danger d'être rattrapée. Enfin, je me calmai. Mais
ce fut pour saisir que, si je l'avais échappé belle, je n'é-
chappais pas à mon jugement sur moi-même qui se fit cinglant.
Et maintenant c'était pour le fuir que je continuai à mar-
cher devant moi pendant des heures sans trop savoir où j'allais.
Quand madame Jouve, inquiète de me voir revenir si tard, me
demanda où j'avais bien pu errer,
je ne sus
le
que
dire
. Le mon-
de avait été absent de moi comme je m'étais absentée de lui.
Cet état où je devais retomber assez souvent dans ma vie—alors
que l'on court pour se perdre ou se trouver
,
— devient si
intolérable qu'il finit, je suppose, par engourdir l'esprit,
en sorte que nous ne sommes plus qu'à demi conscients de ce qui
nous entoure.
C'est ainsi que je reviens de chez Dullin, ne soufflant
mot de mon aventure, à propos de laquelle
,
personne, à voir mon
visage, n'osa me questionner. Et moi-même pendant longtemps
essayai de me faire accroire qu'elle n'avait pas eu lieu.
Le lendemain,
je repris mes courses,
toujours au ha-
sard,
sard,
à travers Paris
. Il me fallait me rendre à l'évidence que
je ne m'étais pas enfuie de l'Atelier uniquement par peur d'avoir
à monter sur scène pour jouer la pantomime. Quelque chose de
plus fort m'avait pour ainsi dire prise aux épaules et proje-
tée dehors comme pour échapper à un destin qui ne me convenait
pas... à une route qui ne pouvait être la mienne.
Mais alors
que faisais-je à Paris,
?
si le théâtre n'était pas ma voie?
Je marchais, je marchais. Je crois avoir alors découvert qu'une
certaine solitude s'accom
m
ode mieux d'être laissée à elle-même
qu'entourée de conseils et de consolation
s
. Dans la foule étran-
gère
je disparaissais
pour ainsi dire
avec mon mal
qui avait
affaire à ce que je devais accomplir dans la vie et dont je
ne savais plus du tout ce que c'était. Je traversais des quar-
tiers entiers de Paris avec le sentiment de n'avoir rien en-
tendu, rein vu, enfermée, au milieu de la densité humaine,
dans une sorte de vide que j'entretenais de mon mieux, car
ouvert il eût laissé entrer en moi une détresse trop grande. Des
années plus tard, il me reviendrait pourtant de ces journées
errantes mille souvenirs d'intonation
s
, de bruits, d'odeurs.
Je reverrais avec précision une enseigne à tel coin de rue, la
silhouette d'un tavernier apparu sur le seuil de son bistrot,
le béret enfoncé sur le front . J'avais le don de capter à mon
insu, aveuglément si l'on peut dire, des détails qui me seraient
plus tard utiles, mais je n'en savais rien encore, pensant
seulement que j'é
é
tais venue perdre mon temps à Paris— alors
que c'est en le perdant qu'il m'a souvent été
é
en fin de compte
le plus profitable, mais cela non plus je ne le savais pas et
je m'adressais à moi-même d'amers reproches.
Et pourtant ! Une de ces longues marches m'avait con-
duite jusqu'à je ne sais plus quelle rue où, en levant les
yeux sur les affiches d'un petit théâtre, je rencontrai le
beau regard apitoyé de Ludmilla Pito
ë
ff et m'arrêtai pour le con-
templer. Je croyais voir, au fond des yeux qui me rendaient
mon regard, un peu tristes comme ceux des êtres qui connaissent
bien la vie, une sympathie pour moi comme d'instinct j'en éprou-
vais pour elle. Tout à coup, je n'étais plus aussi ridicule avec
mon indécision, mes tergiversations, le manque de clarté sur
moi-même et l'impossibilité de saisir ce que je voulais. Les
grands yeux quelque peu désolés de Ludmilla Pito
ë
ff me disaient
qu'elle-même avait connu pareille confusion, qu'aucun être
n'est à jamais assuré de ne pas s'y trouver.
L'affiche annonçait
La
Mouette
de Tchekhov. Je connais-
sais Tch^
e
khov pour ses nouvelles admirables,
la Steppe
particu-
lièrement. Par ailleurs, je n'avais jamais entendu parler de
s
Pito
ë
ff.
Etait-ce le soir ou en matiné
é
e? Je n'en suis pas sûre,
quoiqu'il me semble
me souvenir
de
d'un
d'un
feuillage clair
s'agitant
doucement non loin du beau visage de l'affiche, mais peut-être
que je confonds bruissement et couleur.
En tout cas, c'était heure de spectacle quand je sur-
vins comme amenée par la main à ce petit théâtre accueillant.
J'entrai. J'achetai mon billet. Je m'assis parmi une foule clair-
semée. Autant j'étais entrée défiante au théâtre Dullin, autant
je me sentais ici à l'aise. Le rideau s'écarta. Et je fus dans
le ravissement.
Cette femme, cette Ludmilla, elle ne semblait pas être
quelqu'un qui joue un rôle sur scène, qui interprète un per-
sonnage. Elle
était
la
Mouette
elle-même venue, sous nos
yeux, subir la fatalité de sa vie. Lui, Georges Pito
ë
ff, avec
sa voix brisée, son masque usé, il était tout simplement un
homme russe, et même de n'importe quel pays, un homme tout
court choisi comme au hasard dans les rangs surpeuplés de la
monotonie quotidienne. En fait, c'était le quotidien qui pre-
nait vie comme jamais ici, s'animait,
se révéla
n
i
t plus puissa
n
nt
que le drame à grands éclats, car infiniment plus près de nous
sans doute. Les mots qui l'exprimaient n'étaient ni gonflés ni
soufflés, ils ne paraissaient même pas recherchés, encore qu'ils
dussent l'être pour parvenir à un si juste accent de l'usuel.
C'étaient les mots, on aurait dit
,
de la maison de chacun, en
un jour pareil aux autres, entrecoupés de soupirs et de silences
exactement comme dans notre vie où un regard s'échappant par la
fenêtre, vers le lointain, en dit tout à coup plus long que les
dialogues. Que je trouvai beau, dès que je l'entendis, ce ton
du vrai, que ce fût dans la vie ou au thé
é
âtre— mais peut-être
plus encore au théâtre qui nous apprend à mieux regarder la
vie percée à jour, mise à nu sous nos yeux ! Je sentais expri-
mé
comme
je n'aurai
s
su le faire
moi-même
mon propre ennui,
mon dépaysement presque constant où que je fusse dans le monde,
cette ignorance où l'on est
vis-à-vis de soi
-même
, le tout bai-
gnant comme en un léger brouillard de larmes, non vraiment a-
mères, plutôt presque douces, malgré tout. Il m'en venait d'ailleurs
justement aux yeux. Elles provenaient, je suppose, de l'étran-
ge bonheur qui nous possède à nous entendre dire si bien ce
que l'on est.
A un moment, comme l'on fait souvent
,
lorsqu'on est
ému et cherche d'instinct autour de soi un regard avec lequel
partager une impression, je me tournai à demi vers mon voisin,
un jeune homme à l'air un peu timide. Il avait également les
yeux
[s']
mouillés. Nos regards se sont liés. Nous nous sommes con-
fié l'un à l'autre: "Que c'est beau ! " Et la joie qui
nous é-
touffait peut-être également
l'un et l'autre
dans l'ombre et
le silence a paru maintenant nous libérer et nous élever dans
une sorte de lumière.
A plusieurs reprises, au cours du spectacle, nous nous
sommes fait part de notre sentiment, d'un mot murmuré ou sim-
plement d'un regard.
— Ainsi est la vie de la plupart, m'a-t-il dit, sans
éclat, sans bruit, sans beaucoup de mots, s'exhalant plutôt à
mi-voix. C'est le grand mérite de Tchekhov d'avoir donné vie à
des êtres qui se détachent à peine du grand ensemble des hommes.
A l'entracte, nous étions sortis et avions fait quelques
pas ensemble sur le trottoir, devant le théâtre. Et voici que
je sais
,
sans plus de doute possible
,
que c'était l'après-midi,
car je revois tout à coup distinctement l'arbre au bout de la
courte rue dont j'ai entendu si longtemps le bruissement dans mon
souvenir. Mais toujours ces singuliers trous dans ma mémoire !
Par exemple, je ne revois guère le visage du jeune homme, mais
je l'entends très bien, toujours à côté de moi, qui parle d'une
voix s'accordant à nos pas un peu hésitants.
Il venait de quelque village de l'Ardèche poursuivre à
la Sorbonne des études en Lettres. Il s'acclimatait mal à Paris.
Il s'y était senti absolument seul jusqu'à maintenant où dans
l'univers de Tchekhov il s'était reconnu comme dans sa patrie.
Je lui parlai alors un peu de Saint-Boniface et comment,
si longtemps, là-bas, j'avais rêvé de venir à Paris, ne sachant
plus maintenant du tout pourquoi, et m'ayant à cause de cela
prise en gri
pp
e.
— Cela arrive pourtant à tous, me dit-il.
Une sonnerie éclata, nous rappelant à nos places. La
lumière s'éteignit. La douce magie de ce qu'il y a pourtant
de plus quotidien nous enveloppa de nouveau. Plusieurs fois
encore, dans l'ombre, nous nous sommes cherchés des yeux, tan-
tôt humides,
tantôt brillants
d'une
de la
beauté perçu
. Cet étranger
près de moi, pendant deux heures et demi
e
,
me devint plus proche
que presque tous les êtres que j'avais connus jusque-là. Ai-je
pour lui aussi,dans sa solitude, été quelqu'un de miraculeuse-
ment proche? Il y eut une autre courte interruption du specta-
cle pendant laquelle nous avons repris notre conversation.
— Comment se fait-t-il, ai-je remarqué, qu'une voix triste
au fond comme celle de Tchekhov nous devienne si consolante?
— C'est qu'elle dit la vérité, murmura-t-il, et la vérité,
même triste, même dure, est toujours plus consolante à entendre
que le mirage ou le mensonge.
A la sortie, nous avons fait ensemble quelques pas en-
core parmi une petite foule qui se dispersa vite.
Il me disait, la tête penchée vers l'épaule:
— C'est ainsi que l'on devrait écrire, ni plus haut ni
plus bas. T^
c
c
hekhov a trouvé le juste ton de l'âme. Tous ses
mots partent de l'élément sensible de l'être. Il
n'
y en
a
aucun
qui soit prétentieux. Aucun de faux.
— Y arriver ne doit pas être facile, dis-je. Et comment
se fait-il que de dire vrai est ce qu'il y a de plus difficile
au monde?
— C'est exact. On a tendance, tous, quand on se met à
écrire, à gonfler la voix, à faire de l'épate, à devenir em-
prunté. Le ton juste... il faut peut-être l'avoir cherché toute
sa vie pour le trouver à la toute fin...
A ce moment-là nos mains s'élevèrent en un geste timi-
de comme pour se joindre peut-être. Mais un passant survint
qui se fraya un chemin entre nous, nous écartant l'un de l'autre.
Nous arrivions à l'arrêt de mon autobus. Lui allait
continuer à pied vers sa "taule" non loin. Lorsque je m'arrê-
tai, il hésita un moment et parut sur le point de me proposer
quelque chose... peut-être simplement de marcher encore avec
?
lui dans la nuit qui venait
tout
e
en douceur, et je ne dési-
rais rien autant, mais il souleva son chapeau, me souhaita
bonne chance à Paris et dans la vie... puis s'éloigna comme à
regret. Il s'arrêta pourtant un peu plus loin, tourna la tête
vers moi dont ce n'était pas encore le tour de monter derrière
les autres dans l'autobus. Nos regards se lièrent une dernière
fois. Trop timide sans doute pour revenir sur ses pas, il m'a-
dressa une sorte de salut de la main auquel je répondis par un
geste tout aussi attristé. Il se remit en marche et disparut
bientôt parmi les autres humains. On eût dit que Tchekhov, en
nous rapprochant, nous avait jeté le même sort qu'à tant de ses
personnages, velléitaires, perdus d'indécision, incapables d'al-
ler franchement l'un vers l'autre dans l'élan qui les libérerait.
Paris, pour un rien,
un jour m'égratigna
i
n
t
, le lende-
main, pour un rien aussi, parce que la belle saison s'attardait,
parce que le ciel était doux, me faisant patte douce, je ne sa-
vais jamais où j'en étais avec cette
ville — chat
ville-chat
comme l'a si
bien appelé
e
Ione
ir
sc
c
o. A l'heure où j'avais encore sur le coeur
une rebuffade, il me désarmait par le sourire édenté d'une
vieille femme en pantoufles
ou
par
la vue de tant de fleurs
partout
à l'éta-
lage
,
partout
. A l'heure où, attendrie, j'allais me croire heureu-
se, j'attrapais une de ces soudaines remontrances comme savent
si bien en servir tant de Parisiens.
Pourtant je ne peux oublier que c'est à Paris que je
reçus la première révélation importante sur moi-même et qui ne
devait jamais tout à fait s'effacer de ma mémoire.
Rien ne m'y disposait ce jour-là. Je revenais, sans joie,
dans un autobus bondé. C'était l'heure de pointe. Accablé de fa-
tigue, le petit peuple de Paris se pressait en colonnes lasses
ou
en
petits
paquets agglutinés
à presque tous les arrêts. J'a-
vais suivi le conseil de ma payse et pris, à la machine distri-
butrice, mon ticket de préséance— je ne sais toujours pas si
ce n'est pas plutôt "priorité" qu'il faut dire, mais préséan-
ce me paraît si bien convenir que je ne peux m'empêcher de le
e
préférer. Mon ticket à la main, je m'étais aussitôt aperçu
e
que
je me trouvais du mauvais côté de la rue, mon autobus arrivant
justement à l'arrêt en face. Une foule dense s'y débattait, cha-
cun criant un numéro en réponse au contrôleur qui criait, de son
côté, de
la plateforme: numéro .
!
?
c
C
haque fois
que je voyais se
reproduire sous mes yeux cette scène invraisemblable, le con-
trôleur appelé
é
à jouer un rôle d'arbitre, de justicier, de ser-
monneur, les gens excé
é
dés se départageant entre femmes encein-
tes, invalides de guerre, femmes accompagné
é
es de jeunes enfants,
vieillards sans soutiens et quelques indemnes, j'étais ahurie,
mais plangée aussi dans une sorte d'admiration que ce fût tous
les jours, à cent endroits à la fois
,
cour de justice à Paris,
sans pour autant, bien sûr, que le service en fût amélioré.
Sans songer plus loin, je bondis à travers la rue pour
me trouver dans la petite foule harassée. Le contrôleur cria:
" Soixante-huit... Y a-t-il quelqu'un avant? " A quoi une
voix faible, tâchant de se faire entendre d'en arrière, ré-
pondit: "Soixante-cinq." — "Soixante-cinq," reprit le contrô-
leur. Alors partit
mon cri triomphal
ement
, sûre que j'étais
pour une fois d'être gagnante: "Dix-sept !"—"Dix-sept !
"
s'exlama le crontrôleur. Faites place
M'sieu-Dame
—
M
'
'
sieur Dame
. Avancez,
le dix-sept." La foule, impressionnée, s'écarta pour me livrer
passage comme aux éclopés et aux jambes-de-bois. j'avais droit
à la dernière place disponible, mais dans la foule debout qui
se tenait sur la plateforme. Le contrôleur remit en place la
cordelière qui fermait l'ouverture arrière et destinée, j'ima-
gine, à nous empêcher, aux virages, de rouler dans la rue. In-
trigué tout à coup, il tendit la main et me prit mon ticket.
"Ah, ça, par exemple ! s'écria-t-il, indigné à s'en étouffer,
j'aurais dû m'en douter !" Et prenant les autres à témoin, il
leur dit de moi: "On se croit malin. On va prendre son ticket
de l'autre côté de la rue où il n'y a pas un chat, puis on vient
se mêler à la foule d'en face. C'est justice, ça ?
»
demanda-t-il
aux gens qui me jetèrent un vague regard désapprobateur pour
m'abandonner aussitôt à mon sort. Il s'en prit alors à moi
directement: " Vous mériteriez que l'on vous fasse descendre,
la petite dame. Si jamais vous recommencez, ça ne se passera
pas aussi facilement, dites-
vous
-
le
bien." J'avais beau essayer
de disparaître parmi l'entassement humain, il me repérait du
regard et continuait: "On commence par prendre un jour la place
d'une mère de famille pressée de rentrer préparer la soupe,
et demain..." A ma profonde surprise, comme je levais sur lui
un regard de supplication, il m'adressa un clin d'oeil, et pour-
suivit sur le même ton indigné: ... "et demain la place d'un
héros de la patrie..." Dos las, épaules emmêlées, regard absent,
les voyageurs ne faisaient pas plus de cas de ses remontrances
que du bourdonnement d'une mouche. Il finit par s'en lasser
lui-même et eut presque l'air de partir en rêve, un moment,
comme il apercevait un pan de ciel loin en arrière de l'auto-
bus.
Toute cette petite scène, depuis ma traversée de la rue
à la course,
qui
avait peut-être duré
e
trois ou quatre minutes,
,
mais
elle
m'avait paru longue
à n'en plus finir
. Elle
et
m'avait laissé
e
les
nerfs en boule
. Peu à peu, pourtant, je me sentais commencer
à m'apaiser,
au roulement
sans doute
de l'autobus
, et peut-être
gagnée par contagion à la somnolence de mes voisins dont quel-
ques-uns, on aurait pu le croire, dormaient debout, les yeux
toujours ouverts
,
mais vides de pensée.
Nous arrivions à la Place de la Concorde. J'étirai le
cou et tâchai, entre les épaules et les têtes rapproché
é
es
d'en capter au moins un aperçu. Cette noble place m'était
devenue ce que Paris avait pour moi de plus précieux. C'était
un peu de ma plaine natale redonnée à mon
âme qui
s'apercevait
découvrait
ici s'en être languie infiniment. Son ampleur au coeur de la
ville resserrée m'était sujet d'aise toujours. Tout à coup je
respirais à fond. Peut-être ce grand espace libre l'était-il
d'autant plus qu'il se trouvait contenu entre l
d
es oeuvres
de pierre
s
. Jamais je ne l'avais traversée sans me mettre
à rêver d'y voir prendre et tournoyer une des tourmentes de nei-
ge
s
de mon pays. J'imaginais combien il serait beau d'y voir
le déroulement de la blanche fureur.
Entre des profils serré
é
s, j'en saisis l'échappée mer-
veilleuse. Puis, l'autobus prenant un virage rapide où
nous ne
fûmes retenus de nous
aller nous
frapper
les uns contre les autres
que par la densité de notre groupe, j'eus une vision fugitive
du Jardin des Tuileries. Si brève, elle m'avait pourtant révé
é
-
lé le bassin autour duquel jouait des enfants, l'impeccable
alignement des marronni
ère
e
e
rs
à tête ronde et, tout au fond de la
longue perspective, un ciel rouge flamme la prolongeant indé-
finiment, tout comme les flamboyants couchers de soleil, au
fond de la ruelle, derrière notre maison de la rue Deschambault,
lorsque j'étais enfant, m'ouvraient un passage qui me paraissait
atteindre à la limite du monde. Je fus même touchée au visage
par un de ces rayons incandescents du lointain horizon. Mon
émotion fut si vive que je me tournai de tous côtés pour en
retrouver des reflets sur les visages qui m'entouraient, ou-
bliant qu'un instant auparavant j'avais été parmi eux comme une
pestiféré
é
e. Je ne vis que mines lasses et mornes, absorbé
e
s
par des soucis ou les mauvaises nouvelles d'un journal déployé.
Personne que moi n'avait apparemment entrevu la glorieuse en-
filade au moment de son embrasement. J'eus le sentiment que
c'é
é
tait à moi, l'étrangère de coeur avide,
que la ville
pendant ce moment
s'était
livrée
pendant ce moment
livrée
plutôt qu'à ses habitants au regard
usé. Et je restai sans savoir que faire de mon émerveillement.
Combien de fois m'en viendrait-il encore, d'inutile si l'on peut
dire, avant que je n'apprenne le moyen de le faire passer en
d'autres êtres.
!
Ce que je ne peux oublier
,
c'est que ce fut très certai-
nement le beau Jardin de Paris, illuminé comme par un soleil
venu droit de mes Prairies,
qui
qui
qu'
illumina en moi-même le don du
regard, que je ne me connaissais pas encore véritablement,
et l'infinie nostalgie de savoir un jour en faire quelque chose.
Après ma mésaventure chez Dullin, que j'aie pu encore
me croire faite pour le théâtre et tenter en ce sens d'autres
démarches, je n'arrive pas à le croire.
!
Il faut que j'aie eu
l'entendement bien dur. Ou alors j'obéissais à un obscur comman-
dement de me fermer les portes de ce côté, m'obligeant à trou-
ver enfin la bonne direction. Quoi qu'il en soit, peu après
mon enivrante matinée de Tchekhov, j'écrivis à Ludmilla Pito
ë
ff
une longue lettre un peu folle comme celles que je reçois assez
souvent aujourd'hui de jeunes gens dé
é
semparés qui ne savent pas
trop ce qu'ils attendent d'eux-mêmes et de la vie. J'y jetai
pêle-mêle ma na
ï
ve admiration pour son talent, le sentiment
de mon propre désarroi, l'incertitude qui m'habitait, enfin une
sorte d'appel au secours. Sans doute l'effort déployé dut me
guérir pour toujours de ce genre de lettres, car je ne me rappel-
le pas avoir ensuite jamais écrit à un étranger pour en recevoir
mon salut.
Ma lettre faite, tellement je craignais, je suppose, si
je m'accordais un moment de réflexion, de la mettre en pièces,
je courus la porter au théâtre, la laissant aux mains de la
caissière. Celle-ci m'ayant demandé si je voulais attendre
une réponse, madame Pito
ë
ff se trouvant justement sur les lieux,
je fis désespérement signe que non et m'enfuis presque aussi vite
que de chez Dullin. Qu'est-ce que je craignais donc le plus? Un
refus? u
U
ne invitation?
Maintenant que je me comprends un peu mieux, je crois
apercevoir que j'espérais plutôt un refus—ou le silence— qui
m'aurait mise à l'abris de toute autre tentative du genre, m'as-
surant que j'avais tenté tout ce qui était possible et que, si
j'échouais, ce
n'était
ne serait
pas de mon fait
mais à cause de circons-
tances adverses. En somme, pour décider de mon sort, je m'en
remettais à la fatalité, faiblesse de ma nature
qui a
trop souvent
reparu
trop souvent
au cours de ma vie.
Ma lettre déposée et moi-même repartie à la course,
j'avais erré, cette fois encore, à droite et à gauche, tou-
jours plongée dans cette incertitude qui me torturait les nerfs.
Comme tant de fois déjà, j'aboutis au Jardin du Luxembourg,
non loin d'ailleurs de ma pension. A bout de fatigue, je m'y
asseyais souvent parmi les vieilles tricoteuses occupant jour
après jour les mêmes chaises et les enfants que je voyais
aussi jour après jour absorbés à lancer sur l'eau du bassin
leurs frêles bateaux de papier. Cette halte de tranquillité, au
coeur de la ville si nerveuse, me calmait presque toujours. Mais
cette fois il n'y eut rien pour m'apaiser.
Dès que je mis le pied dans l'apartement, madame Jouve
se précipita à ma rencontre, toute surexcité
é
e.
— Mais où étiez-vous? On vous cherche depuis des heures.
La secrétaire particulière de madame Pito
ë
ff a appelé deux fois.
Elle a fini par transmettre le message que j'ai griffonné ici,
tiens
,
,
sur un bout de papier... Demain, à l'heure de la répéti-
tion, vous devez vous présenter à ce théâtre. Madame Pito
ë
ff vous
recevra.
Etais-je contente? Inquiète? Je ne sais plus trop.
Le lendemain, j'arrivai
qu
au
théâtre des Pito
ë
ff dans
une bien curieuse disposition, éblouie par le fait que madame
Ludmilla voulait bien me recevoir, par ailleurs tourmentée à
l'idée de ce qu'il faudrait bien me résoudre à lui avouer.
Elle était en pleine répétition de
la Sauvage
d'Anouilh,
auteur qu'elle joua beaucoup aussi, je crois. Dès qu'on lui
eut fait savoir que j'étais là, elle interrompit la répétition
—on
n'
en était encore qu'à la lecture— descendit du plateau et
vint me rejoindre,
.
qui
Je
m'était
s
assise
au milieu de la salle vide.
Elle prit le siège voisin en me souriant. Dans la pénombre je
vis son visage délicat et menu scruter le mien. Ma lettre, me
dit-elle, l'avait fort émue. Elle avait aussi touché Georges.
Tous deux, en la relisant la veille, s'étaient sentis pris
d'amitié pour ces petites colonies de langue française, au fond
du lointain Canada, où l'on se débattait encore si fort pour ne
pas laisser mourir le lien fragile les unissant quelque peu
avec la France. Ils étaient donc disposés à m'aider, à me
guider, si je le désirais, mais ils ne prenaient pas d'élè-
ves. Cependant, ils étaient prêts à me permettre d'assister
autant que je le voudrais aux répétitions, m'initiant ainsi
du moins, peu à peu, à la manière de monter une pièce de thé-
âtre. Cela me serait-il quelque peu utile? Est-ce que je pen-
sais en tirer du profit?
Il y eut un silence embarrassé de ma part. Madame Pito
ë
ff
me demanda alors ce que je voulais au juste.
Au juste ! Là était bien le tourment. Plus j'allais,
moins il me semblait le savoir. Même au moment où avec tant
de bonté madame Ludmilla m'avait fait une offre rare dans le
milieu, j'avais été terrassé
e
par la souffrance de ne pas encore
voir si je devais oui ou non l'accepter.
Elle
Dans l'ombre, elle
dut voir sur
mon visage
dans l'ombre
un peu de cette peine si dure que l'on
éprouve à ne voir s'ouvrir aucune route devant soi—alors qu'on
est si courageux quand on l'aperçoit, même si elle se révèle
ardue— car elle tendit la main vers la mienne qu'elle serra
doucement dans un mouvement de sympathie.
— Pauvre enfant ! Bien sûr que vous ne le savez pas !
Et comment le pourriez-vous, tout juste arrivée de votre loin-
tain Saint-Boniface pour tomber dans Paris bouillonnant !
Moi-même, je m'y suis sentie si longtemps perdue. Perdue...
perdue... murmura-t-elle plaintivement comme si jamais elle
n'en oublierait l'horreur. Et même encore, maintenant, si
ce n'était de Georges, des enfants !...
Elle rêva un moment, je pense, à de dures traverses,
mais franchies à deux en s'épaulant l'un l'autre. Puis revint
à sa proposition:
— Venez toujours, en attendant, aux répétitions. Elles
peuvent vous aider à mieux cerner ce que vous voulez sans le
savoir encore. Croyez-moi, vous verrez votre route s'éclaircir
petit à petit devant vous.
Dans cet espoir qu'elle m'avait quelque peu communiqué
e
de voir enfin une route s'éclairer devant moi, je vins aux ré-
pétitions...huit, dix, douze fois, je ne sais plus trop. J'y
fus assidu[s]
e
les premi
è
rs jour
s
en tout cas.
Je m'asseyais toujours à peu près à la même place au
milieu de la salle vide. Je voyais les acteurs aller et venir
sur la scène tout en lisant dans un petit cahier que chacun
avait à la main
,
les répliques et sans doute les mouvements à
éxécuter. De temps en temps, j'entendais Georges reprendre
Ludmilla. "Non, mon petit, pas ainsi. Ecoute, il faut te pé-
nétrer davantage du personnage..." J'avais beau faire effort
pour tout suivre et m'y intéresser, la tristesse me gagnait.
La tristesse que m'a
o
toujours inspirée une salle de théâtre
presque déserte, alors que les acteurs en costume
s
de ville
vont à tâtons à la recherche des personnages et qu'apparaissent
au grand jour les ficelles, les rouages, toute la mécanique
impitoyable de la pièce.
Pourtant
j
J
amais un brouillon
d'écri-
ture même très gauche que j'écrirais un peu plus tard
ne
m'appor-
terait ce même sentiment d'effroyable tristesse—peut-être
parce que, au fond, il y a tellement moins de mécanique dans
la narration qu'au théâtre, ou alors c'est que cette mécanique
est d'une autre nature, beaucoup plus subtile, passant comme
inaperçue. Ce qui m'accablait surtout, c'était de constater
combien l'envers pour ainsi dire de ce qui m'avait paru grisant
et convaincant se révélait plein d'astuce. Je me disais que
même Tchekhov, démonté ainsi, vu au ralenti, pourrait bien
m'être moins cher, et j'en é
e
prouvais de l'épouvante.
Un jour, je manquai la répétition puis le surlendemain
encore, pour aller m'asseoir plutôt auprès de mes vieilles
tricoteuses du Luxembourg, que j'écoutais avec grand soulagement
causer entre elles de choses quotidiennes. Plus je fréquentais
le théâtre, et plus m'attirait
e
nt
la simple vie banale des gens
et leur langage si plein de riches trouvailles toutes palpi-
tantes de réalité. Sans trop m'en rendre compte, je me rappro-
chais de ce qui allait être ma véritable, ma seule école.
Je manquai une autre répétition. Ensuite, j'eu
e
s hon-
te de me retrouver devant Ludmilla. Je sortais aux mêmes heu-
res pour faire croire que j'allais toujours à mes répétitions
et me soustraire aux reproches de madame Jouve. Mais c'était
pour me remettre à errer sans but à travers la ville. Sans but?
Peut-être pas tout à fait, puisque, sans l'avoir décidé mais
de mieux en mieux
,
je prêtais l'oreille de porte en porte, de
chaise en chaise, aux voix qui racontent la vie.
Mais je ne
voyais toujours pas
ma route
au
devant moi s'éclairer.
m
a route.
L'automne avait été radieux à Paris. Du moins, j'avais
eu cela: un temps doux, un ciel tendre, des rayons de soleil
tiède me tenant compagnie. Mon petit tailleur beige avec la
cape appareillée, en doux lainage, que je jetais sur mes épau-
les aux heures plus fraîches, avai
t
ent
suffi jusque-là pour
mes trottes
de
d[u]
du
jour et du soir. Mais voici qu'à la fin d'oc-
tobre le temps se mit au froid, et je descendis au sous-sol
chercher dans ma malle mon manteau trois-quart
s
en lapin trai-
té à prendre allure de loutre. Me rappelant les ennuis de mi-
nuterie éprouvés à ma première descente sous terre, j'avais
emprunté à madame Jouve une lampe de poche. Il peut paraître
étrange que, ma malle abandonnée avec tant d'inquiétude seule
en son cachot, j'aie ensuite pu laisser passer six semaines
sans venir m'assurer qu'elle était toujours là. Mais c'est
ainsi. La nécessité d'apprendre à me débrouiller à Paris, l'in-
certitude où j'étais toujours quant au choix de mes études,
le cruel sentiment me venant souvent que je n'avais pas de
talent et m'étais leurrée en espérant une vie agrandie, m'a-
vaient possédée jusqu'à me soustraire à tous autres tracas.
J'allais le long du corridor de terre battue, le feu
de ma lampe
[m]
n
'éclairant qu'à faible distance devant moi.
Cette
fois,
c'était
ce fut
le silence
de ces caves qui m'atteignit le plus,
si complet que je m'entendais respirer. J'arrivai devant la case
de rangement de madame Jouve. Aussitôt me sauta aux yeux la
catastrophe: le cadenas à demi arraché, la porte en grillage
grande ouverte. Et, à l'intérieur, rien ! Je reculai. Je
m'assurai que j'étais bien parvenue au bon numéro. Pas de
doute possible! Ma malle m'avait bel et bien été volée.
Je remontai précipitamment, relançai madame Jouve au
milieu d'une leçon de français peut-être, et lui apprit la
nouvelle sur un ton surexcité que tous dans l'appartement
auraient pu entene
d
re. Elle m'attira à l'écart, me priant de
parler bas afin de ne pas inquiéter d'autres pensionnaires, de
tâcher de me calmer, mais elle alla tout de même prendre son
manteau pour m'accompagner aussitôt au commissariat de police.
Et nous voici roulant dans l'autobus,madame Jouve
me redemandant encore et encore: "Vous êtes bien sûre, au
moins
,
,
d'avoir trouvé la porte ouverte? Que c'est votre malle
qui a disparu?"
L'agent qui nous reçut, après avoir entendu madame Jou-
ve lui exposer l'objet de notre visite, me tendit une très
longue feuille de papier, une plume à l'ancienne, m'invita
à m'asseoir à
une
longue
table nue
et me signifia:
— Mademoiselle, inscrivez sur ce papier la liste entière
des objets contenus dans la malle que vous déclarez vous avoir
été volée.
— La liste de tout ce qu'il y avait dans ma malle !
m'écriai-je dans le désarroi le plus grand. Mais c'est im-
possible !
Ç
a me prendrait des heures et des heures rien que
pour tâcher de m'en souvenir.
— En autant que possible, me rappela-t-il à l'ordre sé- vèrement.
Je m'assis, comme les suspects à l'interrogatoire,
sous
une
faible
ampoule
nue
qui pendait du plafond au bout de son fil.
A cette longue table d'accusés, avec une mauvaise plume grif-
fant le papier, je me pris à écrire: un manteau en lapin teint
,[illis.]
brun doré, un tailleur bleu marin
e
à boutons argentés, deux
paires de souliers, des bruns, des bleus pour accompagner le
costume bleu
marin
e
... Au fur et à mesure que s'allongeait ma
liste, je sentais me gagner une tristesse cette fois presque
sans fond. Elle provenait moins malgré tout, je pense, du
vol de mes vêtements que de les découvrir tout à coup, eux
que j'avais pay
é
r
s
cher
s
pour mes moyens, de petits effets de
pauvre, sans grande valeur,
quoi qu'ils
fussent tout ce que
j'avais possédé.
Pendant que je continuais à écrire, une sorte de que-
relle avait pris entre l'agent et madame Jouve, celui-ci
s'étant mis à écrire de son côté les réponses qu'elle faisait
à ses questions. Il en était à mon adresse et, madame Jouve
ayant répondu: chez moi, au numéro...
— Donc, conclut l'agent, je vous inscris comme logeuse.
— Mais pas du tout, protesta madame Jouve. Je ne suis
pas logeuse.
D'abord je ne prêtai pas tellement attention à l'argu-
ment. Je venais de me souvenir d'un petit col très fin en
satin ivoire pâle que je m'étais acheté pour parer une robe
sombre, un jour que je m'étais peut-être senti le besoin de
commettre une extravagance pour me remonter le moral. Je l'a-
vais payé cher, et maman, tout de suite, en l'examinant, en
avait été convaincue et m'avait demandé d'un ton presque fâché:
"Combien as-tu payé cela? Cher, j'en suis sûre." Je n'osais le
lui avouer, honteuse de m'être montrée dépensière alors qu'elle
avait tant de difficultés à faire marcher la maison. Elle in-
sistait: "Combien?" Enfin, j'avais dit, rabattant un peu le
prix: trois dollars. Maman en était devenue pâle: "Trois dol-
lars ! Alors que j'aurais pu t'en faire un aussi beau pour
moins de la moitié du prix ! "
Le reproche oublié puis retrouvé si vivant tout à coup
dans ma mémoire me tenait, la plume levée, à fixer au loin
un jour malheureux que j'aurais voulu effacer de ma vie, lors-
que je saisis que l'agent et madame Jouve se disputaient tou-
jours.
— Vous logez des gens, et vous n'êtes pas logeuse?
— C'est-à-dire...
Je levai la tête. Madame Jouve était à ce point hostile
à l'expression qu'elle nous priait de bien recommander à nos
correspondants de faire porter sur les lettres qui nous étaient
adresser
és
à la pension la mention: chez madame Jouve.
Je l'entendis se défendre avec énergie:
— Non, monsieur, je ne suis pas logeuse.
— Pourtant, vous venez de me dire que mademoiselle loge
chez vous. Y loge-t-elle ou n'y loge-t-elle pas?
— En un sens, si vous voulez, consentit madame Jouve.
Mais je ne suis pas logeuse. Je m'occupe de ces jeunes filles.
Je les dirige dans leurs études...
— Et vous allez me dire que vous faites tout cela gratui-
tement.
Au milieu de ma propre agitation, j'eus presque pitié de
madame Jouve qui
se débattait
encore
de toutes ses forces
pour
que n'apparaisse pas contre elle, à titre d'occupation, le ter-
me abhorré ! Et je la comprenais. Elle était fière. Elle ga-
gnait courageusement sa vie en donnant beaucoup d'elle-même,
et c'était vrai qu'elle était pour nous infiniment plus qu'une
simple logeuse, mais elle était prise, comme je l'avais été
tant de fois, dans l'impitoyable logique des Français.
— Bien sûr que mes jeunes filles me donnent quelque cho-
se pour la table, pour le loyer, mais ma fonction n'est pas
tellement de les loger que de...
— Mademoiselle, s'adressa-t-il alors à moi, logez-vous
chez madame Jouve?
— J'habite chez madame Jouve.
— Comme chez votre tante, pour rien?
— Pas pour rien... rien... rien...
— Donc vous payez pension, vous logez chez madame Jouve,
et elle est votre logeuse, il n'y a pas en sortir. Qu'est-ce
que vous êtes donc, lui demanda-t-il à elle, sinon une logeuse?
— Ah, mon Dieu ! fit-elle avec une sorte d'amertume en
sourdine, vous pourriez mettre
ex
professeur au lycée,
.
..
titulaire
de la chaire de français à l'université de...
Mais elle se tut, trop blessé
e
pour en dire plus.
— Mettez donc logeuse, monsieur, si vous ne comprenez
pas mieux.
— La question n'est pas de savoir ce que vous avez été,
ou pourriez être, mes excuses, madame, mais d'inscrire votre
occupation actuelle.
Je les laissai à leur dispute qui paraissait ne pas
devoir cesser, et me remis à mon inventaire. Je n'étais plus
sûre à présent d'avoir pris avec moi le col d'ivoire pâle. Je
l'avais peut-être oublié ou laissé malgré tout à la maison.
A la maison ? C'est-à-dire quelque part en arrière de moi.
Mais subitement je pensai à mes médailles, elles, toutes appor-
tées dans ma malle.
Aussitôt s'abolirent les cloisons et le temps. J'étais
bien loin de Paris. Le voyage n'avait pas eu lieu. J'étais en-
core saine et sauve à Saint-Boniface. Je n'avais pas encore
causé de grand chagrin à personne. C'était même des mois avant
mon départ, mais j'avais reçu ma malle longtemps d'avance, et
j'en étais si contente que je ne pouvais me retenir d'y ran-
ger déjà de mes effets. Maman, à la cachette, devait aller voir
de temps à autre ce que j'y mettais. Et voici qu'elle surve-
nait devant moi, tout
e
agitée, l'index levé en accusation.
— Tu vas apporter tes médailles là-bas !
Pour)(quoi
faire?
Qu'est-ce que peuvent te donner tes médailles à Paris? Tu te
les feras voler.
Je tenais tête.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Je ne pouvais évidemment lui avouer le calcul qui
m'était venu à l'esprit: des médailles c'était de l'or, et,
s'il m'arrivait de tomber
,
à Paris
,
dans une grande misère,
je pourrais toujours les vendre et en obtenir de quoi vivre
pendant quelque temps... en attendant...
Elle était revenue cent fois à la charge:
— Laisse
-
les
-
moi pour que j'en prenne soin !
Moi,
tout aussi obstiné
e
,
je
refusais
de chercher à compren-
dre pourquoi elle tenait tellement à les garder.
— Qu'est-ce que ça peut te donner ?
Et voici qu'à l'autre bout du monde, je tenais enfin
la réponse à ma sotte question et n'en revenais pas d'avoir
été si obtuse. Car les médailles perdues,
c'
était perdue la
récompense de maman et perdue aussi, en quelque sorte, la
brillante joie que j'avais été dans sa vie.
Oubliant tout à coup où je me trouvais, je gémis à
voix haute:
— Pourquoi aussi n'ai-je pas laissé mes médailles ?
Aussitôt cessa la dispute entre l'agent et madame
Jouve. Consternés tous deux, ils me regardaient avec une ex-
pression de vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah,
!
mon pauvre petit, me plai-
gnit madame Jouve de tout son coeur.
L'agent, pour sa part, devenu comme un bon
p
è
re
de famille,
me considérait avec une sorte d'amitié attristée. Peut-être
avait-il une fille ayant obtenu des médailles qui faisait
aussi sa fierté... Il me questionna sur un ton de sollicitude
presque familière:
— Des médailles comme qui dirait d'excellence, de bonne
conduite ?...
— Oui, et d'histoire, de littérature et aussi de français...
— De français dans un pays tout anglais ! Voyez-vous ça !
Il faut que mademoiselle aie
t
été forte !
Madame Jouve en remit avec une fierté de moi qui me
plongea plus avant dans le chagrin, accablée comme je l'étais
déjà
par les reproches que je m'adressais.
— Mademoiselle, dit-elle, est restée fidèle, en loitaine
Amérique, à la langue de France avec une constance qui devrait
faire notre admiration.
L'agent s'approcha. Il me posa la main sur l'épaule.
— On va vous les retrouver vos médailles, mademoiselle.
Que j'attrape seulement celui qui vous les a dérobées et il
va lui en cuire !
Le plus fantastique de cette histoire, c'est qu'il allait
en effet mettre la main au collet du voleur —un enfant de
quinze ans— qui, se voyant sur le point d'être pris, en était
à chercher à se débarrasser des médailles en les jetant par
une grille d'égout. Ainsi elles rejoindraient les folles vi-
sions d'aventures souterraines que m'avaient représentées
mes rêves de ma première nuit à Paris, rêves peut-être en
partie suscités par l'abandon de ma malle au fond de son cachot.
L'épilogue, toutefois, je ne l'apprendrais qu'un an
plus tard quand, de retour de Londres, je repasserais par Paris.
Ayant réfléchi à cette affaire, il me vint à l'esprit
que ma malle n'avait pu être sortie de l'immeuble sans que
le
gardien en
eût
ait eu
la
connaissance
. De Jour, lorsque la grille
était ouverte, il ne la quittait pas de l'oeil, posté dans sa
guérite tout à côté. La nuit il en commandait l'ouverture de
sa loge. Je m'en fus donc lui demander s'il n'avait pas vu
quelqu'un sortir ma malle de l'enceinte.
— Votre belle malle d'Amérique ! Jamais de la vie ! Pen-
sez si je l'aurais reconnue ! Il n'y en a pas une seule autre
pareille dans tout le quartier. Elle ne peut pas être sortie
d'ici, mademoiselle.
C'était donc comme je l'avais pensé depuis que j'avais
décidé de faire ma propre enquête. J'empruntai sa lampe à
madame Jouve et descendis au sous-sol. Cent pieds plus loin
peut-être que notre propre case de rangement, dans une autre
case à la porte battante, je découvris ma malle jetée par
terre, la serrure brisée. Les tiroirs en étaient ouverts et
mes effets éparpillés sur le sol. Ils y étaient d'ailleurs
tous,
hors
hormis
mes médailles
et le petit coffret à bijous me venant
de Fernand. Cette perte m'affligea presque autant
,
d'une
certaine
manière
,
que celle de mes médailles. Je remontai, un peu consolée d'a-
voir retrouvé mon manteau de fourrure et quelques autres vê-
tements dont j'avais le plus pressant besoin, et aussi conten-
te sans doute d'avoir été plus expéditive que la police de
Paris—ce qui n'était pas difficile dans le cas de petits
vols comme celui-ci.
Madame Jouve toutefois se montra inquiète de mes dons
de limier. Elle croyait savoir que, ayant signé une plainte
au commissariat, je n'avais pas le droit de rentrer en posses-
sion de mes objets par moi-même retrouvés. Je rouspétai mais
dus bel et bien retourner au commissariat y biffer de ma lis-
te si patiemment dressée tout, au fond, sauf item: médailles en
or
;
et item: coffret à bijoux.
Ainsi ce pauvre petit coffret allait atteindre à une
sorte d'immortalité car, en autant que je sache, il est tou-
jours inscrit sur quelque fiche de la Police de Paris. Je me
fis d'ailleurs vivement reprocher par l'agent en service ce
jour-là d'avoir repris possession de mes affaires sans auto-
risation de la police, ce qui était passible d'une amende,
et surtout, je pense, de l'avoir devancée dans mon enquête
.
sous
terre. Etais-je devenue indifférente ? Ou trop atteinte par mes
propres reproches
?
Les réprimandes de l'agent en tout cas ne
me firent guère mal. Je glissais, je suppose, dans un état
de mélancolie qui me mettait au moins à l'abri des petites
misères. Ce n'était pas le vol de mes médailles qui en était
la vraie cause. Cet incident avait plutôt servi à me faire
prendre conscience d'un malaise en moi qui depuis ma fuite
de chez Dullin allait toujours croissant.
Malgré des moments d'exaltation
s
comme celui de la
transfiguration
à
sous
mes yeux
du Jardin des Tuileries, et dont
[?]
il m'en venait encore quelques-uns, je me sentais de moins en
moins à ma place à Paris. J'y perdais pied. Je croyais voir
que je n'y arriverais à rien de bon. Je commençais à me dire
que je m'étais sans doute trompée de destination. Londres me
serait peut-être plus favorable.
J'y avais passé quelques jours, à mon arrivée, au
temps le plus beau de l'année, en septembre, qui me parais-
sai
t
ent
ent
maintenant avoir été de pur délice. Pilotée par un ami
que j'avais là-bas, un jeune violoniste
,
de grand talent
,
venu
de Winnipeg étudier au Royal Academy of Music, j'avais eu un
aperçu de Londres à en rêver longtemps. Nous avions vu Hyde Park,
les lions de Trafalgae
r
s
S
quare, les Jardins de Keev
w
, poussé
une pointe presqu'à Hampton Court par la Tamise, en
punt
pro-
pulsé à la gaule, rien, en somme, au départ du moins, sortant
de l'itinéraire des touristes, mais,
tout
tant
nos souvenirs et
nos rêves persistants tiennent des premières impressions reçues,
Londres, qui voyait alors si peu souvent la lumière du ciel,
restait dans mon esprit tendrement ensoleillé,
tout ce
que
qu
j
'y
avais visité
baignant à jamais dans une couleur d'enchantement.
Il me semblait voir rayonner le soleil jusque sur les métopes
et vieilles statues assyriennes que m'avait menée voir mon ami
Bohdo
[flèche]
a
n au British Museum.
Après, il est vrai, nous étions entrés plus avant dans
la douce sorcellerie de Londres. Nous avions assisté un soir,
au théâtre en plein air de Regent's Park, à
Tobias and the
Angel
, auquel s'était mêlé le rugissement des fauves, de leurs
cages du zoo tout à côté, et que l'approche d'un orage énervait.
Quelques gouttes de pluie s'étant mises à tomber, aussitôt
avait surgi un marchand qui louait, à un schilling chacune,
de bonnes couvertures de laine dont les gens se couvraient.
Mon
ami
, comme la plupart
en ayant loué une
, nous nous en étions
fait une sorte de tente au-dessus de nos têtes rapprochées.
Et bientôt, presque toute l'assistance, ainsi à l'abri, avait
donné l'impression d'un campement. Cependant que Tobie et un
chien continuaient leurs péri
é
grinations sous une pluie main-
tenant forte qui semblait faire partie de l'oeuvre d'imagina-
tion.
Tout me paraissait à présent avoir été charmant et
plein de grâce durant mon court séjour à Londres. Et puis,
me disais-je, si je dois retourner plus tard au Manitoba
,
comme cela semblait inévitable, il me sera plus profitable
d'avoir étudié à Londres plutôt qu'à Paris. Bohdo
[flèche]
a
n était de cet
avis. Il m'écrivait que je pourrais m'inscrire à Londres à une
école d'art dramatique tout en prenant des cours privés en
français d'un excellent coach dont il s'était in
n
formé à mon
intention. Ayant saisi entre les lignes de mes lettres ré-
centes que je perdais courage, Bohdo
a
n, en bon camarade qu'il
était, faisait de son mieux pour me venir en aide par de judi-
cieux conseils. Et je crois qu'ils pesèrent sur ma décision,
si on peut parler de décision
à mon sujet,
moi
qui, à cette épo-
que
, roulais comme la vague.
Quoi qu'il en soit, j'avais au moins pris celle de re-
tourner à Londres. Madame Jouve chercha de toutes ses forces
à m'en dissuader. Selon elle, je partais à l'heure où je com-
mençais à m'acclimater. C'était pure folie. Je perdais tout mon
acquis. J'allais renoncer alors que mes efforts justement por-
teraient fruit. A rouler continuellement, comme je semblais
m'y abandonner, je n'arriverais à rien.
En un sens, sans doute avait-elle raison, mais dans
un autre, non,
car
,
de
ces tâtonnements
74, de ces allers, de ces
retours, de ces errances, j'ai appris comme je n'aurais appris
d'aucune ligne droite que j'aurais suivi
e
par simple opiniâtreté.
En novembre, par un temps froid, pluvieux et morose
comme m'apparut devoir être ma vie par ma faute, je m'embarquai
sur le traversier Calais-Douvres. Le ciel était bouché. Au-dessus
du petit navire dont l'hélice battait l'eau sombre, des mouettes
invisibles mais proches jetaient leur cri qui di
sen
t si bien
l'angoisse des départs, l'angoisse des arrivées. En un rien de
temps,j'eus perdu de vue les côtes de France. Je pensais n'y
jamais revenir et en avais le coeur infiniment plus affligé
que je n'avais pu l'imaginer.
Ces nombreux séjours que je ferais encore en France,
quelques-uns
parmi les
plus
heureux de ma vie à l'étranger
, l'un
d'eux
,
le meilleur
,
sans doute de tous, dont aujourd'hui enco-
re je retrouve en moi l'empreinte lumineuse, le grand prix lit-
téraire qui en moins de dix ans couronnerait mon premier roman,
les chers amis si fidèles que je me ferais en ce pays, je n'a-
vais pas plus idée de tout cela que j'avais idée en partant
pour la Petite-Poule-d'e
E
au de ce qui allait m'y advenir.
Longtemps
,
j'ai voyagé sans boussole. Mais aussi, pour
la traversée de la vie, que vaut une boussole?
Encore toute secouée par un mal de mer atroce, je mis
pied dans un Londres envahi par le pire fog qui s'était vu
depuis des années. Bohd[o]
a
n m'avait retenu une chambre dans le
quartier populaire de Fulham, rue Wickendon. De nouveau, je
m'en allais vers l'inconnu, mes effets empilés dans la cabi-
ne du taxi, y compris ma malle dont j'avais fait réparer plus
ou moins la serrure. Nous voyagions dans ce qui me paraissait
une tenace nuée opaque de couleur sale. La ville n'était iden-
tifiable qu'à des bruits, si violents en certains quartiers
qu'on ne les distinguait plus les uns des autres, en d'autres
si furtifs qu'ils faisaient penser au pas hésitant d'un aveu-
gle cherchant sa route. Tous allumés,
les
phares d'autos et
des
d'
autobus trouaient à peine l'atmosphère poisseuse de leur
lueur faible et apparemment toujours lointain
e
alors pourtant
que l'on arrivait dessus. Le chauffeur qui avait dû en voir
bien d'autres mit néanmoins plus d'une heure à trouver cette
rue Wickendon. Etrangement, comme nous y arrivions, la nuée
dense s'éclaircit, il s'y fit même une sorte de trouée pen-
dant quelques secondes. J'aperçus comme en rêve une rue aux
maisons identiques, à un étage, de pierre rosâtre, bordées
toutes de ce qui semblait la même haie de houx taillé
,
repor-
tée de maison en maison, et à chaque bay-window
,
pareil au voi-
sin
,
la même plante verte à feuilles grasses. Puis la brume
se referma comme un rideau sur une scène de théâtre. La rue
s'évanouit. Je ne devais pas la revoir avant plus d'une se-
maine.
Bohd[o]
a
n, aidé de ma logeuse, transporta mes effets
dans ma chambre, au premier. Il me montra, tout en l'allumant,
comment fonctionnait mon chauffage au gaz. On glissait un
schilling dans la fente du compteur, on tournait la clé,
on
approchait
du gaz libéré
d'
une alumette
. J'en aurais pour
quelques heures, après quoi il me faudrait verser une autre
pièce dans le compteur, grand avaleur de schillings. Bohd[o]n
an
songea à m'en laisser une dizaine pour le cas où
j'en manque-
rais et
aurais à
souffrir
a
a
is
du froid humide
dont j'aurais, me
dit-il, à me méfier, la gorge faible comme je l'avais. Puis
déjà il était sur le point de partir, mon arrivée tombant
pour lui
,
on ne peut plus mal, car il venait d'être invité
à jouer au Albert and Victoria en solo avec l'orchestre
symphonique de Londres. Il y allait de son avenir et il n'au-
rait pas assez de tout son temps d'ici là pour s'y préparer
en travaillant jour et nuit.
Sur le seuil, il me fit un signe d'amitié.
— Cheerio ! Tout ira bien ici, tu verras. Bad beginnings
always have fine endings.
Il était le courage même. Il était parti de Winnipeg
avec pour tout bien son violon sou[r]
s
le bras. Son passage par
transporteur de bestiaux lui était assuré gratuitement, en re-
tour des soins qu'il donnerait aux bêtes, enfermé avec elles
dans la cale. Aussitôt à Londres, il avait réussi à se faire
employer par un orchestre tzigane qui égayait les dîners d'un
des grands restaurants Lyons. Il passait ses nuits à dérider
des solitaires et le jour à travailler Bach. Quand il eut
vingt-cinq dollars en poche, il alla trouver celui qu'il esti-
mait
le meilleur maître
en
de
violon
à Londres et dont c'était
le prix pour une leçon. Il dit: "Voilà, j'ai de quoi payer
une heure. Mais Dieu sait quand je pourrai m'en accorder une
autre.
!
"
Et voici que moins d'un an plus tard
,
il était sur le
point de signer un contrat avec la BBC pour une émission d'une
heure par semaine.
Pourtant ce jeune homme à la fois frêle et si extraor-
dinairement fort,
ce travailleur acharné,
à ses heures
joyeux comme aucun
,
à ses heures
,
il me semble l'avoir toujours vu sous l'ombre
d'un destin menaçant. Ou est-ce que je reporte sur les souve-
nirs que j'ai de lui le fait de sa mort tragique survenue
pendant la guerre, une bombe ayant éclaté au-dessus de la mai-
son où
il vivait,
en
et
tuant tous les habitants[.]
?
Avant de s'en aller, inquiet de moi qui m'efforçait
s
pourtant de lui paraître calme et contente, il écrivit à la
hâte deux ou trois numéros de téléphone où je pourrais l'attein-
dre en cas d'embarras, et me dit de ne pas me gêner de l'appe-
ler si je devais avoir le moindre ennui.
Je réussis à faire semblant d'être sûre de moi jusqu'au
moment où il partit. Alors, la porte refermée, je me fis l'ef-
fet d'être séquestrée ici,par ma faute d'ailleurs.
J'allai à
l'unique fenêtre qui me
donnait
fai
ai
sait
l'impression de donner peut-être
sur un jardinet
. J'en essuyai la buée, mais, pressé de l'autre
côté de la vitre, le monstrueux brouillard arrêtait complète-
ment la vue. A quelques pas du feu de gaz, je me sentais transie.
Il fallait m'en approcher presque au point de me brûler pour
en recevoir
de
quelque chaleur sur m
l
es mollets
,
alors que
je
le dos me
gelai[s]
t
.
à l'arrière.
Autour de moi le silence était affolant.
Apparemment j'étais seule, dans cette maison inconnue, avec
la logeuse retournée dans sa cuisine et qui ne signalait sa
présence par aucun bruit, même pas celui de ses pas étouffés
par des savates à semelles de feutre. Ai-je jamais connu mai-
son plus affreusement silencieuse ? Rien au dehors ! Rien à
l'intérieur ! Vers le soir, j'entendis rentrer quelqu'un très
doucement
,
puis quelqu'un d'autre peut-être. Des pas glissè-
rent vers des chambres voisines de la mienne. De l'eau coula.
Après, je n'entendis plus rien.
J'avisai près du feu de gaz une petite théière recou-
verte de son tea-cosy. Sur le manteau de la cheminée il y
avait du thé dans une boîte en fer
-
blanc, du sucre dans une
autre et, bien sûr, l'inévitable boîte à biscuits secs, à mo-
tif de chaumière tudo[a]
r
au toit orné de roses grimpantes.
J'allumai un rond à côté du foyer, alimenté lui aussi
au gaz. Une courte flamme jaillit. J'y mis la bouilloire.
Bientôt, au grésillement du gaz répondit le sifflement de
l'eau qui commençait à chauffer. Je me pris à espérer que la
bouilloire allait chanter, signe en ce pays de bonheur à ve-
nir. Elle ne chanta pas. Je bus la première de ces innombra-
bles tasses de thé fadasse que j'allais me préparer à toute
heure du jour pendant des semaines, peut-être pour essayer
de me réchauffer, ou l'âme ou le corps.
Je m'assis par terre au plus près du maigre feu pour
recevoir le peu de secours qu'il offrait. Je me fis l'effet
d'un être humain seul dans sa petite île au milieu d'une mer
blanche , qui n'avait elle-même plus aucun souvenir de riva-
ges connus. Mes pensées n'allaient pas plus loin. Bientôt
il cessa complètement, je pense, de m'en venir. Car il m'est
arrivé dans un isolement trop complet, cernée de trop de silen-
ce, de n'avoir même plus le sentiment de penser, comme si
le pauvre mécanisme de la pensée—qui est quand même toujours
un appel aux autres— s'était bloqué quelque part en moi.
Combien de temps dura cette absence? Une semaine, dix
jours, deux semaines ? Je vivais dans une sorte de léthargie
que je me gardais de rompre par grande peur, j'imagine, si
seulement je bougeais un peu, de laisser entrer en moi une
souffrance proche. Ainsi, tassée contre mon misérable feu
que j'entretenais à coup de schillings, ma peine étrange, sans
nom que je puisse lui donner, m'était à peu près [i]
e
ndurable. Je
ne voyais personne, ne parlais à personne, sauf à ma logeuse
qui, après avoir frappé à ma porte, entrait tôt
,
le matin,
m'apportant
,
à l'heure où jamais de ma vie je n'eus beaucoup
d'appétit, un breakfast incroyable, consistant en une montagne
de toasts— et le reste du pain à trancher moi-même
pour le
cas où ils ne suffis
s
r
aient pas
— un pot de marmelade, un autre
de confiture aux groseilles, des oeufs au bacon, une fricassée
de pommes de terre, ou une omelette ou des oeufs bouillis
ou un hareng frit, mets qui me tournaient le coeur rien qu'à
l'odeur.
Une énorme théière
à contenu
de six tasses
pour le
au
moins
accompagnée d'un grand pot d'eau bouillant
e
[o]
a
chevai
t
ent
d'encom-
brer le plateau que ma logeuse déposait près du lit sur une
petite table. Elle allait à la fenêtre,
entrouv
r
ait
les rideaux,
disait, après un regard sans intérêt sur le dehors: "Still foggy
to day !..." puis repartait. Elle revenait une heure plus tard
chercher le plateau presque toujours intact, commentait briè-
vement, ni sympathique ni réprobatrice: "You don't eat much..."
revenait à l'heure où j'avais faim avec une mince tranche
de jambon, un petit morceau de pain de rien du tout, m'appre-
nant toujours sur son même ton sans vie: "You should learn
to eat a good breakfast, for in London we don't serve much
lunch. Have it your own way !"
Si bien que je finis par apprendre à me faire des
caches, provenant des excès du breakfast, pour l'heure où
j'aurais le goût de manger. J'en eus dans le placard parmi mes
chaussures,
en
derrière
arriè
è
re
e
du foyer,
dans mon lit
même
, et m'aper-
çus bientôt avoir amassé
de quoi manger
pour
toute la journée
. Ma
logeuse, voyant disparus du plateau le pain, le fromage, une
partie des confitures et du beurre, me félicita aussi froide-
ment d'ailleurs qu'elle m'avait blâmée.
— I see
your
[illis.]
you're
eating at lest a sensible breakfast.
Le lendemain elle ajouta
au plateau
du breakfast
un plat de p
a
o
o
rridge et un grand pot de lait.
Je regardais cette femme vêtue de couleurs ternes,
les cheveux pris dans un filet, énonçant d'un même ton sans
chaleur des banalités de jour en jour pareilles et me deman-
dais si elle était véritablement une personne douée d'émotion,
de sens, d'espoir ou
si je n'avais pas affaire
qu'
à une automate.
Mais
moi-même
n'étais-je pas
en train de
le
devenir automate ?
Les chambres autour de la mienne étaient pourtant
occupées, du moins le soir quand rentraient les locataires.
Je guettais des bruits qui me parleraient d'activité humai-
ne. J'entendais tout juste une clé tourner dans la serrure
de la porte d'entrée, des pas presque indistincts dans l'es-
calier, un autre bruit plus léger de clé dans la serrure d'une
chambre, et c'était tout. En pantoufles pour le reste de la
soirée, leur cup of tea faite, les gens autour de moi devaient
se chauffer, chacun pour soi, comme moi-même, à leur triste
petit feu. Je n'en entrevis aucun pendant presque toute une se-
maine.
Il ne fallut pas moins que j'en vienne à manquer de
schillings, mon feu éteint, pour que je trouve l'énergie de
sortir enfin de cette chambre sinistre et me mettre en quête
de ma logeuse.
Or dans cette maison que j'avais pu croire à moitié
morte, voici que j'aboutis à une pièce toute chaleureuse. Un
poêle y ronflait. Il en montait un fumet de boeuf rôti accom-
pagné, dans le four, d'un plat de yorkshire pudding, bien que
ma logeuse eût prétendu ne faire qu'un repas par jour, le
breakfast. Un homme se trouvait là, le mari probablement, dont
la présence me surprit infiniment,
car je n'avais
encore
entendu
encore
aucune
voix d'homme dans cette maison. Elle ne me le
présenta pas. Lui
,
abaissant seulement un peu le journal qu'il
lisait, bien installé près du poêle, me souhaita sur le même
ton de voix
de
que
sa femme,ni chaud ni froid
, absolument imperson-
nel:
— Good evening, miss, et se remit à sa lecture.
— How many schillings do you want ? me demanda la femme.
J'étais descendue avec un billet d'une livre.
— That much, if you can oblige.
— It will last you a good longtime, fut son seul commen-
taire.
Pas tant que ça ! ai-je pensé, tout en regardant avec
envie le bon petit poêle bourré de coke. Mais comme ni l'un
ni l'autre ne m'invitait à m'asseoir même pour un moment, je
remontai dans ma chambre. Dans une ville où j'allais bientôt
découvrir que les gens y sont les plus naturellement obligeants,
cordiaux et loquaces, il avait fallu que je tombe sur ce cou-
ple taciturne et dans cette maison peut-être la plus silencieu-
se de Londres. Que de fois dans ma vie il m'est d'ailleurs
i
arrivé
d'aborder les villes, les choses et les êtres par leur côté
rébarbatif, et cela en un sens fut un bien, car je ne pouvais
aller vers pire mais inévitablement vers mieux. Ainsi j'ai
souvent gardé le bon pour la fin et m'en suis fait
le seul
souvenir qui
compte en définitive
me reste
[illis.]
.
Un soir, je me forçai à sortir. La brume était toujours
aussi dense. Mais je me dis qu'en suivant de près les courtes
haies de houx le long du trottoir, je pourrais parvenir, sans
risque de me perdre, au bout de la rue où je croyais avoir aper-
çu, à mon arrivée, quelques boutiques formant un modeste petit
centre commercial et même une station de l'underground. Les
lueurs des devantures allumées, diluant la brume en une bouillie
un peu plus claire, m'indiquèrent que j'étais arrivée. Je pous-
sai au hasard une porte quelque peu éclairée et me trouvai
à pénétrer dans un des salons-de-thé-pâtisseries de la chaî-
ne ABC et, quoique sans goût pour du thé encore, j'en comman-
dai ainsi qu'une brioche. Du moins, je mangeai dans la com-
pagnie de quelques personnes attablées
,
ça et là, qui causaient
entre elles, et de ce peu de chaleur humaine je ressentis un
tel réconfort que je m'en souviens encore aujourd'hui. Je ré-
pugnai à quitter ce petit restaurant où je me sentais si bien
,
entourée du son de voix humaines et de visages qui me parais-
saient plaisants. Enfin, je fus la seule dans la salle de res-
taurant et pensai que je devais partir. Je ressortis et m'en-
gageai dans la direction d'où je venais. Au bout de quelques
pas
,
sans plus de lumière pour me guider, je compris qu'il allait
m'être impossible de retrouver "ma" maison.
Car
déjà
déjà
toutes pareil-
les
déjà
de jour
avec leurs mêmes jardinets, comment, de nuit,
dans l'épais brouillard, les distinguer l'une de l'autre, si-
non par leur numéro ? Or, placé au-dessus des portes, cha-
cun me restait invisible. Je m'avançais près de l'entrée, scru-
tais la façade, m'élevait
s
sur la pointe des pieds, faisait
s
craquer une allumette. Je n'appercevais qu'un numéro incomplet
ou rien du tout.
J'errai de porte en porte avec le sentiment, comme je
l'avais éprouvé en gare
de
Saint-Lazare, de ne pouvoir sortir
jamais de cette impasse, et elle aussi se présenta à mon esprit
fatigué telle une image de ce qu'allait être ma vie
,
que ce soit
à Paris, que ce soit à Londres ou ailleurs encore.
Soudain, loin à ce qu'il me sembla, mais en fait tout
près, résonna un pas d'homme. Le danger ? Du secours ? Un dé-
trousseur de femmes seules comme on m'avait tellement dit de
m'en méfier par les nuits de brouillard. Mais aussi peut-être
un bon Samaritain ! Je lançai un appel: "Help !" Une voix
répondit: "Coming !"
Presque aussitôt, éclairé par sa puis-
sante
lampe de poche—qu'on
appelait ici torch
e
—
torche électrique
rique
,
surgit un
bobby à bonne figure rougeaude.
— -Lost miss ? And a mean night
'
'
tis to be lost in.
Il avait, en autant que je pusse voir, une physiono-
mie ouverte et avenante. Mais instantanément c'est son lan-
gage qui me frappa le plus, ancien, pittoresque, extrêmement
littéraire, dont je devais avoir bien des fois l'occasion de
m'étonner qu'il se trouvât si souvent, en Angleterre, sur les
lèvres de gens qui pourtant ne devaient pas être grands lec-
teurs ou passionnés de littérature. D'où leur venait
e
nt
donc ces
mots rares, ces termes imagés, cet accent presque Sh
sh
akesp
i
rien
earien
rien
?
J'entendis encore son "mean night" résonner dans la
nuit brumeuse comme
dans une sorte de théâtre de rêve
sous la voûte
[illis.]
basse
d'un théâtre imaginé.
— A mean night to
been
be in
! And all houses being practi-
cally the same,
'
tis hard indeed to find one's own. And what
would your number be, would you know that much, miss?
Oui, cela du moins je me le rappelais heureusement
—je ne l'ai même jamais oublié. C'était le 72.
Nous allions, le bobby braquant de temps à autre le
faisceau de sa lampe sur les numéros. Enfin il annonça :
—
Opere
Here
we are, miss, safe and sound at your ver door !
May you have fine sleep !
And pleasant dreams as
as well!
as well!
Tel fut le premier ami que je me fis à Londres, et
souvent
,
encore, par des nuits de brume, où que je sois, j'en-
trevois au fond de mon souvenir un visage dans un halo de lu-
mière, j'entends une voix grave me souhaiter bon sommeil et
de doux rêves.
Je couvai pourtant plusieurs jours encore mon ennui,
mon dépaysement, ma peur de la grande ville et sans doute la
honte d'y céder si complètement. Puis, un soir, ce double
que j'eus toujours par bonheur, pour me chicaner, au besoin
rire de moi, me parla par-dessus l'épaule. Je m'entendis me
dire à moi-même
:
— C'est bien le comble. Tu te trouves dans une des villes
les plus excitantes du monde. A l'heure même, le rideau est
à la veille de se lever sur des centaines de spectacles, les
paroles de grands dramaturges vont déferler sur des salles
enchantées, la musique les exalter, et toi,accroupetonnée
auprès de ton feu risible, tu te prends en pitié. Il valait
bien la peine de faire tant d'efforts pour quitter une vie
au Manitoba que tu estimais trop petite.
Ce fut comme si j'avais reçu un soufflet. Je consultai
ma montre. Il n'était que sept heures et demie. J'attrapai
mon manteau. Je dégringolai à grand bruit l'escalier que par
mimétisme sans doute j'avais jusque-là descendu à pas discrets.
Je pense même avoir claqué la porte. A un arbrisseau tout juste
derrière la haie de houx, j'attachai fermement un mouchoir
blanc qui me servirait de repère au retour. Pour plus de pré-
caution, je comptai, à partir du 72 jusqu'au petit carrefour
commercial, les entrées de maisons. Il y enn avait vingt-huit.
D'ailleurs le brouillard me paraissait moins dense, comme sur
le point de se dissiper. Je roulai dans l'underground, heureuse
de me trouver avec mes semblables, fussent-ils les plus étran-
gers des hommes. Je dus émerger à Pe
i
cadilly Circus car je me
rappelle qu'ici les enseignes lumineuses des théâtres
,
et des
salles de cinéma, les guirlandes scintillantes, tant de lumiè-
re de partout avaient raison de
la brume
que l
qu
'on ne
la
voyait
plus qu'en effilochures
. On disait alors de Pe
i
cadilly Circus
qu'il était le coeur de l'univers, et
ce devait être
vrai
,
car pen-
dant les quelques minutes où je restai saisie de surprise,
à la sortie de l'underground, je vis passer
:
un mendiant enX
haillons innommables
,
sorti tout droit de Dickens,
;
un lord
à canne à pommeau d'or et
noire
cape
flottante
doublée de
satin blanc
,
;
une folle sans doute de Park Lane revêtue seu-
lement de plumes
comme
quelque
un
oiseau des îles
,
;
un Sikh à
l'air farouche,
;
un marin tatoué,
;
un Highlander en kilt,
;
des
a
A
rabes en turban,
;
une princesse des Indes
,
j'imagine, portant
peinte sur le front une étoile— ou était-ce un cercle?
—
t
T
ant de visages et de silhouettes disparates que, des marches
où je m'étais figée, j'avais l'impression, comme au bord
d'une caverne de songes,
d'en voir
prendre vie
sans cesse
sous mes yeux. De cette ville que je devais en venir à tant
aimer, j'ai peine encore aujourd'hui à démêler des impressions
subséquentes cette vision riche, folle et somptueuse qu'elle
m'offrit ce soir-là dès en débouchant de dessous terre. A Londres
comme à Paris d'ailleurs, le plus beau spectacle pour moi fut
toujours celui de la ville elle-même, à ses terrasses, en mar-
che le long de ses boulevards, ou, telle qu'ici, tournant,
tournant, pareille à quelque inimaginable manège auquel
ne man-
querait
pour ainsi dire
aucun aspect de l'invraisemblable hu-
main
.
Quel
que
le
le
pièce ai-je vue ce soir-là ?
Midsummer Night's
Dream
? Non, car ce spectacle avec en vedette Vivien Leigh
toute jeune encore, c'est au Old Vic que j'y assistai, situé
dans un tout autre quartier de Londres.
De
The
Three Sisters
peut-être.
Ou
l'Oiseau de Feu
? Peu importe ! Je n'ai pour ainsi dire
assisté à aucun spectacle médiocre à Londres. D'instinct,
j'allais sans doute vers le meilleur, bien conseillé
e
aussi
par Bohdo
a
n qui me laissait
quelque fois
un mot à la maison en
passant à la course et de temps à autre des billets qu'il
avait eus gratuitement.
Je revins de Pe
i
cadilly Circus la tête bourdonnant
e
d'images et de sons qui me masquèrent un moment que j'étais
seule avec tant de riches impressions qu'il aurait été si bon
de partager avec quelqu'un. Je retrouvai mon signet blanc
attaché à une branche dégoulinante d'eau de brouillard. Je re-
montai sans qu'une seule porte s'ouvr
î
t sur mon passage. J'aurais
pu ne pas sortir ou n'être pas revenue que personne n'en aurait
eu connaissance. Le lendemain, pendant que j'étais sur ma lancée,
je me dis que j'avais assez tergiversé
e
et m'en fu
t
s
ce jour
même m'inscrire au Gue
i
ldhall School of Music and Drama. Bohdo
da
n
avait pris tous les renseignements nécessaires pour moi et me
pressait
t
d'en arriver à une décision. Il me fallait, en art
dramatique, prendre le cours au complet, depuis les leçons de
maquillage jusqu'à celles d'escrime et de danse à claquettes
en passant par l'étude à proprement parler de textes dramati-
ques, et payer comptant le premier trimestre, ce qui fit un
énorme trou dans mon petit compte en banque. Peu importe,
j'en étais à un point de ma vie où je sentais qu'il me fallait
coûte que coûte m'engager dans une direction, fût-elle la mau-
vaise, pour connaître enfin ce que je devais savoir sur moi-même.
Où l'Ecole était située au juste, cela aussi je n'arri-
ve plus à m'en souvenir. Toujours ces trous dans ma mémoire !
Ce devait être non loin de la Tamise, car
je me rappelle m'y
être retrouvée
pour ainsi dire
à chaque instant
pour ainsi
dire
de liberté, après
ou entre les cours
. Je me vois les jours où je n'avais rien à
faire
,
,
arpentant sans fin les
embankments
. Je les ai parcourus
à pied plus d'une fois depuis Blackf
ia
r
s
,
jusqu'au Big Be[n]
n
.
Quelquefois j'ai même poussé plus loin à l'est vers les docks
et
la grande vie maritime de la Tamise qui
m'attirait incro-
me fascinait,
.
yablement
. En vedette, j'ai été jusqu'à Greenwich et jusqu'à
l'estuaire.
Je me suis atta
rdée
chée
à ce fleuve
comme peu d'êtres
au monde
,
j'imagine. Je l'ai aimé au soleil, tout étincelant,
alors qu'une autre fois encore, avec des amis, poussant notre
bachot à la gaule, nous avons atteint les rives du vieux châ-
teau du Cardinal Wolseley qu'il dut céder à Henri VIII, ce
Hampton Court de si terrible mémoire, devenu dès lors, avec
ses cygnes noirs et ses pelouses touffues, le rendez-vous de
s
pique-niqueurs. Sur la Tamise croisaient sans cesse de petits
bateaux-magasins-casse-croûte qui, sur un signe, s'approchaient
et de qui nous achetions du thé ou des sandwiches, poursuivant
ensuite notre course. J'ai aimé cette Tamise de promenade,
joyeuse et bonne enfant, mais encore plus la Tamise des soirs
de brume avec les cris étouffés des mouettes, un presque im-
perceptible clapotis contre les vieilles pierres des quais
et l'appel assourdi des sirènes
parvenant à peine à l'
embou-
embankment,
lement
. Bien des fois je suis restée des heures accoudée au
parapet à tâcher d'identifier à leur bruit les mystérieuses
activités enveloppées de brouillard. Ou simplement perdu
e
dans
quelque rêverie
qui m'entraînait
comme
dans le bienfaisant
mouvement de l'eau invisible
.
Et puis, je me cherchai une chambre plus gaie. C'est
dans les petites annonces que je trouvai.
Je m
J
'achetais main-
tenant un journal
du soir d'un vieux Cockney qui avait son
stock sur le ciment du trottoir à la sortie de ma station de
l'
U
u
nderground. J'y lus un soir une description qui me parut
correspondre tout à fait à ce que je voulais. Il était question
d'une chambre ensoleillée au troisième avec un petit foyer au
charbon. C'était dans Fulham toujours et pas tellement loin
de ma triste ru Wickendon. J'y courus. Ah
,
que ce quartier
après ma rue d'ennui était vivant ! Au coeur même du vieux
Fulham, ma chambre, juchée, se trouvait au faîte d'un haut
immeuble étroit qui allait s'amenuisant depuis sa base jusqu'à
ne plus contenir que ma chambre, au troisième. L'étage du milieu
était occupé par les propriétaires, et le rez-de-chaussée tout
entier par une poutique ne prenant jour que sur la rue, un
vrai capharna
ü
m, des bicyclettes à réparer pendant à la dou-
zaine du plafond pour faire place, en bas, à des centaines
de vieux phonos et d'appareils de radio démantibulés à re-
mettre en état un jour ou l'autre. Je devais en voir rester
là plus de quatre mois, dans leur couche de poussière rarement
dérangée.
La boutique s'annonçait par une gauche inscription:
Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop
. L'immeuble
était au ras du trottoir et
,
la boutique, pour permettre à
Geoffrey Price de circuler parmi son entassement de vieille-
ries, s'y vidait en partie, chaque matin. Elle se touvait aussi
sur le passage de l'autobus, en constituait en fait un arrêt,
si proche même que, du seuil, on s'y embarquait directement,
sans avoir à faire un pas dehors. On entendait venir un roule-
ment de tonnerre. Au tournant de la rue surgissait le double
decker presque aussi haut que l'immeuble. Le frein appliqué
brusquement lâchait un cri à vous fendre l'âme. Puis le mons-
tre était arrêté,
sa porte arrière ouverte exactement sur
la
celle
porte avant
de Geoffrey
Price's Bicycle and Radio Repair Shop.
Par jour de pluie, disaient les gens du quartier, on pouvait,
de cette boutique, se rendre à Earl's Court ou Knightsbridge
sans risque d'attraper une seule goutte d'eau.
En face, il y avait une autre boutique tout aussi com-
mode pour les usage
r
s de l'autobus,
mais à
en
sens inverse
. C'était
celle de l'ironmonger, que j'avais appris à dénommer à Paris
le marchand des peintures, encore que je me rappelle avoir
vu chez lui surtout du charbon et des bouteilles de gros
rouge. Le troisième coin de la petite place était occupé par
le green grocer, l'équivalent du verdurier à Paris. Aux alen-
tours, il y avait encore l'apothecary, le physician affichant
ses heures de bureau, le dentiste qui avait, en guise de récla-
me,à hauteur d'homme, une énorme mâchoire articulée n'arrêtant
jamais, nuit et jour, de s'ouvrir et de se refermer comme pour
happer au vol quelque passant. A peine plus loin
,
se tenait
un marché en plein air tout résonnant tôt le matin des bruits
des charrettes à roue
r
s
de bois apportant les légumes. A côté
grouillait l'étal de morue. Les odeurs les plus délicates et
les plus déplaisantes s'entremêlaient. L'on ne pouvait pas
être cinq minutes sans entendre quelque bruit, la clochette
fine du marchand de fleurs poussant devant lui sa voiturette
pleine
s
des couleurs les plus vives, le cri du marchand de
vitres, du rétameur, du ramasseur de bouteilles. A ces cris,
modulés, chantés, scandés, l'orgue de Barbarie mêlait souvent
sa musique dolente et, parfois, à travers le tintamarre, on
croyait saisir
,
au loin
,
quelque son de cloche pieuse venu
d'une petite église enclose quelque part entre de hauts murs.
Je devais finir par la trouver un jour, cachée comme elle était
par la pierre et le lierre
,
et
aussi
découvris
r
un cimetière
, le
plus tranquille du monde entre ses murs épais, avec des arbres
touffus pleins d'oiseaux— le beau nid de la mort en plein
milieu de l'agitation humaine— où j'irais souvent chercher
le silence quand il me ferait trop défaut dans ma bruyante
maison.
Ma nouvelle logeuse était à l'image du quartier, une
pétulante Galloise, tout en drôleries, tours, farces et
tou-
jours
aussi
à la course
. Elle me montra la petite chambre que
j'aimai tout de suite, assez haute pour dominer les bruits
et donnant d'ailleurs sur l'arrière
,
étonna
m
mm
ent paisible avec
ses enchevêtrements de courettes qui servaient d'entrepôts
ou de débarras, aussi mortes qu'étaient trépidantes les rues
d'en face. Le foyer, minuscule
,
mais destiné à y brûler du
vrai combustible, m'enchanta. Glod
ad
ys m'expliqua qu'elle l'allu-
merait le matin en m'apportant le breakfast et que ce serait
ensuite à moi d'entretenir le feu si je restais à la maison.
J'aurais à acheter moi-même mon coke et un peu de petit bois
pour attiser parfois mon feu. Mais non, se reprit-elle, le
petit bois, elle me le fournirait gratuit. Pour la chambre,
le breakfast et un rien de lunch— scraps— ce serait un guinea
la semaine.
— Un guinea ! m'exclamai
s
-je, ne connaissant pas encore
l'expression.
Glod
ad
ys m'expliqua que cela signifiait one pound and
one schilling.
Et je la fis rire aux larmes lorsque je lui présentai
à la fin de la semaine mon chèque pour une
e
guin
é
a
e
.
— Mais cela n'existe pas en fait , un guinea, me dit-elle.
Aucune pièce de la monnaie anglaise n'y correspond. C'est juste
une expression.
— Mais pourquoi alors toujours parler de guinea ?
Elle haussa les épaules. J'étais prise à l'illogisme
anglais comme je l'avais été à la stricte logique française,
et il n'y avait qu'à m'y faire.
Je devais d'ailleurs m'y fai-
re
à
plus vite
qu'aux raisonnements sans fin des Français.
Ce premier jour où nous discutions affaire, j'avais
fini, presque en mendiante, par demander:
— Pour tout un guinea, est-ce que vous ne me donneriez
pas, plutôt que des scraps de lunch,puisque je serai souvent
sortie à cette heure, les mêmes scraps for supper.
Elle rit à se faire entendre dans tout le quartier,
trouvant drôle mon accent, mes expressions, mon petit manteau
de lapin, mon béret
so frenchy
, et finit, tellement je lui
plaisais, par consentir "to throw
n
in for a guinea a week
supper and even a bite in the evening if you should still
be hungry, dearie.
!
" Et c'est ainsi que je me casai certainement
au meilleur prix possible dans tout Londres, à l'époque.
Une seule chose me déplaisait dans ma nouvelle vie,
et c'était mon adresse: Lily Road. "I know it smacks of perdi-
tion
»
,
"
avait convenu ma logeuse, puis, éclatant d'un de ses
rires à faire trembler les [n]i
vi
tres,
elle
avait conclu que je l'avais
pour
pas
chère
cher
en tout cas.
Sans aller jusqu'à penser que le nom évoquait la per-
dition, je rougissais quand je devais donner mon adresse à
haute vois, et l'évitais autant que possible, racontant: "J'ha-
bite trop loin pour inviter des gens..." Ou bien: "It's terri-
bly out of the way." Mais il fallait y passer, ce Lily Road,
malgré son nom de souffre, m'étant presque le paradis. Pour
me consoler, Gl[e]
a
dys en riant me faisait observer que ce serait
encore plus compromettant si j'avais pris chambre non loin
,
dans Pee
t
ticoat Lane.
Bohd[o]
a
n vint m'aider à déménager. Il avait pu dénicher
dans sa rue une espèce de tombereau à brancards dans lequel
nous avons réussi à transporter en une fois tous mes effets
à grand bruit, les vieux pavés résonnant fort sous les roues
sans caoutchouc. "Heureusement, me disait Bohd[o]
a
n, que tu res-
tes presque sur les lieux. Maintenant ce ne sera plus long que
mon concert passé, je pourrai t'accorder plus de temps, et nous
nous rattraperons.
"
Il m'aida à ajuster mes vêtements sur les cintres de
la garde-robe. J'essayai de faire bouillir de l'eau pour le
thé, accroupi
e
auprès du foyer. Un de mes bonheurs ici
,
serait
de
pouvoir faire monter
une
ma
visite, m
l
a chambre avec son divan-lit
étant aménagé
e
en sitting-room.
Bohd[o]
da
n était à la fois un peu scandalisé et amusé de
me voir transplantée dans
ce quartier
peuplé
peuple
. Il aurait cru,
me dit-il, que je me serais trouvée plus à l'aise pour écrire
dans le calme de la rue où il m'avait retenu une chambre. De-
puis que nous nous connaissions, il avait toujours prédit que
je deviendrais un écrivain connu. Pendant que je m'essayais
encore à préparer du thé, Gl[e]
a
dys survint avec un plateau cou-
vert de sca
o
nes au beurre, de gâteaux et
de
petits pots de confitu-
res.
"Dès que j'
eus
ai
vu ce jeune homme
pousser vos affaires dans
sa brouette, me confia-t-elle plus tard, je l'ai aimé. Il
n'y en a pas un seul autre comme lui dans toute l'Angleterre,
vous pouvez en prendre ma parole et vous devriez mettre la
main sur lui alors que vous en avez la chance. Cheerio !...
"
nous dit-elle en s'esquivant.
Pendant qu'il buvait son thé, Bohd[o]
da
n, comme je l'ob-
servais en silence, me parut, lui si jeune encore, fatigué,
amaigri, un peu vieilli, des cernes profonds autour des yeux.
— Bohd[o]
a
n
,
lui dis-je, si tu veux aller aussi loin que
tu l'as en tête, il va falloir apprendre à te ménager.
— Irai-je bien loin ? fit-il d'un ton qui cherchait
à paraître léger.
Il me vint à l'esprit que j'avais toujours pressenti
en lui de l'angoisse, en dépit de son caractère si souvent
gai, comme s'il avait le sentiment que le temps lui manque-
rait.
— Je vois assez clairement, me confia-t-il, toujours
comme en riant de lui-même, un bout de chemin devant moi,
quelques années de route peut-être, puis tout s'arrête, dis-
para
î
t, tombe soudainement.
— Mais moi, je ne vois même pas un jour d'avance devant
moi et change chaque jour de cap, lui dis-je pour plaisanter
et le ramener à la bonne humeur.
— Pourtant, ton avenir à toi est certain, me corrigea-t-il,
avec un étrange sérieux. Je n'ai qu'à fermer les yeux et je
vois surgir ton nom en lettres importantes. Cependant il me
semble que ce n'est pas à l'avant d'un théâtre. Tu as bien fait
quand même de t'inscrire pour un cours d'art dramatique. Quoique,
d'après ma vision, ce n'est pas là que tu brilleras. Où donc !
Je crois voir ton nom sur la couverture d'un livre. Il s'y dé-
tache en grandes lettres.
—
Un livre !
l'invoquai-je.
ai-j
j
e ri
i
pos
s
té.
.
Moi qui ne sait
s
même pas en-
core tourner convenablement une petite histoire!
Néanmoins, depuis les cinq ou six ans que je le connais-
sais, depuis nos toutes premières rencontres à Winnipeg, il
m'avait toujours plus ou moins tenu
ce langage
d'un
de
nécromant
,
et j'avais souvent ri de bon coeur de ses supposés dons.
Cette fois, il paraissait si sûr de lui-même
,
que j'en
éprouvai
s
un frisson.
— Parlons d'autre chose, dis-je, tu me fais peur avec
tes prophéties.
Ce qui m'avait le plus apeurée toutefois
,
c'était l'in-
tense mélancolie que j'avais pu surprendre un instant dans ses
yeux gris bleu, et
que je ne devais jamais
ensuite
revoir
que chez des êtres destinés à mourir jeunes.
Nous avons pourtant fini notre thé gaiement
,
Bohd[o]
a
n
,
feignant de lire dans les feuilles tombées au fond de ma tasse
que j'écrirais un roman à saveur populiste, ce qui n'était pas
pour surprendre, étant donné que je me sentais si bien auprès
du petit peuple.
Retrouvant cette scène dans tous ses détails au fond
de mon souvenir, je songe enfin à me demander comment nous ne
nous sommes pas aimés d'amour, Bohd[o]
a
n et moi. Il était droit,
la loyauté même, énergique et doux, tendre et charmant. Lui,
je ne sais pas ce qu'il voyait en moi, mais j'ai l'impression que
ce devait être un peu les mêmes qualités que je prisais en
lui et qui me faisaient l'admirer, lui accorder une entière
confiance, rechercher son appui, désiré
s
r
son approbation, et
l[a]
e
chérir profondément. Le lien entre nous était-il trop
honnête, trop limpide, trop clair pour mener à l'amour ?
Il y manquait peut-être en effet un défaut ou ce quel-
que chose de trouble ou d'inquiétant que contient presque
tout amour. Bohd[o]
a
n et moi ne nous étions jamais causé l'un
à l'autre la moindre inquiétude si ce n'est au sujet de notre
santé. Nous étions faits pour n'être que des amis, ainsi que
l'on dit si injustement, car n'est-il pas singulier que l'on
place l'amour— si capricieux— au-dessus de l'amitié presque
toujours si digne.
?
La dignité, voilà peut-être au fond ce qui, tout en
préservant notre sentiment, l'empêchait de glisser à l'amour.
Mais
,
en vérité, je n'en sais pas plus long aujourd'hui
que j'en savais alors sur le sujet.
Sur le point de s'en aller, Bohd[o]
a
n, ce jour-là, appu-
yé au chambranle de la porte, plus voyant que jamais, comme
s'il avait la réponse à
mes questions de ce jour et
des jours
s
à venir,
me lança
de
sur
son ton habituel
d'humeur
à la fois ironique et
tendre
:
— A propos, je tiens à te présenter à un jeune homme
dont j'ai fait la connaissance il y a quelques jours. Il te
plaira aussi sûr que Dieu est dans son ciel et ses créatures
sur terre. Quant à lui, dès qu'il aura jeté les yeux sur toi,
il sera à jamais ensorcelé.
— Une autre de
tes prédictions[,]
!
dis-je en moquerie.
— Qui sera réalisé
e
, veux-tu en faire la gageure, en moins
de trois mois.
— Quel est le nom de ce jeune homme irrésistible ? de-
mandai-je toujours en moquerie.
A mi-chemin de l'escalier, Bohd[o]
a
n me le lança—est-ce
que je me trompai ?—avec une ombre d'amertume.
Je ne saisis que le prénom: Stephen.
— Stephen qui ? demandai-je.
Bohd[o]
a
n n'entendit pas ma question ou je n'entendis
pas sa réponse. En tout cas, je n'en appris pas plus long
ce jour-là sur ce jeune homme au sujet duquel Bohd[o]
a
n avait
réussi à piquer ma curiosité.
Ma nouvelle vie commença parsemée ça et là de cours
au long de la semaine.
Je m'y livrai
cette fois
,
avec courage et persis-
tance
cette fois
,
mais sans enthousiasme jamais. Je me forçais.
Les meilleurs moments étaient encore mes jours libres, alors
que je m'échappais
,
pour partir à l'aventure sur l'impériale
des autobus. Je fus prise d'une vraie passion pour ces voya-
ges à travers
Londres d'ouest en est,
de
du
nord
en
au
sud
, qui
duraient quelquefois trois ou quatre heures sans me coûter
jamais plus d'un schilling. Invariablement je montais le pe-
tit escalier tournant, m'installais, si elle était libre, dans
la première rangée en avant d'où je dominerais le spectacle
qui allait s'offrir à ma vue. Le contrôleur montait, souvent
me trouvais à peu près seule là-haut, demandais
t
:
"Where to
m'am
ma'm
ma'm
?" Presque toujours je répondais: "Au bout." Souvent
d'ailleurs, je reviendrais par le même autobus
,
n'en descen-
dant même pas. Aussitôt installée là-haut et en route, il me
semble que je devenais heureuse. J'ai ainsi appris Londres
de part en part, comme j'apprendrais plus tard Montréal en le
parcourant par tramway à l'époque où j'y arrivai en 1939. Au
fond, sauf la City et certains "coeurs" de la ville comme
Charing Cross, Trafalgar s
S
quare,Chelsea, et peut-être Soho,
Londres n'était qu'une succession de bu
o
roughs, espèces de pe-
tites villes
,
toutes avec leur High s
S
treet, agglutinées en
un
e
interminable déroulement. Je prenais plaisir à voir re-
commencer l'une après l'autre ces petites villes d'allure pai-
sible avec leurs maisons attachées l'une à l'autre par rues
entières, leur marché aux fleurs, leur éternel tea-shop et la
vision, ne changeant jamais
,
elle, de chimney-pots à l'infini.
Ces petites cheminées en formes de pots de fleurs, la ville
devait en contenir un nombre effarant, puisque bien souvent
,
on en comptait une dizaine sur chaque toit
,
autant qu'il y a-
vait à l'intérieur de ces petits foyers comme j'en avais un
dans ma chambre. Quelle étrange ville, chacun y vivant isolé
auprès de son propre petit feu maigre plutôt qu'assemblé
avec d'autre
s
s
autour d'un bon gros poêle.
Parfois
l
L
a brique
des maisons était
souvent
ternie
, sans plus c
d
e couleur
,
sous la suie
qui retombait sur elles de toutes ces cheminées et des
ré
u
sines
proches. Parfois j'aboutissais à un miraculeux square de brique
rose entourant un petit parc enclos de haie vive ou de murs
bas, à l'usage des seuls habitants des belles maisons relui-
santes d'alentour qui avaient la clé pour en ouvrir la barriè-
re. A l'intérieur, on pouvait voir une nurse en voile flottant
sur les épaules passer en poussant un landau, ou un vieillard
aller à pas lents appuyé sur sa canne. Il n'y avait pas de
promenades qui ne me découvraient quelque chose de neuf. Parfois
,
je descendais, explorais longuement quelque quartier très loin
d'où j'habitais, me trouvant si à l'aise que j'avais envie
d'y rester. Souvent je faisais le trajet aller-retour d'une
traite, toujours étonné
e
qu'en revenant
il parût si différent
qu'à
de
l'aller
. Il m'arrivait, comme du haut d'un chariot, de
noter presque sans arrêt tout ce qui s'offrait en bas à la fois
de fascinant et de triste comme dans toutes les grandes villes.
Il m'arrivait aussi, bercée par le mouvement, de perdre tout
contact avec la réalité présente et de partir en des rêves qui
étaient presque toujours heureux du moment que ce bercement
comme une sorte de roulis
en mer
marin
accompagnait mes pensées.
Evidemment, j'allais à mes cours et accomplissais
d'héro
ï
ques efforts pour en retirer aussi quelque profit. Cette
partie de ma vie, les cours au Guildhall,
sur
l'énonciation
la diction
par exemple
,
où un professeur s'appliqua une fois pendant près
de trois
-
quarts d'heure à me faire prononcer "little" comme
il se doit, m'enseignant la manière de placer ma langue pour
y arriver et qui, de désespoir, me demanda: "Mais où donc
avez-vous appris l'anglais?..." à quoi j'avais répondu dis-
traitement
,
à bout de fatigue: "Là où j'aurais dû apprendre
plutôt le français
"
; les leçons de maquillage où j'appris
à me déguiser en Sioux ou
en
Nippone pour le bien que cela me
fit jamais; les séances d'escrime, la lecture de textes de
grands dramaturges anglais; tout de cette vie que je vécus
alors entre les murs de l'Ecole me paraît aujourd'hui avoir
été un rêve, et seuls les rêves eux-mêmes poursuivis au bord
de la Tamise, sur les embankments, sur l'imp
é
riale des grands
autobus et même dans la cabane que possédait Gladys en face
de Hampton Court où j'allais en week-end—en sorte que c'était
de cette rive des pauvres, ayant la plus belle vue sur le châ-
teau, qu'on en profitait le mieux— seuls ces rêves restent la
part vraie et durable de l'existence que je menai pendant ces
trois ou quatre mois.
Des scènes de la vie que je vécus alors émergent pourtant
avec une netteté saisissante. J'assistais ce jour-là avec une
trentaine d'élèves à un cours de Miss Rorke que nous appelions
le dragon. Elle n'arrêtait pas de nous invectiver, nous trai-
tant de
snails
,
à cause de notre lenteur, je suppose, ou de
momies
, ou de pauvres spectres incapables de se faire entendre.
Elle n'était pas la seule à nous lancer ainsi l'injure. Beau-
coup d'autres professeurs usaient de la même tactique abomi-
nable. Pourquoi agir ainsi avec des élèves déjà tout tremblants
de peur ? Il paraît, on me l'a dit par la suite, que, pareils
aux picadors nous aiguillon
n
ant au vif
,
ils obtenaient de nous
une réaction pleine de douleur et de feu.
Miss Rorke passait pour être un imbattable professeur
des classiques anglais. Nulle n'enseignait mieux qu'elle
Shakespeare et surtout Bernard Shaw qu'elle avait beaucoup
joué dans sa jeunesse et dont l'humour redoutable avait cer-
tainement déteint sur son caractère.
Elle nous rappelait à coeur de jour:
:
"vous qui aspirez
à monter sur la scène, à envoûter des salles, à voir votre
nom en lettres lumineuses à l'enseigne des théâtres, vous ne
savez rien faire: ni marcher, ni vous asseoir, ni même tendre
la main convenablement, encore moins réciter, bien entendu
»
.
Elle disait vrai. Je m'étais aperçu, à voir évoluer
les autres, qu'ils ne savaient en effet ni marcher
,
ni s'asseoir
ni se comporter sur la scène d'une façon qui eût paru naturelle.
J'apprenais que tout devait être recréé sur la scène pour y
avoir l'air vrai, et que rien, ne serait-ce que de se moucher,
ne devait se faire là-haut tel qu'on l'accomplissait dans la
vie. Jusqu'ici je n'avais pas encore été moi-même la cible
de ses attaques. Tout à coup, ce jour-là, je m'entendis com-
mand
ée
er
:
— Vous, là, venez nous lire un passage.
Nous en étions au
Marchand de Venise
.
— ... Tiens, le plaidoyer de Portia devant le juge.
Il n'était plus question de me sauver comme de chez
Dullin. Je montai les marches menant au podium. Je trouvai le
passage en question. Je commençai à lire d"une voix qui m'a
semblé venir d'un autre monde, faible, lointaine et fragile,
en laquelle je ne me reconnaissais nullement. Une autre que
moi lisait, agissait, pendant que moi-même, d'infiniment loin,
avec une certaine pitié pour celle qui s'était laissée prendre,
regardait
s
faire. Puis ma voix se raffermit et revint à mes
propres oreilles comme les autres peut-être la recueillaient.
Je l'entends encore, je l'entendrai sans doute toujours, bien
que je ne me souvienne pas des mots eux-mêmes que je prononçais.
La vie me les a ôtés, comme dirait Ruteb
o
euf,
elle nous prend
tout
au fond
avec l'âge
, sinon le souvenir d'avoir été jeune,
hardi et téméraire.
Puis tout se mêla et se confondit. Je ne fus plus une
qui lisait, une autre qui regardait. J'avais échappé et aux
autres et à moi-même. La timidité et ma détresse m'avaient
refluée au loin de ma vie. J'avais réintégré
e
mon enfance.
J'étais toujours en classe à l'Académie Saint-Joseph. L'inspec-
teur nous épiait. Soeur Agathe m'avait suppliée: "Lève-toi et
sauve la classe." Et je faisais de mon mieux,au milieu d'un
cours, était-ce au Guildhall,
?
était-ce à Saint-Boniface,
?
pour
sauver encore Dieu sait quoi ! Ma voix petit à petit prenait
une certaine assurance. Un silence complet m'entourait. Sous
la gaieté que l'on me reconnaissait au Guildhall, est-ce que
ne transperçait pas aujourd'hui enfin le vieux fond de tristes-
se qui toujours m'avait habitée ? Est-ce que ne m'avait pas
rejointe ma vieille misère de la rue Deschambault qui, éton-
na
m
mm
ent
,
par les mots de Shakespeare, trouvai
t
ent
à s'exhaler ?
Peut-être aussi le profond silence de la classe était-il
l'expression d'un étonnement sans borne. Qui donc à Londres
avait jamais entendu, entendrait jamais encore Shakespeare
récité d'une façon si singulière
,
qu'elle révélait peut-être,
à la fin, le vieux maître comme il ne l'avait jamais été aux
yeux des siens.
Quand j'eus terminé ma tirade, le silence dura encore
un bon moment. Puis Miss Rorke
,
un peu bourrue, concéda:
— Dommage que vous ayez un accent si barbare car par
moments j'ai eu l'impression que quelque chose prenait vie.
But, child, I could hardly make out a single word of your
stupendous accent.
A l'écart, elle me dit: "Si vous voules venir chez
moi, le soir, je vous aiderai en particulier, sans qu'il
vous en coûte un penny, bien entendu."
J'y allai deux ou trois fois, je crois,
et,
à part
après
m'avoir fait enfiler en vitesse
, sans reprendre souffle
,
une
suite effrayante de which, whichever, witches, whence, where,
wherever, either, neither, however, beneath, whole, whatever,...
elle me gava de sucreries, bonbons, sca
o
nes, hot-tea, biscuits
et crumpets. Chez elle, le dragon n'était qu'une petite vieille
aimable, enfoncée dans un fauteuil victorien, ses pieds menus
posés sur le pouf au ras de sa jupe sombre, et qui, entre deux
bouchées,
me faisait reprendre which, witch,
wither, whisht,
whim, whichever
... Ou bien: throne, throw, throrough, through...
que je suis toujours incapable de prononcer correctement après
toute cette peine qu'elle et tant d'autres se donnèrent à mon
endroit.
Je m'étais ausi inscrite au cours d'art dramatique
en français chez madame Gachet qui, elle, me faisait répéter,
un crayon entre les dents, pour me délier la langue: "Je veux
et je l'exige." Autre dragon,elle n'arrêtait pas de me repro-
cher "comme à tous vos compatriotes
,
de parler de la face et
non de la gorge ".
Avec elle—comble de l'ironie !— j'étudiais, en tra-
duction française, le
Sainte Jeanne
de Bernard Shaw, ressor-
tant bien plus du domaine de Miss Rorke
,
mais que madame Gachet
prétendait proche de moi qui en aurait
s
eu, selon elle, les
traits, le visage, l'allure. J'ai longtemps su par coeur les
plus brillantes répliques de Jeanne à l'Inquisiteur, puis un
matin, les cherchant dans ma mémoire, je n'ai plus rien trou-
vé.
La sainte Jeanne de madame Gachet se rapprochait
dans
de
l'interprétation
qu'en avait donnée Ludmilla Pito
ë
ff, en
traits délicats de petit
e
s saint
e
s de vitrail. Venu à Paris
pour la [p]
P
p
remière, Bernard Shaw aurait été tellement enragé
de cette interprétation qu'il n'aurait, au long d'un
d
î
ner
offer
à
en
son honneur, adressé un
seul
mot à madame Pitoeff assise
[?]
tout à côté de lui
à ses côtés
.
De même, il fut si mécontent au festival
—
de Malvern,
—
auquell j'assistai,
—
de l'interprétation
,
—
toujours
en sainte de vitrail
,
,
—
d'Elizabeth Bergner
qu'à l'entracte
il partit comme un fou marcher dans le dédale du jardin au
milieu duquel se trouve situé le délicieux petit théâtre d'été.
Moi-même,
é
E
tant venue à Malver
pour la journée, je me trouvai
en ce moment engagée dans le labyrinthe entre des haies très
hautes et, à plusieurs reprises, alors que les caprices du
dédale nous rapprochaient, j'avais entendu des bougonnements
et des bouts de phrase qui m'arrivaient par-dessus le feuilla-
ge. A un tournant, brusquement, je me trouvai face à face
,
avec un vieil homme à barbe blanche, qui me lança un regard
furieux puis continua son chemin tortueux en bougonnant de plus
belle. Je restai sur place, saisie d'une surprise immense.
"Mais c'est Bernard Shaw, me dis-je, que je viens de croiser.
!
Et, de plus, en colère, comme presque toujours.
!
" Je voudrais
continuer les anecdotes, l'une appelant l'autre, mais le der-
viche sait de mieux en mieux qu'il n'a pas
le temps de
tout
recueillir
tout
ce qui lui revient du passé
s'il veut voir le bout
de sa tâche. Ce que je voudrais ajouter
,
c'est que la seule Jeanne
tirée de sa pièce
,
que Bernard Shaw approuvât jamais était
celle qu'avait campée Dam
Dam
e
Dame
Sybil Thorndike puis, plus tard,
Miss Rorke: une robuste, saine fille de campagne, toute réa-
liste, raisonnable et raisonneuse, la première sainte protes-
tante chez les
C
c
atholiques
,
comme il l'avait lui-même définie.
Chez madame Gachet, j'étudiais aussi, ce qui avait plus
de sens, Racine, jusqu'au jour où elle me lança le livre par
la tête en déclarant que je ne comprenais rien de rien à ce
genre—ce qui était la vérité même.
Madame Gachet avait eu comme élèves
des acteurs déjà
alors
prestigieux
tels que Vivien Leigh et Charles Laughton.
Ils venaient d'ailleurs encore assez souvent travailler leur
rôle avec elle, qui ne manquait pas d'en informer ses élèves
ordinaires. Quand elle était dans ses bonnes,
nous avions
même
droit à des potins
et croustillantes histoires sur les
grands du théâtre et du cinéma, qu'elle connaissait, il faut
en convenir, sous un jour révélateur et souvent impitoyable.
Quelle bonne volonté m'apparaît aujourd'hui avoir mal-
gré tout été la mienne en ce temps de ma vie.
!
Quand l'air de-
vint plus doux, même après que je m'eus fait lancer Racine par
la tête, il m'arrivait d'aller réciter à voix haute de ses
vers dans le seul endroit où j'étais sûre de ne déranger per-
sonne et de ne pas faire rire de moi. C'était dans le petit
cimetière de Fulham plein d'arbres touffus et de tombes an-
ciennes entre des murs épais, et là, clamant mes vers, j'avais
parfois conscience de troubler un si long et sacré repos que
je m'imterrompais pour lire plutôt, au hasard
,
des épitaphes.
Elles étaient de caractère plaintif et doux. Les recevant
en plein Racine comme un écho d'humbles existences anglaises
depuis longtemps oubliées, j'éprouvais tout à coup le sentiment
que ma vie était mille fois plus surprenante encore que celles
que j'étudiais dans les livres. Pendant quelques moments, elle
me fascinait au-delà de toute énigme.
Ainsi
je
vivais
-je
à Londres
pendant ces mois-là, livrée
à l'ennui et à la tristesse, m'obligeant à
des efforts qui
paraissaient
ne
devoir me mener nulle part
, puis, soudain, la
jeunesse, le côté gai de ma nature reprenaient le dessus,
et voilà que j'étais projetée en pleine drôlerie, riant et
faisant rire autour de moi comme au temps des tournées au
Manitoba, comme je ferais rire plus tard au long de mon pas-
sage en Provence.
Après être descendue de la scène, ce jour où j'avais
lu la grande tirade de Port[ea]
ia
, alors que j'étais encore trem-
blante et que les élèves autour de moi me jetaient des regards
singuliers, un grand et beau jeune homme s'était approché de
moi et m'avait applaudie.
— Laissez-les penser ce qu'ils veulent, et même rire,
si ça leur chante, c'est vous qui en ce moment commandez toute
l'attention.
Na
ï
vement j'avais pris pour un compliment cette phrase
qui en était peut-être un d'ailleurs.
Au bout d'un moment de conversation, il m'avait propo-
sé:
— Ha
ow
about a cup of tea ?
Vers les onze heures, le matin, et vers le milieu de
l'après-midi, presque tout le monde du Guildhall lâchait danse,
escrime et déclamation pour se réunir à de petites tables de
quatre
au restaurant de l'Ecole
et
y boire d'innombrables tasses
de
thé.
Bientôt ma classe y fut presque en entier, répartie
en petits groupes, et je m'aperçus que la plupart fixaient
,
le beau grand Gallois et moi, assis en amis un peu à l'écart,
avec une expression à laquelle je pus à peine croire tellement
elle disait pour moi de considération nouvelle et même d'envie.
M'ayant dit son nom et qu'il était Gallois, aujourd'hui
il ne me reste, pour me le rappeler à la mémoire, que cette
appellation. Il m'avait sans doute appris, alors que nous
buvions notre thé, qu'il avait étudié au Guildhall et que,
faisant carrière à Londres, il revenait de temps à autre
s
à
ses vieux maîtres"for a refreshing course
»
.
"
Attiré
[illis.]
Amené
Amené
aujourd'hui
par il ne savait quel motif à entrer en passant dans la classe
d'interprétation dramatique, il m'avait vue, entendue, et
s'était senti sur-le-champ subjugué par cette singulière pe-
tite personne aux yeux comme tout empli[e]
s
d'une intense vision
nouvelle du théâtre anglais.
Ce que moi je ne savais pas encore de lui, c'est qu'il
était une des très belles voix de baryton de l'Angleterre, avait
chanté maintes fois à Covent Garden, et se trouvait engagé sur
la voie royale du succès. Pas une des jeunes filles présentes
ne m'aurait volontiers arraché les yeux à me voir aujourd'hui
recherchée par lui qui en avait sans doute déjà recherché
plus d'une parmi elles. Je devais apprendre assez vite que j'é-
tais loi d'être la première au profit de laquelle il ourdis-
sait de si belles phrases.
Sans plus perdre de temps, il sortit son calepin d'adresses
et me demanda la mienne. En bon seigneur, il m'apprit qu'il
me ferait signe un de ces jours pour m'amener à quelqu'une de
ces soirées musicales qui se donnaient dans les plus grands
salons de Londres. Cela compléterait ma formation artistique
en plus de me fournir un champ d'observation unique.
Moi, hélas,
plutôt que d'
avancer
avouer
que j'habitais Lily
Road
, je fis la capricieuse, l'incertaine, disant: "Je suis
sur le point de déménager... Je ne sais vraiment pas où j'irai...
o
ù
je serai demain..." Puis embêtée de savoir comment me tirer
de ce pas, je ramassai mes livres, lui tendis la main, le re-
merciai pour son thé et partis presque à la course.
Quand je racontai cette scène à Gladys, elle me trai-
ta d'innocente et de folle, disant que ce beau grand Gallois
était très connu à Londres, que l'on entendait souvent sa
superbe voix
au
à la
à la
BBC, que d'ailleurs tous les Gallois étaient
gens doués musicalement et des plus attirants. Ce serait donc
bien fait pour moi si je ne le rattrapais jamais.
C'était compter sans la ténacité de notre Gallois.
Il
eut peu de peine
au fond
à obtenir mon adresse
et même mon
numéro de téléphone du régisseur de l'Ecole. Deux ou trois jours
plus tard, je descendis de l'autobus droit
e
comme toujours
dans l'échoppe et presque dans les bras de Gladys qui m'at-
tendait en proie à la plus vive excitation. Mon Gallois avait
téléphoné. Il avait laissé un message. Il était bien celui
qu'elle pensait qu'il était !
:
une célébrité ! Elle avait noté
le numéro. Il me fallait rappeler au plus tôt du bureau de
Geoffrey.
ce qu'elle appelait le bureau de Geoffrey était un
ancien pupitre à cylindre logé dans un coin de l'échoppe en
t
encombré d'écrous, de vis, de boulons, de bouts de tuyau et
d'une masse ancienne qui maintenait en place la pile de fac-
tures non acquittées. Le mal étant fait
,
de laisser savoir
où j'habitais, je rappelai le beau Gallois.
— Pourquoi ne vouliez-vous pas me donner votre adresse ?
me demanda-t-il.
— Parce que je n'avais pas envie que l'on sache que j'ha-
bite Lily Road.
J'entendis un rire énorme, qui semblait ne
jamais
devoir
cesser
, franc, sonore, roulant à couvrir le grondement de la
rue.
— Petite folle ! me dit-il. Savez-vous d'où je viens ?
Du fond d'une mine de charbon. Mon père est encore travailleur
sous terre.J'y ai moi-même travaillé jusqu'à l'âge de seize
ans. Venez-vous avec moi ce soir à l'Ambassade d'Autriche ?
Tenez-vous bien, l'Ambassadeur, ce n'est pas un blague,
s'appelle le baron de Frankenstein.
Je fis signe que oui sans songer qu'il ne pouvait me
voir, mais il dut interpréter correctement mon silence, car
il me signifia:
— Je passe vous prendre à huit heures tapantes.
On avait trouvé un coin pour ma malle garde-robe sur
un bout de palier à côté de ma porte de chambre. J'en sortis
ma robe longue en taffeta
s
s
rouge clair, à laquelle Gladys tint
absolument à donner un coup de fer. Je mis les souliers assortis.
Gladys me remonta les cheveux en un tas de bouclette
s
sur le
haut de la tête, ce qui me fit ressembler à un Reynolds dont
elle avait une reproduction dans son sitting-room. J'avais,
pour compléter ma toilette de grand soir, d
d
es gants blanc
s
et une sorte de petite cape en velours noir. Prête longtemps
d'avance, je vins attendre mon Prince, assise, au milieu de
l'échoppe, sur une chaise à laquelle Geoffrey s'était hâté
de donner un coup de torchon. Revêtu comme toujours, au tra-
vail, d'une longue blouse grise qui lui donnait l'air d'un
prisonnier, il s'était lui-même assis auprès de la porte gran-
de ouverte, incapable de se mettre au travail dans une pareil-
le atmosphère de surexcitation.
Comment s'était répandue la nouvelle, je ne le sais
trop, mais tout le coin de rue était au courant que "that
nice little French lady at Gladys
'
is going out to night with
the ringing Welsh voice on
e
hears over the wireless..." Mais
la sortie, dans l'imagination de nos voisins, était devenue
un bal
,
peut-être à Buckingham Palace, savait-on !
!
et prenait
de minute en minute de si grandioses proportions qu'il n'y
en avait pas un qui ne fût sur le pas de sa porte à guetter
l'apparition du Prince. Ils devaient s'attendre à le voir
arriver en car
r
osse. Tout au moins en quelque resplendissante
voiture conduite par un chauffeur. J'étais devenue leur conte
de fée, la Cendrillon si chère au coeur du peuple qui va avoir
accès par elle aux splendeurs.
L'heure approchait. Les gens, sur leur seuil, consul-
taient la grosse horloge au-dessus de Smith's Watch Repair.
A huit heures précises s'annonça dans un bruit de ton-
nerre, comme toujours, l'autobus venant de Knightsbridge.X
Les vitres trembl
aient
èrent
. Le géant s'arrêta pile, sa porte ouver-
te devant la porte accueillante de Geoffrey Price's Bicycle
and Radio Repair Shop. Mon Gallois en descendit droit dans
l'échoppe
pour se
re
trouver
,
parmi les bicyclettes
pendues au
plafond, en habit du soir, le plastron immaculé, le haut de
forme un peu incliné sur le front, ayant à la main une canne
à pommeau d'or
,
et traînant, retenue au cou par une agraf
f
e
et rejetée nonchalamment en arrière des épaules, une immense
et superbe cape de velours noir qui d'un coup ramassa toute la
poussière du plancher.
Le conducteur, intrigué par le personnage
qu'il avait
,
vu
du coin de l'oeil
,
vu
quitter l'autobus
, abaissa la vitre,
sortit la tête pour le suivre du regard jusque dans la bouti-
que,s'attarda. Mon grand Gallois me tendit la main,
me tira de
ma petite chaise à fond de paille
[illis.]
et m'entraîna
droit
vers le marchepied
de l'autobus. Le conducteur donna du gaz, et nous voilà repar-
tis par le même autobus qui nous avait amené le Prince.
L'ironmonger, la marchande de fleurs, le mareyeur,
l'apothecary,
le green grocer,
tous déçus,
yeux ronds, ébahis,
nous regardaient partir comme les plus simples des mortels et
ne revenaient
n'en revenaient pas
[illis.]
pas de leur déception,
,
,
ne
n'en
sont peut-être jamais revenus
.
de leur
intense déception.
[illis.]
que j'ai été dan[s] l[eur] m[illis.]
Je me faisais, vers ce même temps, d'autres amis qui
devaient m'être plus chers que le beau grand Gallois entré de
si spectaculaire façon dans ma vie, pour en sortir sans doute
aussi vite, car, passé la soirée chez Frankenstein. j'ai beau
fouill
é
er
ma mémoire, je ne trouve plus trace de lui.
Je m'attachai alors beaucoup à une gentille jeune fille
à qui ses parents payaient le cours en art dramatique au Guildhall,
n'ayant jamais eux-mêmes de toute leur vie mis le pied au théâ-
tre. Elle m'avait invitée chez elle, dans le South End, par-delà
la Tamise, dans un lointain quartier de la ville— o
ù
, curieu-
sement, ne m'avaient pas encore conduite mes randonnées en
autobus— pour prendre le d
î
ner un dimanche, en compagnie de
sa famille, et sans doute comme dans toutes les maisons de
Londres
,
à cette même heure, nous avons mangé de la côte de
boeuf et du yorkshire pudding.
Phyllis et moi sommes allées voir ensemble d'innom-
brables pièces de théâtre. Nous prenions des places bon mar-
ché dans ce que Phyllis appelait "the gods", correspondant
au poulailler à Paris, c'est-à-dire parmi les plus haut perché
e
s.
Dans certains théâtres il nous arriva d'être tellement en sur-
plomb sur la scène que nous ne voyions plus des acteurs que
leur crâne, chauve souvent, évoluant loin en bas. Nous avions
peu de chance de leur voir jamais le visage
"
à moins, m'expli-
quait Phyllis,
"
qu'ils ne se mettent à jouer subitement "for
the gods", comme l'avait fait un soir le grand Irving, d'illus-
tre mémoire, qui, se rappelant sans doute sa jeunesse pauvre,
ne s'entretint plus, tête renversée, regard au plafond, qu'avec
les miséreux penchés de là-haut vers lui.
Quant à moi, il me semble que ce ne fut jamais qu'au
moment des applaudissements que je vis se lever vers nous
des regards peut-être d'ailleurs un peu quémandeurs.
Les places à vil prix— à un schilling
, je pense
— ne pou-
vaient évidemment être retenues, et elles étaient en grande
demande. Nous devions donc arriver une bonne heure à l'avan-
ce, et déjà bien souvent
une
queue
file
ile
d'attente
e
s'était formée
aux abords
du théâtre. Nous y prenions place, et en un rien de temps elle
s'allongeait jusqu'à se perdre dans quelque petite rue adja-
cente. J'en ai vu s'enrouler, selon le caprice des gens ou la
commodité des lieux,
autour
du théâtre
.
en une espèce de lasso
qui
en
faisait deux fois le tour
du théâtre
.
. Les deux rangs qui paraissaient
,
l'un s'en aller, l'autre revenir, en se retrouvant, parfois
très proches l'un de l'autre, conversaient entre eux. Quelque-
fois survenait un loueur de pliants. On pouvait s'en procurer
un pour six pences, s'y asseoir très confortablement en rang de
deux le long des murs. Ou bien
,
l'on épinglait sur le pliant
son nom écrit sur un bout de papier et l'on pouvait sans risque
de se faire voler sa place s'en aller tranquillement manger
une bouchée dans un casse-croûte avoisinant ou simplement se
promener.
Pour ma part, j'aimais rester à ma place avec les gens
serrés ensemble comme pour former une famille amie au milieu
du trottoir.
Pleuvait-il,
et
des parapluies s'ouvraient
assez
grand pour abriter un voisin dépourvu. Souvent, après en avoir
demandé l'autorisation du regard ou alors qu'elle m'était
déjà offerte, je me glissais sous un parapluie à côté de moi
et presque inévitablement, j'engageais une conversation
avec
avec l'obligeant voisin. Des gens lisaient tranquillement sous
leur parapluie qu'ils tenaient d'une main, tournant des pages
de l'autre. Des femmes tricotaient de longues écharpes
qui
pendaient
par
[ju]squ'à
terre
, et nous les avertissions: "Votre belle
écharpe traîne dans la poussière." Quand les soirées étaient
douces et sans pluie, ce qui arriva assez souvent au cours
de l'hiver, des artistes de rue survenaient.
Ils exécutaient
à notre profit
pour nous
leur
s
pas de danse
, chantaient avec de vieilles
voix brisées, dessinaient à la craie quelques scènes sur le
ciment, puis ils passaient le chapeau. Nous leur donnions un penny pour leur peine.
Phyllis apportait presque toujours à manger pour deux,
des brioches et des petits pains beurrés qu'elle partageait
scrupuleusement avec moi. Il m'est resté de certaines de ces
heures d'attente à la porte des théâtres, surtout quand la nuit
se faisait amicale
,
de
s
s
souvenir d'un enchantement qui éclipsait
même le spectacle dont il était le prologue. Le peuple de Lon-
dres s'y révélait le plus gentil, le plus délicat,
le plus
bon
copain
qu'on puisse désirer. Je me dis encore parfois que la
meilleure pièce du répertoire londonien était celle qui se
jouait sur le trottoir, offrant le spectacle d'une humanité
parvenue à tout partager, son sandwich avec qui paraissait
affamé, un pan de son manteau
,
quand le vent fraîchissait,
à
avec
l'imprudent d'à côté
qui frissonnait,
une colonne de son jour-
nal
à
avec
qui n'avait pas de lecture
— que de fois j'ai lu par-dessus
l'épaule d'un voisin qui m'y avait autorisé d'un sourire amusé.
Ces soirées qui émeuvent encore mon souvenir, j'en ai
passé
es
plusieurs en compagnie de Phyllis, quelques-unes dans
la seule compagnie d'amis inconnus, quelques-unes avec Bohdan.
Son concert
,
qui
avait eu lieu
,
qui
avait été salué comme un
triomphe
. On l'avait longuement applaudi au Royal Albert Hall.
Lui, d'apparence calme et réservée, s'était ce soir-là décha
î
-
né, sorte de Paganini donnant enfin libre cours à son âme pas-
sionnée. Je n'en revenais pas de
l'être frémissant que j'avais
ce soir-là
aperçu
, et je comprenais pourquoi nous ne pouvions
nous aimer d'amour ardent, lui déjà tout entier possédé par
la musique
,
et moi tendue vers quelque exigence passionnée aussi,
même si je
ne
la discernais pas encore.
Depuis le concert, sollicité de partout, réclamé pour
jouer à Londres et en tournée, anxieux de se montrer à la hau-
teur, travaillant plus que jamais, il s'amenuisait, son regard
me paraissait fiévreux, s'arrêtant souvent sur une vision qui
devait lui être insoutenable car il murmurait alors, comme
toujours
,
mi-sérieux, mi-ironique:
— The gods do not wait. They do not wait.
Un jour au bord de l'angoisse, j'étais, le lendemain,
portée vers la gaieté. C'est par ce côté de ma nature que je
m'étais tellement attaché
e
Phyllis, que je devais m'attacher
beaucoup d'êtres au cours des années. Phyllis, toute seule,
n'aurait pas trouvé de quoi rire dans les multiples petites
aventures cocasses que pouvait saisir le regard en une jour-
née à Londres, mais m'entendant en rire elle regardait et se
prenait elle aussi tout à coup à en voir le côté comique. Elle
m'avait une gratitude infinie
de le lui révéler
presque
chaque
fois
que nous sortions ensemble.
Assez souvent, le spectable auquel nous désirons assis-
ter nous entraînait dans
quelque quartier difficile d'accès
pour
y chercher
, par des rues à peine éclairées, des petites salles
de théâtre quasi introuvables. Ce fut le cas pour
Mourning
b
B
ecomes Electra
qui se donnait dans le Westminster
,
log
é
, à ce
que je crois me rappeler, au fond d'une courte rue peu fréquen-
tée
,
débouchant sur une impasse au bout de laquelle battait
faiblement la Tamise. La pièce étant très longue, la représen-
tation se faisait en deux tranches;
la première, commençant
très
tôt,
à
7.30
à sept heures trente
, était suivie
d'un
long
entracte d'une demi
-
heure
permettant aux gens d'aller prendre une bouchée; puis la pièce
reprenait vers les
10.30
dix heures trente
pour ne se terminer qu'aux environs de
minuit.
Depuis l'entracte, le brouillard déjà menaçant
,
s'était
totalement refermé sur les abords déserts du petit théâtre.
Quand nous en sortîmes,
—
une mince foule d'une cinquantaine de
personnes peut-être,
—
il n'y avait pas à distinguer à deux pas
de nous, et c'est tout juste si nous nous apercevions l'un
l'autre dans l'épaisse soupe aux pois que transperçait à pei-
ne la lumière du réverbère planté sur la petite place devant le
théâtre. D'instinct, les quelque
s
cinquante personnes, nous
nous tenions ensemble pour avancer pas à pas et coude à coude.
Peu familière avec ce quartier, aucune ne connaissait apparem-
ment la direction à prendre pour aboutir à l'
U
u
nderground le
plus proche. Comment se fit-il que ce fut moi qui prit la tête
du groupe, allant d'un pas sûr vers un bruit que je croyais
entendre devant moi et qui n'était apparemment que l'écho
des pas derrière moi, projeté par le brouillard ? Mais comment
se fit-il surtout que la troupe entière m'emboitâ
t
le pas,
m'embo
î
ta
ces Londoniens
aguerris
habitués
aux traîtrises du brouillard
me suivant
comme un seul homme ? Bientôt, je crus entendre, pas tout à
fait étouffé sous celui des pas de ma suite, un autre bruit
—en avant, en arrière ? impossible de conclure— qui avait quel-
que chose d'inquiétant. Soudain, avec tout ce monde derrière
moi, je me trouvai devant une haute grille donnant sur une cour-
te pente raide descendant droit à la Tamise. Nous étions par-
venus à un de ces petits embarcadères où, à marée basse, accos-
tent les vedettes qui sillonnent l[illis.]
e
fleuve. La barrière eût-elle
été laissée ouverte par l'oubli du gardien que
nous aurions
bien pu tous
n[e]
nous
enfiler
en riant dans l'eau sombre, sans même avoir
eu
eu
le temps de comprendre ce qui nous arrivait.
C'est alors seulement
d'ailleurs, qu'en
que,
me retournant,
je distinguai, à quelque faible lueur de l'eau, la petite foule
trop confiante
m'ayant
qui m'avait
suivi
e
jusque-là aveuglément
, c'est le
cas de le dire.
Le fou rire me prit, qui gagna Phyllis, qui gagna tout
le monde quand Phyllis, de sa jolie voix entraînée
,
eut appris
aux gens dans le noir
,
qu'ils s'étaient laissé avoir par une
petite
jeune
Canadienne
mettant pour la première fois de sa vie les
pieds dans ce quartier. Au lieu de m'en vouloir, ils cherchè-
rent à se rapprocher pour m'entourer, me reconnaître et me sou-
haiter mille bonnes choses à venir. Puis un vieux Londonien prit
la tête. En faisant la chaîne, mais dans la main, en une sorte
de farandole de fantômes gais, nous le suivions hors du plus
épais du brouillard vers les lumières de la station de l'
U
u
n-
derground.
Cher Londres,
et
chère I[illis.]
Isle!
que
je les ai aimés
je les aimai à
cette
époque de ma vie
et en ce temps de la leur. Plus tard, lors
d'autres voyages, je ne trouverais pas en entier le charme
débonnaire, cette promptitude à rire de soi dont j'avais le
souvenir, peut-être parce que je m'étais moi-même trop assa-
gie, peut-être parce que
ce peuple
étrange,
anglais
qui cache une telle
émotivité, un tel besoin d'aimer, sous sa placide apparence,
avait lui-même, avec les dures épreuves de la guerre, perdu
un peu de sa douce folie.
Le temps malgré tout avait passé vite, je persévérais
dans la ligne que je m'étais tracée, même si j'annonçais sou-
vent que j'allais tout envoyer promener. Un jour
,
j'étais récon-
ciliée avec le monde, le lendemain, reparaissaient ma vieille
détresse et le sentiment que je perdais ma vie, et le temps
filait et l'hiver s'achevait quoiqu'il n'y parût pas. Depuis
trois mois que j'étais à Londres, avais-je vraiment
vu le
ciel, la Tamise, les quais
autrement
qu'en aperçus
brefs et fugitifs
?
m
M
peut-être était-ce justement ce qui les rendait inoubli-
ables.
Ce matin-là, en me rendant à l'Ecole, j'avais vu au-des-
sus de ma tête,
à la faveur d'une
fugace
éclaircie, les bran-
ches
nues
encore
du vieux tilleul sous lequel je passais presque
chaque jour.
J'en jurerais,
n'aurais-eu
N'ayant
pour me guider
que le
bruit un peu sec de ses branches,
[illis.]
je jurerais que
mon vieil ami tilleul était
toujours nu
dans le vent encore un peu frisquet,
.
de
ce matin-là.
Au milieu de la matinée, pendant que j'étais à mes
cours, l'air s'était brusquement réchauffé. Le soleil s'était
montré, il avait même brillé clairement pendant quelques heures.
Quand je sortis, prenant seule
,
mon chemin vers l'und
d
er-
ground, il faisait nuit.
Il
Ce
devait être
vers
le 15, peut-être
le 16 février. Je
n'ai pas à l'esprit
[illis.]
ne suis plus sûre de
la date exacte
. Par ail-
leurs, le temps ne m'a rien dérobé de la délicate surprise
qui me saisit le coeur lorsque, tout à coup, en passant sous
mon tilleul, j'entendis le doux bruit inusité qu'il émettait.
Je ralentis le pas, levai le regard et crus rêver. Mon vieux
tilleul était couvert de feuilles. Oh, bien petites encore,
à peine entrouvertes, tout juste venues au monde, mais c'étaient
bien elles qui, toutes frêles qu'elles étaient, frémissaient
dans la nuit tiède, s'essayant à consoler le coeur. Un ravis-
sement me gagna qui ne me semble pas avoir eu d'égal à la nais-
sance
d'aucun autre printemps
dans
de
ma vie
. Sans doute c'était
sa soudaineté qui m'avait tellement impressionnée. A peine
quelques heures auparavant, le vieil arbre au bord du trottoir
était comme mort. Et voici qu'à la lueur d'un réverbère proche,
je pus capter le luisant de ses jeunes feuilles qui se retour-
naient vers ce peu de lumière. La joie qui m'inonda était elle-mê-
me une naissance, mon propre retour à la vie, et c'est en la
recueillant que je sus à quel point j'avais été, à bien des
égards, comme morte.
Dans les années à venir, alors que j'en serais à écrire
La Montagne secrète
,
cette joie
de
du
printemps
à Londres me se-
rait un jour rendue et c'est elle qui me guiderait pour tra-
duire l'ineffable bonheur de Pierre Cadorai lorsque, au ter-
me d'un hiver en forêt, il entendrait, un soir, se détachant
de la branche longtemps engourdie, une première goutte d'eau
libre tomber sur le sol encore gelé en
un tintement
qui
n'en
finirait
finissant
plus de résonner
dans la nuit silencieuse.
Pour l'instant, cependant, ma joie, sans âme à qui
la dire, me fut pour ainsi dire lourde. J'ai souvent trouvé
la peine impossible à porter seule, mais la joie peut-être
davantage. Tout de même, me suis-je dit au bout d'un moment,
il y a Gladys, et je courus à la maison. L'on y entrait, soit
par la boutique où Geoffrey, dans un éternel sarreau gris fer,
travaillait tard, ou par une petite porte de côté, au pied
de l'escalier qui menait à l'étage du propriétaire, la cui-
sine donant sur le palier. D'en bas, entendant Gladys remuer
des casseroles, je lui criai:
— It is spring ! It is spring !
Elle vint en haut de l'escalier, les mains couvertes
de pâte, en tablier de ménagère.
— So it is ! So it is ! And we are having a fine steak
and kidney pie for that thrown
-
in
-
supper !
[?]
Aussitôt redevenue sérieuse elle me dit d'approcher
et en chuchotements m'apprit que c'était demain la fête de
Geoffrey, qu'elle avait l'habitude de lui envoyer par la pos-
te une carte de souhaits qu'il aimait recevoir le matin de son
anniversaire en même temps que le journal, tout cela déposé
en compagnie d'une jonquille sur le plateau du breakfast.
Elle me demanda, puisqu'il faisait beau, si je ne ressortirais
pas pour déposer
la carte déjà adressée
, à
dans
dans
la boîte aux lettres
du coin.
Je lui répondis que je le ferais sûrement, si elle
y tenait, mais pourquoi y tenir ! Ne serait-il pas plus
simple, le lendemain matin, de mettre la carte sur le plateau
avec la jonquille ? Pourquoi lui faire
faire le tour
d
es
du
du
quartier
s
par la poste ?
— Parce que... parce que... dit-elle, fortement agacée,
car Gladys, de bon caractère d'habitude, s'irritait parfois
pour un rien, parce que, finit-elle par lâcher à contrecoeur,
Geoffrey aime ça ainsi. Demandez-moi pas pourquoi ! La moitié
de sa joie lui est ravie si sa carte ne lui arrive pas portant
l'estampille de Fulham Post Office.
— Je veux bien aller la poster, dis-je, mais j'avoue
trouver étrange que des gens vivant dans la même maison et
sur un pied d'amitié s'envoient des mots par la poste.
— L'enveloppe est timbrée, dit-elle pour couper court.
Tout ce que je vous demande, c'est de la jeter en passant
dans une boîte aux lettres.
Il y en a une à deux coins de rue
.
d'ici.
Même dans ce Fulham de ciment, de pierre et de fenêtres
à barreaux, sans beaucoup d'autres arbres que ceux du cimetiè-
re, le doux printemps se frayait un chemin. Il se manifestait
par des signes presque imperceptibles qui me maintenaient dans
un état de bien-être incroyable, comme si la vie était neuve,
ardente, pleine et toute gonflée d'espoir. De quelques arbres
le long de mon chemin s'échappait ce tendre et caressant mur-
mure que m'avait fait entendre le tilleul. J'étais si grisée
par cette nuit de printemps que j'aurais pu marcher indéfini-
ment. Je dus passer deux ou trois boîtes aux lettres avant de
m'aviser que je n'étais plus loin de la Poste de Fulham, et que,
dans l'intérêt de la carte de Gladys, pour être bien sûre qu'elle
serait livrée à la première heure le lendemain matin, mieux
valait sans doute aller la déposer au bureau chef.
Ensuite, ne pouvant encore me résigner à rentrer par
cette si douce nuit, je fis un long détour par le cimetière
puis au long d'une rue qui contenait quelques jardinets déjà
en fleurs. Je mis bien une grande heure à revenir à la maison.
Toujours dans les dispositions les plus heureuses, le
coeur chantant, j'ouvris la petite porte de côté, criai à Gladys
que j'entendais chantonner:
— 'Tis done !
Elle apparut en haut de l'escalier, l'air heureux.
Toutes deux, abaissant ensemble le regard vers le bas de l'es-
calier,
nous
avons
alors aperçu sous la fente de la porte, au milieu
du paillasson, la carte de souhaits que je venais de poster.
Je me penchai, l'examinai. Elle était pourtant dûment estam-
pillée.
Etait-ce
Venait-elle d'être dép
e d'être dép
osée par
r
le facteur que
je venais
j'avais
tout juste
de
crois
é
r
comme j'arrivais?
Je ne comprenais rien.
— Je vous avais dit de la mettre à la poste, me gronda
Gladys. Pourquoi l'avoir rapportée vous-même ?
— Mais je viens de la mettre à la poste. Pour être sûre
qu'elle arriverait à temps, j'ai même été la déposer à la grande
Poste.
— Il ne fallait pas, gémit Gladys. Ils ont un service
ultra
-
rapide à la grande Poste. Et vous avez dû arriver juste à
temps pour qu'elle reparte à l'instant même. Quel contretemps !
Elle était inconsolable. La fête de Geoffrey était gâ-
tée, son bonheur fichu par ma faute, ou plutôt par celle de la
redoutable efficacité de la p
P
oste de Sa Majesté.
Parfois, quand je suis trois à quatre jours à attendre
une lettre postée dans le quartier voisin du mien, à Québec,
ou que
l'unique livraison
quotidienne
de courrier
par jour
est suspendue
à cause d'une "journée d'étude", d'une grève perlée, ou parce
que la route est glacée ou qu'il a neigé... je me prends à
rêver de cette foudroyante poste de Fulham qui nous avait,
Gladys et moi,
si bien
à jamais
confondues.
Est-ce ce printemps magique qui fit naître en ma vie
l'amour ?
J'incline
[illis.]
à le croire,
Il se peut.
[illis.]
c
C
ar, si
[illis.]
la brusque éclosion
[?]
de
la
vie
par cette nuit de février m'avait enivrée au-delà des
mots, elle m'avait aussi révélé à quel point j'étais seule à
Londres. Qelques amis, oui, mais de passage et pour un instant
seulement. Aucun , sauf peut-être Bohd[o]
a
n, sur qui je pouvais
compter véritablement aux jours durs. Ainsi, la joie si vive
de cette nuit de février s'était retournée contre moi et m'a-
vait démontré la tristesse d'être à l'étranger, sans personne
à aimer ou qui m'aimait. J'avais tout remis en cause une fois
encore, ma présence à Londres, ce que j'y faisais, pourquoi,
à quoi me mèneraient des études d'art dramatique. Tout ce que
j'avais entrepris me parut de nouveau vain,
futile
et
à côté
de ce que je devrais entreprendre
. L'ennui s'en mêla, persis-
tant, corrosif,
m'empêchant de prendre
l'
intérêt
à ce que
je tentais pour y échapper. Quand on s'ennuie, il est vrai que
tout nous ennuie. Je cessai à peu près d'aller au théâtre, de
me promener en autobus, même de lire. En vérité, je pense que
j'étais tombée dans cet état d'attente qu'il m'est arrivé main-
tes fois dans ma vie de subir et où je ne fais plus rien d'autre
justement que d'attendre de l'inconnu qu'il vienne m'en déli-
vrer.
C'est dans ces dispositions d'esprit que je partis ce
jour-là à la rencontre, si l'on veut, de mon destin. Malgré
tout, je n'avais pas cessé, une fois par semaine
,
ou à peu
près, de me rendre
,
rue
Cadagar
Cadogan
, dans South Kensington, chez
Lady Frances Ryder, cette généreuse femme qui mettait son appar-
tement de Londres, tous les jours, à l'heure du thé, à la dis-
position des étudiants, colorés ou non, provenant de tous les
coins de l'Empire. Bohd[o]
a
n m'y avait amenée et présenté
é
é
à Lady
Frances Ryder. Les formalités accomplies, je pouvais maintenant
revenir autant que je voudrais.
Un thé abondant nous était servi qui pour un grand nombre
d'étudiants était de loi le meilleur repas de la semaine. Ils
se gavaient de crumpets saturés de beurre, de tartelettes re-
couvertes de crème du Devon, de petits fourrés au fromage.
Dans ces salons spacieux régnait une bonne chaleur entretenue
par le chauffage central, luxe dont la plupart d'entre nous
avions dû apprendre à nous passer. A peine débarrassés des gros
chandails que nous portions presque tout l'hiver, nous évo-
luions plus à l'aise, l'esprit en même temps que le corps
,
?
dégagé et prêts
s
à d'amicales conversations.
Lady Frances elle-même présidait ces réunions ou délé-
guait des dames pour nous y accueillir. Elles avaient toujours
pour les distribuer parmi nous des billets de théâtre, de ballet,
de concert, obtenus gratuitement d'impre
s
sario ou de proprié-
taires de salles en faisant vibrer leur sentiment d'allégean-
ce à l'Empire. Elles avaient aussi souvent, pour l'un ou l'au-
tre, une invitation à dîner chez quelque grand médecin de Harley
Street, un week-end chez un châtelain en Irlande, une semaine
dans quelque château du Shropshire ou du Monmoutshire. Cet
empire à la veille de s'écrouler était encore si fraternellement
imprégné de son grand rêve d'unité qu'il suffisait d'être étudiants
venus de l'Afrique du Sud, de la Nouvelle-Zélande, du Canada,
de l'Australie, pour voir s'ouvrir toutes grandes, à notre in-
tention, les portes des nobles demeures
comme
aussi
de
s
simples
cottages.
J'étais la seule Canadienne française à faire partie
du groupe que l'on appelait
,
,
je crois, l'
Oversea British Empire
Students
. En cette qualité, j'avais droit, je ne sais pourquoi,
à des égards extraordinaires. Lady Frances avait maintes fois
insisté pour me faire accepter des invitations très recherchées,
des le pays de Galles, dans les Midlands, ailleurs encore.
Une timidité folle me saisissait à l'idée d'affronter la vie
des seigneurs anglais, et je reculais toujours. J'allais pour-
tant finir par accepter l'invitation pour un séjour d'une se-
maine dans le Monmoutshire, près des merveilleuses ruines de
la vieille abbaye cistercienne chantée par Wordsworth. C'est
peut-être le désir de les voir qui eut raison de ma réticence
et me décida à venir chez Lady Curre où je vécus chasse à
cour-
courre,
se,
dîners d'apparat, rencontre de personnalités célèbres, une
aventure auprès de laquelle mes rêves de nuit les plus fantas-
tiques ne sont que de pâles figures.
Pour l'instant, je n'en étais qu'à des sentiments de
camaraderie envers quelques-uns des garçons que je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait, entre autres, un Australien
géant, coeur d'or, prêt à tout donner tout le temps, mais à
l'effroyable accent cocknet et qui terminait toutes ses phra-
ses par "You see?" alors que, ne comprenant rien à ce qu'il di-
sait, on ne voyait justement rien. Un autre de mes prétendants
,
de ce monde, si l'on veut, était Néo-Zélandais, tout le contrai-
re de l'Australien, un grand jeune homme réservé, poli, parlant
un anglais impeccable et qui
s'appliquait tellement,
à faire britannique
avec son
chapeau melon, son trench coat, son parapluie roulé fin-fin-fin,
à faire britannique
que tous nous trouvions
qu'il en remettait.
Il occupait un poste important à l'Amirauté. Sa mère étant
venue de Nouvelle-Zélande pour lui rendre visite, il m'invita
à les accompagner tous deux dans un voyage d'une dizaine de jours
qui
me fit connaître le
sol
sud
de l'Angleterre
, le splendide Devon
au sol rouge, les Cornouailles avec leurs vieux châteaux de
schistes et leurs délicieux petits ports de pêche, le Dorset,
les landes, la New-Forest, le Gloucerster
cher
shire
re
, et enfin partout
de si merveilleux petits villages qu'il me semble parfois
ne
les avoir vus
qu'en rêve
que recréés
s
tellement ils émergeaient parfaits
des silences de la verdure, avec leur vieux pont à arche, leurs
toits fleuris de roses et une douceur de vivre
qui n'avait
alors
sans doute
d'égal nulle part au monde.
David m'invitait
ainsi
aussi
quelquefois
à d
î
ner dans des restaurants huppés où je me
sentais mal à l'aise. De plus il paraissait tout le temps occu-
pé à m'examiner, à m'évaluer, à se demander peut-être à mon su-
jet si je ferais l'affaire, et quand sa mère vint, elle plus
encore que lui parut me peser en toutes choses. J'en suis venu
e
avec le temps à me demander si,
à
l
a
sa
manière bizarre et froide
,
David ne me courtisait pas pour le bon motif comme on dit et
s'il ne m'aurait pas un beau jour
,
solennellement proposé le
mariage, sa mère m'aurait-elle déclarée "suitable". Mais appa-
remment ce ne fut pas le cas, elle repartit pour la Nouvelle-
Zélande, David espaça ses invitations, m'envoya des roses,
garda le silence
,
et tout est bien qui finit bien. Toutefois je
devais le revoir encore assez souvent, plus tard.
C'était Lady Wells,
souvent
agissant
comme hôtesse
à
la place de Lady Frances, qui m'avait présenté David, mais qui,
un mois plus tard, nous ayant vu
s
à deux reprises partir ensemble,
m'avait mise en garde: "Ne vous attachez pas trop à ce garçon.
Il est bien distingué,
mais
sans
sous
son
service
vernis
, pas tellement
intéressant. Attendez, j'aurai sûrement un jour quelqu'un
de mieux que lui à vous faire connaître.
»
Or comme j'entrais ce jour-là dans le grand salon bour-
donnant, voici que Lady Wells vint à ma rencontre, les mains
tendues:
— Dear, j'ai à vous présenter quelqu'un de tout à fait
spécial. Venez.
Elle continuait à parler
que
mais
je ne l'entendais plus
.
Mon regard s'était porté vers
une petite table
à quatre vers
le
au
milieu du salon
. Parmi une centaine de visages, je n'en
voyais déjà plus qu'un ou, plutôt, que le feu sombre d'un
regard qui m'appelait irrésistiblement. Et peut-être que mon
propre regard, sans que je le sache, appelait aussi ce jeune
homme inconnu, car ses yeux, dès que nos regards se furent
rencontrés, ne se détachèrent pas des miens.
Je traversai le salon, la main dans celle de Lady Wells,
et je n'étais que prì
i
ère insensée: Pourvu que ce soit lui
qu'elle entende me présenter !
A la petite table où il prenait le thé en compagnie
de quelques autres jeunes gens, il se leva à notre approche.
Lady Wells dit simplement:
— Stephen, voici Gabrielle dont je vous ai parlé... et
sans doute autre chose que je ne recueillis pas.
Il serra la main que je lui rendais et le feu de ses
yeux sombres s'aviva. Nous avons pris place à cinq, autour de
la table, Stephen ayant tiré une autre chaise pour moi. Les autres
se remirent à causer entre eux. Nous deux ne disions rien.Nous
continuions à nous appeler du regard comme si nous n'en reve-
nions pas de la surprise infinie de nous être retrouvé
s
l'un l'au-
tre, après un si long chemin à travers le monde
.
et à travers la
vie.
Je ne me souviens de rien de l'heure qui suivit sinon
que bientôt à peu près tout
s
autour de nous nous regardaient
avec étonnement nous regarder sans fin et toujours avec ce
même appel des yeux.
Nous sommes partis ensemble en accord silencieux sans
nous être consultés autrement, il me semble, que d'un coup d'oeil.
Au dehors, nous avons promené sur tout le même regard
étonné
,
comme si nous nous attendions à trouver autour de nous,
qui étions changés, un monde qui serait aussi devenu autre.
Stephen entrelaça ses doigts aux miens, et j'eus la
curieuse sensation que nos mains aux doigts emmêlés n'en fai-
saient qu'une. Nous avons marché, sans savoir où nous allions,
en balançant au rythme de la marche nos mains liées.
Il ne me posait aucune de ces questions que l'on pose
d'ordinaire aux gens qui nous intéressent et dont on vient
tout juste de faire la connaissance: d'où je venais, ce que
je faisais à Londres, qui j'étais, rien de tout cela.
Et moi
non plus
je
ne l'interrogeait
s
pas
sur sa vie. En fait, je fus
longue à apprendre, par bribes, qu'il poursuivait des études
en science politique à l'Université de Londres, que, né au
Canada, d'origine ukrainienne, il était toujours citoyen
C
c
ana-
dien,
quoique séjournat
nt
depuis des années
à New-York, après
des études à Columbia. Une grande part de sa vie allait long-
temps me demeurer totalement cachée,
avant que je
ne
songe
à m'en
étonner, et alors il serait bien tard pour revenir
en
arrière
et reprendre autrement le début de nos relations.
Pour l'instant, nos doigts entrelacés, nous n'étions
qu'à l'enivrement d'être l'un à côté de l'autre. Rien ne nous
importait que de nous être retrouvés. Je pense que nous en
tremblions— de peur, d'angoisse, de joie ? le saurai-je jamais.
Je sentais au bout de mes doigts qui tremblaient les siens
trembler aussi.
Comme nous avions, dans notre promenade inconsciente,
couvert beaucoup de chemin déjà, il finit par me demander:
— Où habitez-vous, chère ? Il faudra pourtant que je
me résigne à vous ramener chez vous, quoique cela soit la
dernière chose au monde que je désire.
— Dans Fulham. Lily Road.
— Tiens ! fit-il. J'habite non loin et j'ai un ami très
cher qui habite aussi ce quartier, Bohdan Hubee
ic
ki.
Ainsi c'était lui que Bohdan avait tant désiré me faire
connaître ! Pourtant, il y avait quelques jours, les yeux assom-
bris, il m'avait confié au sujet de Stephen: "C'est un curieux
garçon, d'une fascination qui m'inu
q
quiète un peu, car, s'il
fascine, on dirait que
c'est pour
détourner l'attention de ce
faire oublier
qu'il cache à peu près tout de sa vie
. En vérité, je ne sais
que penser de lui. Il est peut-être malgré tout un être d'une
qualité rare et cependant !... Cependant !...
En me souvenant des propos de Bohdan si clairvoyant,
je me sentais atteinte d'un malaise singulier. Je retirai mes
doigts d'entre ceux de Stephen. Je crois avoir tenté de me mon-
trer un peu distante, mais ce fut comme si je luttais contre
vents et marée
s
. Il entrelaça de nouveau ses doigts aux miens.
Et ce simple entrelacement de nos doigts fit naître en moi des
ondes qui tour à tour me brisaient et me ravissaient.
Il me proposa, bas à l'oreille:
—
M'accompagne
z
rez
-vous demain
entendre Boris
Goudonov
Godounov
?
Il fredonna d'une voix belle et juste quelques mesures
du grand a
A
ir du d
D
estin
chanté par
Boris.
le moine Pimêne.
J'allais accepter tout de suite. Je ne voulais que cela,
mais je parvins à me ressaisir. De quoi aurais-je l'air, que
penserait-il de moi, si je sautais sur sa première invitation?
— Demain... je ne sais pas...
— Alors
,
après-demain ? ...
— Après-demain, peut-être...oui...
Et déjà je regrettais amèrement d'avoir repoussé l'invi-
tation à si loin, prête à me reprendre, Stephen aurait-il
le moindrement insisté, mais il demeura silencieux, comme
attristé lui aussi à la perspective que nous attendrions plus
d'une journée pour nous revoir.
Après bien des détours, nous avons finalement atteint
une station de l'underground.
Le train se mit en marche. Je voyais défiler le nom des
stations en gros caractères sur les murs souterrains, peu à
peu s'éclairant au fur et à mesure que nous approchions de l'arrêt.
Et presque à chacun, comme quelqu'un en transe, je fixais
l'annonce publicitaire de la Guiness représentant deux énormes
verres de bière posés côte à côte. Dans leur mousse, à chacun,
était dessiné un visage
,
l'un à mine grave, l'autre à mine ré-
jouie. La légende au bas de l'un disait: "Sometimes I sits and
thinks..." Au bas de l'autre: "Sometimes I only sits..." Je
voyais des gens à l'air sérieux, long parapluie effilé à la
main, serviette sous le bras, sortir, entrer. Je me demandais
qui étaient les vrais vivants, de ces gens à l'allure pressée
et importante, ou de Stephen et moi, dans
notre flottante
î
le
détachée de laquelle
d'où
c'était la vie des autres
qui apparaissait
abominablement fixée dans la grisaille.
Devant la petite porte de côté qui donnait sur l'escalier
montant à l'appartement de Gladys, puis, au-delà, à ma chambre,
Stephen entra dans une sorte de contemplation.
— C'est donc ici que vous vivez. Au fond, cela ne m'é-
tonne aucunement. Je ne pourrais vous imaginer ailleurs.
Il regarda les murs sans couleur, la rue sans
[b]
beauté,
avec une sorte d'amour qui les rendit chers à mes yeux.
Il ne chercha pas à m'embrasser ni même à porter à ses
lèvres mes doigts qu'[o]
i
l gardait toujours entre les siens. Je
ne savais pas alors, je ne sais pas encore aujourd'hui, s'il
s'en est abstenu par un raffinement de l'expérience qui conna
î
t
que c'est à ses préludes que l'amour est inoubliable, ou parce
qu'il se sentait déjà comblé et transporté. Je pense que ce
fut plutôt ce qui se passait, car, soudain, il posa sa tête
sur mon épaule
,
en silence, dans un geste d'abandon qui semblait
me demander refuge. Et moi qui toute ma vie avait tant cherché
refuge, je fus si bouleversée qu'un être en f
û
t à chercher le
sien en moi que j'aurais pu en pleurer comme à la découverte
que la terre entière aspire à se reposer sur une tendre épaule.
J'avais grande envie de caresser la tête aux cheveux d'un brun
à reflet doré abandonnée tout près de mon visage, et je ne
l'osais pas.
J'osais à peine
même
respirer
. Enfin Stephen se
releva, me jeta en toute hâte: "Adieu ! A demain !..." et il
avait tourné le coin de la rue.
Le lendemain, rentrant précipitamment d'une course que
je n'avais pu différer, je m'ir
n
formai, dès le bas de l'escalier:
— Est-ce qu'on a téléphoné pour moi ?
L'espoir m'était venu, Stephen à peine parti, qu'il
allait appeler pour me demander si je n'étais pas devenue libre
pour ce soir
-
même. Et
,
dans l'histoire que je m'inventais
,
je
répondais que oui, et lui accourait, et nous partions aussitôt,
les doigts entrelacés comme la veille, les oreilles encore
bourdonnantes des moindres paroles prononcées entre nous.
Mais il n'appela
pas
ni ce jour ni le lendemain
. Alors
je me mis à avoir peur. J'eus peur que Stephen ne fût qu'une
invention de mon esprit, qu'il n'exsi
is
tât pas dans la réalité. Je
l'aurais rêvé;
,
c'est tout, et jamais le rêve ne me le rendrait.
Ou bien je me mis à avoir peur qu'il se jouât de moi et
n'eût
même pas l'intention de
le
me
revoir.
À huit heures, j'entendis d'en haut la sonnerie de la
porte de côté. J'étais toute prête depuis des heures au cas,
me disais-je, où il reparaîtrait dans ma vie.
Je fus en bas
dans
en
cinq secondes
. J'ouvris. Il se tenait là, exactement comme il
avait été l'avant-veille, au moment de me [u]
q
uitter, sauf que ses
yeux sombres en me voyant apparaître s'emplir
ent
d'une brillante
lumière caressante:
— Ainsi, vous n'êtes pas un rêve, Dieu merci ! J'en ai eu
une peur horrible, si vous saviez
[c]
[o]
c
omme
j'ai eu peur que vous
ne soyez
après tout
qu'une
fiction
création
de mon imagination.
Il entrelaça ses doigts aux miens. Nous sommes partis
à la course. Nous avons vu défiler, aux stations de l'under-
ground, les annonces de la Guiness... "Sometimes I sits and
thinks... Sometimes I only sits..." Et comment se fait-il que
je les revoi[s]
e
encore si clairement, alors que tant d'autres
détails de mes sorties avec Stephen se sont effacés à jamais?
C'est peut-être parce que Stephen, les trouvant drôles, me
les
les
l'
avait lue
s
s
à haute voix pour que nous nous en amusions en-
semble.
Au long de l'opéra, il garda entre ses doigts les miens
qu'il ne cessait de porter à ses lèvres, déposant sur le bout
de chacun un léger baiser. Je ne savais guère où j'étais. Je
pense que ce dut être à So
a
dler's Wells, mais en suis-je [s]
a
bso-
lument certaine ?
En unisson avec
le moine Pimêne
Warlam
Warlam
, Stephen se
prit à fredonner à mon oreille quelques mesures du chant de Kazan
?
—les
[illis.]
— les cordes, les cuivres, les bois, le chanteur se décha
î
naient —
symboles
cymbales
claquaient, le gong martelait la fuite du temps—
[?]
et je ne distinguais pas, de la voix sur la scène, celle de
Stephen,et ce n'est plus qu'elle que j'entends parf[f]
o
is dans
mon souvenir. L'opéra était donné en russe, et c'est dans
cette langue qu'il en fredonnait les paroles.
— Vous connaissez donc le russe aussi ? lui ai-je demandé.
— Un peu de plusieurs langues de l'Europe orientale
s
,
me répondit-il brièvement, comme s'il ne voulait pas être
entraîné
[illis.]
plus loin dans le sujet.
Au retour, il me pria, au bas de l'escalier:
— Ne restons [l]
p
lus jamais deux jours sans nous revoir.
Deux jours.
!
Cela peut être une éternité. Promettez-moi que
nous nous verrons tous les jours.
Je ne demandais moi-même que cela.
J'apercevais
à peine
déjà
à peine
vers quel degré de soumission et de dépendance me con-
duisait mon sentiment pour ce jeune homme que je connaissais
si peu. J'en eus pourtant l'intuition ce soir-là et tentai
de me reprendre, de remettre au moins à un peu plus tard no-
tre prochain rendez-vous. Mais Stephen venait de me proposer
une sortie qui déjà m'enchantait. Il s'agissait de nous rendre
à ce vieux pub des docks, tout à l'autre bout de Londre,
s
, en
plein quartier populaire, le
Prospect of Whitby
que les
dandies
et les excentriques
de Park Lane avaient mis à la mode depuis
qu'ils y allaient boire de la bière en fût, accoudés au bar,
avec des ouvriers en casquettes et de pittoresques clochards.
Le spectacle, me disait Stephen, en valait vraiment la peine,
rien ne peignant sans doute mieux une certaine couche de la so[c]ié-
té anglaise que
ses efforts
d'en
de s'encanailler
pour paraître sympathique au
peuple et à sa misère.
L'
U
u
nderground m'était presque toujours un tapis magi-
que, mais ne le fut jamais autant que ce soir-là où nous avons
débouché en plein port de Londres, presque à l'estuaire de
la Tamise, et nous avons atteint, par de sombres rues aux silhouettes
inquiétantes, le vieux petit pub sur pilotis surplombant les
eaux grises du fleuve que l'on entendait battre contre sa ba-
se. Le pub était rempli d'âcre fumée de pipe, de relent
s
de
bière, de rires hystériques et de jurons cockneys. Si je me tour-
nais d'un côté, j'aurais pu me croire dans un tableau de Hogarth
avec ses trognes populaires;
si je regardais ailleurs, j'aurais
[illis.]
de l'autre, on aurait dit
pu me croire assistant à
une scène
où
,
à l'inverse de Pygmalion
,
où
c'était la haute société
, casquette sur l'oreille, mégot
aux lèvres, qui jouait à prendre l'allure des bas-fonds. Cette
soirée avec Stephen, je m'en souviens parfaitement. Folle comme
certains de nos rêves, elle s'accordait sans doute très bien
avec
l'état
de rêve
d'[é]nvoûtement
dans lequel j'étais alors presque toujours
plongée.
Par ailleurs, j'ai retenu très peu d'une visite que nous
avons faite
au
à la
National Gallery
. C'est d'une autre visite,
au cours de mon deuxième séjour en Angleterre, alors que j'y
étais venue seule, que je garde des souvenirs durables, parti-
culièrement, pourquoi donc? du portrait
d'Arnolfe
i
ni et sa femme
que je ne cesse de revoir presque à chaque jour de ma vie.
Pour l'instant, auprès de Stephen, je voyais mal les
chefs-d'oeuvre. Nous étions toujours la main dans la main, un
courant électrique ne cessait de passer entre nous,
Stephen
me
me
chuchotait des tendresses
à l'oreille, et finalement je n'en-
tendais,
je ne saisissais
que le tumulte
dans mes oreilles
de l'émotion.
Maintenant, à la porte de côté, dans la rue paisible,
nous nous attardions. Nos lèvres s'unissaient. Nous avions de
plus en plus de peine à nous arracher l'un à l'autre. Parfois
c'était lui qui me retenait, souvent moi qui ne pouvait
s
souf-
frir de le voir partir.
Avons-nous été heureux alors ? Je ne pense pas. Notre
amour était trop fiévreux, agité, possessif pour nous laisser
en repos, et quand il n'a pas d'îles où se poser pour des ins-
tants de calme, l'amour en vient vite à l'épuisement. Mon sen-
timent pour Stephen annihilait en moi presque tout pouvoir de
réflexion. Il me donnait l'impression de vivre intensément,
mais, en fait, il me soustrayait à presque tout ce qui n'é-
tait pas sous sa domination. Je n'entrevoyais plus le monde qui
nous entourait qu'en brèves éclaricies. De plus en plus il
m'apparaissait lointain, étrange, insaisissable, alors que c'é-
tait nous, enclos dans notre passion, qui étions soustraits
au reste du monde et comme seuls à jamais. Plus tard, quand je
fus à même d'analyser quelque peu ce qui nous était arrivé,
j'ai pensé que
nous avions
été
, Stephen et moi,
été
comme d
c
es papillons
,
ces phalènes, ces mille créatures de l'air que des ruses de la
nau
t
ure, une odeur, des ondes, mènent à leur rencontre sans
qu'elles y soient pour rien. Et je me demande si la foudroyante
attirance que nous avons subie, de tous les malentendus,
de
tous les pièges de la vie
,
n'est pas
lieu
l'un
des plus cruels
. A
cause de lui, après que j'en fus sortie, j'ai gardé
,
pour long-
temps, peut-être pour toujours, de l'effroi envers ce que l'on
appelle l'amour.
Près de la petite porte de côté, nous n'arrivions plus
à désunir nos mains, nos lèvres. La tempête déchaînée en nous
nous faisait nous retenir l'un à l'autre
comme deux êtres
en
danger d'être
,
en fait
,
emportés par une véritable tourmente
.
Un soir, sans doute mal enclenchée, la porte à laquelle
je m'appuyais céda dans mon dos. Elle s'ouvrit d'elle-même.
Stephen m'interrogea du regard. Nous avons commencé à monter
les marches sans nous détacher l'un de l'autre. Au premier
palier, nous sommes restés longtemps immobiles, tête contre
tête, abîmés dans un silencieux égarement au-delà, j'imagine,
de toute pensée. Nous avons gravi les dernières marches en nous
soutenant mutuellement comme si l'un sans l'autre nous n'eus-
sions pu encore nous tenir debout.
A la vue de ma petite chambre, Stephen s'attendrit.
— Une petite chambre toute pleine des rêves de la jeu-
nesse, me dit-il pensivement.
C'était vrai non seulement de cette chambre mais de toutes
celles, je pense bien, que j'avais occupées seule depuis quel-
ques années et qu'avait du imprégner le grand rêve qui hante
le coeur humain: Que sera l'amour ? Me sera-t-il bon ? Me
sera-t-il néfaste ?
C'est alors seulement que Stephen comprit qu'il allait
être mon premier compagnon d'amour. Il en devint songeur, peut-
être quelque peu effrayé. Me tenant doucement serrée contre
sa poitrine, il me disait bas à l'oreille qu'il ne faudrait pas
lui en vouloir s'il me décevait quelque peu, que l'amour rare-
m
ment apportait autant qu'il donnait à espérer.
Puis, m'éloignant un peu de lui, il me considéra avec
une grave expression d'étonnement et de tendresse.
— Comment se fait-il, cher coeur, que tu m'as attendu ?
Sûrement tu as été aimée bien des fois déjà et tu as dû aimer.
Qu'est-ce qui t'a fait m'attendre, moi?
Nous nous sommes assis au bout de mon divan-lit, nos
doigts entrelacés, et nous avons regardé, chacun
,
devant soi,
dans sa vie, mais sans rien voir de ce que l'autre, à côté
,
apercevait. Je fus effleurée par le sentiment que
deux êtres
ne
pouvant
pouvaient
ouvaient
pas être plus étrangers
l'un à l'autre que Stephen
et moi réunis par quelque prodigieux hasard dans cette petite
chambre presque de passage. Je croyais voir que m'avait
ent
gardée
de l'amour la peur qu'il m'inspirait, la certitude qu'il n'était
presque jamais heureux,
mais aussi
l'attente passionnée
que mal
al
gré
é
tout
t
qu'il
il
s'en trouverait peut-être
un
pour combler un jour ce désir aigu
du parfait inconnu.
J'appuyai ma tête sur l'épaule de Stephen et lui confiai
que j'étais sans doute vieux jeu, car à mes yeux l'amour n'é-
tait ni léger, ni passager, mais grave toujours. Que je l'avais
toujours considéré en quelque sorte comme irrévocable.
Que l'on
Qu'au fond
l'on
ne revenait pas
au fond
de l'amour
.
Pas plus que l'on
ne
revenait
de la mort. Et c'est pourquoi sans doute il m'avait fait si
peur tout en m'attirant invinciblement.
Stephen, d'un doigt sous mon menton, me fit relever le
visage qu'il sonda longuement. Son regard était inquiet.
— Tu crois vraiment, me demanda-t-il, que l'amour est
à ce point grave que l'on n'en revient jamais tout à fait ?
— Il me semble qu'il ne peut
-
être qu'inoubliable.
— Puisqu'il en est ainsi, me dit Stephen
,
avec douceur,
il vaudrait peut-être mieux nous en tenir pendant quelque temps
encore à des relations d'amitié, attendant de voir plus clair en
nous, évitant surtout, ne penses-tu pas, de nous trouver seuls
dans ta petite chambre si accueillante au pèlerin fatigué que
je suis, que tu es, qu'est chacun de nous sur terre...
Mais, en même temps, il me retenait tout près de lui
dont j'entendais le coeur battre à grands coups. La flamme
dansante et folle de nos yeux
nous renvoyait l'un
à
l'autre
notre
image frêle et délicate.
Nous sommes partis
sur la mer tempé-
tueuse du désir
vers une sorte de naufrage
... peut-être bien-
heureux... du moins nous étions deux à sombrer ensemble.
Nous avons connu nos jours peut-être les plus heureux
dans les quelques semaines qui suivirent, sans savoir qu'elles
étaient les dernières de ce temps de confiance qui nous serait
accordé. Stephen avait loué deux bicyclettes et entendait me
faire traverser à vélo à côté de lui de grands pans de Londres.
A bicyclette, je ne m'étais jamais risquée jusqu'alors que sur
des pistes sauvages ou dans de petites rues paisibles de ma
ville natale. L'idée d'affronter la lourde circulation de
Londres m'épouvantait. Jamais, disais-je, je ne le pourrais.
Mais Stephen, patiemment, me rassurait. Il prendrait les devants.
Partout où il y aurait obstacle, il passerait le premier. Il
me frayerait un chemin. Je garderai
s
les yeux fixés sur son dos,
m'interdisant de regarder ailleurs, et le suivrait
s
sans penser
à autre chose.
Nous sommes partis par une tiède journée de mai. Tout
alla bien au début, Stephen ayant tracé un itinéraire qui de
petite rue en petite rue
,
nous éviterait la plupart des grandes
artères. Mais il fallut bien en franchir quelques-unes. Avant
de nous élancer, Stephen m'encourageait du geste et de la voix.
Je côtoyais en tremblant les hauts autobus qui m'avaient telle-
ment ravie au temps où je parcourais la ville montée sur l'im-
périale. A les frôler de près,
sur mes
deux
frêles roues
, je
les découvrais quatre fois plus énormes que je n'avais pensé.
Une fois, nous fûmes séparés, Stephen et moi, par l'un de ces
monstres qui s'était glissé entre nous. Je fus si effrayée que
je pensai tout abandonner et en rester là. Mais c'était impossi-
ble. En avant de moi un monstre me barrait la route. En arrière,
en venait un autre qui avait l'air de vouloir me passer sur le
corps. Il fallait avancer avec le flot impitoyable.
Un peu à droite, au devant de l'autobus qui nous sépa-
rait, presque en pleine rue surgit alors Stephen u
q
ui, de la main,
me fit signe que j'avais le champ libre. Je ramassai mon courage,
m'élançai, n'ayant d'yeux que pour son geste qui me guidait. Je
doublai le géant qui allait pourtant vite. Je rejoignis Stephen,
me plaçai tout juste derrière lui qui me mena aussitôt dans une
rue calme pour y reprendre mon souffle. J'eus le sentiment,
je l'ai encore, d'avoir réussi ce jour-là un exploit. Et j'en
garde de la gratitude à Stephen qui avait le don rare, en accor-
dant confiance aux êtres, de leur en faire trouver en eux-mêmes.
Je tremblais encore un peu tout de même de la frayeur
que j'avais éprouvée, mais Stephen me dit que j'avais aujourd'hui
vaincu la peut et que jamais plus je ne la ressentirais comme
avant.
D'étape en étape, arrêtés assez souvent pour me donner
le temps de me reposer, nous avons gagné, en moins de deux
heures, Richmond p
P
ark. C'était un jour de semaine, il y avait
peu de monde, nous eûmes le magnifique parc presque à nous
seuls avec ses bêtes en liberté, faons, chevreuils et biches.
Nous leur avons donné du pain que plusieurs vinrent
manger dans la main de Stephen. Je le regardai leur distribuer
des morceaux et tout à coup il me parut d'un naturel doux et
bon. Je dus en être étonnée, car je lui en fis la remarque.
"Tu as l'air tendre, au fond, dis-je, comme si jusqu'ici j'avais
pu en douter. L'es-tu donc ?
»
Il sembla un peu ennuyé par ma question.
— Pas trop, fit-il. Il faut se garder en ce monde de la
tendresse. Elle nous expose trop.
Par habitude cette fois, plutôt que spontanément, me
parut-il, il enlaça alors ses doigts aux miens pour m'entraîner
à marcher à côté de lui.
— Vois-tu...
commença-t-il
,
et soudain
il
s'interrompit
comme
s'il percevait que justement il allait s'exposer. Changeant de
sujet, il me proposa:
—
Allons
s'
nous
asseoir là-haut
sur le talus.
Poussant nos bicyclettes devant nous,
nous avons
gravi
monté
le mamelon herbeux
[illis.]
la pente herbeuse
.
Tout en haut se détachait
seul
un immense
arbre
aux branches largement déployées qui formait un parasol
contre l'ardeur du soleil. Nous avons appuyé nos bicyclettes
au tronc puissant. Nous nous sommes allongés sur l'épais gazon
,
à
moitié dans le soleil, à moitié dans l'ombre du très vieil arbre.
Nous nous étions disposés à former sur le sol une sorte de croix,
la tête de Stephen reposant sur mes genoux.
Il regardait fixement le ciel d'une pureté parfaite au-des-
sus de cette immense île de verdure qu'était Richmond Park dans
le Londres d'alors.
Ainsi a passé un quart d'heure, davantage peut-être.
Nous n'avions nul besoin, pour l'instant,
d'échange
r
de
s
regards,
de
s
caresses
. En croix sur l'herbe, nous nous contentions de con-
templer le ciel serein, et
il nous en venait assez de bonheur
,
je pense,
pour rien désirer d'autre
.
Les yeux toujours fixés sur le ciel clair, Stephen
murmura,comme si l'aveu lui en était arraché par un sorte de
bonté infinie partout répandue autour de nous ou par sa propre
conscience bouleversée:
— Je pense que je t'aime.
Des années, des milliers d'années, me semble-t-il parfois,
ont passé depuis cette heure paisible sous le grand arbre de
Richmond Park. De notre liaison si pleine de l'affolement des
sens et de leur tyrannique pouvoir sur nos vies, il ne me
reste rien de plus troublant que le souvenir de Stephen me
fredonnant à l'oreille un air de Boris
Goudonov
Godounov
et, peut-être
encore plus émouvant, celui de l'aveu prononcé à la face du
ciel.
Il m'avait quittée ce soir-là au bas de l'escalier, fa-
tiguée à ne plus tenir debout, lui-même l'air très las, et ayant
encore à ramener les deux bicyclettes. Il s'était éloigné sans
m'avoir lancé comme à l'accoutumé
e
: à demain, et il ne s'était
pas non plus retourné pour m'adresser un dernier petit salut de
la main. A la lumière crue du réverbère proche de l'entrée,
son visage m'avait un instant paru préoccupé ou est-ce après
coup,
à cause de ce qui suiv
a
it
, que je m'imaginai l'avoir vu ainsi ?
Le lendemain, je n'eus de lui aucune nouvelle. Il ne
se passait pourtant pas de jour sans que d'en bas Geoffrey ne
me criât
:
"Your friend on the phone..." Et je descendais les
marches quatre à quatre pour prendre, toute pantelante, l'écou-
teur dans lequel j'entendais d'abord battre mon propre sang,
ses cognements sourds dans mon oreille, après quoi, au son de
la voix de Stephen, mon coeur se calmait quelque peu et battait
sur un rythme moins affolé. C'était comme si chaque fois je re-
doutais que le miracle ne se reproduisît pas— la preuve que
Stephen était de ce monde— et, le miracle produit, je pouvais
me remettre à vivre peu à peu.
Le surlendemain, toujours rien ! Le jour suivant, ayant
eu à faire une course, je m'imaginai que Stephen avait choisi
cette heure même pour m'appeler, et je rentrai en toute hâte
demander s'il n'y avait pas eu d'appel
s
pour moi.
Geoffrey aux yeux compatissants me regard
e
a
avec une
peine si évidente pour moi que je me sentie
s
humiliée.
Je n'allai plus jamais m'informer dans la boutique si on m'avait
demandée au téléphone. Je restai dans ma chambre à attendre,
et les heures défilèrent comme elles doivent défiler pour ceux
qui sont au cachot. De ce temps-là— mais je pense que je le
connaissais déjà—date ce bouillonnement de colère que j'éprou-
ve lorsqu'on me fait attendre et qui provient, j'imagine, de ce
que je suis alors réduite à ne rien faire d'autre, y perdant mon
temps, y perdant ma vie.
C'est à peine
même
si je lisais
. J'avais l'oreille ten-
due à capter la sonnerie du téléphone, et que de fois
je crus
l'entendre à travers des bruits de la rue
,
et
j'
accourut
ais
sur le
seuil de ma chambre pour guetter, le souffle suspendu, la voix
de Geoffrey qui allait lancer comme naguère: "Your friend..."
et
je serais en bas avant qu'il n'eût
pu
fini
r
sa phrase
, et
de nouveau le ciel s'ouvrirait pour moi.
A la fin, je me décidai à appeler un numéro que m'avait
donné Stephen avec une certaine hésitation, m'avait-il semblé,
un jour que je lui représentais que je ne saurais l'atteindre,
pour l'en aviser, s'il survenait quelque changement à notre pro-
gramme de sorties. C'était le numéro des gens chez qui il logeait
et où je n'avais jamais mis les pieds. Une voix de femme me ré-
pondit. Stephen, me dit-elle, était en voyage—Pour combien de
temps ? —Elle n'en avait aucune idée.—Où était-il allé?—
Elle ne le savait pas.— Qu'est-ce qui l'avait contraint à partir
précipitamment ?— Avec une nuance cette fois d'irritation, elle
répondit qu'elle ne se reconnaissait pas le droit de répondre
à cette question.
Je remontai dans ma chambre, tout à fait désemparée. Un
gouffre s'ouvrait devant moi. Pire encore que la découverte
du mystère qui entourait la vie de Stephen me fut la décou-
verte de mon propre sentiment à son égard. Au milieu de ce qui
m'avait tenue captive plus de deux mois et m'avait paru
ne pouvoir être que de l'amour, poussait quelque chose d'affreux
et de corrosif qui ressemblait à du ressentiment. La méfiance avait
commencé en moi sa guerre contre l'amour, dont je ne devais
jamais tout à fait me remettre.Ce que j'éprouvais en fait était
mille fois pire que la longue peur que j'avais eu
e
d'aimer;
c'était l'hostilité de qui s'est fait prendre au piège en toute
bonne foi. Pourtant
,
je m'aperçus alors que j'étais bien à blâmer
puisque, même maintenant, je ne savais toujours à peu près rien
de la vie de Stephen, hormis qu'il fréquentait — pas très
assid
û
ment—l'Université de Londres, qu'il parlait couramment
sept ou huit langues, qu'il connaissait bien la musique. A
creuser mes souvenirs, je me rappelai aussi de nombreuses allu-
sions faites à des villes qu'apparemment il connaissait: Paris,
Prague, Munich, Vienne, Budapest, Zagreb, bien qu'il ne m'eût
jamais spécifiquement dit y avoir séjourné.
Je me résignai à téléphoner de nouveau à la dame chez
qui habitait Stephen et dont je ne savais si elle était une amie,
une connaissance ou simplement une logeuse. Cette fois, un homme
me répondit— Non, Stephen n'avait laissé aucun message. Mais
il rentrerait sûrement avant longtemps et me fournirait alors
une explication de son départ qui m'enlèverait toute raison de
me tracasser.
Cet homme avait un peu
de
le
léger accent slave
de Stephen.
Je lui demandai s'il n'était pas aussi Ukrainien. Il me dit
qui lui et sa femme, chez qui logeait Stephen, étaient en
effet d'origine ukrainienne, quoique établis en Angleterre depuis
la révolution russe. Pui il m'encouragea à me garder l'esprit
tranquille. Stephen allait revenir d'un jour à l'autre et il
m'appelerait
,
tout aussitôt rentré.
Je fus assez na
ï
ve pour me laisser quelque peu rassurer
par ces propos. Je me décidai même à sortir prendre l'air. Je
m'aperçus avec stupeur que l'été était venu, que mille bons
contacts avec la vie
et
avec la nature
,
m'avaient échappé pendant
que je vivais claustrée dans l'attente d'un mot de Stephen. Alors
j'éprouvai pour lui quelque chose que je n'avais encore jamais
éprouvé à l'égard de personne et qui était, je pense bien, de
l'aversion, peut-être même le désir de le faire souffrir à mon
tour et plus encore qu'il ne m'avait atteinte.
Mais, tout à coup, je l'imaginai mort à la suite d'un
accident, ou mourant seul en quelque pays étranger, et je lui
rendis tout l'amour qui
me gonflait le coeur.
Mais,
p
P
eu après,
cependant,
l'ayant imaginé
, tout au contraire, bien vivant, joyeux, passant
de bonnes vacances au bord de la mer ou en montagne, ma rancune
envers lui me revint entière et plus armée que jamais. Je n'en
pouvais plus d'aimer et détester tout à tour le même être.
L'absence de Stephen dura près d'un mois. Un soir,
Geoffrey cria d'en bas: "Your friend on the phone..." Je descen-
dis, le coeur tremblant comme au jour où je m'étais sentie appe-
lée des yeux, à travers le grand salon de Lady Frances. Mais à
l'émotion tremblante de ce jour-là se mêlait je ne sais quelle
poignante tristesse que j'en fus réduite à accourir ainsi sou-
mise à son coup de fil.
Je l'entendis me parler sur le ton habituel de nos con-
versations quotidiennes
alors que
quand
rien d'exceptionnel ne s'était
passé
pour nous depuis la veille.
Il me disait que le temps lui avait paru long, qu'il avait
fait chaud, qu'il avait hâte de me revoir. Est-ce que ce serait
demain ? Ou peut-être même ce soir si je trouvais qu'il n'était
pas trop tard ? Il ajouta:
— Tu m'as manqué
e
, tu sais.
Je fus si longtemps silencieuse qu'il demanda:
— Tu es toujours là ?
Où étais-je en vérité ?
Très loin
,
en tout cas
,
et
très
seule
,
sur une espèce de grève dépouillée comme
celle où
nous
y
laisse
sans doute
l'amour
en se retirant, après que ses flots ont chan-
té et qu'ils ont prédit la félicité. Il avait suffi de ce "Tu
m'as manqué..." pour faire apparaître à mes yeux
la désolation
où
j'avais été
m'avait
conduite, main dans la main, coeur contre coeur
,
vers
ce qui avait été le plus cher )( amour
de ma vie. Mais je ne voulais
pas en convenir. De longtemps encore je ne voudrais en convenir.
Voir clair en soi est souvent la dernière chose que souhaite l'a-
mour.
Evidemment c'est maintenant seulement que je sais ce que
j'aurais dû alors savoir.
— Très bien, dis-je. Je pars à l'instant. Peux-tu aussi
partir tout de suite. De cette manière, nous nous retrouverons
à mi-chemin à moins que tu ne marches très vite.
Il eut l'air déçu que je ne veuille pas le recevoir chez
moi, mais accepta de partir sur
-
le
-
champ en se conformant au plan
de parcours que nous avions établi, selon lequel nous ne pouvions
nous manquer en cours de route.
Quand je l'aperçus d'assez loin encore sous la lumière
d'un réverbère qui lui donnait mauvais teint, je lui trouvai le
visage amaigri, tiré et comme marqué longtemps d'avance par l'u-
sure qui lui viendrait avec l'âge, lui encore si jeune et resplen-
dissant de vitalité. J'en eu
s
si mal au coeur que je courus
l'enserrer de mes bras comme pour le garder jeune à jamais. Nous
somme restés un long moment
,
joue contre joue, à nous bercer en-
semble d'un mouvement accordé du corps comme dans la danse, tout
en nous
jetant des:
cher coeur!
cher coeur! ...
oh
Stephen dear!
...
Le sortilège me reprenait. Sur la grève déserte, les
flots tentaient de remonter et j'aurais pu vite leur céder si,
comme nous nous remettions en marche, Stephen n'eût enlacé ses
doigts aux miens dans un geste que tout à coup je compris être
d'habitude, appris pour d'autres que pour moi et peut-être long-
temps pratiqué avant d'atteindre au charme, à l'air de spontanéité
de maintenant. Je lui retirai ma main
,
,
blessée par ce que l'habili-
té et l'adresse en amour trahissaient tout à coup à mes yeux
d'expérience ... et
,
peut-être d'une certaine inconstance. Il me
la reprit et commença à me questionner sur ce que j'avais fait du-
rant les semaines précédentes, étais-je allée au théatre? à la
cabane de Gladys? étais-je au moins sortie profiter un peu des
beaux jours?... toutjours sans souffler mot de
ce
qu'
qui
avait pu lui
arriver
à lui pendant tout ce temps.
Soudain je m'entendis lui demander d'une voix qui se
contenait mal pourquoi il m'avait si longtemps laissé
e
sans nouvelles.
Il se dépouilla du coup de son air faussement enjoué et
parut à bout de nerfs et de fatigue. Ses yeus
x
que j'aimais tant,
d'un brun chaud, toujours un peu pétillants et ensorceleurs
,
se vidè-
rent de leur étincellement.
— Je pensais aussi qu'un jour ou l'autre viendrait où il
me faudrait te parler sérieusement.
Nous avions atteint une sorte de petit quare au bout
d'une rue où il y avait un banc, quelques arbres, une fontaine
peut-être. Nous avons pris place sur ce banc. Stephen regardait
au loin. Il eut l'air malheureux, si à la g
ê
ne que je souffris
pour lui, me disant qu'il allait me fournir une explication plau-
sible et satisfaisante de sa conduite et que c'est moi qui allais
avoir honte de mes soupçons. Déjà je tendais la main pour lisser,
dans un geste de réconciliation, une mèche de ses cheveux qui lui
retombait souvent sur la tempe. Il prit alors une grande aspiration
et commença à me dévider
une histoire dont
encore
aujourd'hui
je
me demande
si je l'ai vraiment entendue tomber de ses lèvres.
Eh bien
V
v
oilà
,
me disait-il,
puisque j'y tenais et l'y obligeais,
il allait me dévoiler une partie
garder
secrète de sa vie
, encore
qu'il eût mieux valu pour moi n'en rien savoir.
Seulement
j
J
e de-
vrais
donc
garder strictement pour moi
ce qu'il me raconterait ce soir
et qui ne serait qu'une part de ce qu'il se reconnaissait le droit
de me révéler.
Je devra
[r]
is lui faire confiance
pour le reste.
Je me sentais déjà comme plongée dans quelque invraisembla-
ble roman et voilà qu'il me mettait en garde d'une voix passionnée
que je ne lui
avais pas connue avant.
connaissais pas.
connaissais pas.
— Il vaudrait mieux évidemment, me dit-il
,
et j'aurais
dû t'avertir avant, que tu n'attendes pas trop de moi, car je ne
suis pas libre en un sens et ne le
serez
serai
pas pour quelques années
à venir. J'ai engagé ma vie — une partie de ma vie — à lutter
dans l'intérêt de mon pays martyrisé par l'Union Soviétique, et
je n'aurai de repos et de vie personnelle tant que
je n'aurai
pas
ven-
gé les crimes
commis contre mes frères malheureux.
Je l'écoutais, pensant
:
c'est une histoire qu'il invente,
ce n'est pas possible que Stephen soit un agent secret, mais je
vis le sérieux de son visage et lui lançai:
— Mais de quel pays malheureux parles-tu ? N'es-tu pas
né au Canada? n
N
'est-ce pas là ton pays? Ou à la rigueur ne serait-
ce pas les Etats-Unis que tu considères comme ton second pays?
— Je parle de l'Ukraine, fit-il, que Staline a réduit
e
à une des plus cruelles famines de l'histoire, parce qu'elle résis-
tait au bolchévisme. Sais-tu combien des miens sont morts de faim
en une seule année à Kiev seulement, par exemple?
— Les tiens, je veux bien, lui dis-je. Mais
,
à ce
compte-là tous ceux qui souffrent sont les tiens
,
sont les nôtres.
Pourquoi
,
plutôt qu'un autre pays
,
l'Ukraine que tu ne connais pas
toi-même personnellement?
Je compris, à son regard, que c'était pure perte de lui
parler ainsi, de tâcher de le raisonner. Une farouche exaltation
lui fermait l'âme à toute autre voix.
Il me raconta que son récent voyage l'ayant conduit dans
un pays sous la domination soviétique pour y établir une liaison
avec un agent de l'Association Ukrainienne de Londres, il avait
été filé par la Guépéou qui était sur ses traces depuis longtemps
déjà, qu'il avait dû rester caché dans la grange d'un paysan pen-
dant près d'une semaine, presque sans nourriture, et que c'était
miracle s'il en était sorti vivant. Ainsi)(il n'avait pu me donner
de ses nouvelles au cours du voyage. De toute façon, il était
interdit aux agents de liaison de communiquer, de l'étranger, avec
qui que ce soit hors du réseau pour éviter de mettre des vies en
danger. Même en me parlant comme il le faisait, il m'exposait au
péril. Il me priait donc instamment de garder strictement pour
moi ce que j'apprenais ce soir.
Je croyais toujours, à l'entendre, être la proie d'un
mauvais rêve.
Peu à peu, à mesure qu'il me livrait par bri
b
es des
aspects de son autre vie, j'en venais à compendre qu'il adhérait
à un groupe de militants ukrainiens que subventionnaient des pa-
triotes Ukranos-Américains, et dont le but était ni plus ni moins
que le renversement du pouvoir soviétique en Ukraine et la restau-
ration de l'indépendance que ce pays avait connue pendant un jour
au temps de la Première Guerre Mondiale.
J'avais déjà eu le pressentiment que Stephen m'était pro-
fondément étranger par des aspirations, des rêves, des réticences
singulières, mais
,
ce soir-là, sur le banc du petit square, j'eus
la certitude que pour l'essentiel nous n'avions rien en commun.
Ce n'était d'ailleurs pas seulement la révélation de ne
pas occuper la première place dans sa vie
qui me blessait
si à vif
tellement
après que j'eu[e]
s
tant souffert par lui. J'étais encore plus ébranlée
d'apprendre la nature de la passion qui l'éloignait de moi.
Aurais-je pu la partager que peut-être je me serais sentie moins
trahie. Mais elle me paraissait absurde, insensée, et me le pa-
rut davantage quand il m'avoua que ses études à l'Université de
Londres étaient en partie du camouflage, car sans occupations
avouées à Londres il aurait été encore bien plus suspect aux yeux
de la Guépéou qui y avait un poste d'observation.
Mais je ne dis rien de plus de mes pensées ce soir-là
à Stephen. J'en étais d'ailleurs incapable sous l'effet du choc
que je venais de recevoir. Car
,
sur ce banc, ce soir-là, au mur-
mure d'un feuillage s'agitant au-dessus de nous, tout comme à
Richmond Park
,
il n'y avait pas longtemps, mon amour était mort ...
ou "morte"... aurait dit le cher Rutebeuf.
Cela,
j
J
e le sus
en un
instant bref, décisif. Ce que je ne savais pas, c'est combien
longtemps, après avoir été frappé à mort, tente encore de revivre,
demande encore à vivre l'amour. La tenacité qu'il y met, l'âme ne
voulant plus de ce que veut encore le corps —elle-même, la pauvre
âme, se leurrant aussi —est bien de toutes les aventures qui nous
arrivent l'une des plus terrifiantes et incompréhensibles.
Nous nous sommes remis en marche. Quelle douce soirée
d'été c'était! Le commencement, la fin d'un amour, deux instants
pour ainsi dire immortels, restent à jamais dans la mémoire, alors
que s'est effacé beaucoup de ce qui a eu lieu entre ces deux extré-
mités. Je respire encore le parfum des fleurs qui nous a accompa-
gnés un moment comme nous longions le vieux cimetière de Fulham.
Je me rappelle l'odeur des pelouses arrosées. J'entends toujours
résonner le bruit de nos pas dans la silencieuse nuit. Tout cela
me parvenait d'un monde perdu, comme si en perdant l'amour j'avais
aussi perdu tout ce qui rend le monde aimable et exaltant.
Stephen, sans doute allégé de s'être ouvert le coeur,
me parlait des promenades que nous ferions. Dans sa joie de re-
trouver les choses comme il pensait qu'elles seraient encore, il
se prie
t
même à siffloter pendant un moment un air plutôt joyeux.
Il me parla ensuite de Cambridge qu'il nous faudrait aller voir
un jour, mais
,
avant tout sans doute
,
[du]
le
fameux Magdalene College
d'Oxford. Il y avait un ami qui nous le ferait visiter. Il ne
faudrait pas manquer non plus de nous rendre à Canterbury, le coeur
de la vieille Angleterre de Chaucer. Il faisait même de projets
pour bien plus longtems en avant de nous, quand il reprendrait
sa liberté, après trois, quatre, cinq années au maximum données à
la c
C
C
ause. Il reviendrait au professorat, à New York peut-être.
Et, me laissa-t-il entendre, si je le désirais, alors nous pour-
rions unir nos destinées.
Je ne le croyais plus. Jamais plus je ne le croirais.
Il m'avait révélé ce soir
-là
une âme beaucoup trop prise par sa pas-
sion politique pour que l'amour pût y occuper une place chaude et
vivante.
Pourtant, à la petite porte de côté, quand il m'ouvrit
les bras, m'appelant du regard, je vins m'y réfugier contre le
a
déception et la peine qu'il m'avait apportées. Et nous avons cher-
ché le remède au mal d'aimer dans l'amour qui ne pouvait que nous
éloigner de plus en plus l'un de l'autre.
J'en conçus du mépris envers moi-même. Je commençai à
lutter de toutes mes forces pour me détacher de lui. Je faisais
répondre au téléphone que je n'étais pas là. Je m'échappais à
l'heure où il pouvait venir. Je rentrais très tard pour le re-
trouver parfois, à la porte de côté, qui m'attendait et, d'épui-
sement
,
du désir de faire renaître ce qui avait été, je revenais
vers lui. Pour me haïr ensuite encore plus fort.
Entre-temps, je ne faisais plus rien et mesurais de
mieux en mieux la force destructrice d'un amour comme celui qui
m'avait tenue. Je n'étudiais presque plus. Je ne voyais person-
ne.
J'étais redevenue un être
seul,
solitaire, mais de surcro
î
t
maintenant
toujours pourchassée
par ma propre désapprobation.
Le pire, c'est que je dus, à mon tour, laisser
un être
cher
aimé
longtemps presque sans nouvelles, car je crois me rappeler,
datant de ce temps-là, des lettres angoissées de ma mère dans les-
quelles elle me faisait reproche de ne pas écrire du tout,
ou
[n'en]
de n'envoye[r]
alors
que
de petits bouts de lettre n'en disant
pas
guère
long
. C'est sans
doute que, ne pouvant ou ne voulant rien avouer de ce qu'elle eût
désapprouvé, je m'en tenais à des banalités, la portant à s'aper-
cevoir que je devais taire ce qui importait.
Vers la fin de juin, Stephen dut partir en vitesse pour
un autre de ces périlleux voyages secrets. Je sus plus tard qu'il
était allé cette fois remettre des tracts à un agent de liaison
dans quelque pays balkan.
Il n'y eut pas d'appels téléphoniques
ni
de
lettres
. Seulement un petit mot glissé sous ma porte pour
s'excuser de ne pouvoir me mettre au courant. Moins j'en saurais
sur ses agissements et mieux ce serait pour ma propre sécurité.
Peut-être disait-il vrai!
Du temps passa dans ce silence total. Mais, petit à
petit, cette fois, je commençai à m'y habituer, même à respirer
un peu plus librement. Je m'ennuyais pourtant à périr. Phyllis
avait gagné le Dorset. Gladys était presque tout le temps dans
sa cabane de Hampton Court où je n'avais plus de goût pour aller
la rejoindre. Même Bohdan était absent de Londres, en tournée
dans le Nord.
Si c'était lui,
si
affectueux,
si
droit,
si
brave,
[?] que
j'aimerais
j'aimai
j'aimai
s
, combien meilleure serait ma vie, me suis-je dit
bien des fois. Mais était-ce si sûr? Dans la vie de Bohdan la
musique avait toujours eu, aurait toujours la première place.
Même dans la mienne je pressentais souvent devoir garder la place
à quelque chose d'autre que l'amour, peut-être encore plus exigeant
,
et qu'ainsi je serais déchirée, comme était déchiré Stephen.
Pourtant je voulais être aimée d'un amour exclusif et sans partage.
On n'apprend pas beaucoup sur l'amour en vivant. Mais
aujourd'hui je crois comprendre que si j'exigeais tellement de
Stephen et ne pouvait
s
souffrir
qu'il eût ailleurs
que pour moi
un
aussi grand intérêt
, c'était un peu par représailles contre l'as-
servissement o
ù
m'avait plongé
e
mon sentiment pour lui. Tôt ou
tard, je me serais retournée contre un envahissement aussi complet
de ma vie. J'aspirais sans doute déjà à l'amour qui serait ten-
dresse, hâvre, refuge. Mais l'amour est-il jamais repos!
J'avais fini par prendre en grippe ma petite chambre
que j'avais trouvée apaisante
au moment ou
moi-même
j'
était
s
à peu
près paisible
. En juillet, sous le toit chauffé à blanc, elle
devint étouffante. C'est curieux
,
comme au temps de ma pire so-
litude,
j'eus
souvent de petites chambres que le soleil de l'été, en y
tapant trop fort, rendait inhabitables. J'en aurais une toute
semblable, à peine un an plus tard, au bout de la rue Dorchester,
à Montréal, dont je m'échapperais tôt le matin pour gagner les
bords du fleuve y chercher de la fraîcheur.
L'agitation populaire de D
F
ur
l
ham, ses cris, ses fortes
odeurs, le grondement incessant des lourds autobus qui faisaient
trembler l'immeuble de bas en haut à leur arrivée ou à leur départ
devant
sa
la
porte
, presque tout en somme de ce que j'avais plutôt
aimé
,
il n'y avait pas si longtemps, me devenait insupportable
maintenant que la grande chaleur s'abattait sur ce quartier pau-
vre en arbres et en espaces verts.
Je pris l'habitude de courir à Trafalgar Square où je
passais des journées entières. L'eau des fontaines remplissait les
bassins qui en débordaient et entretenait sur la grand
e
place une[?]
certaine tiédeur. Comme d'innombrables touristes qui passaient
par là, comme bien des pauvres gens de Londres qui n'avaient pas
d'autre
s
endroit
s
où goûter le plaisir de l'eau, je plongeais les
mains, parfois les bras jusqu'à l'épaule dans les bassins ruisse-
lants. Et je me souviens mieux aujourd'hui du bienfait de cette
eau que de beaucoup de bains de mer en des étés pleins de vagues
et de jeux.
Je mangeais une bouchée sur place, achetée au petit
commerce ambulant que l'on voyait alors surgir partout à Londres
où il y avait foule. Je lisais ou faisait
s
semblant. Je voyais
s'élever autour de la colonne Nelson des nuées de pigeons.
Nulle part ailleurs
sont-ils
ils ne sont
aussi gras
, je pense, qu'à Trafalgar
Square où l'on nourrit ces parasites de ce qu'il y a de meilleur.
En retour, ils roucoulent sans trêve. Je voyais passer des cou-
ples aux doigts entrelacés et parfois fermais les yeux pour ne
plus les voir, parfois les suivais d'un regard de pitié.
Ne
Ne savaient-ils donc pas qu'ils couraient à leur malheur? Tout
amour me paraissait destiné à mourir de déception, de souffrance,
d'épuisement. Du moins je m'imaginais en être moi-même sortie
et bien armée pour ne plus jamais m'y laisser prendre.
Jour après jour, je revenais m'ass
o
e
ir dans le square.
La foule qui s'y pressait en tout temps se composait autant de
Londoniens — gens du quartier ou employés de
s
bureaux avoisi-
nants — que d'étrangers, un guide à la main, le kodak en ban-
doulière. Je me sentais m'apaiser en leur compagnie changeante
et toujours pareille comme les vagues de la mer. Tant de fois
dans ma vie les foules étrangères m'ont tenu lieu d'amis et de
famille.
Sans que je le sache encore consciemment, j'avais pour-
tant commencé à rêver d'une autre sorte de compagnie. Au milieu
du square grouillant, venaient me relancer des visions d'arbres
en forêt, de sentiers écartés, d'eau vivante courant parmi des
herbes. Mais tant il me semblait avoir été privée longtemps des
bonheurs de la nature, les visions rafraîchissantes me venaient
comme d'un monde et d'un temps que j'avais à jamais perdus.
Or un jour que mon esprit se fixait un peu mieux sur ce
qui m'entourait, je finis par remarquer
,
qu'aux demi-heures, venant
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, de petits autobus vert forêt,
après avoir accompli le tour du square, stoppaient à leur poteau
d'arrêt, également vert forêt, et après avoir déchargé et pris des
passagers, repartaient comme allè
é
grement pour une destination qui,
je ne sais pourquoi, me parut heureuse. Moi qui avais tant erré
par les autobus de Londres, comment
n'avais-je donc pas eu connais-
sance
avant
plus tôt
de cette Green Line
qui effectuait autour de la ville
des trajets dans un rayon de cinquante kilomètres, en sorte que
l'on pouvait faire l'aller-retour dans une journée, peut-être
même en une demi journée?
C'est ce que j'appris ce jour-là d'un vieux Cockney qui
était venu s'ass
o
e
ir sur un bout du banc que j'occupais. La Green
Line, m'avait-il dit, portait on ne peut mieux son nom, ses auto-
bus ne parcourant que des chemins verdoyants aux environs de
Londres, laissant la vitesse et
le vacarme au Great West Road,
au
Great East Road
, à toutes les grandes voies malodorantes. Eux
n'allaient que vers de ravissants villages à demi oubliés, des
choses d'autrefois, "the lovely old England".
A peine quelques instants plus tard arriva, tout pim-
pant, un des petits autobus vert forêt. Il vint se ranger sous
l'enseigne de la Green Line. De ma place, je pus aisément lire
les hautes lettres, à l'avant, qui annonçaient sa destination:
Epping Forest. Et pourquoi mon coeur a-t-il bondi
comme si le
a
bonheur
guérison
m'attendait en cet endroit
et que je devais à l'instant
y accourir? Tout ce qui me revient en effet de ce moment qui
devait avoir sur ma vie une si ardente répercussion, c'est le
désir fou qui me surprit de partir par cet autobus. Il ronron-
nait à l'étouffée. Il allait repartir d'une minute à l'autre.
Tout à coup, je m'élançai à travers le square. Je sautai sur le
marchepied de l'autobus en marche. Le conducteur détacha une
main du volant pour me la tendre. Il me tira à l'intérieur.
Tout en manoeuvrant pour sortir du rang, il me reprocha avec
bienveillance de lui avoir donné un coup en me précipitant pres-
que sous les roues du véhicule.
— For we are not yet in the forest to run around like a
hare... without a look to the left or to the right...
Nous avons quitté le square résonnant. Sans le savoir,
j'étais déjà en route vers un de ces hâvres bénis tels que la vie
m'en a ménagés quelques-uns au cours des années et qui me furent
chacun la halte où retrouver mes forces et l'élan pour repartir.
— Where to ma'm? me demanda le chauffeur-distributeur-
de-tickets avec cette affabilité de tant de Londoniens envers les
étrangers
,
comme s'ils pressentaient mieux que personne leur vul-
nérabilité.
Cramponnée des deux mains à la barre, je répondis candi-
dement:
— Epping Forest.
— La forêt d'Epping est vaste, me fit-il remarquer.
N'avez-vous pas en tête un endroit particulier où vous arrêter?
— Je ne connais pas la forêt, lui dis-je. Pourriez-
vous m'indiquer un joli coin où je pourrais me promener un peu
sans trop m'éloigner du trajet de l'autobus que je reprendrai au
bout de quelques heures de marche?
— Vous allez donc là-bas sans but, juste pour la pro-
menade? approuva-t-il en souriant.
Nous avions parlé un peu haut. Plusieurs passagers
nous avaient entendus. Ils n'étaient pas de
l'espèce des habitués
d'
des
autobus de ville
, qui, serviables comme ils le sont souvent, n'en
sont pas moins gens plutôt pressés et préoccupés. Il s'agissait
plutôt de demi-campagnards rentrant chez eux avec soulagement
après une épuisante journée à la ville, ou encore de petits emplo-
yés dont les vacances se bornaient à quelques randonnées aux abords
de Londres. A ma grande surprise, presque tous se mirent en frais
de nous aider, le conducteur et moi, à me trouver l'endroit qui
me conviendrait le mieux.
— Beechwood est un joli coin
,
exposa une dame âgée assise
trois ou quatre rangées en arrière du chauffeur. Notre grand poè-
te Tennyson y allait chercher paix et inspiration, le saviez-vous,
apprit-elle aux autres à la ronde.
— Beechwood est un joli coin, en effet, approuva une
autre dame qui s'était arrêtée de tricoter pour donner son avis,
mais il n'est pas sur ce parcours-ci. La jeune Miss pourrait
avoir de la difficulté à faire la correspondance, s'égarer et se
fatiguer outre mesure en cherchant le repos.
— Ce que nous faisons tous, murmura quelque part une
voix d'homme.
Quelqu'un d'autre tenait à m'envoyer à la petite ville
d'Epping où je pourrais prendre le thé dans une auberge pas chère
sise à l'orée d'un chemin forestier. Là j'aurais tout le temps
qu'il faut pour me remettre, asu frais, du mauvais air de la ville.
J'écoutais ces bonnes âmes et aurais voulu, tellement
elles se donnaient de la peine à mon sujet, pour à mon tour leur
faire plaisir, accourir à tous les endroits qu'
ils
elles
me désignaient.
La dame qui tenait à Beechwood revint à son idée.
— Il existe là-bas des hêtres qui datent du temps où,
déjà grands, ils donnèrent leur nom à la petite localité qui se
trouvait à cet endroit il y a plus de trois cents ans.
Ce n'était pas la première fois que je me faisais à
l'instant des amis d'une petite foule étrangère, et ce ne serait
pas la dernière. Des dons que j'ai peut-être reçus dès ma nais-
sance, aucun ne m'a sans doute apporté plus de joie. Mais cette
bienveillance à mon égard d'êtres qui me sont inconnus, j'ai tou-
jours su que je ne pouvais l'obtenir de mon gré. Il me fallait
la mériter par un si pressant besoin de l'âme qu'il leur devenait,
j'imagine
,
perceptible. Et sans doute, ce jour-là, mon appel aux
autres était visible sur mon visage
,
au point de m'attirer
la
sympathie dès
, je pense bien,
que j'eu[t]
s
mis le pied dans l'autobus
.
Vers le milieu du car, un vieil homme, les deux mains
nouées sur le pommeau recourbé de sa canne, proposa que je fasse
une correspondance pour Waltham Abbey ... the oldest church in
England you know ... started by Harold
,
the last King of the Saxons.
a rare gem, you know...
Il insistait de la curieuse voix forte et métallique des
gens un peu sourds.
— Voyons, est-ce que cela aurait du sens, protesta une
voix moqueuse, d'envoyer cette pauvre jeune fille étrangère, qui
ne connaît même pas la forêt, courir chercher la plus vieille
abbaye du pays... Et d'ailleurs
est-
elle
ce
la plus vieille?
Nous avions traversé Charing Cross que les gens n'étaient
toujours pas d'accord entre eux sur l'endroit où m'envoyer. Le
chauffeur finit par trancher le débat en faveur de Wake Arms.
— Il n'y a là qu'une auberge, m'expliqua-t-il, mais
accueillante. Vous pourrez y rester, si le coeur vous en dit,
jusqu'à ce que
je
repasse deux heures plus tard. Ou bien
,
vous
trouverez sur la gauche un chemin tranquille, pas trop désert
d
c
ependant, en forêt la plupart du temps, mais d'où l'on aperçoit,
à intervalles, quelques fermes au loin, et tiens, aussi, une ma-
gnifique lande de bruyère rousse.
!
..
.
Je me propose toujours d'ex-
plorer moi-même plus à fond cette petite route invitante un de
mes prochains jours de congé.
Ainsi en fut-il. Je pris mon billet pour ce Wake Arms
dont la réson
n
ance n'en finira jamais de m'atteindre, et je
m'émerveille toujours que d'une décision minime, le simple fait
de m'être laissée aller à accepter Wake Arms plutôt qu'Epping ou
Beechwood
,
ait pu découler un si extraordinaire prolongement que
je me perds aujourd'hui à vouloir en suivre la trace.
Je m'étais assise immédiatement derrière le chauffeur
que j'importunai, je crois bien, en le priant
,
je ne sais combien
de fois
,
de ne pas m'oublier quand nous arriverions à Wake Arms,
car tout à coup
j'étais
si
éprise de ce lieu inconnu
à y tenir
,
il
que j'y tenai
me semble,
à l'exclusion de tout autre
.
Le chauffeur m'avait rassuré
e
d'un bon regard que j'avais
saisi par le jeu du petit miroir placé devant lui. Et enfin je
m'étais calmée. Ou du moins je commençais, malgré un reste
d'angoisse long à se dissiper tout à fait
,
à goûter ce qu'il y a
toujours eu pour moi de réconfortant à me laisser emporter dans
un mouvement régulier. Nous ne prenions plus beaucoup de monde
maintenant sur notre route, et l'autobus filait à bonne allure.
La dame assise près de moi me demande de quel pays je venais.
— Du Canada, lui dis-je.
— Du Canada, fit-elle sur le ton d'une affection sin-
cère
;
je ne savais pas si c'était pour moi ou
pour
le pays
, mais bientôt
je fus fixée car elle conclut:
— Un pays à nous, le Canada.
Je lui rendis son sourire par un bien curieux sourire
sans doute de ma part où il y avait de la gratitude pour la cha-
leur qu'elle m'avait montrée et en même temps le reproche de nous
croire à elle, moi et le pays. Puis je me laissai aller au plai-
sir de rouler.
Assez curieusement, après avoir tant discuté entre eux
à mon sujet, les passagers m'avaient abandonnée à ma rêverie pour
poursuivre sans doute la leur en toute quiétude, et nous allions,
cet autobus plein de monde, dans un silence presque total
,
et
comme heureux, à la fois délivrés les uns des autres et cependant
unis par l'attention de chacun à ses propres échappées nostalgiques.
La ville était longue toutefois à nous laisser partir,
à se laisser distancer. Elle n'en finissait pas de nous rattraper.
Au cours de mes interminables randonnées, grimpée à l'impériale
des autobus, je n'étais pas venue de ce côté. Je découvrais une[?]
ville encore bien plus étendue que je n'avais cru, s'étirant en
une banlieue inépuisable qui, alors qu'on la croyait sur le point
de céder enfin à un sorte de
campagne inculte plantée de
géants
panneaux-réclame
géants
, tout à coup repartait de nouveau avec son High
street toujours le même, ses boutiques resserrées, son éternel ABC
,
tea-shop.
Mais
c
C
'est ce jour-là
seulement que Londres m'apparut
être comme une prison à vie pour des millions d'êtres humains.
Je voyais au passage des visages mornes, accablés, amorphes. Mais,
il est vrau, c'était la première fois que je traversais de ses
ba
o
roughs parmi les plus crasseux et les plus sisnistres.
Mon allè
é
gement n'en fut donc que plus intense à nous voir
rouler tout à coup entre des jardinets pleins de hautes fleurs et
des cottages à colombage
dont la façade
disparaissait
souvent
à
moitié
sous une masse de clémetites grimpantes. Je n'en avais
jamais vu avant qu'en images et
je tournai les yeux pour
retenir
longtemps
retenir
celles-ci du regard.
Aujourd'hui, à retrouver tant de jolis paysages inattendus,
cueillir
is
en passant aux quatre coins du pays, là souvent où je m'y
attendais le moins, j'en viens parfois à me dire que ce sont les
Anglais qui ont inventé la campagne, la douce campagne en mille
petits recoins éparpillés —encore que ce soit
eux sans doute qui
aient
ont
inventé
les villes grises les plus inhospitalières à l'homme.
Est-ce donc pour avoir fait si grand mal à la nature
,
qu'ils se sont
ensuite acharnés à la soigner et à la préserver?
Subitement nous étions en forêt. Elle s'était tenue
pendant quelque temps à petite distance
,
invitante, fraîche, quel-
que peu inaccessible encore. Et soudain elle s'était rapprochée.
Maintenant elle nous enserrait de ses hautes branches qui se
nouaient au-dessus de la route et nous faisaient une merveilleuse
voûte
,
toute pleine de l'étincellement, dans l'ombre, des milliers
de clins d'oeil du soleil. Ces grands arbres, ces troncs moussus,
ce vert si profond me semblèrent venir jusqu'à nous d'une loin-
taine époque. Rien n'y avait sans doute beaucoup changé depuis
qu Robin des Bois et sa bande y surgissaient pour piller les di-
ligences et, ainsi que le relatent les légendes, détrousser les
riches au profit des pauvres.
Quelque chose de mon émerveillement dut transparaître
aux yeux du chauffeur qui, par le rétroviseur, me regardait re-
garder la forêt, car
,
tournant les miens de son côté, je vis naître
chez lui cette sorte de bonheur que l'on prend à voir quelqu'un
en ressentir pour ce que l'on aime aussi.
— N'est-ce pas merveilleux? me dit-il, en réponse à
mon regard qui,
toute fatigue et
cruelle
toute
tristesse
pour l'instant
dissipées, s'attachait, plein de gratitude, à l'immense voûte
empreinte de recueillement.
L'autobus ralentit.
— Wake Arms
,
annonça le chauffeur.
L'auberge se trouvait absolument seule dans une petite
éclaircie en forêt, au bord de la route. Pour l'instant, avec son
pub fermé, ses chambres à l'étage aux volets clos, elle paraissait
ou déserte pour la journée ou abandonnée à un profond engourdis-
sement. Son enseigne, très belle comme toutes les enseignes d'au-
berge à cette époque en Angleterre, s'avançait
,
bien dégagée de la
façade
,
sur son armature de fer forgé. Que signifiait-elle? J'ai
dû pourtant le savoir
mais voilà,
!
je ne me le rappelle plus
.
Le chauffeur me tendit une feuille d'horaire. Il y
avait souligné de son crayon gras les heures de retour, et me pria
de prendre garde que, passé sept heures, le service était au ralen-
ti.
Je pense n'avoir plus porté très attention à ce qu'il
me disait, avertie par une sorte de prémonition que je ne rentre-
rais pas ce soir même.
Il leva la main en signe de salutation. Il me souhaita
une bonne promenade, une belle journée. Il referma la porte.
L'autobus repartit. Derrière les vitres, je distinguai des mains
qui s'agitaient vers moi, même celles, ai-je cru, du vieil homme à
la
canne à pommeau... ou était-ce sa canne qu'il élevait à mon inten-
tion? Parfois, dans mes songes errants, sans raison aucune, je
revois cet autobus qui s'éloigne de moi pour toujours, m'abandonnant
au bord d'une route inconnue, et, dans le vert brouillé des vitres
assombries par les arbres, des mains à moitié distinctes qui m'a-
dressent des signes n'en finissant plus, au long des années, de
me rejoindre.
Je n'eus même pas l'idée de déranger —pour un renseigne-
ment ou quoi que ce soit —
à
l'auberge sommeillante
. Je m'engageai
aussitôt dans l'étroite petite route partant de cet embranchement
pour s'enfoncer dans la forêt. En fait, ce n'était qu'une route
pour cyclistes et piétons. Je ne devais d'ailleurs y faire aucune
rencontre. Et tout d'abord je trouvai plaisant d'être livrée si
complètement à la seule nature. J'entendais à peine bruire des
feuiles de temps à autre. Par contre, je voyais passer d'innom-
brables essaims de papillons, de guêpes et d'abeilles dans cet
air alangui
,
et chargé de parfum. Et je continuais, ne pouvant
m'arracher à cette petite route, attirée vers plus loin toujours
,
au moins jusqu'à cette prochaine courbe, car
cette espèce de piste
devant moi inclinait tantôt d'un côté
,
tantôt de l'autre, toujours
cependant
exposée
au plein soleil
car il
qui
se trouvait à briller
,
à
cette heure
,
au beau milieu du ciel
, et l'ombre projetée par les
arbres ne m'atteignait pas. Je me sentis bientôt très fatiguée,
brisée par le grand air, la chaleur, et sans doute par une détente
trop brusque de mes nerfs si longtemps tendus. Je me disais aussi
qu'il était imprudent de m'aventurer si loin en forêt déserte et
que déjà je n'aurais plus la force de refaire le trajet pour re-
tourner à l'arrêt d'autobus si, comme je commençais à m'y attendre,
cette route ne menait vraiment nulle part.
Pourtant, je ne pouvais me retenir d'avancer encore et
encore un peu, animée par cet espoir fou, ce goût de la surprise
heureuse, que m'ont toujours communiqués les routes inconnues.
Celle-ci ne pouvait
,
en tout cas, être celle dont m'avait parlé le
chauffeur. Ni fermes lointaines, ne
i
landes de bruyère ne m'étaient
apparues. Ou bien il s'était trompé
,
ou bien je l'avais mal inter-
prété. Sauvage à l'extrême, ma petite route ne s'ouvrait sur
aucun horizon, enserrée tout au long par des arbres touffus, petits,
drus et enchevêtrés. C'était apparemment une partie de la forêt
laissée à repousser après quelque maladie ou calamité, aucune
coupe n'y ayant été pratiquée depuis quelques années. J'aurais
aussi bien pu être dans une brousse de mon Manitoba qu'en un des
pays les plus peuplés du monde. Elle me plaisait beaucoup cepen-
dant, en entretenant maintenant en moi le rêve que je n'étais
jamais partie de chez moi, ne
e
m'étais pas imprudemment lancée sur
les routes du monde et qu'ainsi toutes mes chances d'avenir et
d'amour é
é
t
aient toujours inentamées.
Tra
î
nant les pieds, à bout de fatique, à demi consciente
de l'heure et du pays où je me trouvais, j'avançai encore assez
longtemps devant moi sans plus réfléchir. Apeurée pourtant à la
longue par un si persistant silence, à la limite aussi de mes
forces, j'allais enfin rebrousser chemin lorsque, à peu de distance,
presque dissimulé entre des arbres, m'apparut un lieu habité. A
une minute près, j'aurais donc tourné le dos à ce qui me paraît
aujourd'hui l'un des plus singuliers rendez-vous que m'ait jamais
fixés mon sort — à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet
du hasard. Mais croire cela m'est encore plus difficile à tout
prendre que croire à une intrusion dans ma vie du merveilleux.
La maisonnette était toute
b
basse entre les arbres et
les fleurs, de géantes roses trémières et de hautes dauphinel-
les bleu clair qui lui allaient presque jusqu'au toit. Elle sem-
blait faite, plutôt que pour y vivre, pour jouer seulement à la vie.
C'était l'humble petit cottage saxon de la vieille Angleterre
-
tel
qu'on le voyait reproduit
,
quand j'étais enfant, sur des boîtes de
biscuits fins que ma mère achetait, je crois bien, surtout pour
la boîte, car nous la conservions avec soin pour y mettre, au
fil des années, d'autres biscuits moins chers et d'autres encore.
J'éprouvai en l'apercevant
le sentiment d'être
être
encore
comme un ce
temps lointain dans un climat d'enfance, de sécurité et d'apaise-
ment. Une pancarte clouée à un arbre —je la revois dans tous
ses détails alors que j'ai oublié tant de choses plus importantes —
annonçait, tracé gauchement à la main:
fresh cut flowers
, tea
,
scones
,
crumpets
...
one schilling
. A côté, sous une tonnelle, il
y avait une table de bois brut avec ses chaises de jardin. Et
tout l'entourage bourdonnait du bourdonnement exultant d'essaims
d'abeilles, de guêpes et de frêlons que le jardin de fleurs devait
attirer depuis des milles à la ronde.
Ceux
que
qu'en venant
j'avais vus
[illis.]
me
-
dépasser
en m'en venant
étaient peut-être
[illis.]
tous en route vers cet
endroit et
[illis.]
ne m'avaient devancée que de quelques minutes.
Je frappai à la porte basse sous le toit peu élevé.
Une jeune bossue au doux regard implorant de certains infirmes
m'ouvrit. Je lui demandai s'il était trop tôt pour le thé et
elle me dit que non, qu'elle était justement sur le point de met-
tre la bouilloire sur le feu. A peine un quart d'heure plus tard
elle ressortit
,
,
chargée d'un plateau si lourd
s
pour ses frêles
bras que je me hâtai à sa rencontre afin de l'aider à le porter.
Voyant tout ce qu'il y avait là à manger
à prix
si
aussi
modeste
, je
ne pus m'empêcher de lui demander si, loin comme elle était, il
lui venait au moins assez de gens pour que cela vaille la peine
des préparatifs. Elle me répondit que c'était surprenant comme
il lui venait du monde.
— Ils partent de Londres, avides d'air et de liberté,
du moins je le suppose, me dit-elle. Ils ne savent pas toujours
où descendre. Un chauffeur que je ne connais pas leur conseille
apparemment assez souvent Wake Arms. Il est peut-être venu
lui-même un jour par ici et rêve de retrouver le chemin. Les gens
sont ainsi, ne trouvez-vous pas, pleins de sentiments pour
des
choses dont ils savent qu'elles existent mais
qu'ils
n'ont jamais vues
.
Après tout, il en est de même pour moi de la mer que je désire
connaître depuis que je suis au monde. En tout cas, des gens
prennent le sentier inconnu que vous avez suivi. Quelques-uns
s'y engagent par méprise, j'imagine. Le bon Dieu en fin de compte
m'amène passablement de monde.
Avec un évident plaisir elle s'attarda encore un peu à
me regarder entamer mon thé avec le plus bel appétit, puis se
retira dans la maisonnette.
En un rien de temps j'eus dévoré presque tout le contenu
du plateau, y compris un petit pot de confiture aux groseilles que
les guêpes vinrent me disputer avec acharnement jusqu'à ce que
j'eusse l'idée de leur en mettre une cuillerée de côté qu'elles
se prirent alors à manger délicatement sans plus du tout chercher
à en prendre dans le pot. Et depuis lors je sais que l'on peut
goûter ensemble en paix, au jardin, guêpes et humains,
si on leur[?]
en
donne de bon coeur une petite part.
d
du festin.
Alourdie par la chaleur et un si copieux repas, je ve-
nais de m'assoupir lorsque revint la jeune bossue avec un grand
pot d'eau bouillante pour allonger mon thé.
— Dormez, dormez, me dit-elle avec une douce autorité.
J'enlève seulement le plateau afin que les mouches ne vous im-
portunent pas.
Sous mes paupières lourdes à ne presque plus pouvoir
les soulever, je distinguais encore vaguement où j'étais. Aurais-
je seulement la force de
me lever
,
debout
, repartir
, refaire le
chemin jusqu'à Wake Arms? Cela me paraissait impossible. Mais
surtout je me sentais bien ici à ne vouloir jamais m'en aller.
Nul mal, me semblait-il
,
ne pouvait
[illis.]
plus
m'
atteindre
.
La
mystérieuse
paix
de cet endroit retiré me couvrirait tant que j'y resterais.
Je rappelai la jeune fille bossue.
— Je me suis aventurée bien trop loin à pied, lui
dis-je, pour refaire aujourd'hui le même chemin. Ne pourriez-
vous pas me faire une petite place pour la nuit?
—
Je le voudrais bien,
mais regardez,
fit-elle, en
m'indiquant la maisonnette d'un geste désolé,
mais voyez
comme c'est petit
chez nous
. C'est à peine déjà s'il y a place pour le père, la
mère depuis des années paralysée, dont je prends soin, et mon
frère, un pauvre innocent qui rentre parfois tard quand on ne
l'a pas gardé à coucher dans une ferme où il a pourtant trimé dur
en retour du souper et d'un peu de compassion.
Soudain, j'étais bien éveillée, l'écoutant passionné-
ment comme si une des plus belles pages d'un des romans anglais
que j'avais tant aimée m'était dite à l'oreille par l'être même
X
qui en avait été la source et l'inspiration. Se pouvait-il donc
que de moi-même, à vingt milles seulement de Londres, guidée par
ma seule bonne étoile, j'eusse abouti à cette atmosphère si par-
ticulière d'âge et de paysage, telle qu'elle m'avait été révélée
par les oeuvres de George Eliot et de Thomas Hardy? Il n'y
avait donc pas que la chaumière à faire partie d'un temps que je
croyais perdu à jamais, si ce n'est dans les livres qui en avaient
recueilli les voix.
La jeune bossue continuait à se tracasser à mon sujet.
— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée. Si vous
croyez pouvoir marcher encore un peu, pas très loin, vous arrive-
rez, à un mille à peine, par cette même route, à un très petit
village: Upshire. Ne vous arrêtez pas à l'auberge. Elle ne
vaut pas cher. Cherchez plutôt Century Cottage. Frappez. Deman-
dez Esther, Esther Perfect. Dites-lui que vous venez de la part
de Felicity. Je serais bien étonnée qu'elle ne vous accueille
pas à bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century Cottage
est grand.
Il n'avait pas été nécessaire d'en entendre plus pour
me faire retrouver en moi des forces toutes fraîches. Déjà
j'étais debout. Je déposai un schilling et quelques piécettes au
coin de la table. Dans la chaleur encore pesante du jour, les
pieds lourds mais soutenue par le singulier espoir qui ne m'avait
pas longtemps manqué ce jour-là, je m'engageai en direction du
village que m'indiquait Felicity tout en m'encourageant de sa
voix un peu fluette que j'entendis plusieurs fois encore répéter
derrière moi: "Vous ne le regretterez pas. Ah, sûrement, vous
ne le regretterez pas."
Le village, pour qui l'abordait comme moi du côté sud,
se présentait en légère pente douce allant
se perdre
en
dans
un
beau
ciel
amplement
dégagé
. En arrière,
la forêt l'accompagnait
tout
au long
,
en
le serrant d'assez près
,
mais, en face, il avait pour
lui le large, et c'est sans doute à cause de tout cet espace
s'ouvrant à mes yeux de façon inattendue que j'aimai instantané-
ment Upshire.
En fait, ce qui doit être plutôt rare en Angleterre,
il était aligné en entier, cottages de pierre, douce vieille pe-
tite église
,
avec son cimetière
,
entre des ifs
,
autres cottages
moins anciens, poste, pub, pastorage
,
sur un seul côté de la rue.
Tout comme cet horizon de l'Ouest canadien que je décri
v
r
ais dans
Ou iras-tu Sam Lee Wong
, il se trouvait à contempler sans fin une
vaste étendue de plaine. Elle roulait en larges, souples et ma-
gnifiques ondulations. Est-ce pour les avoir aperçues comme
j'apercevais naguère, au sortir du bois chez mon oncle, la plaine
ouverte, qu'elles me soulevèrent d'un élan en quelque sorte égal
à leur propre élan? Il se peut. Ce qui est certain c'est que
sont incomparables ces downs de l'Essex: une haute houle de terre
qui court et court comme sous un même vent qui la pousserait dans
le même sens depuis des temps immémoriaux. De la forêt,
conquise
patiemment de
ce
côté
, il ne restait, très au loin, qu'une mince li-
gne sombre se confondant avec l'horizon. Entre elle et le village
émergeaient à peine au regard, comme tout juste esquissées,
quel-
ques fermes perdues,
et
des troupeaux
qui se déplaçaient si lentement
qu'on aurait pu
,
à certains instants
,
les prendre pour de grosses
roches semées dans les champs. Au creux d'un vallonnement, beau-
coup plus proche, se dressait
e
nt
ce qui m'eut l'air d'un petit châ-
teau à façade georgienne, et, au sommet d'un tertre, une étrange
stèle de caractère ancien qui m'intrigua. Je n'en revenais tou-
jours pas d'avoir atteint, à guère plus d'une heure de Londres,
un long passé encore si intact.
C'est que tout ici, ainsi que j'allais bientôt l'appren-
dre, terres, fermes, pâturages, village, chasse gardée à même la
forêt, le petit château, même jusqu'à un certain point l'église et
son cimetière,
appartenai
en
t au seigneur des lieux et
qu'il
que celui-ci
réus-
sissait
encore à empêcher —mais pour combien de temps? —l'expan-
sion vers Upshire du grand Londres métropolitain qui, à quelques
milles seulement,
piaffait de l'impatience
à
d'
y répandre
d'autres
lotissements étroits, des High street pareils à ceux d'en arrière,
rangs sur rangs de cottages identiques et assurément des ABC tea-
shops à la douzaine.
Quelque temps encore allait donc onduler librement la
puissante houle de terre et pareillement
,
au-dessus d'elle, certains
jours, la masse de
s
grands nuages blancs accourant vers la Manche
ou en revenant.
Je trouvai sans peine Century Cottage. Quoique à un
étage et beaucoup plus élevé que la maisonnette de Felicity, il
ne m'en parut pas moins enfoui lui aussi dans un fouillis de fleurs.
Je suivis un sentier dont la course semblait avoir été déterminée
par les fleurs elles-mêmes,
leur volonté
à
de
pousser et
à
de
se répan-
dre
là où il leur plaisait. Je devais disparaître entre
les dau-
phinelles élancées, d
l
es passeroses géantes et des canterbury
[b]
bell
e
s comme nulle part
ailleurs
je n'en ai vu
depuis
d'aussi
bien
bien
fournies de clochettes toutes
d'ailleurs
[illis.]
larges et somptu-
euses
. Curieusement, à travers ces fleurs altières en poussaient
de toutes menues à leur pied, qui semblaient s'y trouver à l'aise.
Un tenace parfum de mentr
h
e se dégageait de quelque coin du jardin,
allié peut-être à celui du romarin. Et comme chez Felicity
,
l'air
vibrait littéralement du bourdonnement d'insectes
qui ressemblait
peut-être
à un brouhaha de voix
s'élevant autour d'une table de
banquet.
J'arrivai à une porte de bois sombre. Je tendis la main
vers le heurtoir. Et, tout à coup, comme si je n'avais eu de for-
ce que pour me rendre jusqu'à ce seuil, je me laissai aller contre
le chambranle. N'en pouvant plus, les larmes, je pense bien, me
montèrent aux yeux. Mon épuisement était si complet qu'il me parut
que j'arrivais ici
non pas de Wake Arms,
de,
de
Fulham
lham
Durham
, d'un amour
qui me laissait plus seule encore qu'il ne m'avait trouvée, de la
cruelle incertitude où j'avais vécu si longtemps, des mille et une
erreurs de ma part, mais de bien plus loin encore, comme depuis le
commencement peut-être de ma vie. C'est le sentiment que je res-
sentis en tout dernier lieu alors que je laissai aller ma tête
contre la porte, ne parvenant même plus à garder les yeux ouverts.
Et c'est ainsi que dut me trouver Esther, à moitié endormie sur
son seuil.s
Comment la retrouver dans mon souvenir telle que je l'ai
vue pour la première fois quand se dissipa la brume de fatigue de-
vant mes yeux? Je ne sais si j'y parviendrai. Durant les vingt-
cinq années où je l'ai connue, elle me parut avoir toujours le
même âge et toujours aussi presque le même visage, comme si elle
était de la nature des choses que le temps ne saurait ab
î
mer.
Plutôt long et mince comme celui de tant d'Anglaises,
qui leur donne leur air si pensif souvent, son visage était enca-
dré de bandeaux noués bas sur la nuque. Ils auraient été sévères
si mille
petits
cheveux follets
ne s'en fussent échappés pour
voltiger sur son front, ses joues, dans son cou mince, l'auréolant
d'une sorte de floraison
un peu folle
capricieuse
à l'image de son petit jar-
din échevelé.
Ce qui me frappa pourtant le plus chez elle, dès l'abord,
ce furent ses magnifiques yeux couleur noisette. Bienveillants,
accueillants, ils n'en fouillaient pas moins l'âme en profondeur.
Des yeux plus perspicaces qui cherchaient aussi loin dans un visa-
ge
,
j'en ai rarement vus, mais ils cherchaient avec bonté
,
et il
m'apparut que ce qu'ils devaient trouver c'était à coup sûr ce
qu'il y a de souffrant dans chacun et qui sans même que nous le
sachions appelle à l'aide.
J'avais à peine commencé à voix faible à raconter que,
partie de Londres sur un coup de tête, je m'étais aventurée beau-
coup trop loin pour y retourner ce soir... mon récit emmêlé de
propos sur le Canada et ce que j'étais venue faire en Angleterre...
qu'elle me tendit les deux mains et du même geste m"attira à l'in-
térieur.
— Et moi, dit-elle, qui à l'instant encore me plaignait
s
s
à Dieu qu'il ne m'eût envoyé depuis longtemps aucune de ses créa-
tures à secourir. Et vous voilà comme un oiseau qui a fait long
voyage pour choir
,
du ciel, juste sur mon seuil. Venez! Venez!
Bien sûr qu'il y a ici de la place pour vous.
A peine quelques minutes plus tard, comme si j'étais
une visite attendue chez elle, elle me proposa:
— Voulez-vous voir votre chambre?
Je montai derrière elle un escalier un peu raide. Elle
ouvrit une porte. Ah! l'avenante chambre de campagne avec son
grand lit en cuivre, sa table pour la toilette munie du bock à
eau et du savonnier
,
et l'âtre, sous un manteau de cheminée garni
de petites photos anciennes... "Celle de ma mère morte il y a tant
d'années déjà, m'expliqua Esther... celle de notre John mort
,
les
poumons brûlés lentement
à la suite des
par les
gaz
de la première Guerre
Mondiale..." puis d'innombrables keepsakes,
:
un brin de bruyère
d'Ecosse... "la plus colorée du monde..." un caillou cueilli au
bord de la mer d'Irlande, des fleurs séchées sous verre. Mais,
surtout, en façade, cette chambre possédait deux hautes et grandes
fenêtres qui donnaient sur les downs,
.
e
E
ncadrées, nullement obs-
truées
par le léger tulle des rideaux blancs
,
au reste écartés
du centre de la fenêtre, les grandes vagues de terre me parurent
encore plus harmonieuses vues de cette petite hauteur que d'en
bas. Je les voyais rouler jusqu'au plus loin, recommencer sans
cesse dans l'immobilité silencieuse leur course vers l'horizon dis-
tant. Et je distinguai mieux aussi
,
enfin
,
la stèle qui m'avait
intriguée.
— Qu'est-ce donc, Miss Perfect?
— Un monument érigé à la mémoire de Brodicea.
— Brodicea?
— Notre chère reine saxonne des temps lointains. Fuyant
ici dans son chariot les Romains qui allaient l'atteindre, plutôt
que de tomber vivante entre leurs mains, elle absorba une dose mor-
telle de poison. On dit qu'elle rendit l'âme à peu près à l'endroit
où s'élève la stèle.
Je ne savais plus ce qui me ravissait le plus de ce que
je découvrais aujourd'hui:
un passé si présent ou
encore
un présent
à ce point
perdu
enfoncé
foncé
dans le passé
. Mais un ravissement même le plus
rare, pas plus qu'un torturant souvenir, n'eût encore réussi à me
garder réveillée. Je tombais de sommeil.
Esther retira la courtepointe, la plia et la déposa au
pied du lit.
— A vous regarder, j'ai l'impression que vous êtes ar-
rivée ici tout d'une course de votre lointain Canada et sans avoir
nulle part repris votre souffle. Vous êtes épuisée. Allons,
couchez-vous. Reposez-vous. Je viendrai vous avertir quand le
thé sera prêt.
Je protestai d'une voix sûrement à moitié défaite par
le sommeil qui me gagnait:
— Je viens d'en prendre un énorme chez Brodicea...
non chez Felicity.
— On dit ça... on dit ça... Mais je fais des biscuits
chauds, et quand vous en aurez humé la bonne odeur, vous serez
comme tout le monde, vous me les mangerez à la douzaine... De
toute façon, le thé ne sera pas encore prêt avant une grande heure
encore. Père et moi prenons ce que nous appelons le high tea.
C'est peu plus substantiel et servi un peu plus tard que le thé
ordinaire. En fait c'est plutôt une sorte de supper avancé. Père
aime se coucher tôt. Je lui sers donc cette espèce de repas un
peu plus tôt que le souper et un
peu
plus tard que le thé.
— Je pensais, dis-je à moitié endormie, qu'il n'y avait
que l'église anglicane à se partager en High et Low.
Pour la première fois je vis apparaître sur ses traits
ce doux sourire à la fois tendre et réprobateur que j'aimerais
tant et qui était chez elle, je crois bien, la seule expression
de blâme qu'elle se permettait.
— Ne vous moquez pas. Le
a
High Church a sûrement ses
bons côtés. Après tout la Reine y adhère. Mais nous
,
nous sommes
Low Church. Nous estimons que Dieu est trop grand pour que nous
en
cherchions sa représentation en des images et des statues.
Il convient d'aller à sa rencontre dans notre propre coeur seule-
ment.
— Pourtant, lui dis-je, vous le cherchez bien à travers
la musique
,
vous qui possédez les plus beaux hymnes du monde.
Je ne lui tins pas tête plus longtemps. Je vis à peine
la porte se refermer sur elle qui s'en allait sur la pointe des
pieds. Et comme à Dauphin, chez le chef de gare, je venais tout
juste, il me semble, de perdre pied que déjà on me réveillait.
— Dear Gabrielle. Le thé est prêt. Il fait beau encore.
Nous le prendrons au jardin.
Aujourd'hui, si loin de ces moments enchantés, je me
fais l'impression, en les évoquant,
de narrer quelque
conte féé-
fée
e
rie.
rique.
Pourtant ils me furent bien donnés tels quels. Mon ima-
gination, que j'ai peine parfois à retenir de vouloir intervenir
pour retoucher, améliorer peut-être mes souvenirs,
ici ne trouve
rien à
retoucher
changer
. Tout était selon le désir le plus parfait
du
du coeur.
Le petit jardin arrière était peut-être encore plus
charmant que celui d'en avant, avec un potager où alternaient
des fleurs et des herbes fines,
avec un
petit
cabanon de jardi-
nage
couvert de vigne et un verger de cinq ou six arbres. La
table était dressée tout au fond
dans une
sorte de petite
d
éclair-
cie mi-ensoleillée
,
mi à l'ombre
,
sous un vieux pommier tordu dont
la branche maîtresse était si basse que j'eus à me pencher pour
passer en-dessous et prendre ma place à table.
Un
beau
grand
vieillard
aux traits souriants,
à la barbe et à la tête également
toute
blanche
s
, se leva de la sienne pour m'accueillir. Esther
avait dû lui apprendre —en autant qu'elle-même le savait —qui
j'étais, car elle dit simplement: "Father, our dear new friend
just arrived
,
Gabrielle". Et tout aussi simplement,
en gardant ma
main entre les siennes,
il
me souhaita
: "Puissiez-vous être heureuse
parmi nous."
Par la suite, m'adressant à lui je le nommai évidemment
Mr Perfect, alors qu'Esther, d'une voix toute pleine de tendresse,
disait Father, et je reconnus bientôt que mon appellation faisait
cérémonieuse et détonnait dans l'atmosphère toute chaleureuse qui
nous unissait autour de la table sous le pommier protecteur. Je
ne pouvais pourtant pas me mettre à l'appeler aussi Father. Tout
à coup, spontanément me vint aux lèvres l'expression
:
Father Per-
fect.
Le vieillard eut un fin sourire qui plissa ses pommet-
tes ridées en mille
s
petits replis serrés et jusqu'à ses yeux
eux-mêmes dont le bleu ciel n'étincela plus qu'à travers une
mince fente des paupières.
— D'habitude, dit-il, c'est Dieu le Père que l'on
nomme ainsi. Lui seul est le Père Parfait. Mais vous le dites
sans irrévérence, et je veux bien essayer d'être pour vous une
sorte de Père Parfait, ma très chère enfant.
Il ne devait pas l'être longtemps pour moi seule.
Comment le nom que je lui avais trouvé dans un élan d'amitié
allait lui rester et se répandre, je ne sais, mais au bout de
peu de temps personne au village, au manoir et dans les alentours
ne le nomma plus autrement. Je crois même que c'est ce qui est
écrit sur sa tombe, dans le petit cimetière entre les ifs.
Quelques minutes après que nous eûmes pris place tous
les trois à la table à thé, Father Perfect
,
s'étant soigneusement
essuyé les doigts, ouvrit au hasard, comme c'était son habitude,
la vieille Bible de famille que venait de lui apporter Esther.
Il en lut à voix haute un passage qui avait trait, je crois me
rappeler, au séjour de Joseph en Egypte. L'air autour de nous
bourdonnait du chant de grâce des insectes butineurs. Il embau-
mait des trois herbes précieuses, le thym, le romarin, la marjo-
laine
,
dont Esther m'apprendrait que l'une était pour la fidélité
et les deux autres liées à je ne sais plus, ma foi, quelles vertus.
Sa lecture terminée, le vieillard ferma les yeux, joignit les
mains et improvisa comme chaque jour une prière. Il demanda
d'abord au Seigneur d'éloigner de nous la menace de guerre qui
avait paru un moment peser sur l'Europe.
Je me rappelai alors le vent de panique qui avait
passé sur Londres il y avait peu et dont au vrai j'avais eu à
peine conscience, absorbée comme je l'étais par ma propre détres-
se égo
ï
ste. C'est donc au fond du petit jardin fleuri, saturé
du bourdonnement de l'été et de ses odeurs les plus fines
,
que
m'atteignit enfin vraiment la grande ombre terrifiante qui s'a-
vançait sur le monde. Mais le vieillard continua sa prière et
la paix nous enveloppa de nouveau de son frêle secours.
— Notre Seigneur, disait Father Perfect du ton de
quelqu'un qui parle à un ami tout près de lui, toi qui nous a
amené aujourd'hui du lointain Canada que notre John, tu t'en
souviens, rêvait tellement de connaître, une jeune amie dont le
coeur est peut-être dans l'angoisse, accorde-nous, très doux
Sauveur, de savoir comment lui être secourable. Elle aurait pu
aller à mille autres endroits, frapper à bien d'autres portes.
C'est à la nôtre qu'elle est venue. Nous ne pouvons donc pas
nous empêcher d'y voir un signe que tu la destinais à notre sol-
licitude. Maintenant qu'elle est de la maison, étends sur elle,
Seigneur, la même protection que sur ma chère Esther, que sur
moi-même.
Le silence retomba. Je ne distinguai plus très bien
le lointain encoe lumineux sous les branches du pommier. Pen-
dant que priait Father Perfect, les souvenirs des mois derniers
depuis le jour où j'avais rencontré Stephen m'étaient remontés à
la gorge en un flot pressé à m'étouffer mais ils n'avaient plus
tout à fait l'amer goût des semaines passées. Ils cherchaient
même à se dissoudre
en larmes dont il
m'en
me
vint quelques-unes
que je parvins
,
je pense
,
à dissimuler. Mais je mis quelque
s
temps
à retrouver au bout de mon regard brouillé le consolant paysage.
En fait, comme nous nous trouvions au sommet de la
pente sur laquelle était bâti Upshire, nous avions ici aussi une
vue plongeante sur les environs. Tout juste passé le vieux pom-
mier qui délimitait le petit jardin d'en arrière, commençait une
suite de pâturages et de champs en friche moins harmonieux que
les downs d'en avant mais qui offraient aussi un vaste espace à
peine clos par la faible ligne de la forêt qui reprenait dans le
lointain.
Au-delà, le ciel jusque-là si pur
,
se montrait teinté
de sombre, obscurci et comme atteint d'une sorte de maladie ou
de tristesse.
— Qu'est-ce donc là-bas qui cha[n]
r
ge ainsi le ciel?
Esther me répondit:
— Londres
— Londres!
Déjà c'était comme si je m'en étais éloignée depuis des
années. J'avais toujours présent à l'esprit d'y avoir été fiévreu-
sement accaparée, puis malheureuse à ne plus tenir à la vie, mais
j'éprouvais aussi le sentiment que ce souvenir emmêlé était pour
l'instant assoupi et ne me ferait pas trop de mal tant que je reste-
rais dans cet abri qui m'en protégeait.
Esther, partie en vitesse vers la cuisine, revint
apportant sur un plateau la théière fumante encapuchonnée de
laine pour la garder chaude et une assiettée de ses hot biscuits
cueillis tout brûlants du four. Elle avait bien eu raison de
prédire que leur odeur m'ouvrirait l'appétit. J'en dévorai trois
ou quatre d'affilée, recouverts de beurre et par là-dessus de
miel du pays ou de confiture de prunes. Les guêpes avaient reçu
leur petite part dans un soucoupe déposée à quelque distance de
la table. Soudain je sentis un être vivant et chaud me frôler
la jambe. Je soulevai la nappe. Une petite chatte noire aux
yeux incroyablement tristes me regardait.
— Votre chatte, Esther?
— Oui et non. Elle est arrivée tout juste un peu avant
vous et venant d'on ne sait où.
Elle n'appartient pas en tout cas
ni
au village ni aux environs
. Il y a des gens cruels. Parfois
il en vient jusque de Londres pour abandonner en forêt leurs bêtes
dont ils ne veulent plus.
Elle a miaulé à la porte
d'
avant
. J'ai
été voir. Elle paraissait affamée. Elle a l'air de vouloir res-
ter avec nous.
— C'est que votre seuil est accueillant, Esther. Lui
avez-vous trouvé un nom?
— Pas encore. Je n'en ai pas eu le temps. Lui en
donneriez-vous un?
Je me penchai et flattai la petite chatte perdue.
— Guinevere
,
lui irait, il me semble.
— - Guinevere! C'est un nom bien distingué pour une petite
chatte qui provient peut-être des quartiers les plus misérables de
Londres. Et cependant pourquoi pas en effet un nom qui la rehaus-
serait.
?
La petite bête égarée se leva alors sur ses pattes
arrière
s
, appuyant celles d'avant sur mes genoux et s'y frotta la
tête en murmurant au fond de sa gorge une sorte de remerciement.
La grande chaleur était tombée. Par instants nous ar-
rivait en dessous des pommiers une bouffée d'air rafraîchi de son
passage sur les vastes champs ouverts au-delà du jardin. Rassa-
siés, nous restions à causer paisiblement dans le crépuscule qui
avançait. J'apprenais que Father Perfect avait été garden-boy
puis aide-jardinier avant de devenir le chef jardinier du châte-
lain des lieux. Il avait été attaché longtemps au château que le
seigneur possédait dans le Norfolk pour être ensuite affecté au
petit manoir de Upshire. Depuis quelques années à la retraite,
il avait la jouissance pour Esther et lui-même, leur vie durant,
du cottage en plus d'une petite rente et de certains droits comme
,
par exemple, de ramasser le bois mort et de prendre du petit gi-
bier dans la partie de la forêt qui relevait toujours du manoir.
Il aimait y faire encore son tour presque quotidiennement, un peu
pour venir en aide au garde-forestier qui ne suffisait plus à la
surveillance
,
un peu aussi pour son plaisir. Il en rapportait des
champignons, de bons fagots secs qui flambaient vite, parfois seule-
ment des fleurs. A l'écouter, je comprenais enfin d'où venait à
ce vieillard sa bonté paisible, sa douceur rare, quelque chose en
lui comme d'une innocence à jamais préservée. C'est qu'il n'avait
apparemment rien fait d'autre au long de sa vie que de prendre
soin de ce qui embellit le monde. "Les roses de notre roseraie
de Norfolk... j'aurais voulu que vous les ayez vues, me disait-
il... Elles se tenaient comme des reines alignées à attendre le
jour. Et l'on n'aurait pas été tellement surpris au fond de les
voir lui faire la révérence... savez-vous!... encore que les roses
sont orgueilleuses... et ne plient pas beaucoup même sous l'orage..."
A la fin, tout alangui pour être retourné à ses plus
vieux souvenirs et peut-être ébranlé aussi par l'émotion de mon
arrivée, il eut l'air épuisé. Il se leva, nous souhaita le bon-
soir, nous bénit toutes deux et entra se retirer pour la nuit.
Je m'offris à aider Esther à desservir.
— Oh non! Pas encore! dit-elle vivement. Restons
plutôt à causer encore un peu. J'aime bien écouter père. Vous
avez vu;
:
il est adorable. Mais c'est chaque soir la même histoire;
:
les roses du Norfolk, les poules faisanes de la forêt réservée qui
le reconnaissaient et le suivaient pas à pas... Que voulez-vous!
Il a vécu dans une sorte de Jardin d'Eden, et le malheur des hom-
mes ne l'a pas touché autant qu'il atteint la plupart. Et de
l'Eden il n'y a pas grand chose à dire au fond, ne trouvez-vous
pas, une fois qu'il a été raconté. Restez un peu... Il y a si
longtemps que je n'ai eu quelqu'un avec qui parler de choses et
d'autres à l'heure où l'on dirait que les mots viennent d'eux-
mêmes aux lèvres... vers le crépuscule... par exemple.
Pour moi, il était plutôt l'heure du silence et du rêve
s'épanouissant en cercles de plus en plus paisibles jusqu'à dis-
paraître en une surface lisse comme une nappe d'eau à la nuit.
Mais ainsi tout serait bien entre nous. Esther raconterait à
coeur ouvert, et moi je l'écouterais en silence.
En fait, elle parla peu, quelques mots seulement à la
fois, entre de longs moments de méditation. Mais chaque petite
phrase sonnait si juste,
provenait d'une
si apte
[fine]
réflexion
si appropri[e]
, ré-
sumait tant de sagesse, était énoncée en termes si parfaits que
chaque fois j'en dressais l'oreille.
— Où donc avez-vous appris tant de choses
,
Esther?
— Certainement pas à l'école, en tout cas. Je l'ai
quittée à l'âge de douze ans pour entrer en service chez nos
maîtres. Eux avaient beaucoup de livres. Les demoiselles as-
sises au jardin dans leur chaise longue les laissaient parfois
tomber de leurs mains. En ramassant derrière elles leurs affai-
res, j'avais le temps parfois d'ouvrir un livre, de lire quelques
lignes et je m'étonnais déjà qu'elles fussent si peu retenues par
de pareils trésors. Plus tard, les demoiselles m'en donnèrent,
peut-être pour s'en débarrasser. Je lisais souvent à la flamme
de ma bougie, dans mon coin de mansarde, jusqu'à ce que je tombe
de sommeil.
— Qu'avez-vous donc lu ainsi, Esther?
— Ah! que j'ai été chanceuse! Nos maîtres tenaient
à ce que leurs demoiselles lisent le meilleur, ce qu'ils n'avaient
pas eux-mêmes lu... et les gouvernantes y voyaient... J'ai lu
tout
Paradise Lost
.
J'en sais encore de
grands bouts
longs passag
sag
es
par coeur
.
J'ai lu aussi
Pilgrim's Progress
que j'ai trouvé un peu ennuyeux
par bouts, je l'avoue à ma grande honte. Puis Jane Eyre, les
Brontë,
Gulliver's Travels
, presque tout Tennyson, Browning, les
deux, lui et Elizabeth
,
et surtout, bien entendu, la Bible, le
Livre des livres, tout y est, dearest Gabrielle, de ce qu'il
importe de savoir. Mais j'aime bien aussi, de même que la Bible,
ouvrir chaque jour, au hasard, mon Shakespeare. Il est rare que
je ne tombe pas sur
une phrase qui
ne
me porte
pas
au ravissement et
ne
?
m'accompagne
pas
pour ainsi dire toute la journée
.
Ou
encore
ne
m'ap-
prenne
pas
à moi-même ce que je pensais sans le savoir, et
donc
que je ne
suis
donc
pas
la
seule à penser
ainsi
comme je pense
. Alors ma pauvre vie solitaire
s'entrouvre
,
et je deviens comme riche et entourée et je suis loin
tout à coup d'être seule. En est-il de même pour vous, dear
Gabrielle?
Le coeur troublé de si précieuses confidences
,
je ne sa-
vais que répondre. A mes pieds s'était couchée Guinevere qui
,
tout en sommeillant
,
repartait, de temps à autre, à ronronner.
Au loin, là où une heure auparavant j'avais vu la souillure du
ciel, apparaissaient, faibles encore, des lumières, et tout était
changé. Londres avait perdu sur moi son pouvoir d'effroi comme
Paris le sien quand, du haut d'une chaise, par la tabatière ou-
verte, je l'avais contemplé pour ainsi dire à mes pieds, dans
sa bénignité. Ah
,
que j'ai aimé les grandes villes, à peu de dis-
tance, à l'heure assombrie, alors que s'allument leurs lumières
qui disent comme rien d'autre au monde la fraternité des hommes.
De minute en minute croissaient celles de Londres. Maintenant
elles étaient innombrables.
— Je n'aurais jamais cru, dis-je, que j'en viendrais
à veiller avec Londres, à distance, comme avec une connaissance
silencieuse et douce.
— J'y vais une fois par année avec Père, me confia
Esther. Nous allons rendre visite à ma soeur Heather. Vous ne
pouvez imaginer soeurs plus dissemblables qu'Heather et moi-même.
Elle, elle est partie jeune faire sa vie à Londres. Elle est dé-
lurée, pimpang
t
e, toujours mise à la mode, porte des chapeaux ex-
travagants, marche dans des souliers à talons hauts, va au spec-
tacle, lit des revues un peu effrontées à mon goût. Je me sens
bien vieux jeu à côté d'elle. Pourtant
je ne changerais pas
plus
de
vie avec elle
pas plus
qu'elle sans doute n'en changerait avec
moi
... A part notre visite à Londres dont je rentre toujours
terriblement brisée, nous allons aussi une fois par année, Père
et moi, à la mer. Une journée par année à la mer, il faut bien
cela, n'est-ce pas, pour n'en pas perdre le souvenir dans notre
tête et dans nos oreilles. Père se fatigue vite. Nous allons
donc au plus près, à Bradwell on sea. Nous n'y allons d'ailleurs,
remarquez, que pour nous asseoir face à la mer, la regarder et
l'écouter.
Enfin nous sommes rentrées. Esther refusa que je l'ai-
de pour ce soir-là.
— Vous êtes comme quelques-unes de mes fleurs qui
croulent soudain à la fin d'une journée qui équivaut pour elles
à presque toute la vie pour nous sans doute.
Elle m'alluma une bougie.
A sa lueur tremblante
,
en tra-
versant le sitting-room
,
j'ai
je
pu
s
distinguer
, dans leur rayonnage,
quelques titres des livres qu'elle m'avait dit avoir lus. Ils
semblaient faire partie de cette pièce comme des hôtes de longue
date toujours fréquentés.
— Est-ce que ce sont les livres que vous ont donné
s
les maîtres?
— Pas tous. Père et moi, sur notre petite rente, en
économisant un peu sur le charbon l'hiver, un peu sur les
sorties
autres
sorties
que le voyage à Londres et à la mer, nous avons réussi
à nous en acheter quelques-uns de plus récents, pour nous tenir
tout de même un peu au courant du monde d'aujourd'hui. Nous vi-
vons une belle vie malgré tout
,
comme vous le voyez, sauf pour une
chose qui continue à me manquer peut-être... C'est que je n'ai
jamais vu jouée
r
, figurez-vous, une seule pièce de Shakespeare.
Comment est-ce? Très beau, n'est-ce pas?
— Inoubliable,
!
Esther.
— Ah
,
je m'en doutais!
Nous montions l'une derrière l'autre l'escalier qui
aboutissait au palier étroit sur lequel s'ouvraient nos trois
chambres, celle de Father Perfect, celle d'Esther et la mienne
qui était la plus spacieuse et la mieux orientée.
Esther me passa la bougie.
— Il y a une lampe toute prête et des allumettes à
votre chevet, ainsi que des livres si vous désirez lire un peu.
Mais je vous engage à dormir au plus tôt. J'aimerais vous voir
meilleure mine demain et surtout voir disparaître ces traces de
peine qui vous restent dans les yeux.
Elle me posa un baiser sur le front.
Et comme chaque soir tant que je serai
s
sous son toit,
cette fois-ci, et plus tard quand j'y reviendrais presque heureu-
se et, plus tard encore, quand de nouveau, je reviendrais, moins
heureuse, elle me souhaita tendrement:
— Night-night, Gabrielle.
Je soufflai ma bougie. Le temps de m'émerveiller que
ma barque errante eût atteint si bon port, et je dormais à la
brise qui venait des downs roulant leurs crêtes à la rencontre
des crêtes de la mer.
Je m'éveillais l'âme en paix comme jamais depuis L
l
a
-
Petite-Poule-d'Eau peut-être, mais non, depuis bien avant,
depuis
le temps
peut-être
des vacances à la ferme
, chez mon oncle, quand
au réveil, le premier matin, n'ayant pas su tout de suite où j'é-
tais, je le reconnaissais aux odeurs qui flottaient vers moi du
dedans et du dehors et que je me découvrais sûre d'être à nouveau
heureuse dans la chère maison où je n'avais connu que calme et
félicité.
Du grand lit en cuivre, je pouvais suivre le déferlement
des downs qui me parurent plus attirantes encore que la veille sous
la douce lumière du matin qui en tirait des éclats d'un vert soyeux.
Je retrouvrai du regard la stèle qui marquait l'emplacement de la
mort de la reine saxonne. En étirant un peu le cou, je pus aper-
cevoir le petit château dont Esther m'avait appris qu'il servait
maintenant d'orphelinat, les seigneurs l'ayant légué à une oeuvre
de bienfaisance, pour aller habiter
,
tout au bout du village par
lequel j'étais arrivée
,
mais au long d'une autre route que celle
que j'avais suivie, une demeure presque dissimulée dans la forêt.
Or
,
en même temps que cette paix
,
si longtemps absente
,
revenue m'habiter, je découvris en moi, ce matin-là, le vif désir
d'écrire
,
né tout aussi instantanément. Cela m'était déjà arrivé;
:
je m'éveillais heureuse de vivre, dans des dispositions de tran-
quil
l
ité, de disponibilité, et, du même coup
,
surgissait dans mon
esprit
une histoire pour ainsi
toute faite,
toute prête,
et
que
j'avais grande envie de raconter
. Mes meilleures moissons d'idées,
d'images, de récits, je les ai presque toujours cueillies au ré-
veil, comme si elles provenaient du repos, du sommeil, de l'ombre
ou de quelque longue poursuite, menée à mon insu,
à travers mes
rêves,
.
d'un personnage ou d'une tonalité.
Mais il m'avait tou-
[?] jours fallu être prompte à les saisir si je ne voulais pas tout
perdre, car si rien n'est aussi précieux que ces dons du réveil,
rien[flèche][flèche]
auss
auss
i
n'est
aussi
pareillement
t
fugitif
. Je courus à une petite table sous
l'une des grandes fenêtres où il y avait de quoi écrire. Je dé-
tachai avec précaution quelques pages du milieu
d'un
petit
cahier
d'écolier
afin de ne pas l'ab
î
mer
s'il servait
l
d
e livre de compte
à Esther, comme
cela paraissait le cas,
d
e livre de compte
,
car c'était manifes-
tement là son coin d'écriture. Je pris un crayon
s
et retournai
dans le lit me mettre à écrire,
,
adossée à la pile des oreillers,
les merveilleuses downs sous mes yeux.
X
L'histoire que je mis à écrire, ce matin-là, d'un tel
coeur
,
aujourd'hui ne compte guère. Si je m'y attarde, c'est qu'elle
était tout de même mieux que ce que j'avais écrit jusque-là,
qu'elle venait bien et surtout qu'elle m'entra
î
nait dans un mou-
vement irrésistible, me soustrayant à tout ce qui n'était pas
elle et ainsi me rendait au bonheur que je n'avais connu depuis
longtemps. Aujourd'hui que je raconte ces choses, je m'aperçois
enfin comme il est curieux que ce soit seulement lorsqu'on est
en quelque sorte ravi à soi-même que l'on puisse être heureux,
et pourtant c'est bien ainsi, je crois, que cela se passe pour
tous.
Or, cette histoire que j'avais découverte m'attendant
pour ainsi dire au réveil et qui venait si bien, elle me venait
dans les mots de ma langue française. Pour moi qui avait
s
parfois
pensé que j'aurais intérêt à écrire en anglais, qui m'y était
s
essayé avec un certain succès, qui avait
s
tergiversé, tout à coup
il n'y avait plus d'hésitation possible
[;]
:
les mots qui me venaient
aux lèvres, au bout de ma plume, étaient de ma lignée, de ma so-
lidarité ancestrale. Ils me remontaient à l'âme comme une eau
pure qui trouve son chemin entre des épaisseurs de roc et d'obs-
curs écueils.
Je ne m'étonnais pas d'ailleurs que ce fût en Angleterre,
dans un hameau perdu de l'Essex, chez des gens hier inconnus de moi,
que je naissais
,
peut-être
en partie
enfin
à ma
vocation
destination
, mais sû-
rement en tout cas
,
à mon identité propre
que jamais plus je ne
remettrais en question.
C'est que
tout
,
au fond,
de
l'événement de ce matin-là
, me
paraissait d'une évidente et parfaite clarté. J'étais arrivée
la veille
,
par une sorte de miracle —mais il allait se reproduire
bien des fois dans ma vie —chez des gens qui d'instinct m'aimèrent.
Or là où je me suis sentie aimée et portée à aimer, je me suis
trouvée en sécurité. Et là où je me suis trouvée en sécurité,
j'ai retrouvé le courage.
Seule[flèche]
l'affection
,
,
je le sais maintenant depuis
longtemps
,
l'affection
peut me porter à ce degré de confiance où
je ne crains plus la vie. Et alors j'ose m'élancer dans ce travail
sans fin, sans rivage, sans véritable but
,
au fond, qu'est l'écri-
ture. Appuyée comme
je me sentais l'être ce matin
-là
par l'amour
gratuit du vieil homme et d'Esther, je sentais peut-être aussi de
mon devoir de le leur rendre à ma manière. J'avais sept ou huit
pages d'écrites quand Esther entra avec le plateau du breakfast.
Elle me le déposa sur les genoux en repoussant un peu
les feuillets qui encombraient la couverture.
C'était un si énorme repas que
je protestai
sûre de
ne pouvoir
jamais en venir à bout
mais
pour m'entendre aussitôt prêcher
exacte-
ment comme rue Wie
c
kendon:
— Toute bonne journée commence par un substantiel
breakfast.
Alors, l'esprit détaché pour un instant du déroulement
de
mon récit
,
pour revenir au sujet de ma vie,
je mesurai
le long
chemin que j'avais malgré tout parcouru depuis cette rue de malheur,
alors que si souvent je me reprochais
de
n'avoir en rien avancé. En
cours de route, je dus buter toutefois sur un souvenir qui réveil-
la en moi la lancinante douleur
toujours prête à surgir
, quoique
j'en pensai,
à la moindre évocation de Stephen
, car subitement les
downs,
l'admirable paysage que je fixai
s
, tout disparut à mes yeuxX
pour me laisser me voir seule, sans soutien, démunie. Prompte à
interpréter les variations d'un visage humain comme celles du ciel,
qu'elle consultait sans cesse
pour
y
établir des pronostics
, Esther
me reprocha:
— Vous voilà repartie dans vos mauvais chemins. Tantôt
vous étiez tout bonheur comme une enfant dans ses jeux. Revenez-y.
Mais avant tout
,
goûtez ce beau kipper que j'ai été chercher exprès
pour vous ce matin chez le mareyeur à Walthamstow. Ensuite, s'il
le faut absolument, vous continuerez quelque temps encore vos
gribouillages. Mais n'oubliez pas: les belles journées que Dieu
nous donne ne durent pas indéfiniment. Après-midi, si vous le
voulez, nous irons nous promener en forêt... ou sur les downs...
comme vous préférerez.
— Oui, sûrement
,
Esther. Mais j'ai le sentiment qu'il
me faut mériter mes joies. Et ce matin, en m'éveillant sous votre
toit, j'en ai éprouvé une des plus grandes de ma vie.
La vaisselle du lunch lavée et rangée, Father Perfect
à sa sieste, nous sommes parties, Esther et moi, du côté des
downs. A peine franchie
s
une clôture et
une petite élévation,
et
nous étions livrées
à une étendue qui semblait ne plus appartenir
qu'au vent et aux nuages.
[ills.]
D
e
s
lointains bruits de ferme
, l'a-
boiement d'un chien, le cri d'une poulie, un chant de coq, nous
parvenaient de temps à autre juste assez perceptibles pour nous
relier plaisamment au monde habité. Je ne pouvais revenir de ma
surprise de ce qu'un pays que l'on dit petit et surpeuplé
,
pût
offrir de si grands et beaux paysages
,
pour ainsi dire perdus sauf
pour la contemplation.
Les landes du nord étaient infiniment plus rudes,
m'apprit Esther. Plus rudes, plus envoûtantes aussi. Elle s'en
ennuyait toujours. Elle se rappelait y avoir marché pendant des
heures, l'âme curieusement heureuse et délivrée au sein de ces
farouches étendues grises, tristes... et cependant nobles, me
dit-elle.
Elle connaissait tout des downs et jusqu's
à
ses herbes
les plus modestes. A tout instant
,
elle se penchait, cueillait
à mon intention un brin d'herbe, une graminée, une toute petite
fleur, m'en disait le nom et à quoi elle pouvait servir, comme
fourrage, comme remède ou simplement à composer un bouquet d'hiver
alors que manquent les fleurs fraîches pour égayer la maison.
Poussée à agir par ce que j'apprenais si facilement, je me déter-
minai
dès cette après-midi
-là
à me faire enfin, pour la première fois
de ma vie, un herbier. Rien qu'avec ce que nous rapportions de
cette première promenade j'avais de quoi couvrir plusieurs pages.
Dès que je m'y serais mise Father Perfect n'allait plus cesser de
m'apporter jour après jour une abondante moisson: de l'ivraie,
[?]
un exemplaire du Shepherd's Purse -
—
qui devient si curieusement
en français de la
M
m
onnaie
-
du
-
P
p
ape...
—
de l'herbe à chat
... Le
vieillard allait prendre presque autant de goût que moi à voir
représentées dans mon livre
d
l
es plantes les plus spécifiquement
anglaises
ou les plus rares. Hélas
,
mon bel herbier auquel je
travaillai avec tant de plaisir, soir après soir, sous la lampe
du parlor, aidée d'Esther qui me montrait comment sécher puis
coller les fleurs et les tiges, je devais l'égarer dans un de mes
nombreux déplacements. Je le regrette encore. Avec lui
,
me sem-
ble perdu le témoin d'un temps où je fus occupée le plus inno-
cemment du monde.
Nous sommes revenues par un sentier dans la forêt. Par
habitude d'économie, Esther, plutôt que des fleurs
,
ramassait main-
tenant, ça et là, des bouts de bois morts. Ils suffiraient
,
,
dit-
elle
,
à faire bouillir l'eau du thé et même à réchauffer les pre-
mières soirées d'automne tout juste un peu fraîches. C'était
toujours ça de pris sur l'achat du charbon, très cher, et même
sur les bûches dont il fallait remplir
le cabanon,
à
l'hiver.
Et puis, sans grand effort de sa part, elle soulageait ainsi son
père qui se croyait obligé, revenant de la forêt, de se charger
de bois beaucoup plus qu'il n'aurait dû. Sujette comme je l'ai
toujours été à l'esprit d'émulation, je me mis de mon côté à
ramasser du bois tombé. J'en cherchai de plus en plus gros,
jusqu'à en venir à m'attaquer à des moitiés d'arbres que j'avais
peine à tirer et dans lesquelles je me prenais les pieds et m'em-
pêtrais. Nous sommes rentrées au village par sa partie haute,
moi chargée à l'égal de ces bourricots de misère que l'on ne dis-
tingue même plus sous leurs faix qui les débordent de tous côtés.
Nous nous sommes trouvées à passer devant le pastorage d'où sor-
tait justement la châtelaine qui salua Esther, à ce qu'il me
parut, d'un salut plutôt bref, puis attacha sur moi un regard
perplexe. J'ai souvent pensé que j'avais pu, ce jour-là, mettre
Esther dans l'embarras par mon excès de zèle qui pouvait donner
à croire que nous étions
,
à Century Cottage, réduits à l'extrême
pauvreté. Elle ne me dit pourtant absolument rien à ce sujet
pour ne pas gâter sans doute le grand plaisir que j'avais eu à
me croire utile. A l'avenir cependant, quand nous rentrerions
encore bien des fois chargées, à moins qu'il ne fît nuit noire,
nous reviendrions par les champs arrière et la petite barrière
donnant sous les pommiers. J'avais tout de même dû piquer à vif
la curiosité de la châtelaine qui nous envoya bientôt porter une
invitation à prendre le thé au manoir. Esther s'en montra plutôt
ennuyée.
— Je vais avoir à ressortir ma robe déjà démodée il y
a trois ans, que j'avais un peu rafistolée pour ma dernière invi-
tation au manoir, alors, comme c'est curieux! que j'avais juste-
ment à la maison quelqu'un que milady ne parvenait pas à situer
comme appartenant à mon monde.
A peine de retour au cottage,
pendant qu'Esther
,
mettait l'eau du thé à bouillir
sur la
flamme de nos fagots,
mettait l'eau du thé à bouillir
,
je courus
à ma chambre rattraper le fil de mon histoire. J'étais animée
par un feu inextinguible.
Peu m'importait qu'il ne donn
ait
e
pas
encore naissance
, malgré son ardeur, qu'à bien peu de chose.
Mais
,
je suppose que je ne savais pas alors que ce que j'écrivais
était peu de chose. J'écrivis plusieurs pages avant de prendre
conscience qu'Esther m'appelait en bas.
Je descendis prendre ma place au jardin. Le crépuscule
montait doucement comme une marée tranquille du fond du pâturage.
Bientôt s'allumeraient dans le lointain un peu brumeux les myria-
des de lumières de Londres. Mais en deça
,
j'avais appris à dis-
tinguer les groupes de feux de quelques petites villes plus près
de nous: Walthamstow où Esther allait souvent à bicyclette aux
emplettes, Waltham Cross et peut-être quelque peu Waltham Abbey
où j'irais avant longtemps visiter sa vieille petite église tra-
pue, l'une des plus rares en Angleterre.
C'est ce soir-là seulement que je
m'avisai
m'aperçus
tout à coup
avoir
oublié
, dans mon trop grand bien-être,
oublié
d'apprendre à Gladys
où j'étais et qu'il me vint enfin à l'esprit qu'elle pouvait être
mortellement inquiète à mon sujet, n'ayant pas eu de nouvelles de
moi depuis deux jours.
Je courus aussitôt à la cabine téléphonique qui se trou-
vait devant la poste, tout à côté de chez Esther.
Peut-être Gladys avait-elle été réellement affolée par
ma disparition. Mais en apprenant que j'étais vivante et appa-
remment bien portante, elle piqua une colère épouvantable,
ne me
laissant
pas
placer
un mot et m'abreuvant des plus cinglants reproches.
Quelle sorte de fille étais-je donc pour être partie
ainsi sans même laisser un mot derrière moi? Aurait-ce été vrai-
ment un trop grand effort que d'avertir au moins les voisins?
Elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit dernière. Geoffrey
avait été partout demander si on ne m'avait pas vue. Et à cette
heure où je daignais enfin téléphoner, ils étaient sur le point
de faire appel à la police.
J'aurais pu dire, à ma décharge, que Geoffrey, absorbé
par une réparation ou en course pour la
journée,
et
elle-même terrée
à Hampton Court
sans donner signe de vie, avaient bien souvent
passé plusieurs jours sans même s'apercevoir si j'étais là ou non.
Mais je me sentais malgré tout assez coupable pour ne pas cher-
cher à me défendre. Je dis simplement que
je regrettais vivement
d'
avoir été pour elle
et Geoffrey une telle cause d'ennuis et d'in-
quiétude et que je serais bientôt à la maison pour y prendre mes
effets.
Le lendemain je partis tôt pour Wake Arms par un rac-
courci que m'avait enseigné Esther. Au bas de la pente du villa-
ge, je devais prendre le chemin à droite, à un carrefour peu é-
vident
,
et qu'il fallait faire très attention de ne pas manquer.
Je longerais le mur de pierre qui entourait le manoir. J'arrive-
rais à un immense champ labouré. Je devrais me tenir sur le côté
où il y avait une sorte de sentier battu à la longue par les gens
qui connaissaient ce raccourci
.
.
.
Autrement j'enfoncerais à chaque
pas dans la terre grasse et ce serait épuisant. Avant d'atteindre
la route principale, il ne me resterait plus qu'un petit bout à
faire en forêt plutôt solitaire et je devrais le franchir en chan-
tant à tue-tête, car rien, selon Esther, n'éloignait mieux les
vilains que le chant montant en pleine solitude d'un coeur serein
ou qui cherche à le paraître. Je ne me rapelle pas si j'ai chan-
té en traversant
ce bout de chemin sombre,
à moins
sinon
quelquefois
peut-être
,
de bonheur
,
en revenant de Londres
,
à la pensée que je
rentrais à ce qui était alors pour moi mon véritable, mon seul
chez-moi dans le monde.
Gladys n'avait toujours pas décoléré. Pendant que je
ramassais mes affaires, elle me suivait pas à pas en me rabâchant
que j'avais perdu Bohdan par ma faute et sans doute aussi Stephen,
un jeune homme si attachant, que je perdrais sans doute ainsi tous
ceux qui avaient le malheur de m'aimer. J'étais une nature in-
grate, me disait-elle. Ainsi quelle gratitude lui avais-je mar-
quée à elle
qui avait
tout
tant
fait pour moi.
!
Cependant, lorsque j'eus à peu près tout enfoui dans
mes deux valises, sauf mon béret que j'avais oublié d'y mettre et
que je posai sur ma tête, apparaissant ainsi aux yeux de Gladys à
peu près telle qu'elle m'avait vue pour la première fois, elle
changea totalement d'attitude. Une larme lui vint à l'oeil.
Qu'allais-je donc devenir, pauvre enfant! me demanda-t-
elle,
et
elle
me proposa
de rester, que tout serait oublié, que d'ail-
leurs elle était bien plus à blâmer que moi, m'ayant si souvent
laissée à me débrouiller seule pendant qu'elle cherchait elle-même
la paix et l'oubli.
Je lui représentai que je n'avais pas les moyens de
payer à deux endroits à la fois. Elle me dit que je pouvais rester
quelque temps au moins pour rien. Je lui rétorquai que je ne pour-
rais jamais accepter pareil marché. Elle fut sur le point de se
retourner encore une fois contre moi, puis de nouveau se radoucit
et s'offrit à m'accompagner jusqu'à l'autobus pour m'aider au
moins à y charger mon bagage. J'eus tellement
pour
peur
qu'elle aille
se mettre en tête de venir jusque chez Esther que je refusai net,
,
l'assurant que j'étais parfaitement capable de me débrouiller
seule. Alors elle vira encore complètement d'humeur.
Eh bien que j'aille au diable! Si j'étais venue seule
du Canada, si j'avais couru à l'aventure en forêt d'Epping, je
devais bien être capable en effet de me charger de mes deux vali-
ses.
Geoffrey vint cependant à ma rencontre à mi-chemin de
l'escalier pour les prendre et me les porter jusqu'au taxi qui
m'attendait. Quant à ma malle garde-robe
,
il la garderait dans
un coin de la boutique jusqu'à ce que je l'envoie chercher.
— Bye bye
's
,
me souhaita-t-il assez aimablement. Ne
prenez pas trop à coeur les violences de Gladys. Au fond elle
est comme le vent et change sans cesse de cap, mais elle est in-
capable de ressentiment.
Elle accourait en effet justement pour me prier d'é-
crire, de donner au moins mon adresse, de m'arrêter quand je re-
passerais par Lily Road, prendre une tasse de thé.
Sans aucun regret, à ce que je crus alors, je quittai ce
quartier où je devais pourtant revenir tant de fois en pensée vers
des souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.
Cette course en taxi était pour moi la plus folle extra-
vagance, mais j'avais trop hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la correspondance avec le
premier Green Line en direction d'Epping Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je descendis du taxi tout juste pour voir filer au
bo
bout du square mon cher petit autobus tout fringant de s'élancer
vers les verdoyants espaces. Je m'assis sur le même banc que
j'avais occupé le jour où j'avais pris ma course vers l'autobus en
marche. J'aurais pu pleurer de chagrin. Je n'étais pourtant re-
tardée que d'une heure mais cette heure avant la paix retrouvée me
paraissait devoir être l'éternité. A supposer que l'autobus que
je venais de voir disparaître eût été le dernier de la journée
à destination d'Epping Forest, je me demande parfois si je n'au-
rais pas été assez possédée pour me mettre en route à pied, comme
autrefois vers la ferme de mon oncle, dans la neige et sous la
pluie, à l'appel sur nous de l'endroit de ce monde où nous avons
connu ne serait-ce qu'un instant de tranquille bonheur.
Ce que je vis en tout premier lieu en descendant à Wake
Arms me poigna le coeur. Sous le ciel déployé, ses fins cheveux
blancs voltigeant au vent, Father Perfect m'attendait depuis des
heures sans doute, avec à ses côtés une grossière brouette que
j'imaginai faite jadis par lui-même, sur laquelle nous allions
charger mes affaires. Nous nous sommes aussitôt[flèche]
mis en route, presque sans parler, le vieillard gardant son souf-
fle pour pousser la brouette en terrain raboteux. Il me dit seu-
lement qu'au moment de partir à ma rencontre il avait eu l'idée
de la prendre pour le cas où je rapporterais des choses de Londres.
Je m'offris de l'aider à la pousser mais il refusa d'un mouvement
de la tête.
Nous atteignîmes le vaste champ labouré. Le crépuscule
l'envahissait.
Ce n'était plus
en fait
qu'un grand espace
tout
empli d'une vague matière bleutée, fluide et si légère qu'elle
évoquait bien plus
le monde
en arrière
d'au-delà
du perceptible
qu'une
parcelle de ferme mise en repos. Enfin le vieillard abaissa les
brancards. Il regarda longuement le champ inondé d'une telle
douceur qu'elle paraissait être l'enveloppe à demi transparente
du bonheur
,
malgré tout proche et accessible
,
si nous savions seu-
lement en trouver le chemin. Il me dit que la journée leur avait
paru longue à Esther et à lui, qu'ils s'étaient languis de moi,
qu'il y avait certains êtres auxquels on s'attachait ainsi très
vite et qu'on devait regretter cependant toute la vie peut-être,
si on avait le malheur de les perdre. Il reprit les brancards,
nous avons marché un bout encore et de nouveau le vieillard
s'arrêta pour se reposer et, cette fois, après avoir retrouvé
son souffle, il me confia sur un ton gai qu'Esther me gardait
au chaud, dans le four, ma part de shepherd's pie qu'elle avait
particulièrement bien réussi aujourd'hui.?
Nous avons atteint l'extrémité du champ et allions
attaquer le sentier qui longeait le domaine du châtelain.
Tous
deux nous
nous
sommes arrêtés
pour jeter un dernier regard en arrière
de nous
sur cet espace étrange
à présent
à moitié dissous
maintenant
dans la
nuit
qui approchait. Ce champ, je l'ai vu aux toutes premières
clartés du jour quand je partais tôt pour Londres, je l'ai sou-
vent vu presque à la nuit ou encore sous le plein soleil. Je
pense bien maintenant que ce devait être un champ tout à fait
ordinaire. J'en ai certainement vu ailleurs de plus grands et
de plus admirables. D'où vient qu'aucun autre ne m'ait pareil-
lement émue et que j'en porte toujours le souvenir en moi comme
un des dons précieux et rares de la vie?
C'est peut-être parce
que, en
qu'
en
y arrivant
, sans que je puisse en connaître la raison,
?
je me sentais
instantanément
[illis.]
aussitôt
allégée
, purifiée.
[illis.]
Nous avons débouché de l'ombre épaisse des arbres pour
nous trouver dans la faible lumière que projetaient les deux ré-
verbères d'Upshire... ou étaient-ils trois? Du pub, assez loin
encore, nous parvinrent, réunies en une sorte de grondement, des
voix d'hommes. Ils y étaient pourtant rarement plus
de douze à
quinze,
venus
des fermes d'alentour
, les soirs de semaine, mais vite
échauffés par la bière, ils
qui
parlaient très haut
et
, on aurait pu
[illis.]
apparemment
penser,
tous ensemble.
Faisant écho à ce rude concert, s'élevait de la petite
? église
entre les ifs
effilés
alignés
, la veille du dimanche ou des jours
de fête, la chorale répétant, strohe après strophe, des hymnes
tout pleins du plus délicat amour pour Dieu et ses créatures.
Des voix éméchées et des voix angéliques, voilà vrai-
ment les seuls bruits que j'aie jamais entendus à Upshire, passé?
huit ou neuf heures du soir.
A la barrière nous attendait Esther, Guinevere se frot-
tant à ses jambes.
— Elle vous a cherchée toute la journée, m'apprit
Esther. J'ai dû lui parler un peu fort. Elle n'arrêtait pas de
me demander la porte d'en avant pour guetter votre retour.
Nous avons pris place à la grande table de la salle à
manger doucement éclairée par la lampe à abat-jour écru. Sur le
dressoir brillait le meilleur service de table tout disposé pour
le repas. Pour fêter mon retour Father Perfect, quoique épuisé,
remettait à plus tard
,
ce soir
,
de se retirer
, tenant à prendre
avec nous le souper.
Au bout de la table, il ajusta ses lunettes, ouvrit la
Bible, en lut un passage, puis, les yeux fermés et joignant les
mains, il dit simplement:
— We thank Thee
,
O Lord
,
to have brought back to us
,
safe and sound
,
our Gabrielle.
Désormais
je n'en pourrais plus douter.
:
J
j
'étais chérie
de ces êtres comme moi-même les chérissais. Mais en vertu de
quoi et comment avais-je pu mériter le don si entier de leur con-
fiance?
Le lendemain je repris aussitôt le rythme de la journée
tel que je m'y étais engagée avant mon voyage à Londres. Je me
levais tôt, m'aspergeais le visage de quelques gouttes d'eau
froide
puisée
de
dans
mon broc
, courais à la fenêtre admirer les downs,X
tout en me démêlant les cheveux. Revenue dans mon lit, adossée
à mes oreillers empilés, je me jetais avec frénésie dans mon
écriture. Je tapais sur ma petite machine à écrire rapportée de
Londres,
une
légère
portative
, posée sur mes genoux.
Mes phrases peu exigeantes, plus piquantes que profon-
des, ne me donnaient pas grand mal. Elles venaient à moi bien
plus que je n'avais à aller les chercher. Si l'une d'elles
,
parfois se faisait un peu attendre, je levais machinalement les
yeux sur les downs et en recevais
,
il me semble
,
de l'encouragement,X
même si dans mon état d'absorption
je les voyais
pourtant
à peine
.
Il en fut d'ailleurs toujours ainsi dans ma vie. J'ai toujours
eu besoin, pour travailler, de faire face à une fenêtre et que
cette fenêtre donne sur un aperçu de ciel et d'espace — j'allais
dire: d'espérance. Appliquée à ma tâche, je ne vois plus le
paysage. N'importe! Il suffit que je le sache là pour me sen-
tir réconfortée, emportée, soustraite peut-être à la condition
de servitude qui est le lot de tout être, mais encore plus sans
doute, quoi)(qu'on en pense, de l'écrivain, interprète des songes
des hommes,
mais
il
qui
n'y a pas accès
de
à
son gré et reste souvent
,
à la porte, à attendre
,
en
comme un
pauvre.
Quand Esther surgissait avec le plateau du breakfast, j'avais souvent déjà une dizaine de pages d'écrites, répandues
autour de moi sur le lit.
Elle me grondait, disant que ce n'était pas sain de
travailler ainsi sur un estomac vide.
Je lui reprochais à mon tour de se fatiguer à me monter
le breakfast et lui annonçais que dès le lendemain je descendrais
déjeuner avec elle au coin de la table.
Elle me l'interdisait sous prétexte que, le matin, elle
aimait bien avoir à elle seule la maison toujours un peu en désor-
dre pour ranger à son aise et commencer sans hâte les préparatifs
du lunch.
Disait-elle vrai? A la lumière claire du matin, si je
prenais vraiment le temps de sonder son visage, Esther m'apparais-
sait plus âgée que la veille, à la lueur douce du crépuscule, et
même parfois l'air très fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire repoussée plus loin, elle
ne s'attardait pas comme les premiers matins à causer assez lon-
guement, voyant bien que j'étais davantage "dans vos histoires,
m'avait-elle dit, que dans le vif de la vie".
Je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose, Esther!
— La même chose! Dans certains livres très rares,
presque, oui! Mais, en dépit de ce que j'ai beaucoup reçu des livres,
il me faut convenir que peu m'ont parlé comme me parle la vie elle-même.
Sa perspicacité me jetait dans le désarroi et la confu-
sion, tellement je ressentais qu'elle disait vrai. En étais-je
donc encore à perdre mon temps? A courir après des illusions?
Ragaillardie par trois ou quatre tasses de thé bues d'affilée,
je reprenais malgré tout confiance dans mes inventions qui n'a
va
-
vaient d'autre mérite, si c'en est un, que d'être enlevées.
Après avoir terminé la longue nouvelle que j'avais com-
mencée presque dès mon arrivée chez Esther, j'en mis une autre en
marche. Il me semblait qu'il n'y avait pas de fin à ce qui se
présentait à mon esprit et que j'allais continuer à vivre dans
cette griserie. J'attaquai une série de courts articles sur le
Canada dont le sujet m'était venu en répondant à des questions
d'Esther sur la vie là-bas, comment elle se déroulait, comment
était l'hiver, l'été, la population
?
...
A peine en eus-je terminé
trois, écrits du même souffle, qu'en un coup de tête je les
adressai au directeur d'un hebdomadaire parisien que je connais-
sais seulement pour en avoir acheté un exemplaire à Londres, à
l'occasion, et je courus aussitôt les jeter à la poste par peur
de changer d'idée si je j'attendais seulement une heure.
Parfois, je frémis encore de mon audace de ce temps-là.
N'ayant personne pour me guider, me corriger, me relisant d'ail-
leurs à peine moi-même, mes textes devaient avoir à peu près
l'allure de ce que je considère aujourd'hui comme un premier jet
et n'oserais montrer à personne. Peut-être, après tout, faut-il
aborder dans une certaine inconscience le rigoureux chemin où
je m'engageais sans presque m'en apercevoir... Car
,
autrement,
qui prendrait cette route sans fin?
Après le lunch, toujours copieux, que j'avalais avec
peine, car j'étais encore tendue par l'effort de quatre ou cinq
heures de travail, Esther m'envoyait me reposer pendant qu'elle
ferait la vaisselle, refusant encore une fois mon aide, sous
prétexte, cette fois-ci, qu'elle aimait bien profiter de cette
tâche qui laissait l'esprit libre pour revoir dans sa tête des
bouts d'hymnes inscrits à l'office du dimanche suivant, ou encore
élaborer le menu de la prochaine journée. Ensuite elle montait
s'allonger elle-même dans la chambre voisine de la mienne. En-
viron trois quarts d'heure plus tard, elle donnait un faible coup
de jointure dans ma porte en demandant à vois basse au cas où
j'aurais dormi: "Ready?"... et nous partions pour des prome-
nades des plus heureuses. Dans la vie d'Esther toute de prière,
de sérieux et de dévouement, elles devinrent, je pense, une sor-
te de récompense, et à moi aussi elle
s
apparaissent de même au-
jourd'hui.
Nous prenions le plus souvent par le côté des downs
comme la première fois
,
mais pour aller beaucoup plus loin, si
loin parfois que nous sommes revenues très en retard pour le thé,
trouvant
,
à la barrière Father Perfect inquiet et affamé.
— Pardonne-nous, dear Father, disait Esther, mais tu
dois te rappeler le temps où la promenade t'entraînait plus loin
que tu ne voulais.
Nous sommes allées jusqu'à une des fermes que je n'avais
situées dans la distance et l'atmosphère vaporeuse qu'aux aboie-
ments d'un chien. Nous y avons pris du beurre doux et de la
cr
è
me fraîche. Mais je pense encore que l'idée première d'Esther
en m'emmenant là était de me faire admirer un aperçu de pays par-
ticulièrement gracieux. Il surgit à nos yeux du bout d'une large
ondulation. En bas, une vieille maison au toit d'ardoises bleutées
était blottie presque dans les bras d'arbres géants, auprès d'un
ruisseau vif où tournait une roue amenant l'eau à un moulin mous-
su. Assis dans l'eau, un jeune enfant joufflu, à moitié nu, jouait
avec le chien aboyeur.
Je vis enfin la lande de bruyère rousse dont m'avait
parlé le chauffeur, bien connue d'ailleurs d'Esther qui ne manquait
pas d'aller au moins une fois l'an l'admirer,
lorsque
elle était
à son plus
beau, mais elle se trouvait beaucoup plus loin que je n'avais
pensé, à près de quatre milles de la maison, et cette fois nous
sommes rentrées presqu'à la nuit.
Certains jours Esther était retenue à la maison pour
surveiller son incomparable pudding au suif
si long à
faire
cuire
,
ou pour écrire de ces "rambling", interminables lettres, telles
qu'elle en écrivait à sa vieille tante Malvern, à une amie
qu'elle s'était faite, trente ans plus tôt, au cours d'un voyage
en Ecosse, à un missionnaire quelque part en Zombie, telle
s
qu'elle
m'en écrirait plus tard à moi-même un grand nombre, toutes, dans
mon cas, puisqu'elles viendraient par poste aérienne, composées
de quatre feuillets minces couverts des deux côtés et de bord en
bord d'une fine écriture serrée presque impossible à déchiffrer.
Ce qui devait le mieux m'y aider, c'est que j'avais découvert que
chaque paragraphe, et toujours dans le même ordre, traitait d'un
sujet particulier, à commencer par celui du temps qu'il faisait
à Upshire. Et c'est vraiment inimaginable
tout ce qu'elle trou-
vait à
me
en
en
dire
, surtout du vent qu'elle disait parfois "soft and
balmy,
a [s][illis.][v][illis.][rt]
sweet
breath laden
with the scent of the hay fields..."
ou souvent, à l'automne, "a nasty, vindictive soul shri[e]
e
king
across the land..." Dans cette vie où on aurait pu croire qu'il
ne se passait rien, elle avait mille nouvelles à donner, par ex-
emple
,
de chacune
pour ainsi dire
de ses fleurs
: "La grande dau-
phinelle bleu clair devant la porte montait jusqu'à rejoindre le
heurtoir; un seul pied de
[C]
c
anterbury [bals]
bells
avait donné dix-huit
campanules." Des oiseaux aussi dont elle connaissait
le chant
à
de chacu[n,]
tous,
le
s
transcrivant en syllab
l
es qui
l'
l[e]s
l'
imitaient bien
. Et
presque chaque lettre il y avait des nouvelles du
"
prunier
damson
"
qui décidément se faisait très vieux. Il n'avait presque
rien donné cette année. Mais ni elle ni Father Perfect ne pou-
vaient se décider à le remplacer par un jeune arbre, en souvenir
des milliers de
petits
pots de confitures
qu'ils en avaient tirés
et dont il s'en trouvait encore dans la réserve. Une parabole
dans l'Evangile, rappelait-elle à ce propos, lui avait toujours
paru incompatible avec la bonté du Seigneur, celle du figuier
stérile abattu alors qu'il avait fait son possible tout de même,
quelle injustice! A la toute fin de sa lettre, Esther en venait
à aborder justement le
a
question de Dieu et de ses mystérieux
dessins sur nous et le monde. Mais
,
comme elle en était mainte-
nant au bout de son dernier feuillet, elle enroulait sa phrase
finale autour du texte presque sans marge, en une mince ligne se
rétrécissant,
sa
se
faufilant, se tortillant dans les interstices
pour aboutir tout en haut, par-dessus d'autres mots déjà tracés,
parmi lesquels je finissais
par repérer, à la
longue
loupe
, la signatu-
re d'Esther. Ce qu'elle pensait toutefois de Dieu
,
dans ses let-
tres
,
tout au moins, je ne suis jamais parvenue vraiment à le
déchiffrer. Je suis restée avec le curieux sentiment
,
qu'en dépit
de sa foi,
elle-même,
quand elle en venait à vouloir y faire de la
clarté,
elle
se découvrait confuse
et empêtrée.
A travers les champs d'en arrière
qui jouxaient le
pe-
tit
verger
où nous prenions le thé, Esther m'avait enseigné un
autre raccourci par lequel gagner une route vicinale où passait,
une fois l'heure, un autobus desservant les petites villes avoi-
sinantes. J'allai ainsi de moi-même à Walthamstow, puis à
Waltham Cross où je découvris, sous son toit à fine colonnade,
une réplique exacte de la croix de Charing Cross
,
et
,
du reste,
des neuf autres élevées par Edouard I
,
à la mémoire d'Eleanor de
Castille, "sa chère Reine" dont il ramena la dépouille à travers
l'Angleterre,
commémorant d'une de ces croix
la
chaque
halte du cortège
funèbre, pour la nuit; à Lincoln, Granthan, Stamford, Diddington,
Northampton, Stoney, Shatford, Dunstable, St-Albans, Waltham,
Tottenham et enfin Charing Cross, le mot Charing étant, selon
une interprétation que j'avais entendue à Londres, une déforma-
tion de "Chère Reine".
Seule aussi, je me ra
e
ndis à Waltam Abbey. La vieille,
vieille église était déserte quand j'y entrai. Je m'y assis et
demeurai des heures, sous les voûtes basses,
dans un apaisement
comme je n'en ai
pas
ressenti
,
même
pas
dans
les douces vieilles
la pénombre séculaire des
églises
nefs
nefs
romanes [illis.]
en
Provence
. Ici, quelque chose de plus âgé en-
core, de plus fruste aussi et de plus naïf
,
à la recherche de Dieu
,
m'étreignait le coeur, mais sans lui faire de mal,
le
le
rassurant au
contraire.
re.
contraire.
Finalement je courus à Beechwood contempler les su-
perbes hêtres sur lesquels Tennyson avait peut-être un jour levé
un regard rêveur.
Ainsi passait le temps
,
si bien rempli et si heureux que
je ne le voyais pas passer.
Dès mon retour de Londres, j'avais conclu avec Esther
une sorte d'entente au sujet du prix de ma pension.
Je lui avais
dit
combien
que
j'étais presque au bout de mon argent, et que je ne
pouvais guère lui offrir plus d'une livre et quelque schillings
par semaine. Pouvait-elle me garder pour ce prix ridicule? Si
jamais plus tard cela m'était possible, m'étais-je engagée, bien
loin de croire que cette promesse j'allais pouvoir la tenir,
je
doublerai
s
et triplerai
s
cette somme
.
— Bien sûr, m'avait dit Esther.
Une guinée suffi
sai
t
amplement
pour la nourriture et l'éclairage dont vous n'abusez
pas. Et même si vous n'aviez rien à offrir, vous pourriez rester
et nous nous tirerions d'affaire. Après tout, Père pourrait
prendre des lièvres au collet. Il aurait des oeufs en échange
des champignons de la forêt.
Et là où l'on peut
se
en
nourrir deux,
on peut toujours
se
en
nourrir trois.
Et le temps continuait à s'écouler dans une telle dou-
ceur que je me surprenais à penser que
je ne pouvais pas être
dans la
vraie
vie
courante
, mais
dans quelque représentation
rêveuse
des
choses
telles que je les avais inconsciemment souhaitées.
Parfois
me
[illis.]
transperçait
encore
,
pourtant,
me pénétrait violemment
[illis.]
le souvenir des jours
heureux
et des jours torturants que j'avais connus avec Stephen.
Celui des jours heureux
qui
me faisait
peut-être le plus mal.
Ainsi donc, me disais-je
,
avec une certaine naïveté, le bonheur
prépare sa place au malheur. Or cette peine que j'avais jugé un
instant si grande, elle m'était enlevée parce que je retrouvais
en moi l'élan, le plaisir de raconter. Ou parce que me frappait
tout à coup,
,
en plein coeur, la splendeur des downs telle que jeX
ne l'avais pas bien vue un instant seulement auparavant.
Je ne devais pas avoir tout à fait rompu avec mes études
d'arts dramatique, tout au moins avec mes cours chez madame Gachet,
car je crois me rappeler que je me rendais à Londres environ une
fois par semaine et
,
qu'au retour
,
j'allais clamer en forêt des
vers de Racine et des tirades de Molière. Au lieu de tombes,
lorsque je m'arrêtais enfin et jetais les yeux sur ce qui m'en-
tourait, c'était d'immenses arbres noueux que mon regard ren-
contrait, tout étonné de ce qui semblait
,
de leur part, un sévère
jugement de mon comportement.
Un jour, de sa maison
,
voisine de Century Cottage,
Mrs Stone, la postière, me cria: "A letter from Canada for you
dearie
.»
Et elle vint me la tendre par-dessus la palissade qui
séparait les deux propriétés.
Elle était de ma mère. Aussitôt en reconnaissant son
écriture, je me mis à trembler. Je tremblais à la réception de
chacune de ses lettres, non parce que je craignais d'y lire des
reproches ou des plaintes — elle ne m'en adressa jamais — mais
parce que la seule vue de son écriture suffisait à ouvrir en moi
un passage au souvenir de la douleur
dont j'étais l'aboutissement
et
de laquelle
dont
il me semblait que je n'avais pas le droit de
m'en
me
tirer
moi seulement. Ainsi je m'y sentais condamnée comme à un
devoir.
J'ouvris en toute hâte sa lettre. Cette fois, maman
n'arrivait pas à me cacher tout à fait l'anxiété que je lui cau-
sais. Qu'étais-je donc allée chercher dans ce petit village de
rien du tout? me demandait-elle. Etais-je découragée? Ou tout
à fait au bout de mon argent? Ah, si seulement elle en avait
un
peu à m'envoyer.
!
..
.
Sa lettre lue et relue, je levai les yeux dans le vague
et, tout à coup, par une sorte de miracle
,
j'imagine, comme il s'en
accomplit
malgré tout
plus souvent qu'on ne pense
dans le quoti-
dien,
je vis
véritablement
ma mère
, à l'autre bout du monde,
[illis.]
ma mère
assise
à une table de bois, la bouteille d'encre à sa portée,
ses lunettes tombées sur le nez, qui m'écrivait,
et
son visage
marquai
n
t la souffrance de ne pouvoir m'aider et le désir infini
de ne pas au moins m'accabler. Alors la honte d'avoir pu être
heureuse alors qu'elle était si triste
,
m'accabla. Je m'en allai
à pas lents,
entre les grands arbres qui
hier
m'avaient
hier
vue ges-
ticuler pour
,
cette fois, pleurer en silence
.
au milieu de leurs
fûts sombres.
Que je mettais donc de temps à me faire à ma nature —
ou était-ce à la vie elle-même? — un jour
,
chant et délivrance,
le lendemain
,
tourment et détresse!
Peu de temps après, la postière me cria par-dessus la
palissade:
— Another lettrer for you, dearie! This time from
Paris. My, but you are popular!
Cette lettre-là contenait de quoi me faire sauter:
un chèque et trois lignes qui m'électrisèrent. Le premier de mes
articles était accepté — pour une publication prochaine —
et
les
deux autres allaient
également l'être sous peu. Je crus que j'al-
lais mourir d'émotion.
Je ne pense pas m'être jamais
ensuite
au-
tant senti écrivain
connu et reconnu que ce jour-là dans la cou-
rette aux pissenlits. Je courus agiter le chèque sous les yeux
d'Esther, et je pense avoir été vexée qu'elle ne se montrât pas
aussi folle que moi d'excitation. La somme n'était
pas bien gran-
de,
faisant
environ cinq dollars
. Mais jamais aucune de celles
que je recevrais plus tard ne m'apparaîtraît aussi fabuleuse et
surtout n'arriverait aussi à point. Faute d'êtres humains autour
de moi pour apprécier l'étendue de ma gloire, je m'en fus dans
la forêt tourner, chantonner, essayer peut-être une cabriole en-
tre les arbres austères. Je pense bien avoir une fois pour toutes
compris ce jour-là que, de tout ce qui peut nous arriver, le tri-
omphe est le plus difficile à endurer quand on est seul. Privé
de témoins,
il
s'écrase presq
ue aussitôt
se dégonfle sans tarder.
.
C'est vers ce temps heureux
, si je me souviens bien,
que
commença pourtant à pénétrer dans Century Cottage, si bien
à l'abri du monde, la menace d'une deuxième Guerre Mondiale.
Un soir, Father Perfect rentra de sa tournée en forêt,
la mine grave. Il avait parlé avec le garde-chasse et avec le
seigneur, également croisé en route. Tous deux étaient du même
avis: la guerre semblait imminente. De jour en jour croissaient
les demandes d'Hitler et les alliés
n'allaient plus
longtemps
y
souscrire.
l
ongtemps.
Avant le thé, ce soir-là, au fond du petit jardin
qui
qu'
embaumai
en
t très fort le thym et le romarin
, Father Perfect,
la voix brisée, implora le Seigneur
d'éloigner des hommes c
l
l
e fléau
du monde,
de
la guerre
, qui lui
avait pris
,
à lui,
dear Lord
, our
John, my only son, gone away from us
so soon.
!
..
.
so soon.
!
..
.
Alors
,
s'éleva
,
tout proche, peut-être du vieux damson,
s'éleva
un chant d'oiseau
si pur, si délicat, qu'il ne pouvait qu'ajouter à la peine d'un
coeur broyé. Cherchant à se cacher
,
de la main
,
le visage
,
Esther
pleura, en silence
,
par cette tendre soirée d'été.
Mais, le lendemain, le soleil se leva pour éclairer une
journée d'une beauté radieuse. Tout ruisselait de lumière, les
ifs taillés auprès de l'église, les herbes des premières pentes
de la plaine ondulante, la ligne frémissante des peupliers aux
abords du vieux petit château. Nous ne croyions déjà plus la
guerre possible.
— In such a beautiful world, it cannot be, décréta
Esther. God will not have it.
En tout cas,
nous
deux
allions profiter
de cette jour-
née sans pareille pour courir enfin, apportant nos sandwiches,
car c'était loin, jusqu'à Copped Hall dont les jardins — entre-
tenus depuis des siècles
,
longtemps après qu'eut disparu, au
milieu d'eux, le château d'Henri VIII — devaient être à leur
plus magnifique.
C'était de ce fameux Copped Hall, m'apprit Esther comme
nous y trottions que, selon une légende, l'affreux homme aurait
impatiemment attendu l'arrivée du messager venu à toute bride
l'assurer que la pauvre Anne — Dieu aie son âme! — avait bel
et bien eu la tête tranchée. Et maintenant,
comme nous
l'
avons
pu
le
reconnaître
avec une certaine stupeur, dans ce lieu depuis
lors inhabité sauf du souvenir sanglant, fleurissaient les plus
belles roses peut-être du Royaume.
Ainsi donc, malgré les rumeurs de guerre s'amplifiant
de jour en jour, malgré de lancinants souvenirs qui me venaient
parfois, rien n'était parvenu à rompre l'enchantement dans le-
quel je vivais depuis plusieurs semaines, comme si toute la terre
s'était arrêtée de souffrir à quelque distance de moi, lorsque,
de ma fenêtre, un matin, proche déjà sur la route, je vis venir
Stephen.
Il avait dû, tout comme moi la première fois
,
prendre
,
à partir de Wake Arms
,
la longue route en forêt qui passait par
chez Felicity, car il paraissait las et
souffrir de
alourdi par
la chaleur
qui, à l'approche de midi, se faisait accablante.
En plus,
De surcroît
rcroît
,
lui
,
qui détestait porter des paquets
,
en était encombré jusqu'au cou,
.
qui
manifestement à mon intention.
Ils
semblaient
semblaient
m'
'
être
e
destinés
inés
.
Parmi ces boîtes et sacs prove-
nant apparemment de confiseries et pâtisseries, il tenait mala-
droitement une petite gerbe de fleurs à moitié écrasée par ses
autres paquets.
Egalement
t
T
out comme moi
quand j'étais arrivée à
Upshire pour la première fois, il cherchait des yeux, au-dessus
de la porte des cottages, leur nom
,
seul à les identifier.
Il arriva à notre barrière, y posa ses bras pleins de
paquets pour reprendre haleine. Il avait eu
auparavant
comme
un
souvenir
sourire
sourire
ou plutôt un éclat des yeux à l'endroit du petit
jardin ex
h
ubérant. Maintenant il paraissait parti au loin dans
ses pensées.
D'où je me tenais, j'avais directement sous les yeux
son visage, alors que lui ne se savait pas observé. Et comme
il arrive presque toujours en pareil cas, je voyais ce que je
n'aurais jamais pu voir autrement. Il me sembla même un moment
que ce n'était pas le visage de Stephen que je tenais ainsi sous
mon regard tellement il me livrait d'expressions que je ne lui
connaissais pas. J'y vis naître de la tristesse, peut-être à la
pensée qu'il m'avait perdue, peut-être pour une tout autre raison,
comment savoir!
?
J'y vis de l'irrésolution
,
chez lui que j'avais
toujours connu si volontaire,
et
même
peut-être
une sorte d'amer
et poignant regret. J'aurais voulu l'avertir que je le voyais à
nu et ne pouvait
s
plus le supporter
,
et
mais je
n'y parvenait
s
pas
à cause
même du saisissement que j'éprouvais à le voir en quelque sorte
livré à moi. Il me paraissait amaigri, presque épuisé,
lui
toujours
si
étincelant
toujours
de vitalité
. Mais ce qui me causa encore
plus d'étonnement, ce fut de découvrir ce qu'était devenu mon
propre sentiment à son égard. En ce moment où je l'épiais
,
pour
ainsi dire, de la fenêtre, il n'y avait plus guère en moi de
cette atirance pathétique
qui nous avait fait
lans
nous
lancer
, à
travers le salon de Lady Frances, des appels d'êtres traqués.
Mais il n'existait plus trace non plus du si dur ressentiment
que j'avais eu envers lui. Il me parut que ce que j'éprouvais
à présent pour lui, c'était de la compassion, du regret qu'il
eût souffert à cause de moi, une toute nouvelle indulgence,
le
commencement
enfin
peut-être de la tendresse
. Dans mon all
é
ge-
ment de trouver en moi ce sentiment meilleur, j'avançai la tête
hors de la fenêtre et le saluai joyeusement:
— Stephen! H[o]
a
llo, there!
- Il leva le visage. Un rayonnement si magnifique
en émana qu'il devint aussi beau à mes yeux que
les downs sur
lesquels il
s'inscrivait.
se détachait.
Je descendis à la course l'enserrer dans mes bras, lui
et ses paquets mal ficelés. Nos premiers baisers furent doux et
reconnaissants.
Il n'en revenait pas
du
de
bonheur
que je l'accueil-
le si bien tout de suite
,
et moi de même
qu'il
fusse
fût
si heureux
de
me retrouver.
Je le débarrassai d'une partie de ses paquets et l'en-
traîna
i
par la main
,
à travers la maison, à la recherche d'Esther.
Nous l'avons dénichée, qui lavait des légumes
,
dans le petit ré-
duit à l'arrière de la cuisine, qu'elle appelait the scullery,
destiné aux travaux ménagers qui eussent trop sali ailleurs. Je
lui avais dit un jour: "A quoi bon? Il faudra bien le nettoyer
lui aussi..." Et elle avait répondu: "
I saw
How
right!
It's most
annoying h[a]
o
w often you are right!"
Stephen lui plut aussitôt. Je le vis à la tendresse
de son sourire, au pétillement de ses yeux gris vert. Et lui,
je pense bien, aima
,
dès ce jour et presqu'à l'adoration
,
la
douce vieille fille qui lui rappelait, m'avoua-t-il, une de ses
chères grand-tantes d'Ukraine dont il avait un petit
portrait
ne
qui ne
le
quittant
quittait
jamais.
Au bout d'un moment, elle pourtant toujours si naturel-
le, se dit intimidée de se montrer à la visite en tablier de mé-
nage, et nous envoya tous deux au jardin, pour lui donner le
temps, dit-elle, d'en finir avec ses légumes et de se nettoyer
un peu elle-même. "Mais revenez pour le lunch, rappela-t-elle,
dans une heure, une heure et demie au plus tard."
En si peu de temps, elle s'était passé une robe fraîche,
avait refait ses bandeaux légers, fleuri la table avec soin, y
apportant comme nous entrions un odorant gigot d'agneau à la menthe
comme je n'en ai mangé que chez elle.
Le lunch fut enjoué. Father Perfect vint serrer la main
de Stephen avec la même spontanéité bienveillante qu'il avait eue
pour m'accueillir. Il lui demanda des nouvelles du monde, du
pays, de Londres, avec déférence, comme à quelqu'un de bien au
courant et qui avait sûrement des vues intelligentes sur ce su-
jets. Innocemment, lui et Esther se réjouissaient de me décou-
vrir moins seule au monde que j'avais pu leur paraître, et leurs
yeux ne cessaient de se porter de moi à Stephen, de Stephen à
moi
,
comme pour essayer de me faire comprendre qu'ils approuvaient
mon choix. Sans doute il était facile à Stephen, enjôleur, char-
meur comme il savait se montrer, de conquérir ces deux êtres.
Cependant, ce jour-là, une affection vraie
,
plus que le talent
je pense,
lui inspira
, je pense,
comment plaire
dans cette maison.
A la fin du repas, passant devant le vieil harmonium
au fond de la salle, il en effleura
d
l
es touches
,
puis s'assit sur
le banc et, actionnant des pieds les pédales au feutre usé, il se
prit à exécuter à la lecture l'hymne qu'il avait sous les yeux
dans le livre ouvert sur le porte-musique. Je connaissais bien
ce chant na
ï
f. L'avant-midi, les cheveux enveloppés d'une ser-
viette pour les protéger de la poussière, Esther, tout en se li-
vrant à son dusting, le chantonnait et allait à tout instant à
l'harmonium retrouver le ton, car elle le perdait facilement.
J'entendais bien tout cela de ma chambre. Or voici que de sa
place à table, elle souriait et bientôt joignit sa voix, comme
sans s'en apercevoir, à celle de Stephen. Father Perfect avait
fermé les yeux pour mieux apprécier cet intant qui devait lui
paraître ineffable. Et moi, je croyais rêver en entendant ces
deux voix, l'une de piété et de ferveur,
l'autre
sincère
peut-être pour
l'instant
sincère
, chanter ensemble:
The cows... i - i - n ... the meadows ...
en italiq[ue]
The sheeps... i - i - n ... the pasture ...
God is ... i - i - n ... his heaven ...
All's right w - i - th... the world ...
Brusquement Stephen cessa le chant pieux. Ses mains
semblèrent aller à la recherche d'un air qui lui était venu à la
mémoire. Soudain, dans cette pièce chaude et simple, jaillit le
splendide et lugubre Chant du Destin. Un frisson me glaça les
épaules. J'eus le pressentiment de malheurs à venir, immenses,
insondables, sans visage à quoi j'eusse pu les reconnaître. Mon
trouble passa. Stephen avait entamé un autre air,
celui-
ci
là
vif
et plaisant malgré la solennité de l'instrument
,
et c'était drôle
d'entendre
l'harmonium
possessif
poussif
rendre des sons presque entraî-
nants. Guinevere
affolée par
tous
ces bruits
avait couru se tapir
sous une vieille armoire. Et Father Perfect avait cette fois aux
yeux des larmes de rire. Stephen passa les jambes d'un preste
mouvement par-dessus le banc et tourna vers nous un visage souriant.
— Par un si bel après-midi, vous deux devriez mainte-
nant vous hâter d'aller vous promener dans la forêt, proposa Esther.
Les yeux de Stephen me lancèrent leur éclat de feu.
Je baissai le visage, tellement il me semblait imposs
a
ible que
leur expression
eût
ait
pu échapper
à Esther. Mais son bon coeur pre-
nant le dessus, Stephen s'offrit à laver d'abord toute la vaissel-
le pendant qu'Esther et moi irions au jardin.
— Ce serait bien le comble, dit-elle, que vous soyez
venu de Londres pour passer le plus beau de la journée à récurer
des casseroles.
Allez
chercher
plutôt
la fraîcheur des arbres.
Moi, j'avais ma petite idée en tête et pensai que le
moment était venu de monter à Stephen ma première nouvelle ter-
minée et surtout le chèque reçu de Paris.
Quand
je
le
lui eu
s
mis sous les yeux
il manifesta une
exaltation presque
plus grande que
n'avait été
la mienne
. Ce
chèque, me dit-il,
était à conserver à jamais,
,
qui
[il]
il
marquait
mon
entrée dans la vie littéraire. Il se chargeait, si je le vou-
lais, de le faire encadrer.
— Es-tu fou! Moi qui ai besoin de cet argent pour
mille choses. Et d'abord pour des chaussures si je ne dois pas
bientôt aller pieds nus.
Il se calma un peu, encore attristé tout de même à la
pensée que ce chèque mémorable allait finir banalement comme
tous les autres en argent qui lui aussi disparaîtrait sans lais-
ser de trace.
Je tirai alors mon manuscrit de sous mon bras en lui
disant que j'avais mieux à lui monter, et tel était
mon
avide
besoin
de recueillir enfin une opinion sur mon travail que j'en
tremblais, je pense bien, d'effroi et d'espoir.
Stephen me prit le manuscrit des mains, en parcourut
quelques lignes, et se montra aussitôt plus enthousiaste encore
qu'il ne l'avait été à la vue du chèque.
Esther nous offrit de nous installer dans le parlor
où nous serions au frais pour travailler, le soleil ayant tour-
né maintenant à l'arrière de la maison. Nous sommes entrés un
peu contraints dans cette pièce pour ainsi dire religieusement
gardée. Mais il y faisait bon en effet, le petit salon,
la
sa
fe-
nêtre
grande ouverte, se trouvant de plein pied avec le jardin
parfumé d'en avant. Nous avons débarrassé une table de ses
photos et reliques et nous y sommes installés, nos chaises côte
à côte, pour lire ensemble mon manuscrit.
D'abord Stephen chercha à m'embrasser entre chaque
phrase, puis
,
bientôt pris par l'histoire, il m'oublia en faveur
de ce que j'avais accompli, et j'en fus rendue heureuse comme
jamais encore je ne l'avais été par lui.
Il lisait à voix haute, crayon en main, corrigeant en
passant les fautes de frappe et, bientôt, avec ma permission,
mes fautes de grammaire ou d'inadvertance. Je savais qu'il
connaissait admirablement le français, comme d'ailleurs plusieurs
langues, mais pas au point de pouvoir relever dès une première
lecture toutes sortes de petites fautes et jusqu'à des expres-
sions maladroites pour lesquelles il proposait un substitut si
bien en accord avec mon texte que j'en étais contente comme si
je l'avais moi-même trouvé.
Il en vint à me faire remarquer que j'employais vrai-
ment beaucoup trop d'adjectifs. Le substantif, selon lui, étant
le terme fort de la phrase, il pouvait se dispenser, lorsqu'il
était adéquat
,
de tout qualificatif. J'étais loin de penser en
ce moment que c'est en rédigeant ses tracts de style rude et per-
cutant qu'il avait acquis une manière d'écrire tout à l'opposé
de la mienne. Mais je fus tellement subjuguée ce jour-là par
son point de vue que je devais m'appliquer longtemps à bannir
presque tout adjectif de mes écrits. Jusqu'au jour où je m'a-
perçus que j'asséchais ainsi mon écriture, l'adjectif bien
employé
,
étant
ce qui donn
ait
e
à la phrase
sa vibration, son
prolongement intérieur.
Stephen ne suspendait pas sa lecture que pour me
proposer des corrections. Bien plus souvent, c'était pour
s'écrier avec
une fierté
de moi
qui me soulevait
comme sur une
haute vague: "C'est très bien, très bien!" Il ajouta sur le
ton de quelqu'un qui aperçoit une part de l'avenir, tout comme
une fois
l'avait dit Bohdan
: "Tu as vraiment du talent. Tu
écriras sûrement un jour quelque chose de remarquable..."
Et
je le crus
,
alors
,
tellement sa confiance
en moi m'en mettait
dans le coeur envers moi-même.
Plus tard, je devais m'apercevoir que ce qu'il avait
le plus loué en moi, ce n'était peut-être pas mon meilleur mais
plutôt ce que j'avais de moins bon, de facile,
un côté piquant
mais
sans
[illis.]
dépourvu
prolongement
, un ton peu folâtre, une légère ten-
dance à la caricature, toutes choses dont je m'appliquerais à
me départir. Quelle répercussion immense n'en devait pas moins
avoir sur ma vie cette heure de travail dans le petit parloir
vieillot, au cri intermittent d'un grillon proche, parmi les
hautes fleurs qui semblaient presque entrer dans la pièce. J'y
découvrais le bonheur de travailler à deux à une tâche que les
deux aiment également
,
et qu'il n'y a pas de plus grand bonheur.
Qu'étaient en effet les caresses des yeux et des mains, presque
les mêmes chez tous les amoureux, auprès de la rencontre de ce
qu'il y a en nous de plus intime et qui se garde le plus farou-
chement? Je pense aussi avoir été infiniment concolée par le
sentiment que,
toute solitaire
qu'était
que fût
ma voie
, il ne serait
pas tout à fait impossible, à l'occasion, d'avoir quelqu'un avec
qui faire
,
au moins un bout de route. Nous n'avons jamais été
aussi unis, Stephen et moi, qu'à l'heure où nous nous étions
apparemment oubliés l'un l'autre au profit du but à atteindre.
Les yeux brillants de tout
e
autre chose que du désir, Stephen
n'arrêtait plus de m'encourager: "Tu es vraiment douée. Tu
verras, tu seras un jour un auteur connu..." Je riais pour faire
semblant de ne pas le croire et aussi parce que je trouvais qu'il
exagérait. Mais j'étais enhardie par son approbation à vouloir
faire cent fois mieux pour la mériter davantage.
Vers trois heures trente, Esther vint
nous chasser
presque de force
au dehors
, disant que c'était un crime de res-
ter à nos gribouillages alors que l'après-midi d'été nous appe-
lait de toute sa ferveur.
D'abord nous sommes restés sagements à nous promener
d'un bout à l'autre du village, mais j'eus vite montré à Stephen
le peu qu'il y avait à
y
voir
. Il faisait très chaud sur la
route. Près de l'entrée du domaine seigneurial s'amorçait un
sentier qui après un assez long détour en forêt revenait
,
en ar-
rière du village, pour aboutir presque dans les champs rejoignant
le petit verger d'Esther. C'était par là que j'étais allée, entre
les arbres insensibles, pleurer sur la déchirante lettre de ma
mère. C'était par là que j'étais allée crier mon triomphe qui
avait si vite tourné en une sorte de creux. Stephen m'y invita
du regard. Je résistai, proposant que nous allions à
Northam
[W]altham
Abbey. Nous en avions encore le temps avant le thé, et vraiment,
lui dis-je, la visite en valait la peine.
— Une autre fois, plaida-t-il.
Je m'engageai avec lui dans le sentier en forêt. Il
y faisait bon et frais. J'essayais de me rappeler le mal que
m'avait fait Stephen, j'essayais de me souvenir d'avoir pourtant
découvert que, si de la chair découle parfois du bonheur, il en
découle sûrement tout le malheur possible. Mais Stephen avait
réussi à m'inspirer aujourd'hui une telle confiance en ses sen-
timents qu'il me semblait impossible d'en douter jamais.
Il prit ma main. Il enlaça ses doigts aux miens.
Tout ce que j'avais connu de triste, de désespérant dans l'amour
humain s'effaça de mon esprit. Nous sommes parvenus entre les
plus vieux arbres. Sous leurs gestes figés dans la pénombre,
soudain nous étions enlacés à nous étreindre comme si nous étions
les seuls êtres de notre espèce à être restés ensemble sur la
t
T
erre.
Tout sembla avoir changé à l'heure du thé. Des pâtu-
rages, au bas de notre verger, qui s'étendaient en direction de
Walthamstow, s'éleva une buée presque froide. Esther ramena plus
étroitement autour d'elle le chandail qu'elle avait jeté sur ses
épaules en sortant. "Ce sera bientôt la fin de l'été, dit-elle
,
avec une mélancolie que je ne lui connaissais pas, tout
en par-
courant des yeux
, avec amour,
le paysage environnant.
"
Il a été
si splendide. Nous devrions rendre grâce de l'avoir eu en partage,
et pourtant, bientôt, nous allons plutôt nous plaindre de ce qu'il
nous a été enlevé."
Elle songea alors à nous demander si nous avions fait
une belle promenade. Les yeux de Stephen en se posant sur moi
brillèrent d'une telle manière qu'il ne pouvait plus être possi-
ble à Esther d'en ignorer le sens. Elle abaissa son visage qui
se colora légèrement. Son expression n'était pas de blâme. Je
crois qu'elle était plutôt inquiète à mon endroit, et elle devait
m'avouer plus tard qu'elle avait en effet éprouvé très fortement
en ce moment même le sentiment que Stephen et moi allions nous
causer beaucoup de mal l'un à l'autre.
Même Father Perfect, si vivant et loquace à l'heure du
lunch, nous parut accablé. Il se pencha vers Stephen et lui de-
manda s'il était vrai que les nations en étaient
encore une fois
à s'armer et
à se préparer à s'entretuer
. Etait-il possible qu'elles
fussent sur le point de recommencer les tueries de la Première
Guerre Mondiale?
Stephen aussi changea de visage. Je ne lui avais ja-
mais vu avant, sauf lorsqu'il
m'avait
pour la première fois
avoué
ses activités politiques clandestines, cet air soucieux et ravagé
bien au-delà de son âge. Et je ne pus m'empêcher de penser alors
qu'il devait être souvent malheureux
et
ni
de le plaindre
plus que
je ne m'étais trouvée moi-même à plaindre par sa faute.
— Oui, l'entendis-je répondre au vieillard, la guerre
est possible. En tout cas, les Allemands s'arment en conséquence.
Quant aux alliés, la tête dans le sable, ils feignent d'ignorer
le danger, ce qui ne peut mieux faire
l'affaire,
aujourd'hui
d'Hitler
,
demain sans doute de Staline.
— Hitler, Staline, murmura le vieillard,
[,]
.
..
s
S
ont-ils donc
si mauvais?
N'ont-ils pas un bon côté par lequel on pourrait les
atteindre? Dans toute ma vie, je n'ai connu personne chez qui il
n'y avait pas accès au coeur, si on le cherchait. Hitler, Sta-
line ... et cet autre dont on dit aussi du mal ... Mussolini ...
est-ce cela? n
N
e pourrait-on pas en venir à une entente avec eux?
Les yeux de couleur pervenche, dans ce vieux visage,
n'avaient jamais autant évoqué deux fleurettes ingénues poussées
sur une terre craquelée.
Stephen sourit à leur innocent appel et fit effort pour
rassurer maintenant le vieil homme. Les jeux n'étaient pas encore
entièrement faits, dit-il. Les choses pouvaient encore s'arranger
et la menace de guerre s'éloigner, du moins pour quelque temps.
Prompt à s'affliger, Father Perfect le fut tout autant
à se remettre, et bientôt nous l'avons entendu parler avec affec-
tion de son vieux damson, on avait pensé l'abattre à l'automne,
mais on allait le garder encore,
ce
jeune
vieux compagnon
de leur
vie, et les oiseaux qui l'aimaient reviendraient de nouveau y faire
leur nid.
A plusieurs reprises, j'avais vu Stephen jeter un coup
d'oeil hâtif à sa montre. Il se leva d'un bond et annonça qu'il
devait partir sur-le-champ s'il ne devait pas rater le dernier au-
tobus pour Londres.
Esther lui offrit pour la nuit le sofa du parloir, étroit
et plutôt dur, mais elle l'offrait de bon coeur s'il pensait pou-
voir y dormir. Stephen dit que rien ne lui plairait autant que de
passer la nuit dans la bonne odeur du jardin, bercé par le chant
du grillon qu'il aimait mieux qu'aucune musique, mais des affai-
res pressantes le rappelaient à Londres où il lui faudrait se
trouver demain à la première heure.
Esther me consulta du regard et me demanda si je ne
trouvais pas que ce serait une bonne idée d'aller avec Stephen
jusqu'au bout du village lui indiquer le raccourci par lequel il
pourrait gagner Wake Arms en moins d'un quart d'heure, lui évitant
de faire le grand tour par chez Felicity, tout au long dans la
forêt qui allait bientôt être sombre et inquiétante. Je pense
qu'elle voulait nous assurer l'occasion d'être seuls tous deux
quelques moments encore, ayant le sentiment que nous avions quel-
que sujet important
à régler entre nous.
Qu'elle eût eu alors
une si juste intuition des choses longtemps me hanta.
En traversant le petit jardin devant la maison, Stephen
se pencha, cueillit
,
parmi les plus petites
,
une fleur bleue qu'il
mit à sa boutonnière.
Le village reposait dans une paix totale. Sans doute
les voix des buveurs au pub s'étaient tues ensemble comme cela
arrivait quelquefois. Nous avancions, la main dans la main, sans
faire nous-mêmes de bruit, dans une pénombre d'un bleu doux qui
se fonçait
,
un peu plus loin, au-dessus des downs.
Tout à coup je m'avisai de demander à Stephen comment
il avait pu me retrouver.
— Est-ce Gladys qui t'a donné
mon adresse,
?
à qui j
j
J
e
le lui
l'
avais pourtant interdit
?
.
C'était bien plus simple, dit Stephen. Il n'avait eu
nous armera contre les Russes. C'est commencé d'ailleurs. Ces
armes nous serviront ensuit eà nous libérer également des nazis.
Je l'écoutais, replongée dans l'
h
orreur et l'aversion
qu'il m'avait inspirées quand sur ce banc du petit square à pei-
ne éclairé
,
il m'avait pour la première fois dévoilé son militan-
tisme. Le choc cette fois était pire encore. Il me surprenait
dans
la
ma
confiance revenue
, après
que j'eus
se
été recapturée
à
neuf. Ainsi il était venu me jouer le jeu de la passion, ai-je
pensé dans ma trop grande indignation, alors qu'il n'en a jamais
éprouvé que pour une folle utopie. Je considérai sans pitié son
visage ravagé. Je lui lançai:
— Tu pourrais même, je suppose, te livrer au terro-
risme.
Ses yeux flambèrent d'une courte flamme sauvage.
— S'il le fallait... peut-être... oui...
Les miens
depuis des siècles
ont vraiment trop souffert
.
Mais il me voulait moi aussi et plaida pour que je lui
garde encore ma confiance... jusqu'au jour où, si cette mêlée
sanglante ne s'achevait pas en A
a
pocalypse, il remuerait ciel et
terre pour me retrouver, n'ayant plus alors en tête que de vivre
heureux avec moi.
Pour toute réponse, je lui signifiai que
,
s'il ne par-
tait pas bientôt
,
il allait manquer son autobus et peut-être,
demain, son alliance avec les nazis.
Ses yeux me lancèrent un blâme douloureux.
Je l'accompagnai quelques pas encore sans plus lui par-
ler. A cette minute, je croyais vraiment le haïr et ne devoir
jamais cessé
r
de le haïr. Je lui indiquai d'un geste bref le dé-
part du sentier qui longeait le mur du domaine seigneurial.
Il s'y engagea. Il se retourna plusieurs fois en le-
vant chaque fois la main vers moi qui restait
s
immobile à le re-
garder s'en aller de ma vie. Je perdis de vue sa silhouette dans
l'ombre
tout à coup
plus épaisse des arbres
. je restai un moment
à attendre je ne sais quoi. Je n'entendis plus son pas. Au bout
d'un moment, je l'imaginai atteignant le vaste labour qui m'avait
si mystérieusement consolée. Les premières étoiles, toutes pâles
encore, devaient briller un peu mieux là-bas au dessus de cette
étendue à découvert. Stephen en avait-il aussi le coeur touché?
Ressentait-il encore la beauté du monde?
Est-ce qu'il y aurait
place
, par extraordinaire,
dans un coeur d'homme
pour une passion
politique dominante, des larmes, le rire et de l'attachement in-
compréhensible pour un bout de champ isolé en forêt? C'est cu-
rieux combien de fois dans ma vie je me suis demandé
e
si ce champ
que j'aimais tant ne me reliait pas de quelque manière et pour
toujours à Stephen, même si lui devait être à jamais perdu pour
moi.
Maintenant,
je pensai
ai-je pensé
, il doit déboucher sur la route.
Il atteint Wake Arms. Il prend peut-être son autobus à l'instant
même.
Enfin, c'était fini.
Jamais plus
, je le savais, je ne le
reverrais.
Il n'y avait plus à se le cacher: la guerre approchait.
On s'imaginait parfois entendre déjà son souffle d'horreur tra-
verser le ciel pourtant si serein de ces dernières semaines d'août.
David avait aussi obtenu mon adresse, peut-être également de la
Maison du Canada. Il m'envoya un mot, se disant inquiet à mon
sujet et m'invita[i]
n
t à venir prendre le lunch avec lui le surlende-
main. Lady Frances se faisait aussi du souci pour moi, écrivait-
il
,
et le chargeait de me faire savoir qu'à son avis je devrais
rentrer au Canada. Nous en reparlerions. Il me demandait de lui
téléphoner à l'Amirauté pour confirmer notre rendez-vous devant
le magasin Selfridge.
J'y étais à l'heure dite. Je portais ma robe de toile
bleu marine parsemée de fleurs blanches
,
que David avait déjà
vue
,
mais c'était la seule que je possédais qui puisse convenir à
une sortie avec lui. J'avais un petit sac à main de grosse paille,
également marine et qui allait très bien avec ma robe. Pour com-
pléter mon ensemble, je venais de sacrifier presque
mes
les
derniers
pennies de mon argent
du mois à l'achat de fins souliers du même
bleu exactement, fait
s
de lanières de rafia entrecroisées et qui
allaient, sous la première grosse pluie,
se détricoter
pour ainsi
dire
sous mes yeux
, me laissant presque pieds nus en plein Oxford
street.
Je vis venir, pareil à mille gentlemen de la City à
Image
cette heure, un élégant et long monsieur en tweed discret, de
coupe parfaite, faisant sonner à coups légers sur le ciment du
trottoir le bout métallique de son parapluie roulé fin - fin - fin.
Je me demandai pour la centième fois dans ma vie ce que cet im-
peccable produit de la civilisation britannique pouvait bien voir
en moi. Mais qui sait si lui-même ne se posait pas la même ques-
tion à mon sujet. En tout cas, une camaraderie nous unissait qui
semblait satisfaire une part de nous-mêmes, car nous la retrou-
vions sans peine, avec son ton léger, ses reparties faciles, telle
que nous l'avions laissée quelques mois plus tôt.
En me repérant parmi la foule massée à l'entrée du ma-
gasin, il me salua d'un:
— Ah, I say, He
a
llo, you dear!
Et
il
ne perdit pas une seconde
à
pour
m'entraîner
vers un res-
taurant réputé, je me demande si ce ne fut pas au Trois-Pruniers,
à moins que le repas au Trois-Pruniers ne se situe à un autre mo-
ment, car de cette rencontre avec David,
de même que
sur
de
presque
tout
ce qui se passa en ces semaines tourmentées, mes souvenirs
restent confus.
A peine étions-nous attablés qu'il me marqua à sa maniè-
re une vive sollicitude. Il m'avait fait venir à Londres pour me
revoir sûrement, dit-il, mais d'abord et avant tout pour m'amener
à me réserver immédiatement une place sur un bateau faisant route
pour le Canada. Les places allaient très vite être prises. Il
ne fallait pas courir le risque d'avoir à rentrer sur un transat-
lantique transformé en baraque à l'usage des troupes. Ou le ris-
que d'un torpillage en cours de route.
En écoutant Davis
d
, si mesuré dans ses propos, me parler
sur ce ton, je croyais rêver.
— Voyons, David, c'est un conte que vous me faites là.
Je viens tout juste de lire dans le journal qu'il n'y a aucune
raison de s'affoler.
Il se pencha pour me parler très bas.
— Ecoutez: la consi[o]
g
[n]
n
e est d'éviter à tout prix l'hys-
térie collective. Car si les Londoniens apprenaient à l'instant
combien ils sont vulnérables
,
ils perdraient la tête. Vous avez
vu dans le ciel de Londres ces ballons que nous avons fait suspen-
dre supposément pour servir de barrage aérien. Eh bien, ce pour-
rait être aussi bien des ballons de fête foraine, qu'un coup
d'épingle dégonflerait. La vérité est que nous n'avons pas un
seul canon antiaérien qui fonctionne, pas l'ombre d'une arme le
moindrement efficace pour nous protéger d'une attaque surprise.
Si elle survenait cette nuit, la ville pourrait être anéantie.
Le repas fin, le décor précieux, les cristaux étince-
lants, le maître d'hôtel attentif, le murmure des voix auquel se
mêlaient les paroles de David composaient une atmosphère brouil-
lée dans laquelle je me sentais m'enfoncer comme dans un brouil-
lard.
— Remarquez, me dit David, que je n'ai pas le droit,
faisant partie du personnel de l'Amirauté, de vous parler ce lan-
gage. La consi[cu]
gn
e est de rassurer la population à tout prix.
Mais je pense qu'il est de mon devoir de mettre en garde
ceux qui
peuvent
du moins
partir...
et dont le sort m'importe... Je me
suis fait du mauvais sang pour vous, me reprocha-t-il
,
avec un
bref sourire.
De même
que
Lady Frances
,
qui me disait encore la der-
nière fois que je l'ai vue: "Il faut tâcher de rejoindre notre
jeune Canadienne française et l'engager à partir..."
J'éprouvai enfin
assez vivement des
du
remords
d'avoir
laissé sans nouvelles de moi des gens qui m'aimaient bien et qui
avaient pu s'imaginer le pire à mon sujet alors que j'étais avant
tout préoccupée, en évitant le moindre contact avec l'extérieur,
le moindre geste, de préserver le fragile enchantement qui me
tenait lieu de refuge — grave manquement de ma part envers les
autres et dont je devais maintes fois au cours de ma vie me ren-
dre coupable.
Nous avions à peine touché aux mets raffinés. David
hâta la fin du repas en avalant son café avant le dessert. En
autant que cela pouvait paraître chez lui, il était nerveux.
A la sortie, il s'excusa de ne pouvoir m'accompagner là où j'irais.
Il lui fallait rentrer au plus tôt à l'Amirauté. On y travaillait
nuit et jour de ce temps-ci. Et pour rien, me chuchota-t-il à
l'oreille. Pour éviter que la panique s'empare des gens et les
transforme en un pauvre troupeau livré à lui-même.
A son signe, un taxi s'était rangé [s]
a
u bord du trottoir.
Il y prit place, abaissa la vitre et me dit:
— Si jamais nous ne devions pas nous revoir, n'oubliez
pas de me laisser votre adresse dans votre pays.
Moi, pensant alors que si j'y retournais ce serait pour
retrouver le Manitoba, je lui dis, faisant allusion à la plaine et
m'efforçant au ton si souvent badin entre nous:
— If so, will you ever come to visit me in my steppes?
Il me posa un léger baiser sur la joue. C'était le
premier qu'il me donnait.
— I shall come and sit on your steps.
Son taxi s'éloigna. Je remarquai enfin dans la foule
dense autour de moi l'air accablé, stupéfié de chacun. Je par-
tis de mon côté errer seule dans Londres.
A Hyde Park, on creusait des tranchées. A courte dis-
tance, on ne voyait pas les hommes qui y étaient enfoncés jus-
qu'à la tête, seulement leurs pelles rejetant à bout de bras des
paquets de glaise puisés loin sous les doux gazons les mieux
soignés du monde. Des mottes lourdes allaient parfois s'écraser
parmi des plate
s
-bandes fleuries.
Les enfants s'amusaient de voir
le jardin où les amenaient
promener
leur nanny
transformé en
champ de guerre
le jardin où les amenaient
promener
leur nanny
. Ils jouaient à se jeter, en guise de grenades,
des mottes au visage. Les adultes passaient silencieux, sans rien
voir. Maintenant j'étais toute attention à ce spectacle des plus
étranges de gens allant encore à
leurs affaires
, mais
sans plus
y croire
. En fait, toute la ville était comme sans regard. Cette
absence de regard était pire à voir qu'un regard douloureux qui
du moins est encore rattaché à la vie.
Dans Mayfair, comme ailleurs, comme partout où
l
j
'allai
cet
te
après-midi
-là
, je vis à chaque coin de rue des affiches destinées
à remonter le moral et aussi des flèches indiquant
la direction
du
de
le
plus proche
l'
abri antiaérien
. Dans le ciel très beau, sans nuages,
exceptionnellement clair, je vis de ces ballons dont m'avait parlé
David qui n'avaient d'autre but que de faire accoire aux gens
qu'ils étaient protégés. Des placards enjoignaient les Londoniens
de se rendre au plus proche dépôt prendre leur masque à gaz. On en
ajustait même à des bébés. J'allai, je me demande aujourd'hui
pourquoi, chercher le mien. J'errai des heures encore par des
rue
rues tellement silencieuses que l'on entendait venir de loin le
moindre pas. Les automobilistes ne klaxonnaient plus. De retour
dans les quartiers d'affaires, je m'aperçus enfin qu'on ne voyait
personne entrer dans les magasins ni en sortir. Entrée moi-même
un instant par curiosité chez Selfridge, je parcouris une dizaine
de rayons sans voir âme qui vive, sauf, derrière les comptoirs,
à ne pas bouger, vendeurs et vendeuses comme frappés d'hypnose.
Même Picadilly Circus, à la foule et à la circulation toujours
aussi denses, mais tournant aujourd'hui au ralenti, faisait pen-
ser à un vieux manège sur le point de plier bagage. Cette ville
que j'avais découverte, il y avait à peine un an, si affable,
rieuse et blagueuse, je n'en avais recueilli aujourd'hui pas
même un sourire, pas même un regard.
Je rentrai tard à Upshire pour en repartir le surlen-
demain avec quelques-uns de mes effets en attendant de venir pren-
dre le reste petit à petit. Londres m'appelait, je pense, par la
fascination extrême qu'exerce sur l'esprit l'approche de la tra-
gédie. Et je venais de comprendre que la tragédie à son sommet
c'est la guerre.
Ainsi donc Londres, où je faisais connaissance avec le
plus profond malheur, me devenait le lieu de la solidarité humaine
telle que je ne l'avais jamais encore éprouvée.
Je louai une chambre dans Chiswick. Pourquoi dans ce
quartier lointain, à l'extrémité ouest de Londres? Peut-être
parce que la rue où j'allais vivre se trouvait à deux pas de
Kew Gardens que j'avais longtemps désiré visiter fréquemment et
tout à mon aise, tellement j'y avais pris plaisir quand j'y étais
venue quelquefois de Fulham, et maintenant j'allais effectivement
m'y promener presque tous les jours, apprenant le nom, l'origine,
le caractère de mille arbres transplantés ici de tous les coins
du monde — et pourtant presque tout de ces choses apprises alors
avec amour m'est aujourd'hui ravi. Quel gaspillage que la vie!
J'ai dû mettre des jours et des jours à acquérir mille connais-
sances fascinantes sur des arbres rares que je n'aurais plus ja-
mais la chance de revoir, sur d'autres moins singuliers, sur
des fleurs du bout du monde, et que m'en reste-t-il, sinon le
souvenir un peu douloureux d'avoir été émerveillée sans que je
puisse me rappeler maintenant au juste pourquoi.
Peut-être aussi ai-je choisi Chiswick parce qu'il était
desservi par la Green Line, et que la ligne Epping Forest
était inscrite parmi quelques autres sur le panneau d'arrêt au
bout de ma rue. Ainsi je pourrais être chez Esther sans faire de
correspondance en cours de route, peut-être plus vite que si je
partais d'un point moins lointain. Et enfin ce devait être
aussi parce que la vie était moins chère ici qu'au coeur de
Londres.
La maison où je pris chambre était propre, claire,
située dans une rue paisible, la chambre elle-même était grande
et confortable, quoique manquant de soleil, mais mes logeurs é-
taient du genre de ceux que j'avais connus rue Wickendon. S'ils
étaient sur le pas de leur porte ou dans leur petit bout de jar-
din quand je rentrais ou sortais, ils me saluaient assez cordia-
lement, ajoutant quelques mots au sujet du beau temps qui per-
sistait — car cet
te
fin d'été dramatique se déroulait sous un
ciel invariablement bénin. Je ne les revoyais pas autrement ni
ne voyais non plus les trois autres locataires de la maison. Je
reprenais peu à peu mes habitudes sauvageonnes de la rue Wickendon.
En vérité, je ne me rappelle plus trop comment je vivais
alors. Je lisais beaucoup, je pense, m'approvisionnant à la
Bibliothèque Municipale aussi bien garnie que celle de Fulham.
Je parcourais Kew Gardens à coeur de jour, apprenant là
presque
tout ce
que
qu
j
'ai su des arbres
. Je crois me rappeler un coin du
jardin merveilleux où se tenaient ensemble les plantes de la
Malaisie et combien je m'y sentais agréablement dépaysée. Mais
j'étais la plupart du temps comme endolorie,
seulement
à moitié présente
seulement
au monde environnant,
et
même
peut-être
malgré tout
aux
livres et aux arbres
, et c'est
-
peut-être pourquoi j'en ai gardé
un si pauvre souvenir. Le vaste malheur en route emportait sur
son passage les malheurs personnels. Mais il emportait aussi au
loin et comme à jamais toute joie de vivre et même semblait enle-
ver tout sens à la vie.
On arriva en septembre. Dans cette maison, on déposait
mon plateau du petit déjeuner à la porte tout en m'annonçant:
"Your breakfast, lady!" Si j'avais le malheur de me rendormir,
je le trouvais tout froid une demi-heure ou une heure plus tard.
Ce matin-là cependant on tambourina à ma porte en m'annonçant
d'une voix joyeuse: "Great news! Chamberlain and Daladier are
gone out there to meet Hitler. They still may come to terms."
Je descendis vivement pour en apprendre davantage, et
mes logeurs, devenus presque des amis, m'invitèrent à écouter
avec eux leur petit poste de radio. J'entendis de mes oreilles
que Chamberlain et Daladier allaient s'entretenir avec Hitler et
chercher des compromis en faveur de la paix.
J'eus l'impression que la ville entière, ce jour-là,
se retenait de respirer par peur d'effaroucher le timide espoir
qui se laissait pressentir. Puis s'étala à la une de tous les
journaux la nouvelle que la paix était obtenue en retour de la
cession à l'Allemagne du pays sudète.
Et ce fut une explosion de joie dans Londres comme je
n'en ai vu la pareille nulle part au mone
d
e, si on peut appeler
joie ce retour terrible à soi-même, à sa vie personnelle, à ses
intérêts propres, alors qu'en un autre pays
,
des pleurs y fai-
saient écho.
Des étrangers s'embrassaient en pleine rue. Des fem-
mes se jetaient au cou des marins éméchés. On formait des fa-
randoles qui encerclaient de leur chant et de leurs cris aigus
des parcs jusque-là réservés au recueillement. Les bars ne
désemplissaient pas. Quelques êtres pleuraient en silence.
"Pauvres, pauvres malheureux
Tchèques.
!
..
.
"
les plaignaient à voix
haute des femmes riches à leurs réunions mondaines. Elles s'en-
levaient des doigts, des poignets, bagues et bracelets pour les
déposer dans des paniers que l'on passait de table en table dans
les restaurants chics pour les vendre au profit des "pauvres,
pauvres Tchèques
»
.
"
Quelques voix crièrent dans le désert que
l'Angleterre s'était couverte de honte en abandonnant ses amis
d'hier, ne faisant ainsi du reste qu'encourager Hitler dans ses
exactions et retarder de peu l'échéance redoutable.
Est-ce alors — ou un peu plus tard — que la grande
voix de Churchill prophétisa: "Si, pour éviter la guerre, on
accepte le déshonneur, on aura le déshonneur... et la guerre."
.
On riait de lui à l'époque. On l'appelait le purple-
orator. On disait qu'il se complaisait dans une atmosphère de
désastre et de catastrophe, qu'il n'était jamais aussi à son
aise que
,
lorsque
les événements
tournant
tournaient
au noir,
e
t
donnaient
créance
à ses oracles. Et l'on continuait à danser, à s'enivrer,
à festoyer. C'est depuis lors, je pense bien, que le spectacle
d'une ville en liesse m'a toujours plus ou moins plongée dans le
malaise. J'y ai trop souvent vu
qu'elle
célébrait
se réjouissait
avant toute
chose
[le fait]
d'avoir échappé au malheur des autres. Londres, dans sa
douleur, plus tard, m'apparut autrement noble.
La menace de guerre, tout en paraissant s'éloigner,
ne m'avait pas délivrée de l'angoisse qu'elle m'avait communi-
quée. J'avais été trop impressionnée par la première perception
que j'eus du monstre pour en être quitte de sitôt. Assez souvent
aussi me revenaient des souvenirs de cette journée
,
au commence-
d'abord
ment
,
si riche
que j'avais connue avec Stephen à Upshire et de
notre brutale rupture. Ses traits commençaient pourtant à s'es-
tomper dans ma mémoire. Je n'entendais plus aussi bien le son de
sa voix à l'intérieur de ma tête. Tout en sachant que je reste-
rais sans doute blessée pour toujours par cet insuffisant amour,
je savais aussi que je pouvais maintenant envisager la vie sans
lui — et c'était peut-être ce que je trouvais de plus affreux
à accepter.
Au fond je n'avais plus de coeur à rien. Je n'arrivais
plus à écrire une ligne. Les histoires que j'aurais pu raconter
ne m'intéressaient pas moi-même. Et je n'avais presque plus
d'intérêt pour l'art dramatique — même si j'allais encore de
temps à autre au théâtre. Est-ce que je poursuivis, l'automne
venu, mes cours chez madame Gachet? Quelque temps peut-être.
J'ai la curieuse sensation de ne me rappeler presque rien de cet
automne-là. Pourtant, il m'en revient, alors que je ne les cher-
che plus, des souvenirs malgré tout assez nombreux, mais ils sont
comme imprécis et douteux. Je devais passer le plus clair de mon
temps, quand il faisait assez doux, à
me premener
à
dans
Kew G
e
a
rdens
entre les arbres du Ceylan
,
ou
des forêts tropicales ou
des
d'oasis
au désert, chaque plante, chaque arbre vivant dans un peu du sol
apporté de son pays. Et je les aimais, ces arbres, au point de
les reconnaître à une petite distance, comme des amis, eux qui
out pourtant fui ma mémoire.
Je m'ennuyais à chaque instant du jour de Century Cottage.
Mais Esther m'avait écrit que la C
c
hâtelaine avait décidé de faire
peindre le cottage à l'intérieur et à l'extérieur avant qu'il ne
perde trop de valeur. La maison était donc sens dessus dessous.
Puis elle m'annonça la visite de Heather, rare à se montrer mais
difficile à dissuader de venir au moment où ça lui chantait et
qui, bien entendu, occuperait "ma" chambre. Je pense que je m'en
allais à la dérive. Je pris peur. Je luttai pour trouver un cou-
rant qui me porterait à une rive quelconque. Je me forçai un
jour à retourne à C[o]
a
d[a]
o
gan Garden. Le salon était archi
comble
comme au jour si loin, si loin, où mon regard, dès en entrant,
avait été happé entier par les brillants yeux sombres de Stephen,
et je faillis rebrousser chemin, tellement mon coeur bondit de
peur à l'idée qu'il pourrait être là parmi les autres et que tout
serait à recommencer, la torture de l'extase et du doute. Mais
Lady Frances venait vers moi, les mains tendues.
— Mon petit! Enfin! Vous nous avez beaucoup manqué!
Pourquoi n'être pas venue vous réchauffer l'âme ici avec nous
pendant ces cruels jours d'avant Munich? Maintenant, écoutez moi.
Il nous faut sortir de cette solitude dans laquelle vous vivez
beaucoup trop, si vous me permettez de vous le dire. Votre séjour
en Angleterre s'achèvera sans doute avant bien longtemps, j'ima-
gine. Et
,
comme tant de vos compatriotes, vous partirez sans
avoir vu beaucoup de notre pays. J'ai deux superbes invitations
pour vous — du moins vous les recevrez en bonne et due forme
quand vous aurez accepté en principe. L'une est de Lady Curre
dans le Monmouthshire. Il vous faudra une robe longue pour le
dîner... Mais ne vous tracassez pas. N'importe quoi, un sac
fera l'affaire, pourvu que ce soit long. Au retour
,
vous vous
arrêterez chez une charmante vieille femme dans le Dorset. Vous
recevrez sous peu de chacune d'elles une lettre vous précisant
— la date où vous devez arriver et la durée du séjour auquel vous
êtes conviée.
J'étais ébahie — et j'allais l'être davantage — par
le fait d'être invitée, en amie pour ainsi dire, chez des gens
qui ne me connaissaient pas plus que je ne les connaissais.
J'acceptai, par manque de volonté pour refuser, par
amitié envers Lady Frances qui avait l'air de tellement tenir à
m'envoyer en visite dans la gentry, peut-être abasourdie au point
de ne plus trop savoir à quoi je m'engageais.
Par un matin de novembre, encore beau et tiède, je
pris le train pour Chepstow. J'avais avec moi une valise. Ma
malle garde-robe, tenant bon malgré les coups reçus, voyageait,
elle, dans le fourgon à bagages. C'était une bien grande malle
pour contenir ma petite robe de taffeta
s
rouge qui avait été à la
soirée du baron Frankenstein et n'était pas ressortie depuis,
mon autre robe du soir en mousseline pêche avec son petit boléro,
les souliers assortis, quelques autres menus effets. De plus
je pourrais avoir l'air assez peu au courant des usages en ar-
rivant avec tant de bagage pour un séjour, disait la lettre, du
sept
7
au 14 au soir, et Lady Curre devait, en effet, en l'aper-
cevant, mais au départ seulement, ouvrir grand les yeux. Surtout,
c'était me donner beaucoup de peine pour rien que de trimballer
cette lourde malle presque partout où j'allait
s
pendant si long-
temps, et je ne sais vraiment plus pourquoi j'y tenais tellement,
à moins que ce ne fût parce que je l'avais payé
e
cher et que je
voulais en avoir pour mon argent. Peut-être aussi me conférait-
elle une sorte de courage, comme si à nous deux nous faisions un
peu plus important.
Je débarquai en fin d'après-midi dans la très jolie et
ancienne ville de Chepstow.
S
L
es grosses tours massives du châ-
teau dém[e]
a
ntelé de Guillaume le Conquérant
y
demeurent encore debout.
Devant la gare était stationnée une longue, longue auto
noire. Un chauffeur en livrée en descendit, vint à ma rencontre,
porta la main à sa casquette.
— You the young lady for Itton Court?
Je pensai que oui et le lui dit.
Alors il se nomma: Ward, et m'exprima les excuses de
milady pour n'être pas venue en personne à ma rencontre. "She
had been requested at the very last minute to attend as judge of
one of those country exhibits one just cannot escape."
En un rien de temps l'historique petite ville était
derrière nous. La voiture s'engageait dans la vallée de la Wye,
un des fleuves les plus étonnants qu'il me fut jamais donné de
voir. A marée basse, c'est une horrible fosse vaseuse, presque
asséchée, morne et grise et comme pleine de l'empreinte de grands
animaux étranges qui y seraient venus se vautrer. Mais que la
marée revienne et la Wye parcourt sa vallée d'une grande eau
tranquille qui lui donne un air doux et pastoral.
A travers de hautes arcades anciennes, du ciel, au loin,
apparaissait. Je demandai ce qu'étaient ces magnifiques arcades
découpant l'horizon.
— Tintern Abbey, répondit Ward. They say it's the
oldest in Great Britain.
Des vers de Wordsworth au sujet de Tintern Abbey, la
vieille abbaye cistercienne, appris à l'école, me revenaient à
la mémoire, et je saisis le merveilleux de ma vie comme je ne
l'avais encore jamais saisi,
hier
une adolescente se
me
demandant
ce
que c'était que cette abbaye dont le poète anglais était si amou-
reux,
aujourd'hui
en
contemplant
les
ces
ruines
par lesquelles
commençait à pénétrer le rouge du soleil couchant.
Sur un piton, au milieu d'une large étendue de prés
encore verts, je distinguai un château de grande allure. En fait,
il dominait tout le paysage.
— Et ce château? ai-je demandé à Ward.
— Our castle, dit-il fièrement. Itton Court we are
heading for, Miss.
Le coeur me manqua alors complètement. Je crois que
s'il avait été possible de soudoyer Ward, de le supplier: "Ra-
menez-moi à la gare..." ou "Laissez-moi en chemin..." je l'aurais
fait. Mais son regard me disait qu'il n'y avait rien de ce genre
à tenter aurpès de lui. Et je m'abandonnai
à mon sort
dans
avec
une
appréhension comme
je ne devais guère en ressentir
je n'en ai guère ressenti
depuis lors
de plus affolante.
Nous avions pris par une longue route bordée d'arbres
qui montait au château. De face, il me faisait un peu penser
au
à
Versailles,
du
côté des Jardins
. Mais nous l'avons abordé par
l'arrière et sa grosse tour ancienne qui formait angle. Sous
une voûte basse s'ouvrirent simultanément deux poternes, une
petite par laquelle s'engouffrèrent, tirées à l'intérieur par un
serviteur que je n'eus pas le temps de voir, ma valise et ma pau-
vre vieille malle, et une autre par laquelle moi-même entrai,
accueilli par le butler qui, tout en m'indiquant le chemin d'un
superbe geste, s'informait avec une sollicitude qui me paraissait
presque sincère si j'avais fait bon voyage, si je n'étais pas
trop brisée par ces pénibles trajets en chemin de fer
dans
ses
ces
parcours secondaires
des plus misérables.
Il m'abandonna au seuil d'une vaste pièce[, -]
—
le sitting-
room, le drawing-room ou le music-room, je ne sais trop,
.
j
J
e mis
tellement de temps à les démêler l'une de l'autre,
sauf
toutefois
du morning-room
parce que celle-là, le matin, était inondée de
soleil, qu'au vrai je n'étais pas encore très fixée lorsque vint
le temps pour moi de m'en aller, comme j'étais venue, par la
poterne.
Une vieille petite créature assise de dos dans
un si
immense
haut
fauteuil
que je n'avais encore rien aperçu d'elle, se
leva, s'avançant vers moi à pas menus et en clignotant des yeux
comme pour me distinguer dans de la brume.
Moi, pensant que ce devait être mon hôtesse et que ce
serait gentil de lui témoigner aussitôt de la gratitude et de
l'affection, fit
s
vers elle une partie du chemin et me força
i
, la
voix tremblante, à la saluer aussi cordialement que possible:
— So glad, so glad, dear lady Curre!
Sur quoi
,
la petite créature chiffonnée, qui n'était
que lectrice ou vague dame de compagnie ou cousine pauvre comme
presque tous les château du genre d'Itton Court
,
en hébergeait
e
nt
une, murmura sur un ton de réprimande:
— Lady Curre will be here later, child. Please follow
me. I am to show you your room.
Nous avons marché par d'interminables corridors coupés
d'autres corridors, coupés eux aussi de corridors un peu moins
larges, pour aboutir à ma chambre. Elle était à elle seule pres-
que aussi vaste qu'aucune demeure que j'ai jamais habitée. A un
bout, se consumait
,
dans une énorme cheminée
,
presque tout un tronc
d'arbre. Devant moi, par-delà de hautes fenêtres,
se déroulait
un immense
le
parc
avec fontaines et statues, car je me trouvais
logée du côté Versailles.
La petite créature me dit:
— Hope you like your room. Dinner is at eight. We
dress here for dinner. The gong will be heard shortly before.
To find the dinning-room, just follow the sound. Now try to have
a nap...
Et elle disparut.
Restée seule, je commençai par m'asseoir tout au pied
du vaste lit à colonnes. La femme de chambre était passée avant
moi. Elle avait défait
ma valise
, ma malle
et étalé
mes pauvres
petites affaires, ma brosse à cheveux à poil usé,
mes pantouffles
éculées
et ma robe de chambre, dont je n'avais jamais vu avant
qu'elles étaient
à ce point miteuses
si défraîchies
si défraîchies
. J'avisai dans une encoi-
gnure le plus joli secrétaire que j'eus jamais de toute ma vie
à ma disposition. En autant que je puisse me fier à mes souve-
nirs bousculés de ce jour-là, je dirais que ce devait être un
Sheridan.
J'y trouvai de l'encre, des plumes et un admirable pa-
pier à écrire gris perle chiffré d'une couronne. Je m'installai
pour écrire à presque tous les gens que je connaissais, en com-
mençant tout de même par maman à qui je disais de ne pas s'inquié-
ter pour moi, que j'allais bien, que pour le moment, je vivais la
vie de château.
Si j'en avais le temps, il ne me déplairait pas de
m'essayer à décrire ce que fut ma vie durant la semaine que je
passai à Itton Court. Un soir dans ma robe taffeta
s
, un soir
dans la mousseline pêche à fleurs rouges, un autre soir agré-
mentant la pêche d'un ceninturon rouge, le lendemain d'un boléro
également rouge, je me figurai donner le change et créer l'im-
pression d'avoir une garde-robe assez variée. J'étais tout de
même mieux partagée que la petite créature effacée — lectrice?
cousine pauvre?
ou
dame de compagnie?
je ne l'ai pas su —
que je
ne vis apparaître
au dîner,
,
soir après soir
,
au dîner,
que
e
dans le même long
sac couleur prune.
Nous prenions place, les douzes convives — dont j'ai
oublié le
s
nom
s
,
sauf
des
deux
si appropriés à la chasse
,
qui était
à Itton Court l'occupation première: les capitaines Wolfe et
Fox [-]
—
à une immense table au centre d'une immense pièce à cha-
que bout de laquelle brûlaient des arbres entiers engouffrés en
des foyers plus grands qu'une chaumière.
Nous avions d'autant plus hâte d'y arriver que nous
devions, venant chacun d'une aile lointaine, geler tout rond
s
dans les interminables corridors glacés. La première fois je
m'y étais d'ailleurs perdue, mal guidée par le son du gong qui,
résonnant encore après s'être tu, semblait venir de tous les
côtés à la fois, mais je m'y étais fait l'oreille et surtout je
m'étais fabriquée des repères à partir des lords à perruques et
des ladies à petit bonnet de dentelle qui jalonnaient le chemin
de la
salle à
dîner
manger
.
Derrière nous, à table, veillaient le maître d'hôtel
et ses aides, si pleins de sollicitude à notre égard
qu
[i]
'
à peine
avions-nous trempé nos lèvres dans notre verre qu'une main se
tendait pour nous en remettre une goutte.
Lady Curre, tout le contraire de la petite créature
desséchée pour qui je l'avais prise, était une grande femme sta-
tuesque,
à
épaules
larges
, marchant à longues enjambées, parlant
haut, du genre que l'on appelait dans le milieu, je crois me le
rappeler, a horse woman,
non
pas
, grands dieux!
parce qu'elle res-
semblait à un cheval mais parce qu'elle vivait pour ainsi dire
dans la compagnie des chevaux
autant
pour le moins
que celle
des
?
d'êtres
humains et les aimai[n]t
it
probablement mieux aussi
. Elle
assistait à toutes les chasses à courre de la région, en donnait
fréquemment et m'entra
î
na
[n]t
à l'une d'elles afin, dit-elle, que
je puisse un jour, de retour au Canada,
raconter comment
elle
le tout
cela
se passait
. Je possède toujours, parmi mes souvenirs de ce
temps-là, une petite photo représentant la meute, les cavaliers,
les serviteurs avec leur plateau apportant le verre à boire
,
avant
le départ
,
aux invités en selle, tout cela inscrit sur le côté
Versailles du château.
Comment j'étais tombée dans ce milieu, un soir
,
à dîner,
—
alors que les deux écrivains invités, se disant amis de Chesterton
et l'appelant G.K., causaient avec la poétesse aux cheveux teints
mauve pâle[,]
—
me parut soudain si surprenant que je pense avoir en
esprit complètement quitté les lieux pendant plusieurs minutes.
Souvent ma propre vie m'a étonnée — et à qui donc au fond
sa
propre vie
[,]
ne paraît
-elle
pas
la plus étonnante de toutes! — mais ce
soir-là, elle me confondit. J'eus l'impression d'être en dehors
de moi, quelques pas en arrière, de me voir assise au milieu de
ce beau monde et de n'en pouvoir croire mes yeux. Quelque chose
d'ahuri dut se faire jour sur mon visage car Lac
d
y Curre, coupant
soudain la parole à la poétesse, me lança assez fort, de son bout
de table éloigné:
— Child! Lost again in your reverie! A penny for
your thoughts.
J'aimais l'expression que m'avait souvent adressée
Esther quand elle me voyait perdue dans "the stories of that
wandering mind". Je ne pus m'empêcher de faire un sourire à
Lady Curre, même s'il était un peu désemparé. Je crus compren-
dre qu'elle n'était pas si épeurante qu'elle pouvait en avoir
l'air et qu'à cette femme personne n'avait peut-être jamais parlé
langage humain. Pour ses serviteurs, elle était my
i
lady et ils ne
lui parlaient que sur
un ton d'obséquiosité
qui
chercha[n]
i
t
à avoir
l'air affranchi. Ses convives pique-assiettes qu'elle gardait
parfois longtemps
,
faute de mieux, lui donnaient des "dear Geneva"
à tour de bras qu'elle accusait, j'avais remarqué, d'un léger
froncement de sourcils. Je ne sais ce qui m'amena à lui avouer
ce que j'avais vraiment ressenti.
—
Je me suis vue,
i
ci
,
lui dis-je,
ici,
comme du lointain?
de ma vie, depuis ma
[illis.]
petite rue d'une
petite ville des plaines
de l'Ouest
C
c
anadien, et
la vérité
c'
est que je n'arrivais pas à me
croire chez vous
, Lady Curre. Et je n'en suis même pas encore
sûre.
Elle sourit et dit aux autres qu'elle entendait enfin
sous son toit une parole qui n'était pas juste du chit-chat et
que j'avais dit juste, personne au fond ne croyant vraie sa propre
vie.
Elle s'attacha tellement à moi à partir de ce soir-là
que je pris peur, car elle parla de me garder, ma semaine finie,
pour un bal qu'elle donnerait dans une dizaine de jours et où
je pourrais rencontrer la jeunesse du pays. Je me dis attendue
dans le Dorset pour la semaine qui venait, ce qui d'ailleurs
était la stricte vérité.
Avant de quitter, j'avais envoyé la femme de chambre,
une jeune a
A
llemande qui s'occupait de moi, déposer avec mon
Thank you note un petit cadeau d'adieu dans la chambre de Lady
Curre. A c
C
[o]
a
d[a]
o
gan Garden, Lady Frances m'avait gentiment fait
comprendre que je serais bien vue de laisser, en partant, à qui
m'avait invitée, un petit rien en guise de gratitude, n'importe
quoi faisant l'affaire, c'était l'intention qui comptait. J'avais
erré des heures chez Harrod's à la recherche d'un cadeau de deux
dollars au plus et qui ne ferait pas trop mesquin. J'avais fini
par acheter un brin de muguet fait main à porter au revers d'un
tailleur ou comme fleur de corsage. D'un peu loin, il pouvait
avoir l'air de muguet vivant. Je l'avais trouvé, ma foi, assez
beau, et l'avait fait emballer dans une gentille boîte. Mais
depuis le moment où j'avais enfin fait connaissance avec mon
hôtesse
à
l'
allure de cavalière
, je doutai fort qu'elle p
û
t être
entichée de mon présent.
Je devais donc
choir
presque
de surprise
lorsque, de
retour à Londres, j'y trouverais, m'attendant,
une detta
un mot
de Lady
Curre dans
laquelle
[lequel]
lequel
, en lettres hautes de six pouces au moins,
elle me remerciait infiniment de mon charmant cadeau, disant
qu'elle le garderait précieusement et le chérirait toute sa vie,
«
«
as the one and only gift of the kind —
so sweet of you, child;
!
-
—
that I have ever been presented with.
»
Je crus quelque temps qu'elle se moquait peut-être un
peu de moi, ou encore enfilait des mots, n'importe lesquels, à
mon intention pour en remplir une feuille de son beau papier qui
gris
perle, mais, petit à petit, j'en suis venue à me demander si elle
n'était pas en quelque sorte enchantée d'avoir reçu une fois dans
sa vie
,
des fleurs qui n'étaient pas vraies.
"Only an imaginative girl like you, disait-elle,would
have thought of such a gift."
Pour me rendre de Chepstow en Dorset, il aurait été
presque plus simple de retourner à Londres et d'y prendre un
train en direct pour Weymouth
re
ou
quelque ville du sud. Mais je
préférai voyager across country, toujours encombrée de ma malle,
changeant de train
en
dans
des petites gares
perdues,
perdant du temps
en
dans
chacune
à attendre la correspondance, mais j'obtins ainsi un
aperçu de l'Angleterre profondément rurale que je n'aurais jamais
connue autrement, et je garde malgré tout un souvenir émerveillé
de cet ahurissant voyage.
Conduite par son chauffeur — qui était aussi le jar-
dinier
et
l'
homme à tout faire
— mon hôtesse m'attendait à la gare
de Bridgeport. C'était une vieille petite femme en gros souliers
plats de marche, habillée de tweed informe, le visage plein de
verrues et portant un énorme chapeau de peluche enfoncé jusqu'aux
oreilles. Elle me parut si laide, si mal fagotée que je me disais
tout en roulant
en silence
, assise
auprès d'elle
,
dans le fond
de la voiture: "Ce n'est pas possible, je ne pourrai jamais
faire la semaine en compagnie de cette personne." Mais comme
elle levait un peu le visage sous le bord
de
son vaste chapeau,
j'aperçu
s
son regard et je fus si frappée par la bonté, la grâce
souriante, la finesse et l'intelligence qui s'en dégageaient
que je cessai tout net
de
l'en
la
trouver laide
.
D'origine anglaise, elle avait été élevée en Australie,
son père y ayant fait fortune dans l'élevage des moutons. A sa
mort, elle était revenue [l]
s
'établir en Angleterre et avait choisi
le Dorset tout bonnement parce qu'elle avait pu y trouver, offert
en vente,
un vieux cottage
de pur style élisabéthain.
,
tel qu'elle en avait
sou
toute sa vie
.
.
souhaité un
souhaité un,
de pur style élisabéthain.
,
Avec l'aide
seulement
d'une cuisinière
et de son jardinier-chauffeur, elle menait une
vie paisible, recevant de temps à autre quelques invités comme
moi pour l'égayer et aussi pour faire sa part dans l'édification
d'un bon sentiment à travers l'Empire.
Comme nous roulions vers Matravers Cottage, c'est à
peu près ce que me raconta Miss Shaw, tout en m'appelant de temps
à autre "my lamb", ce que je pendais d'abord
être
une
pure habitude
de sa part, assez naturelle d'ailleurs pour une personne qui avait
été élevée parmi les moutons. Mais bientôt je saisis que c'était
plutôt chez elle un terme affectueux qu'elle remplaça d'ailo
l
eurs
bientôt, à mon usage, par "my niece", celles de ses lambs qu'elle
aimait le mieux devenant de la famille, m'expliqua-t-elle, car
décidément la sienne propre ne faisait pas le poids
,
se ramenant
en tout et pour tout
qu'
à une seule vraie nièce
.
Et telle
qu'elle
quelle
, comme sa
mère
nièce
, elle me présenta au
pasteur, au squire du village, à celui des hautes terres que nous
avons croisé à cheval, partout où elle me mena me faire voir et
entendre.
Nous arrivâmes au plus charmant cottage que je pense
avoir vu en Angleterre. C'est
une des rares habitations,
—
avec
peut-être un mas à grosses tuiles rousses au bas des Antiques
près de Saint-Remy-
en
de
-Provence,
et
une autre vieille maison, cette
fois
,
en Gaspésie,
—
où je m'imaginai, dès
en les apercevant
que je les aperçues
, que
je pourrais y vivre
toute ma vie sans
désirer
d'
aller
jamais[?]
chercher mieux ailleurs.
De proportions harmonieuses, en pierre grise adoucie
par le temps, la pluie, les vents, coupé à intervalles parfaits
de fenêtres à croisillons qu'encadrait un trait blanc, il s'é-
levait sur l'herbe un peu rude d'une sorte de plate-forme natu-
relle pour dominer une échappée de downs peut-être plus beauxX
encore que ceux d'Upshire car, tout au bout, on apercevait le
fil brillant de la mer qui étincelait au soleil. J'ai même par-
fois cru l'entendre battre
,
là-bas
,
le rivage d'où Stevenson aurait
fait partir le voilier à la recherche de l'Ile au Trésor.
Ma chambre était magnifique, spacieuse, mais pas trop.
De la fenêtre à croisillons et doubles battants, je découvris
une immensité de vagues terrestres atteignant cette fois, à vue
d'oeil, les vagues océanes. Je me couchai pour la première fois
de ma vie dans des draps de lin. La cuisinière-femme-de-chambre
y avait déposé une ancienne bouillotte en grès enveloppée d'un
petit manteau de laine pour qu'elle ne)( me brûle pas les pieds.
Miss Shaw, accompagnée de
son
scotch terrier
skye-terrier
au regard, derrière
tout son poil, presque aussi fin que celui de sa maîtresse, vint
voir s'il ne me manquait rien. A combien d'oasis heureuses
suis-je donc arrivée au long de ma vie, dont il me semble aujour-
d'hui que je n'avait
s
s
qu'à marcher
au-
devant
de
moi
avec confiance
pour les découvrir à l'horizon et m'y sentir aussitôt à l'aise.
Miss Shaw tenait absolument à ce que je voie Bath, la
ville d'eau célèbre au temps du Régent, bien que ce ne f
û
t pas du
tout la saison propice. Peut-être tenait-elle elle-même beaucoup
à revoir un endroit où elle avait été dans sa jeunesse. Toujours
est-il que nous voilà en route, un beau matin, conduites par
Jeremi[e]
a
h qui s'occupait aussi de nous trouver nos chambres d'hô-
tel, de poster nos cartes postales et de nous prodiguer mille
soins. De Bath, nous avons poussé une pointe jusqu'à Bristol
où Miss Shaw avait une amie qu'elle tenait à saluer et qui nous
garda à coucher. En face, c'était le pays de Galles que Miss
Shaw me surprit à tâcher d'apercevoir au loin avec une certaine
envie d'y aller sans doute, car elle me dit que ce serait pour
la prochaine fois.
Au retour, elle me demanda si je préférais rentrer
par le chemin de la côte ou par les landes. J'avais déjà fait
une bonne partie de la côte lors de mon voyage avec David et sa
mère si critiqueuse. J'optai pour les landes. Nous avons fait
un long détour pour rattraper Broadmoor puis Exmoor. Ces éten-
dues sauvages à herbe rude, sans habitations, sans cultures,
hantées par un vent fou sous d'immenses ciels tourmentés me
soulevaient d'exaltation. D'où vient que de stériles paysages,
nus et poignants, me rendent tout à coup à une sorte de libéra-
tion, qu'ils délivrent en moi
quelque
une
une
élan
souffrance
retenu[F]
e
?
Il en fut
ainsi en Bretagne à la vue des landes de Lanvaux que je m'ima-
ginai ne vouloir jamais quitter, restant à contempler leur déso-
lation dans une fascination sans fin. Egalement, quand, du col
de Vence, je découvris l'étendue d'herbe sifflante livrée au
vent des hauteurs et qu'habitent seuls des blocs de pierre noire
dressés dans
des
les
poses les plus énigmatiques
. Et pourquoi ces
paysages comme malheureux m'ont-ils été presque toujours plus
consolants que ceux que l'on dit riants, harmonieux ou enchan-
teurs? Miss Shaw, élevée dans de sauvages régions de l'Australie,
semblait en tout cas comprendre mes goûts et les approuver. Que
de fois, en cours de route, avant même que je le lui demande,
elle pria Jeremi
a
h d'arrêter la voiture pour me permettre d'aller
marcher seule, par quelque sentier dans les ronces, vers un ho-
rizon poignant.
A peine de retour à Matravers, elle me mena voir la
ville de Dorchester où le sanglant juge Jeffrey envoya des gens
par milliers au gibet. Nous sommes revenues par la jolie ville
de Weymouth. A propos de chaque endroit, Miss Shaw avait quelque
histoire à me raconter qui ne me paraissait pas très exacte.
N'importe! Je regardais s'animer, pour me faire plaisir, cette
vieille dame qui m'avait paru si laide à mon arrivée et qu'à
présent j'en étais venue à trouver belle avec ses yeux pétillants
de la joie qu'elle éprouvait à avoir auprès d'elle quelqu'un de
jeune à travers qui retrouver l'enthousiasme de sa propre jeunesse.
"Those half dead old souls",
disait-elle
de plusieurs
de ses
voisins
pourtant plus jeune
s
qu'elle
pour
la plupart
, "ils ne vibrent
plus à rien, ne lisent rien, ne sentent plus rien."
Voyant que je me plaisais à errer par les downs, elle
finit par me laisser partir seule, le matin, avec des sandwiches
pour le lunch, mais à deux conditions: je devais être de retour
sans une minute de retard pour le thé; je devais aussi me munir
d'une canne en guise d'arme de défense pour le cas où je ferais
une mauvaise rencontre. Elle me montra même comment m'y prendre —
elle l'avait appris jeune dans le ranch isolé, en Australie —
pour avoir raison d'un assaillant en lui assénant un coup sec
sur la tempe.
Je pense avoir été fidèlement de retour pour le thé
qu'elle aurait éprouvé trop de désolation à prendre seule. Quant
à la canne, à peine
étais-je hors de
la
vue
de Miss Shaw
que
je
l'enfouissais au bout d'une haie pour le reprendre au retour.
Et je m'appuyais sur elle lourdement à chaque pas
si je voyais
poindre
poindre
à la fenêtre
le visage de Miss Shaw. Elle, en se portant à ma
rencontre, se montrait réjouie et me félicitait:
— Rien comme une canne, hein, pour aider la marche en
terrain raboteux. Good G
g
irl! Good G
g
irl!
En retour d'une si généreuse hospitalité, que me de-
mandait la vieille demoiselle sinon de l'écouter me raconter les
heures glorieuses de sa jeunesse quand elle accomplissait vingt
milles d'une traite à cheval, pour se rendre à la ferme voisine.
Elle aimait bien aussi que je la fasse rire en imitant, avec mon
accent déjà curieux, le curieux accent des gens du pays. "Give
me a lilt out of your youth, disait-elle, you have some to spare..."
C'est d'elle en partie que j'ai appris comme nous sommes néces-
saires les unes aux autres, les vieilles âmes que
la jeunesse
autour
d'eux
d'elles
console
nt
de la perte de leurs années ardentes, les
âmes jeunes qui s'effraient moins de la vieillesse lorsqu'
ils
elles
la
voient encore capable de s'émerveiller et de se réjouir à leur
vue.
Miss Shaw aimait bien aussi, après le plantureux dîner,
que je fasse avec elle une partie d'australian rummy qu'elle
m'avait enseigné. Nous tirions la table à carte
s
presque dans
les flammes du foyer,
le petit
scotch
skye
-terrier
venant s'y instal-
ler le nez collé au feu, ce qui était mauvais pour ses yeux
,
disait
sa maîtresse, mais il n'y avait pas moyen de le chasser, la vue
des flammes le fascinait lui aussi, et nous commencions notre
partie. Presque chaque soir je battais Miss Shaw et elle se
fâchait.
— May you be thoroughly bedeviled, me lançait-elle.
Dans ses brousses australiennes, si elle y avait appris
beaucoup sur la nature elle-même et sur celle des hommes, elle
avait par ailleurs acquis des habitudes de langage qui la sin-
gularisaient quelque peu dans son milieu du Dorset assez guindé.
De sous la ju
p
e de sa maîtresse,
le
scotch
skye
-terrier
grond
i
a
t à
sa manière comme s'il m'en voulait de l'avoir battue aux cartes.X
C'était là l'unique ombre au tableau de bonne entente
que nous formions, Miss Shaw et moi, dans notre habitation isolée
au milieu des downs. Le petit chien rébarbatif ne me disait ni
bonjour ni bonsoir. Si je l'invitais à la promenade avec moi,
qu'il adorait pourtant, il secouait rageusement la tête avec un
air de dire: "Tiens tes distances si tu veux que je garde les
miennes." J'étais d'autant plus affectée par ces manières bour-
rues que Miss Shaw le déclarait le meilleur juge des humains
qu'elle eût connu. "
Jamais, me disait-elle, il
ne
s'est trompé
.
Quand est venu ici quelqu'un à qui il a refusé de donner la patte,
je
peux
pouvais
pouvais
être sûre
que j'en apprendrai
s
de belle
s
sur cette personne
un jour au l'autre. J'ai ainsi découvert bien de faux amis. Par
ailleurs, s'il fait bon visage à l'invité sous mon toit, je peux
dormir tranquille. Je sais que j'ai affaire à quelqu'un de franc
et d'honnête."
— Ce qui n'est pas de bon augure pour moi, ai-je
protesté.
—
Ah,
!
mais Alec
est loin d'avoir dit son dernier mot
sur vous. Il prend son temps. Il met plus de temps à former
son opinion sur certaines gens que sur d'autres. En outre, il
ne faut pas l'oublier, Alec est un Scotchman. He is dour. And
cautio
n
u
s. All this time, he is studying you deeply, don't you doubt it.
Ce qui me mettait encore plus mal à l'aise vis-à-vis
X
du
le scotch
[illis.]
skye
-terrier que j'avais rebaptisé
,
à la joie de sa maîtresse.
,
Alec-the-i
I
ntellectual,
.
à la joie de sa maîtresse.
,
— C'est justement ce qu'il est, dit-elle. Un intel-
lectuel! Je cherchais depuis longtemps le qualificatif qui lui
conviendrait et voici que vous l'avez trouvé. Viens près de moi,
Alec-the-intellectual!
Vers neuf heures, neuf heures et demie au plus tard,
Miss Shaw, toute somnolente, se retirait. J'ignorais son âge.
Plus tard, j'ai su qu'elle devait alors avoir près de quatre-
vingt sept ans. Elle disait: "Allons, viens mon vieux Alec,
nous avons de l'âge tous deux, c'est le temps d'aller nous cou-
cher."
A mi-chemin dans l'escalier, elle s'arrêtait pour me
regarder
,
pelotonnée dans un fauteuil avec un livre que je venais
de prendre dans un rayon à côté de moi. Elle possédait
la plus
une
extraordinaire collection
de livres traitant
des plus
grandes
[illis.]
effrayantes
affaires criminelles
de tout temps et en tout pays. En ayant
commencé
é
la lecture, j'étais tellement empoignée que j'avais
presque hâte de voir Miss Shaw se retirer
,
pour me plonger dans
cette atmosphère d'horreur qui me tenait en haleine.
Miss Shaw s'en doutait et m'en voulait un peu, tout
en comprenant mon engouement, car elle avait dû
lire
toute
la collec-
tion
, ayant pris la peine de la rapporter d'Australie, trente
volumes en tout
,
dorés sur tranches, à épaisse couverture rouge.
C'était l'heure où le vent des downs et le vent de la
X
mer se rencontraient sur notre piton isolé pour se livrer un
combat rugissant.
Miss Shaw l'écoutait, une main sur la rampe de l'es-
calier.
— J'ai habité dix maisons en ma vie, presque toutes
isolées, me confiait-elle. Et c'est la seule où les vents
accourent se jeter contre elle de tous les côtés à la fois.
Il y a là un mystère insondable. Le malheur a sûrement habité
un jour cette vieille maison au cours de ses quatre cents ans
d'existence. Savez-vous, je ne serais pas surprise qu'elle recèle
un squelette quelque part entre ses murs épais.
Je comprenais bien qu'elle en remettait avec l'idée de
me faire quitter mon livre et monter me réfugier avec elle à
l'étage. Mais ce vent de malédiction ajoutait au bien-être que
j'éprouvais à lire ma sinistre histoire auprès d'un feu qui pé-
tillait doucement.
Alors elle me jetait, comme en anathème, du haut des
marches:
— May you be thoroughly frightened. Shaken to the
bones.
Bien des heures après qu'elle m'eut quittée, un soir,
alors que je m'étais laissée emporter à lire jusqu'au milieu de
la nuit, je crus entendre un léger bruit. Une seconde plus tard,
je sentis une langue douce me lécher la main. Alec-the-intellec-
tual, à travers les poils de son visage, me considérait d'un air
de bonté, de douceur, d'infinie affection, mais aussi avec une
certaine malice très fine comme s'il eût cherché à me faire en-
tendre: "Il ne faut pas le lui dire. Elle veut être la seule
aimée de moi. Elle n'a pas beaucoup d'autres amis, au fond.
Et c'est aussi que je l'aime trop moi-même pour risquer de lui
faire la moindre peine." Et il appuya son museau sur mes genoux
avec confiance pendant que je flattai
s
son front, essayant d'en
bannir les soucis.
Ma semaine terminée, Miss Shaw m'en avait accordée une
autre et, celle-ci à peine entamée, m'offrait de rester jusqu'à
la fin du mois. Cette fois, il m'apparut que je ne devais pas
abuser d'une hospitalité si large et que d'ailleurs il était
temps pour moi de rentrer à Londres. Pourquoi? Personne au fond
ne m'y attendait. J'en avais même peur, comme si l'ennui, le
chagrin que j'y avais connus, n'attendaient que mon retour pour
se jeter de nouveau sur moi, alors que j'étais ici à l'abri
,
à
Matravers Cottage, et même, en quelque sorte, heureuse.
Ce qui
,
à mon sujet,
m'a
en fait
,
à mon sujet,
causé
le plus d'étonnement, c'est peut-
être que,
en dépit de
malgré
ce fond
de détresse qui ne m'a guère quittée,
j'ai si souvent pu être heureuse et laisser penser à beaucoup que
j'étais, que je suis d'une nature gaie et rieuse — et sans doute
ai-je été ainsi, au-delà d'une tristesse qui souvent alors se
laissait oublier.
Il se passa avant mon départ une petite scène que je
donnerais cher pour qu'elle n'eût pas eu lieu, encore qu'elle
m'ait laissé un souvenir attendrissant. The intellectual et moi
avions bien observé nos conventions, moi ne le flattant jamais
et lui poussant son rôle jusqu'à prétendre gronder à mon passage.
Pourtant, quand ma malle et ma valise furent descendues
en bas de l'escalier par Jeremi[e]
a
h, et qu'il me vit moi-même des-
cendre dans mon manteau, il perdit soudain tout contrôle sur
lui-même. Il se jeta à mes pieds qu'il embrassa, il essaya de
grimper à mes genoux, il pleurait d'un chagrin comme inconsolable,
et je croyais entendre à travers ses pleurs sa plainte: "Qu'est-
ce qu'on va devenir, moi et
ma
[w]
v
ieille
maîtresse
, tous deux bien
vieux et seuls dans cette maison exposée à tous les vents?"
J'aurais voulu le consoler et ne l'osais pas.
Je rencontrai le regard de Miss Shaw. Il exprimait une
sorte de satisfaction de se voir confirmer par The Intellectual
qu'elle avait eu raison de placer sa confiance en moi. Il disait
aussi la stupéfaction et la peine de voir partagé avec une autre
le sentiment que son petit chien n'eût dû éprouver que pour elle.
A la fin, elle prit le parti de rire de tout cela,
quoique peut-être pas d'un coeur entier:
— Il nous a joué le tour, il nous a bien eues, ce petit
Ecossais du diable!
Rentrée à Chis[illis.]v
w
ick, ce fut pire encore que je ne m'y
attendais. Tout me manqua à la fois de ce qui m'a toujours le
plus aidée à supporter de vivre: la vue du ciel, d'une étendue
de pays ouvert, la voix du vent même triste ou déchaîné qui hante
les arbres. Ma mélancolie me revint et s'empara de moi bien plus
profondément qu'avant. Tous mes efforts pour en sortir, mon sé-
jour à Itton Court et chez Miss Shaw ne semblaient avoir abouti
qu'à me faire me sentir plus désemparée que jamais.
Il pleuvait presque interminablement en cette fin de
novembre. Nous n'avons pas vu le ciel pendant deux semaines
d'affilée. Je ne pouvais plus aller me consoler aupr
è
s de l'inouîe
beauté
et variété
de l'existence
végétale dans mon cher jardin de
Kew. Il pleuvait, il pleuvait! Je ne voyais presque plus Bohdan.
Il est vrai que j'étais allée me loger bien loin de mes amis. Il
me le reprochait lorsque nous nous rencontrions encore quelque-
fois, à mi-chemin pour ne pas trop le retarder alors que, son
violon sous le bras, il était en route pour une émission à la BBC,
ou courait
à une
pratique
répétition
avec l'orchestre symphonique de Londres.
Parfois, il prenait le temps de m'inviter dans un ABC au passage
pour prendre une tasse de thé, et il faisait de son mieux pour
m'encourager,
lui à qui
alors,
il restait
alors
à peine
deux
trois
ans à vivre
,
et on eût dit qu'il en avait le sentiment, l'air fiévreux, agité,
jamais
, au vrai,
en repos
. De Stephen, nous n'avions aucune nou-
velle. Bohdan pensait qu'il devait être parti en ses visites
clandestines à des militants de pays voisins de l'Ukraine et
qu'un jour il y laisserait sa peau. Lui-même Ukrainien d'origine
et fort attaché à la culture de ses ancêtres, il jugeait dérisoi-
re le rêve de la libération de ce pays par une poignée, me
disait-il, d'exaltés. Après ces brèves rencontres, je le perdais
de vue pendant des semaines. J'avais retrouvé Phyllis, et nous
sommes allées encore quelquefois au théâtre ensemble. Que je ne
me souvienne plus des pièces que nous avons vues alors en dit
long sur l'état d'esprit où je devais être. Il y a des pans en-
tiers de ma vie qui ont ainsi disparu de ma mémoire, tout simple-
ment, je suppose
,
parce que
moi-même
j'
étais alors
comme disparue
du monde. Je ne faisais plus que glisser à la surface des choses,
ne retenant rien. Et pourtant comme à Paris et à mon insu, je
devais enregistrer certains moments de cette partie de ma vie, car
il m'en revient quelques-uns parfois comme s'ils remontaient d'un
rêve très profond. Mais Phyllis et moi habitions chacune à une
extrémité opposée de Londres et, pour nous retrouver à Kensington,
à mi-chemin, il nous fallait déjà compter chacune sur un intermi-
nable trajet. Du reste, Phyllis était très prise par ses cours.
Tenace, elle les poursuivait au Guildhall sans faire montre, je
crois bien, de plus de talent. Je me suis souvent demandé
e
, après
que j'ai cessé d'avoir de ses nouvelles, si elle était parvenue
malgré tout à faire carrière — si on peut appeler carrière une
existence consacrée à interpréter le genre de petits rôles ingrats
qu'il fait bien que quelqu'un joue quoiqu'ils passent pour ainsi
dire inaperçus, et si Phyllis avait conscience, au bout de tout
cela, d'avoir en quelque sorte réalisé son but. Après tout,
pourquoi pas? Il y a bien des écrivains qui tout au long de leur
vie
n'écrivent que
des
^
d'habiles
'habiles
banalités
. Pourtant, ils ont peut-être mis
autant d'effort, autant de persévérance que d'autres à écrire leurs
grandes oeuvres, et ce serait juste qu'ils ressentent un peu de
fierté tout de même de leur semblant d'accomplissement.
Pour ma part, j'avais entendu parler d'un théâtre expé-
rimental non loin de Chisev
w
ick où l'on garantissait aux élèves
inscrits de petits rôles sous la direction d'un metteur en scène
professionnel
,
et l'apprentissage d'à peu près tout ce que l'on
peut acquérir en assistant aux répétitions d'une pièce en chantier.
C'était à peu de choses près ce que j'aurais eu gratuitement chez
ces Pe
i
toëff mais qu'ici l'on faisait payer cher. Je commis la
bêtise de m'y inscrire et ne tardai pas à m'apercevoir que je
m'étais laissée exploiter. Quelques autres Canadiens dans le même
cas et moi-même sommes allés ensemble nous plaindre à la Maison du
Canada et nous avons obtenu le remboursement de la moitié de la
somme payée à cette supposée école d'art théâtral.
Je n'écrivais pour ainsi dire plus. Je ne voyais même
pas que j'aurais jamais quelque chose à dire. Un seul tenace
désir persistait en moi à travers ce dernier mois que je passai
à Londres, et c'était de retourner à Upshire. Je savais que le
cottage, en cette saison, était humide et froid. Esther m'avait
dit y être enrhumée tout au long de l'hiver, ne parvenant pas à
chauffer convenablement la maison. Son père était repris par sa
vieille bronchite qui s'agravait d'année en année. N'importe!
J'étais incapable de me représenter Century Cottage autrement
qu'entouré de ses fleurs et face aux downs perpétuellement enso- X
leillées. Et même s'il devait faire froid et triste là-bas, j'y
serais mieux avec ceux qui m'aimaient et que j'aimais que
n'importe
où
ailleurs
au monde
. Je finis par
écrire à Esther
en
lui demandant
si je pouvais venir passer quelques semaines.
Deux jours plus tard, elle m'appela au téléphone. Dans
cette maison où j'habitais maintenant, je n'avais pas souvent en-
tendu quelqu'un me crier d'en bas que j'étais demandée au téléphone.
Je frémis d'angoisse comme si l'appel ne pouvait signifier qu'une
terrible nouvelle. Je fus encore plus inquiète quand je reconnus
la voix d'Esther, elle qui ne pouvait téléphoner que de la cabine
en face de la poste, détestant tellement la chose qu'elle ne s'y
résignait que dans les plus graves circonstances. Je l'entendis
comme du bout du monde,
à cause de la réso
n
nance
peut-être
de sa
voix
dans la cabine fermée, qui me disait:
— Très chère, il n'y a rien au monde qui j'aimerais
mieux que de vous recevoir, mais la soeur de Père, ma chère vieille
tante de Malvern, est au plus mal. Nous partons tôt demain, Père
et moi, pour aller vers elle. J'ai hésité. Père n'est pas bien.
Il tousse beaucoup. Il fait même un peu de fièvre le soir. Mais
il insiste pour aller au secours de sa soeur. C'est la seule qui
lui reste de leur famille. Ils ont besoin l'un de l'autre à cette
heure.
— Mais Esther, ai-je protesté, votre P
p
ère est trop
fragile pour ce voyage, surtout par ce temps humide. Il arrivera
malade et de quel secours sera-t-il alors?
— Je le couvrirai de tou
an
t de laine, je veillerai si
bien sur lui qu'il ne prendra pas plus froid en voyage qu'ici.
De toute façon, c'est un risque qu'il faut courir. Père ne se
pardonnerait jamais de n'être pas allé à l'appel de sa soeur mou-
rante.
Qu'est-ce qui me prenait de lui tenir tête alors qu'elle
devait être toute frissonnante de froid dans la cabine glacée?
— Mais Esther, ne m'avez-vous pas dit cent fois que nos
âmes immortelles se rencontreront dans le bonheur ineffable, cette
vie terminée. Puisqu'ils se retrouveront sûrement, Father Perfect
et sa chère vieille soeur, pourquoi l'exposer à la fatigue, à
l'émotion du voyage? Il pourrait lui-même en mourir.
Le silence dura alors si longtemps que, tout apeurée,
je me pris à appeler: Esther! Esther!
J'entendis enfin sa douce voix me reprocher:
— Certainement nous nous retrouverons dans le bonheur
,
autour du Seigneur, nos peines oubliées. Mais j'ai beaucoup
réfléchi à tout ceci, sachez-le, Gabrielle, et il me semble impor-
tant que les êtres qui s'aiment et vont être séparés se rencontrent
une fois encore en cette vie... avec toutes leurs peines...
— Mais puisqu'elles seront oubliées à jamais, ainsi
que vous disiez!...
Elle r
é
[j]
p
é
ta doucement avec une infinie pitié:
— Avec toutes leurs peines...
C'est important
a
A
nd also
to say good-bye
properly... on this earth.
Je remontai dans ma chambre et songeai à ces paroles qui
n'en finissaient pas de résonner dans ma tête. Je ne parvenais
pas à les chasser. Je n'y suis jamais pervenue. Elles me revien-
nent chaque fois qu'un être que j'aime va m'être enlevé.
... nous rencontrer une dernière fois... en cette
vie... avec toutes nos peines... et nous faire convenablement
nos adieux...
Mais pourquoi, si elles doivent être effacées par le
bonheur final?
Peut-être
,
alors,
afin
qu'il en reste trace quel-
que part dans la conscience:
.
Je songeai à ma mère qui, à cette heure même peut-être,
la plume à la main, cherchait les difficiles mots qui, tout en me
laissant ma liberté, me ramèneraient à la maison. Depuis l'affai-
re de Munich, je voyais bien qu'elle n'avait cessé de craindre
pour nous deux. Elle ne le disait pas en toutes lettres, mais
elle croyait que la guerre allait éclater bientôt, que je serais
peut-être empêchée de rentrer au pays, que nous ne nous rencon-
trerions pas une dernière fois, elle et moi, avec toutes nos peines...
et elle avait apparemment plus de chagrin de cela que
de toutes
l
d
es peines
elles-mêmes
souffertes
au cours de sa vie.
Finalement je tombai malade. Etait-ce de vraie maladie
ou de renoncement à tant d'efforts qui semblaient ne me mener
nulle part? Sans doute des deux à la fois. Je faisais un peu de
fièvre le soir. J'avais très mal à la gorge. Je ne sortais plus
pour aller manger dans les casse-croûte des environs, et ma logeu-
se ne m'apportait pour ainsi dire rien. Phyllis traversa Londres
maintes fois pour m'apporter un grand pot de bouillon, des bis-
cuits, des fruits, des remèdes. J'aurais pu rire parfois au
spectacle de ma propre vie. Hier
,
dans un château à me laisser
dorloter par une femme de chambre attachée à moi presque exclusi-
vement, qui faisait couler l'eau de mon bain, disposait ma robe
repassée pour le dîner... et aujourd'hui abandonnée à moi-même
dans une chambre glaciale.
Phyllis insista pour que je consulte un médecin. Je
finis par céder, à bout de résistance. C'est elle, je crois,
qui prit le rendez-vous. Connaissait-elle un nom en particulier
parmi ceux des célèbres médecins de Harley street? Je n'en sais
plus rien. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'un beau jour
je me trouvai dans le cabinet de consultation d'un des très grands
spécialistes de Londres en oto-rhino-laryngologie. Il m'examina
longuement la gorge, l'arrière-gorge et les sinus comme on le
faisait alors au miroir de tête.
Il m'apprit que j'avais les muqueuses très endommagées,
les sinus probablement infectés depuis longtemps, et il me deman-
da avec une certaine sévérité
,
comment j'avais pu en venir là
,
à
mon âge. Je pensai aux chambres glacées où j'avais dormi, surtout
à Cardinal où je devais casser la glace de mon broc pour me laver,
mais aussi dans notre maison de la rue Deschambault au temps le
plus dur de notre vie, quand maman devait baisser le feu au mini-
mum par des nuits de moins trente degrés fahrenheit.
Le grand homme de Harley street me dit qu'il ne voulait
pas m'alarmer outre mesure, mais que, si je ne faisais pas atten-
tion, j'allais me préparer pour plus tard de bien vilains troubles
respiratoires.
Que j'étais loin, ce jour-là, encore à peu près indemne,
de prendre son avertissement au sérieux et d'imaginer que
,
des
petits maux d'alors découlerait la terrible maladie qui me rattrapa
enfin, il y a six ans
,
et qui n'a cessé depuis lors de me faire
souffrir. Souvent, quand elle m'éveille la nuit, au bord de
l'étouffement, je me dis que
c'est d'elle
que
sans doute
je
mourrai
comme est mort de l'asthme mon frère Joe et aussi mon
frère Rodolphe. Et surtout, en me rappelant sans cesse que je
suis mortelle, c'est elle qui m'a poussée à écrire ce livre que
j'écris maintenant, elle qui m'a révélé tant de choses que je
n'avais pas vues avant, comme si la vie menacée — mais quand
donc ne l'est-elle pas? — projette sur elle-même une lumière
qui l'expose de part en part.
— Mais encore, poursuivit mon médecin spécialiste,
vous avez dû user impitoyablement votre gorge. A quel genre de
travail vous êtes vous donc livrée pour l'avoir si fatiguée?
Je lui dis que j'avais été institutrice
s
pendant huit
années. Il me fit un sourire où il y avait de la compassion et
davantage, me sembla-t-il, de la satisfaction d'avoir vu juste.
Et par la suite
,
j'ai souvent vu ce curieux mélange d'expressions
sur le visage de bien des médecins.
— Eh oui, fit-il, huit années à parler presque sans
arrêt du matin au
soir
,
et
sur un ton
presque toujours un peu
surélevé à cause du bruit,
j'imagine,
et
dans la poussière
de la
craie, voilà qui est dur à la gorge.
Evidemment, on écrivait beaucoup au tableau noir au
temps où je fus institutrice.
— - Et maintenant, me demanda-t-il, quelles sont vos
activités à Londres?
Le climat, vous ne l'ignorez pas,
je suppose,
est
un des plus mauvais au monde pour les voies respiratoires.
Qu'est-ce qui vous y a amenée?
J'avais l'impression bizarre et douloureuse, au fur et
à mesure qu'il me questionnait, que toute ma vie avait été une
fausse route. J'avais exercé le mauvais métier, j'étais dans la
mauvaise ville...
Je lui appris que j'y poursuivais des études d'art
dramatique.
Il tressaillit d'une sorte d'incrédulité, mais, après
m'avoir longuement regardée, concéda que j'étais peut-être douée
pour le théâtre... d'une certaine manière si...
— Vous n'aspirez pas, fit-il avec brusquerie, à une
carrière d'artiste, j'espère?
Je lui dis que j'y avais peut-être un peu pensé... de
loin... sans savoir si je le voulais vraiment.
— Abandonnez l'idée à tout jamais, dit-il catégorique-
ment. Votre gorge ne supporterait pas ce métier. Votre voix vous
manquerait en peu de temps.
Il chercha ensuite à adoucir ses propos, me croyant
attristée par le coup qu'il croyait peut-être m'avoir porté.
Or c'était tout le contraire. Ses paroles venaient de
me soulager d'un poids énorme dont je n'avais jamais su tout à
fait que je le portais. Ainsi se fermait devant moi à jamais
cette fausse route que je m'étais crue tenue d'explorer maintes
et maintes fois après pourtant qu'elle m'eut indiqué que je n'étais
pas
faite pour
cela
elle
. Il ne me restait donc plus maintenant que
l'autre,
au fond
la plus terrible
.
Pendant que je la considérais en esprit, toujours vague
à mes yeux après de si nombreuses incursions, mon médecin tentait
à sa manière de me venir en aide.
— Comptez-vous rentrer bientôt dans votre pays? Le
climat ici, je vous le répète, est des plus néfastes pour vous.
— Bientôt sans doute, lui dis-je, car je vais être au
bout de mon argent.
— - En auriez-vous assez, me demanda-t-il,
pour aller
avant
d'abord
passer
quelques semaines dans un pays de soleil et de dou-
ceur? En Provence par exemple?
L'aimait-il lui-même pour l'avoir vue ou en avoir seu-
lement rêvé au milieu des océans de brume qui assaillent Londres?
Il ne pouvait en tout cas trouver mieux pour me repêcher au bord
de l'indifférence totale où je glissais que ce rappel d'une at-
tirance venant de mon enfance et de ma première lecture de Daudet.
Il dut voir un éclair de vie s'allumer au fond de mon regard qui
avait obstinément fixé le tapis pendant qu'il me parlait de cli-
mat néfaste et de métier que je n'aurais pas dû exercer.
— Allez-y, m'encouragea-t-il. On y vit presque pour
rien. Vous vous y débrouillerez sans peine, j'en suis sûr. Le
soleil et la joie de vivre vous guériront mieux que tous les re-
mèdes que je pourrais vous prescrire.
Je me retrouvai dehors dans un bien curieux état d'es-
prit. Les impressions d'Alexandre Chenevert telles que je les
décrirais longtemps plus tard, à sa sortie du cabinet de consul-
tation, seraient exactement celles que j'éprouvai en quittant
mon célèbre médecin de Harley street. Il m'en avait coûté une
livre — une somme énorme pour moi — pour m'entendre conseiller
d'obéir à mon désir le plus cher.
Je courus à l'agence Cook. Ce qu'il me restait à la
banque — et cette fois presque tout allait y passer — suffisait
à assurer
mon trajet aller
et
retour
, en troisième classe,
Londres-Nice et un séjour de deux semaines dans un pension de
famille à Beaulieu-sur-mer. Pourquoi là? Sans doute parce queX
j'eus affaire à un employé de l'a
A
gence très persuasif ou peut-être
très obligeant, comme c'était le cas dans ce temps-là
,
à l'a
A
gence
Cook, et qui avait lui-même, au cours de vacances, essayé cette
pension pas cher, pouvant en toute bonne foi me la recommender.
Au début de janvier 1939, je partis, accompagnée de ma
malle garde-robe qui allait encore
m'être
cause
source
source
d'ennui
bien
s
bien
plus
s
s
[illis.]
qu'utile
, mais je n'arrivais pas à me résoudre à m'en départir,
sans doute parce qu'elle me paraissait trop liée à mon sort,
à
ses traverses et
à ses
bonnes fortunes
. Deux employés la chargèrent
dans le fourgon à bagage
s
. De ma place
,
dans le train, je les
surveillais étroitement,
ayant toujours
pris grand soin
, lorsque je voyageais
avec elle,
pris grand soin
de m'assurer qu'elle suivait
.
En début d'après-midi, je m'embarquai pour la traversée
Douvres-Calais. Temps plus triste, gris et mouillé on ne saurait
en imaginer. A plein ciel brumeux appelaient des mouettes, com-
me elles avaient appelé lorsque j'avais quitté)( les côtes de France,
un peu plus d'un an auparavant, et leur cri renforçait mon sen-
timent de n'avoir
pas avancé
depuis
d'un pas
, d'en être toujours,
dans ma vie, comme en ce jour désolé, à chercher un chemin impos-
sible à travers le brouillard, la pluie et d'étranges cris étouf-
fés dont je n'arrivais pas à saisir d'où ils venaient et contre
quoi ils essayaient
aient
de me mettre en garde.
La Manche était livrée à une des pires tempêtes de
l'hiver. Notre petit navire à fond pla[n]
t
[d]
montait à la crête de
vagues monstrueuses qui nous laissaient choir brusquement comme
au plus profond de la mer. Je n'ai jamais subi pareil tangage
sauf peut-être en mer Egée, quand l'on nous prit, du bateau de
croisière, pour nous conduire
,
en de frêles caîques
,
contre les vents
les plus tumultueux du monde, à la visite des îles De
e
los et Mi-
ke
o
nos. Mais c'étaient là des traversées de dix à quinze minutes
tandis que celle de Douvre-Calais
,
au temps dont je parle
,
prenait
plus de deux heures.
En un rien de temps, presque tous furent malades. On
voyait les passagers pâlir, verdir,
sortir précipitamment
de la salle à manger
, la main
à la bouche,
.
de la salle à manger
.
,
Attenante à cette salle s'en
trouvait une toute remplie de petits lits de camp
,
qu'on aurait
pu croire dressés dans l'attente d'un foudroyant mal de mer. J'y
fus bientôt allongée au milieu d'êtres gémissants. Le petit ba-
teau craquait de toutes parts. A ses plaintes se mêlaient celle
des h[u]
u
mains et cette autre encore, si hallucinante
,
du vent errant
captif dans les coursives.
Je me crus un moment enfermée dans une de ces affreuses
coques d'autrefois qui mettaient des mois à passer d'Europe en
Amérique,
une
immigrante hoquetante
, soupirante, qui n'arriverait
sans doute pas vivante au terme du voyage, et j'entrevis enfin un
peu de quelle inimaginable souffrance s'était contitué notre pays,
chacun de ces petits poste
s
gagné sur la silencieuse immensité de
côte et de forêt.
J'étais partie de Londres malade d'une bronchite et sans
doute déjà fiévreuse. Une toux tenace, de terribles nausées,
l'étau qui m'enserrait la tête, l'ensemble de ces maux et peut-être
encore plus le sentiment que j'étais un être incapable de me pren-
dre en main achevèrent de m'abattre. Bénin, il se peut, le mal de
mer n'en est pas moins un mal qui
nous porte
le mieux
à croire
que
nous allons en mourir
,
et en venir à le souhaiter. Je n'étais plus
que morne détachement. Pourtant
,
au fond de cette indifférence, je
me rappelle avoir perçu avec tristesse que la vie ne serait donc
en fin de compte
qu'un
que
gaspillage
de rêves, d'efforts, d'élans,
d'espoirs. Qu'en aurait-il été de moi
,
ce jour-là,
me
le
suis-je
parfois demandé
, s'il ne s'était subitement trouvé quelqu'un,
comme en tant d'autre fois où j'en eus le plus grand besoin, pour
me porter secours? J'aurais tout aussi bien pu, j'imagine, me
laisser ramener en Angleterre par le même traversier o
ù
u
y rester
tant qu'on ne m'en eût pas fait descendre de force. A travers les
gémissements qui m'entouraient, une voix calme me parvint:
— Allons! Un petit effort.
!
Avalez une gorgée de ce
cognac. Vous allez voir, rien ne remet mieux le coeur d'aplomb.
J'ouvris les yeux. Je distinguai auprès de moi la jeune
fille dont j'avais tout juste fait la connaissance, sur le pont,
avant le départ. Je l'avais entendue à quelque distance parler
avec un porteur et l'avait
s
identifiée
,
à son accent
,
comme une com-
patriote de langue anglaise,
probablement
de Toronto
. Je m'étais approchée la
saluer. Nous avions échangé quelques phrases. Elle m'avait appris
son nom que j'ai retenu sans peine, celui-là, tellement je le trou-
vai bizarre[:]
,
Ruby Cronk; qu'elle était infirmière de son métier,
et que
,
venant d'achever un stage de perfectionnement à Londres,
elle s'en allait pour l'heure prendre de courtes vacances sur la
Côte d'Azur avant de rentrer au pays. Nous nous étions quittées
pour aller
chacune à
ses
nos
affaires
, sur un
:
"Bye, bye now! See
you later..." qui aurait bien pu n'avoir jamais de suite. Et
voilà qu'elle était près de moi à vouloir me soigner de force
s'il l'e
û
t fallu. Je ne pense pas lui avoir rendu la tâche trop
difficile. Sans espoir comme je me croyais l'être, je dus mettre
ma confiance dans la jeune fille au bon et rond visage placide et
avaler les remèdes qu'elle tenait à me faire prendre.
A peine un peu plus tard, à ce qu'il me par
û
u
, elle me
secouait pour me faire me lever. "Nous allons bientôt débarquer.
La traversée s'achève. Il faut nous préparer." Je tentai de me
soulever mais la tête me tourna et je retombai sur le misérable
petit lit que maintenant je ne voulais plus quitter pour rien au
monde. Ruby ouvrit alors mon sac, y trouva mon passeport. Elle
se chargea de mes affaires en plus des siennes et,
tout en me
soulevant
soutenant
soutenant
, m'entraîna à passer la douane. Curieusement, au lieu
de mille autres soucis qui eussent pu alors m'atteindre, le seul
qui se faisait jour jusqu'à mon esprit brouillé
avait
encore
trait à ma
malle
encore
que j'ai tant de fois craint
de
perdre
et qui de tous
mes entêtements m'a été un de ceux
certainement
qui m'a causé
le
plus d'ennuis
. Je parvins à en dire quelques mots à Ruby. Elle
la récupéra, en trouva les clés, l'ouvrit pour l'inspection.
Nos bagages chargés à bord du rapide pour Paris, nous
sommes parti
e
s en milieu d'après-midi
mais
déjà
il n'y avait
déjà
à peine
plus de
joies, me semble-t-il me rappeler.
jour.
Il pleuvait à torrent
s
.
Des traînées d'eau sillonnaient les vitres que la venue de la nuit,
en effaçant derrière elles toute trace du paysage sombre, rendit
encore plus navrantes et pareilles à des flots de larmes. Ruby
m'avait fait prendre un autre cachet et je m'endormis contre son
épaule comme auprès de l'être
le plus cher
que j'eus
au monde
.
Cette tendresse, ces bons soins, ces marques de bonté
que tant de fois dans ma vie je reçus de la part d'étrangers, leur
souvenir me cause toujours une poignante émotion. Il m'apporte
une confiance renouvelée dans l'être humain, mais aussi une douleur.
Car je crois avoir recueilli plus de marques d'affections
s
de pas-
sants d'un jour, que de beaucoup de mes proches qui, eux
,
il est
vrai, ont eu à me subir longtemps. Peut-être en est-il de même
dans
presque
toute vie
.
A Paris, nous devions changer de gare, récupérer nos
bagages dans l'une, les transporter dans l'autre. Avec les trois
ou quatre mots de français qu'elle connaissait, comment Ruby se
débrouilla-t-elle, je n'en sais trop rien, j'étais tout juste en
mesure de la suivre. J'ai comme un vague souvenir de l'avoir en-
tendue crier à tue-tête, dans son fort accent qui faisait se re-
tourner tout le monde
sans pour autant
que personne se porte
se porter
à notre secours
:
"Porteur!... Porteur!..." et de l'avoir vue, à la fin, faire faire
un bout de chemin à ma malle en la tournant sur elle-même, jusqu'au
taxi rangé au bord du trottoir. Tout s'emmêlant dans ma tête, je
pensai
pensai que j'arrivais à Paris pour la première fois et que
c'était ma
force
payse
d'alors
qui me tirait d'affaire.
Dans l'express Paris-Nice, Ruby réussit à s'emparer d'un
compartiment libre. Elle me fit m'allonger sur une des banquettes,
me fabriqua un oreiller d'un chandail roulé, me couvrit de mon
manteau et du sien. Je n'eus plus connaissance de rien de toute
la nuit. Elle, a la porte, à ce qu'on m'apprit le lendemain, mon-
tait la garde. Des passagers tentaient-ils d'entrer, elle me dé-
signait, tout
e
endormie, d'un air apitoyé et sévère
,
les enjoignant
à
de
se montrer compatissants
: "Poor girl! Very sick! Perhaps con-
tagious!" Les gens battaient en retraite,
.
i
I
ls essayèrent de se
caser comme ils pouvaient dans les compartiments déjà complets.
Plusieurs restèrent debout dans le passage
,
les bras posés sur la
barre d'appui
,
à voir fuir la nuit ténébreuse. Ceux-là, j'ai encore
leur souvenir sur le coeur.
Passé Lyon,
—
notre seul arrêt
,
je crois
,
en cours de route,
—
où Ruby
eut à repousser les dernières tentatives
d'invasion, elle s'allongea sur l'autre banquette et dormit elle
aussi comme une bûche. Entré par deux fois pour poinçonner nos
tickets, le contrôleur lui-même n'avait pu se résoudre, comme il
nous le dit au matin
,
dans son délicieux accent chantant, à réveil-
ler "ces deux belles dormeuses si profondément enfoncées dans les
bras de Morphée
»
.["]
Quand j'ouvris les yeux, il faisait grand jour. La lu-
mière inondait le monde. La mer, toute proche, étincelait. Je
crus être le jouet d'un rêve et me pris à me frotter les yeux.
J'avais quitté Londres sous une sale bouillie épaisse. Je n'y
avais pas vu le ciel pendant des mois, et, au fond, l'avais-je
vraiment vu depuis que, mon Manitoba quitté, la nostalgie de son
haut ciel infini s'était installée en moi
pour
dès lors
faire pa-
raître
indistinct à mes yeux presque tout autre ciel. J'ôtai mes
mains de devant mes yeux. Le grand bleu était toujours là, unis-
sant ciel et eau dans un éclat qui m'éblouit. Entre des tamaris
que je reconnus d'après mes promenades
de
dans
Kew Gardens, des
[illis.]
agaves
au long cou
portant haut leur fleur unique, des palmiers, des
orangers et
,
les premiers mimosas en fleur, j'apercevais de co-
quettes villas de couleurs ravissantes enfouies dans leur jardin
comme si elles allaient être toujours à l'abri de la pauvreté, de
la peine, de la difficulté de vivre.
La maladie avait-elle fait son cours? La médecine de
Ruby produit son plein effet? Ou est-ce que je ne fus pas à l'ins-
tant guérie par le bonheur et la vue du monde tel qu'il devrait
être? Aujourd'hui je suis à peu près sûre que c'est bien le bon-
heur, ce matin-là, qui me rendit à la vie.
A son tour Ruby s'éveilla et marqua elle aussi la plus
vive stupéfaction à se voir transportée comme sous l'effet de la
magie dans un monde si beau. Un lent bonheur, plus contenu que le
mien, en accord avec une nature moins démonstrative se fit jour
sur son bon et large visage.
Nous nous sommes
entre-
regardées
dans l'ivresse de nous découvrir, les pélerines d'hier trempées de
pluie, giflées par le vent
,
parvenues dans la douceur du Midi. Je
me sentais déjà attachée à elle et pas seulement par gratitude.
Elle, de son côté, paraissait portée vers moi comme on l'est sou-
vent dans la vie envers qui on a soigné, ramené à la santé. De
plus, elle me découvrait, à peine remise, joyeuse, exubérante, et
je l'enchantai, j'imagine, comme j'avais enchanté Phyllis et en
enchanterais tant d'autres sur ma route, qui, ne possédant pas
mon don de voir, de rire, de [m]
s
'extasier, ne m'en aimèrent que
davantage comme si
,
en m'approchant,
ils m'en
prendraient
avaient pris
une pe-
tite part
. Et Dieu soit à jamais loué si j'ai pu la leur passer!
Je ne sais plus si nous avons été au wagon-restaurant
ou si l'on nous apporta à nos places le café et les croissants.
Je me rappelle seulement que nous buvions et mangions avec goût
tout en ragardant
défiler
à
sous
nos yeux
le jardin continu de la Côte
d'Azur. J'étais enivrée par le gracieux rivage, ses anses, ses
calanques, ses petits ports de pêche et surtout par la clarté du
ciel que je voyais répandue comme je ne l'avais encore vu
e
nulle
part ailleurs aussi éclatante et abondante. Je sentais mon coeur
de minute en minute s'éprendre d'un tel amour de cette terre qu'il
envahirait toute ma vie. Mais j'étais dans la crainte en même
temps que dans la joie, sous le coup de ce bonheur trop instantané,
et je confiai à Ruby que j'avais une grande peur de m'en réveiller
,
,
comme d'un songe
,
trop beau
,
[trompeur]
pour me retrouver
dans l'étroite réali-
té d'il y avait quelques heures seulement. Elle m'avoua connaître
le même sentiment et redouter pour sa part de se retrouver d'un
instant à l'autre à Toronto, les pieds dans la neige salie
,
à pa-
tauger
parmi
les milliers
la foule
dans Bloor street
, sous l'aigre vent venu
du lac Ontario. Alors nous avons bien vu que nous avions mis le
pied en paradis et qu'il était tout aussi vrai que les lugubres
endroits où tant d'hommes ont choisi
s
ou ont dû accepter de vivre.
Nous en sommes venues à parler, elle de l'hôtel à Nice
où elle se retirerait parce que, surtout fréquenté par des Anglais,
elle s'y sentirait moins perdue
,
ne connaissant pas le français, moi
— Nous mangerons et même en mangeant bien
,
je suis sûre
qu'avec l'argent que nous dépenserions, vous dans votre hôtel, moi
à Beaulieu, nous aurons de quoi tenir un mois, deux peut-être...
Je la voyais ébranlée mais rétive encore au sujet de la
marche.
— Je n'ai jamais marché de ma vie, dit-elle, et j'ai
les pieds plutôt malades à force de m'être tenue debout depuis
des années sur le dur à l'hôpital.
— Eh bien, lui dis-je, il est plus que temps de les
remettre d'aplomb ces pauvres pieds, et, vous le savez mieux que
moi, Ruby, pour y arriver, rien ne vaut la marche. D'ailleurs,
nous irons très progressivement: trois ou quatre kilomètres par
jour... pour en venir à vingt, trente...
— Trente kilomètres!
— Mettons dix... quinze... N'oubliez pas: un kilomè-
tre c'est tout de même beaucoup moins qu'un mille.
— Combien moins?
— Oh infiniment moins!...
Je la sentais mollir entre mes mains. Ferme et détermi-
née comme elle l'était quand il s'agissait par exemple de soigner,
elle m'apparut peu résistante dès lors qu'on avait le dessus sur
elle par l'imagination et l'esprit d'aventure. Et j'en débordais
,
surtout grâce aux bons soins qu'elle m'avait prodigués. Peut-être
était-elle de ces natures incapables elles-mêmes de se jeter dans
les routes du hasard mais qui dans le fond du coeur en ont toujours
eu
un peu
l'
envie
et sont prêtes à suivre du moment qu'il y a quel-
qu'un pour prendre les devants. En ce cas, elle serait ma compagne
rêvée. Sa confiance en moi
,
déjà visible
,
m'entraînait à oser encore
plus, de minute en minute.
— Evidemment, lui dis-je, vous pouvez envisager de pas-
ser vos vacances à jouer aux cartes avec vos vieilles dames de
Nice. Pendant
[c]
e
ce
temps nous pourrions tout aussi bien courir
faire la connaissance des pâtres, des cueilleurs de violettes,
courir dans
[illis.]
explorer
les collines,
à la
[illis.]
^
les bords de
mer
, voir les bruyères, la monta-
gne, Avignon, Arles, Tarascon. C'est sans fin ce que nous pour-
rions connaître, une fois lancées sur la route.
Tant et si bien que
,
peu avant l'arrivée à Nice, elle
était convertie à mes idées. Nous descendrions à son hôtel
,
pour
une nuit seulement et y laisserions nos bagages. Le lendemain,
libres comme
le vent
l'air
, nous prendrions la route sous le soleil du
bon Dieu et irions là où appel
l
erait le vent. Mon sauveteur de la
Manche était devenu mon fidèle Sancho.
Avais-je su particulièrement bien m'y prendre ou bien
Ruby était-elle prête
,
inconsciemment
,
depuis longtemps à entrer
dans la peau de ce personnage? Elle en était en tout cas appa-
remment heureuse
comme de rien
encore
de ce qu'elle avait
jus
-
qu'alors
entrepris.
j
usqu'alors.
Tôt le lendemain nous sommes allées nous équiper à bon
compte au marché de la vieille ville. Ruby était émerveillée par
les friperies qui pendaient au long des ruelles étroites et som-
bres. Nous avons acheté
de solides souliers de marche
et
à chacune
,
pour faire plus vite,
une jupe pareille
à celle de l'autre
et des
blousons identiques
en plus d'un havresac à porter sur le dos à
l'aide de bretelles passées autour des épaules. Là-dedans nous
avons mis une carte routière très détaillée, des tablettes de cho-
colat, une baguette de pain, du fromage, un chandail en surplus
,
,
et
,
à peine plus entravées que des chèvres,
nous
nous
sommes parties
par la
Micheline d'abord
,
pour en descendre presque aussitôt
,
la ville quit-
tée
,
et continuer à pied, enchantées de tout ce que nous voyions,
sans doute parce que nous allions au pas et avions le coeur à tout
embrasser.
Sur nous brillait un soleil bienfaisant, nous réchauf-
fant tout juste assez à travers nos blousons. Elle plutôt gras-
sette et forte, moi plutôt menue, nous devions avoir l'air, dans
nos vêtements pareils, de jumelles mal assorties, et tout le long
du chemin les gens nous souriaient. L'air embaumait le thym, la
sauge, le romarin. Au passage, le facteur, un pâtre, deux vieilles
femmes en nour nous saluèrent cordialement, et nous leur rend
î
mes
leur salut: "Jour sieu-dame."
Je ne le savais pas encore, mais ce matin-là commençait
ma vraie jeunesse que
je n'avais pas
eue
encore
aussi totale
, trop
accaparée avant par les soucis et l'inquiétude, et que je n'aurais
plus jamais tout aussi grisante. Pour la première fois de ma vie,
j'étais loin de
tout
le
mal
qui m'avait atteint
e
e
ou atteignait les?
autres. Si j'ai tellement aimé
ce
ce
cher pays
de Provence, c'est
peut-être
avant
toute
tout
chose
parce que là seulement j'ai vraiment
été libérée d'angoisse, libérée d'ambition et
même
peut-être
de
souvenirs,
—
l'être bienheureux
qui vit au jour le jour.
Vers la fin de l'avant-midi, ayant atteint je ne sais
plus trop si c'était Saint-Tropez ou
St
Sainte
-Maxime, je levai les yeux
et, haut dans la petite chaîne des Maures, perché sur un pé
i
ton
rocheux, j'aperçus mon premier village sarrasin aux maisons for-
mant rempart. J'eus instantanément envie d'y être. Nous avons
pris des renseignements à un café. Il y avait bien un car pour
monter là-haut, mais il était parti depuis une heure, et il n'y
en aurait pas d'autre avant le surlendemain. J'étais incapable
d'attendre tout ce temps-là. Je piaffais d'impatience.
— Montons, Ruby!
— A pied?
— Pourquoi pas! On ne peut guère en être à plus de
cinq ou six kilomètres. Nous irons lentement. Nous avons ample-
ment de quoi manger en cours de route. Nous coucherons là-haut
ce soir. La vue doit y être merveilleuse.
Et pour mieux l'allécher, car je commençais à la savoir
gourmande, je lui proposai:
— Ce soir, s'il le faut, nous crèverons notre strict
budget quotidien et nous nous paierons un de ces repas fabuleux.
Que dirais-tu d'un steak au poivre ou d'une sole amandine, avec
des choux à la crème pour dessert?
La pauvre grosse Ruby, déjà éreintée, se laissa persua-
der d'attaquer le rude chemin montant au cours duquel nous ne de-
vions voir ni habitation, ni passant, seul un ermitage depuis
longtemps désert. Au pire du chemin pierreux, elle geignit un
peu. Je faisais de mon mieux pour la remonter.
— Attends seulement de voir l'air que nous allons res-
pirer de ce promontoire.
Hélas, le village que j'avais estimé être à cinq ou six
kilomètres de la côte devait bien en être
à une
quinzaine au moins.
vingtaine.
Au fur et à mesure que nous nous traînions vers lui, il apparais-
sait d'ailleurs reculer dans sa montagne et même s'y cacher à nos
yeux qui ne le trouvaient plus par instants, peut-être sous l'ef-
fet de la fatigue ou parce que la route tournante nous le dérobait.
Ruby commença à boiter. Nous avons découvert, ses bas
enlevés, qu'elle avait à chaque talon une énorme ampoule sur le
point de crever. Heureusement que j'avais pensé à me munir de
diachylon. Je lui fis des pansements adhésifs, lui trouvai à boire
de l'eau fraîche et même un bâton de route. J'en vins de bon coeur
à lui céder ce qui me restait de chocolat quand je découvris qu'elle
avait dévoré tout le sien en cachette. Que n'aurais-je fait pour
retenir mon Sancho sans lequel l'aventure eût perdu presque tout
son piquant? Elle-même n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de le suivre à ses risques et périls?
En tout cas, elle se leva pour me suivre sans trop protester quand
je lui exposai que nous n'arriverions pas avant la nuit au train
où nous allions. Que nous soyions devenues en si peu de temps
inséparables, encore aujourd'hui, des années après que j'ai perdu
Ruby, m'étonne toujours et toujours me ramène vers elle avec plus
d'amitié encore.
En fin d'après-midi, échevelées, les chevilles tordues,
la plus forte s'appuyant de tout son poids sur la plus frêle,
nous avons atteint Ramatuelle et presque du même pas le seuil ac-
cueillant de son unique auberge: c
[C]
C
hez Henri.
Lui-même, Henri — et finalement
tous ^
ceux
du village
— à voir
arriver ces créatures poussiéreuses
,
crurent ferme comme roc avoir
affaire à d'excentriques filles de milliardaires.
Qui d'autres
[s]
[s]
eussent
[illis.][ait]
aurait
pu
, pour le plaisir, se lancer en pareille équipée? Cer-
tainement pas, en tout cas, de vraies pauvres! AInsi naquit
autour de nous, dès notre apparition, une sorte de
légende
allant
devant
donner
suite
[illis.]
lieu
au plus extravagant malentendu
qui allait nous four-
nir, à Riby et à moi, de quoi rire à n'en plus finir.
A cette auberge logeait depuis trois mois un L
l
ord ir-
landais, Sir John Henry Dunn Bart, qui, n'ayant pas d'argent pour
payer sa note
,
ne pouvait s'en aller puisque Chez Henri, s'il était
d'usage de ne payer qu'au départ, on n'en était pas pour autant
exempté à la fin des fins, et le pauvre L
l
ord ruiné, plus le temps
filait et moins il avait les moyens de s'acquitter. En nous
voyant poindre, il crut peut-être enfin venue l'heure de son sa-
lut. Il nous invita à un de ces plantureux repas
comme nous n'en
n'
aurions
pas
rêvé même dans nos
les
plus alléchants
rêves
. Il ne lési-
nait pas sur la dépense. Il n'avait pas plus que le reste à
s'acquitter pour l'instant de ce repas, et ce pauvre grand L
l
ord
avait apparemment été élevé à penser que
ce
qu'il n'avait pas à
que l'on n'a pas à
payer aujourd'hui,
il faisait tout aussi bien de se l'accorder.
on serait bien gauche
gauche
de
e
se la
e
refuser.
Ruby fut immédiatement
regaillardie
reconfortée
par c
l
l
e
plantureux repas
[illis.]
régal
qu'elle
termina par deux savarins engloutis coup sur coup. Je n'en reve-
nais pas
de
tout
ce qu'elle pouvait avaler
et qui apparemment se trans-
formait tout aussitôt chez elle en bonne humeur, en bonnes dispo-
sitions. J'entrevis la manière de la faire m'accompagner jusqu'au
bout du monde si me manquaient les autres moyens.
Ce soir même, il y avait bal musette sur la placette du
village, au son de l'accordéon. Notre L
l
ord nous y conduisit, une
à chaque bras. Au centre de la petite place,
la remplissant pres-
que
en entier
[flèche]
en entier
, s'élevait un très vieil orme, sept fois centenaire, l'aîeul
ici de toute vie, ceint d'un énorme banc au bois de longtemps
adouci. Les plus vieilles gens y avaient déjà pris place, les
femmes ensemble, les hommes à fumer leur pipe dont la fumée se
perdait dans
la voûte épaisse
du feuillage
des branches
sous l'autre voûte
,
,
é-
toilée
,
,
de la nuit douce. Jeunes et vieux vinrent à notre rencon-
tre,
pour
voir
de près et féliciter
ces braves
petites
créatures
ayant
grimpé à pied l'abrupte montagnette pour
être
avec eux
de la fête
.
[illis.]
ce soir.
Sans comprendre grand-chose à ce qu'ils disaient, Ruby
suivait le mouvement des lèvres, les jeux de physionomie, souriait
et se montrait charmée. Elle devait me confier plus tard qu'elle
qui se savait sans beauté, sans attrait — hé oui,
elle le savait trop bien! — pour la première fois de sa vie, ce
soir-là,
elle
s'était sentie
accueillie, acceptée, aimée. Et qu'elle
avait eu besoin presque à chaque instant de se pincer
pour
se
faire
croire que c'était
bien elle qui créait cet effet.
L'accordéoniste entama un air entraînant. Je fis un
tour de valse entre les bras de Sir John Henry Dunn Bart. Il
dansait admirablement. Il savait aussi tourner de belles phra-
ses. Il célébra mon regard qui déjà, dit-il, dès en m'apercevant,
lui avait transpercé le coeur. Et maintes choses de ce genre.
Je l'aurais bien laiss
é
r
continuer encore un peu sur ce ton, mais
je voulais l'amener à faire danser aussi Ruby qui se tenait pour
l'instant assise sur le banc circulaire, parmi les gens sages,
déjà toute contente d'être au mieux avec eux.
— Ruby, lui dis-je, est bien plus belle.
— L'Anglaise!
Mais
e
E
lle est laide
, la pauvre, le nez
trop gros, trop court, la lèvre épaisse.
— Mais elle a de beaux yeux, vous verrez si vous prenez
la peine de les regarder, et c'est un coeur d'or.
Sans
pourtant
encore
avoir
appris
qu'il était à l'affût
d'une bonne fortune, même d'une dot peut-être, qu'est-ce qui me
prit d'inventer:
— Et puis... ce qui ne gâte rien... elle est riche,
très riche...
— Ah oui! dit-il avec un intérêt mal dissimulé.
Il dansa
la
prochaine
danse
suivante
avec elle, et le visage
fleuri de son plus enchanteur sourire,
apparemment
il
lui conta
à
elle
aussi quelque romance. Plus prompte que moi à le voir venir,
elle me souffla avant le prochain tour:
— C'est de toute évidence un type qui cherche une hé-
ritière. Il te trouve très belle, m'a fait de toi mille compli-
ments, et ne cesse de tâcher de savoir si tu es riche pour courir
ainsi le monde avec rien sur le dos. Je lui ai raconté que ton
père est propriétaire des Canadian Pacific Railways. Ne va
s
pas?
me démentir. A ton tour maintenant!
Je trouvai le jeu un peu cruel, mais elle me lança:
— Hé quoi! ce pourrait être une pauvre fille nigaude
qu'il chercherait à prendre dans
ses filets.
!
Au prochain tour que je fis avec lui, le L
l
ord laissa
tomber comme négligemment:
— Vous disiez donc riche en plus de tout son charme vo-
tre délicieuse a