La Détresse et l'Enchantement - Un oiseau tombé sur le seuil
Un oiseau tombe sur le seuil - Etat 3
sur le seuil
par
Gabrielle Roy cahier I Image 1
Parmi les flots de dépaysés que Paris reçoit tous les
jours
,
en vit-il jamais arriver de plus égaré que moi, à l'au-
tomne de 1937 ? Je n'y connaissais personne. De mon lointain
Manitoba, une lettre était pourtant partie me préparer la voie.
Meredith Jones, professeur de français à l'Université du Manito-
ba, y demandait à une de ses élèves, vivant au pair à Paris,
de s'occuper un peu de moi, de me trouver une pension, de venir
m'accueillir à la gare. Nous devions nous reconnaître à un
livre qu'elle aurait à la main et à une revue canadienne que je
porterais sous le bras, mais je l'avais égarée en chemin. Le
plus étrange est que je n'arrive pas aujourd'hui à
trouver
me rappeler
e rappeler
le
nom
de cette personne au livre que j'ai tant cherchée et qui
me fut d'un si grand secours
lorsque enfin
quand
je l'eus
enfin
fin
trouvée
ée
.
repérée.
.
Je mis pied dans la terrifiante cohue de l'arrivée
d'un train maritime en gare Saint-Lazare. Dans une mer chan-
geante de visages, je me pris à essayer d'en reconnaître un que
?
je ne connaissais pas. Happé/
e
e
tout innocente par les cris,
la hâte, de puissants remous,
je
n
m
'en allais
pas moins
par moments
, je ne
sais comment,
presque toujours
à contre-courant
d[illis.]
du flot humain,
et me le fit reprocher: " Dis donc, toi, t'es pas capable de
regarder où tu vas ! " Je crois me rappeler que c'est
la
une des
pre-
mière
s
phrase
s
que je m'entendis adressée
r
à Paris. Je commis
aussi la bêtise de tâcher de retenir parmi ces gens quelqu'un
Image 2
de pressé pour en obtenir un renseignement, et me fit remettre
à ma place. " Pour les renseignements, il y a les Renseignements ! "
L'homme, en s'en allant, peut-être pris de remords, m'indiqua
une direction d'un coup de menton. J'avisai ensuite une sorte
d'uniforme de qui j'espérai l'espace d'une seconde un peu de
secours, mais à peine avais-je entamé mon récit qu'il m'envoya
promener. " Hé quoi ! Je cherchais quelqu'un. Eh bien ! la
gare était pleine de gens qui se cherchaient." Puis il lança
à voix haute par-dessus ma tête, chassant manifestement plus
payant que moi : " Porteur ! Porteur ! Porteur !...
»
c
c
c
ependant
que de partout on lui criait justement aussi: " Porteur ! Porteur !
Porteur !...
»
J'avais fini par aller dans le sens de la foule, et
elle m'entraîna, sans que j'y prisse grade, passé les barrières,
dans la salle d'attente noire de monde. Alors
je désespérai
de
trouver
jamais ma payse. J'allai à un guichet qui me renvoya
à un autre qui, lui, me fit honte de ne pas savoir lire les
panneaux où tout, me fut-il dit, était inscrit.
Et ce devait
être
[le cas]
ainsi
, car je me trouvai devant une masse de signes, mots et
abréviations à me faire tourner la tête.
A la longue, je retrouvai quelque bon sens et me dis
que si ma payse m'attendait encore, ce n'était sûrement pas
dans cette trop vaste salle, mais vraisemblablement sur les quais.
Je retournai de ce côté. Au tourniquet, le contrôleur m'arrêta
d'un sec:
— Eh
t
où pensez-vous allez
r
comme ça, la petite dame ?
— De l'autre bord.
— Quel bord ? Le bord de mer !
-
Je fis un geste.
— En ce cas, ma petite dame, votre ticket !
— Mon ticket ! m'écriai-je d'épuisement. Mais je l'ai
donné au contrôleur du train. Je suis arrivée par ce train.
— Et vous voulez déjà y retourner !
Avec le temps, je devais me faire à ces passe
s
d'armes
auxquelles tant de Parisiens semblent prendre plaisir, en trouver
moi-même quand j'aurais le tour, mais pour l'instant je n'étais
que désespoir. Il me paraissait aussi impossible de me faire
entendre à Paris que si j'avais été transportée au coeur de la
Chine. Je tâchai de faire fléchir
,
l'homme
,
au tourniquet
,
en
lui racontant comment j'avais perdu en route la revue qui aurait
permis à ma copine de m'identifier, et je le suppliai, pour
finir, de me laisser au moins aller voir si elle n'était pas
encore sur les quais.
Parce qu'il estimait peut-être que je lui avais pris
trop de temps avec mon récit embrouillé,
alors
cependant
qu'il
n'avait rien fait
pendant que je lui parlais
,
que de s'examiner
les ongles, le contrôleur ne me parla plus qu'en moitié
s
de
phrases.
— Ticket de quai...
— Où ?
Il indiqua une direction.
— Machine...
Je la repérai. Et, tout d'abord, tant elle me parut
,
à
l'encontre des êtres énervés que j'avais croisés, de bonne
composition, elle m'inspira confidance. Au-dessus d'une fente,
elle annonçait qu'elle était distributrice de tickets de quai.
Je poussai le levier.
Rien.
Un
M
m
onsieur élégant, l'air fort pressé, s'était pour-
tant arrêté pour me regarder faire.
—
-
Ç
a irait mieux, me conseilla-t-il, si vous mettiez un
franc.
Je rougis jusqu'aux yeux. J'ouvris mon sac. Hélas.
!
,
j'étais encore sans monnaie française.
L'homme élégant mit la main dans sa poche. Il en tira
un franc qu'il déposa dans ma paume, et déjà il s'en allait, la
physionomie comme refermée. Je m'élançai à sa suite en criant :
" Monsieur ! Monsieur ! De grâce, votre nom, votre adresse,
afin que je puisse vous rembourser ! "
Sans tout à fait ralentir, il se tourna à demi vers
moi, et
,
j'eus droit à mon premier sourire à Paris, quoique
déjà plutôt du genre ironique.
— Voyons mademoiselle, que d'histoire
s
pour l'amour d'un
franc !
et il se hâta de me semer, par impatience ou pour m'é-
viter de l'embarras.
J'ai donc encore un peu sur le coeur cette première
aumône de ma vie que je reçus peut-être d'un Rostchild, car
parfois je crois me souvenir d'une paire de gants, d'un foulard
comme j'en ai rarement vu depuis.
Je me représentai à la barrière, munie de mon ticket
de quai. Sans m'en apercevoir je me trouvai à affronter un
nouveau contrôleur qui venait peut-être tout juste de relayer le
précédent.
— Où allez-vous comme ça, ma petite dame.
?
m'entendis-je
encore une fois demander.
De stupéfaction, je levai les yeux pour lui faire repro-
che de ne plus déjà me reconnaître, alors que j'étais devenue
moi-même incapable de distinguer les visages.
— Je vous l'ai dit pourtant. Je cherche ma compatriote
qui devait venir à ma rencontre, et vous m'avez envoyée chercher
un ticket de quai.
— Mais il n'y a plus personne sur le quai, me fit remar-
quer ce contrôleur-là, plus obligeant que le premier, et c'est
ainsi qu'à la fin je sus avoir affaire à un autre. Voyez
-
vous-
même !
C'était bien vrai. A perte de vue, sur le quai, pas
une âme ! Je revins au milieu du hall bourdonnant. Je n'osais
m'approcher du guichet d'où l'on m'avait envoyée aux panneaux.
J'errai un moment, sans but parmi la foule, cherchant seulement,
je ne sais pas pourquoi, à attraper au moins un regard, mais aucun
ne s'arrêtait sur moi, et,dans ma sensibilité exaspérée, j'y
crus voir la preuve d'une défaveur générale à mon égard. Je
me voyais sans monnaie du pays, sans même connaître l'adresse
où une chambre m'était retenue, condamnée
e
à tourner indéfiniment
au sein de la plus cruelle indifférence. Mon esprit inclinait
tellement au noir que, dans ce vaste hall de Saint-Lazare, je
finis par reconnaître une image de ce qu'allait être ma vie
échouée à Paris.
Soudain, pourtant, la foule avait commencé
e
à s'amincir,
et, bientôt, si rapidement que j'en fus surprise et encore plus
effarée, nous n'étions plus qu'une douzaine peut-être,
à
l'
allure
d'épaves
, qui tournions encore dans l'immense hall devenu tout à
coup comme dix fois plus grand. Et puis, nous ne fûmes plus que
deux petites silhouettes chacune à une extrémité de ce désert, qui
amorcèrent ensemble une timide approche l'une vers l'autre. Je
n'avais pas ma revue, elle n'avait pas son livre dont elle de-
vait m'apprendre qu'elle l'avait oublié dans le métro. Un regard
suppliant passa entre nous. Elle éleva la voix la première:
— Etes-vous Gabrielle ?
Je lui sautai au cou comme si elle m'était devenue
l'être le plus cher au monde. Pourtant je cherche toujours son
nom. Je l'ai constamment au bord des lèvres depuis des années,
il me semble. Ne me sera-t-il donc jamais rendu par ma traître
mémoire, ce nom si cher ?
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Déjà, en route pour réclamer mes bagages à la consigne,
elle s'évertuait à m'encourager.
— Ne t'en fais pas au sujet de l'accueil à Paris. C'est
toujours comme ça. On a l'impression de descendre chez un peuple
en permanent état de guerre interne. Tout y est sujet de dispute
et d'argument. Mais au fond c'est une guerre amicale, et presque
toujours, tu verras, au profit de la justice et de la logique, une
passion, la logique, qu'ils ont dans le sang comme un virus. On
s'y habitue, tu verras. Même on y prend goût et, le croiras-tu,
quand on en arrive à battre les Parisiens sur leur propre terrain,
ils rendent les armes que c'en est déconcertant. En tout cas, ce
qu'il faut à tout prix ne jamais leur montrer, c'est qu'on a peur
d'eux. T'as compris ?
J'entendais par bribes l'étonnant discours, ma compagne
ayant pris les devants, moi la suivant comme je pouvais, et souvent
séparée d'elle par un pilier ou, parfois, une grande zone déserte.
A la consigne, je récupérai mes deux lourdes valises et
ma malle garde-robe qui devait bien peser deux cents livres. Ce-
pendant, de
s
porteurs qui, un instant plus tôt, emplissaient l'air
de leurs offres de service criés à tous les coins de la gare, plus
aucun signe. Quand nous avons à notre tour lancé le mot en appel
au secours, il résonna, tout piteux, dans un silence sans fond.
Alors ma payse et moi avons entrepris de trimballer mes
deux valises à une assez bonne distance, mais pas assez pour les
perdre de vue, puis nous nous sommes attaquées à la malle, la
faisant pivoter sur elle-même, sous les yeux au reste appréciatifs
d'une bonne demi-douzaine de balayeurs, pour l'instant tous appuyés
sur leur balai. Ils nous auraient bien aidées, dirent-ils, mais
ce n'était pas leur boulot. Mes bagages réunis, nous nous sommes
assises un moment sur les valises pour reprendre souffle. Fina-
lement nous avons atteint le trottoir d'où nous avons hissé le
bagage dans un haut taxi dont le chauffeur tout ce temps continua
à lire tranquillement son
Paris-Soir
, l'une de nous, grimpée à
côté de lui
,
tirant et l'autre, d'en bas, poussant de toutes ses
forces. A la dernière minute, il daigna se soulever un peu le
derrière et nous donner un coup de main pour la malle garde-robe
qui entrait tout juste dans la cabine.
Et
,
enfin, en route vers la ville-lumière ! Rue après
rue, je ne voyais pourtant que de hautes façades plongées dans une
obscurité sévère. Même les réverbères ne dispensaient qu'une
chiche électricité.
— Je t'ai trouvé une pension tout ce qu'il y a de bien,
comme ils disent ici, m'expliquait ma payse. Chez madame Jouve.
Mais il est certain que ce soir elle va déjà te tomber dessus
pour arriver si tard. Passé minuit, c'est barricadé chez elle
comme dans leurs châteaux forts du Moyen-Age. As-tu déjà vu
Carcassonne ? demanda-t-elle,
et
elle
revint à madame Jouve
. Si elle
attaque, contre-
-
attaque. Si elle grogne, grogne plus fort. C'est
comme ça qu'on s'en tire à Paris.
— C'est affreux !
— Non, parce que ensuite vient l'estime.
Autre oubli singulier, et peut-être révélateur
,
de ma
part ! je ne me souviens pas non plus de ma première adresse à
Paris, encore que je pourrais sans doute m'y rendre
,
les yeux fer-
més. C'était -
—
à l'époque -
—
un immeuble imposant, de six étages,
bâti en fer à cheval, dont la grille, à côté de la guérite du
gardien, -
—
et sur ce point au moins ma mémoire ne me fait pas
défaut-
—
donnait sur la rue de la Santé.
Evidemment, à cette heure tardive, nous avons trouvé la
haute grille fermée et la loge du gardien tout aussi noire qu'une
hutte en forêt. Ma payse le réveilla d'une sonnerie dont elle
avait eu à chercher à tâtons le bouton près de la grille. Je
n'avais encore jamais eu dans toute ma vie à déranger tant de
monde simplement pour entrer me coucher un peu passé minuit. Je
n'en revenais pas de ce que la ville qu'on disait vouée aux plai-
sirs nocturnes, avec ses mille spectacles, ses mille cabarets,
pût être également si couche-tôt. En route, je n'avais vu d'elle
que d'immenses pans endormis,
des blocs
solide
s
d'ombre
sous
sans
une
seule fenêtre éclairée
.
Le gardien survint en achevant de s'habiller, sans trop
bougonner tout de même.
Il nous ouvrit la grille. Et nous voilà à l'intérieur
d'une enceinte ténébreuse avec son fond de six étages plongés
presque entièrement, de haut en bas, dans la nuit noire. A peine
si une veilleuse émettait ç
à
et là un pauvre clignement. Alors
je vis monter au-dessus du bâtiment obscur un jeune croissant
de lune dont la corne d'or brilla aussi purement ici que dans
les profonds espaces déserts du pays canadien.
L'absence de témoins rendit peut-être notre chauffeur
un peu compatissant. Il se hissa hors de son siège et descendit
mon bagage sur le trottoir et, un bon mouvement en entraînant un
autre, finit par nous aider à tout mettre dans l'entrée de l'im-
meuble, après avoir obtenu qu'elle s'ouvrît, je ne me rappelle
plus si c'est en poussant un bouton ou en criant: Porte ! Porte !...
Cela fait, il décampa en vitesse, tout en nous souhaitant: " Soir...
sieu-dame !... " Et aussitôt l'électricité nous manqua. Butant
de tous côtés sur mes effets éparpillés, ma payse se mit à chercher
la minuterie. Elle n'annonça l'avoir trouvée, et sur le coup la
lumière nous fut rendue. " C'est à la minute,
»
»
m'expliqua-t-elle
,
en me montrant à la course comment faire, pour le cas où je serais
surprise toute seule dans une entrée obscure. J'avais à peine
saisi la leçon qu'elle me pressa : " Allons, prépare-toi à faire
vite... " L'ascenseur, appelé, descendait vers nous en g
e
ig
ig
nant
et en se balançant comme les nacelles des premiers essais aéro-
nautiques. Il s'ouvrit, révélant un intérieur si exigu que je
n'en pouvais croire mes yeux et demeurai frappée de surprise,
à perdre un temps précieux.
Mais ma payse en avait bloqué la porte d'une valise
placée en travers
,
et s'esquintait à faire entrer la malle dans
la cage, car, me disait-elle
,
à bout de souffle, si elle n'y
entre pas la première, elle n'y entrera jamais. Enfin, elle y
fut
mais
prenant
prit
presque toute la place.
— On va revenir pour le reste du bagage ? demandai-je.
— Et laisser des effets en bas ! au risque de se faire
voler ! Jamais de la vie. On embarque tout.
— Mais il n'y a personne.
—
C'est
ça
ce
que tu crois!
Monte sur la malle, et je vais
te passer une des valises.
Debout ma malle était déjà haute. Juchée dessus, je
touchais le plafond. Je réussis à arrimer une valise à côté
de moi.
Sur ce, l'électricité nous manqua. Ma payse courut
la rechercher. Nous sommes alors parvenu
s
es
à mettre les deux va-
lises debout, côte à côte, en précaire équilibre sur la malle.
Amincies nous-mêmes à l'extrême entre la porte fermée et la mon-
tagne de bagages que nous maintenions en place de nos bras étendus,
nous avons commencé à nous élever doucement vers le sixième...
lorsque l'électricité nous manqua encore une fois.
Alors me gagna un fou rire, certes l'un des moins gais
à me posséder jamais. Il n'en résonnait pas moins avec une rare
insolence dans ce boyau où nous étions engagé
e
s et qui le condui-
sait
,
amplifié, en haut et en bas. Ma payse me suppliait: " Not
so loud!... Not so loud!..." Car cette payse était de langue
anglaise
,
et
,
quoiqu'elle eût fait
,
en un an à Paris
,
d'énormes
progrès en français, il lui arrivait, sous l'effet de la surexci-
tation, de retomber dans sa langue maternelle. Mais elle avait
beau me mettre en garde : " You'll wake everybody..." la peur
que j'en avais était justement ce qui redoublait mes tortur
a
nts
accès de rire. Ils cessèrent pourtant aussi brusquement qu'ils
m'étaient venus. Nous étions toujours dans le noir. L'ascenseur
stoppa
.
" Hold the lift..." me chuchota ma payse en vitesse,
et elle tâtonnait dans le corridor à la recherche de la minute-
rie. La lumière, quoique bien faible, m'aveugla,
habituée que
je
l
j
'étais déjà à me mouvoir dans l'obscurité.
" No noise... " m'avertit ma payse, et nous nous
sommes attaquées à sortir mon bagage, l'avons traîné puis empilé
à la porte de l'appartement de madame Jouve, sans faire plus de
bruit que des voleurs. Et, à propos de
s
voleurs, j'aurai bientôt
à en parler, mais attendons que vienne leur tour.
!
..
.
Quand mon
bagage fut rangé à notre goût, sans trop bloquer le passage,
j'appuyai le doigt sur la sonnette au-dessus d'une carte dont la
distinction me glaça: Madame Pierre-Jean Jouve.
Elle-même presque aussitôt
,
ouvrit,
en robe de chambre,
les yeux lourds de sommeil et le reproche déjà à la bouche, quoique
poli.
— En voilà une heure pour arriver! Vous auriez au moins
pu m'avertir que vous seriez en retard, m'envoyer un câble...télé-
phoner...
Les yeux soudain mieux ouverts, ce qu'elle vit alors
en tout premier lieu, ce ne fut pas
mon
fourre
pauvre
visage
en si grande
quête de sympathie ni
la bonne
petite
face ronde
de ma payse
toute rouge encore du combat livré, rien en somme de ces deux
petites bonnes femmes et de leur héro
ï
que effort pour arriver
chez elle, mais la montagne de bagage entassée à la porte. Elle
en poussa un cri:
— Ce n'est pas rien qu'à vous... tout... tout... tout...
— Je viens pour un an, madame, osai-je lui répondre.
— Et vous pensez avoir besoin de tout... tout... cela...
pour une pauvre petite année !
J'eus envie de rétorquer qu'une année à Paris ne pouvait
pas être une " pauvre petite année..." mais je n'en eus pas le
temps.
— Toutes les mêmes, les Américaines avec vos tonnes de
bagages!
— Je suis Canadienne.
— - Toutes pareilles, continua-t-elle, avec vos énormes
malles garde-robe. Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un
appartement parisien. Nous ne sommes pas au large ici comme dans
votre Canada.
Ma malle était pourtant du modèle le plus compact que
j'avais pu trouver chez Eaton à Winnipeg, et d'ailleurs expressé-
ment conçu
[illis.]
e
, selon la réclame, pour aller à Paris, puisqu'elle
demandait: "
Are you going abroad
? ..." et répondait: "
Take
me with you
..." promettant de se faire petite, rangée à plat
sous le lit, ou debout dans un coin de la chambre à y faire
office de garde-robe la moins encombrante possible avec son com-
partiment à cintres pour les costumes et ses tiroirs à souliers
et à linge de dessous.
Mes amies
les plus chères
s'étaient
mises
avec moi pour en défrayer l'achat. J'y avais rangé
mes
effets
les plus
précieux
. Et si je lui avais déjà été attachée
au départ, que dire de mon sentiment à son égard
,
maintenant que
nous avions franchi ensemble de si dures traverses. Je regardais
avec appréhension madame Jouve la regarder sans aménité.
— Écoutez
,
mon petit, chuchota-t-elle, car, pour ne pas
réveiller les gens d'à côté, toute cette conversation de reproches
et de faibles excuses se poursuivait à voix basse, les valises,
nous allons essayer de les caser pour cette nuit du moins dans
l'appartement, encore que je ne voi[illis.]
e
pas comment elles vont
entrer dans votre chambre, mais pour ce qui est de la malle...
Sa voix, distinguée à l'extrême, n'en était pas moins
inflexible.
— ...elle doit descendre dès ce soir au sous-sol.
Nous l'avons rembarquée, à trois cette fois, madame Jouve
gênant toutefois plus qu'elle n'aidait à cause de sa flottante
robe de chambre au tissu laineux qui allait se prendre dans les
mailles de la grille. Nous sommes descendues dans les entrailles
de la terre. L'électricité ne donnait plus que de pâles petits
feux espacés au long d'un étroit couloir de terre battue qui se
perdait dans une obscurité profonde, car apparemment la lumière
était dispensée
,
ici comme en haut, par minces tranches. Sur
le côté se trouvaient, à la suite, de petites cages de rangement
grillagées qui, dans l'atmosphère lourde, évoquaient l'idée de
cachots. Nous allions en roulant ma malle sur elle-même, et
j'éprouvais le sentiment, à peine arrivée, d'être déjà plongée
vivante dans une de ces histoires du Paris ténébreux que j'avais
lue
s
autrefois
,
à ce qu'il me semblait
,
avec
tout
tant
de plaisir
,
alors
que j'étais saine et sauve. Je le dis à madame Jouve qui prit le
parti de me gronder amicalement, me reprochant d'avoir trop
d'imagination et de la laisser galoper. Nous étions tout bonne-
ment, selon elle, dans un sûr et propre sous-sol, très accessible.
Elle devenait gentille à sa manière Elle me prédisait que
j'allais bientôt trouver mille fois plus commode d'avoir ma
malle en bas, où je pourrais à tout instant, sans déranger, venir
chercher ce qu'il me fallait, plutôt que dans ma chambre très
petite en vérité -
—
et comme je tomberais d'accord avec elle
quand je verrais la chambre !
Nous avons abouti à une cage dont le numéro au-dessus
d'une porte de grillage correspondait à celui de l'appartement
de madame Jouve. Elle joua un moment avec le cadenas et remarque
a
:
— Tiens! On dirait qu'il a été forcé. Il faudra voir à
le changer demain sans faute.
Remarque qui aurait dû me mettre en état d'alerte mais,
tout à coup, comme il m'est arrivé bien souvent dans ma vie
,
au
milieu de difficultés sur lesquelles je n'ai pas de prise, je
n'étais plus qu'à moitié présente, une part de moi vagabondant
dans des réminiscences de lectures que cette descente au sous-sol
de Paris avait éveillées en moi. Ainsi, au cours d'événements
absurdes ou me dépassant, j'ai souvent trouvé refuge dans des
souvenirs laissées par des livres et qui me paraissent plus confortable
s
que la réalité où je suis empêtrée.
Au moment de m'en éloigner, je jetai pourtant
un regard
[illis.]
noire
navré
vers ma malle
. Elle faisait bien seule, debout au milieu
du cachot. J'eus un pressentiment que je pourrais bien ne jamais
la revoir. Mais il fut emporté par la nouvelle difficulté à
laquelle nous eûmes à faire face, l'électricité nous manquant
dans les entrailles de Paris. Par bonheur, madame Jouve avait
un briquet dans une poche de son e
m
n
combrante robe de chambre.
A la courte flamme, nous tenant toutes trois, je ne sais pourquoi,
par le bras, à la manière de rescapés, nous avons refait surface.
Au rez-de-chaussé, nous avons laissé filer ma copine
en grande hâte. C'était bien juste maintenant si elle allait
attraper le dernier autobus pour son quartier lointain. La chère
enfant me lança à la volée qu'elle passerait me prendre à la
première heure pour nous présenter au commissariat de police.
En route, nous aurions à me faire photographier de face, de
profil, les oreilles découvertes, et il ne faudrait pas oublier
de me munir d'un certificat de domicile. Si nous avions le temps,
nous passerions à l'Ambassade signer le registre des ressortissants...
" And bye until to morrow..."
Enfin, j'étais saine et sauve dans l'appartement au
sixième. Madame Jouve
,
m'ayant fait asseoir " un moment "
,
prit
enfin le temps de me regarder et devint presque maternelle.
— Mon pauvre petit, vous avez l'air tout chaviré. Vous
prendrez bien quelque chose pour vous remonter ?
Je pense alors avoir rêvé d'un bon chocolat fumant
comme maman m'en apportait une grande tasse bien pleine quand
elle aussi, au terme d'une journée qui m'avait été pénible,
me trouvait petite mine. J'acquiesçai en ébauchant, j'imagine,
un sourire
,
au souvenir du riche, onctueux et odorant chocolat
auquel j'avais droit en rentrant d'une de nos soirées de tournée
dans les petits villages du Manitoba, ou même seulement en ville.
Et je devais continuer à sourire faiblement, car, derrière ce
souvenir, s'en levait tout un train, que je n'aurais jamais
découvert
s
si aimables
,
ni même que je les possédais,
sinon
si [je n'étais]
par-
[illis.]
si je n'avais pas été plongé
é
e dans le rêve que je faisais d'avo[ir] enfin abouti à Paris
venue dans cette espèce de rêve où j'étais^
[p][illis.]
pas été [illis.] que je [illis.]
que j'avais enfin
enfin
abouti à Paris.
— Je vous fais une citronnade, dit madame Jouve.
Or une citronna
a
de, à la veille de me coucher, ne m'a
jamais rien valu, m'obligeant à me relever tous les quarts d'heure.
Mais je n'avais plus de force pour refuser. Madame Jouve alla
dans la cuisine presser un citron. Elle m'apporta un breuvage
amer, à peine adouci par un peu de sucre, que je bus en me
retenant tout juste de grincer des dents.
— Allons, venez vous coucher !
Elle me conduisit, au bout d'un corridor, à une porte
qu'elle ouvrit avec précaution sur une chambre qu'éclairait
quelque peu
l'
indirecte
la
lumière
de la jeune lune que j'avais
vue se lever au-dessus des fortifications. ( Je ne sais toujours
pas pourquoi ne me quittait pas cette idée de fortification
s
,
entretenue peut-être par le sentiment de m'être si loin fourvoyée
de ma vie que je serais à jamais empêchée de la retrouver. )
J'entrai à l'aveuglette dans la petite chambre inconnue.
— Prenez le lit à droite, me guida madame Jouve. Si vous
le pouvez, n'allumez pas pour ne pas réveiller votre compagne
de chambre qui doit se lever tôt.
Je trouvai le courage de rappeler à madame Jouve:
— Mais
je vous
j'
ai bien précisé dans ma lettre
que je
tenais à une chambre seule.
— Et vous l'aurez, mon petit. J'ai été prise de court
à cause d'une Suédoise qui m'est arrivée à l'avance.
Elle referma la porte.
A tâtons, je trouvai la tête du lit, déposai mes vête-
ments autour de moi sur ce qui pouvait être une chaise, une ta-
ble de nuit, je ne savais trop, puis m'étendis, mes nerfs commen-
çant malgré tout à se dénouer. Mais à peine avais-je glissé vers
un peu de calme que les effets du citron se firent sentir. Je
ressortis du lit, trouvai mon chemin jusqu'à la porte, l'ouvrit,
la refermai sans bruit, suivit un couloir et parvint, en me
guidant par une sorte d'instinct, au petit endroit où je n'allu-
mai pas plus qu'ailleurs, identifiant toutes choses au toucher
seulement. Et tout se passa dans le plus parfait silence. Jusqu'au
moment où, ayant repéré et solidement attrapé la chaîne de la
chasse d'eau, je donnai un bon coup. Et ce fut comme si j'avais
ouvert les barrages à une tumultueuse cataracte. Au grand jour
seulement, quand je découvris le réservoir fixé presque au
plafond, déversant son eau en chute abondante de trois mètres
de haut,
ai-je
j'ai
compris comment
j'avais pu déclencher un tel
vacarme.
[illis.]
Je revins sur mes pas, me replongeai dans ce que
je
re-
connus, du bout des doigts, être mon lit, entendis du lit voisin
une sorte de grognement dont je ne sus s'il provenait de la mau-
vaise humeur ou d'un rêve contrarié. J'allais m'assoupir. Mais
le citron pressé n'en avait pas fini avec moi.
Il semblait
même
attendu
attendre
ttendre
que je fusse
de retour dans mon lit pour exercer
son plein effet. Je retournai par un chemin inconnu à travers
l'appartement inconnu. J'en revins. J'y retournai. À ce
que je devais apprendre bientôt, on entendit deux fois encore
à travers l'appartement l'immense bruit de cataracte. Je reve-
nais sur la pointe des pieds alors que retentissait pourtant
bien assez fort pour couvrir le bruit de mes pas l'impressionnant
glou glou du réservoir se remplissant presque aussi bruyamment
qu'il se vidait. Qu'est-ce qui me poussait, à renfort de tant
d'eau
d'
à
à
en chasser une si petite quantité ? La peur sans
doute de ne pas me conformer aux usages de Paris et à ses
gens civilisés, alors que je faisais tout le contraire.
D'épuisement, je finis par m'endormir. Mais sans
trouver de repos. Dans mon rêve, je traversais Paris, ma malle
sur le dos, devenue un de ces portefaix, pauvres bougr[i]
e
s de jadis,
dont une image était sans doute remontée du vieux fonds de mes
anciennes lectures. Puis, en trébuchant sur les pavés du Roi,
je courais pour échapper à des truands lâchés à mes trousses.
Enfin, j'étais Jean Valjean engagé dans les égo
û
ts de Paris,
et, cramponnée à ma malle, je filais sur des eaux nauséabondes.
La chasse d'eau, le sous-sol de chez madame Jouve, des réminiscences
de livres de mon enfances se mêlaient pour me fabriquer un des
rêves les plus imagés que j'ai jamais rêvé
s
s
. Soudain, il me pro-
jeta en plein bal musette avec ma malle que je m'efforçais,
entre mes bras, de faire valser au son d'une entraînante musique.
J'ouvris les yeux. Il faisait grand jour. A deux pas de moi
il y avait un piano prenant bien les deux tiers de la chambre. Ma
compagne, son lit déjà fait, elle-même lavée, peignée, habillée, à
son piano y allait à tour de bras.
— Bonjour, vous, la Canadienne ! lança-t-elle à travers
accords et arpèges.
Sans s'excuser le moindrement du monde de m'avoir si
brusquement réveillée, elle s'en prit plutôt à moi, quoique
gentiment, de l'avoir empêchée de dormir avec mes allées et
venues et " cette infernale chasse d'eau que vous avez passé votre
temps à tirer comme si vous vouliez déverser toute l'eau de la
Seine... Etes-vous prise toutes les nuits de pareille bougeotte?
»
»
me demanda-t-elle et
elle
elle
m'avertit
que, pour sa part, elle aimait se
coucher tôt afin de se lever également tôt et se mettre, fraîche
et dispose, à son piano, y travailler ses pièces d'entrée au
Conservatoire.
Ainsi commença ma vie auprès de Charlotte, jeune musi-
cienne d'Alsace,
tenant
à son piano huit heures par jour
, et que
je devais pourtant venir à regretter lorsque madame Jouve, cédant
à mes demandes réitérées, me casa seule dans un réduit à l'autre
bout de l'appartement.
Pour le moment, j'aurais tout donné pour une heure en-
core de sommeil, mais Charlotte avait entamé une marche triomphale.
Elle jouait bien, la bougresse.
!
A moitié morts, mes nerfs tentaient
de vibrer à sa musique. Du reste, ma payse arrivait justement et
je l'entendis,
haussant la voix
,
par-dessus la musique,
s'in-
former dès l'entrée:
— Comment, Gabrielle n'est pas encore debout et prête?
Nous avons beaucoup à faire aujourd'hui.
A ma surprise, au cours d'une pause que fit Charlotte,
j'entendis madame Jouve se porter à ma défense.
— Laissez tout de même cette enfant reprendre ses esprits.
Et d'abord vous allez la laisser déjeuner en paix.
Je parus, à peine réveillée, dans la salle à manger.
Mon couvert était resté mis, le seul maintenant, à une longue
table ovale au centre de laquelle un délicat bouquet attirait
aussitôt le regard.
— Qu'est-ce ? demandai-je, ne connaissant pas ces fleurs.
— Des anémones, mon petit, fit madame Jouve apparemment
contente de ma question.
Habillée de noir qu'agrémentait seul un liséré blanc
[?]
haut sur le cou, son chignon impeccable, je vous aurais défié
de reconnaître en elle la dame en savates du sous-sol.
— Marie, lança-t-elle vers la cuisine,
le petit déjeu-
ner de mademoiselle.
!
Et bien chaud, hein!
Je pris le bol fumant, moitié café odorant, moitié
lait bouilli et lui trouvai un goût exquis. J'imitai ensuite
ma payse à qui madame Jouve avait aussi fait servir du café,
trempant comme elle dans ma tasse un croissant sortant du four.
C'était délicieux. Un soleil chaleureux
,
entrait à flot
s
par la
fenêtre où j'avais vu la lune se lever comme au-dessus de
mâchicoulis. Les anémones, que j'ai tant aimées depuis, ne
cessaient de m'attirer et j'avais à tout instant l'envie de les
toucher. En dépit de ce que j'avais la gorge brûlante et sans
doute un commencement de rhume, je me sentais timidement prendre
pied à Paris, ce matin, telle une plante malme
n
née que l'on re-
couvre de terreau protecteur. Je me serais volontiers attardée
à cette table,
sans
encore
savoir
pourtant que c'est l'heure
pour ainsi dire la plus douce à Paris, une halte de paix, de
sérénité, de rêverie presque, aménagée au tout début de la
journée avant qu'on ne se soit jeté dans la folle précipitation.
Bien des fois elle devait me reprendre le coeur, me le remettre
d'aplomb alors que je pensais ne plus pouvoir tenir à Paris.
Mais elle semblait toujours aussi contre-nature en cette ville
harcelante et ne pouvait jamais durer plus qu'un bref moment,
le temps de se demander s'il avait eu lieu ou si on l'avait
espéré
. A peine avais-je, à l'exemple de ma payse, dévotement
ramassé les miettes de mon croissant sur la nappe, qu'elle me
pressait :
— Allons !
.
on file au comissariat.
La pauvre enfant ne pouvait faire autrement que de me
presser, elle-même pressée par sa bourgeoise qui lui accordait
peu de répit, la voulant à toute heure chez elle à parler en
anglais aux enfants en retour des repas et du toit
gîte
assurés.
Et me voilà, tout juste sortie du cauchemar de la nuit,
courant, trébuchant à travers Paris à la suite de ma copine qui,
lui restait-il assez de souffle pour faire en cours de route mon
éducation, n'en perdait pas l'occasion:[flèche]
" Regarde
,
tu vois
:
aux arrêts d'autobus, si tu n'as pas envie
de te voir laissée en arrière toute la journée, pousse ce levier,
prend
s
de la machine un ticket de préséance - C'est comme au temps
de Frontenac et de Monseigneur de Laval. Et tantôt, quand le
contrôleur va gueuler: " Numéro ! Numéro !
»
et que tous les gens
vont gueuler ensemble, toi aussi gueule ton numéro. Il n'y
aura que les vétérans et les femmes enceintes à passer avant toi,
mais attention, j'en ai vu tricher... Monte ! C'est notre tour...
Tiens, regarde ! C'est le célèbre Café du D
ô
me o
ù
s'assemblent
les beaux esprits. Madame Jouve ne s'en doute pas, mais sa pré-
cieuse Suédoise trop belle sur qui ses parents à Oslo l'ont priée
de veiller étroitement, elle qui t'a pris ta chambre, passe des
soirées entières ici avec des hommes inconnus... On descend ici...
Attention !... Malheureuse
!
On ne traverse les rues à Paris
qu'aux passages cloutés. Autrement, si tu te fais écraser, c'est
quand même toi qui a
s
tort... As-tu aperçu la tour E
i
ffel ? C'est
monstrueusement beau comme ils disent... Ici
,
le métro ! On descend.
!
Regarde ! C'est la maquette ! Supposons que tu ne saches pas faire
la correspondance entre, disons
,
la Porte des Lilas et P
a
ssy,
tu presses ce bouton. Tu vois ! Un réseau de points s'allume
pour t'indiquer ton chemin. C'est facile. On est à Paris.
Tout y ^
est
clair inflexiblement. " Et elle ajouta ce que je ne devais cesser d'entendre tomber de toutes les bouches: " Il n'y a pas
à se tromper." Et j'eus de quoi me débattre en rêve au cours
de bien des nuits encore.
Après deux journées, sur terre ou sous terre, à courir,
voler, rouler et tousser — car mon rhume s'était déclaré —
ma payse ne perdant toujours pas l'occasion de m'instruire:
" La Sainte-Chapelle ! Non, elle est déjà en arrière... Ce qu'il
y a de plus raffiné au monde... Notre-Dame
,
à droite !... Tiens !
en face, l'Arc de Triomphe !... Là-bas, le dôme des Invalides !
Non, tu regardes du mauvais côté... Le vilain Napoléon y a son
tombeau en porphyre. O
A
great shame ! Such un monstre !... Si
on descendait une minute au Louvre ! Le temps de jeter un coup
d'oeil à la Victoire de Samothrace.
..
Isn't
it
wonderful ?
Ç
a n'a
X
pas de tête, et c'est plus éloquent qu'aucune tête... Come on...
C'est notre autobus qui part... Saute !... " voici que tout à
coup mon brave petit guide s'arrêta net et me proposa:
— J'ai mis un bourguignon au feu ce matin de bonne heure.
Il doit être cuit.
Ç
a te plairait de venir le manger avec moi ?
Mais je t'avertis : il y a six étages à monter à pied. Ce n'est
plus les splendeurs de l
t
a pension-tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux.
Elle aurait dit deux cents étages que j'aurais été
tout aussi prête à la suivre tellement me comblait
son invitation
de
à
manger
en paix, juste
,
nous deux, dans ce qu'elle appelait
son"trou à Paris " et dont j'escomptais je ne sais quel repos
que presque seuls, en vérité, ont pu me donner les endroits
humbles. J'étais pourtant loin de pressentir l'infini attrait
qu'il allait exercer sur
moi,
qui me sentait
s
comme privée
depuis des siècles
de méditation, de silence, des ses longs tête-à-tête rêveurs
avec moi-même sans lesquels je n'ai jamais su vivre bien
longtemps.
Je lui pris le bras. Elle me sourit. Nous avons cessé
de courir. Nous sommes redevenues deux petites Canadiennes
un peu lentes à former nos décisions et à les reconnaître. Nous
fûmes rendues à nous-mêmes, désireuses de nous retrouver comme
chez-nous, et cela, j'avais à l'apprendre, Paris pouvait aussi
le dispenser.
Sans plus de hâte, nous marchions. Le crépuscule venant,
nous avons atteint
une étroite
petite
rue sombre
bordée d'an-
ciennes maisons hautes et graves. Elle devait se trouver proche
de la Seine, car je me rappelle avoir entendu, en accompagne-
ment à nos pas, un léger clapotis, peut-être même avoir perçu,
à un coin de rue, une vague étendue d'eau vert sombre, un
peu sale et mélancolique, une eau comme un vieux visage
reflétant une longue, longue histoire. Ah, que j'ai aimé
Paris chaque fois qu'il m'a montré le contraire de ce que l'on
appelle le Paris gai, le Paris léger.
!
En cours de route, nous avions pris, ici, un pain comme
je n'en avais
jamais
vu d'aussi long et mince
, là, un
e
scarole toute
couverte de grosses gouttes d'eau froide, ailleurs une bouteille
de rouge pour fêter mon arrivée, enfin un fromage si à point
que pour ne pas l'écraser je le portais dans ma paume ouverte
d'où il coulait dans ma manche. Nous avions acheté aussi un
petit bouquet de pâquerettes, les premières également de ma
vie, et je n'arrêtais pas, en contemplant leur minuscule vi-
sage si parfait, de me dire : " Ainsi sont donc les pâque-
rettes !..." Et j'éprouvais presque autant de joie de connaî-
tre enfin ces fleurs que d'avoir rencontré une amie sûre.
En souvenir de cette émotion, j'ai longtemps cherché, des
années après, à faire pousser des pâquerettes dans mon petit
jardin de Charlevoix, en ramenant de nombreux sachets de grai-
nes à chacun de mes voyages en France. Elles ont fleuri, en
un ravissant tapis ras, de toutes couleurs, au pied d'un vieux
pommier crochu,
mais
finissant
toutes
[illis.]
ont toutes fini
par mourir
en peu de
temps dans ce pays qui n'était pas fait pour elles. Et j'ai
cessé de vouloir à tout prix faire voir leur délicat visage
au grand ciel étonné de par chez nous.
Avant de nous attaquer à monter chez elle, ma payse
me demanda si je me croyais capable de lui donner un coup de
main pour le bois que nous avions aussi à prendre avec nous.
Nous sommes passées par une courette obscure où était
empilé
,
en plusieurs tas
,
du bois à brûler. Ma payse trouva le
sien. Nous nous sommes chargées chacune d'une assez bonne
brassée. Avec les bouteilles, le pain et la salade qui dépas-
saient de nos poches, du bois jusqu'au menton, le petit bou-
quet de pâquerettes éclairant l'escalier, nous montions en
spirale au coeur de la grande vieille maison. L'usure des mar-
ches, des marques au mur, du graffiti, témoignaient du passa-
ge de milliers de pèlerins en route comme nous
,
au bout des
peines, vers la quiétude
,
du petit coin à soi. Je ne sentais
plus mon rhume, la fatigue, l'angoisse. Mon coeur s'allégeait
doucement, comme il m'arrivait alors, quand j'allais, sans le
savoir, vers un moment heureux de la vie.
Au faîte, tenant une partie de ses paquets entre ses
dents, ma payse sortit de sa poche une clé massive. Elle la
glissa dans la serrure d'une porte sombre se distinguant à
peine du palier noyé dans la pénombre. Une petite chambre dès
le premier regard se révéla à moi,
dans tous ses détails
,
,
telle
que je la possède encore aujourd'hui
,
avec son lit-divan tassé
contre le mur, des livres partout, une table ronde sous un
tapis tombant jusqu'au plancher, sur laquelle étaient dispo-
sés nos deux couverts, et, au centre, un vrai petit poêle
qui
me prit instantanément le coeur, tellement, même éteint, il
évoquait une bonne compagnie pour les heures grises. C'est
d'ailleurs en le voyant que je pris sans doute la mesure de
ce qu'avait dû être mon tourment d'ennui depuis que j'avais
quitté mon pays, car j'allai aussitôt vers le petit poêle
le toucher comme on touche un être vivant.
Le charme du lieu ne tenait pourtant à rien
,
au fond
,
de particulier, mais plutôt à ce que la chambre, petite comme
elle était, prenait jour sur le ciel par une large découpure
à même le toit. Elle se trouvait pour ainsi dire dans le ciel
lui-même, baignée de sa douce lumière paisible, de minute en
minute s'adoucissant encore avec le jour qui s'en allait.
Jamais
encore
je n'avais vu une chambre ouverte ainsi
qu'
au ciel
. J'y
étais entrée comme dans un rêve. Le rêve que j'ai fait toute
ma vie d'un refuge contre la méchanceté des êtres, contre
moi-même et les autres... et le surprenant est que je l'aie
tant de fois trouvé... pour un instant.
!
Le miracle était que
cette fois je l
a
l
e
trouvais en plein Paris, conciliant mes
désirs impossible
s
de la solitude et de l'ardente solidarité.
Toute la beauté de la petite chambre dut se peindre sur mon
visage car ma payse, assise par terre à souffler sur un tison
sans
sous
les cendres, suspendit ses efforts, posa sur moi un re-
gard étonné :
— Qu'est-ce que tu as ? You look bewitched.
Ce que j'avais !
Eh bien
!
le coeur comblé et cependant
tranquille, le sentiment d'être à ma place là où j'étais,
un incoyable bien-être, toutes choses que je n'ai goûtées
évidemment qu'en passant comme tout le monde, mais non, mieux que
plusieurs, car au fond peu ont jamais eu idée de ce qu'est
ce bonheur dont je tente de parler, inexplicable et cependant
si réel. En ce temps-là, je croyais qu'il venait de l'exté-
rieur, tenait aux lieux même
s
où il se produisait. Je pensais que
l'on pouvait se l'approprier en s'appropriant les lieux où il
apparaissait,
en
y restant ou
en
tâchant
de les emporter avec soi
— une impossible aventure ! Aussi ma payse rit-elle de bon
coeur quand je lui avouai que je désirais sa chambre au point
de l'échanger contre ma pension tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux;
ou alors de nous mettre en chasse pour m'en trouver une en
tout point semblable. Et alors, me sembla-t-il, j'aurais le
coeur en paix pour le reste de mes jours.
Ayant ranimé le feu, et maintenant occupée à préparer
la salade, ma payse me peignit à sa manière cette paix que
je croyais être sur le point de saisir
:
— T'es tout juste arrivée en haut, chargée à toi seule
de ce que nous avons apporté à deux, que tu dois descendre
chercher l'huile pour la lampe. Bon, te voilà remontée, mais
t'as oublié de prendre ton courrier en passant. Redescends
donc ! Cette fois t'es pas tout à fait remontée au sixième
que tu redescends la moitié du chemin pour entendre ce que
glapit ta concierge d'en bas. Finalement, tu retournes jusqu'en
bas parce qu'elle a un pli recommandé pour toi. Ensuite, tu
redescends au quatrième chercher de l'eau. Tu y retournes
jeter l'eau sale. Tu y retournes encore, tôt ou tard, pour les
w.c. Il est près de dix heures souvent quand tu peux enfin
ouvrir tes livres et te mettre à tes cours du lendemain.
Tu dors à moitié sur tes notes, comme tu dormiras à la
Sorbonne pendant que ton auguste professeur
distille
ra
sa
science en petites phrases monotones.
Je l'écoutais, émue par cette vaillance qu'elle me ré-
vélait en riant comme d'un trait ridicule de son caractère,
et
,
bien que je fusse à même de saisir maintenant le côté
si difficile de sa vie à Paris, je ne l'enviai pas moins fréné-
tiquement.
Nous nous sommes mises à table juste en-dessous de la
grande ouverture découpée dans le toit. Ainsi avions-nous l'air,
comme dans quelque peinture surréaliste, d'être attablées au
milieu du ciel. Plus tard, comme nous achevions de souper, à
une dernière lueur du crépuscule que déversait sur nous le
toit ouvert, elle convint que, les corvées accomplies, sa
petite chambre " dans les airs " s'imprégnait d'une mystéri-
euse paix qui pouvait donner à penser qu'elle était captu-
rée ici pour toujours. Elle me dit alors avoir pour moi une
surprise. Elle me fit monter sur une chaise à côté d'elle
et souleva la tabatière. Toutes deux, la tête hors de la maison,
nous avons pu voir Paris s'étalant de tous côtés à perte de
vue,
un grand monstre
comme
assoupi
, doux et aimable mainte-
nant qu'il s'était un peu calmé et que de toute façon rien
de sa hâte, de son énervement et de son agitation ne pouvait
nous arriver jusqu'ici. Je suis restée longtemps sur la poin-
te des pieds, grimpée sur une chaise, à contempler la ville
comme une enfant des bois, sur une branche,
scrute
de lointains
paysages
. Et je me demande encore si j'ai jamais eu, même du
haut de Notre-Dame, une vue plus enscorcelante de Paris.
Ma payse, avec ménagements, me ramena à la réalité
en me rappelant que le temps avait passé vite
,
et que si nous
ne partions pas bientôt nous nous heurterions à une porte
verrouillée chez madame Jouve. Je poussai un soupir en m'arra-
chant littéralement au ciel.
Elle-même, me disait ma payse, allait être reprise tôt
le lendemain par ses cours et ses courses entre la Sorbonne
et chez sa bourgeoise afin d'y être à l'heure du repas pour
faire dire aux enfants: "Pass me the salt if you please...
"
..."Thank you so very much..." Et peut-être pour les garder,
le soir, si l
s
a bourgeoise décidait d'aller au théâtre, ce qui
n'avait pas été prévu dans l'accord, mais de toute façon il
n'était presque jamais respecté
,
quand on vivait au pair.
Je voyais de mieux en mieux combien dure était sa vie
à l'étranger et percevais avec gêne le don incalculable qu'elle
m'avait fait en m'accordant tout ce temps pris sans doute sur
de rares loisirs et qu'elle aurait à payer cher.
L'idée qu'elle me raccompagnerait ce soir encore dans le Paris
nocturne
,
qui me faisait peur, me réconfortait. Pourtant déjà
tellement endettée envers elle, je craignis d'abuser et l'assurai
que je pensais pouvoir me débrouiller et rentrer seule.
Elle éclata de rire.
— Jamais de la vie ! Distraite comme tu es, tu serais
bien capable
d'aboutir à
Lavielette
La Villette
Villette
... et je fus malgré tout
soulagée à la pensée que je ne serais pas encore lâchée toute
seule ce soir dans Paris.
Sur le seuil, je me retournai pour embrasser d'un der-
nier regard la petite chambre que nous laissions un peu en
désordre. Qu'est-ce qui m'y retenait ? Non plus mon fou désir
de m'y terrer. Je le savais maintenant irréalisable. C'était
plutôt un commandement, mais venu d'en avant, des années non
encore vécues, m'enjoignant de prendre de cette petite chambre
ce qui importait, pour le jour où je pourrais en faire usage.
Depuis quelque temps, depuis la Petite-Poule-d'Eau
,
peut-être,
ou même avant, je recevais de plus en plus le bizarre comman-
dement, tout en disant adieu aux lieux et aux choses, d'en
retenir aussi le plus possible pour emporter en quelque sorte
avec moi ce que je devais quitter. Et je fus bien longue à
comprendre vers quoi tendaient ces obscurs avertissements.
Nous avons dévalé en vitesse les étages, couru par les
rues silencieuses qui
nous renvoyaient
à
l'écho
étrange de nos
pas
,
tout à coup devenus ceux de poursuivants, sauté dans un
autobus en marche. Au cours des semaines, des mois suivants,
j'eus bien peu souvent l'occasion d'accueillir en moi l'image
de la petite chambre à ras les hauts toits de Paris. Elle me
venait à l'esprit à la manière de ces fragiles et douces connais-
sances dont on se dit pourtant qu'il vaudrait la peine de les
cultiver, puis, ne me trouvant pas disponible, s'en retournait.
Je finis par la perdre de vue. J'en vins, je crois bien, à
n'en avoir même plus de souvenirs conscients.
Alors, comment se fait-il que, vingt ans plus tard, elle
ressuscita en moi exactement telle que je l'avais retenue
dans ce dernier regard, du seuil, avec sa salamandre verte,
basse sur pattes, sa table ronde encombrée des restes de notre
repas et la douce lueur de crépuscule qui l'inondait ? Et ce
serait pour y amener, au terme de sa longue errance, Pierre
de
La Montagne secrète
. Là où j'avais aspiré à mon propre
apaisement, je conduirais cette âme épuisée pour ses derniers
tourments, ses derniers élans de vivre. Ou peut-être pour l'illu-
sion d'apercevoir par la découpure du toit, tel qu'il u
l
ui appa-
raissait
,
naguère
,
de sa cabane de trappeur, le grand [cul]
ciel
canadien si souvent, là-haut, de couleur crépusculaire.
Bientôt
,
madame Jouve elle-même mit la main à la pâte,
prenant
en quelque sorte
à coeur
mon initiation à la vie pari-
sienne. Elle ne faisait pas que nous héberger. Elle nous gui-
dait, nous conseillait, donnait aux unes des leçons de français,
à d'autres enseignait les bonnes manières, surveillait discrè-
tement/ les sorties des plus jeunes, en rendant peut-être compte
aux parents et, dans l'ensemble, à ce qu'il me paraît encore,
veillait sur nous avec des sentiments qui pour ne pas être
démonstratifs
,
n'en étaient pas moins dévoués et sincères.
Après une semaine ou deux de course folle dans Paris, assom-
mée par trop de nouveau, je m'étais enfouie dans ma chambre,
comme il est bien dans mon caractère quand je perds pied
s
, et
je n'en bougeais plus. Inquiète de me voir maintenant mener
une vie d'he
e
rmite, madame Jouve me relança un soir, un livre
à la main.
— Mon petit, puisque
,
une fois à Paris, la ville la plus
excitante du monde, vous avez pris le parti de vous terrer,
ce qui est bien votre affaire, lisez du moins. Tiens, ce livre !
Tout Paris en parle. Tout Paris en raffole.
On me donnerait aujourd'hui à lire
le Grand Meaulnes
pour la première fois de ma vie que j'en serais peut-être[?]
aussi extasiée. Mais il faut croire que
j'étais alors
moi-même
trop
le
Grande Meaulnes
,
moi-même
pour prendre goût à cette mélancolique
histoire de fuite dans le rêve.
J'
Je m'
échappais ^
moi
auss
i par cette
seule porte qu'on a contre la vie
,
mais dans ma sauvagerie à
moi, vers les rivages de la Petite-Poule-d'Eau. Là, tout me
paraissait maintenant avoir été d'une paix, d'une harmonie inef-
fables. Je ne lisais qu'à moitié attentive à un dépaysement
qui me paraissait peu de chose à côté du mien. Je feignais
l'enthousiame quand les rep[illis.]
a
s nous réunissaient à table, une
douzaine de jeunes filles de presque autant de nationalités, et
que nous en parlions ensemble. Mais madame Jouve avait une
manière de questionner qui nous démasquait rapidement. Elle
fut presque outrée qu'une jeune Canadienne, tout juste débar-
quée de sa province natale, osât se montrer tiède à l'endroit
d'un roman que tout Paris adorait.
Elle fut encore plus scandalisée le soir où elle nous
entraîna, une partie de la bande, à une représentation de
l'
Electre
de Gira
n
u
doux, de m'entendre m'en plaindre. De la
rue Deschambault à l'Athénée, l'écart était-il trop grand,
étais-je vraiment perdue ici
du
au
point de
v
ne plus entendre
résonner à mes oreilles la voix des autres, ou bien la pièce
était-elle
d'un
'un
mécanisme
me
trop
p
[s]avant, ennuyeux,
[s]avant, ennuyeux,
je ne le saurai jamais
, car depuis lors je n'ai
guère été tentée d'approcher Gira[n]
u
doux. Ce que je mis plus
de temps à avouer
,
c'est que le grand Jouvet lui-même me ta-
pait sur les nerfs avec son débit sec, ses petits bouts de
phrase
s
s
qui tombaient toutes à plat, ses tics et ce qui me
parut des grimaces. En passant par Londres j'avais eu le temps
d'aller au Old Vic et aussi dans un petit théâtre de Shaftesburg
y
s
S
treet, dont j'ai oublié le nom, et j'avais vu là un jeu
sobre, retenu, on pourrait dire anti-théâtral, une manière
discrète, tout
e
en ombres et demi-teintes, qui me semblait
à présent bien supérieure à ce que je voyais à Paris— où
j'allais pourtant découvrir aussi à la longue ce genre de thé-
âtre tout proche presque du banal, et si prenant.
De moi-même, lorsque enfin je trouvai le courage de
sortir de ma chambre, je courus au t
T
héâtre Français. Chez nous,
on l'avait toujours appelé la c
C
omédie Française, et on l'avait
en telle vénération qu'on levait des yeux extasiés sur quicon-
que avait franchi le seuil du vieux théâtre. Je crois me sou-
venir que l'on connaissait le nombre exact, en notre milieu,
de ces êtres privilégiés, pouvant les citer un à un et même
rappeler la pièce
que chacun avait vue
.
—
une seulement pour
chaque personne, ce qui donne à penser que peu de gens avaient
tenu à y retourner.
J'étais toute émotion quand je m'alignai à la suite
des gens qui attendaient au guichet
des
pièces
places
places
à bon marché.
J'en avais oublié ma peur de Paris et la peur de mal faire
qu'il m'inspirait à chaque pas. Je devins communicative, ba-
varde, et appris à des gens à droite et à gauche que c'était
ma première visite au Théâtre Français. Les uns dirent poli-
ment: " Ah oui ! " D'autres s'informèrent d'où je venais, pa-
rurent s'intéresser à moi
,
et
,
en retour
,
je brillai d'une sorte
d'amitié spontanée envers eux. Je découvrais le fil de mys-
térieuse fraternité qui noue ces petits attroupements d'in-
connus aux portes des théâtres, ailleurs aussi quelquefois,
mais surtout aux abords des théâtres
,
et qui allait m'en appren-
dre tellement long sur les autres
et
aussi
sur moi-même.
[symbole]
Qu'est-ce que j'escomptais au juste ce soir-là pour
me mettre en tel état d'effervescence ? Evidemment, je ne le
sais plus. Pourtant je sais avoir reçu autant sinon plus que
ce que j'en
[illis.]
je n'
attendais
de la petite église de Saint-Julien-le-
X
Pauvre et de Notre-Dame, ces lieux qui vinrent d'abord à moi
à travers de grands écrivains, et c'est peut-être ainsi que
cela se pass
a
e
pour tous.
Je m'assis dans une attente presque douloureuse. Le
rideau s'ouvrit. Je vais avouer une autre énormité,
et
c'est
que je ne me rappelle pas quelle fut ma première pièce au Théâ-
tre Français. Je me souviens d'autres pièces que j'y vis
et particulièrement, durant un autre séjour à Paris, d'
Atha-
lie
avec Vera Korène, qui m'enchanta. Mais de cette première
soirée au Théâtre Français rien ne revit en moi sinon l'appa-
rition sur scène d'un gros petit acteur bedonnant prêtant sa
silhouette bouffon^
n
e au jeune héros de la pièce. Il est tout
court, tout vieux, et semble avoir du mal à se traîner d'un
bout à l'autre du plateau. Par contre, il possède une voix à
faire trembler le vieil édifice, et il en joue de façon in-
variable, entonnant chaque alexandrin du plus bas qu'une voix
puisse descendre, pour monter, monter, de palier en palier,
jusqu'à une note aigu
ë
donnant l'impression qu'il vous la
lance du haut d'une tour. Monte... descend
s
... Monte... des-
cend[illis.]
.
Le vieux petit acteur sur ses jambes flageolantes n'arrê-
tait pas de voyager de la voix. Ses phrases partaient d'une
sorte de souterrain grondant pour aboutir toutes à des coups
de clairon sur les remparts. Je ne pouvais vraiment suivre
la pièce
,
accaparée entièrement par le jeu du vieux jeune premier.
A Winnipeg, j'avais connu une
dame française, ex-
secrétaire
sociétaire
,
se
disait-elle, de la Comédie Française, bizarrement échouée
parmi nous, et qui déclamait sur ce ton les fables toutes de
simplicité du bonhomme
Laf
F
ontaine.
La Fontaine.
Je tournai un timide sourire autour de moi en quête
de quelques sourires complices qui renforceraient mon impres-
sion d'être à un spectacle comique, mais ne vis
que visages
graves et
absorbés
respectueux
respectueux
. Mon Dieu, serais-je donc la seule au monde
à voir les choses telles que je le
s
voyais ! En ce cas, ma soli-
tude serait pire encore que
je
ne l'
n'
avais parfois cru
l'
entrevoir
.
J'en perdis ma pauvre petite envie de rire qui d'ailleurs me
faisait peur depuis qu'elle avait dégénéré presque en hystérie
dans l'ascenseur.
Tout de même,
quelques jours plus tard
, pour me rassu-
rer ou perdre au plus tôt mes illusions,
je courus aussi voir
Cyrano
. J'en connaissais de grands bouts par coeur que j'avais
dû déclamer moi-même avec emphase, les trouvant peut-être alors
nobles et enlevants. Mais la vue de Cyrano, blessé à mort et,
des heures plus tard, toujours debout et discourant, son long
nez et son épée en avant, me laissa dans un grand malaise.
Si c'était ça le théâtre, me disais-je, jamais je n'y croirais.
C'était trop faux. Trop gros.
Ou
bien
alors
,
c'était moi qui
je
n'était
s
pas faite pour lui
. L'évidence peu à peu s'imposait
à moi. C"était de l'admettre qui était difficile. Car enfin,
si j'étais à Paris, c'était, ainsi que j'essayai de me le faire
accroire, pour y étudier l'art dramatique. Quelle autre raison
aurais-je pu avoir d'y rester?
Pour comble, madame Jouve, à qui je m'étais un peu
ouverte sur mes projets d'étude d'art dramatique, ne cessait de
m'aiguillonner. " Ce n'est pas à traîner la patte dans Paris
que vous arriverez à grand-chose
»
,
"
me reprochait-elle. Sortie
enfin de ma chambre, je n'arrêtai
s
plus en effet de marcher
maintenant dans Paris, passant ainsi mon indécision et l'an-
goisse qui m'habitai
en
t. " Vous n'arriverez à rien de la sorte,
voyons, mon petit ! " En quoi elle se trompait,
car
ce n'
c'
est
jamais
qu'
[souvent]
souvent
en errant seule
, solitaire
dans des villes
souvent
inconnues
,
que je suis le mieux arrivée —mais à quelque chose
d'autre
que^
ce que
je pensais
chercher et qui fut presque toujours
meilleur.
— Tiens ! me dit-elle un jour, pourquoi n'iriez-vous
pas vous informer à l'Atelier ? On dit que Charles Dullin
prend des élèves et qu'il est tout à fait extraordinaire.
Prise à mon propre piège, je ne pouvais que m'exécuter
si je tenais à conserver un peu d'estime pour moi-même.
Est-ce elle, est-ce moi qui pris le
[dans] [illis.]
rendez-vous ?
[?]
Arriva en tout cas l'après-midi redoutée où je me présentai
plus morte qui vive au théâtre d
e
Dullin. Il y avait répétition
de Volpone,
d'après
une
l'
'
adaptation
, si je me souviens bien, de
Jules Romains. Sur la scène, au milieu de la poussière,
[les]
[illis.]
des
cordages et
toutes espèces
de
s
voilures
qui l'encombr
ai
ent au
temps des répétitions
,
comme une sorte de navire, se trouvait
un lit à baldaquin. Ses rideaux fermés s'agitaient furieusement
comme sous l'effet d'une tempête
,
ou d'un combat livré à l'in-
térieur. Je ne connaissais pas la pièce. Je n'avais aucune idée
de ce qui pouvait tellement secouer ce lit. Un peu mal à l'aise
tout de même, je regardais les rideaux se gonfler, s'élever
presque au plafond, retomber, tout morts et pantelants. De la
scène, quelqu'un me cria dans la pénombre de la salle:
— Vous avez affaire ?
Je murmurai une réponse apeurée.
— Avec qui ?
— Avec Monsieur Dullin.
Alors sortit du lit un homme de petite taille, bossu
à ce qu'il me sembla, plutôt laid, l'air sévère et qui m'exa-
mina sous de gros sourcils ébouriffés. Je n'ai jamais vu Charles
Dullin ailleurs. Je ne peux donc affirmer que ce soit lui ou
Volpone que j'ai rencontré face à face.
Il me parla, de la scène, sa voix venant vers moi
comme d'un monde incroyablement lointain et tout différent de
la vie.
— C'est vous, la jeune Canadienne qui a demandé à me voir.
?
D'où êtes-vous ? Avez-vous déjà fait du théâtre ?
Je pensai à nos innocentes tournées dans le crépuscule
des petits villages du Manitoba, revoyant surtou[r]
t
, je ne sais
pourquoi, les routes perdues, du côté d'A
O
tterburne. J'aurais
donné je ne sais quoi pour m'y retrouver à l'instant, cachée
de tous, telle que j'avais été avant qu'une sotte témérité
ne me pousse à approcher le grand Dullin, et dans quel but,
Dieu du ciel !
que
je ne
le
comprenais même plus
.
— Un peu, à Saint-Boniface, au Manitoba, ai-je murmuré
,
du fond de la salle vide qui donna à ma voix un timbre creux.
Quelqu'un a ri alors sur la scène, un des figurants
sans doute. Il m'a semblé que c'était de moi ou peut-être de
mon accent. Ou encore de ce "Saint-Boniface, au Manitoba,"
qui avait pu sonner aux oreilles d'ici aussi drôlement que
Tomboucton en Mauritanie.
— Venez ! Montez par ici, me cria Dullin-Volpone. Vous
allez nous miner une petite histoire, selon votre invention,
pour montrer ce que vous savez faire. N'importe quoi ! A votre
goût. Allons, approchez !
La mort, les pires supplices
certainement
, à cette heure,
me parurent
préférables
, à cette heure,
à l'idée de monter sur la scène
y jouer la pantomime. J'avais la gorge nouée, plus une goutte
de salive dans la bouche, et n'osais cependant m'opposer au
vieux despote sur la scène qui, à ce qu'on m'apprit plus tard,
était le plus bienveillant des hommes. J'y serais peut-être
malgré tout montée. Mais alors, heureusement— ou malheureuse-
ment selon les vues du destin — le téléphone sonna en arrière
des décors. On cria: " Dullin ! C'est pour toi ! " A moi il
cria: " Un moment ! Je reviens. " Deux autres acteurs, sur la
scène, se trouvaient à me tourner le dos. Dans le lit il restait
apparemment
quelqu'un,
mais tranquille pour l'heure,
une femme
à ce que je crus comprendre,
et
qui disait
seulement, de temps à
autre: " Oh la la ! Oh la la ! " Je jetai un coup d'oeil en
arrière. Personne de ce côté pour me barrer la route. La porte
était même restée ouverte. L'embrasure découpait dans du sombre
un bout de rue tranquille, presque agreste, avec un platane
planté si près du théâtre qu'il y semblait à moitié entré.
Si ma mémoire a si bien retenu cet aperçu de la rue, ce doit être
parce que j'eus une telle envie de m'y retrouver en liberté. Je
commençai à m'en aller à reculons avec mille précautions. Puis,
entendant Dullin-Volpone élever la voix: "Hé oui, c'est ça,
on se rappelle..." je pressai le pas. J'atteignis le seuil.
Je le franchis. En fait, il me faut en convenir, je pris la
fuite.
Je pense même avoir couru un bout de chemin comme si
j'étais en danger d'être rattrapée. Enfin, je me calmai. Mais
ce fut pour saisir que, si je l'avais échappé belle, je n'é-
chappais pas à mon jugement sur moi-même qui se fit cinglant.
Et maintenant c'était pour le fuir que je continuai à mar-
cher devant moi pendant des heures sans trop savoir où j'allais.
Quand madame Jouve, inquiète de me voir revenir si tard, me
demanda où j'avais bien pu errer,
je ne sus
le
que
dire
. Le mon-
de avait été absent de moi comme je m'étais absentée de lui.
Cet état où je devais retomber assez souvent dans ma vie—alors
que l'on court pour se perdre ou se trouver
,
— devient si
intolérable qu'il finit, je suppose, par engourdir l'esprit,
en sorte que nous ne sommes plus qu'à demi conscients de ce qui
nous entoure.
C'est ainsi que je reviens de chez Dullin, ne soufflant
mot de mon aventure, à propos de laquelle
,
personne, à voir mon
visage, n'osa me questionner. Et moi-même pendant longtemps
essayai de me faire accroire qu'elle n'avait pas eu lieu.
Le lendemain,
je repris mes courses,
toujours au ha-
sard,
sard,
à travers Paris
. Il me fallait me rendre à l'évidence que
je ne m'étais pas enfuie de l'Atelier uniquement par peur d'avoir
à monter sur scène pour jouer la pantomime. Quelque chose de
plus fort m'avait pour ainsi dire prise aux épaules et proje-
tée dehors comme pour échapper à un destin qui ne me convenait
pas... à une route qui ne pouvait être la mienne.
Mais alors
que faisais-je à Paris,
?
si le théâtre n'était pas ma voie?
Je marchais, je marchais. Je crois avoir alors découvert qu'une
certaine solitude s'accom
m
ode mieux d'être laissée à elle-même
qu'entourée de conseils et de consolation
s
. Dans la foule étran-
gère
je disparaissais
pour ainsi dire
avec mon mal
qui avait
affaire à ce que je devais accomplir dans la vie et dont je
ne savais plus du tout ce que c'était. Je traversais des quar-
tiers entiers de Paris avec le sentiment de n'avoir rien en-
tendu, rein vu, enfermée, au milieu de la densité humaine,
dans une sorte de vide que j'entretenais de mon mieux, car
ouvert il eût laissé entrer en moi une détresse trop grande. Des
années plus tard, il me reviendrait pourtant de ces journées
errantes mille souvenirs d'intonation
s
, de bruits, d'odeurs.
Je reverrais avec précision une enseigne à tel coin de rue, la
silhouette d'un tavernier apparu sur le seuil de son bistrot,
le béret enfoncé sur le front . J'avais le don de capter à mon
insu, aveuglément si l'on peut dire, des détails qui me seraient
plus tard utiles, mais je n'en savais rien encore, pensant
seulement que j'é
é
tais venue perdre mon temps à Paris— alors
que c'est en le perdant qu'il m'a souvent été
é
en fin de compte
le plus profitable, mais cela non plus je ne le savais pas et
je m'adressais à moi-même d'amers reproches.
Et pourtant ! Une de ces longues marches m'avait con-
duite jusqu'à je ne sais plus quelle rue où, en levant les
yeux sur les affiches d'un petit théâtre, je rencontrai le
beau regard apitoyé de Ludmilla Pito
ë
ff et m'arrêtai pour le con-
templer. Je croyais voir, au fond des yeux qui me rendaient
mon regard, un peu tristes comme ceux des êtres qui connaissent
bien la vie, une sympathie pour moi comme d'instinct j'en éprou-
vais pour elle. Tout à coup, je n'étais plus aussi ridicule avec
mon indécision, mes tergiversations, le manque de clarté sur
moi-même et l'impossibilité de saisir ce que je voulais. Les
grands yeux quelque peu désolés de Ludmilla Pito
ë
ff me disaient
qu'elle-même avait connu pareille confusion, qu'aucun être
n'est à jamais assuré de ne pas s'y trouver.
L'affiche annonçait
La
Mouette
de Tchekhov. Je connais-
sais Tch^
e
khov pour ses nouvelles admirables,
la Steppe
particu-
lièrement. Par ailleurs, je n'avais jamais entendu parler de
s
Pito
ë
ff.
Etait-ce le soir ou en matiné
é
e? Je n'en suis pas sûre,
quoiqu'il me semble
me souvenir
de
d'un
d'un
feuillage clair
s'agitant
doucement non loin du beau visage de l'affiche, mais peut-être
que je confonds bruissement et couleur.
En tout cas, c'était heure de spectacle quand je sur-
vins comme amenée par la main à ce petit théâtre accueillant.
J'entrai. J'achetai mon billet. Je m'assis parmi une foule clair-
semée. Autant j'étais entrée défiante au théâtre Dullin, autant
je me sentais ici à l'aise. Le rideau s'écarta. Et je fus dans
le ravissement.
Cette femme, cette Ludmilla, elle ne semblait pas être
quelqu'un qui joue un rôle sur scène, qui interprète un per-
sonnage. Elle
était
la
Mouette
elle-même venue, sous nos
yeux, subir la fatalité de sa vie. Lui, Georges Pito
ë
ff, avec
sa voix brisée, son masque usé, il était tout simplement un
homme russe, et même de n'importe quel pays, un homme tout
court choisi comme au hasard dans les rangs surpeuplés de la
monotonie quotidienne. En fait, c'était le quotidien qui pre-
nait vie comme jamais ici, s'animait,
se révéla
n
i
t plus puissa
n
nt
que le drame à grands éclats, car infiniment plus près de nous
sans doute. Les mots qui l'exprimaient n'étaient ni gonflés ni
soufflés, ils ne paraissaient même pas recherchés, encore qu'ils
dussent l'être pour parvenir à un si juste accent de l'usuel.
C'étaient les mots, on aurait dit
,
de la maison de chacun, en
un jour pareil aux autres, entrecoupés de soupirs et de silences
exactement comme dans notre vie où un regard s'échappant par la
fenêtre, vers le lointain, en dit tout à coup plus long que les
dialogues. Que je trouvai beau, dès que je l'entendis, ce ton
du vrai, que ce fût dans la vie ou au thé
é
âtre— mais peut-être
plus encore au théâtre qui nous apprend à mieux regarder la
vie percée à jour, mise à nu sous nos yeux ! Je sentais expri-
mé
comme
je n'aurai
s
su le faire
moi-même
mon propre ennui,
mon dépaysement presque constant où que je fusse dans le monde,
cette ignorance où l'on est
vis-à-vis de soi
-même
, le tout bai-
gnant comme en un léger brouillard de larmes, non vraiment a-
mères, plutôt presque douces, malgré tout. Il m'en venait d'ailleurs
justement aux yeux. Elles provenaient, je suppose, de l'étran-
ge bonheur qui nous possède à nous entendre dire si bien ce
que l'on est.
A un moment, comme l'on fait souvent
,
lorsqu'on est
ému et cherche d'instinct autour de soi un regard avec lequel
partager une impression, je me tournai à demi vers mon voisin,
un jeune homme à l'air un peu timide. Il avait également les
yeux
[s']
mouillés. Nos regards se sont liés. Nous nous sommes con-
fié l'un à l'autre: "Que c'est beau ! " Et la joie qui
nous é-
touffait peut-être également
l'un et l'autre
dans l'ombre et
le silence a paru maintenant nous libérer et nous élever dans
une sorte de lumière.
A plusieurs reprises, au cours du spectacle, nous nous
sommes fait part de notre sentiment, d'un mot murmuré ou sim-
plement d'un regard.
— Ainsi est la vie de la plupart, m'a-t-il dit, sans
éclat, sans bruit, sans beaucoup de mots, s'exhalant plutôt à
mi-voix. C'est le grand mérite de Tchekhov d'avoir donné vie à
des êtres qui se détachent à peine du grand ensemble des hommes.
A l'entracte, nous étions sortis et avions fait quelques
pas ensemble sur le trottoir, devant le théâtre. Et voici que
je sais
,
sans plus de doute possible
,
que c'était l'après-midi,
car je revois tout à coup distinctement l'arbre au bout de la
courte rue dont j'ai entendu si longtemps le bruissement dans mon
souvenir. Mais toujours ces singuliers trous dans ma mémoire !
Par exemple, je ne revois guère le visage du jeune homme, mais
je l'entends très bien, toujours à côté de moi, qui parle d'une
voix s'accordant à nos pas un peu hésitants.
Il venait de quelque village de l'Ardèche poursuivre à
la Sorbonne des études en Lettres. Il s'acclimatait mal à Paris.
Il s'y était senti absolument seul jusqu'à maintenant où dans
l'univers de Tchekhov il s'était reconnu comme dans sa patrie.
Je lui parlai alors un peu de Saint-Boniface et comment,
si longtemps, là-bas, j'avais rêvé de venir à Paris, ne sachant
plus maintenant du tout pourquoi, et m'ayant à cause de cela
prise en gri
pp
e.
— Cela arrive pourtant à tous, me dit-il.
Une sonnerie éclata, nous rappelant à nos places. La
lumière s'éteignit. La douce magie de ce qu'il y a pourtant
de plus quotidien nous enveloppa de nouveau. Plusieurs fois
encore, dans l'ombre, nous nous sommes cherchés des yeux, tan-
tôt humides,
tantôt brillants
d'une
de la
beauté perçu
. Cet étranger
près de moi, pendant deux heures et demi
e
,
me devint plus proche
que presque tous les êtres que j'avais connus jusque-là. Ai-je
pour lui aussi,dans sa solitude, été quelqu'un de miraculeuse-
ment proche? Il y eut une autre courte interruption du specta-
cle pendant laquelle nous avons repris notre conversation.
— Comment se fait-t-il, ai-je remarqué, qu'une voix triste
au fond comme celle de Tchekhov nous devienne si consolante?
— C'est qu'elle dit la vérité, murmura-t-il, et la vérité,
même triste, même dure, est toujours plus consolante à entendre
que le mirage ou le mensonge.
A la sortie, nous avons fait ensemble quelques pas en-
core parmi une petite foule qui se dispersa vite.
Il me disait, la tête penchée vers l'épaule:
— C'est ainsi que l'on devrait écrire, ni plus haut ni
plus bas. T^
c
c
hekhov a trouvé le juste ton de l'âme. Tous ses
mots partent de l'élément sensible de l'être. Il
n'
y en
a
aucun
qui soit prétentieux. Aucun de faux.
— Y arriver ne doit pas être facile, dis-je. Et comment
se fait-il que de dire vrai est ce qu'il y a de plus difficile
au monde?
— C'est exact. On a tendance, tous, quand on se met à
écrire, à gonfler la voix, à faire de l'épate, à devenir em-
prunté. Le ton juste... il faut peut-être l'avoir cherché toute
sa vie pour le trouver à la toute fin...
A ce moment-là nos mains s'élevèrent en un geste timi-
de comme pour se joindre peut-être. Mais un passant survint
qui se fraya un chemin entre nous, nous écartant l'un de l'autre.
Nous arrivions à l'arrêt de mon autobus. Lui allait
continuer à pied vers sa "taule" non loin. Lorsque je m'arrê-
tai, il hésita un moment et parut sur le point de me proposer
quelque chose... peut-être simplement de marcher encore avec
?
lui dans la nuit qui venait
tout
e
en douceur, et je ne dési-
rais rien autant, mais il souleva son chapeau, me souhaita
bonne chance à Paris et dans la vie... puis s'éloigna comme à
regret. Il s'arrêta pourtant un peu plus loin, tourna la tête
vers moi dont ce n'était pas encore le tour de monter derrière
les autres dans l'autobus. Nos regards se lièrent une dernière
fois. Trop timide sans doute pour revenir sur ses pas, il m'a-
dressa une sorte de salut de la main auquel je répondis par un
geste tout aussi attristé. Il se remit en marche et disparut
bientôt parmi les autres humains. On eût dit que Tchekhov, en
nous rapprochant, nous avait jeté le même sort qu'à tant de ses
personnages, velléitaires, perdus d'indécision, incapables d'al-
ler franchement l'un vers l'autre dans l'élan qui les libérerait.
Paris, pour un rien,
un jour m'égratigna
i
n
t
, le lende-
main, pour un rien aussi, parce que la belle saison s'attardait,
parce que le ciel était doux, me faisant patte douce, je ne sa-
vais jamais où j'en étais avec cette
ville — chat
ville-chat
comme l'a si
bien appelé
e
Ione
ir
sc
c
o. A l'heure où j'avais encore sur le coeur
une rebuffade, il me désarmait par le sourire édenté d'une
vieille femme en pantoufles
ou
par
la vue de tant de fleurs
partout
à l'éta-
lage
,
partout
. A l'heure où, attendrie, j'allais me croire heureu-
se, j'attrapais une de ces soudaines remontrances comme savent
si bien en servir tant de Parisiens.
Pourtant je ne peux oublier que c'est à Paris que je
reçus la première révélation importante sur moi-même et qui ne
devait jamais tout à fait s'effacer de ma mémoire.
Rien ne m'y disposait ce jour-là. Je revenais, sans joie,
dans un autobus bondé. C'était l'heure de pointe. Accablé de fa-
tigue, le petit peuple de Paris se pressait en colonnes lasses
ou
en
petits
paquets agglutinés
à presque tous les arrêts. J'a-
vais suivi le conseil de ma payse et pris, à la machine distri-
butrice, mon ticket de préséance— je ne sais toujours pas si
ce n'est pas plutôt "priorité" qu'il faut dire, mais préséan-
ce me paraît si bien convenir que je ne peux m'empêcher de le
e
préférer. Mon ticket à la main, je m'étais aussitôt aperçu
e
que
je me trouvais du mauvais côté de la rue, mon autobus arrivant
justement à l'arrêt en face. Une foule dense s'y débattait, cha-
cun criant un numéro en réponse au contrôleur qui criait, de son
côté, de
la plateforme: numéro .
!
?
c
C
haque fois
que je voyais se
reproduire sous mes yeux cette scène invraisemblable, le con-
trôleur appelé
é
à jouer un rôle d'arbitre, de justicier, de ser-
monneur, les gens excé
é
dés se départageant entre femmes encein-
tes, invalides de guerre, femmes accompagné
é
es de jeunes enfants,
vieillards sans soutiens et quelques indemnes, j'étais ahurie,
mais plangée aussi dans une sorte d'admiration que ce fût tous
les jours, à cent endroits à la fois
,
cour de justice à Paris,
sans pour autant, bien sûr, que le service en fût amélioré.
Sans songer plus loin, je bondis à travers la rue pour
me trouver dans la petite foule harassée. Le contrôleur cria:
" Soixante-huit... Y a-t-il quelqu'un avant? " A quoi une
voix faible, tâchant de se faire entendre d'en arrière, ré-
pondit: "Soixante-cinq." — "Soixante-cinq," reprit le contrô-
leur. Alors partit
mon cri triomphal
ement
, sûre que j'étais
pour une fois d'être gagnante: "Dix-sept !"—"Dix-sept !
"
s'exlama le crontrôleur. Faites place
M'sieu-Dame
—
M
'
'
sieur Dame
. Avancez,
le dix-sept." La foule, impressionnée, s'écarta pour me livrer
passage comme aux éclopés et aux jambes-de-bois. j'avais droit
à la dernière place disponible, mais dans la foule debout qui
se tenait sur la plateforme. Le contrôleur remit en place la
cordelière qui fermait l'ouverture arrière et destinée, j'ima-
gine, à nous empêcher, aux virages, de rouler dans la rue. In-
trigué tout à coup, il tendit la main et me prit mon ticket.
"Ah, ça, par exemple ! s'écria-t-il, indigné à s'en étouffer,
j'aurais dû m'en douter !" Et prenant les autres à témoin, il
leur dit de moi: "On se croit malin. On va prendre son ticket
de l'autre côté de la rue où il n'y a pas un chat, puis on vient
se mêler à la foule d'en face. C'est justice, ça ?
»
demanda-t-il
aux gens qui me jetèrent un vague regard désapprobateur pour
m'abandonner aussitôt à mon sort. Il s'en prit alors à moi
directement: " Vous mériteriez que l'on vous fasse descendre,
la petite dame. Si jamais vous recommencez, ça ne se passera
pas aussi facilement, dites-
vous
-
le
bien." J'avais beau essayer
de disparaître parmi l'entassement humain, il me repérait du
regard et continuait: "On commence par prendre un jour la place
d'une mère de famille pressée de rentrer préparer la soupe,
et demain..." A ma profonde surprise, comme je levais sur lui
un regard de supplication, il m'adressa un clin d'oeil, et pour-
suivit sur le même ton indigné: ... "et demain la place d'un
héros de la patrie..." Dos las, épaules emmêlées, regard absent,
les voyageurs ne faisaient pas plus de cas de ses remontrances
que du bourdonnement d'une mouche. Il finit par s'en lasser
lui-même et eut presque l'air de partir en rêve, un moment,
comme il apercevait un pan de ciel loin en arrière de l'auto-
bus.
Toute cette petite scène, depuis ma traversée de la rue
à la course,
qui
avait peut-être duré
e
trois ou quatre minutes,
,
mais
elle
m'avait paru longue
à n'en plus finir
. Elle
et
m'avait laissé
e
les
nerfs en boule
. Peu à peu, pourtant, je me sentais commencer
à m'apaiser,
au roulement
sans doute
de l'autobus
, et peut-être
gagnée par contagion à la somnolence de mes voisins dont quel-
ques-uns, on aurait pu le croire, dormaient debout, les yeux
toujours ouverts
,
mais vides de pensée.
Nous arrivions à la Place de la Concorde. J'étirai le
cou et tâchai, entre les épaules et les têtes rapproché
é
es
d'en capter au moins un aperçu. Cette noble place m'était
devenue ce que Paris avait pour moi de plus précieux. C'était
un peu de ma plaine natale redonnée à mon
âme qui
s'apercevait
découvrait
ici s'en être languie infiniment. Son ampleur au coeur de la
ville resserrée m'était sujet d'aise toujours. Tout à coup je
respirais à fond. Peut-être ce grand espace libre l'était-il
d'autant plus qu'il se trouvait contenu entre l
d
es oeuvres
de pierre
s
. Jamais je ne l'avais traversée sans me mettre
à rêver d'y voir prendre et tournoyer une des tourmentes de nei-
ge
s
de mon pays. J'imaginais combien il serait beau d'y voir
le déroulement de la blanche fureur.
Entre des profils serré
é
s, j'en saisis l'échappée mer-
veilleuse. Puis, l'autobus prenant un virage rapide où
nous ne
fûmes retenus de nous
aller nous
frapper
les uns contre les autres
que par la densité de notre groupe, j'eus une vision fugitive
du Jardin des Tuileries. Si brève, elle m'avait pourtant révé
é
-
lé le bassin autour duquel jouait des enfants, l'impeccable
alignement des marronni
ère
e
e
rs
à tête ronde et, tout au fond de la
longue perspective, un ciel rouge flamme la prolongeant indé-
finiment, tout comme les flamboyants couchers de soleil, au
fond de la ruelle, derrière notre maison de la rue Deschambault,
lorsque j'étais enfant, m'ouvraient un passage qui me paraissait
atteindre à la limite du monde. Je fus même touchée au visage
par un de ces rayons incandescents du lointain horizon. Mon
émotion fut si vive que je me tournai de tous côtés pour en
retrouver des reflets sur les visages qui m'entouraient, ou-
bliant qu'un instant auparavant j'avais été parmi eux comme une
pestiféré
é
e. Je ne vis que mines lasses et mornes, absorbé
e
s
par des soucis ou les mauvaises nouvelles d'un journal déployé.
Personne que moi n'avait apparemment entrevu la glorieuse en-
filade au moment de son embrasement. J'eus le sentiment que
c'é
é
tait à moi, l'étrangère de coeur avide,
que la ville
pendant ce moment
s'était
livrée
pendant ce moment
livrée
plutôt qu'à ses habitants au regard
usé. Et je restai sans savoir que faire de mon émerveillement.
Combien de fois m'en viendrait-il encore, d'inutile si l'on peut
dire, avant que je n'apprenne le moyen de le faire passer en
d'autres êtres.
!
Ce que je ne peux oublier
,
c'est que ce fut très certai-
nement le beau Jardin de Paris, illuminé comme par un soleil
venu droit de mes Prairies,
qui
qui
qu'
illumina en moi-même le don du
regard, que je ne me connaissais pas encore véritablement,
et l'infinie nostalgie de savoir un jour en faire quelque chose.
Après ma mésaventure chez Dullin, que j'aie pu encore
me croire faite pour le théâtre et tenter en ce sens d'autres
démarches, je n'arrive pas à le croire.
!
Il faut que j'aie eu
l'entendement bien dur. Ou alors j'obéissais à un obscur comman-
dement de me fermer les portes de ce côté, m'obligeant à trou-
ver enfin la bonne direction. Quoi qu'il en soit, peu après
mon enivrante matinée de Tchekhov, j'écrivis à Ludmilla Pito
ë
ff
une longue lettre un peu folle comme celles que je reçois assez
souvent aujourd'hui de jeunes gens dé
é
semparés qui ne savent pas
trop ce qu'ils attendent d'eux-mêmes et de la vie. J'y jetai
pêle-mêle ma na
ï
ve admiration pour son talent, le sentiment
de mon propre désarroi, l'incertitude qui m'habitait, enfin une
sorte d'appel au secours. Sans doute l'effort déployé dut me
guérir pour toujours de ce genre de lettres, car je ne me rappel-
le pas avoir ensuite jamais écrit à un étranger pour en recevoir
mon salut.
Ma lettre faite, tellement je craignais, je suppose, si
je m'accordais un moment de réflexion, de la mettre en pièces,
je courus la porter au théâtre, la laissant aux mains de la
caissière. Celle-ci m'ayant demandé si je voulais attendre
une réponse, madame Pito
ë
ff se trouvant justement sur les lieux,
je fis désespérement signe que non et m'enfuis presque aussi vite
que de chez Dullin. Qu'est-ce que je craignais donc le plus? Un
refus? u
U
ne invitation?
Maintenant que je me comprends un peu mieux, je crois
apercevoir que j'espérais plutôt un refus—ou le silence— qui
m'aurait mise à l'abris de toute autre tentative du genre, m'as-
surant que j'avais tenté tout ce qui était possible et que, si
j'échouais, ce
n'était
ne serait
pas de mon fait
mais à cause de circons-
tances adverses. En somme, pour décider de mon sort, je m'en
remettais à la fatalité, faiblesse de ma nature
qui a
trop souvent
reparu
trop souvent
au cours de ma vie.
Ma lettre déposée et moi-même repartie à la course,
j'avais erré, cette fois encore, à droite et à gauche, tou-
jours plongée dans cette incertitude qui me torturait les nerfs.
Comme tant de fois déjà, j'aboutis au Jardin du Luxembourg,
non loin d'ailleurs de ma pension. A bout de fatigue, je m'y
asseyais souvent parmi les vieilles tricoteuses occupant jour
après jour les mêmes chaises et les enfants que je voyais
aussi jour après jour absorbés à lancer sur l'eau du bassin
leurs frêles bateaux de papier. Cette halte de tranquillité, au
coeur de la ville si nerveuse, me calmait presque toujours. Mais
cette fois il n'y eut rien pour m'apaiser.
Dès que je mis le pied dans l'apartement, madame Jouve
se précipita à ma rencontre, toute surexcité
é
e.
— Mais où étiez-vous? On vous cherche depuis des heures.
La secrétaire particulière de madame Pito
ë
ff a appelé deux fois.
Elle a fini par transmettre le message que j'ai griffonné ici,
tiens
,
,
sur un bout de papier... Demain, à l'heure de la répéti-
tion, vous devez vous présenter à ce théâtre. Madame Pito
ë
ff vous
recevra.
Etais-je contente? Inquiète? Je ne sais plus trop.
Le lendemain, j'arrivai
qu
au
théâtre des Pito
ë
ff dans
une bien curieuse disposition, éblouie par le fait que madame
Ludmilla voulait bien me recevoir, par ailleurs tourmentée à
l'idée de ce qu'il faudrait bien me résoudre à lui avouer.
Elle était en pleine répétition de
la Sauvage
d'Anouilh,
auteur qu'elle joua beaucoup aussi, je crois. Dès qu'on lui
eut fait savoir que j'étais là, elle interrompit la répétition
—on
n'
en était encore qu'à la lecture— descendit du plateau et
vint me rejoindre,
.
qui
Je
m'était
s
assise
au milieu de la salle vide.
Elle prit le siège voisin en me souriant. Dans la pénombre je
vis son visage délicat et menu scruter le mien. Ma lettre, me
dit-elle, l'avait fort émue. Elle avait aussi touché Georges.
Tous deux, en la relisant la veille, s'étaient sentis pris
d'amitié pour ces petites colonies de langue française, au fond
du lointain Canada, où l'on se débattait encore si fort pour ne
pas laisser mourir le lien fragile les unissant quelque peu
avec la France. Ils étaient donc disposés à m'aider, à me
guider, si je le désirais, mais ils ne prenaient pas d'élè-
ves. Cependant, ils étaient prêts à me permettre d'assister
autant que je le voudrais aux répétitions, m'initiant ainsi
du moins, peu à peu, à la manière de monter une pièce de thé-
âtre. Cela me serait-il quelque peu utile? Est-ce que je pen-
sais en tirer du profit?
Il y eut un silence embarrassé de ma part. Madame Pito
ë
ff
me demanda alors ce que je voulais au juste.
Au juste ! Là était bien le tourment. Plus j'allais,
moins il me semblait le savoir. Même au moment où avec tant
de bonté madame Ludmilla m'avait fait une offre rare dans le
milieu, j'avais été terrassé
e
par la souffrance de ne pas encore
voir si je devais oui ou non l'accepter.
Elle
Dans l'ombre, elle
dut voir sur
mon visage
dans l'ombre
un peu de cette peine si dure que l'on
éprouve à ne voir s'ouvrir aucune route devant soi—alors qu'on
est si courageux quand on l'aperçoit, même si elle se révèle
ardue— car elle tendit la main vers la mienne qu'elle serra
doucement dans un mouvement de sympathie.
— Pauvre enfant ! Bien sûr que vous ne le savez pas !
Et comment le pourriez-vous, tout juste arrivée de votre loin-
tain Saint-Boniface pour tomber dans Paris bouillonnant !
Moi-même, je m'y suis sentie si longtemps perdue. Perdue...
perdue... murmura-t-elle plaintivement comme si jamais elle
n'en oublierait l'horreur. Et même encore, maintenant, si
ce n'était de Georges, des enfants !...
Elle rêva un moment, je pense, à de dures traverses,
mais franchies à deux en s'épaulant l'un l'autre. Puis revint
à sa proposition:
— Venez toujours, en attendant, aux répétitions. Elles
peuvent vous aider à mieux cerner ce que vous voulez sans le
savoir encore. Croyez-moi, vous verrez votre route s'éclaircir
petit à petit devant vous.
Dans cet espoir qu'elle m'avait quelque peu communiqué
e
de voir enfin une route s'éclairer devant moi, je vins aux ré-
pétitions...huit, dix, douze fois, je ne sais plus trop. J'y
fus assidu[s]
e
les premi
è
rs jour
s
en tout cas.
Je m'asseyais toujours à peu près à la même place au
milieu de la salle vide. Je voyais les acteurs aller et venir
sur la scène tout en lisant dans un petit cahier que chacun
avait à la main
,
les répliques et sans doute les mouvements à
éxécuter. De temps en temps, j'entendais Georges reprendre
Ludmilla. "Non, mon petit, pas ainsi. Ecoute, il faut te pé-
nétrer davantage du personnage..." J'avais beau faire effort
pour tout suivre et m'y intéresser, la tristesse me gagnait.
La tristesse que m'a
o
toujours inspirée une salle de théâtre
presque déserte, alors que les acteurs en costume
s
de ville
vont à tâtons à la recherche des personnages et qu'apparaissent
au grand jour les ficelles, les rouages, toute la mécanique
impitoyable de la pièce.
Pourtant
j
J
amais un brouillon
d'écri-
ture même très gauche que j'écrirais un peu plus tard
ne
m'appor-
terait ce même sentiment d'effroyable tristesse—peut-être
parce que, au fond, il y a tellement moins de mécanique dans
la narration qu'au théâtre, ou alors c'est que cette mécanique
est d'une autre nature, beaucoup plus subtile, passant comme
inaperçue. Ce qui m'accablait surtout, c'était de constater
combien l'envers pour ainsi dire de ce qui m'avait paru grisant
et convaincant se révélait plein d'astuce. Je me disais que
même Tchekhov, démonté ainsi, vu au ralenti, pourrait bien
m'être moins cher, et j'en é
e
prouvais de l'épouvante.
Un jour, je manquai la répétition puis le surlendemain
encore, pour aller m'asseoir plutôt auprès de mes vieilles
tricoteuses du Luxembourg, que j'écoutais avec grand soulagement
causer entre elles de choses quotidiennes. Plus je fréquentais
le théâtre, et plus m'attirait
e
nt
la simple vie banale des gens
et leur langage si plein de riches trouvailles toutes palpi-
tantes de réalité. Sans trop m'en rendre compte, je me rappro-
chais de ce qui allait être ma véritable, ma seule école.
Je manquai une autre répétition. Ensuite, j'eu
e
s hon-
te de me retrouver devant Ludmilla. Je sortais aux mêmes heu-
res pour faire croire que j'allais toujours à mes répétitions
et me soustraire aux reproches de madame Jouve. Mais c'était
pour me remettre à errer sans but à travers la ville. Sans but?
Peut-être pas tout à fait, puisque, sans l'avoir décidé mais
de mieux en mieux
,
je prêtais l'oreille de porte en porte, de
chaise en chaise, aux voix qui racontent la vie.
Mais je ne
voyais toujours pas
ma route
au
devant moi s'éclairer.
m
a route.
L'automne avait été radieux à Paris. Du moins, j'avais
eu cela: un temps doux, un ciel tendre, des rayons de soleil
tiède me tenant compagnie. Mon petit tailleur beige avec la
cape appareillée, en doux lainage, que je jetais sur mes épau-
les aux heures plus fraîches, avai
t
ent
suffi jusque-là pour
mes trottes
de
d[u]
du
jour et du soir. Mais voici qu'à la fin d'oc-
tobre le temps se mit au froid, et je descendis au sous-sol
chercher dans ma malle mon manteau trois-quart
s
en lapin trai-
té à prendre allure de loutre. Me rappelant les ennuis de mi-
nuterie éprouvés à ma première descente sous terre, j'avais
emprunté à madame Jouve une lampe de poche. Il peut paraître
étrange que, ma malle abandonnée avec tant d'inquiétude seule
en son cachot, j'aie ensuite pu laisser passer six semaines
sans venir m'assurer qu'elle était toujours là. Mais c'est
ainsi. La nécessité d'apprendre à me débrouiller à Paris, l'in-
certitude où j'étais toujours quant au choix de mes études,
le cruel sentiment me venant souvent que je n'avais pas de
talent et m'étais leurrée en espérant une vie agrandie, m'a-
vaient possédée jusqu'à me soustraire à tous autres tracas.
J'allais le long du corridor de terre battue, le feu
de ma lampe
[m]
n
'éclairant qu'à faible distance devant moi.
Cette
fois,
c'était
ce fut
le silence
de ces caves qui m'atteignit le plus,
si complet que je m'entendais respirer. J'arrivai devant la case
de rangement de madame Jouve. Aussitôt me sauta aux yeux la
catastrophe: le cadenas à demi arraché, la porte en grillage
grande ouverte. Et, à l'intérieur, rien ! Je reculai. Je
m'assurai que j'étais bien parvenue au bon numéro. Pas de
doute possible! Ma malle m'avait bel et bien été volée.
Je remontai précipitamment, relançai madame Jouve au
milieu d'une leçon de français peut-être, et lui apprit la
nouvelle sur un ton surexcité que tous dans l'appartement
auraient pu entene
d
re. Elle m'attira à l'écart, me priant de
parler bas afin de ne pas inquiéter d'autres pensionnaires, de
tâcher de me calmer, mais elle alla tout de même prendre son
manteau pour m'accompagner aussitôt au commissariat de police.
Et nous voici roulant dans l'autobus,madame Jouve
me redemandant encore et encore: "Vous êtes bien sûre, au
moins
,
,
d'avoir trouvé la porte ouverte? Que c'est votre malle
qui a disparu?"
L'agent qui nous reçut, après avoir entendu madame Jou-
ve lui exposer l'objet de notre visite, me tendit une très
longue feuille de papier, une plume à l'ancienne, m'invita
à m'asseoir à
une
longue
table nue
et me signifia:
— Mademoiselle, inscrivez sur ce papier la liste entière
des objets contenus dans la malle que vous déclarez vous avoir
été volée.
— La liste de tout ce qu'il y avait dans ma malle !
m'écriai-je dans le désarroi le plus grand. Mais c'est im-
possible !
Ç
a me prendrait des heures et des heures rien que
pour tâcher de m'en souvenir.
— En autant que possible, me rappela-t-il à l'ordre sé- vèrement.
Je m'assis, comme les suspects à l'interrogatoire,
sous
une
faible
ampoule
nue
qui pendait du plafond au bout de son fil.
A cette longue table d'accusés, avec une mauvaise plume grif-
fant le papier, je me pris à écrire: un manteau en lapin teint
,[illis.]
brun doré, un tailleur bleu marin
e
à boutons argentés, deux
paires de souliers, des bruns, des bleus pour accompagner le
costume bleu
marin
e
... Au fur et à mesure que s'allongeait ma
liste, je sentais me gagner une tristesse cette fois presque
sans fond. Elle provenait moins malgré tout, je pense, du
vol de mes vêtements que de les découvrir tout à coup, eux
que j'avais pay
é
r
s
cher
s
pour mes moyens, de petits effets de
pauvre, sans grande valeur,
quoi qu'ils
fussent tout ce que
j'avais possédé.
Pendant que je continuais à écrire, une sorte de que-
relle avait pris entre l'agent et madame Jouve, celui-ci
s'étant mis à écrire de son côté les réponses qu'elle faisait
à ses questions. Il en était à mon adresse et, madame Jouve
ayant répondu: chez moi, au numéro...
— Donc, conclut l'agent, je vous inscris comme logeuse.
— Mais pas du tout, protesta madame Jouve. Je ne suis
pas logeuse.
D'abord je ne prêtai pas tellement attention à l'argu-
ment. Je venais de me souvenir d'un petit col très fin en
satin ivoire pâle que je m'étais acheté pour parer une robe
sombre, un jour que je m'étais peut-être senti le besoin de
commettre une extravagance pour me remonter le moral. Je l'a-
vais payé cher, et maman, tout de suite, en l'examinant, en
avait été convaincue et m'avait demandé d'un ton presque fâché:
"Combien as-tu payé cela? Cher, j'en suis sûre." Je n'osais le
lui avouer, honteuse de m'être montrée dépensière alors qu'elle
avait tant de difficultés à faire marcher la maison. Elle in-
sistait: "Combien?" Enfin, j'avais dit, rabattant un peu le
prix: trois dollars. Maman en était devenue pâle: "Trois dol-
lars ! Alors que j'aurais pu t'en faire un aussi beau pour
moins de la moitié du prix ! "
Le reproche oublié puis retrouvé si vivant tout à coup
dans ma mémoire me tenait, la plume levée, à fixer au loin
un jour malheureux que j'aurais voulu effacer de ma vie, lors-
que je saisis que l'agent et madame Jouve se disputaient tou-
jours.
— Vous logez des gens, et vous n'êtes pas logeuse?
— C'est-à-dire...
Je levai la tête. Madame Jouve était à ce point hostile
à l'expression qu'elle nous priait de bien recommander à nos
correspondants de faire porter sur les lettres qui nous étaient
adresser
és
à la pension la mention: chez madame Jouve.
Je l'entendis se défendre avec énergie:
— Non, monsieur, je ne suis pas logeuse.
— Pourtant, vous venez de me dire que mademoiselle loge
chez vous. Y loge-t-elle ou n'y loge-t-elle pas?
— En un sens, si vous voulez, consentit madame Jouve.
Mais je ne suis pas logeuse. Je m'occupe de ces jeunes filles.
Je les dirige dans leurs études...
— Et vous allez me dire que vous faites tout cela gratui-
tement.
Au milieu de ma propre agitation, j'eus presque pitié de
madame Jouve qui
se débattait
encore
de toutes ses forces
pour
que n'apparaisse pas contre elle, à titre d'occupation, le ter-
me abhorré ! Et je la comprenais. Elle était fière. Elle ga-
gnait courageusement sa vie en donnant beaucoup d'elle-même,
et c'était vrai qu'elle était pour nous infiniment plus qu'une
simple logeuse, mais elle était prise, comme je l'avais été
tant de fois, dans l'impitoyable logique des Français.
— Bien sûr que mes jeunes filles me donnent quelque cho-
se pour la table, pour le loyer, mais ma fonction n'est pas
tellement de les loger que de...
— Mademoiselle, s'adressa-t-il alors à moi, logez-vous
chez madame Jouve?
— J'habite chez madame Jouve.
— Comme chez votre tante, pour rien?
— Pas pour rien... rien... rien...
— Donc vous payez pension, vous logez chez madame Jouve,
et elle est votre logeuse, il n'y a pas en sortir. Qu'est-ce
que vous êtes donc, lui demanda-t-il à elle, sinon une logeuse?
— Ah, mon Dieu ! fit-elle avec une sorte d'amertume en
sourdine, vous pourriez mettre
ex
professeur au lycée,
.
..
titulaire
de la chaire de français à l'université de...
Mais elle se tut, trop blessé
e
pour en dire plus.
— Mettez donc logeuse, monsieur, si vous ne comprenez
pas mieux.
— La question n'est pas de savoir ce que vous avez été,
ou pourriez être, mes excuses, madame, mais d'inscrire votre
occupation actuelle.
Je les laissai à leur dispute qui paraissait ne pas
devoir cesser, et me remis à mon inventaire. Je n'étais plus
sûre à présent d'avoir pris avec moi le col d'ivoire pâle. Je
l'avais peut-être oublié ou laissé malgré tout à la maison.
A la maison ? C'est-à-dire quelque part en arrière de moi.
Mais subitement je pensai à mes médailles, elles, toutes appor-
tées dans ma malle.
Aussitôt s'abolirent les cloisons et le temps. J'étais
bien loin de Paris. Le voyage n'avait pas eu lieu. J'étais en-
core saine et sauve à Saint-Boniface. Je n'avais pas encore
causé de grand chagrin à personne. C'était même des mois avant
mon départ, mais j'avais reçu ma malle longtemps d'avance, et
j'en étais si contente que je ne pouvais me retenir d'y ran-
ger déjà de mes effets. Maman, à la cachette, devait aller voir
de temps à autre ce que j'y mettais. Et voici qu'elle surve-
nait devant moi, tout
e
agitée, l'index levé en accusation.
— Tu vas apporter tes médailles là-bas !
Pour)(quoi
faire?
Qu'est-ce que peuvent te donner tes médailles à Paris? Tu te
les feras voler.
Je tenais tête.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Je ne pouvais évidemment lui avouer le calcul qui
m'était venu à l'esprit: des médailles c'était de l'or, et,
s'il m'arrivait de tomber
,
à Paris
,
dans une grande misère,
je pourrais toujours les vendre et en obtenir de quoi vivre
pendant quelque temps... en attendant...
Elle était revenue cent fois à la charge:
— Laisse
-
les
-
moi pour que j'en prenne soin !
Moi,
tout aussi obstiné
e
,
je
refusais
de chercher à compren-
dre pourquoi elle tenait tellement à les garder.
— Qu'est-ce que ça peut te donner ?
Et voici qu'à l'autre bout du monde, je tenais enfin
la réponse à ma sotte question et n'en revenais pas d'avoir
été si obtuse. Car les médailles perdues,
c'
était perdue la
récompense de maman et perdue aussi, en quelque sorte, la
brillante joie que j'avais été dans sa vie.
Oubliant tout à coup où je me trouvais, je gémis à
voix haute:
— Pourquoi aussi n'ai-je pas laissé mes médailles ?
Aussitôt cessa la dispute entre l'agent et madame
Jouve. Consternés tous deux, ils me regardaient avec une ex-
pression de vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah,
!
mon pauvre petit, me plai-
gnit madame Jouve de tout son coeur.
L'agent, pour sa part, devenu comme un bon
p
è
re
de famille,
me considérait avec une sorte d'amitié attristée. Peut-être
avait-il une fille ayant obtenu des médailles qui faisait
aussi sa fierté... Il me questionna sur un ton de sollicitude
presque familière:
— Des médailles comme qui dirait d'excellence, de bonne
conduite ?...
— Oui, et d'histoire, de littérature et aussi de français...
— De français dans un pays tout anglais ! Voyez-vous ça !
Il faut que mademoiselle aie
t
été forte !
Madame Jouve en remit avec une fierté de moi qui me
plongea plus avant dans le chagrin, accablée comme je l'étais
déjà
par les reproches que je m'adressais.
— Mademoiselle, dit-elle, est restée fidèle, en loitaine
Amérique, à la langue de France avec une constance qui devrait
faire notre admiration.
L'agent s'approcha. Il me posa la main sur l'épaule.
— On va vous les retrouver vos médailles, mademoiselle.
Que j'attrape seulement celui qui vous les a dérobées et il
va lui en cuire !
Le plus fantastique de cette histoire, c'est qu'il allait
en effet mettre la main au collet du voleur —un enfant de
quinze ans— qui, se voyant sur le point d'être pris, en était
à chercher à se débarrasser des médailles en les jetant par
une grille d'égout. Ainsi elles rejoindraient les folles vi-
sions d'aventures souterraines que m'avaient représentées
mes rêves de ma première nuit à Paris, rêves peut-être en
partie suscités par l'abandon de ma malle au fond de son cachot.
L'épilogue, toutefois, je ne l'apprendrais qu'un an
plus tard quand, de retour de Londres, je repasserais par Paris.
Ayant réfléchi à cette affaire, il me vint à l'esprit
que ma malle n'avait pu être sortie de l'immeuble sans que
le
gardien en
eût
ait eu
la
connaissance
. De Jour, lorsque la grille
était ouverte, il ne la quittait pas de l'oeil, posté dans sa
guérite tout à côté. La nuit il en commandait l'ouverture de
sa loge. Je m'en fus donc lui demander s'il n'avait pas vu
quelqu'un sortir ma malle de l'enceinte.
— Votre belle malle d'Amérique ! Jamais de la vie ! Pen-
sez si je l'aurais reconnue ! Il n'y en a pas une seule autre
pareille dans tout le quartier. Elle ne peut pas être sortie
d'ici, mademoiselle.
C'était donc comme je l'avais pensé depuis que j'avais
décidé de faire ma propre enquête. J'empruntai sa lampe à
madame Jouve et descendis au sous-sol. Cent pieds plus loin
peut-être que notre propre case de rangement, dans une autre
case à la porte battante, je découvris ma malle jetée par
terre, la serrure brisée. Les tiroirs en étaient ouverts et
mes effets éparpillés sur le sol. Ils y étaient d'ailleurs
tous,
hors
hormis
mes médailles
et le petit coffret à bijous me venant
de Fernand. Cette perte m'affligea presque autant
,
d'une
certaine
manière
,
que celle de mes médailles. Je remontai, un peu consolée d'a-
voir retrouvé mon manteau de fourrure et quelques autres vê-
tements dont j'avais le plus pressant besoin, et aussi conten-
te sans doute d'avoir été plus expéditive que la police de
Paris—ce qui n'était pas difficile dans le cas de petits
vols comme celui-ci.
Madame Jouve toutefois se montra inquiète de mes dons
de limier. Elle croyait savoir que, ayant signé une plainte
au commissariat, je n'avais pas le droit de rentrer en posses-
sion de mes objets par moi-même retrouvés. Je rouspétai mais
dus bel et bien retourner au commissariat y biffer de ma lis-
te si patiemment dressée tout, au fond, sauf item: médailles en
or
;
et item: coffret à bijoux.
Ainsi ce pauvre petit coffret allait atteindre à une
sorte d'immortalité car, en autant que je sache, il est tou-
jours inscrit sur quelque fiche de la Police de Paris. Je me
fis d'ailleurs vivement reprocher par l'agent en service ce
jour-là d'avoir repris possession de mes affaires sans auto-
risation de la police, ce qui était passible d'une amende,
et surtout, je pense, de l'avoir devancée dans mon enquête
.
sous
terre. Etais-je devenue indifférente ? Ou trop atteinte par mes
propres reproches
?
Les réprimandes de l'agent en tout cas ne
me firent guère mal. Je glissais, je suppose, dans un état
de mélancolie qui me mettait au moins à l'abri des petites
misères. Ce n'était pas le vol de mes médailles qui en était
la vraie cause. Cet incident avait plutôt servi à me faire
prendre conscience d'un malaise en moi qui depuis ma fuite
de chez Dullin allait toujours croissant.
Malgré des moments d'exaltation
s
comme celui de la
transfiguration
à
sous
mes yeux
du Jardin des Tuileries, et dont
[?]
il m'en venait encore quelques-uns, je me sentais de moins en
moins à ma place à Paris. J'y perdais pied. Je croyais voir
que je n'y arriverais à rien de bon. Je commençais à me dire
que je m'étais sans doute trompée de destination. Londres me
serait peut-être plus favorable.
J'y avais passé quelques jours, à mon arrivée, au
temps le plus beau de l'année, en septembre, qui me parais-
sai
t
ent
ent
maintenant avoir été de pur délice. Pilotée par un ami
que j'avais là-bas, un jeune violoniste
,
de grand talent
,
venu
de Winnipeg étudier au Royal Academy of Music, j'avais eu un
aperçu de Londres à en rêver longtemps. Nous avions vu Hyde Park,
les lions de Trafalgae
r
s
S
quare, les Jardins de Keev
w
, poussé
une pointe presqu'à Hampton Court par la Tamise, en
punt
pro-
pulsé à la gaule, rien, en somme, au départ du moins, sortant
de l'itinéraire des touristes, mais,
tout
tant
nos souvenirs et
nos rêves persistants tiennent des premières impressions reçues,
Londres, qui voyait alors si peu souvent la lumière du ciel,
restait dans mon esprit tendrement ensoleillé,
tout ce
que
qu
j
'y
avais visité
baignant à jamais dans une couleur d'enchantement.
Il me semblait voir rayonner le soleil jusque sur les métopes
et vieilles statues assyriennes que m'avait menée voir mon ami
Bohdo
[flèche]
a
n au British Museum.
Après, il est vrai, nous étions entrés plus avant dans
la douce sorcellerie de Londres. Nous avions assisté un soir,
au théâtre en plein air de Regent's Park, à
Tobias and the
Angel
, auquel s'était mêlé le rugissement des fauves, de leurs
cages du zoo tout à côté, et que l'approche d'un orage énervait.
Quelques gouttes de pluie s'étant mises à tomber, aussitôt
avait surgi un marchand qui louait, à un schilling chacune,
de bonnes couvertures de laine dont les gens se couvraient.
Mon
ami
, comme la plupart
en ayant loué une
, nous nous en étions
fait une sorte de tente au-dessus de nos têtes rapprochées.
Et bientôt, presque toute l'assistance, ainsi à l'abri, avait
donné l'impression d'un campement. Cependant que Tobie et un
chien continuaient leurs péri
é
grinations sous une pluie main-
tenant forte qui semblait faire partie de l'oeuvre d'imagina-
tion.
Tout me paraissait à présent avoir été charmant et
plein de grâce durant mon court séjour à Londres. Et puis,
me disais-je, si je dois retourner plus tard au Manitoba
,
comme cela semblait inévitable, il me sera plus profitable
d'avoir étudié à Londres plutôt qu'à Paris. Bohdo
[flèche]
a
n était de cet
avis. Il m'écrivait que je pourrais m'inscrire à Londres à une
école d'art dramatique tout en prenant des cours privés en
français d'un excellent coach dont il s'était in
n
formé à mon
intention. Ayant saisi entre les lignes de mes lettres ré-
centes que je perdais courage, Bohdo
a
n, en bon camarade qu'il
était, faisait de son mieux pour me venir en aide par de judi-
cieux conseils. Et je crois qu'ils pesèrent sur ma décision,
si on peut parler de décision
à mon sujet,
moi
qui, à cette épo-
que
, roulais comme la vague.
Quoi qu'il en soit, j'avais au moins pris celle de re-
tourner à Londres. Madame Jouve chercha de toutes ses forces
à m'en dissuader. Selon elle, je partais à l'heure où je com-
mençais à m'acclimater. C'était pure folie. Je perdais tout mon
acquis. J'allais renoncer alors que mes efforts justement por-
teraient fruit. A rouler continuellement, comme je semblais
m'y abandonner, je n'arriverais à rien.
En un sens, sans doute avait-elle raison, mais dans
un autre, non,
car
,
de
ces tâtonnements
74, de ces allers, de ces
retours, de ces errances, j'ai appris comme je n'aurais appris
d'aucune ligne droite que j'aurais suivi
e
par simple opiniâtreté.
En novembre, par un temps froid, pluvieux et morose
comme m'apparut devoir être ma vie par ma faute, je m'embarquai
sur le traversier Calais-Douvres. Le ciel était bouché. Au-dessus
du petit navire dont l'hélice battait l'eau sombre, des mouettes
invisibles mais proches jetaient leur cri qui di
sen
t si bien
l'angoisse des départs, l'angoisse des arrivées. En un rien de
temps,j'eus perdu de vue les côtes de France. Je pensais n'y
jamais revenir et en avais le coeur infiniment plus affligé
que je n'avais pu l'imaginer.
Ces nombreux séjours que je ferais encore en France,
quelques-uns
parmi les
plus
heureux de ma vie à l'étranger
, l'un
d'eux
,
le meilleur
,
sans doute de tous, dont aujourd'hui enco-
re je retrouve en moi l'empreinte lumineuse, le grand prix lit-
téraire qui en moins de dix ans couronnerait mon premier roman,
les chers amis si fidèles que je me ferais en ce pays, je n'a-
vais pas plus idée de tout cela que j'avais idée en partant
pour la Petite-Poule-d'e
E
au de ce qui allait m'y advenir.
Longtemps
,
j'ai voyagé sans boussole. Mais aussi, pour
la traversée de la vie, que vaut une boussole?
Encore toute secouée par un mal de mer atroce, je mis
pied dans un Londres envahi par le pire fog qui s'était vu
depuis des années. Bohd[o]
a
n m'avait retenu une chambre dans le
quartier populaire de Fulham, rue Wickendon. De nouveau, je
m'en allais vers l'inconnu, mes effets empilés dans la cabi-
ne du taxi, y compris ma malle dont j'avais fait réparer plus
ou moins la serrure. Nous voyagions dans ce qui me paraissait
une tenace nuée opaque de couleur sale. La ville n'était iden-
tifiable qu'à des bruits, si violents en certains quartiers
qu'on ne les distinguait plus les uns des autres, en d'autres
si furtifs qu'ils faisaient penser au pas hésitant d'un aveu-
gle cherchant sa route. Tous allumés,
les
phares d'autos et
des
d'
autobus trouaient à peine l'atmosphère poisseuse de leur
lueur faible et apparemment toujours lointain
e
alors pourtant
que l'on arrivait dessus. Le chauffeur qui avait dû en voir
bien d'autres mit néanmoins plus d'une heure à trouver cette
rue Wickendon. Etrangement, comme nous y arrivions, la nuée
dense s'éclaircit, il s'y fit même une sorte de trouée pen-
dant quelques secondes. J'aperçus comme en rêve une rue aux
maisons identiques, à un étage, de pierre rosâtre, bordées
toutes de ce qui semblait la même haie de houx taillé
,
repor-
tée de maison en maison, et à chaque bay-window
,
pareil au voi-
sin
,
la même plante verte à feuilles grasses. Puis la brume
se referma comme un rideau sur une scène de théâtre. La rue
s'évanouit. Je ne devais pas la revoir avant plus d'une se-
maine.
Bohd[o]
a
n, aidé de ma logeuse, transporta mes effets
dans ma chambre, au premier. Il me montra, tout en l'allumant,
comment fonctionnait mon chauffage au gaz. On glissait un
schilling dans la fente du compteur, on tournait la clé,
on
approchait
du gaz libéré
d'
une alumette
. J'en aurais pour
quelques heures, après quoi il me faudrait verser une autre
pièce dans le compteur, grand avaleur de schillings. Bohd[o]n
an
songea à m'en laisser une dizaine pour le cas où
j'en manque-
rais et
aurais à
souffrir
a
a
is
du froid humide
dont j'aurais, me
dit-il, à me méfier, la gorge faible comme je l'avais. Puis
déjà il était sur le point de partir, mon arrivée tombant
pour lui
,
on ne peut plus mal, car il venait d'être invité
à jouer au Albert and Victoria en solo avec l'orchestre
symphonique de Londres. Il y allait de son avenir et il n'au-
rait pas assez de tout son temps d'ici là pour s'y préparer
en travaillant jour et nuit.
Sur le seuil, il me fit un signe d'amitié.
— Cheerio ! Tout ira bien ici, tu verras. Bad beginnings
always have fine endings.
Il était le courage même. Il était parti de Winnipeg
avec pour tout bien son violon sou[r]
s
le bras. Son passage par
transporteur de bestiaux lui était assuré gratuitement, en re-
tour des soins qu'il donnerait aux bêtes, enfermé avec elles
dans la cale. Aussitôt à Londres, il avait réussi à se faire
employer par un orchestre tzigane qui égayait les dîners d'un
des grands restaurants Lyons. Il passait ses nuits à dérider
des solitaires et le jour à travailler Bach. Quand il eut
vingt-cinq dollars en poche, il alla trouver celui qu'il esti-
mait
le meilleur maître
en
de
violon
à Londres et dont c'était
le prix pour une leçon. Il dit: "Voilà, j'ai de quoi payer
une heure. Mais Dieu sait quand je pourrai m'en accorder une
autre.
!
"
Et voici que moins d'un an plus tard
,
il était sur le
point de signer un contrat avec la BBC pour une émission d'une
heure par semaine.
Pourtant ce jeune homme à la fois frêle et si extraor-
dinairement fort,
ce travailleur acharné,
à ses heures
joyeux comme aucun
,
à ses heures
,
il me semble l'avoir toujours vu sous l'ombre
d'un destin menaçant. Ou est-ce que je reporte sur les souve-
nirs que j'ai de lui le fait de sa mort tragique survenue
pendant la guerre, une bombe ayant éclaté au-dessus de la mai-
son où
il vivait,
en
et
tuant tous les habitants[.]
?
Avant de s'en aller, inquiet de moi qui m'efforçait
s
pourtant de lui paraître calme et contente, il écrivit à la
hâte deux ou trois numéros de téléphone où je pourrais l'attein-
dre en cas d'embarras, et me dit de ne pas me gêner de l'appe-
ler si je devais avoir le moindre ennui.
Je réussis à faire semblant d'être sûre de moi jusqu'au
moment où il partit. Alors, la porte refermée, je me fis l'ef-
fet d'être séquestrée ici,par ma faute d'ailleurs.
J'allai à
l'unique fenêtre qui me
donnait
fai
ai
sait
l'impression de donner peut-être
sur un jardinet
. J'en essuyai la buée, mais, pressé de l'autre
côté de la vitre, le monstrueux brouillard arrêtait complète-
ment la vue. A quelques pas du feu de gaz, je me sentais transie.
Il fallait m'en approcher presque au point de me brûler pour
en recevoir
de
quelque chaleur sur m
l
es mollets
,
alors que
je
le dos me
gelai[s]
t
.
à l'arrière.
Autour de moi le silence était affolant.
Apparemment j'étais seule, dans cette maison inconnue, avec
la logeuse retournée dans sa cuisine et qui ne signalait sa
présence par aucun bruit, même pas celui de ses pas étouffés
par des savates à semelles de feutre. Ai-je jamais connu mai-
son plus affreusement silencieuse ? Rien au dehors ! Rien à
l'intérieur ! Vers le soir, j'entendis rentrer quelqu'un très
doucement
,
puis quelqu'un d'autre peut-être. Des pas glissè-
rent vers des chambres voisines de la mienne. De l'eau coula.
Après, je n'entendis plus rien.
J'avisai près du feu de gaz une petite théière recou-
verte de son tea-cosy. Sur le manteau de la cheminée il y
avait du thé dans une boîte en fer
-
blanc, du sucre dans une
autre et, bien sûr, l'inévitable boîte à biscuits secs, à mo-
tif de chaumière tudo[a]
r
au toit orné de roses grimpantes.
J'allumai un rond à côté du foyer, alimenté lui aussi
au gaz. Une courte flamme jaillit. J'y mis la bouilloire.
Bientôt, au grésillement du gaz répondit le sifflement de
l'eau qui commençait à chauffer. Je me pris à espérer que la
bouilloire allait chanter, signe en ce pays de bonheur à ve-
nir. Elle ne chanta pas. Je bus la première de ces innombra-
bles tasses de thé fadasse que j'allais me préparer à toute
heure du jour pendant des semaines, peut-être pour essayer
de me réchauffer, ou l'âme ou le corps.
Je m'assis par terre au plus près du maigre feu pour
recevoir le peu de secours qu'il offrait. Je me fis l'effet
d'un être humain seul dans sa petite île au milieu d'une mer
blanche , qui n'avait elle-même plus aucun souvenir de riva-
ges connus. Mes pensées n'allaient pas plus loin. Bientôt
il cessa complètement, je pense, de m'en venir. Car il m'est
arrivé dans un isolement trop complet, cernée de trop de silen-
ce, de n'avoir même plus le sentiment de penser, comme si
le pauvre mécanisme de la pensée—qui est quand même toujours
un appel aux autres— s'était bloqué quelque part en moi.
Combien de temps dura cette absence? Une semaine, dix
jours, deux semaines ? Je vivais dans une sorte de léthargie
que je me gardais de rompre par grande peur, j'imagine, si
seulement je bougeais un peu, de laisser entrer en moi une
souffrance proche. Ainsi, tassée contre mon misérable feu
que j'entretenais à coup de schillings, ma peine étrange, sans
nom que je puisse lui donner, m'était à peu près [i]
e
ndurable. Je
ne voyais personne, ne parlais à personne, sauf à ma logeuse
qui, après avoir frappé à ma porte, entrait tôt
,
le matin,
m'apportant
,
à l'heure où jamais de ma vie je n'eus beaucoup
d'appétit, un breakfast incroyable, consistant en une montagne
de toasts— et le reste du pain à trancher moi-même
pour le
cas où ils ne suffis
s
r
aient pas
— un pot de marmelade, un autre
de confiture aux groseilles, des oeufs au bacon, une fricassée
de pommes de terre, ou une omelette ou des oeufs bouillis
ou un hareng frit, mets qui me tournaient le coeur rien qu'à
l'odeur.
Une énorme théière
à contenu
de six tasses
pour le
au
moins
accompagnée d'un grand pot d'eau bouillant
e
[o]
a
chevai
t
ent
d'encom-
brer le plateau que ma logeuse déposait près du lit sur une
petite table. Elle allait à la fenêtre,
entrouv
r
ait
les rideaux,
disait, après un regard sans intérêt sur le dehors: "Still foggy
to day !..." puis repartait. Elle revenait une heure plus tard
chercher le plateau presque toujours intact, commentait briè-
vement, ni sympathique ni réprobatrice: "You don't eat much..."
revenait à l'heure où j'avais faim avec une mince tranche
de jambon, un petit morceau de pain de rien du tout, m'appre-
nant toujours sur son même ton sans vie: "You should learn
to eat a good breakfast, for in London we don't serve much
lunch. Have it your own way !"
Si bien que je finis par apprendre à me faire des
caches, provenant des excès du breakfast, pour l'heure où
j'aurais le goût de manger. J'en eus dans le placard parmi mes
chaussures,
en
derrière
arriè
è
re
e
du foyer,
dans mon lit
même
, et m'aper-
çus bientôt avoir amassé
de quoi manger
pour
toute la journée
. Ma
logeuse, voyant disparus du plateau le pain, le fromage, une
partie des confitures et du beurre, me félicita aussi froide-
ment d'ailleurs qu'elle m'avait blâmée.
— I see
your
[illis.]
you're
eating at lest a sensible breakfast.
Le lendemain elle ajouta
au plateau
du breakfast
un plat de p
a
o
o
rridge et un grand pot de lait.
Je regardais cette femme vêtue de couleurs ternes,
les cheveux pris dans un filet, énonçant d'un même ton sans
chaleur des banalités de jour en jour pareilles et me deman-
dais si elle était véritablement une personne douée d'émotion,
de sens, d'espoir ou
si je n'avais pas affaire
qu'
à une automate.
Mais
moi-même
n'étais-je pas
en train de
le
devenir automate ?
Les chambres autour de la mienne étaient pourtant
occupées, du moins le soir quand rentraient les locataires.
Je guettais des bruits qui me parleraient d'activité humai-
ne. J'entendais tout juste une clé tourner dans la serrure
de la porte d'entrée, des pas presque indistincts dans l'es-
calier, un autre bruit plus léger de clé dans la serrure d'une
chambre, et c'était tout. En pantoufles pour le reste de la
soirée, leur cup of tea faite, les gens autour de moi devaient
se chauffer, chacun pour soi, comme moi-même, à leur triste
petit feu. Je n'en entrevis aucun pendant presque toute une se-
maine.
Il ne fallut pas moins que j'en vienne à manquer de
schillings, mon feu éteint, pour que je trouve l'énergie de
sortir enfin de cette chambre sinistre et me mettre en quête
de ma logeuse.
Or dans cette maison que j'avais pu croire à moitié
morte, voici que j'aboutis à une pièce toute chaleureuse. Un
poêle y ronflait. Il en montait un fumet de boeuf rôti accom-
pagné, dans le four, d'un plat de yorkshire pudding, bien que
ma logeuse eût prétendu ne faire qu'un repas par jour, le
breakfast. Un homme se trouvait là, le mari probablement, dont
la présence me surprit infiniment,
car je n'avais
encore
entendu
encore
aucune
voix d'homme dans cette maison. Elle ne me le
présenta pas. Lui
,
abaissant seulement un peu le journal qu'il
lisait, bien installé près du poêle, me souhaita sur le même
ton de voix
de
que
sa femme,ni chaud ni froid
, absolument imperson-
nel:
— Good evening, miss, et se remit à sa lecture.
— How many schillings do you want ? me demanda la femme.
J'étais descendue avec un billet d'une livre.
— That much, if you can oblige.
— It will last you a good longtime, fut son seul commen-
taire.
Pas tant que ça ! ai-je pensé, tout en regardant avec
envie le bon petit poêle bourré de coke. Mais comme ni l'un
ni l'autre ne m'invitait à m'asseoir même pour un moment, je
remontai dans ma chambre. Dans une ville où j'allais bientôt
découvrir que les gens y sont les plus naturellement obligeants,
cordiaux et loquaces, il avait fallu que je tombe sur ce cou-
ple taciturne et dans cette maison peut-être la plus silencieu-
se de Londres. Que de fois dans ma vie il m'est d'ailleurs
i
arrivé
d'aborder les villes, les choses et les êtres par leur côté
rébarbatif, et cela en un sens fut un bien, car je ne pouvais
aller vers pire mais inévitablement vers mieux. Ainsi j'ai
souvent gardé le bon pour la fin et m'en suis fait
le seul
souvenir qui
compte en définitive
me reste
[illis.]
.
Un soir, je me forçai à sortir. La brume était toujours
aussi dense. Mais je me dis qu'en suivant de près les courtes
haies de houx le long du trottoir, je pourrais parvenir, sans
risque de me perdre, au bout de la rue où je croyais avoir aper-
çu, à mon arrivée, quelques boutiques formant un modeste petit
centre commercial et même une station de l'underground. Les
lueurs des devantures allumées, diluant la brume en une bouillie
un peu plus claire, m'indiquèrent que j'étais arrivée. Je pous-
sai au hasard une porte quelque peu éclairée et me trouvai
à pénétrer dans un des salons-de-thé-pâtisseries de la chaî-
ne ABC et, quoique sans goût pour du thé encore, j'en comman-
dai ainsi qu'une brioche. Du moins, je mangeai dans la com-
pagnie de quelques personnes attablées
,
ça et là, qui causaient
entre elles, et de ce peu de chaleur humaine je ressentis un
tel réconfort que je m'en souviens encore aujourd'hui. Je ré-
pugnai à quitter ce petit restaurant où je me sentais si bien
,
entourée du son de voix humaines et de visages qui me parais-
saient plaisants. Enfin, je fus la seule dans la salle de res-
taurant et pensai que je devais partir. Je ressortis et m'en-
gageai dans la direction d'où je venais. Au bout de quelques
pas
,
sans plus de lumière pour me guider, je compris qu'il allait
m'être impossible de retrouver "ma" maison.
Car
déjà
déjà
toutes pareil-
les
déjà
de jour
avec leurs mêmes jardinets, comment, de nuit,
dans l'épais brouillard, les distinguer l'une de l'autre, si-
non par leur numéro ? Or, placé au-dessus des portes, cha-
cun me restait invisible. Je m'avançais près de l'entrée, scru-
tais la façade, m'élevait
s
sur la pointe des pieds, faisait
s
craquer une allumette. Je n'appercevais qu'un numéro incomplet
ou rien du tout.
J'errai de porte en porte avec le sentiment, comme je
l'avais éprouvé en gare
de
Saint-Lazare, de ne pouvoir sortir
jamais de cette impasse, et elle aussi se présenta à mon esprit
fatigué telle une image de ce qu'allait être ma vie
,
que ce soit
à Paris, que ce soit à Londres ou ailleurs encore.
Soudain, loin à ce qu'il me sembla, mais en fait tout
près, résonna un pas d'homme. Le danger ? Du secours ? Un dé-
trousseur de femmes seules comme on m'avait tellement dit de
m'en méfier par les nuits de brouillard. Mais aussi peut-être
un bon Samaritain ! Je lançai un appel: "Help !" Une voix
répondit: "Coming !"
Presque aussitôt, éclairé par sa puis-
sante
lampe de poche—qu'on
appelait ici torch
e
—
torche électrique
rique
,
surgit un
bobby à bonne figure rougeaude.
— -Lost miss ? And a mean night
'
'
tis to be lost in.
Il avait, en autant que je pusse voir, une physiono-
mie ouverte et avenante. Mais instantanément c'est son lan-
gage qui me frappa le plus, ancien, pittoresque, extrêmement
littéraire, dont je devais avoir bien des fois l'occasion de
m'étonner qu'il se trouvât si souvent, en Angleterre, sur les
lèvres de gens qui pourtant ne devaient pas être grands lec-
teurs ou passionnés de littérature. D'où leur venait
e
nt
donc ces
mots rares, ces termes imagés, cet accent presque Sh
sh
akesp
i
rien
earien
rien
?
J'entendis encore son "mean night" résonner dans la
nuit brumeuse comme
dans une sorte de théâtre de rêve
sous la voûte
[illis.]
basse
d'un théâtre imaginé.
— A mean night to
been
be in
! And all houses being practi-
cally the same,
'
tis hard indeed to find one's own. And what
would your number be, would you know that much, miss?
Oui, cela du moins je me le rappelais heureusement
—je ne l'ai même jamais oublié. C'était le 72.
Nous allions, le bobby braquant de temps à autre le
faisceau de sa lampe sur les numéros. Enfin il annonça :
—
Opere
Here
we are, miss, safe and sound at your ver door !
May you have fine sleep !
And pleasant dreams as
as well!
as well!
Tel fut le premier ami que je me fis à Londres, et
souvent
,
encore, par des nuits de brume, où que je sois, j'en-
trevois au fond de mon souvenir un visage dans un halo de lu-
mière, j'entends une voix grave me souhaiter bon sommeil et
de doux rêves.
Je couvai pourtant plusieurs jours encore mon ennui,
mon dépaysement, ma peur de la grande ville et sans doute la
honte d'y céder si complètement. Puis, un soir, ce double
que j'eus toujours par bonheur, pour me chicaner, au besoin
rire de moi, me parla par-dessus l'épaule. Je m'entendis me
dire à moi-même
:
— C'est bien le comble. Tu te trouves dans une des villes
les plus excitantes du monde. A l'heure même, le rideau est
à la veille de se lever sur des centaines de spectacles, les
paroles de grands dramaturges vont déferler sur des salles
enchantées, la musique les exalter, et toi,accroupetonnée
auprès de ton feu risible, tu te prends en pitié. Il valait
bien la peine de faire tant d'efforts pour quitter une vie
au Manitoba que tu estimais trop petite.
Ce fut comme si j'avais reçu un soufflet. Je consultai
ma montre. Il n'était que sept heures et demie. J'attrapai
mon manteau. Je dégringolai à grand bruit l'escalier que par
mimétisme sans doute j'avais jusque-là descendu à pas discrets.
Je pense même avoir claqué la porte. A un arbrisseau tout juste
derrière la haie de houx, j'attachai fermement un mouchoir
blanc qui me servirait de repère au retour. Pour plus de pré-
caution, je comptai, à partir du 72 jusqu'au petit carrefour
commercial, les entrées de maisons. Il y enn avait vingt-huit.
D'ailleurs le brouillard me paraissait moins dense, comme sur
le point de se dissiper. Je roulai dans l'underground, heureuse
de me trouver avec mes semblables, fussent-ils les plus étran-
gers des hommes. Je dus émerger à Pe
i
cadilly Circus car je me
rappelle qu'ici les enseignes lumineuses des théâtres
,
et des
salles de cinéma, les guirlandes scintillantes, tant de lumiè-
re de partout avaient raison de
la brume
que l
qu
'on ne
la
voyait
plus qu'en effilochures
. On disait alors de Pe
i
cadilly Circus
qu'il était le coeur de l'univers, et
ce devait être
vrai
,
car pen-
dant les quelques minutes où je restai saisie de surprise,
à la sortie de l'underground, je vis passer
:
un mendiant enX
haillons innommables
,
sorti tout droit de Dickens,
;
un lord
à canne à pommeau d'or et
noire
cape
flottante
doublée de
satin blanc
,
;
une folle sans doute de Park Lane revêtue seu-
lement de plumes
comme
quelque
un
oiseau des îles
,
;
un Sikh à
l'air farouche,
;
un marin tatoué,
;
un Highlander en kilt,
;
des
a
A
rabes en turban,
;
une princesse des Indes
,
j'imagine, portant
peinte sur le front une étoile— ou était-ce un cercle?
—
t
T
ant de visages et de silhouettes disparates que, des marches
où je m'étais figée, j'avais l'impression, comme au bord
d'une caverne de songes,
d'en voir
prendre vie
sans cesse
sous mes yeux. De cette ville que je devais en venir à tant
aimer, j'ai peine encore aujourd'hui à démêler des impressions
subséquentes cette vision riche, folle et somptueuse qu'elle
m'offrit ce soir-là dès en débouchant de dessous terre. A Londres
comme à Paris d'ailleurs, le plus beau spectacle pour moi fut
toujours celui de la ville elle-même, à ses terrasses, en mar-
che le long de ses boulevards, ou, telle qu'ici, tournant,
tournant, pareille à quelque inimaginable manège auquel
ne man-
querait
pour ainsi dire
aucun aspect de l'invraisemblable hu-
main
.
Quel
que
le
le
pièce ai-je vue ce soir-là ?
Midsummer Night's
Dream
? Non, car ce spectacle avec en vedette Vivien Leigh
toute jeune encore, c'est au Old Vic que j'y assistai, situé
dans un tout autre quartier de Londres.
De
The
Three Sisters
peut-être.
Ou
l'Oiseau de Feu
? Peu importe ! Je n'ai pour ainsi dire
assisté à aucun spectacle médiocre à Londres. D'instinct,
j'allais sans doute vers le meilleur, bien conseillé
e
aussi
par Bohdo
a
n qui me laissait
quelque fois
un mot à la maison en
passant à la course et de temps à autre des billets qu'il
avait eus gratuitement.
Je revins de Pe
i
cadilly Circus la tête bourdonnant
e
d'images et de sons qui me masquèrent un moment que j'étais
seule avec tant de riches impressions qu'il aurait été si bon
de partager avec quelqu'un. Je retrouvai mon signet blanc
attaché à une branche dégoulinante d'eau de brouillard. Je re-
montai sans qu'une seule porte s'ouvr
î
t sur mon passage. J'aurais
pu ne pas sortir ou n'être pas revenue que personne n'en aurait
eu connaissance. Le lendemain, pendant que j'étais sur ma lancée,
je me dis que j'avais assez tergiversé
e
et m'en fu
t
s
ce jour
même m'inscrire au Gue
i
ldhall School of Music and Drama. Bohdo
da
n
avait pris tous les renseignements nécessaires pour moi et me
pressait
t
d'en arriver à une décision. Il me fallait, en art
dramatique, prendre le cours au complet, depuis les leçons de
maquillage jusqu'à celles d'escrime et de danse à claquettes
en passant par l'étude à proprement parler de textes dramati-
ques, et payer comptant le premier trimestre, ce qui fit un
énorme trou dans mon petit compte en banque. Peu importe,
j'en étais à un point de ma vie où je sentais qu'il me fallait
coûte que coûte m'engager dans une direction, fût-elle la mau-
vaise, pour connaître enfin ce que je devais savoir sur moi-même.
Où l'Ecole était située au juste, cela aussi je n'arri-
ve plus à m'en souvenir. Toujours ces trous dans ma mémoire !
Ce devait être non loin de la Tamise, car
je me rappelle m'y
être retrouvée
pour ainsi dire
à chaque instant
pour ainsi
dire
de liberté, après
ou entre les cours
. Je me vois les jours où je n'avais rien à
faire
,
,
arpentant sans fin les
embankments
. Je les ai parcourus
à pied plus d'une fois depuis Blackf
ia
r
s
,
jusqu'au Big Be[n]
n
.
Quelquefois j'ai même poussé plus loin à l'est vers les docks
et
la grande vie maritime de la Tamise qui
m'attirait incro-
me fascinait,
.
yablement
. En vedette, j'ai été jusqu'à Greenwich et jusqu'à
l'estuaire.
Je me suis atta
rdée
chée
à ce fleuve
comme peu d'êtres
au monde
,
j'imagine. Je l'ai aimé au soleil, tout étincelant,
alors qu'une autre fois encore, avec des amis, poussant notre
bachot à la gaule, nous avons atteint les rives du vieux châ-
teau du Cardinal Wolseley qu'il dut céder à Henri VIII, ce
Hampton Court de si terrible mémoire, devenu dès lors, avec
ses cygnes noirs et ses pelouses touffues, le rendez-vous de
s
pique-niqueurs. Sur la Tamise croisaient sans cesse de petits
bateaux-magasins-casse-croûte qui, sur un signe, s'approchaient
et de qui nous achetions du thé ou des sandwiches, poursuivant
ensuite notre course. J'ai aimé cette Tamise de promenade,
joyeuse et bonne enfant, mais encore plus la Tamise des soirs
de brume avec les cris étouffés des mouettes, un presque im-
perceptible clapotis contre les vieilles pierres des quais
et l'appel assourdi des sirènes
parvenant à peine à l'
embou-
embankment,
lement
. Bien des fois je suis restée des heures accoudée au
parapet à tâcher d'identifier à leur bruit les mystérieuses
activités enveloppées de brouillard. Ou simplement perdu
e
dans
quelque rêverie
qui m'entraînait
comme
dans le bienfaisant
mouvement de l'eau invisible
.
Et puis, je me cherchai une chambre plus gaie. C'est
dans les petites annonces que je trouvai.
Je m
J
'achetais main-
tenant un journal
du soir d'un vieux Cockney qui avait son
stock sur le ciment du trottoir à la sortie de ma station de
l'
U
u
nderground. J'y lus un soir une description qui me parut
correspondre tout à fait à ce que je voulais. Il était question
d'une chambre ensoleillée au troisième avec un petit foyer au
charbon. C'était dans Fulham toujours et pas tellement loin
de ma triste ru Wickendon. J'y courus. Ah
,
que ce quartier
après ma rue d'ennui était vivant ! Au coeur même du vieux
Fulham, ma chambre, juchée, se trouvait au faîte d'un haut
immeuble étroit qui allait s'amenuisant depuis sa base jusqu'à
ne plus contenir que ma chambre, au troisième. L'étage du milieu
était occupé par les propriétaires, et le rez-de-chaussée tout
entier par une poutique ne prenant jour que sur la rue, un
vrai capharna
ü
m, des bicyclettes à réparer pendant à la dou-
zaine du plafond pour faire place, en bas, à des centaines
de vieux phonos et d'appareils de radio démantibulés à re-
mettre en état un jour ou l'autre. Je devais en voir rester
là plus de quatre mois, dans leur couche de poussière rarement
dérangée.
La boutique s'annonçait par une gauche inscription:
Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop
. L'immeuble
était au ras du trottoir et
,
la boutique, pour permettre à
Geoffrey Price de circuler parmi son entassement de vieille-
ries, s'y vidait en partie, chaque matin. Elle se touvait aussi
sur le passage de l'autobus, en constituait en fait un arrêt,
si proche même que, du seuil, on s'y embarquait directement,
sans avoir à faire un pas dehors. On entendait venir un roule-
ment de tonnerre. Au tournant de la rue surgissait le double
decker presque aussi haut que l'immeuble. Le frein appliqué
brusquement lâchait un cri à vous fendre l'âme. Puis le mons-
tre était arrêté,
sa porte arrière ouverte exactement sur
la
celle
porte avant
de Geoffrey
Price's Bicycle and Radio Repair Shop.
Par jour de pluie, disaient les gens du quartier, on pouvait,
de cette boutique, se rendre à Earl's Court ou Knightsbridge
sans risque d'attraper une seule goutte d'eau.
En face, il y avait une autre boutique tout aussi com-
mode pour les usage
r
s de l'autobus,
mais à
en
sens inverse
. C'était
celle de l'ironmonger, que j'avais appris à dénommer à Paris
le marchand des peintures, encore que je me rappelle avoir
vu chez lui surtout du charbon et des bouteilles de gros
rouge. Le troisième coin de la petite place était occupé par
le green grocer, l'équivalent du verdurier à Paris. Aux alen-
tours, il y avait encore l'apothecary, le physician affichant
ses heures de bureau, le dentiste qui avait, en guise de récla-
me,à hauteur d'homme, une énorme mâchoire articulée n'arrêtant
jamais, nuit et jour, de s'ouvrir et de se refermer comme pour
happer au vol quelque passant. A peine plus loin
,
se tenait
un marché en plein air tout résonnant tôt le matin des bruits
des charrettes à roue
r
s
de bois apportant les légumes. A côté
grouillait l'étal de morue. Les odeurs les plus délicates et
les plus déplaisantes s'entremêlaient. L'on ne pouvait pas
être cinq minutes sans entendre quelque bruit, la clochette
fine du marchand de fleurs poussant devant lui sa voiturette
pleine
s
des couleurs les plus vives, le cri du marchand de
vitres, du rétameur, du ramasseur de bouteilles. A ces cris,
modulés, chantés, scandés, l'orgue de Barbarie mêlait souvent
sa musique dolente et, parfois, à travers le tintamarre, on
croyait saisir
,
au loin
,
quelque son de cloche pieuse venu
d'une petite église enclose quelque part entre de hauts murs.
Je devais finir par la trouver un jour, cachée comme elle était
par la pierre et le lierre
,
et
aussi
découvris
r
un cimetière
, le
plus tranquille du monde entre ses murs épais, avec des arbres
touffus pleins d'oiseaux— le beau nid de la mort en plein
milieu de l'agitation humaine— où j'irais souvent chercher
le silence quand il me ferait trop défaut dans ma bruyante
maison.
Ma nouvelle logeuse était à l'image du quartier, une
pétulante Galloise, tout en drôleries, tours, farces et
tou-
jours
aussi
à la course
. Elle me montra la petite chambre que
j'aimai tout de suite, assez haute pour dominer les bruits
et donnant d'ailleurs sur l'arrière
,
étonna
m
mm
ent paisible avec
ses enchevêtrements de courettes qui servaient d'entrepôts
ou de débarras, aussi mortes qu'étaient trépidantes les rues
d'en face. Le foyer, minuscule
,
mais destiné à y brûler du
vrai combustible, m'enchanta. Glod
ad
ys m'expliqua qu'elle l'allu-
merait le matin en m'apportant le breakfast et que ce serait
ensuite à moi d'entretenir le feu si je restais à la maison.
J'aurais à acheter moi-même mon coke et un peu de petit bois
pour attiser parfois mon feu. Mais non, se reprit-elle, le
petit bois, elle me le fournirait gratuit. Pour la chambre,
le breakfast et un rien de lunch— scraps— ce serait un guinea
la semaine.
— Un guinea ! m'exclamai
s
-je, ne connaissant pas encore
l'expression.
Glod
ad
ys m'expliqua que cela signifiait one pound and
one schilling.
Et je la fis rire aux larmes lorsque je lui présentai
à la fin de la semaine mon chèque pour une
e
guin
é
a
e
.
— Mais cela n'existe pas en fait , un guinea, me dit-elle.
Aucune pièce de la monnaie anglaise n'y correspond. C'est juste
une expression.
— Mais pourquoi alors toujours parler de guinea ?
Elle haussa les épaules. J'étais prise à l'illogisme
anglais comme je l'avais été à la stricte logique française,
et il n'y avait qu'à m'y faire.
Je devais d'ailleurs m'y fai-
re
à
plus vite
qu'aux raisonnements sans fin des Français.
Ce premier jour où nous discutions affaire, j'avais
fini, presque en mendiante, par demander:
— Pour tout un guinea, est-ce que vous ne me donneriez
pas, plutôt que des scraps de lunch,puisque je serai souvent
sortie à cette heure, les mêmes scraps for supper.
Elle rit à se faire entendre dans tout le quartier,
trouvant drôle mon accent, mes expressions, mon petit manteau
de lapin, mon béret
so frenchy
, et finit, tellement je lui
plaisais, par consentir "to throw
n
in for a guinea a week
supper and even a bite in the evening if you should still
be hungry, dearie.
!
" Et c'est ainsi que je me casai certainement
au meilleur prix possible dans tout Londres, à l'époque.
Une seule chose me déplaisait dans ma nouvelle vie,
et c'était mon adresse: Lily Road. "I know it smacks of perdi-
tion
»
,
"
avait convenu ma logeuse, puis, éclatant d'un de ses
rires à faire trembler les [n]i
vi
tres,
elle
avait conclu que je l'avais
pour
pas
chère
cher
en tout cas.
Sans aller jusqu'à penser que le nom évoquait la per-
dition, je rougissais quand je devais donner mon adresse à
haute vois, et l'évitais autant que possible, racontant: "J'ha-
bite trop loin pour inviter des gens..." Ou bien: "It's terri-
bly out of the way." Mais il fallait y passer, ce Lily Road,
malgré son nom de souffre, m'étant presque le paradis. Pour
me consoler, Gl[e]
a
dys en riant me faisait observer que ce serait
encore plus compromettant si j'avais pris chambre non loin
,
dans Pee
t
ticoat Lane.
Bohd[o]
a
n vint m'aider à déménager. Il avait pu dénicher
dans sa rue une espèce de tombereau à brancards dans lequel
nous avons réussi à transporter en une fois tous mes effets
à grand bruit, les vieux pavés résonnant fort sous les roues
sans caoutchouc. "Heureusement, me disait Bohd[o]
a
n, que tu res-
tes presque sur les lieux. Maintenant ce ne sera plus long que
mon concert passé, je pourrai t'accorder plus de temps, et nous
nous rattraperons.
"
Il m'aida à ajuster mes vêtements sur les cintres de
la garde-robe. J'essayai de faire bouillir de l'eau pour le
thé, accroupi
e
auprès du foyer. Un de mes bonheurs ici
,
serait
de
pouvoir faire monter
une
ma
visite, m
l
a chambre avec son divan-lit
étant aménagé
e
en sitting-room.
Bohd[o]
da
n était à la fois un peu scandalisé et amusé de
me voir transplantée dans
ce quartier
peuplé
peuple
. Il aurait cru,
me dit-il, que je me serais trouvée plus à l'aise pour écrire
dans le calme de la rue où il m'avait retenu une chambre. De-
puis que nous nous connaissions, il avait toujours prédit que
je deviendrais un écrivain connu. Pendant que je m'essayais
encore à préparer du thé, Gl[e]
a
dys survint avec un plateau cou-
vert de sca
o
nes au beurre, de gâteaux et
de
petits pots de confitu-
res.
"Dès que j'
eus
ai
vu ce jeune homme
pousser vos affaires dans
sa brouette, me confia-t-elle plus tard, je l'ai aimé. Il
n'y en a pas un seul autre comme lui dans toute l'Angleterre,
vous pouvez en prendre ma parole et vous devriez mettre la
main sur lui alors que vous en avez la chance. Cheerio !...
"
nous dit-elle en s'esquivant.
Pendant qu'il buvait son thé, Bohd[o]
da
n, comme je l'ob-
servais en silence, me parut, lui si jeune encore, fatigué,
amaigri, un peu vieilli, des cernes profonds autour des yeux.
— Bohd[o]
a
n
,
lui dis-je, si tu veux aller aussi loin que
tu l'as en tête, il va falloir apprendre à te ménager.
— Irai-je bien loin ? fit-il d'un ton qui cherchait
à paraître léger.
Il me vint à l'esprit que j'avais toujours pressenti
en lui de l'angoisse, en dépit de son caractère si souvent
gai, comme s'il avait le sentiment que le temps lui manque-
rait.
— Je vois assez clairement, me confia-t-il, toujours
comme en riant de lui-même, un bout de chemin devant moi,
quelques années de route peut-être, puis tout s'arrête, dis-
para
î
t, tombe soudainement.
— Mais moi, je ne vois même pas un jour d'avance devant
moi et change chaque jour de cap, lui dis-je pour plaisanter
et le ramener à la bonne humeur.
— Pourtant, ton avenir à toi est certain, me corrigea-t-il,
avec un étrange sérieux. Je n'ai qu'à fermer les yeux et je
vois surgir ton nom en lettres importantes. Cependant il me
semble que ce n'est pas à l'avant d'un théâtre. Tu as bien fait
quand même de t'inscrire pour un cours d'art dramatique. Quoique,
d'après ma vision, ce n'est pas là que tu brilleras. Où donc !
Je crois voir ton nom sur la couverture d'un livre. Il s'y dé-
tache en grandes lettres.
—
Un livre !
l'invoquai-je.
ai-j
j
e ri
i
pos
s
té.
.
Moi qui ne sait
s
même pas en-
core tourner convenablement une petite histoire!
Néanmoins, depuis les cinq ou six ans que je le connais-
sais, depuis nos toutes premières rencontres à Winnipeg, il
m'avait toujours plus ou moins tenu
ce langage
d'un
de
nécromant
,
et j'avais souvent ri de bon coeur de ses supposés dons.
Cette fois, il paraissait si sûr de lui-même
,
que j'en
éprouvai
s
un frisson.
— Parlons d'autre chose, dis-je, tu me fais peur avec
tes prophéties.
Ce qui m'avait le plus apeurée toutefois
,
c'était l'in-
tense mélancolie que j'avais pu surprendre un instant dans ses
yeux gris bleu, et
que je ne devais jamais
ensuite
revoir
que chez des êtres destinés à mourir jeunes.
Nous avons pourtant fini notre thé gaiement
,
Bohd[o]
a
n
,
feignant de lire dans les feuilles tombées au fond de ma tasse
que j'écrirais un roman à saveur populiste, ce qui n'était pas
pour surprendre, étant donné que je me sentais si bien auprès
du petit peuple.
Retrouvant cette scène dans tous ses détails au fond
de mon souvenir, je songe enfin à me demander comment nous ne
nous sommes pas aimés d'amour, Bohd[o]
a
n et moi. Il était droit,
la loyauté même, énergique et doux, tendre et charmant. Lui,
je ne sais pas ce qu'il voyait en moi, mais j'ai l'impression que
ce devait être un peu les mêmes qualités que je prisais en
lui et qui me faisaient l'admirer, lui accorder une entière
confiance, rechercher son appui, désiré
s
r
son approbation, et
l[a]
e
chérir profondément. Le lien entre nous était-il trop
honnête, trop limpide, trop clair pour mener à l'amour ?
Il y manquait peut-être en effet un défaut ou ce quel-
que chose de trouble ou d'inquiétant que contient presque
tout amour. Bohd[o]
a
n et moi ne nous étions jamais causé l'un
à l'autre la moindre inquiétude si ce n'est au sujet de notre
santé. Nous étions faits pour n'être que des amis, ainsi que
l'on dit si injustement, car n'est-il pas singulier que l'on
place l'amour— si capricieux— au-dessus de l'amitié presque
toujours si digne.
?
La dignité, voilà peut-être au fond ce qui, tout en
préservant notre sentiment, l'empêchait de glisser à l'amour.
Mais
,
en vérité, je n'en sais pas plus long aujourd'hui
que j'en savais alors sur le sujet.
Sur le point de s'en aller, Bohd[o]
a
n, ce jour-là, appu-
yé au chambranle de la porte, plus voyant que jamais, comme
s'il avait la réponse à
mes questions de ce jour et
des jours
s
à venir,
me lança
de
sur
son ton habituel
d'humeur
à la fois ironique et
tendre
:
— A propos, je tiens à te présenter à un jeune homme
dont j'ai fait la connaissance il y a quelques jours. Il te
plaira aussi sûr que Dieu est dans son ciel et ses créatures
sur terre. Quant à lui, dès qu'il aura jeté les yeux sur toi,
il sera à jamais ensorcelé.
— Une autre de
tes prédictions[,]
!
dis-je en moquerie.
— Qui sera réalisé
e
, veux-tu en faire la gageure, en moins
de trois mois.
— Quel est le nom de ce jeune homme irrésistible ? de-
mandai-je toujours en moquerie.
A mi-chemin de l'escalier, Bohd[o]
a
n me le lança—est-ce
que je me trompai ?—avec une ombre d'amertume.
Je ne saisis que le prénom: Stephen.
— Stephen qui ? demandai-je.
Bohd[o]
a
n n'entendit pas ma question ou je n'entendis
pas sa réponse. En tout cas, je n'en appris pas plus long
ce jour-là sur ce jeune homme au sujet duquel Bohd[o]
a
n avait
réussi à piquer ma curiosité.
Ma nouvelle vie commença parsemée ça et là de cours
au long de la semaine.
Je m'y livrai
cette fois
,
avec courage et persis-
tance
cette fois
,
mais sans enthousiasme jamais. Je me forçais.
Les meilleurs moments étaient encore mes jours libres, alors
que je m'échappais
,
pour partir à l'aventure sur l'impériale
des autobus. Je fus prise d'une vraie passion pour ces voya-
ges à travers
Londres d'ouest en est,
de
du
nord
en
au
sud
, qui
duraient quelquefois trois ou quatre heures sans me coûter
jamais plus d'un schilling. Invariablement je montais le pe-
tit escalier tournant, m'installais, si elle était libre, dans
la première rangée en avant d'où je dominerais le spectacle
qui allait s'offrir à ma vue. Le contrôleur montait, souvent
me trouvais à peu près seule là-haut, demandais
t
:
"Where to
m'am
ma'm
ma'm
?" Presque toujours je répondais: "Au bout." Souvent
d'ailleurs, je reviendrais par le même autobus
,
n'en descen-
dant même pas. Aussitôt installée là-haut et en route, il me
semble que je devenais heureuse. J'ai ainsi appris Londres
de part en part, comme j'apprendrais plus tard Montréal en le
parcourant par tramway à l'époque où j'y arrivai en 1939. Au
fond, sauf la City et certains "coeurs" de la ville comme
Charing Cross, Trafalgar s
S
quare,Chelsea, et peut-être Soho,
Londres n'était qu'une succession de bu
o
roughs, espèces de pe-
tites villes
,
toutes avec leur High s
S
treet, agglutinées en
un
e
interminable déroulement. Je prenais plaisir à voir re-
commencer l'une après l'autre ces petites villes d'allure pai-
sible avec leurs maisons attachées l'une à l'autre par rues
entières, leur marché aux fleurs, leur éternel tea-shop et la
vision, ne changeant jamais
,
elle, de chimney-pots à l'infini.
Ces petites cheminées en formes de pots de fleurs, la ville
devait en contenir un nombre effarant, puisque bien souvent
,
on en comptait une dizaine sur chaque toit
,
autant qu'il y a-
vait à l'intérieur de ces petits foyers comme j'en avais un
dans ma chambre. Quelle étrange ville, chacun y vivant isolé
auprès de son propre petit feu maigre plutôt qu'assemblé
avec d'autre
s
s
autour d'un bon gros poêle.
Parfois
l
L
a brique
des maisons était
souvent
ternie
, sans plus c
d
e couleur
,
sous la suie
qui retombait sur elles de toutes ces cheminées et des
ré
u
sines
proches. Parfois j'aboutissais à un miraculeux square de brique
rose entourant un petit parc enclos de haie vive ou de murs
bas, à l'usage des seuls habitants des belles maisons relui-
santes d'alentour qui avaient la clé pour en ouvrir la barriè-
re. A l'intérieur, on pouvait voir une nurse en voile flottant
sur les épaules passer en poussant un landau, ou un vieillard
aller à pas lents appuyé sur sa canne. Il n'y avait pas de
promenades qui ne me découvraient quelque chose de neuf. Parfois
,
je descendais, explorais longuement quelque quartier très loin
d'où j'habitais, me trouvant si à l'aise que j'avais envie
d'y rester. Souvent je faisais le trajet aller-retour d'une
traite, toujours étonné
e
qu'en revenant
il parût si différent
qu'à
de
l'aller
. Il m'arrivait, comme du haut d'un chariot, de
noter presque sans arrêt tout ce qui s'offrait en bas à la fois
de fascinant et de triste comme dans toutes les grandes villes.
Il m'arrivait aussi, bercée par le mouvement, de perdre tout
contact avec la réalité présente et de partir en des rêves qui
étaient presque toujours heureux du moment que ce bercement
comme une sorte de roulis
en mer
marin
accompagnait mes pensées.
Evidemment, j'allais à mes cours et accomplissais
d'héro
ï
ques efforts pour en retirer aussi quelque profit. Cette
partie de ma vie, les cours au Guildhall,
sur
l'énonciation
la diction
par exemple
,
où un professeur s'appliqua une fois pendant près
de trois
-
quarts d'heure à me faire prononcer "little" comme
il se doit, m'enseignant la manière de placer ma langue pour
y arriver et qui, de désespoir, me demanda: "Mais où donc
avez-vous appris l'anglais?..." à quoi j'avais répondu dis-
traitement
,
à bout de fatigue: "Là où j'aurais dû apprendre
plutôt le français
"
; les leçons de maquillage où j'appris
à me déguiser en Sioux ou
en
Nippone pour le bien que cela me
fit jamais; les séances d'escrime, la lecture de textes de
grands dramaturges anglais; tout de cette vie que je vécus
alors entre les murs de l'Ecole me paraît aujourd'hui avoir
été un rêve, et seuls les rêves eux-mêmes poursuivis au bord
de la Tamise, sur les embankments, sur l'imp
é
riale des grands
autobus et même dans la cabane que possédait Gladys en face
de Hampton Court où j'allais en week-end—en sorte que c'était
de cette rive des pauvres, ayant la plus belle vue sur le châ-
teau, qu'on en profitait le mieux— seuls ces rêves restent la
part vraie et durable de l'existence que je menai pendant ces
trois ou quatre mois.
Des scènes de la vie que je vécus alors émergent pourtant
avec une netteté saisissante. J'assistais ce jour-là avec une
trentaine d'élèves à un cours de Miss Rorke que nous appelions
le dragon. Elle n'arrêtait pas de nous invectiver, nous trai-
tant de
snails
,
à cause de notre lenteur, je suppose, ou de
momies
, ou de pauvres spectres incapables de se faire entendre.
Elle n'était pas la seule à nous lancer ainsi l'injure. Beau-
coup d'autres professeurs usaient de la même tactique abomi-
nable. Pourquoi agir ainsi avec des élèves déjà tout tremblants
de peur ? Il paraît, on me l'a dit par la suite, que, pareils
aux picadors nous aiguillon
n
ant au vif
,
ils obtenaient de nous
une réaction pleine de douleur et de feu.
Miss Rorke passait pour être un imbattable professeur
des classiques anglais. Nulle n'enseignait mieux qu'elle
Shakespeare et surtout Bernard Shaw qu'elle avait beaucoup
joué dans sa jeunesse et dont l'humour redoutable avait cer-
tainement déteint sur son caractère.
Elle nous rappelait à coeur de jour:
:
"vous qui aspirez
à monter sur la scène, à envoûter des salles, à voir votre
nom en lettres lumineuses à l'enseigne des théâtres, vous ne
savez rien faire: ni marcher, ni vous asseoir, ni même tendre
la main convenablement, encore moins réciter, bien entendu
»
.
Elle disait vrai. Je m'étais aperçu, à voir évoluer
les autres, qu'ils ne savaient en effet ni marcher
,
ni s'asseoir
ni se comporter sur la scène d'une façon qui eût paru naturelle.
J'apprenais que tout devait être recréé sur la scène pour y
avoir l'air vrai, et que rien, ne serait-ce que de se moucher,
ne devait se faire là-haut tel qu'on l'accomplissait dans la
vie. Jusqu'ici je n'avais pas encore été moi-même la cible
de ses attaques. Tout à coup, ce jour-là, je m'entendis com-
mand
ée
er
:
— Vous, là, venez nous lire un passage.
Nous en étions au
Marchand de Venise
.
— ... Tiens, le plaidoyer de Portia devant le juge.
Il n'était plus question de me sauver comme de chez
Dullin. Je montai les marches menant au podium. Je trouvai le
passage en question. Je commençai à lire d"une voix qui m'a
semblé venir d'un autre monde, faible, lointaine et fragile,
en laquelle je ne me reconnaissais nullement. Une autre que
moi lisait, agissait, pendant que moi-même, d'infiniment loin,
avec une certaine pitié pour celle qui s'était laissée prendre,
regardait
s
faire. Puis ma voix se raffermit et revint à mes
propres oreilles comme les autres peut-être la recueillaient.
Je l'entends encore, je l'entendrai sans doute toujours, bien
que je ne me souvienne pas des mots eux-mêmes que je prononçais.
La vie me les a ôtés, comme dirait Ruteb
o
euf,
elle nous prend
tout
au fond
avec l'âge
, sinon le souvenir d'avoir été jeune,
hardi et téméraire.
Puis tout se mêla et se confondit. Je ne fus plus une
qui lisait, une autre qui regardait. J'avais échappé et aux
autres et à moi-même. La timidité et ma détresse m'avaient
refluée au loin de ma vie. J'avais réintégré
e
mon enfance.
J'étais toujours en classe à l'Académie Saint-Joseph. L'inspec-
teur nous épiait. Soeur Agathe m'avait suppliée: "Lève-toi et
sauve la classe." Et je faisais de mon mieux,au milieu d'un
cours, était-ce au Guildhall,
?
était-ce à Saint-Boniface,
?
pour
sauver encore Dieu sait quoi ! Ma voix petit à petit prenait
une certaine assurance. Un silence complet m'entourait. Sous
la gaieté que l'on me reconnaissait au Guildhall, est-ce que
ne transperçait pas aujourd'hui enfin le vieux fond de tristes-
se qui toujours m'avait habitée ? Est-ce que ne m'avait pas
rejointe ma vieille misère de la rue Deschambault qui, éton-
na
m
mm
ent
,
par les mots de Shakespeare, trouvai
t
ent
à s'exhaler ?
Peut-être aussi le profond silence de la classe était-il
l'expression d'un étonnement sans borne. Qui donc à Londres
avait jamais entendu, entendrait jamais encore Shakespeare
récité d'une façon si singulière
,
qu'elle révélait peut-être,
à la fin, le vieux maître comme il ne l'avait jamais été aux
yeux des siens.
Quand j'eus terminé ma tirade, le silence dura encore
un bon moment. Puis Miss Rorke
,
un peu bourrue, concéda:
— Dommage que vous ayez un accent si barbare car par
moments j'ai eu l'impression que quelque chose prenait vie.
But, child, I could hardly make out a single word of your
stupendous accent.
A l'écart, elle me dit: "Si vous voules venir chez
moi, le soir, je vous aiderai en particulier, sans qu'il
vous en coûte un penny, bien entendu."
J'y allai deux ou trois fois, je crois,
et,
à part
après
m'avoir fait enfiler en vitesse
, sans reprendre souffle
,
une
suite effrayante de which, whichever, witches, whence, where,
wherever, either, neither, however, beneath, whole, whatever,...
elle me gava de sucreries, bonbons, sca
o
nes, hot-tea, biscuits
et crumpets. Chez elle, le dragon n'était qu'une petite vieille
aimable, enfoncée dans un fauteuil victorien, ses pieds menus
posés sur le pouf au ras de sa jupe sombre, et qui, entre deux
bouchées,
me faisait reprendre which, witch,
wither, whisht,
whim, whichever
... Ou bien: throne, throw, throrough, through...
que je suis toujours incapable de prononcer correctement après
toute cette peine qu'elle et tant d'autres se donnèrent à mon
endroit.
Je m'étais ausi inscrite au cours d'art dramatique
en français chez madame Gachet qui, elle, me faisait répéter,
un crayon entre les dents, pour me délier la langue: "Je veux
et je l'exige." Autre dragon,elle n'arrêtait pas de me repro-
cher "comme à tous vos compatriotes
,
de parler de la face et
non de la gorge ".
Avec elle—comble de l'ironie !— j'étudiais, en tra-
duction française, le
Sainte Jeanne
de Bernard Shaw, ressor-
tant bien plus du domaine de Miss Rorke
,
mais que madame Gachet
prétendait proche de moi qui en aurait
s
eu, selon elle, les
traits, le visage, l'allure. J'ai longtemps su par coeur les
plus brillantes répliques de Jeanne à l'Inquisiteur, puis un
matin, les cherchant dans ma mémoire, je n'ai plus rien trou-
vé.
La sainte Jeanne de madame Gachet se rapprochait
dans
de
l'interprétation
qu'en avait donnée Ludmilla Pito
ë
ff, en
traits délicats de petit
e
s saint
e
s de vitrail. Venu à Paris
pour la [p]
P
p
remière, Bernard Shaw aurait été tellement enragé
de cette interprétation qu'il n'aurait, au long d'un
d
î
ner
offer
à
en
son honneur, adressé un
seul
mot à madame Pitoeff assise
[?]
tout à côté de lui
à ses côtés
.
De même, il fut si mécontent au festival
—
de Malvern,
—
auquell j'assistai,
—
de l'interprétation
,
—
toujours
en sainte de vitrail
,
,
—
d'Elizabeth Bergner
qu'à l'entracte
il partit comme un fou marcher dans le dédale du jardin au
milieu duquel se trouve situé le délicieux petit théâtre d'été.
Moi-même,
é
E
tant venue à Malver
pour la journée, je me trouvai
en ce moment engagée dans le labyrinthe entre des haies très
hautes et, à plusieurs reprises, alors que les caprices du
dédale nous rapprochaient, j'avais entendu des bougonnements
et des bouts de phrase qui m'arrivaient par-dessus le feuilla-
ge. A un tournant, brusquement, je me trouvai face à face
,
avec un vieil homme à barbe blanche, qui me lança un regard
furieux puis continua son chemin tortueux en bougonnant de plus
belle. Je restai sur place, saisie d'une surprise immense.
"Mais c'est Bernard Shaw, me dis-je, que je viens de croiser.
!
Et, de plus, en colère, comme presque toujours.
!
" Je voudrais
continuer les anecdotes, l'une appelant l'autre, mais le der-
viche sait de mieux en mieux qu'il n'a pas
le temps de
tout
recueillir
tout
ce qui lui revient du passé
s'il veut voir le bout
de sa tâche. Ce que je voudrais ajouter
,
c'est que la seule Jeanne
tirée de sa pièce
,
que Bernard Shaw approuvât jamais était
celle qu'avait campée Dam
Dam
e
Dame
Sybil Thorndike puis, plus tard,
Miss Rorke: une robuste, saine fille de campagne, toute réa-
liste, raisonnable et raisonneuse, la première sainte protes-
tante chez les
C
c
atholiques
,
comme il l'avait lui-même définie.
Chez madame Gachet, j'étudiais aussi, ce qui avait plus
de sens, Racine, jusqu'au jour où elle me lança le livre par
la tête en déclarant que je ne comprenais rien de rien à ce
genre—ce qui était la vérité même.
Madame Gachet avait eu comme élèves
des acteurs déjà
alors
prestigieux
tels que Vivien Leigh et Charles Laughton.
Ils venaient d'ailleurs encore assez souvent travailler leur
rôle avec elle, qui ne manquait pas d'en informer ses élèves
ordinaires. Quand elle était dans ses bonnes,
nous avions
même
droit à des potins
et croustillantes histoires sur les
grands du théâtre et du cinéma, qu'elle connaissait, il faut
en convenir, sous un jour révélateur et souvent impitoyable.
Quelle bonne volonté m'apparaît aujourd'hui avoir mal-
gré tout été la mienne en ce temps de ma vie.
!
Quand l'air de-
vint plus doux, même après que je m'eus fait lancer Racine par
la tête, il m'arrivait d'aller réciter à voix haute de ses
vers dans le seul endroit où j'étais sûre de ne déranger per-
sonne et de ne pas faire rire de moi. C'était dans le petit
cimetière de Fulham plein d'arbres touffus et de tombes an-
ciennes entre des murs épais, et là, clamant mes vers, j'avais
parfois conscience de troubler un si long et sacré repos que
je m'imterrompais pour lire plutôt, au hasard
,
des épitaphes.
Elles étaient de caractère plaintif et doux. Les recevant
en plein Racine comme un écho d'humbles existences anglaises
depuis longtemps oubliées, j'éprouvais tout à coup le sentiment
que ma vie était mille fois plus surprenante encore que celles
que j'étudiais dans les livres. Pendant quelques moments, elle
me fascinait au-delà de toute énigme.
Ainsi
je
vivais
-je
à Londres
pendant ces mois-là, livrée
à l'ennui et à la tristesse, m'obligeant à
des efforts qui
paraissaient
ne
devoir me mener nulle part
, puis, soudain, la
jeunesse, le côté gai de ma nature reprenaient le dessus,
et voilà que j'étais projetée en pleine drôlerie, riant et
faisant rire autour de moi comme au temps des tournées au
Manitoba, comme je ferais rire plus tard au long de mon pas-
sage en Provence.
Après être descendue de la scène, ce jour où j'avais
lu la grande tirade de Port[ea]
ia
, alors que j'étais encore trem-
blante et que les élèves autour de moi me jetaient des regards
singuliers, un grand et beau jeune homme s'était approché de
moi et m'avait applaudie.
— Laissez-les penser ce qu'ils veulent, et même rire,
si ça leur chante, c'est vous qui en ce moment commandez toute
l'attention.
Na
ï
vement j'avais pris pour un compliment cette phrase
qui en était peut-être un d'ailleurs.
Au bout d'un moment de conversation, il m'avait propo-
sé:
— Ha
ow
about a cup of tea ?
Vers les onze heures, le matin, et vers le milieu de
l'après-midi, presque tout le monde du Guildhall lâchait danse,
escrime et déclamation pour se réunir à de petites tables de
quatre
au restaurant de l'Ecole
et
y boire d'innombrables tasses
de
thé.
Bientôt ma classe y fut presque en entier, répartie
en petits groupes, et je m'aperçus que la plupart fixaient
,
le beau grand Gallois et moi, assis en amis un peu à l'écart,
avec une expression à laquelle je pus à peine croire tellement
elle disait pour moi de considération nouvelle et même d'envie.
M'ayant dit son nom et qu'il était Gallois, aujourd'hui
il ne me reste, pour me le rappeler à la mémoire, que cette
appellation. Il m'avait sans doute appris, alors que nous
buvions notre thé, qu'il avait étudié au Guildhall et que,
faisant carrière à Londres, il revenait de temps à autre
s
à
ses vieux maîtres"for a refreshing course
»
.
"
Attiré
[illis.]
Amené
Amené
aujourd'hui
par il ne savait quel motif à entrer en passant dans la classe
d'interprétation dramatique, il m'avait vue, entendue, et
s'était senti sur-le-champ subjugué par cette singulière pe-
tite personne aux yeux comme tout empli[e]
s
d'une intense vision
nouvelle du théâtre anglais.
Ce que moi je ne savais pas encore de lui, c'est qu'il
était une des très belles voix de baryton de l'Angleterre, avait
chanté maintes fois à Covent Garden, et se trouvait engagé sur
la voie royale du succès. Pas une des jeunes filles présentes
ne m'aurait volontiers arraché les yeux à me voir aujourd'hui
recherchée par lui qui en avait sans doute déjà recherché
plus d'une parmi elles. Je devais apprendre assez vite que j'é-
tais loi d'être la première au profit de laquelle il ourdis-
sait de si belles phrases.
Sans plus perdre de temps, il sortit son calepin d'adresses
et me demanda la mienne. En bon seigneur, il m'apprit qu'il
me ferait signe un de ces jours pour m'amener à quelqu'une de
ces soirées musicales qui se donnaient dans les plus grands
salons de Londres. Cela compléterait ma formation artistique
en plus de me fournir un champ d'observation unique.
Moi, hélas,
plutôt que d'
avancer
avouer
que j'habitais Lily
Road
, je fis la capricieuse, l'incertaine, disant: "Je suis
sur le point de déménager... Je ne sais vraiment pas où j'irai...
o
ù
je serai demain..." Puis embêtée de savoir comment me tirer
de ce pas, je ramassai mes livres, lui tendis la main, le re-
merciai pour son thé et partis presque à la course.
Quand je racontai cette scène à Gladys, elle me trai-
ta d'innocente et de folle, disant que ce beau grand Gallois
était très connu à Londres, que l'on entendait souvent sa
superbe voix
au
à la
à la
BBC, que d'ailleurs tous les Gallois étaient
gens doués musicalement et des plus attirants. Ce serait donc
bien fait pour moi si je ne le rattrapais jamais.
C'était compter sans la ténacité de notre Gallois.
Il
eut peu de peine
au fond
à obtenir mon adresse
et même mon
numéro de téléphone du régisseur de l'Ecole. Deux ou trois jours
plus tard, je descendis de l'autobus droit
e
comme toujours
dans l'échoppe et presque dans les bras de Gladys qui m'at-
tendait en proie à la plus vive excitation. Mon Gallois avait
téléphoné. Il avait laissé un message. Il était bien celui
qu'elle pensait qu'il était !
:
une célébrité ! Elle avait noté
le numéro. Il me fallait rappeler au plus tôt du bureau de
Geoffrey.
ce qu'elle appelait le bureau de Geoffrey était un
ancien pupitre à cylindre logé dans un coin de l'échoppe en
t
encombré d'écrous, de vis, de boulons, de bouts de tuyau et
d'une masse ancienne qui maintenait en place la pile de fac-
tures non acquittées. Le mal étant fait
,
de laisser savoir
où j'habitais, je rappelai le beau Gallois.
— Pourquoi ne vouliez-vous pas me donner votre adresse ?
me demanda-t-il.
— Parce que je n'avais pas envie que l'on sache que j'ha-
bite Lily Road.
J'entendis un rire énorme, qui semblait ne
jamais
devoir
cesser
, franc, sonore, roulant à couvrir le grondement de la
rue.
— Petite folle ! me dit-il. Savez-vous d'où je viens ?
Du fond d'une mine de charbon. Mon père est encore travailleur
sous terre.J'y ai moi-même travaillé jusqu'à l'âge de seize
ans. Venez-vous avec moi ce soir à l'Ambassade d'Autriche ?
Tenez-vous bien, l'Ambassadeur, ce n'est pas un blague,
s'appelle le baron de Frankenstein.
Je fis signe que oui sans songer qu'il ne pouvait me
voir, mais il dut interpréter correctement mon silence, car
il me signifia:
— Je passe vous prendre à huit heures tapantes.
On avait trouvé un coin pour ma malle garde-robe sur
un bout de palier à côté de ma porte de chambre. J'en sortis
ma robe longue en taffeta
s
s
rouge clair, à laquelle Gladys tint
absolument à donner un coup de fer. Je mis les souliers assortis.
Gladys me remonta les cheveux en un tas de bouclette
s
sur le
haut de la tête, ce qui me fit ressembler à un Reynolds dont
elle avait une reproduction dans son sitting-room. J'avais,
pour compléter ma toilette de grand soir, d
d
es gants blanc
s
et une sorte de petite cape en velours noir. Prête longtemps
d'avance, je vins attendre mon Prince, assise, au milieu de
l'échoppe, sur une chaise à laquelle Geoffrey s'était hâté
de donner un coup de torchon. Revêtu comme toujours, au tra-
vail, d'une longue blouse grise qui lui donnait l'air d'un
prisonnier, il s'était lui-même assis auprès de la porte gran-
de ouverte, incapable de se mettre au travail dans une pareil-
le atmosphère de surexcitation.
Comment s'était répandue la nouvelle, je ne le sais
trop, mais tout le coin de rue était au courant que "that
nice little French lady at Gladys
'
is going out to night with
the ringing Welsh voice on
e
hears over the wireless..." Mais
la sortie, dans l'imagination de nos voisins, était devenue
un bal
,
peut-être à Buckingham Palace, savait-on !
!
et prenait
de minute en minute de si grandioses proportions qu'il n'y
en avait pas un qui ne fût sur le pas de sa porte à guetter
l'apparition du Prince. Ils devaient s'attendre à le voir
arriver en car
r
osse. Tout au moins en quelque resplendissante
voiture conduite par un chauffeur. J'étais devenue leur conte
de fée, la Cendrillon si chère au coeur du peuple qui va avoir
accès par elle aux splendeurs.
L'heure approchait. Les gens, sur leur seuil, consul-
taient la grosse horloge au-dessus de Smith's Watch Repair.
A huit heures précises s'annonça dans un bruit de ton-
nerre, comme toujours, l'autobus venant de Knightsbridge.X
Les vitres trembl
aient
èrent
. Le géant s'arrêta pile, sa porte ouver-
te devant la porte accueillante de Geoffrey Price's Bicycle
and Radio Repair Shop. Mon Gallois en descendit droit dans
l'échoppe
pour se
re
trouver
,
parmi les bicyclettes
pendues au
plafond, en habit du soir, le plastron immaculé, le haut de
forme un peu incliné sur le front, ayant à la main une canne
à pommeau d'or
,
et traînant, retenue au cou par une agraf
f
e
et rejetée nonchalamment en arrière des épaules, une immense
et superbe cape de velours noir qui d'un coup ramassa toute la
poussière du plancher.
Le conducteur, intrigué par le personnage
qu'il avait
,
vu
du coin de l'oeil
,
vu
quitter l'autobus
, abaissa la vitre,
sortit la tête pour le suivre du regard jusque dans la bouti-
que,s'attarda. Mon grand Gallois me tendit la main,
me tira de
ma petite chaise à fond de paille
[illis.]
et m'entraîna
droit
vers le marchepied
de l'autobus. Le conducteur donna du gaz, et nous voilà repar-
tis par le même autobus qui nous avait amené le Prince.
L'ironmonger, la marchande de fleurs, le mareyeur,
l'apothecary,
le green grocer,
tous déçus,
yeux ronds, ébahis,
nous regardaient partir comme les plus simples des mortels et
ne revenaient
n'en revenaient pas
[illis.]
pas de leur déception,
,
,
ne
n'en
sont peut-être jamais revenus
.
de leur
intense déception.
[illis.]
que j'ai été dan[s] l[eur] m[illis.]
Je me faisais, vers ce même temps, d'autres amis qui
devaient m'être plus chers que le beau grand Gallois entré de
si spectaculaire façon dans ma vie, pour en sortir sans doute
aussi vite, car, passé la soirée chez Frankenstein. j'ai beau
fouill
é
er
ma mémoire, je ne trouve plus trace de lui.
Je m'attachai alors beaucoup à une gentille jeune fille
à qui ses parents payaient le cours en art dramatique au Guildhall,
n'ayant jamais eux-mêmes de toute leur vie mis le pied au théâ-
tre. Elle m'avait invitée chez elle, dans le South End, par-delà
la Tamise, dans un lointain quartier de la ville— o
ù
, curieu-
sement, ne m'avaient pas encore conduite mes randonnées en
autobus— pour prendre le d
î
ner un dimanche, en compagnie de
sa famille, et sans doute comme dans toutes les maisons de
Londres
,
à cette même heure, nous avons mangé de la côte de
boeuf et du yorkshire pudding.
Phyllis et moi sommes allées voir ensemble d'innom-
brables pièces de théâtre. Nous prenions des places bon mar-
ché dans ce que Phyllis appelait "the gods", correspondant
au poulailler à Paris, c'est-à-dire parmi les plus haut perché
e
s.
Dans certains théâtres il nous arriva d'être tellement en sur-
plomb sur la scène que nous ne voyions plus des acteurs que
leur crâne, chauve souvent, évoluant loin en bas. Nous avions
peu de chance de leur voir jamais le visage
"
à moins, m'expli-
quait Phyllis,
"
qu'ils ne se mettent à jouer subitement "for
the gods", comme l'avait fait un soir le grand Irving, d'illus-
tre mémoire, qui, se rappelant sans doute sa jeunesse pauvre,
ne s'entretint plus, tête renversée, regard au plafond, qu'avec
les miséreux penchés de là-haut vers lui.
Quant à moi, il me semble que ce ne fut jamais qu'au
moment des applaudissements que je vis se lever vers nous
des regards peut-être d'ailleurs un peu quémandeurs.
Les places à vil prix— à un schilling
, je pense
— ne pou-
vaient évidemment être retenues, et elles étaient en grande
demande. Nous devions donc arriver une bonne heure à l'avan-
ce, et déjà bien souvent
une
queue
file
ile
d'attente
e
s'était formée
aux abords
du théâtre. Nous y prenions place, et en un rien de temps elle
s'allongeait jusqu'à se perdre dans quelque petite rue adja-
cente. J'en ai vu s'enrouler, selon le caprice des gens ou la
commodité des lieux,
autour
du théâtre
.
en une espèce de lasso
qui
en
faisait deux fois le tour
du théâtre
.
. Les deux rangs qui paraissaient
,
l'un s'en aller, l'autre revenir, en se retrouvant, parfois
très proches l'un de l'autre, conversaient entre eux. Quelque-
fois survenait un loueur de pliants. On pouvait s'en procurer
un pour six pences, s'y asseoir très confortablement en rang de
deux le long des murs. Ou bien
,
l'on épinglait sur le pliant
son nom écrit sur un bout de papier et l'on pouvait sans risque
de se faire voler sa place s'en aller tranquillement manger
une bouchée dans un casse-croûte avoisinant ou simplement se
promener.
Pour ma part, j'aimais rester à ma place avec les gens
serrés ensemble comme pour former une famille amie au milieu
du trottoir.
Pleuvait-il,
et
des parapluies s'ouvraient
assez
grand pour abriter un voisin dépourvu. Souvent, après en avoir
demandé l'autorisation du regard ou alors qu'elle m'était
déjà offerte, je me glissais sous un parapluie à côté de moi
et presque inévitablement, j'engageais une conversation
avec
avec l'obligeant voisin. Des gens lisaient tranquillement sous
leur parapluie qu'ils tenaient d'une main, tournant des pages
de l'autre. Des femmes tricotaient de longues écharpes
qui
pendaient
par
[ju]squ'à
terre
, et nous les avertissions: "Votre belle
écharpe traîne dans la poussière." Quand les soirées étaient
douces et sans pluie, ce qui arriva assez souvent au cours
de l'hiver, des artistes de rue survenaient.
Ils exécutaient
à notre profit
pour nous
leur
s
pas de danse
, chantaient avec de vieilles
voix brisées, dessinaient à la craie quelques scènes sur le
ciment, puis ils passaient le chapeau. Nous leur donnions un penny pour leur peine.
Phyllis apportait presque toujours à manger pour deux,
des brioches et des petits pains beurrés qu'elle partageait
scrupuleusement avec moi. Il m'est resté de certaines de ces
heures d'attente à la porte des théâtres, surtout quand la nuit
se faisait amicale
,
de
s
s
souvenir d'un enchantement qui éclipsait
même le spectacle dont il était le prologue. Le peuple de Lon-
dres s'y révélait le plus gentil, le plus délicat,
le plus
bon
copain
qu'on puisse désirer. Je me dis encore parfois que la
meilleure pièce du répertoire londonien était celle qui se
jouait sur le trottoir, offrant le spectacle d'une humanité
parvenue à tout partager, son sandwich avec qui paraissait
affamé, un pan de son manteau
,
quand le vent fraîchissait,
à
avec
l'imprudent d'à côté
qui frissonnait,
une colonne de son jour-
nal
à
avec
qui n'avait pas de lecture
— que de fois j'ai lu par-dessus
l'épaule d'un voisin qui m'y avait autorisé d'un sourire amusé.
Ces soirées qui émeuvent encore mon souvenir, j'en ai
passé
es
plusieurs en compagnie de Phyllis, quelques-unes dans
la seule compagnie d'amis inconnus, quelques-unes avec Bohdan.
Son concert
,
qui
avait eu lieu
,
qui
avait été salué comme un
triomphe
. On l'avait longuement applaudi au Royal Albert Hall.
Lui, d'apparence calme et réservée, s'était ce soir-là décha
î
-
né, sorte de Paganini donnant enfin libre cours à son âme pas-
sionnée. Je n'en revenais pas de
l'être frémissant que j'avais
ce soir-là
aperçu
, et je comprenais pourquoi nous ne pouvions
nous aimer d'amour ardent, lui déjà tout entier possédé par
la musique
,
et moi tendue vers quelque exigence passionnée aussi,
même si je
ne
la discernais pas encore.
Depuis le concert, sollicité de partout, réclamé pour
jouer à Londres et en tournée, anxieux de se montrer à la hau-
teur, travaillant plus que jamais, il s'amenuisait, son regard
me paraissait fiévreux, s'arrêtant souvent sur une vision qui
devait lui être insoutenable car il murmurait alors, comme
toujours
,
mi-sérieux, mi-ironique:
— The gods do not wait. They do not wait.
Un jour au bord de l'angoisse, j'étais, le lendemain,
portée vers la gaieté. C'est par ce côté de ma nature que je
m'étais tellement attaché
e
Phyllis, que je devais m'attacher
beaucoup d'êtres au cours des années. Phyllis, toute seule,
n'aurait pas trouvé de quoi rire dans les multiples petites
aventures cocasses que pouvait saisir le regard en une jour-
née à Londres, mais m'entendant en rire elle regardait et se
prenait elle aussi tout à coup à en voir le côté comique. Elle
m'avait une gratitude infinie
de le lui révéler
presque
chaque
fois
que nous sortions ensemble.
Assez souvent, le spectable auquel nous désirons assis-
ter nous entraînait dans
quelque quartier difficile d'accès
pour
y chercher
, par des rues à peine éclairées, des petites salles
de théâtre quasi introuvables. Ce fut le cas pour
Mourning
b
B
ecomes Electra
qui se donnait dans le Westminster
,
log
é
, à ce
que je crois me rappeler, au fond d'une courte rue peu fréquen-
tée
,
débouchant sur une impasse au bout de laquelle battait
faiblement la Tamise. La pièce étant très longue, la représen-
tation se faisait en deux tranches;
la première, commençant
très
tôt,
à
7.30
à sept heures trente
, était suivie
d'un
long
entracte d'une demi
-
heure
permettant aux gens d'aller prendre une bouchée; puis la pièce
reprenait vers les
10.30
dix heures trente
pour ne se terminer qu'aux environs de
minuit.
Depuis l'entracte, le brouillard déjà menaçant
,
s'était
totalement refermé sur les abords déserts du petit théâtre.
Quand nous en sortîmes,
—
une mince foule d'une cinquantaine de
personnes peut-être,
—
il n'y avait pas à distinguer à deux pas
de nous, et c'est tout juste si nous nous apercevions l'un
l'autre dans l'épaisse soupe aux pois que transperçait à pei-
ne la lumière du réverbère planté sur la petite place devant le
théâtre. D'instinct, les quelque
s
cinquante personnes, nous
nous tenions ensemble pour avancer pas à pas et coude à coude.
Peu familière avec ce quartier, aucune ne connaissait apparem-
ment la direction à prendre pour aboutir à l'
U
u
nderground le
plus proche. Comment se fit-il que ce fut moi qui prit la tête
du groupe, allant d'un pas sûr vers un bruit que je croyais
entendre devant moi et qui n'était apparemment que l'écho
des pas derrière moi, projeté par le brouillard ? Mais comment
se fit-il surtout que la troupe entière m'emboitâ
t
le pas,
m'embo
î
ta
ces Londoniens
aguerris
habitués
aux traîtrises du brouillard
me suivant
comme un seul homme ? Bientôt, je crus entendre, pas tout à
fait étouffé sous celui des pas de ma suite, un autre bruit
—en avant, en arrière ? impossible de conclure— qui avait quel-
que chose d'inquiétant. Soudain, avec tout ce monde derrière
moi, je me trouvai devant une haute grille donnant sur une cour-
te pente raide descendant droit à la Tamise. Nous étions par-
venus à un de ces petits embarcadères où, à marée basse, accos-
tent les vedettes qui sillonnent l[illis.]
e
fleuve. La barrière eût-elle
été laissée ouverte par l'oubli du gardien que
nous aurions
bien pu tous
n[e]
nous
enfiler
en riant dans l'eau sombre, sans même avoir
eu
eu
le temps de comprendre ce qui nous arrivait.
C'est alors seulement
d'ailleurs, qu'en
que,
me retournant,
je distinguai, à quelque faible lueur de l'eau, la petite foule
trop confiante
m'ayant
qui m'avait
suivi
e
jusque-là aveuglément
, c'est le
cas de le dire.
Le fou rire me prit, qui gagna Phyllis, qui gagna tout
le monde quand Phyllis, de sa jolie voix entraînée
,
eut appris
aux gens dans le noir
,
qu'ils s'étaient laissé avoir par une
petite
jeune
Canadienne
mettant pour la première fois de sa vie les
pieds dans ce quartier. Au lieu de m'en vouloir, ils cherchè-
rent à se rapprocher pour m'entourer, me reconnaître et me sou-
haiter mille bonnes choses à venir. Puis un vieux Londonien prit
la tête. En faisant la chaîne, mais dans la main, en une sorte
de farandole de fantômes gais, nous le suivions hors du plus
épais du brouillard vers les lumières de la station de l'
U
u
n-
derground.
Cher Londres,
et
chère I[illis.]
Isle!
que
je les ai aimés
je les aimai à
cette
époque de ma vie
et en ce temps de la leur. Plus tard, lors
d'autres voyages, je ne trouverais pas en entier le charme
débonnaire, cette promptitude à rire de soi dont j'avais le
souvenir, peut-être parce que je m'étais moi-même trop assa-
gie, peut-être parce que
ce peuple
étrange,
anglais
qui cache une telle
émotivité, un tel besoin d'aimer, sous sa placide apparence,
avait lui-même, avec les dures épreuves de la guerre, perdu
un peu de sa douce folie.
Le temps malgré tout avait passé vite, je persévérais
dans la ligne que je m'étais tracée, même si j'annonçais sou-
vent que j'allais tout envoyer promener. Un jour
,
j'étais récon-
ciliée avec le monde, le lendemain, reparaissaient ma vieille
détresse et le sentiment que je perdais ma vie, et le temps
filait et l'hiver s'achevait quoiqu'il n'y parût pas. Depuis
trois mois que j'étais à Londres, avais-je vraiment
vu le
ciel, la Tamise, les quais
autrement
qu'en aperçus
brefs et fugitifs
?
m
M
peut-être était-ce justement ce qui les rendait inoubli-
ables.
Ce matin-là, en me rendant à l'Ecole, j'avais vu au-des-
sus de ma tête,
à la faveur d'une
fugace
éclaircie, les bran-
ches
nues
encore
du vieux tilleul sous lequel je passais presque
chaque jour.
J'en jurerais,
n'aurais-eu
N'ayant
pour me guider
que le
bruit un peu sec de ses branches,
[illis.]
je jurerais que
mon vieil ami tilleul était
toujours nu
dans le vent encore un peu frisquet,
.
de
ce matin-là.
Au milieu de la matinée, pendant que j'étais à mes
cours, l'air s'était brusquement réchauffé. Le soleil s'était
montré, il avait même brillé clairement pendant quelques heures.
Quand je sortis, prenant seule
,
mon chemin vers l'und
d
er-
ground, il faisait nuit.
Il
Ce
devait être
vers
le 15, peut-être
le 16 février. Je
n'ai pas à l'esprit
[illis.]
ne suis plus sûre de
la date exacte
. Par ail-
leurs, le temps ne m'a rien dérobé de la délicate surprise
qui me saisit le coeur lorsque, tout à coup, en passant sous
mon tilleul, j'entendis le doux bruit inusité qu'il émettait.
Je ralentis le pas, levai le regard et crus rêver. Mon vieux
tilleul était couvert de feuilles. Oh, bien petites encore,
à peine entrouvertes, tout juste venues au monde, mais c'étaient
bien elles qui, toutes frêles qu'elles étaient, frémissaient
dans la nuit tiède, s'essayant à consoler le coeur. Un ravis-
sement me gagna qui ne me semble pas avoir eu d'égal à la nais-
sance
d'aucun autre printemps
dans
de
ma vie
. Sans doute c'était
sa soudaineté qui m'avait tellement impressionnée. A peine
quelques heures auparavant, le vieil arbre au bord du trottoir
était comme mort. Et voici qu'à la lueur d'un réverbère proche,
je pus capter le luisant de ses jeunes feuilles qui se retour-
naient vers ce peu de lumière. La joie qui m'inonda était elle-mê-
me une naissance, mon propre retour à la vie, et c'est en la
recueillant que je sus à quel point j'avais été, à bien des
égards, comme morte.
Dans les années à venir, alors que j'en serais à écrire
La Montagne secrète
,
cette joie
de
du
printemps
à Londres me se-
rait un jour rendue et c'est elle qui me guiderait pour tra-
duire l'ineffable bonheur de Pierre Cadorai lorsque, au ter-
me d'un hiver en forêt, il entendrait, un soir, se détachant
de la branche longtemps engourdie, une première goutte d'eau
libre tomber sur le sol encore gelé en
un tintement
qui
n'en
finirait
finissant
plus de résonner
dans la nuit silencieuse.
Pour l'instant, cependant, ma joie, sans âme à qui
la dire, me fut pour ainsi dire lourde. J'ai souvent trouvé
la peine impossible à porter seule, mais la joie peut-être
davantage. Tout de même, me suis-je dit au bout d'un moment,
il y a Gladys, et je courus à la maison. L'on y entrait, soit
par la boutique où Geoffrey, dans un éternel sarreau gris fer,
travaillait tard, ou par une petite porte de côté, au pied
de l'escalier qui menait à l'étage du propriétaire, la cui-
sine donant sur le palier. D'en bas, entendant Gladys remuer
des casseroles, je lui criai:
— It is spring ! It is spring !
Elle vint en haut de l'escalier, les mains couvertes
de pâte, en tablier de ménagère.
— So it is ! So it is ! And we are having a fine steak
and kidney pie for that thrown
-
in
-
supper !
[?]
Aussitôt redevenue sérieuse elle me dit d'approcher
et en chuchotements m'apprit que c'était demain la fête de
Geoffrey, qu'elle avait l'habitude de lui envoyer par la pos-
te une carte de souhaits qu'il aimait recevoir le matin de son
anniversaire en même temps que le journal, tout cela déposé
en compagnie d'une jonquille sur le plateau du breakfast.
Elle me demanda, puisqu'il faisait beau, si je ne ressortirais
pas pour déposer
la carte déjà adressée
, à
dans
dans
la boîte aux lettres
du coin.
Je lui répondis que je le ferais sûrement, si elle
y tenait, mais pourquoi y tenir ! Ne serait-il pas plus
simple, le lendemain matin, de mettre la carte sur le plateau
avec la jonquille ? Pourquoi lui faire
faire le tour
d
es
du
du
quartier
s
par la poste ?
— Parce que... parce que... dit-elle, fortement agacée,
car Gladys, de bon caractère d'habitude, s'irritait parfois
pour un rien, parce que, finit-elle par lâcher à contrecoeur,
Geoffrey aime ça ainsi. Demandez-moi pas pourquoi ! La moitié
de sa joie lui est ravie si sa carte ne lui arrive pas portant
l'estampille de Fulham Post Office.
— Je veux bien aller la poster, dis-je, mais j'avoue
trouver étrange que des gens vivant dans la même maison et
sur un pied d'amitié s'envoient des mots par la poste.
— L'enveloppe est timbrée, dit-elle pour couper court.
Tout ce que je vous demande, c'est de la jeter en passant
dans une boîte aux lettres.
Il y en a une à deux coins de rue
.
d'ici.
Même dans ce Fulham de ciment, de pierre et de fenêtres
à barreaux, sans beaucoup d'autres arbres que ceux du cimetiè-
re, le doux printemps se frayait un chemin. Il se manifestait
par des signes presque imperceptibles qui me maintenaient dans
un état de bien-être incroyable, comme si la vie était neuve,
ardente, pleine et toute gonflée d'espoir. De quelques arbres
le long de mon chemin s'échappait ce tendre et caressant mur-
mure que m'avait fait entendre le tilleul. J'étais si grisée
par cette nuit de printemps que j'aurais pu marcher indéfini-
ment. Je dus passer deux ou trois boîtes aux lettres avant de
m'aviser que je n'étais plus loin de la Poste de Fulham, et que,
dans l'intérêt de la carte de Gladys, pour être bien sûre qu'elle
serait livrée à la première heure le lendemain matin, mieux
valait sans doute aller la déposer au bureau chef.
Ensuite, ne pouvant encore me résigner à rentrer par
cette si douce nuit, je fis un long détour par le cimetière
puis au long d'une rue qui contenait quelques jardinets déjà
en fleurs. Je mis bien une grande heure à revenir à la maison.
Toujours dans les dispositions les plus heureuses, le
coeur chantant, j'ouvris la petite porte de côté, criai à Gladys
que j'entendais chantonner:
— 'Tis done !
Elle apparut en haut de l'escalier, l'air heureux.
Toutes deux, abaissant ensemble le regard vers le bas de l'es-
calier,
nous
avons
alors aperçu sous la fente de la porte, au milieu
du paillasson, la carte de souhaits que je venais de poster.
Je me penchai, l'examinai. Elle était pourtant dûment estam-
pillée.
Etait-ce
Venait-elle d'être dép
e d'être dép
osée par
r
le facteur que
je venais
j'avais
tout juste
de
crois
é
r
comme j'arrivais?
Je ne comprenais rien.
— Je vous avais dit de la mettre à la poste, me gronda
Gladys. Pourquoi l'avoir rapportée vous-même ?
— Mais je viens de la mettre à la poste. Pour être sûre
qu'elle arriverait à temps, j'ai même été la déposer à la grande
Poste.
— Il ne fallait pas, gémit Gladys. Ils ont un service
ultra
-
rapide à la grande Poste. Et vous avez dû arriver juste à
temps pour qu'elle reparte à l'instant même. Quel contretemps !
Elle était inconsolable. La fête de Geoffrey était gâ-
tée, son bonheur fichu par ma faute, ou plutôt par celle de la
redoutable efficacité de la p
P
oste de Sa Majesté.
Parfois, quand je suis trois à quatre jours à attendre
une lettre postée dans le quartier voisin du mien, à Québec,
ou que
l'unique livraison
quotidienne
de courrier
par jour
est suspendue
à cause d'une "journée d'étude", d'une grève perlée, ou parce
que la route est glacée ou qu'il a neigé... je me prends à
rêver de cette foudroyante poste de Fulham qui nous avait,
Gladys et moi,
si bien
à jamais
confondues.
Est-ce ce printemps magique qui fit naître en ma vie
l'amour ?
J'incline
[illis.]
à le croire,
Il se peut.
[illis.]
c
C
ar, si
[illis.]
la brusque éclosion
[?]
de
la
vie
par cette nuit de février m'avait enivrée au-delà des
mots, elle m'avait aussi révélé à quel point j'étais seule à
Londres. Qelques amis, oui, mais de passage et pour un instant
seulement. Aucun , sauf peut-être Bohd[o]
a
n, sur qui je pouvais
compter véritablement aux jours durs. Ainsi, la joie si vive
de cette nuit de février s'était retournée contre moi et m'a-
vait démontré la tristesse d'être à l'étranger, sans personne
à aimer ou qui m'aimait. J'avais tout remis en cause une fois
encore, ma présence à Londres, ce que j'y faisais, pourquoi,
à quoi me mèneraient des études d'art dramatique. Tout ce que
j'avais entrepris me parut de nouveau vain,
futile
et
à côté
de ce que je devrais entreprendre
. L'ennui s'en mêla, persis-
tant, corrosif,
m'empêchant de prendre
l'
intérêt
à ce que
je tentais pour y échapper. Quand on s'ennuie, il est vrai que
tout nous ennuie. Je cessai à peu près d'aller au théâtre, de
me promener en autobus, même de lire. En vérité, je pense que
j'étais tombée dans cet état d'attente qu'il m'est arrivé main-
tes fois dans ma vie de subir et où je ne fais plus rien d'autre
justement que d'attendre de l'inconnu qu'il vienne m'en déli-
vrer.
C'est dans ces dispositions d'esprit que je partis ce
jour-là à la rencontre, si l'on veut, de mon destin. Malgré
tout, je n'avais pas cessé, une fois par semaine
,
ou à peu
près, de me rendre
,
rue
Cadagar
Cadogan
, dans South Kensington, chez
Lady Frances Ryder, cette généreuse femme qui mettait son appar-
tement de Londres, tous les jours, à l'heure du thé, à la dis-
position des étudiants, colorés ou non, provenant de tous les
coins de l'Empire. Bohd[o]
a
n m'y avait amenée et présenté
é
é
à Lady
Frances Ryder. Les formalités accomplies, je pouvais maintenant
revenir autant que je voudrais.
Un thé abondant nous était servi qui pour un grand nombre
d'étudiants était de loi le meilleur repas de la semaine. Ils
se gavaient de crumpets saturés de beurre, de tartelettes re-
couvertes de crème du Devon, de petits fourrés au fromage.
Dans ces salons spacieux régnait une bonne chaleur entretenue
par le chauffage central, luxe dont la plupart d'entre nous
avions dû apprendre à nous passer. A peine débarrassés des gros
chandails que nous portions presque tout l'hiver, nous évo-
luions plus à l'aise, l'esprit en même temps que le corps
,
?
dégagé et prêts
s
à d'amicales conversations.
Lady Frances elle-même présidait ces réunions ou délé-
guait des dames pour nous y accueillir. Elles avaient toujours
pour les distribuer parmi nous des billets de théâtre, de ballet,
de concert, obtenus gratuitement d'impre
s
sario ou de proprié-
taires de salles en faisant vibrer leur sentiment d'allégean-
ce à l'Empire. Elles avaient aussi souvent, pour l'un ou l'au-
tre, une invitation à dîner chez quelque grand médecin de Harley
Street, un week-end chez un châtelain en Irlande, une semaine
dans quelque château du Shropshire ou du Monmoutshire. Cet
empire à la veille de s'écrouler était encore si fraternellement
imprégné de son grand rêve d'unité qu'il suffisait d'être étudiants
venus de l'Afrique du Sud, de la Nouvelle-Zélande, du Canada,
de l'Australie, pour voir s'ouvrir toutes grandes, à notre in-
tention, les portes des nobles demeures
comme
aussi
de
s
simples
cottages.
J'étais la seule Canadienne française à faire partie
du groupe que l'on appelait
,
,
je crois, l'
Oversea British Empire
Students
. En cette qualité, j'avais droit, je ne sais pourquoi,
à des égards extraordinaires. Lady Frances avait maintes fois
insisté pour me faire accepter des invitations très recherchées,
des le pays de Galles, dans les Midlands, ailleurs encore.
Une timidité folle me saisissait à l'idée d'affronter la vie
des seigneurs anglais, et je reculais toujours. J'allais pour-
tant finir par accepter l'invitation pour un séjour d'une se-
maine dans le Monmoutshire, près des merveilleuses ruines de
la vieille abbaye cistercienne chantée par Wordsworth. C'est
peut-être le désir de les voir qui eut raison de ma réticence
et me décida à venir chez Lady Curre où je vécus chasse à
cour-
courre,
se,
dîners d'apparat, rencontre de personnalités célèbres, une
aventure auprès de laquelle mes rêves de nuit les plus fantas-
tiques ne sont que de pâles figures.
Pour l'instant, je n'en étais qu'à des sentiments de
camaraderie envers quelques-uns des garçons que je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait, entre autres, un Australien
géant, coeur d'or, prêt à tout donner tout le temps, mais à
l'effroyable accent cocknet et qui terminait toutes ses phra-
ses par "You see?" alors que, ne comprenant rien à ce qu'il di-
sait, on ne voyait justement rien. Un autre de mes prétendants
,
de ce monde, si l'on veut, était Néo-Zélandais, tout le contrai-
re de l'Australien, un grand jeune homme réservé, poli, parlant
un anglais impeccable et qui
s'appliquait tellement,
à faire britannique
avec son
chapeau melon, son trench coat, son parapluie roulé fin-fin-fin,
à faire britannique
que tous nous trouvions
qu'il en remettait.
Il occupait un poste important à l'Amirauté. Sa mère étant
venue de Nouvelle-Zélande pour lui rendre visite, il m'invita
à les accompagner tous deux dans un voyage d'une dizaine de jours
qui
me fit connaître le
sol
sud
de l'Angleterre
, le splendide Devon
au sol rouge, les Cornouailles avec leurs vieux châteaux de
schistes et leurs délicieux petits ports de pêche, le Dorset,
les landes, la New-Forest, le Gloucerster
cher
shire
re
, et enfin partout
de si merveilleux petits villages qu'il me semble parfois
ne
les avoir vus
qu'en rêve
que recréés
s
tellement ils émergeaient parfaits
des silences de la verdure, avec leur vieux pont à arche, leurs
toits fleuris de roses et une douceur de vivre
qui n'avait
alors
sans doute
d'égal nulle part au monde.
David m'invitait
ainsi
aussi
quelquefois
à d
î
ner dans des restaurants huppés où je me
sentais mal à l'aise. De plus il paraissait tout le temps occu-
pé à m'examiner, à m'évaluer, à se demander peut-être à mon su-
jet si je ferais l'affaire, et quand sa mère vint, elle plus
encore que lui parut me peser en toutes choses. J'en suis venu
e
avec le temps à me demander si,
à
l
a
sa
manière bizarre et froide
,
David ne me courtisait pas pour le bon motif comme on dit et
s'il ne m'aurait pas un beau jour
,
solennellement proposé le
mariage, sa mère m'aurait-elle déclarée "suitable". Mais appa-
remment ce ne fut pas le cas, elle repartit pour la Nouvelle-
Zélande, David espaça ses invitations, m'envoya des roses,
garda le silence
,
et tout est bien qui finit bien. Toutefois je
devais le revoir encore assez souvent, plus tard.
C'était Lady Wells,
souvent
agissant
comme hôtesse
à
la place de Lady Frances, qui m'avait présenté David, mais qui,
un mois plus tard, nous ayant vu
s
à deux reprises partir ensemble,
m'avait mise en garde: "Ne vous attachez pas trop à ce garçon.
Il est bien distingué,
mais
sans
sous
son
service
vernis
, pas tellement
intéressant. Attendez, j'aurai sûrement un jour quelqu'un
de mieux que lui à vous faire connaître.
»
Or comme j'entrais ce jour-là dans le grand salon bour-
donnant, voici que Lady Wells vint à ma rencontre, les mains
tendues:
— Dear, j'ai à vous présenter quelqu'un de tout à fait
spécial. Venez.
Elle continuait à parler
que
mais
je ne l'entendais plus
.
Mon regard s'était porté vers
une petite table
à quatre vers
le
au
milieu du salon
. Parmi une centaine de visages, je n'en
voyais déjà plus qu'un ou, plutôt, que le feu sombre d'un
regard qui m'appelait irrésistiblement. Et peut-être que mon
propre regard, sans que je le sache, appelait aussi ce jeune
homme inconnu, car ses yeux, dès que nos regards se furent
rencontrés, ne se détachèrent pas des miens.
Je traversai le salon, la main dans celle de Lady Wells,
et je n'étais que prì
i
ère insensée: Pourvu que ce soit lui
qu'elle entende me présenter !
A la petite table où il prenait le thé en compagnie
de quelques autres jeunes gens, il se leva à notre approche.
Lady Wells dit simplement:
— Stephen, voici Gabrielle dont je vous ai parlé... et
sans doute autre chose que je ne recueillis pas.
Il serra la main que je lui rendais et le feu de ses
yeux sombres s'aviva. Nous avons pris place à cinq, autour de
la table, Stephen ayant tiré une autre chaise pour moi. Les autres
se remirent à causer entre eux. Nous deux ne disions rien.Nous
continuions à nous appeler du regard comme si nous n'en reve-
nions pas de la surprise infinie de nous être retrouvé
s
l'un l'au-
tre, après un si long chemin à travers le monde
.
et à travers la
vie.
Je ne me souviens de rien de l'heure qui suivit sinon
que bientôt à peu près tout
s
autour de nous nous regardaient
avec étonnement nous regarder sans fin et toujours avec ce
même appel des yeux.
Nous sommes partis ensemble en accord silencieux sans
nous être consultés autrement, il me semble, que d'un coup d'oeil.
Au dehors, nous avons promené sur tout le même regard
étonné
,
comme si nous nous attendions à trouver autour de nous,
qui étions changés, un monde qui serait aussi devenu autre.
Stephen entrelaça ses doigts aux miens, et j'eus la
curieuse sensation que nos mains aux doigts emmêlés n'en fai-
saient qu'une. Nous avons marché, sans savoir où nous allions,
en balançant au rythme de la marche nos mains liées.
Il ne me posait aucune de ces questions que l'on pose
d'ordinaire aux gens qui nous intéressent et dont on vient
tout juste de faire la connaissance: d'où je venais, ce que
je faisais à Londres, qui j'étais, rien de tout cela.
Et moi
non plus
je
ne l'interrogeait
s
pas
sur sa vie. En fait, je fus
longue à apprendre, par bribes, qu'il poursuivait des études
en science politique à l'Université de Londres, que, né au
Canada, d'origine ukrainienne, il était toujours citoyen
C
c
ana-
dien,
quoique séjournat
nt
depuis des années
à New-York, après
des études à Columbia. Une grande part de sa vie allait long-
temps me demeurer totalement cachée,
avant que je
ne
songe
à m'en
étonner, et alors il serait bien tard pour revenir
en
arrière
et reprendre autrement le début de nos relations.
Pour l'instant, nos doigts entrelacés, nous n'étions
qu'à l'enivrement d'être l'un à côté de l'autre. Rien ne nous
importait que de nous être retrouvés. Je pense que nous en
tremblions— de peur, d'angoisse, de joie ? le saurai-je jamais.
Je sentais au bout de mes doigts qui tremblaient les siens
trembler aussi.
Comme nous avions, dans notre promenade inconsciente,
couvert beaucoup de chemin déjà, il finit par me demander:
— Où habitez-vous, chère ? Il faudra pourtant que je
me résigne à vous ramener chez vous, quoique cela soit la
dernière chose au monde que je désire.
— Dans Fulham. Lily Road.
— Tiens ! fit-il. J'habite non loin et j'ai un ami très
cher qui habite aussi ce quartier, Bohdan Hubee
ic
ki.
Ainsi c'était lui que Bohdan avait tant désiré me faire
connaître ! Pourtant, il y avait quelques jours, les yeux assom-
bris, il m'avait confié au sujet de Stephen: "C'est un curieux
garçon, d'une fascination qui m'inu
q
quiète un peu, car, s'il
fascine, on dirait que
c'est pour
détourner l'attention de ce
faire oublier
qu'il cache à peu près tout de sa vie
. En vérité, je ne sais
que penser de lui. Il est peut-être malgré tout un être d'une
qualité rare et cependant !... Cependant !...
En me souvenant des propos de Bohdan si clairvoyant,
je me sentais atteinte d'un malaise singulier. Je retirai mes
doigts d'entre ceux de Stephen. Je crois avoir tenté de me mon-
trer un peu distante, mais ce fut comme si je luttais contre
vents et marée
s
. Il entrelaça de nouveau ses doigts aux miens.
Et ce simple entrelacement de nos doigts fit naître en moi des
ondes qui tour à tour me brisaient et me ravissaient.
Il me proposa, bas à l'oreille:
—
M'accompagne
z
rez
-vous demain
entendre Boris
Goudonov
Godounov
?
Il fredonna d'une voix belle et juste quelques mesures
du grand a
A
ir du d
D
estin
chanté par
Boris.
le moine Pimêne.
J'allais accepter tout de suite. Je ne voulais que cela,
mais je parvins à me ressaisir. De quoi aurais-je l'air, que
penserait-il de moi, si je sautais sur sa première invitation?
— Demain... je ne sais pas...
— Alors
,
après-demain ? ...
— Après-demain, peut-être...oui...
Et déjà je regrettais amèrement d'avoir repoussé l'invi-
tation à si loin, prête à me reprendre, Stephen aurait-il
le moindrement insisté, mais il demeura silencieux, comme
attristé lui aussi à la perspective que nous attendrions plus
d'une journée pour nous revoir.
Après bien des détours, nous avons finalement atteint
une station de l'underground.
Le train se mit en marche. Je voyais défiler le nom des
stations en gros caractères sur les murs souterrains, peu à
peu s'éclairant au fur et à mesure que nous approchions de l'arrêt.
Et presque à chacun, comme quelqu'un en transe, je fixais
l'annonce publicitaire de la Guiness représentant deux énormes
verres de bière posés côte à côte. Dans leur mousse, à chacun,
était dessiné un visage
,
l'un à mine grave, l'autre à mine ré-
jouie. La légende au bas de l'un disait: "Sometimes I sits and
thinks..." Au bas de l'autre: "Sometimes I only sits..." Je
voyais des gens à l'air sérieux, long parapluie effilé à la
main, serviette sous le bras, sortir, entrer. Je me demandais
qui étaient les vrais vivants, de ces gens à l'allure pressée
et importante, ou de Stephen et moi, dans
notre flottante
î
le
détachée de laquelle
d'où
c'était la vie des autres
qui apparaissait
abominablement fixée dans la grisaille.
Devant la petite porte de côté qui donnait sur l'escalier
montant à l'appartement de Gladys, puis, au-delà, à ma chambre,
Stephen entra dans une sorte de contemplation.
— C'est donc ici que vous vivez. Au fond, cela ne m'é-
tonne aucunement. Je ne pourrais vous imaginer ailleurs.
Il regarda les murs sans couleur, la rue sans
[b]
beauté,
avec une sorte d'amour qui les rendit chers à mes yeux.
Il ne chercha pas à m'embrasser ni même à porter à ses
lèvres mes doigts qu'[o]
i
l gardait toujours entre les siens. Je
ne savais pas alors, je ne sais pas encore aujourd'hui, s'il
s'en est abstenu par un raffinement de l'expérience qui conna
î
t
que c'est à ses préludes que l'amour est inoubliable, ou parce
qu'il se sentait déjà comblé et transporté. Je pense que ce
fut plutôt ce qui se passait, car, soudain, il posa sa tête
sur mon épaule
,
en silence, dans un geste d'abandon qui semblait
me demander refuge. Et moi qui toute ma vie avait tant cherché
refuge, je fus si bouleversée qu'un être en f
û
t à chercher le
sien en moi que j'aurais pu en pleurer comme à la découverte
que la terre entière aspire à se reposer sur une tendre épaule.
J'avais grande envie de caresser la tête aux cheveux d'un brun
à reflet doré abandonnée tout près de mon visage, et je ne
l'osais pas.
J'osais à peine
même
respirer
. Enfin Stephen se
releva, me jeta en toute hâte: "Adieu ! A demain !..." et il
avait tourné le coin de la rue.
Le lendemain, rentrant précipitamment d'une course que
je n'avais pu différer, je m'ir
n
formai, dès le bas de l'escalier:
— Est-ce qu'on a téléphoné pour moi ?
L'espoir m'était venu, Stephen à peine parti, qu'il
allait appeler pour me demander si je n'étais pas devenue libre
pour ce soir
-
même. Et
,
dans l'histoire que je m'inventais
,
je
répondais que oui, et lui accourait, et nous partions aussitôt,
les doigts entrelacés comme la veille, les oreilles encore
bourdonnantes des moindres paroles prononcées entre nous.
Mais il n'appela
pas
ni ce jour ni le lendemain
. Alors
je me mis à avoir peur. J'eus peur que Stephen ne fût qu'une
invention de mon esprit, qu'il n'exsi
is
tât pas dans la réalité. Je
l'aurais rêvé;
,
c'est tout, et jamais le rêve ne me le rendrait.
Ou bien je me mis à avoir peur qu'il se jouât de moi et
n'eût
même pas l'intention de
le
me
revoir.
À huit heures, j'entendis d'en haut la sonnerie de la
porte de côté. J'étais toute prête depuis des heures au cas,
me disais-je, où il reparaîtrait dans ma vie.
Je fus en bas
dans
en
cinq secondes
. J'ouvris. Il se tenait là, exactement comme il
avait été l'avant-veille, au moment de me [u]
q
uitter, sauf que ses
yeux sombres en me voyant apparaître s'emplir
ent
d'une brillante
lumière caressante:
— Ainsi, vous n'êtes pas un rêve, Dieu merci ! J'en ai eu
une peur horrible, si vous saviez
[c]
[o]
c
omme
j'ai eu peur que vous
ne soyez
après tout
qu'une
fiction
création
de mon imagination.
Il entrelaça ses doigts aux miens. Nous sommes partis
à la course. Nous avons vu défiler, aux stations de l'under-
ground, les annonces de la Guiness... "Sometimes I sits and
thinks... Sometimes I only sits..." Et comment se fait-il que
je les revoi[s]
e
encore si clairement, alors que tant d'autres
détails de mes sorties avec Stephen se sont effacés à jamais?
C'est peut-être parce que Stephen, les trouvant drôles, me
les
les
l'
avait lue
s
s
à haute voix pour que nous nous en amusions en-
semble.
Au long de l'opéra, il garda entre ses doigts les miens
qu'il ne cessait de porter à ses lèvres, déposant sur le bout
de chacun un léger baiser. Je ne savais guère où j'étais. Je
pense que ce dut être à So
a
dler's Wells, mais en suis-je [s]
a
bso-
lument certaine ?
En unisson avec
le moine Pimêne
Warlam
Warlam
, Stephen se
prit à fredonner à mon oreille quelques mesures du chant de Kazan
?
—les
[illis.]
— les cordes, les cuivres, les bois, le chanteur se décha
î
naient —
symboles
cymbales
claquaient, le gong martelait la fuite du temps—
[?]
et je ne distinguais pas, de la voix sur la scène, celle de
Stephen,et ce n'est plus qu'elle que j'entends parf[f]
o
is dans
mon souvenir. L'opéra était donné en russe, et c'est dans
cette langue qu'il en fredonnait les paroles.
— Vous connaissez donc le russe aussi ? lui ai-je demandé.
— Un peu de plusieurs langues de l'Europe orientale
s
,
me répondit-il brièvement, comme s'il ne voulait pas être
entraîné
[illis.]
plus loin dans le sujet.
Au retour, il me pria, au bas de l'escalier:
— Ne restons [l]
p
lus jamais deux jours sans nous revoir.
Deux jours.
!
Cela peut être une éternité. Promettez-moi que
nous nous verrons tous les jours.
Je ne demandais moi-même que cela.
J'apercevais
à peine
déjà
à peine
vers quel degré de soumission et de dépendance me con-
duisait mon sentiment pour ce jeune homme que je connaissais
si peu. J'en eus pourtant l'intuition ce soir-là et tentai
de me reprendre, de remettre au moins à un peu plus tard no-
tre prochain rendez-vous. Mais Stephen venait de me proposer
une sortie qui déjà m'enchantait. Il s'agissait de nous rendre
à ce vieux pub des docks, tout à l'autre bout de Londre,
s
, en
plein quartier populaire, le
Prospect of Whitby
que les
dandies
et les excentriques
de Park Lane avaient mis à la mode depuis
qu'ils y allaient boire de la bière en fût, accoudés au bar,
avec des ouvriers en casquettes et de pittoresques clochards.
Le spectacle, me disait Stephen, en valait vraiment la peine,
rien ne peignant sans doute mieux une certaine couche de la so[c]ié-
té anglaise que
ses efforts
d'en
de s'encanailler
pour paraître sympathique au
peuple et à sa misère.
L'
U
u
nderground m'était presque toujours un tapis magi-
que, mais ne le fut jamais autant que ce soir-là où nous avons
débouché en plein port de Londres, presque à l'estuaire de
la Tamise, et nous avons atteint, par de sombres rues aux silhouettes
inquiétantes, le vieux petit pub sur pilotis surplombant les
eaux grises du fleuve que l'on entendait battre contre sa ba-
se. Le pub était rempli d'âcre fumée de pipe, de relent
s
de
bière, de rires hystériques et de jurons cockneys. Si je me tour-
nais d'un côté, j'aurais pu me croire dans un tableau de Hogarth
avec ses trognes populaires;
si je regardais ailleurs, j'aurais
[illis.]
de l'autre, on aurait dit
pu me croire assistant à
une scène
où
,
à l'inverse de Pygmalion
,
où
c'était la haute société
, casquette sur l'oreille, mégot
aux lèvres, qui jouait à prendre l'allure des bas-fonds. Cette
soirée avec Stephen, je m'en souviens parfaitement. Folle comme
certains de nos rêves, elle s'accordait sans doute très bien
avec
l'état
de rêve
d'[é]nvoûtement
dans lequel j'étais alors presque toujours
plongée.
Par ailleurs, j'ai retenu très peu d'une visite que nous
avons faite
au
à la
National Gallery
. C'est d'une autre visite,
au cours de mon deuxième séjour en Angleterre, alors que j'y
étais venue seule, que je garde des souvenirs durables, parti-
culièrement, pourquoi donc? du portrait
d'Arnolfe
i
ni et sa femme
que je ne cesse de revoir presque à chaque jour de ma vie.
Pour l'instant, auprès de Stephen, je voyais mal les
chefs-d'oeuvre. Nous étions toujours la main dans la main, un
courant électrique ne cessait de passer entre nous,
Stephen
me
me
chuchotait des tendresses
à l'oreille, et finalement je n'en-
tendais,
je ne saisissais
que le tumulte
dans mes oreilles
de l'émotion.
Maintenant, à la porte de côté, dans la rue paisible,
nous nous attardions. Nos lèvres s'unissaient. Nous avions de
plus en plus de peine à nous arracher l'un à l'autre. Parfois
c'était lui qui me retenait, souvent moi qui ne pouvait
s
souf-
frir de le voir partir.
Avons-nous été heureux alors ? Je ne pense pas. Notre
amour était trop fiévreux, agité, possessif pour nous laisser
en repos, et quand il n'a pas d'îles où se poser pour des ins-
tants de calme, l'amour en vient vite à l'épuisement. Mon sen-
timent pour Stephen annihilait en moi presque tout pouvoir de
réflexion. Il me donnait l'impression de vivre intensément,
mais, en fait, il me soustrayait à presque tout ce qui n'é-
tait pas sous sa domination. Je n'entrevoyais plus le monde qui
nous entourait qu'en brèves éclaricies. De plus en plus il
m'apparaissait lointain, étrange, insaisissable, alors que c'é-
tait nous, enclos dans notre passion, qui étions soustraits
au reste du monde et comme seuls à jamais. Plus tard, quand je
fus à même d'analyser quelque peu ce qui nous était arrivé,
j'ai pensé que
nous avions
été
, Stephen et moi,
été
comme d
c
es papillons
,
ces phalènes, ces mille créatures de l'air que des ruses de la
nau
t
ure, une odeur, des ondes, mènent à leur rencontre sans
qu'elles y soient pour rien. Et je me demande si la foudroyante
attirance que nous avons subie, de tous les malentendus,
de
tous les pièges de la vie
,
n'est pas
lieu
l'un
des plus cruels
. A
cause de lui, après que j'en fus sortie, j'ai gardé
,
pour long-
temps, peut-être pour toujours, de l'effroi envers ce que l'on
appelle l'amour.
Près de la petite porte de côté, nous n'arrivions plus
à désunir nos mains, nos lèvres. La tempête déchaînée en nous
nous faisait nous retenir l'un à l'autre
comme deux êtres
en
danger d'être
,
en fait
,
emportés par une véritable tourmente
.
Un soir, sans doute mal enclenchée, la porte à laquelle
je m'appuyais céda dans mon dos. Elle s'ouvrit d'elle-même.
Stephen m'interrogea du regard. Nous avons commencé à monter
les marches sans nous détacher l'un de l'autre. Au premier
palier, nous sommes restés longtemps immobiles, tête contre
tête, abîmés dans un silencieux égarement au-delà, j'imagine,
de toute pensée. Nous avons gravi les dernières marches en nous
soutenant mutuellement comme si l'un sans l'autre nous n'eus-
sions pu encore nous tenir debout.
A la vue de ma petite chambre, Stephen s'attendrit.
— Une petite chambre toute pleine des rêves de la jeu-
nesse, me dit-il pensivement.
C'était vrai non seulement de cette chambre mais de toutes
celles, je pense bien, que j'avais occupées seule depuis quel-
ques années et qu'avait du imprégner le grand rêve qui hante
le coeur humain: Que sera l'amour ? Me sera-t-il bon ? Me
sera-t-il néfaste ?
C'est alors seulement que Stephen comprit qu'il allait
être mon premier compagnon d'amour. Il en devint songeur, peut-
être quelque peu effrayé. Me tenant doucement serrée contre
sa poitrine, il me disait bas à l'oreille qu'il ne faudrait pas
lui en vouloir s'il me décevait quelque peu, que l'amour rare-
m
ment apportait autant qu'il donnait à espérer.
Puis, m'éloignant un peu de lui, il me considéra avec
une grave expression d'étonnement et de tendresse.
— Comment se fait-il, cher coeur, que tu m'as attendu ?
Sûrement tu as été aimée bien des fois déjà et tu as dû aimer.
Qu'est-ce qui t'a fait m'attendre, moi?
Nous nous sommes assis au bout de mon divan-lit, nos
doigts entrelacés, et nous avons regardé, chacun
,
devant soi,
dans sa vie, mais sans rien voir de ce que l'autre, à côté
,
apercevait. Je fus effleurée par le sentiment que
deux êtres
ne
pouvant
pouvaient
ouvaient
pas être plus étrangers
l'un à l'autre que Stephen
et moi réunis par quelque prodigieux hasard dans cette petite
chambre presque de passage. Je croyais voir que m'avait
ent
gardée
de l'amour la peur qu'il m'inspirait, la certitude qu'il n'était
presque jamais heureux,
mais aussi
l'attente passionnée
que mal
al
gré
é
tout
t
qu'il
il
s'en trouverait peut-être
un
pour combler un jour ce désir aigu
du parfait inconnu.
J'appuyai ma tête sur l'épaule de Stephen et lui confiai
que j'étais sans doute vieux jeu, car à mes yeux l'amour n'é-
tait ni léger, ni passager, mais grave toujours. Que je l'avais
toujours considéré en quelque sorte comme irrévocable.
Que l'on
Qu'au fond
l'on
ne revenait pas
au fond
de l'amour
.
Pas plus que l'on
ne
revenait
de la mort. Et c'est pourquoi sans doute il m'avait fait si
peur tout en m'attirant invinciblement.
Stephen, d'un doigt sous mon menton, me fit relever le
visage qu'il sonda longuement. Son regard était inquiet.
— Tu crois vraiment, me demanda-t-il, que l'amour est
à ce point grave que l'on n'en revient jamais tout à fait ?
— Il me semble qu'il ne peut
-
être qu'inoubliable.
— Puisqu'il en est ainsi, me dit Stephen
,
avec douceur,
il vaudrait peut-être mieux nous en tenir pendant quelque temps
encore à des relations d'amitié, attendant de voir plus clair en
nous, évitant surtout, ne penses-tu pas, de nous trouver seuls
dans ta petite chambre si accueillante au pèlerin fatigué que
je suis, que tu es, qu'est chacun de nous sur terre...
Mais, en même temps, il me retenait tout près de lui
dont j'entendais le coeur battre à grands coups. La flamme
dansante et folle de nos yeux
nous renvoyait l'un
à
l'autre
notre
image frêle et délicate.
Nous sommes partis
sur la mer tempé-
tueuse du désir
vers une sorte de naufrage
... peut-être bien-
heureux... du moins nous étions deux à sombrer ensemble.
Nous avons connu nos jours peut-être les plus heureux
dans les quelques semaines qui suivirent, sans savoir qu'elles
étaient les dernières de ce temps de confiance qui nous serait
accordé. Stephen avait loué deux bicyclettes et entendait me
faire traverser à vélo à côté de lui de grands pans de Londres.
A bicyclette, je ne m'étais jamais risquée jusqu'alors que sur
des pistes sauvages ou dans de petites rues paisibles de ma
ville natale. L'idée d'affronter la lourde circulation de
Londres m'épouvantait. Jamais, disais-je, je ne le pourrais.
Mais Stephen, patiemment, me rassurait. Il prendrait les devants.
Partout où il y aurait obstacle, il passerait le premier. Il
me frayerait un chemin. Je garderai
s
les yeux fixés sur son dos,
m'interdisant de regarder ailleurs, et le suivrait
s
sans penser
à autre chose.
Nous sommes partis par une tiède journée de mai. Tout
alla bien au début, Stephen ayant tracé un itinéraire qui de
petite rue en petite rue
,
nous éviterait la plupart des grandes
artères. Mais il fallut bien en franchir quelques-unes. Avant
de nous élancer, Stephen m'encourageait du geste et de la voix.
Je côtoyais en tremblant les hauts autobus qui m'avaient telle-
ment ravie au temps où je parcourais la ville montée sur l'im-
périale. A les frôler de près,
sur mes
deux
frêles roues
, je
les découvrais quatre fois plus énormes que je n'avais pensé.
Une fois, nous fûmes séparés, Stephen et moi, par l'un de ces
monstres qui s'était glissé entre nous. Je fus si effrayée que
je pensai tout abandonner et en rester là. Mais c'était impossi-
ble. En avant de moi un monstre me barrait la route. En arrière,
en venait un autre qui avait l'air de vouloir me passer sur le
corps. Il fallait avancer avec le flot impitoyable.
Un peu à droite, au devant de l'autobus qui nous sépa-
rait, presque en pleine rue surgit alors Stephen u
q
ui, de la main,
me fit signe que j'avais le champ libre. Je ramassai mon courage,
m'élançai, n'ayant d'yeux que pour son geste qui me guidait. Je
doublai le géant qui allait pourtant vite. Je rejoignis Stephen,
me plaçai tout juste derrière lui qui me mena aussitôt dans une
rue calme pour y reprendre mon souffle. J'eus le sentiment,
je l'ai encore, d'avoir réussi ce jour-là un exploit. Et j'en
garde de la gratitude à Stephen qui avait le don rare, en accor-
dant confiance aux êtres, de leur en faire trouver en eux-mêmes.
Je tremblais encore un peu tout de même de la frayeur
que j'avais éprouvée, mais Stephen me dit que j'avais aujourd'hui
vaincu la peut et que jamais plus je ne la ressentirais comme
avant.
D'étape en étape, arrêtés assez souvent pour me donner
le temps de me reposer, nous avons gagné, en moins de deux
heures, Richmond p
P
ark. C'était un jour de semaine, il y avait
peu de monde, nous eûmes le magnifique parc presque à nous
seuls avec ses bêtes en liberté, faons, chevreuils et biches.
Nous leur avons donné du pain que plusieurs vinrent
manger dans la main de Stephen. Je le regardai leur distribuer
des morceaux et tout à coup il me parut d'un naturel doux et
bon. Je dus en être étonnée, car je lui en fis la remarque.
"Tu as l'air tendre, au fond, dis-je, comme si jusqu'ici j'avais
pu en douter. L'es-tu donc ?
»
Il sembla un peu ennuyé par ma question.
— Pas trop, fit-il. Il faut se garder en ce monde de la
tendresse. Elle nous expose trop.
Par habitude cette fois, plutôt que spontanément, me
parut-il, il enlaça alors ses doigts aux miens pour m'entraîner
à marcher à côté de lui.
— Vois-tu...
commença-t-il
,
et soudain
il
s'interrompit
comme
s'il percevait que justement il allait s'exposer. Changeant de
sujet, il me proposa:
—
Allons
s'
nous
asseoir là-haut
sur le talus.
Poussant nos bicyclettes devant nous,
nous avons
gravi
monté
le mamelon herbeux
[illis.]
la pente herbeuse
.
Tout en haut se détachait
seul
un immense
arbre
aux branches largement déployées qui formait un parasol
contre l'ardeur du soleil. Nous avons appuyé nos bicyclettes
au tronc puissant. Nous nous sommes allongés sur l'épais gazon
,
à
moitié dans le soleil, à moitié dans l'ombre du très vieil arbre.
Nous nous étions disposés à former sur le sol une sorte de croix,
la tête de Stephen reposant sur mes genoux.
Il regardait fixement le ciel d'une pureté parfaite au-des-
sus de cette immense île de verdure qu'était Richmond Park dans
le Londres d'alors.
Ainsi a passé un quart d'heure, davantage peut-être.
Nous n'avions nul besoin, pour l'instant,
d'échange
r
de
s
regards,
de
s
caresses
. En croix sur l'herbe, nous nous contentions de con-
templer le ciel serein, et
il nous en venait assez de bonheur
,
je pense,
pour rien désirer d'autre
.
Les yeux toujours fixés sur le ciel clair, Stephen
murmura,comme si l'aveu lui en était arraché par un sorte de
bonté infinie partout répandue autour de nous ou par sa propre
conscience bouleversée:
— Je pense que je t'aime.
Des années, des milliers d'années, me semble-t-il parfois,
ont passé depuis cette heure paisible sous le grand arbre de
Richmond Park. De notre liaison si pleine de l'affolement des
sens et de leur tyrannique pouvoir sur nos vies, il ne me
reste rien de plus troublant que le souvenir de Stephen me
fredonnant à l'oreille un air de Boris
Goudonov
Godounov
et, peut-être
encore plus émouvant, celui de l'aveu prononcé à la face du
ciel.
Il m'avait quittée ce soir-là au bas de l'escalier, fa-
tiguée à ne plus tenir debout, lui-même l'air très las, et ayant
encore à ramener les deux bicyclettes. Il s'était éloigné sans
m'avoir lancé comme à l'accoutumé
e
: à demain, et il ne s'était
pas non plus retourné pour m'adresser un dernier petit salut de
la main. A la lumière crue du réverbère proche de l'entrée,
son visage m'avait un instant paru préoccupé ou est-ce après
coup,
à cause de ce qui suiv
a
it
, que je m'imaginai l'avoir vu ainsi ?
Le lendemain, je n'eus de lui aucune nouvelle. Il ne
se passait pourtant pas de jour sans que d'en bas Geoffrey ne
me criât
:
"Your friend on the phone..." Et je descendais les
marches quatre à quatre pour prendre, toute pantelante, l'écou-
teur dans lequel j'entendais d'abord battre mon propre sang,
ses cognements sourds dans mon oreille, après quoi, au son de
la voix de Stephen, mon coeur se calmait quelque peu et battait
sur un rythme moins affolé. C'était comme si chaque fois je re-
doutais que le miracle ne se reproduisît pas— la preuve que
Stephen était de ce monde— et, le miracle produit, je pouvais
me remettre à vivre peu à peu.
Le surlendemain, toujours rien ! Le jour suivant, ayant
eu à faire une course, je m'imaginai que Stephen avait choisi
cette heure même pour m'appeler, et je rentrai en toute hâte
demander s'il n'y avait pas eu d'appel
s
pour moi.
Geoffrey aux yeux compatissants me regard
e
a
avec une
peine si évidente pour moi que je me sentie
s
humiliée.
Je n'allai plus jamais m'informer dans la boutique si on m'avait
demandée au téléphone. Je restai dans ma chambre à attendre,
et les heures défilèrent comme elles doivent défiler pour ceux
qui sont au cachot. De ce temps-là— mais je pense que je le
connaissais déjà—date ce bouillonnement de colère que j'éprou-
ve lorsqu'on me fait attendre et qui provient, j'imagine, de ce
que je suis alors réduite à ne rien faire d'autre, y perdant mon
temps, y perdant ma vie.
C'est à peine
même
si je lisais
. J'avais l'oreille ten-
due à capter la sonnerie du téléphone, et que de fois
je crus
l'entendre à travers des bruits de la rue
,
et
j'
accourut
ais
sur le
seuil de ma chambre pour guetter, le souffle suspendu, la voix
de Geoffrey qui allait lancer comme naguère: "Your friend..."
et
je serais en bas avant qu'il n'eût
pu
fini
r
sa phrase
, et
de nouveau le ciel s'ouvrirait pour moi.
A la fin, je me décidai à appeler un numéro que m'avait
donné Stephen avec une certaine hésitation, m'avait-il semblé,
un jour que je lui représentais que je ne saurais l'atteindre,
pour l'en aviser, s'il survenait quelque changement à notre pro-
gramme de sorties. C'était le numéro des gens chez qui il logeait
et où je n'avais jamais mis les pieds. Une voix de femme me ré-
pondit. Stephen, me dit-elle, était en voyage—Pour combien de
temps ? —Elle n'en avait aucune idée.—Où était-il allé?—
Elle ne le savait pas.— Qu'est-ce qui l'avait contraint à partir
précipitamment ?— Avec une nuance cette fois d'irritation, elle
répondit qu'elle ne se reconnaissait pas le droit de répondre
à cette question.
Je remontai dans ma chambre, tout à fait désemparée. Un
gouffre s'ouvrait devant moi. Pire encore que la découverte
du mystère qui entourait la vie de Stephen me fut la décou-
verte de mon propre sentiment à son égard. Au milieu de ce qui
m'avait tenue captive plus de deux mois et m'avait paru
ne pouvoir être que de l'amour, poussait quelque chose d'affreux
et de corrosif qui ressemblait à du ressentiment. La méfiance avait
commencé en moi sa guerre contre l'amour, dont je ne devais
jamais tout à fait me remettre.Ce que j'éprouvais en fait était
mille fois pire que la longue peur que j'avais eu
e
d'aimer;
c'était l'hostilité de qui s'est fait prendre au piège en toute
bonne foi. Pourtant
,
je m'aperçus alors que j'étais bien à blâmer
puisque, même maintenant, je ne savais toujours à peu près rien
de la vie de Stephen, hormis qu'il fréquentait — pas très
assid
û
ment—l'Université de Londres, qu'il parlait couramment
sept ou huit langues, qu'il connaissait bien la musique. A
creuser mes souvenirs, je me rappelai aussi de nombreuses allu-
sions faites à des villes qu'apparemment il connaissait: Paris,
Prague, Munich, Vienne, Budapest, Zagreb, bien qu'il ne m'eût
jamais spécifiquement dit y avoir séjourné.
Je me résignai à téléphoner de nouveau à la dame chez
qui habitait Stephen et dont je ne savais si elle était une amie,
une connaissance ou simplement une logeuse. Cette fois, un homme
me répondit— Non, Stephen n'avait laissé aucun message. Mais
il rentrerait sûrement avant longtemps et me fournirait alors
une explication de son départ qui m'enlèverait toute raison de
me tracasser.
Cet homme avait un peu
de
le
léger accent slave
de Stephen.
Je lui demandai s'il n'était pas aussi Ukrainien. Il me dit
qui lui et sa femme, chez qui logeait Stephen, étaient en
effet d'origine ukrainienne, quoique établis en Angleterre depuis
la révolution russe. Pui il m'encouragea à me garder l'esprit
tranquille. Stephen allait revenir d'un jour à l'autre et il
m'appelerait
,
tout aussitôt rentré.
Je fus assez na
ï
ve pour me laisser quelque peu rassurer
par ces propos. Je me décidai même à sortir prendre l'air. Je
m'aperçus avec stupeur que l'été était venu, que mille bons
contacts avec la vie
et
avec la nature
,
m'avaient échappé pendant
que je vivais claustrée dans l'attente d'un mot de Stephen. Alors
j'éprouvai pour lui quelque chose que je n'avais encore jamais
éprouvé à l'égard de personne et qui était, je pense bien, de
l'aversion, peut-être même le désir de le faire souffrir à mon
tour et plus encore qu'il ne m'avait atteinte.
Mais, tout à coup, je l'imaginai mort à la suite d'un
accident, ou mourant seul en quelque pays étranger, et je lui
rendis tout l'amour qui
me gonflait le coeur.
Mais,
p
P
eu après,
cependant,
l'ayant imaginé
, tout au contraire, bien vivant, joyeux, passant
de bonnes vacances au bord de la mer ou en montagne, ma rancune
envers lui me revint entière et plus armée que jamais. Je n'en
pouvais plus d'aimer et détester tout à tour le même être.
L'absence de Stephen dura près d'un mois. Un soir,
Geoffrey cria d'en bas: "Your friend on the phone..." Je descen-
dis, le coeur tremblant comme au jour où je m'étais sentie appe-
lée des yeux, à travers le grand salon de Lady Frances. Mais à
l'émotion tremblante de ce jour-là se mêlait je ne sais quelle
poignante tristesse que j'en fus réduite à accourir ainsi sou-
mise à son coup de fil.
Je l'entendis me parler sur le ton habituel de nos con-
versations quotidiennes
alors que
quand
rien d'exceptionnel ne s'était
passé
pour nous depuis la veille.
Il me disait que le temps lui avait paru long, qu'il avait
fait chaud, qu'il avait hâte de me revoir. Est-ce que ce serait
demain ? Ou peut-être même ce soir si je trouvais qu'il n'était
pas trop tard ? Il ajouta:
— Tu m'as manqué
e
, tu sais.
Je fus si longtemps silencieuse qu'il demanda:
— Tu es toujours là ?
Où étais-je en vérité ?
Très loin
,
en tout cas
,
et
très
seule
,
sur une espèce de grève dépouillée comme
celle où
nous
y
laisse
sans doute
l'amour
en se retirant, après que ses flots ont chan-
té et qu'ils ont prédit la félicité. Il avait suffi de ce "Tu
m'as manqué..." pour faire apparaître à mes yeux
la désolation
où
j'avais été
m'avait
conduite, main dans la main, coeur contre coeur
,
vers
ce qui avait été le plus cher )( amour
de ma vie. Mais je ne voulais
pas en convenir. De longtemps encore je ne voudrais en convenir.
Voir clair en soi est souvent la dernière chose que souhaite l'a-
mour.
Evidemment c'est maintenant seulement que je sais ce que
j'aurais dû alors savoir.
— Très bien, dis-je. Je pars à l'instant. Peux-tu aussi
partir tout de suite. De cette manière, nous nous retrouverons
à mi-chemin à moins que tu ne marches très vite.
Il eut l'air déçu que je ne veuille pas le recevoir chez
moi, mais accepta de partir sur
-
le
-
champ en se conformant au plan
de parcours que nous avions établi, selon lequel nous ne pouvions
nous manquer en cours de route.
Quand je l'aperçus d'assez loin encore sous la lumière
d'un réverbère qui lui donnait mauvais teint, je lui trouvai le
visage amaigri, tiré et comme marqué longtemps d'avance par l'u-
sure qui lui viendrait avec l'âge, lui encore si jeune et resplen-
dissant de vitalité. J'en eu
s
si mal au coeur que je courus
l'enserrer de mes bras comme pour le garder jeune à jamais. Nous
somme restés un long moment
,
joue contre joue, à nous bercer en-
semble d'un mouvement accordé du corps comme dans la danse, tout
en nous
jetant des:
cher coeur!
cher coeur! ...
oh
Stephen dear!
...
Le sortilège me reprenait. Sur la grève déserte, les
flots tentaient de remonter et j'aurais pu vite leur céder si,
comme nous nous remettions en marche, Stephen n'eût enlacé ses
doigts aux miens dans un geste que tout à coup je compris être
d'habitude, appris pour d'autres que pour moi et peut-être long-
temps pratiqué avant d'atteindre au charme, à l'air de spontanéité
de maintenant. Je lui retirai ma main
,
,
blessée par ce que l'habili-
té et l'adresse en amour trahissaient tout à coup à mes yeux
d'expérience ... et
,
peut-être d'une certaine inconstance. Il me
la reprit et commença à me questionner sur ce que j'avais fait du-
rant les semaines précédentes, étais-je allée au théatre? à la
cabane de Gladys? étais-je au moins sortie profiter un peu des
beaux jours?... toutjours sans souffler mot de
ce
qu'
qui
avait pu lui
arriver
à lui pendant tout ce temps.
Soudain je m'entendis lui demander d'une voix qui se
contenait mal pourquoi il m'avait si longtemps laissé
e
sans nouvelles.
Il se dépouilla du coup de son air faussement enjoué et
parut à bout de nerfs et de fatigue. Ses yeus
x
que j'aimais tant,
d'un brun chaud, toujours un peu pétillants et ensorceleurs
,
se vidè-
rent de leur étincellement.
— Je pensais aussi qu'un jour ou l'autre viendrait où il
me faudrait te parler sérieusement.
Nous avions atteint une sorte de petit quare au bout
d'une rue où il y avait un banc, quelques arbres, une fontaine
peut-être. Nous avons pris place sur ce banc. Stephen regardait
au loin. Il eut l'air malheureux, si à la g
ê
ne que je souffris
pour lui, me disant qu'il allait me fournir une explication plau-
sible et satisfaisante de sa conduite et que c'est moi qui allais
avoir honte de mes soupçons. Déjà je tendais la main pour lisser,
dans un geste de réconciliation, une mèche de ses cheveux qui lui
retombait souvent sur la tempe. Il prit alors une grande aspiration
et commença à me dévider
une histoire dont
encore
aujourd'hui
je
me demande
si je l'ai vraiment entendue tomber de ses lèvres.
Eh bien
V
v
oilà
,
me disait-il,
puisque j'y tenais et l'y obligeais,
il allait me dévoiler une partie
garder
secrète de sa vie
, encore
qu'il eût mieux valu pour moi n'en rien savoir.
Seulement
j
J
e de-
vrais
donc
garder strictement pour moi
ce qu'il me raconterait ce soir
et qui ne serait qu'une part de ce qu'il se reconnaissait le droit
de me révéler.
Je devra
[r]
is lui faire confiance
pour le reste.
Je me sentais déjà comme plongée dans quelque invraisembla-
ble roman et voilà qu'il me mettait en garde d'une voix passionnée
que je ne lui
avais pas connue avant.
connaissais pas.
connaissais pas.
— Il vaudrait mieux évidemment, me dit-il
,
et j'aurais
dû t'avertir avant, que tu n'attendes pas trop de moi, car je ne
suis pas libre en un sens et ne le
serez
serai
pas pour quelques années
à venir. J'ai engagé ma vie — une partie de ma vie — à lutter
dans l'intérêt de mon pays martyrisé par l'Union Soviétique, et
je n'aurai de repos et de vie personnelle tant que
je n'aurai
pas
ven-
gé les crimes
commis contre mes frères malheureux.
Je l'écoutais, pensant
:
c'est une histoire qu'il invente,
ce n'est pas possible que Stephen soit un agent secret, mais je
vis le sérieux de son visage et lui lançai:
— Mais de quel pays malheureux parles-tu ? N'es-tu pas
né au Canada? n
N
'est-ce pas là ton pays? Ou à la rigueur ne serait-
ce pas les Etats-Unis que tu considères comme ton second pays?
— Je parle de l'Ukraine, fit-il, que Staline a réduit
e
à une des plus cruelles famines de l'histoire, parce qu'elle résis-
tait au bolchévisme. Sais-tu combien des miens sont morts de faim
en une seule année à Kiev seulement, par exemple?
— Les tiens, je veux bien, lui dis-je. Mais
,
à ce
compte-là tous ceux qui souffrent sont les tiens
,
sont les nôtres.
Pourquoi
,
plutôt qu'un autre pays
,
l'Ukraine que tu ne connais pas
toi-même personnellement?
Je compris, à son regard, que c'était pure perte de lui
parler ainsi, de tâcher de le raisonner. Une farouche exaltation
lui fermait l'âme à toute autre voix.
Il me raconta que son récent voyage l'ayant conduit dans
un pays sous la domination soviétique pour y établir une liaison
avec un agent de l'Association Ukrainienne de Londres, il avait
été filé par la Guépéou qui était sur ses traces depuis longtemps
déjà, qu'il avait dû rester caché dans la grange d'un paysan pen-
dant près d'une semaine, presque sans nourriture, et que c'était
miracle s'il en était sorti vivant. Ainsi)(il n'avait pu me donner
de ses nouvelles au cours du voyage. De toute façon, il était
interdit aux agents de liaison de communiquer, de l'étranger, avec
qui que ce soit hors du réseau pour éviter de mettre des vies en
danger. Même en me parlant comme il le faisait, il m'exposait au
péril. Il me priait donc instamment de garder strictement pour
moi ce que j'apprenais ce soir.
Je croyais toujours, à l'entendre, être la proie d'un
mauvais rêve.
Peu à peu, à mesure qu'il me livrait par bri
b
es des
aspects de son autre vie, j'en venais à compendre qu'il adhérait
à un groupe de militants ukrainiens que subventionnaient des pa-
triotes Ukranos-Américains, et dont le but était ni plus ni moins
que le renversement du pouvoir soviétique en Ukraine et la restau-
ration de l'indépendance que ce pays avait connue pendant un jour
au temps de la Première Guerre Mondiale.
J'avais déjà eu le pressentiment que Stephen m'était pro-
fondément étranger par des aspirations, des rêves, des réticences
singulières, mais
,
ce soir-là, sur le banc du petit square, j'eus
la certitude que pour l'essentiel nous n'avions rien en commun.
Ce n'était d'ailleurs pas seulement la révélation de ne
pas occuper la première place dans sa vie
qui me blessait
si à vif
tellement
après que j'eu[e]
s
tant souffert par lui. J'étais encore plus ébranlée
d'apprendre la nature de la passion qui l'éloignait de moi.
Aurais-je pu la partager que peut-être je me serais sentie moins
trahie. Mais elle me paraissait absurde, insensée, et me le pa-
rut davantage quand il m'avoua que ses études à l'Université de
Londres étaient en partie du camouflage, car sans occupations
avouées à Londres il aurait été encore bien plus suspect aux yeux
de la Guépéou qui y avait un poste d'observation.
Mais je ne dis rien de plus de mes pensées ce soir-là
à Stephen. J'en étais d'ailleurs incapable sous l'effet du choc
que je venais de recevoir. Car
,
sur ce banc, ce soir-là, au mur-
mure d'un feuillage s'agitant au-dessus de nous, tout comme à
Richmond Park
,
il n'y avait pas longtemps, mon amour était mort ...
ou "morte"... aurait dit le cher Rutebeuf.
Cela,
j
J
e le sus
en un
instant bref, décisif. Ce que je ne savais pas, c'est combien
longtemps, après avoir été frappé à mort, tente encore de revivre,
demande encore à vivre l'amour. La tenacité qu'il y met, l'âme ne
voulant plus de ce que veut encore le corps —elle-même, la pauvre
âme, se leurrant aussi —est bien de toutes les aventures qui nous
arrivent l'une des plus terrifiantes et incompréhensibles.
Nous nous sommes remis en marche. Quelle douce soirée
d'été c'était! Le commencement, la fin d'un amour, deux instants
pour ainsi dire immortels, restent à jamais dans la mémoire, alors
que s'est effacé beaucoup de ce qui a eu lieu entre ces deux extré-
mités. Je respire encore le parfum des fleurs qui nous a accompa-
gnés un moment comme nous longions le vieux cimetière de Fulham.
Je me rappelle l'odeur des pelouses arrosées. J'entends toujours
résonner le bruit de nos pas dans la silencieuse nuit. Tout cela
me parvenait d'un monde perdu, comme si en perdant l'amour j'avais
aussi perdu tout ce qui rend le monde aimable et exaltant.
Stephen, sans doute allégé de s'être ouvert le coeur,
me parlait des promenades que nous ferions. Dans sa joie de re-
trouver les choses comme il pensait qu'elles seraient encore, il
se prie
t
même à siffloter pendant un moment un air plutôt joyeux.
Il me parla ensuite de Cambridge qu'il nous faudrait aller voir
un jour, mais
,
avant tout sans doute
,
[du]
le
fameux Magdalene College
d'Oxford. Il y avait un ami qui nous le ferait visiter. Il ne
faudrait pas manquer non plus de nous rendre à Canterbury, le coeur
de la vieille Angleterre de Chaucer. Il faisait même de projets
pour bien plus longtems en avant de nous, quand il reprendrait
sa liberté, après trois, quatre, cinq années au maximum données à
la c
C
C
ause. Il reviendrait au professorat, à New York peut-être.
Et, me laissa-t-il entendre, si je le désirais, alors nous pour-
rions unir nos destinées.
Je ne le croyais plus. Jamais plus je ne le croirais.
Il m'avait révélé ce soir
-là
une âme beaucoup trop prise par sa pas-
sion politique pour que l'amour pût y occuper une place chaude et
vivante.
Pourtant, à la petite porte de côté, quand il m'ouvrit
les bras, m'appelant du regard, je vins m'y réfugier contre le
a
déception et la peine qu'il m'avait apportées. Et nous avons cher-
ché le remède au mal d'aimer dans l'amour qui ne pouvait que nous
éloigner de plus en plus l'un de l'autre.
J'en conçus du mépris envers moi-même. Je commençai à
lutter de toutes mes forces pour me détacher de lui. Je faisais
répondre au téléphone que je n'étais pas là. Je m'échappais à
l'heure où il pouvait venir. Je rentrais très tard pour le re-
trouver parfois, à la porte de côté, qui m'attendait et, d'épui-
sement
,
du désir de faire renaître ce qui avait été, je revenais
vers lui. Pour me haïr ensuite encore plus fort.
Entre-temps, je ne faisais plus rien et mesurais de
mieux en mieux la force destructrice d'un amour comme celui qui
m'avait tenue. Je n'étudiais presque plus. Je ne voyais person-
ne.
J'étais redevenue un être
seul,
solitaire, mais de surcro
î
t
maintenant
toujours pourchassée
par ma propre désapprobation.
Le pire, c'est que je dus, à mon tour, laisser
un être
cher
aimé
longtemps presque sans nouvelles, car je crois me rappeler,
datant de ce temps-là, des lettres angoissées de ma mère dans les-
quelles elle me faisait reproche de ne pas écrire du tout,
ou
[n'en]
de n'envoye[r]
alors
que
de petits bouts de lettre n'en disant
pas
guère
long
. C'est sans
doute que, ne pouvant ou ne voulant rien avouer de ce qu'elle eût
désapprouvé, je m'en tenais à des banalités, la portant à s'aper-
cevoir que je devais taire ce qui importait.
Vers la fin de juin, Stephen dut partir en vitesse pour
un autre de ces périlleux voyages secrets. Je sus plus tard qu'il
était allé cette fois remettre des tracts à un agent de liaison
dans quelque pays balkan.
Il n'y eut pas d'appels téléphoniques
ni
de
lettres
. Seulement un petit mot glissé sous ma porte pour
s'excuser de ne pouvoir me mettre au courant. Moins j'en saurais
sur ses agissements et mieux ce serait pour ma propre sécurité.
Peut-être disait-il vrai!
Du temps passa dans ce silence total. Mais, petit à
petit, cette fois, je commençai à m'y habituer, même à respirer
un peu plus librement. Je m'ennuyais pourtant à périr. Phyllis
avait gagné le Dorset. Gladys était presque tout le temps dans
sa cabane de Hampton Court où je n'avais plus de goût pour aller
la rejoindre. Même Bohdan était absent de Londres, en tournée
dans le Nord.
Si c'était lui,
si
affectueux,
si
droit,
si
brave,
[?] que
j'aimerais
j'aimai
j'aimai
s
, combien meilleure serait ma vie, me suis-je dit
bien des fois. Mais était-ce si sûr? Dans la vie de Bohdan la
musique avait toujours eu, aurait toujours la première place.
Même dans la mienne je pressentais souvent devoir garder la place
à quelque chose d'autre que l'amour, peut-être encore plus exigeant
,
et qu'ainsi je serais déchirée, comme était déchiré Stephen.
Pourtant je voulais être aimée d'un amour exclusif et sans partage.
On n'apprend pas beaucoup sur l'amour en vivant. Mais
aujourd'hui je crois comprendre que si j'exigeais tellement de
Stephen et ne pouvait
s
souffrir
qu'il eût ailleurs
que pour moi
un
aussi grand intérêt
, c'était un peu par représailles contre l'as-
servissement o
ù
m'avait plongé
e
mon sentiment pour lui. Tôt ou
tard, je me serais retournée contre un envahissement aussi complet
de ma vie. J'aspirais sans doute déjà à l'amour qui serait ten-
dresse, hâvre, refuge. Mais l'amour est-il jamais repos!
J'avais fini par prendre en grippe ma petite chambre
que j'avais trouvée apaisante
au moment ou
moi-même
j'
était
s
à peu
près paisible
. En juillet, sous le toit chauffé à blanc, elle
devint étouffante. C'est curieux
,
comme au temps de ma pire so-
litude,
j'eus
souvent de petites chambres que le soleil de l'été, en y
tapant trop fort, rendait inhabitables. J'en aurais une toute
semblable, à peine un an plus tard, au bout de la rue Dorchester,
à Montréal, dont je m'échapperais tôt le matin pour gagner les
bords du fleuve y chercher de la fraîcheur.
L'agitation populaire de D
F
ur
l
ham, ses cris, ses fortes
odeurs, le grondement incessant des lourds autobus qui faisaient
trembler l'immeuble de bas en haut à leur arrivée ou à leur départ
devant
sa
la
porte
, presque tout en somme de ce que j'avais plutôt
aimé
,
il n'y avait pas si longtemps, me devenait insupportable
maintenant que la grande chaleur s'abattait sur ce quartier pau-
vre en arbres et en espaces verts.
Je pris l'habitude de courir à Trafalgar Square où je
passais des journées entières. L'eau des fontaines remplissait les
bassins qui en débordaient et entretenait sur la grand
e
place une[?]
certaine tiédeur. Comme d'innombrables touristes qui passaient
par là, comme bien des pauvres gens de Londres qui n'avaient pas
d'autre
s
endroit
s
où goûter le plaisir de l'eau, je plongeais les
mains, parfois les bras jusqu'à l'épaule dans les bassins ruisse-
lants. Et je me souviens mieux aujourd'hui du bienfait de cette
eau que de beaucoup de bains de mer en des étés pleins de vagues
et de jeux.
Je mangeais une bouchée sur place, achetée au petit
commerce ambulant que l'on voyait alors surgir partout à Londres
où il y avait foule. Je lisais ou faisait
s
semblant. Je voyais
s'élever autour de la colonne Nelson des nuées de pigeons.
Nulle part ailleurs
sont-ils
ils ne sont
aussi gras
, je pense, qu'à Trafalgar
Square où l'on nourrit ces parasites de ce qu'il y a de meilleur.
En retour, ils roucoulent sans trêve. Je voyais passer des cou-
ples aux doigts entrelacés et parfois fermais les yeux pour ne
plus les voir, parfois les suivais d'un regard de pitié.
Ne
Ne savaient-ils donc pas qu'ils couraient à leur malheur? Tout
amour me paraissait destiné à mourir de déception, de souffrance,
d'épuisement. Du moins je m'imaginais en être moi-même sortie
et bien armée pour ne plus jamais m'y laisser prendre.
Jour après jour, je revenais m'ass
o
e
ir dans le square.
La foule qui s'y pressait en tout temps se composait autant de
Londoniens — gens du quartier ou employés de
s
bureaux avoisi-
nants — que d'étrangers, un guide à la main, le kodak en ban-
doulière. Je me sentais m'apaiser en leur compagnie changeante
et toujours pareille comme les vagues de la mer. Tant de fois
dans ma vie les foules étrangères m'ont tenu lieu d'amis et de
famille.
Sans que je le sache encore consciemment, j'avais pour-
tant commencé à rêver d'une autre sorte de compagnie. Au milieu
du square grouillant, venaient me relancer des visions d'arbres
en forêt, de sentiers écartés, d'eau vivante courant parmi des
herbes. Mais tant il me semblait avoir été privée longtemps des
bonheurs de la nature, les visions rafraîchissantes me venaient
comme d'un monde et d'un temps que j'avais à jamais perdus.
Or un jour que mon esprit se fixait un peu mieux sur ce
qui m'entourait, je finis par remarquer
,
qu'aux demi-heures, venant
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, de petits autobus vert forêt,
après avoir accompli le tour du square, stoppaient à leur poteau
d'arrêt, également vert forêt, et après avoir déchargé et pris des
passagers, repartaient comme allè
é
grement pour une destination qui,
je ne sais pourquoi, me parut heureuse. Moi qui avais tant erré
par les autobus de Londres, comment
n'avais-je donc pas eu connais-
sance
avant
plus tôt
de cette Green Line
qui effectuait autour de la ville
des trajets dans un rayon de cinquante kilomètres, en sorte que
l'on pouvait faire l'aller-retour dans une journée, peut-être
même en une demi journée?
C'est ce que j'appris ce jour-là d'un vieux Cockney qui
était venu s'ass
o
e
ir sur un bout du banc que j'occupais. La Green
Line, m'avait-il dit, portait on ne peut mieux son nom, ses auto-
bus ne parcourant que des chemins verdoyants aux environs de
Londres, laissant la vitesse et
le vacarme au Great West Road,
au
Great East Road
, à toutes les grandes voies malodorantes. Eux
n'allaient que vers de ravissants villages à demi oubliés, des
choses d'autrefois, "the lovely old England".
A peine quelques instants plus tard arriva, tout pim-
pant, un des petits autobus vert forêt. Il vint se ranger sous
l'enseigne de la Green Line. De ma place, je pus aisément lire
les hautes lettres, à l'avant, qui annonçaient sa destination:
Epping Forest. Et pourquoi mon coeur a-t-il bondi
comme si le
a
bonheur
guérison
m'attendait en cet endroit
et que je devais à l'instant
y accourir? Tout ce qui me revient en effet de ce moment qui
devait avoir sur ma vie une si ardente répercussion, c'est le
désir fou qui me surprit de partir par cet autobus. Il ronron-
nait à l'étouffée. Il allait repartir d'une minute à l'autre.
Tout à coup, je m'élançai à travers le square. Je sautai sur le
marchepied de l'autobus en marche. Le conducteur détacha une
main du volant pour me la tendre. Il me tira à l'intérieur.
Tout en manoeuvrant pour sortir du rang, il me reprocha avec
bienveillance de lui avoir donné un coup en me précipitant pres-
que sous les roues du véhicule.
— For we are not yet in the forest to run around like a
hare... without a look to the left or to the right...
Nous avons quitté le square résonnant. Sans le savoir,
j'étais déjà en route vers un de ces hâvres bénis tels que la vie
m'en a ménagés quelques-uns au cours des années et qui me furent
chacun la halte où retrouver mes forces et l'élan pour repartir.
— Where to ma'm? me demanda le chauffeur-distributeur-
de-tickets avec cette affabilité de tant de Londoniens envers les
étrangers
,
comme s'ils pressentaient mieux que personne leur vul-
nérabilité.
Cramponnée des deux mains à la barre, je répondis candi-
dement:
— Epping Forest.
— La forêt d'Epping est vaste, me fit-il remarquer.
N'avez-vous pas en tête un endroit particulier où vous arrêter?
— Je ne connais pas la forêt, lui dis-je. Pourriez-
vous m'indiquer un joli coin où je pourrais me promener un peu
sans trop m'éloigner du trajet de l'autobus que je reprendrai au
bout de quelques heures de marche?
— Vous allez donc là-bas sans but, juste pour la pro-
menade? approuva-t-il en souriant.
Nous avions parlé un peu haut. Plusieurs passagers
nous avaient entendus. Ils n'étaient pas de
l'espèce des habitués
d'
des
autobus de ville
, qui, serviables comme ils le sont souvent, n'en
sont pas moins gens plutôt pressés et préoccupés. Il s'agissait
plutôt de demi-campagnards rentrant chez eux avec soulagement
après une épuisante journée à la ville, ou encore de petits emplo-
yés dont les vacances se bornaient à quelques randonnées aux abords
de Londres. A ma grande surprise, presque tous se mirent en frais
de nous aider, le conducteur et moi, à me trouver l'endroit qui
me conviendrait le mieux.
— Beechwood est un joli coin
,
exposa une dame âgée assise
trois ou quatre rangées en arrière du chauffeur. Notre grand poè-
te Tennyson y allait chercher paix et inspiration, le saviez-vous,
apprit-elle aux autres à la ronde.
— Beechwood est un joli coin, en effet, approuva une
autre dame qui s'était arrêtée de tricoter pour donner son avis,
mais il n'est pas sur ce parcours-ci. La jeune Miss pourrait
avoir de la difficulté à faire la correspondance, s'égarer et se
fatiguer outre mesure en cherchant le repos.
— Ce que nous faisons tous, murmura quelque part une
voix d'homme.
Quelqu'un d'autre tenait à m'envoyer à la petite ville
d'Epping où je pourrais prendre le thé dans une auberge pas chère
sise à l'orée d'un chemin forestier. Là j'aurais tout le temps
qu'il faut pour me remettre, asu frais, du mauvais air de la ville.
J'écoutais ces bonnes âmes et aurais voulu, tellement
elles se donnaient de la peine à mon sujet, pour à mon tour leur
faire plaisir, accourir à tous les endroits qu'
ils
elles
me désignaient.
La dame qui tenait à Beechwood revint à son idée.
— Il existe là-bas des hêtres qui datent du temps où,
déjà grands, ils donnèrent leur nom à la petite localité qui se
trouvait à cet endroit il y a plus de trois cents ans.
Ce n'était pas la première fois que je me faisais à
l'instant des amis d'une petite foule étrangère, et ce ne serait
pas la dernière. Des dons que j'ai peut-être reçus dès ma nais-
sance, aucun ne m'a sans doute apporté plus de joie. Mais cette
bienveillance à mon égard d'êtres qui me sont inconnus, j'ai tou-
jours su que je ne pouvais l'obtenir de mon gré. Il me fallait
la mériter par un si pressant besoin de l'âme qu'il leur devenait,
j'imagine
,
perceptible. Et sans doute, ce jour-là, mon appel aux
autres était visible sur mon visage
,
au point de m'attirer
la
sympathie dès
, je pense bien,
que j'eu[t]
s
mis le pied dans l'autobus
.
Vers le milieu du car, un vieil homme, les deux mains
nouées sur le pommeau recourbé de sa canne, proposa que je fasse
une correspondance pour Waltham Abbey ... the oldest church in
England you know ... started by Harold
,
the last King of the Saxons.
a rare gem, you know...
Il insistait de la curieuse voix forte et métallique des
gens un peu sourds.
— Voyons, est-ce que cela aurait du sens, protesta une
voix moqueuse, d'envoyer cette pauvre jeune fille étrangère, qui
ne connaît même pas la forêt, courir chercher la plus vieille
abbaye du pays... Et d'ailleurs
est-
elle
ce
la plus vieille?
Nous avions traversé Charing Cross que les gens n'étaient
toujours pas d'accord entre eux sur l'endroit où m'envoyer. Le
chauffeur finit par trancher le débat en faveur de Wake Arms.
— Il n'y a là qu'une auberge, m'expliqua-t-il, mais
accueillante. Vous pourrez y rester, si le coeur vous en dit,
jusqu'à ce que
je
repasse deux heures plus tard. Ou bien
,
vous
trouverez sur la gauche un chemin tranquille, pas trop désert
d
c
ependant, en forêt la plupart du temps, mais d'où l'on aperçoit,
à intervalles, quelques fermes au loin, et tiens, aussi, une ma-
gnifique lande de bruyère rousse.
!
..
.
Je me propose toujours d'ex-
plorer moi-même plus à fond cette petite route invitante un de
mes prochains jours de congé.
Ainsi en fut-il. Je pris mon billet pour ce Wake Arms
dont la réson
n
ance n'en finira jamais de m'atteindre, et je
m'émerveille toujours que d'une décision minime, le simple fait
de m'être laissée aller à accepter Wake Arms plutôt qu'Epping ou
Beechwood
,
ait pu découler un si extraordinaire prolongement que
je me perds aujourd'hui à vouloir en suivre la trace.
Je m'étais assise immédiatement derrière le chauffeur
que j'importunai, je crois bien, en le priant
,
je ne sais combien
de fois
,
de ne pas m'oublier quand nous arriverions à Wake Arms,
car tout à coup
j'étais
si
éprise de ce lieu inconnu
à y tenir
,
il
que j'y tenai
me semble,
à l'exclusion de tout autre
.
Le chauffeur m'avait rassuré
e
d'un bon regard que j'avais
saisi par le jeu du petit miroir placé devant lui. Et enfin je
m'étais calmée. Ou du moins je commençais, malgré un reste
d'angoisse long à se dissiper tout à fait
,
à goûter ce qu'il y a
toujours eu pour moi de réconfortant à me laisser emporter dans
un mouvement régulier. Nous ne prenions plus beaucoup de monde
maintenant sur notre route, et l'autobus filait à bonne allure.
La dame assise près de moi me demande de quel pays je venais.
— Du Canada, lui dis-je.
— Du Canada, fit-elle sur le ton d'une affection sin-
cère
;
je ne savais pas si c'était pour moi ou
pour
le pays
, mais bientôt
je fus fixée car elle conclut:
— Un pays à nous, le Canada.
Je lui rendis son sourire par un bien curieux sourire
sans doute de ma part où il y avait de la gratitude pour la cha-
leur qu'elle m'avait montrée et en même temps le reproche de nous
croire à elle, moi et le pays. Puis je me laissai aller au plai-
sir de rouler.
Assez curieusement, après avoir tant discuté entre eux
à mon sujet, les passagers m'avaient abandonnée à ma rêverie pour
poursuivre sans doute la leur en toute quiétude, et nous allions,
cet autobus plein de monde, dans un silence presque total
,
et
comme heureux, à la fois délivrés les uns des autres et cependant
unis par l'attention de chacun à ses propres échappées nostalgiques.
La ville était longue toutefois à nous laisser partir,
à se laisser distancer. Elle n'en finissait pas de nous rattraper.
Au cours de mes interminables randonnées, grimpée à l'impériale
des autobus, je n'étais pas venue de ce côté. Je découvrais une[?]
ville encore bien plus étendue que je n'avais cru, s'étirant en
une banlieue inépuisable qui, alors qu'on la croyait sur le point
de céder enfin à un sorte de
campagne inculte plantée de
géants
panneaux-réclame
géants
, tout à coup repartait de nouveau avec son High
street toujours le même, ses boutiques resserrées, son éternel ABC
,
tea-shop.
Mais
c
C
'est ce jour-là
seulement que Londres m'apparut
être comme une prison à vie pour des millions d'êtres humains.
Je voyais au passage des visages mornes, accablés, amorphes. Mais,
il est vrau, c'était la première fois que je traversais de ses
ba
o
roughs parmi les plus crasseux et les plus sisnistres.
Mon allè
é
gement n'en fut donc que plus intense à nous voir
rouler tout à coup entre des jardinets pleins de hautes fleurs et
des cottages à colombage
dont la façade
disparaissait
souvent
à
moitié
sous une masse de clémetites grimpantes. Je n'en avais
jamais vu avant qu'en images et
je tournai les yeux pour
retenir
longtemps
retenir
celles-ci du regard.
Aujourd'hui, à retrouver tant de jolis paysages inattendus,
cueillir
is
en passant aux quatre coins du pays, là souvent où je m'y
attendais le moins, j'en viens parfois à me dire que ce sont les
Anglais qui ont inventé la campagne, la douce campagne en mille
petits recoins éparpillés —encore que ce soit
eux sans doute qui
aient
ont
inventé
les villes grises les plus inhospitalières à l'homme.
Est-ce donc pour avoir fait si grand mal à la nature
,
qu'ils se sont
ensuite acharnés à la soigner et à la préserver?
Subitement nous étions en forêt. Elle s'était tenue
pendant quelque temps à petite distance
,
invitante, fraîche, quel-
que peu inaccessible encore. Et soudain elle s'était rapprochée.
Maintenant elle nous enserrait de ses hautes branches qui se
nouaient au-dessus de la route et nous faisaient une merveilleuse
voûte
,
toute pleine de l'étincellement, dans l'ombre, des milliers
de clins d'oeil du soleil. Ces grands arbres, ces troncs moussus,
ce vert si profond me semblèrent venir jusqu'à nous d'une loin-
taine époque. Rien n'y avait sans doute beaucoup changé depuis
qu Robin des Bois et sa bande y surgissaient pour piller les di-
ligences et, ainsi que le relatent les légendes, détrousser les
riches au profit des pauvres.
Quelque chose de mon émerveillement dut transparaître
aux yeux du chauffeur qui, par le rétroviseur, me regardait re-
garder la forêt, car
,
tournant les miens de son côté, je vis naître
chez lui cette sorte de bonheur que l'on prend à voir quelqu'un
en ressentir pour ce que l'on aime aussi.
— N'est-ce pas merveilleux? me dit-il, en réponse à
mon regard qui,
toute fatigue et
cruelle
toute
tristesse
pour l'instant
dissipées, s'attachait, plein de gratitude, à l'immense voûte
empreinte de recueillement.
L'autobus ralentit.
— Wake Arms
,
annonça le chauffeur.
L'auberge se trouvait absolument seule dans une petite
éclaircie en forêt, au bord de la route. Pour l'instant, avec son
pub fermé, ses chambres à l'étage aux volets clos, elle paraissait
ou déserte pour la journée ou abandonnée à un profond engourdis-
sement. Son enseigne, très belle comme toutes les enseignes d'au-
berge à cette époque en Angleterre, s'avançait
,
bien dégagée de la
façade
,
sur son armature de fer forgé. Que signifiait-elle? J'ai
dû pourtant le savoir
mais voilà,
!
je ne me le rappelle plus
.
Le chauffeur me tendit une feuille d'horaire. Il y
avait souligné de son crayon gras les heures de retour, et me pria
de prendre garde que, passé sept heures, le service était au ralen-
ti.
Je pense n'avoir plus porté très attention à ce qu'il
me disait, avertie par une sorte de prémonition que je ne rentre-
rais pas ce soir même.
Il leva la main en signe de salutation. Il me souhaita
une bonne promenade, une belle journée. Il referma la porte.
L'autobus repartit. Derrière les vitres, je distinguai des mains
qui s'agitaient vers moi, même celles, ai-je cru, du vieil homme à
la
canne à pommeau... ou était-ce sa canne qu'il élevait à mon inten-
tion? Parfois, dans mes songes errants, sans raison aucune, je
revois cet autobus qui s'éloigne de moi pour toujours, m'abandonnant
au bord d'une route inconnue, et, dans le vert brouillé des vitres
assombries par les arbres, des mains à moitié distinctes qui m'a-
dressent des signes n'en finissant plus, au long des années, de
me rejoindre.
Je n'eus même pas l'idée de déranger —pour un renseigne-
ment ou quoi que ce soit —
à
l'auberge sommeillante
. Je m'engageai
aussitôt dans l'étroite petite route partant de cet embranchement
pour s'enfoncer dans la forêt. En fait, ce n'était qu'une route
pour cyclistes et piétons. Je ne devais d'ailleurs y faire aucune
rencontre. Et tout d'abord je trouvai plaisant d'être livrée si
complètement à la seule nature. J'entendais à peine bruire des
feuiles de temps à autre. Par contre, je voyais passer d'innom-
brables essaims de papillons, de guêpes et d'abeilles dans cet
air alangui
,
et chargé de parfum. Et je continuais, ne pouvant
m'arracher à cette petite route, attirée vers plus loin toujours
,
au moins jusqu'à cette prochaine courbe, car
cette espèce de piste
devant moi inclinait tantôt d'un côté
,
tantôt de l'autre, toujours
cependant
exposée
au plein soleil
car il
qui
se trouvait à briller
,
à
cette heure
,
au beau milieu du ciel
, et l'ombre projetée par les
arbres ne m'atteignait pas. Je me sentis bientôt très fatiguée,
brisée par le grand air, la chaleur, et sans doute par une détente
trop brusque de mes nerfs si longtemps tendus. Je me disais aussi
qu'il était imprudent de m'aventurer si loin en forêt déserte et
que déjà je n'aurais plus la force de refaire le trajet pour re-
tourner à l'arrêt d'autobus si, comme je commençais à m'y attendre,
cette route ne menait vraiment nulle part.
Pourtant, je ne pouvais me retenir d'avancer encore et
encore un peu, animée par cet espoir fou, ce goût de la surprise
heureuse, que m'ont toujours communiqués les routes inconnues.
Celle-ci ne pouvait
,
en tout cas, être celle dont m'avait parlé le
chauffeur. Ni fermes lointaines, ne
i
landes de bruyère ne m'étaient
apparues. Ou bien il s'était trompé
,
ou bien je l'avais mal inter-
prété. Sauvage à l'extrême, ma petite route ne s'ouvrait sur
aucun horizon, enserrée tout au long par des arbres touffus, petits,
drus et enchevêtrés. C'était apparemment une partie de la forêt
laissée à repousser après quelque maladie ou calamité, aucune
coupe n'y ayant été pratiquée depuis quelques années. J'aurais
aussi bien pu être dans une brousse de mon Manitoba qu'en un des
pays les plus peuplés du monde. Elle me plaisait beaucoup cepen-
dant, en entretenant maintenant en moi le rêve que je n'étais
jamais partie de chez moi, ne
e
m'étais pas imprudemment lancée sur
les routes du monde et qu'ainsi toutes mes chances d'avenir et
d'amour é
é
t
aient toujours inentamées.
Tra
î
nant les pieds, à bout de fatique, à demi consciente
de l'heure et du pays où je me trouvais, j'avançai encore assez
longtemps devant moi sans plus réfléchir. Apeurée pourtant à la
longue par un si persistant silence, à la limite aussi de mes
forces, j'allais enfin rebrousser chemin lorsque, à peu de distance,
presque dissimulé entre des arbres, m'apparut un lieu habité. A
une minute près, j'aurais donc tourné le dos à ce qui me paraît
aujourd'hui l'un des plus singuliers rendez-vous que m'ait jamais
fixés mon sort — à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet
du hasard. Mais croire cela m'est encore plus difficile à tout
prendre que croire à une intrusion dans ma vie du merveilleux.
La maisonnette était toute
b
basse entre les arbres et
les fleurs, de géantes roses trémières et de hautes dauphinel-
les bleu clair qui lui allaient presque jusqu'au toit. Elle sem-
blait faite, plutôt que pour y vivre, pour jouer seulement à la vie.
C'était l'humble petit cottage saxon de la vieille Angleterre
-
tel
qu'on le voyait reproduit
,
quand j'étais enfant, sur des boîtes de
biscuits fins que ma mère achetait, je crois bien, surtout pour
la boîte, car nous la conservions avec soin pour y mettre, au
fil des années, d'autres biscuits moins chers et d'autres encore.
J'éprouvai en l'apercevant
le sentiment d'être
être
encore
comme un ce
temps lointain dans un climat d'enfance, de sécurité et d'apaise-
ment. Une pancarte clouée à un arbre —je la revois dans tous
ses détails alors que j'ai oublié tant de choses plus importantes —
annonçait, tracé gauchement à la main:
fresh cut flowers
, tea
,
scones
,
crumpets
...
one schilling
. A côté, sous une tonnelle, il
y avait une table de bois brut avec ses chaises de jardin. Et
tout l'entourage bourdonnait du bourdonnement exultant d'essaims
d'abeilles, de guêpes et de frêlons que le jardin de fleurs devait
attirer depuis des milles à la ronde.
Ceux
que
qu'en venant
j'avais vus
[illis.]
me
-
dépasser
en m'en venant
étaient peut-être
[illis.]
tous en route vers cet
endroit et
[illis.]
ne m'avaient devancée que de quelques minutes.
Je frappai à la porte basse sous le toit peu élevé.
Une jeune bossue au doux regard implorant de certains infirmes
m'ouvrit. Je lui demandai s'il était trop tôt pour le thé et
elle me dit que non, qu'elle était justement sur le point de met-
tre la bouilloire sur le feu. A peine un quart d'heure plus tard
elle ressortit
,
,
chargée d'un plateau si lourd
s
pour ses frêles
bras que je me hâtai à sa rencontre afin de l'aider à le porter.
Voyant tout ce qu'il y avait là à manger
à prix
si
aussi
modeste
, je
ne pus m'empêcher de lui demander si, loin comme elle était, il
lui venait au moins assez de gens pour que cela vaille la peine
des préparatifs. Elle me répondit que c'était surprenant comme
il lui venait du monde.
— Ils partent de Londres, avides d'air et de liberté,
du moins je le suppose, me dit-elle. Ils ne savent pas toujours
où descendre. Un chauffeur que je ne connais pas leur conseille
apparemment assez souvent Wake Arms. Il est peut-être venu
lui-même un jour par ici et rêve de retrouver le chemin. Les gens
sont ainsi, ne trouvez-vous pas, pleins de sentiments pour
des
choses dont ils savent qu'elles existent mais
qu'ils
n'ont jamais vues
.
Après tout, il en est de même pour moi de la mer que je désire
connaître depuis que je suis au monde. En tout cas, des gens
prennent le sentier inconnu que vous avez suivi. Quelques-uns
s'y engagent par méprise, j'imagine. Le bon Dieu en fin de compte
m'amène passablement de monde.
Avec un évident plaisir elle s'attarda encore un peu à
me regarder entamer mon thé avec le plus bel appétit, puis se
retira dans la maisonnette.
En un rien de temps j'eus dévoré presque tout le contenu
du plateau, y compris un petit pot de confiture aux groseilles que
les guêpes vinrent me disputer avec acharnement jusqu'à ce que
j'eusse l'idée de leur en mettre une cuillerée de côté qu'elles
se prirent alors à manger délicatement sans plus du tout chercher
à en prendre dans le pot. Et depuis lors je sais que l'on peut
goûter ensemble en paix, au jardin, guêpes et humains,
si on leur[?]
en
donne de bon coeur une petite part.
d
du festin.
Alourdie par la chaleur et un si copieux repas, je ve-
nais de m'assoupir lorsque revint la jeune bossue avec un grand
pot d'eau bouillante pour allonger mon thé.
— Dormez, dormez, me dit-elle avec une douce autorité.
J'enlève seulement le plateau afin que les mouches ne vous im-
portunent pas.
Sous mes paupières lourdes à ne presque plus pouvoir
les soulever, je distinguais encore vaguement où j'étais. Aurais-
je seulement la force de
me lever
,
debout
, repartir
, refaire le
chemin jusqu'à Wake Arms? Cela me paraissait impossible. Mais
surtout je me sentais bien ici à ne vouloir jamais m'en aller.
Nul mal, me semblait-il
,
ne pouvait
[illis.]
plus
m'
atteindre
.
La
mystérieuse
paix
de cet endroit retiré me couvrirait tant que j'y resterais.
Je rappelai la jeune fille bossue.
— Je me suis aventurée bien trop loin à pied, lui
dis-je, pour refaire aujourd'hui le même chemin. Ne pourriez-
vous pas me faire une petite place pour la nuit?
—
Je le voudrais bien,
mais regardez,
fit-elle, en
m'indiquant la maisonnette d'un geste désolé,
mais voyez
comme c'est petit
chez nous
. C'est à peine déjà s'il y a place pour le père, la
mère depuis des années paralysée, dont je prends soin, et mon
frère, un pauvre innocent qui rentre parfois tard quand on ne
l'a pas gardé à coucher dans une ferme où il a pourtant trimé dur
en retour du souper et d'un peu de compassion.
Soudain, j'étais bien éveillée, l'écoutant passionné-
ment comme si une des plus belles pages d'un des romans anglais
que j'avais tant aimée m'était dite à l'oreille par l'être même
X
qui en avait été la source et l'inspiration. Se pouvait-il donc
que de moi-même, à vingt milles seulement de Londres, guidée par
ma seule bonne étoile, j'eusse abouti à cette atmosphère si par-
ticulière d'âge et de paysage, telle qu'elle m'avait été révélée
par les oeuvres de George Eliot et de Thomas Hardy? Il n'y
avait donc pas que la chaumière à faire partie d'un temps que je
croyais perdu à jamais, si ce n'est dans les livres qui en avaient
recueilli les voix.
La jeune bossue continuait à se tracasser à mon sujet.
— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée. Si vous
croyez pouvoir marcher encore un peu, pas très loin, vous arrive-
rez, à un mille à peine, par cette même route, à un très petit
village: Upshire. Ne vous arrêtez pas à l'auberge. Elle ne
vaut pas cher. Cherchez plutôt Century Cottage. Frappez. Deman-
dez Esther, Esther Perfect. Dites-lui que vous venez de la part
de Felicity. Je serais bien étonnée qu'elle ne vous accueille
pas à bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century Cottage
est grand.
Il n'avait pas été nécessaire d'en entendre plus pour
me faire retrouver en moi des forces toutes fraîches. Déjà
j'étais debout. Je déposai un schilling et quelques piécettes au
coin de la table. Dans la chaleur encore pesante du jour, les
pieds lourds mais soutenue par le singulier espoir qui ne m'avait
pas longtemps manqué ce jour-là, je m'engageai en direction du
village que m'indiquait Felicity tout en m'encourageant de sa
voix un peu fluette que j'entendis plusieurs fois encore répéter
derrière moi: "Vous ne le regretterez pas. Ah, sûrement, vous
ne le regretterez pas."
Le village, pour qui l'abordait comme moi du côté sud,
se présentait en légère pente douce allant
se perdre
en
dans
un
beau
ciel
amplement
dégagé
. En arrière,
la forêt l'accompagnait
tout
au long
,
en
le serrant d'assez près
,
mais, en face, il avait pour
lui le large, et c'est sans doute à cause de tout cet espace
s'ouvrant à mes yeux de façon inattendue que j'aimai instantané-
ment Upshire.
En fait, ce qui doit être plutôt rare en Angleterre,
il était aligné en entier, cottages de pierre, douce vieille pe-
tite église
,
avec son cimetière
,
entre des ifs
,
autres cottages
moins anciens, poste, pub, pastorage
,
sur un seul côté de la rue.
Tout comme cet horizon de l'Ouest canadien que je décri
v
r
ais dans
Ou iras-tu Sam Lee Wong
, il se trouvait à contempler sans fin une
vaste étendue de plaine. Elle roulait en larges, souples et ma-
gnifiques ondulations. Est-ce pour les avoir aperçues comme
j'apercevais naguère, au sortir du bois chez mon oncle, la plaine
ouverte, qu'elles me soulevèrent d'un élan en quelque sorte égal
à leur propre élan? Il se peut. Ce qui est certain c'est que
sont incomparables ces downs de l'Essex: une haute houle de terre
qui court et court comme sous un même vent qui la pousserait dans
le même sens depuis des temps immémoriaux. De la forêt,
conquise
patiemment de
ce
côté
, il ne restait, très au loin, qu'une mince li-
gne sombre se confondant avec l'horizon. Entre elle et le village
émergeaient à peine au regard, comme tout juste esquissées,
quel-
ques fermes perdues,
et
des troupeaux
qui se déplaçaient si lentement
qu'on aurait pu
,
à certains instants
,
les prendre pour de grosses
roches semées dans les champs. Au creux d'un vallonnement, beau-
coup plus proche, se dressait
e
nt
ce qui m'eut l'air d'un petit châ-
teau à façade georgienne, et, au sommet d'un tertre, une étrange
stèle de caractère ancien qui m'intrigua. Je n'en revenais tou-
jours pas d'avoir atteint, à guère plus d'une heure de Londres,
un long passé encore si intact.
C'est que tout ici, ainsi que j'allais bientôt l'appren-
dre, terres, fermes, pâturages, village, chasse gardée à même la
forêt, le petit château, même jusqu'à un certain point l'église et
son cimetière,
appartenai
en
t au seigneur des lieux et
qu'il
que celui-ci
réus-
sissait
encore à empêcher —mais pour combien de temps? —l'expan-
sion vers Upshire du grand Londres métropolitain qui, à quelques
milles seulement,
piaffait de l'impatience
à
d'
y répandre
d'autres
lotissements étroits, des High street pareils à ceux d'en arrière,
rangs sur rangs de cottages identiques et assurément des ABC tea-
shops à la douzaine.
Quelque temps encore allait donc onduler librement la
puissante houle de terre et pareillement
,
au-dessus d'elle, certains
jours, la masse de
s
grands nuages blancs accourant vers la Manche
ou en revenant.
Je trouvai sans peine Century Cottage. Quoique à un
étage et beaucoup plus élevé que la maisonnette de Felicity, il
ne m'en parut pas moins enfoui lui aussi dans un fouillis de fleurs.
Je suivis un sentier dont la course semblait avoir été déterminée
par les fleurs elles-mêmes,
leur volonté
à
de
pousser et
à
de
se répan-
dre
là où il leur plaisait. Je devais disparaître entre
les dau-
phinelles élancées, d
l
es passeroses géantes et des canterbury
[b]
bell
e
s comme nulle part
ailleurs
je n'en ai vu
depuis
d'aussi
bien
bien
fournies de clochettes toutes
d'ailleurs
[illis.]
larges et somptu-
euses
. Curieusement, à travers ces fleurs altières en poussaient
de toutes menues à leur pied, qui semblaient s'y trouver à l'aise.
Un tenace parfum de mentr
h
e se dégageait de quelque coin du jardin,
allié peut-être à celui du romarin. Et comme chez Felicity
,
l'air
vibrait littéralement du bourdonnement d'insectes
qui ressemblait
peut-être
à un brouhaha de voix
s'élevant autour d'une table de
banquet.
J'arrivai à une porte de bois sombre. Je tendis la main
vers le heurtoir. Et, tout à coup, comme si je n'avais eu de for-
ce que pour me rendre jusqu'à ce seuil, je me laissai aller contre
le chambranle. N'en pouvant plus, les larmes, je pense bien, me
montèrent aux yeux. Mon épuisement était si complet qu'il me parut
que j'arrivais ici
non pas de Wake Arms,
de,
de
Fulham
lham
Durham
, d'un amour
qui me laissait plus seule encore qu'il ne m'avait trouvée, de la
cruelle incertitude où j'avais vécu si longtemps, des mille et une
erreurs de ma part, mais de bien plus loin encore, comme depuis le
commencement peut-être de ma vie. C'est le sentiment que je res-
sentis en tout dernier lieu alors que je laissai aller ma tête
contre la porte, ne parvenant même plus à garder les yeux ouverts.
Et c'est ainsi que dut me trouver Esther, à moitié endormie sur
son seuil.s
Comment la retrouver dans mon souvenir telle que je l'ai
vue pour la première fois quand se dissipa la brume de fatigue de-
vant mes yeux? Je ne sais si j'y parviendrai. Durant les vingt-
cinq années où je l'ai connue, elle me parut avoir toujours le
même âge et toujours aussi presque le même visage, comme si elle
était de la nature des choses que le temps ne saurait ab
î
mer.
Plutôt long et mince comme celui de tant d'Anglaises,
qui leur donne leur air si pensif souvent, son visage était enca-
dré de bandeaux noués bas sur la nuque. Ils auraient été sévères
si mille
petits
cheveux follets
ne s'en fussent échappés pour
voltiger sur son front, ses joues, dans son cou mince, l'auréolant
d'une sorte de floraison
un peu folle
capricieuse
à l'image de son petit jar-
din échevelé.
Ce qui me frappa pourtant le plus chez elle, dès l'abord,
ce furent ses magnifiques yeux couleur noisette. Bienveillants,
accueillants, ils n'en fouillaient pas moins l'âme en profondeur.
Des yeux plus perspicaces qui cherchaient aussi loin dans un visa-
ge
,
j'en ai rarement vus, mais ils cherchaient avec bonté
,
et il
m'apparut que ce qu'ils devaient trouver c'était à coup sûr ce
qu'il y a de souffrant dans chacun et qui sans même que nous le
sachions appelle à l'aide.
J'avais à peine commencé à voix faible à raconter que,
partie de Londres sur un coup de tête, je m'étais aventurée beau-
coup trop loin pour y retourner ce soir... mon récit emmêlé de
propos sur le Canada et ce que j'étais venue faire en Angleterre...
qu'elle me tendit les deux mains et du même geste m"attira à l'in-
térieur.
— Et moi, dit-elle, qui à l'instant encore me plaignait
s
s
à Dieu qu'il ne m'eût envoyé depuis longtemps aucune de ses créa-
tures à secourir. Et vous voilà comme un oiseau qui a fait long
voyage pour choir
,
du ciel, juste sur mon seuil. Venez! Venez!
Bien sûr qu'il y a ici de la place pour vous.
A peine quelques minutes plus tard, comme si j'étais
une visite attendue chez elle, elle me proposa:
— Voulez-vous voir votre chambre?
Je montai derrière elle un escalier un peu raide. Elle
ouvrit une porte. Ah! l'avenante chambre de campagne avec son
grand lit en cuivre, sa table pour la toilette munie du bock à
eau et du savonnier
,
et l'âtre, sous un manteau de cheminée garni
de petites photos anciennes... "Celle de ma mère morte il y a tant
d'années déjà, m'expliqua Esther... celle de notre John mort
,
les
poumons brûlés lentement
à la suite des
par les
gaz
de la première Guerre
Mondiale..." puis d'innombrables keepsakes,
:
un brin de bruyère
d'Ecosse... "la plus colorée du monde..." un caillou cueilli au
bord de la mer d'Irlande, des fleurs séchées sous verre. Mais,
surtout, en façade, cette chambre possédait deux hautes et grandes
fenêtres qui donnaient sur les downs,
.
e
E
ncadrées, nullement obs-
truées
par le léger tulle des rideaux blancs
,
au reste écartés
du centre de la fenêtre, les grandes vagues de terre me parurent
encore plus harmonieuses vues de cette petite hauteur que d'en
bas. Je les voyais rouler jusqu'au plus loin, recommencer sans
cesse dans l'immobilité silencieuse leur course vers l'horizon dis-
tant. Et je distinguai mieux aussi
,
enfin
,
la stèle qui m'avait
intriguée.
— Qu'est-ce donc, Miss Perfect?
— Un monument érigé à la mémoire de Brodicea.
— Brodicea?
— Notre chère reine saxonne des temps lointains. Fuyant
ici dans son chariot les Romains qui allaient l'atteindre, plutôt
que de tomber vivante entre leurs mains, elle absorba une dose mor-
telle de poison. On dit qu'elle rendit l'âme à peu près à l'endroit
où s'élève la stèle.
Je ne savais plus ce qui me ravissait le plus de ce que
je découvrais aujourd'hui:
un passé si présent ou
encore
un présent
à ce point
perdu
enfoncé
foncé
dans le passé
. Mais un ravissement même le plus
rare, pas plus qu'un torturant souvenir, n'eût encore réussi à me
garder réveillée. Je tombais de sommeil.
Esther retira la courtepointe, la plia et la déposa au
pied du lit.
— A vous regarder, j'ai l'impression que vous êtes ar-
rivée ici tout d'une course de votre lointain Canada et sans avoir
nulle part repris votre souffle. Vous êtes épuisée. Allons,
couchez-vous. Reposez-vous. Je viendrai vous avertir quand le
thé sera prêt.
Je protestai d'une voix sûrement à moitié défaite par
le sommeil qui me gagnait:
— Je viens d'en prendre un énorme chez Brodicea...
non chez Felicity.
— On dit ça... on dit ça... Mais je fais des biscuits
chauds, et quand vous en aurez humé la bonne odeur, vous serez
comme tout le monde, vous me les mangerez à la douzaine... De
toute façon, le thé ne sera pas encore prêt avant une grande heure
encore. Père et moi prenons ce que nous appelons le high tea.
C'est peu plus substantiel et servi un peu plus tard que le thé
ordinaire. En fait c'est plutôt une sorte de supper avancé. Père
aime se coucher tôt. Je lui sers donc cette espèce de repas un
peu plus tôt que le souper et un
peu
plus tard que le thé.
— Je pensais, dis-je à moitié endormie, qu'il n'y avait
que l'église anglicane à se partager en High et Low.
Pour la première fois je vis apparaître sur ses traits
ce doux sourire à la fois tendre et réprobateur que j'aimerais
tant et qui était chez elle, je crois bien, la seule expression
de blâme qu'elle se permettait.
— Ne vous moquez pas. Le
a
High Church a sûrement ses
bons côtés. Après tout la Reine y adhère. Mais nous
,
nous sommes
Low Church. Nous estimons que Dieu est trop grand pour que nous
en
cherchions sa représentation en des images et des statues.
Il convient d'aller à sa rencontre dans notre propre coeur seule-
ment.
— Pourtant, lui dis-je, vous le cherchez bien à travers
la musique
,
vous qui possédez les plus beaux hymnes du monde.
Je ne lui tins pas tête plus longtemps. Je vis à peine
la porte se refermer sur elle qui s'en allait sur la pointe des
pieds. Et comme à Dauphin, chez le chef de gare, je venais tout
juste, il me semble, de perdre pied que déjà on me réveillait.
— Dear Gabrielle. Le thé est prêt. Il fait beau encore.
Nous le prendrons au jardin.
Aujourd'hui, si loin de ces moments enchantés, je me
fais l'impression, en les évoquant,
de narrer quelque
conte féé-
fée
e
rie.
rique.
Pourtant ils me furent bien donnés tels quels. Mon ima-
gination, que j'ai peine parfois à retenir de vouloir intervenir
pour retoucher, améliorer peut-être mes souvenirs,
ici ne trouve
rien à
retoucher
changer
. Tout était selon le désir le plus parfait
du
du coeur.
Le petit jardin arrière était peut-être encore plus
charmant que celui d'en avant, avec un potager où alternaient
des fleurs et des herbes fines,
avec un
petit
cabanon de jardi-
nage
couvert de vigne et un verger de cinq ou six arbres. La
table était dressée tout au fond
dans une
sorte de petite
d
éclair-
cie mi-ensoleillée
,
mi à l'ombre
,
sous un vieux pommier tordu dont
la branche maîtresse était si basse que j'eus à me pencher pour
passer en-dessous et prendre ma place à table.
Un
beau
grand
vieillard
aux traits souriants,
à la barbe et à la tête également
toute
blanche
s
, se leva de la sienne pour m'accueillir. Esther
avait dû lui apprendre —en autant qu'elle-même le savait —qui
j'étais, car elle dit simplement: "Father, our dear new friend
just arrived
,
Gabrielle". Et tout aussi simplement,
en gardant ma
main entre les siennes,
il
me souhaita
: "Puissiez-vous être heureuse
parmi nous."
Par la suite, m'adressant à lui je le nommai évidemment
Mr Perfect, alors qu'Esther, d'une voix toute pleine de tendresse,
disait Father, et je reconnus bientôt que mon appellation faisait
cérémonieuse et détonnait dans l'atmosphère toute chaleureuse qui
nous unissait autour de la table sous le pommier protecteur. Je
ne pouvais pourtant pas me mettre à l'appeler aussi Father. Tout
à coup, spontanément me vint aux lèvres l'expression
:
Father Per-
fect.
Le vieillard eut un fin sourire qui plissa ses pommet-
tes ridées en mille
s
petits replis serrés et jusqu'à ses yeux
eux-mêmes dont le bleu ciel n'étincela plus qu'à travers une
mince fente des paupières.
— D'habitude, dit-il, c'est Dieu le Père que l'on
nomme ainsi. Lui seul est le Père Parfait. Mais vous le dites
sans irrévérence, et je veux bien essayer d'être pour vous une
sorte de Père Parfait, ma très chère enfant.
Il ne devait pas l'être longtemps pour moi seule.
Comment le nom que je lui avais trouvé dans un élan d'amitié
allait lui rester et se répandre, je ne sais, mais au bout de
peu de temps personne au village, au manoir et dans les alentours
ne le nomma plus autrement. Je crois même que c'est ce qui est
écrit sur sa tombe, dans le petit cimetière entre les ifs.
Quelques minutes après que nous eûmes pris place tous
les trois à la table à thé, Father Perfect
,
s'étant soigneusement
essuyé les doigts, ouvrit au hasard, comme c'était son habitude,
la vieille Bible de famille que venait de lui apporter Esther.
Il en lut à voix haute un passage qui avait trait, je crois me
rappeler, au séjour de Joseph en Egypte. L'air autour de nous
bourdonnait du chant de grâce des insectes butineurs. Il embau-
mait des trois herbes précieuses, le thym, le romarin, la marjo-
laine
,
dont Esther m'apprendrait que l'une était pour la fidélité
et les deux autres liées à je ne sais plus, ma foi, quelles vertus.
Sa lecture terminée, le vieillard ferma les yeux, joignit les
mains et improvisa comme chaque jour une prière. Il demanda
d'abord au Seigneur d'éloigner de nous la menace de guerre qui
avait paru un moment peser sur l'Europe.
Je me rappelai alors le vent de panique qui avait
passé sur Londres il y avait peu et dont au vrai j'avais eu à
peine conscience, absorbée comme je l'étais par ma propre détres-
se égo
ï
ste. C'est donc au fond du petit jardin fleuri, saturé
du bourdonnement de l'été et de ses odeurs les plus fines
,
que
m'atteignit enfin vraiment la grande ombre terrifiante qui s'a-
vançait sur le monde. Mais le vieillard continua sa prière et
la paix nous enveloppa de nouveau de son frêle secours.
— Notre Seigneur, disait Father Perfect du ton de
quelqu'un qui parle à un ami tout près de lui, toi qui nous a
amené aujourd'hui du lointain Canada que notre John, tu t'en
souviens, rêvait tellement de connaître, une jeune amie dont le
coeur est peut-être dans l'angoisse, accorde-nous, très doux
Sauveur, de savoir comment lui être secourable. Elle aurait pu
aller à mille autres endroits, frapper à bien d'autres portes.
C'est à la nôtre qu'elle est venue. Nous ne pouvons donc pas
nous empêcher d'y voir un signe que tu la destinais à notre sol-
licitude. Maintenant qu'elle est de la maison, étends sur elle,
Seigneur, la même protection que sur ma chère Esther, que sur
moi-même.
Le silence retomba. Je ne distinguai plus très bien
le lointain encoe lumineux sous les branches du pommier. Pen-
dant que priait Father Perfect, les souvenirs des mois derniers
depuis le jour où j'avais rencontré Stephen m'étaient remontés à
la gorge en un flot pressé à m'étouffer mais ils n'avaient plus
tout à fait l'amer goût des semaines passées. Ils cherchaient
même à se dissoudre
en larmes dont il
m'en
me
vint quelques-unes
que je parvins
,
je pense
,
à dissimuler. Mais je mis quelque
s
temps
à retrouver au bout de mon regard brouillé le consolant paysage.
En fait, comme nous nous trouvions au sommet de la
pente sur laquelle était bâti Upshire, nous avions ici aussi une
vue plongeante sur les environs. Tout juste passé le vieux pom-
mier qui délimitait le petit jardin d'en arrière, commençait une
suite de pâturages et de champs en friche moins harmonieux que
les downs d'en avant mais qui offraient aussi un vaste espace à
peine clos par la faible ligne de la forêt qui reprenait dans le
lointain.
Au-delà, le ciel jusque-là si pur
,
se montrait teinté
de sombre, obscurci et comme atteint d'une sorte de maladie ou
de tristesse.
— Qu'est-ce donc là-bas qui cha[n]
r
ge ainsi le ciel?
Esther me répondit:
— Londres
— Londres!
Déjà c'était comme si je m'en étais éloignée depuis des
années. J'avais toujours présent à l'esprit d'y avoir été fiévreu-
sement accaparée, puis malheureuse à ne plus tenir à la vie, mais
j'éprouvais aussi le sentiment que ce souvenir emmêlé était pour
l'instant assoupi et ne me ferait pas trop de mal tant que je reste-
rais dans cet abri qui m'en protégeait.
Esther, partie en vitesse vers la cuisine, revint
apportant sur un plateau la théière fumante encapuchonnée de
laine pour la garder chaude et une assiettée de ses hot biscuits
cueillis tout brûlants du four. Elle avait bien eu raison de
prédire que leur odeur m'ouvrirait l'appétit. J'en dévorai trois
ou quatre d'affilée, recouverts de beurre et par là-dessus de
miel du pays ou de confiture de prunes. Les guêpes avaient reçu
leur petite part dans un soucoupe déposée à quelque distance de
la table. Soudain je sentis un être vivant et chaud me frôler
la jambe. Je soulevai la nappe. Une petite chatte noire aux
yeux incroyablement tristes me regardait.
— Votre chatte, Esther?
— Oui et non. Elle est arrivée tout juste un peu avant
vous et venant d'on ne sait où.
Elle n'appartient pas en tout cas
ni
au village ni aux environs
. Il y a des gens cruels. Parfois
il en vient jusque de Londres pour abandonner en forêt leurs bêtes
dont ils ne veulent plus.
Elle a miaulé à la porte
d'
avant
. J'ai
été voir. Elle paraissait affamée. Elle a l'air de vouloir res-
ter avec nous.
— C'est que votre seuil est accueillant, Esther. Lui
avez-vous trouvé un nom?
— Pas encore. Je n'en ai pas eu le temps. Lui en
donneriez-vous un?
Je me penchai et flattai la petite chatte perdue.
— Guinevere
,
lui irait, il me semble.
— - Guinevere! C'est un nom bien distingué pour une petite
chatte qui provient peut-être des quartiers les plus misérables de
Londres. Et cependant pourquoi pas en effet un nom qui la rehaus-
serait.
?
La petite bête égarée se leva alors sur ses pattes
arrière
s
, appuyant celles d'avant sur mes genoux et s'y frotta la
tête en murmurant au fond de sa gorge une sorte de remerciement.
La grande chaleur était tombée. Par instants nous ar-
rivait en dessous des pommiers une bouffée d'air rafraîchi de son
passage sur les vastes champs ouverts au-delà du jardin. Rassa-
siés, nous restions à causer paisiblement dans le crépuscule qui
avançait. J'apprenais que Father Perfect avait été garden-boy
puis aide-jardinier avant de devenir le chef jardinier du châte-
lain des lieux. Il avait été attaché longtemps au château que le
seigneur possédait dans le Norfolk pour être ensuite affecté au
petit manoir de Upshire. Depuis quelques années à la retraite,
il avait la jouissance pour Esther et lui-même, leur vie durant,
du cottage en plus d'une petite rente et de certains droits comme
,
par exemple, de ramasser le bois mort et de prendre du petit gi-
bier dans la partie de la forêt qui relevait toujours du manoir.
Il aimait y faire encore son tour presque quotidiennement, un peu
pour venir en aide au garde-forestier qui ne suffisait plus à la
surveillance
,
un peu aussi pour son plaisir. Il en rapportait des
champignons, de bons fagots secs qui flambaient vite, parfois seule-
ment des fleurs. A l'écouter, je comprenais enfin d'où venait à
ce vieillard sa bonté paisible, sa douceur rare, quelque chose en
lui comme d'une innocence à jamais préservée. C'est qu'il n'avait
apparemment rien fait d'autre au long de sa vie que de prendre
soin de ce qui embellit le monde. "Les roses de notre roseraie
de Norfolk... j'aurais voulu que vous les ayez vues, me disait-
il... Elles se tenaient comme des reines alignées à attendre le
jour. Et l'on n'aurait pas été tellement surpris au fond de les
voir lui faire la révérence... savez-vous!... encore que les roses
sont orgueilleuses... et ne plient pas beaucoup même sous l'orage..."
A la fin, tout alangui pour être retourné à ses plus
vieux souvenirs et peut-être ébranlé aussi par l'émotion de mon
arrivée, il eut l'air épuisé. Il se leva, nous souhaita le bon-
soir, nous bénit toutes deux et entra se retirer pour la nuit.
Je m'offris à aider Esther à desservir.
— Oh non! Pas encore! dit-elle vivement. Restons
plutôt à causer encore un peu. J'aime bien écouter père. Vous
avez vu;
:
il est adorable. Mais c'est chaque soir la même histoire;
:
les roses du Norfolk, les poules faisanes de la forêt réservée qui
le reconnaissaient et le suivaient pas à pas... Que voulez-vous!
Il a vécu dans une sorte de Jardin d'Eden, et le malheur des hom-
mes ne l'a pas touché autant qu'il atteint la plupart. Et de
l'Eden il n'y a pas grand chose à dire au fond, ne trouvez-vous
pas, une fois qu'il a été raconté. Restez un peu... Il y a si
longtemps que je n'ai eu quelqu'un avec qui parler de choses et
d'autres à l'heure où l'on dirait que les mots viennent d'eux-
mêmes aux lèvres... vers le crépuscule... par exemple.
Pour moi, il était plutôt l'heure du silence et du rêve
s'épanouissant en cercles de plus en plus paisibles jusqu'à dis-
paraître en une surface lisse comme une nappe d'eau à la nuit.
Mais ainsi tout serait bien entre nous. Esther raconterait à
coeur ouvert, et moi je l'écouterais en silence.
En fait, elle parla peu, quelques mots seulement à la
fois, entre de longs moments de méditation. Mais chaque petite
phrase sonnait si juste,
provenait d'une
si apte
[fine]
réflexion
si appropri[e]
, ré-
sumait tant de sagesse, était énoncée en termes si parfaits que
chaque fois j'en dressais l'oreille.
— Où donc avez-vous appris tant de choses
,
Esther?
— Certainement pas à l'école, en tout cas. Je l'ai
quittée à l'âge de douze ans pour entrer en service chez nos
maîtres. Eux avaient beaucoup de livres. Les demoiselles as-
sises au jardin dans leur chaise longue les laissaient parfois
tomber de leurs mains. En ramassant derrière elles leurs affai-
res, j'avais le temps parfois d'ouvrir un livre, de lire quelques
lignes et je m'étonnais déjà qu'elles fussent si peu retenues par
de pareils trésors. Plus tard, les demoiselles m'en donnèrent,
peut-être pour s'en débarrasser. Je lisais souvent à la flamme
de ma bougie, dans mon coin de mansarde, jusqu'à ce que je tombe
de sommeil.
— Qu'avez-vous donc lu ainsi, Esther?
— Ah! que j'ai été chanceuse! Nos maîtres tenaient
à ce que leurs demoiselles lisent le meilleur, ce qu'ils n'avaient
pas eux-mêmes lu... et les gouvernantes y voyaient... J'ai lu
tout
Paradise Lost
.
J'en sais encore de
grands bouts
longs passag
sag
es
par coeur
.
J'ai lu aussi
Pilgrim's Progress
que j'ai trouvé un peu ennuyeux
par bouts, je l'avoue à ma grande honte. Puis Jane Eyre, les
Brontë,
Gulliver's Travels
, presque tout Tennyson, Browning, les
deux, lui et Elizabeth
,
et surtout, bien entendu, la Bible, le
Livre des livres, tout y est, dearest Gabrielle, de ce qu'il
importe de savoir. Mais j'aime bien aussi, de même que la Bible,
ouvrir chaque jour, au hasard, mon Shakespeare. Il est rare que
je ne tombe pas sur
une phrase qui
ne
me porte
pas
au ravissement et
ne
?
m'accompagne
pas
pour ainsi dire toute la journée
.
Ou
encore
ne
m'ap-
prenne
pas
à moi-même ce que je pensais sans le savoir, et
donc
que je ne
suis
donc
pas
la
seule à penser
ainsi
comme je pense
. Alors ma pauvre vie solitaire
s'entrouvre
,
et je deviens comme riche et entourée et je suis loin
tout à coup d'être seule. En est-il de même pour vous, dear
Gabrielle?
Le coeur troublé de si précieuses confidences
,
je ne sa-
vais que répondre. A mes pieds s'était couchée Guinevere qui
,
tout en sommeillant
,
repartait, de temps à autre, à ronronner.
Au loin, là où une heure auparavant j'avais vu la souillure du
ciel, apparaissaient, faibles encore, des lumières, et tout était
changé. Londres avait perdu sur moi son pouvoir d'effroi comme
Paris le sien quand, du haut d'une chaise, par la tabatière ou-
verte, je l'avais contemplé pour ainsi dire à mes pieds, dans
sa bénignité. Ah
,
que j'ai aimé les grandes villes, à peu de dis-
tance, à l'heure assombrie, alors que s'allument leurs lumières
qui disent comme rien d'autre au monde la fraternité des hommes.
De minute en minute croissaient celles de Londres. Maintenant
elles étaient innombrables.
— Je n'aurais jamais cru, dis-je, que j'en viendrais
à veiller avec Londres, à distance, comme avec une connaissance
silencieuse et douce.
— J'y vais une fois par année avec Père, me confia
Esther. Nous allons rendre visite à ma soeur Heather. Vous ne
pouvez imaginer soeurs plus dissemblables qu'Heather et moi-même.
Elle, elle est partie jeune faire sa vie à Londres. Elle est dé-
lurée, pimpang
t
e, toujours mise à la mode, porte des chapeaux ex-
travagants, marche dans des souliers à talons hauts, va au spec-
tacle, lit des revues un peu effrontées à mon goût. Je me sens
bien vieux jeu à côté d'elle. Pourtant
je ne changerais pas
plus
de
vie avec elle
pas plus
qu'elle sans doute n'en changerait avec
moi
... A part notre visite à Londres dont je rentre toujours
terriblement brisée, nous allons aussi une fois par année, Père
et moi, à la mer. Une journée par année à la mer, il faut bien
cela, n'est-ce pas, pour n'en pas perdre le souvenir dans notre
tête et dans nos oreilles. Père se fatigue vite. Nous allons
donc au plus près, à Bradwell on sea. Nous n'y allons d'ailleurs,
remarquez, que pour nous asseoir face à la mer, la regarder et
l'écouter.
Enfin nous sommes rentrées. Esther refusa que je l'ai-
de pour ce soir-là.
— Vous êtes comme quelques-unes de mes fleurs qui
croulent soudain à la fin d'une journée qui équivaut pour elles
à presque toute la vie pour nous sans doute.
Elle m'alluma une bougie.
A sa lueur tremblante
,
en tra-
versant le sitting-room
,
j'ai
je
pu
s
distinguer
, dans leur rayonnage,
quelques titres des livres qu'elle m'avait dit avoir lus. Ils
semblaient faire partie de cette pièce comme des hôtes de longue
date toujours fréquentés.
— Est-ce que ce sont les livres que vous ont donné
s
les maîtres?
— Pas tous. Père et moi, sur notre petite rente, en
économisant un peu sur le charbon l'hiver, un peu sur les
sorties
autres
sorties
que le voyage à Londres et à la mer, nous avons réussi
à nous en acheter quelques-uns de plus récents, pour nous tenir
tout de même un peu au courant du monde d'aujourd'hui. Nous vi-
vons une belle vie malgré tout
,
comme vous le voyez, sauf pour une
chose qui continue à me manquer peut-être... C'est que je n'ai
jamais vu jouée
r
, figurez-vous, une seule pièce de Shakespeare.
Comment est-ce? Très beau, n'est-ce pas?
— Inoubliable,
!
Esther.
— Ah
,
je m'en doutais!
Nous montions l'une derrière l'autre l'escalier qui
aboutissait au palier étroit sur lequel s'ouvraient nos trois
chambres, celle de Father Perfect, celle d'Esther et la mienne
qui était la plus spacieuse et la mieux orientée.
Esther me passa la bougie.
— Il y a une lampe toute prête et des allumettes à
votre chevet, ainsi que des livres si vous désirez lire un peu.
Mais je vous engage à dormir au plus tôt. J'aimerais vous voir
meilleure mine demain et surtout voir disparaître ces traces de
peine qui vous restent dans les yeux.
Elle me posa un baiser sur le front.
Et comme chaque soir tant que je serai
s
sous son toit,
cette fois-ci, et plus tard quand j'y reviendrais presque heureu-
se et, plus tard encore, quand de nouveau, je reviendrais, moins
heureuse, elle me souhaita tendrement:
— Night-night, Gabrielle.
Je soufflai ma bougie. Le temps de m'émerveiller que
ma barque errante eût atteint si bon port, et je dormais à la
brise qui venait des downs roulant leurs crêtes à la rencontre
des crêtes de la mer.
Je m'éveillais l'âme en paix comme jamais depuis L
l
a
-
Petite-Poule-d'Eau peut-être, mais non, depuis bien avant,
depuis
le temps
peut-être
des vacances à la ferme
, chez mon oncle, quand
au réveil, le premier matin, n'ayant pas su tout de suite où j'é-
tais, je le reconnaissais aux odeurs qui flottaient vers moi du
dedans et du dehors et que je me découvrais sûre d'être à nouveau
heureuse dans la chère maison où je n'avais connu que calme et
félicité.
Du grand lit en cuivre, je pouvais suivre le déferlement
des downs qui me parurent plus attirantes encore que la veille sous
la douce lumière du matin qui en tirait des éclats d'un vert soyeux.
Je retrouvrai du regard la stèle qui marquait l'emplacement de la
mort de la reine saxonne. En étirant un peu le cou, je pus aper-
cevoir le petit château dont Esther m'avait appris qu'il servait
maintenant d'orphelinat, les seigneurs l'ayant légué à une oeuvre
de bienfaisance, pour aller habiter
,
tout au bout du village par
lequel j'étais arrivée
,
mais au long d'une autre route que celle
que j'avais suivie, une demeure presque dissimulée dans la forêt.
Or
,
en même temps que cette paix
,
si longtemps absente
,
revenue m'habiter, je découvris en moi, ce matin-là, le vif désir
d'écrire
,
né tout aussi instantanément. Cela m'était déjà arrivé;
:
je m'éveillais heureuse de vivre, dans des dispositions de tran-
quil
l
ité, de disponibilité, et, du même coup
,
surgissait dans mon
esprit
une histoire pour ainsi
toute faite,
toute prête,
et
que
j'avais grande envie de raconter
. Mes meilleures moissons d'idées,
d'images, de récits, je les ai presque toujours cueillies au ré-
veil, comme si elles provenaient du repos, du sommeil, de l'ombre
ou de quelque longue poursuite, menée à mon insu,
à travers mes
rêves,
.
d'un personnage ou d'une tonalité.
Mais il m'avait tou-
[?] jours fallu être prompte à les saisir si je ne voulais pas tout
perdre, car si rien n'est aussi précieux que ces dons du réveil,
rien[flèche][flèche]
auss
auss
i
n'est
aussi
pareillement
t
fugitif
. Je courus à une petite table sous
l'une des grandes fenêtres où il y avait de quoi écrire. Je dé-
tachai avec précaution quelques pages du milieu
d'un
petit
cahier
d'écolier
afin de ne pas l'ab
î
mer
s'il servait
l
d
e livre de compte
à Esther, comme
cela paraissait le cas,
d
e livre de compte
,
car c'était manifes-
tement là son coin d'écriture. Je pris un crayon
s
et retournai
dans le lit me mettre à écrire,
,
adossée à la pile des oreillers,
les merveilleuses downs sous mes yeux.
X
L'histoire que je mis à écrire, ce matin-là, d'un tel
coeur
,
aujourd'hui ne compte guère. Si je m'y attarde, c'est qu'elle
était tout de même mieux que ce que j'avais écrit jusque-là,
qu'elle venait bien et surtout qu'elle m'entra
î
nait dans un mou-
vement irrésistible, me soustrayant à tout ce qui n'était pas
elle et ainsi me rendait au bonheur que je n'avais connu depuis
longtemps. Aujourd'hui que je raconte ces choses, je m'aperçois
enfin comme il est curieux que ce soit seulement lorsqu'on est
en quelque sorte ravi à soi-même que l'on puisse être heureux,
et pourtant c'est bien ainsi, je crois, que cela se passe pour
tous.
Or, cette histoire que j'avais découverte m'attendant
pour ainsi dire au réveil et qui venait si bien, elle me venait
dans les mots de ma langue française. Pour moi qui avait
s
parfois
pensé que j'aurais intérêt à écrire en anglais, qui m'y était
s
essayé avec un certain succès, qui avait
s
tergiversé, tout à coup
il n'y avait plus d'hésitation possible
[;]
:
les mots qui me venaient
aux lèvres, au bout de ma plume, étaient de ma lignée, de ma so-
lidarité ancestrale. Ils me remontaient à l'âme comme une eau
pure qui trouve son chemin entre des épaisseurs de roc et d'obs-
curs écueils.
Je ne m'étonnais pas d'ailleurs que ce fût en Angleterre,
dans un hameau perdu de l'Essex, chez des gens hier inconnus de moi,
que je naissais
,
peut-être
en partie
enfin
à ma
vocation
destination
, mais sû-
rement en tout cas
,
à mon identité propre
que jamais plus je ne
remettrais en question.
C'est que
tout
,
au fond,
de
l'événement de ce matin-là
, me
paraissait d'une évidente et parfaite clarté. J'étais arrivée
la veille
,
par une sorte de miracle —mais il allait se reproduire
bien des fois dans ma vie —chez des gens qui d'instinct m'aimèrent.
Or là où je me suis sentie aimée et portée à aimer, je me suis
trouvée en sécurité. Et là où je me suis trouvée en sécurité,
j'ai retrouvé le courage.
Seule[flèche]
l'affection
,
,
je le sais maintenant depuis
longtemps
,
l'affection
peut me porter à ce degré de confiance où
je ne crains plus la vie. Et alors j'ose m'élancer dans ce travail
sans fin, sans rivage, sans véritable but
,
au fond, qu'est l'écri-
ture. Appuyée comme
je me sentais l'être ce matin
-là
par l'amour
gratuit du vieil homme et d'Esther, je sentais peut-être aussi de
mon devoir de le leur rendre à ma manière. J'avais sept ou huit
pages d'écrites quand Esther entra avec le plateau du breakfast.
Elle me le déposa sur les genoux en repoussant un peu
les feuillets qui encombraient la couverture.
C'était un si énorme repas que
je protestai
sûre de
ne pouvoir
jamais en venir à bout
mais
pour m'entendre aussitôt prêcher
exacte-
ment comme rue Wie
c
kendon:
— Toute bonne journée commence par un substantiel
breakfast.
Alors, l'esprit détaché pour un instant du déroulement
de
mon récit
,
pour revenir au sujet de ma vie,
je mesurai
le long
chemin que j'avais malgré tout parcouru depuis cette rue de malheur,
alors que si souvent je me reprochais
de
n'avoir en rien avancé. En
cours de route, je dus buter toutefois sur un souvenir qui réveil-
la en moi la lancinante douleur
toujours prête à surgir
, quoique
j'en pensai,
à la moindre évocation de Stephen
, car subitement les
downs,
l'admirable paysage que je fixai
s
, tout disparut à mes yeuxX
pour me laisser me voir seule, sans soutien, démunie. Prompte à
interpréter les variations d'un visage humain comme celles du ciel,
qu'elle consultait sans cesse
pour
y
établir des pronostics
, Esther
me reprocha:
— Vous voilà repartie dans vos mauvais chemins. Tantôt
vous étiez tout bonheur comme une enfant dans ses jeux. Revenez-y.
Mais avant tout
,
goûtez ce beau kipper que j'ai été chercher exprès
pour vous ce matin chez le mareyeur à Walthamstow. Ensuite, s'il
le faut absolument, vous continuerez quelque temps encore vos
gribouillages. Mais n'oubliez pas: les belles journées que Dieu
nous donne ne durent pas indéfiniment. Après-midi, si vous le
voulez, nous irons nous promener en forêt... ou sur les downs...
comme vous préférerez.
— Oui, sûrement
,
Esther. Mais j'ai le sentiment qu'il
me faut mériter mes joies. Et ce matin, en m'éveillant sous votre
toit, j'en ai éprouvé une des plus grandes de ma vie.
La vaisselle du lunch lavée et rangée, Father Perfect
à sa sieste, nous sommes parties, Esther et moi, du côté des
downs. A peine franchie
s
une clôture et
une petite élévation,
et
nous étions livrées
à une étendue qui semblait ne plus appartenir
qu'au vent et aux nuages.
[ills.]
D
e
s
lointains bruits de ferme
, l'a-
boiement d'un chien, le cri d'une poulie, un chant de coq, nous
parvenaient de temps à autre juste assez perceptibles pour nous
relier plaisamment au monde habité. Je ne pouvais revenir de ma
surprise de ce qu'un pays que l'on dit petit et surpeuplé
,
pût
offrir de si grands et beaux paysages
,
pour ainsi dire perdus sauf
pour la contemplation.
Les landes du nord étaient infiniment plus rudes,
m'apprit Esther. Plus rudes, plus envoûtantes aussi. Elle s'en
ennuyait toujours. Elle se rappelait y avoir marché pendant des
heures, l'âme curieusement heureuse et délivrée au sein de ces
farouches étendues grises, tristes... et cependant nobles, me
dit-elle.
Elle connaissait tout des downs et jusqu's
à
ses herbes
les plus modestes. A tout instant
,
elle se penchait, cueillait
à mon intention un brin d'herbe, une graminée, une toute petite
fleur, m'en disait le nom et à quoi elle pouvait servir, comme
fourrage, comme remède ou simplement à composer un bouquet d'hiver
alors que manquent les fleurs fraîches pour égayer la maison.
Poussée à agir par ce que j'apprenais si facilement, je me déter-
minai
dès cette après-midi
-là
à me faire enfin, pour la première fois
de ma vie, un herbier. Rien qu'avec ce que nous rapportions de
cette première promenade j'avais de quoi couvrir plusieurs pages.
Dès que je m'y serais mise Father Perfect n'allait plus cesser de
m'apporter jour après jour une abondante moisson: de l'ivraie,
[?]
un exemplaire du Shepherd's Purse -
—
qui devient si curieusement
en français de la
M
m
onnaie
-
du
-
P
p
ape...
—
de l'herbe à chat
... Le
vieillard allait prendre presque autant de goût que moi à voir
représentées dans mon livre
d
l
es plantes les plus spécifiquement
anglaises
ou les plus rares. Hélas
,
mon bel herbier auquel je
travaillai avec tant de plaisir, soir après soir, sous la lampe
du parlor, aidée d'Esther qui me montrait comment sécher puis
coller les fleurs et les tiges, je devais l'égarer dans un de mes
nombreux déplacements. Je le regrette encore. Avec lui
,
me sem-
ble perdu le témoin d'un temps où je fus occupée le plus inno-
cemment du monde.
Nous sommes revenues par un sentier dans la forêt. Par
habitude d'économie, Esther, plutôt que des fleurs
,
ramassait main-
tenant, ça et là, des bouts de bois morts. Ils suffiraient
,
,
dit-
elle
,
à faire bouillir l'eau du thé et même à réchauffer les pre-
mières soirées d'automne tout juste un peu fraîches. C'était
toujours ça de pris sur l'achat du charbon, très cher, et même
sur les bûches dont il fallait remplir
le cabanon,
à
l'hiver.
Et puis, sans grand effort de sa part, elle soulageait ainsi son
père qui se croyait obligé, revenant de la forêt, de se charger
de bois beaucoup plus qu'il n'aurait dû. Sujette comme je l'ai
toujours été à l'esprit d'émulation, je me mis de mon côté à
ramasser du bois tombé. J'en cherchai de plus en plus gros,
jusqu'à en venir à m'attaquer à des moitiés d'arbres que j'avais
peine à tirer et dans lesquelles je me prenais les pieds et m'em-
pêtrais. Nous sommes rentrées au village par sa partie haute,
moi chargée à l'égal de ces bourricots de misère que l'on ne dis-
tingue même plus sous leurs faix qui les débordent de tous côtés.
Nous nous sommes trouvées à passer devant le pastorage d'où sor-
tait justement la châtelaine qui salua Esther, à ce qu'il me
parut, d'un salut plutôt bref, puis attacha sur moi un regard
perplexe. J'ai souvent pensé que j'avais pu, ce jour-là, mettre
Esther dans l'embarras par mon excès de zèle qui pouvait donner
à croire que nous étions
,
à Century Cottage, réduits à l'extrême
pauvreté. Elle ne me dit pourtant absolument rien à ce sujet
pour ne pas gâter sans doute le grand plaisir que j'avais eu à
me croire utile. A l'avenir cependant, quand nous rentrerions
encore bien des fois chargées, à moins qu'il ne fît nuit noire,
nous reviendrions par les champs arrière et la petite barrière
donnant sous les pommiers. J'avais tout de même dû piquer à vif
la curiosité de la châtelaine qui nous envoya bientôt porter une
invitation à prendre le thé au manoir. Esther s'en montra plutôt
ennuyée.
— Je vais avoir à ressortir ma robe déjà démodée il y
a trois ans, que j'avais un peu rafistolée pour ma dernière invi-
tation au manoir, alors, comme c'est curieux! que j'avais juste-
ment à la maison quelqu'un que milady ne parvenait pas à situer
comme appartenant à mon monde.
A peine de retour au cottage,
pendant qu'Esther
,
mettait l'eau du thé à bouillir
sur la
flamme de nos fagots,
mettait l'eau du thé à bouillir
,
je courus
à ma chambre rattraper le fil de mon histoire. J'étais animée
par un feu inextinguible.
Peu m'importait qu'il ne donn
ait
e
pas
encore naissance
, malgré son ardeur, qu'à bien peu de chose.
Mais
,
je suppose que je ne savais pas alors que ce que j'écrivais
était peu de chose. J'écrivis plusieurs pages avant de prendre
conscience qu'Esther m'appelait en bas.
Je descendis prendre ma place au jardin. Le crépuscule
montait doucement comme une marée tranquille du fond du pâturage.
Bientôt s'allumeraient dans le lointain un peu brumeux les myria-
des de lumières de Londres. Mais en deça
,
j'avais appris à dis-
tinguer les groupes de feux de quelques petites villes plus près
de nous: Walthamstow où Esther allait souvent à bicyclette aux
emplettes, Waltham Cross et peut-être quelque peu Waltham Abbey
où j'irais avant longtemps visiter sa vieille petite église tra-
pue, l'une des plus rares en Angleterre.
C'est ce soir-là seulement que je
m'avisai
m'aperçus
tout à coup
avoir
oublié
, dans mon trop grand bien-être,
oublié
d'apprendre à Gladys
où j'étais et qu'il me vint enfin à l'esprit qu'elle pouvait être
mortellement inquiète à mon sujet, n'ayant pas eu de nouvelles de
moi depuis deux jours.
Je courus aussitôt à la cabine téléphonique qui se trou-
vait devant la poste, tout à côté de chez Esther.
Peut-être Gladys avait-elle été réellement affolée par
ma disparition. Mais en apprenant que j'étais vivante et appa-
remment bien portante, elle piqua une colère épouvantable,
ne me
laissant
pas
placer
un mot et m'abreuvant des plus cinglants reproches.
Quelle sorte de fille étais-je donc pour être partie
ainsi sans même laisser un mot derrière moi? Aurait-ce été vrai-
ment un trop grand effort que d'avertir au moins les voisins?
Elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit dernière. Geoffrey
avait été partout demander si on ne m'avait pas vue. Et à cette
heure où je daignais enfin téléphoner, ils étaient sur le point
de faire appel à la police.
J'aurais pu dire, à ma décharge, que Geoffrey, absorbé
par une réparation ou en course pour la
journée,
et
elle-même terrée
à Hampton Court
sans donner signe de vie, avaient bien souvent
passé plusieurs jours sans même s'apercevoir si j'étais là ou non.
Mais je me sentais malgré tout assez coupable pour ne pas cher-
cher à me défendre. Je dis simplement que
je regrettais vivement
d'
avoir été pour elle
et Geoffrey une telle cause d'ennuis et d'in-
quiétude et que je serais bientôt à la maison pour y prendre mes
effets.
Le lendemain je partis tôt pour Wake Arms par un rac-
courci que m'avait enseigné Esther. Au bas de la pente du villa-
ge, je devais prendre le chemin à droite, à un carrefour peu é-
vident
,
et qu'il fallait faire très attention de ne pas manquer.
Je longerais le mur de pierre qui entourait le manoir. J'arrive-
rais à un immense champ labouré. Je devrais me tenir sur le côté
où il y avait une sorte de sentier battu à la longue par les gens
qui connaissaient ce raccourci
.
.
.
Autrement j'enfoncerais à chaque
pas dans la terre grasse et ce serait épuisant. Avant d'atteindre
la route principale, il ne me resterait plus qu'un petit bout à
faire en forêt plutôt solitaire et je devrais le franchir en chan-
tant à tue-tête, car rien, selon Esther, n'éloignait mieux les
vilains que le chant montant en pleine solitude d'un coeur serein
ou qui cherche à le paraître. Je ne me rapelle pas si j'ai chan-
té en traversant
ce bout de chemin sombre,
à moins
sinon
quelquefois
peut-être
,
de bonheur
,
en revenant de Londres
,
à la pensée que je
rentrais à ce qui était alors pour moi mon véritable, mon seul
chez-moi dans le monde.
Gladys n'avait toujours pas décoléré. Pendant que je
ramassais mes affaires, elle me suivait pas à pas en me rabâchant
que j'avais perdu Bohdan par ma faute et sans doute aussi Stephen,
un jeune homme si attachant, que je perdrais sans doute ainsi tous
ceux qui avaient le malheur de m'aimer. J'étais une nature in-
grate, me disait-elle. Ainsi quelle gratitude lui avais-je mar-
quée à elle
qui avait
tout
tant
fait pour moi.
!
Cependant, lorsque j'eus à peu près tout enfoui dans
mes deux valises, sauf mon béret que j'avais oublié d'y mettre et
que je posai sur ma tête, apparaissant ainsi aux yeux de Gladys à
peu près telle qu'elle m'avait vue pour la première fois, elle
changea totalement d'attitude. Une larme lui vint à l'oeil.
Qu'allais-je donc devenir, pauvre enfant! me demanda-t-
elle,
et
elle
me proposa
de rester, que tout serait oublié, que d'ail-
leurs elle était bien plus à blâmer que moi, m'ayant si souvent
laissée à me débrouiller seule pendant qu'elle cherchait elle-même
la paix et l'oubli.
Je lui représentai que je n'avais pas les moyens de
payer à deux endroits à la fois. Elle me dit que je pouvais rester
quelque temps au moins pour rien. Je lui rétorquai que je ne pour-
rais jamais accepter pareil marché. Elle fut sur le point de se
retourner encore une fois contre moi, puis de nouveau se radoucit
et s'offrit à m'accompagner jusqu'à l'autobus pour m'aider au
moins à y charger mon bagage. J'eus tellement
pour
peur
qu'elle aille
se mettre en tête de venir jusque chez Esther que je refusai net,
,
l'assurant que j'étais parfaitement capable de me débrouiller
seule. Alors elle vira encore complètement d'humeur.
Eh bien que j'aille au diable! Si j'étais venue seule
du Canada, si j'avais couru à l'aventure en forêt d'Epping, je
devais bien être capable en effet de me charger de mes deux vali-
ses.
Geoffrey vint cependant à ma rencontre à mi-chemin de
l'escalier pour les prendre et me les porter jusqu'au taxi qui
m'attendait. Quant à ma malle garde-robe
,
il la garderait dans
un coin de la boutique jusqu'à ce que je l'envoie chercher.
— Bye bye
's
,
me souhaita-t-il assez aimablement. Ne
prenez pas trop à coeur les violences de Gladys. Au fond elle
est comme le vent et change sans cesse de cap, mais elle est in-
capable de ressentiment.
Elle accourait en effet justement pour me prier d'é-
crire, de donner au moins mon adresse, de m'arrêter quand je re-
passerais par Lily Road, prendre une tasse de thé.
Sans aucun regret, à ce que je crus alors, je quittai ce
quartier où je devais pourtant revenir tant de fois en pensée vers
des souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.
Cette course en taxi était pour moi la plus folle extra-
vagance, mais j'avais trop hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la correspondance avec le
premier Green Line en direction d'Epping Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je descendis du taxi tout juste pour voir filer au
bo
bout du square mon cher petit autobus tout fringant de s'élancer
vers les verdoyants espaces. Je m'assis sur le même banc que
j'avais occupé le jour où j'avais pris ma course vers l'autobus en
marche. J'aurais pu pleurer de chagrin. Je n'étais pourtant re-
tardée que d'une heure mais cette heure avant la paix retrouvée me
paraissait devoir être l'éternité. A supposer que l'autobus que
je venais de voir disparaître eût été le dernier de la journée
à destination d'Epping Forest, je me demande parfois si je n'au-
rais pas été assez possédée pour me mettre en route à pied, comme
autrefois vers la ferme de mon oncle, dans la neige et sous la
pluie, à l'appel sur nous de l'endroit de ce monde où nous avons
connu ne serait-ce qu'un instant de tranquille bonheur.
Ce que je vis en tout premier lieu en descendant à Wake
Arms me poigna le coeur. Sous le ciel déployé, ses fins cheveux
blancs voltigeant au vent, Father Perfect m'attendait depuis des
heures sans doute, avec à ses côtés une grossière brouette que
j'imaginai faite jadis par lui-même, sur laquelle nous allions
charger mes affaires. Nous nous sommes aussitôt[flèche]
mis en route, presque sans parler, le vieillard gardant son souf-
fle pour pousser la brouette en terrain raboteux. Il me dit seu-
lement qu'au moment de partir à ma rencontre il avait eu l'idée
de la prendre pour le cas où je rapporterais des choses de Londres.
Je m'offris de l'aider à la pousser mais il refusa d'un mouvement
de la tête.
Nous atteignîmes le vaste champ labouré. Le crépuscule
l'envahissait.
Ce n'était plus
en fait
qu'un grand espace
tout
empli d'une vague matière bleutée, fluide et si légère qu'elle
évoquait bien plus
le monde
en arrière
d'au-delà
du perceptible
qu'une
parcelle de ferme mise en repos. Enfin le vieillard abaissa les
brancards. Il regarda longuement le champ inondé d'une telle
douceur qu'elle paraissait être l'enveloppe à demi transparente
du bonheur
,
malgré tout proche et accessible
,
si nous savions seu-
lement en trouver le chemin. Il me dit que la journée leur avait
paru longue à Esther et à lui, qu'ils s'étaient languis de moi,
qu'il y avait certains êtres auxquels on s'attachait ainsi très
vite et qu'on devait regretter cependant toute la vie peut-être,
si on avait le malheur de les perdre. Il reprit les brancards,
nous avons marché un bout encore et de nouveau le vieillard
s'arrêta pour se reposer et, cette fois, après avoir retrouvé
son souffle, il me confia sur un ton gai qu'Esther me gardait
au chaud, dans le four, ma part de shepherd's pie qu'elle avait
particulièrement bien réussi aujourd'hui.?
Nous avons atteint l'extrémité du champ et allions
attaquer le sentier qui longeait le domaine du châtelain.
Tous
deux nous
nous
sommes arrêtés
pour jeter un dernier regard en arrière
de nous
sur cet espace étrange
à présent
à moitié dissous
maintenant
dans la
nuit
qui approchait. Ce champ, je l'ai vu aux toutes premières
clartés du jour quand je partais tôt pour Londres, je l'ai sou-
vent vu presque à la nuit ou encore sous le plein soleil. Je
pense bien maintenant que ce devait être un champ tout à fait
ordinaire. J'en ai certainement vu ailleurs de plus grands et
de plus admirables. D'où vient qu'aucun autre ne m'ait pareil-
lement émue et que j'en porte toujours le souvenir en moi comme
un des dons précieux et rares de la vie?
C'est peut-être parce
que, en
qu'
en
y arrivant
, sans que je puisse en connaître la raison,
?
je me sentais
instantanément
[illis.]
aussitôt
allégée
, purifiée.
[illis.]
Nous avons débouché de l'ombre épaisse des arbres pour
nous trouver dans la faible lumière que projetaient les deux ré-
verbères d'Upshire... ou étaient-ils trois? Du pub, assez loin
encore, nous parvinrent, réunies en une sorte de grondement, des
voix d'hommes. Ils y étaient pourtant rarement plus
de douze à
quinze,
venus
des fermes d'alentour
, les soirs de semaine, mais vite
échauffés par la bière, ils
qui
parlaient très haut
et
, on aurait pu
[illis.]
apparemment
penser,
tous ensemble.
Faisant écho à ce rude concert, s'élevait de la petite
? église
entre les ifs
effilés
alignés
, la veille du dimanche ou des jours
de fête, la chorale répétant, strohe après strophe, des hymnes
tout pleins du plus délicat amour pour Dieu et ses créatures.
Des voix éméchées et des voix angéliques, voilà vrai-
ment les seuls bruits que j'aie jamais entendus à Upshire, passé?
huit ou neuf heures du soir.
A la barrière nous attendait Esther, Guinevere se frot-
tant à ses jambes.
— Elle vous a cherchée toute la journée, m'apprit
Esther. J'ai dû lui parler un peu fort. Elle n'arrêtait pas de
me demander la porte d'en avant pour guetter votre retour.
Nous avons pris place à la grande table de la salle à
manger doucement éclairée par la lampe à abat-jour écru. Sur le
dressoir brillait le meilleur service de table tout disposé pour
le repas. Pour fêter mon retour Father Perfect, quoique épuisé,
remettait à plus tard
,
ce soir
,
de se retirer
, tenant à prendre
avec nous le souper.
Au bout de la table, il ajusta ses lunettes, ouvrit la
Bible, en lut un passage, puis, les yeux fermés et joignant les
mains, il dit simplement:
— We thank Thee
,
O Lord
,
to have brought back to us
,
safe and sound
,
our Gabrielle.
Désormais
je n'en pourrais plus douter.
:
J
j
'étais chérie
de ces êtres comme moi-même les chérissais. Mais en vertu de
quoi et comment avais-je pu mériter le don si entier de leur con-
fiance?
Le lendemain je repris aussitôt le rythme de la journée
tel que je m'y étais engagée avant mon voyage à Londres. Je me
levais tôt, m'aspergeais le visage de quelques gouttes d'eau
froide
puisée
de
dans
mon broc
, courais à la fenêtre admirer les downs,X
tout en me démêlant les cheveux. Revenue dans mon lit, adossée
à mes oreillers empilés, je me jetais avec frénésie dans mon
écriture. Je tapais sur ma petite machine à écrire rapportée de
Londres,
une
légère
portative
, posée sur mes genoux.
Mes phrases peu exigeantes, plus piquantes que profon-
des, ne me donnaient pas grand mal. Elles venaient à moi bien
plus que je n'avais à aller les chercher. Si l'une d'elles
,
parfois se faisait un peu attendre, je levais machinalement les
yeux sur les downs et en recevais
,
il me semble
,
de l'encouragement,X
même si dans mon état d'absorption
je les voyais
pourtant
à peine
.
Il en fut d'ailleurs toujours ainsi dans ma vie. J'ai toujours
eu besoin, pour travailler, de faire face à une fenêtre et que
cette fenêtre donne sur un aperçu de ciel et d'espace — j'allais
dire: d'espérance. Appliquée à ma tâche, je ne vois plus le
paysage. N'importe! Il suffit que je le sache là pour me sen-
tir réconfortée, emportée, soustraite peut-être à la condition
de servitude qui est le lot de tout être, mais encore plus sans
doute, quoi)(qu'on en pense, de l'écrivain, interprète des songes
des hommes,
mais
il
qui
n'y a pas accès
de
à
son gré et reste souvent
,
à la porte, à attendre
,
en
comme un
pauvre.
Quand Esther surgissait avec le plateau du breakfast, j'avais souvent déjà une dizaine de pages d'écrites, répandues
autour de moi sur le lit.
Elle me grondait, disant que ce n'était pas sain de
travailler ainsi sur un estomac vide.
Je lui reprochais à mon tour de se fatiguer à me monter
le breakfast et lui annonçais que dès le lendemain je descendrais
déjeuner avec elle au coin de la table.
Elle me l'interdisait sous prétexte que, le matin, elle
aimait bien avoir à elle seule la maison toujours un peu en désor-
dre pour ranger à son aise et commencer sans hâte les préparatifs
du lunch.
Disait-elle vrai? A la lumière claire du matin, si je
prenais vraiment le temps de sonder son visage, Esther m'apparais-
sait plus âgée que la veille, à la lueur douce du crépuscule, et
même parfois l'air très fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire repoussée plus loin, elle
ne s'attardait pas comme les premiers matins à causer assez lon-
guement, voyant bien que j'étais davantage "dans vos histoires,
m'avait-elle dit, que dans le vif de la vie".
Je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose, Esther!
— La même chose! Dans certains livres très rares,
presque, oui! Mais, en dépit de ce que j'ai beaucoup reçu des livres,
il me faut convenir que peu m'ont parlé comme me parle la vie elle-même.
Sa perspicacité me jetait dans le désarroi et la confu-
sion, tellement je ressentais qu'elle disait vrai. En étais-je
donc encore à perdre mon temps? A courir après des illusions?
Ragaillardie par trois ou quatre tasses de thé bues d'affilée,
je reprenais malgré tout confiance dans mes inventions qui n'a
va
-
vaient d'autre mérite, si c'en est un, que d'être enlevées.
Après avoir terminé la longue nouvelle que j'avais com-
mencée presque dès mon arrivée chez Esther, j'en mis une autre en
marche. Il me semblait qu'il n'y avait pas de fin à ce qui se
présentait à mon esprit et que j'allais continuer à vivre dans
cette griserie. J'attaquai une série de courts articles sur le
Canada dont le sujet m'était venu en répondant à des questions
d'Esther sur la vie là-bas, comment elle se déroulait, comment
était l'hiver, l'été, la population
?
...
A peine en eus-je terminé
trois, écrits du même souffle, qu'en un coup de tête je les
adressai au directeur d'un hebdomadaire parisien que je connais-
sais seulement pour en avoir acheté un exemplaire à Londres, à
l'occasion, et je courus aussitôt les jeter à la poste par peur
de changer d'idée si je j'attendais seulement une heure.
Parfois, je frémis encore de mon audace de ce temps-là.
N'ayant personne pour me guider, me corriger, me relisant d'ail-
leurs à peine moi-même, mes textes devaient avoir à peu près
l'allure de ce que je considère aujourd'hui comme un premier jet
et n'oserais montrer à personne. Peut-être, après tout, faut-il
aborder dans une certaine inconscience le rigoureux chemin où
je m'engageais sans presque m'en apercevoir... Car
,
autrement,
qui prendrait cette route sans fin?
Après le lunch, toujours copieux, que j'avalais avec
peine, car j'étais encore tendue par l'effort de quatre ou cinq
heures de travail, Esther m'envoyait me reposer pendant qu'elle
ferait la vaisselle, refusant encore une fois mon aide, sous
prétexte, cette fois-ci, qu'elle aimait bien profiter de cette
tâche qui laissait l'esprit libre pour revoir dans sa tête des
bouts d'hymnes inscrits à l'office du dimanche suivant, ou encore
élaborer le menu de la prochaine journée. Ensuite elle montait
s'allonger elle-même dans la chambre voisine de la mienne. En-
viron trois quarts d'heure plus tard, elle donnait un faible coup
de jointure dans ma porte en demandant à vois basse au cas où
j'aurais dormi: "Ready?"... et nous partions pour des prome-
nades des plus heureuses. Dans la vie d'Esther toute de prière,
de sérieux et de dévouement, elles devinrent, je pense, une sor-
te de récompense, et à moi aussi elle
s
apparaissent de même au-
jourd'hui.
Nous prenions le plus souvent par le côté des downs
comme la première fois
,
mais pour aller beaucoup plus loin, si
loin parfois que nous sommes revenues très en retard pour le thé,
trouvant
,
à la barrière Father Perfect inquiet et affamé.
— Pardonne-nous, dear Father, disait Esther, mais tu
dois te rappeler le temps où la promenade t'entraînait plus loin
que tu ne voulais.
Nous sommes allées jusqu'à une des fermes que je n'avais
situées dans la distance et l'atmosphère vaporeuse qu'aux aboie-
ments d'un chien. Nous y avons pris du beurre doux et de la
cr
è
me fraîche. Mais je pense encore que l'idée première d'Esther
en m'emmenant là était de me faire admirer un aperçu de pays par-
ticulièrement gracieux. Il surgit à nos yeux du bout d'une large
ondulation. En bas, une vieille maison au toit d'ardoises bleutées
était blottie presque dans les bras d'arbres géants, auprès d'un
ruisseau vif où tournait une roue amenant l'eau à un moulin mous-
su. Assis dans l'eau, un jeune enfant joufflu, à moitié nu, jouait
avec le chien aboyeur.
Je vis enfin la lande de bruyère rousse dont m'avait
parlé le chauffeur, bien connue d'ailleurs d'Esther qui ne manquait
pas d'aller au moins une fois l'an l'admirer,
lorsque
elle était
à son plus
beau, mais elle se trouvait beaucoup plus loin que je n'avais
pensé, à près de quatre milles de la maison, et cette fois nous
sommes rentrées presqu'à la nuit.
Certains jours Esther était retenue à la maison pour
surveiller son incomparable pudding au suif
si long à
faire
cuire
,
ou pour écrire de ces "rambling", interminables lettres, telles
qu'elle en écrivait à sa vieille tante Malvern, à une amie
qu'elle s'était faite, trente ans plus tôt, au cours d'un voyage
en Ecosse, à un missionnaire quelque part en Zombie, telle
s
qu'elle
m'en écrirait plus tard à moi-même un grand nombre, toutes, dans
mon cas, puisqu'elles viendraient par poste aérienne, composées
de quatre feuillets minces couverts des deux côtés et de bord en
bord d'une fine écriture serrée presque impossible à déchiffrer.
Ce qui devait le mieux m'y aider, c'est que j'avais découvert que
chaque paragraphe, et toujours dans le même ordre, traitait d'un
sujet particulier, à commencer par celui du temps qu'il faisait
à Upshire. Et c'est vraiment inimaginable
tout ce qu'elle trou-
vait à
me
en
en
dire
, surtout du vent qu'elle disait parfois "soft and
balmy,
a [s][illis.][v][illis.][rt]
sweet
breath laden
with the scent of the hay fields..."
ou souvent, à l'automne, "a nasty, vindictive soul shri[e]
e
king
across the land..." Dans cette vie où on aurait pu croire qu'il
ne se passait rien, elle avait mille nouvelles à donner, par ex-
emple
,
de chacune
pour ainsi dire
de ses fleurs
: "La grande dau-
phinelle bleu clair devant la porte montait jusqu'à rejoindre le
heurtoir; un seul pied de
[C]
c
anterbury [bals]
bells
avait donné dix-huit
campanules." Des oiseaux aussi dont elle connaissait
le chant
à
de chacu[n,]
tous,
le
s
transcrivant en syllab
l
es qui
l'
l[e]s
l'
imitaient bien
. Et
presque chaque lettre il y avait des nouvelles du
"
prunier
damson
"
qui décidément se faisait très vieux. Il n'avait presque
rien donné cette année. Mais ni elle ni Father Perfect ne pou-
vaient se décider à le remplacer par un jeune arbre, en souvenir
des milliers de
petits
pots de confitures
qu'ils en avaient tirés
et dont il s'en trouvait encore dans la réserve. Une parabole
dans l'Evangile, rappelait-elle à ce propos, lui avait toujours
paru incompatible avec la bonté du Seigneur, celle du figuier
stérile abattu alors qu'il avait fait son possible tout de même,
quelle injustice! A la toute fin de sa lettre, Esther en venait
à aborder justement le
a
question de Dieu et de ses mystérieux
dessins sur nous et le monde. Mais
,
comme elle en était mainte-
nant au bout de son dernier feuillet, elle enroulait sa phrase
finale autour du texte presque sans marge, en une mince ligne se
rétrécissant,
sa
se
faufilant, se tortillant dans les interstices
pour aboutir tout en haut, par-dessus d'autres mots déjà tracés,
parmi lesquels je finissais
par repérer, à la
longue
loupe
, la signatu-
re d'Esther. Ce qu'elle pensait toutefois de Dieu
,
dans ses let-
tres
,
tout au moins, je ne suis jamais parvenue vraiment à le
déchiffrer. Je suis restée avec le curieux sentiment
,
qu'en dépit
de sa foi,
elle-même,
quand elle en venait à vouloir y faire de la
clarté,
elle
se découvrait confuse
et empêtrée.
A travers les champs d'en arrière
qui jouxaient le
pe-
tit
verger
où nous prenions le thé, Esther m'avait enseigné un
autre raccourci par lequel gagner une route vicinale où passait,
une fois l'heure, un autobus desservant les petites villes avoi-
sinantes. J'allai ainsi de moi-même à Walthamstow, puis à
Waltham Cross où je découvris, sous son toit à fine colonnade,
une réplique exacte de la croix de Charing Cross
,
et
,
du reste,
des neuf autres élevées par Edouard I
,
à la mémoire d'Eleanor de
Castille, "sa chère Reine" dont il ramena la dépouille à travers
l'Angleterre,
commémorant d'une de ces croix
la
chaque
halte du cortège
funèbre, pour la nuit; à Lincoln, Granthan, Stamford, Diddington,
Northampton, Stoney, Shatford, Dunstable, St-Albans, Waltham,
Tottenham et enfin Charing Cross, le mot Charing étant, selon
une interprétation que j'avais entendue à Londres, une déforma-
tion de "Chère Reine".
Seule aussi, je me ra
e
ndis à Waltam Abbey. La vieille,
vieille église était déserte quand j'y entrai. Je m'y assis et
demeurai des heures, sous les voûtes basses,
dans un apaisement
comme je n'en ai
pas
ressenti
,
même
pas
dans
les douces vieilles
la pénombre séculaire des
églises
nefs
nefs
romanes [illis.]
en
Provence
. Ici, quelque chose de plus âgé en-
core, de plus fruste aussi et de plus naïf
,
à la recherche de Dieu
,
m'étreignait le coeur, mais sans lui faire de mal,
le
le
rassurant au
contraire.
re.
contraire.
Finalement je courus à Beechwood contempler les su-
perbes hêtres sur lesquels Tennyson avait peut-être un jour levé
un regard rêveur.
Ainsi passait le temps
,
si bien rempli et si heureux que
je ne le voyais pas passer.
Dès mon retour de Londres, j'avais conclu avec Esther
une sorte d'entente au sujet du prix de ma pension.
Je lui avais
dit
combien
que
j'étais presque au bout de mon argent, et que je ne
pouvais guère lui offrir plus d'une livre et quelque schillings
par semaine. Pouvait-elle me garder pour ce prix ridicule? Si
jamais plus tard cela m'était possible, m'étais-je engagée, bien
loin de croire que cette promesse j'allais pouvoir la tenir,
je
doublerai
s
et triplerai
s
cette somme
.
— Bien sûr, m'avait dit Esther.
Une guinée suffi
sai
t
amplement
pour la nourriture et l'éclairage dont vous n'abusez
pas. Et même si vous n'aviez rien à offrir, vous pourriez rester
et nous nous tirerions d'affaire. Après tout, Père pourrait
prendre des lièvres au collet. Il aurait des oeufs en échange
des champignons de la forêt.
Et là où l'on peut
se
en
nourrir deux,
on peut toujours
se
en
nourrir trois.
Et le temps continuait à s'écouler dans une telle dou-
ceur que je me surprenais à penser que
je ne pouvais pas être
dans la
vraie
vie
courante
, mais
dans quelque représentation
rêveuse
des
choses
telles que je les avais inconsciemment souhaitées.
Parfois
me
[illis.]
transperçait
encore
,
pourtant,
me pénétrait violemment
[illis.]
le souvenir des jours
heureux
et des jours torturants que j'avais connus avec Stephen.
Celui des jours heureux
qui
me faisait
peut-être le plus mal.
Ainsi donc, me disais-je
,
avec une certaine naïveté, le bonheur
prépare sa place au malheur. Or cette peine que j'avais jugé un
instant si grande, elle m'était enlevée parce que je retrouvais
en moi l'élan, le plaisir de raconter. Ou parce que me frappait
tout à coup,
,
en plein coeur, la splendeur des downs telle que jeX
ne l'avais pas bien vue un instant seulement auparavant.
Je ne devais pas avoir tout à fait rompu avec mes études
d'arts dramatique, tout au moins avec mes cours chez madame Gachet,
car je crois me rappeler que je me rendais à Londres environ une
fois par semaine et
,
qu'au retour
,
j'allais clamer en forêt des
vers de Racine et des tirades de Molière. Au lieu de tombes,
lorsque je m'arrêtais enfin et jetais les yeux sur ce qui m'en-
tourait, c'était d'immenses arbres noueux que mon regard ren-
contrait, tout étonné de ce qui semblait
,
de leur part, un sévère
jugement de mon comportement.
Un jour, de sa maison
,
voisine de Century Cottage,
Mrs Stone, la postière, me cria: "A letter from Canada for you
dearie
.»
Et elle vint me la tendre par-dessus la palissade qui
séparait les deux propriétés.
Elle était de ma mère. Aussitôt en reconnaissant son
écriture, je me mis à trembler. Je tremblais à la réception de
chacune de ses lettres, non parce que je craignais d'y lire des
reproches ou des plaintes — elle ne m'en adressa jamais — mais
parce que la seule vue de son écriture suffisait à ouvrir en moi
un passage au souvenir de la douleur
dont j'étais l'aboutissement
et
de laquelle
dont
il me semblait que je n'avais pas le droit de
m'en
me
tirer
moi seulement. Ainsi je m'y sentais condamnée comme à un
devoir.
J'ouvris en toute hâte sa lettre. Cette fois, maman
n'arrivait pas à me cacher tout à fait l'anxiété que je lui cau-
sais. Qu'étais-je donc allée chercher dans ce petit village de
rien du tout? me demandait-elle. Etais-je découragée? Ou tout
à fait au bout de mon argent? Ah, si seulement elle en avait
un
peu à m'envoyer.
!
..
.
Sa lettre lue et relue, je levai les yeux dans le vague
et, tout à coup, par une sorte de miracle
,
j'imagine, comme il s'en
accomplit
malgré tout
plus souvent qu'on ne pense
dans le quoti-
dien,
je vis
véritablement
ma mère
, à l'autre bout du monde,
[illis.]
ma mère
assise
à une table de bois, la bouteille d'encre à sa portée,
ses lunettes tombées sur le nez, qui m'écrivait,
et
son visage
marquai
n
t la souffrance de ne pouvoir m'aider et le désir infini
de ne pas au moins m'accabler. Alors la honte d'avoir pu être
heureuse alors qu'elle était si triste
,
m'accabla. Je m'en allai
à pas lents,
entre les grands arbres qui
hier
m'avaient
hier
vue ges-
ticuler pour
,
cette fois, pleurer en silence
.
au milieu de leurs
fûts sombres.
Que je mettais donc de temps à me faire à ma nature —
ou était-ce à la vie elle-même? — un jour
,
chant et délivrance,
le lendemain
,
tourment et détresse!
Peu de temps après, la postière me cria par-dessus la
palissade:
— Another lettrer for you, dearie! This time from
Paris. My, but you are popular!
Cette lettre-là contenait de quoi me faire sauter:
un chèque et trois lignes qui m'électrisèrent. Le premier de mes
articles était accepté — pour une publication prochaine —
et
les
deux autres allaient
également l'être sous peu. Je crus que j'al-
lais mourir d'émotion.
Je ne pense pas m'être jamais
ensuite
au-
tant senti écrivain
connu et reconnu que ce jour-là dans la cou-
rette aux pissenlits. Je courus agiter le chèque sous les yeux
d'Esther, et je pense avoir été vexée qu'elle ne se montrât pas
aussi folle que moi d'excitation. La somme n'était
pas bien gran-
de,
faisant
environ cinq dollars
. Mais jamais aucune de celles
que je recevrais plus tard ne m'apparaîtraît aussi fabuleuse et
surtout n'arriverait aussi à point. Faute d'êtres humains autour
de moi pour apprécier l'étendue de ma gloire, je m'en fus dans
la forêt tourner, chantonner, essayer peut-être une cabriole en-
tre les arbres austères. Je pense bien avoir une fois pour toutes
compris ce jour-là que, de tout ce qui peut nous arriver, le tri-
omphe est le plus difficile à endurer quand on est seul. Privé
de témoins,
il
s'écrase presq
ue aussitôt
se dégonfle sans tarder.
.
C'est vers ce temps heureux
, si je me souviens bien,
que
commença pourtant à pénétrer dans Century Cottage, si bien
à l'abri du monde, la menace d'une deuxième Guerre Mondiale.
Un soir, Father Perfect rentra de sa tournée en forêt,
la mine grave. Il avait parlé avec le garde-chasse et avec le
seigneur, également croisé en route. Tous deux étaient du même
avis: la guerre semblait imminente. De jour en jour croissaient
les demandes d'Hitler et les alliés
n'allaient plus
longtemps
y
souscrire.
l
ongtemps.
Avant le thé, ce soir-là, au fond du petit jardin
qui
qu'
embaumai
en
t très fort le thym et le romarin
, Father Perfect,
la voix brisée, implora le Seigneur
d'éloigner des hommes c
l
l
e fléau
du monde,
de
la guerre
, qui lui
avait pris
,
à lui,
dear Lord
, our
John, my only son, gone away from us
so soon.
!
..
.
so soon.
!
..
.
Alors
,
s'éleva
,
tout proche, peut-être du vieux damson,
s'éleva
un chant d'oiseau
si pur, si délicat, qu'il ne pouvait qu'ajouter à la peine d'un
coeur broyé. Cherchant à se cacher
,
de la main
,
le visage
,
Esther
pleura, en silence
,
par cette tendre soirée d'été.
Mais, le lendemain, le soleil se leva pour éclairer une
journée d'une beauté radieuse. Tout ruisselait de lumière, les
ifs taillés auprès de l'église, les herbes des premières pentes
de la plaine ondulante, la ligne frémissante des peupliers aux
abords du vieux petit château. Nous ne croyions déjà plus la
guerre possible.
— In such a beautiful world, it cannot be, décréta
Esther. God will not have it.
En tout cas,
nous
deux
allions profiter
de cette jour-
née sans pareille pour courir enfin, apportant nos sandwiches,
car c'était loin, jusqu'à Copped Hall dont les jardins — entre-
tenus depuis des siècles
,
longtemps après qu'eut disparu, au
milieu d'eux, le château d'Henri VIII — devaient être à leur
plus magnifique.
C'était de ce fameux Copped Hall, m'apprit Esther comme
nous y trottions que, selon une légende, l'affreux homme aurait
impatiemment attendu l'arrivée du messager venu à toute bride
l'assurer que la pauvre Anne — Dieu aie son âme! — avait bel
et bien eu la tête tranchée. Et maintenant,
comme nous
l'
avons
pu
le
reconnaître
avec une certaine stupeur, dans ce lieu depuis
lors inhabité sauf du souvenir sanglant, fleurissaient les plus
belles roses peut-être du Royaume.
Ainsi donc, malgré les rumeurs de guerre s'amplifiant
de jour en jour, malgré de lancinants souvenirs qui me venaient
parfois, rien n'était parvenu à rompre l'enchantement dans le-
quel je vivais depuis plusieurs semaines, comme si toute la terre
s'était arrêtée de souffrir à quelque distance de moi, lorsque,
de ma fenêtre, un matin, proche déjà sur la route, je vis venir
Stephen.
Il avait dû, tout comme moi la première fois
,
prendre
,
à partir de Wake Arms
,
la longue route en forêt qui passait par
chez Felicity, car il paraissait las et
souffrir de
alourdi par
la chaleur
qui, à l'approche de midi, se faisait accablante.
En plus,
De surcroît
rcroît
,
lui
,
qui détestait porter des paquets
,
en était encombré jusqu'au cou,
.
qui
manifestement à mon intention.
Ils
semblaient
semblaient
m'
'
être
e
destinés
inés
.
Parmi ces boîtes et sacs prove-
nant apparemment de confiseries et pâtisseries, il tenait mala-
droitement une petite gerbe de fleurs à moitié écrasée par ses
autres paquets.
Egalement
t
T
out comme moi
quand j'étais arrivée à
Upshire pour la première fois, il cherchait des yeux, au-dessus
de la porte des cottages, leur nom
,
seul à les identifier.
Il arriva à notre barrière, y posa ses bras pleins de
paquets pour reprendre haleine. Il avait eu
auparavant
comme
un
souvenir
sourire
sourire
ou plutôt un éclat des yeux à l'endroit du petit
jardin ex
h
ubérant. Maintenant il paraissait parti au loin dans
ses pensées.
D'où je me tenais, j'avais directement sous les yeux
son visage, alors que lui ne se savait pas observé. Et comme
il arrive presque toujours en pareil cas, je voyais ce que je
n'aurais jamais pu voir autrement. Il me sembla même un moment
que ce n'était pas le visage de Stephen que je tenais ainsi sous
mon regard tellement il me livrait d'expressions que je ne lui
connaissais pas. J'y vis naître de la tristesse, peut-être à la
pensée qu'il m'avait perdue, peut-être pour une tout autre raison,
comment savoir!
?
J'y vis de l'irrésolution
,
chez lui que j'avais
toujours connu si volontaire,
et
même
peut-être
une sorte d'amer
et poignant regret. J'aurais voulu l'avertir que je le voyais à
nu et ne pouvait
s
plus le supporter
,
et
mais je
n'y parvenait
s
pas
à cause
même du saisissement que j'éprouvais à le voir en quelque sorte
livré à moi. Il me paraissait amaigri, presque épuisé,
lui
toujours
si
étincelant
toujours
de vitalité
. Mais ce qui me causa encore
plus d'étonnement, ce fut de découvrir ce qu'était devenu mon
propre sentiment à son égard. En ce moment où je l'épiais
,
pour
ainsi dire, de la fenêtre, il n'y avait plus guère en moi de
cette atirance pathétique
qui nous avait fait
lans
nous
lancer
, à
travers le salon de Lady Frances, des appels d'êtres traqués.
Mais il n'existait plus trace non plus du si dur ressentiment
que j'avais eu envers lui. Il me parut que ce que j'éprouvais
à présent pour lui, c'était de la compassion, du regret qu'il
eût souffert à cause de moi, une toute nouvelle indulgence,
le
commencement
enfin
peut-être de la tendresse
. Dans mon all
é
ge-
ment de trouver en moi ce sentiment meilleur, j'avançai la tête
hors de la fenêtre et le saluai joyeusement:
— Stephen! H[o]
a
llo, there!
- Il leva le visage. Un rayonnement si magnifique
en émana qu'il devint aussi beau à mes yeux que
les downs sur
lesquels il
s'inscrivait.
se détachait.
Je descendis à la course l'enserrer dans mes bras, lui
et ses paquets mal ficelés. Nos premiers baisers furent doux et
reconnaissants.
Il n'en revenait pas
du
de
bonheur
que je l'accueil-
le si bien tout de suite
,
et moi de même
qu'il
fusse
fût
si heureux
de
me retrouver.
Je le débarrassai d'une partie de ses paquets et l'en-
traîna
i
par la main
,
à travers la maison, à la recherche d'Esther.
Nous l'avons dénichée, qui lavait des légumes
,
dans le petit ré-
duit à l'arrière de la cuisine, qu'elle appelait the scullery,
destiné aux travaux ménagers qui eussent trop sali ailleurs. Je
lui avais dit un jour: "A quoi bon? Il faudra bien le nettoyer
lui aussi..." Et elle avait répondu: "
I saw
How
right!
It's most
annoying h[a]
o
w often you are right!"
Stephen lui plut aussitôt. Je le vis à la tendresse
de son sourire, au pétillement de ses yeux gris vert. Et lui,
je pense bien, aima
,
dès ce jour et presqu'à l'adoration
,
la
douce vieille fille qui lui rappelait, m'avoua-t-il, une de ses
chères grand-tantes d'Ukraine dont il avait un petit
portrait
ne
qui ne
le
quittant
quittait
jamais.
Au bout d'un moment, elle pourtant toujours si naturel-
le, se dit intimidée de se montrer à la visite en tablier de mé-
nage, et nous envoya tous deux au jardin, pour lui donner le
temps, dit-elle, d'en finir avec ses légumes et de se nettoyer
un peu elle-même. "Mais revenez pour le lunch, rappela-t-elle,
dans une heure, une heure et demie au plus tard."
En si peu de temps, elle s'était passé une robe fraîche,
avait refait ses bandeaux légers, fleuri la table avec soin, y
apportant comme nous entrions un odorant gigot d'agneau à la menthe
comme je n'en ai mangé que chez elle.
Le lunch fut enjoué. Father Perfect vint serrer la main
de Stephen avec la même spontanéité bienveillante qu'il avait eue
pour m'accueillir. Il lui demanda des nouvelles du monde, du
pays, de Londres, avec déférence, comme à quelqu'un de bien au
courant et qui avait sûrement des vues intelligentes sur ce su-
jets. Innocemment, lui et Esther se réjouissaient de me décou-
vrir moins seule au monde que j'avais pu leur paraître, et leurs
yeux ne cessaient de se porter de moi à Stephen, de Stephen à
moi
,
comme pour essayer de me faire comprendre qu'ils approuvaient
mon choix. Sans doute il était facile à Stephen, enjôleur, char-
meur comme il savait se montrer, de conquérir ces deux êtres.
Cependant, ce jour-là, une affection vraie
,
plus que le talent
je pense,
lui inspira
, je pense,
comment plaire
dans cette maison.
A la fin du repas, passant devant le vieil harmonium
au fond de la salle, il en effleura
d
l
es touches
,
puis s'assit sur
le banc et, actionnant des pieds les pédales au feutre usé, il se
prit à exécuter à la lecture l'hymne qu'il avait sous les yeux
dans le livre ouvert sur le porte-musique. Je connaissais bien
ce chant na
ï
f. L'avant-midi, les cheveux enveloppés d'une ser-
viette pour les protéger de la poussière, Esther, tout en se li-
vrant à son dusting, le chantonnait et allait à tout instant à
l'harmonium retrouver le ton, car elle le perdait facilement.
J'entendais bien tout cela de ma chambre. Or voici que de sa
place à table, elle souriait et bientôt joignit sa voix, comme
sans s'en apercevoir, à celle de Stephen. Father Perfect avait
fermé les yeux pour mieux apprécier cet intant qui devait lui
paraître ineffable. Et moi, je croyais rêver en entendant ces
deux voix, l'une de piété et de ferveur,
l'autre
sincère
peut-être pour
l'instant
sincère
, chanter ensemble:
The cows... i - i - n ... the meadows ...
en italiq[ue]
The sheeps... i - i - n ... the pasture ...
God is ... i - i - n ... his heaven ...
All's right w - i - th... the world ...
Brusquement Stephen cessa le chant pieux. Ses mains
semblèrent aller à la recherche d'un air qui lui était venu à la
mémoire. Soudain, dans cette pièce chaude et simple, jaillit le
splendide et lugubre Chant du Destin. Un frisson me glaça les
épaules. J'eus le pressentiment de malheurs à venir, immenses,
insondables, sans visage à quoi j'eusse pu les reconnaître. Mon
trouble passa. Stephen avait entamé un autre air,
celui-
ci
là
vif
et plaisant malgré la solennité de l'instrument
,
et c'était drôle
d'entendre
l'harmonium
possessif
poussif
rendre des sons presque entraî-
nants. Guinevere
affolée par
tous
ces bruits
avait couru se tapir
sous une vieille armoire. Et Father Perfect avait cette fois aux
yeux des larmes de rire. Stephen passa les jambes d'un preste
mouvement par-dessus le banc et tourna vers nous un visage souriant.
— Par un si bel après-midi, vous deux devriez mainte-
nant vous hâter d'aller vous promener dans la forêt, proposa Esther.
Les yeux de Stephen me lancèrent leur éclat de feu.
Je baissai le visage, tellement il me semblait imposs
a
ible que
leur expression
eût
ait
pu échapper
à Esther. Mais son bon coeur pre-
nant le dessus, Stephen s'offrit à laver d'abord toute la vaissel-
le pendant qu'Esther et moi irions au jardin.
— Ce serait bien le comble, dit-elle, que vous soyez
venu de Londres pour passer le plus beau de la journée à récurer
des casseroles.
Allez
chercher
plutôt
la fraîcheur des arbres.
Moi, j'avais ma petite idée en tête et pensai que le
moment était venu de monter à Stephen ma première nouvelle ter-
minée et surtout le chèque reçu de Paris.
Quand
je
le
lui eu
s
mis sous les yeux
il manifesta une
exaltation presque
plus grande que
n'avait été
la mienne
. Ce
chèque, me dit-il,
était à conserver à jamais,
,
qui
[il]
il
marquait
mon
entrée dans la vie littéraire. Il se chargeait, si je le vou-
lais, de le faire encadrer.
— Es-tu fou! Moi qui ai besoin de cet argent pour
mille choses. Et d'abord pour des chaussures si je ne dois pas
bientôt aller pieds nus.
Il se calma un peu, encore attristé tout de même à la
pensée que ce chèque mémorable allait finir banalement comme
tous les autres en argent qui lui aussi disparaîtrait sans lais-
ser de trace.
Je tirai alors mon manuscrit de sous mon bras en lui
disant que j'avais mieux à lui monter, et tel était
mon
avide
besoin
de recueillir enfin une opinion sur mon travail que j'en
tremblais, je pense bien, d'effroi et d'espoir.
Stephen me prit le manuscrit des mains, en parcourut
quelques lignes, et se montra aussitôt plus enthousiaste encore
qu'il ne l'avait été à la vue du chèque.
Esther nous offrit de nous installer dans le parlor
où nous serions au frais pour travailler, le soleil ayant tour-
né maintenant à l'arrière de la maison. Nous sommes entrés un
peu contraints dans cette pièce pour ainsi dire religieusement
gardée. Mais il y faisait bon en effet, le petit salon,
la
sa
fe-
nêtre
grande ouverte, se trouvant de plein pied avec le jardin
parfumé d'en avant. Nous avons débarrassé une table de ses
photos et reliques et nous y sommes installés, nos chaises côte
à côte, pour lire ensemble mon manuscrit.
D'abord Stephen chercha à m'embrasser entre chaque
phrase, puis
,
bientôt pris par l'histoire, il m'oublia en faveur
de ce que j'avais accompli, et j'en fus rendue heureuse comme
jamais encore je ne l'avais été par lui.
Il lisait à voix haute, crayon en main, corrigeant en
passant les fautes de frappe et, bientôt, avec ma permission,
mes fautes de grammaire ou d'inadvertance. Je savais qu'il
connaissait admirablement le français, comme d'ailleurs plusieurs
langues, mais pas au point de pouvoir relever dès une première
lecture toutes sortes de petites fautes et jusqu'à des expres-
sions maladroites pour lesquelles il proposait un substitut si
bien en accord avec mon texte que j'en étais contente comme si
je l'avais moi-même trouvé.
Il en vint à me faire remarquer que j'employais vrai-
ment beaucoup trop d'adjectifs. Le substantif, selon lui, étant
le terme fort de la phrase, il pouvait se dispenser, lorsqu'il
était adéquat
,
de tout qualificatif. J'étais loin de penser en
ce moment que c'est en rédigeant ses tracts de style rude et per-
cutant qu'il avait acquis une manière d'écrire tout à l'opposé
de la mienne. Mais je fus tellement subjuguée ce jour-là par
son point de vue que je devais m'appliquer longtemps à bannir
presque tout adjectif de mes écrits. Jusqu'au jour où je m'a-
perçus que j'asséchais ainsi mon écriture, l'adjectif bien
employé
,
étant
ce qui donn
ait
e
à la phrase
sa vibration, son
prolongement intérieur.
Stephen ne suspendait pas sa lecture que pour me
proposer des corrections. Bien plus souvent, c'était pour
s'écrier avec
une fierté
de moi
qui me soulevait
comme sur une
haute vague: "C'est très bien, très bien!" Il ajouta sur le
ton de quelqu'un qui aperçoit une part de l'avenir, tout comme
une fois
l'avait dit Bohdan
: "Tu as vraiment du talent. Tu
écriras sûrement un jour quelque chose de remarquable..."
Et
je le crus
,
alors
,
tellement sa confiance
en moi m'en mettait
dans le coeur envers moi-même.
Plus tard, je devais m'apercevoir que ce qu'il avait
le plus loué en moi, ce n'était peut-être pas mon meilleur mais
plutôt ce que j'avais de moins bon, de facile,
un côté piquant
mais
sans
[illis.]
dépourvu
prolongement
, un ton peu folâtre, une légère ten-
dance à la caricature, toutes choses dont je m'appliquerais à
me départir. Quelle répercussion immense n'en devait pas moins
avoir sur ma vie cette heure de travail dans le petit parloir
vieillot, au cri intermittent d'un grillon proche, parmi les
hautes fleurs qui semblaient presque entrer dans la pièce. J'y
découvrais le bonheur de travailler à deux à une tâche que les
deux aiment également
,
et qu'il n'y a pas de plus grand bonheur.
Qu'étaient en effet les caresses des yeux et des mains, presque
les mêmes chez tous les amoureux, auprès de la rencontre de ce
qu'il y a en nous de plus intime et qui se garde le plus farou-
chement? Je pense aussi avoir été infiniment concolée par le
sentiment que,
toute solitaire
qu'était
que fût
ma voie
, il ne serait
pas tout à fait impossible, à l'occasion, d'avoir quelqu'un avec
qui faire
,
au moins un bout de route. Nous n'avons jamais été
aussi unis, Stephen et moi, qu'à l'heure où nous nous étions
apparemment oubliés l'un l'autre au profit du but à atteindre.
Les yeux brillants de tout
e
autre chose que du désir, Stephen
n'arrêtait plus de m'encourager: "Tu es vraiment douée. Tu
verras, tu seras un jour un auteur connu..." Je riais pour faire
semblant de ne pas le croire et aussi parce que je trouvais qu'il
exagérait. Mais j'étais enhardie par son approbation à vouloir
faire cent fois mieux pour la mériter davantage.
Vers trois heures trente, Esther vint
nous chasser
presque de force
au dehors
, disant que c'était un crime de res-
ter à nos gribouillages alors que l'après-midi d'été nous appe-
lait de toute sa ferveur.
D'abord nous sommes restés sagements à nous promener
d'un bout à l'autre du village, mais j'eus vite montré à Stephen
le peu qu'il y avait à
y
voir
. Il faisait très chaud sur la
route. Près de l'entrée du domaine seigneurial s'amorçait un
sentier qui après un assez long détour en forêt revenait
,
en ar-
rière du village, pour aboutir presque dans les champs rejoignant
le petit verger d'Esther. C'était par là que j'étais allée, entre
les arbres insensibles, pleurer sur la déchirante lettre de ma
mère. C'était par là que j'étais allée crier mon triomphe qui
avait si vite tourné en une sorte de creux. Stephen m'y invita
du regard. Je résistai, proposant que nous allions à
Northam
[W]altham
Abbey. Nous en avions encore le temps avant le thé, et vraiment,
lui dis-je, la visite en valait la peine.
— Une autre fois, plaida-t-il.
Je m'engageai avec lui dans le sentier en forêt. Il
y faisait bon et frais. J'essayais de me rappeler le mal que
m'avait fait Stephen, j'essayais de me souvenir d'avoir pourtant
découvert que, si de la chair découle parfois du bonheur, il en
découle sûrement tout le malheur possible. Mais Stephen avait
réussi à m'inspirer aujourd'hui une telle confiance en ses sen-
timents qu'il me semblait impossible d'en douter jamais.
Il prit ma main. Il enlaça ses doigts aux miens.
Tout ce que j'avais connu de triste, de désespérant dans l'amour
humain s'effaça de mon esprit. Nous sommes parvenus entre les
plus vieux arbres. Sous leurs gestes figés dans la pénombre,
soudain nous étions enlacés à nous étreindre comme si nous étions
les seuls êtres de notre espèce à être restés ensemble sur la
t
T
erre.
Tout sembla avoir changé à l'heure du thé. Des pâtu-
rages, au bas de notre verger, qui s'étendaient en direction de
Walthamstow, s'éleva une buée presque froide. Esther ramena plus
étroitement autour d'elle le chandail qu'elle avait jeté sur ses
épaules en sortant. "Ce sera bientôt la fin de l'été, dit-elle
,
avec une mélancolie que je ne lui connaissais pas, tout
en par-
courant des yeux
, avec amour,
le paysage environnant.
"
Il a été
si splendide. Nous devrions rendre grâce de l'avoir eu en partage,
et pourtant, bientôt, nous allons plutôt nous plaindre de ce qu'il
nous a été enlevé."
Elle songea alors à nous demander si nous avions fait
une belle promenade. Les yeux de Stephen en se posant sur moi
brillèrent d'une telle manière qu'il ne pouvait plus être possi-
ble à Esther d'en ignorer le sens. Elle abaissa son visage qui
se colora légèrement. Son expression n'était pas de blâme. Je
crois qu'elle était plutôt inquiète à mon endroit, et elle devait
m'avouer plus tard qu'elle avait en effet éprouvé très fortement
en ce moment même le sentiment que Stephen et moi allions nous
causer beaucoup de mal l'un à l'autre.
Même Father Perfect, si vivant et loquace à l'heure du
lunch, nous parut accablé. Il se pencha vers Stephen et lui de-
manda s'il était vrai que les nations en étaient
encore une fois
à s'armer et
à se préparer à s'entretuer
. Etait-il possible qu'elles
fussent sur le point de recommencer les tueries de la Première
Guerre Mondiale?
Stephen aussi changea de visage. Je ne lui avais ja-
mais vu avant, sauf lorsqu'il
m'avait
pour la première fois
avoué
ses activités politiques clandestines, cet air soucieux et ravagé
bien au-delà de son âge. Et je ne pus m'empêcher de penser alors
qu'il devait être souvent malheureux
et
ni
de le plaindre
plus que
je ne m'étais trouvée moi-même à plaindre par sa faute.
— Oui, l'entendis-je répondre au vieillard, la guerre
est possible. En tout cas, les Allemands s'arment en conséquence.
Quant aux alliés, la tête dans le sable, ils feignent d'ignorer
le danger, ce qui ne peut mieux faire
l'affaire,
aujourd'hui
d'Hitler
,
demain sans doute de Staline.
— Hitler, Staline, murmura le vieillard,
[,]
.
..
s
S
ont-ils donc
si mauvais?
N'ont-ils pas un bon côté par lequel on pourrait les
atteindre? Dans toute ma vie, je n'ai connu personne chez qui il
n'y avait pas accès au coeur, si on le cherchait. Hitler, Sta-
line ... et cet autre dont on dit aussi du mal ... Mussolini ...
est-ce cela? n
N
e pourrait-on pas en venir à une entente avec eux?
Les yeux de couleur pervenche, dans ce vieux visage,
n'avaient jamais autant évoqué deux fleurettes ingénues poussées
sur une terre craquelée.
Stephen sourit à leur innocent appel et fit effort pour
rassurer maintenant le vieil homme. Les jeux n'étaient pas encore
entièrement faits, dit-il. Les choses pouvaient encore s'arranger
et la menace de guerre s'éloigner, du moins pour quelque temps.
Prompt à s'affliger, Father Perfect le fut tout autant
à se remettre, et bientôt nous l'avons entendu parler avec affec-
tion de son vieux damson, on avait pensé l'abattre à l'automne,
mais on allait le garder encore,
ce
jeune
vieux compagnon
de leur
vie, et les oiseaux qui l'aimaient reviendraient de nouveau y faire
leur nid.
A plusieurs reprises, j'avais vu Stephen jeter un coup
d'oeil hâtif à sa montre. Il se leva d'un bond et annonça qu'il
devait partir sur-le-champ s'il ne devait pas rater le dernier au-
tobus pour Londres.
Esther lui offrit pour la nuit le sofa du parloir, étroit
et plutôt dur, mais elle l'offrait de bon coeur s'il pensait pou-
voir y dormir. Stephen dit que rien ne lui plairait autant que de
passer la nuit dans la bonne odeur du jardin, bercé par le chant
du grillon qu'il aimait mieux qu'aucune musique, mais des affai-
res pressantes le rappelaient à Londres où il lui faudrait se
trouver demain à la première heure.
Esther me consulta du regard et me demanda si je ne
trouvais pas que ce serait une bonne idée d'aller avec Stephen
jusqu'au bout du village lui indiquer le raccourci par lequel il
pourrait gagner Wake Arms en moins d'un quart d'heure, lui évitant
de faire le grand tour par chez Felicity, tout au long dans la
forêt qui allait bientôt être sombre et inquiétante. Je pense
qu'elle voulait nous assurer l'occasion d'être seuls tous deux
quelques moments encore, ayant le sentiment que nous avions quel-
que sujet important
à régler entre nous.
Qu'elle eût eu alors
une si juste intuition des choses longtemps me hanta.
En traversant le petit jardin devant la maison, Stephen
se pencha, cueillit
,
parmi les plus petites
,
une fleur bleue qu'il
mit à sa boutonnière.
Le village reposait dans une paix totale. Sans doute
les voix des buveurs au pub s'étaient tues ensemble comme cela
arrivait quelquefois. Nous avancions, la main dans la main, sans
faire nous-mêmes de bruit, dans une pénombre d'un bleu doux qui
se fonçait
,
un peu plus loin, au-dessus des downs.
Tout à coup je m'avisai de demander à Stephen comment
il avait pu me retrouver.
— Est-ce Gladys qui t'a donné
mon adresse,
?
à qui j
j
J
e
le lui
l'
avais pourtant interdit
?
.
C'était bien plus simple, dit Stephen. Il n'avait eu
nous armera contre les Russes. C'est commencé d'ailleurs. Ces
armes nous serviront ensuit eà nous libérer également des nazis.
Je l'écoutais, replongée dans l'
h
orreur et l'aversion
qu'il m'avait inspirées quand sur ce banc du petit square à pei-
ne éclairé
,
il m'avait pour la première fois dévoilé son militan-
tisme. Le choc cette fois était pire encore. Il me surprenait
dans
la
ma
confiance revenue
, après
que j'eus
se
été recapturée
à
neuf. Ainsi il était venu me jouer le jeu de la passion, ai-je
pensé dans ma trop grande indignation, alors qu'il n'en a jamais
éprouvé que pour une folle utopie. Je considérai sans pitié son
visage ravagé. Je lui lançai:
— Tu pourrais même, je suppose, te livrer au terro-
risme.
Ses yeux flambèrent d'une courte flamme sauvage.
— S'il le fallait... peut-être... oui...
Les miens
depuis des siècles
ont vraiment trop souffert
.
Mais il me voulait moi aussi et plaida pour que je lui
garde encore ma confiance... jusqu'au jour où, si cette mêlée
sanglante ne s'achevait pas en A
a
pocalypse, il remuerait ciel et
terre pour me retrouver, n'ayant plus alors en tête que de vivre
heureux avec moi.
Pour toute réponse, je lui signifiai que
,
s'il ne par-
tait pas bientôt
,
il allait manquer son autobus et peut-être,
demain, son alliance avec les nazis.
Ses yeux me lancèrent un blâme douloureux.
Je l'accompagnai quelques pas encore sans plus lui par-
ler. A cette minute, je croyais vraiment le haïr et ne devoir
jamais cessé
r
de le haïr. Je lui indiquai d'un geste bref le dé-
part du sentier qui longeait le mur du domaine seigneurial.
Il s'y engagea. Il se retourna plusieurs fois en le-
vant chaque fois la main vers moi qui restait
s
immobile à le re-
garder s'en aller de ma vie. Je perdis de vue sa silhouette dans
l'ombre
tout à coup
plus épaisse des arbres
. je restai un moment
à attendre je ne sais quoi. Je n'entendis plus son pas. Au bout
d'un moment, je l'imaginai atteignant le vaste labour qui m'avait
si mystérieusement consolée. Les premières étoiles, toutes pâles
encore, devaient briller un peu mieux là-bas au dessus de cette
étendue à découvert. Stephen en avait-il aussi le coeur touché?
Ressentait-il encore la beauté du monde?
Est-ce qu'il y aurait
place
, par extraordinaire,
dans un coeur d'homme
pour une passion
politique dominante, des larmes, le rire et de l'attachement in-
compréhensible pour un bout de champ isolé en forêt? C'est cu-
rieux combien de fois dans ma vie je me suis demandé
e
si ce champ
que j'aimais tant ne me reliait pas de quelque manière et pour
toujours à Stephen, même si lui devait être à jamais perdu pour
moi.
Maintenant,
je pensai
ai-je pensé
, il doit déboucher sur la route.
Il atteint Wake Arms. Il prend peut-être son autobus à l'instant
même.
Enfin, c'était fini.
Jamais plus
, je le savais, je ne le
reverrais.
Il n'y avait plus à se le cacher: la guerre approchait.
On s'imaginait parfois entendre déjà son souffle d'horreur tra-
verser le ciel pourtant si serein de ces dernières semaines d'août.
David avait aussi obtenu mon adresse, peut-être également de la
Maison du Canada. Il m'envoya un mot, se disant inquiet à mon
sujet et m'invita[i]
n
t à venir prendre le lunch avec lui le surlende-
main. Lady Frances se faisait aussi du souci pour moi, écrivait-
il
,
et le chargeait de me faire savoir qu'à son avis je devrais
rentrer au Canada. Nous en reparlerions. Il me demandait de lui
téléphoner à l'Amirauté pour confirmer notre rendez-vous devant
le magasin Selfridge.
J'y étais à l'heure dite. Je portais ma robe de toile
bleu marine parsemée de fleurs blanches
,
que David avait déjà
vue
,
mais c'était la seule que je possédais qui puisse convenir à
une sortie avec lui. J'avais un petit sac à main de grosse paille,
également marine et qui allait très bien avec ma robe. Pour com-
pléter mon ensemble, je venais de sacrifier presque
mes
les
derniers
pennies de mon argent
du mois à l'achat de fins souliers du même
bleu exactement, fait
s
de lanières de rafia entrecroisées et qui
allaient, sous la première grosse pluie,
se détricoter
pour ainsi
dire
sous mes yeux
, me laissant presque pieds nus en plein Oxford
street.
Je vis venir, pareil à mille gentlemen de la City à
Image
cette heure, un élégant et long monsieur en tweed discret, de
coupe parfaite, faisant sonner à coups légers sur le ciment du
trottoir le bout métallique de son parapluie roulé fin - fin - fin.
Je me demandai pour la centième fois dans ma vie ce que cet im-
peccable produit de la civilisation britannique pouvait bien voir
en moi. Mais qui sait si lui-même ne se posait pas la même ques-
tion à mon sujet. En tout cas, une camaraderie nous unissait qui
semblait satisfaire une part de nous-mêmes, car nous la retrou-
vions sans peine, avec son ton léger, ses reparties faciles, telle
que nous l'avions laissée quelques mois plus tôt.
En me repérant parmi la foule massée à l'entrée du ma-
gasin, il me salua d'un:
— Ah, I say, He
a
llo, you dear!
Et
il
ne perdit pas une seconde
à
pour
m'entraîner
vers un res-
taurant réputé, je me demande si ce ne fut pas au Trois-Pruniers,
à moins que le repas au Trois-Pruniers ne se situe à un autre mo-
ment, car de cette rencontre avec David,
de même que
sur
de
presque
tout
ce qui se passa en ces semaines tourmentées, mes souvenirs
restent confus.
A peine étions-nous attablés qu'il me marqua à sa maniè-
re une vive sollicitude. Il m'avait fait venir à Londres pour me
revoir sûrement, dit-il, mais d'abord et avant tout pour m'amener
à me réserver immédiatement une place sur un bateau faisant route
pour le Canada. Les places allaient très vite être prises. Il
ne fallait pas courir le risque d'avoir à rentrer sur un transat-
lantique transformé en baraque à l'usage des troupes. Ou le ris-
que d'un torpillage en cours de route.
En écoutant Davis
d
, si mesuré dans ses propos, me parler
sur ce ton, je croyais rêver.
— Voyons, David, c'est un conte que vous me faites là.
Je viens tout juste de lire dans le journal qu'il n'y a aucune
raison de s'affoler.
Il se pencha pour me parler très bas.
— Ecoutez: la consi[o]
g
[n]
n
e est d'éviter à tout prix l'hys-
térie collective. Car si les Londoniens apprenaient à l'instant
combien ils sont vulnérables
,
ils perdraient la tête. Vous avez
vu dans le ciel de Londres ces ballons que nous avons fait suspen-
dre supposément pour servir de barrage aérien. Eh bien, ce pour-
rait être aussi bien des ballons de fête foraine, qu'un coup
d'épingle dégonflerait. La vérité est que nous n'avons pas un
seul canon antiaérien qui fonctionne, pas l'ombre d'une arme le
moindrement efficace pour nous protéger d'une attaque surprise.
Si elle survenait cette nuit, la ville pourrait être anéantie.
Le repas fin, le décor précieux, les cristaux étince-
lants, le maître d'hôtel attentif, le murmure des voix auquel se
mêlaient les paroles de David composaient une atmosphère brouil-
lée dans laquelle je me sentais m'enfoncer comme dans un brouil-
lard.
— Remarquez, me dit David, que je n'ai pas le droit,
faisant partie du personnel de l'Amirauté, de vous parler ce lan-
gage. La consi[cu]
gn
e est de rassurer la population à tout prix.
Mais je pense qu'il est de mon devoir de mettre en garde
ceux qui
peuvent
du moins
partir...
et dont le sort m'importe... Je me
suis fait du mauvais sang pour vous, me reprocha-t-il
,
avec un
bref sourire.
De même
que
Lady Frances
,
qui me disait encore la der-
nière fois que je l'ai vue: "Il faut tâcher de rejoindre notre
jeune Canadienne française et l'engager à partir..."
J'éprouvai enfin
assez vivement des
du
remords
d'avoir
laissé sans nouvelles de moi des gens qui m'aimaient bien et qui
avaient pu s'imaginer le pire à mon sujet alors que j'étais avant
tout préoccupée, en évitant le moindre contact avec l'extérieur,
le moindre geste, de préserver le fragile enchantement qui me
tenait lieu de refuge — grave manquement de ma part envers les
autres et dont je devais maintes fois au cours de ma vie me ren-
dre coupable.
Nous avions à peine touché aux mets raffinés. David
hâta la fin du repas en avalant son café avant le dessert. En
autant que cela pouvait paraître chez lui, il était nerveux.
A la sortie, il s'excusa de ne pouvoir m'accompagner là où j'irais.
Il lui fallait rentrer au plus tôt à l'Amirauté. On y travaillait
nuit et jour de ce temps-ci. Et pour rien, me chuchota-t-il à
l'oreille. Pour éviter que la panique s'empare des gens et les
transforme en un pauvre troupeau livré à lui-même.
A son signe, un taxi s'était rangé [s]
a
u bord du trottoir.
Il y prit place, abaissa la vitre et me dit:
— Si jamais nous ne devions pas nous revoir, n'oubliez
pas de me laisser votre adresse dans votre pays.
Moi, pensant alors que si j'y retournais ce serait pour
retrouver le Manitoba, je lui dis, faisant allusion à la plaine et
m'efforçant au ton si souvent badin entre nous:
— If so, will you ever come to visit me in my steppes?
Il me posa un léger baiser sur la joue. C'était le
premier qu'il me donnait.
— I shall come and sit on your steps.
Son taxi s'éloigna. Je remarquai enfin dans la foule
dense autour de moi l'air accablé, stupéfié de chacun. Je par-
tis de mon côté errer seule dans Londres.
A Hyde Park, on creusait des tranchées. A courte dis-
tance, on ne voyait pas les hommes qui y étaient enfoncés jus-
qu'à la tête, seulement leurs pelles rejetant à bout de bras des
paquets de glaise puisés loin sous les doux gazons les mieux
soignés du monde. Des mottes lourdes allaient parfois s'écraser
parmi des plate
s
-bandes fleuries.
Les enfants s'amusaient de voir
le jardin où les amenaient
promener
leur nanny
transformé en
champ de guerre
le jardin où les amenaient
promener
leur nanny
. Ils jouaient à se jeter, en guise de grenades,
des mottes au visage. Les adultes passaient silencieux, sans rien
voir. Maintenant j'étais toute attention à ce spectacle des plus
étranges de gens allant encore à
leurs affaires
, mais
sans plus
y croire
. En fait, toute la ville était comme sans regard. Cette
absence de regard était pire à voir qu'un regard douloureux qui
du moins est encore rattaché à la vie.
Dans Mayfair, comme ailleurs, comme partout où
l
j
'allai
cet
te
après-midi
-là
, je vis à chaque coin de rue des affiches destinées
à remonter le moral et aussi des flèches indiquant
la direction
du
de
le
plus proche
l'
abri antiaérien
. Dans le ciel très beau, sans nuages,
exceptionnellement clair, je vis de ces ballons dont m'avait parlé
David qui n'avaient d'autre but que de faire accoire aux gens
qu'ils étaient protégés. Des placards enjoignaient les Londoniens
de se rendre au plus proche dépôt prendre leur masque à gaz. On en
ajustait même à des bébés. J'allai, je me demande aujourd'hui
pourquoi, chercher le mien. J'errai des heures encore par des
rue
rues tellement silencieuses que l'on entendait venir de loin le
moindre pas. Les automobilistes ne klaxonnaient plus. De retour
dans les quartiers d'affaires, je m'aperçus enfin qu'on ne voyait
personne entrer dans les magasins ni en sortir. Entrée moi-même
un instant par curiosité chez Selfridge, je parcouris une dizaine
de rayons sans voir âme qui vive, sauf, derrière les comptoirs,
à ne pas bouger, vendeurs et vendeuses comme frappés d'hypnose.
Même Picadilly Circus, à la foule et à la circulation toujours
aussi denses, mais tournant aujourd'hui au ralenti, faisait pen-
ser à un vieux manège sur le point de plier bagage. Cette ville
que j'avais découverte, il y avait à peine un an, si affable,
rieuse et blagueuse, je n'en avais recueilli aujourd'hui pas
même un sourire, pas même un regard.
Je rentrai tard à Upshire pour en repartir le surlen-
demain avec quelques-uns de mes effets en attendant de venir pren-
dre le reste petit à petit. Londres m'appelait, je pense, par la
fascination extrême qu'exerce sur l'esprit l'approche de la tra-
gédie. Et je venais de comprendre que la tragédie à son sommet
c'est la guerre.
Ainsi donc Londres, où je faisais connaissance avec le
plus profond malheur, me devenait le lieu de la solidarité humaine
telle que je ne l'avais jamais encore éprouvée.
Je louai une chambre dans Chiswick. Pourquoi dans ce
quartier lointain, à l'extrémité ouest de Londres? Peut-être
parce que la rue où j'allais vivre se trouvait à deux pas de
Kew Gardens que j'avais longtemps désiré visiter fréquemment et
tout à mon aise, tellement j'y avais pris plaisir quand j'y étais
venue quelquefois de Fulham, et maintenant j'allais effectivement
m'y promener presque tous les jours, apprenant le nom, l'origine,
le caractère de mille arbres transplantés ici de tous les coins
du monde — et pourtant presque tout de ces choses apprises alors
avec amour m'est aujourd'hui ravi. Quel gaspillage que la vie!
J'ai dû mettre des jours et des jours à acquérir mille connais-
sances fascinantes sur des arbres rares que je n'aurais plus ja-
mais la chance de revoir, sur d'autres moins singuliers, sur
des fleurs du bout du monde, et que m'en reste-t-il, sinon le
souvenir un peu douloureux d'avoir été émerveillée sans que je
puisse me rappeler maintenant au juste pourquoi.
Peut-être aussi ai-je choisi Chiswick parce qu'il était
desservi par la Green Line, et que la ligne Epping Forest
était inscrite parmi quelques autres sur le panneau d'arrêt au
bout de ma rue. Ainsi je pourrais être chez Esther sans faire de
correspondance en cours de route, peut-être plus vite que si je
partais d'un point moins lointain. Et enfin ce devait être
aussi parce que la vie était moins chère ici qu'au coeur de
Londres.
La maison où je pris chambre était propre, claire,
située dans une rue paisible, la chambre elle-même était grande
et confortable, quoique manquant de soleil, mais mes logeurs é-
taient du genre de ceux que j'avais connus rue Wickendon. S'ils
étaient sur le pas de leur porte ou dans leur petit bout de jar-
din quand je rentrais ou sortais, ils me saluaient assez cordia-
lement, ajoutant quelques mots au sujet du beau temps qui per-
sistait — car cet
te
fin d'été dramatique se déroulait sous un
ciel invariablement bénin. Je ne les revoyais pas autrement ni
ne voyais non plus les trois autres locataires de la maison. Je
reprenais peu à peu mes habitudes sauvageonnes de la rue Wickendon.
En vérité, je ne me rappelle plus trop comment je vivais
alors. Je lisais beaucoup, je pense, m'approvisionnant à la
Bibliothèque Municipale aussi bien garnie que celle de Fulham.
Je parcourais Kew Gardens à coeur de jour, apprenant là
presque
tout ce
que
qu
j
'ai su des arbres
. Je crois me rappeler un coin du
jardin merveilleux où se tenaient ensemble les plantes de la
Malaisie et combien je m'y sentais agréablement dépaysée. Mais
j'étais la plupart du temps comme endolorie,
seulement
à moitié présente
seulement
au monde environnant,
et
même
peut-être
malgré tout
aux
livres et aux arbres
, et c'est
-
peut-être pourquoi j'en ai gardé
un si pauvre souvenir. Le vaste malheur en route emportait sur
son passage les malheurs personnels. Mais il emportait aussi au
loin et comme à jamais toute joie de vivre et même semblait enle-
ver tout sens à la vie.
On arriva en septembre. Dans cette maison, on déposait
mon plateau du petit déjeuner à la porte tout en m'annonçant:
"Your breakfast, lady!" Si j'avais le malheur de me rendormir,
je le trouvais tout froid une demi-heure ou une heure plus tard.
Ce matin-là cependant on tambourina à ma porte en m'annonçant
d'une voix joyeuse: "Great news! Chamberlain and Daladier are
gone out there to meet Hitler. They still may come to terms."
Je descendis vivement pour en apprendre davantage, et
mes logeurs, devenus presque des amis, m'invitèrent à écouter
avec eux leur petit poste de radio. J'entendis de mes oreilles
que Chamberlain et Daladier allaient s'entretenir avec Hitler et
chercher des compromis en faveur de la paix.
J'eus l'impression que la ville entière, ce jour-là,
se retenait de respirer par peur d'effaroucher le timide espoir
qui se laissait pressentir. Puis s'étala à la une de tous les
journaux la nouvelle que la paix était obtenue en retour de la
cession à l'Allemagne du pays sudète.
Et ce fut une explosion de joie dans Londres comme je
n'en ai vu la pareille nulle part au mone
d
e, si on peut appeler
joie ce retour terrible à soi-même, à sa vie personnelle, à ses
intérêts propres, alors qu'en un autre pays
,
des pleurs y fai-
saient écho.
Des étrangers s'embrassaient en pleine rue. Des fem-
mes se jetaient au cou des marins éméchés. On formait des fa-
randoles qui encerclaient de leur chant et de leurs cris aigus
des parcs jusque-là réservés au recueillement. Les bars ne
désemplissaient pas. Quelques êtres pleuraient en silence.
"Pauvres, pauvres malheureux
Tchèques.
!
..
.
"
les plaignaient à voix
haute des femmes riches à leurs réunions mondaines. Elles s'en-
levaient des doigts, des poignets, bagues et bracelets pour les
déposer dans des paniers que l'on passait de table en table dans
les restaurants chics pour les vendre au profit des "pauvres,
pauvres Tchèques
»
.
"
Quelques voix crièrent dans le désert que
l'Angleterre s'était couverte de honte en abandonnant ses amis
d'hier, ne faisant ainsi du reste qu'encourager Hitler dans ses
exactions et retarder de peu l'échéance redoutable.
Est-ce alors — ou un peu plus tard — que la grande
voix de Churchill prophétisa: "Si, pour éviter la guerre, on
accepte le déshonneur, on aura le déshonneur... et la guerre."
.
On riait de lui à l'époque. On l'appelait le purple-
orator. On disait qu'il se complaisait dans une atmosphère de
désastre et de catastrophe, qu'il n'était jamais aussi à son
aise que
,
lorsque
les événements
tournant
tournaient
au noir,
e
t
donnaient
créance
à ses oracles. Et l'on continuait à danser, à s'enivrer,
à festoyer. C'est depuis lors, je pense bien, que le spectacle
d'une ville en liesse m'a toujours plus ou moins plongée dans le
malaise. J'y ai trop souvent vu
qu'elle
célébrait
se réjouissait
avant toute
chose
[le fait]
d'avoir échappé au malheur des autres. Londres, dans sa
douleur, plus tard, m'apparut autrement noble.
La menace de guerre, tout en paraissant s'éloigner,
ne m'avait pas délivrée de l'angoisse qu'elle m'avait communi-
quée. J'avais été trop impressionnée par la première perception
que j'eus du monstre pour en être quitte de sitôt. Assez souvent
aussi me revenaient des souvenirs de cette journée
,
au commence-
d'abord
ment
,
si riche
que j'avais connue avec Stephen à Upshire et de
notre brutale rupture. Ses traits commençaient pourtant à s'es-
tomper dans ma mémoire. Je n'entendais plus aussi bien le son de
sa voix à l'intérieur de ma tête. Tout en sachant que je reste-
rais sans doute blessée pour toujours par cet insuffisant amour,
je savais aussi que je pouvais maintenant envisager la vie sans
lui — et c'était peut-être ce que je trouvais de plus affreux
à accepter.
Au fond je n'avais plus de coeur à rien. Je n'arrivais
plus à écrire une ligne. Les histoires que j'aurais pu raconter
ne m'intéressaient pas moi-même. Et je n'avais presque plus
d'intérêt pour l'art dramatique — même si j'allais encore de
temps à autre au théâtre. Est-ce que je poursuivis, l'automne
venu, mes cours chez madame Gachet? Quelque temps peut-être.
J'ai la curieuse sensation de ne me rappeler presque rien de cet
automne-là. Pourtant, il m'en revient, alors que je ne les cher-
che plus, des souvenirs malgré tout assez nombreux, mais ils sont
comme imprécis et douteux. Je devais passer le plus clair de mon
temps, quand il faisait assez doux, à
me premener
à
dans
Kew G
e
a
rdens
entre les arbres du Ceylan
,
ou
des forêts tropicales ou
des
d'oasis
au désert, chaque plante, chaque arbre vivant dans un peu du sol
apporté de son pays. Et je les aimais, ces arbres, au point de
les reconnaître à une petite distance, comme des amis, eux qui
out pourtant fui ma mémoire.
Je m'ennuyais à chaque instant du jour de Century Cottage.
Mais Esther m'avait écrit que la C
c
hâtelaine avait décidé de faire
peindre le cottage à l'intérieur et à l'extérieur avant qu'il ne
perde trop de valeur. La maison était donc sens dessus dessous.
Puis elle m'annonça la visite de Heather, rare à se montrer mais
difficile à dissuader de venir au moment où ça lui chantait et
qui, bien entendu, occuperait "ma" chambre. Je pense que je m'en
allais à la dérive. Je pris peur. Je luttai pour trouver un cou-
rant qui me porterait à une rive quelconque. Je me forçai un
jour à retourne à C[o]
a
d[a]
o
gan Garden. Le salon était archi
comble
comme au jour si loin, si loin, où mon regard, dès en entrant,
avait été happé entier par les brillants yeux sombres de Stephen,
et je faillis rebrousser chemin, tellement mon coeur bondit de
peur à l'idée qu'il pourrait être là parmi les autres et que tout
serait à recommencer, la torture de l'extase et du doute. Mais
Lady Frances venait vers moi, les mains tendues.
— Mon petit! Enfin! Vous nous avez beaucoup manqué!
Pourquoi n'être pas venue vous réchauffer l'âme ici avec nous
pendant ces cruels jours d'avant Munich? Maintenant, écoutez moi.
Il nous faut sortir de cette solitude dans laquelle vous vivez
beaucoup trop, si vous me permettez de vous le dire. Votre séjour
en Angleterre s'achèvera sans doute avant bien longtemps, j'ima-
gine. Et
,
comme tant de vos compatriotes, vous partirez sans
avoir vu beaucoup de notre pays. J'ai deux superbes invitations
pour vous — du moins vous les recevrez en bonne et due forme
quand vous aurez accepté en principe. L'une est de Lady Curre
dans le Monmouthshire. Il vous faudra une robe longue pour le
dîner... Mais ne vous tracassez pas. N'importe quoi, un sac
fera l'affaire, pourvu que ce soit long. Au retour
,
vous vous
arrêterez chez une charmante vieille femme dans le Dorset. Vous
recevrez sous peu de chacune d'elles une lettre vous précisant
— la date où vous devez arriver et la durée du séjour auquel vous
êtes conviée.
J'étais ébahie — et j'allais l'être davantage — par
le fait d'être invitée, en amie pour ainsi dire, chez des gens
qui ne me connaissaient pas plus que je ne les connaissais.
J'acceptai, par manque de volonté pour refuser, par
amitié envers Lady Frances qui avait l'air de tellement tenir à
m'envoyer en visite dans la gentry, peut-être abasourdie au point
de ne plus trop savoir à quoi je m'engageais.
Par un matin de novembre, encore beau et tiède, je
pris le train pour Chepstow. J'avais avec moi une valise. Ma
malle garde-robe, tenant bon malgré les coups reçus, voyageait,
elle, dans le fourgon à bagages. C'était une bien grande malle
pour contenir ma petite robe de taffeta
s
rouge qui avait été à la
soirée du baron Frankenstein et n'était pas ressortie depuis,
mon autre robe du soir en mousseline pêche avec son petit boléro,
les souliers assortis, quelques autres menus effets. De plus
je pourrais avoir l'air assez peu au courant des usages en ar-
rivant avec tant de bagage pour un séjour, disait la lettre, du
sept
7
au 14 au soir, et Lady Curre devait, en effet, en l'aper-
cevant, mais au départ seulement, ouvrir grand les yeux. Surtout,
c'était me donner beaucoup de peine pour rien que de trimballer
cette lourde malle presque partout où j'allait
s
pendant si long-
temps, et je ne sais vraiment plus pourquoi j'y tenais tellement,
à moins que ce ne fût parce que je l'avais payé
e
cher et que je
voulais en avoir pour mon argent. Peut-être aussi me conférait-
elle une sorte de courage, comme si à nous deux nous faisions un
peu plus important.
Je débarquai en fin d'après-midi dans la très jolie et
ancienne ville de Chepstow.
S
L
es grosses tours massives du châ-
teau dém[e]
a
ntelé de Guillaume le Conquérant
y
demeurent encore debout.
Devant la gare était stationnée une longue, longue auto
noire. Un chauffeur en livrée en descendit, vint à ma rencontre,
porta la main à sa casquette.
— You the young lady for Itton Court?
Je pensai que oui et le lui dit.
Alors il se nomma: Ward, et m'exprima les excuses de
milady pour n'être pas venue en personne à ma rencontre. "She
had been requested at the very last minute to attend as judge of
one of those country exhibits one just cannot escape."
En un rien de temps l'historique petite ville était
derrière nous. La voiture s'engageait dans la vallée de la Wye,
un des fleuves les plus étonnants qu'il me fut jamais donné de
voir. A marée basse, c'est une horrible fosse vaseuse, presque
asséchée, morne et grise et comme pleine de l'empreinte de grands
animaux étranges qui y seraient venus se vautrer. Mais que la
marée revienne et la Wye parcourt sa vallée d'une grande eau
tranquille qui lui donne un air doux et pastoral.
A travers de hautes arcades anciennes, du ciel, au loin,
apparaissait. Je demandai ce qu'étaient ces magnifiques arcades
découpant l'horizon.
— Tintern Abbey, répondit Ward. They say it's the
oldest in Great Britain.
Des vers de Wordsworth au sujet de Tintern Abbey, la
vieille abbaye cistercienne, appris à l'école, me revenaient à
la mémoire, et je saisis le merveilleux de ma vie comme je ne
l'avais encore jamais saisi,
hier
une adolescente se
me
demandant
ce
que c'était que cette abbaye dont le poète anglais était si amou-
reux,
aujourd'hui
en
contemplant
les
ces
ruines
par lesquelles
commençait à pénétrer le rouge du soleil couchant.
Sur un piton, au milieu d'une large étendue de prés
encore verts, je distinguai un château de grande allure. En fait,
il dominait tout le paysage.
— Et ce château? ai-je demandé à Ward.
— Our castle, dit-il fièrement. Itton Court we are
heading for, Miss.
Le coeur me manqua alors complètement. Je crois que
s'il avait été possible de soudoyer Ward, de le supplier: "Ra-
menez-moi à la gare..." ou "Laissez-moi en chemin..." je l'aurais
fait. Mais son regard me disait qu'il n'y avait rien de ce genre
à tenter aurpès de lui. Et je m'abandonnai
à mon sort
dans
avec
une
appréhension comme
je ne devais guère en ressentir
je n'en ai guère ressenti
depuis lors
de plus affolante.
Nous avions pris par une longue route bordée d'arbres
qui montait au château. De face, il me faisait un peu penser
au
à
Versailles,
du
côté des Jardins
. Mais nous l'avons abordé par
l'arrière et sa grosse tour ancienne qui formait angle. Sous
une voûte basse s'ouvrirent simultanément deux poternes, une
petite par laquelle s'engouffrèrent, tirées à l'intérieur par un
serviteur que je n'eus pas le temps de voir, ma valise et ma pau-
vre vieille malle, et une autre par laquelle moi-même entrai,
accueilli par le butler qui, tout en m'indiquant le chemin d'un
superbe geste, s'informait avec une sollicitude qui me paraissait
presque sincère si j'avais fait bon voyage, si je n'étais pas
trop brisée par ces pénibles trajets en chemin de fer
dans
ses
ces
parcours secondaires
des plus misérables.
Il m'abandonna au seuil d'une vaste pièce[, -]
—
le sitting-
room, le drawing-room ou le music-room, je ne sais trop,
.
j
J
e mis
tellement de temps à les démêler l'une de l'autre,
sauf
toutefois
du morning-room
parce que celle-là, le matin, était inondée de
soleil, qu'au vrai je n'étais pas encore très fixée lorsque vint
le temps pour moi de m'en aller, comme j'étais venue, par la
poterne.
Une vieille petite créature assise de dos dans
un si
immense
haut
fauteuil
que je n'avais encore rien aperçu d'elle, se
leva, s'avançant vers moi à pas menus et en clignotant des yeux
comme pour me distinguer dans de la brume.
Moi, pensant que ce devait être mon hôtesse et que ce
serait gentil de lui témoigner aussitôt de la gratitude et de
l'affection, fit
s
vers elle une partie du chemin et me força
i
, la
voix tremblante, à la saluer aussi cordialement que possible:
— So glad, so glad, dear lady Curre!
Sur quoi
,
la petite créature chiffonnée, qui n'était
que lectrice ou vague dame de compagnie ou cousine pauvre comme
presque tous les château du genre d'Itton Court
,
en hébergeait
e
nt
une, murmura sur un ton de réprimande:
— Lady Curre will be here later, child. Please follow
me. I am to show you your room.
Nous avons marché par d'interminables corridors coupés
d'autres corridors, coupés eux aussi de corridors un peu moins
larges, pour aboutir à ma chambre. Elle était à elle seule pres-
que aussi vaste qu'aucune demeure que j'ai jamais habitée. A un
bout, se consumait
,
dans une énorme cheminée
,
presque tout un tronc
d'arbre. Devant moi, par-delà de hautes fenêtres,
se déroulait
un immense
le
parc
avec fontaines et statues, car je me trouvais
logée du côté Versailles.
La petite créature me dit:
— Hope you like your room. Dinner is at eight. We
dress here for dinner. The gong will be heard shortly before.
To find the dinning-room, just follow the sound. Now try to have
a nap...
Et elle disparut.
Restée seule, je commençai par m'asseoir tout au pied
du vaste lit à colonnes. La femme de chambre était passée avant
moi. Elle avait défait
ma valise
, ma malle
et étalé
mes pauvres
petites affaires, ma brosse à cheveux à poil usé,
mes pantouffles
éculées
et ma robe de chambre, dont je n'avais jamais vu avant
qu'elles étaient
à ce point miteuses
si défraîchies
si défraîchies
. J'avisai dans une encoi-
gnure le plus joli secrétaire que j'eus jamais de toute ma vie
à ma disposition. En autant que je puisse me fier à mes souve-
nirs bousculés de ce jour-là, je dirais que ce devait être un
Sheridan.
J'y trouvai de l'encre, des plumes et un admirable pa-
pier à écrire gris perle chiffré d'une couronne. Je m'installai
pour écrire à presque tous les gens que je connaissais, en com-
mençant tout de même par maman à qui je disais de ne pas s'inquié-
ter pour moi, que j'allais bien, que pour le moment, je vivais la
vie de château.
Si j'en avais le temps, il ne me déplairait pas de
m'essayer à décrire ce que fut ma vie durant la semaine que je
passai à Itton Court. Un soir dans ma robe taffeta
s
, un soir
dans la mousseline pêche à fleurs rouges, un autre soir agré-
mentant la pêche d'un ceninturon rouge, le lendemain d'un boléro
également rouge, je me figurai donner le change et créer l'im-
pression d'avoir une garde-robe assez variée. J'étais tout de
même mieux partagée que la petite créature effacée — lectrice?
cousine pauvre?
ou
dame de compagnie?
je ne l'ai pas su —
que je
ne vis apparaître
au dîner,
,
soir après soir
,
au dîner,
que
e
dans le même long
sac couleur prune.
Nous prenions place, les douzes convives — dont j'ai
oublié le
s
nom
s
,
sauf
des
deux
si appropriés à la chasse
,
qui était
à Itton Court l'occupation première: les capitaines Wolfe et
Fox [-]
—
à une immense table au centre d'une immense pièce à cha-
que bout de laquelle brûlaient des arbres entiers engouffrés en
des foyers plus grands qu'une chaumière.
Nous avions d'autant plus hâte d'y arriver que nous
devions, venant chacun d'une aile lointaine, geler tout rond
s
dans les interminables corridors glacés. La première fois je
m'y étais d'ailleurs perdue, mal guidée par le son du gong qui,
résonnant encore après s'être tu, semblait venir de tous les
côtés à la fois, mais je m'y étais fait l'oreille et surtout je
m'étais fabriquée des repères à partir des lords à perruques et
des ladies à petit bonnet de dentelle qui jalonnaient le chemin
de la
salle à
dîner
manger
.
Derrière nous, à table, veillaient le maître d'hôtel
et ses aides, si pleins de sollicitude à notre égard
qu
[i]
'
à peine
avions-nous trempé nos lèvres dans notre verre qu'une main se
tendait pour nous en remettre une goutte.
Lady Curre, tout le contraire de la petite créature
desséchée pour qui je l'avais prise, était une grande femme sta-
tuesque,
à
épaules
larges
, marchant à longues enjambées, parlant
haut, du genre que l'on appelait dans le milieu, je crois me le
rappeler, a horse woman,
non
pas
, grands dieux!
parce qu'elle res-
semblait à un cheval mais parce qu'elle vivait pour ainsi dire
dans la compagnie des chevaux
autant
pour le moins
que celle
des
?
d'êtres
humains et les aimai[n]t
it
probablement mieux aussi
. Elle
assistait à toutes les chasses à courre de la région, en donnait
fréquemment et m'entra
î
na
[n]t
à l'une d'elles afin, dit-elle, que
je puisse un jour, de retour au Canada,
raconter comment
elle
le tout
cela
se passait
. Je possède toujours, parmi mes souvenirs de ce
temps-là, une petite photo représentant la meute, les cavaliers,
les serviteurs avec leur plateau apportant le verre à boire
,
avant
le départ
,
aux invités en selle, tout cela inscrit sur le côté
Versailles du château.
Comment j'étais tombée dans ce milieu, un soir
,
à dîner,
—
alors que les deux écrivains invités, se disant amis de Chesterton
et l'appelant G.K., causaient avec la poétesse aux cheveux teints
mauve pâle[,]
—
me parut soudain si surprenant que je pense avoir en
esprit complètement quitté les lieux pendant plusieurs minutes.
Souvent ma propre vie m'a étonnée — et à qui donc au fond
sa
propre vie
[,]
ne paraît
-elle
pas
la plus étonnante de toutes! — mais ce
soir-là, elle me confondit. J'eus l'impression d'être en dehors
de moi, quelques pas en arrière, de me voir assise au milieu de
ce beau monde et de n'en pouvoir croire mes yeux. Quelque chose
d'ahuri dut se faire jour sur mon visage car Lac
d
y Curre, coupant
soudain la parole à la poétesse, me lança assez fort, de son bout
de table éloigné:
— Child! Lost again in your reverie! A penny for
your thoughts.
J'aimais l'expression que m'avait souvent adressée
Esther quand elle me voyait perdue dans "the stories of that
wandering mind". Je ne pus m'empêcher de faire un sourire à
Lady Curre, même s'il était un peu désemparé. Je crus compren-
dre qu'elle n'était pas si épeurante qu'elle pouvait en avoir
l'air et qu'à cette femme personne n'avait peut-être jamais parlé
langage humain. Pour ses serviteurs, elle était my
i
lady et ils ne
lui parlaient que sur
un ton d'obséquiosité
qui
chercha[n]
i
t
à avoir
l'air affranchi. Ses convives pique-assiettes qu'elle gardait
parfois longtemps
,
faute de mieux, lui donnaient des "dear Geneva"
à tour de bras qu'elle accusait, j'avais remarqué, d'un léger
froncement de sourcils. Je ne sais ce qui m'amena à lui avouer
ce que j'avais vraiment ressenti.
—
Je me suis vue,
i
ci
,
lui dis-je,
ici,
comme du lointain?
de ma vie, depuis ma
[illis.]
petite rue d'une
petite ville des plaines
de l'Ouest
C
c
anadien, et
la vérité
c'
est que je n'arrivais pas à me
croire chez vous
, Lady Curre. Et je n'en suis même pas encore
sûre.
Elle sourit et dit aux autres qu'elle entendait enfin
sous son toit une parole qui n'était pas juste du chit-chat et
que j'avais dit juste, personne au fond ne croyant vraie sa propre
vie.
Elle s'attacha tellement à moi à partir de ce soir-là
que je pris peur, car elle parla de me garder, ma semaine finie,
pour un bal qu'elle donnerait dans une dizaine de jours et où
je pourrais rencontrer la jeunesse du pays. Je me dis attendue
dans le Dorset pour la semaine qui venait, ce qui d'ailleurs
était la stricte vérité.
Avant de quitter, j'avais envoyé la femme de chambre,
une jeune a
A
llemande qui s'occupait de moi, déposer avec mon
Thank you note un petit cadeau d'adieu dans la chambre de Lady
Curre. A c
C
[o]
a
d[a]
o
gan Garden, Lady Frances m'avait gentiment fait
comprendre que je serais bien vue de laisser, en partant, à qui
m'avait invitée, un petit rien en guise de gratitude, n'importe
quoi faisant l'affaire, c'était l'intention qui comptait. J'avais
erré des heures chez Harrod's à la recherche d'un cadeau de deux
dollars au plus et qui ne ferait pas trop mesquin. J'avais fini
par acheter un brin de muguet fait main à porter au revers d'un
tailleur ou comme fleur de corsage. D'un peu loin, il pouvait
avoir l'air de muguet vivant. Je l'avais trouvé, ma foi, assez
beau, et l'avait fait emballer dans une gentille boîte. Mais
depuis le moment où j'avais enfin fait connaissance avec mon
hôtesse
à
l'
allure de cavalière
, je doutai fort qu'elle p
û
t être
entichée de mon présent.
Je devais donc
choir
presque
de surprise
lorsque, de
retour à Londres, j'y trouverais, m'attendant,
une detta
un mot
de Lady
Curre dans
laquelle
[lequel]
lequel
, en lettres hautes de six pouces au moins,
elle me remerciait infiniment de mon charmant cadeau, disant
qu'elle le garderait précieusement et le chérirait toute sa vie,
«
«
as the one and only gift of the kind —
so sweet of you, child;
!
-
—
that I have ever been presented with.
»
Je crus quelque temps qu'elle se moquait peut-être un
peu de moi, ou encore enfilait des mots, n'importe lesquels, à
mon intention pour en remplir une feuille de son beau papier qui
gris
perle, mais, petit à petit, j'en suis venue à me demander si elle
n'était pas en quelque sorte enchantée d'avoir reçu une fois dans
sa vie
,
des fleurs qui n'étaient pas vraies.
"Only an imaginative girl like you, disait-elle,would
have thought of such a gift."
Pour me rendre de Chepstow en Dorset, il aurait été
presque plus simple de retourner à Londres et d'y prendre un
train en direct pour Weymouth
re
ou
quelque ville du sud. Mais je
préférai voyager across country, toujours encombrée de ma malle,
changeant de train
en
dans
des petites gares
perdues,
perdant du temps
en
dans
chacune
à attendre la correspondance, mais j'obtins ainsi un
aperçu de l'Angleterre profondément rurale que je n'aurais jamais
connue autrement, et je garde malgré tout un souvenir émerveillé
de cet ahurissant voyage.
Conduite par son chauffeur — qui était aussi le jar-
dinier
et
l'
homme à tout faire
— mon hôtesse m'attendait à la gare
de Bridgeport. C'était une vieille petite femme en gros souliers
plats de marche, habillée de tweed informe, le visage plein de
verrues et portant un énorme chapeau de peluche enfoncé jusqu'aux
oreilles. Elle me parut si laide, si mal fagotée que je me disais
tout en roulant
en silence
, assise
auprès d'elle
,
dans le fond
de la voiture: "Ce n'est pas possible, je ne pourrai jamais
faire la semaine en compagnie de cette personne." Mais comme
elle levait un peu le visage sous le bord
de
son vaste chapeau,
j'aperçu
s
son regard et je fus si frappée par la bonté, la grâce
souriante, la finesse et l'intelligence qui s'en dégageaient
que je cessai tout net
de
l'en
la
trouver laide
.
D'origine anglaise, elle avait été élevée en Australie,
son père y ayant fait fortune dans l'élevage des moutons. A sa
mort, elle était revenue [l]
s
'établir en Angleterre et avait choisi
le Dorset tout bonnement parce qu'elle avait pu y trouver, offert
en vente,
un vieux cottage
de pur style élisabéthain.
,
tel qu'elle en avait
sou
toute sa vie
.
.
souhaité un
souhaité un,
de pur style élisabéthain.
,
Avec l'aide
seulement
d'une cuisinière
et de son jardinier-chauffeur, elle menait une
vie paisible, recevant de temps à autre quelques invités comme
moi pour l'égayer et aussi pour faire sa part dans l'édification
d'un bon sentiment à travers l'Empire.
Comme nous roulions vers Matravers Cottage, c'est à
peu près ce que me raconta Miss Shaw, tout en m'appelant de temps
à autre "my lamb", ce que je pendais d'abord
être
une
pure habitude
de sa part, assez naturelle d'ailleurs pour une personne qui avait
été élevée parmi les moutons. Mais bientôt je saisis que c'était
plutôt chez elle un terme affectueux qu'elle remplaça d'ailo
l
eurs
bientôt, à mon usage, par "my niece", celles de ses lambs qu'elle
aimait le mieux devenant de la famille, m'expliqua-t-elle, car
décidément la sienne propre ne faisait pas le poids
,
se ramenant
en tout et pour tout
qu'
à une seule vraie nièce
.
Et telle
qu'elle
quelle
, comme sa
mère
nièce
, elle me présenta au
pasteur, au squire du village, à celui des hautes terres que nous
avons croisé à cheval, partout où elle me mena me faire voir et
entendre.
Nous arrivâmes au plus charmant cottage que je pense
avoir vu en Angleterre. C'est
une des rares habitations,
—
avec
peut-être un mas à grosses tuiles rousses au bas des Antiques
près de Saint-Remy-
en
de
-Provence,
et
une autre vieille maison, cette
fois
,
en Gaspésie,
—
où je m'imaginai, dès
en les apercevant
que je les aperçues
, que
je pourrais y vivre
toute ma vie sans
désirer
d'
aller
jamais[?]
chercher mieux ailleurs.
De proportions harmonieuses, en pierre grise adoucie
par le temps, la pluie, les vents, coupé à intervalles parfaits
de fenêtres à croisillons qu'encadrait un trait blanc, il s'é-
levait sur l'herbe un peu rude d'une sorte de plate-forme natu-
relle pour dominer une échappée de downs peut-être plus beauxX
encore que ceux d'Upshire car, tout au bout, on apercevait le
fil brillant de la mer qui étincelait au soleil. J'ai même par-
fois cru l'entendre battre
,
là-bas
,
le rivage d'où Stevenson aurait
fait partir le voilier à la recherche de l'Ile au Trésor.
Ma chambre était magnifique, spacieuse, mais pas trop.
De la fenêtre à croisillons et doubles battants, je découvris
une immensité de vagues terrestres atteignant cette fois, à vue
d'oeil, les vagues océanes. Je me couchai pour la première fois
de ma vie dans des draps de lin. La cuisinière-femme-de-chambre
y avait déposé une ancienne bouillotte en grès enveloppée d'un
petit manteau de laine pour qu'elle ne)( me brûle pas les pieds.
Miss Shaw, accompagnée de
son
scotch terrier
skye-terrier
au regard, derrière
tout son poil, presque aussi fin que celui de sa maîtresse, vint
voir s'il ne me manquait rien. A combien d'oasis heureuses
suis-je donc arrivée au long de ma vie, dont il me semble aujour-
d'hui que je n'avait
s
s
qu'à marcher
au-
devant
de
moi
avec confiance
pour les découvrir à l'horizon et m'y sentir aussitôt à l'aise.
Miss Shaw tenait absolument à ce que je voie Bath, la
ville d'eau célèbre au temps du Régent, bien que ce ne f
û
t pas du
tout la saison propice. Peut-être tenait-elle elle-même beaucoup
à revoir un endroit où elle avait été dans sa jeunesse. Toujours
est-il que nous voilà en route, un beau matin, conduites par
Jeremi[e]
a
h qui s'occupait aussi de nous trouver nos chambres d'hô-
tel, de poster nos cartes postales et de nous prodiguer mille
soins. De Bath, nous avons poussé une pointe jusqu'à Bristol
où Miss Shaw avait une amie qu'elle tenait à saluer et qui nous
garda à coucher. En face, c'était le pays de Galles que Miss
Shaw me surprit à tâcher d'apercevoir au loin avec une certaine
envie d'y aller sans doute, car elle me dit que ce serait pour
la prochaine fois.
Au retour, elle me demanda si je préférais rentrer
par le chemin de la côte ou par les landes. J'avais déjà fait
une bonne partie de la côte lors de mon voyage avec David et sa
mère si critiqueuse. J'optai pour les landes. Nous avons fait
un long détour pour rattraper Broadmoor puis Exmoor. Ces éten-
dues sauvages à herbe rude, sans habitations, sans cultures,
hantées par un vent fou sous d'immenses ciels tourmentés me
soulevaient d'exaltation. D'où vient que de stériles paysages,
nus et poignants, me rendent tout à coup à une sorte de libéra-
tion, qu'ils délivrent en moi
quelque
une
une
élan
souffrance
retenu[F]
e
?
Il en fut
ainsi en Bretagne à la vue des landes de Lanvaux que je m'ima-
ginai ne vouloir jamais quitter, restant à contempler leur déso-
lation dans une fascination sans fin. Egalement, quand, du col
de Vence, je découvris l'étendue d'herbe sifflante livrée au
vent des hauteurs et qu'habitent seuls des blocs de pierre noire
dressés dans
des
les
poses les plus énigmatiques
. Et pourquoi ces
paysages comme malheureux m'ont-ils été presque toujours plus
consolants que ceux que l'on dit riants, harmonieux ou enchan-
teurs? Miss Shaw, élevée dans de sauvages régions de l'Australie,
semblait en tout cas comprendre mes goûts et les approuver. Que
de fois, en cours de route, avant même que je le lui demande,
elle pria Jeremi
a
h d'arrêter la voiture pour me permettre d'aller
marcher seule, par quelque sentier dans les ronces, vers un ho-
rizon poignant.
A peine de retour à Matravers, elle me mena voir la
ville de Dorchester où le sanglant juge Jeffrey envoya des gens
par milliers au gibet. Nous sommes revenues par la jolie ville
de Weymouth. A propos de chaque endroit, Miss Shaw avait quelque
histoire à me raconter qui ne me paraissait pas très exacte.
N'importe! Je regardais s'animer, pour me faire plaisir, cette
vieille dame qui m'avait paru si laide à mon arrivée et qu'à
présent j'en étais venue à trouver belle avec ses yeux pétillants
de la joie qu'elle éprouvait à avoir auprès d'elle quelqu'un de
jeune à travers qui retrouver l'enthousiasme de sa propre jeunesse.
"Those half dead old souls",
disait-elle
de plusieurs
de ses
voisins
pourtant plus jeune
s
qu'elle
pour
la plupart
, "ils ne vibrent
plus à rien, ne lisent rien, ne sentent plus rien."
Voyant que je me plaisais à errer par les downs, elle
finit par me laisser partir seule, le matin, avec des sandwiches
pour le lunch, mais à deux conditions: je devais être de retour
sans une minute de retard pour le thé; je devais aussi me munir
d'une canne en guise d'arme de défense pour le cas où je ferais
une mauvaise rencontre. Elle me montra même comment m'y prendre —
elle l'avait appris jeune dans le ranch isolé, en Australie —
pour avoir raison d'un assaillant en lui assénant un coup sec
sur la tempe.
Je pense avoir été fidèlement de retour pour le thé
qu'elle aurait éprouvé trop de désolation à prendre seule. Quant
à la canne, à peine
étais-je hors de
la
vue
de Miss Shaw
que
je
l'enfouissais au bout d'une haie pour le reprendre au retour.
Et je m'appuyais sur elle lourdement à chaque pas
si je voyais
poindre
poindre
à la fenêtre
le visage de Miss Shaw. Elle, en se portant à ma
rencontre, se montrait réjouie et me félicitait:
— Rien comme une canne, hein, pour aider la marche en
terrain raboteux. Good G
g
irl! Good G
g
irl!
En retour d'une si généreuse hospitalité, que me de-
mandait la vieille demoiselle sinon de l'écouter me raconter les
heures glorieuses de sa jeunesse quand elle accomplissait vingt
milles d'une traite à cheval, pour se rendre à la ferme voisine.
Elle aimait bien aussi que je la fasse rire en imitant, avec mon
accent déjà curieux, le curieux accent des gens du pays. "Give
me a lilt out of your youth, disait-elle, you have some to spare..."
C'est d'elle en partie que j'ai appris comme nous sommes néces-
saires les unes aux autres, les vieilles âmes que
la jeunesse
autour
d'eux
d'elles
console
nt
de la perte de leurs années ardentes, les
âmes jeunes qui s'effraient moins de la vieillesse lorsqu'
ils
elles
la
voient encore capable de s'émerveiller et de se réjouir à leur
vue.
Miss Shaw aimait bien aussi, après le plantureux dîner,
que je fasse avec elle une partie d'australian rummy qu'elle
m'avait enseigné. Nous tirions la table à carte
s
presque dans
les flammes du foyer,
le petit
scotch
skye
-terrier
venant s'y instal-
ler le nez collé au feu, ce qui était mauvais pour ses yeux
,
disait
sa maîtresse, mais il n'y avait pas moyen de le chasser, la vue
des flammes le fascinait lui aussi, et nous commencions notre
partie. Presque chaque soir je battais Miss Shaw et elle se
fâchait.
— May you be thoroughly bedeviled, me lançait-elle.
Dans ses brousses australiennes, si elle y avait appris
beaucoup sur la nature elle-même et sur celle des hommes, elle
avait par ailleurs acquis des habitudes de langage qui la sin-
gularisaient quelque peu dans son milieu du Dorset assez guindé.
De sous la ju
p
e de sa maîtresse,
le
scotch
skye
-terrier
grond
i
a
t à
sa manière comme s'il m'en voulait de l'avoir battue aux cartes.X
C'était là l'unique ombre au tableau de bonne entente
que nous formions, Miss Shaw et moi, dans notre habitation isolée
au milieu des downs. Le petit chien rébarbatif ne me disait ni
bonjour ni bonsoir. Si je l'invitais à la promenade avec moi,
qu'il adorait pourtant, il secouait rageusement la tête avec un
air de dire: "Tiens tes distances si tu veux que je garde les
miennes." J'étais d'autant plus affectée par ces manières bour-
rues que Miss Shaw le déclarait le meilleur juge des humains
qu'elle eût connu. "
Jamais, me disait-elle, il
ne
s'est trompé
.
Quand est venu ici quelqu'un à qui il a refusé de donner la patte,
je
peux
pouvais
pouvais
être sûre
que j'en apprendrai
s
de belle
s
sur cette personne
un jour au l'autre. J'ai ainsi découvert bien de faux amis. Par
ailleurs, s'il fait bon visage à l'invité sous mon toit, je peux
dormir tranquille. Je sais que j'ai affaire à quelqu'un de franc
et d'honnête."
— Ce qui n'est pas de bon augure pour moi, ai-je
protesté.
—
Ah,
!
mais Alec
est loin d'avoir dit son dernier mot
sur vous. Il prend son temps. Il met plus de temps à former
son opinion sur certaines gens que sur d'autres. En outre, il
ne faut pas l'oublier, Alec est un Scotchman. He is dour. And
cautio
n
u
s. All this time, he is studying you deeply, don't you doubt it.
Ce qui me mettait encore plus mal à l'aise vis-à-vis
X
du
le scotch
[illis.]
skye
-terrier que j'avais rebaptisé
,
à la joie de sa maîtresse.
,
Alec-the-i
I
ntellectual,
.
à la joie de sa maîtresse.
,
— C'est justement ce qu'il est, dit-elle. Un intel-
lectuel! Je cherchais depuis longtemps le qualificatif qui lui
conviendrait et voici que vous l'avez trouvé. Viens près de moi,
Alec-the-intellectual!
Vers neuf heures, neuf heures et demie au plus tard,
Miss Shaw, toute somnolente, se retirait. J'ignorais son âge.
Plus tard, j'ai su qu'elle devait alors avoir près de quatre-
vingt sept ans. Elle disait: "Allons, viens mon vieux Alec,
nous avons de l'âge tous deux, c'est le temps d'aller nous cou-
cher."
A mi-chemin dans l'escalier, elle s'arrêtait pour me
regarder
,
pelotonnée dans un fauteuil avec un livre que je venais
de prendre dans un rayon à côté de moi. Elle possédait
la plus
une
extraordinaire collection
de livres traitant
des plus
grandes
[illis.]
effrayantes
affaires criminelles
de tout temps et en tout pays. En ayant
commencé
é
la lecture, j'étais tellement empoignée que j'avais
presque hâte de voir Miss Shaw se retirer
,
pour me plonger dans
cette atmosphère d'horreur qui me tenait en haleine.
Miss Shaw s'en doutait et m'en voulait un peu, tout
en comprenant mon engouement, car elle avait dû
lire
toute
la collec-
tion
, ayant pris la peine de la rapporter d'Australie, trente
volumes en tout
,
dorés sur tranches, à épaisse couverture rouge.
C'était l'heure où le vent des downs et le vent de la
X
mer se rencontraient sur notre piton isolé pour se livrer un
combat rugissant.
Miss Shaw l'écoutait, une main sur la rampe de l'es-
calier.
— J'ai habité dix maisons en ma vie, presque toutes
isolées, me confiait-elle. Et c'est la seule où les vents
accourent se jeter contre elle de tous les côtés à la fois.
Il y a là un mystère insondable. Le malheur a sûrement habité
un jour cette vieille maison au cours de ses quatre cents ans
d'existence. Savez-vous, je ne serais pas surprise qu'elle recèle
un squelette quelque part entre ses murs épais.
Je comprenais bien qu'elle en remettait avec l'idée de
me faire quitter mon livre et monter me réfugier avec elle à
l'étage. Mais ce vent de malédiction ajoutait au bien-être que
j'éprouvais à lire ma sinistre histoire auprès d'un feu qui pé-
tillait doucement.
Alors elle me jetait, comme en anathème, du haut des
marches:
— May you be thoroughly frightened. Shaken to the
bones.
Bien des heures après qu'elle m'eut quittée, un soir,
alors que je m'étais laissée emporter à lire jusqu'au milieu de
la nuit, je crus entendre un léger bruit. Une seconde plus tard,
je sentis une langue douce me lécher la main. Alec-the-intellec-
tual, à travers les poils de son visage, me considérait d'un air
de bonté, de douceur, d'infinie affection, mais aussi avec une
certaine malice très fine comme s'il eût cherché à me faire en-
tendre: "Il ne faut pas le lui dire. Elle veut être la seule
aimée de moi. Elle n'a pas beaucoup d'autres amis, au fond.
Et c'est aussi que je l'aime trop moi-même pour risquer de lui
faire la moindre peine." Et il appuya son museau sur mes genoux
avec confiance pendant que je flattai
s
son front, essayant d'en
bannir les soucis.
Ma semaine terminée, Miss Shaw m'en avait accordée une
autre et, celle-ci à peine entamée, m'offrait de rester jusqu'à
la fin du mois. Cette fois, il m'apparut que je ne devais pas
abuser d'une hospitalité si large et que d'ailleurs il était
temps pour moi de rentrer à Londres. Pourquoi? Personne au fond
ne m'y attendait. J'en avais même peur, comme si l'ennui, le
chagrin que j'y avais connus, n'attendaient que mon retour pour
se jeter de nouveau sur moi, alors que j'étais ici à l'abri
,
à
Matravers Cottage, et même, en quelque sorte, heureuse.
Ce qui
,
à mon sujet,
m'a
en fait
,
à mon sujet,
causé
le plus d'étonnement, c'est peut-
être que,
en dépit de
malgré
ce fond
de détresse qui ne m'a guère quittée,
j'ai si souvent pu être heureuse et laisser penser à beaucoup que
j'étais, que je suis d'une nature gaie et rieuse — et sans doute
ai-je été ainsi, au-delà d'une tristesse qui souvent alors se
laissait oublier.
Il se passa avant mon départ une petite scène que je
donnerais cher pour qu'elle n'eût pas eu lieu, encore qu'elle
m'ait laissé un souvenir attendrissant. The intellectual et moi
avions bien observé nos conventions, moi ne le flattant jamais
et lui poussant son rôle jusqu'à prétendre gronder à mon passage.
Pourtant, quand ma malle et ma valise furent descendues
en bas de l'escalier par Jeremi[e]
a
h, et qu'il me vit moi-même des-
cendre dans mon manteau, il perdit soudain tout contrôle sur
lui-même. Il se jeta à mes pieds qu'il embrassa, il essaya de
grimper à mes genoux, il pleurait d'un chagrin comme inconsolable,
et je croyais entendre à travers ses pleurs sa plainte: "Qu'est-
ce qu'on va devenir, moi et
ma
[w]
v
ieille
maîtresse
, tous deux bien
vieux et seuls dans cette maison exposée à tous les vents?"
J'aurais voulu le consoler et ne l'osais pas.
Je rencontrai le regard de Miss Shaw. Il exprimait une
sorte de satisfaction de se voir confirmer par The Intellectual
qu'elle avait eu raison de placer sa confiance en moi. Il disait
aussi la stupéfaction et la peine de voir partagé avec une autre
le sentiment que son petit chien n'eût dû éprouver que pour elle.
A la fin, elle prit le parti de rire de tout cela,
quoique peut-être pas d'un coeur entier:
— Il nous a joué le tour, il nous a bien eues, ce petit
Ecossais du diable!
Rentrée à Chis[illis.]v
w
ick, ce fut pire encore que je ne m'y
attendais. Tout me manqua à la fois de ce qui m'a toujours le
plus aidée à supporter de vivre: la vue du ciel, d'une étendue
de pays ouvert, la voix du vent même triste ou déchaîné qui hante
les arbres. Ma mélancolie me revint et s'empara de moi bien plus
profondément qu'avant. Tous mes efforts pour en sortir, mon sé-
jour à Itton Court et chez Miss Shaw ne semblaient avoir abouti
qu'à me faire me sentir plus désemparée que jamais.
Il pleuvait presque interminablement en cette fin de
novembre. Nous n'avons pas vu le ciel pendant deux semaines
d'affilée. Je ne pouvais plus aller me consoler aupr
è
s de l'inouîe
beauté
et variété
de l'existence
végétale dans mon cher jardin de
Kew. Il pleuvait, il pleuvait! Je ne voyais presque plus Bohdan.
Il est vrai que j'étais allée me loger bien loin de mes amis. Il
me le reprochait lorsque nous nous rencontrions encore quelque-
fois, à mi-chemin pour ne pas trop le retarder alors que, son
violon sous le bras, il était en route pour une émission à la BBC,
ou courait
à une
pratique
répétition
avec l'orchestre symphonique de Londres.
Parfois, il prenait le temps de m'inviter dans un ABC au passage
pour prendre une tasse de thé, et il faisait de son mieux pour
m'encourager,
lui à qui
alors,
il restait
alors
à peine
deux
trois
ans à vivre
,
et on eût dit qu'il en avait le sentiment, l'air fiévreux, agité,
jamais
, au vrai,
en repos
. De Stephen, nous n'avions aucune nou-
velle. Bohdan pensait qu'il devait être parti en ses visites
clandestines à des militants de pays voisins de l'Ukraine et
qu'un jour il y laisserait sa peau. Lui-même Ukrainien d'origine
et fort attaché à la culture de ses ancêtres, il jugeait dérisoi-
re le rêve de la libération de ce pays par une poignée, me
disait-il, d'exaltés. Après ces brèves rencontres, je le perdais
de vue pendant des semaines. J'avais retrouvé Phyllis, et nous
sommes allées encore quelquefois au théâtre ensemble. Que je ne
me souvienne plus des pièces que nous avons vues alors en dit
long sur l'état d'esprit où je devais être. Il y a des pans en-
tiers de ma vie qui ont ainsi disparu de ma mémoire, tout simple-
ment, je suppose
,
parce que
moi-même
j'
étais alors
comme disparue
du monde. Je ne faisais plus que glisser à la surface des choses,
ne retenant rien. Et pourtant comme à Paris et à mon insu, je
devais enregistrer certains moments de cette partie de ma vie, car
il m'en revient quelques-uns parfois comme s'ils remontaient d'un
rêve très profond. Mais Phyllis et moi habitions chacune à une
extrémité opposée de Londres et, pour nous retrouver à Kensington,
à mi-chemin, il nous fallait déjà compter chacune sur un intermi-
nable trajet. Du reste, Phyllis était très prise par ses cours.
Tenace, elle les poursuivait au Guildhall sans faire montre, je
crois bien, de plus de talent. Je me suis souvent demandé
e
, après
que j'ai cessé d'avoir de ses nouvelles, si elle était parvenue
malgré tout à faire carrière — si on peut appeler carrière une
existence consacrée à interpréter le genre de petits rôles ingrats
qu'il fait bien que quelqu'un joue quoiqu'ils passent pour ainsi
dire inaperçus, et si Phyllis avait conscience, au bout de tout
cela, d'avoir en quelque sorte réalisé son but. Après tout,
pourquoi pas? Il y a bien des écrivains qui tout au long de leur
vie
n'écrivent que
des
^
d'habiles
'habiles
banalités
. Pourtant, ils ont peut-être mis
autant d'effort, autant de persévérance que d'autres à écrire leurs
grandes oeuvres, et ce serait juste qu'ils ressentent un peu de
fierté tout de même de leur semblant d'accomplissement.
Pour ma part, j'avais entendu parler d'un théâtre expé-
rimental non loin de Chisev
w
ick où l'on garantissait aux élèves
inscrits de petits rôles sous la direction d'un metteur en scène
professionnel
,
et l'apprentissage d'à peu près tout ce que l'on
peut acquérir en assistant aux répétitions d'une pièce en chantier.
C'était à peu de choses près ce que j'aurais eu gratuitement chez
ces Pe
i
toëff mais qu'ici l'on faisait payer cher. Je commis la
bêtise de m'y inscrire et ne tardai pas à m'apercevoir que je
m'étais laissée exploiter. Quelques autres Canadiens dans le même
cas et moi-même sommes allés ensemble nous plaindre à la Maison du
Canada et nous avons obtenu le remboursement de la moitié de la
somme payée à cette supposée école d'art théâtral.
Je n'écrivais pour ainsi dire plus. Je ne voyais même
pas que j'aurais jamais quelque chose à dire. Un seul tenace
désir persistait en moi à travers ce dernier mois que je passai
à Londres, et c'était de retourner à Upshire. Je savais que le
cottage, en cette saison, était humide et froid. Esther m'avait
dit y être enrhumée tout au long de l'hiver, ne parvenant pas à
chauffer convenablement la maison. Son père était repris par sa
vieille bronchite qui s'agravait d'année en année. N'importe!
J'étais incapable de me représenter Century Cottage autrement
qu'entouré de ses fleurs et face aux downs perpétuellement enso- X
leillées. Et même s'il devait faire froid et triste là-bas, j'y
serais mieux avec ceux qui m'aimaient et que j'aimais que
n'importe
où
ailleurs
au monde
. Je finis par
écrire à Esther
en
lui demandant
si je pouvais venir passer quelques semaines.
Deux jours plus tard, elle m'appela au téléphone. Dans
cette maison où j'habitais maintenant, je n'avais pas souvent en-
tendu quelqu'un me crier d'en bas que j'étais demandée au téléphone.
Je frémis d'angoisse comme si l'appel ne pouvait signifier qu'une
terrible nouvelle. Je fus encore plus inquiète quand je reconnus
la voix d'Esther, elle qui ne pouvait téléphoner que de la cabine
en face de la poste, détestant tellement la chose qu'elle ne s'y
résignait que dans les plus graves circonstances. Je l'entendis
comme du bout du monde,
à cause de la réso
n
nance
peut-être
de sa
voix
dans la cabine fermée, qui me disait:
— Très chère, il n'y a rien au monde qui j'aimerais
mieux que de vous recevoir, mais la soeur de Père, ma chère vieille
tante de Malvern, est au plus mal. Nous partons tôt demain, Père
et moi, pour aller vers elle. J'ai hésité. Père n'est pas bien.
Il tousse beaucoup. Il fait même un peu de fièvre le soir. Mais
il insiste pour aller au secours de sa soeur. C'est la seule qui
lui reste de leur famille. Ils ont besoin l'un de l'autre à cette
heure.
— Mais Esther, ai-je protesté, votre P
p
ère est trop
fragile pour ce voyage, surtout par ce temps humide. Il arrivera
malade et de quel secours sera-t-il alors?
— Je le couvrirai de tou
an
t de laine, je veillerai si
bien sur lui qu'il ne prendra pas plus froid en voyage qu'ici.
De toute façon, c'est un risque qu'il faut courir. Père ne se
pardonnerait jamais de n'être pas allé à l'appel de sa soeur mou-
rante.
Qu'est-ce qui me prenait de lui tenir tête alors qu'elle
devait être toute frissonnante de froid dans la cabine glacée?
— Mais Esther, ne m'avez-vous pas dit cent fois que nos
âmes immortelles se rencontreront dans le bonheur ineffable, cette
vie terminée. Puisqu'ils se retrouveront sûrement, Father Perfect
et sa chère vieille soeur, pourquoi l'exposer à la fatigue, à
l'émotion du voyage? Il pourrait lui-même en mourir.
Le silence dura alors si longtemps que, tout apeurée,
je me pris à appeler: Esther! Esther!
J'entendis enfin sa douce voix me reprocher:
— Certainement nous nous retrouverons dans le bonheur
,
autour du Seigneur, nos peines oubliées. Mais j'ai beaucoup
réfléchi à tout ceci, sachez-le, Gabrielle, et il me semble impor-
tant que les êtres qui s'aiment et vont être séparés se rencontrent
une fois encore en cette vie... avec toutes leurs peines...
— Mais puisqu'elles seront oubliées à jamais, ainsi
que vous disiez!...
Elle r
é
[j]
p
é
ta doucement avec une infinie pitié:
— Avec toutes leurs peines...
C'est important
a
A
nd also
to say good-bye
properly... on this earth.
Je remontai dans ma chambre et songeai à ces paroles qui
n'en finissaient pas de résonner dans ma tête. Je ne parvenais
pas à les chasser. Je n'y suis jamais pervenue. Elles me revien-
nent chaque fois qu'un être que j'aime va m'être enlevé.
... nous rencontrer une dernière fois... en cette
vie... avec toutes nos peines... et nous faire convenablement
nos adieux...
Mais pourquoi, si elles doivent être effacées par le
bonheur final?
Peut-être
,
alors,
afin
qu'il en reste trace quel-
que part dans la conscience:
.
Je songeai à ma mère qui, à cette heure même peut-être,
la plume à la main, cherchait les difficiles mots qui, tout en me
laissant ma liberté, me ramèneraient à la maison. Depuis l'affai-
re de Munich, je voyais bien qu'elle n'avait cessé de craindre
pour nous deux. Elle ne le disait pas en toutes lettres, mais
elle croyait que la guerre allait éclater bientôt, que je serais
peut-être empêchée de rentrer au pays, que nous ne nous rencon-
trerions pas une dernière fois, elle et moi, avec toutes nos peines...
et elle avait apparemment plus de chagrin de cela que
de toutes
l
d
es peines
elles-mêmes
souffertes
au cours de sa vie.
Finalement je tombai malade. Etait-ce de vraie maladie
ou de renoncement à tant d'efforts qui semblaient ne me mener
nulle part? Sans doute des deux à la fois. Je faisais un peu de
fièvre le soir. J'avais très mal à la gorge. Je ne sortais plus
pour aller manger dans les casse-croûte des environs, et ma logeu-
se ne m'apportait pour ainsi dire rien. Phyllis traversa Londres
maintes fois pour m'apporter un grand pot de bouillon, des bis-
cuits, des fruits, des remèdes. J'aurais pu rire parfois au
spectacle de ma propre vie. Hier
,
dans un château à me laisser
dorloter par une femme de chambre attachée à moi presque exclusi-
vement, qui faisait couler l'eau de mon bain, disposait ma robe
repassée pour le dîner... et aujourd'hui abandonnée à moi-même
dans une chambre glaciale.
Phyllis insista pour que je consulte un médecin. Je
finis par céder, à bout de résistance. C'est elle, je crois,
qui prit le rendez-vous. Connaissait-elle un nom en particulier
parmi ceux des célèbres médecins de Harley street? Je n'en sais
plus rien. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'un beau jour
je me trouvai dans le cabinet de consultation d'un des très grands
spécialistes de Londres en oto-rhino-laryngologie. Il m'examina
longuement la gorge, l'arrière-gorge et les sinus comme on le
faisait alors au miroir de tête.
Il m'apprit que j'avais les muqueuses très endommagées,
les sinus probablement infectés depuis longtemps, et il me deman-
da avec une certaine sévérité
,
comment j'avais pu en venir là
,
à
mon âge. Je pensai aux chambres glacées où j'avais dormi, surtout
à Cardinal où je devais casser la glace de mon broc pour me laver,
mais aussi dans notre maison de la rue Deschambault au temps le
plus dur de notre vie, quand maman devait baisser le feu au mini-
mum par des nuits de moins trente degrés fahrenheit.
Le grand homme de Harley street me dit qu'il ne voulait
pas m'alarmer outre mesure, mais que, si je ne faisais pas atten-
tion, j'allais me préparer pour plus tard de bien vilains troubles
respiratoires.
Que j'étais loin, ce jour-là, encore à peu près indemne,
de prendre son avertissement au sérieux et d'imaginer que
,
des
petits maux d'alors découlerait la terrible maladie qui me rattrapa
enfin, il y a six ans
,
et qui n'a cessé depuis lors de me faire
souffrir. Souvent, quand elle m'éveille la nuit, au bord de
l'étouffement, je me dis que
c'est d'elle
que
sans doute
je
mourrai
comme est mort de l'asthme mon frère Joe et aussi mon
frère Rodolphe. Et surtout, en me rappelant sans cesse que je
suis mortelle, c'est elle qui m'a poussée à écrire ce livre que
j'écris maintenant, elle qui m'a révélé tant de choses que je
n'avais pas vues avant, comme si la vie menacée — mais quand
donc ne l'est-elle pas? — projette sur elle-même une lumière
qui l'expose de part en part.
— Mais encore, poursuivit mon médecin spécialiste,
vous avez dû user impitoyablement votre gorge. A quel genre de
travail vous êtes vous donc livrée pour l'avoir si fatiguée?
Je lui dis que j'avais été institutrice
s
pendant huit
années. Il me fit un sourire où il y avait de la compassion et
davantage, me sembla-t-il, de la satisfaction d'avoir vu juste.
Et par la suite
,
j'ai souvent vu ce curieux mélange d'expressions
sur le visage de bien des médecins.
— Eh oui, fit-il, huit années à parler presque sans
arrêt du matin au
soir
,
et
sur un ton
presque toujours un peu
surélevé à cause du bruit,
j'imagine,
et
dans la poussière
de la
craie, voilà qui est dur à la gorge.
Evidemment, on écrivait beaucoup au tableau noir au
temps où je fus institutrice.
— - Et maintenant, me demanda-t-il, quelles sont vos
activités à Londres?
Le climat, vous ne l'ignorez pas,
je suppose,
est
un des plus mauvais au monde pour les voies respiratoires.
Qu'est-ce qui vous y a amenée?
J'avais l'impression bizarre et douloureuse, au fur et
à mesure qu'il me questionnait, que toute ma vie avait été une
fausse route. J'avais exercé le mauvais métier, j'étais dans la
mauvaise ville...
Je lui appris que j'y poursuivais des études d'art
dramatique.
Il tressaillit d'une sorte d'incrédulité, mais, après
m'avoir longuement regardée, concéda que j'étais peut-être douée
pour le théâtre... d'une certaine manière si...
— Vous n'aspirez pas, fit-il avec brusquerie, à une
carrière d'artiste, j'espère?
Je lui dis que j'y avais peut-être un peu pensé... de
loin... sans savoir si je le voulais vraiment.
— Abandonnez l'idée à tout jamais, dit-il catégorique-
ment. Votre gorge ne supporterait pas ce métier. Votre voix vous
manquerait en peu de temps.
Il chercha ensuite à adoucir ses propos, me croyant
attristée par le coup qu'il croyait peut-être m'avoir porté.
Or c'était tout le contraire. Ses paroles venaient de
me soulager d'un poids énorme dont je n'avais jamais su tout à
fait que je le portais. Ainsi se fermait devant moi à jamais
cette fausse route que je m'étais crue tenue d'explorer maintes
et maintes fois après pourtant qu'elle m'eut indiqué que je n'étais
pas
faite pour
cela
elle
. Il ne me restait donc plus maintenant que
l'autre,
au fond
la plus terrible
.
Pendant que je la considérais en esprit, toujours vague
à mes yeux après de si nombreuses incursions, mon médecin tentait
à sa manière de me venir en aide.
— Comptez-vous rentrer bientôt dans votre pays? Le
climat ici, je vous le répète, est des plus néfastes pour vous.
— Bientôt sans doute, lui dis-je, car je vais être au
bout de mon argent.
— - En auriez-vous assez, me demanda-t-il,
pour aller
avant
d'abord
passer
quelques semaines dans un pays de soleil et de dou-
ceur? En Provence par exemple?
L'aimait-il lui-même pour l'avoir vue ou en avoir seu-
lement rêvé au milieu des océans de brume qui assaillent Londres?
Il ne pouvait en tout cas trouver mieux pour me repêcher au bord
de l'indifférence totale où je glissais que ce rappel d'une at-
tirance venant de mon enfance et de ma première lecture de Daudet.
Il dut voir un éclair de vie s'allumer au fond de mon regard qui
avait obstinément fixé le tapis pendant qu'il me parlait de cli-
mat néfaste et de métier que je n'aurais pas dû exercer.
— Allez-y, m'encouragea-t-il. On y vit presque pour
rien. Vous vous y débrouillerez sans peine, j'en suis sûr. Le
soleil et la joie de vivre vous guériront mieux que tous les re-
mèdes que je pourrais vous prescrire.
Je me retrouvai dehors dans un bien curieux état d'es-
prit. Les impressions d'Alexandre Chenevert telles que je les
décrirais longtemps plus tard, à sa sortie du cabinet de consul-
tation, seraient exactement celles que j'éprouvai en quittant
mon célèbre médecin de Harley street. Il m'en avait coûté une
livre — une somme énorme pour moi — pour m'entendre conseiller
d'obéir à mon désir le plus cher.
Je courus à l'agence Cook. Ce qu'il me restait à la
banque — et cette fois presque tout allait y passer — suffisait
à assurer
mon trajet aller
et
retour
, en troisième classe,
Londres-Nice et un séjour de deux semaines dans un pension de
famille à Beaulieu-sur-mer. Pourquoi là? Sans doute parce queX
j'eus affaire à un employé de l'a
A
gence très persuasif ou peut-être
très obligeant, comme c'était le cas dans ce temps-là
,
à l'a
A
gence
Cook, et qui avait lui-même, au cours de vacances, essayé cette
pension pas cher, pouvant en toute bonne foi me la recommender.
Au début de janvier 1939, je partis, accompagnée de ma
malle garde-robe qui allait encore
m'être
cause
source
source
d'ennui
bien
s
bien
plus
s
s
[illis.]
qu'utile
, mais je n'arrivais pas à me résoudre à m'en départir,
sans doute parce qu'elle me paraissait trop liée à mon sort,
à
ses traverses et
à ses
bonnes fortunes
. Deux employés la chargèrent
dans le fourgon à bagage
s
. De ma place
,
dans le train, je les
surveillais étroitement,
ayant toujours
pris grand soin
, lorsque je voyageais
avec elle,
pris grand soin
de m'assurer qu'elle suivait
.
En début d'après-midi, je m'embarquai pour la traversée
Douvres-Calais. Temps plus triste, gris et mouillé on ne saurait
en imaginer. A plein ciel brumeux appelaient des mouettes, com-
me elles avaient appelé lorsque j'avais quitté)( les côtes de France,
un peu plus d'un an auparavant, et leur cri renforçait mon sen-
timent de n'avoir
pas avancé
depuis
d'un pas
, d'en être toujours,
dans ma vie, comme en ce jour désolé, à chercher un chemin impos-
sible à travers le brouillard, la pluie et d'étranges cris étouf-
fés dont je n'arrivais pas à saisir d'où ils venaient et contre
quoi ils essayaient
aient
de me mettre en garde.
La Manche était livrée à une des pires tempêtes de
l'hiver. Notre petit navire à fond pla[n]
t
[d]
montait à la crête de
vagues monstrueuses qui nous laissaient choir brusquement comme
au plus profond de la mer. Je n'ai jamais subi pareil tangage
sauf peut-être en mer Egée, quand l'on nous prit, du bateau de
croisière, pour nous conduire
,
en de frêles caîques
,
contre les vents
les plus tumultueux du monde, à la visite des îles De
e
los et Mi-
ke
o
nos. Mais c'étaient là des traversées de dix à quinze minutes
tandis que celle de Douvre-Calais
,
au temps dont je parle
,
prenait
plus de deux heures.
En un rien de temps, presque tous furent malades. On
voyait les passagers pâlir, verdir,
sortir précipitamment
de la salle à manger
, la main
à la bouche,
.
de la salle à manger
.
,
Attenante à cette salle s'en
trouvait une toute remplie de petits lits de camp
,
qu'on aurait
pu croire dressés dans l'attente d'un foudroyant mal de mer. J'y
fus bientôt allongée au milieu d'êtres gémissants. Le petit ba-
teau craquait de toutes parts. A ses plaintes se mêlaient celle
des h[u]
u
mains et cette autre encore, si hallucinante
,
du vent errant
captif dans les coursives.
Je me crus un moment enfermée dans une de ces affreuses
coques d'autrefois qui mettaient des mois à passer d'Europe en
Amérique,
une
immigrante hoquetante
, soupirante, qui n'arriverait
sans doute pas vivante au terme du voyage, et j'entrevis enfin un
peu de quelle inimaginable souffrance s'était contitué notre pays,
chacun de ces petits poste
s
gagné sur la silencieuse immensité de
côte et de forêt.
J'étais partie de Londres malade d'une bronchite et sans
doute déjà fiévreuse. Une toux tenace, de terribles nausées,
l'étau qui m'enserrait la tête, l'ensemble de ces maux et peut-être
encore plus le sentiment que j'étais un être incapable de me pren-
dre en main achevèrent de m'abattre. Bénin, il se peut, le mal de
mer n'en est pas moins un mal qui
nous porte
le mieux
à croire
que
nous allons en mourir
,
et en venir à le souhaiter. Je n'étais plus
que morne détachement. Pourtant
,
au fond de cette indifférence, je
me rappelle avoir perçu avec tristesse que la vie ne serait donc
en fin de compte
qu'un
que
gaspillage
de rêves, d'efforts, d'élans,
d'espoirs. Qu'en aurait-il été de moi
,
ce jour-là,
me
le
suis-je
parfois demandé
, s'il ne s'était subitement trouvé quelqu'un,
comme en tant d'autre fois où j'en eus le plus grand besoin, pour
me porter secours? J'aurais tout aussi bien pu, j'imagine, me
laisser ramener en Angleterre par le même traversier o
ù
u
y rester
tant qu'on ne m'en eût pas fait descendre de force. A travers les
gémissements qui m'entouraient, une voix calme me parvint:
— Allons! Un petit effort.
!
Avalez une gorgée de ce
cognac. Vous allez voir, rien ne remet mieux le coeur d'aplomb.
J'ouvris les yeux. Je distinguai auprès de moi la jeune
fille dont j'avais tout juste fait la connaissance, sur le pont,
avant le départ. Je l'avais entendue à quelque distance parler
avec un porteur et l'avait
s
identifiée
,
à son accent
,
comme une com-
patriote de langue anglaise,
probablement
de Toronto
. Je m'étais approchée la
saluer. Nous avions échangé quelques phrases. Elle m'avait appris
son nom que j'ai retenu sans peine, celui-là, tellement je le trou-
vai bizarre[:]
,
Ruby Cronk; qu'elle était infirmière de son métier,
et que
,
venant d'achever un stage de perfectionnement à Londres,
elle s'en allait pour l'heure prendre de courtes vacances sur la
Côte d'Azur avant de rentrer au pays. Nous nous étions quittées
pour aller
chacune à
ses
nos
affaires
, sur un
:
"Bye, bye now! See
you later..." qui aurait bien pu n'avoir jamais de suite. Et
voilà qu'elle était près de moi à vouloir me soigner de force
s'il l'e
û
t fallu. Je ne pense pas lui avoir rendu la tâche trop
difficile. Sans espoir comme je me croyais l'être, je dus mettre
ma confiance dans la jeune fille au bon et rond visage placide et
avaler les remèdes qu'elle tenait à me faire prendre.
A peine un peu plus tard, à ce qu'il me par
û
u
, elle me
secouait pour me faire me lever. "Nous allons bientôt débarquer.
La traversée s'achève. Il faut nous préparer." Je tentai de me
soulever mais la tête me tourna et je retombai sur le misérable
petit lit que maintenant je ne voulais plus quitter pour rien au
monde. Ruby ouvrit alors mon sac, y trouva mon passeport. Elle
se chargea de mes affaires en plus des siennes et,
tout en me
soulevant
soutenant
soutenant
, m'entraîna à passer la douane. Curieusement, au lieu
de mille autres soucis qui eussent pu alors m'atteindre, le seul
qui se faisait jour jusqu'à mon esprit brouillé
avait
encore
trait à ma
malle
encore
que j'ai tant de fois craint
de
perdre
et qui de tous
mes entêtements m'a été un de ceux
certainement
qui m'a causé
le
plus d'ennuis
. Je parvins à en dire quelques mots à Ruby. Elle
la récupéra, en trouva les clés, l'ouvrit pour l'inspection.
Nos bagages chargés à bord du rapide pour Paris, nous
sommes parti
e
s en milieu d'après-midi
mais
déjà
il n'y avait
déjà
à peine
plus de
joies, me semble-t-il me rappeler.
jour.
Il pleuvait à torrent
s
.
Des traînées d'eau sillonnaient les vitres que la venue de la nuit,
en effaçant derrière elles toute trace du paysage sombre, rendit
encore plus navrantes et pareilles à des flots de larmes. Ruby
m'avait fait prendre un autre cachet et je m'endormis contre son
épaule comme auprès de l'être
le plus cher
que j'eus
au monde
.
Cette tendresse, ces bons soins, ces marques de bonté
que tant de fois dans ma vie je reçus de la part d'étrangers, leur
souvenir me cause toujours une poignante émotion. Il m'apporte
une confiance renouvelée dans l'être humain, mais aussi une douleur.
Car je crois avoir recueilli plus de marques d'affections
s
de pas-
sants d'un jour, que de beaucoup de mes proches qui, eux
,
il est
vrai, ont eu à me subir longtemps. Peut-être en est-il de même
dans
presque
toute vie
.
A Paris, nous devions changer de gare, récupérer nos
bagages dans l'une, les transporter dans l'autre. Avec les trois
ou quatre mots de français qu'elle connaissait, comment Ruby se
débrouilla-t-elle, je n'en sais trop rien, j'étais tout juste en
mesure de la suivre. J'ai comme un vague souvenir de l'avoir en-
tendue crier à tue-tête, dans son fort accent qui faisait se re-
tourner tout le monde
sans pour autant
que personne se porte
se porter
à notre secours
:
"Porteur!... Porteur!..." et de l'avoir vue, à la fin, faire faire
un bout de chemin à ma malle en la tournant sur elle-même, jusqu'au
taxi rangé au bord du trottoir. Tout s'emmêlant dans ma tête, je
pensai
pensai que j'arrivais à Paris pour la première fois et que
c'était ma
force
payse
d'alors
qui me tirait d'affaire.
Dans l'express Paris-Nice, Ruby réussit à s'emparer d'un
compartiment libre. Elle me fit m'allonger sur une des banquettes,
me fabriqua un oreiller d'un chandail roulé, me couvrit de mon
manteau et du sien. Je n'eus plus connaissance de rien de toute
la nuit. Elle, a la porte, à ce qu'on m'apprit le lendemain, mon-
tait la garde. Des passagers tentaient-ils d'entrer, elle me dé-
signait, tout
e
endormie, d'un air apitoyé et sévère
,
les enjoignant
à
de
se montrer compatissants
: "Poor girl! Very sick! Perhaps con-
tagious!" Les gens battaient en retraite,
.
i
I
ls essayèrent de se
caser comme ils pouvaient dans les compartiments déjà complets.
Plusieurs restèrent debout dans le passage
,
les bras posés sur la
barre d'appui
,
à voir fuir la nuit ténébreuse. Ceux-là, j'ai encore
leur souvenir sur le coeur.
Passé Lyon,
—
notre seul arrêt
,
je crois
,
en cours de route,
—
où Ruby
eut à repousser les dernières tentatives
d'invasion, elle s'allongea sur l'autre banquette et dormit elle
aussi comme une bûche. Entré par deux fois pour poinçonner nos
tickets, le contrôleur lui-même n'avait pu se résoudre, comme il
nous le dit au matin
,
dans son délicieux accent chantant, à réveil-
ler "ces deux belles dormeuses si profondément enfoncées dans les
bras de Morphée
»
.["]
Quand j'ouvris les yeux, il faisait grand jour. La lu-
mière inondait le monde. La mer, toute proche, étincelait. Je
crus être le jouet d'un rêve et me pris à me frotter les yeux.
J'avais quitté Londres sous une sale bouillie épaisse. Je n'y
avais pas vu le ciel pendant des mois, et, au fond, l'avais-je
vraiment vu depuis que, mon Manitoba quitté, la nostalgie de son
haut ciel infini s'était installée en moi
pour
dès lors
faire pa-
raître
indistinct à mes yeux presque tout autre ciel. J'ôtai mes
mains de devant mes yeux. Le grand bleu était toujours là, unis-
sant ciel et eau dans un éclat qui m'éblouit. Entre des tamaris
que je reconnus d'après mes promenades
de
dans
Kew Gardens, des
[illis.]
agaves
au long cou
portant haut leur fleur unique, des palmiers, des
orangers et
,
les premiers mimosas en fleur, j'apercevais de co-
quettes villas de couleurs ravissantes enfouies dans leur jardin
comme si elles allaient être toujours à l'abri de la pauvreté, de
la peine, de la difficulté de vivre.
La maladie avait-elle fait son cours? La médecine de
Ruby produit son plein effet? Ou est-ce que je ne fus pas à l'ins-
tant guérie par le bonheur et la vue du monde tel qu'il devrait
être? Aujourd'hui je suis à peu près sûre que c'est bien le bon-
heur, ce matin-là, qui me rendit à la vie.
A son tour Ruby s'éveilla et marqua elle aussi la plus
vive stupéfaction à se voir transportée comme sous l'effet de la
magie dans un monde si beau. Un lent bonheur, plus contenu que le
mien, en accord avec une nature moins démonstrative se fit jour
sur son bon et large visage.
Nous nous sommes
entre-
regardées
dans l'ivresse de nous découvrir, les pélerines d'hier trempées de
pluie, giflées par le vent
,
parvenues dans la douceur du Midi. Je
me sentais déjà attachée à elle et pas seulement par gratitude.
Elle, de son côté, paraissait portée vers moi comme on l'est sou-
vent dans la vie envers qui on a soigné, ramené à la santé. De
plus, elle me découvrait, à peine remise, joyeuse, exubérante, et
je l'enchantai, j'imagine, comme j'avais enchanté Phyllis et en
enchanterais tant d'autres sur ma route, qui, ne possédant pas
mon don de voir, de rire, de [m]
s
'extasier, ne m'en aimèrent que
davantage comme si
,
en m'approchant,
ils m'en
prendraient
avaient pris
une pe-
tite part
. Et Dieu soit à jamais loué si j'ai pu la leur passer!
Je ne sais plus si nous avons été au wagon-restaurant
ou si l'on nous apporta à nos places le café et les croissants.
Je me rappelle seulement que nous buvions et mangions avec goût
tout en ragardant
défiler
à
sous
nos yeux
le jardin continu de la Côte
d'Azur. J'étais enivrée par le gracieux rivage, ses anses, ses
calanques, ses petits ports de pêche et surtout par la clarté du
ciel que je voyais répandue comme je ne l'avais encore vu
e
nulle
part ailleurs aussi éclatante et abondante. Je sentais mon coeur
de minute en minute s'éprendre d'un tel amour de cette terre qu'il
envahirait toute ma vie. Mais j'étais dans la crainte en même
temps que dans la joie, sous le coup de ce bonheur trop instantané,
et je confiai à Ruby que j'avais une grande peur de m'en réveiller
,
,
comme d'un songe
,
trop beau
,
[trompeur]
pour me retrouver
dans l'étroite réali-
té d'il y avait quelques heures seulement. Elle m'avoua connaître
le même sentiment et redouter pour sa part de se retrouver d'un
instant à l'autre à Toronto, les pieds dans la neige salie
,
à pa-
tauger
parmi
les milliers
la foule
dans Bloor street
, sous l'aigre vent venu
du lac Ontario. Alors nous avons bien vu que nous avions mis le
pied en paradis et qu'il était tout aussi vrai que les lugubres
endroits où tant d'hommes ont choisi
s
ou ont dû accepter de vivre.
Nous en sommes venues à parler, elle de l'hôtel à Nice
où elle se retirerait parce que, surtout fréquenté par des Anglais,
elle s'y sentirait moins perdue
,
ne connaissant pas le français, moi
— Nous mangerons et même en mangeant bien
,
je suis sûre
qu'avec l'argent que nous dépenserions, vous dans votre hôtel, moi
à Beaulieu, nous aurons de quoi tenir un mois, deux peut-être...
Je la voyais ébranlée mais rétive encore au sujet de la
marche.
— Je n'ai jamais marché de ma vie, dit-elle, et j'ai
les pieds plutôt malades à force de m'être tenue debout depuis
des années sur le dur à l'hôpital.
— Eh bien, lui dis-je, il est plus que temps de les
remettre d'aplomb ces pauvres pieds, et, vous le savez mieux que
moi, Ruby, pour y arriver, rien ne vaut la marche. D'ailleurs,
nous irons très progressivement: trois ou quatre kilomètres par
jour... pour en venir à vingt, trente...
— Trente kilomètres!
— Mettons dix... quinze... N'oubliez pas: un kilomè-
tre c'est tout de même beaucoup moins qu'un mille.
— Combien moins?
— Oh infiniment moins!...
Je la sentais mollir entre mes mains. Ferme et détermi-
née comme elle l'était quand il s'agissait par exemple de soigner,
elle m'apparut peu résistante dès lors qu'on avait le dessus sur
elle par l'imagination et l'esprit d'aventure. Et j'en débordais
,
surtout grâce aux bons soins qu'elle m'avait prodigués. Peut-être
était-elle de ces natures incapables elles-mêmes de se jeter dans
les routes du hasard mais qui dans le fond du coeur en ont toujours
eu
un peu
l'
envie
et sont prêtes à suivre du moment qu'il y a quel-
qu'un pour prendre les devants. En ce cas, elle serait ma compagne
rêvée. Sa confiance en moi
,
déjà visible
,
m'entraînait à oser encore
plus, de minute en minute.
— Evidemment, lui dis-je, vous pouvez envisager de pas-
ser vos vacances à jouer aux cartes avec vos vieilles dames de
Nice. Pendant
[c]
e
ce
temps nous pourrions tout aussi bien courir
faire la connaissance des pâtres, des cueilleurs de violettes,
courir dans
[illis.]
explorer
les collines,
à la
[illis.]
^
les bords de
mer
, voir les bruyères, la monta-
gne, Avignon, Arles, Tarascon. C'est sans fin ce que nous pour-
rions connaître, une fois lancées sur la route.
Tant et si bien que
,
peu avant l'arrivée à Nice, elle
était convertie à mes idées. Nous descendrions à son hôtel
,
pour
une nuit seulement et y laisserions nos bagages. Le lendemain,
libres comme
le vent
l'air
, nous prendrions la route sous le soleil du
bon Dieu et irions là où appel
l
erait le vent. Mon sauveteur de la
Manche était devenu mon fidèle Sancho.
Avais-je su particulièrement bien m'y prendre ou bien
Ruby était-elle prête
,
inconsciemment
,
depuis longtemps à entrer
dans la peau de ce personnage? Elle en était en tout cas appa-
remment heureuse
comme de rien
encore
de ce qu'elle avait
jus
-
qu'alors
entrepris.
j
usqu'alors.
Tôt le lendemain nous sommes allées nous équiper à bon
compte au marché de la vieille ville. Ruby était émerveillée par
les friperies qui pendaient au long des ruelles étroites et som-
bres. Nous avons acheté
de solides souliers de marche
et
à chacune
,
pour faire plus vite,
une jupe pareille
à celle de l'autre
et des
blousons identiques
en plus d'un havresac à porter sur le dos à
l'aide de bretelles passées autour des épaules. Là-dedans nous
avons mis une carte routière très détaillée, des tablettes de cho-
colat, une baguette de pain, du fromage, un chandail en surplus
,
,
et
,
à peine plus entravées que des chèvres,
nous
nous
sommes parties
par la
Micheline d'abord
,
pour en descendre presque aussitôt
,
la ville quit-
tée
,
et continuer à pied, enchantées de tout ce que nous voyions,
sans doute parce que nous allions au pas et avions le coeur à tout
embrasser.
Sur nous brillait un soleil bienfaisant, nous réchauf-
fant tout juste assez à travers nos blousons. Elle plutôt gras-
sette et forte, moi plutôt menue, nous devions avoir l'air, dans
nos vêtements pareils, de jumelles mal assorties, et tout le long
du chemin les gens nous souriaient. L'air embaumait le thym, la
sauge, le romarin. Au passage, le facteur, un pâtre, deux vieilles
femmes en nour nous saluèrent cordialement, et nous leur rend
î
mes
leur salut: "Jour sieu-dame."
Je ne le savais pas encore, mais ce matin-là commençait
ma vraie jeunesse que
je n'avais pas
eue
encore
aussi totale
, trop
accaparée avant par les soucis et l'inquiétude, et que je n'aurais
plus jamais tout aussi grisante. Pour la première fois de ma vie,
j'étais loin de
tout
le
mal
qui m'avait atteint
e
e
ou atteignait les?
autres. Si j'ai tellement aimé
ce
ce
cher pays
de Provence, c'est
peut-être
avant
toute
tout
chose
parce que là seulement j'ai vraiment
été libérée d'angoisse, libérée d'ambition et
même
peut-être
de
souvenirs,
—
l'être bienheureux
qui vit au jour le jour.
Vers la fin de l'avant-midi, ayant atteint je ne sais
plus trop si c'était Saint-Tropez ou
St
Sainte
-Maxime, je levai les yeux
et, haut dans la petite chaîne des Maures, perché sur un pé
i
ton
rocheux, j'aperçus mon premier village sarrasin aux maisons for-
mant rempart. J'eus instantanément envie d'y être. Nous avons
pris des renseignements à un café. Il y avait bien un car pour
monter là-haut, mais il était parti depuis une heure, et il n'y
en aurait pas d'autre avant le surlendemain. J'étais incapable
d'attendre tout ce temps-là. Je piaffais d'impatience.
— Montons, Ruby!
— A pied?
— Pourquoi pas! On ne peut guère en être à plus de
cinq ou six kilomètres. Nous irons lentement. Nous avons ample-
ment de quoi manger en cours de route. Nous coucherons là-haut
ce soir. La vue doit y être merveilleuse.
Et pour mieux l'allécher, car je commençais à la savoir
gourmande, je lui proposai:
— Ce soir, s'il le faut, nous crèverons notre strict
budget quotidien et nous nous paierons un de ces repas fabuleux.
Que dirais-tu d'un steak au poivre ou d'une sole amandine, avec
des choux à la crème pour dessert?
La pauvre grosse Ruby, déjà éreintée, se laissa persua-
der d'attaquer le rude chemin montant au cours duquel nous ne de-
vions voir ni habitation, ni passant, seul un ermitage depuis
longtemps désert. Au pire du chemin pierreux, elle geignit un
peu. Je faisais de mon mieux pour la remonter.
— Attends seulement de voir l'air que nous allons res-
pirer de ce promontoire.
Hélas, le village que j'avais estimé être à cinq ou six
kilomètres de la côte devait bien en être
à une
quinzaine au moins.
vingtaine.
Au fur et à mesure que nous nous traînions vers lui, il apparais-
sait d'ailleurs reculer dans sa montagne et même s'y cacher à nos
yeux qui ne le trouvaient plus par instants, peut-être sous l'ef-
fet de la fatigue ou parce que la route tournante nous le dérobait.
Ruby commença à boiter. Nous avons découvert, ses bas
enlevés, qu'elle avait à chaque talon une énorme ampoule sur le
point de crever. Heureusement que j'avais pensé à me munir de
diachylon. Je lui fis des pansements adhésifs, lui trouvai à boire
de l'eau fraîche et même un bâton de route. J'en vins de bon coeur
à lui céder ce qui me restait de chocolat quand je découvris qu'elle
avait dévoré tout le sien en cachette. Que n'aurais-je fait pour
retenir mon Sancho sans lequel l'aventure eût perdu presque tout
son piquant? Elle-même n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de le suivre à ses risques et périls?
En tout cas, elle se leva pour me suivre sans trop protester quand
je lui exposai que nous n'arriverions pas avant la nuit au train
où nous allions. Que nous soyions devenues en si peu de temps
inséparables, encore aujourd'hui, des années après que j'ai perdu
Ruby, m'étonne toujours et toujours me ramène vers elle avec plus
d'amitié encore.
En fin d'après-midi, échevelées, les chevilles tordues,
la plus forte s'appuyant de tout son poids sur la plus frêle,
nous avons atteint Ramatuelle et presque du même pas le seuil ac-
cueillant de son unique auberge: c
[C]
C
hez Henri.
Lui-même, Henri — et finalement
tous ^
ceux
du village
— à voir
arriver ces créatures poussiéreuses
,
crurent ferme comme roc avoir
affaire à d'excentriques filles de milliardaires.
Qui d'autres
[s]
[s]
eussent
[illis.][ait]
aurait
pu
, pour le plaisir, se lancer en pareille équipée? Cer-
tainement pas, en tout cas, de vraies pauvres! AInsi naquit
autour de nous, dès notre apparition, une sorte de
légende
allant
devant
donner
suite
[illis.]
lieu
au plus extravagant malentendu
qui allait nous four-
nir, à Riby et à moi, de quoi rire à n'en plus finir.
A cette auberge logeait depuis trois mois un L
l
ord ir-
landais, Sir John Henry Dunn Bart, qui, n'ayant pas d'argent pour
payer sa note
,
ne pouvait s'en aller puisque Chez Henri, s'il était
d'usage de ne payer qu'au départ, on n'en était pas pour autant
exempté à la fin des fins, et le pauvre L
l
ord ruiné, plus le temps
filait et moins il avait les moyens de s'acquitter. En nous
voyant poindre, il crut peut-être enfin venue l'heure de son sa-
lut. Il nous invita à un de ces plantureux repas
comme nous n'en
n'
aurions
pas
rêvé même dans nos
les
plus alléchants
rêves
. Il ne lési-
nait pas sur la dépense. Il n'avait pas plus que le reste à
s'acquitter pour l'instant de ce repas, et ce pauvre grand L
l
ord
avait apparemment été élevé à penser que
ce
qu'il n'avait pas à
que l'on n'a pas à
payer aujourd'hui,
il faisait tout aussi bien de se l'accorder.
on serait bien gauche
gauche
de
e
se la
e
refuser.
Ruby fut immédiatement
regaillardie
reconfortée
par c
l
l
e
plantureux repas
[illis.]
régal
qu'elle
termina par deux savarins engloutis coup sur coup. Je n'en reve-
nais pas
de
tout
ce qu'elle pouvait avaler
et qui apparemment se trans-
formait tout aussitôt chez elle en bonne humeur, en bonnes dispo-
sitions. J'entrevis la manière de la faire m'accompagner jusqu'au
bout du monde si me manquaient les autres moyens.
Ce soir même, il y avait bal musette sur la placette du
village, au son de l'accordéon. Notre L
l
ord nous y conduisit, une
à chaque bras. Au centre de la petite place,
la remplissant pres-
que
en entier
[flèche]
en entier
, s'élevait un très vieil orme, sept fois centenaire, l'aîeul
ici de toute vie, ceint d'un énorme banc au bois de longtemps
adouci. Les plus vieilles gens y avaient déjà pris place, les
femmes ensemble, les hommes à fumer leur pipe dont la fumée se
perdait dans
la voûte épaisse
du feuillage
des branches
sous l'autre voûte
,
,
é-
toilée
,
,
de la nuit douce. Jeunes et vieux vinrent à notre rencon-
tre,
pour
voir
de près et féliciter
ces braves
petites
créatures
ayant
grimpé à pied l'abrupte montagnette pour
être
avec eux
de la fête
.
[illis.]
ce soir.
Sans comprendre grand-chose à ce qu'ils disaient, Ruby
suivait le mouvement des lèvres, les jeux de physionomie, souriait
et se montrait charmée. Elle devait me confier plus tard qu'elle
qui se savait sans beauté, sans attrait — hé oui,
elle le savait trop bien! — pour la première fois de sa vie, ce
soir-là,
elle
s'était sentie
accueillie, acceptée, aimée. Et qu'elle
avait eu besoin presque à chaque instant de se pincer
pour
se
faire
croire que c'était
bien elle qui créait cet effet.
L'accordéoniste entama un air entraînant. Je fis un
tour de valse entre les bras de Sir John Henry Dunn Bart. Il
dansait admirablement. Il savait aussi tourner de belles phra-
ses. Il célébra mon regard qui déjà, dit-il, dès en m'apercevant,
lui avait transpercé le coeur. Et maintes choses de ce genre.
Je l'aurais bien laiss
é
r
continuer encore un peu sur ce ton, mais
je voulais l'amener à faire danser aussi Ruby qui se tenait pour
l'instant assise sur le banc circulaire, parmi les gens sages,
déjà toute contente d'être au mieux avec eux.
— Ruby, lui dis-je, est bien plus belle.
— L'Anglaise!
Mais
e
E
lle est laide
, la pauvre, le nez
trop gros, trop court, la lèvre épaisse.
— Mais elle a de beaux yeux, vous verrez si vous prenez
la peine de les regarder, et c'est un coeur d'or.
Sans
pourtant
encore
avoir
appris
qu'il était à l'affût
d'une bonne fortune, même d'une dot peut-être, qu'est-ce qui me
prit d'inventer:
— Et puis... ce qui ne gâte rien... elle est riche,
très riche...
— Ah oui! dit-il avec un intérêt mal dissimulé.
Il dansa
la
prochaine
danse
suivante
avec elle, et le visage
fleuri de son plus enchanteur sourire,
apparemment
il
lui conta
à
elle
aussi quelque romance. Plus prompte que moi à le voir venir,
elle me souffla avant le prochain tour:
— C'est de toute évidence un type qui cherche une hé-
ritière. Il te trouve très belle, m'a fait de toi mille compli-
ments, et ne cesse de tâcher de savoir si tu es riche pour courir
ainsi le monde avec rien sur le dos. Je lui ai raconté que ton
père est propriétaire des Canadian Pacific Railways. Ne va
s
pas?
me démentir. A ton tour maintenant!
Je trouvai le jeu un peu cruel, mais elle me lança:
— Hé quoi! ce pourrait être une pauvre fille nigaude
qu'il chercherait à prendre dans
ses filets.
!
Au prochain tour que je fis avec lui, le L
l
ord laissa
tomber comme négligemment:
— Vous disiez donc riche en plus de tout son charme vo-
tre délicieuse amie Ruby, si amusant
e
d'esprit.
— Et comment donc! Son père est propriétaire des trois
plus importantes pulperies-papeteries canadiennes. Je crois qu'à
lui seul il approvisionne le Chicago Tribune.
Entre les danses nous courions l'une vers l'autre nous
mettre d'accord sur ce que nos pères possédaient et jusqu'où nous
pourrions faire marcher notre prétendant.
Pauvre Sir John Henry Dunn Bart, dans la douceur éton-
nante de cette nuit de janvier sur la montagnette, sous les étoiles
pétillantes, sous le regard également pétillant des vieux autour de
l'arbre, l'avons-nous assez tourné, retourné!
Ruby était à la fête.
!
A la voir si recherchée par le
L
l
ord dédaigneux, les jeunes hommes du village avaient fini par la
trouver désirable et se présentèrent tous pour lui demander une
danse. Elle ne manqua pas de cavaliers jusqu'aux petites heures.
Les yeux vifs, les traits animés, elle était presque belle, telle
que je me la rappelle en ces moments.
Quelques heures plus tard, ayant commandé à notre intention
un superbe pique-nique, Sir John nous conduisait, par un sentier
de chèvres, vers un autre nid sarrasin blotti plus haut encore
dans les Maures, l'incroyable Gassin où nous fûmes peut-être,
Ruby et moi, les premières femmes étrangères
à
y
mettre pied
,
tant l'éloignement l'avait jusque-là préservé.
De ces hauteurs, la vue était saisissante,
—
bordée au
loin par le fil de la Méditerranée,
—
des crêtes sauvages, des forêts
,
de
s
s
cultures en terrasses
,
et l'air
,
si léger, si enivrant à respirer
,
qu'il me rendit heureuse comme si je n'avais jamais encore sur ma
route croisé le malheur.
Cette découverte, je la devais tout de même au L
l
ord
irlandais, et je ne pouvais me résigner à le laisser sur une mau-
vaise impression de nous deux. Nous avons passé un jour encore à
Ramatuelle pour donner aux pieds de Ruby le temps de guérir avant
de prendre le car pour Saint
e
-Maxime, laissant derrière nous un
Sir John tout décontenancé, car, voulant le délivrer de son péni-
ble suspense, je lui avais avoué n'avoir pas le sou pour demeurer
même une
semaine
heure
eure
de plus
dans sa trop luxueuse auberge. Pour mieux répa-
rer, je lui lançai au départ:
— Pourquoi ne pas profiter de votre séjour ici pour
écrire vos mémoires? Vous avez tout votre temps. Et le mémoires
d'un prince en exil sont toujours très populaires.
Je recueillis de sa part un pétillement des yeux spéci-
fiquement irlandais. Notre L
l
ord allait peut-être me prendre au
mot.
Deux jours plus tard, je ne me rappelle plus comment
cela se fit, nous étions à Porquerolles. Ruby ne désarmait
toujours pas à l'égard de notre prétendant. Elle prédisait qu'il
allait rester à jamais captif dans son village sarrasin tout com-
me le Masque de Fer dans son cachot que nous allâmes visiter dans
une des petites îles de Lérins. Et que ce serait bien fait pour
lui!
La joie, mystérieuse visiteuse, dont la présence en nous
après que nous avons été si durement frappé par le chagrin, est
bien, de tout ce qui nous arrive, le plus étonnant, continuait
toujours à m'habiter. Par moments, comme le rauque cri d'un oiseau
blessé, me traversait
brusquement
le souvenir de mon torturant amour
pour Stephen, ou du temps de la rue Deschambault quand ma mère lut-
lait pas à pas pour nous permettre d'entrevoir au moins un peu au
loin le bonheur... que je possédais maintenant si amplement. Alors
me venaient des larmes de honte d'avoir pu être joyeuse. Ruby en
était désemparée, s'accrochant à mon être heureux comme à sa seule
bouée.
Elle faisait connaissance
,
elle,
avec la joie
.
pour la
première fois de sa vie.
,
avec la joie
.
Se croyant incapable de l'avoir atteinte
par elle-même, elle disait que c'était moi qui la lui avait obtenue
par je ne sais quelle magie, et m'en gardait une gratitude dont je
ne mesurai que beaucoup plus tard l'étendue incroyable. Mais déjà
j'avais peu de peine à entraîner mon Sancho presque partout où le
caprice me soufflait d'accourir. C'est tout juste si parfois je
l'entendais maugréer un peu quand je proposais d'allonger nos ran-
données à vingt-deux kilomètres par jour.
Après un tour à Agay où
,
cette fois, c'est la volonté de
Ruby qui prévalut, pour la bizarre raison qu'elle avait à Peter-
borough, Ontario, une cousine du nom d'Agay, où donc sommes-nous
allées courir? Il m'est impossible aujourd'hui de me rappeler
notre itinéraire capricieux, si on peut appeler itinéraire ce
vagabondage à pied, en Micheline
,
en car, nous amenant un jour à
Hyères, le lendemain à Grasse et Vence, le surlendemain aux Gorges
du Var. Même les lièvres dans leurs sauts frénétiques n'eussent
pu accomplir trajet plus erratique.
Je me souviens qu'un jour de furieux mistral nous nous
étions mises en tête, contre l'avis de tous, de louer des bicy-
clettes et que nous avons dû pédaler des heures sans avancer d'un
pouce toujours devant la même propiété à haute haie de bambous
qui se tordaient de détresse. Deux hommes en passant sur la route,
la cape envolée, nous jetèrent des regards ahuris. A la fin, de
la maison aux contrevents rabattus, d'où l'on nous observait sans
doute par quelque fente, l'on vint nous offrir de partager la
soupe et de nous mettre à l'abri pour la nuit, nous et nos vélos.
Est-ce
que
parce que
j'y fus, le coeur avide d'être
consolé, et l'ai été au-delà de ce que j'espérais, que j'ai telle-
ment aimé la Provence? Ou est-ce elle avec sa gaieté pétillante,
sa changeante nature, comme mon propre coeur tournant au drôle,
tournant au grave, qui m'a conquise et donné du bonheur comme
nulle autre terre au monde? Je pense avoir là seulement vécu
d'instant en instant sauf peut-être aussi à la Petite-Poule-d'Eau,
mais là
j'y
je
travaillais beaucoup
. Mon passé s'était comme aboli
avec ses vieilles angoisses qui m'avaient si longtemps entravée.
L'avenir ne m'importait plus. J'étais sans souci de ce que je
deviendrais. Ai-je jamais été si libre?
Un soir, au crépuscule avancé, nous avons abouti à
Mou[illis.]
a
ns-Sartou, insignifiant village, mais une certaine dame Vis-
cardi y tenait, à prix modique, une si excellente pension que nous
avons décidé d'y établier nos quartiers généraux, rayonnant à par-
tir de là selon notre penchant, pour revenir le soir retrouver
un lit douillet, la chaleur d'un gros poële et la sympathie aima-
ble d'une demi
e
-
-
douzaine de pensionnaires sur
-
le
-
champ devenu[e]
s
pour nous une sorte de fam[c]
i
lle. Car alors j'avais presque per-
suadé Ruby que nous ne quitterions jamais la Provence, nous fai-
sant plutôt pâtres ou gardiennes de chèvres, que ce serait la
pire folie, ayant enfin trouvé une terre heureuse, de la quitter,
puiq
[e]
ue
puisque
puisque
ni honneur, ni argent, ni promotion, ni diplôme ne nous
apporterait ce que nous avions ici pour rien.
Donc
Dans
s
ce "rien"
mon
ignorance de la vie ne me laissait pas voir qu'il y a pourtant
presque tout: l'élan du coeur, son bondissement de chaque instant,
l'élasticité du pas, et surtout, surtout, cette profonde injustice,
parce que l'on est jeune, bien portant et l'air heureux, de se
faire partout aimer dès le premier regard.
Comment donc
,
ce jour-là, parties de bon matin pour une
simple promenade et ayant averti madame Viscardi que nous serions
de retour pour le dîner, avons-nous pu
,
de petite route déserte en
petite route encore plus déserte, telles que toujours elles m'at-
tirèrent, finir par nous égarer en un paysage farouche et si com-
plètement inanimé que le seul signe d'habitation que nous y avions
recueilli, à la croisée de deux chemins de poussière, était un
mince écriteau fait main annonçant:
Château de Besançon, 8 kilo-
ital
ital
mètres
. Nous en avions déjà parcouru davantage en tournant sans
doute sans cesse sur nous-mêmes pour trouver une issue à cette
lande de silence impénétrable, tout autour fermée par des bois
sombres.
— Nous ne sommes plus en Provence, ai-je dit à Ruby.
Par un tour du diable, nous voilé dans quelque coin maudit de
l'Asie.
Mais elle me boudait et n'entendait plus rire. Ce fut
une des rares fois où elle entra en révolte ouverte contre moi,
prédisant que
ce qui devait arriver
arriva
arriverait
, et que je finirais
bien, d'inspiration en inspiration, par nous mener droit à quel-
que inextricable situation. Pour l'instant, nous semblions bien
y être. Au bord du misérable chemin, dans les hautes herbes
tristes, il y avait une assez grande pierre plate. Ruby s'y assit,
se déchaussa, frotta ses pieds endoloris et m'avertit qu'elle ne
ferait
pas un pas de plus
, jamais
en ma compagnie
. Je m'assis
auprès d'elle dans les herbes. Nous avions enfilé
ce matin
-là
nos
deux pulls rouge flamme identiques qui auraient pu être vus à
des milles dans ces champs monotones, quelqu'un serait-il seule-
ment venu à y passer. Je ne savais comment amadouer Ruby. J'ar-
rachai une tige d'herbe que je suçai mélancoliquement. Qui aurait
pu croire qu'à ce moment même une chance inouîe était en route
vers nous,
allant
qui allait
donner
un démenti aux noires prédictions de
Ruby
,
et prouver que, tout au contraire
,
je portais bonheur.
Une auto avait surgi au bout de la petite route. Nous
la guettions comme deux vautours, de la tête et du buste — tout
rouge — dépassant les herbes. A notre hauteur
stoppa
,
la voiture
,
son conducteur avançant vers nous un visage aimable.
— Mesdames?... mesdemoiselles?... Pardon! Seriez-
vous du pays?
— Du pays! Bien sûr! dis je dans ma meilleure imita-
tion de l'accent provencal.
— En ce cas, mesdames?... mesdemoiselles?... auriez-
vous connaissance d'un château de Besançon situé quelque part
dans les environs?
Depuis deux heures que
j'y
je
tourne
sans rien
trouver, il doit y être bien caché. Je suis de Nîmes, se crut-il
obligé de nous expliquer, avec cette obligeance des gens du pays
à satisfaire la curiosité par eux-mêmes soulevée, agronome de mon
métier, et je m'en retournerais chez moi sans plus chercher si ce
n'est qu'ils ont la maladie de la vigne à leur château de Besançon
et m'ont fait demander d'urgence.
— - Besançon! lui dis-je, comme ça se trouve bien, je
connais justement! Continuez par où vous allez. A moins d'un
kilomètre, vous verrez l'indication. Faites attention: elle est
en petits caractères, à la main. Il faut de bons yeux pour la
déchiffrer.
Et pour faire encore plus local, je dis avec conviction
ce que je m'étais entendu dire mille fois en France:
— Pouvez pas le manquer! C'est tout droit devant vous!
Après coup
,
le fou rire me gagna. Ruby, plus curieuse
que rancunière, demanda à savoir ce que nous avions pu nous racon-
ter, l'automobiliste et moi.
— Il était égaré, il cherchait son chemin.
— Et alors?
— Alors... je l'ai remis sur son chemin.
Le fou rire la prit elle aussi.
La bonne humeur était complètement revenue entre nous
et nous en étions à contempler l'idée d'aller quémander un repas
à Besançon, lorsque, deux heures plus tard, toujours assises au
même endroit, nous avons vu resurgir la voiture de l'agronome.
Il stoppa.
— - Mesdames?... mesdemoiselles?... vous n'êtes pour-
tant pas égarées. Comment se fait-il que je vous retrouve au
même endroit toujours, dans vos beaux chandails rouge vif qui
mettent une si belle tache de vie dans le paysage?
— Eh oui! le rouge c'est gai, dis-je, et je lui deman-
dai des nouvelles des vignes.
— Ah, très malades, les pauvres! Ils ont trop long-
temps attendu pour le faire soigner. Mais c'est que les châte-
lains eux-mêmes ils sont pauvres, les pauvres!
— - Eh aussi que je m'en doutais!... dis-je avec com-
passion.
— Vous avez quelque chose comme l'accent du pays,
observa-t-il, mais pas tout à fait, d'où venez-vous donc?
— De celui-ci... C'est-à-dire, d'à côté...
De
de
Marseille...
— Marseille! Ah non! Je le connais celui de Marseille,
allons! Seriez-vous de Norvège? De la Suède? Non?
Je finis par lui dire la vérité.
— Le Canada! Le pays des neiges! De Maria Chapdelaine!
Et maintenant que j'y pense
,
de Montcalm, aussi! Votre Montcalm!
Notre Montcalm! Car avant d'aller se faire tuer au Canada, vous
le savez sans doute, il était de Nîmes
[Enf][illis.]
, le pauvre!
Enfin de tout près de N
î
mes.
Allons!
Mesdames?... mesdemoiselles?...
vous
n'êtes
n'allez
tout de même pas
pour
repartir
sans être venues saluer la partie de Montcalm.
Allons, montez mesdames?... mesdemoiselles?... Je vous emmène
à Nîmes.
— Qu'est-ce qu'il a à être si surexcité? me demanda
Ruby, in English.
— Il veut nous ammener à Nîmes saluer le souvenir de
Montcalm.
Elle, elle aurait plutôt souhaité aller saluer Wolfe.
Mais elle n'avait rien contre Nîmes
et
aurait
même, me dit-elle,
elle aurai[t]
voyagé
avec le diable en personne plutôt que de refaire à pied
l'invraisemblable trajet jusqu[']
e
chez madame Viscardi.
— Ce n'est pas le diable, l'assurai
s
-je. D
[L]
L
es agrono-
mes, ce sont gens sérieux. Et vois donc par toi-même quelle
bonne physionomie a celui-là!
Nous sommes parties toutes deux assises sur
la banquet-
te
d'
avant
à côté de monsieur Didier Laroche qui nous mena par
les plus charmants villages, que je n'ai plus jamais revus dans
mes autres voyages en Provence, ils devaient être situés sur un
parcours un peu à part. Il fit un détour pour nous montrer, en-
jambant le ciel flamboyant, rang sur rang d'arches légères, le
vieil aqueduc romain, dans la radieuse campagne de Nîmes. En
ville, il nous fit voir les arènes, peut-être
les plus intactes
en
d'
Europe
, plusieurs monuments
,
et
il
nous convia
, un verre à la main,
à nous recueillir en mémoire de Montcalm
,
à la terrasse d'un café
recevant les derniers rayons d'un après-midi doré. Et
,
tout à
coup, il nous proposa de passer la nuit à Nîmes. Il nous trouve-
rait un hôtel pas cher. Le lendemain, il nous reprendrait tôt
pour visiter le Languedoc où il avait des vignes à soigner.
C'était bien tentant, mais il fallait, si nous restions, en aver-
tir madame Viscardi. Le garçon de table nous apporta une plume,
de l'encre et une sorte de carte
-
expr
è
s destinée à voyager comme
l'éclair. Je rédigeai quelques mots à l'intention de madame
Viscardi, l'assurant que nous ne pouvions être en meilleures mains
pour voir le plus possible du doux pays de France — celles d'un
médecin des vignes du Seigneur,
et
lui disant
de ne pas
nous attendre pour
un jour spécifique.
Aujourd'hui, quand je pense à tout ce que j'ai pu voir
en voyage, sans le sou, je prends conscience que je le dois pres-
que en entier à de bons messieurs Didier comme il s'en trouva
tellement sur ma route.
Notre carte postée, il nous déposa à la porte d'un hôtel
si piteux que nous hésitions à y pénétrer
.
— Tas envie d'entrer là-dedans? me demanda Ruby. Je
suis sûre que c'est plein de puces.
Nous avons attendu que l'auto de monsieur Didier eut
tourné le coin, puis nous sommes parties chercher ailleurs.
En cours de route, Ruby me confia:
— Je donnerais je ne sais pas quoi pour me coucher ce
soir dans mon bon lit de madame Viscardi après avoir mangé son
potage à l'oseille, son loup au fenouil et sa mousee au chocolat.
— Penses-tu que nous pourrions encore arriver à temps?
— En courant tout le long jusqu'à la gare si on
attrape la prochaine Micheline...
Elle allait partir comme nous arrivions à bout de souf-
fle. Le contrôleur nous happa de justesse entre les portes qui
allaient se refermer. C'était le même qui avait poinçonné nos
tickets la veille, l'avant-veille aussi. C'était un Corse, un
bel homme au visage basané et à l'air mélancolique. Il attacha
sur moi le feu de son regard à la fois brûlant et désespéré.
— - Ecoutez, me dit-il, je n'en peux plus. Je vous ai
aimée à la folie dès que je vous ai vue, vous le savez, je vous
l'ai dit. Je cherche comme je peux à vous oublier. Mais il n'y
a rien à faire. Vous montez. Vous descendez. Vous revenez.
Il n'y a pas de jour où vous ne surgissez devant moi. Vrai, je
n'en peux plus. Mariez-vous avec moi. Je vous le jure, je vous
ferai un bon mari.
Brusquement, à le regarder, mon envie de rire me passa.
Le malheureux disait vrai. Je l'avais envoûté par je ne sais quel
sortilège, sans qu'il y eût de ma part effort ou jeu. Il ne devait
pas être le seul. Un soir, dans une auberge où nous terminions
notre repas, un jeune homme assis en face de moi, qui n'avait pas
cessé de me dévorer des yeux, déchira une page de son calepin,
y écrivit en hâte quelques lignes qu'il m'envoya porter par le
garçon. Je lus: "Je suis libre, électricien de mon métier, gagne
assez bien ma vie. Je la mets à vos pieds. Je sens déjà que je
n'aimerai que vous. Ne le savez-vous donc pas? Vous exercez sur
les êtres une fascination irrésistible."
Même si je tiens compte du tempérament méridional exces-
sif, il me faut convenir que je fis plus souvent qu'à mon tour des
conquêtes au long de ce voyage étrange que Ruby avait drôlement
dénommé "the trail of the broken hearts
»
[.]
.
Que m'arrivait-il au juste?
[De]
D'
où me venait
ce pouvoir
accru sur les êtres, hommes ou femmes d'ailleurs,
car
,
où
que
partout,
j'allais
à longueur de journée
, je me faisais des amis des gens
rencontrés? Il y avait la spontanéité provençale, cet accord
entre elle et moi, mais autre chose encore
,
et
qu'
est-ce que c'
qu'
était
-ce?
donc?
A Londres aussi je m'étais fait de combien d'étrangers
des amis
très
chers
, même s'ils n'avaient été qu'entrevus et aus-
sitôt perdus, mais il me semble que c'était à l'heure de la dé-
tresse, de la solitude, de l'ennui auxquels sont peut-être parti-
culièrement sensibles les coeurs L
l
ondoniens. Tandis qu'ici!
Aujourd'hui, si loin de celle que j'ai été alors, la
regardant aller, vivre, rire et courir
,
sans presque croire que ce
f
û
t moi cette créature légère, je crois comprendre que je rayonnais
du bonheur d'être aimée à chaque pas et que ce rayonnement
,
m'atti-
rant encore plus d'amour
,
me faisait davantage rayonner.
Ayant également couru tout le long du chemin depuis
l'arrêt de
Mouans-Sartou
à
jusqu'à
la pension
, nous y entrions essoufflées,
à peine la nuit tombée. Réunis sous la lampe à abat-jour, madame
Viscardi et les pensionnaires lisaient notre carte tout juste ar-
rivée avec une rapidité encore plus surprenante que celle de la
poste de Fulham.
J'entends encore la voix à l'accent comique de madame
Viscardi lisant à voix haute: "Partons avec le bon monsieur Didier
pour un tour du Languedoc... Peut-être des Cévennes... Ne nous
attendez pas trop avant un jour ou deux... Ou trois ou quatre...
Peut-être pas avant la fin de la semaine..."
Elle s'écria, à propos de nous,
les bras
é
levés au ciel
:
"Avez-vous jamais vu pareil
s
diable au corps, surtout la petite
qui parle français? C'est celle-là qui entraîne l'autre..."
Se retournant, ils nous aperçurent alors sur le pas de
la porte, en demeurèrent un moment pétrifiés, puis nous ouvrirent
les bras pour nous fêter et nous embrasser comme si nous avions
été parties cent ans.
Telle fut notre vie pendant un peu plus d'un mois, si
heureuse qu'aujourd'hui, après tant de deuils et de peines qui
m'ont rejointe, j'en rougirais pour un peu, encore que je sache
maintenant que, si l'on n'a pas été pleinement heureux au moins
pendant quelques instants, on ne connaît rien non plus à la souf-
france du monde. Je pense que c'était l'imprévu qui donnait tant
de prix à nos journées. Nous ne savions jamais la veille où nous
irions le lendemain. Nous confiant à elle, chaque journée, comme
la vie elle-même
,
nous prenait presque invariablement par surprise,
surprise joyeuse alors, et elle nous était ravissement ininter-
rompu.
Au bout de deux semaines, Ruby avait pourtant parlé de
partir, arguant qu'il lui faudrait bientôt se résigner à repren-
dre la "vraie vie"
,
et autant maintenant qu'un peu plus tard alors
que ce serait encore plus difficile. J'étais parvenue à l'en
dissuader.
— Une semaine encore! l'avais-je suppliée
,
w
puis après:
encore une, Ruby!
Je l'avais
amenée
avec plus de peine, toutefois,
amenée
à quitter
le nid douillet et la bonne table de madame Viscardi pour, de gîte
en gîte précaire, finir par en trouver un presque aussi accueillant,
à l"autre bout du pays, en Languedoc, dans le petit village de
Castries chez une dame Paulet-Cassan formant maisonnée avec sa
soeur, une vieille fille timide qu'elle ne nommait jamais autre-
ment que ma-de-moi-selle Thérèse. Un gendarme complaisant à qui
nous avions demandé où trouver pas cher et bon nous y avait en-
voyées tout droit: "Chez madame Paulet-Cassan, voyons! Ca fait
pas de doute!... Mais ne dites pas que c'est moi qui!... Car,
vous comprenez, à l'hôtel ils pourraient me faire des histoires ..."
Tout au bout du village, dans la grande maison de cré
Tout au bout du village, dans la grande maison de crépi
rose aux volets bruns, nous eûmes chacune une chambre non chauffée
mais vaste, avec de
s gé
généreuses fenêtres s'ouvrant sur un panorama
de plaines, de jardins et de vignes montant à flanc de collines.
C'est là, par un matin frisquet, pieds nus sur le carrelage gla-
cé, qu'en ouvrant les volets je reçus droit dans les yeux le spec-
table de mon premier amandier fleuri. Je verrai toute ma vie se
profiler contre le ciel clair du Midi ardent ce jeune arbre aux
fleurs d'un rose tendre toutes frémissantes encore de leur naissan-
ce avec le jour.
Pour le coucher dans de grands lits en cuivre, sous
l'édredon de duvet, et le café du matin - si odorant! - il nous
en coûtait à chacune environ vingt-cinq cents par jour de notre
monnaie. A loger chez les gens notre argent s'étirait, au reste
bien plaisamment, puisque chez eux nous apprenions leurs manières
et à vivre leurs douces vies sans tracas superflus.
Madame Paulet-Cassan possédait à un kilomètre du village
une petite vigne qu'elle allait presque tous les jours soigner,
pour le plaisir. Un bon matin, nous sommes parties tôt, le petit
âne agitant ses sonnailles, Ruby, moi, madame Paulet-Cassan portant
la serpe, et sa soeur, des bouteilles de vin dans un panier, enve-
loppées de serviettes,
des bouteilles de vin,
le chien Fidèle
trottant en arrière, et,
passé les merveilleuses arches de l'aqueduc romain,
[flèche]
nous
avons gagné,
entre des garrigues embaumées, le champ de ceps que nous avons
?
aidé à nettoyer,
y
à
dégager
. Au crépuscule
,
des plus doux en cette
région, l'âne chargé des fagots de sarments, nous sommes repassé
^
e
s
sous les arches délicates, hélées par quelques vieilles qui pre-
naient l'eau dans des cruches à la prise communale: "Hé ben!
Hé là! Vous voilà maintenant madame Paulet avec
des
pensionnaires
invitées
vitées
payantes
!..."
Sur les sarments que nous avions rapportés, madame
Paulet-Cassan, accroupie devant l'âtre, s'appliqua à faire rôtir
des "bouchées", morceaux d'agneau et de lard entremêlés de cèpes
et saupoudrés de thym, le tout enfilé sur une fine broche qu'elle
tournait à la main lentement, avec une patience infinie, sur un
feu doux.
Il
se
s'en
s'en
répandait
une odeur à vous mettre l'eau à la
bouche jusqu'à la fin de la vie.
— Madame Paulet-Cassan, gardez nous à d
î
ner, l'ai-je
priée. C'est tellement meilleur chez vous qu'à l'hôtel.
— Je le comprends. Ils n'ont plus le temps ni le tour,
à l'hôtel, de cuisiner au feu de sarment.
Elle nous proposa:
— Vous irez chez la boulangère, chez l'épicier
,
acheter
de petites choses, un bout de fromage, une galette. Vous direz
bien haut partout que je vous permets de faire votre cuisine sur
mon feu. Ils ne peuvent rien redire à ça
,
les jaloux, et prêts
,
comme ils sont tous
,
à m'envoyer le gendarme sous prétexte que je
n'ai pas le permis. Le permis! Le permis! C'est ça qui vous
donne le don! Allez, mes petites! Faites comme je dis! Et des
bouchées, je vous en ferai de telles que vous vous les rappelerez
encore quand vous n'aurez plus de dents.
Au bout de peu de temps, elle trouva trop élevé le prix
de la pension qu'elle avait fixé à la journée. Puisque nous pas-
sions la semaine, elle l'abaissa considérablement. Plus nous
allions et moins il nous en coûtait pour manger
,
d'ailleurs de
mieux en mieux chez madame Paulet-Cassan car
,
bientôt, en plus
des bouchées, elle nous régalait de crè
ê
pes fines qu'elle faisait
sauter d'un tour de main sur le poêlon réchauffé dans l'âtre.
— A ce train, madame Paulet-Cassan, si nous restons
tout un mois, qu'est-ce qu'il pourra bien nous en coûter pour être
si bien chez vous?
— Mais rien du tout, voyons! Puisque vous serez de la
famille. Et d'ailleurs déjà vous en êtes. Vous aidez aux champs.
Mon aide? Il fallait être bien indulgent pour m'en at-
tribuer. A peine avions-nous gagné la vigne que je m'éloignais
dans la garrigue proche. Elle était chaude, odorante, bruissante
du premier chant pas encore très stridul[a]
e
nt des cigales. Je
m'allongeais sur la pierraille chauffée par le soleil. Je suivais
de l'oeil le passage des nuages légers. Je rêvais sans but, sans
désir, sans objet, sans regret, peut-être même sans souvenir.
J'étais la douce proie innocente de l'heure qui passe. Ce pauvre
champ pierreux m'a été, de même que le labour à la sortie d'Upshire,
l'un des endroits au monde les plus chers et de ceux qui se pré-
sentent encore le plus souvent à mon esprit quand je le laisse
vagabonder et
essayer
que j'essaie
de me représenter le meilleur en cette vie.
Pourtant, je ne peux m'y rattacher par aucun autre souvenir que
celui d'un bien-être apparemment sans cause en soi, indéfinissa-
ble, aussi vaste et calme que la plaine ou la mer.
Pourtant
Mais
mon bonheur rayonnant
comme je l'appelle, de
la Provence,
commençait à s'épuiser
. Déjà il se teintait à cer-
tains moments de mélancolie. J'aurais encore bien des heures
heureuses dans ma vie — plus que j'en ai peut-être méritées, mais
jamais comme alors. Et c'est pourquoi sans doute, dans les der-
niers jours, je me tins si souvent cachée dans la garrigue comme
si elle pouvait me préserver dans sa paix engourdissante.
Un jour enfin, il n'y eut plus moyen de retenir Ruby.
Elle s'était attachée à la vie que nous menions peut-être même
plus que moi, car, à elle qui n'était pas d'une nature rêveuse,
cette vie devait para
î
tre magique et encore plus ensorcelée qu'elle
ne m'apparaissait à moi qui en un sens n'en attendait pas moins.
Mais elle avait un fort sentiment du devoir et se représentait
qu'elle n'avait pas le droit de rester plus longtemps éloignée
de son poste.
Nous sommes retournées à Nice y prendre nos effets.
Nous nous sommes quittées à la gare. A la toute dernière minute,
Ruby, abaissant la vitre de son compartiment, me cria sur un ton
de lyrisme tout à fait inhabituel chez elle:
— Take care! Take care! And, oh, Gabrielle
,
thank you,
thank you for
the lovely time.
!
And mostly for having made me feel
young at least once in my life.
..
Nous ne devions jamais nous revoir. Nous nous sommes
écrit assez longtemps. L'une de nos lettres s'égara-t-elle?
Ruby changea-t-elle d'adresse sans m'en avertir? Je cessai de
recevoir de ses nouvelles et moi de lui en donner des miennes.
Des années passèrent. Quand
Rue Deschambault
parut en traduction
anglaise, le magazine
McLean
Maclean
de Toronto publia une photo de moi en
page couverture. Ruby la vit et m'adressa une lettre au
x
soin
s
de
ce
magazine,
.
c
C
'était
une bien touchante lettre. Ruby me disait
avoir gardé
un souvenir
attendri
tendre
de mon
jeune
visage
rayonnant
ébloui
du
temps de la Provence, mais peut-être encore mieux aimer celui
d'aujourd'hui que ma photo montrait marqué déjà
par
l'usure,
une
certaine souffrance
de la vie, l'effacement des illusions — et
qui n'avait pas d'illusions détruites à l'âge que nous avions
maintenant! Elle s'était mariée, avait vé
ç
ç
c
u, à ce qu'elle croyait
voir enfin, une vie plutôt terne, sans grandes épreuves, sans
grande joie non plus, "a life of days all ordinary
»
.
.
N'eût été
notre équipée en Provence, elle pourrait douter avoir jamais eu
de vraie jeunesse de coeur. Après, tout avait pris la couleur du
banal. Elle me savait donc gré encore et pour toujours de l'avoir
entra
î
née "on the side roads of enchantment
».
"
Malheureusement,
quand elle racontait nos folles expéditions, personne ne croyait
qu'elle avait pu les vivre, elle qui était sans élan, et encore
moins avec moi devenue depuis un "auteur célèbre". Le plus triste,
c'est qu'elle-même en venait à en douter. Les aurait-elle seule-
ment rêvé
es
ces aventures à R[o]
a
matuelle, à Castries, à N
î
mes? La
chère madame Paulet-Cassan n'aurait-elle pas vraiment existé?
Tout cela: le nid sarrasin dans les Maures, le bon monsieur Didier,
le ciel
infini
du bleu le plus clair
le plus clair
, ne serait-il né que d'un long désir frustré?
Est-ce que je ne viendrais pas un jour en reparler avec elle pour
qu'elle retrouve la certitude d'avoir été au moins une fois si
heureuse de vivre que cela n'avait plus l'air
que d'un
rêve
dans
dans sa
[illis.] [tête que]
[inventio]
tête
e
que
[dans sa pauvre tête que d'une invention?]
sa tête?
p[auv]re
d'une invention?
Elle viendrait bien elle-même à ma rencontre, disait-
elle, mais sa santé se détériorait. Tout juste à la fin, elle
glissait vite, vite, comme si c'était sans importance, qu'elle
était atteinte d'un cancer et ne savait combien de temps il lui
restait à vivre.
Je répondis à l'instant que je viendrais prochainement.
Y ai-je mis un peu trop de temps? La maladie de Ruby était-elle
plus avancée qu'elle ne me l'avait dit? Elle mourut le jour où
je me disposais à partir pour aller la rassurer sur le bonheur
qu'elle avait connu naguère. Je savais pourtant bien, depuis la
mort de ma soeur Anna, de Dédette surtout, que tout être avant de
mourir a terriblement besoin de savoir qu'il a été heureux quel-
quefois, et comment et où et pourquoi. Il ne lui importe plus
tellement de savoir qu'il a souffert. Ce qui compte alors c'est
d'avoir un moment tenu entre ses mains le bonheur
comme s'il ett
éta
it
la clé de l'amour
et du mystère de notre existence. Et meurent
les plus seuls ceux qui ne se rappellent pas avoir été heureux au
moins un instant sur la terre.
Souvent, le souvenir de Ruby rôde autour de moi comme
l'ombre d'un grand oiseau, aux sombres ailes déployées, qui plane
sur une vallée aride.
Sancho parti, Don Quichotte ne fut plus la moitié aussi
entreprenant. Je restai pourtant encore un peu en Provence à
courir à N
î
mes, à Montpellier, ailleurs. Je finis par retourner
chez mes vieilles de Castries,
.
m
M
adame Paulet-Cassan m'accueillit
comme son enfant retrouvée, et
je l'étais peut-être
,
[flèche]
devenue
en un sens,
devenue,
car sa propre fille,vivant à Marseille, ne venait
presque
jamais la voir et
que
seulement
pour la gronder
de faire encore la cuisine
dans l'âtre avec une marmite en fer et des poëlons de l'ancien
temps. Le visage tout plissé de joie de mademoiselle Thérèse, en
m'apercevant, me fit peut-être encore plus grand plaisir que l'em-
pressement de sa soeur, car c'était la première fois que je voyais
ce visage ratatiné comme une pomme reinette se prendre à sourire.
Des années plus tard, quand le besoin me viendrait de
repasser par où j'avais été heureuse — une hantise incroyable
dans
ma vie
!
—
j'amènerais
[j'irais]
j'irais
présenter
mon mari à mes deux vieilles dames
qui
,
m'ayant tout de suite reconnue,
se
prirent
prendraient
à l'examiner
, lui,
sur toutes ses faces, le faisant tourner, pleines de curiosité à
son égard: "Hé Hé! on se demandait souvent
,
mademoiselle Thérèse
et moi, qui vous prendriez de vos adorateurs! Eh bien! on peut
dire que vous l'avez choisi grand." Et de s'empresser d'ouvrir
l'armoire aux liqueurs y choisir la plus fine, à l'orange, fabri-
quée par elles-mêmes et réservée aux plus douces retrouvailles.
Une heure plus tard, elles avaient déjà trouvé moyen de faire
courir à travers le village "jaloux" la nouvelle que j'étais bel
et bien revenue, avec mon mari en plus pour le leur montrer, et
que si ce n'était pas là la preuve d'un coeur bien placé et de
la fidélité où se trouvait-elle donc!
"
Que d'amis inattendus je me suis faits aux quatre coins
du monde pour avoir cherché
l'affection
chez les
des
gens simples
,
et
qui
jamais
rarement
, celle-là,
ne
m'a été ôtée
.
Le mistral apaisé, je louai une bicyclette et courus en
tous sens, jusqu'à Béziers, jusqu'à Sète y contempler le cimetière
marin. De retour de mes trottes, j'en faisais le récit à mes
vieilles qui s'en délectaient, ne connaissant pas leur propre
pays qu'elles apprenaient un peu par moi, et ce fut là une des
grandes joies de ma vie que d'enseigner aux autres assez souvent,
leur propre horizon, leurs propres bonheurs, leurs rêves parfois.
J'allai, tout un jour, sans en descendre, me promener
sur les remparts de Carcassonne. Ruby me manquait sans bon sens.
Pour me consoler, je lui racontais en esprit mes découvertes les
plus drôles, et me prenait
s
parfois à rire toute seule sous le re-
gard de passants éberlués, ce qui m'arrive d'ailleurs encore au-
jourd'hui souvent, quand je fais mes courses dans la rue Cartier
à Québec, et qu'au lieu de
saluer
de
mes connaissances
je leur
éclate distraitement de rire au nez, provocation dont quelques-
unes me tiennent grief. Hélas, comment leur faire comprendre que
ce n'est pas exprès!
Par car, un jour, je descendis à Perpignan. C'est là
que devait me rattraper le sentiment du malheur des hommes, infi-
niment plus lourd et répandu que
leur éphémère bonheur, p
P
ourtant
depuis deux mois je l'avais à peine vu, je l'avais oublié.
Je savais, bien sûr, que la guerre civile ravageait
l'Espagne, que les alliés d'un camp et de l'autre y semaient le
feu et le sang. Elle m'avait paru irréelle dans
la douceur [flèche]
chaque jour
renou-
velée
de chaque jour
dans
de
mon tour de Provence
. Mais voici que,
éclaté le front cat[al]
al
an, des flots de réfugiés, par une passe des
Pyrénées, déferlaient à raison de dix, quinze, vingt milles par
jour, dans
le village frontalier
, non loin,
de Prats-de-Mollo.
,
non loin de
Perpignan
nan
J'y courus. Si je m'estime fortunée d'avoir cotoyé assez souvent
des gens dont la joie de vivre a rejailli sur moi, il me faut
aussi tenir pour un privilège — très haut et très douloureux —
d'avoir approché quelquefois le plus grand malheur du monde.
A peine arrivée à Prats-de-Mollo, je me fis des amis
de jeunes instituteurs du village qui offraient leur aide béné-
vole à la Croix-Rouge. Grâce à une petite insigne qu'ils me pas-
sèrent pour m'identifier comme une assistante je pus pénétrer
partout à leur suite.
Ah Dieu! le spectacle que j'eus sous les yeux, dont le
souvenir hante encore mes nuits avec des fragments d'horreur com-
me dans Guernica!
A l'école communale transformée en hôpital, les malades
gisaient par terre, enroulés dans leur seule couverture et, des
yeux
,
nous suivaient sans se plaindre jamais. Je me rappelle une
toute petite fille qui tenait par la main sa mère mourante, l'ap-
pelant à voix basse comme pour ne pas la réveiller malgré tout.
Derrière les barbelés c'étaient les hommes, des milliers et des
milliers, encore valides — enfin
,
pouvant se tenir debout — éma-
ciés, squelettiques, nous regardant les regarder dans notre curio-
sité effrayée sans qu'aucune plainte ne leur vînt aux lèvres, eux
non plus. Ce qui me frappa le plus et dont je me souviens encore
avec le plus de saisissement, c'est bien le silence qui régnait
sur cette assemblée de damnés de la terre. Seule une vieille
femme à la recherche de son fils, dont elle ne savait même pas
s'il était mort ou peut-être encore vivant parmi ces foules denses
de faces méconnaissables, allait inlassablement d'un camp à l'au-
tre, fouillant des yeux ces masses indistinctes et appelant:
"Alphonso es-tu là? Vis-tu encore, mon fils Alphonso? Quelqu'un
a-t-il vu Alphonso mort ou vivant?"
Toute une journée nous l'avons entendu
e
jeter dans le
silence farouche comme une pierre dans un puits sans fond son
appel
:
si monotone à la fin.
Le gouvernement français distribuait un pain par jour
par personne aux hommes derrière les barbelés. Des gens du vil-
lage ajoutaient en vivres à partager avec les malheureux presque
tout ce qu'ils avaient. C'était une goutte dans la mer.
A la nuit, froide encore aux pieds des monts enneigés,
les réfugiés derrière les barbelés se faisaient de petits feux
autour desquels on les voyait essayer de se réchauffer, leur cou-
verture sur le dos, immobiles, en rond comme des êtres figés qui
eussent cherché dans le spectacle de la flamme les invraisembla-
bles fils du destin.
Et
,
chaque jour
,
continuait à descendre par le défilé
de montagne le flot grossissant des misérables: les grands
blessés portés sur des civières de branches réunies, quelques-
uns jetés en travers du dos d'une mule, d'autres clopinant
,
la
tête ou le moignon d'une jambe ceints d'un pansement sanglant,
des femmes qui avaient accouché là-haut, le nuit précédente, sur
la neige, portant leur enfant encore quelquefois vivant dans les
plis de leur jupe. Tous avaient ce regard de qui a vu la mort
de près et l'a trouvée moins intolérable que la vie. Mes jeunes
amis de la Croix-Rouge m'affirmaient que ce troupeau humain
jusqu'à la frontière avait été poursuivi et bombardé par les
avions de France, peut-être d'Hitler.
En dernier lieu venait leur misérable sheptel, des va-
ches aux os saillants, des brebis épuisées, des agnelets peut-
être tout juste aussi de la nuit précédente, des chevaux aux
yeux remplis d'épouvante. J'en vis un, tout blanc, aveugle, les
yeux rongés de plaies, qui se tenait bien au milieu du troupeau
comme pour être sûr de ne pas être abandonné. Elles
,
seules,
les bêtes
,
gémissaient, que l'on avait rassemblées en toute hâte,
emmenées pour être
,
[égorgées]
égorgées
à tour de rôle
,
en cours de route,
égorgées
,
cuites à petit feu,
et
servir
à nourrir encore un peu de temps la
douleur,
et
qui en
elles en
ressentait
ent
le pressentiment
dans leur obscure
conscience.
A Prats-de-Mollo étaient parqués en deux camps distincts
les hommes à peu près indemnes: ceux qui demandaient, avec le
secours de la France, d'être embarqués et déposés sur la côte
d'Espagne aux environs de Barcelone
pour
y rejoindre les forces
de
Négrin qui tenait encore;
et
ceux qui ajout
èrent
aient
foi
à l'armistice
promise et choisissaient de rentrer immédiatement au pays. Ceux-là
on les voyait
,
par petits groupes, remonter par où ils étaient des-
cendus, désarmés,
avec
rien d'autre
pour tout bien
que
leur cou-
verture
sur le dos. Mes amis de la Croix-Rouge affirmèrent tenir
de bonne source
,
qu'aussitôt arrivés à la frontière
,
ils étaient
abattus. Ce qui est sûr c'est que de toute la nuit on ne cessait
d'entendre
,
venant de là-haut
,
le tir des mitraillettes.
J'allais, moi, une étrangère, en toute liberté au mi-
lieu de cet inimaginable bouleversement, et je me demande encore
comment cela a été possible. Je crois me rappeler qu'il y eut
jusqu'à cent mille réfugiés d'entassés, certains jours, dans ce
village de Prats-de-Mollo qui ne devait pas compter plus de deux
mille habitants à demeure. On faisait des prodiges. Les villa-
geois hébergeaient des orphelins, des mères avec leurs petits.
De pleins convois de grands blessés partaient sans arrêt. J'ap-
portais ma petite aide. Le malheur était trop vaste pour que la
meilleure volonté du monde y pût grand chose. J'errais à travers
ces errants un peu comme Pierre Bouzoukow de
Guerre et Paix
sur
le champ de bataille, incrédule, confondue, ne croyant pas au
fond de
mon âme
à
ce que je voyais
. J'ai mis beaucoup de temps à
croire l'avoir vu. Je prenais pourtant des photos avec mon petit
appareil brownie. Mes amis, les instituteurs et institutrices,
m'en passèrent des leurs. J'en ai encore quelques-unes. Elles
me surprennent toujours quand je les revois. J'imagine avec peine
avoir été un témoin — privilégié? — de ces terribles heures de
l'histoire.
Enfin arriva la g
G
arde m
M
obile faisant refluer au loin
toute personne
qui
comme moi
n'ayant
n'avait
rien à faire ici
. Je regagnai
Perpignan.
Dans ma chambre glaciale, car le vent, comme la misère
profonde venant des Pyrénées, avait tourné à l'aigre, je me lan-
çai à écrire mes premières pages dictées par l'indignation, la
pitié, la grande souffrance d'appartenir à l'espèce humaine. Je
pense y avoir mis tout mon coeur mais cela tout seul n'a jamais
donné un écrit de marque. Ne sachant que faire du mien, je fi-
nis — ô curieuse décision! — par l'envoyer avec quelques photos
à
l
L
a Presse
de Montréal. Ces quelques pages, sous une signature
inconnue, sympathiques à l'Espagne rouge à l'heure où à Montréal
même Malraux
n'avait
obtenu
pu obtenir
l'autorisation
de se porter en pu-
blic
à
sa défense
, j'imagine avec quelle alacrité celui qui les
a
lues a dû les envoyer rouler dans le panier.
Je n'avais plus rien à faire en Provence. C'est peu
de dire que je ne reconnaissais plus et ne reconnaîtrais plus de
longtemps le bonheur. Regardant à quelques jours à peine en ar-
rière de moi, il me paraissait incroyable d'avoir pu être émue
à la vue d'un amandier en fleur. Que venait faire l'arbre aux
tendres fleurs roses dans mes souvenirs? J'étais ici encore
plus profondément atteinte par le souffle de la guerre que je ne
l'avais été à Londres qu temps de Munich. Désormais l'on ne
pouvait plus s'empêcher de la sentir s'approcher inexorablement.
D'ailleurs, eussé-je eu le coeur de m'attarder encore un peu que
je ne l'aurai
[s]
s
pu. Je n'avais presque plus le sou. Sans les
quelques dollars que Ruby avait glissés en cachette dans mon sac
et que j'avais trouvés, elle partie, je n'aurai
[s]
s
même pas pu te-
nir jusque-là.
Je pris le train pour Paris, revoyant tout au long du
trajet tant de moments qui avaient été gais et ne m'étaient plus
déjà que des souvenirs incongrus. Il m'a fallu des années, pres-
que toute une vie pour retrouver dans leur beauté mes joies de la
Provence. On met du temps à se pardonner en ce monde d'avoir pu
être heureux.
Je logeai quelques jours, en passant, chez madame Jouve,
partageant la chambre de Charlotte qui piochait toujours son piano
dès huit heures du matin. Elle, je crois bien que c'est tout
juste si elle avait entendu parler des malheurs de l'Espagne.
Rien ne semblait avoir beaucoup changé à la pension, et j'en mar-
quai comme de l'égarement. Madame Jouve m'observait avec bien-
veillance, avec perspicacité aussi.
— Mon petit, vous allez, vous venez, vous apparais-
sez, vous disparaissez, comme incapable de vous fixer. Sans doute
vous écoutez, regardez, apprenez, assimilez, mais dans quel but?
Vers quoi tendez-vous donc?
Est-ce que je le savais — du moins avec certitude et
pour toujours? L'ai-je jamais su au reste? En dehors des mois,
des années au cours desquels j'ai été attelée à la tâche d'écrire
un livre, est-ce que je me sentais encore un écrivain?
Je ne pen-
se pas.
Je n'étais alors, me semble-t-il,
personne de distinct,
qu'
une sourde attente
, une disponibilité inconsciente, quelqu'un qui
attend le train. Quelquefois, dans l'attente, la liberté m'était
un moment rendue, j'étais presque heureuse, puis l'ennui de ne
rien faire me reprenait. Je m'ennuyais de ne pas écrire
,
ou bien
j'étais dans l'angoisse, souvent
,
,
d'avoir à recommencer
,
,
sans assu-
rance de faire mieux cette fois qu'avant.
Pourtant madame Jouve devait tenir elle-même un jour
,
une sorte de réponse à sa question à mon sujet, lorsque, après
mon Fe mina, au bout de longues recherches je finirais par la re-
découvrir dans une misérable petite chambre, devenue à son tour
hâte d'un Foyer pour êtres seuls ou âgés. Elle, tellement réser-
vée, me prit aux épaules, m'embrassa avec tendresse.
— Mon petit, vous êtes la seule de mes charmantes
jeunes filles d'autrefois à m'avoir recherchée au bout de ma vie
et, ce qui est plus, à l'heure où vous triomphez. Au fond, je
n'en suis pas surprise. J'ai toujours su que vous iriez loin,
car vous ne saviez pas où vous alliez. J'avais peur toutefois
que vous perdiez courage sur une route si mal indiquée.
Au printemps de 1939, c'est bien perplexe justement
que je repartais.
J'atterris à Londres sous le même ciel bas
,
chargé de
brouillard et de suie que j'avais quitté depuis près de trois
mois. Ici non plus rien n'avait guère changé. Après la fièvre
de Munich, c'était comme si la vieille Angleterre s'était de nou-
veau assoupie auprès de son feu de coke, sa cup of tea à la main.
J'avais longtemps débattu d'écrire ou non à Stephen
auquel je m'étais reprise à penser de plus en plus au fur et à
mesure que je me rapprochais des lieux où
nous
nous
étions si folle-
ment aimés
. J'avais fini par lui écrire un mot bref
,
lui disant
que j'allais bientôt rentrer au Canada. Eut-il ma lettre? Par-
vint-elle à son adresse alors qu'il était parti pour une de ses
folles incursions en territoire sous contrôle soviétique? Ou bien
craignit-il autant que je l'avais craint de rouvrir la blessure
à peine fermée?
Je me réfugiai pour quelques jours à Century Cottage.
Oh, le spectacle affligeant! Le petit jardin que j'avais connu
débordant d'odeurs et de couleurs, à présent dégoulinant d'eau
froide, gisait à moitié couché, tiges broyées et fleurs mortes
dans la boue. Il s'en exhalait une senteur de marais.
Le cottage aussi
suintait
l'
humid[e]
ité
. Esther ne parvenait
plus avec ses petits feux par-ci par-là à en assècher l'atmosphè-
re. Nous nous tenions, toutes portes closes, pour ne pas laisser
échapper la moindre chaleur, enfermés, près du poële, dans la
salle qui me parut maintenant étroite et sombre. Father Perfect
toussait. Sa soeur était morte. Après la lecture de la Bible,
chaque soir sa prière était pour moi encore, ses larmes pour sa
chère défunte Norah. Il se félicitait d'être au moins all
é
r
l'accompagner aussi loin que l'on peut en ce monde, jusqu'au
seuil inconnu, et de lui avoir dit adieu sur cette terre, sans
quoi l'âme de sa soeur ne serait pas partie avec la même confiance
vers le Père. il me disait, ces jours-là, des paroles de grande
sagesse, sous leur apparente simplicité, que je voudrais bien me
rappeler toutes aujourd'hui. Par exemple, qu'il fallait se sen-
tir aimé des hommes pour se sentir aimé de Dieu et ne plus crain-
dre la mort. Parfois, rarement, je réussis encore à le faire
rire et même à amener un sourire sur les lèvres d'Esther avec mes
histoires de Provence que je faisais aussi drôles que possible
pour les distraire.
Le matin où je pris place avec ma malle et mes valises
dans le taxi qui allait me conduire à la gare Victoria, en tour-
nant la tête une dernière fois vers eux, je vis
,
au-delà du jardin
ruisselant, leurs visages crispés qui essayaient de sourire et de
m'encourager. Sous la pluie abondante, ils agitaient la main vers
moi comme d'un monde diluvien et déjà à moitié englouti.
Nous
ne
pensions
pas nous revoir jamais ni les uns ni les autres...
bien alors ne jamais nous revoir.
Et pourtant!... pourtant!... Que la vie qui nous malmène
tant a parfois pour nous de douceur
s
,
,
nous ramenant par d'impré-
visibles chemins ver ce que nous croyions perdu.
Neuf ans plus tard, après
Bonheur d'Occasion
, lasse du
trop grand bruit qu'il fit autour de moi, de Paris
,
je reviendrais
chercher
voir
si la paix
, la sécurité, l'affection que j'avais ici
connues y étaient toujours.
Et ce serait encore une fois l'été! Les dauphinelles
bleu ciel et celles du bleu plus accentué de l'horizon lointain
auraient repris possession du jardin d'en avant. Nous prendrions
le thé dans celui d'en arrière à côté du vieux prunier, pour cette
fois encore épargné, et verrions, au-delà des pâturages, s'allumer
les lumières de Londres. Je retrouverais Father Perfect pas trop
vieilli malgré tout, encore capable de tendre ses collets et ra-
mener de la forêt des bolets ou des fleurs; Esther, le visage à
peine changé entre ses bandeaux lisses; et Guineve re, était-ce
donc possible, encore de ce monde, se frottant à ma jambe sous la
table à thé.
Je réintégrerais ma spacieuse chambre aérée aux fenêtres
grandes ouvertes sur les downs qui me paraîtraient encore plus
exaltantes que dans les images que j'en avais gardées. Par
-
delà?
la stèle élevée à la mémoire de Brodicea, je les reverrais rouler
comme
jadis
sur
sous
les grands nuages
accourant vers la Manche ou en
revenant.
Et en moi-même, un matin, en m'éveillant tout apaisée
dans le grand lit en cuivre, je trouverais, prêts pour en faire
un livre, filtrés et transfigurés par le temps, mes souvenirs de
la Petite-Poule-d'Eau, devenus, par la grâce des profondeurs dor-
mantes et sans que j'en eusse eu connaissance, des éléments de
de
fiction, c'est-à-dire, sans doute, de vivante vérité.
Esther entrerait avec le grand plateau du breakfast
qu'elle poserait sur mes genoux en écartant un peu les feuillets
épars. Elle me demanderait:
— Etes-vous contente de votre travail ce matin, ma
très chère?
Je dirais, mi-souriante, mi-distraite:
— - Je ne le sais pas, Esther!
Eh
c'est bien
là
la seule chose que j'ai jamais
su
tenue
pour
certaine
, à savoir que je ne savais pas et ne saurais vraiment
que penser de ce qui venait de moi.
Je m'embarquai à Liverpool. Au dernier instant, un
garçon de cabine frappa à ma porte. Il m'apportait un long car-
ton de fleurs. Je dénouai en tremblant la ficelle. Mon pauvre
coeur que j'avais cru si bien guéri de Stephen
,
bondissait vers
lui parce qu'il n'avait pu me laisser partir sans un signe témoi-
gnant des sentiments qui nous avaient liés. Je saisis la carte.
Elle était de David à qui j'avais téléphoné pour un simple adieu
en passant par Londres. Il me souhaitait une bonne traversée de
l'Océan et de la vie, mille choses tendres et me disait son espoir
de venir un jour me retrouver au Canada. Je déchirai la carte en
menus morceaux. J'en voulais au pauvre David d'avoir fait ce que
j'aurais voulu voir fait par Stephen.
Déjà les eaux de la Mersey nous ballottaient abominable-
ment bien avant que nous ayons même gagné son estuaire. Il faisait
un temps horrible; pluie, brouillard, vent hurleur. A travers ses
clameurs,
on entendait
presque
à chaque minute
peut-être
sonner
la cloche
sur bouée, au son effroyablement lugubre,
qui marque [flèche]
[?]
sans doute
la passe
sans doute
entre des écueils
.
C'est
à
sur
cette note
de fin du monde
que j'ai quitté la côte anglaise. J'entends encore parfois, dans
cette arrière-
-
mémoire étrange que nous avons au fond de nos sou-
venirs conscients, résonner ces grands coups de battants de fer
que j'associe, je ne sais pourquoi, aux éclats et aux menaces du
Chant du Destin.
En haute mer, de si furieuses vagues assaillirent le
navire que les garçons de cabine vinrent immédiatement fermer les
hublots, cependant que l'on s'affairait sur le pont à ajuster les
lourds panneaux qui l'isolent complètement contre l'extérieur.
J'ai voyagé presque deux jours sur un navire pour ainsi dire
aveuglé. Rien n'aurait sans doute pu me paraître plus sinistre
si je n'avais déjà eu le coeur trop plein de sa propre peine pour
en recevoir de l'extérieur. Etrangement, je fus moins malade de
nausées que je ne l'avais été au passage de la Manche avec Ruby.
Mais à l'âme, j'avais encore plus mal.
Quand on nous permit enfin, les panneaux enlevés, d'aller
respirer sur le pont, je m'y trouvai presque seule longtemps, à
contempler dans une sorte d'égarement cette étendue déconcertante
d'eau clapoteuse et sans fin. Je ne pense pas avoir jamais aimé
l'Océan
lorsque je
suis
fus
fus
en son milieu
qui exclut
toutes choses
sinon
que
sa terrible grandeur
. Ce que j'aime ce sont les rivages, doux
ou rocheux, la marée, les oiseaux de mer, les îles au loin, les
battures, tout ce qui exprime le profond attrait des étendues
marines à celui qui les contemple de la terre, mais sur l'Océan
lui-même, cette trop vaste et mouvante surface, je me sens perdue.
J'y éprouve peut-être un peu de l'angoisse que ces "incommensura-
bles espaces" inspiraient à Pascal.
Sans doute
,
avant déjà
,
j'avais dû souhaiter mourir — et
qui, même au cours d'une vie heureuse,
ne l'a pas
au
au
moins une fois
[flèche][flèche] souhaité
!
au
au
moins une fois
. Et encore plus celui qui vit aux prises avec
l'adversité ou sur qui règne l'ennui sans fin. Mais cette fois
sûrement je l'ai souhaité. Je regardais les vagues courtes
s'entrechoquer, les nuages livides s'amonceler sur le pâle horizon
et j'avais envie de m'en aller de cette vie à en avoir les yeux
brouillés. Car où me menait-elle? Nulle part, j'en étais sûre
maintenant. J'avais quitté mon poste, affligé le coeur de ma mère
,
au-delà de ce qui est soutenable, j'avais tout abandonné, passé
les mers, dépensé mon argent si péniblement économisé, tout essayé,
et en quoi aujourd'hui étais-je plus avancée? Sur tous les plans
je
me
sentais
avoir
que j'avais
échoué
: en amour, dans l'écriture, en art
dramatique, en toutes choses vraiment. Qu'avais-je à lutter en-
core
,
et pourquoi? Il ne me restait qu'à retourner m'enfouir d'où
j'étais partie et
à
m'y tenir tranquille
en m'estimant heureuse de
mon sort
comme
doit en venir à
doivent finir par
l'être
la plupart des mortels. Ou
bien me laisser couler dans les vagues
et
laisser
par elles
emporter
, cha-
grin
, remords, regret — mais qui sait! — peut-être aussi bon-
heurs de l'avenir qui me resteraient éternellement inconnus. Je
pense en avoir eu l'idée fixe pendant quelques jours. Mais en
aurais-je eu le courage?
Un jeune Ecossais, charmant de traits et de caractère,
tout humour, toute drôlerie, avait fini
par m'approcher,
moi
toujours
seule
à la poupe du navire comme si je n'avais plus désormais
qu'à regarder en arrière de moi. Il s'appelait Jock. Il avait
les yeux les plus souriants du monde alors que moi, me reprocha-t-il
affectueusement,
en avait
j'avais
les plus tristes
.
— Et pourquoi cela déjà? me dit-il. A votre âge, vous
n'êtes encore qu'au début de vos peines,
comme
au reste
de vos
joies.
,
d'ailleurs.
Je n'avais de coeur pour aucun flirt, aucune amitié
nouvelle. Il parvint cependant, le lendemain, à m'arracher un
sourire
,
lorsqu'il me pria:
— Gabrielle — il avait dû apprendre mon nom du
steward — hold my hand and talk to me about myself, for is this
not what we all want most, each of our selfish self.
?
Il m'aida peut-être à reprendre pied en retrouvant le
sens de l'humour qui est le premier pas hors de la persistante
mélancolie. Je riais un peu avec lui à la longue quoique sans
entrain.
La mer était toujours très agitée. Nous devions ren-
trer au pays par la voie du Saint-Laurent, et je me faisais mal-
gré tout une joie de le redécouvrir sur les pas de Cartier,
Champlain, Maisonneuve.
Je referais connaissance[flèche]
avec le pays
mais à rebours
cette fois,
avec le pays
par le fleuve d'où m'avait fascinée la
vue des villages au long de la côte avec le feu si brillant de
leur toit d'église presque toujours alors en fer-blanc. On aurait
dit, au loin, des sémaphores nous envoyant des signes d'amitié.
Mais un peu avant l'estuaire, le navire entra dans
des
champs sans
limites
bornes
de glaces flottantes, les "flo[illis.]
e
s",
et
on
dut
réduire
sa vitesse à ne presque plus avancer. On était pourtant
en avril, en son début du moins, mais le détroit de Belle-Isle
restait encore bouché. Le capitaine reçut l'ordre de gagner
Saint-Jean. Un train réquisitionné par le CPR devait nous emme-
ner à Montréal. Je suis donc rentrée au pays par une de ses por-
tes les plus désolées. Qu'est-ce qui pouvait en effet paraître
plus abandonné, du train en marche, que ce Nouveau-Brunswick,
étiré
,
sous le ciel gris, en ce temps ingrat de l'année, à n'en
plus finir d'
d
ans son
ennui et [de]
sa
solitude
? En arrière-plan,
c'était
^
c'étaient
les
mêmes forêts toujours, figées et monotones, sur lesquelles se
détachaient de loin en loin les mêmes villages avec leurs pauvres
maison de bois souvent sans couleur, coupés les uns des autres
par des champs à l'infini où la vieille neige en se défaisant
sous la pluie laissait apparaître des étangs boueux, des chicots
d'arbres, une cabane parfois toute seule dans cette désolation.
Qu'il me parut et me para
î
t encore mal aimé notre cher pays au-
près de ces pays d'Europe que j'avais vus, de mémoire d'homme si
tendrement soignés, si constamment embellis!
J'aboutis à la gare Windsor. Il avait neigé la veille
une neige molle qui fondait sous les pieds en une sorte de bouil-
lie sale que j'appris vite à appeler comme tout le monde de la
"sloche". Ce pays, que je n'allais pas être longue à aimer de
toute mon âme dans sa détresse, dans sa solitude, je m'y sentais,
ce premier jour, étrangère comme si je n'y avais encore
mis les pieds. Je me cherchai une chambre, au plus près, rue
Stanley, en fait presque à la sortie de la vieille gare Windsor.
Les gares, les chemins de fer, les rails, de lontemps encore
allaient m'être un port d'attache, une sorte de patrie, le seul
réconfort, si étrange que cela puisse paraître aujourd'hui, de
ma vie alors si errante. Tant que j'entendrais partir, venir,
souffler les grosses locomotives d'alors, je ne me sentirais pas
désespérée. Je pense être entrée plusieurs fois dans cette chère
vieille gare rien que pour entendre haleter sur les quais les
puissants engins, et en être sortie moins esseulée. De même, la
nuit, si je m'éveillais dans des transes et entendais les longs
sifflets de train, je parvenais à me rendormir, presque rassurée:
"Eh bien, le train n'est pas loin! Si la vie devient trop dure,
je peux toujours y sauter et en moins de deux jours être de re-
tour là-bas d'où je viens." J'oubliais seulement que
je
j
n
'en avais
pas pour le moment
l'argent.
[illis.]
les moyens.
J'avais une autre raison tout de même pour ne pas
m'éloigner de la gare. C'était que,pouvant déménager d'un ins-
tant à l'autre, jamais sûre, le soir, d'être encore au même en-
droit le lendemain, j'avais laissé à la consigne ma malle — ma
pauvre vieille compagne encombrante à laquelle je demeurai
s
si
bizarrement attachée. Mais peut-être aussi mon attachement me
venait-il comme il nous vient si souvent de ce qu'on ne sait plus
comment se départir de certaines gens, de certaines vieilles
choses. J'allais trouver en tout cas commode, pour une fois, de
l'avoir presque sous la main pour aller y chercher des vêtements
plus légers au fur et à mesure que le temps se mettrait au beau.
Mais, du même coup, pour désengager ma chambre si petite, je
devais y ramener autant de choses au moins que j'allais prendre
et dont je n'avais d'ailleurs plus besoin. Ce fut donc un va-et-
vient constant pendant quelques semaines de ma chambre à la con-
signe de la gare Windsor. Tout le temps j'eus affaire au même
employé qui déjà, en me voyant venir, partait chercher ma malle
pour me la rouler sur elle-même jusqu'à ma portée. La première
fois, pour sa peine je lui avais tendu une pièce de vingt-cinq
cents, mais à la suivante, comme il me voyait offrir l'argent
avec une hésitation sans doute perceptible, il refusa net, disant
que ce serait crime, lui qui n'avait rien à faire pendant des
heures, que d'accepter un pourboire pour un si petit service
[,]
qu'il ne valait même pas la peine d'en parler. Ce n'était pour-
tant pas qu'une petite affaire d'aller chercher ma malle au fond
d'une grande salle remplie de bagages à pouvoir à peine y circu-
ler. Il se disait déjà payé de toute façon par mes manèges qui
l'amusaient fort, car dans toutes ses années au service du CPR
,
il n'avait encore jamais vu quelqu'un venir le même jour sortir
de sa malle une paire de souliers beige pour mettre à leur place
une paire de souliers bruns. Il finit par connaître presque aussi
bien que moi le contenu de ma malle qui resta sous ses soins pen-
dant un peu plus d'un mois. Il devint mon premier ami à Montréal.
C'est lui qui me conseilla de déménager dans la maison voisine de
la sienne, rue Dorchester, où je serais beaucoup mieux logée au
même prix que je payais rue Stanley. Nous y aurions des fenêtres
également voisines où, de
la maison
mitoyenne avec
contiguë à
la mienne
,
il
pourrait me passer de main à main une portion de son stew irlan-
dais dont il disait toujours en avoir de trop. Plus tard encore,
il devait m'inciter à prendre pension là où il avait trouvé quel-
qu'un faisant le stew encore mieux que lui-même. Ce serait chez
Miss McLean, où je devais, grâce à mon bon ami Pat Cossak, et après
ce que j'avais connu, me trouver au paradis.
Pour l'instant, je logeais dans la plus misérable petite
chambre qui se puisse trouver en dehors des prisons. Elle était
si étroite qu'entre le lit de fer et la commode de tôle grise,
je ne parvenais à passer que de biais. La fenêtre donnait sur
la cour arrière de la gare centrale d'autobus de Montréal alors
située rue Dorchester. Des vingtaines d'autobus y étaient ran-
gés, plusieurs ronronnant ensemble à l'étouffée et envoyant
droit dans ma chambre des exhalaisons à m'étouffer. Le haut-
parleur sans désemparer annonçait les départs, les arrivées.
J'entendais: "Départ pour Rawdon... traque numéro sept... track
number seven...,
D
d
épart pour Terrebonne... traque numéro onze...
track number eleven..." Il m'arrivait en rêve de répéter: "Traque
numéro douze... track number twelve...
Cette atmosphère d'errance, de Babel et de tournoiement
insensé ne me déplaisait pourtant pas. Elle convenait à mon état
d'âme et m'était certainement plus proche, plus amie que ne l'au-
rait été une de ces tranquilles petites rues où habitent depuis
des années les mêmes gens d'allure paisible. Il semble que j'ai
toujours eu au bon moment l'endroit qu'il me fallait.
Deux lettres m'arrivèrent à la poste restante que je
n'osai ouvrir en cours de route, préférant attendre d'avoir at-
teint le refuge de ma chambre, si fragile f
û
t-il. L'une était
de la Commission Scolaire de Saint-Boniface, me rappelant qu'elle
m'avait gardé mon poste sans solde pour une deuxième année d'ab-
sence mais ne pouvait me renouveler ce privilège. Je devrais
donc réintégrer mon poste ou y renoncer. L'autre était de ma
mère. Je me revois assise au bout du petit lit de fer, les feuil-
les de la lettre sur me genou[illis.]
x
, lisant la pauvre lettre déchiran-
te: "Mon enfant, te voilà donc de retour à Montréal
,
plus telle-
ment loin maintenant de la maison. C'est-à-dire nous n'avons
plus de maison. Mais avec les quelques sous que j'ai encore et
ce que tu gagneras, nous nous ferons une assez bonne vie, tu ver-
ras, et je tâcherai, toi qui
est
es
indépendante et moi peut-être
trop possessive, d'apprendre à te laisser vivre à ta guise...
Je peux attendre ton retour pour bientôt, j'imagine..."
Je levai les yeux sur le miroir de la petite commode
toute proche et m'y vis un visage défiguré. Par le mauvais tain
de la glace? Par ma propre émotion? Ah, ce noeud dans la gorge
revenu comme au temps de notre pire pauvreté, de nos perpétuelles
craintes et de tout ce courage dépensé en vain!
Je me regardais et savais que l'heure était venue de
prendre une décision irrévocable, bonne ou mauvaise, qu'il n'y
avait plus à tergiverser.
Je laissai sur la commode les feuillets)()( [c]
c
ouverts de cette
écriture un peu défaite qui en elle-même m'a toujours dit mieux
que tout combien maman, sous ses dehors stoîques
,
était une femme
aux nerfs blessés et torturés.
Je partis errer dans la ville. Hors le bon monsieur
Cossak, je n'y connaissais pas une âme. Par quelles rues suis-je
passée? Je ne sais plus. J'ai dû suivre assez longuement la rue
Sainte-Catherine, être montée rue Sherbrooke, car je me rappelle
que le gong des trams accompagn[a]
a
ma pensée tracassée, puis que le
bruissement des premiers feuillages y fit irruption et que je ne
sus pas d'abord d'où il provenait, comme il m'était arrivée à
Londres. Et ici, comme là-bas ou à Paris,
je cherchais
,
à capter,
je suppose
,
dans la foule indifférente
,
à capter
un regard qui tout au moins
s'arrêterait un moment sur moi. Je finis par descendre vers des
rues moins éclairées, rue Saint-Antoine peut-être ou rue Craig.
Il y avait ici
,
en bas
,
,
moins d'animation extérieure et de circula-
tion mais comme une rumeur de vie plus intime, plus chaleureuse.
D'où vient que je me suis toujours sentie moins solitaire parmi
le peuple que dans les salons et les réceptions même lorsqu'y
brillent à mon endroit des regards affectueux?
J'allais, me demandant à chaque pas: q
Q
ue faire? Que
faire? La pauvre interrogation me martelait l'esprit comme me
l'avai
t
ent
ent
martelé le Chant du Destin et la lugubre cloche sur bouée
de Liverpool. Que faire? Rester? M'en retourner?
Ici je n'avais ni soutien, ni certitude d'emploi même
le plus modeste, ni même une main amie pour se tendre vers moi à
l'occasion. Mais saurais-je
,
maintenant que je connaissais mieux,
vivre dans cet air français raréfié du Manitoba, dans son air
raréfié tout court? Car, si c'était déjà une sorte de malheur
d'être né, au Québec, de souche française, combien plus ce l'était,
je le voyais maintenant, en dehors du Québec, d
a
ns nos petites
colonies de l'Ouest canadien! Ici du moins, en marchant, toute
solitaire comme je l'étais, j'avais sans cesse, à droite et à gau-
che, recueilli le son de voix parlant français avec un accent qui
m'avait peut-être paru un peu lourd après celui de Paris, mais
c'étaient paroles, c'étaient expressions des miens, de ma mère,
de ma grand-mère
,
,
et je m'en sentais réconfortée.
J'atteignis je ne sais comment, sans en connaître le
chemin, les bords du vieux canal Lachine. Je m'y arrêtai subjuguée.
Des péniches glissaient lentement,
éraflant
écorchant
de leurs flancs
les
vieux revêtements de v
b
ois. Leur sirène demandant l'ouverture des
écluses élevait des cris répétés, étranges, qui déchiraient l'air
comme une plainte. Je rêvai ici des heures, je pense, sans sa-
voir à quoi, comme abandonnée de mes propres pensées mais non pas
pour autant désolée. La nuit était assez douce, je crois me
le
rap-
peler, loin du printemps miraculeux de Londres, mais contenant
quelque bonté de notre printemps d'ici, avec un bruit d'eau qui
courait le long des trottoirs
et
des flaques
ça et là
de neige
molle dans les petites rues aux maisons de bois ou j'allai mar-
cher, toujours sans but, entre des réverbères espacés. Il n'y
avait pas que la plainte des sirènes à me poursuivre. Sans cesse
ce quartier de Saint-Henri que je parcourais
,
sans même
[encore]
en connaître
encore
le nom
, était ébranlé par le passage des trains. On entendait
d'abord la grêle sonnerie qui en signalait l'arrivée à chaque
croisée de rues sur le parcours des rails. Alors s'abaissaient
les barrières de sûreté aux longs bras striés de noir et de blanc
et s'allumaient les sémaphores. Puis les grands trains en direc-
tion de l'est et de l'ouest dévalaient en faisant trembler le sol,
les vitres
aux
des
maisons
, quelque chose peut-être de l'âme humaine
qui restait suspendu à ce bruit, à ce tressaillement après que
le vacarme eut cessé.
Tout de cette atmosphère de départ et de voyage que je
trouvai dès ce soir-là à Montréal était bien de nature à me rete-
nir, car longtemps elle constitua ma seule patrie, me consolant en
quelque sorte de n'en avoir pas d'autre, me soufflant que nous ne
sommes jamais que des errants et qu'il est mieux de ne rien pos-
séder si l'on veut du moins bien voir le monde que nous traver-
sons en passant.
Ce quartier où, à peine un an plus tard, j'allais
délibérément revenir écouter, observer, en pressentant qu'il me
devenait le décor et un peu la matière d'un roman, me retenait
déjà, ce soir d'avril, d'une curieuse façon que je ne peux enco-
re m'expliquer.
Car
il n'y avait pas que
ses cris, ses appels
de voyage, ses odeurs
n'étaient pas seuls
à me fasciner
. Sa pauvreté m'émouvait.
Sa poésie m'atteignait avec ses airs de guitare ou de musiquette
un peu plaintive s'échappant de sous les portes closes et le son
du vent errant dans les couloirs d'entrepôts. Je me sentais moins
seule ici que dans la foule et les brillantes rues de la ville.
Je montai la longue côte d'Atwater. Je pris par la rue
Dorchester et me trouvai à passer sans le savoir devant la maison
où je viendrais bientôt prendre une chambre. Je retrouvai, après
n'être maintes fois égarée, ma petite rue Stanley. Installée sur
mon lit, le dos au mur, mon papier sur mes genoux, j'écrivis
d'abord à la Commission Scolaire, disant ma gratitude pour le
poste resté à ma disposition et auquel maintenant je renonçais.
Ensuite j'écrivis à ma mère. Que lui ai-je dit? Sans doute
d'être patiente, d'attendre mon retour encore un an ou deux, à
elle qui allait avoir soixante-douze ans. Quand
,
après sa mort,
je reviendrais à Saint-Boniface et chercherais parmi les pauvres
effets qui lui restaient
:
— presque rien — des cartes de ses en-
fants, de petites photos, je ne trouverais pas cette première
lettre que je lui avais écrite de Montréal et dans laquelle j'ai
tant espéré avoir du moins trouvé des mots pour atténuer le coup
que je lui portais. Beaucoup de mes lettres manquaient — pour-
tant maman ne conservait pour ainsi dire plus que cela à la fin —
toutes
,
en fait
,
sauf les plus récentes. Quelqu'un avait dû mettre
la main dessus pour s'en servir un peu contre moi. Ou alors pour
empêcher quelqu'un de s'en servir. Nous nous sommes découvert,
après la mort de celle qui nous avait plus ou moins tenus ensem-
ble à force d'amour
,
une famille déjà désunie.
Mes lettres écrites, je fis le compte de ce qui me
restait d'argent: quinze dollars et quelques cents, le loyer de
ma chambre acquitté pour une semaine. J'écrivis à deux de mes
amies qui jadis m'avaient paru les plus sûres. Il m'en coûtait
beaucoup d'emprunter. Je ne l'ai fait que très rarement et jamais
sans les plus cruels scrupules. En réponse, je reçus de l'une une
longue lettre toute pleine à mon endroit de louange
s
sur mon talent,
mon courage, mon sens de l'initiative!... et du regret de ne pou-
voir me venir en aide, car, me précisait-elle
,
il lui avait fallu
s'acheter un manteau de fourrure neuf, payer son abonnement au
tennis, et vraiment il ne lui restait rien, rien!... Mon autre
amie avait griffonné en hâte: "Hélas! je n'ai que cela à t'offrir
mais c'est de bon coeur..." Sa lettre contenait trois billets de
cinq dollars. Venue de la plus pauvre des deux, la somme me pa-
rut énorme. Je pensai pouvoir dès lors tenir quelques semaines
et avoir le temps de voir venir. Mieux encore, j'étais remontée
moralement par la confiance en moi de qui
m'envoyait
pour ainsi dire
ses derniers
sous
.
pour ainsi dire
.
Conseillée par un journaliste de la
Gazette
pour qui
j'avais une lettre de recommandation d'un de ses collègues en
poste à Londres, j'entrepris la tournée de
quelques hebdos dit
et
revues
. En tout et pour tout, je n'avais à montrer pour indiquer
un peu de talent que mes pauvres articles publiés ça et là depuis
quelques années.
[Un]
Au
j
J
our
, on me laissa entrevoir que l'on pour-
rait —quand il y aurait de la place — me prendre un court
billet — sur le sujet qu'il me plairait de traiter —moyennant
un cachet de
trois dollars
la
pièce
. A la
Revue Moderne
, on[?]
irait jusqu'à dix dollars pour une longue nouvelle si je pouvais
l'écrire dans le ton qui plaisait à la clientèle.
Je rentrai dans mon cagibi. Je m'installai sur le lit
,
le dos au mur, ma petite machine à écrire sur les genou[s]
x
, pour-
suivie dans mes pensées par les interminables appels: "Traque
numéro huit... Track number eight..." J'étais saisie de terreur
à la pensée qu'il n'y avait plus à reculer, que je devais désor-
mais, pour gagner ma vie, plonger dans l'écriture moi qui tout
à coup percevais combien peu je savais encore m'y prendre.
Je commençai par la narration sur le ton de l'anecdote
de mes aventures en Angleterre et en France. Hé quoi! marquée
comme
je l'étais
déjà
par la douleur
, ayant connu aussi l'enivre-
ment, je ne savais tirer de moi que des banalités. Il me faudrait
encore à peu près un an avant qu'au
Bulletin des Agriculteurs
,
qui allait me fournir l'occasion de traiter de sujets me rappro-
chant des faits, de la réalité, de l'observation serrée des cho-
ses, je commence à donner des reportages qui auraient enfin une
certaine consistance. Et plus longtemps avant que,
l
d
es rêveries
nées
,
ce soir d'avril au bord du vieux canal, j'en vienne, par
étape
,
à la grande tâche dont en l'apercevant je prendrais
une
bien plus terrible peur
encore
que j'en eu
s
rue Stanley, en ce soir du
commencement. Mais du moins alors je serais happée entière par[?]
le sujet, aidée et soutenue par tout ce que j'aurais acquis de
ressources, de connaissances de l'humain et par la solidarité
avec mon peuple retrouvé, tel
l
que ma mère, dans mon enfance, me
l'avait donné à connaître et à aimer.
Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable que de
faibles récits où l'on aurait sans doute bien en vain cherché
trace de la détresse et de l'enchantement qui m'habitent depuis
que je suis au monde et ne me quitteront vraisemblablement
qu'avec la vie.
[illis.]
Pourtant l'oiseau de bonne heure, à ce qu'il semble,
conna
î
t déjà son chant.
Pourtant l'oiseau, presque dès le nid, à
[illis.]
e
ce
que l'on dit, conna
î
t déjà son chant.
Pourtant l'oiseau, de très bonne à ce qu'il semble,
conna
î
t déjà son chant.
L'oiseau pourtant,
[peu] après
[peu] après
presque dès le nid, à ce
que l'on
qu'il semble[,]
dit,
connaît déjà son chant.
le seuil
par
Gabrielle Roy Cahier 2 Image Gabrielle Roy
35 ouest, Grande-Allée, app. 302
Québec, P. Q. G1R 2H2 Tél.: 525-8417 Image
Que pensez-vous de ? Ou trouvez-vous mieux ?
page 243-244
Ainsi donc c'est Londres qui me
devint le lieu de la solidarité humaine
[ill.]
Ainsi donc Londres, (parce que j'y)
(où je)
?
faisais connaissance avec le plus profond
malheur
,
des hommes
qui
me devenait
le lieu de la solidarité humaine telle que je ne l'avais jamais éprouvé.
ée
?
[ill.]
345
[ill.]
Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable
que de faibles récits où l'on aurait sans
doute bien en vain cherché trace de la
détresse et de l'enchantement qui
? { m'habitent depuis que je suis au monde
et ne me quitteront vraisemblablement
qu'avec la vie.
etc etc.
152 avant-dernier paragraphe : rétablir après clémence «qui
vit en Fa[ill.]
,
» et continuer : « je prends...
84. Conservez donc «Ou l'
Oiseau de Feu
? »
Cet illogisme de la pensée se rappelant
un titre en anglais, un autre en Français,
est si normal et correspond à une vérité
psychologique, me semble-t-il
p. 173 Je consens avec soulagement,
maintenant, à la coupure proposée,
tout le deuxième paragraphe.
Vous aviez tout à fait raison.
p. 239 «Hello » va bien, je crois. Je l'ai employé
ailleurs, dans sa forme anglaise
Mais non, je viens de consuluter
Oxford. C'est Hallo. Donc corrigez
page 239 et page 223, 4ième
paragraphe du bas.
Je découvre que c'est Hello dans Harrap's
et hallo dans Oxford.
Qu'est-ce qu'on décide ?
Hello
page 16 — fin premier paragraphe. Ceci serait-il mieux :
« si je n'avais pas été plongée dans ce qui
m'apparaissait le rêve d'avoir enfin abouti à Paris. »
24 2ième paragraphe, deuxième ligne : enlever «petite »
60 avez-vous enlevé, q
a
u quatrième paragraphe
dernière ligne,
longue
ce qui nous laisserait : «m'asseoir à une
table nue... »
94. avant-dernier paragraphe. Vous avez raison
«
sur
son ton habituel... » est préférable
106 2ième paragraphe. Aimeriez-vous autant
? plutôt que «Incité aujourd'hui », «
Amené
aujourd'hui... » Finalement «incité
est mieux, je crois. Gardons-le.
110 1) avant dernier paragraphe. Ceci, beaucoup
plus simple, ne serait-il pas mieux : « nous
regardant partir comme les plus simples des
mortels et n'en revenaient pas de leur déception,
n'en sont peut-être jamais revenus.»
2) enlever, deux lignes plus haut «tous déçus»
p. 169 Pour la cadence, ne vaudrait-il pas mieux
écrire ceci (2ième paragraphe, 4ième ligne du bas)
? ... m'ait jamais fixé
le sort
— à moins
que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet du
hasard. Mais croire cela
m'est
encore
plus difficile à tout prendre que croire à
une intrusion
dans ma vie
du merveilleux.
178 2ième paragraphe enlever « un peu » avant
capricieux
182 2ième paragraphe, 3ième ligne, enlever «petit »
" " 5 " " «sorte de petite »
189 1er paragraphe. Que pensez-vous de (au
lieu d'une si fine réflexion) «d'une réflexion
si appropriée » ?
?
205 2ième paragraphe, après connu, enlever la
virgule ?
?
207 2ième paragraphe, dernière ligne : «ils parlaient
très haut et
presque
tous ensemble
p. 214 — 5ième ligne du haut, enlever «petite»
p. 258 - 2ième ligne du haut «La
d
y»
p. 318 2ième ligne au lieu : «d'un rêve... »
« d'une invention de sa pauvre tête ? »
ou plutôt
« que cela n'avait plus l'air dans sa
pauvre
tête que d'une invention ?
207 — 2ième paragraphe, avant-dernière ligne :
« et
apparemment
tous ensemble. »
[illis.]
déc 80
cher François,
Certaines de ces retouches
amélioreront peut-être «notre» texte.
Pour d'autres, je suis moins sûre. Vous
jugerez. Seule, j'ai moins d'audace
qu'auprès d'un compagnon en qui j'ai
confiance. Votre visite m'a redonnée
espoir. Je lutte toujours contre vents
et marées, mais du moins avec plus
de courage. Amitié à vous deux
Gabrielle
Image
Un oiseau tombé sur le seuil
Recopier les pages suivantes (en tenant compte des corrections) :
169
173-174
205
210
243-244
250
295
313
345
drus et enchevêtrés. C'était apparemment une partie de la forêt
laissée à repousser après quelque maladie ou calamité, aucune
coupe n'y ayant été pratiquée depuis quelques années. J'aurais
aussi bien pu être dans une brousse de mon Manitoba qu'en un des
pays les plus peuplés du monde. Elle me plaisait beaucoup cepen-
dans, en entretenant maintenant en moi le rêve que je n'étais
jamais partie de chez moi, ne m'étais pas u
i
mprudemment lancée sur
les routes du monde et qu'ainsi toutes mes chances d'avenir et
d'amour étaient toujours inentamées.
Trai
î
nant les pieds, à bout de fatigue, à demi consciente
par moment
de l'heure et du pays où je me trouvais, j'avançai encore
assez longtemps devant moi sans plus réfléchir. Apeurée pourtant
,
à la longue par un si persistant silence, à la limite aussi de mes
forces, j'allais enfin rebrousser chemin
,
lorsque
,
à peu de distance,
presque dissimulé entre des arbres, m'apparut un lieu habité. A
une minute près. j'aurais donc tourné le dos à ce qui me paraît
aujourd'hui l'un des plus singuliers rendez-vous que m'a
it
jamais
x
fixe le sort — à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet
du hasard. Mais croire cela m'est encore plus difficile à
tout prendre que croire à une intrusion dans ma vie du
merveilleux
fixé
e
ma vie — à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet du
hasard. Mais croire cela me paraît encore plus difficile
,
à tout
prendre
,
que croire
jusqu'à un certain point
à une
intervention
intrusion
surnaturelle.
providentielle
du merveilleux.
La maisonnette était toute basse entre les arbres et
même ses
les
fleurs, de géantes roses trémières et de hautes dauphinel-
les bleu clair qui lui allaient presque jusqu'au toit. Elle sem-
blait faite
, plutôt
que pour y vivre, pour jouer seulement à la vie.
C'était l'humble petit cottage saxon de la vieille Angleterre tel
ticulière d'âme et de
partage
paysage
telle qu'elle m'avait été révélée
par les oeuvres de George Eliot et de Thomas Hardy? Il n'y
avait donc pas que la chaumière à faire partie d'un temps que je
croyais perdu
à jamais si ce n'est dans les
en dehors des
lèvres
livres
qui en avaient recueilli les
voix.
De même, et sans doute aussi par la grâce du Ciel ou
l'inimaginable flair qui m'a parfois servi en voyage, un an plus
tard, parcourant la Provence, je devrais, levant un jour les yeux
vers des villages haut perchés, me sentir appelée irrésistible-
ment et partir, bien avant Gérard Philippe et même Raimu, à la
découverte de ces anciens nids de Sarrasins dans la chaîne des
Maures, les délicieux villages de Ramatuelle, de Gassin, alors
qu'ils étaient presque encore inconnus des habitués de la Côte
d'Azur.
La jeune bossue continuait à se tracasser à mon sujet.
— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée. Si vous
croyez pouvoir marcher encore un peu, pas très loin
,
vous arrive-
rez, à un mille à peine, par cette même route, à un très petit
village: Upshire. Ne vous arrêtez pas à l'auberge. Elle ne
vaut pas cher. Cherchez plutôt Century Cottage. Frappez. Deman-
dez Esther, Esther Perfect. Dites-lui que vous venez de la part
de Felicity. Je serais étonnée qu'elle ne vous accueille
pas à bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century Cottage
est grand.
Il n'avait pas été nécessaire d'en entendre plus pour
me faire retrouver en moi des forces
comme
toutes fraîches. Déjà
j'étais debout. Je déposai un schilling et quelques piécettes au
coin de la table. Dans la chaleur encore pesante du jour, les
pieds
un peu traînands
lourds
mais soutenue par le singulier espoir qui
ne m'avait pas longtemps manqué ce jour-là, je m'engageai en di-
rection du village que m'indiquait Felicity tout en m'encourageant
de sa voix un peu fluette que j'entendis plusieurs fois encore ré-
péter derrière moi: "Vous ne le regretterez pas,
.
Ah
,
sûrement, vous
ne le regretterez pas
'
."
Sans aucun regret, à ce que je crus alors, je quittai ce
quartier où je devais pourtant revenir tant de fois en pensée vers
des souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.
Cette course en taxi était pour moi la plus folle ex-
travagance, mais j'avais trop hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la correspondance avec le
premier Green Line en direction d'Epping Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je descendis du taxi tout juste pour voir filer au
bout du square mon cher petit autobus
comme
tout fringant de s'é-
lancer vers les verdoyants espaces. Je m'assis sur le même banc
que j'avais occupé c
l
e jour où j'avais pris ma course vers l'au-
tobus en marche. J'aurais pu pleurer de chagrin. Je n'étais
pourtant retardée que d'une heure mais
elle me semblait
devoir
cette heure avant la paix retrouvée me paraissait
devoir être l'éternité
me voler un temps infini de bonheur.
A supposer que l'autobus
que je venais de voir disparaître eût été le dernier de la jour-
née à destination d'Epping Forest, je me demande parfois si je
n'aurais pas été assez possédée pour me mettre en route à pied,
comme aurtrefois vers la ferme de mon oncle, dans la neige et sous
la pluie, à l'appel
sans pareil
sur
l'âme
nous
de l'endroit
de ce monde où nous avons connu
où elle a
été,
ne serait-ce qu'un instant
, en repos
ée
de tranquille bonheur.
Ce que je vis en tout premier lieu en descendant à
Wake Arms me poigna le coeur. Sous le ciel déployé, ses fins
cheveux blancs voltigeant au vent, Father Perfect m'attendait
depuis
sans doute
des heures
, avec à ses côtés une grossière
brouette que j'imaginai faite jadis par lui-même, sur laquelle
nous allions charger mes affaires. Nous nous sommes aussitôt
aimait bien avoir à alle seule la maison toujours un peu en désor-
dre pour ranger à son aise et commencer sans hâte les préparatifs
du lunch.
Disait-elle vrai? A la lumière claire du matin, si je
prenais vraiment le temps de sonder son visage, Esther m'apparais-
sait plus âgée que la veille, à la lueur douce du crépuscule, et
même parfois l'air très fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire repoussée plus loin, elle
ne s'attardait pas comme les premiers matins à causer assez lon-
guement, voyant bien que j'étais davantage "dans vos histoires
"
,
m'avait-elle dit, "que dans le vif de la vie
»
.
Je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose
,
Esther!
— La même chose! Dans certains livres très rares,
presque
,
oui! Mais
,
en dépit de ce que j'ai beaucoup reçu des livres, il me faut convenir que peu
je n'en ai pas trouvé beaucoup qui
m'ont parlé
comme me parle la vie elle-même.
Sa perspicacité me jetait dans le désarroi et la confu-
sion, tellement je ressentais qu'elle disait vrai. En étais-je
donc encore à perdre mon temps? A courir après des illusions?
R
e
a
gaillardie par trois ou quatre tasses de thé bues d'affilée,
je reprenais malgré tout
vite
confiance dans mes inventions qui
n'avaient d'autre mérire, si c'en est un, que d'être enlevées.
Après avoir terminé la longue nouvelle que j'avais com-
mencée presque dès ^
mon
arrivée chez Esther, j'en mis une autre en
marche. Il me semblait qu'il n'y avait pas de fin à ce qui se
présentait à mon esprit et que j'allais continuer à vivre dans
cette griserie. J'attaquai une série de courts articles sur le
qu'ils étaient protégés. Des placards enjoignaient les Londoniens
de
à
se rendre au plus proche dépôt prendre leur masque à gaz. On en
ajustait
même
jusqu'
à des bébés. J'allai, je me demande aujourd'hui
pourquoi, chercher le mien. J'errai des heures encore par des
rues tellement silencieuses que l'on entendait venir de loin le
moindre pas. Les automobilistes ne klaxonnaient plus. De retour
dans les quartiers d'affaires, je m'aperçus enfin qu'on ne voyait
pas de gens
personne
entrer dans les magasins ni en sortir. Entrée moi-
même un instant par curiosité
dans
chez
Selfridge, je parcourus une
dizaine de rayons sans voir âme qui vive, sauf, derrière les comp-
toirs, à ne pas bouger, vendeurs et vendeuses comme frappés d'hyp-
nose. Même Picadilly Circus, à la foule et à la circulation tou-
jours aussi denses, mais tournant aujourd'hui au ralenti, faisait
penser à un vieux manège sur le point de plier bagage. Cette
ville que j'avais découverte, il y avait à peine un an, si affa-
ble, rieuse et blagueuse, je n'en avais recueilli aujourd'hui
pas
même
un sourire, pas même
véritablement
un regard.
Je rentrai tard à Upshire pour en repartir le surlen-
demain avec quelques uns de mes effets en attendant de venir pren-
dre le reste petit à petit. Londres m'appelait
, je pense,
par la fascination
extrême
, je pense
,
qu'exerce sur l'esprit l'approche de la tragédie.
Et je venais de comprendre que la tragédie à son sommet c'est
la guerre.
Ainsi donc Londres me devenait le lieu de la solidarité
humaine telle que je ne l'avais encore jamais éprouvé parce que ?
Ainsi donc Londres, ( parce que j'y)
où je
faisais
connaissance avec le plus profond malheur,
me devenait le lieu de la solidarité humaine
telle que je ne l'avais encore jamais éprouvé.
j'y faisais connaissance avec le sentiment du plus profond malheur des hommes.
Je louai une chambre dans Chis[ev]
w
ick. Pourquoi dans ce
quartier lointain, à l'extrémité ouest de Londres? Peut-être
parce que la rue où j'allais vivre se trouvait à deux pas de
Kew Gardens que j'avais longtemps désiré visiter fréquemment et
tout à mon aise, tellement j'y avais pris plaisir quand j'y étais
venue quelquefois de Fulham, et maintenant j'allais effectivement
m'y promener presque tous les jours, apprenant le nom, l'origine,
le caractère de mille arbres transplantés ici de tous les coins
du monde — et pourtant presque tout de ces choses apprises alors
avec amour m'est aujourd'hui ravi. Quel gaspillage que la vie!
J'ai dû mettre des jours et des jours à acquérir mille connais-
sances fascinantes sur des arbres rares que je n'aurai
s
plus ja-
mais la chance de revoir, su[s]
r
d'autres moins singuliers
,
—
sur
des fleurs du bout du monde, et que m'en reste-t-il
,
sinon le sou-
venir un peu douloureux d'avoir été émerveillée sans que je puisse
me rappeler maintenant au juste pourquoi.
Peut-être aussi
,
ai-je choisi Chis[ev]
w
ick parce qu'il
était desservi par la Green Line, et que la ligne Epping Forest
était inscrite parmi quelques autres sur le panneau d'arrêt au
bout de ma rue. Ainsi je pourrais être chez Esther sans faire de
correspondance en cours de route, peut-être plus vite que si je
partais d'un point moins lointain. Et enfin
,
ce devait être
aussi parce que la vie était moins chère ici qu'au coeur de
Londres.
la date où vous devez arriver et la durée du séjour auquel vous
êtes conviée. [ J'étais ébahie — et j'allais l'être davantage —
par le fait d'être invitée, en amie,
en quelque sorte
pour ainsi dire
, chez des
gens qui ne me connaissaient pas plus que je ne les connaissais.
J'acceptai, par manque de volonté pour refuser, par
amitié envers Lady Frances qui avait l'air de tellement tenir à
m'envoyer en visite dans la gentry, peut-être abasourdie
à ne
au point de ne
plus
trop savoir
en
à
quoi je m'engageais.
des choux à la crème pour dessert?
La pauvre gro
o
a
sse Ruby, déjà éreintée, se laissa persua-
der d'attaquer le rude chemin montant au cours duquel nous ne
devions voir ni habitation, ni passant, seul un ermitage depuis
longtemps désert. Au
plus dur
pire
du pierreux chemin, elle geignit
un peu. Je faisais de mon mieux pour la remonter.
— Attends seulement
de
voir l'air que nous allons respirer
de ce promontoire.
Hélàs, le village que j'avais estimé être à cinq ou six
kilomètres de la côte devait bien en être à une quinzaine au moins.
Au fur et à mesure que nous nous traînions vers lui, il apparais-
sait d'ailleurs reculer dans sa montagne et même s'y cacher à nos
yeux
,
[ill.]
qui ne le trouvant plus par instants, peut-être
sous l'effet de la fatigue,
à force de l'y chercher
ou parce que la route tournante nous le dérobait.
Ruby commença à boiter. Nous avons découvert, ses bas
enlevés, qu'elle avait à chaque talon une énorme ampoule sur le
point de crever. Heureusement que j'avais pensé à me munir de
diachylon. Je lui fis des pansements adhésifs, lui trouvai à boire
de l'eau fraîche et même un bâton de route. J'en vins de bon coeur
à lui céder ce qui me restait de chocolat quand je découvris qu'elle
avait dévoré tout le sien en cachette. Que n'aurais-je fait pour
retenir mon Sancho sans lequel l'aventure eût perdu presque tout
son piquant? Elle-même n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de le suivre à ses risques et périls.
?
En tout cas, elle se leva pour me suivre sans trop protester quand
je lui exposai que nous n'arriverions pas avant la nuit
du
au
train
où nous allions. Que nous soyions devenues en si peu de temps
inséparables, encore aujourd'hui
,
des années après que j'ai perdu
soeur, une vieille fille timide qu'elle ne nommait jamais autre-
ment que ma-de-moi-selle Thérèse. Un gendarme complaisant à qui
nous avions demandé où trouver pas cher et bon nous y avait en-
voyées tout droit: "Chez madame Paulet-Cassan, voyons! ç
C
a fait
pas de doute!... Mais ne dites pas que c'est moi qui.
!
..
.
Car, vous
comprenez, à l'hôtel
,
il
s
pourrait
ent
me faire des histoires..."
D
d
ans la grande maison
2
de crépi rose aux volets bruns,
t
T
out au
1
bout du village,
nous eûmes chacune une chambre non chauf-
fée mais vaste, avec de
grandes
généreuses
fenêtres s'ouvrant sur un panorama
de plaines, de jardins et de vignes montant à flanc de collines.
C'est là, par un matin frisquet,
les
pieds
nus
sur le carrelage gla-
cé, qu'en ouvrant les volets je reçus droit dans les yeux le spec-
tacle de mon premier amandier fleuri. Je verrai toute ma vie se
profiler contre le ciel clair du Midi ardent ce jeune arbre aux
fleurs d'un rose tendre toutes frémissantes encore de leur naissan-
ce avec le jour.
Pour le coucher dans de grands lits en cuivre, sous
l'édredon de duvet
,
et le café du matin — si odorant! — il nous
en coûtait à chacune environ vingt-cinq cents par jour de notre
monnaie. A loger chez les gens notre argent s'étirait
,
et
au
reste bien plaisamment, puisque
,
chez eux
,
nous apprenions leurs
manières et à vivre
comme eux.
leurs douces vies
sans tracas superflus.
Madame Paulet-Cassan possédait à un kilomètre du village
une petite vigne qu'elle allait presque tous les jours soigner,
pour le plaisir. Un bon matin, nous sommes parties tôt, le petit
âne agitant ses sonnailles,
nous deux,
Ruby, moi,
madame Paulet-Cassan por-
tant la serpe,
et
sa soeur,
des bouteilles de vin
dans un panier
,
enveloppé
es
de serviettes,
ressources, de connaissances de l'humain et par la solidarité
avec mon peuple retrouvé, tel que ma mère, dans mon enfance, me
l'avait donné à connaître et à aimer.
Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable que de
petits
récits
un peu folâtres où c'est tout juste si affleurait
où l'on aurait sans doute cherché en vain trace
quelque pâle reflet
de la détresse et
[d']
de
l'
enchantement
qu'avait
été, que serait, qu'est encore pour moi l'aventure de vivre.
qui étaient et seraient pourtant le fond de ma vie.
L'oiseau
,
pourtant
cependant
, presque dès le nid, à ce que l'on
dit, connaît déjà son chant.
Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable
que de
faibles
récits où l'on aurait sans doute
bien en vain cherché trace de la détresse
et de l'enchantement qui m'avaient
habitée depuis que j'étais au monde et
ne me quitteraient vraisemblablement qu'avec la vie.
L'oiseau, pourtant, presque dès le nid, à
ce que l'on dit, connaît déjà son chant.
x Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable
que de faibles récits où l'on aurait sans doute
bien en vain cherché trace de la détresse
et de l'enchantement qui m'habitent
depuis que je suis au monde et ne me
quitteront vraisemblablement qu'avec la vie.
L'oiseau, pourtant, presque dès le nid, à
ce que l'on dit, connaît déjà son chant.
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Un oiseau tombe sur le seuil - Etat 2
6 [etc] (4) Gabrielle Roy
dans le jardin
de
Rue Deschambault
à 22 ans Image GABRIELLE ROY - 1 2 pts CA[P]S F1
40 La détresse et l'enchantement 2 5 14 F 2
80 U[flèche] # N O I S E A U
T O M B É S U R L E S E U I L 530 F1 CAPS
30 Image Un oiseau tombé sur le seuil 80 518 [F1/56]
I
[deux carrés] Parmi les flots de dépaysés que Paris reçoit tous les
jours
,
en vit-il jamais arriver de plus égaré que moi, à l'au-
tomne de 1937 ? Je n'y connaissais personne. De mon lointain
Manitoba, une lettre était pourtant partie me préparer la voie.
Meredith
-
Jones, professeur de français à l'Université du Manito-
ba, y demandait à une de ses élèves, vivant au pair à Paris,
de s'occuper un peu de moi, de me trouver une pension, de venir
m'accueillir à la gare. Nous devions nous reconnaître à un
livre qu'elle aurait à la main et à une revue canadienne que je
porterais sous le bras, mais je l'avais égarée en chemin. Le
plus étrange est que je n'arrive pas aujourd'hui à
trouver
me rappeler
me rappeler
le
nom de cette personne au livre que j'ai tant cherchée et qui
me fut d'un si grand secours
lorsque enfin
quand
je l'eus^
enfin trouvée.
repérée.
[deux carrés] Je mis pied dans la terrifiante cohue de l'arrivée
d'un train maritime en gare Saint-Lazare. Dans une mer chan-
geante de visages, je me pris à essayer d'en reconnaître un que?
je ne connaissais pas. Happ
ée
é
e
e
tout
e
innocente par les cris,
la hâte, de puissants remous, je
n
m
'en allais^
par moments
pas moins
, je ne
sais comment,
presque toujours
à contre-courant
^
d[illis.]
du flot humain,
et me le fit reprocher: " Dis donc, toi, t'es pas capable de
regarder où tu vas ! " Je crois me rappeler que c'est
la
une des
pre-
mière
s
phrase
s
que je m'entendis adressée
er
er
à Paris. Je commis
aussi la bêtise de tâcher de retenir parmi ces gens quelqu'un
Image
de pressé pour en obtenir un renseignement, et me fit remettre
à ma place. " Pour les renseignements, il y a les Renseignements ! "
L'homme, en s'en allant, peut-être pris de remords, m'indiqua
une direction d'un coup de menton. J'avisai ensuite une sorte
d'uniforme de qui j'espérai l'espace d'une seconde un peu de
secours, mais à peine avais-je entamé mon récit qu'il m'envoya
promener. " Hé quoi ! Je cherchais quelqu'un. Eh bien ! la
gare était pleine de gens qui se cherchaient." Puis il lança
à voix haute par-dessus ma tête, chassant manifestement plus
payant que moi : " Porteur ! Porteur ! Porteur !...
»
C
[flèche]
c
? ependant
que de partout on lui criait justement aussi: " Porteur ! Porteur !
Porteur !...
»
J'avais fini par aller dans le sens de la foule, et
elle m'entraîna, sans que j'y prisse garde, passé les barrières,
dans la salle d'attente noire de monde. Alors je désespérai
de
de
trouver jamais ma payse. J'allai à un guichet qui me renvoya
à un autre qui, lui, me fit honte de ne pas savoir lire les
panneaux où tout, me fut-il dit, était inscrit. Et ce devait
être
le cas
[flèche]
ainsi
, car je me trouvai devant une masse de signes, mots et
abréviations à me faire tourner la tête.
A la longue, je retrouvai quelque bon sens et me dis
que si ma payse m'attendait encore, ce n'était sûrement pas
dans cette trop vaste salle, mais vraisemblablement sur les quais.
Je retournai de ce côté. Au tourniquet, le contrôleur m'arrêta
d'un sec:
— Eh
t
où pensez-vous allez
r
comme ça, la petite dame ?
— De l'autre bord.
— Quel bord ? Le bord de mer !
-
Je fis un geste.
— En ce cas, ma petite dame, votre ticket !
— Mon ticket ! m'écriai-je d'épuisement. Mais je l'ai
donné au contrôleur du train. Je suis arrivée par ce train.
— Et vous voulez déjà y retourner !
Avec le temps, je devais me faire à ces passe
s
d'armes
auxquelles tant de Parisiens semblent prendre plaisir, en trouver
moi-même quand j'aurais le tour, mais pour l'instant je n'étais
que désespoir. Il me paraissait aussi impossible de me faire
entendre à Paris que si j'avais été transportée au coeur de la
Chine. Je tâchai de faire fléchir
,
l'homme
,
au tourniquet
,
en
lui racontant comment j'avais perdu en route la revue qui aurait
permis à ma copine de m'identifier, et je le suppliai, pour
finir, de me laisser au moins aller voir si elle n'était pas
encore sur les quais.
Parce qu'il estimait peut-être que je lui avais pris
trop de temps avec mon récit embrouillé, alors
cependant
qu'il
n'avait rien fait pendant que je lui parlais
,
que de s'examiner
les ongles, le contrôleur ne me parla plus qu'en moitié
s
de
phrases.
— Ticket de quai...
— Où ?
Il indiqua une direction.
— Machine...
Je la repérai. Et, tout d'abord, tant elle me parut
,
à
l'encontre des êtres énervés que j'avais croisés, de bonne
composition, elle m'inspira confiance. Au-dessus d'une fente,
elle annonçait qu'elle était distributrice de tickets de quai.
Je poussai le levier.
Rien.
Un
M
m
onsieur élégant, l'air fort pressé, s'était pour-
tant arrêté pour me regarder faire.
—
-
Ç
a irait mieux, me conseilla-t-il, si vous mettiez un
franc.
Je rougis jusqu'aux yeux. J'ouvris mon sac. Hélas
[;]
[flèche]
,
j'étais encore sans monnaie française.
L'homme élégant mit la main dans sa poche. Il en tira
un franc qu'il déposa dans ma paume, et déjà il s'en allait, la
physionomie comme refermée. Je m'élançai à sa suite en criant:
" Monsieur ! Monsieur ! De grâce, votre nom, votre adresse,
afin que je puisse vous rembourser! "
Sans tout à fait ralentir, il se tourna à demi vers
moi, et
,
j'eus droit à mon premier sourire à Paris, quoique
déjà plutôt du genre ironique.
— Voyons mademoiselle, que d'histoire
s
pour l'amour d'un
franc!
et il se hâta de me semer, par impatience ou pour m'é-
viter de l'embarras.
J'ai donc encore un peu sur le coeur cette première
aumône de ma vie que je reçus peut-être d'un Rostchild, car
parfois je crois me souvenir d'une paire de gants, d'un foulard
comme j
j
'en ai rarement vu depuis.
Je me représentai à la barrière, munie de mon ticket
de quai. Sans m'en apercevoir je me trouvai à affronter un
nouveau contrôleur qui venait peut-être tout juste de relayer le
précédent.
— Où allez-vous comme ça, ma petite dame,
?
m'entendis-je
encore une fois demander.
De stupéfaction, je levai les yeux pour lui faire repro-
che de ne plus déjà me reconnaître, alors que j'étais devenue
moi-même incapable de distinguer les visages.
— Je vous l'ai dit pourtant. Je cherche ma compatriote
qui devait venir à ma rencontre, et vous m'avez envoyée chercher
un ticket de quai.
— Mais il n'y a plus personne sur le quai, me fit remar-
quer ce contrôleur-là, plus obligeant que le premier, et c'est
ainsi qu'à la fin je sus avoir affaire à un autre. Voyez
-
vous-
même !
[crochet partiel] C'était bien vrai. A perte de vue, sur le quai, pas
une âme ! Je revins au milieu du hall bourdonnant. Je n'osais
m'approcher du guichet d'où l'on m'avait envoyée aux panneaux.
J'errai un moment, sans but parmi la foule, cherchant seulement,
je ne sais pourquoi, à attraper au moins un regard, mais aucun
ne s'arrêtait sur moi, et,dans ma sensibilité exaspérée, j'y
crus voir la preuve d'une défaveur générale à mon égard. Je
me voyais sans monnaie du pays, sans même connaître l'adresse
où une chambre m'était retenue, condamn
é
e
e
à tourner indéfiniment
au sein de la plus cruelle indifférence. Mon esprit inclinait
tellement au noir que, dans ce vaste hall de Saint-Lazare, je
finis par reconnaître une image de ce qu'allait être ma vie
échouée à Paris.
Soudain, pourtant, la foule avait commencé
e
à s'amincir,
et
,
bientôt, si rapidement que j'en fus surprise et encore plus
effarée, nous n'étions plus qu'une douzaine peut-être, à [flèche]
l'
allure
d'épaves, qui tournions encore dans l'immense hall devenu tout à
coup comme dix fois plus grand. Et puis, nous ne fûmes plus que
deux petites silhouettes chacune à une extrémité de ce désert, qui
amorcèrent ensemble une timide approche l'une vers l'autre. Je
n'avais pas ma revue, elle n'avait pas son livre dont elle de-
vait m'apprendre qu'elle l'avait oublié dans le métro. Un regard
suppliant passa entre nous. Elle éleva la voix la première:
— Etes-vous Gabrielle ?
Je lui sautai au cou comme si elle m'était devenue
l'être le plus cher au monde. Pourtant je cherche toujours son
nom. Je l'ai constamment au bord des lèvres depuis des années,
il me semble. Ne me sera-t-il donc jamais rendu par ma traître
mémoire, ce nom si cher ?
Déjà, en route pour réclamer mes bagages à la consigne,
elle s'évertuait à m'encourager.
— Ne t'en fais pas au sujet de l'accueil à Paris. C'est
toujours comme ça. On a l'impression de descendre chez un peuple
en permanent état de guerre interne. Tout y esy sujet de dispute
et d'argument. Mais au fond c'est une guerre amicale, et presque
toujours, tu verras, au profit de la justice et de la logique, une
passion, la logique, qu'ils ont dans le sang comme un virus. On
s'y habitue, tu verras. Même on y prend goût et, le croiras-tu,
quand on en arrive à battre les Parisions sur leur propre terrain,
ils rendent les armes que c'en est déconcertant. En tout cas, ce
qu'il faut à tout prix ne jamais leur montrer, c'est qu'on a peur
d'eux. T'as compris ?
J'entendais par bribes l'étonnant discours, ma compagne
ayant pris les devants, moi la suivant comme je pouvais, et souvent
séparée d'elle par un pilier ou, parfois, une grande zone déserte.
A la consigne, je récupérai mes deux lourdes valises et
ma malle garde-robe qui devait bien peser deux cents livres. Ce-
pendant, de
s
porteurs qui, un instant plus tôt, emplissaient l'air
de leurs offres de service criés à tous les coins de la gare, plus
aucun signe. Quand nous avons à notre tour lancé le mot en appel
au secours, il résonna, tout piteux, dans un silence sans fond.
Alors ma payse et moi avons entrepris de trimballer mes
deux valises à une assez bonne distance, mais pas assez pour les
perdre de vue, puis nous nous sommes attaquées à la malle, la
faisant pivoter sur elle-même, sous les yeux au reste appréciatifs
d'une bonne demi-douzaine de balayeurs, pour l'instant tous appuyés
sur leur balai. Ils nous aurainet bien aidées, dirent-ils, mais
ce n'était pas leur boulot. Mes bagages réunis, nous nous sommes
assises un moment sur les valises pour reprendre souffle. Fina-
lement nous avons atteint le trottoir d'où nous avons hissé le
bagage dans un haut taxi dont le chauffeur tout ce temps continua
à lire tranquillement son
Paris-Soir
, l'une de nous, grimpée à
côté de lui
,
tirant et l'autre, d'en bas, poussant de toutes ses
forces. A la dernière minute, il daigna se soulever un peu le
derrière et nous donner un coup de main pour la malle garde-robe
qui entrait tout juste dans la cabine.
Et
,
enfin, en route vers la ville-lumière ! Rue après
rue, je ne voyais pourtant que de hautes façades plongées dans une
obscurité sévère. Même les réverbères ne dispensaient qu'une
chiche électricité.
— Je t'ai trouvé une pension tout ce qu'il y a de bien,
comme ils disent ici, m'expliquait ma payse. Chez madame Jouve.
Mais il est certain que ce soir elle va déjà te tomber dessus
pour arriver si tard. Passé minuit, c'est barricadé chez elle
comme dans leurs châteaux
[flèche]
-
forts du Moyen-Age. As-tu déjà vu
Carcassonne ? demanda-t-elle, et
elle
revint à madame Jouve. Si elle
attaque, contre-attaque. Si elle grogne, grogne plus fort. C'est
comme ça qu'on s'en tire à Paris.
— C'est affreux !
— Non, parce que ensuite vient l'estime.
Autre oubli singulier, et peut-être révélateur
,
de ma
part ! je ne me souviens pas non plus de ma première adresse à
Paris, encore que je pourrais sans doute m'y rendre
,
les yeux fer-
més. C'était -
—
à l'époque -
—
un immeuble imposant, de six étages,
bâti en fer à cheval, dont la grille, à côté de la guérite du
gardien,
—
et sur ce point au moins ma mémoire ne me fait pas
défaut[-]
—
donnait sur la rue de la Santé.
Evidemment, à cette heure tardive, nous avons trouvé la
haute grille fermée et la loge du gardien tout aussi noire qu'une
hutte en forêt. Ma payse le réveilla d'une sonnerie dont elle
avait eu à chercher à tâtons le bouton près de la grille. Je
n'avais encore jamais eu dans toute ma vie à déranger tant de
monde simplement pour entrer me coucher un peu passé minuit. Je
n'en revenais pas de ce que la ville qu'on disait vouée aux plai-
sirs nocturnes, avec ses mille spectacles, ses mille cabarets,
pût être également si couche-tôt. En route, je n'avais vu d'elle
que d'immenses pans endormis, des blocs
solide
s
d'ombre
sous
sans
une
seule fenêtre éclairée.
[crochet partiel] Le gardien survint en achevant de s'habiller, sans trop
bougonner tout de même.
Il nous ouvrit la grille. Et nous voilà à l'intérieur
d'une enceinte ténébreuse avec son fond de six étages plongés
presque entièrement, de haut en bas, dans la nuit noire. A peine
si une veilleuse émettait ç
a
[flèche]
à
à
et là un pauvre clignement. Alors
je vis monter au-dessus du bâtiment obscur un jeune croissant
de lune dont la corne d'or brilla aussi purement ici que dans
les profonds espaces déserts du pays canadien.
L'absence de témoins rendit peut-être notre chauffeur
un peu compatissant. Il se hissa hors de son siège et descendit
mon bagage sur le trottoir et, un bon mouvement en entraînant un
autre, finit par nous aider à tout mettre dans l'entrée de l'im-
meuble, après avoir obtenu qu'elle s'ouvrît, je ne me rappelle
plus si c'est en poussant un bouton ou en criant: Porte ! Porte !...
Cela fait, il décampa en vitesse, tout en nous souhaitant: " Soir...
sieu-dame !... " Et aussitôt l'électricité nous manqua. Butant
de tous côtés sur mes effets éparpillés, ma payse se mit à chercher
la minuterie. Elle m'annonça l'avoir trouvée, et sur le coup la
lumière nous fut rendue. " C'est à la minute,
»
m'expliqua-t-elle
,
en me montrant à la course comment faire, pour le cas où je serais
surprise toute seule dans une entrée obscure. J'avais à peine
saisi la leçon qu'elle me pressa : " Allons, prépare-toi à faire
vite... " L'ascenseur, appelé, descendait vers nous en g
ei
gnant
et en se balançant comme les nacelles des premiers essais aéro-
nautiques. Il s'ouvrit, révélant un intérieur si exigu que je
n'en pouvais croire mes yeux et demeurai frappée de surprise,
à perdre un temps précieux.
Mais ma payse en avait bloqué la porte d'une valise
placée en travers
,
et s'esquintait à faire entrer la malle dans
la cage, car, me disait-elle
,
à bout de souffle, si elle n'y
entre pas la première, elle n'y entrera jamais. Enfin, elle y
fut mais
prenant
[flèche]
prit
presque toute la place.
— On va revenir pour le reste du bagage ?
demandai-je.
— - Et laisser des effets en bas ! au risque de se faire
voler ! Jamais de la vie. On embarque tout.
— Mais il n'y a personne.
— C'est
ça
ce
que tu crois ! Monte sur la malle, et je vais
te passer une des valises.
Debout ma malle était déjà haute. Juchée dessus, je
touchais le plafond. Je réussis à arrimer une valise à côté
de moi.
Sur ce, l'électricité nous manqua. Ma payse courut
la rechercher. Nous sommes alors parvenu[flèche]
es
s
à mettre les deux va-
lises debout, côte à côte, en précaire équilibre sur la malle.
Amincies nous-mêmes à l'extrême entre la porte fermée et la mon-
tagne de bagages que nous maintenions en place de nos bras étendus,
nous avons commencé à nous élever dou
u
[illis.]
c
ement vers le sixième...
lorsque l'électricité nous manqua encore une fois.
Alors me gagna un fou rire, certes l'un des moins gais
à me posséder jamais. Il n'en résonnait pas moins avec une rare
insolence dans ce boyau où nous étions engagé
s
[flèche]
es
et qui le condui-
sait
,
amplifié, en haut et en bas. Ma payse me suppliait: " Not
so loud !... Not so loud ! ..." Car cette payse était de langue
anglaise
,
et
,
quoiqu'elle eût fait
,
en un an à Paris
,
d'énormes
progrès en français, il lui arrivait, sous l'effet de la surexci-
tation, de retomber dans sa langue maternelle. Mais elle avait
beau me mettre en garde : " You'll wake everybody..." la peur
que j'en avais était justement ce qui redoublait mes tortur
a
nts
accès de rire. Ils cessèrent pourtant aussi brusquement qu'ils
m'étaient venus. Nous étions toujours dans le noir. L'ascenseur
stoppa
.
" Hold the lift..." me chuchota ma payse en vitesse,
et elle tâtonnait dans le corridor à la recherche de la minute-
rie. La lumière, quoique bien faible, m'aveugla, habituée que
je
l
j
j
'étais déjà à me mouvoir dans l'obscurité.
" No noise... " m'avertit ma payse, et nous nous
sommes attaquées à sortir mon bagage, l'avons traîné puis empilé
à la porte de l'appartement de madame Jouve, sans faire plus de
bruit que des voleurs. Et, à propos de
s
voleurs, j'aurai bientôt
à en parler, mais attendons que vienne leur tour.
!
..
.
Quand mon
bagage fut rangé à notre goût, sans trop bloquer le passage,
j'appuyai le doigt sur la sonnette au-dessus d'une carte dont la
distinction me glaça: Madame Pierre-Jean Jouve.
Elle-même presque aussitôt
,
ouvrit,
en robe de chambre,
les yeux lourds de sommeil et le reproche déjà à la bouche, quoique
poli.
— En voilà une heure pour arriver! Vous auriez au moins
pu m'avertir que vous seriez en retard, m'envoyer un câble...télé-
phoner...
Les yeux soudain mieux ouverts, ce qu'elle vit alors
en tout premier lieu, ce ne fut pas mon
fourre
pauvre
visage en si grande
quête de sympathie ni la bonne
petite
face ronde de ma payse
toute rouge encore du combat livré, rien en somme de ces deux
petites bonnes femmes et de leur héro
ï
que effort pour arriver
chez elle, mais la montagne de [g]
b
agage entassée à la porte. Elle
en poussa un cri:
— Ce n'est pas rien qu'à vous... tout... tout... tout...
— Je viens pour un an, madame
, osai-je lui répondre.
— Et vous pensez avoir besoin de tout... tout... cela...
pour une pauvre petite année !
J'eus envie de rétorquer qu'une année à Paris ne pouvait
pas être une " pauvre petite année..." mais je n'en eus pas le
temps.
— Toutes les mêmes, les Américaines avec vos tonnes de
bagages !
— - Je suis Canadienne.
— - Toutes pareilles, continua-t-elle, avec vos énormes
malles garde-robe. Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un
appartement parisien. Nous ne sommes pas au large ici comme dans
votre Canada.
Ma malle était pourtant du modèle le plus compact que
j'avais pu trouver chez Eaton à Winnipeg, et d'ailleurs expressé-
ment conçu
e
, selon la réclame, pour aller à Paris, puisqu'elle
demandait: "
Are you going abroad
? ..." et répondait: "
Take
me with you
..." promettant de se faire petite, rangée à plat
sous le lit, ou debout dans un coin de la chambre à y faire
office de garde-robe la moins encombrante possible avec son com-
partiment à cintres pour les costumes et ses tiroirs à souliers
et à linge de dessous. Mes amies
les plus chères
s'étaient
mises avec moi pour en défrayer l'achat. J'y avais rangé mes
effets
les plus
précieux. Et si je lui avais déjà été attachée
au départ, que dire de mon sentiment à son égard
,
maintenant que
nous avions franchi ensemble de si dures traverses. Je regardais
avec appréhension madame Jouve la regarder sans aménité.
— Ecoutez
,
mon petit, chuchota-t-elle, car
,
pour ne pas
réveiller les gens d'à côté, toute cette conversation de reproches
et de faibles excuses se poursuivait à voix basse, les valises,
nous allons essayer de les caser pour cette nuit du moins dans
l'appartement, encore que je ne voi
e
pas comment elles vont
entrer dans votre chambre, mais pour ce qui est de la malle...
Sa voix, distinguée à l'extrême, n'en était pas moins
inflexible.
— ... elle doit descendre dès ce soir au sous-sol.
Nous l'avons rembarquée, à trois cette fois, madame Jouve
gênant toutefois plus qu'elle n'aidait à cause de sa flottante
robe de chambre au tissu laineux qui allait se prendre dans les
mailles de la grille. Nous sommes descendues dans les entrailles
de la terre. L'électricité ne donnait plus que de pâles petits
feux espacés au long d'un étroit couloir de terre battue qui se
perdait dans une obscurité profonde, car apparemment la lumière
était dispensée[flèche]
,
ici comme en haut, par minces tranches. Sur
le côté se trouvaient, à la suite, de petites cages de rangement
grillagées qui, dans l'atmosphère lourde, évoquaient l'idée de
cachots. Nous allions en roulant ma malle sur elle-même, et
j'épouvais le sentiment, à peine arrivée, d'être déjà plongée
vivante dans une de ces histoires du Paris ténébreux que j'avais
lue
s
autrefois
,
à ce qu'il me semblait
,
avec
tout
tant
de plaisir
,
alors
que j'étais saine et sauve. Je le dis à madame Jouve qui prit le
parti de me gronder amicalement, me reprochant d'avoir trop
d'imagination et de la laisser galoper. Nous étions tout bonne-
ment, selon elle, dans un sûr et propre sous-sol, très accessible.
Elle devenait gentille à sa manière. Elle me prédisait que
j'allais bientôt trouver mille fois plus commode d'avoir ma
malle en bas, où je pourrais à tout instant, sans déranger, venir
chercher ce qu'il me fallait, plutôt que dans ma chambre très
petite en vérité [-]
-
—
et comme je tomberais d'accord avec elle
quand je verrais la chambre !
[crochet] Nous avons abouti à une cage dont le numéro au-dessus
d'une porte de grillage correspondait à celui de l'appartement
de madame Jouve. Elle joua un moment avec le cadenas et remarque
a
:
— Tiens ! On dirait qu'il a été forcé. Il faudra voir à
le changer demain sans faute.
Remarque qui aurait dû me mettre en état d'alerte mais,
tout à coup, comme il m'est arrivé bien souvent dans ma vie
,
au
milieu de difficultés sur lesquelles je n'ai pas de prise, je
n'étais plus qu'à moitié présente, une part de moi vagabondant
dans des réminiscences de lectures que cette descente au sous-sol
de Paris avait éveillées en moi. Ainsi, au cours d'événements
absurdes ou me dépassant, j'ai souvent trouvé refuge dans des
souvenirs laissés par des livres et qui me paraissent plus confortable
s
s
que la réalité où je suis empêtrée.
Au moment de m'en éloigner, je jetai pourtant un regard
noire
navré
vers ma malle. Elle faisait bien seule, debout au milieu
du cachot. J'eus un pressentiment que je pourrais bien ne jamais
la revoir. Mais il fut emporté par la nouvelle difficulté à
laquelle nous eûmes à faire face, l'électricité nous manquant
dans les entrailles de Paris. Par bonheur, madame Jouve avait
un briquet dans une poche de son e
m
n
combrante robe de chambre.
A la courte flamme, nous tenant toutes trois, je ne sais pourquoi,
par le bras, à la manière de rescapés, nous avons refait surface.
Au rez-de-chaussée, nous avons laissé filer ma copine
en grande hâte. C'était bien juste maintenant si elle allait
attraper le dernier autobus pour son quartier lointain. La chère
enfant me lança à la volée qu'elle passerait me prendre à la
première heure pour nous présenter au commissariat de police.
En route, nous aurions à me faire photographier de face, de
profil, les oreilles découvertes, et il ne faudrait pas oublier
de me munir d'un certificat de domicile. Si nous avions le temps,
nous passerions à l'Ambassade signer le registre des ressortissants...
" And bye bye until to morrow..."
Enfin, j'étais saine et sauve dans l'appartement au
sixième. Madame Jouve[flèche]
,
m'ayant fait asseoir " un moment " [flèche]
,
prit
enfin le temps de me regarder et devint presque maternelle.
— Mon pauvre petit, vous avez l'air tout chaviré. Vous
prendrez bien quelque chose pour vous remonter ?
Je pense alors avoir rêvé d'un bon chocolat fumant
comme maman m'en apportait une grande tasse bien pleine quand
elle aussi, au terme d'une journée qui m'avait été pénible,
me trouvait petite mine. J'acquiesçai en ébauchant, j'imagine,
un sourire
,
au souvenir du riche, onctueux et odorant chocolat
auquel j'avais droit en rentrant d'une de nos soirées de tournée
dans les petits villages du Manitoba, ou même seulement en ville.
Et je devais continuer à sourire faiblement, car, derrière ce
souvenir, s'en levait tout un train, que je n'aurais jamais
? [barre verticale]
découvert
s
s
si aimables
,
ni même que je les possédais,
sinon[flèche]
si je n'étais
par-
si je n'avais
venue dans cette espèce de rêve où j'étais que j'avais enfin
[illis.]
pas été pl[ong]ée
e
dans le rêve d'avoir enfin
abouti à Paris.
— Je vous fais une citronnade
, dit madame Jouve.
Or une citronna
a
de, à la veille de me coucher, ne m'a
jamais rien valu, m'obligeant à me relever tous les quarts d'heure.
Mais je n'avais plus de force pour refuser. Madame Jouve alla
dans la cuisine presser un citron. Elle m'apporta un breuvage
amer, à peine adouci par un peu de sucre, que je bus en me
retenant tout juste de grincer des dents.
— Allons, venez vous coucher !
Elle me conduisit, au bout d'un corridor, à une porte
qu'elle ouvrit avec précaution sur une chambre qu'éclairait
quelque peu
l'
la
indirecte
lumière
de la jeune lune que j'avais
vue se lever au-dessus des fortifications. ( Je ne sais toujours
pas pourquoi ne me quittait pas cette idée de fortification
s
,
entretenue peut-être par le sentiment de m'être si loin fourvoyée
de ma vie que je serais à jamais empêchée de la retrouver. )
J'entrai à l'aveuglette dans la petite chambre inconnue.
— Prenez le lit à droite, me guida madame Jouve. Si vous
le pouvez, n'allumez pas pour ne pas réveiller votre compagne
de chambre qui doit se lever tôt.
Je trouvai le courage de rappeler à madame Jouve:
— Mais
je vous
j'
ai bien précisé dans ma lettre que je
tenais à une chambre seule.
— Et vous l'aurez, mon petit. J'ai été prise de court
à cause d'une Suédoise qui m'est arrivée à l'avance.
Elle referma la porte.
- A tâtons, je trouvai la tête du lit, déposai mes vête-
ments autour de moi sur ce qui pouvait être une chaise, une ta-
ble de nuit, je ne savais trop, puis m'étendis, mes nerfs commen-
çant malgré tout à se dénouer. Mais à peine avais-je glissé vers
un peu de calme que les effets du citron se firent sentir. Je
ressortis du lit, trouvai mon chemin jusqu'à la porte, l'ouvrit,
la refermai sans bruit, suivit un couloir et parvint, en me
guidant par une sorte d'instinct, au petit endroit où je n'allu-
mai pas plus qu'ailleurs, indentifiant toutes choses au toucher
seulement. Et tout se passa dans le plus parfait silence. Jusqu'au
moment où, ayant repéré et solidement attrapé la chaîne de la
chasse d'eau, je donnai un bon coup. Et ce fut comme si j'avais
ouvert les barrages à une tumultueuse cataracte. Au grand jour
seulement, quand je découvris le réservoir fixé presque au
plafond, déversant son eau en chute abondante de trois mètres
de haut,
ai-je
[flèche]
j'ai
compris comment j'avais pu déclencher un tel
vacarme.
Je revins sur mes pas, me replongeai dans ce que
je
re-
connus, du bout des doigts, être mon lit, entendis du lit voisin
une sorte de grognement dont je ne sus s'il provenait de la mau-
vaise humeur ou d'un rêve contrarié. J'allais m'assoupir. Mais
le citron pressé n'en avait pas fini avec moi. Il semblait
même
attendu
attendre
que je fusse de retour dans mon lit pour exercer
son plein effet. Je retournai par un chemin inconnu à travers
l'appartement inconnu. J'en revins. J'y retournai. A ce
que je devais apprendre bientôt, on entendit deux fois encore
à travers l'appartement l'immense bruit de cataracte. Je reve-
nais sur la pointe des pieds alors que retentissait pourtant
bien assez fort pour couvrir le bruit de mes pas l'impressionnant
glou glou du réservoirn se remplissant presque aussi bruyamment
qu'il se vidait. Qu'est-ce qui me poussait, à renfort de tant
d'eau,
d'
[flèche]
à
en chasser une si petite quantité ? La peur sans
doute de ne pas me conformer aux usages de Paris et à ses
gens civilisés, alors que je faisais tout le contraire.
D'épuisement, je finis par m'endormir. Mais sans
trouver de repos. Dans mon rêve, je traversais Paris, ma malle
sur le dos, devenue un de ces portefaix, pauvres bougre
e
s de jadis,
dont une image était sans doute remontée du vieux fonds de mes
anciennes lectures. Puis, en trébuchant sur les pavés du Roi,
je courais pour échapper à des truands lâchés à mes trousses.
Enfin, j'étais Jean Valjean engagé dans les égo
û
ts de Paris,
et, cramponnée à ma malle, je filais sur des eaux nauséabondes.
La chasse d'eau, le sous-sol de chez madame Jouve, des réminiscences
de livre
s
de mon enfance se mêlaient pour me fabriquer un des
rêves les plus imagés que j'ai jamais rêvé
s
. Soudain, il me pro-
jeta en plein bal musette avec ma malle que je m'efforçais,
entre mes bras, de faire valser au son d'une entraînante musique.
J'ouvris les yeux. Il faisait grand jour. A deux pas de moi
il y avait un piano prenant bien les deux tiers de la chambre. Ma
compagne, son lit déjà fait, elle-même lavée, peignée, habillée, à
son piano y allait à tour de bras.
— Bonjour, vous, la Canadienne !
lança-t-elle à travers
accords et arpèges.
Sans s'excuser le moindrement du monde de m'avoir si
brusquement réveillée, elle s'en prit plutôt à moi, quoique
gentiment, de l'avoir empêchée de dormir avec mes allées et
venues et " cette infernale chasse d'eau que vous avez passé votre
temps à tirer comme si vous vouliez déverser toute l'eau de la
Seine... Etes-vous prise toutes les nuits de pareille bougeotte?
"
»
me demanda-t-elle et[flèche][flèche]
[elle]
elle
m'avertit que
,
pour sa part, elle aimait se
coucher tôt afin de se lever également tôt et se mettre, fraîche
et dispose, à son piano, y travailler ses pièces d'entrée
s
au
Conservatoire.
[crochet]
[illis.]
Ainsi commença ma vie auprès de Charlotte, jeune musi-
cienne d'Alsace,
tenant
à son piano huit heures par jour, et que
je devais pourtant venir à regretter lorsque madame Jouve, cédant
à mes demandes réitérées, me casa seule dans un réduit à l'autre
bout de l'appartement.
Pour le moment, j'aurais tout donné pour une heure en-
core de sommeil, mais Charlotte avait entamé une marche triomphale.
Elle jouait bien, la bougresse.
!
A moitié morts, mes nerfs tentaient
de vibrer à sa musique. Du reste, ma payse arrivait justement et
je l'entendis, haussant la voix
,
par
[flèche]
-
dessus la musique,
s'in-
former dès l'entrée:
— Comment, Gabrielle n'est pas encore debout et prête?
Nous avons beaucoup à faire aujourd'hui.
A ma surprise, au cours d'une pause que fit Charlotte,
j'entendis madame Jouve se porter à ma défense.
— Laissez tout de même cette enfant reprendre ses esprits.
Et d'abord vous allez la laisser déjeuner en paix.
Je parus, à peine réveillée, dans la salle à manger.
Mon couvert était resté mis, le seul maintenant, à une longue
table ovale au centre de laquelle un délicat bouquet attirait
aussitôt le regard.
— Qu'est-ce ?
demandai-je, ne connaissant pas ces fleurs.
— Des anémones, mon petit
, fit madame Jouve apparemment
contente de ma question.
Habillée de noir qu'agrémentait seul un liséré blanc
haut sur le cou, son chignon impeccable, je vous aurais défié
de reconnaître en elle la dame en savates du sous-sol.
— Marie, lança-t-elle vers la cuisine, le petit déjeu-
ner de mademoiselle.
!
Et bien chaud, hein !
Je pris le bol fumant, moitié café odorant, moitié
lait bouilli et lui trouvai un goût exquis. J'imitai ensuite
ma payse à qui madame Jouve avait aussi fait servir du café,
trempant comme elle dans ma tasse un croissant sortant du four.
C'était délicieux. Un soleil chaleureux
.
entrait à flot
s
par la
fenêtre où j'avais vu la lune se lever comme au-dessus de
mâchicoulis. Les anémones, que j'ai tant aimées depuis, ne
cessaient de m'attirer et j'avais à tout instant l'envie de les
toucher. En dépit de ce que j'avais la gorge brûlante et sans
doute un commencement de rhume, je me sentais timidement prendre
pied à Paris, ce matin, telle une plante malme[flèches]
n
née que l'on re-
couvre de terreau protecteur. Je me serais volontiers attardée
à cette table, sans
encore
savoir
,
pourtant
,
que c'est l'heure
pour ainsi dire la plus douce à Paris, une halte de paix, de
sérénité, de rêverie presque, aménagée au tout début de la
journée avant qu'on ne se soit jeté dans la folle précipitation.
Bien des fois elle devait me reprendre le coeur, me le remettre
d'aplomb alors que je pensais ne plus pouvoir tenir à Paris.
Mais elle semblait toujours aussi contre
-
nature en cette ville
?
harcelante et ne pouvait jamais durer plus qu'un bref moment,
le temps de se demander s'il avait eu lieu ou si on l'avait
espéré. A peine avais-je, à l'exemple de ma payse, dévotement
ramassé les miettes de mon croissant sur la nappe, qu'elle me
pressait :
— Allons !
[.]
on file au commissariat.
La pauvre enfant ne pouvait faire autrement que de me
presser, elle-même pressée par sa bourgeoise qui lui accordait
peu de répit, la voulant à toute heure chez elle à parler en
anglais aux enfants en retour des repas et du
[illis.]
toit
[flèche]
[illis.]it-elle [chez] des gens ou a-t-elle son [illis.] le toit?
OK
assurés.
Et me voilà, tout juste sortie du cauchemar de la nuit,
courant, trébuchant à travers Paris à la suite de ma copine qui,
lui restait-il assez de souffle pour faire en cours de route mon
éducation, n'en perdait pas l'occasion:[flèche]
" Regarde
,
tu vois
:
aux arrêts d'autobus, si tu n'as pas envie
de te voir laissée en arrière toute la journée, pousse ce levier,
prend
s
de la machine un ticket de préséance - C'est comme au temps
de Frontenac et de Monseigneur de Laval. Et tantôt, quand le
contrôleur va gueuler: " Numéro ! Numéro !
»
et que tous les gens
vont gueuler ensemble, toi aussi gueule ton numéro. Il n'y
aura que les vétérans et les femmes enceintes à passer avant toi,
mais attention, j'en ai vu tricher... Monte ! C'est notre tour...
Tiens, regarde ! C'est le célèbre Café du D
ô
me o
ù
s'assemblent
les beaux esprits. Madame Jouve ne s'en doute pas, mais sa pré-
cieuse Suédoise trop belle sur qui ses parents à Oslo l'ont priée
de veiller étroitement, elle qui t'a pris ta chambre, passe des
soirées entières ici avec des hommes inconnus... On descend ici...
Attention !... Malheureuse
!
On ne traverse les rues à Paris
qu'aux passages cloutés. Autrement, si tu te fais écraser, c'est
quand même toi qui a
s
tort... As-tu aperçu la tour E
i
ffel ? C'est
monstrueusement beau comme ils disent... Ici
,
,
le métro ! On descend.
!
Regarde ! C'est la maquette ! Supposons que tu ne saches pas faire
la correspondance entre, disons
,
la Porte des Lilas et P
a
ssy,
tu presses ce bouton. Tu vois! Un réseau de points s'allume
pour t'indiquer ton chemin. C'est facile. On est à Paris.
Tout y^
est
clair inflexiblement. " Et elle ajouta ce que je ne devais
cesser d'entendre tomber de toutes les bouches: " Il n'y a pas
à se tromper." Et j'eus de quoi me débattre en rêve au cours
de bien des nuits encore.
II
Après deux journées, sur terre ou sous terre, à courir,
voler, rouler et tousser — car mon rhume s'était déclaré —
ma payse ne perdant toujours pas l'occasion de m'instruire:
" La Sainte-Chapelle ! Non, elle est déjà en arrière... Ce qu'il
y a de plus raffiné au monde... Notre-Dame
,
à droite !... Tiens !
en face, l'Arc de Triomphe !... Là-bas, le dôme des Invalides !
Non, tu regardes du mauvais côté... Le vilain Napoléon y a son
tombeau en porphyre. [O]
A
great shame ! Such un monstre !... Si
on descendait une minute au Louvre ! Le temps de jeter un coup
d'oeil à la Victoire de Samothrace.
..
Isn't[flèche]
it
?
wonderful ?
Ç
a n'a
pas de tête, et c'est plus éloquent qu'aucune tête... Come on...
C'est notre autobus qui part... Saute !... " voici que tout à
coup mon brave petit guide s'arrêta net et me proposa:
— J'ai mis un bourguignon au feu ce matin de bonne heure.
Il doit être cuit.
Ç
a te plairait de venir le manger avec moi ?
Mais je t'avertis : il y a six étages à monter à pied. Ce n'est
plus les splendeurs de l
t
a pension-tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux.
Elle aurait dit deux cents étages que j'aurais été
tout aussi prête à la suivre tellement me comblait son invitation
de
[flèche]
à
manger en paix, juste
,
nous deux, dans ce qu'elle appelait
son"trou à Paris " et dont j'escomptais je ne sais quel repos
que presque seuls, en vérité, ont pu me donner les endroits
humbles. J'étais pourtant loin de pressentir l'infini attrait
qu'il allait exercer sur moi,[flèche]
qui me sentait
s
comme privée depuis des siècles
de méditation, de silence, de ses longs tête-à-tête rêveurs
avec moi-même sans lesquels je n'ai jamais su vivre bien
longtemps.
Je lui pris le bras. Elle me sourit. Nous avons cessé
de courir. Nous sommes redevenues deux petites Canadiennes
un peu lentes à former nos décisions et à les reconnaître. Nous
fûmes rendues à nous-mêmes, désireuses de nous retrouver comme
chez-nous, et cela, j'avais à l'apprendre, Paris pouvait aussi
le dispenser.
Sans plus de hâte, nous marchions. Le crépuscule venant,
nous avons atteint une étroite
petite
rue sombre bordée d'an-
ciennes maisons hautes et graves. Elle devait se trouver proche
de la Seine, car je me rappelle avoir entendu, en accompagne-
ment à nos pas, un léger clapotis, peut-être même avoir perçu,
à un coin de rue, une vague étendue d'eau vert sombre, un
peu sale et mélancolique, une eau
,
comme un vieux visage
reflétant une longue, longue histoire. Ah, que j'ai aimé
Paris chaque fois qu'il m'a montré le contraire de ce que l'on
appelle le Paris gai, le Paris léger.
!
En cours de route, nous avions pris, ici, un pain comme
je n'en avais
jamais
vu d'aussi long et mince, là, un
e
scarole toute
couverte de grosses gouttes d'eau froide, ailleurs une bouteille
de rouge pour fêter mon arrivée, enfin un fromage si à point
que pour ne pas l'écraser je le portais dans ma paume ouverte
d'où il coulait dans ma manche. Nous avions acheté aussi un
petit bouquet de pâquerettes, les premières également de ma
vie, et je n'arrêtais pas, en contemplant leur minuscule vi-
sage si parfait, de me dire : " Ainsi sont donc les pâque-
rettes !..." Et j'éprouvais presque autant de joie de connaî-
tre enfin ces fleurs que d'avoir rencontré une amie sûre.
En souvenir de cette émotion, j'ai longtemps cherché, des
années après, à faire pousser des pâquerettes dans mon petit
jardin de Charlevoix, en ramenant de nombreux sachets de grai-
nes à chacun de mes voyages en France. Elles ont fleuri, en
un ravissant tapis ras, de toutes couleurs, au pied d'un vieux
pommier crochu, mais
finissant
finirent
ont
toutes
fini
par mourir en peu de
temps dans ce pays qui n'était pas fait pour elles. Et j'ai
cessé de vouloir à tout prix faire voir leur délicat visage
au grand ciel étonné de par chez nous.
Avant de nous attaquer à monter chez elle, ma payse
me demanda si je me croyais capable de lui donner un coup de
main pour le bois que nous avions aussi à prendre avec nous.
Nous sommes passées par une courette obscure où était
empilé
,
en plusieurs tas
,
du bois à brûler. Ma payse trouva le
sien. Nous nous sommes chargées chacune d'une assez bonne
brassée. Avec les bouteilles, le pain et la salade qui dépas-
saient de nos poches, du bois jusqu'au menton, le petit bou-
quet de pâquerettes éclairant l'escalier, nous montions en
spirale au coeur de la grande vieille maison. L'usure des mar-
ches, des marques au mur, du graffiti, témoignaient du passa-
ge de milliers de pèlerins en route comme nous
,
au bout des
peines, vers la quiétude
,
du petit coin à soi. Je ne sentais
plus mon rhume, la fatigue, l'angoisse. Mon coeur s'allégeait
doucement, comme il m'arrivait alors, quand j'allais, sans le
savoir, vers un moment heureux de la vie.
Au faîte, tenant une partie de ses paquets entre ses
dents, ma payse sortit de sa poche une clé massive. Elle la
glissa dans la serrure d'une porte sombre se distinguant à
peine du palier noyé dans la pénombre. Une petite chambre dès
le premier regard se révéla à moi,
dans tous ses détails
telle
que je la possède encore aujourd'hui
,
avec son lit-divan tassé
contre le mur, des livres partout, une table ronde
sous un tapis tombant jusqu'au plancher, sur laquelle étaient dispo-
sés nos deux couverts, et, au centre, un vrai petit poêle
qui
me prit instantanément le coeur, tellement, même éteint, il
évoquait une bonne compagnie pour les heures grises. C'est
d'ailleurs en le voyant que je pris sans doute la mesure de
ce qu'avait dû être mon tourment d'ennui depuis que j'avais
quitté mon pays, car j'allais aussitôt vers le petit poêle
le toucher comme on touche un être vivant.
Le charme du lieu ne tenait pourtant à rien
,
au fond
,
au fond
OK
de particulier, mais plutôt à ce que la chambre, petite comme
elle était, prenait jour sur le ciel par une large découpure
à même le toit. Elle se trouvait pour ainsi dire dans le ciel
lui-même, baignée de sa douce lumière paisible, de minute en
minute s'adoucissant encore avec le jour qui s'en allait. Jamais
encore
je n'avais vu une chambre ouverte ainsi
qu'
au ciel. J'y
étais entrée comme dans un rêve. Le rêve que j'ai fait toute
ma vie d'un refuge contre la méchanceté des êtres, contre
moi-même et les autres... et le surprenant est que je l'aie
tant de fois trouvé... pour un instant.
!
Le miracle était que
cette fois je l
a
[flèche]
e
trouvais en plein Paris, conciliant mes
désirs impossible
s
de la solitude et de l'ardente solidarité.
Toute la beauté de la petite chambre dut se peindre sur mon
visage car ma payse, assise par terre à souffler sur un tison
sans
sous
les cendres, suspendit ses efforts, posa sur moi un re-
gard étonné :
— Qu'est-ce que tu as ? You look bewitched.
Ce que j'avais ! Eh bien[,]
!
le coeur comblé et cependant
tranquille, le sentiment d'être à ma place là où j'étais,
un incroyable bien-être, toutes choses que je n'ai goûtées
évidemment qu'en passant comme tout le monde, mais non, mieux que
plusieurs, car au fond peu ont jamais eu idée de ce qu'est
ce bonheur dont je tente de parler, inexplicable et cependant
si réel. En ce temps-là, je croyais qu'il venait de l'exté-
rieur, tenait aux lieux même
s
où il se produisait. Je pensais que
l'on pouvait se l'approprier en s'appropriant les lieux où il
apparaissait,
en
y restant ou
en
tâchant de les emporter avec soi
— une impossible aventure ! Aussi ma payse rit-elle de bon
coeur quand je lui avouai que je désirais sa chambre au point
de l'échanger contre ma pension tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux[;]
ou alors de nous mettre en chasse pour m'en trouver une en
tout point semblable. Et alors, me sembla-t-il, j'aurais le
coeur en paix pour le reste de mes jours.
Ayant ranimé le feu, et maintenant occupée à préparer
la salade, ma payse me peignit à sa manière cette paix que
je croyais être sur le point de saisir
:
— T'es tout juste arrivée en haut, chargée à toi seule
de ce que nous avons apporté à deux, que tu dois descendre
chercher l'huile pour la lampe. Bon, te voilà remontée, mais
t'as oublié de prendre ton courrier en passant. Redescends
donc ! Cette fois t'es pas tout à fait remontée au sixième
que tu redescends la moitié du chemin pour entendre ce que
glapit ta concierge d'en bas. Finalement, tu retournes jusqu'en
bas parce qu'elle a un pli recommandé pour toi. Ensuite, tu
redescends au quatrième chercher de l'eau. Tu y retournes
jeter l'eau sale. Tu y retournes encore, tôt ou tard, pour les
w.c. Il est près de dix heures souvent quand tu peux enfin
ouvrir tes livres et te mettre à tes cours du lendemain.
Tu dors à moitié sur tes notes, comme tu dormiras à la
Sorbonne pendant que ton auguste professeur distille
ra
sa
science en petites phrases monotones.
Je l'écoutais, émue par cette vaillance qu'elle me ré-
vélait en riant comme d'un trait ridicule de son caractère,
et
,
bien que je fusse à même de saisir maintenant le côté
si difficile de sa vie à Paris, je ne l'enviai pas moins fréné-
tiquement.
Nous nous sommes mises à table juste en[flèche]
-
dessous de la
grande ouverture découpée dans le toit. Ainsi avions-nous l'air,
comme dans quelque peinture surréaliste, d'être attablées au
milieu du ciel. Plus tard, comme nous achevions de souper, à
une dernière lueur du crépuscule que déversait sur nous le
toit ouvert, elle convint que, les corvées accomplies, sa
petite chambre " dans les airs " s'imprégnait d'une mystéri-
euse paix qui pouvait donner à penser qu'elle était captu-
rée ici pour toujours. Elle me dit alors avoir pour moi une
surprise. Elle me fit monter sur une chaise à côté d'elle
et souleva la tabatière. Toutes deux, la tête hors de la maison,
nous avons pu voir Paris s'étalant de tous côtés à perte de
vue,
comme
un grand monstre
comme
assoupi, doux et aimable mainte-
nant qu'il s'était un peu calmé et que de toute façon rien
de sa hâte, de son énervement et de son agitation ne pouvait
nous arriver jusqu'ici. Je suis restée longtemps sur la poin-
te des pieds, grimpée sur une chaise, à contempler la ville
comme une enfant des bois, sur une branche,
scrute
de lointains
?
paysages. Et je me demande encore si j'ai jamais eu, même du
haut de Notre-Dame, une vue plus ensorcelante de Paris.
Ma payse, avec ménagements, me ramena à la réalité
en me rappelant que le temps avait passé vite
,
et que si nous
ne partions pas bientôt nous nous heurterions à une porte
verrouillée chez madame Jouve. Je poussai un soupir en m'arra-
chant littéralement au ciel.
Elle-même, me disait ma payse, allait être reprise tôt
le lendemain par ses cours et ses courses entre la Sorbonne
et chez sa bourgeoise afin d'y être à l'heure du repas pour
faire dire aux enfants: "Pass me the salt if you please...
"
...
"
Thank you so very much..." Et peut-être pour les garder,
le soir, si l
s
s
a bourgeoise décidait d'aller au théâtre, ce qui
n'avait pas été prévu dans l'accord, mais de toute façon il
n'était presque jamais respecté
,
quand on vivait au pair.
Je voyais de mieux en mieux combien dure était sa vie
à l'étranger et percevais avec gêne le don incalculable qu'elle
m'avait fait en m'accordant tout ce temps pris sans doute sur
de rares loisirs et qu'elle aurait à payer cher.
L'idée qu'elle me raccompagnerait ce soir encore dans le Paris
nocturne
,
qui me faisait peur, me réconfortait. Pourtant
,
déjà
tellement endettée envers elle, je craignis d'abuser et l'assurai
que je pensais pouvoir me débrouiller et rentrer seule.
[flèche] Elle éclata de rire.
— Jamais de la vie ! Distraite comme tu es, tu serais
bien capable d'aboutir à
Lavielette
La Villette
La Villette
... et je fus malgré tout
soulagée à la pensée que je ne serais pas encore lâchée toute
seule ce soir dans Paris.
Sur le seuil, je me retournai pour embrasser d'un der-
nier regard la petite chambre que nous laissions un peu en
désordre. Qu'est-ce qui m'y retenait ? Non plus mon fou désir
de m'y terrer. Je le savais maintenant irréalisable. C'était
plutôt un commandement, mais venu d'en avant, des années non
encore vécues, m'enjoignant de prendre de cette petite chambre
ce qui importait, pour le jour où je pourrais en faire usage.
Depuis quelque temps, depuis la Petite-Poule-d'Eau
,
peut-être,
ou même avant, je recevais de plus en plus le bizarre comman-
dement, tout en disant adieu aux lieux et aux choses, d'en
retenir aussi le plus possible pour emporter en quelque sorte
avec moi ce que je devais quitter. Et je fus bien longue à
comprendre vers quoi tendaient ces obscurs avertissements.
Nous avons dévalé en vitesse les étages, couru par les
rues silencieuses qui nous renvoyaient
à
l'écho étrange de nos
pas
,
tout à coup devenus ceux de poursuivants, sauté dans un
autobus en marche. Au cours des semaines, des mois suivants,
j'eus bien peu souvent l'occasion d'accueillir en moi l'image
de la petite chambre à ras les hauts touts de Paris. Elle me
venait à l'esprit à la manière de ces fragiles et douces connais-
sances dont on se dit pourtant qu'il vaudrait la peine de les
cultiver, puis, ne me trouvant pas disponible, s'en retournait.
Je finis par la perdre de vue. J'en vins, je crois bien, à
n'en avoir même plus de souvenirs conscients.
Alors, comment se fait-il que, vingt ans plus tard, elle
ressuscita en moi exactement telle que je l'avais retenue
dans ce dernier regard, du seuil, avec sa salamandre verte,
basse sur pattes, sa table ronde encombrée des restes de notre
repas et la douce lueur de crépuscule qui l'inondait ? Et ce
serait pour y amener, au terme de sa longue errance, Pierre
de
La Montagne secrète
. Là où j'avais aspiré à mon propre
apaisement, je conduirais cette âme épuisée pour ses derniers
tourments, ses derniers élans de vivre. Ou peut-être pour l'illu-
sion d'apercevoir par la découpure du toit, tel qu'il u
l
ui appa-
raissait
,
naguère
,
de sa cabane de trappeur, le grand
ciel
canadien si souvent, là-haut, de couleur crépusculaire.
III
Bientôt
,
madame Jouve elle-même mit la main à la pâte,
prenant
en quelque sorte
à coeur mon initiation à la vie pari-
sienne. Elle ne faisait pas que nous héberger. Elle nous gui-
dait, nous conseillait, donnait aux unes des leçons de français,
à d'autres enseignait les bonnes manières, surveillait discrè-
tement[barre oblique] les sorties des plus jeunes, en rendant peut-être compte
aux parents et, dans l'ensemble, à ce qu'il me paraît encore,
veillait sur nous avec des sentiments qui pour ne pas être
démonstratifs
,
n'en étaient pas moins dévoués et sincères.
Après une semaine ou deux de course folle dsans Paris, assom-
mée par trop de nouveau, je m'étais enfouie dans ma chambre,
comme il est bien dans mon caractère quand je perds pied
s
, et
je n'en bougeais plus. Inquiète de me voir maintenant mener
une vie d'[he]
e
rmite, madame Jouve me relança un soir, un livre
à la main.
[flèche]
— Mon petit, puisque
,
une fois à Paris, la ville la plus
excitante du monde, vous avez pris le parti de vous terrer,
ce qui est bien votre affaire, lisez du moins.
Tiens
Tenez
Tiens
, ce livre !
?
Tout Paris en parle. Tout Paris en raffole.
On me donnerait aujourd'hui à lire
le Grand Meaulnes
pour la première fois de ma vie que j'en serais peut-être
aussi extasiée. Mais il faut croire que j'étais alors
moi-même
trop
le
Grand Meaulnes
,
moi-même
pour prendre goût à cette mélancolique
histoire de fuite dans le rêve.
J'
Je m'
échappais ^
moi
aussi par cette
seule porte qu'on a contre la vie
,
mais dans ma sauvagerie à
moi, vers les rivages de la Petite-Poule-d'Eau. Là, tout me
paraissait maintenant avoir été d'une paix, d'une harmonie inef-
fables. Je ne lisais qu'à moitié attentive à un dépaysement
qui me paraissait peu de chose à côté du mien. Je feignais
l'enthousiasme quand les rep[a]
a
s nous réunissaient à table, une
douzaine de jeunes filles de presque autant de nationalités, et
que nous en parlions ensemble. Mais madame Jouve avait une
manière de questionner qui nous démasquait rapidement. Elle
fut presque outrée qu'une jeune Canadienne, tout juste débar-
quée de sa province natale, osât se montrer tiède à l'endroit
d'un roman que tout Paris adorait.
Elle fut encore plus scandalisée le soir où elle nous
entraîna, une partie de la bande, à une représentation de
l'
Electre
de Giran^
u
doux, de m'entendre m'en plaindre. De la
rue Deschambault à l'Athénée, l'écart était-il trop grand,
étais-je vraiment perdue ici
du
au
point de
v
ne plus entendre
résonner à mes oreilles la voix des autres, ou bien la pièce
était-elle[flèche]
d'un mécanisme trop savant, ennuyeu[x],
je ne le saurai jamais, car depuis lors je n'ai
guère été tentée d'approcher Giran
u
doux. Ce que je mis plus
de temps à avouer
,
c'est que le grand Jouvet lui-même me ta-
pait sur les nerfs avec son débit sec, ses petits bouts de
phrase
s
s
qui tombaient toutes à plat, ses tics et ce qui me
parut des grimaces. En passant par Londres j'avais eu le temps
d'aller au Old Vic et aussi dans un petit théâtre de Shaftesburg
y
s
S
treet, dont j'ai oublié le nom, et j'avais vu là un jeu
sobre, retenu, on pourrait dire anti-théâtral, une manière
discrète, tout
e
en ombres et demi-teintes, qui me semblait
à présent bien supérieure à ce que je voyais à Paris— où
j'allais pourtant découvrir aussi à la longue ce genre de thé-
âtre tout proche presque du banal, et si prenant.
De moi-même, lorsque enfin je trouvai le courage de
sortir de ma chambre, je courus au t
T
héâtre Français. Chez nous,
on l'avait toujours appelé la c
C
omédie Française, et on l'avait
en telle vénération qu'on levait des yeux extasiés sur quicon-
que avait franchi le seuil du vieux théâtre. Je crois me sou-
venir que l'on connaissait le nombre exact, en notre milieu,
de ces êtres privilégiés, pouvant les citer un à un et même
rappeler la pièce que chacun avait vue
.
-
une seulement pour
chaque personne, ce qui donne à penser que peu de gens avaient
tenu à y retourner.
J'étais toute émotion quand je m'alignai à la suite
des gens qui attendaient au guichet des
pièces
places
places
à bon marché.
J'en avais oublié ma peur de Paris et la peur de mal faire
qu'il m'inspirait à chaque pas. Je devins communicative, ba-
varde, et appris à des gens à droite et à gauche que c'était
ma première visite au Théâtre Français. Les uns dirent poli-
ment: " Ah oui ! " D'autres s'informèrent d'où je venais, pa-
rurent s'intéresser à moi
,
et
,
en retour
,
je brillai d'une sorte
d'amitié spontanée envers eux. Je découvrais le fil de mys-
térieuse fraternité qui noue ces petits attroupements d'in-
connus aux portes des théâtres, ailleurs aussi quelquefois,
mais surtout aux abords des théâtres
,
et qui allait m'en appren-
dre tellement long sur les autres et
aussi
sur moi-même.
Qu'est-ce que j'escomptais au juste ce soir-là pour
me mettre en tel état d'effervescence ? Evidemment, je ne le
sais plus. Pourtant je sais avoir reçu autant sinon plus que
ce que j'en
je n'
attendais de la petite église de Saint-Julien-le-
Pauvre et de Notre-Dame, ces lieux qui vinrent d'abord à moi
à travers de grands écrivains, et c'est peut-être ainsi que
cela se passa^
e
pour tous.
Je m'assis dans une attente presque douloureuse. Le
rideau s'ouvrit. Je vais avouer une autre énormité,
et
c'est
que je ne me rappelle pas quelle fut ma première pièce au Théâ-
tre Français. Je me souviens d'autres pièces que j'y vis
et particulièrement, durant un autre séjour à Paris, d'
Atha-
lie
avec Vera Korène, qui m'enchanta. Mais de cette première
soirée au Théâtre Français rien ne revit en moi sinon l'appa-
rition sur scène d'un gros petit acteur bedonnant prêtant sa
silhouette bouffon^
n
e au jeune héros de la pièce. Il est tout
court, tout vieux, et semble avoir du mal à se traîner d'un
bout à l'autre du plateau. Par contre, il possède une voix à
faire trembler le vieil édifice, et il en joue de façon in-
variable, entonnant chaque alexandrin du plus bas qu'une voix
puisse descendre, pour monter, monter, de palier en palier,
jusqu'à une note aigu
ë
ë
donnant l'impression qu'il vous la
lance du haut d'une tour. Monte... descend
s
... Monte... des-
cend
s
. Le vieux petit acteur sur ses jambes flageolantes n'arrê-
tait pas de voyager de la voix. Ses phrases partaient d'une
sorte de souterrain grondant pour aboutir toutes à des coups
de clairon sur les remparts. Je ne pouvais vraiment suivre
la pièce
,
accaparée entièrement par le jeu du vieux jeune premier.
A Winnipeg, j'avais connu une dame française, ex-
secrétaire
sociétaire
,
se
disait-elle, de la Comédie Française, bizarrement échouée
parmi nous, et qui déclamait sur ce ton les fables toutes de
simplicité du bonhomme La∫ f
F
ontaine.
[flèche] Je tournai un timide sourire autour de moi en quête
de quelques sourires complices qui renforceraient mon impres-
sion d'être à un spectacle comique, mais ne vis que visages
graves et
absorbés
respectueux
respectueux
. Mon Dieu, serais-je donc la seule au monde
à voir les choses telles que je le
s
voyais ! En ce cas, ma soli-
tude serait pire encore que je
ne l'
n'
avais parfois cru
l'
entrevoir.
J'en perdis ma pauvre petite envie de rire qui d'ailleurs me
faisait peur depuis qu'elle avait dégénéré presque en hystérie
dans l'ascenseur.
Tout de même, quelques jours plus tard
, pour me rassu-
rer ou perdre au plus tôt mes illusions,
je courus aussi voir
Cyrano
. J'en connaissais de grands bouts par coeur que j'avais
dû déclamer moi-même avec emphase, les trouvant peut-être alors
nobles et enlevants. Mais la vue de Cyrano, blessé à mort et,
des heures plus tard, toujours debout et discourant, son long
nez et son épée en avant, me laissa dans un grand malaise.
Si c'était ça le théâtre, me disais-je, jamais je n'y croirais.
C'était trop faux. Trop gros. Ou
bien
alors
,
c'était moi qui
je
e
n'était
s
pas faite pour lui. L'évidence peu à peu s'imposait
à moi. C'était de l'admettre qui était difficile. Car enfin,
si j'étais à Paris, c'était, ainsi que j'essayai de me le faire
accroire, pour y étudier l'art dramatique. Quelle autre raison
aurais-je pu avoir d'y rester?
Pour comble, madame Jouve, à qui je m'étais un peu
ouverte sur mes projets d'étude d'art dramatique, ne cessait de
m'aiguillonner. " Ce n'est pas à traîner la patte dans Paris
que vous arriverez à grand-chose
,
"
me reprochait-elle. Sortie
enfin de ma chambre, je n'arrêtai
s
plus en effet de marcher
maintenant dans Paris, passant ainsi mon indécision et l'an-
goisse qui m'habitai[flèche]
en
t. " Vous n'arriverez à rien de la sorte,
voyons, mon petit ! " En quoi elle se trompait, car
ce n'
c'
est
jamais qu'
souvent
souvent
en errant seule
, solitaire
dans des villes
souvent
inconnues
,
que je suis le mieux arrivée —mais à quelque chose
d'autre que[flèche]
ce que
je pensais chercher et qui fut presque toujours
meilleur.
— Tiens ! me dit-elle un jour, pourquoi n'iriez-vous
pas vous informer à l'Atelier ? On dit que Charles Dullin
prend des élèves et qu'il est tout à fait extraordinaire.
Prise à mon propre piège, je ne pouvais que m'exécuter
si je tenais à conserver un peu d'estime pour moi-même.
Est-ce elle, est-ce moi qui pris le rendez-vous ?
Arriva en tout cas l'après-midi redoutée où je me présentai
plus morte qui vive au théâtre de
e
Dullin. Il y avait répétition
de Volpone, d'après
une
l'
adaptation, si je me souviens bien, de
Jules Romains. Sur la scène, au milieu de la poussière, (
des
)
des
cordages et
de
s
toutes
les
espèces de
voilures qui l'encombr[flèches]
ai
ent au
temps des répétitions
,
comme une sorte de navire, se trouvait
un lit à baldaquin. Ses rideaux fermés s'agitaient furieusement
comme sous l'effet d'une tempête
,
ou d'un combat livré à l'in-
térieur. Je ne connaissais pas la pièce. Je n'avais aucune idée
de ce qui pouvait tellement secouer ce lit. Un peu mal à l'aise
tout de même, je regardais les rideaux se gonfler, s'élever
presque au plafond, retomber, tout morts et pantelants. De la
scène, quelqu'un
e
me cria dans la pénombre de la salle:
— Vous avez affaire ?
Je murmurai une réponse apeurée.
— Avec qui ?
— Avec Monsieur Dullin.
Alors sortit du lit un homme de petite taille, bossu
à ce qu'il me sembla, plutôt laid, l'air sévère et qui m'exa-
mina sous de gros sourcils ébouriffés. Je n'ai jamais vu Charles
Dullin ailleurs. Je ne peux donc affirmer que ce soit lui ou
Volpone que j'ai rencontré face à face.
Il me parla
,
de la scène, sa voix venant vers moi
comme d'un monde incroyablement lointain et tout différent de
la vie.
— C'est vous, la jeune Canadienne qui a demandé à me voir.
?
D'où êtes-vous ? Avez-vous déjà fait du théâtre ?
Je pensai à nos innocentes tournées dans le crépuscule
des petits villages du Manitoba, revoyant surtou[r]
t
, je ne sais
pourquoi, les routes perdues, du côtés d'A
O
tterburne. J'aurais
donné je ne sais quoi pour m'y retrouver à l'instant, cachée
de tous, telle que j'avais été avant qu'une sotte témérité
ne me pousse à approcher le grand Dullin, et dans quel but,
Dieu du ciel !
que
je ne
le
comprenais même plus.
— Un peu, à Saint-Boniface, au Manitoba
, ai-je murmuré
,
du fond de la salle vide qui donna à ma voix un timbre creux.
Quelqu'un a ri alors sur la scène, un des figurants
sans doute. Il m'a semblé que c'était de moi ou peut-être de
mon accent. Ou encore de ce "Saint-Boniface, au Manitoba
,
"
qui avait pu sonner aux oreilles d'ici aussi drôlement que
Tombouctou en Mauritanie.
— Venez ! Montez par ici, me cria Dullin-Volpone. Vous
allez nous mimer une petite histoire, selon votre invention,
pour montrer ce que vous savez faire. N'importe quoi ! A votre
goût. Allons, approchez !
[flèche] La mort, les pires supplices certainement
, à cette heure,
me parurent
préférables
, à cette heure,
à l'idée de monter sur la scène
y jouer la pantomime. J'avais la gorge nouée, plus une goutte
de salive dans la bouche, et n'osais cependant m'opposer au
vieux despote sur la scène qui, à ce qu'on m'apprit plus tard,
était le plus bienveillant des hommes. J'y serais peut-être
malgré tout montée. Mais alors, heureusement— ou malheureuse-
ment selon les vues du destin — le téléphone sonna en arrière
des décors. On cria: " Dullin ! C'est pour toi ! " A moi il
cria: " Un moment ! Je reviens. " Deux autres acteurs, sur la
scène, se trouvaient à me tourner le dos. Dans le lit il restait
apparemment quelqu'un,
mais tranquille pour l'heure,
une femme
à ce que je crus comprendre,
et
qui disait seulement, de temps à
autre: " Oh la la ! Oh la la ! " Je jetai un coup d'oeil en
arrière. Personne de ce côté pour me barrer la route. La porte
était même restée ouverte. L'embrasure découpait dans du sombre
un bout de rue tranquille, presque agreste, avec un platane
planté si près du théâtre qu'il y semblait à moitié entré.
Si ma mémoire a si bien retenu cet aperçu de la rue, ce doit être
parce que j'eus une telle envie de m'y retrouver en liberté. Je
commençai à m'en aller à reculons avec mille précautions. Puis,
entendant Dullin-Volpone élever la voix: "Hé oui, c'est ça,
on se rappelle..." je pressai le pas. J'atteignis le seuil.
je le franchis. En fait, il me faut en convenir, je pris la
fuite.
Je pense même avoir couru un bout de chemin comme si
j'étais en danger d'être rattrapée. Enfin, je me calmai. Mais
ce fut pour saisir que, si je l'avais échappé belle, je n'é-
chappais pas à mon jugement sur moi-même qui se fit cinglant.
Et maintenant c'était pour le fuir que je continuai à mar-
cher devant moi pendant des heures sans trop savoir où j'allais.
Quand madame Jouve, inquiète de me voir revenir si tard, me
demanda où j'avais bien pu errer, je ne sus
le
que
dire. Le mon-
de avait été absent de moi comme je m'étais absentée de lui.
Cet état où je devais retomber assez souvent dans ma vie—alors
que l'on court pour se perdre ou se trouver
[?]
— devient si
intolérable qu'il finit, je suppose, par engourdir l'esprit,
en sorte que nous ne sommes plus qu'à demi conscients de ce qui
nous entoure.
C'est ainsi que je revins de chez Dullin, ne soufflant
mot de mon aventure, à propos de laquelle
,
personne, à voir mon
visage, n'osa me questionner. Et moi-même pendant longtemps
essayai de me faire accroire qu'elle n'avait pas eu lieu.
Le lendemain, [flèche]
toujours au hasard,
je repris mes courses
,
toujours au ha-
sard,
à travers Paris. Il me fallait me rendre à l'évidence que
je ne m'étais pas enfuie de l'Atelier uniquement par peur d'avoir
à monter sur scène pour jouer la pantomime. Quelque chose de
plus fort m'avait pour ainsi dire prise aux épaules et proje-
tée dehors comme pour échapper à un destin qui ne me convenait
pas... à une route qui ne pouvait être la mienne.
Mais alors
,
si le théâtre n'était pas ma voie
que faisais-je
donc
à Paris,
,
si le théâtre n'était pas ma voie
?
Je marchais, je marchais. Je crois avoir alors découvert qu'une
certaine solitude s'acco
m
mm
ode mieux d'être laissée à elle-même
qu'entourée de conseils et de consolation
s
. Dans la foule étran-
gère je disparaissais
pour ainsi dire
avec mon mal qui avait
affaire à ce que je devais accomplir dans la vie et dont je
ne savais plus du tout ce que c'était. Je traversais des quar-
tiers entiers de Paris avec le sentiment de n'avoir rien en-
tendu, rien vu, enfermée, au milieu de la densité humaine,
dans une sorte de vide que j'entretenais de mon mieux, car
ouvert il eût laissé entrer en moi une détresse trop grande. Des
années plus tard, il me reviendrait pourtant de ces journées
errantes mille souvenirs d'intonation
s
, de bruits, d'odeurs.
Je reverrais avec précision une enseigne à tel coin de rue, la
silhouette d'un tavernier apparu sur le seuil de son bistrot,
le béret enfoncé sur le front. J'avais le don de capter à mon
insu, aveuglément si l'on peut dire, des détails qui me seraient
plus tard utiles, mais je n'en savais rien encore, pensant
seulement que j'
é
tais venue perdre mon temps à Paris— alors
que c'est en le perdant qu'il m'a souvent été en fin de compte
le plus profitable, mais cela non plus je ne le savais pas et
je m'adressais à moi-même d'amers reproches.
[flèche] Et pourtant ! Une de ces longues marches m'avait con-
duite jusqu'à je ne sais plus quelle rue où, en levant les
yeux sur les affiches d'un petit théâtre, je rencontrai le
beau regard apitoyé de Ludmilla Pito
ë
ff et m'arrêtai pour le con-
templer. Je croyais voir, au fond des yeux qui me rendaient
mon regard, un peu tristes comme ceux des êtres qui connaissent
bien la vie, une sympathie pour moi comme d'instinct j'en éprou-
vais pour elle. Tout à coup, je n'étais plus aussi ridicule avec
mon indécision, mes tergiversations, le manque de clarté sur
moi-même et l'impossibilité de saisir ce que je voulais. Les
grads yeux quelque peu désolés de Ludmilla Pito
ë
ff me disaient
qu'elle-même avait connu pareille confusion, qu'aucun être
n'est à jamais assuré de ne pas s'y trouver.
L'affiche annonçait
La
Mouette
de Tchekhov. Je connais-
sais Tch^
e
khov pour ses nouvelles admirables,
la Steppe
particu-
lièrement. Par ailleurs, je n'avais jamais entendu parler de
s
Pito
ë
ff.
Etait-ce le soir ou en matinée? Je n'en suis pas sûre,
quoiqu'il me semble me souvenir
de
[flèche]
d'un
feuillage clair s'agitant
doucement non loin du beau visage de l'affiche, mais peut-être
que je confonds bruissement et couleur.
En tout cas, c'était heure de spectacle quand je sur-
vins comme amenée par la main à ce petit théâtre accueillant.
J'entrai. J'achetai mon billet. Je m'assis parmi une foule clair-
semée. Autant j'étais entrée défiante au théâtre Dullin, autant
je me sentais ici à l'aise. Le rideau s'écarta. Et je fus dans
le ravissement.
Cette femme, cette Ludmilla, elle ne semblait pas être
quelqu'un qui joue un rôle sur scène, qui interprète un per-
sonnage. Elle
était
la Mouette, elle-même venue, sous nos
yeux, subir la fatalité de sa vie. Lui, Georges Pito
ë
ff, avec
sa voix brisée, son masque usé, il était tout simplement un
homme russe, et même de n'importe quel pays, un homme tout
court choisi comme au hasard dans les rangs surpeuplés de la
monotonie quotidienne. En fait, c'était le quotidien qui pre-
nait vie comme jamais ici, s'animait, se révélan
i
i
t plus puissa[flèches]
n
nt
que le drame à grands éclats, car infiniment plus près de nous
dans doute. Les mots qui l'exprimaient n'étaient ni gonflés ni
soufflés, ils ne paraissaient même pas recherchés, encore qu'ils
dussent l'être pour parvenir à un si juste accent de l'usuel.
C'étaient les mots, on aurait dit
,
de la maison de chacun, en
un jour pareil aux autres, entrecoupés de soupirs et de silences
exactement comme dans notre vie où un regard s'échappant par la
fenêtre, vers le lointain, en dit tout à coup plus long que les
dialogues. Que je trouvai beau, dès que je l'entendis, ce ton
du vrai, que ce fût dans la vie ou au thé
é
âtre— mais peut-être
plus encore au théâtre qui nous apprend à mieux regarder la
vie percée à jour, mise à nu sous nos yeux ! Je sentais expri-
mé[flèche]
m[ême] que
comme
comme
je n'aurai
s
su le faire
moi-même
moi-même
mon propre ennui,
mon dépaysement presque constant où que je fusse dans le monde,
cette ignorance où l'on est vis-à-vis de soi
-même
, le tout bai-
gnant comme en un léger brouillard de larmes, non vraiment a-
mères, plutôt presque douces, malgré tout. Il m'en venait d'ailleurs
justement aux yeux. Elles provenaient, je suppose, de l'étran-
ge bonheur qui nous possède à nous entendre dire si bien ce
que l'on est.
A un moment, comme l'on fait souvent
,
lorsqu'on est
ému et cherche d'instinct autour de soi un regard avec lequel
partager une impression, je me tournai à demi vers mon voisin,
un jeune homme à l'air un peu timide. Il avait également les
yeux mouillés. Nos regards se sont liés. Nous nous sommes con-
fié
[illis.]
[flèche]
l'un à l'autre: "Que c'est beau ! " Et la joie qui nous é-
touffait peut-être également
l'un et l'autre
dans l'ombre et
le silence a paru maintenant nous libérer et nous élever dans
une sorte de lumière.
A plusieurs reprises, au cours du spectacle, nous nous
sommes fait part de notre sentiment, d'un mot murmuré ou sim-
plement d'un regard.
— - Ainsi est la vie de la plupart, m'a-t-il dit, sans
éclat, sans bruit, sans beaucoup de mots, s'exhalant plutôt à
mi-voix. C'est le grand mérite de Tchekhov d'avoir donné vie à
des êtres qui se détachent à peine du grand ensemble des hommes.
A l'entracte, nous étions sortis et avions fait quelques
pas ensemble sur le trottoir, devant le théâtre. Et voici que
je sais
,
sans plus de doute possible
,
que c'était l'après-midi,
car je revois tout à coup distinctement l'arbre au bout de la
courte rue dont j'ai entendu si longtemps le bruissement dans mon
souvenir. Mais toujours ces singuliers trous dans ma mémoire !
Par exemple, je ne revois guère le visage du jeune homme, mais
je l'entends très bien, toujours à côté de moi, qui parle d'une
voix s'accordant à nos par un peu hésitants.
[flèche] Il venait de quelque village de l'Ardèche poursuivre à
la Sorbonne des études en Lettres. Il s'acclimatait mal à Paris.
Il s'y était senti absolument seul jusqu'à maintenant où dans
l'univers de Tchekhov il s'était reconnu comme dans sa patrie.
Je lui parlai alors un peu de Saint-Boniface et comment,
si longtemps, là-bas, j'avais rêvé de venir à Paris, ne sachant
plus maintenant du tout pourquoi, et m'ayant à cause de cela
prise en gri
pp
e.
— Cela arrive pourtant à tous
, me dit-il.
Une sonnerie éclata, nous rappelant à nos places. La
lumière s'éteignit. La douce magie de ce qu'il y a pourtant
de plus quotidien nous enveloppa de nouveau. Plusieurs fois
encore, dans l'ombre, nous nous sommes cherchés des yeux, tan-
tôt humides, tantôt brillants
d'une
de la
beauté perçue. Cet étranger
près de moi, pendant deux heures et demi
e
,
me devint plus proche
que presque tous les êtres que j'avais connus jusque-là. Ai-je
pour lui aussi,dans sa solitude, été quelqu'un de miraculeuse-
ment proche? Il y eut une autre courte interruption du specta-
cle pendant laquelle nous avons repris notre conversation.
— Comment se fait-il, ai-je remarqué, qu'une voix triste
au fond comme celle de Tchekhov nous devienne si consolante?
— C'est qu'elle dit la vérité, murmura-t-il, et la vérité,
même triste, même dure, est toujours plus consolante à entendre
que le mirage ou le mensonge.
A la sortie, nous avons fait ensemble quelques pas en-
core parmi une petite foule qui se dispersa vite.
Il me disait, la tête penchée vers l'épaule:
— C'est ainsi que l'on devrait écrire, ni plus haut ni
plus bas. T^
c
hekhov a trouvé le juste ton de l'âme. Tous ses
mots partent de l'élément sensible de l'être. Il
n'
y en
a
aucun
qui soit prétentieux. Aucun de faux.
— Y arriver ne doit pas être facile, dis-je. Et comment
se fait-il que de dire vrai
est
soit
est
ce qu'il y a de plus difficile
au monde?
— C'est exact. On a tendance, tous, quand on se met à
écrire, à gonfler la voix, à faire de l'épate, à devenir em-
prunté. Le ton juste... il faut peut-être l'avoir cherché toute
sa vie pour le trouver à la toute fin...
A ce moment-là nos mains s'élevèrent en un geste timi-
de comme pour se joindre peut-être. Mais un passant survint
qui se fraya un chemin entre nous, nous écartant l'un de l'autre.
Nous arrivions à l'arrêt de mon autobus. Lui allait
continuer à pied vers sa "taule" non loin. Lorsque je m'arrê-
tai, il hésita un moment et parut sur le point de me proposer
quelque chose... peut-être simplement de marcher encore avec
lui dans le nuit qui venait tout
e
en douceur, et je ne dési-?
rais rien autant, mais il souleva son chapeau, me souhaita
bonne chance à Paris et dans la vie... puis s'éloigna comme à
regret. Il s'arrêta pourtant un peu plus loin, tourna la tête
vers moi dont ce n'était pas encore le tour de monter derrière
les autres dans l'autobus. Nos regards se lièrent une dernière
fois. Trop timide sans doute pour revenir sur ses pas, il m'a-
dressa une sorte de salut de la main auquel je répondis par un
geste tout aussi attristé. Il se remit en marche et disparut
bientôt parmi les autres humains. On eût dit que Tchekhov, en
nous rapprochant, nous avait jeté le même sort qu'à tant de ses
personnages, velléitaires, perdus d'indécision, incapables d'al-
ler franchement l'un vers l'autre dans l'élan qui les libérerait.
IV
Paris, pour un rien, un jour m'égratignai^
n
t, le lende-
main, pour un rien aussi, parce que la belle saison s'attardait,
parce que le ciel était doux, me faisant patte douce, je ne sa-
vais jamais où j'en étais avec cette
ville — chat
ville-chat
,
comme l'a si
bien appelé
e
Ione
ir
sc
o. A l'heure où j'avais encore sur le coeur
une rebuffade, il me désarmait par le sourire édenté d'une
vieille femme en pantoufles ou
par
la vue de tant de fleurs[flèche]
partout
à l'éta-
lage,
partout
.
A l'heure où, attendrie, j'allais me croire heureu-
se, j'attrapais une de ces soudaines remontrances comme savent
si bien en servir tant de Parisiens.
Pourtant je ne peux oublier que c'est à Paris que je
reçus la première révélation importante sur moi-même et qui ne
devait jamais tout à fait s'effacer de ma mémoire.
Rien ne m'y disposait ce jour-là. Je revenais, sans joie,
dans un autobus bondé. C'était l'heure de pointe. Accablé de fa-
tigue, le petit peuple de Paris se pressait en colonnes lasses
ou en
petits
paquets agglutinés à presque tous les arrêts. J'a-
vais suivi le conseil de ma payse et pris, à la machine distri-
butrice, mon ticket de préséance— je ne sais toujours pas si
ce n'est pas plutôt "priorité" qu'il faut dire, mais préséan-
ce me paraît si bien convenir que je ne peux m'empêcher de l
e
préférer. Mon ticket à la main, je m'étais aussitôt aperçu
e
que
je me trouvais du mauvais côté de la rue, mon autobus arrivant
justement à l'arrêt en face. Une foule dense s'y débattait, cha-
cun criant un numéro en réponse au contrôleur qui criait, de son
côté, de la plateforme: numéro .
!
?
c
C
haque fois que je voyais se
reproduire sous mes yeux cette scène invraisemblable, le con-
trôleur appelé à jouer un rôle d'arbitre, de justicier, de ser-
monneur, les gens excé
é
dés se départageant entre femmes encein-
tes, invalides de guerre, femmes accompagné
é
es de jeunes enfants,
vieillards sans soutiens et quelques indemnes, j'étais ahurie,
mais plongée aussi dans une sorte d'admiration que ce fût tous
les jours, à cent endroits à la fois
,
cour de justice à Paris,
sans pour autant, bien sûr, que le service en fût amélioré.
Sans songer plus loin, je bondis à travers la rue pour
me trouver dans la petite foule harassée. Le contrôleur cria:
" Soixante-huit... Y a-t-il quelqu'un avant? " A quoi une
voix faible, tâchant de se faire entendre d'en arrière, ré-
pondit: "Soixante-cinq. " — "Soixante-cinq," reprit le contrô-
leur. Alors partit mon cri triomphal
ement
, sûre que j'étais
pour une fois d'être gagnante: "Dix-sept !" —"Dix-sept !
"
s'exlama le contrôleur. Faites place
,
—
M^
'
sieur-Dame. Avancez,
le dix-sept." La foule, impressionnée, s'écarta pour me livrer
passage comme aux éclopés et aux jambes-de-bois. J'avais droit
à la dernière place disponible, mais dans la foule debout qui
se tenait sur la plateforme. Le contrôleur remit en place la
? [flèche]
OK
cordelière
qui fermait l'ouverture arrière et destinée, j'ima-
gine, à nous empêcher, aux virages, de rouler dans le rue. In-
trigué tout à coup, il tendit la main et me prit mon ticket.
"Ah, ça, par exemple ! s'écria-t-il, indigné à s'en étouffer,
j'aurais dû m'en douter !" Et prenant les autres à témoin, il
leur dit de moi: "On se croit malin. On va prendre son ticket
de l'autre côté de la rue où il n'y a pas un chat, puis on vient
se mêler à la foule d'en face. C'est justice, ça ?
»
demanda-t-il
aux gens qui me jetèrent un vague regard désapprobateur pour
m'abandonner aussitôt à mon sort. Il s'en prit alors à moi
directement: " Vous mériteriez que l'on vous fasse descendre,
la petite dame. Si jamais vous recommencez, ça ne se passera
pas aussi facilement, dites
-vous
-le
bien." J'avais beau essayer
de disparaître parmi l'entassement humain, il me repérait du
regard et continuait:"On commence par prendre un jour la place
d'une mère de famille pressée de rentrer préparer la soupe,
et demain..." A ma profonde surprise, comme je levais sur lui
un regard de supplication, il m'adressa un clin d'oeil, et pour-
suivit sur le même ton indigné: ..."et demain la place d'un
héros de la patrie..." Dos las, épaules emmêlées, regard absent,
les voyageurs ne faisaient pas plus de cas de ses remontrances
que du bourdonnement d'une mouche. Il finit par s'en lasser
lui-même et eut presque l'air de partir en rêve, un moment,
comme il apercevait un pan de ciel loin en arrière de l'auto-
bus.
[flèche] Toute cette petite scène, depuis ma traversée de la rue
à la course,
qui
avait peut-être duré
e
trois ou quatre minutes,
mais elle
m'avait paru longue à n'en plus finir
. Elle
et
m'avait laissé
e
les
nerfs en boule. Peu à peu, pourtant, je me sentais commencer
à m'apaiser, au roulement
sans doute
de l'autobus, et peut-être
gagnée par contagion à la somnolence de mes voisins dont quel-
ques-uns, on aurait pu le croire, dormaient debout, les yeux
toujours ouverts
,
mais vides de pensée.
Nous arrivions à la Place de la Concorde. J'étirai le
cou et tâchai, entre les épaules et les têtes rapproché
é
es,
d'en capter au moins un aperçu. Cette noble place m'était
devenue ce que Paris avait pour moi de plus précieux. C'était
un peu de ma plaine natale redonnée à mon âme qui
s'apercevait
découvrait
ici s'en être languie infiniment. Son ampleur au coeur de la
ville resserrée m'était sujet d'aise toujours. Tout à coup je
respirais à fond. Peut-être ce grand espace libre l'é
é
tait-il
d'autant plus qu'il se trouvait contenu entre l
d
es oeuvres
de pierre
s
. Jamais je ne l'avais traversée sans me mettre
à rêver d'y voir prendre et tournoyer une des tourmentes de nei-
ge
s
de mon pays. J'imaginais combien il serait beau d'y voir
le déroulement de la blanche fureur.
Entre des profils serré
é
s, j'en saisis l'échappée mer-
veilleuse. Puis, l'autobus prenant un virage rapide où nous ne
fûmes retenus de
nous aller
nous frapper les uns contre les autres
que par la densité de notre groupe, j'eus une vision fugitive
du Jardin des Tuileries. Si brève, elle m'avait pourtant révé
é
-
lé le bassin autour ququel jouaient des enfants, l'impeccable
alignement des marronniè
é
re
ers
à tête ronde et, tout au fond de la
longue perspective, un ciel rouge flamme la prolongeant indé-
finiment, tout comme les flamboyants couchers de soleil, au
fond de la ruelle, derrière notre maison de la rue Deschambault,
lorsque j'étais enfant, m'ouvraient un passage qui me paraissait
atteindre à la limite du monde. Je fus même touchée au visage
par un de ces rayons incandescents du lointain horizon. Mon
émotion fut si vive que je me tournai de tous côtés pour en
retrouver des reflets sur les visages qui m'entouraient, ou-
bliant qu'un instant auparavant j'avais été parmi eux comme une
pestiféré
é
e. je ne vis que mines lasses et mornes, absorbé
e
s
par des soucis ou les mauvaises nouvelles d'un journal déployé.
Personne que moi n'avait aparemment entrevu la glorieuse en-
filade au moment de son embrasement. J'eus le sentiment que
c'était à moi, l'étrangère de coeur avide, que la ville
pendant ce moment
s'était
livrée
pendant ce moment
livrée
plutôt qu'à ses habitants au regard
usé. Et je restai sans savoir que faire de mon émerveillement.
Combien de fois m'en viendrait-il encore, d'inutile si l'on peut
dire, avant que je n'apprenne le moyen de le faire passer en
d'autres êtres.
!
Ce que je ne peux oublier
,
c'est que ce fut très certai-
nement le beau Jardin de Paris, illuminé comme par un soleil
venu droit de mes Prairies,
qu'
qui
qui
illumina en moi-même le don du
regard, que je ne me connaissais pas encore véritablement,
et l'infinie nostalgie de savoir un jour en faire quelque chose.
Après ma mésaventure chez Dullin, que j'aie pu encore
me croire faite pour le théâtre et tenter en ce sens d'autres
démarches, je n'arrive pas à le croire.
!
Il faut que j'aie eu
l'entendement bien dur. Ou alors j'obéissais à un obscur comman-
dement de me fermer les portes de ce côté, m'obligeant à trou-
ver enfin la bonne direction. Quoi qu'il en soit, peu après
mon enivrante matinée de Tchekhov, j'écrivis à Ludmilla Pito
ë
ff
une longue lettre un peu folle comme celles que je reçois assez
souvent aujourd'hui de jeunes gens désemparés qui ne savent pas
trop ce qu'ils attendent d'eux-mêmes et de la vie. J'y jetai
pêle-mêle ma na
ï
ve admiration pour son talent, le sentiment
de mon propre désarroi, l'incertitude qui m'habitait, enfin une
sorte d'appel au secours. Sans doute l'effort déployé dut me
guérir pour toujours de ce genre de lettres, car je ne me rappel-
le pas avoir ensuite jamais écrit à un étranger pour en recevoir
mon salut.
Ma lettre faite, tellement je craignais, je suppose, si
je m'accordais un moment de réflexion, de la mettre en pièces,
je courus la porter au théâtre, la laissant aux mains de la
caissière. Celle-ci m'ayant demandé si je voulais attendre
une réponse, madame Pito
ë
ff se trouvant justement sur les lieux,
je fis désespérement signe que non et m'enfuis presque aussi vite
que de chez Dullin. Qu'est-ce que je craignais donc le plus? Un
refus? u
U
ne invitation?
[flèche] Maintenant que je me comprends un peu mieux, je crois
apercevoir que j'espérais plutôt un refus—ou le silence— qui
m'aurait mise à l'abri de toute autre tentative du genre, m'as-
surant que j'avais tenté tout ce qui était possible et que, si
j'échouais, ce
n'était
ne serait
pas de mon fait mais à cause de circons-
tances adverses. En somme, pour décider de mon sort, je m'en
remettais à la fatalité, faiblesse de ma nature qui a[flèche]
trop souvent
reparu
trop souvent
au cours de ma vie.
Ma lettre déposée et moi-même repartie à la course,
j'avais erré, cette fois encore, à droite et à gauche, tou-
jours plongée dans cette incertitude qui me torturait les nerfs.
Comme tant de fois déjà, j'aboutis au Jardin du Luxembourg,
non loin d'ailleurs de ma pension. A bout de fatigue, je m'y
asseyais souvent parmi les vieilles tricoteuses occupant jour
après jour les mêmes chaises et les enfants que je voyais
aussi jour après jour absorbés à lancer sur l'eau du bassin
leurs frêles bateaux de papier. Cette halte de tranquillité, au
coeur de la ville si nerveuse, me calmait presque toujours. Mais
cette fois il n'y eut rien pour m'apaiser.
Dès que je mis le pied dans l'appartement, madame Jouve
se précipita à ma rencontre, toute surexcitée.
— Mais où étiez-vous? On vous cherche depuis des heures.
La secrétaire particulière de madame Pito
ë
ff a appelé deux fois.
Elle a fini par transmettre le message que j'ai griffonné ici,
tiens,
??
tiens
,
tenez
sur un bout de papier... Demain, à l'heure de la répéti-
tion, vous devez vous présenter à ce théâtre. Madame Pito
ë
ff vous
recevra.
Etais-je contente? Inquiète? Je ne sais plus trop.
Le lendemain, j'arrivai qu^
au
théâtre des Pito
ë
ff dans
une bien curieuse disposition, éblouie par le fait que madame
Ludmilla voulait bien me recevoir, par ailleurs tourmentée à
l'idée de ce qu'il faudrait bien me résoudre à lui avouer.
Elle était en pleine répétition de
la Sauvage
d'Anouilh,
auteur qu'elle joua beaucoup aussi, je crois. Dès qu'on lui
eut fait savoir que j'étais là, elle interrompit la répétition
—on
n'
en était encore qu'à la lecture— descendit du plateau et
vint me rejoindre
.
qui
Je
m'était
s
assise au milieu de la salle vide.
Elle prit le siège voisin en me souriant. Dans la pénombre je
vis son visage délicat et menu scruter le mien. Ma lettre, me
dit-elle, l'avait fort émue. Elle avait aussi touché Georges.
Tous deux, en la relisant la veille, s'étaient sentis pris
d'amitié pour ces petites colonies de langue française, au fond
du lointain Canada, où l'on se débattait encore si fort pour ne
pas laisser mourir le lien fragile les unissant quelque peu
avec la France. Ils étaient donc disposés à m'aider, à me
guider, si je le désirais, mais ils ne prenaient pas d'élè-
ves. Cependant, ils étaient prêts à me permettre d'assister
autant que je le voudrais aux répétitions, m'initiant ainsi
du moins, peu à peu, à la manière de monter une pièce de thé-
âtre. Cela me serait-il quelque peu utile? Est-ce que je pen-
sais en tirer du profit?
Il y eut un silence embarrassé de ma part. Madame Pito
ë
ff
me demanda alors ce que je voulais au juste.
Au juste ! Là était bien le tourment. Plus j'allais,
moins il me semblait le savoir. Même au moment où avec tant
de bonté madame Ludmilla m'avait fait une offre rare dans le
milieu, j'avais été terrassé
e
par la souffrance de ne pas encore
voir si je devais ou ou non l'accepter.
Elle
Dans l'ombre, elle
dut voir sur
mon visage
dans l'ombre
un peu de cette peine si dure que l'on
éprouve à ne voir s'ouvrir aucune route devant soi—alors qu'on
est si courageux quand on l'aperçoit, même si elle se révèle
ardue— car elle tendit la main vers la mienne qu'elle serra
doucement dans un mouvement de sympathie.
— Pauvre enfant ! Bien sûr que vous ne le savez pas !
Et comment le pourriez-vous, tout juste arrivée de votre loin-
tain Saint-Boniface pour tomber dans Paris bouillonnant !
Moi-même, je m'y suis sentie si longtemps perdue. Perdue...
perdue... murmura-t-elle plaintivement comme si jamais elle
n'en oublierait l'horreur. Et même encore, maintenant, si
ce n'était de Georges, des enfants !...
Elle rêva un moment, je pense, à de dures traverses,
mais franchies à deux en s'épaulant l'un l'autre. Puis revint
à sa proposition:
— Venez toujours, en attendant, aux répétitions. Elles
peuvent vous aider à mieux cerner ce que vous voulez sans le
savoir encore. Croyez-moi, vous verrez votre route s'éclaircir
petit à petit devant vous.
Dans cet espoir qu'elle m'avait quelque peu communiqué
e
de voir enfin une route s'éclairer devant moi, je vins aux ré-
pétitions...huit, dix, douze fois, je ne sais plus trop. J'y
fus assidu[e]
e
les premi
è
rs jour
s
en tout cas.
[flèche] Je m'asseyais toujours à peu près à la même place au
milieu de la salle vide. Je voyais les acteurs aller et venir
sur la scène tout en lisant dans un petit cahier que chacun
avait à la main
,
les répliques et sans doute les mouvements à
exécuter. De temps en temps, j'entendais Georges reprendre
Ludmilla. "Non, mon petit, pas ainsi. Ecoute, il faut te pé-
nétrer davantage du personnage..." J'avais beau faire effort
pour tout suivre et m'y intéresser, la tristesse me gagnait.
La tristesse que m'a toujours inspirée une salle de théâtre
presque déserte, alors que les acteurs en costume
s
de ville
vont à tâtons à la recherche des personnages et qu'apparaissent
au grand jour les ficelles, les rouages, toute la mécanique
impitoyable de la pièce.
Pourtant
j
J
amais un brouillon d'écri-
ture même très gauche que j'écrirais un peu plus tard
ne
m'appor-
terait ce même sentiment d'effroyable tristesse—peut-être
parce que, au fond, il y a tellement moins de mécanique dans
la narration qu'au théâtre, ou alors c'est que cette mécanique
est d'une autre nature, beaucoup plus subtile, passant comme
inaperçue. Ce qui m'accablait surtout, c'était de constater
combien l'envers pour ainsi dire de ce qui m'avait paru grisant
et convaincant se révélait plein d'astuce. Je me disais que
même Tchekhov, démonté ainsi, vu au ralenti, pourrait bien
m'être moins cher, et j'en é
é
prouvais de l'épouvante.
Un jour, je manquai la répétition puis le surlendemain
encore, pour aller m'asseoir plutôt auprès de mes vieilles
tricoteuses du Luxembourg, que j'écoutais avec grand soulagement
causer entre elles de choses quotidiennes. Plus je fréquentais
le théâtre, et plus m'attirai
ent
la simple vie banale des gens
et leur langage si plein de riches trouvailles toutes palpi-
tantes de réalité. Sans trop m'en rendre compte, je me rappro-
chais de ce qui allait être ma véritable, ma seule école.
Je manquai une autre répétition. Ensuite, j'eu[flèche]
e
s hon-
te de me retrouver devant Ludmilla. Je sortais aux mêmes heu-
res pour faire croire que j'allais toujours à mes répétitions
et me soustraire aux reproches de madame Jouve. Mais c'était
pour me remettre à errer sans but à travers la ville. Sans but?
Peut-être pas tout à fait, puisque, sans l'avoir décidé mais
de mieux en mieux
,
je prêtais l'oreille de porte en porte, de
chaise en chaise, aux voix qui racontent la vie. Mais je ne
voyais toujours pas
ma route
au
devant moi s'éclairer.[flèche]
ma route
.
V
L'automne avait été radieux à Paris. Du moins, j'avais
eu cela: un temps doux, un ciel tendre, des rayons de soleil
tiède me tenant compagnie. Mon petit tailleur beige avec la
cape appareillée, en doux lainage, que je jetais sur mes épau-
les aux heures plus fraîches, avai
t
ent
suffi jusque-là pour
mes trottes
de
[flèche]
du
jour et du soir. Mais voici qu'à la fin d'oc-
tobre le temps se mit au froid, et je descendis au sous-sol
chercher dans ma malle mon manteau trois-quart
s
en lapin trai-
té à prendre allure de loutre. Me rappelant les ennuis de mi-
nuterie éprouvés à ma première descente sous terre, j'avais
emprunté à madame Jouve une lampe de poche. Il peut paraître
étrange que, ma malle abandonnée avec tant d'inquiétude seule
en son cachot, j'aie ensuite pu laisser passer six semaines
sans venir m'assurer qu'elle était toujours là. Mais c'est
ainsi. La nécessité d'apprendre à me débrouiller à Paris, l'in-
certitude où j'étais toujours quant au choix de mes études,
le cruel sentiment me venant souvent que je n'avais pas de
talent et m'étais leurrée en espérant une vie agrandie, m'a-
vaient possédée jusqu'à me soustraire à tous autres tracas.
[flèche] J'allais le long du corridor de terre battue, le feu
de ma lampe
n
[flèche]
n'
'éclairant qu'à faible distance devant moi. Cette
fois,
c'était
ce fut
le silence de ces caves qui m'atteignit le plus,
si complet que je m'entendais respirer. J'arrivai devant la case
de rangement de madame Jouve. Aussitôt me sauta aux yeux la
catastrophe: le cadenas à demi arraché, la porte en grillage
grande ouverte. Et, à l'intérieur, rien ! Je reculai. Je
m'assurai que j'étais bien parvenue au bon numéro. Pas de
doute possible! Ma malle m'avait bel et bien été volée.
Je remontai précipitamment, relançai madame Jouve au
milieu d'une leçon de français peut-être, et lui apprit la
nouvelle sur un ton surexcité que tous dans l'appartement
auraient pu entene
d
re. Elle m'attira à l'écart, me priant de
parler bas afin de ne pas inquiéter d'autres pensionnaires, de
tâcher de me calmer, mais elle alla tout de même prendre son
manteau pour m'accompagner aussitôt au commissariat de police.
Et nous voici roulant dans l'autobus,madame Jouve
me redemandant encore et encore: "Vous êtes bien sûre, au
moins
,
d'avoir trouvé la porte ouverte? Que c'est votre malle
qui a disparu?"
L'agent qui nous reçut, après avoir entendu madame Jou-
ve lui exposer l'objet de notre visite, me tendit une très
longue feuille de papier, une plume à l'ancienne, m'invita
à m'asseoir à une
longue
table nue et me signifia:
— Mademoiselle, inscrivez sur ce papier la liste entière
des objets contenus dans la malle que vous déclarez vous avoir
été volée.
— La liste de tout ce qu'il y avait dans ma malle !
m'écriai-je dans le désarroi le plus grand. Mais c'est im-
possible !
Ç
a me prendrait des heures et des heures rien que
pour tâcher de m'en souvenir.
— En autant que possible, me rappela-t-il à l'ordre sé-
vèrement.
Je m'assis, comme les suspects à l'interrogatoire, sous
une
faible
ampoule
nue
qui pendait du plafond au bout de son fil.
pour LA DÉTRESSE ET L'ENCHANTEMENT
à publier en
fin
de volume
L'AUTEUR)
[illis.]
<- Gabrielle Roy est née à Saint-Boniface (Manitoba) le 22 mars 1909.
De 1928 à 1937, elle pratique le métier d'institutrice, qu'elle quittera
ital
ensuite pour un séjour de deux ans en France et en Angleterre à la
veille de la Deuxième Guerre mondiale. De retour au Canada en 1939, elle
choisit de s'établir à Montréal et devient journaliste-pigiste au
Jour
,
11
14
au
Canada
, à la
Revue moderne
et au
Bulletin des agriculteurs
, où elle
publie des récits et plusieurs séries de grands reportages. Son premier
roman,
Bonheur d'occasion
, obtient en France le Prix Femina 1947 et est
sélectionné, à New York, par la Literary Guild of America. Séjournant
de nouveau en Europe entre 1947 et 1950 avec son mari, le docteur Marcel
Carbotte, elle y écrit son deuxième livre,
La Petite Poule d'Eau
.
Par la suite, elle revient vivre au Québec, où elle continuera d'écrire
jusqu'à la fin de sa vie. Son oeuvre comprend une douzaine de romans,
des essais, des contes d'enfants, et est reconnue comme l'une des plus
importantes de la littérature québécoise et canadienne contemporaine,
ainsi qu'en témoignent les nombreuses distinctions qui lui ont été at-
tribuées (Prix du Gouverneur général du Canada 1947, 1957, 1978; Prix
Duvernay 1956; Prix David 1971; Prix de littérature de jeunesse du Con-
seil des arts du Canada 1979
;
,
etc.). Gabrielle Roy est décédée à Québec
le 13 juillet 1983.
OEUVRES DE GABRIELLE ROY)
[illis.].
(
petites caps
11+9
BONHEUR D'OCCASION
[barre verticale]
[carré] Montréal, 1945, 1947, 1965, 1970, 1977; Paris, 1947; Genève, 1968.
Présentement disponible aux Editions Stanké, collection "Québec
10/10" noV 6. Pris Femina 1947; "Book of the month" de la Literary
Guild of America; Médaille de l'Académie canadienne-française; Prix
du Gouverneur général du Canada; Médaille Lorne Pierce de la
Société royale du Canada. Traductions anglaise (
The Tin Flute
), es-
pagnole, danoise, slovaque, suédoise, norvégienne, roumaine, russe,
tchèque.
LA PETITE POULE D'EAU
Montréal, 1950, 1957, 1970, 1980; Paris, 1951, 1967; Genève, 1953.
Edition d'art avec vingt estampes de Jean-Paul Lemieux, Montréal,
1971. Présentement disponible aux Editions Stanké, collection
"Québec 10/10" noV 24. Traductions anglaise (
Where Nests the Water
Hen
) et allemande.
ALEXANDRE CHENEVERT
Montréal, 1954, 1973, 1979; Paris, 1954. Présentement disponible aux
Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 11. Traductions an-
glaise (
The Cashier
) et allemande.
RUE DESCHAMBAULT
Montréal, 1955, 1956, 1967, 1971, 1980; Paris, 1955. Présentement
disponible aux Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 22.
Prix du Gouverneur général du Canada. Traductions anglaise (
Street
of Riches
) et italienne.
LA MONTAGNE SECRÈTE
Montréal, 1961, 1971, 1974, 1978; Paris, 1962.
È
E
dition de luxe il-
lustrée par René Richard, Montréal, 1975. Présentement disponible
aux Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 8. Traduction an-
glaise (
The Hidden Mountain
).
LA ROUTE D'ALTAMONT
Montréal, 1966, 1979; Paris, 1967. Présentement disponible aux Edi-
tions Hurtubise H.M.H., collection "L'arbre". Traductions anglaise
(
The Road Past Altamont
) et allemande.
La
A
RIVIÈRE SANS REPOS
Montréal, 1970, 1971, 1979; Paris, 1972. Présentement disponible aux
Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 14. Traduction an-
glaise (
Windflower
).
CET ÉTÉ QUI CHANTAIT
Québec et Montréal, 1972, 1973; Montréal, 1979. Présentement dispo-
nible aux Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 10. Traduc-
tion anglaise (
Enchanted Summer
).
UN JARDIN AU BOUT DU MONDE
Montréal, 1975, 1981. Présentement disponible aux Editions Beauche-
min. Traduction anglaise (
Garden in the Wind
).
MA VACHE BOSSIE (conte)
Montréal, 1976, 1982. Illustrations de Louise Pominville. Présente-
ment disponible aux Editions Leméac.
CES ENFANTS DE MA VIE
Montréal, 1977, 1983. Présentement disponible aux Editions
Stanké, collection "Québec 10/10" noV 66. Prix du Gouverneur gé-
néral du Canada. Traduction anglaise (
Children of my Heart
).
FRAGILES LUMIÈRES DE LA TERRE
Montréal, 1978, 1980, 1982. Présentement disponible aux Editions
Stanké, collection "Québec 10/10" noV 55. Traduction anglaise
(
The Fragile Lights of Earth
).
COURTE-QUEUE (conte)
Montréal, 1979, 1980. Illustrations de François Olivier. Présen-
tement disponible aux Editions Stanké. Prix de littérature de
jeunesse du Conseil des Arts du Canada. Traduction anglaise
(
Cliptail
).
DE QUOI T'ENNUIES-TU, ÉVELINE ? suivi de ELY! ELY! ELY!
Montréal, 1979, 1982, 1984. Illustration de Martin Dufour. Pré-
sentement disponible aux Editions du Boréal Express.
A cette longue table d'accusés, avec une mauvaise plume grif-
fant le papier, je me pris à écrire: un manteau en lapin teint
,
brun doré, un tailleur bleu marin
e
à boutons argentés, deux
paires de souliers, des bruns, des bleus pour accompagner le
costume bleu
marin
... Au fur et à mesure que s'allongeait ma
liste, je sentais me gagner une tristesse cette fois presque
sans fond. Elle provenait moins malgré tout, je pense, du
vol de mes vêtements que de les découvrir tout à coup, eux
que j'avais pay
é
r
s
cher
s
pour mes moyens, de petits effets de
pauvre, sans grande valeur, quoi[flèche] qu'ils fussent tout ce que
j'avais possédé.
Pendant que je continuais à écrire, une sorte de que-
relle avait pris entre l'agent et madame Jouve, celui-ci
s'étant mis à écrire de son côté les réponses qu'elle faisait
à ses questions. Il en était à mon adresse et, madame Jouve
ayant répondu: chez moi, au numéro...
— Donc, conclut l'agent, je vous inscris comme logeuse.
— Mais pas du tout, protesta madame Jouve. Je ne suis
pas logeuse.
D'abord je ne prêtai pas tellement attention à l'argu-
ment. Je venais de me souvenir d'un petit col très fin en
satin ivoire pâle que je m'étais acheté pour parer une robe
sombre, un jour que je m'étais peut-être senti le besoin de
commettre une extravagance pour me remonter le moral. Je l'a-
vais payé cher, et maman, tout de suite, en l'examinant, en
avait été convaincue et m'avait demandé d'un ton presque fâché:
"Combien as-tu payé cela? Cher, j'en suis sûre." Je n'osais le
lui avouer, honteuse de m'être montrée dépensière alors qu'elle
avait tant de difficultés à faire marcher la maison. Elle in-
sistait: "Combien?" Enfin, j'avais dit, rabattant un peu le
prix: trois dollars. Maman en était devenue pâle: "Trois dol-
lars ! Alors que j'aurais pu t'en faire un aussi beau pour
moins de la moitié du prix ! "
Le reproche oublié puis retrouvé si vivant tout à coup
dans ma mémoire me tenait, la plume levée, à fixer au loin
un jour malheureux que j'aurais voulu effacer de ma vie, lors-
que je saisis que l'agent et madame Jouve se disputaient tou-
jours.
— Vous logez des gens, et vous n'êtes pas logeuse?
— C'est-à-dire...
Je levai la tête. Madame Jouve était à ce point hostile
à l'expression qu'elle nous priait de bien recommander à nos
correspondants de faire porter sur les lettres qui nou étaient
adress
é
r
e
s
à la pension la mention: chez madame Jouve.
Je l'entendis se défendre avec énergie:
— Non, monsieur, je ne suis pas logeuse.
— Pourtant, vous venez de me dire que mademoiselle loge
chez vous. Y loge-t-elle ou n'y loge-t-elle pas?
— En un sens, si vous voulez, consentit madame Jouve.
Mais je ne suis pas logeuse. Je m'occupe de ces jeunes filles.
Je les dirige dans leurs études...
— Et vous allez me dire que vous faites tout cela gratui-
tement.
Au milieu de ma propre agitation, j'eus presque pitié de
madame Jouve qui se débattait
encore
de toutes ses forces pour
que n'apparaisse pas contre elle, à titre d'occupation, le ter-
me abhorré ! Et je la comprenais. Elle était fière. Elle ga-
gnait courageusement sa vie en donnant beaucoup d'elle-même,
et c'était vrai qu'elle était pour nous infiniment plus qu'une
simple logeuse, mais elle était prise, comme je l'avais été
tant de fois, dans l'impitoyable logique des Français.
[flèche]
à faire
[flèche]
— Bien sûr que mes jeunes filles me donnent quelque cho-
se pour la table, pour le loyer, mais ma fonction n'est pas
tellement de les loger que de...
— Mademoiselle, s'adressa-t-il alors à moi, logez-vous
chez madame Jouve?
— J'habite chez madame Jouve.
— Comme chez votre tante, pour rien?
— Pas pour rien... rien... rien...
— Donc vous payez pension, vous logez chez madame Jouve,
et elle est votre logeuse, il n'y a pas en sortir. Qu'est-ce
que vous êtes donc, lui demanda-t-il à elle, sinon une logeuse?
— Ah, mon Dieu ! fit-elle avec une sorte d'amertume en
sourdine, vous pourriez mettre
ex
professeur au lycée,
.
..
titulaire
de la chaire de français à l'université de...
Mais elle se tut, trop blessé
e
pour en dire plus.
— Mettez donc logeuse, monsieur, si vous ne comprenez
pas mieux.
—
—
La question n'est pas de savoir ce que vous avez été,
ou pourriez être, mes excuses, madame, mais d'inscrire votre
occupation actuelle.
Je les laissai à leur dispute qui paraissait ne pas
devoir cesser, et me remis à mon inventaire. Je n'étais plus
sûre à présent d'avoir pris avec moi le col d'ivoire pâle. Je
l'avais peut-être oublié ou laissé malgré tout à la maison.
A la maison ? C'est-à-dire quelque part en arrière de moi.
Mais subitement je pensai à mes médailles, elles, toutes appor-
tées dans ma malle.
Aussitôt s'abolirent les cloisons et le temps. J'étais
bien loin de Paris. Le voyage n'avait pas eu lieu. J'étais en-
core saine et sauve à Saint-Boniface. Je n'avais pas encore
causé de grand chagrin à personne. C'était même des mois avant
mon départ, mais j'avais reçu ma malle longtemps d'avance, et
j'en étais si contente que je ne pouvais me retenir d'y ran-
ger déjà de mes effets. Maman, à la cachette, devait aller voir
de temps à autre ce que j'y mettais. Et voici qu'elle surve-
nait devant moi, tout
e
agitée, l'index levé en accusation.
— Tu vas apporter tes médailles là-bas ! Pour∫ quoi faire?
Qu'est-ce que peuvent te donner tes médailles à Paris? Tu te
les feras voler.
Je tenais tête.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Je ne pouvais évidemment lui avouer le calcul qui
m'était venu à l'esprit: des médailles c'était de l'or, et,
s'il m'arrivait de tomber
,
à Paris
,
dans une grande misère,
je pourrais toujours les vendre et en obtenir de quoi vivre
pendant quelque temps... en attendant...
Elle était revenue cent fois à la charge:
— Laisse
-
les
-
moi pour que j'en prenne soin !
Moi, tout aussi obstiné
e
,
je
refusais de chercher à compren-
dre pourquoi elle tenait tellement à les garder.
— Qu'est-ce que ça peut te donner ?
Et voici qu'à l'autre bout du monde, je tenais enfin
la réponse à ma sotte question et n'en revenais pas d'avoir
été si obtuse. Car les médailles perdues,
c'
était perdue la
récompense de maman et perdue aussi, en quelque sorte, la
brillante joie que j'avais été dans sa vie.
Oubliant tout à coup où je me trouvais, je gémis à
voix haute:
— Pourquoi aussi n'ai-je laissé mes médailles ?
Aussitôt cessa la dispute entre l'agent et madame
Jouve. Consternés tous deux, ils me regardaient avec une ex-
pression de vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah,
!
mon pauvre petit, me plai-
gnit madame Jouve de tout son coeur.
L'agent, pour sa part, devenu comme un bon
p
è
re
de famille,
me considérait avec une sorte d'amitié attristée. Peut-être
avait-il une fille ayant obtenu des médailles qui faisait
aussi sa fierté... Il me questionna sur un ton de sollicitude
presque familière:
— Des médailles comme qui dirait d'excellence, de bonne
conduite ?...
— Oui, et d'histoire, de littérature et aussi de français...
— De français dans un pays tout anglais ! Voyez-vous ça !
Il faut que mademoiselle aie
t
été forte !
Madame Jouve en remit avec une fierté de moi qui me
plongea plus avant dans le chagrin, accablée comme je l'étais
déjà
déjà
par les reproches que je m'adressais.
— Mademoiselle, dit-elle, est restée fidèle, en lointaine
Amérique, à la langue de France avec une constance qui devrait
faire notre admiration.
L'agent s'approcha. Il me posa la main sur l'épaule.
— On va vous les retrouver vos médailles, mademoiselle.
Que j'attrape seulement celui qui vous les a dérobées et il
va lui en cuire !
Le plus fantastique de cette histoire, c'est qu'il allait
en effet mettre la main au collet du voleur —un enfant de
quinze ans— qui, se voyant sur le point d'être pris, en était
à chercher à se débarrasser des médailles en les jetant par
une grille d'égout. Ainsi elles rejoindraient les folles vi-
sions d'aventures souterraines que m'avaient représentées
mes rêves de ma première nuit à Paris, rêves peut-être en
partie suscités par l'abandon de ma malle au fond de son cachot.
L'épilogue, toutefois, je ne l'apprendrais qu'un an
plus tard quand, de retour de Londres, je repasserais par Paris.
Ayant réfléchi à cette affaire, il me vint à l'esprit
que ma malle n'avait pu être sortie de l'immeuble sans que le
gardien en
eût
ait eu
la
connaissance. De jour, lorsque la grille
était ouverte, il ne la quittait pas de l'oeil, posté dans sa
guérite tout à côté. La nuit il en commandait l'ouverture de
sa loge. Je m'en fus donc lui demander s'il n'avait pas vu
quelqu'un sortir ma malle de l'enceinte.
— Votre belle malle d'Amérique ! Jamais de la vie ! Pen-
sez si je l'aurais reconnue ! Il n'y en a pas une seule autre
pareille dans tout le quartier. Elle ne peut pas être sortie
d'ici, mademoiselle.
C'était donc comme je l'avais pensé depuis que j'avais
décidé de faire ma propre enquête. J'empruntai sa lampe à
madame Jouve et descendis au sous-sol. Cent pieds plus loin
peut-être que notre propre case de rangement, dans une autre
case à la porte battante, je découvris ma malle jetée par
terre, la serrure brisée. Les tiroirs en étaient ouverts et
mes effets éparpillés sur le sol. Ils y étaient d'ailleurs
tous,
hors
hormis
mes médailles et le petit coffret à bijoux me venant
de Fernand. Cette perte m'affligea presque autant
,
d'une
certaine
manière,
que celle de mes médailles. Je remontai, un peu consolée d'a-
voir retrouvé mon manteau de fourrure et quelques autres vê-
tements dont j'avais le plus pressant besoin, et aussi conten-
te sans doute d'avoir été plus expéditive que la police de
Paris—ce qui n'était pas difficile dans le cas de petits
vols comme celui-ci.
Madame Jouve toutefois se montra inquiète de mes dons
de limier. Elle croyait savoir que, ayant signé une plainte
au commissariat, je n'avais pas le droit de rentrer en posses-
sion de mes objets par moi-même retrouvés. Je rouspétai mais
dus bel et bien retourner au commissariat y biffer de ma lis-
te si patiemment dressée tout, au fond, sauf item: médailles en
or[,]
;
e
e
t item: coffret à bijoux.
[crochet] Ainsi ce pauvre petit coffret allait atteindre à une
sorte d'immortalité car, en autant que je sache, il est tou-
jours inscrit sur quelque fiche de la Police de Paris. Je me
fis d'ailleurs vivement reprocher par l'agent en service ce
jour-là d'avoir repris possession de mes affaires sans auto-
risation de la police, ce qui était passible d'une amende,
et surtout, je pense, de l'avoir devancée dans mon enquête
[.]
sous
terre. Etais-je devenue indifférente ? Ou trop atteinte par mes
propres reproches.
?
Les réprimandes de l'agent en tout cas ne
me firent guère mal. Je glissais, je suppose, dans un état
de mélancolie qui me mettait au moins à l'abri des petites
misères. Ce n'était pas le vol de mes médailles qui en était
la vraie cause. Cet incident avait plutôt servi à me faire
prendre conscience d'un malaise en moi qui depuis ma fuite
de chez Dullin allait toujours croissant.
Malgré des moments d'exaltation
s
comme celui de la
transfiguration
à
sous
mes yeux du Jardin des Tuileries, et dont
il m'en venait encore quelques-uns, je me sentais de moins en
moins à ma place à Paris. J'y perdais pied. Je croyais voir
que je n'y arriverais à rien de bon. Je commençais à me dire
que je m'étais sans doute trompée de destination. Londres me
serait peut-être plus favorable.
J'y avais passé quelques jours, à mon arrivée, au
temps le plus beau de l'année, en septembre, qui me parais-
sai
[s]
[flèche]
ent
maintenant avoir été de pur délice. Pilotée par un ami
que j'avais là-bas, un jeune violoniste
,
de grand talent
,
venu
de Winnipeg étudier au Royal Academy of Music, j'avais eu un
aperçu de Londres à en rêver longtemps. Nous avions vu Hyde Park,
les lions de Trafalga[e]
r
s
S
quare, les Jardins de Ke[illis.]
w
, poussé
une pointe presqu'à Hampton Court par la Tamise, en
punt
pro-
pulsé à la gaule, rien, en somme, au départ du moins, sortant
de l'itinéraire des touristes, mais,
tout
tant
nos souvenirs et
nos rêves persistants tiennent des premières impressions reçues,
Londres, qui voyait alors si peu souvent la lumière du ciel,
restait dans mon esprit tendrement ensoleillé, tout ce
que
qu
j
'y
avais visité baignant à jamais dans une couleur d'enchantement.
Il me semblait voir rayonner le soleil jusque sur les métopes
et vieilles statues assyriennes que m'avait menée voir mon ami
Bohd[illis.]
a
n au British Museum.
Après, il est vrai, nous étions entrés plus avant dans
la douce sorcellerie de Londres. Nous avions assisté un soir,
au théâtre en plein air de Regent's Park, à
Tobias and the
Angel
, auquel s'était mêlé le rugissement des fauves, de leurs
cages du zoo tout à côté, et que l'approche d'un orage énervait.
Quelques gouttes de pluie s'étant mises à tomber, aussitôt
avait surgi un marchand qui louait, à un schilling chacune,
de bonnes couvertures de laine dont les gens se couvraient. Mon
ami
, comme la plupart
en ayant loué une, nous nous en étions
fait une sorte de tente au-dessus de nos têtes rapprochées.
Et bientôt
,
presque toute l'assistance, ainsi à l'abri, avait
donné l'impression d'un campement. Cependant que Tobie et un
chien continuaient leurs péri
é
grinations sous une pluie main-
tenant forte qui semblait faire partie de l'oeuvre d'imagina-
tion.
Tout me paraissait à présent avoir été charmant et
plein de grâce durant mon court séjour à Londres. Et puis,
me disais-je, si je dois retourner plus tard au Manitoba
,
comme cela semblait inévitable, il me sera plus profitable
d'avoir étudié à Londres plutôt qu'à Paris. Bohd[o]
a
n était de cet
avis. Il m'écrivait que je pourrais m'inscrire à Londres à une
école d'art dramatique tout en prenant des cours privés en
français d'un excellent coach dont il s'était in
n
formé à mon
intention. Ayant saisi entre les lignes de mes lettres ré-
centes que je perdais courage, Bohd[o]
a
n, en bon camarade qu'il
était, faisait de son mieux pour me venir en aide par de judi-
cieux conseils. Et je crois qu'ils pesèrent sur ma décision,
si on peut parler de décision à mon sujet,
moi
qui, à cette épo-
que, roulais comme la vague.
Quoi qu'il en soit, j'avais au moins pris celle de re-
tourner à Londres. Madame Jouve chercha de toutes ses forces
à m'en dissuader. Selon elle, je partais à l'heure où je com-
mençais à m'acclimater. C'était pure folie. Je perdais tout mon
acquis. J'allais renoncer alors que mes efforts justement por-
teraient fruit. A rouler continuellement, comme je semblais
m'y abandonner, je n'arriverais à rien.
En un sens, sans doute avait-elle raison, mais dans
au autre, non, car
,
de
ces tâtonnements, de ces allers, de ces
retours, de ces errances, j'ai appris comme je n'aurais appris
d'aucune ligne droite que j'aurais suivi
e
par simple opiniâtreté.
En novembre, par une temps froid, pluvieux et morose
comme m'apparut devoir être ma vie par ma faute, je m'embarquai
sur le traversier Calais-Douvres. Le ciel était bouché. Au-dessus
du petit navire dont l'hélice battait l'eau sombre, des mouettes
invisibles mais proches jetaient leur cri qui
disent
dit
si bien
l'angoisse des départs, l'angoisse des arrivées. En un rien de
temps,j'eus perdu de vue les côtes de France. Je pensais n'y
jamais revenir et en avais le coeur infiniment plus affligé
que je n'avais pu l'imaginer.
Ces nombreux séjours que je ferais encore en France,
quelques-uns parmi les
plus
heureux de ma vie à l'étranger, l'un
d'eux
,
le meilleur
,
sans doute de tous, dont aujourd'hui enco-
re je retrouve en moi l'empreinte lumineuse, le grand prix lit-
téraire qui en moins de dix ans couronnerait mon premier roman,
les chers amis si fidèles que je me ferais en ce pays, je n'a-
vais pas plus idée de tout cela que j'avais idée en partant
pour la Petite-Poule-d'e
E
au de ce qui allait m'y advenir.
Longtemps
,
j'ai voyagé sans boussole. Mais aussi, pour
la traversée de la vie, que vaut une boussole?
VI
Encore toute secouée par un mal de mer atroce, je mis
pied dans un Londres envahi par le pire fog qui s'était vu
depuis des années. Bohd
a
n m'avait retenu une chambre dans le
quartier populaire de Fulham, rue Wickendon. De nouveau, je
m'en allais vers l'inconnu, mes effets empilés dans la cabi-
ne du taxi, y compris ma malle dont j'avais fait réparer plus
ou moins la serrure. Nous voyagions dans ce qui paraissait
une tenace nuée opaque de couleur sale. La ville n'était iden-
tifiable qu'à des bruits, si violents en certains quartiers
qu'on ne les distinguait plus les uns des autres, en d'autres
si furtifs qu'ils faisaient penser au pas hésitant d'un aveu-
gle cherchant sa route. Tous allumés,
les
phares d'autos et
des
d'
autobus trouaient à peine l'atmosphère poisseuse de leur
lueur faible et apparemment toujours lointain
e
alors pourtant
que l'on arrivait dessus. Le chauffeur qui avait dû en voir
bien d'autres mit néanmoins plus d'une heure à trouver cette
rue Wickendon. Etrangement, comme nous y arrivions, la nuée
dense s'éclaircit, il s'y fit même une sorte de trouée pen-
dant quelques secondes. J'aperçus comme en rêve une rue aux
maisons identiques, à un étage, de pierre rosâtre, bordées
toutes de ce qui semblait la même haie de houx taillé
,
repor-
tée de maison en maison, et à chaque bay-window
,
pareil au voi-
sin
,
la même plante verte à feuilles grasses. Puis la brume
se referma comme un rideau sur une scène de théâtre. La rue
s'évanouit. Je ne devais pas la revoir avant plus d'une se-
maine.
Bohd
a
n, aidé de ma logeuse, transporta mes effets
dans ma chambre, au premier. Il me montra, tout en l'allumant,
comment fonctionnait mon chauffrage au gaz. On glissait un
schilling dans la fente du compteur, on tournait la clé, on
approchait
du gaz libéré
d'
une allumette. J'en aurais pour
quelques heures, après quoi il me faudrait verser une autre
pièce dans le compteur, grand avaleur de schillings. Bohd[on]
an
songea à m'en laisser une dizaine pour le cas où j'en manque-
rais et
auraie à
souffrir
ais
du froid humide dont j'aurais, me
dit-il, à me méfier, la gorge faible comme je l'avais. Puis
déjà il était sur le point de partir, mon arrivée tombant
pour lui
,
on ne peut plus mal, car il venait d'être invité
à jouer au Albert and Victoria en solo avec l'orchestre
symphonique de Londres. Il y allait de son avenir et il n'au-
rait pas assez de tout son temps d'ici là pour s'y préparer
en travaillant jour et nuit.
Sur le seuil, il me fit un signe d'amitié.
— Cheerio ! Tout ira bien ici, tu verras.
Bad beginnings
Bad beginnings
always have fine endings
always have fine endings
.
Il était le courage même. Il était parti de Winnipeg
avec pour tout bien son violon sou[illis.]
s
le bras. Son passage par
transporteur de bestiaux lui était assuré gratuitement, en re-
tour des soins qu'il donnerait aux bêtes, enfermé avec elles
dans la cale. Aussitôt à Londres, il avait réussi à se faire
employer par un orchestre tzigane qui égayait les dîners d'un
des grands restaurants Lyons. Il passait ses nuits à dérider
des solitaires et le jour à travailler Bach. Quand il eut
vingt-cinq dollars en poche, il alla trouver celui qu'il esti-
mait le meilleur maître
en
[flèche]
de
violon à Londres et dont c'était
le prix pour une leçon. Il dit: "Voilà, j'ai de quoi payer
une heure. Mais Dieu sait quand je pourrai m'en accorder une
autre.
!
"
Et voici que moins d'un an plus tard
,
il était sur le
point de signer un contrat avec la BBC pour une émission d'une
heure par semaine.
Pourtant ce jeune homme à la fois frêle et si extraor-
dinairement fort, ce travailleur acharné,
à ses heures
joyeux comme aucun
,
à ses heures
[flèche] , il me semble l'avoir toujours vu sous l'ombre
d'un destin menaçant. Ou est-ce que je reporte sur les souve-
nirs que j'ai de lui le fait de sa mort tragique survenue
pendant la guerre, une bombe ayant éclaté au-dessus de la mai-
son où il vivait
, en
et
tuant tous les habitants:
?
Avant de s'en aller, inquiet de moi qui m'efforçait
s
pourtant de lui paraître calme et contente, il écrivit à la
hâte deux ou trois numéros de téléphone où je pourrais l'attein-
dre en cas d'embarras, et me dit de ne pas me gêner de l'appe-
ler si je devais avoir le moindre ennui.
Je réussis à faire semblant d'être sûre de moi jusqu'au
moment où il partit. Alors, la porte refermée, je me fis l'ef-
fet d'être séquestrée ici,par ma faute d'ailleurs. J'allai à
l'unique fenêtre qui me
donnait
[flèche]
faisait
l'impression de donner peut-être
sur un jardinet. J'en essuyai la buée, mais, pressé de l'autre
côté de la vitre, le monstrueux brouillard arrêtait complète-
ment la vue. A quelques pas du feu de gaz, je me sentais transie.
Il fallait m'en approcher presque au point de me brûler pour
en recevoir
de
quelque chaleur sur m
l
es mollets
,
alors que
je
le dos me
gelais
t
.
à l'arrière.
Autour de moi le silence était affolant.
Apparemment j'étais seule, dans cette maison inconnue, avec
la logeuse retournée dans sa cuisine et qui ne signalait sa
présence par aucun bruit, même pas celui de ses pas étouffés
par des savates à semelles de feutre. Ai-je jamais connu mai-
son plus affreusement silencieuse ? Rien au dehors ! Rien à
l'intérieur ! Vers le soir, j'entendis rentrer quelqu'un très
doucement
,
puis quelqu'un d'autre peut-être. Des pas glissè-
rent vers des chambres voisines de la mienne. De l'eau coula.
Après, je n'entendis plus rien.
J'avisai près du feu de gaz une petite théière recou-
verte de son tea-cosy. Sur le manteau de la cheminée il y
avait du thé dans une boîte en fer[-]
-
blanc, du sucre dans une
autre et, bien sûr, l'inévitable boîte à bisuits secs, à mo-
tif de chaumière tudo
r
au toit orné de roses grimpantes.
[crochet] J'allumai un rond à côté du foyer, alimenté lui aussi
au gaz. Une courte flamme jaillit. J'y mis la bouilloire.
Bientôt, au grésillement du gaz répondit le sifflement de
l'eau qui commençait à chauffer. Je me pris à espérer que la
bouilloire allait chanter, signe en ce pays de bonheur à ve-
nir. Elle ne chanta pas. Je bus la première de ces innombra-
bles tasses de thé fadasse que j'allais me préparer à toute
heure du jour pendant des semaines, peut-être pour essayer
de me réchauffer, ou l'âme ou le corps.
Je m'assis par terre au plus près du maigre feu pour
recevoir le peu de secours qu'il offrait. Je me fis l'effet
d'un être humain seul dans sa petite île au milieu d'une mer
blanche , qui n'avait elle-même plus aucun souvenir de riva-
ges connus. Mes pensées n'allaient pas plus loin. Bientôt
il cessa complètement, je pense, de m'en venir. Car il m'est
arrivé dans un isolement trop complet, cernée de trop de silen-
ce, de n'avoir même plus le sentiment de penser, comme si
le pauvre mécanisme de la pensée—qui est quand même toujours
un appel aux autres— s'était bloqué quelque part en moi.
Combien de temps dura cette absence? Une semaine, dix
jours, deux semaines ? Je vivais dans une sorte de léthargie
que je me gardais de rompre par grande peur, j'imagine, si
seulement je bougeais un peu, de laisser entrer en moi une
souffrance proche. Ainsi, tassée contre mon misérable feu
que j'entretenais à coup de schillings, ma peine étrange, sans
nom que je puisse lui donner, m'était à peu près
e
ndurable. Je
ne voyais personne, ne parlais à personne, sauf à ma logeuse
qui, après avoir frappé à ma porte, entrait tôt
,
le matin,
m'apportant
,
à l'heure où jamais de ma vie je n'eus beaucoup
d'appétit, un breakfast incroyable, consistant en une montagne
de toasts— et le reste du pain à trancher moi-même pour le
cas où ils ne suffis^
r
aient pas— un pot de marmelade, un autre
de confiture aux groseilles, des oeufs au bacon, une fricassée
de pommes de terre, ou une omelette ou des oeufs bouillis
ou un hareng frit, mets qui me tournaient le coeur rien qu'à
l'odeur. Une énorme théière
à contenu de
de
contenant
six tasses
pour le
au
moins
accompagnée d'un grand pot d'eau bouillant
e
achevai
t
ent
d'encom-
brer le plateau que ma logeuse déposait près du lit sur une
petite table. Elle allait à la fenêtre, entrouv
r
ait les rideaux,
disait, après un regard sans intérêt sur le dehors: "Still foggy
to day !..." puis repartait. Elle revenait une heure plus tard
chercher le plateau presque toujours intact, commentait briè-
vement, ni sympathique[,] ni réprobatrice: "You don't eat much..."
revenait à l'heure où j'avais faim avec une mince tranche
de jambon, un petit morceau de pain de rien du tout, m'appre-
nant toujours sur son même ton sans vie: "You should learn
to eat a good breakfast, for in London we don't serve much
lunch. Have it your own way !"
[crochet] Si bien que je finis par apprendre à me faire des
caches, provenant des excès du breakfast, pour l'heure où
j'aurais le goût de manger. J'en eus dans le placard parmi mes
chaussures, en
derrière
arrière
du foyer,
dans mon lit
même
, et m'aper-
çus bientôt avoir amassé de quoi manger ^
pour
toute la journée. Ma
logeuse, voyant disparus du plateau le pain, le fromage, une
partie des confitures et du beurre, me félicita aussi froide-
ment d'ailleurs qu'elle m'avait blâmée.
— I see
your
[flèche]
you're
eating at l[a]st a sensible breakfast.
Le lendemain elle ajouta au plateau
du breakfast
un plat de p
a
[flèche]
o
o
rridge et un grand pot de lait.
Je regardais cette femme vêtue de couleurs ternes,
les cheveux pris dans un filet, énonçant d'un même ton sans
chaleur des banalités de jour en jour pareilles et me deman-
dais si elle était véritablement une personne douée d'émotion,
de sens, d'espoir ou si je n'avais pas affaire
qu'
à une automate.
< ? Mais
moi-même
n'étais-je pas
en train de
le
devenir
automate
?
Les chambres autour de la mienne étaient pourtant
occupées, du moins le soir quand rentraient les locataires.
Je guettais des bruits qui me parleraient d'activité humai-
ne. J'entendais tout juste une clé tourner dans la serrure
de la porte d'entrée, des pas presque indistincts dans l'es-
calier, un autre bruit plus léger de clé dans la serrure d'une
chambre, et c'était tout. En pantoufles pour le reste de la
soirée, leur cup of tea faite, les gens autour de moi devaient
se chauffer, chacun pour soi, comme moi-même, à leur triste
petit feu. Je n'en entrevis aucun pendant presque toute une se-
maine.
Il ne fallut pas moins que j'en vienne à manquer de
schillings, mon feu éteint, pour que je trouve l'énergie de
sortir enfin de cette chambre sinistre et me mettre en quête
de ma logeuse.
Or dans cette maison que j'avais pu croire à moitié
morte, voici que j'aboutis à une pièce toute chaleureuse. Un
poêle y ronflait. Il en montait un fumet de boeuf rôti accom-
pagné, dans le four, d'un plat de yorkshire pudding, bien que
ma logeuse eût prétendu ne faire qu'un repas par jour, le
breakfast. Un homme se trouvait là, le mari probablement, dont
la présence me surprit infiniment, car je n'avais ^
encore
entendu
encore
aucune voix d'homme dans cette maison. Elle ne me le
présenta pas. Lui
,
abaissant seulement un peu le journal qu'il
lisait, bien installé près du poêle, me souhaita sur le même
ton de voix
de
que
sa femme,ni chaud ni froid, absolument imperson-
nel:
— Good evening, miss, et se remit à sa lecture.
— How many schillings do you want ? me demanda la femme.
J'étais descendue avec un billet d'une livre.
— That much, if you can oblige.
— It will last you a good longtime, fut son seul commen-
taire.
Pas tant que ça ! ai-je pensé, tout en regardant avec
envie le bon petit poêle bourré de coke. Mais comme ni l'un
ni l'autre ne m'invitait à m'asseoir même pour un moment, je
remontai dans ma chambre. Dans une ville où j'allais bientôt
découvrir que les gens y sont les plus naturellement obligeants,
cordiaux et loquaces, il avait fallu que je tombe sur ce cou-
ple taciturne et dans cette maison peut-être la plus silencieu-
se de Londres. Que de fois dans ma vie il m'est d'ailleurs arrivé
d'aborder les villes, les choses et les êtres par leur côté
rébarbatif, et cela en un sens fut un bien, car je ne pouvais
aller vers pire mais inévitablement vers mieux. Ainsi j'ai
souvent gardé le bon pour la fin et m'en suis fait le seul
souvenir qui
compte en définitive
me reste
.
Un soir, je me forçai à sortir. La brume était toujours
aussi dense. Mais je me dis quen suivant de près les courtes
haies de houx le long du trottoir, je pourrais parvenir, sans
risque de me perdre, au bout de la rue où je croyais avoir aper-
çu, à mon arrivée, quelques boutiques formant un modeste petit
centre commercial et même une stations de l'underground. Les
lueurs des devantures allumées, diluant la brume en une bouillie
un peu plus claire, m'indiquèrent que j'étais arrivée. Je pous-
sai au hasard une porte quelque peu éclairée et me trouvai
à pénétrer dans un des salons-de-thé-pâtisseries de la chaî-
ne ABC et, quoique sans goût pour dû thé encore, j'en comman-
dai ainsi qu'une brioche. Du moins, je mangeai dans la com-
pagnie de quelques personnes attablées
,
ça et là, qui causaient
entre elles, et de ce peu de chaleur humaine je ressentis un
tel réconfort que je m'en souviens encore aujourd'hui. Je ré-
pugnai à quitter ce petit restaurant où je me sentais si bien
,
entourée du son de voix humaines et de visages qui me parais-
saient plaisants. Enfin, je fus la seule dans la salle de res-
taurant et pensai que je devais partir. Je ressortis et m'en-
gageai dans la direction d'où je venais. Au bout de quelques
pas
,
sans plus de lumière pour me guider, je compris qu'il allait
m'être impossible de retrouver "ma" maison. Car^
déjà
toutes pareil-
les
déjà
de jour avec leurs mêmes jardinets, comment, de nuit,
dans l'épais brouillard, les distinguer l'une de l'autre, si-
non par leur numéro ? Or, placé au-dessus des portes, cha-
cun me restait invisible. je m'avançais près de l'entrée, scru-
tais la façade, m'élevait
s
sur la pointe des pieds, faisait
s
craquer une allumette. je n'apercevais qu'un numéro incomplet
ou rien du tout.
[crochet] J'errai de porte en porte avec le sentiment, comme je
l'avais éprouvé en gare
de
Saint-Lazare, de ne pouvoir sortir
jamais de cette impasse, et elle aussi se présenta à mon esprit
fatigué telle une image de ce qu'allait être ma vie
,
que ce soit
à Paris, que ce soit à Londres ou ailleurs encore.
Soudain, loin à ce qu'il me sembla, mais en fait tout
près, résonna un pas d'homme. Le danger ? Du secours ? Un dé-
trousseur de femmes seules comme on m'avait tellement dit de
m'en méfier par les nuits de brouillard. Mais aussi peut-être
un bon Samaritain ! Je lançai un appel: "Help !" Une voix
répondit: "Coming !" Presque aussitôt, éclairé par sa puis-
sante
lampe de poche—qu'on
torche électrique,
appelait ici torch
e
—
surgit un
bobby
bobby
à bonne figure rougeaude.
— Lost miss ? And a mean night
'
tis to be lost in.
Il avait, en autant que je pusse voir, une physiono-
mie ouverte et avenante. Mais instantanément c'est son lan-
gage qui me frappa le plus, ancien, pittoresque, extrêmement
littéraire, dont je devais avoir bien des fois l'occasion de
m'étonner qu'il se trouvât si souvent, en Angleterre, sur les
lèvres de gens qui pourtant ne devaient pas être grands lec-
teurs ou passionnés de littérature. D'où leur venait
e
nt
donc ces
mots rares, ces termes imagés, cet accent presque Sh
sh
akesp
earien
irien
?
J'entendis encore son "mean night" résonner dans la
X nuit brumeuse comme
dans une sorte de théâtre de rêve.
sous la voûte basse d'un théâtre imaginé.
— A mean night to
been
be in
! And all houses being practi-
cally the same,
'
tis hard indeed to find one's own. And what
would your number be, would you know that much, miss?
Oui, cela du moins je me le rappelais heureusement
—je ne l'ai même jamais oublié. C'était le 72.
Nous allions, le bobby braquant de temps à autre le
faisceau de sa lampe sur les numéros. Enfin il annonça :
—
Opere
Here
we are, miss, safe and sound at your very door !
May you have fine sleep ! And pleasant dreams as
well
!
Tel fut le premier ami que je me fis à Londres, et
souvent
,
encore, par des nuits de brume, où que je sois, j'en-
trevois au fond de mon souvenir un visage dans un halo de lu-
mière, j'entends une voix grave me souhaiter bon sommeil et
de doux rêves.
Je couvai pourtant plusieurs jours encore mon ennui,
mon dépaysement, ma peur de la grande ville et sans doute la
honte d'y céder si complètement. Puis, un soir, ce double
que j'eus toujours par bonheur, pour me chicaner, au besoin
rire de moi, me parla par-dessus l'épaule. Je m'entendis me
dire à moi-même
:
— C'est bien le comble. Tu te trouves dans une des villes
les plus excitantes du monde. A l'heure même, le rideau est
à la veille de se lever sur des centaines de spectacles, les
paroles de grands dramaturges vont déferler sur des salles
enchantées, la musique les exalter, et toi,accroupetonnée
auprès de ton feu risible, tu te prends en pitié. Il valait
bien la peine de faire tant d'efforts pour quitter une vie
au Manitoba que tu estimais trop petite.
Ce fut comme si j'avais reçu un soufflet. Je consultai
ma montre. Il n'était que sept heures et demie. J'attrapai
mon manteau. Je dégringolai à grand bruit l'escalier que par
mimétisme sans doute j'avais jusque-là descendu à pas discrets.
Je pense même avoit claqué la porte. A un arbrisseau tout juste
derrière la haie de houx, j'attachai fermement un mouchoir
blanc qui me servirait de repère au retour. Pour plus de pré-
caution, je comptai, à partir du 72 jusqu'au petit carrefour
commercial, les entrées de maison. Il y en avait vingt-huit.
D'ailleurs le brouillard me paraissait moins dense, comme sur
le point de se dissiper. Je roulai dans l'underground, heureuse
de me trouver avec mes semblables, fussent-ils les plus étran-
gers des hommes. Je dus émerger à Pe
i
cadilly Circus car je me
rappelle qu'ici les enseignes lumineuses des théâtres
,
et des
salles de cinéma, les guirlandes scintillantes, tant de lumiè-
re de partout avaient raison de la brume
que l'on
qu'on
ne
la
voyait
plus qu'en effilochures. On disait alors de Pe
i
cadilly Circus
qu'il était le coeur de l'univers, et ce devait être
vrai
,
car pen-
dant les quelques minutes où je restai saisie de surprise,
à la sortie de l'underground, je vis passer[flèche]
:
un mendiant en
haillons innommables
,
sorti tout droit de Dickens,
;
un lord
à canne à pommeau d'or et
noire
cape
flottante
doublée de
satin blanc,
;
une folle sans doute de Park Lane revêtue seu-
lement de plumes comme
quelque
un
oiseau des îles,
;
un Sikh à
l'air farouche,
;
un marin tatoué,
;
un Highlander en kilt,
;
des
a
A
rabes en turban,
;
une princesse des Indes
,
j'imagine, portant
peinte sur le front une étoile— ou était-ce un cercle?
—
t
T
ant de visages et de silhouettes disparates que, des marches
où je m'étais figée, j'avais l'impression, comme au bord
d'une caverne de songes, d'en voir
prendre vie
sans cesse
sous mes yeux. De cette ville que je devais en venir à tant
aimer, j'ai peine encore aujourd'hui à démêler des impressions
subséquentes cette vision riche, folle et somptueuse qu'elle
m'offrit ce soir-là dès en débouchant de dessous terre. A Londres
comme à Paris d'ailleurs, le plus beau spectacle pour moi fut
toujours celui de la ville elle-même, à ses terrasses, en mar-
che le long de ses boulevards, ou, telle qu'ici, tournant,
tournant, pareille à quelque inimaginable manège auquel ne man-
querait
pour ainsi dire
aucun aspect de l'invraisemblable hu-
main.
Quel
que
le
pièce ai-je vue ce soir-là ?
Midsummer Night's
Dream
? Non, car ce spectacle avec en vedette Vivien Leigh
toute jeune encore, c'est au Old Vic que j'y assistai, situé
dans un tout autre quartier de Londres.
De
The
Three Sisters
peut-être.
Ou l'
Oiseau de
P
eu
?
Ou
l'Oiseau de Feu
?
Peu importe ! Je n'ai pour ainsi dire
assisté à aucun spectacle médiocre à Londres. D'instinct,
j'allais sans doute vers le meilleur, bien conseillé
e
aussi
par Bohd
a
n qui me laissait quelque[flèche] fois un mot à la maison en
passant à la course et de temps à autre des billets qu'il
avait eus gratuitement.
Je revins de Pe
i
cadilly Circus la tête bourdonnant
e
d'images et de sons qui me masquèrent un moment que j'étais
seule avec tant de riches impressions qu'il aurait été si bon
de partager avec quelqu'un. Je retrouvai mon signet blanc
attaché à une branche dégoulinante d'eau de brouillard. Je re-
montai sans qu'une seule porte s'ouvr
î
t sur mon passage. J'aurais
pu ne pas sortir ou n'être pas revenue que personne n'en aurait
eu connaissance. Le lendemain, pendant que j'étais sur ma lancée,
je me dis que j'avais assez tergiversé
e
et m'en fut
s
ce jour
même m'inscrire au Gue
i
ldhall School of Music and Drama. Bohd
d
a
n
avait pris tous les renseignements nécessaires pour moi et me
pressait
t
d'en arriver à une décision. Il me fallait, en art
dramatique, prendre le cours au complet, depuis les leçons de
maquillage jusqu'à celles d'escrime et de danse à claquettes
en passant par l'étude à proprement parler de textes dramati-
ques, et payer comptant le premier trimestre, ce qui fit un
énorme trou dans mon petit compte en banque. Peu importe,
j'en étais à un point de ma vie où je sentais qu'il me fallait
coûte que coûte m'engager dans une direction, fût-elle la mau-
vaise, pour connaître enfin ce que je devais savoir sur moi-même.
[crochet] Où l'Ecole était située au juste, cela aussi je n'arri-
ve plus à m'en souvenir. Toujours ces trous dans ma mémoire !
Ce devait être non loin de la Tamise, car je me rappelle m'y
être retrouvée
pour ainsi^
dire
à chaque instant [flèche]
pour ainsi^
dire
de liberté, après
ou entre les cours. Je me vois les jours où je n'avais rien à
faire
,
,
arpentant sans fin les
embankments
. Je les ai parcourus
à pied plus d'une fois depuis Blackf
r
ia
r
s
,
jusqu'au Big Be
n
.
Quelquefois j'ai même poussé plus loin à l'est vers les docks
et la grande vie maritime de la Tamise qui
m'attirait
.
me fascinait.
incro-
yablement.
En vedette, j'ai été jusqu'à Greenwich et jusqu'à
l'estuaire. Je me suis atta
rdée
chée
à ce fleuve comme peu d'êtres
au monde
,
j'imagine. Je l'ai aimé au soleil, tout étincelant,
alors qu'une autre fois encore, avec des amis, poussant notre
bachot à la gaule, nous avons atteint les rives du vieux châ-
teau du Cardinal Wolseley qu'il dut céder à Henri VIII, ce
Hampton Court de si terrible mémoire, devenu dès lors, avec
ses cygnes noirs et ses pelouses touffues, le rendez-vous de
s
pique-niqueurs. Sur la Tamise croisaient sans cesse de petits
bateaux-magasins-casse-croûte qui, sur un signe, s'approchaient
et de qui nous achetions du thé ou des sandwiches, poursuivant
ensuite notre course. J'ai aimé cette Tamise de promenade,
joyeuse et bonne enfant, mais encore plus la Tamise des soirs
de brume avec les cris étouffés des mouettes, un presque im-
perceptible clapotis contre les vieilles pierres des quais
et l'appel assourdi des sirènes parvenant à peine à l'
embou-
embankment.
lement
. Bien des fois je suis restée des heures accoudée au
parapet à tâcher d'identifier à leur bruit les mystérieuses
activités enveloppées de brouillard. Ou simplement perdu
e
dans
quelque rêverie qui m'entraînait
comme
dans le bienfaisant
mouvement de l'eau invisible.
Et puis, je me cherchai une chambre plus gaie. C'est
dans les petites annonces que je trouvai.
Je m'
J'
achetais main-
tenant
un
le
journal
du soir d'un vieux Cockney qui avait son
stock sur le ciment du trottoir à la sortie de ma station de
l'
U
[flèche]
u
nderground. J'y lus un soir une description qui me parut
correspondre tout à fait à ce que je voulais. Il était question
d'une chambre ensoleillée au troisième avec un petit foyer au
charbon. C'était dans Fulham toujours et pas tellement loin
de ma triste rue Wickendon. J'y courus. Ah
,
que ce quartier
après ma rue d'ennui était vivant ! Au coeur même du vieux
Fulham, ma chambre, juchée, se trouvait au faîte d'un haut
immeuble étroit qui allait s'amenuisant depuis sa base jusqu'à
ne plus contenir que ma chambre, au troisième. L'étage du milieu
était occupé par les propriétaires, et le rez-de-chaussée tout
entier par une boutique ne prenant jour que sur la rue, un
vrai capharna
ü
m, des bicyclettes à réparer pendant à la dou-
zaine du plafond pour faire place, en bas, à des centaines
de vieux phonos et d'appareils de radio démantibulés à re-
mettre en état un jour ou l'autre. Je devais en voir rester
là plus de quatre mois, dans leur couche de poussière rarement
dérangée.
La boutique s'annonçait par une gauche inscription:
Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop
. L'immeuble
était au ras du trottoir et
,
la boutique, pour permettre à
Geoffrey Price de circuler parmi son entassement de vieille-
ries, s'y vidait en partie, chaque matin. Elle se trouvait aussi
sur le passage de l'autobus, en constituait en fait un arrêt,
si proche même que, du seuil, on s'y embarquait directement,
sans avoir à faire un pas dehors. On entendait venir un roule-
ment de tonnerre. Au tournant de la rue surgissait le double
decker presque aussi haut que l'immeuble. Le frein appliqué
brusquement lâchait un cri à vous fendre l'âme. Puis le mons-
tre était arrêté, sa porte arrière ouverte exactement sur
la
celle[s]
porte avant
de
Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop
Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop
.
Par jour de pluie, disaient les gens du quartier, on pouvait,
de cette boutique, se rendre à Earl's Court ou Kinghtsbridge
sans risque d'attraper une seule goutte d'eau.
En face, il y avait une autre boutique tout aussi com-
mode pour les usage^
r
s de l'autobus, mais à
e
n
sens inverse. C'était
celle de l'ironmonger, que j'avais appris à dénommer à Paris
le marchand des peintures, encore que je me rappelle avoir
vu chez lui surtout du charbon et des bouteilles de gros
rouge. Le troisième coin de la petite place était occupé par
le green grocer, l'équivalent du verdurier à Paris. Aux alen-
tours, il y avait encore l'apothecary, le physician affichant
ses heures de bureau, le dentiste qui avait, en guise de récla-
me,à hauteur d'homme, une énorme mâchoire articulée n'arrêtant
jamais, nuit et jour, de s'ouvrir et de se refermer comme pour
happer au vol quelque passant. A peine plus loin
,
se tenait
un marché en plein air tout résonnant tôt le matin des bruits
des charrettes à roue
r
s
de bois apportant les légumes. A côté
grouillait l'étal de morue. Les odeurs les plus délicates et
les plus déplaisantes s'entremêlaient. L'on ne pouvait pas
être cinq minutes sans entendre quelque bruit, la clochette
fine du marchand de fleurs poussant devant lui sa voiturette
pleine
s
des couleurs les plus vives, le cri du marchand de
vitres, du rétameur, du ramasseur de bouteilles. A ces cris,
modulés, chantés, scandés, l'orgue de Barbarie mêlait souvent
sa musique dolente et, parfois, à travers le tintamarre, on
croyait saisir
,
au loin
,
quelque son de cloche pieuse venu
d'une petite église enclose quelque part entre de hauts murs.
Je devais finir par la trouver un jour, cachée comme elle était
par la pierre et le lierre
,
et
aussi
découvris
r
un cimetière, le
plus tranquille du monde entre ses murs épais, avec des arbres
touffus pleins d'oiseaux— le beau nid de la mort en plein
milieu de l'agitation humaine— où j'irais souvent chercher
le silence quand il me ferait trop défaut dans ma bruyante
maison.
Ma nouvelle logeuse était à l'image du quartier, une
pétulante Galloise, tout
e
en drôleries, tours, farces et tou-
jours
aussi
à la course. Elle me montra la petite chambre que
j'aimai tout de suite, assez haute pour dominer les bruits
et donnant d'ailleurs sur l'arrière
,
étonna
m
[flèche]
mm
ent paisible avec
ses enchevêtrements de courettes qui servaient d'entrepôts
ou de débarras, aussi mortes qu'étaient trépidantes les rues
d'en face. Le foyer, minuscule
,
mais destiné à y brûler du
vrai combustible, m'enchanta. Gl[a]
a
d
d
ys m'expliqua qu'elle l'allu-
merait le matin en m'apportant le breakfast et que ce serait
ensuite à moi d'entretenir le feu si je restais à la maison.
J'aurais à acheter moi-même mon coke et un peu de petit bois
pour attiser parfois mon feu. Mais non, se reprit-elle, le
petit bois, elle me le fournirait gratuit. Pour la chambre,
le breakfast et un rien de lunch— scraps— ce serait un guinea
la semaine.
— Un guinea ! m'exclamai
s
-je, ne connaissant pas encore
l'expression.
Gl[a]
a
d
d
ys m'expliqua que cela signifiait one pound and
one schilling.
Et je la fis rire aux larmes lorsque je lui présentai
à la fin de la semaine mon chèque pour un
e
guin
é
[a]
e
.
— Mais cela n'existe pas en fait , un guinea, me dit-elle.
Aucune pièce de la monnaie anglaise n'y correspond. C'est juste
une expression.
— Mais pourquoi alors toujours parler de guinea ?
Elle haussa les épaules. J'étais prise à l'illogisme
anglais comme je l'avais été à la stricte logique française,
et il n'y avait qu'à m'y faire. Je devais d'ailleurs m'y fai-
re
à
plus vite qu'aux raisonnements sans fin des Français.
Ce premier jour où nous discutions affaire, j'avais
X fini, presque en mendiante, par demander:
— Pour tout un guinea, est-ce que vous ne me donneriez
pas, plutôt que des scraps de lunch,puisque je serai souvent
sortie à cette heure, les mêmes scraps for supper.
Elle rit à se faire entendre dans tout le quartier,
trouvant drôle mon accent, mes expressions, mon petit manteau
de lapin, mon béret
so frenchy
, et finit, tellement je lui
plaisais, par consentir "to throw
n
in for a guinea a week
supper and even a bite in the evening if you should still
be hungry, dearie.
!
" Et c'est ainsi que je me casai certainement
au meilleur prix possible dans tout Londres, à l'époque.
Une seule chose me déplaisait dans ma nouvelle vie,
et c'était mon adresse: Lily Road."I know it smacks of perdi-
tion
,
"
avait convenu ma logeuse, puis, éclatant d'un de ses
rires à faire trembler les [illis.]
v
i
i
tres,
elle
avait conclu que je l'avais
pour
pas ch
è
e
r
e
en tout cas.
[crochet] Sans aller jusqu'à penser que le nom évoquait la per-
dition, je rougissais quand je devais donner mon adresse à
haute voix, et l'évitais autant que possible, racontant: "J'ha-
bite trop loin pour inviter des gens..." Ou bien: "It's terri-
bly out of the way." Mais il fallait y passer, ce Lily Road,
malgré son nom de souffre, m'étant presque le paradis. Pour
me consoler, Gl[illis.]
a
dys en riant me faisait observer que ce serait
encore plus compromettant si j'avais pris chambre non loin
,
dans Pe[flèche] e
t
ticoat Lane.
Bohd
a
n vint m'aider à déménager. Il avait pu dénicher
dans sa rue une espèce de tombereau à brancards dans lequel
nous avons réussi à transporter en une fois tous mes effets
à grand bruit, les vieux pavés résonnant fort sous les roues
sans caoutchouc. "Heureusement, me disait Bohd
a
n, que tu res-
tes presque sur les lieux. Maintenant ce ne sera plus long que,
mon concert passé, je pourrai t'accorder plus de temps, et nous
nous rattraperons.
"
Il m'aida à ajuster mes vêtements sur les cintres de
la garde-robe. J'essayai de faire bouillir de l'eau pour le
thé, accroupi
e
auprès du foyer. Un de mes bonheurs ici
,
serait
de pouvoir faire monter
une
ma
visite, m
l
a chambre avec son divan-lit
étant aménagé
e
en sitting-room.
Bohd
a
n était à la fois un peu scandalisé et amusé de
me voir transplantée dans ce quartier
peuplé
peuple
. Il aurait cru,
me dit-il, que je me serais trouvée plus à l'aise pour écrire
dans le calme de la rue où il m'avait retenu une chambre. De-
puis que nous nous connaissions, il avait toujours prédit que
je deviendrais un écrivain connu. Pendant que je m'essayais
encore à préparer du thé, Gl
a
dys survint avec un plateau cou-
vert de sc
o
nes au beurre, de gâteaux et
de
petits pots de confitu-
res. "Dès que j'
eus
[flèche]
ai
vu ce jeune homme pousser vos affaires dans
sa brouette, me confia-t-elle plus tard, je l'ai aimé. Il
n'y en a pas un seul autre comme lui dans toute l'Angleterre,
vous pouvez en prendre ma parole et vous devriez mettre la
main sur lui alors que vous en avez la chance. Cheerio !...
"
nous dit-elle en s'esquivant.
Pendant qu'il buvait son thé, bohd
d
[o]
a
n, comme je l'ob-
servais en silence, me parut, lui si jeune encore, fatigué,
amaigri, un peu vieilli, des cernes profonds autour des yeux.
— Bohd[o]
a
n
,
lui dis-je, si tu veux aller aussi loin que
tu l'as en tête, il va falloir apprendre à te ménager.
— Irai-je bien loin ? fit-il d'un ton qui cherchait
[illis.]
à paraître léger.
Il me vint à l'esprit que j'avais toujours pressenti
en lui de l'angoisse, en dépit de son caractère si souvent
gai, comme s'il avait le sentiment que le temps lui manque-
rait.
— Je vois assez clairement, me confia-t-il, toujours
comme en riant de lui-même, un bout de chemin devant moi,
quelques années de route peut-être, puis tout s'arrête, dis-
para
î
t, tombe soudainement.
— Mais moi, je ne vois même pas un jour d'avance devant
moi et change chaque jour de cap, lui dis-je pour plaisanter
et le ramener à la bonne humeur.
— Pourtant, ton avenir à toi est certain, me corrigea-t-il,
avec un étrange sérieux. Je n'ai qu'à fermer les yeux et je
vois surgir ton nom en lettres importantes. Cependant il me
semble que ce n'est pas à l'avant d'un théâtre. Tu as bien fait
quand même de t'inscrire pour un cours d'art dramatique. Quoique,
d'après ma vision, ce n'est pas là que tu brilleras. Où donc !
Je crois voir ton nom sur la couverture d'un livre. Il s'y dé-
tache en grandes lettres.
— Un livre !
l'invoquai-je
ai-je réposté.
. Moi qui ne sait
s
même pas en-
core tourner convenablement une petite histoire!
Néanmoins, depuis les cinq ou six ans que je le connais-
sais, depuis nos toutes premières rencontres à Winnipeg, il
m'avait toujours plus ou moins tenu ce langage
d'un
de
nécromant,
et j'avais souvent ri de bon coeur de ses supposés dons.
Cette fois, il paraissait si sûr de lui-même
,
que j'en
éprouvai
s
un frisson.
— Parlons d'autre chose, dis-je, tu me fais peur avec
tes prophéties.
Ce qui m'avait le plus apeuré
é
e
toutefois
,
c'était l'in-
tense mélancolie que j'avais pu surprendre un instant dans ses
yeux gris bleu, et que je ne devais jamais
ensuite
revoir
que chez des êtres destinés à mourir jeunes.
Nous avons pourtant fini notre thé gaiement
,
Bohd
a
n
[,]
feignant de lire dans les feuilles tombées au fond de ma tasse
que j'écrirais un roman à saveur populiste, ce qui n'était pas
pour surprendre, étant donné que je me sentais si bien auprès
du petit peuple.
Retrouvant cette scène dans tous ses détails au fond
de mon souvenir, je songe enfin à me demander comment nous ne
nous sommes pas aimés d'amour, Bohd
a
n et moi. Il était droit,
la loyauté même, énergique et doux, tendre et charmant. Lui,
je ne sais ce qu'il voyait en moi, mais j'ai l'impression que
ce devait être un peu les mêmes qualités que je prisais en
lui et qui me faisaient l'admirer, lui accorder une entière
confiance, rechercher son appui, désiré
s
r
son approbation, et
l[a]
a
chérir profondément. Le lien entre nous était-il trop
honnête, trop limpide, trop clair pour mener à l'amour ?
Il y manquait peut-être en effet un défaut ou ce quel-
que chose de trouble ou d'inquiétant que contient presque
tout amour. Bohd
a
n et moi ne nous étions jamais causé l'un
à l'autre la moindre inquiétude si ce n'est au sujet de notre
santé. Nous étions faits pour n'être que des amis, ainsi que
l'on dit si injustement, car n'est-il pas singulier que l'on
place l'amour— si capricieux— au-dessus de l'amitié presque
toujours si digne.
?
La dignité, voilà peut-être au fond ce qui, tout en
préservant notre sentiment, l'empêchait de glisser à l'amour.
Mais
,
en vérité, je n'en sais pas plus long aujourd'hui
que j'en savais alors sur le sujet.
Sur le point de s'en aller, Bohd
d
a
n, ce jour-là, appu-
yé au chambranle de la porte, plus voyant que jamais, comme
s'il avait la réponse à mes questions de ce jour et[flèche][flèche]
des jours
à venir,
[illis.]
me lança
de
sur
sur
son ton habituel
d'humeur
à la fois ironique et
tendre:
— A propos, je tiens à te présenter à un jeune homme
dont j'ai fait la connaissance il y a quelques jours. Il te
plaira aussi sûr que Dieu est dans son ciel et ses créatures
sur terre. Quant à lui, dès qu'il aura jeté les yeux sur toi,
il sera à jamais ensorcelé.
— Une autre de tes prédictions[,]
!
dis-je en moquerie.
— Qui sera réalisé
e
, veux-tu en faire la gageure, en moins
de trois mois.
— Quel est le nom de ce jeune homme irrésistible ? de-
mandai-je toujours en moquerie.
A mi-chemin de l'escalier, Boh[o]
a
n me le lança—est-ce
que je me trompai ?—avec une ombre d'amertume.
Je ne saisais que le prénom: Stephen.
— Stephen qui ? demandai-je.
Bohd
a
n n'entendit pas ma question ou je n'entendis
pas sa réponse. En tout cas, je n'en appris pas plus long
ce jour-là sur ce jeune homme au sujet duquel Boh[o]
a
n avait
réussi à piquer ma curiosité.
VII
Ma nouvelle vie commença parsemée ça et là de cours
au long de la semaine. Je m'y livrai
cette fois
avec courage et persis-
tance
cette fois
[flèche] , mais sans enthousiasme jamais. Je me forçais.
Les meilleurs moments étaient encore mes jours libres, alors
que je m'échappais
,
pour partir à l'aventure sur l'impériale
des autobus. Je fus prise d'une vraie passion pour ces voya-
ges à travers Londres d'ouest en est,
de
du
nord
en
au
sud, qui
duraient quelquefois trois ou quatre heures sans me coûter
jamais plus d'un schilling. Invariablement je montais le pe-
tit escalier tournant, m'installais, si elle était libre, dans
la première rangée en avant d'où je dominerais le spectacle
qui allait s'offrir à ma vue. Le contrôleur montait, souvent
me trouvais à peu près seule là-haut, demandai
t
: "Where to
m'am
ma'm
ma'm
?" Presque toujours je répondais: "Au bout." Souvent
d'ailleurs, je reviendrais par le même autobus
,
n'en descen-
dant même pas. Aussitôt installée là-haut et en route, il me
semble que je devenais heureuse. J'ai ainsi appris Londres
de part en part, comme j'apprendrais plus tard Montréal en le
parcourant par tramway à l'époque où j'y arrivai en 1939. Au
fond, sauf la City et certains "coeurs" de la ville comme
Charing Cross, Trafalgar s
S
quare,Chelsea, et peut-être Soho,
Londres n'était qu'une succession de bo
u
roughs, espèces de pe-
tites villes
,
toutes avec leur High s
S
treet, agglutin
ées
ées
en
?
un interminable déroulement. Je prenais plaisir à voir re-
commencer l'une après l'autre ces petites villes d'allure pai-
sible avec leurs maisons attachées l'une à l'autre par rues
entières, leur marché aux fleurs, leur éternel tea-shop et la
vision, ne changeant jamais
,
elle, de chimney-pots à l'infini.
Ces petites cheminées en formes de pots de fleurs, la ville
devait en contenir un nombre effarant, puisque bien souvent
,
on en comptait une dizaine sur chaque toit
,
autant qu'il y a-
vait à l'intérieur de ces petits foyers comme j'en avais un
dans ma chambre. Quelle étrange ville, chacun y vivant isolé
auprès de son propre petit feu maigre plutôt qu'assemblé
avec d'autre
s
s
autour d'un bon gros poêle.
Parfois
l
l
L
a brique
des maisons était^
souvent
ternie, sans plus de couleur
,
sous la suie
qui retombait sur elles de toutes ces cheminées et des
ré
u
sines
proches. Parfois j'aboutissais à un miraculeux square de brique
rose entourant un petit parc enclos de haie vive ou de murs
bas, à l'usage des seuls habitants des belles maisons relui-
santes d'alentour qui avaient la clé pour en ouvrir la barriè-
re. A l'intérieur, on pouvait voir une nurse en voile flottant
sur les épaules passer en poussant un landau, ou un vieillard
aller à pas lents appuyé sur sa canne. Il n'y avait pas de
promenades qui ne me découvraient quelque chose de neuf. Parfois
,
je descendais, explorais longuement quelque quartier très loin
d'où j'habitais, me trouvant si à l'aise que j'avais envie
d'y rester. Souvent je faisais le trajet aller-retour d'une
traite, toujours étonné
e
qu'en revenant il parût si différent
qu'à
[flèche]
de
l'aller. Il m'arrivait, comme du haut d'un chariot, de
noter presque sans arrêt tout ce qui s'offrait en bas à la fois
de fascinant et de triste comme dans toutes les grandes villes.
Il m'arrivait aussi, bercée par le mouvement, de perdre tout
contact avec la réalité présente et de partir en des rêves qui
étaient presque toujours heureux du moment que ce bercement
comme une sorte de roulis
en mer
marin
[flèche] accompagnait mes pensées.
comme une sorte de roulis
en mer
marin
Evidemment, j'allais à mes cours et accomplissais
d'héro
ï
ques efforts pour en retirer aussi quelque profit. Cette
partie de ma vie, les cours au Guildhall, sur
l'énonciation
[flèche]
la diction
par exemple
,
où un professeur s'appliqua une fois pendant près
de trois
-
quarts d'heure à me faire prononcer "little" comme
il se doit, m'enseignant la manière de placer ma langue pour
y arriver et qui, de désespoir, me demanda: "Mais où donc
avez-vous appris l'anglais?..." à quoi j'avais répondu dis-
traitement
,
à bout de fatigue: " Là où j'aurais dû apprendre
plutôt le français" ; les leçons de maquillage où j'appris
à me déguiser en Sioux ou
en
Nippone pour le bien que cela me
f
î
i
t jamais; les séances d'escrime, la lecture de textes de
grands dramaturges anglais; tout de cette vie que je vécus
alors entre les murs de l'Ecole me paraît aujourd'hui avoir
été un rêve, et seuls les rêves eux-mêmes poursuivis au bord
de la Tamise, sur les embankments, sur l'imp
é
riale des grands
autobus et même dans la cabane que possédait Gladys en face
de Hampton Court où j'allais en week-end—en sorte que c'était
de cette rive des pauvres, ayant la plus belle vue sur le châ-
teau, qu'on en profitait le mieux— seuls ces rêves restent la
part vraie et durable de l'existence que je menai pendant ces
trois ou quatre mois.
Des scènes de la vie que je vécus alors émergent pourtant
avec une netteté saisissante. J'assistais ce jour-là avec une
trentaine d'élèves à un cours de Miss Rorke que nous appelions
le dragon. Elle n'arrêtait pas de nous invectiver, nous trai-
tant de
snails
,
à cause de notre lenteur, je suppose, ou de
momies
, ou de pauvres spectres incapables de se faire entendre.
Elle n'était pas la seule à nous lancer ainsi l'injure. Beau-
coup d'autres professeurs usaient de la même tactique abomi-
nable. Pourquoi agir ainsi avec des élèves déjà tout tremblants
de peur ? Il paraît, on me l'a dit par la suite, que, pareils
aux picadors nous aiguillon
n
ant au vif
,
ils obtenaient de nous
une réaction pleine de douleur et de feu.
Miss Rorke passait pour être un imbattable professeur
des classiques anglais. Nulle n'enseignait mieux qu'elle
Shakespeare et surtout Bernard Shaw qu'elle avait beaucoup
joué dans sa jeunesse et dont l'humour redoutable avait cer-
tainement déteint sur son caractère.
Elle nous rappelait à coeur de jour[flèche]
:
"vous qui aspirez
à monter sur la scène, à envoûter des salles, à voir votre
nom en lettres lumineuses à l'enseigne des théâtres, vous ne
savez rien faire: ni marcher, ni vous asseoir, ni même tendre
la main convenablement, encore moins réciter, bien entendu
."
Elle disait vrai. Je m'étais aperçu, à voir évoluer
les autres, qu'ils ne savaient en effet ni marcher
,
ni s'asseoir
,
ni se comporter sur la scène d'une façon qui eût paru naturelle.
J'apprenais que tout devait être recréé sur la scène pour y
avoir l'air vrai, et que rien, ne serait-ce que de se moucher,
ne devait se faire là-haut tel qu'on l'accomplissait dans la
vie. Jusqu'ici je n'avais pas encore été moi-même la cible
de ses attaques. Tout à coup, ce jour-là, je m'entendis com-
mand
ée
[flèche]
er
:
— Vous, là, venez nous lire un passage.
Nous en étions au
Marchand de Venise
.
— ... Tiens, le plaidoyer de Portia devant le juge.
Il n'était plus question de me sauver comme de chez
Dullin. Je montai les marches menant au podium. Je trouvai le
passage en question. Je commençai à lire d'une voix qui m'a
semblé venir d'un autre monde, faible, lointaine et fragile,
en laquelle je ne me reconnaissais nullement. Une autre que
moi lisait, agissait, pendant que moi-même, d'infiniment loin,
avec une certaine pitié pour celle qui s'était laissée prendre
regardait
s
faire. Puis ma voix se raffermit et revint à mes
propres oreilles comme les autres peut-être la recueillaient.
Je l'entends encore, je l'entendrai sans doute toujours, bien
que je ne me souvienne pas des mots eux-mêmes que je prononçais.
La vie me les a ôtés, comme dirait Ruteb[flèche]
o
euf, elle nous prend
tout
au fond
avec l'âge, sinon le souvenir d'avoir été jeune,
hardi et téméraire.
Puis tout se mêla et se confondit. Je ne fus plus une
qui lisait, une autre qui regardait. J'avais échappé et aux
autres et à moi-même. La timidité et ma détresse m'avaient
refluée au loin de ma vie. J'avais réintégré
e
mon enfance.
J'étais toujours en classe à l'Académie Saint-Joseph. L'inspec-
teur nous épiait. Soeur Agathe m'avait suppliée: "Lève-toi et
sauve la classe." Et je faisais de mon mieux,au milieu d'un
cours, était-ce au Guildhall,
?
était-ce à Saint-Boniface,
?
pour
sauver encore Dieu sait quoi ! Ma voix petit à petit prenait
une certaine assurance. Un silence complet m'entourait. Sous
la gaieté que l'on me reconnaissait au Guildhall, est-ce que
ne transperçait pas aujourd'hui enfin le vieux fond de tristes-
se qui toujours m'avait habitée ? Est-ce que ne m'avait pas
rejointe ma vieille misère de la rue Deschambault qui, éton-
na
m
[flèche]
mm
ent
,
par les mots de Shakespeare, trouvai
t
ent
à s'exhaler ?
Peut-être aussi le profond silence de la classe était-il
l'expression d'un étonnement sans borne. Qui donc à Londres
avait jamais entendu, entendrait jamais encore Shakespeare
récité d'une façon si singulière
,
qu'elle révélait peut-être,
à la fin, le vieux maître comme il ne l'avait jamais été aux
yeux des siens.
Quand j'eus terminé ma tirade, le silence dura encore
un bon moment. Puis Miss Rorke
,
un peu bourrue, concéda:
— Dommage que vous ayez un accent si barbare car par
moments j'ai eu l'impression que quelque chose prenait vie.
But, child, I could hardly make out a single work of your
stupendous accent.
A l'écart, elle me dit: "Si vous voulez venir chez
moi, le soir, je vous aiderai en particulier, sans qu'il
vous en coûte un penny, bien entendu."
J'y allai deux ou trois fois, je crois, et,
à part
après
?
m'avoir fait enfiler en vitesse, sans reprendre souffle
,
une
suite effrayante de which, whichever, witches, whence, where,
wherever, either, neither, however, beneath, whole, whatever,...
elle me gava de sucreries, bonbons, sca
o
nes, hot-tea, biscuits
et crumpets. Chez elle, le dragon n'était qu'une petite vieille
aimable, enfoncée dans un fauteuil victorien, ses peids menus
posés sur le pouf au ras de sa jupe sombre, et qui, entre deux
bouchées, me faisait reprendre which, witch,
wither, whisht,
whim, whichever... Ou bien: throne, throw, thorough, through...
que je suis toujours incapable de prononcer correctement après
toute cette peine qu'elle et tant d'autres se donnèrent à mon
endroit.
Je m'étais aussi inscrite au cours d'art dramatique
en français chez madame Gachet qui, elle, me faisait répéter,
un crayon entre les dents, pour me délier la langue: "Je veux
et je l'exige." Autre dragon,elle n'arrêtait pas de me repro-
cher "comme à tous vos compatriotes
,
de parler de la face et
non de la gorge ".
Avec elle—comble de l'ironie !— j'étudiais, en tra-
duction française, le
Sainte Jeanne
de Bernard Shaw, ressor-
tant bien plus du domaine de Miss Rorke
,
mais que madame Gachet
prétendait proche de moi qui en aurait
s
eu, selon elle, les
traits, le visage, l'allure. J'ai longtemps su par coeur les
plus brillantes répliques de Jeanne à l'Inquisiteur, puis un
matin, les cherchant dans ma mémoire, je n'ai plus rien trou-
vé. La sainte Jeanne de madame Gachet se rapprochait
dans
de
l'interprétation qu'en avait donnée Ludmilla Pito
ë
ff, en
traits délicats de petit
e
s saint
e
s de vitrail. Venu à Paris
pour la
p
P
[flèche]
p
remière, Bernard Shaw aurait été tellement enragé
de cette interprétation qu'il n'aurait, au long d'un d
î
ner
offert
à
[flèche]
en
son honneur, adressé un^
seul
mot à madame Pitoeff assise
tout à côté de lui
à ses côtés
. De même, il fut si mécontent au festival
—
de Malvern, auquel j'assistai
_
de l'interprétation—toujours
en sainte de vitrail— d'Elizabeth Bergner qu'à l'entracte
il partit comme un fou marcher dans le dédale du jardin au
milieu duquel se trouve situé le délicieux petit théâtre d'été.
Moi-même,
é
E
tant venue à Malvern pour la journée, je me trouvai
en ce moment engagée dans le labyrinthe entre des haies très
hautes et, à plusieurs reprises, alors que les caprices du
dédale nous rapprochaient, j'avais entendu des bougonnements
et des bouts de phrase qui m'arrivaient par-dessus le feuilla-
ge. A un tournant, brusquement, je me trouvai face à face
,
avec un vieil homme à barbe blanche, qui me lança un regard
furieux puis continua son chemin tortueux en bougonnant de plus
belle. Je restai sur place, saisie d'une surprise immense.
"Mais c'est Bernard Shaw, me dis-je, que je viens de croiser.
!
Et, de plus, en colère, comme presque toujours.
!
" Je voudrais
continuer les anecdotes, l'une appelant l'autre, mais le der-
viche sait de mieux en mieux qu'il n'a pas le temps de
tout
recueillir[crochet]
tout
ce qui lui revient du passé s'il veut voir le bout
de sa tâche. Ce que je voudrais ajouter
,
c'est que la seule Jeanne
tirée de sa pièce
,
que Bernard Shaw approuvât jamais était
celle qu'avait campée
Dame
Sybil Thorndike puis, plus tard,
Miss Rorke: une robuste, saine fille de campagne, toute réa-
liste, raisonnable et raisonneuse, la première sainte protes-
tante chez les
C
[flèche]
c
atholiques
,
comme il l'avait lui-même définie.
Chez madame Gachet, j'étudiais aussi, ce qui avait plus
de sens, Racine, jusqu'au jour où elle me lança le livre par
la tête en déclarant que je ne comprenais rien de rien à ce
genre—ce qui était la vérité même.
Madame Gachet avait eu comme élèves des acteurs déjà
alors
prestigieux
tels que Vivien Leigh et Charles Laughton.
Ils venaient d'ailleurs encore assez souvent travailler leur
rôle avec elle, qui ne manquait pas d'en informer ses élèves
ordinaires. Quand elle était dans ses bonnes, nous avions
même
droit à des potins et croustillantes histoires sur les
grands du théâtre et du cinéma, qu'elle connaissait, il faut
en convenir, sous un jour révélateur et souvent impitoyable.
Quelle bonne volonté m'apparaît aujourd'hui avoir mal-
gré tout été la mienne en ce temps de ma vie.
!
Quand l'air de-
vint plus doux, même après que je m'eus fait lancer Racine par
la tête, il m'arrivait d'aller réciter à voix haute de ses
vers dans le seul endroit où j'étais sûre de ne déranger per-
sonne et de ne pas faire rire de moi. C'était dans le petit
cimetière de Fulham plein d'arbres touffus et de tombes an-
ciennes entre des murs épais, et là, clamant mes vers, j'avais
parfois conscience de troubler un si long et sacré repos que
je m'imterrompais pour lire plutôt, au hasard
,
des épitaphes.
Elles étaient de caractère plaintif et doux. Les recevant
en plein Racine comme un écho d'humbles existences anglaises
depuis longtemps oubliées, j'éprouvais tout à coup le sentiment
que ma vie était mille fois plus surprenante encore que celles
que j'étudiais dans les livres. Pendant quelques moments, elle
me fascinait au-delà de toute énigme.
Ainsi
je
vivais
-je
à Londres pendant ces mois-là, livrée
à l'ennui et à la tristesse, m'obligeant à des efforts qui
paraissaient
ne
devoir me mener nulle part, puis, soudain, la
jeunesse, le côté gai de ma nature reprenaient le dessus,
et voilà que j'étais projetée en pleine drôlerie, riant et
faisant rire autour de moi comme au temps des tournées au
Manitoba, comme je ferais rire plus tard au long de mon pas-
sage en Provence.
Après être descendue de la scène, ce jour où j'avais
lu la grande tirade de Port[illis.]
ia
, alors que j'étais encore trem-
blante et que les élèves autour de moi me jetaient des regards
singuliers, un grand et beau jeune homme s'était approché de
moi et m'avait applaudie.
— Laissez-les penser ce qu'ils veulent, et même rire,
si ça leur chante, c'est vous qui en ce moment commandez toute
l'attention.
Na
ï
vement j'avais pris pour un compliment cette phrase
qui en était peut-être un d'ailleurs.
Au bout d'un moment de conversation, il m'avait propo-
sé:
— H[illis.]
o
w
about a cup of tea ?
Vers les onze heures, le matin, et vers le milieu de
m'après-midi, presque tout le monde du Guildhall lâchait danse,
escrime et déclamation pour se réunir à de petites tables de
quatre au restaurant de l'Ecole
et
y boire d'innombrables tasses de
thé.
Bientôt ma classe y fut presque en entier, répartie
en petits groupes, et je m'aperçus que la plupart fixaient
,
le beau grand Gallois et moi, assis en amis un peu à l'écart,
avec une expression à laquelle je pus à peine croire tellement
elle disait pour moi de considération nouvelle et même d'envie.
M'ayant dit son nom et qu'il était Gallois, aujourd'hui
il ne me reste, pour me le rappeler à la mémoire, que cette
appellation. Il m'avait sans doute appris, alors que nous
buvions notre thé, qu'il avait étudié au Guildhall et que,
faisant carrière à Londres, il revenait de temps à autre
s
à
ses vieux maîtres"for a refreshing course
»
.
"
Attiré
[flèche]
Incité
aujourd'hui
par il ne savait quel motif à entrer en passant dans la classe
d'interprétation dramatique, il m'avait vue, entendue, et
s'était senti sur-le-champ subjugué par cette singulière pe-
tite personne aux yeux comme tout empli
s
d'une intense vision
nouvelle du théâtre anglais.
Ce que moi je ne savais pas encore de lui, c'est qu'il
était une des très belles voix de paryton de l'Angleterre, avait
chanté maintes fois à Covent Garden, et se trouvait engagé sur
la voie royale du succès. Pas une des jeunes filles présentes
ne m'aurait volontiers arraché les yeux à me voir aujourd'hui
recherchée par lui qui en avait sans doute déjà recherché
plus d'une parmi elles. Je devais apprendre assez vite que j'é-
tais loin d'être la première au profit de laquelle il ourdis-
sait de si belles phrases.
Sans plus perdre de temps, il sortit son calepin d'adresses
et me demanda la mienne. En bon seigneur, il m'apprit qu'il
me ferait signe un de ces jours pour m'amener à quelqu'une de
ces soirées musicales qui se donnaient dans les plus grands
salons de Londres. Cela compléterait ma formation artistique
en plus de me fournir un champ d'observation unique.
Moi, hélas, plutôt que d'
avancer
avouer
que j'habitais Lily
Road, je fis la capricieuse, l'incertaine, disant: "Je suis
sur le point de déménager... Je ne sais vraiment pas où j'irai...
o
ù
je serai demain..." Puis embêtée de savoir comment me tirer
de ce pas, je ramassai mes livres, lui tendis la main, le re-
merciai pour son thé et partis presque à la course.
Quand je racontai cette scène à Gladys, elle me trai-
ta d'innocente et de folle, disant que ce beau grand Gallois
était très connu à Londres, que l'on entendait souvent sa
superbe voix
au
[flèche][flèche]
à la
à la
BBC, que d'ailleurs tous les Gallois étaient
gens doués musicalement et des plus attirants. Ce serait donc
bien fait pour moi si je ne le rattrapais jamais.
C'était compter sans la ténacité de notre Gallois. Il
eut peu de peine
au fond
à obtenir mon adresse et même mon
numéro de téléphone du régisseur de l'Ecole. Deux ou trois jours
plus tard, je descendis de l'autobus droit
e
comme toujours
dans l'échoppe et presque dans les bras de Gladys qui m'at-
tendait en proie à la plus vive excitation. Mon Gallois avait
téléphoné. Il avait laissé un message. Il était bien celui
qu'elle pensait qu'il était
!
[flèche]
:
une célébrité ! Elle avait noté
le numéro. Il me fallait rappeler au plus tôt du bureau de
Geoffrey.
Ce qu'elle appelait le bureau de Geoffrey était un
ancien pupitre à cylindre logé dans un coin de l'échoppe en
t
encombré d'écrous, de vis, de boulons, de bouts de tuyau et
d'une masse ancienne qui maintenait en place la pile de fac-
tures non acquittées. Le mal étant fait
,
de laisser savoir
où j'habitais, je rappelai le beau Gallois.
— Pourquoi ne vouliez-vous pas me donner votre adresse ?
me demanda-t-il.
— Parce que je n'avais pas envie que l'on sache que j'ha-
bite Lily Road.
J'entendis un rire énorme, qui semblait ne
jamais
devoir
cesser, franc, sonore, roulant à couvrir le grondement de la
rue.
— Petite folle ! me dit-il. Savez-vous d'où je viens ?
Du fond d'une mine de charbon. Mon père est encore travailleur
sous terre.J'y ai moi-même travaillé jusqu'à l'âge de seize
ans. Venez-vous avec moi ce soir à l'Ambassade d'Autriche ?
Tenez-vous bien, l'Ambassadeur, ce n'est pas une blague,
s'appelle le baron de Frankenstein.
Je fis signe que oui sans songer qu'il ne pouvait me
voir, mais il dut interpréter correctement mon silence, car
il me signifia:
— Je passe vous prendre à huit heures tapantes.
On avait trouvé un coin pour ma malle garde-robe sur
un bout de palier à côté de ma prtoe de chambre. J'en sortis
ma robe longue en taffeta
s
rouge clair, à laquelle Gladys tint
absolument à donner un coup de fer. Je mis les souliers assortis.
Gladys me remonta les cheveux en un tas de bouclette
s
sur le
haut de la tête, ce qui me fit ressembler à un Reynolds dont
elle avait une reproduction dans son sitting-room. J'avais,
pour compléter ma toilette de grand soir, d
d
es gants blanc
s
et une sorte de petite cape en velours noir. Prête longtemps
d'avance, je vins attendre mon Prince, assise, au milieu de
l'échoppe, sur une chaise à laquelle Geoffrey s'était hâté
de donner un coup de torchon. Revêtu comme toujours, au tra-
vail, d'une longue blouse grise qui lui donnait l'air d'un
prisonnier, il s'était lui-même assis auprès de la porte gran-
de ouverte, incapable de se mettre au travail dans une pareil-
le atmosphère de surexcitation.
Comment s'était répandue la nouvelle, je ne le sais
trop, mais tout le coin de rue était au courant que "that
nice little French lady at Gladys
'
is going out to night with
the ringing Welsh voice on
e
hears over the wireless..." Mais
la sortie, dans l'imagination de nos voisins, était devenue
un bal
,
peut-être à Buckingham Palace, savait-on ! et prenait
de minute en minute de si grandioses proportions qu'il n'y
en avait pas un qui ne fût sur le pas de sa porte à guetter
l'apparition du Prince. Ils devaient s'attendre à le voir
arriver en ca
r
[flèche]
rr
osse. Tout au moins en quelque resplendissante
voiture conduite par un chauffeur. J'étais devenue leur conte
de fée, la Cendrillon si chère au coeur du peuple qui va avoir
accès par elle aux splendeurs.
L'heure approchait. Les gens, sur leur seuil, consul-
taient la grosse horloge au-dessus de Smith's Watch Repair.
A huit heures précises s'annonça dans un bruit de ton-
nerre, comme toujours, l'autobus venant de Knightsbridge.
Les vitres trembl
aient
èrent
. Le géant s'arrêta pile, sa porte ouver-
te devant la porte accueillante de Geoffrey Price's Bicycle
and Radio Repair Shop. Mon Gallois en descendit droit dans
l'échoppe pour se
re
trouver
,
parmi les bicyclettes pendues au
plafond, en habit du soir, le plastron immaculé, le haut de
forme un peu incliné sur le front, ayant à la main une canne
à pommeau d'or
,
et traînant, retenue au cou par une agraf[flèches]
f
e
et rejetée nonchalamment en arrière des épaules, une immense
et superbe cape de velours noir qui d'un coup ramassa toute la
poussière du plancher.
Le conducteur, intrigué par le personnage qu'il avait
,
vu
du coin de l'oeil
,
vu
quitter l'autobus, abaissa la vitre,
sortit la tête pour le suivre du regard jusque dans la bouti-
que,s'attarda. Mon grand Gallois me tendit la main, me tira de
ma petite chaise à fond de paille
droit
et m'entraîna
vers le marchepied
de l'autobus. Le conducteur donna du gaz, et nous voilà repar-
tis par le même autobus qui nous avait amené le Prince.
L'ironmonger, la marchande de fleurs, le mareyeur,
l'apothecary, le green grocer,
tous déçus,
yeux ronds, ébahis,
nous regardaient partir comme les plus simples des mortels et
n'en revenaient pas
de leur déception
,
ne
n'en
sont peut-être jamais revenus
.
de
leur
leur
[illis.]
[illis.]
atroce
intense déception.
que j'ai été dans leur make-believe.
Je me faisais, vers ce même temps, d'autres amis qui
devaient m'être plus chers que le beau grand Gallois entré de
si spectaculaire façon dans me vie, pour en sortir sans doute
aussi vite, car, passé la soirée chez Frankenstein, j'ai beau
fouill
é
[flèche]
er
ma mémoire, je ne trouve plus trace de lui.
Je m'attachai alors beaucoup à une gentille jeune fille
à qui ses parents payaient le cours en art dramatique au Guildhall,
n'ayant jamais eux-mêmes de toute leur vie mis le pied au théâ-
tre. Elle m'avait invitée chez elle, dans le South End, par-delà
la Tamise, dans un lointain quartier de la ville— où, curieu-
sement, ne m'avaient pas encore conduite mes randonnées en
autobus— pour prendre le d
î
ner un dimanche, en compagnie de
sa famille, et sans doute comme dans toutes les maisons de
Londres
,
à cette même heure, nous avons mangé de la côte de
boeuf et du yorkshire pudding.
Phyllis et moi sommes allées voir ensemble d'innom-
brables pièces de théâtre. Nous prenions des places bon mar-
ché dans ce que Phyllis appelait "the gods", correspondant
au poulailler à Paris, c'est-à-dire parmi les plus haut perché
s
[flèche]
es
Dans certains théâtres il nous arriva d'être tellement en sur-
plomb sur la scène que nous ne voyions plus des acteurs que
leur crâne, chauve souvent, évoluant loin en bas. Nous avions
peu de chance de leur voir jamais le visage
"
à moins, m'expli-
quait Phyllis,
"
qu'ils ne se mettent à jouer subitement "for
the gods", comme l'avait fait un soir le grand Irving, d'illus-
tre mémoire, qui, se rappelant sans doute sa jeunesse pauvre,
ne s'entretint plus, tête renversée, regard au plafond, qu'avec
les miséreux penchés de là-haut vers lui.
Quant à moi, il me semble que ce ne fut jamais qu'au
moment des applaudissements que je vis se lever vers nous
des regards peut-être d'ailleurs un peu quémandeurs.
Les places à vil prix— à un schilling
, je pense
— ne pou-
vaient évidemment être retenues, et elles étaient en grande
demande. Nous devions donc arriver une bonne heure à l'avan-
ce, et déjà bien souvent une
queue
file d'attente
s'était formée aux abords
du théâtre. Nous y prenions place, et en un rien de temps elle
s'allongeait jusqu'à se perdre dans quelque petite rue adja-
cente. J'en ai vu s'enrouler, selon le caprice des gens ou la
commodité des lieux,
autour
du théâtre
en une espèce de lasso
qui
en
faisait deux fois le tour
du théâtre
. Les deux rangs qui paraissaient
,
l'un s'en aller, l'autre revenir, en se retrouvant, parfois
très proches l'un de l'autre, conversaient entre eux. Quelque-
fois survenait un loueur de pliants. On pouvait s'en procurer
un pour six pence, s'y asseoir très confortablement en rang de
deux le long des murs. Ou bien
,
l'on épinglait sur le pliant
son nom écrit sur un bout de papier et l'on pouvait sans risque
de se faire voler sa place s'en aller tranquillement manger
une bouchée dans un casse-croûte avoisinant ou simplement se
promener.
Pour ma part, j'aimais rester à ma place avec les gens
serrés ensemble comme pour former une famille amie au milieu
du trottoir. Pleuvait-il,
et
des parapluies s'ouvraient assez
grand pour abriter un voisin dépourvu. Souvent, après en avoir
demandé l'autorisation du regard ou alors qu'elle m'était
déjà offerte, je me glissais sous un parapluie à côté de moi
et presque inévitablement, j'engageais une conversation
avec
avec l'obligeant voisin. Des gens lisaient tranquillement sous
leur parapluie qu'ils tenaient d'une main, tournant des pages
de l'autre. Des femmes tricotaient de longues écharpes qui
pendaient
par
[flèche]
jusqu'à
terre, et nous les avertissions: "Votre belle
écharpe traîne dans la poussière." Quand les soirées étaient
douces et sans pluie, ce qui arriva assez souvent au cours
de l'hiver, des artistes de rue survenaient. Ils exécutaient
à notre profit
pour nous
leur
s
pas de danse, chantaient avec de vieilles
voix brisées, dessinaient à la craie quelques scènes sur le
ciment, puis ils passaient le chapeau. Nous leur donnions
un penny pour leur peine.
Phyllis apportait presque toujours à manger pour deux,
des brioches et des petits pains beurrés qu'elle partageait
scrupuleusement avec moi. Il m'est resté de certaines de ces
heures d'attente à la porte des théâtres, surtout quand la nuit
se faisait amicale
,
de
s
s
souvenir
s
d'un enchantement qui éclipsait
même le spectacle dont il était le prologue. Le peuple de Lon-
dres s'y révélait le plus gentil, le plus délicat,
[flèche]
?
le plus
bon
copain qu'on puisse désirer. Je me dis encore parfois que la
meilleure pièce du répertoire londonien était celle qui se
jouait sur le trottoir, offrant le spectacle d'une humanité
parvenue à tout partager, son sandwich avec qui paraissait
affamé, un pan de son manteau
,
quand le vent fraîchissait,
à
avec
l'imprudent d'à côté qui frissonnait, une colonne de son jour-
nal
à
[flèche]
avec
qui n'avait pas de lecture— que de fois j'ai lu par-dessus
l'épaule d'un voisin qui m'y avait autorisé d'un sourire amusé.
Ces soirées qui émeuvent encore mon souvenir, j'en ai
passé
es
plusieurs en compagnie de Phyllis, quelques-unes dans
la seule compagnie d'amis inconnus, quelques-unes avec Bohdan.
Son concert
,
qui
avait eu lieu
,
qui
avait été salué comme un
triomphe. On l'avait longuement applaudi au Royal Albert Hall.
Lui, d'apparence calme et réservée, s'était ce soir-là décha[flèche]
î
-
né, sorte de Paganini donnant enfin libre cours à son âme pas-
sionnée. Je n'en revenais pas de l'être frémissant que j'avais
ce soir-là
aperçu
, et je comprenais pourquoi nous ne pouvions
nous aimer d'amour ardent, lui déjà tout entier possédé par
la musique
,
et moi tendue vers quelque exigence passionnée aussi,
même si je
ne
la discernais pas encore.
Depuis le concert, sollicité de partout, réclamé pour
jouer à Londres et en tournée, anxieux de se montrer à la hau-
teur, travaillant plus que jamais, il s'amenuisait, son regard
me paraissait fiévreux, s'arrêtant souvent sur une vision qui
devait lui être insoutenable car il murmurait alors, comme
toujours
,
mi-sérieux, mi-ironique:
— The gods do not wait. They do not wait.
Un jour au bord de l'angoisse, j'étais, le lendemain,
portée vers la gaieté. C'est par ce côté de ma nature que je
m'étais tellement attaché
e
Phyllis, que je devais m'attacher
beaucoup d'êtres au cours des années. Phyllis, toute seule,
n'aurait pas trouvé de quoi rire dans les multiples petites
aventures cocasses que pouvait saisir le regard en une jour-
née à Londres, mais m'entendant en rire elle regardait et se
prenait elle aussi tout à coup à en voir le côté comique. Elle
m'avait une gratitude infinie de le lui révéler
presque
chaque
fois que nous sortions ensemble.
Assez souvent, le spectacle auquel nous désirions assis-
ter nous entraînait dans quelque quartier difficile d'accès
pour
y chercher, par des rues à peine éclairées, des petites salles
de théâtre quasi introuvables. Ce fut le cas pour
Mourning
b
B
ecomes Electra
qui se donnait dans le Wesminster
,
logé, à ce
que je crois me rappeler, au fond d'une courte rue peu fréquen-
tée
,
débouchant sur une impasse au bout de laquelle battait
faiblement la Tamise. La pièce étant très longue, la représen-
tation se faisait en deux tranches; la première, commençant
très
tôt,
à
7.30
sept heures trente
, était suivie d'un
long
entracte d'une demi[flèche]
-
heure
permettant aux gens d'aller prendre une bouchée; puis la pièce
reprenait vers les
10.30
dix heures trente
pour ne se terminer qu'aux environs de
minuit.
Depuis l'entracte, le brouillard déjà menaçant
,
s'était
totalement refermé sur les abords déserts du petit théâtre.
Quand nous en sortîmes,
—
une mince foule d'une cinquantaine de
personnes peut-être,
—
il n'y avait pas à distinguer à deux pas
de nous, et c'est tout juste si nous nous apercevions l'un
l'autre dans l'épaisse soupe aux pois que transperçait à pei-
ne la lumière du réverbère planté sur la petite place devant le
théâtre. D'instinct, les quelque
s
cinquante personnes, nous
nous tenions ensemble pour avancer pas à pas et coude à coude.
Peu familière avec ce quartier, aucune ne connaissait apparem-
ment la direction à prendre pour aboutir à l'
U
u
nderground le
plus proche. Comment se fit-il que ce fut moi qui pr
î
i
t la tête
du groupe, allant d'une pas sûr vers un bruit que je croyais
entendre devant moi et qui n'était apparemment que l'écho
des pas derrière moi, projeté par le brouillard ? Mais comment
se fit-il surtout que la troupe entière
m'emboitâ
[t]
[illis.]
m'emboîta
le pas,
ces Londoniens
aguerris
habitués
aux traîtrises du brouillard me suivant
comme un seul homme ? Bientôt, je crus entendre, pas tout à
fait étouffé sous celui des pas de ma suite, un autre bruit
—en avant, en arrière ? impossible de conclure— qui avait quel-
que chose d'inquiétant. Soudain, avec tout ce monde derrière
moi, je me trouvai devant une haute grille donnant sur une cour-
te pente raide descendant droit à la Tamise. Nous étions par-
venus à un de ces petits embarcadères où, à marée basse, accos-
tent les vedettes qui sillonnent l
e
fleuve. La barrière eût-elle
été laissée ouverte par l'oubli du gardien que nous aurions
bien pu
t
[flèche]
n
ous
[crochet]
tous nous
enfiler en riant dans l'eau sombre, sans même avoir
[eu]
eu
le temps de comprendre ce qui nous arrivait.
C'est alors seulement
d'ailleurs, qu'en
que,
me retournant,
je distinguai, à quelque faible lueur de l'eau, la petite foule
trop confiante
m'ayant
qui m'avait
suivi
e
jusque-là aveuglément, c'est le
cas de le dire.
Le fou rire me prit, qui gagna Phyllis, qui gagna tout
le monde quand Phyllis, de sa jolie voix entraînée
,
e
û
u
t appris
aux gens dans le noir
,
qu'ils s'étaient laissé avoir par une
petite
jeune
Canadienne mettant pour la première fois de sa vie les
pieds dans ce quartier. Au lieu de m'en vouloir, ils cherchè-
rent à se rapprocher pour m'entourer, me reconnaître et me sou-
haiter mille bonnes choses à venir. Puis un vieux Londonien prit
la tête. En faisant la chaîne, main dans la main, en une sorte
de farandole de fantômes gais,
nous le suiv
ions
ions
[flèche]
îmes
hors du plus
épais du brouillard vers les lumières de la station de l'
U
u
n-
derground.
Cher Londres,
e
t
chère Is
s
l[e]
e
!
que
je les ai aimés
je les aimai à
cette
époque de ma vie et en ce temps de la leur. Plus tard, lors
d'autres voyages, je ne trouverais pas en entier le charme
débonnaire, cette promptitude à rire de soi dont j'avais le
souvenir, peut-être parce que je m'étais moi-même trop assa-
gie, peut-être parce que ce peuple
étrange,
anglais
,
qui cache une telle
émotivité, un tel besoin d'aimer
,
sous sa placide apparence
,
avait lui-même, avec les dures épreuves de la guerre, perdu
un peu de sa douce folie.
Le temps malgré tout avait passé vite, je persévérais
dans la ligne que je m'étais tracée, même si j'annonçais sou-
vent que j'allais tout envoyer promener. Un jour
,
j'étais récon-
ciliée avec le monde, le lendemain, reparaissaient me vieille
détresse et le sentiment que je perdais ma vie, et le temps
filait et l'hiver s'achevait quoiqu'il n'y parût pas. Depuis
trois mois que j'étais à Londres, avais-je vraiment vu le
ciel, la Tamise, les quais[flèche]
autrement
qu'en aperçus brefs et fugitifs?
m
M
ais peut-être était-ce justement ce qui les rendait inoubli-
ables.
Ce matin-là, en me rendant à l'Ecole, j'avais vu au-des-
sus de ma tête, à la faveur d'une
fugace
éclaircie, les bran-
ches
nues
encore
du vieux tilleul sous lequel je passais presque
chaque jour.
J'en jurerais, n'aurais-eu
N'ayant eu
pour me guider que le
bruit un peu sec de ses branches,[crochet]
je jurerais que
mon vieil ami tilleul était
toujours nu[crochet]
ce matin-là
dans le vent encore un peu frisquet
.
de ce matin-là.
]?
Au milieu de la matinée, pendant que j'étais à mes
cours, l'air s'était brusquement réchauffé. Le soleil s'était
montré, il avait même brillé clairement pendant quelques heures.
Quand je sortis, prenant seule
,
mon chemin vers l'under-
ground, il faisait nuit.
Il
Ce
devait être
vers
le 15, peut-être
le 16 février.
Je n'ai pas à l'esprit
Je ne suis plus sûre de
la date exacte. Par ail-
leurs, le temps ne m'a rien dérobé de la délicate surprise
qui me saisit le coeur lorsque, tout à coup, en passant sous
mon tilleul, j'entendis le doux bruit inusité qu'il émettait.
Je ralentis le pas, levai le regard et crus rêver. Mon vieux
tilleul était couvert de feuilles. Oh, bien petites encore,
à peine entrouvertes, tout juste venues au monde, mais c'étaient
bien elles qui, toutes frêles qu'elles étaient, frémissaient
dans la nuit tiède, s'essayant à consoler le coeur. Un ravis-
sement me gagna qui ne me semble pas avoir eu d'égal à la nais-
sance d'aucun autre printemps
dans
de
ma vie. Sans doute c'était
sa soudaineté qui m'avait tellement impressionnée. A peine
quelques heures auparavant, le vieil arbre au bord du trottoir
était comme mort. Et voici qu'à la lueur d'un réverbère proche,
je pus capter le luisant de ses jeunes feuilles qui se retour-
naient vers ce peu de lumière. La joie qui m'inonda était elle-mê-
me une naissance, mon propre retour à la vie, et c'est en la
recueillant que je sus à quel point j'avais été, à bien des
égards, comme morte.
Dans les années à venir, alors que j'en serais à écrire
La Montagne secrète
, cette joie
de
[flèche]
du
printemps à Londres me se-
rait un jour rendue et c'est elle qui me guiderait pour tra-
duire l'ineffable bonheur de Pierre Cadorai lorsque, au ter-
me d'un hiver en forêt, il entendrait, un soir, se détachant
de la branche longtemps engourdie, une première goutte d'eau
libre tomber sur le sol encore gelé en un tintement
n'en
qui n'en
fini
ssant
rait
plus de résonner dans la nuit silencieuse.
Pour l'instant, cependant, ma joie, sans âme à qui
la dire, me fut pour ainsi dire lourde. J'ai souvent trouvé
la peine impossible à porter seule, mais la joie peut-être
davantage. Tout de même, me suis-je dit au bout d'un moment,
il y a Gladys, et je courus à la maison. L'on y entrait, soit
par la boutique où Geoffrey, dans un éternel sarreau gris fer,
travaillait tard, ou par une petite porte de côté, au pied
de l'escalier qui menait à l'étage du propriétaire, la cui-
sine donnant sur le palier. D'en bas, entendant Gladys remuer
des casseroles, je lui criai:
— It is spring ! It is spring !
Elle vint en haut de l'escalier, les mains couvertes
de pâte, en tablier de ménagère.
— So it is ! So it is ! And we are having a fine steak
and kidney pie for that thrown
-
in
-
supper !
Aussitôt redevenue sérieuse elle me dit d'approcher
et en chuchotements m'apprit que c'était demain la fête de
Geoffrey, qu'elle avait l'habitude de lui envoyer par la pos-
te une carte de souhaits qu'il aimait recevoir le matin de son
anniversaire en même temps que le journal, tout cela déposé
en compagnie d'une jonquille sur le plateau du breakfast.
Elle me demanda, puisqu'il faisait beau, si je ne ressortirais
pas pour déposer la carte déjà adressée
, à
dans
la boîte aux lettres
du coin.
Je lui répondis que je le ferais sûrement, si elle
y tenait, mais pourquoi y tenir ! Ne serait-il pas plus
simple, le lendemain matin, de mettre la carte sur le plateau
avec la jonquille ? Pourquoi lui faire faire le tour d
es
du
quartier
s
par la poste ?
— Parce que... parce que... dit-elle, fortement agacée,
car Gladys, de bon caractère d'habitude, s'irritait parfois
pour un rien, parce que, finit-elle par lâcher à contrecoeur,
Geoffrey aime ça ainsi. Demandez-moi pas pourquoi ! La moitié
de sa joie lui est ravie si sa carte ne lui arrive pas portant
l'estampille de Fulham Post Office.
— Je veux bien aller la poster, dis-je, mais j'avoue
trouver étrange que des gens vivant dans la même maison et
sur un pied d'amitié s'envoient des mots par la poste.
— L'enveloppe est timbrée, dit-elle pour couper court.
Tout ce que je vous demande, c'est de la jeter en passant
dans une boîte aux lettres. ll y en a une à deux coins de rue.
d
'ici.
Même dans ce Fulham de ciment, de pierre et de fenêtres
à barreaux, sans beaucoup d'autres arbres que ceux du cimetiè-
re, le doux printemps se frayait un chemin. Il se manifestait
par des signes presque imperceptibles qui me maintenaient dans
un état de bien-être incroyable, comme si la vie était neuve,
ardente, pleine et toute gonflée d'espoir. De quelques arbres
le long de mon chemin s'échappait ce tendre et caressant mur-
mure que m'avait fait entendre le tilleul. J'étais si grisée
par cette nuit de printemps que j'aurais pu marcher indéfini-
ment. Je dus passer deux ou trois boîtes aux lettres avant de
m'aviser que je n'étais plus loin de la Poste de Fulham, et que,
dans l'intérêt de la carte de Gladys, pour être bien sûre qu'elle
serait livrée à la première heure le lendemain matin, mieux
valait sans doute aller la déposer au bureau chef.
Ensuite, ne pouvant encore me résigner à rentrer par
cette si douce nuit, je fis un long détour par le cimetière
puis au long d'une rue qui contenait quelques jardinets déjà
en fleurs. Je mis bien une grande heure à revenir à la maison.
Toujours dans les dispositions les plus heureuses, le
coeur chantant, j'ouvris la petite porte de côté, criai à Gladys
que j'entendais chantonner:
— 'Tis done !
Elle apparut en haut de l'escalier, l'air heureux.
Toutes deux, abaissant ensemble le regard vers le bas de l'es-
calier,[flèche]
nous
avons alors aperçu sous la fente de la porte, au milieu
du paillasson, la carte de souhaits que je venais de poster.
Je me penchai, l'examinai. Elle était pourtant dûment estam-
pillée.
Etait-ce
[flèche]
Venait-elle d'être déposée par
le facteur que
je venais
j'avais
tout juste
de
crois
er
é
comme j'arrivais? Je ne comprenais rien.
— Je vous avais dit de la mettre à la poste, me gronda
Gladys. Pourquoi l'avoir rapportée vous-même ?
— Maisje viens de la mettre à la poste. Pour être sûre
qu'elle arriverait à temps, j'ai même été la déposer à la grande
Poste.
— Il ne fallait pas, gémit Gladys. Ils ont un service
ultra
-
rapide à la grande Poste. Et vous avez dû arriver juste à
temps pour qu'elle reparte à l'instant même. Quel contretemps !
Elle était inconsolable. La fête de Geoffrey était gâ-
tée, son bonheur fichu par ma faute, ou plutôt par celle de la
redoutable efficacité de la poste de Sa Majesté.
Parfois, quand je suis trois à quatre jours à attendre
une lettre postée dans le quartier voisin du mien, à Québec,
ou que l'unique livraison
quotidienne
de courrier
par jour
est suspendue
à cause d'une "journée d'étude", d'une grève perlée, ou parce
que la route est glacée ou qu'il a neigé... je me prends à
rêver de cette foudroyante poste de Fulham qui nous avait,
Gladys et moi,
si bien
à jamais
confondues.
VIII
Est-ce ce printemps magique qui fit naître en ma vie
l'amour ?
J'incline à le croire,
Il se peut.
^
[illis.]
c
C
ar
,
si la brusque éclosion
de[crochet]
la
vie par cette nuit de février m'avait enivrée au-delà des
mots, elle m'avait aussi révélé à quel point j'étais seule à
Londres. Qelques amis, oui, mais de passage et pour un instant
seulement. Aucun , sauf peut-être Bohd[o]
a
n, sur qui je pouvais
compter véritablement aux jours durs. Ainsi, la joie si vive
de cette nuit de février s'était retournée contre moi et m'a-
vait démontré la tristesse d'être à l'étranger, sans personne
à aimer ou qui m'aimait. J'avais tout remis en cause une fois
encore, ma présence à Londres, ce que j'y faisais, pourquoi,
à quoi me mèneraient des études d'art dramatique. Tout ce que
j'avais entrepris me parut de nouveau vain, futile
et
à côté
de ce que je devrais entreprendre. L'ennui s'en mêla, persis-
tant, corrosif, m'empêchant de prendre
l'
intérêt à ce que
je tentais pour y échapper. Quand on s'ennuie, il est vrai que
tout nous ennuie. Je cessai à peu près d'aller au théâtre, de
me promener en autobus, même de lire. En vérité, je pense que
j'étais tombée dans cet état d'attente qu'il m'est arrivé main-
tes fois dans ma vie de subir et où je ne fais plus rien d'autre
justement que d'attendre de l'inconnu qu'il vienne m'en déli-
vrer.
C'est dans ce dispositions d'esprit que je partis ce
jour-là à la rencontre, si l'on veut, de mon destin. Malgré
tout, je n'avais pas cessé, une fois par semaine
,
ou à peu
près, de me rendre
,
rue
Cadagar
Cadogan
, dans South Kensington, chez
Lady Frances Ryder, cette généreuse femme qui mettait son appar-
tement de Londres, tous les jours, à l'heure du thé, à la dis-
position des étudiants, colorés ou non, provenant de tous les
coins de l'Empire. Bohd
a
n m'y avait amenée et présenté
e
à Lady
Frances Ryder. Les formalités accomplies, je pouvais maintenant
revenir autant que je le voudrais.
Un thé abondant nous était servi qui pour un grand nombre
d'étudiants était de loin le meilleur repas de la semaine. Ils
se gavaient de crumpets saturés de beurre, de tartelettes re-
couvertes de crème du Devon, de petits fourrés au fromage.
Dans ces salons spacieux régnait une bonne chaleur entretenue
par le chauffage central, luxe dont la plupart d'entre nous
avions dû apprendre à nous passer. A peine débarrassés des gros
chandails que nous portions presque tout l'hiver, nous évo-
luions plus à l'aise, l'esprit en même temps que le corps
,
dégagé et prêt
s
à d'amicales conversations.
Lady Frances elle-même présidait ces réunions ou délé-
guait des dames pour nous y accueillir. Elles avaient toujours
pour les distribuer parmi nous des billets de théâtre, de ballet,
de concert, obtenus gratuitement d'impres[flèche]
s
ario ou de proprié-
taires de salles en faisant vibrer leur sentiment d'allégean-
ce à l'Empire. Elles avaient aussi souvent, pour l'un ou l'au-
tre, une invitation à dîner chez quelque grand médecin de Harley
Street, un week-end chez un châtelain en Irlande, une semaine
dans quelque château du Shropshire ou du Monmoutshire. Cet
empire à la veille de s'écrouler était encore si fraternellemtn
imprégné de son grad rêve d'unité qu'il suffisait d'être étudiants
venus de l'Afrique du Sud, de la Nouvelle-Zélande, du Canada,
de l'Australie, pour voir s'ouvrir toutes grandes, à notre in-
tention, les portes des nobles demeures comme
aussi
de
s
simples
cottages.
J'étais la seule Canadienne française à faire partie
du groupe que l'on appelait
,
,
je crois, l'
Oversea British Empire
Students
. En cette qualité, j'avais droit, je ne sais pourquoi,
à des égards extraordinaires. Lady Frances avait maintes fois
insisté pour me faire accepter des invitations très recherchées,
dans le pays de Galles, dans les Midlands, ailleurs encore.
Une timidité folle me saisissait à l'idée d'affronter la vie
des seigneurs anglais, et je reculais toujours. J'allais pour-
tant finir par accepter l'invitation pour un séjour d'une se-
maine dans le Monmoutshire, près des merveilleuses ruines de
la vieille abbaye cistercienne chantée par Wordsworth. C'est
peut-être le désir de les voir qui e
û
u
t raison de ma réticence
et me décida à venir chez Lady Curre où je vécus chasse à cour-
r
re,
se,
dîners d'apparat, rencontre de personnalités célèbres, une
aventure auprès de laquelle mes rêves de nuit les plus fantas-
tiques ne sont que de pâles figures.
Pour l'instant, je n'en étais qu'à des sentiments de
camaraderie envers quelques-uns des garçons que je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait, entre autres, un Australien
géant, coeur d'or, prêt à tout donner tout le temps, mais à
l'effroyable accent cockney et qui terminait toutes ses phra-
ses par "You see?" alors que, ne comprenant rien à ce qu'il di-
sait, on ne voyait justement rien. Un autre de mes prétendants
,
de ce monde, si l'on veut, était Néo-Zélandais, tout le contrai-
re de l'Australien, un grand jeune homme réservé, poli, parlant
un anglais impeccable et qui s'appliquait tellement
à faire britannique
, avec son
chapeau melon, son trench coat, son parapluie roulé fin-fin-fin,
à faire britannique
[flèche] que tous nous trouvions qu'il en remettait.
Il occupait un poste important à l'Amirauté. Sa mère étant
venue de Nouvelle-Zélande pour lui rendre visite, il m'invita
à les accompagner tous deux dans un voyage d'une dizaine de jours
qui me fit connaître le
sol
sud
de l'Angleterre, le splendide Devon
au sol rouge, les Cornouailles avec leurs vieux châteaux de
schistes et leurs délicieux petits ports de pêche, le Dorset,
les landes, la New-Forest, le Gloucerster
eher
shi[re]
re
, et enfin partout
de si merveilleux petits villages qu'il me semble parfois ne
les avoir vus
qu'en rêve
que recrées
recrées
tellement ils émergeaient parfaits
des silences de la verdure, avec leur vieux pont à arche, leurs
toits fleuris de roses et une douceur de vivre qui n'avait
alors
sans doute d'égal nulle part au monde. David m'invitait
ainsi
aussi
quelquefois à diner dans des restaurants huppés où je me
sentais mal à l'aise. De plus il paraissait tout le temps occu-
pé à m'examiner, à m'évaluer, à se demander peut-être à mon su-
jet si je ferais l'affaire, et quand sa mère vint, elle plus
encore que lui parut me peser en toutes choses. J'en suis venu
e
avec le temps à me demander si, à
l
sa
a manière bizarre et froide,
David ne me courtisait pas pour le bon motif comme on dit et
s'il ne m'aurait pas un beau jour
,
solennellement proposé le
mariage, sa mère m'aurait-elle déclarée "suitable". Mais appa-
remment ce ne fut pas le cas, elle repartit pour la Nouvelle-
Zélande, David espaça ses invitations, m'envoya des roses,
garda le silence
,
et tout est bien qui finit bien. Toutefois je
devais le revoir encore assez souvent, plus tard.
C'était Lady Wells,
souvent
agissant
comme hôtesse à
la place de Lady Frances, qui m'avait présenté David, mais qui,
un mois plus tard, nous ayant vu
s
à deux reprises partir ensemble,
m'avait mise en garde: "Ne vous attachez pas trop à ce garçon.
Il est bien distingué, mais,
sans
sous
son
service
vernis
, pas tellement
intéressant. Attendez, j'aurai sûrement un jour quelqu'un
de mieux que lui à vous faire connaître.
»
Or comme j'entrais ce jour-là dans le grand salon bour-
donnant, voici que Lady Wells vint à ma rencontre, les mains
tendues:
— Dear, j'ai à vous présenter quelqu'un de tout à fait
spécial. Venez.
Elle continuait à parler
que
mais
je ne l'entendais plus.
Mon regard s'était porté vers une petite
table à quatre
[flèche]
?
vers
le
table au
milieu du salon. Parmi une centaine de visages, je n'en
voyais déjà plus qu'un
,
ou
,
plutôt, que le feu sombre d'un
regard qui m'appelait irrésistiblement. Et peut-être que mon
propre regard, sans que je le sache, appelait aussi ce jeune
homme inconnu, car ses yeux, dès que nos regards se furent
rencontrés, ne se détachèrent pas des miens.
Je traversai le salon, la main dans celle de Lady Wells,
et je n'étais que prìère insensée: Pourvu que ce soit lui
qu'elle entende me présenter !
A la petite table où il prenait le thé en compagnie
de quelques autres jeunes gens, il se leva à notre approche.
Lady Wells dit simplement:
— Stephen, voici Gabrielle dont je vous ai parlé... et
sans doute autre chose que je ne recueillis pas.
Il serra la main que je lui tendais et le feu de ses
yeux sombres s'aviva. Nous avons pris place à cinq, autour de
la table, Stephen ayant tiré une autre chaise pour moi. Les autres
se remirent à causer entre eux. Nous deux ne disions rien.Nous
continuions à nous appeler du regard comme si nous n'en reve-
nions pas de la surprise infinie de nous être retrouvé
s
l'un l'au-
tre, après un si long chemin à travers le monde
[,]
et à travers la
vie.
Je ne me souviens de rien de l'heure qui suivit
,
sinon
que bientôt
,
à peu près tout
s
autour de nous nous regardaient
avec étonnement nous regarder sans fin et toujours avec ce
même appel des yeux.
Nous sommes partis ensemble en accord silencieux sans
nous être consultés autrement, il me semble, que d'un coup d'oeil.
Au dehors, nous avons promené sur tout le même regard
étonné
,
comme si nous nous attendions à trouver autour de nous,
qui étions changés, un monde qui serait aussi devenu autre.
Stephen entrelaça ses doigts aux miens, et j'eus la
curieuse sensation que nos mains aux doigts emmêlés n'en fai-
saient qu'une. Nous avons marché, sans savoir où nous allions,
en balançant au rythme de la marche nos mains liées.
Il ne me posait aucune de ces questions que l'on pose
d'ordinaire aux gens qui nous intéressent d
e
t dont on vient
tout juste de faire la connaissance: d'où je venais, ce que
je faisais à Londres, qui j'étais, rien de tout cela. Et moi
non plus
je
ne l'interrogeait
s
pas sur sa vie. En fait, je fus
longue à apprendre, par bribes, qu'il poursuivait des études
en science politique à l'Université de Londres, que, né au
Canada, d'origine ukrainienne, il était toujours citoyen [C]
[c]
ana-
dien, quoique séjournat
n
t
depuis des années à New-York, après
des études à Columbia. Une grande part de sa vie allait long-
temps me demeurer totalement cachée, avant que je
ne
songe à m'en
étonner, et alors il serait bien tard pour revenir
en
arrière
et reprendre autrement le début de nos relations.
Pour l'instant, nos doigts entrelacés, nous n'étions
qu'à l'enivrement d'être l'un à côté de l'autre. Rien ne nous
importait que de nous être retrouvés. Je pense que nous en
tremblions— de peur, d'angoisse, de joie ? le saurai-je jamais.
Je sentais au bout de mes doigts qui tremblaient les siens
trembler aussi.
Comme nous avions, dans notre promenade inconsciente,
couvert beaucoup de chemin déjà, il finit par me demander:
— Où habitez-vous, chère ? Il faudra pourtant que je
me résigne à vous ramener chez vous, quoique cela soit la
dernière chose au monde que je désire.
— Dans Fulham. Lily Road.
=
— Tiens ! fit-il. J'habite non loin et j'ai un ami très
cher qui habite aussi ce quartier, Bohdan Hub
ic
ki.
Ainsi c'était lui que Bohdan avait tant désiré me faire
connaître ! Pourtant, il y avait quelques jours, les yeux assom-
bris, il m'avait confié au sujet de Stephen: "C'est un curieux
garçon, d'une fascination qui m'in[u]
q
uiète un peu, car
,
,
s'il
fascine, on dirait que
c'est pour
détourner l'attention [flèche]
du fait
faire oublier
qu'il cache à peu près tout de sa vie.
En vérité, je ne sais
que penser de lui. Il est peut-être malgré tout un être d'une
qualité rare et cependant !... Cependant !...
En me souvenant des propos de Bohdan si clairvoyant,
je me sentis atteinte d'un malaise singulier. Je retirai mes
doigts d'entre ceux de Stephen. Je crois avoir tenté de me mon-
trer un peu distante, mais ce fut comme si je luttais contre
vents et marée
s
. Il entrelaça de nouveau ses doigts aux miens.
Et ce simple entrelancement de nos doigts fit naître en moi des
ondes qui tout à tour me brisaient et me ravissaient.
Il me proposa, bas à l'oreille:
— M'accompagne
z
rez
-vous demain entendre
Boris
Godounov
?
Goudo
u
nov
?
Il fredonna d'une voix belle et juste quelques mesures
du grand a
A
ir du d
D
estin chanté par
Boris.
le moine Pimêne.
J'allais accepter tout de suite. Je ne voulais que cela,
mais je parvins à me ressaisir. De quoi aurais-je l'air, que
penserait-il de moi, si je sautais sur sa première invitation?
— Demain... je ne sais pas...
— Alors
,
après-demain ? ...
— Après-demain, peut-être...oui...
Et déjà je regrettais amèrement d'avoir repoussé l'invi-
tation à si loin, prête à me reprendre, Stephen aurait-il
le moindrement insisté, mais il demeura silencieux, comme
attristé lui aussi à la perspective que nous attendrions plus
d'une journée pour nous revoir.
Après bien des détours, nous avons finalement atteint
une station de l'underground
[.]
Le train se mit en marche. Je voyais défiler le nom des
stations en gros caractères sur les murs souterrains, peu à
peu s'éclairant au fur et à mesure que nous approchions de l'arrêt.
Et presque à chacune, comme quelqu'un en transe, je fixais
l'annonce publicitaire de la Guiness représentant deux énormes
verres de bière posés côte à côte. Dans leur mousse, à chacun,
était dessiné un visage
,
l'un à mine grave, l'autre à mine ré-
jouie. La légende au bas de l'un disait: "Sometimes I sits and
thinks..." Au bas de l'autre: "Sometimes I only sits..." Je
voyais des gens à l'air sérieux, long parapluie effilé à la
main, serviette sous le bras, sortir, entrer. Je me demandais
qui étaient les vrais vivants, de ces gens à l'allure pressée
et importante, ou de Stephen et moi, dans notre flottante
î
le
détachée de laquelle
d'où
c'était la vie des autres qui apparaissait
abominablement fixée dans la grisaille.
Devant la petite porte de côté qui donnait sur l'escalier
montant à l'appartement de Gladys, puis, au-delà, à ma chambre,
Stephen entra dans une sorte de contemplation.
— C'est donc ici que vous vivez. Au fond, dela ne m'é-
tonne aucunement. Je ne pourrais vous imaginer ailleurs.
Il regarda les murs sans couleur, la rue sans beauté,
avec une sorte d'amour qui les rendit chers à mes yeux.
Il ne chercha pas à m'embrasser ni même à porter à ses
lèvres mes doigts qu'[o]
i
l gardait toujours entre les siens. Je
ne savais pas alors, je ne sais pas encore aujourd'hui, s'il
s'en est abstenu par un raffinement de l'expérience qui conna
î
t
que c'est à ses préludes que l'amour est inoubliable, ou parce
qu'il se sentait déjà comblé et transporté. Je pense que ce
f
û
u
t plutôt ce qui se passait, car, soudain, il posa sa tête
sur mon épaule
,
en silence, dans un geste d'abandon qui semblait
me demander refuge. Et moi qui toute ma vie avait tant cherché
refuge, je fus si bouleversée qu'un être en f
û
t à chercher le
sien en moi que j'aurais pu en pleurer comme à la découverte
que la terre entière aspire à se reposer sur une tendre épaule.
J'avais grande envie de caresser la tête aux cheveux d'un brun
à reflet doré abandonnée tout près de mon visage, et je ne
l'osais pas. J'osais à peine
même
respirer. Enfin Stephen se
releva, me jeta en toute hâte: "Adieu ! A demain !..." et il
avait tourné le coin de la rue.
Le lendemain, rentrant précipitamment d'une course que
je n'avais pu différer, je m'i[illis.]
n
formai, dès le bas de l'escalier:
— Est-ce qu'on a téléphoné pour moi ?
L'espoir m'était venu, Stephen à peine parti, qu'il
allait appeler pour me demander si je n'étais pas devenue libre
pour ce soir
-
même. Et
,
dans l'histoire que je m'inventais
,
je
répondais que oui, et lui accourait, et nous partions aussitôt,
les doigts entrelacés comme la veille, les oreilles encore
bourdonnantes des moindres paroles prononcées entre nous.
Mais il n'appela
pas
ni ce jour ni le lendemain. Alors
je me mis à avoir peur. J'eus peut que Stephen ne fût qu'une
invention de mon esprit, qu'il n'ex[si]
is
tât pas dans la réalité. Je
l'aurais rêvé
;
,
c'est tout, et jamais le rêve ne me le rendrait.
Ou bien je me mis à avoir peur qu'il se jouât de moi et n'eût
même pas l'intention de
le
me
revoir.
A huit heures, j'entendis d'en haut la sonnerie de la
porte de côté. J'étais toute prête depuis des heures au cas,
me disais-je, où il reparaîtrait dans ma vie. Je fus en bas
dans
en
cinq secondes. J'ouvris. Il se tenait là, exactement comme il
avait été l'avant-veille, au moment de me [u]
q
uitter, sauf que ses
yeux sombres en me voyant apparaître s'emplir
ent
d'une brillante
lumière caressante:
— Ainsi, vous n'êtes pas un rêve, Dieu merci ! J'en ai eu
une peur horrible, si vous saviez comme j'ai eu peur que vous
ne soyez
après tout
qu'
une
fiction
création
de mon
imagination.
?
Il entrelaça ses doigts aux miens. Nous sommes partis
à la course. Nous avons vu défiler, aux stations de l'under-
ground, les annonces de la Guiness... "Sometimes I sits and
thinks... Sometimes I only sits..." Et comment se fait-il que
je les revois
e
encore si clairement, alors que tant d'autres
détails de mes sorties avec Stephen se sont effacés à jamais?
C'est peut-être parce que Stephen, les trouvant drôles, me
l[es]
es
l'
avait lue
[s]
à haute voix pour que nous nous en amusions en-
semble.
Au long de l'opéra, il garda entre ses doigts les miens
qu'il ne cessait de porter à ses lèvres, déposant sur le bout
de chacun un léger baiser. Je ne savais guère où j'étais. Je
pense que ce dut être à S[u]
a
dler's Wells, mais en suis-je abso-
lument certaine ? En unisson avec
le moine Pimêne
Warlam
, Stephen se
prit à fredonner à mon oreille quelques mesures du chant de Kazan
?
—
les
symboles
cymbales
[flèche]
—les cordes, les cuivres, les bois, le chanteur se déchaînaient
claquaient, le gong martelait la fuite du temps
—
et je ne distinguais pas, de la voix sur la scène, celle de
Stephen,et ce n'est plus qu'elle que j'entends parfois dans
mon souvenir. L'opéra était donné en russe, et c'est dans
cette langue qu'il en fredonnait les paroles.
— Vous connaissez donc le russe aussi ? lui ai-je demandé.
— Un peu de plusieurs langues de l'Europe orientale
s
,
me répondit-il brièvement, comme s'il ne voulait pas être
entraîné
e
plus loin dans le sujet.
Au retour, il me pria, au bas de l'escalier:
— Ne restons plus jamais deux jours sans nous revoir.
Deux jours.
!
Cela peut être une éternité. Promettez-moi que
nous nous verrons tous les jours.
Je ne demandais moi-même que cela. J'apercevais
déjà
à peine
vers quel degré de soumission et de dépendance me con-
duisait mon sentiment pour ce jeune homme que je connaissais
si peu. J'en eus pourtant l'intuition ce soir-là et tentai
de me reprendre, de remettre au moins à un peu plus tard no-
tre prochain rendez-vous. Mais Stephen venait de me po
r
oposer
une sorte qui déjà m'enchantait. Il s'agissait de nous rendre
à ce vieux pub des docks, tout à l'autre bout de Londre,
s
, en
plein quartier populaire, le
Prospect of Whitby
que les
dandies
et le excentriques de Park Lane avaient mis à la mode depuis
qu'ils y allaient boire de la bière en fût, accoudés au bar,
avec des ouvriers en casquettes et de pittoresques clochards.
Le spectacle, me disait Stephen, en valait vraiment la peine,
rien ne peignant sans doute mieux une certaine couche de la so[o]ié-
té anglaise que ses efforts
d'en
de s'encanailler
[flèche] pour paraître sympathique au
peuple et à sa misère.
L'
U
u
nderground m'était presque toujours un tapis magi-
que, mais ne le fut jamais autant que ce soir-là où nous avons
débouché en plein port de Londres, presque à l'estuaire de
la Tamise, et avons atteint, par de sombres rues aux silhouettes
inquiétantes, le vieux petit pub sur pilotis surplombant les
eaux grises du fleuve que l'on entendait battre contre sa ba-
se. Le pub était rempli d'âcre fumée de pipe, de relent
s
de
bière, de rires hystériques et de jurons cockneys. Si je me tour-
nais d'un côté, j'aurais pu me croire dans un tableau de Hogarth
avec ses trognes populaires;
si je regardais ailleurs, j'aurais
de l'autre, on aurait dit
pu me croire assistant à
une scène [flèche]
où,
à l'inverse de Pygmalion
,
où
c'était la haute société, casquette sur l'oreille, mégot
aux lèvres, qui jouait à prendre l'allure des bas-fonds. Cette
soirée avec Stephen, je m'en souviens parfaitement. Folle comme
certains de nos rêves, elle s'accordait sans doute très bien
avec l'état
de rêve
d'envoûtement
dans lequel j'étais alors presque toujours
plongée.
Par ailleurs, j'ai retenu très peu d'une visite que nous
avons faite
au
à la
National Gallery. C'est d'une autre visite,
au cours de mon deuxième séjour en Angleterre, alors que j'y
étais venue seule, que je garde des souvenirs durables, parti-
culièrement, pourquoi donc? du portrait
d'Arnolf[e]
i
ni et sa femme
que je ne cesse de revoir presque à chaque jour de ma vie.
Pour l'instant, auprès de Stephen, je voyais mal les
chefs-d'oeuvre. Nous étions toujours la main dans la main, un
courant électrique ne cessait de passer entre nous, Stephen
me
chuchotait des tendresses à l'oreille, et finalement je n'en-
tendais, je ne saisissais
que le tumulte
dans mes oreilles
de l'émotion.
Maintenant, à la porte de côté, dans la rue paisible,
nous nous attardions. Nos lèvres s'unissaient. Nous avions de
plus en plus de peine à nous arracher l'un à l'autre. Parfois
c'était lui qui me retenait, souvent moi qui ne pouvait
s
souf-
frir de le voir partir.
Avons-nous été heureux alors ? Je ne pense pas. Notre
amour était trop fiévreux, agité et possessif pour nous laisser
en repos, et quand il n'a pas d'îles où se poser pour des ins-
tants de calme, l'amour en vient vite à l'épuisement. Mon sen-
timent pour Stephen annihilait en moi presque tout pouvoir de
réflexion. Il me donnait l'impression de vivre intensément,
mais, en fait, il me soustrayait à presque tout de ce qui n'é
tait pas sous sa domination. Je n'entrevoyais plus le monde qui
nous entourait qu'en brèves éclaircies. De plus en plus il
m'apparaissait lointain, étrange, insaisissable, alors que c'é-
tait nous, enclos dans notre passion, qui étions soustraits
au reste du monde et comme seuls à jamais. Plus tard, quand je
fus à même d'analyser quelque peu ce qui nous était arrivé,
j'ai pensé que nous avions
été
, Stephen et moi,
été
comme c
c
es papillons,
ces phalènes, ces mille créatures de l'air que des ruses de la
nau
t
ure, une odeur, des ondes, mènent à leur rencontre sans
qu'elles y soient pour rien. Et je me demande si la foudroyante
attirance que nous avons subie, de tous les malentendus, de
tous les pièges de la vie
,
n'est pas
lieu
l'un
des plus cruels. A
cause de lui, après que j'en fus sortie, j'ai gardé
,
pour long-
temps, peut-être pour toujours, de l'effroi envers ce que l'on
appelle l'amour.
Près de la petite porte de côté, nous n'arrivions plus
à désunir nos mains, nos lèvres. La tempête déchaînée en nous
nous faisait nous retenir l'un à l'autre comme deux êtres
en
beau mais lourd
danger d'être
,
en fait
,
emportés par une véritable tourmente.
Un soir, sans doute mal enclenchée, la porte à laquelle
je m'appuyais céda dans mon dos. Elle s'ouvrit d'elle-même.
Stephen m'interrogea du regard. Nous avons commencé à monter
les marches sans nous détacher l'un de l'autre. Au premier
palier, nous sommes restés longtemps immobiles, tête contre
tête, abîmés dans un silencieux égarement au-delà, j'imagine,
de toute pensée. Nous avons gravi les dernières marches en nous
soutenant mutuellement comme si l'un sans l'autre nous n'eus-
sions pu encore nous tenir debout.
A la vue de ma petite chambre, Stephen s'attendrit.
— Une petite chambre toute pleine des rêves de la jeu-
nesse, me dit-il pensivement.
C'était vrai non seulement de cette chambre mais de toutes
celles, je pense bien, que j'avais occupées seule depuis quel-
ques années et qu'avait d
û
imprégner le grand rêve qui hante
le coeur humain: Que sera l'amour ? Me sera-t-il bon ? Me
sera-t-il néfaste ?
C'est alors seulement que Stephen comprit qu'il allait
être mon premier compagnon d'amour. Il en devint songeur, peut-
être quelque peu effrayé. Me tenant doucement serrée contre
sa poitrine, il me disait bas à l'oreille qu'il ne faudrait pas
lui en vouloir s'il me décevait quelque peu, que l'amour rare-
m
ment apportait autant qu'il donnait à espérer.
Puis, m'éloignant un peu de lui, il me considéra avec
une grave expression d'étonnement et de tendresse.
— Comment se fait-il, cher coeur, que tu m'as attendu ?
Sûrement tu as été aimée bien des fois déjà et tu as dû aimer.
Qu'est-ce qui t'a fait m'attendre, moi?
Nous nous sommes assis au bout de mon divan-lit, nos
doigts entrelacés, et nous avons regardé, chacun
,
devant soi,
dans sa vie, mais sans rien voir de ce que l'autre, à côté
,
apercevait. Je fus effleurée par le sentiment que deux êtres
ne
pouvant
pouvai
pouvai
ent
pas être plus étrangers l'un à l'autre que Stephen
et moi réunis par quelque prodigieux hasard dans cette petite
chambre presque de passage. Je croyais voir que m'avait
e
nt
gardée
de l'amour la peur qu'il m'inspirait, la certitude qu'il n'était
presque jamais heureux, mais aussi
l'attente passionnée qu'il
que[,] malgré tout[,]
il
s'en trouverait peut-être
un
pour combler un jour ce désir aigu
du parfait inconnu.
J'appuyai ma tête sur l'épaule de Stephen et lui confiai
que j'étais sans doute vieux jeu, car à mes yeux l'amour n'é-
tait ni léger, ni passager, mais grave toujours. Que je l'avais
toujours considéré en quelque sorte comme irrévocable.
Que
Qu'au fond
l'on
ne revenait pas
[flèche]
ou du
au
fond
?
de l'amour. Pas plus que l'on
ne
revenait
de la mort. Et c'est pourquoi sans doute il m'avait fait si
peur tout en m'attirant invinciblement.
Stephen, d'un doigt sous mon menton, me fit relever le
visage qu'il sonda longuement. Son regard était inquiet.
— Tu crois vraiment, me demanda-t-il, que l'amour est
à ce point grave que l'on n'en revient jamais tout à fait ?
[crochet]
— Il me semble qu'il ne peut
-
être qu'inoubliable.
— Puisqu'il en est ainsi, me dit Stephen
,
avec douceur,
il vaudrait peut-être mieux nous en tenir pendant quelque temps
X encore à des relations d'amitié, attendant de voir plus clair en
nous, évitant surtout, ne penses-tu pas, de nous trouver seuls
dans ta petite chambre si accueillante au pèlerin fatiqué que
je suis, que tu es, qu'est chacun de nous sur terre...
Mais
,
en même temps, il me retenait tout près de lui
dont j'entendais le coeur battre à grands coups. La flamme
dansante et folle de nos yeux nous renvoyait l'un[flèche]
à
l'autre notre
image frêle et délicate. Nous sommes partis
sur la mer tempé-
[flèche]
?
tueuse du désir
[flèche]
vers une sorte de naufrage... peut-être bien-
heureux... du moins nous étions deux à sombrer ensemble.
Nous avons connu nos jours peut-être les plus heureux
dans les quelques semaines qui suivirent, sans savoir qu'elles
étaient les dernières de ce temps de confiance qui nous serait
accordé. Stephen avait loué deux bicyclettes et entendait me
faire traverser à vélo à côté de lui de grands pans de Londres.
A bicyclette, je ne m'étais jamais risquée jusqu'alors que sur
des pistes sauvages ou dans petites rues paisibles de ma
ville natale. L'idée d'affronter la lourde circulation de
Londres m'épouvantait. Jamais, disais-je, je ne le pourrais.
Mais Stephen, patiemment, me rassurait. Il prendrait les devants.
Partout où il y aurait obstacle, il passerait le premier. Il
me frayerait un chemin. Je garderai
s
les yeux fixés sur son dos,
m'interdisant de regarder ailleurs, et le suivrait
s
sans penser
à autre chose.
Nous sommes partis par une tiède journée de mai. Tout
alla bien au début, Stephen ayant tracé un itinéraire qui de
petite rue en petite rue
,
nous éviterait la plupart des grandes
artères. Mais il fallut bien en franchir quelques-unes. Avant
de nous élancer, Stephen m'encourageait du geste et de la voix.
Je côtoyais en tremblant les hauts autobus qui m'avaient telle-
ment ravie au temps où je parcourais la ville montée sur l'im-
périale. A les frôler de près, sur mes
deux
frêles roues, je
les découvrais quatre fois plus énormes que je n'avais pensé.
Une fois, nous fûmes séparés, Stephen et moi, par l'un de ces
monstres qui s'était glissé entre nous. Je fus si effrayée que
je pensai tout abandonner et en rester là. Mais c'était impossi-
ble. En avant de moi un monstre me barrait la route. En arrière,
en venait un autre qui avait l'air de vouloir me passer sur le
corps. Il fallait avancer avec le flot impitoyable.
Un peu à droite, au devant de l'autobus qui nous sépa-
rait, presque en pleine rue surgit alors Stephen qui, de la main,
me fit signe que j'avais le champ libre. Je ramassai mon courage,
m'élançai, n'ayant d'yeux que pour son geste qui me guidait. Je
doublai le géant qui allait pourtant vite. Je rejoignis Stephen,
me plaçai tout juste derrière lui qui me mena aussitôt sans une
rue calme pour y reprendre mon souffle. J'eus le sentiment,
je l'ai encore, d'avoir réussi ce jour-là un exploit. Et j'en
garde de la gratitude à Stephen qui avait le don rare, en accor-
dant confiance aux êtres, de leur en faire trouver en eux-mêmes.
Je tremblais encore un peu tout de même de la frayeur
que j'avais éprouvée, mais Stephen me dit que j'avais aujourd'hui
vaincu la peur et que jamais plus je ne la ressentirais comme
avant.
D'étape en étape, arrêtés assez souvent pour me donner
le temps de me reposer, nous avons gagné, en moins de deux
heures, Richmond p
P
ark. C'était un jour de semaine, il y avait
peu de monde, nous eûmes le magnifique parc presque à nous
seuls avec ses bêtes en liberté, faons, chevreuils et biches.
Nous leur avons donné du pain que plusieurs vinrent
manger dans la main de Stephen. Je le regardai leur distribuer
des morceaux et tout à coup il me parut d'un naturel doux et
bon. Je dus en être étonnée, car je lui en fis la remarque.
"Tu as l'air tendre, au fond, dis-je, comme si jusqu'ici j'avais
pu en douter. L'es-tu donc ?
»
Il sembla un peu ennuyé par ma question.
— Pas trop, fit-il. Il faut se garder en ce monde de la
tendresse. Elle nous expose trop.
Par habitude cette fois, plutôt que spontanément, me
parut-il, il enlaça alors ses doigts aux miens pour m'entraîner
à marcher à côté de lui.
— Vois-tu... commança-t-il
,
et soudain
il
s'interrompit comme
s'il percevait que justement il allait s'exposer.
Changeant de
sujet, il me proposa: [crochet]
— Allons
s'
nous
asseoir là-haut sur le talus.
Poussant nos bicyclettes devant nous, nous avons
gravi
monté
le mamelon
la pente
herbeux
s
e
. Tout en haut se détachait
seul
un immense
arbre aux branches largement déployées qui formait un parasol
contre l'ardeur du soleil. Nous avons appuyé nos bicyclettes
au trond puissant. Nous nous sommes allongés sur l'épais gazon
, à
moitié dans le soleil, à moitié dans l'ombre du très vieil arbre.
Nous nous étions disposés à former sur le sol une sorte de croix,
la tête de Stephen reposant sur mes genoux.
Il regardait fixement le ciel d'une pureté parfaite au-des-
sus de cette immense île de verdure qu'était Richmond Park dans
le Londres d'alors.
Ainsi a passé un quart d'heure, davantage peut-être.
Nous n'avions nul besoin, pour l'instant, d'échange
r
de
s
regards,
de
s
caresses. En croix sur l'herbe, nous nous contentions de con-
templer le ciel serein, et il nous en venait assez de bonheur
,
je pense,
pour ne rien désirer d'autre.
Les yeux toujours fixés sur le ciel clair, Stephen
murmura,comme si l'aveu lui en était arraché par une sorte de
bonté infinie partout répandue autour de nous ou par sa propre
conscience bouleversée:
— Je pense que je t'aime.
Des années, des milliers d'années, me semble-t-il parfois,
ont passé depuis cette heure paisible sous le grand arbre de
Richmond Park. De notre liaison si pleine de l'affolement des
sens et de leur tyrannique pouvoir sur nos vies, il ne me
reste rien de plus troublant que le souvenir de Stephen me
fredonnant à l'oreille un air de Boris
Goudonov
Godounov
et, peut-être
encore plus émouvant, celui de l'aveu prononcé à la face du
ciel.
Il m'avait quittée ce soir-là au bas de l'escalier, fa-
tiguée à ne plus tenir debout, lui-même l'air très las, et ayant
encore à ramener les deux bicyclettes. Il s'était éloigné snas
m'avoir lancé comme à l'accoutumé
e
: à demain, et il ne s'était
pas non plus retourné pour m'adresser un dernier petit salut de
la main. A la lumière crue du réverbère proche de l'entrée,
son visage m'avait un instant paru préoccupé
,
ou est-ce après
coup, à cause de ce qui suiv[flèches]
a
it, que je m'imaginai l'avoir vu
ainsi ?
Le lendemain, je n'eus de lui aucune nouvelle. Il ne
se passait pourtant pas de jour sans que d'en bas Geoffrey ne
me criât: "Your friend on the phone..." Et je descendais les
marches quatre à quatre pour prendre, toute pantelante, l'écou-
teur dans lequel j'entendais d'abord battre mon propre sang,
ses cognements sourds dans mon oreille, après quoi, au son de
la voix de Stephen, mon coeur se calmait quelque peu et battait
sur un rythme moins affolé. C'était comme si chaque fois je re-
doutais que le miracle ne se reproduisît pas— la preuve que
Stephen était de ce monde— et, le miracle produit, je pouvais
me remettre à vivre peu à peu.
Le surlendemain, toujours rien ! Le jour suivant, ayant
eu à faire une course, je m'imaginai que Stephen avait choisi
cette heure même pour m'appeler, et je rentrai en toute hâte
demander s'il n'y avait pas eu d'appel
s
pour moi.
Geoffrey aux yeux compatissants me regard
e
[flèche]
a
avec une
peine si évidente pour moi que je me sentie
s
humiliée.
Je n'allai plus jamais m'informer dans la boutique si on m'avait
demandée au téléphone. Je restai dans ma chambre à attendre,
et les heures défilèrent comme elles doivent défiler pour ceux
qui sont au cachot. De ce temp-là— mais je pense que je le
connaissais déjà—date ce bouillonnement de colère que j'éprou-
ve lorsqu'on me fait attendre et qui provient, j'imagine, de ce
que je suis alors réduite à ne rien faire d'autre, y perdant mon
temps, y perdant ma vie.
C'est à peine
même
si je lisais. J'avais l'oreille ten-
due à capter la sonnerie du téléphone, et que de fois je crus
l'entendre à travers des bruits de la rue
,
et
j'
accourut
ai
s
sur le
seuil de ma chambre pour guetter, le souffle suspendu, la voix
de Geoffrey qui allait lancer comme naguère: "Your friend..."
et je serais en bas avant qu'il n'eût
pu
fini
r
sa phrase, et
de nouveau le ciel s'ouvrirait pour moi.
A la fin, je me décidai à appeler un numéro que m'avait
donné Stephen avec une certaine hésitation, m'avait-il semblé,
un jour ue je lui représentais que je ne saurais l'atteindre,
pour l'en aviser, s'il survenait quelque changement à notre pro-
gramme de sorties. C'était le numéro des gens chez qui il logeait
et où je n'avais jamais mis les pieds. Une voix de femme me ré-
pondit. Stephen, me dit-elle, était en voyage—Pour combien de
temps ? —Elle n'en avait aucune idée.—Où était-il allé?—
Elle ne le savait pas.— Qu'est-ce qui l'avait contraint à partir
précipitamment ? — Avec une nuance cette fois d'irritation, elle
répondit qu'elle ne se reconnaissait pas le droit de répondre
à cette question.
Je remontai dans ma chambre, tout à fait désemparée. Un
gouffre s'ouvrait devant moi. Pire encore que la découverte
du mystère qui entourait la vie de Stephen me fut la décou-
verte de mon propre sentiment à son égard. Au milieu de ce qui
m'avait tenue captive depuis plus de deux mois et m'avait paru
ne pouvoir être que de l'amour, poussait quelque chose d'affreux
et de corrosif qui resseml
b
lait à du ressentiment. La méfiance avait
commencé en moi sa guerre contre l'amour, dont je ne devais
jamais tout à fait me remettre.Ce que j'éprouvais en fait était
mille fois pire que la longue peur que j'avais eu
e
d'aimer;
c'était l'hostilité de qui s'est fait prendre au piège en toute
bonne foi. Pourtant
,
je m'aperçus alors que j'étais bien à blâmer
puisque, même maintenant, je ne savais toujours à peu près rien
de la vie de Stephen, hormis qu'il fréquentait — pas très
assid
û
ment—l'Université de Londres, qu'il parlait couramment
sept ou huit langues, qu'il connaissait bien la musique. A
creuser mes souvenirs, je me rappelai aussi de nombreuses allu-
sions faites à des villes qu'apparemment il connaissait: Paris,
Prague, Munich, Vienne, Budapest, Zagreb, bien qu'il ne m'eût
jamais spécifiquement dit y avoir séjourné.
Je me résignai à téléphoner de nouveau à la dame chez
qui habitait Stephen et dont je ne savais si elle était une amie,
une connaissance ou simlement une logeuse. Cette fois, un homme
me répondit— Non, Stephen n'avait laissé u
a
ucun message. Mais
il rentrerait sûrement avant longtemps et me fournirait alors
une explication de son départ qui m'enlèverait toute raison de
me tracasser.
Cet homme avait un peu
de
le
léger accent slave de Stephen.
Je lui demandai s'il n'était pas aussi Ukrainien. Il me dit
que lui et sa femme, chez qui logeait Stephen, étaient en
effet d'origine ukrainienne, quoique établis en Angleterre depuis
la révolution russe. Puis il m'encouragea à me garder l'esprit
tranquille. Stephen allait revenir d'un jour à l'autre et il
m'appelerait
,
tout aussitôt rentré.
Je fus assez na
ï
ve pour me laisser quelque peu rassurer
par ces propos. Je me décidai même à sortir prendre l'air. Je
m'aperçus avec stupeur que l'été était venu, que mille bons
contacts avec la vie
et
avec la nature
,
m'avaient échappé pendant
que je vivais claustrée dans l'attente d'un mot de Stephen. Alors
j'éprouvai pour lui quelque chose que je n'avais encore jamais
éprouvé à l'égard de personne et qui était, je pense bien, de
l'aversion, peut-être même le désir de le faire souffrir à mon
tour et plus encore qu'il ne m'avait atteinte.
Mais, tout à coup, je l'imaginai mort à la suite d'un
accident, ou mourant seul en quelque pays étranger, et je lui
rendis tout l'amour qui me gonflait le coeur.
Mais[,]
p
P
eu après,
cependant,
l'ayant imaginé, tout au contraire, bien vivant, joyeux, passant
de bonnes vacances au bord de la mer ou en montagne, ma rancune
envers lui me revint entière et plus armée que jamais. Je n'en
pouvais plus d'aimer et détester tour à tour le même être.
L'absence de Stephen dura près d'un mois. Un soir,
Geoffrey cria d'en bas: "Your friend on the phone..." Je descen-
dis, le coeur tremblant comme au jour où je m'étais sentie appe-
lée des yeux, à travers le grand salon de Lady Frances. Mais à
l'émotion temblante de ce jour-là se mêlait je ne sais quelle
poignante tristesse que j'en fus réduite à accourir ainsi sou-
mise à son coup de fil.
Je l'entendis me parler sur le ton habituel de nos con-
versations quotidiennes
alors que
quand
rien d'exceptionnel ne s'était
passé pour nous depuis la veille.
Il me disait que le temps lui avait paru long, qu'il avait
fait chaud, qu'il avait hâte de me revoir. Est-ce que ce serait
demain ? Ou peut-être même ce soir si je trouvais qu'il n'était
pas trop tard ? Il ajouta:
— Tu m'as manqué
e
, tu sais.
Je fus si longtemps silencieuse qu'il demanda:
— Tu es toujours là ?
Où étais-je en vérité ? Très loin
, en tout cas,
et
très
seule
,
sur une espèce de grève dépouillée comme [crochet]
celle où
nous
y
laisse
sans doute
l'amour en se retirant, après que ses flots ont chan-
té et qu'ils ont prédit la félicité. Il avait suffi de ce "Tu
m'as manqué..." pour faire apparaître à mes yeux la désolation
où
j'avais été
m'avait
conduite, main dans la main, coeur contre coeur
,
vers
ce qui avait été le plus cher)( amour de ma vie. Mais je ne voulais
pas en convenir. De longtemps encore je ne voudrais en convenir.
Voir clair en soi est souvent la dernière chose que souhaite l'a-
mour.
Evidemment c'est maintenant seulement que je sais ce que
l'aurais dû alors savoir.
— Très bien, dis-je. Je pars à l'instant. Peux-tu aussi
partir tout de suite. De cette manière, nous nous retrouverons
à mi-chemin à moins que tu ne marches très vite.
Il eut l'air déçu que je ne veuille pas le recevoir chez
moi, mais accepta de partir sur-le-champ en se conformant au plan
de parcours que nous avions établi, selon lequel nous ne pouvions
nous manquer en cours de route.
Quand je l'aperçus d'assez loin encore sous la lumière
d'un réverbère qui lui donnait mauvais teint, je lui trouvai le
visage amaigri, tiré et comme marqué longtemps d'avance par l'u-
sure qui lui viendrait avec l'âge, lui encore si jeune et resplen-
dissant de vitalité. J'en eu
s
si mal au coeur que je courus
l'enserrer de mes bras comme pour le garder jeune à jamais. Nous
sommes restés un long moment
,
joue contre joue, à nous bercer en-
semble d'un mouvement accordé du corps comme dans la danse, tout
en nous jetant des:
cher coeur!
cher coeur! ...
oh
Stephen dear!
...
Le sortilège me reprenait. Sur la grève déserte, les
flots tentaient de remonter et j'aurais pu vite leur céder si,
comme nous nous remettions en marche, Stephen n'eût enlacé ses
doigts aux miens dans un geste que tout à coup je compris être
d'habitude, appris pour d'autres que pour moi et peut-être long-
temps pratiqué avant d'atteindre au charme, à l'air de spontanéité
de maintenant. Je lui retirai ma main
,
,
blessée par ce que l'habili-
té et l'adresse en amour trahissaient tout à coup à mes yeux
d'expérience ... et
,
peut-être d'une certaine inconstance. Il me
la reprit et commença à me questionner sur ce que j'avais fait du-
rant les semaines précédentes, étais-je allée au théatre? à la
cabane de Gladys? étais-je au moins sortie profiter un peu des
beaux jours?... toujours sans souffler mot de ce
qu'
qui
avait pu lui
arriver à lui pendant tout ce temps.
Soudain je m'entendis lui demander d'une voix qui se
contenait mal pourquoi il m'avait si longtemps laissé
e
sans nouvelles.
Il se dépouilla du coup de son air faussement enjoué et
parut à bout de nerfs et de fatigue. Ses
yeus
x
yeux
que j'aimais tant,
d'un brun chaud, toujours un peu pétillants et ensorceleurs
,
se vidè-
rent de leur étincellement.
— Je pensais aussi qu'un jour ou l'autre viendrait où il
me faudrait te parler sérieusement.
Nous avions atteint une sorte de petit square au bout
d'une rue où il y avait un banc, quelques arbres, une fontaine
peut-être. Nous avons pris place sur ce banc. Stephen regardait
au loin. Il eut l'air si malheureux, si à la g
ê
ne que je souffris
pour lui, me disant qu'il allait me fournir une explication plau-
sible et satisfaisante de sa conduite et que c'est moi qui allais
avoir honte de mes soupcons. Déjà je tendais la main pour lisser,
dans un geste de réconciliation, une mèche de ses cheveux qui lui
retombait souvent sur la tempe. Il prit alors une grande aspiration
et commença à me dévider une histoire dont
encore
aujourd'hui
je
me demande si je l'ai vraiment entendue tomber de ses lèvres.
Eh bien
V
v
oilà
,
me disait-il,
puisque j'y tenais et l'y obligeais,
il allait me dévoiler une partie
garder
secrète de sa vie, encore
qu'il eût mieux valu pour moi n'en rien savoir.
Seulement
j
J
e de-
vrais ^
donc
garder strictement pour moi ce qu'il me raconterait ce soir
et qui ne serait qu'une part de ce qu'il se reconnaissait le droit
de me révéler. Je devra^
r
is lui faire confiance pour le reste.
[crochet]
ici
*
Je me sentais déjà comme plongée dans quelque invraisembla-
ble roman et voilà qu'il me mettait en garde d'une voix passionnée
que je ne lui
avais pas connue avant.
connaissais pas.
connaissais pas.
— Il vaudrait mieux évidemment, me dit-il
,
et j'aurais
dû t'avertir avant, que tu n'attendes pas trop de moi, car je ne
suis pas libre en un sens et ne le ser
ez
ai
pas pour quelques années
à venir. J'ai engagé ma vie — une partie de ma vie —à lutter
dans l'intérêt de mon pays martyrisé par l'Union Soviétique, et
je n'aurai de repos et de vie personnelle tant que je n'aurai
pas
ven-
gé les crimes commis contre mes frères malheureux.
Je l'écoutais, pensant
[,]
:
c'est une histoire qu'il invente,
ce n'est pas possible que Stephen soit un agent secret, mais je
vis le sérieux de son visage et lui lançai:
— Mais de quel pays malheureux parles-tu? N'es-tu pas
né au Canada? n
N
'est-ce pas là ton pays? Ou à la rigueur ne serait-
ce pas les Etats-Unis que tu considères comme ton second pays?
— Je parle de l'Ukraine, fit-il, que Staline a réduit
e
à une des plus cruelles famines de l'histoire, parce qu'elle résis-
tait au bolchévisme. Sais-tu combien des miens sont morts de faim
en une seule année à Kiev seulement, par exemple?
— Les tiens, je veux bien, lui dis-je. Mais
,
à ce
compte-là tous ceux qui souffrent sont les tiens
,
sont les nôtres.
Pourquoi
,
plutôt qu'un autre pays
,
l'Ukraine que tu ne connais pas
toi-même personnellement?
Je compris, à son regard, que c'était pure perte de lui
parler ainsi, de tâcher de le raisonner. Une farouche exaltation
lui fermait l'âme à toute autre voix.
Il me raconta que son récent voyage l'ayant conduit dans
un pays sous la domination soviétique pour y établir une liaison
avec un agent de l'Association Ukrainienne de Londres, il avait
été filé par la Guépéou qui était sur ses traces depuis longtemps
déjà, qu'il avait dû rester caché dans la grange d'un paysan pen-
dant près d'une semaine, presque sans nourriture, et que c'était
miracle s'il en était sorti vivant. Ainsi)( il n'avait pu me donner
de ses nouvelles au cours du voyage. De toute façon, il était
interdit aux agents de liaison de communiquer, de l'étranger, avec
qui que ce soit hors du réseau pour éviter de mettre des vies en
danger. Même en me parlant comme il le faisait, il m'exposait au
péril. Il me priait donc instamment de garder strictement pour
moi ce que j'apprenais ce soir.
Je croyais toujours, à l'entendre, être la proie d'un
mauvais rêve.
Peu à peu, à mesure qu'il me livrait par bri
b
es des
aspects de son autre vie, j'en venais à comprendre qu'il adhérait
à un groupe de militants ukrainiens que subventionnaient des pa-
triotes Ukranos-Américains, et dont le but était ni plus ni moins
que le renversement du pouvoir soviétique en Ukraine et la restau-
ration de l'indépendance que ce pays avait connue pendant un jour
au temps de la Première Guerre Mondiale.
J'avais déjà eu le pressentiment que Stephen m'était pro-
fondément étranger par des aspirations, des rêves, des réticences
singulières, mais
,
ce soir-là, sur le banc du petit square, j'eu
s
la certitude que pour l'essentiel nous n'avions rien en commun.
Ce n'était d'ailleurs pas seulement la révélation de ne
pas occuper la première place dans sa vie qui me blessait
si à vif
tant
tellement
après que j'eue
s
tant souffert par lui. J'étais encore plus ébranlée
d'apprendre la nature de la passion qui l'éloignait de moi.
Aurais-je pu la partager que peut-être je me serais sentie moins
trahie. Mais elle me paraissait absurde, insensée, et me le pa-
rut davantage quand il m'avoua que ses études à l'Université de
Londres étaient en partie du camouflage, car sans occupations
avouées à Londres il aurait été encore bien plus suspect aux yeux
de la Guépéou qui y avait un poste d'observation.
Mais je ne dis rien de plus de mes pensées ce soir-là
à Stephen. J'en étais d'ailleurs incapable sous l'effet du choc
que je venais de recevoir. Car
,
sur ce banc, ce soir-là, au mur-
mure d'un feuillage s'agitant au-dessus de nous, tout comme à
Richmond Park
,
il n'y avait pas longtemps, mon amour était mort ...
ou "morte"... aurait dit le cher Rutebeuf.
Cela,
j
J
e le sus en un
instant bref, décisif. Ce que je ne savais pas, c'est combien
longtemps, après avoir été frappé à mort, tente encore de revivre,
demande encore à vivre l'amour. La tenacité qu'il y met, l'âme ne
voulant plus de ce que veut encore le corps —elle-même, la pauvre
âme, se leurrant aussi —est bien de toutes les aventures qui nous
arrivent l'une des plus terrifiantes et incompréhensibles.
Nous nous sommes remis en marche. Quelle douce soirée
d'été c'était! Le commencement, la fin d'un amour, deux instants
pour ainsi dire immortels, restent à jamais dans la mémoire, alors
que s'est effacé beaucoup de ce qui a eu lieu entre ces deux extré-
mités. Je respire encore le parfum des fleurs qui nous a accompa-
gnés un moment comme nous longions le vieux cimetière de Fulham.
Je me rappelle l'odeur des pelouses arrosées. J'entends toujours
résonner le bruit de nos pas dans la silencieuse nuit. Tout cela
me parvenait d'un monde perdu, comme si en perdant l'amour j'avais
aussi perdu tout ce qui rend le monde aimable et exaltant.
Stephen, sans doute allégé de s'être ouvert le coeur,
me parlait des promenades que nous ferions. Dans sa joie de re-
trouver les choses comme il pensait qu'elles seraient encore, il
se prie
t
même à siffloter pendant un moment un air plutôt joyeux.
Il me parla ensuite de Cambridge qu'il nous faudrait aller voir
un jour, mais
,
avant tout sans doute
,
[ce]
le
fameux Magdalene College
d'Oxford. Il y avait un ami qui nous le ferait visiter. Il ne
faudrait pas manquer non plus de nous rendre à Canterbury, le coeur
de la vieille Angleterre de Chaucer. Il faisait même des projets
pour bien plus longtemps en avant de nous, quand il reprendrait
sa liberté, après trois, quatre, cinq années au maximum données à
la c
C
ause. Il reviendrait au professorat, à New York peut-être.
Et, me laissa-t-il entendre, si je le désirais, alors nous pour-
rions
nous marier.
unir nos destinées.
Je ne le croyais plus. Jamais plus je ne le croirais.
Il m'avait révélé ce soir
-là
une âme beaucoup trop prise par sa pas-
sion politique pour que l'amour pût y occuper une place chaude et
vivante.
Pourtant, à la petite porte de côté, quand il m'ouvrit
les bras, m'appelant du regard, je vins m'y réfugier contre
le
la
déception et la peine qu'il m'avait apportées. Et nous avons cher-
ché le remède au mal d'aimer dans l'amour qui ne pouvait que nous
éloigner de plus en plus l'un de l'autre.
J'en conçus du mépris envers moi-même. Je commençai à
lutter de toutes mes forces pour me détacher de lui. Je faisais
répondre au téléphone que je n'étais pas là. Je m'échappais à
l'heure où il pouvait venir. Je rentrais très tard pour le re-
trouver parfois, à la porte de côté, qui m'attendait et, d'épui-
sement
,
du désir de faire renaître ce qui avait été, je revenais
vers lui. Pour me haïr ensuite encore plus fort.
Entre-temps, je ne faisais plus rien et mesurais de
mieux en mieux la force destructrice d'un amour comme celui qui
m'avait tenue. Je n'étudiais presque plus. Je ne voyais person-
ne. J'étais redevenue un être
seul,
solitaire, mais de surcro
î
t
maintenant
[flèche] toujours pourchassée
maintenant
par ma propre désapprobation.
Le pire, c'est que je dus, à mon tour, laisser un être
cher
aimé
longtemps presque sans nouvelles, car je crois me rappeler,
datant de ce temps-là, des lettres angoissées de ma mère dans les-
quelles elle me faisait reproche de ne pas écrire du tout, ou
de n'envoyer
alors
que
de petits bouts de lettre
s
n'en disant
pas
guère
long. C'est sans
doute que, ne pouvant ou ne voulant rien avouer de ce qu'elle eût
désapprouvé, je m'en tenais à des banalités, la portant à s'aper-
cevoir que je devais taire ce qui importait.
Vers la fin de juin, Stephen dut partir en vitesse pour
un autre de ces périlleux voyages secrets. Je sus plus tard qu'il
était allé cette fois remettre des tracts à un agent de liaison
dans quelque pays balkan. Il n'y eut pas d'appels téléphoniques
ni
de
lettres. Seulement un petit mot glissé sous ma porte pour
s'excuser de ne pouvoir me mettre au courant. Moins j'en saurais
sur ses agissements et mieux ce serait pour ma propre sécurité.
Peut-être disait-il vrai!
[crochet] Du temps passa dans ce silence total. Mais, petit à
petit, cette fois, je commençai à m'y habituer, même à respirer
un peu plus librement. Je m'ennuyais pourtant à périr. Phyllis
avait gagné le Dorset. Gladys était presque tout le temps dans
sa cabane de Hampton Court où je n'avais plus de goût pour aller
la rejoindre. Même Bohdan était absent de Londres, en tournée
dans le Nord. Si c'était lui,
si
affectueux,
si
droit,
si
brave,
que
j'aimerais
j'aimais
j'aimais
, combien meilleure serait ma vie, me suis-je dit
bien des fois. Mais était-ce si sûr? Dans la vie de Bohdan la
musique avait toujours eu, aurait toujours la première place.
Même dans la mienne je pressentais souvent devoir garder la place
à quelque chose d'autre que l'amour, peut-être encore plus exigeant
,
et qu'ainsi je serais déchirée, comme était déchiré Stephen.
Pourtant je voulais être aimée d'un amour exclusif et sans partage.
On n'apprend pas beaucoup sur l'amour en vivant. Mais
aujourd'hui je crois comprendre que si j'exigeais tellement de
Stephen et ne pouvait
s
souffrir qu'il eût ailleurs (
que pour moi
) un
aussi grand intérêt, c'était un peu par représailles contre l'as-
servissement o
ù
m'avait plongé
e
mon sentiment pour lui. Tôt ou
tard, je me serais retournée contre un envahissement aussi complet
de ma vie. J'aspirais sans doute déjà à l'amour qui serait ten-
dresse, hâvre, refuge. Mais l'amour est-il jamais repos!
J'avais fini par prendre en grippe ma petite chambre
que j'avais trouvée apaisante au moment ou
moi-même
j'
était
s
à peu
près paisible. En juillet, sous le toit chauffé à blanc, elle
devint étouffante. C'est curieux
,
comme au temps de ma pire so-
litude,[flèche]
j'eus
souvent de petites chambres que le soleil de l'été, en y
tapant trop fort, rendait inhabitables. J'en aurais une toute
semblable, à peine un an plus tard, au bout de la rue Dorchester,
à Montréal, dont je m'échapperais tôt le matin pour gagner les
bords du fleuve y chercher de la fraîcher.
L'agitation populaire de D
F
ur
l
ham, ses cris, ses fortes
odeurs, le grondement incessant des lourds autobus qui faisaient
trembler l'immeuble de bas en haut à leur arrivée ou à leur départ
devant
sa
la
porte, presque tout en somme de ce que j'avais plutôt
aimé
,
il n'y avait pas si longtemps, me devenait insupportable
maintenant que la grande chaleur s'abattait sur ce quartier pau-
vre en arbres et en espaces verts.
Je pris l'habitude de courir à Trafalgar Square où je
passais des journées entières. L'eau des fontaines remplissait les
bassins qui en débordaient et entretenait sur la grand
e
place une
certaine tiédeur. Comme d'innombrables touristes qui passaient
par là, comme bien des pauvres gens de Londres qui n'avaient pas
d'autre
s
endroit
s
où goûter le plaisir de l'eau, je plongeais les
mains, parfois les bras jusqu'à l'épaule dans les bassins ruisse-
lants. Et je me souviens mieux aujourd'hui du bienfait de cette
eau que de beaucoup de bains de mer en des étés pleins de vagues
et de jeux.
Je mangeais une bouchée sur place, achetée au petit
commerce ambulant que l'on voyait alors surgir partout à Londres
où il y avait foule. Je lisais ou faisai[s]
s
semblant. Je voyais
s'élever autour de la colonne Nelson des nuées de pigeons.
Nulle part ailleurs
sont-ils
ils ne sont
aussi gras, je pense, qu'à Trafalgar
Square où l'on nourrit ces parasites de ce qu'il y a de meilleur.
En retour, ils roucoulent sans trêve. Je voyais passer des cou-
ples aux doigts entrelacés et parfois fermais les yeux pour ne
plus les voir, parfois les suivais d'un regard de pitié.
Ne
Ne savaient-ils donc pas qu'ils couraient à leur malheur? Tout
amour me paraissait destiné à mourir de déception, de souffrance,
d'épuisement. Du moins je m'imaginais en être moi-même sortie
et bien armée pour ne plus jamais m'y laisser prendre.
Jour après jour, je revenais m'ass
o
e
ir dans le square.
La foule qui s'y pressait en tout temps se composait autant de
Londoniens — gens du quartier ou employés de
s
bureaux avoisi-
nants — que d'étrangers, un guide à la main, le kodak en ban-
doulière. Je me sentais m'apaiser en leur compagnie changeante
et toujours pareille comme les vagues de la mer. Tant de fois
dans ma vie les foules étrangères m'ont tenu lieu d'amis et de
famille.
Sans que je le sache encore consciemment, j'avais pour-
tant commencé à rêver d'une autre sorte de compagnie. Au milieu
du square grouillant, venaient me relancer des visions d'arbres
en forêt, de sentiers écartés, d'eau vivante courant parmi des
herbes. Mais tant il me semblait avoir été privée longtemps des
bonheurs de la nature, les visions rafraîchissantes me venaient
comme d'un monde et d'un temps que j'avais à jamais perdus.
Or un jour que mon esprit se fixait un peu mieux sur ce
qui m'entourait, je finis par remarquer
,
qu'aux demi-heures, venant
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, de petits autobus vert forêt,
après avoir accompli le tour du square, stoppaient à leur poteau
d'arrêt, également vert forêt, et après avoir déchargé et pris des
passagers, repartaient comme all
é
grement pour une destination qui,
je ne sais pourquoi, me parut heureuse. Moi qui avai
s
tant erré
par les autobus de Londres, comment n'avais-je donc pas eu connais-
sance
avant
plus tôt
de cette Green Line qui effectuait autour de la ville
des trajets dans un rayon de cinquante kilomètres, en sorte que
l'on pouvait faire l'aller-retour dans une journée, peut-être
même une demi
-
journée?
C'est ce que j'appris ce jour-là d'un vieux Cockney qui
était venu s'ass
o
e
ir sur un bout du banc que j'occupais. La Green
Line, m'avait-il dit, portait on ne peut mieux son nom, ses auto-
bus ne parcourant que des chemins verdoyants aux environs de
Londres, laissant la vitesse et le vacarme au Great West Road,
au
Great East Road, à toutes les grandes voies malodorantes. Eux
n'allaient que vers de ravissants villages à demi oubliés, des
choses d'autrefois, "the lovely old England".
A peine quelques instants plus tard arriva, tout pim-
pant, un des petits autobus vert forêt. Il vint se ranger sous
l'enseigne de la Green Line. De ma place, je pus aisément lire
les hautes lettres, à l'avant, qui annonçaient sa destination:
Epping Forest. Et pourquoi mon coeur a-t-il bondi comme si le
a
bonheur
guérison
m'attendait en cet endroit et que je devais à l'instant
y accourir? Tout ce qui me revient en effet de ce moment qui
devait avoir sur ma vie une si ardente répercussion, c'est le
désir fou qui me surprit de partir par cet autobus. Il ronron-
nait à l'étouffée. Il allait repartir d'une minute à l'autre.
Tout à coup, je m'élançai à travers le square. Je sautai sur le
marchepied de l'autobus en marche. Le conducteur détacha une
main du volant pour me la tendre. Il me tira à l'intérieur.
Tout en manoeuvrant pour sortir du rang, il me reprocha avec
bienveillance de lui avoir donné un coup en me précipitant pres-
que sous les roues du véhicule.
— For we are not yet in forest to run around like a
hare... without a look to the left or to the right...
Nous avons quitté le square résonnant. Sans le savoir,
j'étais déjà en route vers un de ces hâvres bénis tels que la vie
m'en a ménagés quelques-uns au cours des années et qui me furent
chacun la halte où retrouver mes forces et l'élan pour repartir.
— Where to ma'm?
me demanda le chauffeur-distributeur-
de-tickets avec cette affabilité de tant de Londoniens envers les
étrangers
,
comme s'ils pressentaient mieux que personne leur vul-
nérabilité.
Cramponnée des deux mains à la barre, je répondis candi-
dement:
— Epping Forest.
— La forêt d'Epping est vaste, me fit-il remarquer.
N'avez-vous pas en tête un endroit particulier où vous arrêter?
— Je ne connais pas la forêt, lui dis-je. Pourriez-
vous m'indiquer un joli coin où je pourrais me promener un peu
sans trop m'éloigner du trajet de l'autobus que je reprendrai au
bout de quelques heures de marche?
— Vous allez donc là-bas sans but, juste pour la pro-
menade? approuva-t-il en souriant.
Nous avions parlé un peu haut. Plusieurs passagers
nous avaient entendus. Ils n'étaient pas de l'espèce des habitués
d'
des
autobus de ville, qui, serviables comme ils le sont souvent, n'en
sont pas moins gens plutôt pressés et préoccupés. Il s'agissait
plutôt de demi-campagnards rentrant chez eux avec soulagement
après une épuisante journée à la ville, ou encore de petits emplo-
yés dont les vacances se bornaient à quelques randonnées aux abords
de Londres. A ma grande surprise, presque tous se mirent en frais
de nous aider, le conducteur et moi, à me trouver l'endroit qui
me conviendrait le mieux.
— Beechwood est un joli coin
,
exposa une dame âgée assise
trois ou quatre rangées en arrière du chauffeur. Notre grand poè-
te Tennyson y allait chercher paix et inspiration, le saviez-vous,
apprit-elle aux autres à la ronde.
— Beechwood est un joli coin, en effet, approuva une
autre dame qui s'était arrêtée de tricoter pour donner son avis,
mais il n'est pas sur ce parcours-ci. La jeune Miss pourrait
avoir de la difficulté à faire la correspondance, s'égarer et se
fatiguer outre mesure en cherchant le repos.
— Ce que nous faisons tous, murmura quelque part une
voix d'homme.
Quelqu'un d'autre tenait à m'envoyer à la petite ville
d'Epping où je pourrais prendre le thé dans une auberge pas chère
sise à l'orée d'un chemin forestier. Là j'aurais tout le temps
qu'il faut pour me remettre, au frais, du mauvais air de la ville.
J'écoutais ces bonnes âmes et aurais voulu, tellement
elles se donnaient de la peine à mon sujet, pour à mon tour leur
faire plaisir, accourir à tous les endroits qu'
ils
elles
me désignaient.
La dame qui tenait à Beechwood revint à son idée.
— Il existe là-bas des hêtres qui datent du temps où,
déjà grands, ils donnèrent leur nom à la petite localité qui se
trouvait à cet endroit il y a plus de trois cents ans.
Ce n'était pas la première fois que je me faisais à
l'instant des amis d'une petite foule étrangère, et ce ne serait
pas la dernière. Des dons que j'ai peut-être reçus dès ma nais-
sance, aucun ne m'a sans doute apporté plus de joie. Mais cette
bienveillance à mon égard d'êtres qui me sont inconnus, j'ai tou-
jours su que je ne pouvais l'obtenir de mon gré. Il me fallait
la mériter par un si pressant besoin de l'âme qu'il leur devenait,
j'imagine
,
perceptible. Et sans doute, ce jour-là, mon appel aux
autres était visible sur mon visage
,
au point de m'attirer la
sympathie dès
, je pense bien,
que j'eu
s
mis le pied dans l'autobus.
Vers le milieu du car, un vieill homme, les deux mains
nouées sur le pommeau recourbé de sa canne, proposa que je fasse
une correspondance pour Waltham Abbey ... the oldest church in
England you know ... started by Harold
,
the last King of the Saxons...
a rare gem, you know...
Il insistait de la curieuse voix forte et métallique des
gens un peu sourds.
— Voyons, est-ce que cela aurait du sens, protesta une
voix moqueuse, d'envoyer cette pauvre jeune fille étrangère, qui
ne connaît même pas la forêt, courir chercher la plus vieille
abbaye du pays... Et d'ailleurs est-
elle
ce
la plus vieille?
Nous avions traversé Charing Cross que les gens n'étaient
toujours pas d'accord entre eux sur l'endroit où m'envoyer. Le
chauffeur finit par trancher le débat en faveur de Wake Arms.
— Il n'y a là qu'une auberge, m'expliqua-t-il, mais
accueillante. Vous pourrez y rester, si le coeur vous en dit,
jusqu'à ce que
je
repasse deux heures plus tard. Ou bien
,
vous
trouverez sur la gauche un chemin tranquille, pas trop désert
[l]
c
ependant, en forêt la plupart du temps, mais d'où l'on aperçoit,
à intervalles, quelques fermes au loin, et tiens, aussi, une ma-
gnifique lande de bruyère rousse.
!
..
.
Je me propose toujours d'ex-
plorer moi-même plus à fond cette petite route invitante un de
mes prochains jours de congé.
Ainsi en fut-il. Je pris mon billet pour ce Wake Arms
dont la réson[flèche]
n
ance n'en finira jamais de m'atteindre, et je
m'émerveille toujours que d'une décision minime, le simple fait
de m'être laissée aller à accepter Wake Arms plutôt qu'Epping ou
Beechwood
,
ait pu découler un si extraordinaire prolongement que
je me perds aujourd'hui à vouloir en suivre la trace.
Je m'étais assise immédiatement derrière le chauffeur
que j'importunai, je crois bien, en le priant
,
je ne sais combien
de fois
,
de ne pas m'oublier quand nous arriverions à Wake Arms,
car tout à coup j'étais
si
éprise de ce lieu inconnu
à y tenir
, il
que j'y t
t
ena
a
is
me semble,
à l'exclusion de tout autre.
Le chauffeur m'avait rassuré
e
d'un bon regard que j'avais
saisi par le jeu du petit miroir placé devant lui. Et enfin je
m'étais calmée. Ou du moins je commençais, malgré un reste
d'angoisse long à se dissiper tout à fait
,
à goûter ce qu'il y a
toujours eu pour moi de réconfortant à me laisser emporter dans
un mouvement régulier. Nous ne prenions plus beaucoup de monde
maintenant sur notre route, et l'autobus filait à bonne allure.
La dame assise près de moi me demanda de quel pays je venais.
— Du Canada, lui dis-je.
— Du Canada, fit-elle sur le ton d'une affection sin-
cère)( [flèche]
;
je ne savais pas si c'était pour moi ou
pour
le pays, mais bientôt
je fus fixée car elle conclut:
— Un pays à nous, le Canada.
Je lui rendis son sourire par un bien curieux sourire
sans doute de ma part où il y avait de la gratitude pour la cha-
leur qu'elle m'avait montrée et en même temps le reproche de nous
croire à elle, moi et le pays. Puis je me laissai aller au plai-
sir de rouler.
Assez curieusement, après avoir tant discuté entre eux
à mon sujet, les passagers m'avaient abandonnée à ma rêverie pour
poursuivre sans doute la leur en toute quiétude, et nous allions,
cet autobus plein de monde, dans un silence presque total
,
et
comme heureux, à la fois délivrés les uns des autres et cependant
unis par l'attention de chacun à ses propres échappées nostalgiques.
La ville était longue toutefois à nous laisser partir,
à se laisser distancer. Elle n'en finissait pas de nous rattraper.
Au cours de mes interminables randonnées, grimpée à l'impériale
des autobus, je n'étais pas venue de ce côté. Je découvrais une
ville encore bien plus étendue que je n'avais cru, s'étirant en?
une banlieue inépuisable qui, alors qu'on la croyait sur le point
de céder enfin à une sorte de campagne inculte plantée
de géants
d'énormes
de
panneaux-réclame[crochet]
géants
, tout à coup repartait de nouveau avec son High
street toujours le même, ses boutiques resserrées, son éternel ABC
,
tea-shop.
Mais
c
C
'est ce jour-là seulement que Londres m'apparut
être comme une prison à vie pour des millions d'êtres humains.
Je voyais au passage des visages mornes, accablés, amorphes. Mais,
il est vrai, c'était la première fois que je traversais de ses
b[a]
o
roughs parmi les plus crasseux et les plus sinistres.
Mon all
é
gement n'en fut donc que plus intense à nous voir
rouler tout à coup entre des jardinets pleins de hautes fleurs et
des cottages à colombage dont la façade
,
disparaissait
souvent
à
moitié sous une masse de clématites grimpantes. Je n'en avais
jamais vu avant qu'en images et je tournai les yeux pour
longtemps
retenir
celles-ci du regard.
[crochet] Aujourd'hui, à retrouver tant de jolis paysages inattendus,
cueillir
i
s
en passant aux quatre coins du pays, là souvent où je m'y
attendais le moins, j'en viens parfois à me dire que ce sont les
Anglais qui ont inventé la campagne, la douce campagne en mille
petits recoins éparpillés —encore que ce soit eux sans doute qui
ont
aient
inventé les villes grises les plus inhospitalières à l'homme.
Est-ce donc pour avoir fait si grand mal à la nature
,
qu'ils se sont
ensuite acharnés à la soigner et à la préserver?
Subitement nous étions en forêt. Elle s'était tenue
pendant quelque temps à petite distance
,
invitante, fraîche, quel-
que peu inaccessible encore. Et soudain elle s'était rapprochée.
Maintenant elle nous enserrait de ses hautes branches qui se
nouaient au-dessus de la route et nous faisaient une merveilleuse
voûte
,
toute pleine de l'étincellement, dans l'ombre, des milliers
de clins d'oeil du soleil. Ces grands arbres, ces troncs moussus,
ce vert si profond me semblèrent venir jusqu'à nous d'une loin-
taine époque. Rien n'y avait sans doute beaucoup changé depuis
que Robin des Bois et sa bande y surgissaient pour piller les di-
ligences et, ainsi que le relatent les légendes, détrousser les
riches au profit des pauvres.
Quelque chose de mon émerveillement dut transparaître
aux yeux du chauffeur qui, par le rétroviseur, me regardait re-
garder la forêt, car
,
tournant les miens de son côté, je vis naître
chez lui cette sorte de bonheur que l'on prend à voir quelqu'un
en ressentir pour ce que l'on aime aussi.
— N'est-ce pas merveilleux? me dit-il, en réponse à
mon regard qui, toute fatigue et
cruelle
toute
tristesse pour l'instant
dissipées, s'attachait, plein de gratitude, à l'immense voûte
empreinte de recueillement.
L'autobus ralentit.
— - Wake Arms
,
annonça le chauffeur.
L'auberge se trouvait absolument seule dans une petite
éclaircie en forêt, au bord de la route. Pour l'instant, avec son
pub fermé, ses chambres à l'étage aux volets clos, elle paraissait
ou déserte pour la journée ou abandonnée à un profond engourdis-
sement. Son enseigne, très belle comme toutes les enseignes d'au-
berge à cette époque en Angleterre, s'avançait
,
bien dégagée de la
façade
,
sur son armature de fer forgé. Que signifiait-elle? J'ai
dû pourtant le savoir mais voilà,
!
je ne me le rappelle plus.
Le chauffeur me tendit une feuille d'horaire. Il y
avait souligné de son crayon gras les heures de retour, et me pria
de prendre garde que, passé sept heures, le service était au ralen-
ti.
Je pense n'avoir plus porté très attention à ce qu'il
me disait, avertie par une sorte de prémonition que je ne rentre-
rais pas ce soir même.
Il leva la main en signe de salutation. Il me souhaita
une bonne promenade, une belle journée. Il referma la porte.
L'autobus repartit. Derrière les vitres, je distinguai des mains
qui s'agitaient vers moi, même celles, ai-je cru, du vieil homme à
la
canne à pommeau... ou était-ce sa canne qu'il élevait à mon inten-
tion? Parfois, dans mes songes errants, sans raison aucune, je
revois cet autobus qui s'éloigne de moi pour toujours, m'abandonnant
au bord d'une route inconnue, et, dans le vert brouillé des vitres
assombries par les arbres, des mains à moitié distinctes qui m'a-
dressent des signes n'en finissant plus, au long des années, de
me rejoindre.
Je n'eus même pas l'idée de déranger — pour un renseigne-
ment ou quoi que ce soit —
à
l'auberge sommeillante. Je m'engageai
aussitôt dans l'étroite petite route partant de cet embranchement
pour s'enfoncer dans la forêt. En fait, ce n'était qu'une route
pour cyclistes et piétons. Je ne devais d'ailleurs y faire aucune
rencontre. Et tout d'abord je trouvai plaisant d'être livrée si
complètement à la seule nature. J'entendais à peine bruire des
feuilles de temps à autre. Par contre, je voyais passer d'innom-
brables essaims de papillons, de guêpes et d'abeilles dans cet
air alangui
,
et chargé de parfum. Et je continuais, ne pouvant
m'arracher à cette petite route, attirée vers plus loin toujours
,
au moins jusqu'à cette prochaine courbe, car cette espèce de piste
devant moi inclinait tantôt d'un côté
,
tantôt de l'autre, toujours
cependant
exposée
au plein soleil
car il
qui
se trouvait à briller
,
à
cette heure
,
au beau milieu du ciel, et l'ombre projetée par les
arbres ne m'atteignait pas. Je me sentis bientôt très fatiguée,
brisée par le grand air, la chaleur, et sans doute par une détente
trop brusque de mes nerfs si longtemps tendus. Je me disais aussi
qu'il était imprudent de m'aventurer si loin en forêt déserte et
que déjà je n'aurais plus la force de refaire le trajet pour re-
tourner à l'arrêt d'autobus si, comme je commençais à m'y attendre,
cette route ne menait vraiment nulle part.
Pourtant, je ne pouvais me retenir d'avancer encore et
encore un peu, animée par cet espoir fou, ce goût de la surprise
heureuse, que m'ont toujours communiqués les routes inconnues.
Celle-ci ne pouvait
,
en tout cas, être celle dont m'avait parlé le
chauffeur. Ni fermes lointaines, n
i
landes de bruyère ne m'étaient
apparues. Ou bien il s'était trompé
,
ou bien je l'avais mal inter-
prété. Sauvage à l'extrême, ma petite route ne s'ouvrait sur
aucun horizon, enserrée tout au long par des arbres touffus, petits,
drus et enchevêtrés. C'était apparemment une partie de la forêt
laissée à repousser après quelque maladie ou calamité, aucune
coupe n'y ayant été pratiquée depuis quelques années. J'aurais
aussi bien pu être dans une brousse de mon Manitoba qu'en un des
pays les plus peuplés du monde. Elle me plaisait beaucoup cepen-
dant, en entretenant maintenant en moi le rêve que je n'étais
jamais partie de chez moi, ne m'étais pas imprudemment lancée sur
les routes du monde et qu'ainsi toutes mes chances d'avenir et
d'amour étaient toujours inentamées.
Traînant les pieds, à bout de fatigue, à demi consciente
de l'heure et du pays où je me trouvais, j'avançai encore assez
longtemps devant moi sans plus réfléchir. Apeurée pourtant à la
longue par un si persistant silence, à la limite aussi de mes
forces, j'allais enfin rebrousser chemin lorsque, à peu de distance,
presque dissimulé entre des arbres, m'apparut un lieu habité. A
une minute près, j'aurais donc tourné le dos à ce qui me paraît
aujourd'hui l'un des plus singuliers rendez-vous que m'ait jamais
fixés mon sort - à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet
du hasard. Mais croire cela m'est encore plus difficile à tout
prendre que croire à une intrusion dans ma vie du merveilleux.
[crochet] La maisonnette était toute basse entre les arbres et
les fleurs, de géantes roses trémières et de hautes dauphinel-
les bleu clair qui lui allaient presque jusqu'au toit. Elle sem-
blait faite, plutôt que pour y vivre, pour jouer seulement à la vie.
C'était l'humble petit cottage saxon de la vieille Angleterre tel
qu'on le voyait reproduit
,
quand j'étais enfant, sur des boîtes de
biscuits fins que ma mère achetait, je crois bien, surtout pour
la boîte, car nous la conservions avec soin pour y mettre, au
fil des années, d'autres biscuits moins chers et d'autres encore.
J'éprouvai en l'apercevant[flèche]
le sentiment d'
être encore comme en ce
temps lointain dans un climat d'enfance, de sécurité et d'apaise-
ment. Une pancarte clouée à un arbre — je la revois dans tous
ses détails alors que j'ai oublié tant de choses plus importantes —
annonçait, tracé gauchement à la main: fresh cut flowers, tea
,
scones, crumpets... one schilling. A côté, sous une tonnelle, il
y avait une table de bois brut avec ses chaises de jardin. Et
tout l'entourage bourdonnait du bourdonnement exultant d'essaims
d'abeilles, de guêpes et de frêlons que le jardin de fleurs devait
attirer depuis des milles à la ronde. Ceux
que
[crochet]
qu'en venant
j'avais vus me
dépasser
en m'en venant
étaient peut-être tous en route vers cet
endroit et ne m'avaient devancée que de quelques minutes.
Je frappai à la porte basse sous le toit peu élevé.
Une jeune bossue au doux regard implorant de certains infirmes
m'ouvrit. Je lui demandai s'il était trop tôt pour le thé et
elle me dit que non, qu'elle était justement sur le point de met-
tre la bouilloire sur le feu. A peine un quart d'heure plus tard
elle ressortit
,
[flèche]
,
chargée d'un plateau si lourd pour ses frêles
bras que je me hâtai à sa rencontre afin de l'aider à le porter.
Voyant tout ce qu'il y avait là à manger à prix
si
aussi
modeste, je
ne pus m'empêcher de lui demander si, loin comme elle était, il
lui venait au moins assez de gens pour que cela vaille la peine
des préparatifs. Elle me répondit que c'était surprenant comme
il lui venait du monde.
— Ils partent de Londres, avides d'air et de liberté,
du moins je le suppose, me dit-elle. Ils ne savent pas toujours
où descendre. Un chauffeur que je ne connais pas leur conseille
apparemment assez souvent Wake Arms. Il est peut-être venu
lui-même un jour par ici et rêve de retrouver le chemin. Les gens
sont ainsi, ne trouvez-vous pas, pleins de sentiment pour des
choses dont ils savent qu'elles existent mais
qu'ils
n'ont jamais vues.
Après tout, il en est de même pour moi de la mer que je désire
connaître depuis que je suis au monde. En tout cas, des gens
prennent le sentier inconnu que vous avez suivi. Quelques-uns
s'y engagent par méprise, j'imagine. Le bon Dieu en fin de compte
m'amène passablement de monde.
Avec un évident plaisir elle s'attarda encore un peu à
me regarder entamer mon thé avec le plus bel appétit, puis se
retira dans la maisonnette.
En un rien de temps j'eus dévoré presque tout le contenu
du plateau, y compris un petit pot de confiture aux groseilles que
les guêpes vinrent me disputer avec acharnement jusqu'à ce que
j'eusse l'idée de leur en mettre une cuillerée de côté qu'elles
se prirent alors à manger délicatement sans plus du tout chercher
à en prendre dans le pot. Et depuis lors je sais que l'on peut
goûter ensemble en paix, au jardin, guêpes et humains, si on leur
en donne de bon coeur une petite part.
Alourdie par la chaleur et un si copieux repas, je ve-
nais de m'assoupir lorsque revint la jeune bossue avec un grand
pot d'eau bouillante pour allonger mon thé.
— Dormez, dormez, me dit-elle avec une douce autorité.
J'enlève seulement le plateau afin que les mouches ne vous im-
portunent pas.
Sous mes paupières lourdes à ne presque plus pouvoir
les soulever, je distinguais encore vaguement où j'étais. Aurais-
je seulement la force de me lever
,
debout,
repartir, refaire le
chemin jusqu'à Wake Arms? Cela me paraissait impossible. Mais
surtout je me sentais bien ici à ne vouloir jamais m'en aller.
Nul mal, me semblait-il
,
ne pouvait
m'
m'y
[flèche]
plus
m'
atteindre. La
mystérieuse
paix de cet endroit retiré me couvrirait tant que j'y resterais.
Je rappelai la jeune fille bossue.
— Je me suis aventurée bien trop loin à pied, lui
dis-je, pour refaire aujourd'hui le même chemin. Ne pourriez-
vous pas me faire une petite place pour la nuit?
— Je le voudrais bien,
mais regardez,
fit-elle
,
en
m'indiquant la maisonnette d'un geste désolé,[flèche][flèche]
mais
voyez
comme c'est petit
chez nous. C'est à peine déjà s'il y a place pour le père, la
mère depuis des années paralysée, dont je prends soin, et mon
frère, un pauvre innocent qui rentre parfois tard quand on ne
l'a pas gardé à coucher dans une ferme où il a pourtant trimé dur
en retour du souper et d'un peu de compassion.
Soudain, j'étais bien éveillée, l'écoutant passionné-
ment comme si une des plus belles pages d'un des romans anglais
que j'avais tant aimés m'était dite à l'oreille par l'être même
qui en avait été la source et l'inspiration. Se pouvait-il donc
que de moi-même, à vingt milles seulement de Londres, guidée par
ma seule bonne étoile, j'eusse abouti à cette atmosphère si par-
ticulière d'âge et de paysage, telle qu'elle m'avait été révélée
par les oeuvres de George Eliot et de Thomas Hardy? Il n'y
avait donc pas que la chaumière à faire partie d'un temps que je
croyais perdu à jamais, si ce n'est dans les livres qui en avaient
recueilli les voix.
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La jeune bossue continuait à se tracasser à mon sujet.
— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée. Si vous
croyez pouvoir marcher encore un peu, pas très loin, vous arrive-
rez, à un mille à peine, par cette même route, à un très petit
villlage: Upshire. Ne vous arrêtez pas à l'auberge. Elle ne
vaut pas cher. Cherchez plutôt Century Cottage. Frappez. Deman-
dez Esther, Esther Perfect. Dites-lui que vous venez de la part
de Felicity. Je serais bien étonnée qu'elle ne vous accueille
pas à bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century Cottage
est grand.
Il n'avait pas été nécessaire d'en entendre plus pour
me faire retrouver en moi des forces toutes fraîches. Déjà
j'étais debout. Je déposai un schilling et quelques piécettes au
coin de la table. Dans la chaleur encore pesante du jour, les
pieds lourds mais soutenue par le singulier espoir qui ne m'avait
pas longtemps manqué ce jour-là, je m'engageai en direction du
village que m'indiquait Felicity tout en m'encourageant de sa
voix un peu fluette que j'entendis plusieurs fois encore répéter
derrière moi: "Vous ne le regretterez pas. Ah, sûrement, vous
ne le regretterez pas."
175 XI
Le village, pour qui l'abordait comme moi du côté sud,
se présentait en légère pente douce allant se perdre
en
dans
un
beau
beau
ciel
amplement
dégagé. En arrière, la forêt l'accompagnait
tout
en
au long
,
en
le serrant d'assez près
,
mais
,
[flèche]
,
en face, il avait pour
lui le large, et c'est sans doute à cause de tout cet espace
s'ouvrant à mes yeux de façon inattendue que j'aimai instantané-
ment Upshire.
En fait, ce qui doit être plutôt rare en Angleterre,
il était aligné en entier, cottages de pierre
,
[flèche]
et
,
,
douce vieille pe-
tite église
,
avec son cimetière
,
entre des ifs
,
autres cottages
moins anciens, poste, pub, pastorage
,
sur un seul côté de la rue.
Tout comme cet horizon de l'Ouest canadien que je décri
v
r
ais dans
Ou iras-tu Sam Lee Wong
, il se trouvait à contempler sans fin une
vaste étendue de plaine. Elle roulait en larges, souples et ma-
gnifiques ondulations. Est-ce pour les avoir aperçues comme
j'apercevais naguère, au sortir du bois chez mon oncle, la plaine
ouverte, qu'elles me soulevèrent d'un élan en quelque sorte égal
à leur propre élan? Il se peut. Ce qui est certain c'est que
sont incomparables ces downs de l'Essex: une haute houle de terre
qui court et court comme sous un même vent qui la pousserait dans
le même sens depuis des temps immémoriaux. De la forêt, conquise
patiemment de
ce
côté, il ne restait, très au loin, qu'une mince li-
gne sombre se confondant avec l'horizon. Entre elle et le village
émergeaient à peine au regard, comme tout juste esquissées, quel-
ques fermes perdues
,
et
et
des troupeaux qui se déplaçaient si lentement
qu'on aurait pu
,
à certains instants
,
les prendre pour de grosses
roches semées dans les champs. Au creux d'un vallonnement, beau-
coup plus proche, se dressai
t
[flèche]
ent
ce qui m'eut l'air d'un petit châ-
teau à façade georgienne, et, au sommet d'un tertre, une étrange
stèle de caractère ancien qui m'intrigua. Je n'en revenais tou-
jours pas d'avoir atteint, à guère plus d'une heure de Londres,
un long passé encore si intact.
C'est que tout ici, ainsi que j'allais bientôt l'appren-
dre, terres, fermes, pâturages, village, chasse
[flèche]
-
gardée à même la
forêt, le petit château, même jusqu'à un certain point l'église et
son cimetière, appartenai
ent
[flèche]
t
au seigneur des lieux et
qu'il
[flèche]
que celui-ci
réus-
sissait encore à empêcher —mais pour combien de temps? —l'expan-
sion vers Upshire du grand Londres métropolitain qui, à quelques
milles seulement, piaffait de l'impatience
à
[flèche]
d'
y répandre d'autres
lotissements étroits, des High street pareils à ceux d'en arrière,
rangs sur rangs de cottages identiques et assurément des ABC tea-
shops à la douzaine.
Quelque temps encore allait donc onduler librement la
puissante houle de terre et pareillement
,
au-dessus d'elle, certains
jours, la masse de
s
grands nuages blancs accourant vers la Manche
ou en revenant.
Je trouvai sans peine Century Cottage. Quoique à un
étage et beaucoup plus élevé que la maisonnette de Felicity, il
ne m'en parut pas moins enfoui lui aussi dans un fouillis de fleurs.
Je suivis un sentir dont la course semblait avoir été déterminée
par les fleurs elles-mêmes, leur
volonté
détermination
[v]
v
olonté de
à
pousser et
à
de
se répan-
dre là où il leur plaisait. Je devais disparaître entre les dau-
phinelles élancées, d
l
es passeroses géantes et des canterbury
bell[flèche]
e
s comme nulle part
ailleurs
je n'en ai vu
depuis
d'aussi
bien
bien
fournies de clochettes
toutes d'ailleurs
toutes
larges et somptu-
euses. Curieusement, à travers ces fleurs altières en poussaient
de toutes menues à leur pied, qui semblaient s'y trouver à l'aise.
Un tenace parfum de ment[h]
h
e se dégageait de quelque coin du jardin,
allié peut-être à celui du romarin. Et comme chez Felicity
,
[flèche]
,
l'air
vibrait littéralement du bourdonnement d'insectes qui ressemblait
peut-être
à un brouhaha de voix s'élevant autour d'une table de
banquet.
J'arrivai à une porte de bois sombre. Je tendis la main
vers le heurtoir. Et, tout à coup, comme si je n'avais eu de for-
ce que pour me rendre jusqu'à ce seuil, je me laissai aller contre
le chambranle. N'en pouvant plus, les larmes, je pense bien, me
montèrent aux yeux. Mon épuisement était si complet qu'il me parut
que j'arrivais ici non pas de Wake Arms,
de,
de
Durham
Fulham
, d'un amour
qui me laissait plus seule encore qu'il ne m'avait trouvée, de la
cruelle incertitude où j'avais vécu si longtemps, des mille et une
erreurs de ma part, mais de bien plus loin encore, comme depuis le
commencement peut-être de ma vie. C'est le sentiment que je res-
sentis en tout dernier lieu alors que je laissai aller ma tête
contre la porte, ne parvenant même plus à garder les yeux ouverts.
Et c'est ainsi que dut me trouver Esther, à moitié endormie sur
son seuil.
Comment la retrouver dans mon souvenir telle que je l'ai
vue pour le première fois quand se dissipa la brume de fatigue de-
vant mes yeux? Je ne sais si j'y parviendrai. Durant les vingt-
cinq années où je l'ai connue, elle me parut avoir toujours le
même âge et toujours aussi presque le même visage, comme si elle
était de la nature des choses que le temps ne saurait ab
î
mer.
Plutôt long et mince comme celui de tant d'Anglaises,
qui leur donne leur air si pensif souvent, son visage était enca-
dré de bandeaux noués bas sur la nuque. Ils auraient été sévères
si mille
petits
cheveux
follets
ne s'en fussent échappés pour
voltiger sur son front, ses joues, dans sn cou mince, l'auréolant
d'une sorte de floraison
un peu
folle
capricieuse
à l'image de son petit jar-
din échevelé.
Ce qui me frappa pourtant le plus chez elle, d
è
s l'abord,
ce furent ses magnifiques yeux couleur noisette. Bienveillants,
accueillants, ils n'en fouillaient pas moins l'âme en profondeur.
Des yeux plus perspicaces qui cherchaient aussi loin dans un visa-
ge
,
[flèche]
,
j'en ai rarement vus, mais ils cherchaient avec bonté
,
et il
m'apparut que ce qu'ils devaient trouver c'était à coup sûr ce
qu'il y a de souffrant dans chacun et qui sans même que nous le
sachions appelle à l'aide.
J'avais à peine commencé à voix faible à raconter que,
partie de Londres sur un coup de tête, je m'étais aventurée beau-
coup trop loin pour y retourner ce soir... mon récit emmêlé de
propos sur le Canada et ce que j'étais venue faire en Angleterre...
qu'elle me tendit les deux mains et
du même geste
(
du même geste
) m'attira à l'in-
térieur.
— Et moi, dit-elle, qui à l'instant encore me plaignait
s
à Dieu qu'il ne m'eût envoyé depuis longtemps aucune de ses créa-
tures à secourir. Et vous voilà comme un oiseau qui a fait long
voyage pour choir
,
du ciel, juste sur mon seuil. Venez! Venez!
Bien sûr qu'il y a ici de la place pour vous.
A peine quelques minutes plus tard, comme si j'étais
une visite attendue chez elle, elle me proposa:
— Voulez-vous voir votre chambre?
Je montai derrière elle un escalier un peu raide. Elle
ouvrit une porte. Ah! l'avenante chambre de campagne avec son
grand lit en cuivre, sa table pour la toilette munie du bock à
eau et du savonnier
,
et l'âtre, sous un manteau de cheminée garni
de petites photos anciennes... "Celle de ma mère morte il y a tant
d'années déjà, m'expliqua Esther... celle de notre John mort
,
les
poumons brûlés lentement
à la suite des
par les
gaz de la première Guerre
Mondiale..." puis d'innombrables keepsakes[:]
:
un brin de bruyère
d'Ecosse... "la plus colorée du monde..." un caillou cueilli au
bord de la mer d'Irlande, des fleurs séchées sous verre. Mais
,
surtout, en façade, cette chambre possédait deux hautes et grandes
fenêtres qui donnaient sur les downs,
[.]
e
E
ncadrées, nullement obs-
truées par le léger tulle des rideaux blancs
,
[flèche]
,
au reste écartés
du centre de la fenêtre, les grandes vagues de terre me parurent
encore plus harmonieuses vues de cette petite hauteur que d'en
bas. Je les voyais rouler jusqu'au plus loin, recommencer sans
cesse dans l'immobilité silencieuse leur course vers l'horizon dis-
tant. Et je distinguai mieux aussi
,
enfin
,
la stèle qui m'avait
intriguée.
— Qu'est-ce donc, Miss Perfect?
— Un monument érigé à la mémoire de Brodicea.
— Brodicea?
— Notre chère reine saxonne des temps lointains. Fuyant
ici dans son chariot les Romains qui allaient l'atteindre, plutôt
que de tomber vivante entre leurs mains, elle absorba une dose mor-
telle de poison. On dit qu'elle rendit l'âme à peu près à l'endroit
où s'élève la stèle.
Je ne savais plus ce qui me ravissait le plus de ce que
je découvrais aujourd'hui: un passé si présent ou
encore
un présent
à ce point
perdu
enfoncé
enfoncé
dans le passé. Mais un ravissement même le plus
rare, pas plus qu'un torturant souvenir, n'eût encore réussi à me
garder réveillée. Je tombais de sommeil.
Esther retira la courtepointe, la plia et la déposa au
pied du lit.
— A vous regarder, j'ai l'impression que vous êtes ar-
rivée ici tout d'une course de votre lointain Canada et sans avoir
nulle part repris votre souffle. Vous êtes épuisée. Allons,
couchez-vous. Reposez-vous. Je viendrai vous avertir quand le
thé sera prêt.
Je protestai d'une voix sûrement à moitié défaite par
le sommeil qui me gagnait:
— Je viens d'en prendre un énorme chez Brodicea...
non chez Felicity.
— On dit ça... on dit ça... Mais je fais des biscuits
chauds, et quand vous en aurez humé la bonne odeur, vous serez
comme tout le monde, vous me les mangerez à la douzaine... De
toute façon, le thé ne sera pas encore prêt avant une grande heure
encore. Père et moi prenons ce que nous appelons le high tea.
C'est un peu plus substantiel et servi un peu plus tard que le thé
ordinaire. En fait c'est plutôt une sorte de supper avancé. Père
aime se coucher tôt. Je lui sers donc cette espèce de repas un
peu plus tôt que le souper et un
peu
plus tard que le thé.
— Je pensais, dis-je à moitié endormie, qu'il n'y avait
que l'église anglicane à se partager en High et Low.
Pour la première fois je vis apparaître sur ses traits
ce doux sourire à la fois tendre et réprobateur que j'aimerais
tant et qui était chez elle, je crois bien, la seule expression
de blâme qu'elle se permettait.
— Ne vous moquez pas. L
e
[flèche]
a
High Church a sûrement ses
bons côtés. Après tout la Reine y adhère. Mais nous
,
nous sommes
Low Church. Nous estimons que Dieu est trop grand pour que nous
en
cherchions sa représentation en des images et des statues.
Il convient d'aller à sa rencontre dans notre propre coeur seule-
ment.
— Pourtant, lui dis-je, vous le cherchez bien à travers
la musique[flèche]
,
vous qui possédez les plus beaux hymnes du monde.
Je ne lui tins pas tête plus longtemps. Je vis à peine
la porte se refermer sur elle qui s'en allait sur la pointe des
pieds. Et comme à Dauphin, chez le chef de gare, je venais tout
juste, il me semble, de perdre pied que déjà on me réveillait.
— Dear Gabrielle. Le thé est prêt. Il fait beau encore.
Nous le prendrons au jardin.
Aujourd'hui, si loin de ces moments enchantés, je me
fais l'impression, en les évoquant, de narrer quelque
conte féé-
féerie.
rique.
Pourtant ils me furent bien donnés tels quels. Mon ima-
gination, que j'ai peine parfois à retenir de vouloir intervenir
pour retoucher, améliorer peut-être mes souvenirs, ici ne trouve
rien à
retoucher
changer
. Tout était selon le désir le plus parfait
du
du coeur.
Le petit jardin arrière était peut-être encre plus
charmant que celui d'en avant, avec un potager où alternaient
des fleurs et des herbes fines, avec un
petit
cabanon de jardi-
nage couvert de vigne et un verger de cinq ou six arbres. La
table était dressée tout au fond dans une
sorte de petite
éclair-
cie mi-ensoleillée
,
mi à l'ombre
,
sous un vieux pommier tordu dont
la branche maîtresse était si basse que j'eus à me pencher pour
passer en-dessous et prendre ma place à table. Un
beau
grand
vieillard aux traits souriants, à la barbe et à la tête également
toute[flèche]
s
blanche
s
, se leva de la sienne pour m'accueillir. Esther
avait dû lui apprendre —en autant qu'elle-même le savait —qui
j'étais, car elle dit simplement: "Father, our dear new friend
just arrived
,
Gabrielle". Et tout aussi simplement, en gardant ma
main entre les siennes,
il
me souhaita: "Puissiez-vous être heureuse
parmi nous."
Par la suite, m'adressant à lui je le nommai évidemment
Mr Perfect, alors qu'Esther, d'une voix toute pleine de tendresse,
disait Father, et je reconnus bientôt que mon appellation faisait
cérémonieuse et détonnait dans l'atmosphère toute chaleureuse qui
nous unissait autour de la table sous le pommier protecteur. Je
ne pouvais pourtant pas me mettre à l'appeler aussi Father. Tout
à coup, spontanément me vint aux lèvres l'expression[flèche]
:
Father Per-
fect.
Le vieillard eut un fin sourire qui plissa ses pommet-
tes ridées en mille
s
petits replis serrés et jusqu'à ses yeux
eux-mêmes dont le bleu ciel n'étincela plus qu'à travers une
mince fente des paupières.
— D'habitude, dit-il, c'est Dieu le Père que l'on
nomme ainsi. Lui seul est le Père Parfait. Mais vous le dites
sans irrévérence, et je veux bien essayer d'être pour vous une
sorte de Père Parfait, ma très chère enfant.
Il ne devait pas l'être longtemps pour moi seule.
Comment le nom que je lui avais trouvé dans un élan d'amitié
allait lui rester et se répandre, je ne sais, mais au bout de
peu de temps personne au village, au manoir et dans les alentours
ne le nomma plus autrement. Je crois même que c'est ce qui est
écrit sur sa tombe, dans le petit cimetière entre les ifs.
Quelques minutes après que nous eûmes pris place tous
les trois à la table à thé, Father Perfect[flèche]
,
s'étant soigneusement
essuyé les doigts, ouvrit au hasard, comme c'était son habitude,
la vieille Bible de famille que venait de lui apporter Esther.
Il en lut à voix haute un passage qui avait trait, je crois me
rappeler, au séjour de Joseph en Egypte. L'air autour de nous
bourdonnait du chant de grâce des insectes butineurs. Il embau-
mait des trois herbes précieuses, le thym, le romarin, la marjo-
laine
,
dont Esther m'apprendrait que l'une était pour la fidélité
et les deux autres liées à je ne sais plus, ma foi, quelles vertus.
Sa lecture terminée, le vieillard ferma les yeux, joignit les
mains et improvisa comme chaque jour une prière. Il demanda
d'abord au Seigneur d'éloigner de nous la menace de guerre qui
avait paru un moment peser sur l'Europe.
Je me rappelai alors le vent de panique qui avait
passé sur Londres il y avait peu et dont au vrai j'avais eu à
peine conscience, absorbée comme je l'étais par ma propre détres-
se égoïste. C'est donc au fond du petit jardin fleuri, saturé
du bourdonnement de l'été et de ses odeurs les plus fines[flèche]
,
que
m'atteignit enfin vraiment la grande ombre terrifiante qui s'a-
vançait sur le monde. Mais le vieillard continua sa prière et
la paix nous enveloppa de nouveau de son frêle secours.
— Notre Seigneur, disait Father Perfect du ton de
quelqu'un qui parle à un ami tout près de lui, toi qui nous a
amené aujourd'hui du lointain Canada que notre John, tu t'en
souviens, rêvait tellement de connaître, une jeune amie dont le
coeur est peut-être dans l'angoisse, accorde-nous, très doux
Sauveur, de savoir comment lui être secourable. Elle aurait pu
aller à mille autres endroits, frapper à bien d'autres portes.
C'est à la nôtre qu'elle est venue. Nous ne pouvons donc pas
nous empêcher d'y voir un signe que tu la destinais à notre sol-
licitude. Maintenant qu'elle est de la maison, étends sur elle,
Seigneur, la même protection que sur ma chère Esther, que sur
moi-même.
Le silence retomba. Je ne distinguai plus très bien
le lointain encore lumineux sous les branches du pommier. Pen-
dant que priait Father Perfect, les souvenirs des mois derniers
depuis le jour où j'avais rencontré Stephen m'étaient remontés à
la gorge en un flot pressé à m'étouffer mais ils n'avaient plus
tout à fait l'amer goût des semaines passées. Ils cherchaient
même à se dissoudre en larmes dont il
m'en
[flèche]
me
vint quelques-unes
que je parvins
,
je pense
,
à dissimuler. Mais je mis quelque
s
temps
à retrouver au bout de mon regard brouillé le consolant paysage.
[crochet] En fait, comme nous nous trouvions au sommet de la
pente sur laquelle était bâti Upshire, nous avions ici aussi une
vue plongeante sur les environs. Tout juste passé le vieux pom-
mier qui délimitait le petit jardin d'en arrière, commençait une
suite de pâturages et de champs en friche moins harmonieux que
les downs d'en avant mais qui offraient aussi un vaste espace à
peine clos par la faible ligne de la forêt qui reprenait dans le
lointain.
Au-delà, le ciel jusque-là si pur
,
se montrait teinté
de sombre, obscurci et comme atteint d'une sorte de maladie ou
de tristesse.
— Qu'est-ce donc là-bas qui cha
r
ge ainsi le ciel?
Esther me répondit:
— Londres
— Londres!
Déjà c'était comme si je m'en étais éloignée depuis des
années. J'avais toujours présent à l'esprit d'y avoir été fiévreu-
sement accaparée, puis malheureuse à ne plus tenir à la vie, mais
j'éprouvais aussi le sentiment que ce souvenir emmêlé était pour
l'instant assoupi et ne me ferait pas trop de mal tant que je reste-
rais dans cet abri qui m'en protégeait.
Esther, partie en vitesse vers la cuisine, revint
apportant sur un plateau la théière fumante encapuchonnée de
laine pour la garder chaude et une assiettée de ses hot biscuits
cueillis tout brûlants du four. Elle avait bien eu raison de
prédire que leur odeur m'ouvrirait l'appétit. J'en dévorai trois
ou quatre d'affilée, recouverts de beurre et par là-dessus de
miel du pays ou de confiture de prunes. Les guêpes avaient reçu
leur petite part dans une soucoupe déposée à quelque distance de
la table. Soudain je sentis un être vivant et chaud me frôler
la jambe. Je soulevai la nappe. Une petite chatte noire aux
yeux incroyablement tristes me regardait.
— Votre chatte, Esther?
— Oui et non. Elle est arrivée tout juste un peu avant
vous et venant d'on ne sait où. Elle n'appartient pas en tout cas
ni
au village ni aux environs. Il y a des gens cruels. Parfois
il en vient jusque de Londres pour abandonner en forêt leurs bêtes
dont ils ne veulent plus. Elle a miaulé à la porte
d'
avant. J'ai
été voir. Elle paraissait affamée. Elle a l'air de vouloir res-
ter avec nous.
— C'est que votre seuil est accueillant, Esther. Lui
avez-vous trouvé un nom?
— Pas encore. Je n'en ai pas eu le temps. Lui en
donneriez-vous un?
Je me penchai et flattai la petite chatte perdue.
— Guinevere
,
lui irait, il me semble.
— Guinevere! C'est un nom bien distingué pour une petite
chatte qui provient peut-être des quartiers les plus misérables de
— Londres. Et cependant pourquoi pas en effet un nom qui la rehaus-
serait
.
[flèche]
?
La petite bête égarée se leva alors sur ses pattes
d'
arrière
s
, appuyant celles d'avant sur mes genoux et s'y frotta la
tête en murmurant au fond de sa gorge une sorte de remerciement.
La grande chaleur était tombée. Par instants nous ar-
rivait en dessous des pommiers une bouffée d'air rafraîchi de son
passage sur les vastes champs ouverts au-delà du jardin. Rassa-
siés, nous restions à causer paisiblement dans le crépuscule qui
avançait. J'apprenais que Father Perfect avait été garden-boy
puis aide-jardinier avant de devenir le chef jardinier du châte-
lain des lieux. Il avait été attaché longtemps au château que le
seigneur possédait dans le Norfolk pour être ensuite affecté au
petit manoir de Upshire. Depuis quelques années à la retraite,
il avait la jouissance pour Esther et lui-même, leur vie durant,
du cottage en plus d'une petite rente et de certains droits comme
,
par exemple, de ramasser le bois mort et de prendre du petit gi-
bier dans la partie de la forêt qui relevait toujours du manoir.
Il aimait y faire encore son tour presque quotidiennement, un peu
pour venir en aide au garde-forestier qui ne suffisait plus à la
surveillance
,
un peu aussi pour son plaisir. Il en rapportait des
champignons, de bons fagots secs qui flambaient vite, parfois seule-
ment des fleurs. A l'écouter, je comprenais enfin d'où venait à
ce vieillard sa bonté paisible, sa douceur rare, quelque chose en
lui comme d'une innocence à jamais préservée. C'est qu'il n'avait
apparemment rien fait d'autre au long de sa vie que de prendre
soin de ce qui embellit le monde. "Les roses de notre roseraie
de Norfolk... j'aurais voulu que vous les ayez vues, me disait-
il... Elles se tenaient comme des reines alignées à attendre le
jour. Et l'on n'aurait pas été tellement surpris au fond de les
voir lui faire la révérence... savez-vous!... encore que les roses
sont
[flèche]
soient
sont
orgueilleuses... et ne plient pas beaucoup même sous l'orage..."
A la fin, tout alangui pour être retourné à ses plus
vieux souvenirs et peut-être ébranlé aussi par l'émotion de mon
arrivée, il eut l'air épuisé. Il se leva, nous souhaita le bon-
soir, nous bénit toutes deux et entra se retirer pour la nuit.
Je m'offris à aider Esther à desservir.
— Oh non! Pas encore! dit-elle vivement. Restons
plutôt à causer encore un peu. J'aime bien écouter père. Vous
avez vu; il est adorable. Mais c'est chaque soir la même histoire:
les roses du Norfolk, les poules faisanes de la forêt réservée qui
le reconnaissaient et le suivaient pas à pas... Que voulez-vous!
Il a vécu dans une sorte de Jardin d'Eden, et le malheur des hom-
mes ne l'a pas touché autant qu'il atteint la plupart. Et de
l'Eden il n'y a pas grand chose à dire au fond, ne trouvez-vous
pas, une fois qu'il a été raconté. Restez un peu... Il y a si
longtemps que je n'ai eu quelqu'un avec qui parler de choses et
d'autres à l'heure où l'on dirait que les mots viennent d'eux-
mêmes aux lèvres... vers le crépuscule... par exemple.
Pour moi, il était plutôt l'heure du silence et du rêve
s'épanouissant en cercles de plus en plus paisibles jusqu'à dis-
paraître en une surface lisse comme une nappe d'eau à la nuit.
Mais ainsi tout serait bien entre nous. Esther raconterait à
coeur ouvert, et moi je l'écouterais en silence.
En fait, elle parla peu, quelques mots seulement à la
fois, entre de longs moments de méditation. Mais chaque petite
phrase sonnait si juste, provenait d'une
si
apte
[flèche]
fine
réflexion,
réflexion si appropriée,
ré-
sumait tant de sagesse, était énoncée en termes si parfaits que
chaque fois j'en dressais l'oreille.
— Où donc avez-vous appris tant de choses
,
Esther?
— Certainement pas à l'école, en tout cas. Je l'ai
quittée à l'âge de douze ans pour entrer en service chez nos
maîtres. Eux avaient beaucoup de livres. Les demoiselles as-
sises au jardin dans leur chaise longue les laissaient parfois
tomber de leurs mains. En ramassant derrière elles leurs affai-
res, j'avais le temps parfois d'ouvrir un livre, de lire quelques
lignes et je m'étonnais déjà qu'elles fussent si peu retenues par
de pareils trésors. Plus tard, les demoiselles m'en donnèrent,
peut-être pour s'en débarrasser. Je lisais souvent à la flamme
de ma bougie, dans mon coin de mansarde, jusqu'à ce que je tombe
de sommeil.
— Qu'avez-vous donc lu ainsi, Esther?
— Ah! que j'ai été chanceuse! Nos maîtres tenaient
à ce que leurs demoiselles lisent le meilleur, ce qu'ils n'avaient
pas eux-mêmes lu... et les gouvernantes y voyaient... J'ai lu
tout
Paradise Lost
. J'en sais encore de
grands bouts
longs passages
par coeur.
J'ai lu aussi
Pilgrim's Progress
que j'ai trouvé un peu ennuyeux
par bouts, je l'avoue
,
à ma grande honte. Puis Jane Eyre, les
Brontë,
Gulliver's Travels
, presque tout Tennyson, Browning, les
deux, lui et Elizabeth
,
et surtout, bien entendu, la Bible, le
Livre des livres, tout y est, dearest Gabrielle, de ce qu'il
importe de savoir. Mais j'aime bien aussi, de même que la Bible,
ouvrir chaque jour, au hasard, mon Shakespeare. Il est rare que
je ne tombe pas sur une phrase qui
ne
me porte
pas
au ravissement et
ne
?
m'accompagne
pas
pour ainsi dire toute la journée. Ou
encore
ne
m'ap-
prenne
pas
à moi-même ce que je pensais sans le savoir, et
donc
que je ne
suis
donc
pas la seule à penser
ainsi
[flèche]
comme je pense
. Alors ma pauvre vie solitaire
s'entrouvre
,
et je deviens comme riche et entourée et je suis loin
tout à coup d'être seule. En est-il de même pour vous, dear
Gabrielle?
[crochet] Le coeur troublé de si précieuses confidences
,
je ne sa-
vais que répondre. A mes pieds s'était couchée Guinevere qui
,
tout en sommeillant
,
repartait, de temps à autre, à ronronner.
Au loin, là où une heure auparavant j'avais vu la souillure du
ciel, apparaissaient, faibles encore, des lumières, et tout était
changé. Londres avait perdu sur moi son pouvoir d'effroi comme
Paris le sien quand, du haut d'une chaise, par la tabatière ou-
verte, je l'avais contemplé pour ainsi dire à mes pieds, dans
sa bénignité. Ah
,
que j'ai aimé les grandes villes, à peu de dis-
tance, à l'heure assombrie, alors que s'allument leurs lumières
qui disent comme rien d'autre au monde la fraternité des hommes.
De minute en minute croissaient celles de Londres. Maintenant
elles étaient innombrables.
— Je n'aurais jamais cru, dis je, que j'en viendrais
à veiller avec Londres, à distance, comme avec une connaissance
silencieuse et douce.
— J'y vais une fois par année avec Père, me confia
Esther. Nous allons rendre visite à ma soeur Heather. Vous ne
pouvez imaginer soeurs plus dissemblables qu'Heather et moi-même.
Elle, elle est partie jeune faire sa vie à Londres. Elle est dé-
lurée, pimpang
t
e, toujours mise à la mode, porte des chapeaux ex-
travagants, marche dans des souliers à talons hauts, va au spec-
tacle, lit des revues un peu effrontées à mon goût. Je me sens
bien vieux jeu à côté d'elle. Pourtant je ne changerais pas[flèche]
plus
de
vie avec elle
pas plus
qu'elle sans doute n'en changerait avec
moi... A part notre visite à Londres dont je rentre toujours
terriblement brisée, nous allons aussi une fois par année, Père
et moi, à la mer. Une journée par année à la mer, il faut bien
cela, n'est-ce pas, pour n'en pas perdre le souvenir dans notre
tête et dans nos oreilles. Père se fatigue vite. Nous allons
donc au plus près, à Bradwell on sea. Nous n'y allons d'ailleurs,
remarquez, que pour nous asseoir face à la mer, la regarder et
l'écouter.
Enfin nous sommes rentrées. Esther refusa que je l'ai-
de pour ce soir-là.
— Vous êtes comme quelques-unes de mes fleurs qui
croulent soudain à la fin d'une journée qui équivaut pour elles
à presque toute la vie pour nous sans doute.
Elle m'alluma une bougie. A sa lueur temblante
,
en tra-
versant le sitting-room
,
j'ai
je
pu
s
distinguer, dans leur rayonnage,
quelques titres des livres qu'elle m'avait dit avoir lus. Ils
semblaient faire partie de cette pièce comme des hôtes de longue
date toujours fréquentés.
— Est-ce que ce sont les livres que vous ont donné
s
les maîtres?
— Pas tous. Père et moi, sur notre petite rente, en
économisant un peu sur le charbon l'hiver, un peu sur les
autres
sorties
que le voyage à Londres et à la mer, nous avons réussi
à nous en acheter quelques-uns de plus récents, pour nous tenir
tout de même un peu au courant du monde d'aujourd'hui. Nous vi-
vons une belle vie malgré tout
,
comme vous le voyez, sauf pour une
chose qui continue à me manquer peut-être... C'est que je n'ai
jamais vu jou
ée
[flèche]
er
, figurez-vous, une seule pièce de Shakespeare.
Comment est-ce? Très beau, n'est-ce pas?
— Inoubliable,
!
Esther.
— - Ah
,
je m'en doutais!
Nous montions l'une derrière l'autre l'escalier qui
aboutissait au palier étroit sur lequel s'ouvraient nos trois
chambres, celle de Father Perfect, celle d'Esther et la mienne
qui était la plus spacieuse et la mieux orientée.
Esther me passa la bougie.
— Il y a une lampe toute prête et des allumettes à
votre chevet, ainsi que des livres si vous désirez lire un peu.
Mais je vous engage à dormir au plus tôt. J'aimerais vous voir
meilleure mine demain et surtout voir disparaître ces traces de
peine qui vous restent dans les yeux.
Elle me posa un baiser sur le front.
Et comme chaque soir tant que je serai
s
sous son toit,
cette fois-ci, et plus tard quand j'y reviendrais presque heureu-
se et, plus tard encore, quand de nouveau je reviendrais, moins
heureuse, elle me souhaita tendrement:
— Night-night, Gabrielle.
Je soufflai ma bougie. Le temps de m'émerveiller que
ma barque errante eût atteint si bon port, et je dormais à la
brise qui venait des downs roulant leurs crêtes à la rencontre
des crêtes de la mer.
Je m'éveillai l'âme en paix comme jamais depuis L
l
a
-
Petite-Poule-d'Eau peut-être, mais non, depuis bien avant, depuis
le temps
peut-être
des vacances à la ferme, chez mon oncle, quand
au réveil, le premier matin, n'ayant pas su tout de suite où j'é-
tais, je le reconnaissais aux odeurs qui flottaient vers moi du
dedans et du dehors et que je me découvrais sûre d'être à nouveau
heureuse dans la chère maison où je n'avais connu que calme et
félicité.
Du grand lit en cuivre, je pouvais suivre le déferlement
des downs qui me parurent plus
attirant[flèche]
e
s
attirantes
encore que la veille sous
la douce lumière du matin qui en tirait des éclats d'un vert soyeux.
Je retrouvai du regard la stèle qui marquait l'emplacement de la
mort de la reine saxonne. En étirant un peu le cou, je pus aper-
cevoir le petit château dont Esther m'avait appris qu'il servait
maintenant d'orphelinat, les seigneurs l'ayant légué à une oeuvre
de bienfaisance, pour aller habiter
,
tout au bout du village par
lequel j'étais arrivée
,
mais au long d'une autre route que celle
que j'avais suivie, une demeure presque dissimulée dans la forêt.
Or
,
en même temps que cette paix
,
si longtemps absente
,
revenue m'habiter, je découvris en moi, ce matin-là, le vif désir
d'écrire
,
né tout aussi instantanément. Cela m'était déjà arrivé
;
[flèche]
:
je m'éveillais heureuse de vivre, dans des dispositions de tran-
qui
l
[flèche]
ll
ité, de disponibilité, et, du même coup
,
surgissait dans mon
esprit une histoire pour ainsi
toute faite,
toute prête,
et
que
j'avais grande envie de raconter. Mes meilleures moissons d'idées,
d'images, de récits, je les ai presque toujours cueillies au ré-
veil, comme si elles provenaient du repos, du sommeil, de l'ombre
ou de quelque longue poursuite, menée à mon insu, à travers mes
rêves
,
[flèche]
.
d'un personnage ou d'une tonalité.
Mais il m'avait tou-
jours fallu être prompte à les saisir si je ne voulais pas tout
perdre, car si rien n'est aussi précieux que ces dons du réveil,
rien[flèche][flèche]
aussi
aussi
n'est
aussi
pareillement
fugitif. Je courus à une petite table sous
l'une des grandes fenêtres où il y avait de quoi écrire. Je dé-
tachai avec précaution quelques pages du milieu d'un
petit
cahier
d'écolier afin de ne pas l'ab
î
mer s'il servait
l
d
e livre de compte,
[flèche] à Esther, comme
cela paraissait le cas,
l
d
e livre de compte,
car c'était manifes-
tement là son coin d'écriture. Je pris un crayon
s
et retournai
dans le lit me mettre à écrire
,
adossée à la pile des oreillers,
les merveilleu
ses
[flèche]
x
ses
downs sous mes yeux.
L'histoire que je mis à écrire, ce matin-là, d'un tel
coeur
,
aujourd'hui ne compte guère. Si je m'y attarde, c'est qu'elle
était tout de même mieux que ce que j'avais écrit jusque-là,
qu'elle venait bien et surtout qu'elle m'entra
î
nait dans un mou-
vement irrésistible, me soustrayant à tout ce qui n'était pas
elle
,
et ainsi me rendait au bonheur que je n'avais connu depuis
longtemps. Aujourd'hui que je raconte ces choses, je m'aperçois
enfin comme il est curieux que ce soit seulement lorsqu'on est
en quelque sorte ravi à soi-même que l'on puisse être heureux,
et pourtant c'est bien ainsi, je crois, que cela se passe pour
tous.
Or, cette histoire que j'avais découverte m'attendant
pour ainsi dire au réveil et qui venait si bien, elle me venait
dans les mots de ma langue française. Pour moi qui avait
s
parfois
pensé que j'aurais intérêt à écrire en anglais, qui m'y était
s
essayée avec un certain succès, qui avait
s
tergiversé, tout à coup
il n'y avait plus d'hésitation possible[:] les mots qui me venaient
aux lèvres, au bout de ma plume, étaient de ma lignée, de ma so-
lidarité ancestrale. Ils me remontaient à l'âme comme une eau
pure qui trouve son chemin entre des épaisseurs de roc et d'obs-
curs écueils.
Je ne m'étonnais pas d'ailleurs que ce fût en Angleterre,
dans un hameau perdu de l'Essex, chez des gens hier inconnus de moi,
que je naissais
,
peut-être
en partie
enfin
à ma
vocation
destination
, mais sû-
rement en tout cas
,
à mon identité propre que jamais plus je ne
remettrais en question.
C'est que tout
,
au fond,
de
l'événement de ce matin-là, me
paraissait d'une évidente et parfaite clarté. J'étais arrivée
la veille
,
par une sorte de miracle —mais il allait se reproduire
bien des fois dans ma vie —chez des gens qui d'instinct m'aimèrent.
Or là où je me suis sentie aimée et portée à aimer, je me suis
trouvée en sécurité. Et là où je me suis trouvée en sécurité,
j'ai retrouvé le courage. Seule
l'affection
, je le sais maintenant depuis
longtemps,
l'affection
peut me porter à ce degré de confiance où
je ne crains plus la vie. Et alors j'ose m'élancer dans ce travail
sans fin, sans rivage, sans véritable but
,
au fond, qu'est l'écri-
ture. Appuyée comme je me sentais l'être ce matin
-là
par l'amour
gratuit du vieil homme et d'Esther, je sentais peut-être aussi de
mon devoir de le leur rendre à ma manière. J'avais sept ou huit
pages d'écrites quand Esther entra avec le plateau du breakfast.
Elle me le déposa sur les genoux en repoussant un peu
les feuillets qui encombraient la couverture.
C'était un si énorme repas que je protestai
, sûre
de
ne pouvoir
jamais en venir à bout
mais
pour m'entendre aussitôt prêcher exacte-
ment comme rue Wi[c]
c
kendon:
— Toute bonne journée commence par un substantiel
breakfast.
Alors, l'esprit détaché pour un instant du déroulement
de mon récit
pour revenir au sujet de ma vie
, je mesurai le long
chemin que j'avais malgré tout parcouru depuis cette rue de malheur,
alors que si souvent je me reprochais
de
n'avoir en rien avancé. En
cours de route, je dus buter toutefois sur un souvenir qui réveil-
la en moi la lancinante douleur toujours prête à surgir
, quoique
j'en pensai,
à la moindre évocation de Stephen, car subitement les
downs, l'admirable paysage que je fixai
s
, tout disparut à mes yeux
pour me laisser me voir seule, dans soutien, démunie. Prompte à
interpréter les variations d'un visage humain comme celles du ciel,
qu'elle consultait sans cesse pour
y
établir des pronostics, Esther
me reprocha:
— Vous voilà repartie dans vos mauvais chemins. Tantôt
vous étiez tout bonheur comme une enfant dans ses jeux. Revenez-y.
Mais avant tout
,
goûtez ce beau kipper que j'ai été chercher exprès
pour vous ce matin chez le mareyeur à Walthamstow. Ensuite, s'il
le faut absolument, vous continuerez quelque temps encore vos
gribouillages. Mais n'oubliez pas: les belles journées que Dieu
nous donne ne durent pas indéfiniment. Après-midi, si vous le
voulez, nous irons nous promener en forêt... ou sur les downs...
comme vous préférerez.
— Oui, sûrement
,
Esther. Mais j'ai le sentiment qu'il
me faut mériter mes joies. Et ce matin, en m'éveillant sous votre
toit, j'en ai éprouvé une des plus grandes de ma vie.
La vaisselle du lunch lavée et rangée, Father Perfect
à sa sieste, nous sommes parties, Esther et moi, du côté des
downs. A peine franchie
s
une clôture et une petite élévation,
et
nous étions livrées à une étendue qui semblait ne plus appartenir
qu'au vent et aux nuages.
D
es
De
lointains bruits de ferme, l'a-
boiement d'un chien, le cri d'une poulie, un chant de coq, nous
parvenaient de temps à autre
,
juste assez perceptibles pour nous
relier plaisamment au monde habité. Je ne pouvais revenir de ma
surprise de ce qu'un pays que l'on dit petit et surpeuplé
,
pût
offrir de si grands et beaux paysages
,
pour ainsi dire perdus sauf
pour la contemplation.
Les landes du nord étaient infiniment plus rudes,
m'apprit Esther. Plus rudes, plus envoûtantes aussi. Elle s'en
ennuyait toujours. Elle se rappelait y avoir marché pendant des
heures, l'âme curieusement heureuse et délivrée au sein de ces
farouches étendues grises, tristes... et cependant nobles, me
dit-elle.
Elle connaissait tout des downs et jusqu'
[flèche]
à
ses herbes
les plus modestes. A tout instant
,
elle se penchait, cueillait
à mon intention un brin d'herbe, une graminée, une toute petite
fleur, m'en disait le nom et à quoi elle pouvait servir, comme
fourrage, comme remède ou simplement à composer un bouquet d'hiver
alors que manquent les fleurs fraîches pour égayer la maison.
Poussée à agir par ce que j'apprenais si facilement, je me déter-
minai dès cette après-midi
-là
à me faire enfin, pour la première fois
de ma vie, un herbier. Rien qu'avec ce que nous rapportions de
cette première promenade
,
j'avais de quoi couvrir plusieurs pages.
Dès que je m'y serais mise
,
Father Perfect n'allait plus cesser de
m'apporter jour après jour une abondante moisson: de l'ivraie,
un exemplaire du Shepherd's Purse — qui devient si curieusement
en français de la
M
m
onnaie
-
du
-
P
p
ape[...]
—
de l'herbe à chat... Le
vieillard allait prendre presque autant de goût que moi à voir
représentées dans mon livre
des
les
plantes les plus spécifiquement
anglaises ou les plus rares. Hélas
,
mon bel herbier auquel je
travaillai avec tant de plaisir, soir après soir, sous la lampe
du parlor, aidée d'Esther qui me montrait comment sécher puis
coller les fleurs et les tiges, je devais l'égarer dans un de mes
nombreux déplacements. Je le regrette encore. Avec lui
,
me sem-
ble perdu le témoin d'un temps où je fus occupée le plus inno-
cemment du monde.
[crochet] Nous sommes revenues par un sentier dans la forêt. Par
habitude d'économie, Esther, plutôt que des fleurs
,
ramassait main-
tenant, ça et là, des bouts de bois mort. Ils suffiraient
,
dit-
elle
,
à faire bouillir l'eau du thé et même à réchauffer les pre-
mières soirées d'automne tout juste un peu fraîches. C'était
toujours ça de pris sur l'achat du charbon, très cher, et même
sur les bûches dont il fallait remplir le cabanon,
à
[flèche] ? l'hiver.
Et puis, sans grand effort de sa part, elle soulageait ainsi son
père qui se croyait obligé, revenant de la forêt, de se charger
de bois beaucoup plus qu'il n'aurait dû. Sujette comme je l'ai
toujours été à l'esprit d'émulation, je me mis de mon côté à
ramasser du bois tombé. J'en cherchai de plus en plus gros,
jusqu'à en venir à m'attaquer à des moitiés d'arbres que j'avais
peine à tirer et dans lesquelles je me prenais les pieds et m'em-
pêtrais. Nous sommes rentrées au village par sa partie haute,
moi chargée à l'égal de ces bourricots de misère que l'on ne dis-
tingue même plus sous leurs faix qui les débordent de tous côtés.
Nous nous sommes trouvées à passer devant le pastorage d'où sor-
tait justement la châtelaine qui salua Esther, à ce qu'il me
parut, d'un salut plutôt bref, puis attacha sur moi un regard
perplexe. J'ai souvent pensé que j'avais pu, ce jour-là, mettre
Esther dans l'embarras par mon excès de zèle qui pouvait donner
à croire que nous étions
,
à Century Cottage, réduits à l'extrême
pauvreté. Elle ne me dit pourtant absolument rien à ce sujet
pour ne pas gâter sans doute le grand plaisir que j'avais eu à
me croire utile. A l'avenir cependant, quand nous rentrerions
encore bien des fois chargées, à moins qu'il ne fît nuit noire,
nous reviendrions par les champs arrière et la petite barrière
donnant sous les pommiers. J'avais tout de même dû piquer à vif
la curiosité de la châtelaine qui nous envoya bientôt porter une
invitation à prendre le thé au manoir. Esther s'en montra plutôt
ennuyée.
— Je vais avoir à ressortir ma robe déjà démodée il y
a trois ans, que j'avais un peu rafistolée pour ma dernière invi-
tation au manoir, alors, comme c'est curieux! que j'avais juste-
ment à la maison quelqu'un que milady ne parvenait pas à situer
comme appartenant à mon monde.
A peine de retour au cottage, pendant qu'Esther
,
sur la
flamme de nos fagots,
[flèche] mettait l'eau du thé à bouillir
sur la
flamme de nos fagots,
, je courus
à ma chambre rattraper le fil de mon histoire. J'étais animée
par un feu inextinguible. Peu m'importait qu'il ne donn
ait
[flèche]
e
pas
encore naissance, malgré son ardeur, qu'à bien peu de chose.
Mais
,
je suppose que je ne savais pas alors que ce que j'écrivais
était peu de chose. J'écrivis plusieurs pages avant de prendre
conscience qu'Esther m'appelait d'en bas.
Je descendis prendre ma place au jardin. Le crépuscule
montait doucement comme une marée tranquille du fond du pâturage.
Bientôt s'allumeraient dans le lointain un peu brumeux les myria-
des de lumières de Londres. Mais en deça
,
j'avais appris à dis-
tinguer les groupes de feux de quelques petites villes plus près
de nous: Walthamstow où Esther allait souvent à bicyclette aux
emplettes, Waltham Cross et peut-être quelque peu Waltham Abbey
où j'irais avant longtemps visiter sa vieille petite église tra-
pue, l'une des plus rares en Angleterre.
C'est ce soir-là seulement que je m'
avisai
aperçus
tout à coup
avoir^
oublié
, dans mon trop grand bien-être,
oublié
d'apprendre à Gladys
où j'étais et qu'il me vint enfin à l'esprit qu'elle pouvait être
mortellement inquiète à mon sujet, n'ayant pas eu de nouvelles de
moi depuis deux jours.
Je courus aussitôt à la cabine téléphonique qui se trou-
vait devant la poste, tout à côté de chez Esther.
Peut-être Gladys avait-elle été réellement affolée par
ma disparition. Mais en apprenant que j'étais vivante et appa-
remment bien portante, elle piqua une colère épuvantable, ne me
laissant
pas
placer un mot et m'abreuvant des plus cinglants reproches.
Quelle sorte de fille étais-je donc pour être partie
ainsi sans même laisser un mot derrière moi? Aurait-ce été vrai-
ment un trop grand effort que d'avertir au moins les voisins?
Elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit dernière. Geoffrey
avait été partout demander si on ne m'avait pas vue. Et à cette
heure où je daignais enfin téléphoner, ils étaient sur le point
de faire appel à la police.
J'aurais pu dire, à ma décharge, que Geoffrey, absorbé
par une réparation ou en course pour la journée,
et
elle-même terrée
à Hampton Court sans donner signe de vie, avaient bien souvent
passé plusieurs jours sans même s'apercevoir si j'étais là ou non.
Mais je me sentais malgré tout assez coupable pour ne pas cher-
cher à me défendre. Je dis simplement que je regrettais vivement
d'
avoir été pour elle et Geoffrey une telle cause d'ennuis et d'in-
quiétude et que je serais bientôt à la maison pour y prendre mes effets.
Le lendemain je partis tôt pour Wake Arms par un rac-
courci
e
que m'avait enseigné Esther. Au bas de la pente du villa-
ge, je devais prendre le chemin à droite, à un carrefour peu é-
vident
,
et qu'il fallait faire très attention de ne pas manquer.
Je longerais le mur de pierre qui entourait le manoir. J'arrive-
rais à un immense champ labouré. Je devrais me tenir sur le côté
où il y avait une sorte de sentier battu à la longue par les gens
qui connaissaient ce raccourci
e
.
.
Autrement j'enfoncerais à chaque
pas dans la terre grasse et ce serait épuisant. Avant d'atteindre
la route principale, il ne me resterait plus qu'un petit bout à
faire en forêt plutôt solitaire et je devrais le franchir en chan-
tant à tue-tête, car rien, selon Esther, n'éloignait mieux les
vilains que le chant montant en pleine solitude d'un coeur serein
ou qui cherche à le paraître. Je ne me rappelle pas si j'ai chan-
té en traversant ce bout de chemin combre,
à moins
sinon
quelquefois
peut-être
,
de bonheur
,
en revenant de Londres
,
à la pensée que je
rentrais à ce qui était alors pour moi mon véritable, mon seul
chez-moi dans le monde.
Gladys n'avait toujours pas décoléré. Pendant que je
ramassais mes affaires, elle me suivait pas à pas en me rabâchant
que j'avais perdu Bohdan par ma faute et sans doute aussi Stephen,
un jeune homme si attachant, que je perdrais sans doute ainsi tous
ceux qui avaient le malheur de m'aimer. J'étais une nature in-
grate, me disait-elle. Ainsi quelle gratitude lui avais-je mar-
quée à elle qui avait
tout
[flèche]
tant
fait pour moi.
!
Cependant, lorsque j'eus à peu près tout enfoui dans
mes deux valises, sauf mon béret que j'avais oublié d'y mettre et
que je posai sur ma tête, apparaissant ainsi aux yeux de Gladys à
peu près telle qu'elle m'avait vue pour la première fois, elle
changea totalement d'attitude. Une larme lui vint à l'oeil.
Qu'allais-je donc devenir, pauvre enfant! me demanda-t-
elle, et
elle
me proposa de rester, que tout serait oublié, que d'ail-
leurs elle était bien plus à blâmer que moi, m'ayant si souvent
laissée à me débrouiller seule pendant qu'elle cherchait elle-même
la paix et l'oubli.
Je lui représentai que je n'avais pas les moyens de
payer à deux endroits à la fois. Elle me dit que je pouvais rester
quelque temps au moins pour rien. Je lui rétorquai que je ne pour-
rais jamais accepter pareil marhcé. Elle fut sur le point de se
retourner encore une fois contre moi, puis de nouveau se radoucit
et s'offrit à m'accompagner jusqu'à l'autobus pour m'aider au
moins à y charger mon bagage. J'eus tellement p
o
[flèche]
e
ur qu'elle aille
se mettre en tête de venir jusque chez Esther que je refusai net
,
l'assurant que j'étais parfaitement capable de me débrouiller
seule. Alors elle vira encore complètement d'humeur.
Eh bien que j'aille au diable! Si j'étais venue seule
du Canada, si j'avais couru à l'aventure en forêt d'Epping, je
devais bien être capable en effet de me charger de mes deux vali-
ses.
Geoffrey vint cependant à ma rencontre à mi-chemin de
l'escalier pour les prendre et me les porter jusqu'au taxi qui
m'attendait. Quant à ma malle garde-robe
,
il la garderait dans
un coin de la boutique jusqu'à ce que je l'envoie chercher.
— Bye bye
's
,
me souhaita-t-il assez aimablement. Ne
prenez pas trop à coeur les violences de Gladys. Au fond elle
est comme le vent et change sans cesse de cap, mais elle est in-
capable de ressentiment.
Elle accourait en effet justement pour me prier d'é-
crire, de donner au moins mon adresse, de m'arrêter quand je re-
passerais par Lily Road, prendre une tasse de thé.
[crochet] Sans aucun regret, à ce que je crus alors, je quittai ce
quartier où je devais pourtant revenir tant de fois en pensée vers
des souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.
Cette course en taxi était pour moi la plus folle extra-
vagance, mais j'avais trop hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la correspondance avec le
premier Green Line en direction d'Epping Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je descendis du taxi tout juste pour voir filer au
bout du square mon cher petit autobus tout fringant de s'élancer
vers les verdoyants espaces. Je m'assis sur le même banc que
j'avais occupé le jour où j'avais pris ma course vers l'autobus en
marche. J'aurais pu pleurer de chagrin. Je n'étais pourtant re-
tardée que d'une heure mais cette heure avant la paix retrouvée me
paraissait devoir être l'éternité. A supposer que l'autobus que
je venais de voir disparaître eût été le dernier de la journée
à destination d'Epping Forest, je me demande parfois si je n'au-
rais pas été assez possédée pour me mettre en route à pied, comme
autrefois vers la ferme de mon oncle, dans la neige et sous la
pluie, à l'appel sur nous de l'endroit de ce monde où nous avons
connu ne serait-ce qu'un instant de tranquille bonheur.
Ce que je vis en tout premier lieu en descendant à Wake
Arms me poigna le coeur. Sous le ciel déployé, ses fins cheveux
blancs voltigeant au vent, Father Perfect m'attendait depuis des
heures sans doute, avec à ses côtés une grossière brouette que
j'imaginai faite jadis par lui-même, sur laquelle nous allions
charger mes affaires. Nous nous sommes aussitôt[flèche]
mis en route, presque sans parler, le vieillard gardant son souf-
fle pour pousser la brouette en terrain raboteux. Il me dit seu-
lement qu'au moment de partir à ma rencontre il avait eu l'idée
de la prendre pour le cas où je rapporterais des choses de Londres.
Je m'offris de l'aider à la pousser mais il refusa d'un mouvement
de la tête.
Nous atteignîmes le vaste champ labouré. Le crépuscule
l'envahissait. Ce n'était plus
en fait
qu'un grand espace tout
empli d'une vague matière bleutée, fluide et si légère qu'elle
évoquait bien plus le monde
en arrière
d'au-delà
du perceptible qu'une
parcelle de ferme mise en repos. Enfin le vieillard abaissa les
brancards. Il regarda longuement le champ inondé d'une telle
douceur qu'elle paraissait être l'enveloppe à demi transparente
du bonheur
,
malgré tout proche et accessible
,
si nous savions seu-
lement en trouver le chemin. Il me dit que la journée leur avait
paru longue à Esther et à lui, qu'ils s'étaient languis de moi,
qu'il y avait certains êtres auxquels on s'attachait ainsi très
vite et qu'on devait regretter cependant toute la vie peut-être,
si on avait le malheur de les perdre. Il reprit les brancards,
nous
marchâmes
avons marché
un bout encore et de nouveau le vieillard
s'arrêta pour se reposer et, cette fois, après avoir retrouvé
son souffle, il me confia sur un ton gai qu'Esther me gardait
au chaud, dans le four, ma part de shepherd's pie qu'elle avait
particulièrement bien réussi aujourd'hui.
Nous avons atteint l'extrémité du champ et allions
attaquer le sentier qui longeait le domaine du châtelain. Tous
deux nous
nous
sommes arrêtés pour jeter un dernier regard en arrière
de nous
sur cet espace étrange
à présent
à moitié dissous
maintenant
dans la
nuit qui approchait. Ce champ, je l'ai vu aux toutes premières
clartés du jour quand je partais tôt pour Londres, je l'ai sou-
vent vu presque à la nuit ou encore sous le plein soleil. Je
pense bien maintenant que ce devait être un champ tout à fait
ordinaire. J'en ai certainement vu ailleurs de plus grands et
de plus admirables. D'où vient qu'aucun autre ne m'ait pareil-
lement émue et que j'en porte toujours le souvenir en moi comme
un des dons précieux et rares de la vie? C'est peut-être parce
que, en
qu'
en
y arrivant, sans que je puisse en connaître la raison,
je me sentais
instantanément
aussitôt
allégée, purifiée.
Nous avons débouché de l'ombre épaisse des arbres pour
nous trouver dans la faible lumière que projetaient les deux ré-
verbères d'Upshire...
ou
y en avait-il
étaient-ils trois?
Du pub, assez loin
encore, nous parvinrent, réunies en une sorte de grondement, des
voix d'hommes. Ils y étaient pourtant rarement plus de douze à
quinze,
venus
des fermes d'alentour, les soirs de semaine, mais vite
échauffés par la bière,
ils
qui
ils
ls
parlaient très haut et
, on aurait pu
[illis.]
apparemment
penser,
tous ensemble.
Faisant écho à ce rude concert, s'élevait de la petite
[?]
église entre les ifs
effilés
alignés
, la veille du dimanche ou des jours
de fête, la chorale répétant,strophe après strophe, des hymnes
tout pleins du plus délicat amour pour Dieu et ses créatures.
Des voix éméchées et des voix angéliques, voilà vrai-
ment les seuls bruits que j'aie jamais entendus à Upshire, passé
?
huit ou neuf heures du soir.
A la barrière nous attendait Esther, Guinevere se frot-
tant à ses jambes.
— Elle vous a cherchée toute la journée, m'apprit
Esther. J'ai dû lui parler un peu fort. Elle n'arrêtait pas de
me demander la porte d'en avant pour guetter votre retour.
Nous avons pris place à la grande table de la salle à
manger doucement éclairée par la lampe à abat-jour écru. Sur le
dressoir brillait le meilleur service de table tout disposé pour
le repas. Pour fêter mon retour Father Perfect, quoique épuisé,
remettait à plus tard
,
ce soir
,
de se retirer, tenant à prendre
avec nous le souper.
Au bout de la table, il ajusta ses lunettes, ouvrit la
Bible, en lut un passage, puis, les yeux fermés et joignant les
mains, il dit simplement:
— We thank Thee
,
O Lord
,
to have brought back to us
,
safe and sound
,
our Gabrielle.
Désormais je n'en pourrais plus douter
.
[flèche]
:
J
[flèche]
j
'étais chérie
de ces êtres comme moi-même les chérissais. Mais en vertu de
quoi et comment avais-je pu mériter le don si entier de leur con-
fiance?
Le lendemain je repris aussitôt le rythme de la journée
tel que je m'y étais engagée avant mon voyage à Londres. Je me
levais tôt, m'aspergeais le visage de quelques gouttes d'eau
froide puisée
de
dans
mon broc, courais à la fenêtre admirer les downs,
tout en me démêlant les cheveux. Revenue dans mon lit, adossée
à mes oreillers empilés, je me jetais avec frénésie dans mon
écriture. Je tapais sur ma petite machine à écrire rapportée de
Londres, une
légère
portative
, posée sur mes genoux.
Mes phrases peu exigeantes, plus piquantes que profon-
des, ne me donnaient pas grand mal. Elles venaient à moi bien
plus que je n'avais à aller les chercher. Si l'une d'elles
,
parfois se faisait un peu attendre, je levais machinalement les
yeux sur les downs et en recevais
,
il me semble
,
de l'encouragement,
même si dans mon état d'absorption je les voyais
pourtant
à peine.
Il en fut d'ailleurs toujours ainsi dans ma vie. J'ai toujours
eu besoin, pour travailler, de faire face à une fenêtre et que
cette fenêtre donne sur un aperçu de ciel et d'espace — j'allais
dire: d'espérance. Appliquée à ma tâche, je ne vois plus le
paysage. N'importe! Il suffit que je le sache là pour me sen-
tir réconfortée, emportée, soustraite peut-être à la condition
de servitude qui est le lot de tout être, mais encore plus sans
doute, quoi
∫
qu'on en pense, de l'écrivain, interprète des songes
des hommes, mais
il
qui
n'y a pas accès
de
à
son gré et reste souvent
,
à la porte, à attendre
,
en
comme un
pauvre.
Quand Esther surgissait avec le plateau du breakfast,
j'avais souvent déjà une dizaine de pages d'écrites, répandues
autour de moi sur le lit.
Elle me grondait, disant que ce n'était pas sain de
travailler ainsi sur un estomac vide.
Je lui reprochais à mon tour de se fatiguer à me monter
le breakfast et lui annonçais que dès le lendemain je descendrais
déjeuner avec elle au coin de la table.
Elle me l'interdisait sous prétexte que, le matin, elle
aimait bien avoir à elle seule la maison toujours un peu en désor-
dre pour ranger à son aise et commencer sans hâte les préparatifs
du lunch.
Disait-elle vrai? A a lumière claire du matin, si je
prenais vraiment le temps de sonder son visage, Esther m'apparais-
sait plus âgée que la veille, à la lueur douce du crépuscule, et
même parfois l'air très fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire repoussée plus loin, elle
ne s'attardait pas comme les premiers matins à causer assez lon-
guement, voyant bien que j'étais davantage "dans vos histoires,
m'avait-elle dit, que dans le vif de la vie".
Je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose, Esther!
— La même chose! Dans certains livres très rares,
presque, oui! Mais, en dépit de ce que j'ai beaucoup reçu des livres,
il me faut convenir que peu m'ont parlé comme me parle la vie elle-même.
[crochet] Sa perspicacité me jetait dans le désarroi et la confu-
sion, tellement je ressentais qu'elle disait vrai. En étais-je
donc encore à perdre mon temps? A courir après des illusions?
Ragaillardie par trois ou quatre tasses de thé bues d'affilée,
je reprenais malgré tout confiance dans mes inventions qui n'a-
vaient d'autre mérite, si c'en est un, que d'être enlevées.
Après avoir terminé la longue nouvelle que j'avais com-
mencée presque dès mon arrivée chez Esther, j'en mis une autre en
marche. Il me semblait qu'il n'y avait pas de fin à ce qui se
présentait à mon esprit et que j'allais continuer à vivre dans
cette griserie. J'attaquai une série de courts articles sur le
-> Canada dont le sujet m'était venu en répondant à des questions
d'Esther sur la vie là-bas, comment elle se déroulait, comment
était l'hiver, l'été, la population
.
?
, [et]
[flèche]
...
A peine en eus-je terminé
trois, écrits du même souffle, qu'en un coup de tête je les
adressai au directeur d'un hebdomadaire parisien que je connais-
sais seulement pour en avoir acheté un exemplaire à Londres, à
l'occasion, et je courus aussitôt les jeter à la poste par peur
de changer d'idée si j'attendais seulement une heure.
Parfois, je frémis encore de mon audace de ce temps-là.
N'ayant personne pour me guider, me corriger, me relisant d'ail-
leurs à peine moi-même, mes textes devaient avoir à peu près
l'allure de ce que je considère aujourd'hui comme un premier jet
et n'oserais montrer à personne. Peut-être, après tout, faut-il
aborder dans une certaine inconscience le rigoureux chemin où
je m'engageais sans presque m'en apercevoir... Car
,
autrement,
qui prendrait cette route sans fin?
Après le lunch, toujours copieux, que j'avalais avec
peine, car j'étais encore tendue par l'effort de quatre ou cinq
heures de travail, Esther m'envoyait me reposer pendant qu'elle
ferait la vaisselle, refusant encore une fois mon aide, sous
prétexte, cette fois-ci, qu'elle aimait bien profiter de cette
tâche qui laissait l'esprit libre pour revoir dans sa tête des
bouts d'hymnes inscrits à l'office du dimanche suivant, ou encore
élaborer le menu de la prochaine journée. Ensuite elle montait
s'allonger elle-même dans la chambre voisine de la mienne. En-
viron trois quarts d'heure plus tard, elle donnait un faible coup
de jointure dans ma porte en demandant à voix basse au cas où
j'aurais dormi: "Ready?"... et nous partions pour des prome-
nades des plus heureuses. Dans la vie d'Esther toute de prière,
de sérieux et de dévouement, elles devinrent, je pense, une sor-
te de récompense, et à moi aussi elle
s
apparaissent de même au-
jourd'hui.
Nous prenions le plus souvent par le côté des downs
comme la première fois
,
mais pour aller beaucoup plus loin, si
loin parfois que nous sommes revenues très en retard pour le thé,
trouvant
,
à la barrière Father Perfect inquiet et affamé.
— Pardonne-nous, dear Father, disait Esther, mais tu
dois te rappeler le temps où la promenade t'entraînait plus loin
que tu ne voulais.
Nous sommes allées jusqu'à une des fermes que je n'avais
située dans la distance et l'atmosphère vaporeuse qu'aux aboie-
ments d'un chien. Nous y avons pris du beurre doux et de la
cr
ê
me fraîche. Mais je pense encore que l'idée première d'Esther
en m'emmenant là était de me faire admirer un aperçu de pays par-
ticulièrement gracieux. Il surgit à nos yeux du bout d'une large
ondulation. En bas, une vieille maison au toit d'ardoises bleutées
était blottie presque dans les bras d'arbres géants, auprès d'un
ruisseau vif où tournait une roue amenant l'eau à un moulin mous-
su. Assis dans l'eau, un jeune enfant joufflu, à moitié nu, jouait
avec le chien aboyeur.
Je vis enfin la lande de bruyère rousse dont m'avait
parlé le chauffeur, bien connue d'ailleurs d'Esther qui ne manquait
pas d'aller au moins une fois l'an l'admirer, lorsque
elle était
à son plus
beau, mais elle se trouvait beaucoup plus loin que je n'avais
pensé, à près de quatre milles de la maison, et cette fois nous
sommes rentrées presqu'à la nuit.
Certains jours Esther était retenue à la maison pour
surveiller son incomparable pudding au suif si long à
faire
cuire,
ou pour écrire de ces "rambling", interminables lettres, telles
qu'elle en écrivait à sa vieille tante de Malvern, à une amie
qu'elle s'était faite, trente ans plus tôt, au cours d'un voyage
en Ecosse, à un missionnaire quelque part en Zombie, telle
s
qu'elle
m'en écrirait plus tard à moi-même un grand nombre, toutes, dans
mon cas, puisqu'elles viendraient par poste aérienne, composées
de quatre feuillets minces couverts des deux côtés et de bord en
bord d'une fine écriture serrée presque impossible à déchiffrer.
Ce qui devait le mieux m'y aider, c'est que j'avais découvert que
chaque paragraphe, et toujours dans le même ordre, traitait d'un
sujet particulier, à commencer par celui du temps qu'il faisait
à Upshire. Et c'est vraiment inimaginable tout ce qu'elle trou-
vait à
me
en
en
dire, surtout du vent qu'elle disait parfois "soft and
balmy, a
[illis.]
sweet
breath laden with the scent of the hay fields..."
ou souvent, à l'automne, "a nasty, vindictive soul shri[e]
e
king
across the land..." Dans cette vie où on aurait pu croire qu'il
ne se passait rien, elle avait mille nouvelles à donner, par ex-
emple
,
de chacune
pour ainsi dire
de ses fleurs: "La grande dau-
phinelle bleu clair devant la porte montait jusqu'à rejoindre le
heurtoir; un seul pied de
c
anterbury [illis.]
bells
avait donné dix-huit
campanules." Des oiseaux aussi dont elle connaissait le chant
à
de
tous
chacun
, le
s
transcrivant en syllab[flèche]
l
es qui
l'
les
l
l
'
imitaient bien. Et
presque dans chaque lettre il y avait des nouvelles du
"
prunier
damson
"
qui décidément se faisait très vieux. Il n'avait presque
rien donné cette année. Mais ni elle ni Father Perfect ne pou-
vaient se décider à le remplacer par un jeune arbre, en souvenir
des milliers de
petits
pots de confitures qu'ils en avaient tirés
et dont il s'en trouvait encore dans la réserve. Une parabole
dans l'Evangile, rappelait-elle à ce propos, lui avait toujours
paru incompatible avec la bonté du Seigneur, celle du figuier
stérile abattu alors qu'il avait fait son possible tout de même,
quelle injustice! A la toute fin de sa lettre, Esther en venait
à aborder justement l
e
a
question de Dieu et de ses mystérieux
dessins sur nous et le monde. Mais
,
comme elle en était mainte-
nant au bout de son dernier feuillet, elle enroulait sa phrase
finale autour du texte presque sans marge, en une mince ligne se
rétrécissant, s
a
e
faufilant, se tortillant dans les interstices
pour aboutir tout en haut, par-dessus d'autres mots déjà tracés,
parmi lesquels je finissais par r
é
pérer, à la
longue
loupe
, la signatu-
re d'Esther. Ce qu'elle pensait toutefois de Dieu
,
dans ses let-
tres
,
tout au moins, je ne suis jamais parvenue vraiment à le
déchiffrer. Je suis restée avec le curieux sentiment
,
qu'en dépit
de sa foi,
elle-même,
quand elle en venait à vouloir y faire de la
clarté, ^
elle
se découvrait confuse et empêtrée.
[crochet] A travers les champs d'en arrière qui jouxtaient le
pe-
tit
verger où nous prenions le thé, Esther m'avait enseigné un
autre raccourci par lequel gagner une route vicinale où passait,
une fois l'heure, un autobus desservant les petites villes avoi-
sinantes. J'allai ainsi de moi-même à Walthamstow, puis à
Waltham Cross où je découvris, sous son toit à fine colonnade,
une réplique exacte de la croix de Charing Cross
,
et
,
du reste,
des neuf autres élevées par Edouard I
,
à la mémoire d'Eleanor de
Castille, "sa chère Reine" dont il ramena la dépouille à travers
l'Angleterre, commémorant d'une de ces croix
la
chaque
halte du cortège
funèbre
,
pour la nuit; à Lincoln, Granthan, Stamford, Diddington,
Northampton, Stoney, Shatford, Dunstable, St-Albans, Waltham,
Tottenham et enfin Charing Cross, le mot Charing étant, selon
une interprétation que j'avais entendue à Londres, une déforma-
tion de "Chère Reine".
Seule aussi, je me r[illis.]
e
ndis à Waltham Abbey. La vieille,
vieille église était déserte quand j'y entrai. Je m'y assis et
demeurai des heures, sous les voûtes basses, dans un apaisement
comme je n'en ai
pas
ressenti
,
même
pas
dans
les douces vieilles
la pénombre séculaire des
églises
nefs
nefs
romanes
en
Provence. Ici, quelque chose de plus âgé en-
core, de plus fruste aussi et de plus naïf
,
à la recherche de Dieu
,
m'étreignait le coeur, mais sans lui faire de mal,
le
rassurant
au
contraire
contraire.
Finalement je courus à Beechwood contempler les su-
perbes hêtres sur lesquels Tennyson avait peut-être un jour levé
un regard rêveur.
Ainsi passait le temps
,
si bien rempli et si heureux que
je ne le voyais pas passer.
Dès mon retour de Londres, j'avais conclu avec Esther
une sorte d'entente au sujet du prix de ma pension. Je lui avais
dit
combien
que
j'étais presque au bout de mon argent, et que je ne
pouvais guère lui offrir plus d'une livre et quelques schillings
par semaine. Pouvait-elle me garder pour ce prix ridicule? Si
jamais plus tard cela m'était possible, m'étais-je engagée, bien
loin de croire que cette promesse
,
j'allais pouvoir la tenir, je
doublerai
s
et triplerai
s
cette somme.
— Bien sûr, m'avait dit Esther. Une guinée suffi[flèche]
sai
t
amplement pour la nourriture et l'éclairage dont vous n'abusez
pas. Et même si vous n'aviez rien à offrir, vous pourriez rester
et nous nous tirerions d'affaire. Après tout, Père pourrait
prendre des lièvres au collet. Il aurait des oeufs en échange
des champignons de la forêt. Et là où l'on peut
se
en
nourrir deux,
ou peut toujours
se
en
nourrir trois.
Et le temps continuait à s'écouler dans une telle dou-
ceur que je me surprenais à penser que je ne pouvais pas être
dans la
vraie
vie[flèche]
courante
, mais dans quelque représentation
rêveuse
des
choses telles que je les avais inconsciemment souhaitées. Parfois
me
transperçait
encore
,
pourtant,
me pénétrait violemment
le souvenir des jours
heureux et des jours torturants que j'avais connus avec Stephen.
Celui des jours heureux
qui
me faisait peut-être le plus mal.
Ainsi donc, me disais-je
,
avec une certaine naïveté, le bonheur
prépare sa place au malheur. Or cette peine que j'avais jugé un
instant si grande, elle m'était enlevée parce que je retrouvais
en moi l'élan, le plaisir de raconter. Ou parce que me frappait
tout à coup
,
en plein coeur, la splendeur des downs telle que je
ne l'avais pas bien vue un instant seulement auparavant.
Je ne devais pas avoir tout à fait rompu avec mes études
d'art dramatique, tout au moins avec mes cours chez madame Gachet,
car je crois me rappeler que je me rendais à Londre environ une
fois par semaine et
,
qu'au retour
,
j'allais clamer en forêt des
vers de Racine et des tirades de Molière. Au lieu de tombes,
lorsque je m'arrêtais enfin et jetais les yeux sur ce qui m'en-
tourait, c'étaient d'immenses arbres noueux que mon regard ren-
contrait, tout étonné de ce qui semblait
,
de leur part, un sévère
jugement de mon comportement.
Un jour, de sa maison
,
voisine de Century Cottage,
Mrs Stone, la postière, me cria: "A letter from Canada for you
dearie
.»
Et elle vint me la tendre par-dessus la palissade qui
séparait les deux propriétés.
Elle était de ma mère. Aussitôt en reconnaissant son
écriture, je me mis à trembler. Je tremblais à la réception de
chacune de ses lettres, non parce que je craignais d'y lire des
reproches ou des plaintes — elle ne m'en adressa jamais — mais
parce que la seule vue de son écriture suffisait à ouvrir en moi
un passage au souvenir de la douleur dont j'étais l'aboutissement
,
et
de laquelle
dont
il me semblait que je n'avais pas le droit de
m'en
me
tirer moi seulement. Ainsi je m'y sentais condamnée comme à un
devoir.
ici
[crochet] J'ouvris en toute hâte sa lettre. Cette fois, maman
n'arrivait pas à me cacher tout à fait l'anxiété que je lui cau-
sais. Qu'étais-je donc allée chercher dans ce petit village de
rien du tout? me demandait-elle. Etais-je découragée? Ou tout
à fait au bout de mon argent? Ah, si seulement elle en avait un
peu à m'envoyer.
!
..
.
Sa lettre lue et relue, je levai les yeux dans le vague
et, tout à coup, par une sorte de miracle
,
j'imagine, comme il s'en
accomplit
malgré tout
plus souvent qu'on ne pense dans le quoti-
dien,
je vis
véritablement
ma mère
, à l'autre bout du monde,
[illis.]
ma mère
assise à une table de bois, la bouteille d'encre à sa portée,
ses lunettes tombées sur le nez, qui m'écrivait,
et
son visage
marquai
n
t la souffrance de ne pouvoir m'aider et le désir infini
de ne pas au moins m'accabler. Alors la honte d'avoir pu être
heureuse alors qu'elle était si triste
,
m'accabla. Je m'en allai
à pas lents, entre les grands arbres qui
m'avaient
hier
vue ges-
ticuler pour
,
cette fois, pleurer en silence
.
au milieu de leurs
fûts sombres.
Que je mettais donc de temps à me faire à ma nature —
ou était-ce à la vie elle-même? — un jour
,
chant et délivrance,
le lendemain
,
tourment et détresse!
Peu de temps après, la postière me cria par-dessus la
palissade:
— Another letter for you, dearie! This time from
Paris. My, but you are popular!
Cette lettre-là contenait de quoi me faire sauter:
un chèque et trois lignes qui m'électrisèrent. Le premier de mes
articles était accepté — pour une publication prochaine —
et
les
deux autres allaient également l'être sous peu. Je crus que j'al-
lais mourir d'émotion. Je ne pense pas m'être jamais
ensuite
au-
tant senti
e
écrivain connu et reconnu que ce jour-là dans la cou-
rette aux pissenlits. Je courus agiter le chèque sous les yeux
d'Esther, et je pense avoir été vexée qu'elle ne se montrât pas
aussi folle que moi d'excitation. La somme n'était pas bien gran-
de,
faisant
environ cinq dollars. Mais jamais aucune de celles
que je recevrais plus tard ne m'apparaîtraît aussi fabuleuse et
surtout n'arriverait aussi à point. Faute d'êtres humains autour
de moi pour apprécier l'étendue de ma gloire, je m'en fus dans
la forêt tourner, chantonner, essayer peut-être une cabriole en-
tre les arbres austères. Je pense bien avoir une fois pour toutes
compris ce jour-là que, de tout ce qui peut nous arriver, le tri-
omphe est le plus difficile à endurer quand on est seul. Privé
de témoins, il
s'écrase presque aussitôt.
se dégonfle sans tarder.
C'est vers ce temps heureux
, si je me souviens bien,
que commença pourtant à pénétrer dans Century Cottage, si bien
à l'abri du monde, la menace d'une deuxième Guerre Mondiale.
Un soir, Father Perfect rentra de sa tournée un forêt,
la mine grave. Il avait parlé avec le garde-chasse et avec le
seigneur, également croisé en route. Tous deux étaient du même
avis: la guerre semblait imminente. De jour en jour croissaient
les demandes d'Hitler et les alliés n'allaient plus [flèche]
longtemps
y
souscrire
longtemps
.
Avant le thé, ce soir-là, au fond du petit jardin
qu'
i
embaumai[flèche]
en
t très fort le thym et le romarin, Father Perfect,
la voix brisée, implora le Seigneur d'éloigner des hommes c
l
e fléau
du monde,
de
la guerre, qui lui avait pris
,
à lui,
dear Lord, our
John, my only son, gone away from us so soon.
!
..
.
so soon.
!
..
.
Alors
,
s'éleva
tout proche, peut-être du vieux damson,
s'éleva
un chant d'oiseau
si pur, si délicat, qu'il ne pouvait qu'ajouter à la peine d'un
coeur broyé. Cherchant à se cacher
, de la main
,
[flèche] le visage
, de la main
,
, Esther
pleura, en silence
,
par cette tendre soirée d'été.
Mais
,
,
le lendemain, le soleil se leva pour éclairer une
journée d'une beauté radieuse. Tout ruisselait de lumière, les
ifs taillés auprès de l'église, les herbes des premières pentes
de la plaine ondulante, la ligne frémissante des peupliers aux
abords du vieux petit château. Nous ne croyions déjà plus la
guerre possible.
— In such a beautiful world, it cannot be, décréta
Esther. God will not have it.
En tout cas, nous
deux
allions profiter de cette jour-
née sans pareille pour courir enfin, apportant nos sandwiches,
car c'était loin, jusqu'à Copped Hall dont les jardins — entre-
tenus depuis des siècles
,
longtemps après qu'eut disparu, au
milieu d'eux, le château d'Henri VIII — devaient être à leur
plus magnifique.
C'était de ce fameux Copped Hall, m'apprit Esther comme
nous y trottions
,
que, selon une légende, l'affreux homme aurait
impatiemment attendu l'arrivée du messager venu à toute bride
l'assurer que la pauvre Anne — Dieu aie son âme! — avait bel
et bien eu la tête tranchée. Et maintenant, comme nous
l'
avons
pu[flèche]
le
reconnaître avec une certaine stupeur, dans ce lieu depuis
lors inhabité sauf du souvenir sanglant, fleurissaient les plus
belles roses peut-être du Royaume.
Ainsi donc, malgré les rumeurs de guerre s'amplifiant
de jour en jour, malgré de lancinants souvenirs qui me venaient
parfois, rien n'était parvenu à rompre l'enchantement dans le-
quel je vivais depuis plusieurs semaines, comme si toute la terre
s'était arrêtée de souffrir à quelque distance de moi, lorsque,
de ma fenêtre, un matin, proche déjà sur la route, je vis venir
Stephen.
Il avait dû, tout comme moi la première fois
,
prendre
,
à partir de Wake Arms
,
la longue route en forêt qui passait par
chez Felicity, car il paraissait las et
souffrir de
alourdi par
la chaleur
qui, à l'approche de midi, se faisait accablante.
En plus,
De surcroît,
lui
,
qui détestait porter des paquets
,
en était encombré jusqu'au cou,
.
qui
Ils
Ils
manifestement à mon intention.
[semblaient]
semblaient
m'être destinés.
Parmi ces boîtes et
[ces]
sacs prove-
nant apparemment de confiseries et pâtisseries, il tenait mala-
droitement une petite gerbe de fleurs à moitié écrasée par ses
autres paquets.
Egalement
t
T
out comme moi quand j'étais arrivée à
Upshire pour la première fois, il cherchait des yeux, au-dessus
de la porte des cottages, leur nom
,
seul à les identifier.
Il arriva à notre barrière, y posa ses bras pleins de
paquets pour reprendre haleine. Il avait eu auparavant
comme
un
souvenir
[sourire]
sourire
ou plutôt un éclat des yeux à l'endroit du petit
jardin ex[flèche]
h
ubérant. Maintenant il paraissait parti au loin dans
ses pensées.
D'où je me tenais, j'avais directement sous les yeux
son visage, alors que lui ne se savait pas observé. Et comme
il arrive presque toujours en pareil cas, je voyais ce que je
n'aurais jamais pu voir autrement. Il me sembla même un moment
que ce n'était pas le visage de Stephen que je tenais ainsi sous
mon regard tellement il me livrait d'expressions que je ne lui
connaissais pas. J'y vis naître de la tristesse, peut-être à la
pensée qu'il m'avait perdue, peut-être pour une tout autre raison,
comment savoir
!
[flèche]
?
J'y vis de l'irrésolution
,
chez lui que j'avais
toujours connu si volontaire, et
même
peut-être
une sorte d'amer
et poignant regret. J'aurais voulu l'avertir que je le voyais à
? |
nu et ne pouvait
s
plus le supporter
,
et
mais je
n'y parvenait
s
pas à cause
même du saisissement que j'éprouvais à le voir en quelque sorte
livré à moi. Il me paraissait amaigri, presque épuisé, lui
si
étincelant
toujours
de vitalité. Mais ce qui me causa encore
plus d'étonnement, ce fut de découvrir ce qu'était devenu mon
propre d'étonnement, ce fut de découvrir ce qu'était devenu mon
propre sentiment à son égard. En ce moment où je l'épiais
,
pour
ainsi dire, de la fenêtre, il n'y avait plus guère en moi de
cette attirance pathétique qui nous avait fait
lans
nous
lancer, à
travers le salon de Lady Frances, des appels d'êtres traqués.
Mais il n'existait plus trace non plus du si dur ressentiment
que j'avais eu envers lui. Il me parut que ce que j'éprouvais
à présent pour lui, c'était de la compassion, du regret qu'il
eût souffert à cause de moi, une toute nouvelle indulgence, le
commencement
enfin
[flèche] peut-être de la tendresse
,
enfin
. Dans mon all
é
ge-
ment de trouver en moi ce sentiment meilleur, j'avançai la tête
hors de la fenêtre et le saluai joyeusement:
— Stephen! Hello, there!
- Il leva le visage. Un rayonnement si magnifique
en émana qu'il devint aussi beau à mes yeux que les downs sur
lesquels il
s'inscrivait
se détachait
.
Je descendis à la course l'enserrer dans mes bras, lui
et ses paquets mal ficelés. Nos premiers baisers furent doux et
reconnaissants. Il n'en revenait pas
du
de
bonheur que je l'accueil-
le si bien tout de suite
,
et moi de même qu'il
fusse
fût
si heureux de
me retrouver.
Je le débarrassai d'une partie de ses paquets et l'en-
traîna
i
par la main
,
à travers la maison, à la recherche d'Esther.
Nous l'avons dénichée, qui lavait des légumes
,
dans le petit ré-
duit à l'arrière de la cuisine, qu'elle appelait the scullery,
destiné aux travaux ménagers qui eussent trop sali ailleurs. Je
lui avais dit un jour: "A quoi bon? Il faudra bien le nettoyer
lui aussi..." Et elle avait répondu: "
I saw
How
right! It's most
annoying h[a]
o
w often you are right!"
Stephen lui plut aussitôt. Je le vis à la tendresse
de son sourire, au pétillement de ses yeux gris vert. Et lui,
je pense bien, aima
,
dès ce jour et presqu'à l'adoration
,
la
douce vieille fille qui lui rappelait, m'avoua-t-il, une de ses
chères grand-tantes d'Ukraine dont il avait un petit portrait
ne
qui ne
le quitta
n
i
t jamais.
Au bout d'un moment, elle pourtant toujours si naturel-
le, se dit intimidée de se montrer à la visite en tablier de mé-
nage, et nous envoya tous deux au jardin, pour lui donner le
temps, dit-elle, d'en finir avec ses légumes et de se nettoyer
un peu elle-même. " Mais revenez pour le lunch, rappela-t-elle,
dans une heure, une heure et demie au plus tard."
En si peu de temps, elle s'était passé une robe fraîche,
avait refait ses bandeaux légers, fleuri la table avec soin, y
apportant comme nous entrions un odorant gigot d'agneau à la menthe
comme je n'en ai mangé que chez elle.
Le lunch fut enjoué. Father Perfect vint serrer la main
de Stephen avec la même spontanéité bienveillante qu'il avait eue
pour m'accueillir. Il lui demanda des nouvelles du monde, du
pays, de Londres, avec déférence, comme à quelqu'un de bien au
courant et qui avait sûrement des vues intelligentes sur ces su-
jets. Innocemment, lui et Esther se réjouissaient de me décou-
vrir moins seule au monde que j'avais pu leur paraître, et leurs
yeux ne cessaient de se porter de moi à Stephen, de Stephen à
moi
,
comme pour essayer de me faire comprendre qu'ils approuvaient
mon choix. Sans doute il était facile à Stephen, enjôleur, char-
meur comme il savait se montrer, de conquérir ces deux êtres.
Cependant, ce jour-là, une affection vraie
,
plus que le talent
, je
je
pense,
lui inspira
, je pense,
comment plaire dans cette maison.
A la fin du repas, passant devant le vieil harmonium
au fond de la salle, il en effleura
des
les
touches
,
puis s'assit sur
le banc et, actionnant des pieds les pédales au feutre usé, il se
prit à exécuter à la lecture l'hymne qu'il avait sous les yeux
dans le livre ouvert sur le porte-musique. Je connaissais bien
ce chant naïf. L'avant-midi, les cheveux enveloppés d'une ser-
viette pour les protéger de la poussière, Esther, tout en se li-
vrant à son dusting, le chantonnait et allait à tout instant à
l'harmonium retrouver le ton, car elle le perdait facilement.
J'entendais bien tout cela de ma chambre. Or voici que de sa
place à table, elle souriait et bientôt joignit sa voix, comme
sans s'en apercevoir, à celle de Stephen. Father Perfect avait
fermé les yeux pour mieux apprécier cet instant qui devait lui
paraître ineffable. Et moi, je croyais rêver en entendant ces
deux voix, l'une de piété et de ferveur, l'autre
sincère
peut-être pour
l'instant
,
sincère,
chanter ensemble:
The cows... i - i - n ... the meadows ...[crochet]
ital.
The sheeps... i - i - n ... the pasture ...
God is ... i - i - n ... his heaven ...
All's right w - i - th... the world ...
Brusquement Stephen cessa le chant pieux. Ses mains
semblèrent aller à la recherche d'un air qui lui était venu à la
mémoire. Soudain, dans cette pièce chaude et simple, jaillit le
splendide et lugubre Chant du Destin. Un frisson me glaça les
épaules. J'eus le pressentiment de malheurs à venir, immenses,
insondables, sans visage à quoi j'eusse pu les reconnaître. Mon
trouble passa. Stephen avait entamé un autre air, celui-
ci
là
vif
et plaisant malgré la solennité de l'instrument
,
et c'était drôle
d'entendre l'harmonium
possessif
poussif
rendre des sons presque entraî-
nants. Guinevere affolée par
tous
ces bruits avait couru se tapir
sous une vieille armoire. Et Father Perfect avait cette fois aux
yeux des larmes de rire. Stephen passa les jambes d'un preste
mouvement par-dessus le banc et tourna vers nous un visage souriant.
— Par un si bel après-midi, vous deux devriez mainte-
nant vous hâter d'aller vous promener dans la forêt, proposa Esther.
Les yeux de Stephen me lancèrent leur éclat de feu.
Je baissai le visage, tellement il me semblait imposs[flèche]
a
ible que
leur expression
eût
ait
pu échapper à Esther. Mais son bon coeur pre-
nant le dessus, Stephen s'offrit à laver d'abord toute la vaissel-
le pendant qu'Esther et moi irions au jardin.
— Ce serait bien le comble
, dit-elle,
— que vous soyez
venu de Londres pour passer le plus beau de la journée à récurer
des casseroles. Allez
chercher
plutôt
la fraîcheur des arbres.
Moi, j'avais ma petite idée en tête et pensai que le
moment était venu de montrer à Stephen ma première nouvelle ter-
minée et surtout le chèque reçu de Paris.
Quand je
le
lui eu
s
mis sous les yeux il manifesta une
exaltation presque plus grande que
n'avait été
la mienne. Ce
chèque, me dit-il, était à conserver à jamais,
qui
il
marquait mon
entrée dans la vie littéraire. Il se chargeait, si je le vou-
lais, de le faire encadrer.
— Es-tu fou! Moi qui ai besoin de cet argent pour
mille choses. Et d'abord pour des chaussures si je ne dois pas
bientôt aller pieds nus.
Il se calma un peu, encore attristé tout de même à la
pensée que ce chèque mémorable allait finir banalement comme
tous les autres en argent qui lui aussi disparaîtrait sans lais-
ser de trace.
Je tirai alors mon manuscrit de sous mon bras en lui
disant que j'avais mieux à lui montrer, et tel était mon
avide
besoin de recueillier enfin une opinion sur mon travail que j'en
tremblais, je pense bien, d'effroi et d'espoir.
Stephen me prit le manuscrit des mains, en parcourut
quelques lignes, et se montra aussitôt plus enthousiaste encore
qu'il ne l'avait été à la vue du chèque.
Esther nous offrit de nous installer dans le parlor
où nous serions au frais pour travailler, le soleil ayant tour-
né maintenant à l'arrière de la maison. Nous sommes entrés un
peu contraints dans cette pièce pour ainsi dire religieusement
gardée. Mais il y faisait bon en effet, le petit salon,
la
sa
fe-
nêtre grande ouverte, se trouvant de plein pied avec le jardin
parfumé d'en avant. Nous avons débarrassé une table de ses
photos et reliques et nous y sommes installés, nos chaises côte
à côte, pour lire ensemble mon manuscrit.
D'abord Stephen chercha à m'embrasser entre chaque
phrase, puis
,
bientôt pris par l'histoire, il m'oublia en faveur
de ce que j'avais accompli, et j'en fus rendue heureuse comme
jamais encore je ne l'avais été par lui.
Il lisait à voix haute, crayon en main, corrigeant en
passant les fautes de frappe et, bientôt, avec ma permission,
mes fautes de grammaire ou d'inadvertance. Je savais qu'il
connaissait admirablement le français, comme d'ailleurs plusieurs
langues, mais pas au point de pouvoir relever dès une première
lecture toutes sortes de petites fautes et jusqu'à des expres-
sions maladroites pour lesquelles il proposait un substitut si
bien en accord avec mon texte que j'en étais contente comme si
je l'avais moi-même trouvé.
Il en vint à me faire remarquer que j'employais vrai-
ment beaucoup trop d'adjectifs. Le substantif, selon lui, étant
le terme fort de la phrase, il pouvait se dispenser, lorsqu'il
était adéquat
,
de tout qualificatif. J'étais loin de penser en
ce moment que c'est en rédigeant ses tracts de style rude et per-
cutant qu'il avait acquis une manière d'écrire tout à l'opposé
de la mienne. Mais je fus tellement subjuguée ce jour-là par
son point de vue que je devais m'appliquer longtemps à bannir
presque tout adjectif de mes écrits. Jusqu'au jour où je m'a-
perçus que j'asséchais mon écriture, l'adjectif bien
employé
,
étant ce qui donn
ait
e
e
à la phrase sa vibration, son
prolongement intérieur.
Stephen ne suspendait pas sa lecture que pour me
proposer des corrections. Bien plus souvent, c'était pour
s'écrier avec une fierté
de moi
qui me soulevait comme sur une
haute vague: "C'est très bien, très bien!" Il ajouta sur le
ton de quelqu'un qui aperçoit une part de l'avenir, tout comme
une fois
[flèche] l'avait dit Bohdan
une fois
: "Tu as vraiment du talent. Tu
écriras sûrement un jour quelque chose de remarquable..." Et
je le crus
alors
,
tellement sa confiance en moi m'en mettait
dans le coeur envers moi-même.
Plus tard, je devais m'apercevoir que ce qu'il avait
le plus loué en moi, ce n'était peut-être pas mon meilleur mais
plutôt ce que j'avais de moins bon, de facile, un côté piquant
mais
sans
dépour[vu] de
prolongement, un ton un peu folâtre, une légère ten-
dance à la caricature, toutes choses dont je m'appliquerais à
me départir. Quelle répercussion immense n'en devait pas moins
avoir sur ma vie cette heure de travail dans le petit parloir
vieillot, au cri intermittent d'un grillon proche, parmi les
hautes fleurs qui semblaient presque entrer dans la pièce. J'y
découvrais le bonheur de travailler à deux à une tâche que les
deux aiment également
,
et qu'il n'y a pas
de plus grand bonheur
.
que celui-là.
Qu'étaient en effet les caresses des yeux et des mains, presque
les mêmes chez tous les amoureux, auprès de la rencontre de ce
qu'il y a en nous de plus intime et qui se garde le plus farou-
chement? Je pense aussi avoir été infiniment consolée par le
sentiment que, toute solitaire
qu'était
que fût
ma voie, il ne serait
pas tout à fait impossible, à l'occasion, d'avoir quelqu'un avec
qui faire
,
au moins un bout de route. Nous n'avons jamais été
aussi unis, Stephen et moi, qu'à l'heure où nous nous étions
apparemment oubliés l'un l'autre au profit du but à atteindre.
Les yeux brillants de tout
e
e
autre chose que du désir, Stephen
n'arrêtait plus de m'encourager: "Tu es vraiment douée. Tu
verras, tu seras un jour un auteur connu..." Je riais pour faire
semblant de ne pas le croire et aussi parce que je trouvais qu'il
exagérait. Mais j'étais enhardie par son approbation à vouloir
faire cent fois mieux pour la mériter davantage.
Vers trois heures trente, Esther vint nous chasser
presque de force
au dehors
, disant que c'était un crime de res-
ter à nos gribouillages alors que l'après-midi d'été nous appe-
lait de toute sa ferveur.
D'abord nous sommes restés sagement à nous promener
d'un bout à l'autre du village, mais j'eus vite montré à Stephen
le peu qu'il y avait à
y
voir. Il faisait très chaud sur la
route. Près de l'entrée du domaine seigneurial s'amorçait un
sentier qui après un assez long détour en forêt revenait
,
en ar-
rière du village, pour aboutir presque dans les champs rejoignant
le petit verger d'Esther. C'était par là que j'étais allée, entre
les arbres insensibles, pleurer sur la déchirante lettre de ma
mère. C'était par là que j'étais allée crier mon triomphe qui
avait si vite tourné en une sorte de creux. Stephen m'y invita
du regard. Je résistai, proposant que nous allions à Northam
Walt
ham
Abbey. Nous en avions encore le temps avant le thé, et vraiment,
lui dis-je, la visite en valait la peine.
— Une autre fois, plaida-t-il.
Je m'engageai avec lui dans le sentier en forêt. Il
y faisait bon et frais. J'essayais de me rappeler le mal que
m'avait fait Stephen, j'essayais de me souvenir d'avoir pourtant
découvert que, si de la chair découle parfois du bonheur, il en
découle sûrement tout le malheur possible. Mais Stephen avait
réussi à m'inspirer aujourd'hui une telle confiance en ses sen-
timents qu'il me semblait impossible d'en douter jamais.
Il prit ma main. Il enlaça ses doigts aux miens.
Tout ce que j'avais connu de triste, de désespérant dans l'amour
humain s'effaça de mon esprit. Nous sommes parvenus entre les
plus vieux arbres. Sous leurs gestes figés dans la pénombre,
soudain nous étions enlacés à nous étreindre comme si nous étions
les seuls êtres de notre espèce à être restés ensemble sur la
t
T
erre.
Tout sembla avoir changé à l'heure du thé. Des pâtu-
rages
,
,
au bas de notre verger, qui s'étendaient en direction de
Walthamstow, s'éleva une buée presque froide. Esther ramena plus
étroitement autour d'elle le chandail qu'elle avait jeté sur ses
épaules en sortant. "Ce sera bientôt la fin de l'été, dit-elle
,
avec une mélancolie que je ne lui connaissais pas, tout en par-
courant des yeux
, avec amour,
le paysage environnant.
"
Il a été
si splendide. Nous devrions rendre grâce de l'avoir eu en partage,
et pourtant, bientôt, nous allons plutôt nous plaindre de ce qu'il
nous a été enlevé."
Elle songea alors à nous demander si nous avions fait
une belle promenade. Les yeux de Stephen en se posant sur moi
brillèrent d'une telle manière qu'il ne pouvait plus être possi-
ble à Esther d'un ignorer le sens. Elle abaissa son visage qui
se colora légèrement. Son expression n'était pas de blâme. Je
crois qu'elle était plutôt inquiète à mon endroit, et elle devait
m'avouer plus tard qu'elle avait en effet éprouvé très fortement
en ce moment même le sentiment que Stephen et moi allions nous
causer beaucoup de mal l'un à l'autre.
Même Father Perfect, si vivant et loquace à l'heure du
lunch, nous parut accablé. Il se pencha vers Stephen et lui de-
manda s'il était vrai que les nations en étaient encore une fois
à s'armer et
à se préparer à s'entretuer. Etait-il possible qu'elles
fussent sur le point de recommencer les tueries de la Première
Guerre Mondiale?
Stephen aussi changea de visage. Je ne lui avais ja-
mais vu avant, sauf lorsqu'il m'avait
pour la première fois
avoué
ses activités politiques clandestines, cet air soucieux et ravagé
bien au-delà de son âge. Et je ne pus m'empêcher de penser alors
qu'il devait être souvent malheureux
et
ni
de le plaindre plus que
je ne m'étais trouvée moi-même à plaindre par sa faute.
— Oui, l'entendis-je répondre au vieillard, la guerre
est possible. En tout cas, les Allemands s'arment en conséquence.
Quant aux alliés, la tête sans le sable, ils feignent d'ignorer
le danger, ce qui ne peut mieux faire l'affaire
, aujourd'hui
d'Hitler,
,
aujourd'hui,
demain sans doute de Staline.
— Hitler, Staline, murmura le vieillard[,]
.
,
s
S
s
ont-ils donc
si mauvais? N'ont-ils pas un bon côté par lequel on pourrait les
atteindre? Dans toute ma vie je n'ai connu personne chez qui il
n'y avait pas accès au coeur, si on le cherchait. Hitler, Sta-
line ... et cet autre dont on dit aussi du mal ... Mussolini ...
est-ce cela? n
N
e pourrait-on pas en venir à une entente avec eux?
Les yeux de couleur pervenche, dans ce vieux visage,
n'avaient jamais autant évoqué deux fleurettes ingénues poussées
sur une terre craquelée.
Stephen sourit à leur innocent appel et fit effort pour
rassurer maintenant le vieil homme. Les jeux n'étaient pas encore
entièrement faits, dit-il. Les choses pouvaient encore s'arranger
et la menace de guerre s'éloigner, du moins pour quelque temps.
Prompt à s'affliger, Father Perfect le fut tout autant
à se remettre, et bientôt nous l'avons entendu parler avec affec-
tion de son vieux damson, on avait pensé l'abattre à l'automne,
mais on allait le garder encore, ce
jeune
vieux compagnon de leur
vie, et les oiseaux qui l'aimaient reviendraient de nouveau y faire
leur nid.
A plusieurs reprises, j'avais vu Stephen jeter un coup
d'oeil hâtif à sa montre. Il se leva d'un bond et annonça qu'il
devait partir sur-le-champ s'il ne devait pas rater le dernier au-
tobus pour Londres.
Esther lui offrit pour la nuit le sofa du parloir, étroit
et plutôt dur, mais elle l'offrait de bon coeur s'il pensait pou-
voir y dormir. Stephen dit que rien ne lui plairait autant que de
passer la nuit dans la bonne odeur du jardin, bercé par le chant
du grillon qu'il aimait mieux qu'aucune musique, mais des affai-
res pressantes le rappelaient à Londres où il lui faudrait se
trouver demain à la première heure.
Esther me consulta du regard et me demanda si je ne
trouvais pas que ce serait une bonne idée d'aller avec Stephen
jusqu'au bout du village lui indiquer le raccourci par lequel il
pourrait gagner Wake Arms en moins d'un quart d'heure, lui évitant
de faire le grand tour par chez Felicity, tout au long dans la
forêt qui allait bientôt être sombre et inquiétante. Je pense
qu'elle voulait nous assurer l'occasion d'être seuls tous deux
quelques moments encore, ayant le sentiment que nous avions quel-
que sujet important à régler entre nous.
Qu'elle eût eu alors
une si juste intuition des choses longtemps me hanta.
En traversant le petit jardin devant la maison, Stephen
se pencha, cueillit
,
parmi les plus petites
,
une fleur bleue qu'il
mit à sa boutonnière.
Le village reposait dans une paix totale. Sans doute
les voix des buveurs au pub s'étaient tues ensemble comme cela
arrivait quelquefois. Nous avancions, la main dans la main, sans
faire nous-mêmes de bruit, dans une pénombre d'un bleu doux qui
se fonçait
,
un peu plus loin, au-dessus des downs.
Tout à coup je m'avisai de demander à Stephen comment
il avait pu me retrouver.
— Est-ce Gladys qui t'a donné mon adresse,
?
à qui je
Je le lui
l'
avais pourtant interdit
?
.
.
C'était bien plus simple, dit Stephen. Il n'avait eu
qu'à s'informer à la Maison du Canada, par les soins de laquelle
je faisais suivre une partie de mon courrier.
Nous avons dû rire de nous-mêmes assez fort, j'imagine,
car je me rappelle encore le son de notre gaieté résonnant incon-
grûment dans l'austère silence d'Upshire
Pourtant, aussitôt passé cet accès de gaieté, l'angoisse
nous envahit. Stephen se tourna vers moi comme nous passions sous
un des réverbères à l'éclairage falot. Il me sais[flèche]
a
it aux poignets.
Son visage était défait.
— Pars, me dit-il. Quitte l'Angleterre. Retourne au
Canada. Je n'ai pas voulu en parler à fond devant Esther et le
vieillard trop émotif, mais je ne vois pas comment nous allons
éviter la guerre. Elle est presque certaine, et pour très bientôt.
— Mais toi?
— Ah moi! Encore citoyen canadien, je risque fort
d'être enrôlé tôt ou tard dans l'Armée
C
c
anadienne pour combattre
l'Allemagne. Je m'enfui[flèche]
e
rai
s
avant s'il le faut, car un jour ou
l'autre, tu verras, Staline plus encore qu'Hitler sera l'ennemi à
détruire. Ils feront peut-être entre eux un semblant de pacte
,
pour le rompre certainement peu après. Et
,
quoique je ne sois
pas l'ami des nazis, je le suis encore moins des bolchéviques.
Alors, s'il y a guerre entre ces deux camps, je ne serai pas pour
les Soviets mais, malgré tout, avec Hitler qui, pour servir ses
desseins et mettre l'Ukraine de son côté, concédera des garanties
de liberté à mon malheureux pays.
— Tu ferais confiance à Hitler?
— Pour un temps du moins — ou je ferai semblant. Il
nous armera contre les Russes. C'est commencé d'ailleurs. Ces
armes nous serviront ensuite à nous libérer également des nazis.
Je l'écoutais, replongée dans l'
h
orreur et l'aversion
qu'il m'avait inspirées quand sur ce banc du petit square à pei-
ne éclairé
,
il m'avait pour la première fois dévoilé son militan-
tisme. Le choc cette fois était pire encore. Il me surprenait
dans
la
ma
confiance revenue, après que j'
eusse
eus
été recapturée à
neuf. Ainsi il était venu me jouer le jeu de la passion, ai-je
pensé dans ma trop grande indignation, alors qu'il n'en a jamais
éprouvé que pour une folle utopie. Je considérai sans pitié son
visage ravagé. Je lui lançai:
— Tu pourrais même, je suppose, te livrer au terro-
risme.
Ses yeux flambèrent d'une courte flamme sauvage.
— S'il le fallait... peut-être... oui... Les miens
depuis des siècles
ont vraiment trop souffert
.
Mais il me voulait moi aussi et plaida pour que je lui
garde encore ma confiance... jusqu'au jour où, si cette mêlée
sanglante ne s'achevait pas en
A
a
pocalypse, il remuerait ciel et
terre pour me retrouver, n'ayant plus alors en tête que de vivre
heureux avec moi.
Pour toute réponse, je lui signifiai que
,
s'il ne par-
tait pas bientôt
,
il allait manquer son autobus et peut-être,
demain, son alliance avec les nazis.
Ses yeux me lancèrent un blâme douloureux.
Je l'accompagnai quelques pas encore sans plus lui par-
ler. A cette minute, je croyais vraiment le haïr et ne devoir
jamais cess
é
er
de le haïr. Je lui indiquai d'un geste bref le dé-
part du sentier qui longeait le mur domaine seigneurial.
Il s'y engagea. Il se retourna plusieurs fois en le-
vant chaque fois la main vers moi qui restait
s
immobile à le re-
garder s'en aller de ma vie. Je perdis de vue sa silhouette dans
l'ombre
tout à coup
plus épaisse des arbres. Je restai un moment
à attendre je ne sais quoi. Je n'entendis plus son pas. Au bout
d'un moment, je l'imaginai atteignant le vaste labour qui m'avait
si mystérieusement consolée. Les premières étoiles, toutes pâles
encore, devaient briller un peu mieux là-bas au
-
dessus de cette
étendue à découvert. Stephen en avait-il aussi le coeur touché?
Ressentait-il encore la beauté du monde? Est-ce qu'il y aurait
place
, par extraordinaire,
dans un coeur d'homme pour une passion
politique dominante, des larmes, le rire et de l'attachement in-
compréhensible pour un bout de champ isolé en forêt? C'est cu-
rieux combien de fois dans ma vie je me suis demandé
e
si ce champ
que j'aimais tant ne me reliait pas de quelque manière et pour
toujours à Stephen, même si lui devait être à jamais perdu pour
moi.
Maintenant,
,
je
pensai
-je
,
ai-je pensé,
il doit déboucher sur la route.
ll atteint Wake Arms. Il prend peut-être son autobus à l'instant
même.
Enfin, c'était fini!
Jamais plus, je le savais, je ne le
reverrais.
Il n'y avait plus à se le cacher: la guerre approchait.
On s'imaginait parfois entendre déjà son souffle d'horreur tra-
verser le ciel pourtant si serein de ces dernières semaines d'août.
David avait aussi obtenu mon adresse, peut-être également de la
Maison du Canada. Il m'envoya un mot, se disant inquiet à mon
sujet et m'invita[i]
n
t à venir prendre le lunch avec lui le surlende-
main. Lady Frances se faisait aussi du souci pour moi, écrivait-
il
,
et le chargeait de me faire savoir qu'à son avis je devrais
rentrer au Canada. Nous en reparlerions. Il me demandait de lui
téléphoner à l'Amirauté pour confirmer notre rendez-vous devant
le magasin Selfridge.
J'y étais à l'heure dite. Je portais ma robe de toile
bleu marine parsemée de fleurs blanches
,
que David avait déjà
vue
,
mais c'était la seule que je possédais qui puisse convenir à
une sortie avec lui. J'avais un petit sac à main de grosse paille,
également marine
,
et qui allait très bien avec ma robe. Pour com-
pléter mon ensemble, je venais de sacrifier presque
mes
les
derniers
pennies de mon argent du mois à l'achat de fins souliers du même
bleu exactement, fait
s
de lanières de rafia entrecroisées et qui
allaient, sous la première grosse pluie, se détricoter
pour ainsi
dire
sous mes yeux, me laissant presque pieds nus en plein Oxford
street.
Je vis venir, pareil à mille gentlemen de la City à
cette heure, un élégant et long monsieur en tweed discret, de
coupe parfaite, faisant sonner à coups légers sur le ciment du
trottoir le bout métallique de son parapluie roulé fin - fin - fin.
Je me demandai pour la centième fois dans ma vie ce que cet im-
peccable produit de la civilisation britannique pouvait bien voir
en moi. Mais qui sait si lui-même ne se posait pas la même ques-
tion à mon sujet. En tout cas, une camaraderie nous unissait qui
semblait satisfaire une part de nous-mêmes, car nous la retrou-
vions sans peine, avec son ton léger, ses reparties faciles, telle
que nous l'avions laissée quelques mois plus tôt.
En me repérant parmi la foule massée à l'entrée du ma-
gasin, il me salua d'un:
— Ah, I say, H
h
H
ello, you dear!
Et
il
ne perdit pas une seconde à
p
our
m'entra
î
ner vers un res-
taurant réputé, je me demande si ce ne fut pas au Trois-Pruniers,
à moins que le repas au Trois-Pruniers ne se situe à un autre mo-
ment, car de cette rencontre avec David, de même que
sur
de
presque
tout ce qui se passa en ces semaines tourmentées, mes souvenirs
restent confus.
A peine étions-nous attablés qu'il me marqua à sa maniè-
re une vive sollicitude. Il m'avait fait venir à Londres pour me
revoir sûrement, dit-il, mais d'abord et avant tout pour m'amener
à me réserver immédiatement une place sur un bateau faisant route
pour le Canada. Les places allaient très vite être prises. Il
ne fallait pas courir le risque d'avoir à rentrer sur un transat-
lantique transformé en baraque à l'usage des troupes. Ou le ris-
que d'un torpillage en cours de route.
En écoutant Davi
s
d
, si mesuré dans ses propos, me parler
sur ce ton, je croyais rêver.
— Voyons, David, c'est un conte que vous me faites là.
Je viens tout juste de lire dans le journal qu'il n'y a aucune
raison de s'affoler.
Il se pencha pour me parler très bas.
— Ecoutez: la consi[g]ne est d'éviter à tout prix l'hys-
térie collective. Car si les Londoniens apprenaient à l'instant
combien ils sont vulnérables
,
ils perdraient la tête. Vous avez
vu dans le ciel de Londres ces ballons que nous avons fait suspen-
dre supposément pour servir de barrage aérien. Eh bien, ce pour-
rait être aussi bien des ballons de fête foraine, qu'un coup
d'épingle dégonflerait. La vérité est que nous n'avons pas un
seul canon antiaérien qui fonctionne, pas l'ombre d'une arme le
moindrement efficace pour nous protéger d'une attaque surprise.
Si elle survenait cette nuit, la ville pourrait être anéantie.
Le repas fin, le décor précieux, les cristaux étince-
lants, le maître d'hôtel attentif, le murmure des voix auquel se
mêlaient les paroles de David composaient une atmosphère brouil-
lée dans laquelle je me sentais m'enfoncer comme dans un brouil-
lard.
— Remarquez, me dit David, que je n'ai pas le droit,
faisant partie du personnel de l'Amirauté, de vous parler ce lan-
gage. La consi[gn]
gn
e est de rassurer la population à tout prix.
Mais je pense qu'il est de mon devoir de mettre en garde ceux qui
du moins
peuvent
du moins
partir... et dont le sort m'importe... Je me
suis fait du mauvais sang pour vous, me reprocha-t-il
,
avec un
bref sourire. De même
que
Lady Frances
,
qui me disait encore la der-
nière fois que je l'ai vue: "Il faut tâcher de rejoindre notre
jeune Canadienne française et l'engager à partir..."
J'éprouvai enfin
assez vivement
des
du
remords d'avoir
laissé sans nouvelles de moi des gens qui m'aimaient bien et qui
avaient pu s'imaginer le pire à mon sujet alors que j'étais avant
tout préoccupée, en évitant le moindre contact avec l'extérieur,
le moindre geste, de préserver le fragile enchantement qui me
tenait lieu de refuge — grave manquement de ma part envers les
autres et dont je devais maintes fois au cours de ma vie me ren-
dre coupable.
Nous avions à peine touché aux mets raffinés. David
hâta la fin du repas en avalant son café avant le dessert. En
autant que cela pouvait paraître chez lui, il était nerveux.
A la sortie, il s'excusa de ne pouvoir m'accompagner là où j'irais.
Il lui fallait rentrer au plus tôt à l'Amirauté. On y travaillait
nuit et jour de ce temps-ci. Et pour rien, me chuchota-t-il à
l'oreille. Pour éviter que la panique s'empare des gens et les
transforme en un pauvre troupeau livré à lui-même.
A son signe, un taxi s'était rangé [a]
a
u bord du trottoir.
Il y prit place, abaissa la vitre et me dit:
— Si jamais nous ne devions pas nous revoir, n'oubliez
pas de me laisser votre adresse dans votre pays.
Moi, pensant alors que si j'y retournais ce serait pour
retrouver le Manitoba, je lui dis, faisant allusion à la plaine et
m'efforçant au ton si souvent badin entre nous:
— If so, will you ever come to visit me in my steppes?
Il me posa un léger baiser sur la joue. C'était le
premier qu'il me donnait.
— I shall come and sit on your steps.
Son taxi s'éloigna. Je remarquai enfin dans la foule
dense autour de moi l'air accablé, stupéfié de chacun. Je par-
tis de mon côté errer seule dans Londres.
A Hyde Park, on creusait des tranchées. A courte dis-
tance, on ne voyait pas les hommes qui y étaient enfoncés jus-
qu'à la tête, seulement leurs pelles rejetant à bout de bras des
paquets de glaise puisés loin sous les doux gazons les mieux
soignés du monde. Des mottes lourdes allaient parfois s'écraser
parmi des plate
s
-bandes fleuries. Les enfants s'amusaient de voir
transformé en champ de guerre
le jardin où les amenaient
promener
leur nanny
transformé en
[flèche]
champ de guerre
. Ils jouaient à se jeter, en guise de grenades,
des mottes au visage. Les adultes passaient silencieux, sans rien
voir. Maintenant j'étais toute attention à ce spectacle des plus
étranges de gens allant encore à leurs affaires
, mais
sans plus
y croire. En fait, toute la ville était comme sans regard. Cette
absence de regard était pire à voir qu'un regard douloureux qui
du moins est encore rattaché à la vie.
Dans Mayfair, comme ailleurs, comme partout où [l]
j
'allai
cet
te
après-midi
-là
, je vis à chaque coin de rue des affiches destinées
à remonter le moral et aussi des flèches indiquant la direction
du
de
le
plus proche
[flèche]
l'
abri antiaérien
le plus proche
. Dans le ciel très beau, sans nuages,
exceptionnellement clair, je vis de ces ballons dont m'avait parlé
David
,
qui n'avaient d'autre but que de faire accroire aux gens
qu'ils étaient protégés. Des placards enjoignaient les Londoniens
de se rendre au plus proche dépôt prendre leur masque à gaz. On en
ajustait même à des bébés. J'allai, je me demande aujourd'hui
pourquoi, chercher le mien. J'errai des heures encore par des
rues tellement silencieuses que l'on entendait venir de loin le
moindre pas. Les automobilistes ne klaxonnaient plus. De retour
dans les quartiers d'affaires, je m'aperçus enfin qu'on ne voyait
personne entrer dans les magasins ni en sortir. Entrée moi-même
un instant par curiosité chez Selfridge, je parcourus une dizaine
de rayons sans voir âme qui vive, sauf, derrière les comptoirs,
à ne pas bouger, vendeurs et vendeuses comme frappés d'hypnose.
Même Picadilly Circus, à la foule et à la circulation toujours
aussi denses, mais tournant aujourd'hui au ralenti, faisait pen-
ser à un vieux manège sur le point de plier bagage. Cette ville
que j'avais découverte, il y avait à peine un an, si affable,
rieuse et blagueuse, je n'en avais recueilli aujourd'hui pas
même un sourire, pas même un regard.
Je rentrai tard à Upshire pour en repartir le surlen-
demain avec quelques-uns de mes effets en attendant de venir pren-
dre le reste petit à petit. Londres m'appelait, je pense, par la
fascination extrême qu'exerce sur l'esprit l'approche de la tra-
gédie. Et je venais de comprendre que la tragédie à son sommet
c'est la guerre.
Ainsi donc Londres, où je faisais connaissance avec le
plus profond malheur, me devenait le lieu de la solidarité humaine
telle que je ne l'avais jamais encore éprouvée.
Je louai une chambre dans Chiswick. Pourquoi dans ce
quartier lointain, à l'extrémité ouest de Londres? Peut-être
parce que la rue où j'allais vivre se trouvait à deux pas de
Kew Gardens que j'avais longtemps désiré visiter fréquemment et
tout à mon aise, tellement j'y avais pris plaisir quand j'y étais
venue quelquefois de Fulham, et maintenant j'allais effectivement
m'y promener presque tous les jours, apprenant le nom, l'origine,
le caractère de mille arbres transplantés ici de tous les coins
du monde — et pourtant presque tout de ces choses apprises alors
avec amour m'est aujourd'hui ravi. Quel gaspillage que la vie!
J'ai dû mettre des jours et des jours à acquérir mille connais-
sances fascinantes sur des arbres rares que je n'aurais plus ja-
mais la chance de revoir, sur d'autres moins singuliers, sur
des fleurs du bout du monde, et que m'en reste-t-il, sinon le
souvenir un peu douloureux d'avoir été émerveillée sans que je
puisse me rappeler maintenant au juste pourquoi.
Peut-être aussi ai-je choisi Chiswick parce qu'il était
desservi par la Green Line, et que la ligne Epping Forest
était inscrite parmi quelques autres sur le panneau d'arrêt au
bout de ma rue. Ainsi je pourrais être chez Esther sans faire de
correspondance en cours de route, peut-être plus vite que si je
parais d'un point moins lointain. Et enfin ce devait être
aussi parce que la vie était moins chère ici qu'au coeur de
Londres.[flèche]
p 245
La maison où je pris chambre était propre, claire,
située dans une rue paisible, la chambre elle-même était grande
et confortable, quoique manquant de soleil, mais mes logeurs é-
taient du genre de ceux que j'avais connus rue Wickendon. S'ils
étaient sur le pas de leur porte ou dans leur petit bout de jar-
din quand je rentrais ou sortais, ils me saluaient assez cordia-
lement, ajoutant quelques mots au sujet du beau temps qui per-
sistait — car cet
te
fin d'été dramatique se déroulait sous un
ciel invariablement bénin. Je ne les revoyais pas autrement ni
ne voyais non plus les trois autres locataires de la maison. Je
reprenais peu à peu mes habitudes sauvageonnes de la rue Wickendon.
En vérité, je ne me rappelle plus trop comment je vivais
alors. Je lisais beaucoup, je pense, m'approvisionnant à la
Bibliothèque Municipale aussi bien garnie que celle de Fulham.
Je parcourais Kew Gardens à coeur de jour, apprenant là presque
tout ce ^
que
[qu]
j
'ai su des arbres. Je crois me rappeler un coin du
jardin merveilleux où se tenaient ensemble les plantes de la
Malaisie et combien je m'y sentais agréablement dépaysée. Mais
j'étais la plupart du temps comme endolorie, [flèche]
seulement
à moitié présente
seulement
au monde environnant,
même
et
peut-être
malgré tout
même
aux
livres et aux arbres, et c'est peut-être pourquoi j'en ai gardé
un si pauvre souvenir. le vaste malheur en route emportait sur
son passage les malheurs personnels. Mais il emportait aussi au
loin et comme à jamais toute joie de vivre et même semblait enle-
ver tout sens à la vie.
On arriva en septembre. Dans cette maison, on déposait
mon plateau du petit déjeuner à la porte tout en m'annonçant:
"Your breakfast, lady!" Si j'avais le malheur de me rendormir,
je le trouvais tout froid une demi-heure ou une heure plus tard.
Ce matin-là cependant on tambourina à ma porte en m'annonçant
d'une voix joyeuse: "Great news! Chamberlain and Daladier are
gone out there to meet Hitler. They still may come to terms."
Je descendis vivement pour en apprendre davantage, et
mes logeurs, devenus presque des amis, m'invitèrent à écouter
avec eux leur petit poste de radio. J'entendis de mes oreilles
que Chamberlain et Daladier allaient s'entretenir avec Hitler et
chercher des compromis en faveur de la paix.
J'eus l'impression que la ville entière, ce jour-là,
se retenait de respirer par peur d'effaroucher le timide espoir
qui se laissait pressentir. Puis s'étala à la une de tous les
journaux la nouvelle que la paix était obtenue en retour de la
cession à l'Allemagne du pays sudète.
Et ce fut une explosion de joie dans Londres comme je
n'en ai vu la pareille nulle part au monde, si on peut appeler
joie ce retour terrible à soi-même, à sa vie personnelle, à ses
intérêts propres, alors qu'en un autre pays
,
des pleurs y fai-
saient écho.
Des étrangers s'embrassaient en pleine rue. Des fem-
mes se jetaient au cou des marins éméchés. On formait des fa-
randoles qui encerclaient de leur chant et de leurs cris aigus
des parcs jusque-là réservés au recueillement. Les bars ne
désemplissaient pas. Quelques êtres pleuraient en silence.
"Pauvres, pauvres malheureux Tchèques.
!
..
.
" les plaignaient à voix
haute des femmes riches à leurs réunions mondaines. Elles s'en-
levaient des doigts, des poignets, bagues et bracelets pour les
déposer dans des paniers que l'on passait de table en table dans
les restaurants chics pour les vendre au profit des "pauvres,
pauvres Tchèques
»
.
"
Quelques voix crièrent dans le désert que
l'Angleterre s'était couverte de honte en abandonnant ses amis
d'hier, ne faisant ainsi du reste qu'encourager Hitler dans ses
exactions et retarder de peu l'échéance redoutable.
Est-ce alors — ou un peu plus tard — que la grande
voix de Churchill prophétisa: "Si, pour éviter la guerre, on
accepte le déshonneur, on aura le déshonneur... et la guerre."
.
On riait de lui à l'époque. On l'appelait le purple-
orator. On disait qu'il se complaisait dans une atmosphère de
désastre et de catastrophe, qu'il n'était jamais aussi à son
aise que
,
lorsque les événements tourn
ant
aient
au noir
,
et
donnaient
créance à ses oracles. Et l'on continuait à danser, à s'enivrer,
à festoyer. C'est depuis lors, je pense bien, que le spectacle
d'une ville en liesse m'a toujours plus ou moins plongée dans le
malaise. J'y ai trop souvent vu qu'elle
célébrait
se réjouissait
avant toute
chose
[crochet]
le fait
d'avoir échappé au malheur des autres. Londres, dans sa
douleur, plus tard, m'apparut autrement noble.
La menace de guerre, tout en paraissant s'éloigner,
ne m'avait pas délivrée de l'angoisse qu'elle m'avait communi-
quée. J'avais été trop impressionnée par la première perception
que j'eus du monstre pour en être quitte de sitôt. Assez souvent
aussi me revenaient des souvenirs de cette journée
,
au commence-
d'abord
ment
,
si riche que j'avais connue avec Stephen à Upshire et de
notre brutale rupture. Ses traits commençaient pourtant à s'es-
tomper dans ma mémoire. Je n'entendais plus aussi bien le son de
sa voix à l'intérieur de ma tête. Tout en sachant que je reste-
rais sans doute blessée pour toujours par cet insuffisant amour,
je savais aussi que je pouvais maintenant envisager la vie sans
lui — et c'était peut-être ce que je trouvais de plus affreux
à accepter.
Au fond je n'avais plus de coeur à rien. je n'arrivais
plus à écrire une ligne. Les histoires que j'aurais pu raconter
ne m'inéressaient pas moi-même. Et je n'avais presque plus
d'intérêt pour l'art dramatique — même si j'allais encore de
temps à autre au théâtre. Est-ce que je poursuivis, l'automne
venu, mes cours chez madame Gachet? Quelque temps peut-être.
J'ai la curieuse sensation de ne me rappeler presque rien de cet
automne-là. Pourtant, il m'en revient, alors que je ne les cher-
che plus, des souvenirs malgré tout assez nombreux, mais ils sont
comme imprécis et douteux. Je devais passer le plus clair de mon
temps, quand il faisait assez doux, à me promener
à
dans
Kew G
e
[flèche]
a
rdens
[lourd]
[flèche]
entre les arbres du Ceylan
,
ou
des forêts tropicales ou
d'
des
oasis
au désert, chaque plante, chaque arbre vivant dans un peu du sol
apporté de son pays. Et je les aimais, ces arbres, au point de
les reconnaître à une petite distance, comme des amis, eux qui
ont pourtant fui ma mémoire.
Je m'ennuyais à chaque instant du jour de Century Cottage.
Mais Esther m'avait écrit que la C
c
hâtelaine avait décidé de faire
peindre le cottage à l'intérieur et à l'extérieur avant qu'il ne
perde trop de valeur. La maison était donc sens dessus dessous.
Puis elle m'annonça la visite de Heather, rare à se montrer mais
difficile à dissuader de venir au moment où ça lui chantait et
qui, bien entendu, occuperait "ma" chambre. Je pense que je m'en
allais à la dérive. Je pris peur. Je luttai pour trouver un cou-
rant qui me porterait à une rive quelconque. Je me forçai un
jour à retourner à Co
a
da
o
gan Garden. Le salon était archi[flèche] comble
comme au jour si loin, si loin, où mon regard, dès en entrant,
avait été happé entier par les brillants yeux sombres de Stephen,
et je faillis rebrousser chemin, tellement mon coeur bondit de
peur à l'idée qu'il pourrait être là parmi les autres et que tout
serait à recommencer, la torture de l'extase et du doute. Mais
Lady Frances venait vers moi, les mains tendues.
— Mon petit! Enfin! Vous nous avez beaucoup manqué!
Pourquoi n'être pas venue vous réchauffer l'âme ici avec nous
pendant ces cruels jours d'avant Munich? Maintenant, écoutez
-
moi.
Il vous faut sortir de cette solitude dans laquelle vous vivez
beaucoup trop, si vous me permettez de vous le dire. Votre séjour
en Angleterre s'achèvera sans doute avant bien longtemps, j'ima-
gine. Et
,
comme tant de vous compatriotes, vous partirez sans
avoir vu beaucoup de notre pays. J'ai deux superbes invitations
pour vous — du moins vous les recevrez en bonne et due forme
quand vous aurez accepté en principe. L'une est de Lady Curre
dans le Monmouthshire. Il vous faudra une robe longue pour le
dîner... Mais ne vous tracassez pas. N'importe quoi, un sac
fera l'affaire, pourvu que ce soit long. Au retour
,
vous vous
arrêterez chez une charmante vieille femme dans le Dorset. Vous
recevrez sous peu de chacune d'elles une lettre vous précisant
la date où vous devez arriver et la durée du séjour auquel vous
êtes conviée.
J'étais ébahie - et j'allais l'être davantage - par
le fait d'être invitée, en amie pour ainsi dire, chez des gens
qui ne me connaissaient pas plus que je ne les connaissais.
J'acceptai, par manque de volonté pour refuser, par
amitié envers Lady Frances qui avait l'air de tellement tenir à
m'envoyer en visite dans la gentry, peut-être abasourdie au point
de ne plus trop savoir à quoi je m'engageais.
Par un matin de novembre, encore beau et tiède, je
pris le train pour Chepstow. J'avais avec moi une valise. Ma
malle garde-robe, tenant bon malgré les coups reçus, voyageait,
elle, dans le fourgon à bagages. C'était une bien grande malle
pour contenir ma petite robe de taffeta
s
rouge qui avait été à la
soirée du baron Frankenstein et n'était pas ressortie depuis,
mon autre robe du soir en mousseline pêche avec son petit boléro,
les souliers assortis, quelques autres menus effets. De plus
,
je pourrais avoir l'air assez peu au courant des usages en ar-
rivant avec tant de bagage pour un séjour, disait la lettre, du
sept
7
au 14 au soir, et Lady Curre devait, en effet, en l'aper-
cevant, mais au départ seulement, ouvrir grand les yeux. Surtout,
c'était me donner beaucoup de peine pour rien que de trimballer
cette lourde malle presque partout où j'allai
s
pendant si long-
temps, et je ne sais vraiment plus pourquoi j'y tenais tellement,
à moins que ce ne fût parce que je l'avais payé
e
cher et que je
voulais en avoir pour mon argent. Peut-être aussi me conférait-
elle une sorte de courage, comme si à nous deux nous faisions un
peu plus important.
Je débarquai en fin d'après-midi dans la très jolie et
ancienne ville de Chepstow. [S]
S
L
es grosses tours massives du châ-
teau dém[a]
a
ntelé de Guillaume le Conquérant demeurent encore debout.
Devant la gare était stationnée une longue, longue auto
noire. Un chauffeur en livrée en descendit, vint à ma rencontre,
porta la main à sa casquette.
—
["]
You the young lady for Itton Court?
Je pensai que oui et le lui dit.
Alors il se nomma: Ward, et m'exprima les excuses de
milady pour n'être pas venue en personne à ma rencontre. "She
had been requested at the very last minute to attend as judge of
one of those county exhibits one just cannot escape."
En un rien de temps l'historique petite ville était
derrière nous. La voiture s'engageait dans la vallée de la Wye,
un des fleuves les plus étonnants qu'il me fut jamais donné de
voir. A marée basse, c'est une horrible fosse vaseuse, presque
asséchée, morne et grise et comme pleine de l'empreinte de grands
animaux étranges qui y seraient venus se vautrer. Mais que la
marée revienne et la Wye parcourt sa vallée d'une grande eau
tranquille qui lui donne un air doux et pastoral.
A travers de hautes arcades anciennes, du ciel, au loin,
apparaissait. Je demandai ce qu'étaient ces magnifiques arcades
découpant l'horizon.
— Tintern Abbey, répondit Ward. They say it's the
oldest in Great Britain.
Des vers de Wordsworth au sujet de Tintern Abbey, la
vieille abbaye cistercienne, appris à l'école, me revenaient à
la mémoire, et je saisis le merveilleux de ma vie comme je ne
l'avais encore jamais saisi, hier
une adolescente se
me
demandant ce
que c'était que cette abbaye dont le poète anglais était si amou-
reux, aujourd'hui
en
contemplant
les
ses
ruines par lesquelles
commençait à pénétrer le rouge du soleil couchant.
Sur un piton, au milieu d'une large étendue de prés
encore verts, je distinguai un château de grande allure. En fait,
il dominait tout le paysage.
— Et ce château? ai-je demandé à Ward.
— Our castle, dit-il fièrement. Itton Court we are
heading for, Miss.
Le coeur me manqua alors complètement. Je crois que
s'il avait été possible de soudoyer Ward, de le supplier: "Ra-
menez-moi à la gare..." ou "Laissez-moi en chemin..." je l'aurais
fait. Mais son regard me disait qu'il n'y avait rien de ce genre
à tenter auprès de lui. Et je m'abandonnai à mon sort
dans une
avec
avec une
appréhension
comme je ne devais guère en ressentir depuis lors
comme je n'en ai guère ressenti depuis lors de plus affolante.
de plus affolante.
Nous avions pris par une longue route bordée d'arbres
qui montait au château. De face, il me faisait un peu penser
à
u
Versailles,
du
côté des Jardins. Mais nous l'avons abordé par
l'arrière et sa grosse tour ancienne qui formait angle. Sous
une voûte basse s'ouvrirent similtanément deux poternes, une
petite par laquelle s'engouffrèrent, tirées à l'intérieur par un
serviteur que je n'eus pas le temps de voir, ma valise et ma pau-
vre vieille malle, et une autre par laquelle moi-même entrai,
accueilli par le butler qui, tout en m'indiquant le chemin d'un
superbe geste, s'informait avec une sollicitude qui me paraissait
presque sincère si j'avais fait bon voyage, si je n'étais pas
trop brisée par ces pénibles trajets en chemin de fer dans
s
[flèche]
c
es
parcours secondaires des plus misérables.
Il m'abandonna au seuil d'une vaste pièce,
—
le sitting-
room, le drawing-room ou le music-room, je ne sais trop[,]
.
j
J
e mis
tellement de temps à les démêler l'une de l'autre, sauf
toutefois
du morning-room parce que celle-là, le matin, était inondée de
soleil, qu'au vrai je n'étais pas encore très fixée lorsque vint
le temps pour moi de m'en aller, comme j'étais venue, par la
poterne.
Une vieille petite créature assise de dos dans un si
immense
[haut]
haut
fauteuil que je n'avais encore rien aperçu d'elle, se
leva, s'avançant vers moi à pas menus et en clignotant des yeux
comme pour me distinguer dans de la brume.
Moi, pensant que ce devait être mon hôtesse et que ce
serait gentil de lui témoigner aussitôt de la gratitude et de
l'affection, fi[t]
s
vers elle une partie du chemin et me força
i
, la
voix tremblante, à la saluer aussi cordialement que possible:
— So glad, so glad, dear Lady Curre!
Sur quoi
,
la petite créature chiffonnée, qui n'était
que lectrice ou vague dame de compagnie ou cousine pauvre comme
presque tous les châteaux du genre d'Itton Court
,
en hébrergeait
e
nt
une, murmura sur un ton de réprimande:
— Lady Curre will be here later, child. Please follow
me. I am to show you your room.
Nous avons marché par d'interminables corridors coupés
d'autres corridors, coupés eux aussi de corridors un peu moins
larges, pour aboutir à ma chambre. Elle était à elle seule pres-
que aussi vaste qu'aucune demeure que j'ai jamais habitée. A un
bout, se consumait
,
dans une énorme cheminée
,
presque tout un tronc
d'arbre. Devant moi, par-delà de hautes fenêtres, se déroulait
un immense
le
parc avec fontaines et statues, car je me trouvais
logée du côté Versailles.
La petite créature me dit:
— Hope you like your room. Dinner is at eight. We
dress here for dinner. The gong will be heard shortly before.
To find the dining-room, just follow the sound. Now try to have
a nap...
Et elle disparut.
Restée seule, je commençai par m'asseoir tout au pied
du vaste lit à colonnes. La femme de chambre était passée avant
moi. Elle avait défait ma valise
, ma malle
et étalé mes pauvres
petites affaires, ma brosse à cheveux
à
au
poil usé, mes pantouffles
éculées
et ma robe de chambre, dont je n'avais jamais vu avant
qu'elles étaient
à ce point
miteuses
si défra
î
chies
. J'avisai dans une encoi-
gnure le plus joli secrétaire que j'eus jamais de totue ma vie
à ma disposition. En autant que je puisse me fier à mes souve-
nirs bousculés de ce jour-là, je dirais que ce devait être un
Sheridan.
J'y trouvai de l'encre, des plumes et un admirable pa-
pier à écrire gris perle chiffré d'une couronne. Je m'installai
pour écrire à presque tous les gens que je connaissais, en com-
mençant tout de même par maman à qui je disais de ne pas s'inquié-
ter pour moi, que j'allais bien, que pour le moment je vivais la
vie de château.
Si j'en avais le temps, il ne me déplairait pas de
m'essayer à décrire ce que fut ma vie durant la semaine que je
passai à Itton Court. Un soir dans ma robe taffeta
s
, un soir
dans la mousseline pêche à fleurs rouges, un autre soir agré-
mentant la pêche d'un ceinturon rouge, le lendemain d'un boléro
également rouge, je me figurai donner le change et créer l'im-
pression d'avoir une garde-robe assez variée. J'étais tout de
même mieux partagée que la petite créature effacée — lectrice?
cousine pauvre?
ou
dame de compagnie? je ne l'ai pas su — que je
ne vis apparaître
au dîner
,
,
soir après soir
,
au dîner,
^
que
dans le même long
sac couleur prune.
Nous prenions place, les douze convives — dont j'ai
oublié le
s
nom
s
, sauf
des
deux si appropriés à la chasse
,
qui était
à Itton Court l'occupation première: les capitaines Wolfe et
Fox -
—
à une immense table au centre d'une immense pièce à cha-
que bout de laquelle brûlaient des arbres entiers engouffrés en
des foyers plus grands qu'une chaumière.
Nous avions d'autant plus hâte d'y arriver que nous
devions, venant chacun d'une aile lointaine, geler tout rond
s
dans les interminables corridors glacés. La première fois je
m'y étais d'ailleurs perdue, mal guidée par le son du gong qui,
résonnant encore après s'être tu, semblait venir de tous les
côtés à la fois, mais je m'y étais fait l'oreille et surtout je
m'étais fabriquée des repères à partir des lords à perruques et
des ladies à petit bonnet de dentelle qui jalonnaient le chemin
de la salle à
dîner
manger.
.
Derrière nous, à table, veillaient le maître d'hôtel
et ses aides, si pleins de sollicitude à notre égard qu
i
'
à peine
avions-nous trempé nos lèvres dans notre verre qu'une main se
tendait pour nous en remettre une goutte.
Lady Curre, tout le contraire de la petite créature
desséchée pour qui je l'avais prise, était une grande femme sta-
tuesque, à
épaules
larges
, marchant à longues enjambées, parlant
haut, du genre que l'on appelait dans le milieu, je crois me le
rappeler, a horse woman, non
pas
, grands dieux! parce qu'elle res-
semblait à un cheval mais parce qu'elle vivait pour ainsi dire
dans la compagnie des chevaux autant
pour le moins
que celle
d'êtres
des
humains et les aiman
i
t probablement mieux aussi. Elle
assistait à toutes les chasses à courre de la région, en donnait
fréquemment et m'entra
î
na[flèche]
nt
à l'une d'elles afin, dit-elle, que
je puisse un jour, de retour au Canada, raconter comment
elle
cela
le tout
se passait. Je possède toujours, parmi mes souvenirs de ce
temps-là, une petite photo représentant la meute, les cavaliers,
les serviteurs avec leur plateau apportant le verre à boire
,
avant
le départ
,
aux invités en selle, tout cela inscrit sur le côté
Versailles du château.
Comment j'étais tombée dans ce milieu, un soir à dîner,
—
alors que les deux écrivains invités, se disant amis de Chesterton
et l'appelant G.K., causaient avec la poétesse aux cheveux teints
mauve pâle[,]
—
me parut soudain si surprenant que je pense avoir en
esprit complètement quitté les lieux pendant plusieurs minutes.
Souvent ma propre vie m'a étonnée — et à qui donc au fond sa
propre vie ne paraît
-elle
pas la plus étonnante de toutes! — mais ce
soir-là, elle me confondit. J'eus l'impression d'être en dehors
de moi, quelques pas en arrière, de me voir assise au milieu de
ce beau monde et de n'en pouvoir croire mes yeux. Quelque chose
d'ahuri dut se faire sur mon visage car La[d]
d
y Curre, coupant
soudain la parole à la poétesse, me lança assez fort, de son bout
de table éloigné:
— Child! Lost again in your reverie! A penny for
your thoughts.
J'aimais l'expression que m'avait souvent adressée
Esther quand elle me voyait perdue dans "the stories of that
wandering mind". Je ne pus m'empêcher de faire un sourire à
Lady Curre, même s'il était un peu désemparé. Je crus compren-
dre qu'elle n'était pas si épeurante qu'elle pouvait en avoir
l'air et qu'à cette femme personne n'avait peut-être jamais parlé
langage humain. Pour ses serviteurs, elle était m[y]
i
lady et ils ne
lui parlaient que sur un ton d'obséquiosité^
qui
cherchan
i
t à avoir
l'air affranchi. Ses convives pique-assiettes qu'elle gardait
parfois longtemps
,
faute de mieux, lui donnaient des "dear Geneva"
à tour de bras qu'elle accusait, j'avais remarqué, d'un léger
froncement de sourcils. Je ne sais ce qui m'amena à lui avouer
ce que j'avais vraiment ressenti.
— Je me suis vue,
i
ci
,
lui dis-je,
ici,
comme du lointain
de ma vie, depuis ma
petite rue d'une
petite ville des plaines
?
de l'Ouest C
c
anadien, et
la vérité
c'
est que je n'arrivais pas à me
croire chez vous, Lady Curre. Et je n'en suis même pas encore
sûre.
Elle sourit et dit aux autres qu'elle entendait enfin
sous son toit une parole qui n'était pas juste du chit-chat et
que J'avais dit juste, personne au fond ne croyant vraie sa propre
vie.
Elle s'attacha tellement à moi à partir de ce soir-là
que je pris peur, car elle parla de me garder, ma semaine finie,
pour un bal qu'elle donnerait dans une dizaine de jours et où
je pourrais rencontrer la jeunesse du pays. Je me dis attendue
dans le Dorset pour la semaine qui venait, ce qui d'ailleurs
était la stricte vérité.
Avant de quitter, j'avais envoyé la femme de chambre,
une jeune a
A
llemande qui s'occupait de moi, déposer avec mon
Thank you note un petit cadeau d'adieu dans la chambre de Lady
Curre. A C[o]
a
d[a]
o
gan Garden, Lady Frances m'avait gentiment fait
comprendre que je serais bien vue de laisser, en partant, à qui
m'avait invitée, un petit rien en guise de gratitude, n'importe
quoi faisant l'affaire, c'était l'intention qui comptait. J'avais
erré des heures chez Harrod's à la recherche d'un cadeau de deux
dollars au plus et qui ne ferait pas trop mesquin. J'avais fini
par acheter un brin de muguet fait main à porter au revers d'un
tailleur ou comme fleur de corsage. D'un peu loin, il pouvait
avoir l'air de muguet vivant. Je l'avais trouvé, ma foi, assez
beau, et l'avait fait emballer dans une gentille boîte. Mais
depuis le moment où j'avais enfin fait connaissance avec mon
hôtesse à
l'
allure de cavalière, je doutai fort qu'elle p
û
t être
entichée de mon présent.
Je devais donc
choir
presque
de surprise lorsque, de
retour à Londres, j'y trouverais, m'attendant,
une detta
un mot
de Lady
Curre dans
laquelle
lequel
, en lettres hautes de six pouces au moins,
elle me remerciait infiniment de mon charmant cadeau, disant
qu'elle le garderait précieusement et le chérirait toute sa vie,
«
as the one and only gift of the kind — so sweet of you, child;
—
that I have ever been presented with
»
.
Je crus quelque temps qu'elle se moquait peut-être un
peu de moi, ou encore enfilait des mots, n'importe lesquels, à
mon intention pour en remplir une feuille de son beau papier
gris
gris
perle, mais, petit à petit, j'en suis venue à me demander si elle
n'était pas en quelque sorte enchantée d'avoir reçu une fois dans
sa vie
,
des fleurs qui n'étaient pas vraies.
"Only an imginative girl like you, disait-elle, would
have thought of such a gift."
Pour me rendre de Chepstow en Dorset, il aurait été
presque plus simple de retourner à Londres et d'y prendre un
train en direct pour Weymouth
re
ou
quelque ville du sud. Mais je
préférai voyager across country, toujours encombrée de ma malle,
changeant de train
en
dans
des petites gares perdues, perdant du temps
en
dans
chacune à attendre la correspondance, mais j'obtins ainsi un
aperçu de l'Angleterre profondément rurale que je n'aurais jamais
connue autrement, et je garde malgré tout un souvenir émerveillé
de cet ahurissant voyage.
Conduite par son chauffer — qui était aussi le jar-
dinier et
l'
homme à tout faire — mon hôtesse m'attendait à la gare
de Bridgeport. C'était une vieille petite femme en gros souliers
plats de marche, habillée de tweed informe, le visage plein de
verrues et portant un énorme chapeau de peluche enfoncé jusqu'aux
oreilles. Elle me parut si laide, si mal fagotée que je me disais
tout en roulant en silence
, assise
auprès d'elle
,
dans le fond
de la voiture: "Ce n'est pas possible, je ne pourrai jamais
faire la semaine en compagnie de cette personne." Mais comme
elle levait un peu le visage sous le bord
de
son vaste chapeau,
j'aperçu
s
son regard et je fus si frappée par la bonté, la grâce
souriante, la finesse et l'intelligence qui s'en dégageaient
que je cessai tout net de
l'en
la
trouver laide.
D'origine anglaise, elle avait été élevée en Australie,
son père y ayant fait fortune dans l'élevage des moutons. A sa
mort, elle était revenue [c]
s
'établir en Angleterre et avait choisi
le Dorset tout bonnement parce qu'elle avait pu y trouver, offert
un vente, un vieux cottage
de pur style élisabéthain,
tel qu'elle en avait
toute sa vie
.
souhaité un
,
de pur style élisabéthain.
,
Avec l'aide
seulement
d'une cuisinière et de son jardinier-chauffeur, elle menait une
vie paisible, recevant de temps à autre quelques invités comme
moi pour l'égayer et aussi pour faire sa part dans l'édification
d'un bon sentiment à travers l'Empire.
Comme nous roulions vers Matravers Cottage, c'est à
peu près ce que me raconta Miss Shaw, tout en m'appelant de temps
à autre "my lamb", ce que je pensais d'abord être
une
pure habitude
de sa part, assez naturelle d'ailleurs pour une personne qui avait
été élevée parmi les moutons. Mais bientôt je saisis que c'était
plutôt chez elle un terme affectueux qu'elle remplaça d'ailo
l
eurs
bientôt, à mon usage, par "my niece", celles de ses lambs qu'elle
aimait le mieux devenant de la famille, m'expliqua-t-elle, car
décidément la sienne propre ne faisait pas le poids
,
se ramenant
en tout et pour tout
qu'
à une seule vraie nièce.
Et telle qu
'
elle, comme sa
mère
nièce
, elle me présenta au
pasteur, au squire du village, à celui des hautes terres que nous
avons croisé à cheval, partout où elle me mena me faire voir et
entendre.
Nous arrivâmes au plus charmant cottage que je pense
avoir vu en Angleterre. C'est une des rares habitations[, ]
—
avec
peut-être un mas à grosses tuiles rousses au bas des Antiques
près de Saint-Remy-
en
de
-Provence,
et
une autre vieille maison, cette
fois
,
en Gaspésie[, ]
—
où je m'imaginai, d
è
s
en les apercevant
que je les aperç[us]
, que
je pourrais y vivre toute ma vie sans désirer
d'
aller jamais
chercher mieux ailleurs.
De proportions harmonieuses, en pierre grise adoucie
par le temps, la pluie, les vents, coupé à intervalles parfaits
de fenêtres à croisillons qu'encadrait un trait blanc, il s'é-
levait sur l'herbe un peu rude d'une sorte de plate-forme natu-
relle pour dominer une échappée de downs peut-être plus beaux
encore que ceux d'Upshire car, tout au bout, on apercevait le
fil brillant de la mer qui étincelait au soleil. J'ai même par-
fois cru l'entendre battre
,
là-bas
,
le rivage d'où Stevenson aurait
fait partir le voilier à la recherche de l'Ile au Trésor.
Ma chambre était magnifique, spacieuse, mais pas trop.
De la fenêtre à croisillons et doubles battants, je découvris
une immensité de vagues terrestres atteignant cette fois, à vue
d'oeil, les vagues océanes. Je me couchai pour la première fois
de ma vie dans des draps de lin. La cuisinière-femme-de-chambre
y avait déposé une ancienne bouillotte en grès enveloppée d'un
petit manteau de laine pour qu'elle ne)( me brûle pas les pieds.
Miss Shaw, accompagnée de son scotch terrier au regard, derrière
tout son poil, presque aussi fin que celui de sa maîtresse, vint
voir s'il ne me manquait rien. A combien d'oasis heureuses
suis-je donc arrivée au long de ma vie, dont il me semble aujour-
d'hui que je n'avait
s
qu'à marcher
au-
devant
de
moi avec confiance
pour les découvrir à l'horizon et m'y sentir aussitôt à l'aise.
Miss Shaw tenait absolument à ce que je voie Bath, la
ville d'eau célèbre au temps du Régent, bien que ce ne f
û
t pas du
tout la saison propice. Peut-être tenait-elle elle-même beaucoup
à revoir un endroit où elle avait été dans sa jeunesse. Toujours
est-il que nous voilà en route, un beau matin, conduites par
Jeremi[s]
a
h qui s'occupait aussi de nous trouver nos chambres d'hô-
tel, de poster nos cartes postales et de nous prodiguer mille
soins. De Bath, nous avons poussé une pointe jusqu'à Bristol
où Miss Shaw avait une amie qu'elle tenait à saluer et qui nous
garda à coucher. En face, c'était le pays de Galles que Miss
Shaw me surprit à tâcher d'apercevoir au loin avec une certaine
envie d'y aller sans doute, car elle me dit que ce serait pour
la prochaine fois.
Au retour, elle me demanda si je préférais rentrer
par le chemin de la côte ou par les landes. J'avais déjà fait
une bonne partie de la côte lors de mon voyage avec David et sa
mère si critiqueuse. J'optai pour les landes. Nous avons fait
un long détour pour rattraper Broadmoor puis Exmoor. Ces éten-
dues sauvages à herbe rude, sans habitations, sans cultures,
hantées par un vent fou sous d'immenses ciels tourmentés me
soulevaient d'exaltation. D'où vient que de stériles paysages,
nus et poignants, me rendent tout à coup à une sorte de libéra-
tion, qu'ils délivrent en moi
quelque élan
une
souffrance
retenu[illis.]
e
?
Il en fut
ainsi en Bretagne à la vue des landes de Lanvaux que je m'ima-
ginai ne vouloir jamais quitter, restant à contempler leur déso-
lation dans une fascination sans fin. Egalement, quand, du col
de Vence, je découvris l'étendue d'herbe sifflante livrée au
vent des hauteurs et qu'habitent seuls des blocs de pierre noire
dressés dans
des
les
poses les plus énigmatiques. Et pourquoi ces
paysages comme malheureux m'ont-ils été presque toujours plus
consolants que ceux que l'on dit riants, harmonieux ou enchan-
teurs? Miss Shaw, élevée dans de sauvages régions de l'Australie,
semblait en tout cas comprendre mes goûts et les approuver. Que
de fois, en cours de route, avant même que je le lui demande,
elle pria Jeremi[illis.]
a
h d'arrêter la voiture pour me permettre d'aller
marcher seule, par quelque sentier dans les ronces, vers un ho-
rizon poignant.
A peine de retour à Matravers, elle me mena voir la
ville de Dorchester où le sanglant juge Jeffrey envoya des gens
par milliers au gibet. Nous sommes revenues par la jolie ville
de Weymouth. A propos de chaque endroit, Miss Shaw avait quelque
histoire à me raconter qui ne me paraissait pas très exacte.
N'importe! Je regardais s'animer, pour me faire plaisir, cette
vieille dame qui m'avait paru si laide à mon arrivée et qu'à
présent j'en étais venue à trouver belle avec ses yeux pétillants
de la joie qu'elle éprouvait à avoir auprès d'elle quelqu'un de
jeune à travers qui retrouver l'enthousiasme de sa propre jeunesse.
"Those half dead old souls", disait-elle
de
p
lusieurs
de ses
voisins pourtant plus jeune
s
qu'elle
pour
la plupart, "ils ne vibrent
plus à rien, ne lisent rien, ne sentent plus rien."
Voyant que je me plaisais à errer par les downs, elle
finit par me laisser partir seule, le matin, avec des sandwiches
pour le lunch, mais à deux conditions: je devais être de retour
sans une minute de retard pour le thé; je devais aussi me munir
d'une canne en guise d'arme de défense pour le cas où je ferais
une mauvaise rencontre. Elle me montra même comment m'y prendre —
elle l'avait appris jeune dans le ranch isolé, en Australie —
pour avoir raison d'un assaillant un lui assénant un coup sec
sur la tempe.
Je pense avoir été fidèlement de retour pour le thé
qu'elle aurait éprouvé trop de désolation à prendre seule. Quant
à la canne, à peine étais-je hors de
la
vue
de Miss Shaw
que je
l'enfouissais au bout d'une haie pour le reprendre au retour.
Et je m'appuyais sur elle lourdement à chaque pas si je voyais
poindre
à la fenêtre le visage de Miss Shaw. Elle, en se portant à ma
rencontre, se montrait réjouie et me félicitait:
— Rien comme une canne, hein, pour aider la marche en
terrain raboteux. Good G
g
irl! Good G
g
irl!
En retour d'une si généreuse hospitalité, que me de-
mandait la vieille demoiselle sinon de l'écouter me raconter les
heures glorieuses de sa jeunesse quand elle accomplissait vingt
milles d'une traite à cheval, pour se rendre à la ferme voisine.
Elle aimait bien aussi que je la fasse rire en imitant, avec mon
accent déjà curieux, le curieux accent des gens du pays. "Give
me a lilt out of your youth, disait-elle, you have some to spare..."
C'est d'elle en partie que j'ai appris comme nous sommes néces-
saires les unes aux autres, les vieilles âmes que la jeunesse
autour d'
eux
elles
console
nt
de la perte de leurs années ardentes, les
âmes jeunes qui s'effraient moins de la vieillesse lorsqu'
ils
elles
la
voient encore capable de s'émerveiller et de se réjouir à leur
vue.
Miss Shaw aimait bien aussi, après le plantureux dîner,
que je fasse avec elle une partie d'australian rummy qu'elle
m'avait enseigné. Nous tirions la table à carte
s
presque dans
les flammes du foyer, le petit scotch-terrier venant s'y instal-
ler le nez collé au feu, ce qui était mauvais pour ses yeux
,
disait
sa ma
î
tresse, mais il n'y avait pas moyen de le chasser, la vue
des flammes le fascinait lui aussi, et nous commencions notre
partie. Presque chaque soir je battais Miss Shaw et elle se
fâchait.
— May you be thoroughly be[flèches] eviled, me lançait-elle.
Dans ses brousses australiennes, si elle y avait appris
beaucoup sur la nature elle-même et sur celle des hommes, elle
avait par ailleurs acquis des habitudes de langage qui la sin-
gularisaient quelque peu dans son milieu du Dorset assez guindé.
De sous la ju[p]
p
e de sa maîtresse, le scotch-terrier grond
i
a
t à
sa manière comme s'il m'en voulait de l'avoir battue aux cartes.
[crochet] C'était là l'unique ombre au tableau de bonne entente
que nous formions, Miss Shaw et moi, dans notre habitation isolée
au milieu des downs. Le petit chien rébarbatif ne me disait ni
[crochet] bonjour ni bonsoir. Si je l'invitais à la promenade avec moi,
qu'il adorait pourtant, il secouait rageusement la tête avec un
air de dire: "Tiens tes distances si tu veux que je garde les
miennes." J'étais d'autant plus affectée par ces manières bour-
rues que Miss Shaw le déclarait le meilleur juge des humains
qu'elle eût connu. "Jamais, me disait-elle, il
ne
s'est trompé.
Quand est venu ici quelqu'un à qui il a refusé de donner la patte,
je
peux
[pouvais]
pouvais
être sûre que j'en apprendrai
s
de belle
s
sur cette personne
un jour au l'autre. J'ai ainsi découvert bien de faux amis. Par
ailleurs, s'il fait bon visage à l'invité sous mon toit, je peux
dormir tranquille. Je sais que j'ai affaire à quelqu'un de franc
et d'honnête."
— Ce qui n'est pas de bon augure pour moi, ai-je
protesté.
— Ah[,]
!
mais Alec est loin d'avoir dit son dernier mot
sur vous. Il prend son temps. Il met plus de temps à former
son opinion sur certaines gens que sur d'autres. En outre, il
ne faut pas l'oublier, Alec est un Scotchman. He is dour. And
cautio
n
[flèche]
u
s. All this time, he is studying you deeply, don't you
doubt it.
Ce qui me mettait encore plus mal à l'aise vis-à-vis
le
[flèche]
du
scotch-terrier que j'avais rebaptisé Alex-the-intellectual,
à la joie de sa maîtresse.
— C'est justement ce qu'il est, dit-elle. Un intel-
lectuel! Je cherchais depuis longtemps le qualificatif qui lui
conviendrait et voici que vous l'avez trouvé. Viens près de moi,
Alec-the-intellectual!
Vers neuf heures, neuf heures et demie au plus tard,
Miss Shaw, toute somnolente, se retirait. J'ignorais son âge.
Plus tard, j'ai su qu'elle devait alors avoir près de quatre-
vingt
-
sept ans. Elle disait: "Allons, viens mon vieux Alec,
nous avons de l'âge tous deux, c'est le temps d'aller nous cou-
cher."
A mi-chemin dans l'escalier, elle s'arrêtait pour me
regarder
,
pelotonnée dans un fauteuil avec un livre que je venais
de prendre dans un rayon à côté de moi. Elle possédait
la plus
une
extraordinaire collection de livres traitant des plus
grandes
spectaculaires
effrayantes
affaires criminelles de tout temps et en tout pays. En ayant
commencé
é
la lecture, j'étais tellement empoignée que j'avais
presque hâte de voir Miss Shaw se retirer
,
pour me plonger dans
cette atmosphère d'horreur qui me tenait en haleine.
Miss Shaw s'en doutait et m'en voulait un peu, tout
en comprenant mon engouement, car elle avait dû lire
toute
la collec-
tion, ayant pris la peine de la rapporter d'Australie, trente
volumes en tout
,
dorés sur tranches, à épaisse couverture rouge.
C'était l'heure où le vent des downs et le vent de la
mer se rencontraient sur notre piton isolé pour se livrer un
combat rugissant.
Miss Shaw l'écoutait, une main sur la rampe de l'es-
calier.
— J'ai habité dix maisons en ma vie, presque toutes
isolées, me confiait-elle. Et c'est la seule où les vents
accourent se jeter contre elle de tous les côtés à la fois.
Il y a là un mystère insondable. Le malheur a sûrement habité
un jour cette vieille maison au cours de ses quatre cents ans
d'existence. Savez-vous, je ne serais pas surprise qu'elle recèle
un squelette quelque part entre ses murs épais.
Je comprenais bien qu'elle en remettait avec l'idée de
me faire quitter mon livre et monter me réfugier avec elle à
l'étage. Mais ce vent de malédiction ajoutait au bien-être que
j'éprouvais à lire ma sinistre histoire auprès d'un feu qui pé-
tillait doucement.
Alors elle me jetait, comme en anathème, du haut des
marches:
— May you be thoroughly frightened. Shaken to the
bones.
Bien des heures après qu'elle m'eut quittée, un soir,
alors que je m'étais laissée emporter à lire jusqu'au milieu de
la nuit, je crus entendre un léger bruit. Une seconde plus tard,
je sentis une langue douce me lécher la main. Alec-the intellec-
tual, à travers les poils de son visage, me considérait d'un air
de bonté, de douceur, d'infinie affection, mais aussi avec une
certaine malice très fine comme s'il eût cherché à me faire en-
tendre: "Il ne faut pas le lui dire. Elle veut être la seule
aimée de moi. Elle n'a pas beaucoup d'autres amis, au fond.
Et c'est aussi que je l'aime trop moi-même pour risquer de lui
faire la moindre peine." Et il appuya son museau sur mes genoux
avec confiance pendant que je flattai
s
son front, essayant d'en
bannir les soucis.
Ma semaine terminée, Miss Shaw m'en avait accordée une
autre et, celle-ci à peine entamée, m'offrait de rester jusqu'à
la fin du mois. Cette fois, il m'apparut que je ne devais pas
abuser d'une hospitalité si large et que d'ailleurs il était
temps pour moi de rentrer à Londres. Pourquoi? Personne au fond
ne m'y attendait. J'en avais même peur, comme si l'ennui, le
chagrin que j'y avais connus, n'attendaient que mon retour pour
se jeter de nouveau sur moi, alors que j'étais ici à l'abri
,
à
Matravers Cottage, et même, en quelque sorte, heureuse. Ce qui
, [à mon sujet]
à mon sujet
m'a
en fait
,
à mon sujet,
causé le plus d'étonnement, c'est peut-
être que,
en dépit de
malgré
ce fond de détresse qui ne m'a guère quittée,
j'ai si souvent pu être heureuse et laisser penser à beaucoup que
j'étais, que je suis d'une nature gaire et rieuse — et sans doute
ai-je été ainsi, au-delà d'une tristesse qui souvent alors se
laissait oublier.
Il se passa avant mon départ une petite scène que je
donnerais cher pour qu'elle n'eût pas eu lieu, encore qu'elle
m'ait laissé un souvenir attendrissant. The intellectual et moi
avions bien observé nos conventions, moi ne le flattant jamais
et lui poussant son rôle jusqu'à prétendre gronder à mon passage.
Pourtant, quand ma malle et ma valise furent descendues
en bas de l'escalier par Jeremi[s]
a
h, et qu'il me vit moi-même des-
cendre dans mon manteau, il perdit soudain tout contrôle sur
lui-même. Il se jeta à mes pieds qu'il embrassa, il essaya de
grimper à mes genoux, il pleurait d'un chagrin comme inconsolable,
et je croyais entendre à travers ses pleurs sa plainte: "Qu'est-
ce qu'on va devenir, moi et ma
vieille
maîtresse, tous deux bien
vieux et seuls dans cette maison exposée à tous les vents?"
J'aurais voulu le consoler et ne l'osais pas.
Je rencontrai le regard de Miss Shaw. Il exprimait une
sorte de satisfaction de se voir confirmer par The Intellectual
qu'elle avait eu raison de placer sa confiance en moi. Il disait
aussi la stupéfaction et la peine de voir partagé avec une autre
le sentiment que son petit chien n'eût dû éprouver que pour elle.
A la fin, elle prit le parti de rire de tout cela,
quoique peut-être pas d'un coeur entier:
— Il nous a joué le tour, il nous a bien eues, ce petit Ecossais du diable!
Rentrée à Chis
w
ick, ce fut pire encore que je ne m'y
attendais. Tout me manqua à la fois de ce qui m'a toujours le
plus aidée à supporter de vivre: la vue du ciel, d'une étendue
de pays ouvert, la voix du vent même triste ou déchaîné qui hante
les arbres. Ma mélancolie me revint et s'empara de moi bien plus
profondément qu'avant. Tous mes efforts pour en sortir, mon sé-
jour à Itton Court et chez Miss Shaw ne semblaient avoir abouti
qu'à me faire me sentir plus désemparée que jamais.
Il pleuvait presque interminablement en cette fin de
novembre. Nous n'avons pas vu le ciel pendant deux semaines
d'affilée. Je ne pouvais plus aller me consoler aupr
è
s de l'inouïe
beauté
et variété
de l'existence végétale dans mon cher jardin de
Kew. Il pleuvait, il pleuvait! Je ne voyais presque plus Bohdan.
Il est vrai que j'étais allée me loger bien loin de mes amis. Il
me le reprochait lorsque nous nous rencontrions encore quelque-
fois, à mi-chemin pour ne pas trop le retarder alors que, son
violon sous le bras, il était en route pour une émission à la BBC,
ou courait à une
pratique
répétition
avec l'orchestre symphonique de Londres.
Parfois, il prenait le temps de m'inviter dans un ABC au passage
pour prendre une tasse de thé, et il faisait de son mieux pour
m'encourager, lui à qui
alors,
il restait
alors
à peine
deux
trois
ans à vivre,
et on eût dit qu'il en avait le sentiment, l'air fiévreux, agité,
jamais
, au vrai,
en repos. De Stephen, nous n'avions aucune nou-
velle. Bohdan pensait qu'il devait être parti en ses visites
clandestines à des militants de pays voisins de l'Ukraine et
qu'un jour il y laisserait sa peau. Lui-même Ukrainien d'origine
et fort attaché à la culture de ses ancêtres, il jugeait dérisoi-
re le rêve de la libération de ce pays par une poignée, me
disait-il, d'exaltés. Après ces brèves rencontres, je le perdais
du vue pendant des semaines. J'avais retrouvé Phyllis, et nous
sommes allées encore quelquefois au théâtre ensemble. Que je ne
me souvienne plus des pièces que nous avons vues alors en dit
long sur l'état d'esprit où je devais être. Il y a des pans en-
tiers de ma vie qui ont ainsi disparu de ma mémoire, tout simple-
ment, je suppose
,
parce que
moi-même
j'
étais alors[crochet]
moi-même
comme disparue
du monde. Je ne faisais plus que glisser à la surface des choses,
ne retenant rien. Et pourtant comme à Paris et à mon insu, je
devais enregistrer certains moments de cette partie de ma vie, car
il m'en revient quelques-uns parfois comme s'ils remontaient d'un
rêve très profond. Mais Phyllis et moi habitions chacune à une
extrémité opposée de Londres et, pour nous retrouver à Kensington,
à mi-chemin, il nous fallait déjà compter chacune sur un intermi-
nable trajet. Du reste, Phyllis était très prise par ses cours.
Tenace, elle les poursuivait au Guildhall sans faire montre, je
crois bien, de plus de talent. Je me suis souvent demandé
e
, après
que j'ai cessé d'avoir de ses nouvelles, si elle était parvenue
malgré tout à faire carrière — si on peut appeler carrière une
existence consacrée à interpréter le genre de petits rôles ingrats
qu'il faut bien que quelqu'un joue quoiqu'ils passent pour ainsi
dire inaperçus, et si Phyllis avait conscience, au bout de tout
cela, d'avoir en quelque sorte réalisé son but. Après tout,
pourquoi pas? Il y a bien des écrivains qui tout au long de leur
vie n'écrivent que
des
d'habiles
banalités. Pourtant, ils ont peut-être mis
autant d'effort, autant de persévérance que d'autres à écrire leurs
grandes oeuvres, et ce serait juste qu'ils ressentent un peu de
fierté tout de même de leur semblant d'accomplissement.
Pour ma part, j'avais entendu parler d'un théâtre expé-
rimental non loin de Chis
w
ick où l'on garantissait aux élèves
inscrits de petits rôles sous la direction d'un metteur en scène
professionnel
,
et l'apprentissage d'à peu près tout ce que l'on
peut acquérir en assistant aux répétitions d'une pièce en chantier.
C'était à peu de choses près ce que j'aurais eu gratuitement chez
ces P[e]
i
toëff mais qu'ici l'on faisait payer cher. Je commis la
bêtise de m'y inscrire et ne tardai pas à m'apercevoir que je
m'étais laissée exploiter. Quelques autres Canadiens dans le même
cas et moi-même sommes allés ensemble nous plaindre à la Maison du
Canada et nous avons obtenu le remboursement de la moitié de la
somme payée à cette supposée école d'art théâtral.
Je n'écrivais pour ainsi dire plus. Je ne voyais même
pas que j'aurais jamais quelque chose à dire. Un seul tenace
désir persistait en moi à travers ce dernier mois que je passai
à Londres, et c'était de retourner à Upshire. Je savais que le
cottage, en cette saison, était humide et froid. Esther m'avait
dit y être enrhumée tout au long de l'hiver, ne parvenant pas à
chauffer convenablement la maison. Son père était repris par sa
vieille bronchite qui s'agravait d'année en année. N'importe!
J'étais incapable de me représenter Century Cottage autrement
qu'entouré de ses fleurs et face aux downs perpétuellement enso-
leillé[crochet]
e
s.
leillées
Et même s'il devait faire froid et triste là-bas, j'y
serais mieux avec ceux qui m'aimaient et que j'aimais que n'importe
où
ailleurs
au monde. Je finis par écrire à Esther
en
lui demandant
si je pouvais venir passer quelques semaines.
Deux jours plus tard, elle m'appela au téléphone. Dans
cette maison où j'habitais maintenant, je n'avais pas souvent en-
tendu quelqu'un me crier d'en bas que j'étais demandée au téléphone.
Je frémis d'angoisse comme si l'appel ne pouvait signifier qu'une
terrible nouvelle. Je fus encore plus inquiète quand je reconnus
la voix d'Esther, elle qui ne pouvait téléphoner que de la cabine
en face de la poste, détestant tellement la chose qu'elle ne s'y
résignait que dans les plus graves circonstances. Je l'entendis
comme du bout du monde,
peut-être
à cause de la réson
n
ance
peut-être
[flèche] de sa
voix dans la cabine fermée, qui me disait:
— Très chère, il n'y a rien au monde qui j'aimerais
mieux que de vous recevoir, mais la soeur de Père, ma chère vieille
tante de Malvern, est au plus mal. Nous partons tôt demain, Père
et moi, pour aller vers elle. J'ai hésité. Père n'est pas bien.
Il tousse beaucoup. Il fait même un peu de fièvre le soir. Mais
il insiste pour aller au secours de sa soeur. C'est la seule qui
lui reste de leur famille. Ils ont besoin l'un de l'autre à cette
heure.
[crochet]
— Mais Esther, ai-je protesté, votre P
p
ère est trop
fragile pour ce voyage, surtout par ce temps humide. Il arrivera
malade et de quel secours sera-t-il alors?
— Je le couvrirai de t[an]
an
t de laine, je veillerai si
bien sur lui qu'il ne prendre pas plus froid en voyage qu'ici.
De toute façon, c'est un risque qu'il faut courir. Père ne se
pardonnerait jamais de n'être pas allé à l'appel de sa soeur mou-
rante.
Qu'est-ce qui me prenait de lui tenir tête alors qu'elle
devait être toute frissonnante de froid dans la cabine glacée?
— Mais Esther, ne m'avez-vous pas dit cent fois que nos
âmes immortelles se rencontreront dans le bonheur ineffable, cette
vie terminée. Puisqu'ils se retrouveront sûrement, Father Perfect
et sa chère vieille soeur, pourquoi l'exposer à la fatigue, à
l'émotion du voyage? Il pourrait lui-même en mourir.
Le silence dura alors si longtemps que, tout apeurée,
je me pris à appeler: Esther! Esther!
J'entendis enfin sa douce voix me reprocher:
— Certainement nous nous retrouverons dans le bonheur
,
autour du Seigneur, nos peines oubliées. Mais j'ai beaucoup
réfléchi à tout ceci, sachez-le, Gabrielle, et il me semble impor-
tant que les êtres qui s'aiment et vont être séparés se rencontrent
une fois encore en cette vie... avec toutes leurs peines...
— Mais puisqu'elles seront oubliées à jamais, ainsi
que vous disiez!...
Elle r
é
j
p
é
ta doucement avec une infinie pitié:
— Avec toutes leurs peines...
C'est important
a
A
nd also
to say good-bye properly... on this earth.
Je remontai dans ma chambre et songeai à ces paroles qui
n'en finissaient pas de résonner dans ma tête. Je ne parvenais
pas à les chasser. Je n'y suis jamais parvenue. Elles me revien-
nent chaque fois qu'un être que j'aime va m'être enlevé.
... nous rencontrer une dernière fois... en cette
vie... avec toutes nos peines... et nous faire convenablement
nos adieux...
Mais pourquoi, si elles doivent être effacées par le
bonheur final? Peut-être
,
alors,
afin qu'il en reste trace quel-
que part dans la conscience
:
[flèche]
.
Je songeai à ma mère qui, à cette heure même peut-être,
la plume à la main, cherchait les difficiles mots qui, tout en me
laissant ma liberté, me ramèneraient à la maison. Depuis l'affai-
re de Munich, je voyais bein qu'elle n'avait cessé de craindre
pour nous deux. Elle ne le disait pas en toutes lettres, mais
elle croyait que la guerre allait éclater bientôt, que je serais
peut-être empêchée de rentrer au pays, que nous ne nous rencon-
trerions pas une dernière fois, elle et moi, avec toutes nos peines...
et elle avait apparemment plus de chagrin de cela que
de toutes
les peines
elles-mêmes
souffertes
au cours de sa vie.
Finalement je tombai malade. Etait-ce de vraie maladie
ou de renoncement à tant d'efforts qui semblaient ne me mener
nulle part? Sans doute des deux à la fois. Je faisais un peu de
fièvre le soir. J'avais très mal à la gorge. Je ne sortais plus
pour aller manger dans les casse-croûte des environs, et me logeu-
se ne m'apportait pour ainsi dire rien. Phyllis traversa Londres
maintes fois pour m'apporter un grand pot de bouillon, des bis-
cuits, des fruits, des remèdes. J'aurais pu rire parfois au
spectacle de ma propre vie. Hier
,
dans un château à me laisser
dorloter par une femme de chambre attachée à moi presque exclusi-
vement, qui faisait couler l'eau de mon bain, disposait ma robe
repassée pour le dîner... et aujourd'hui abandonnée à moi-même
dans une chambre glaciale.
Phyllis insista pour que je consulte un médecin. Je
finis par céder, à bout de résistance. C'est elle, je crois,
qui prit le rendez-vous. Connaissait-elle un nom en particulier
parmi ceux des célèbres médecins de Harley street? Je n'en sais
plus rien. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'un beau jour
je me trouvai dans le cabinet de consultation d'un des très grands
spécialistes de Londres en oto-rhino-laryngologie. Il m'examina
longuement la gorge, l'arrière-gorge et les sinus comme on le
faisait alors au miroir de tête.
Il m'apprit que j'avais les muqueuses très endommagées,
les sinus probablement infectés depuis longtemps, et il me deman-
da avec une certaine sévérité
,
comment j'avais pu en venir là
,
à
mon âge. Je pensai aux chambres glacées où j'avais dormi, surtout
à Cardinal où je devais casser la glace de mon broc pour me laver,
mais aussi dans notre maison de la rue Deschambault au temps le
plus dur de notre vie, quand maman devait baisser le feu au mini-
mum par des nuits de moins trente degrés fahrenheit.
Le grand homme de Harley street me dit qu'il ne voulait
pas m'alarmer outre mesure, mais que, si je ne faisais pas atten-
tion, j'allais me préparer pour plus tard de bien vilains troubles
respiratoires.
Que j'étais loin, ce jour-là, encore à peu près indemne,
de prendre son avertissement au sérieux et d'imaginer que
,
des
petits maux d'alors découlerait la terrible maladie qui me rattrapa
enfin, il y a six ans
,
et qui n'a cessé depuis lors de me faire
souffrir. Souvent, quand elle m'éveille la nuit, au bord de
l'étouffement, je me dis que c'est d'elle
que
sans doute
je
mourrai comme est mort de l'asthme mon frère Joe et aussi mon
frère Rodolphe. Et surtout, en me rappelant sans cesse que je
suis mortelle, c'est elle qui m'a poussée à écrire ce livre que
j'écris maintenant, elle qui m'a révélé tant de choses que je
n'avais pas vues avant, comme si la vie menacée — mais quand
donc ne l'est-elle pas? — projette sur elle-même une lumière
qui l'expose de part en part.
— Mais encore, poursuivit mon médecin spécialiste,
vous avez dû user impitoyablement votre gorge. A quel genre de
travail vous êtes
-
vous donc livrée pour l'avoir si fatiguée?
Je lui dis que j'avais été institutrice
s
pendant huit
années. Il me fit un sourire où il y avait de la compassion et
davantage, me sembla-t-il, de la satisfaction d'avoir vu juste.
Et par la suite
,
j'ai souvent vu ce curieux mélange d'expressions
sur le visage de bien des médecins.
— Eh oui, fit-il, huit années à parler presque sans
arrêt du matin au soir
,
et
sur un ton presque toujours un peu
surélevé à cause du bruit, j'imagine,
et
dans la poussière de la
craie, voilà qui est dur à la gorge.
Evidemment, on écrivait beaucoup au tableau noir au
temps où je fus institutrice.
— Et maintenant, me demanda-t-il, quelles sont vos
activités à Londres? Le climat, vous ne l'ignorez pas,
je suppose,
est un des plus mauvais
au
du
au
monde pour les voies respiratoires.
Qu'est-ce qui vous y a amenée?
J'avais l'impression bizarre et douloureuse, au fur et
à mesure qu'il me questionnait, que toute ma vie avait été une
fausse route. J'avais exercé le mauvais métier, j'étais dans la
mauvaise ville...
Je lui appris que j'y poursuivais des études d'art
dramatique.
Il tressaillit d'une sorte d'incrédulité, mais, après
m'avoir longuement regardée, concéda que j'étais peut-être douée
pour le théâtre... d'une certaine manière si...
[crochet]
— Vous n'aspirez pas, fit-il avec brusquerie, à une
carrière d'artiste, j'espère?
Je lui dis que j'y avais peut-être un peu pensé... de
loin... sans savoir si je le voulais vraiment.
— Abandonnez l'idée à tout jamais, dit-il catégorique-
ment. Votre gorge ne supporterait pas ce métier. Votre voix vous
manquerait en peu de temps.
Il chercha ensuite à adoucir ses propos, me croyant
attristée par le coup qu'il croyait peut-être m'avoir porté.
Or c'était tout le contraire. Ses paroles venaient de
me soulager d'un poids énorme dont je n'avais jamais su tout à
fait que je le portais. Ainsi se fermait devant moi à jamais
cette fausse route que je m'étais crue tenue d'explorer maintes
et maintes fois après pourtant qu'elle m'eut indiqué que je n'étais
pas faite pour
cela
elle
. Il ne me restait donc plus maintenant que
l'autre,
au fond
la plus terrible
.
Pendant que je la considérais en esprit, toujours vague
à mes yeux après de si nombreuses incursions, mon médecin tentait
à sa manière de me venir en aide.
— Comptez-vous rentrer bientôt dans votre pays? Le
climat ici, je vous le répète, est des plus néfastes pour vous.
— Bientôt sans doute, lui dis-je, car je vais être au
bout de mon argent.
— En auriez-vous assez, me demanda-t-il, pour aller
avant
d'abord
passer quelques semaines dans un pays de soleil et de dou-
ceur? En Provence par exemple?
L'aimait-il lui-même pour l'avoir vue ou en avoir seu-
lement rêvé au milieu des océans de brume qui assaillent Londres?
Il ne pouvait en tout cas trouver mieux pour me repêcher au bord
de l'indifférence totale où je glissais que ce rappel d'une at-
tirance venant de mon enfance et de ma première lecture de Daudet.
Il dut voir un éclair de vie s'allumer au fond de mon regard qui
avait obstinément fixé le tapis pendant qu'il me parlait de cli-
mat néfaste et de métier que je n'aurais pas dû exercer.
— Allez-y, m'encouragea-t-il. On y vit presque pour
rien. Vous vous y débrouillerez sans peine, j'en suis sûr. Le
soleil et la joie de vivre vous guériront mieux que tous les re-
mèdes que je pourrais vous prescrire.
Je me retrouvai dehors dans un bien curieux état d'es-
prit. Les impressions d'Alexandre Chenevert telles que je les
décrirais longtemps plus tard, à sa sortie du cabinet de consul-
tation, seraient exactement celles que j'éprouvai en quittant
mon célèbre médecin de Harley street. Il m'en avait coûté une
livre — une somme énorme pour moi — pour m'entendre conseiller
d'obéir à mon désir le plus cher.
Je courus à l'agence Cook. Ce qu'il me restait à la
banque — et cette fois presque tout allait y passer — suffisait
à assurer mon trajet aller
et
-
retour, en troisième classe,
Londres-Nice et un séjour de deux semaines dans une pension de
famille à Beaulieu-sur-mer. Pourquoi là? Sans doute parce que
j'eus affaire à un employé de l'a
A
gence très persuasif ou peut-être
très obligeant, comme c'était le cas dans ce temps-là
,
à l'a
A
gence
Cook, et qui avait lui-même, au cours de vacances, essayé cette
pension pas cher, pouvant en toute bonne foi me la recommander.
Au début de janvier 1939, je partis, accompagnée de ma
malle garde-robe qui allait encore m'être
cause
so[urc]e
source
d'ennui
s
s
bien
bien
plus
qu'utile, mais je n'arrivais pas à me résoudre à m'en départir,
sans doute parce qu'elle me paraissait trop liée à mon sort, à
ses traverses et
à ses
bonnes fortunes. Deux employés la chargèrent
dans le fourgon à bagage
s
. De ma place
,
dans le train, je les
surveillais étroitement, ayant toujours[crochet]
pris grand soin
, lorsque je voyageais
avec elle,
pris grand soin
de m'assurer qu'elle suivait.
En début d'après-midi, je m'embarquai pour la traversée
Douvres-Calais. Temps plus triste, gris et mouillé
,
on ne saurait
en imaginer. A plein ciel brumeux appelaient des mouettes, com-
me elles avaient appelé lorsque j'avais quitté)( les côtes de France,
un peu plus d'un an auparavant, et leur cri renforçait mon sen-
timent de n'avoir pas avancé
depuis
d'un pas
, d'en être toujours,
dans ma vie, comme en ce jour désolé, à chercher un chemin impos-
sible à travers le brouillard, la pluie et d'étranges cris étouf-
fés dont je n'arrivais pas à saisir d'où ils venaient et contre
quoi ils essay
aient
aient
de me mettre en garde.
La Manche était livrée à une des pires tempêtes de
l'hiver. Notre petit navire à fond pla[n]
t
t
montait à la crête de
vagues monstrueuses qui nous laissaient choir brusquement comme
au plus profond de la mer. Je n'ai jamais subi pareil tangage
sauf peut-être en mer Egée, quand l'on nous prit, du bateau de
croisière, pour nous conduire
,
en de frêles caïques
,
contre les vents
les plus tumultueux du monde, à la visite des îles D[illis.]
e
los et Mi-
k[e]
o
nos. Mais c'étaient là des traversées de dix à quinze minutes
tandis que celle de Douvre-Calais
,
au temps dont je parle
,
prenait
plus de deux heures.
En un rien de temps, presque tous furent malades. On
voyait les passagers pâlir, verdir, sortir précipitamment
de la salle à manger
, la main
à la bouche,
de la salle à manger
. Attenante à cette salle s'en
trouvait une toute remplie de petits lits de camp
,
qu'on aurait
pu croire dressés dans l'attente d'un foudroyant mal de mer. J'y
fus bientôt allongée au milieu d'êtres gémissants. Le petit ba-
teau craquait de toutes parts. A ses plaintes se mêlaient celle
des h
u
mains et cette autre encore, si hallucinante
,
du vent errant
captif dans les coursives.
Je me crus un moment enfermée dans une de ces affreuses
coques d'autrefois qui mettaient des mois à passer d'Europe en
Amérique,
une
immigrante hoquetante, soupirante, qui n'arriverait
sans doute pas vivante au terme du voyage, et j'entrevis enfin un
peu de quelle inimaginable souffrance s'était constitué notre pays,
chacun de ces petits poste
s
gagné sur la silencieuse immensité de
côte et de forêt.
J'étais partie de Londres malade d'une bronchite et sans
doute déjà fiévreuse. Une toux tenace, de terribles nausées,
l'étau qui m'enserrait la tête, l'ensemble de ces maux et peut-être
encore plus le sentiment que j'étais un être incapable de me pren-
dre en main achevèrent de m'abattre. Bénin, il se peut, le mal de
mer n'en est pas moins un mal qui nous porte
le mieux
à croire que
nous allons en mourir
,
et en venir à le souhaiter. Je n'étais plus
que morne détachement. Pourtant
,
au fond de cette indifférence, je
me rappelle avoir perçu avec tristesse que la vie ne serait donc
en fin de compte
qu'un
que
gaspillage de rêves, d'efforts, d'élans,
d'espoirs. Qu'en aurait-il été de moi
,
ce jour-là, me
le
suis-je
parfois demandé, s'il ne s'était subitement trouvé quelqu'un,
comme en tant d'autre fois où j'en eus le plus grand besoin, pour
me porter secours? J'aurais tout aussi bien pu, j'imagine, me
laisser ramener en Angleterre par le même traversier o
ù
y rester
tant qu'on ne m'en eût pas fait descendre de force. A travers les
gémissements qui m'entouraient, une voix calme me parvint:
— Allons! Un petit effort.
!
Avalez une gorgée de ce
cognac. Vous allez voir, rien ne remet mieux le coeur d'aplomb.
J'ouvris les yeux. Je distinguai auprès de moi la jeune
fille dont j'avais tout juste fait la connaissance, sur le pont,
avant le départ. Je l'avais entendue à quelque distance parler
avec un porteur et l'avait
s
identifiée
,
à son accent
,
comme une com-
patriote de langue anglaise,[flèche]
probablement
de Toronto. Je m'étais approchée la
saluer. Nous avions échangé quelques phrases. Elle m'avait appris
son nom que j'ai retenu peine, celui-là, tellement je le trou-
vai bizarre[.]
,
Ruby Cronk; qu'elle était infirmière de son métier,
et que
,
venant d'achever un stage de perfectionnement à Londres,
elle s'en allait pour l'heure prendre de courtes vacances sur la
Côte d'Azur avant de rentrer au pays. Nous nous étions quittées
pour aller chacune à
ses
nos
affaires, sur un
:
"Bye, bye now! See
you later..." qui aurait bien pu n'avoir jamais de suite. Et
voilà qu'elle était près de moi à vouloir me soigner de force
s'il l'e
û
t fallu. Je ne pense pas lui avoir rendu la tâche trop
difficile. Sans espoir comme je me croyais l'être, je dus mettre
ma confiance dans la jeune fille au bon et rond visage placide et
avaler les remèdes qu'elle tenait à me faire prendre.
A peine un peu plus tard, à ce qu'il me par
û
t, elle me
secouait pour me faire me lever. "Nous allons bientôt débarquer.
La traversée s'achève. Il faut nous préparer." Je tentai de me
soulever mais la tête me tourna et je retombai sur le misérable
petit lit que maintenant je ne voulais plus quitter pour rien au
monde. Ruby ouvrit alors mon sac, y trouva mon passeport. Elle
se chargea de mes affaires en plus des siennes et, tout en me
soulevant
sou[t]enant
sou[t]enant
, m'entraîna à passer la douane. Curieusement, au lieu
de mille autres soucis qui eussent pu alors m'atteindre, le seul
qui se faisait jour jusqu'à mon esprit brouillé avait
encore
trait à me
malle
encore
que j'ai tant de fois craint ^
de
perdre et qui de tous
mes entêtements m'a été un de ceux
certainement
qui m'a causé
le
plus d'ennuis. Je parvins à en dire quelques mots à Ruby. Elle
la récupéra, en trouva les clés, l'ouvrit pour l'inspection.
Nos bagages chargés à bord du rapide pour Paris, nous
sommes parti
e
s en milieu d'après-midi mais
déjà
il n'y avait
déjà
à peine
plus de
joies
jour
,
.
me semble-t-il me rappeler.
Il pleuvait à torrent
s
.
Des traînées d'eau sillonnaient les vitres que la venue de la nuit,
en effaçant derrière elles toute trace du paysage sombre, rendit
encore plus navrantes et pareilles à des flots de larmes. Ruby
m'avait fait prendre un autre cachet et je m'endormis contre son
épaule comme auprès de l'être le plus cher
que j'eus
[se]
au monde.
Cette tendresse, ces bons soins, ces marques de bonté
que tant de fois dans ma vie je reçus de la part d'étrangers, leur
souvenir me cause toujours une poignante émotion. Il m'apporte
une confiance renouvelée dans l'être humain, mais aussi une douleur.
Car je crois avoir recueilli plus de marques d'affections de pas-
sants d'un jour, que de beaucoup de mes proches qui, eux
,
il est
vrai, ont eu à me subir longtemps. Peut-être en est-il de même
dans
presque
toute vie.
A Paris, nous devions changer de gare, récupérer nos
bagages dans l'une, les transporter dans l'autre. Avec les trois
ou quatre mots de français qu'elle connaissait, comment Ruby se
débrouilla-t-elle, je n'en sais trop rien, j'étais tout juste en
mesure de la suivre. J'ai comme un vague souvenir de l'avoir en-
tendue crier à tue-tête, dans son fort accent qui faisait se re-
tourner tout le monde sans pour autant
se
que personne se
porte
r
à notre secours:
"Porteur!... Porteur!..." et de l'avoir vue, à la fin, faire faire
un bout de chemin à ma malle en la tournant sur elle-même, jusqu'au
taxi rangé au bord du trottoir. Tout s'emmêlant dans ma tête, je
pensai
pensai que j'arrivais à Paris pour la première fois et que
c'était ma
force
payse
d'alors qui me tirait d'affaire
.
Dans l'express Paris-Nice, Ruby réussit à s'emparer d'un
compartiment libre. Elle me fit m'allonger sur une des banquettes,
me fabriqua un oreiller d'un chandail roulé, me couvrit de mon
manteau et du sien. Je n'eus plus connaissance de rien de toute
la nuit. Elle,
à
la porte, à ce qu'on m'apprit le lendemain, mon-
tait la garde. Des passagers tentaient-ils d'entrer, elle me dé-
signait, tout
e
endormie, d'un air apitoyé et sévère
,
les enjoignant
à
de
se montrer compatissants: "Poor girl! Very sick! Perhaps con-
tagious!" Les gens battaient en retraite[,]
.
i
I
ls essayèrent de se
caser comme ils pouvaient dans les compartiments déjà complets.
Plusieurs restèrent debout dans le passage
,
les bras posés sur la
barre d'appui
,
à voir fuir la nuit ténébreuse. Ceux-là, j'ai encore
leur souvenir sur le coeur. Passé Lyon,
—
notre seul arrêt
,
je crois
en cours de route,
—
où Ruby eut à repousser les dernières tentatives
d'invasion, elle s'allongea sur l'autre banquette et dormit elle
aussi comme une bûche. Entré par deux fois pour poinçonner nos
tickets, le contrôleur lui-même n'avait pu se résoudre, comme il
nous le dit au matin
,
dans son délicieux accent chantant, à réveil-
ler "ces deux belles dormeuses si profondément enfoncées dans les
bras de Morphée
»
.
"
Quand j'ouvris les yeux, il faisait grand jour. La lu-
mière inondait le monde. La mer, toute proche, étincelait. Je
crus être le jouet d'un rêve et me pris à me frotter les yeux.
J'avais quitté Londres sous une sale bouillie épaisse. Je n'y
avais pas vu le ciel pendant des mois, et, au fond, l'avais-je
vraiment vu depuis que, mon Manitoba quitté, la nostalgie de son
haut ciel infini s'était installée en moi pour
dès lors
faire pa-
raître indistinct à mes yeux presque tout autre ciel. J'ôtai mes
mains de devant mes yeux. Le grand bleu était toujours là, unis-
sant ciel et eau dans un éclat qui m'éblouit. Entre des tamaris
que je reconnus d'après mes promenades
de
dans
Kew Gardens, des
aloès
agaves
au long cou portant haut leur fleur unique, des palmiers, des
orangers et
,
les premiers mimosas en fleur, j'apercevais de co-
quettes villas de couleurs ravissantes enfouies dans leur jardin
comme si elles allaient être toujours à l'abri de la pauvreté, de
la peine, de la difficulté de vivre.
La maladie avait-elle fait son cours? La médecine de
Ruby produit son plein effet? Ou est-ce que je ne fus pas à l'ins-
tant guérie par le bonheur et la vue du monde tel qu'il devrait
être? Aujourd'hui je suis à peu près sûre que c'est bien le bon-
heur, ce matin-là, qui me rendit à la vie.
A son tour Ruby s'éveilla et marqua elle aussi la plus
vive stupéfaction à se voir transportée comme sous l'effet de la
magie dans un monde si beau. Un lent bonheur, plus contenu que le
mien, en accord avec une nature moins démonstrative
,
se fit jour
sur son bon et large visage. Nous nous sommes
entre-
regardées
dans l'ivresse de nous découvrir, les pélerines d'hier trempées de
pluie, giflées par le vent
,
parvenues dans la douceur du Midi. Je
me sentais déjà attachée à elle et pas seulement par gratitude.
Elle, de son côté, paraissait portée vers moi comme on l'est sou-
vent dans la vie envers qui on a soigné, ramené à la santé. De
plus, elle me découvrait, à peine remise, joyeuse, exubérante, et
je l'enchantai, j'imagine, comme j'avais enchanté Phyllis et en
enchanterais tant d'autres sur ma route, qui, ne possédant pas
mon don de voir, de rire, de n
s
'extasier, ne m'en aimèrent que
davantage comme si
,
en m'approchant, ils m'en
prendraient
eussent
avaient
pris
une pe-
tite part. Et Dieu soit à jamais loué si j'ai pu la leur passer!
Je ne sais plus si nous avons été au wagon-restaurant
ou si l'on nous apporta à nos places le café et les croissants.
Je me rappelle seulement que nous buvions et mangions avec goût
tout en regardant défiler
à
sous
nos yeux le jardin continu de la Côte
d'Azur. J'étais enivrée par le gracieux rivage, ses anses, ses
calanques, ses petits ports de pêche et surtout par la clarté du
ciel que je voyais répandue comme je ne l'avais encore vu
e
nulle
part ailleurs aussi éclatante et abondante. Je sentais mon coeur
de minute en minute s'éprendre d'un tel amour de cette terre qu'il
envahirait toute ma vie. Mais j'étais dans la crainte en même
temps que dans la joie, sous le coup de ce bonheur trop instantané,
et je confiai à Ruby que j'avais une grande peur de m'en réveiller
,
,
comme d'un songe
,
trop beau
,
pour me retrouver dans l'étroite réali-
té d'il y avait quelques heures seulement. Elle m'avoua connaître
le même sentiment et redouter pour sa part de se retrouver d'un
instant à l'autre à Toronto, les pieds dans la neige salie
,
à pa-
tauger parmi
les milliers
la foule
dans Bloor street, sous l'aigre vent venu
du lac Ontario. Alors nous avons bien vu que nous avions mis le
pied en paradis et qu'il était tout aussi vrai que les lugubres
endroits où tant d'hommes ont choisi
s
ou ont dû accepter de vivre.
Nous en sommes venues à parler, elle de l'hôtel à Nice
où elle se retirerait parce que, surtout fréquenté par des Anglais,
elle s'y sentirait moins perdue
,
ne connaissant pas le français, moi
de ma pension à Beaulieu-sur-mer, et tout-à-coup je m'écriai:
— Mais nous sommes folles, Ruby! Nous allons nous
embêter à mort, vous dans votre hôtel avec ces vieilles Anglaises
à larges chapeaux et souliers plats, moi dans ma pension distin-
guée.
— Que pourrions-nous f[a]
a
ire d'autre? me demanda-t-elle,
étonnée.
Je fis un geste embrassant les attirants villages des
a
A
lpilles, les pins parasols,
la route, la plage
les pentes que semblaient gravir au
pas des rangs de vieux oliviers
,
la route, la plage
...
— Mille choses
!
,
Ruby.
!
Tout est à nous, si nous nous
mettons seulement en frais de le prendre. Il n'en tient qu'à nous
de nous approprier toute la Provence.
— Mais comment? dit-elle.
— En la parcourant à pied.
— A pied?
L'idée m'en venait tout juste, mais elle m'emballait
déjà tellement que je sus la présenter à Ruby avec passion.
— On ne s'encombre de rien. Rien
de
ne
nous retient. Il
n'y a pas de meilleure manière de voyager. On voit tout, on entend
tout. Au reste, sans qu'il nous en coûte grand chose. Voyez, le
pays est bon, chaud, accueillant. Nous logerions presque pour rien
chez l'habitant. Nous vivrions d'olives...
Elle m'arrêta en plein élan.
— Oh
,
,
mais j'ai besoin de bien manger, moi, pour me sou-
tenir...
Je lui concédai cela.
— Nous mangerons et même bien
,
je suis sûre
qu'avec l'argent que nous dépenserions, vous dans notre hôtel, moi
à Beaulieu, nous aurons de quoi tenir un mois, deux peut-être...
Je la voyais ébranlée mais rétive encore au sujet de la
marche.
— Je n'ai jamais marché de ma vie, dit-elle, et j'ai
les pieds plutôt malades à force de m'être tenue debout depuis
des années sur le dur à l'hôpital.
— Eh bien, lui dis-je, il est plus que temps de les
remettre d'aplomb ces pauvres pieds, et, vous le savez mieux que
moi, Ruby, pour y arriver, rien ne vaut la marche. D'ailleurs,
nous irons très progressivement: trois ou quatre kilomètres par
jour... pour en venir à vingt, trente...
— Trente kilomètres!
— Mettons dix... quinze... N'oubliez pas: un kilomè-
tre c'est tout de même beaucoup moins qu'un mille.
— Combien moins?
— Oh infiniment moins!...
Je la sentais mollir entre mes mains. Ferme et détermi-
née comme elle l'était quand il s'agissait par exemple de soigner,
elle m'apparut peu résistante dès lors qu'on avait le dessus sur
elle par l'imagination et l'esprit d'aventure. Et j'en débordais
,
surtout grâce aux bons soins qu'elle m'avait prodigués. Peut-être
était-elle de ces natures incapables elles-mêmes de se jeter dans
les routes du hasard mais qui dans le fond du coeur en ont toujours
eu un peu
l'
envie et sont prêtes à suivre du moment qu'il y a quel-
qu'un pour prendre les devants. En ce cas, elle serait ma compagne
rêvée. Sa confiance en moi
,
déjà visible
,
m'entraînait à oser encore
plus, de minute en minute.
— Evidemment, lui dis-je, vous pouvez envisager de pas-
ser vos vacances à jouer aux cartes avec vos vieilles dames de
Nice. Pendant
de
ce
temps nous pourrions tout aussi bien courir
faire la connaissance des pâtres, des cueilleurs de violettes,
courir dans
explorer
les collines,
à la
les bords de
mer, voir les bruyères, la monta-
gne, Avignon, Arles, Tarascon. C'est sans fin ce que nous pour-
rions connaître, une fois lancées sur la route.
Tant et si bien que
,
peu avant l'arrivée à Nice, elle
était convertie à mes idées. Nous descendrions à son hôtel
,
pour
une nuit seulement et y laisserions nos bagages. Le lendemain,
libres comme
le vent
l'air
l'air
, nous prendrions la route sous le soleil du
bon Dieu et irions là où appel
l
l
erait le vent. Mon sauveteur de la
Manche était devenu mon fidèle Sancho.
Avais-je su particulièrement bien m'y prendre ou bien
Ruby était-elle prête
,
inconsciemment
,
depuis longtemps à entrer
dans la peau de ce personnage? Elle en était en tout cas appa-
remment heureuse comme de rien
encore
de ce qu'elle avait
jus-
qu'alors
entrepris
.
Tôt le lendemain nous sommes allées nous équiper à bon
compte au marché de la vieille ville. Ruby était émerveillée par
les friperies qui pendaient au long des ruelles étroites et som-
bres. Nous avons acheté de solides souliers de marche
et
à chacune
,
pour faire plus vite, une jupe pareille (
à celle de l'autre
) et des
blousons identiques en plus d'un havresac à porter sur le dos à
l'aide de bretelles passées autour des épaules. Là-dedans nous
avons mis une carte routière très détaillée, des tablettes de cho-
colat, une baguette de pain, du fromage, un chandail en surplus
,
,
et
,
à peine plus entravées que des chèvres,
nous
nous
sommes parties par la
Micheline d'abord
,
pour en descendre presque aussitôt
,
la ville quit-
tée
,
et continuer à pied, enchantées de tout ce que nous voyions,
sans doute parce que nous allions au pas et avions le coeur à tout
embrasser.
Sur nous brillait un soleil bienfaisant, nous réchauf-
fant tout juste assez à travers nos blousons. Elle plutôt gras-
sette et forte, moi plutôt menue, nous devions avoir l'air, dans
nos vêtements pareils, de jumelles mal assorties, et tout le long
du chemin les gens nous souriaient. L'air embaumait le thym, la
sauge, le romarin. Au passage, le facteur, un pâtre, deux vieilles
femmes en noir nous saluèrent cordialement, et nous leur rend
î
mes
leur salut: "Jour sieu-dame."
Je ne le savais pas encore, mais ce matin-là commençait
ma vraie jeunesse que je n'avais pas
eue
encore
aussi totale, trop
accaparée avant par les soucis et l'inquiétude, et que je n'aurais
plus jamais tout aussi grisante. Pour la première fois de ma vie,
j'étais loin de tout
le
mal qui m'avait atteint
e
ou atteignait les
autres. Si j'ai tellement aimé
de
ce
cher pays de Provence, c'est
peut-être avant tout
e chose
parce que là seulement j'ai vraiment
été libérée d'angoisse, libérée d'ambition et
même
peut-être
de
souvenirs,
—
l'être bienheureux qui vit au jour le jour.
Vers la fin de l'avant-midi, ayant atteint je ne sais
plus trop si c'était Saint-Tropez ou
St
Sainte-
-Maxime, je levai les yeux
et, haut dans la petite chaîne des Maures, perché sur un p[é]
i
ton
rocheux, j'aperçus mon premier village sarrasin aux maisons for-
mant rempart. J'eus instantanément envie d'y être. Nous avons
pris des renseignements à un café. Il y avait bien un car pour
monter là-haut, mais il était parti depuis une heure, et il n'y
en aurait pas d'autre avant le surlendemain. J'étais incapable
d'attendre tout ce temps-là. Je piaffais d'impatience.
— Montons, Ruby!
— A pied?
— Pourquoi pas! On ne peut guère en être à plus de
cinq ou six kilomètres. Nous irons lentement. Nous avons ample-
ment de quoi manger en cours de route. Nous coucherons là-haut
ce soir. La vue doit y être merveilleuse.
Et pour mieux l'allécher, car je commençais à la savoir
gourmande, je lui proposai:
— Ce soir, s'il le faut, nous crèverons notre strict
budget quotidien et nous nous paierons un de ces repas fabuleux.
Que dirais-tu d'un steak au poivre ou d'une sole amandine, avec
des choux à la crème pour dessert?
La pauvre prosse Ruby, déjà éreintée, se laissa persua-
der d'attaquer le rude chemin montant au cours duquel nous ne de-
vions voir ni habitation, ni passant, seul un ermitage depuis
longtemps désert. Au pire du chemin pierreux, elle geignit un
peu. Je faisais de mon mieux pour la remonter.
— Attends seulement de voir l'air que nous allons res-
pirer de ce promontoire.
Hélas, le village que j'avais estimé être à cinq ou six
kilomètres de la côte devait bien en être à une quinzaine au moins.
Au fur et à mesure que nous nous traînions vers lui, il apparais-
sait d'ailleurs reculer dans sa montagne et même s'y cacher à nos
yeux qui ne le trouvaient plus par instants, peut-être sous l'ef-
fet de la fatigue ou parce que la route tournante nous le dérobait.
Ruby commença à boiter. Nous avons découvert, ses bas
enlevés, qu'elle avait à chaque talon une énorme ampoule sur le
point de crever. Heureusement que j'avais pensé à me munir de
diachylon. Je lui fis des pansements adhésifs, lui trouvai à boire
de l'eau fraîche et même un bâton de route. J'en vins de bon coeur
à lui céder ce qui me restait de chocolat quand je découvris qu'elle
avait dévoré tout le sien en cachette. Que n'aurais-je fait pour
retenir mon Sancho sans lequel l'aventure eût perdu presque tout
son piquant? Elle-même n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de le suivre à ses risques et périls?
En tout cas, elle se leva pour me suivre sans trop protester quand
je lui exposai que nous n'arriverions pas avant la nuit au train
où nous allions. Que nous soyions devenues en si peu de temps
inséparables, encore aujourd'hui, des années après que j'ai perdu
Ruby, m'étonne toujours et toujours me ramène vers elle avec plus
d'amitié encore.
En fin d'après-midi, échevelées, les chevilles tordues,
la plus forte s'appuyant de tout son poids sur la plus frêle,
nous avons atteint Ramatuelle et presque du même pas le seuil ac-
cueillant de son unique auberge: c
C
hez Henri.
Lui-même, Henri — et finalement tous
ceux
du village —à voir
arriver ces créatures poussiéreuses
,
crurent ferme comme roc avoir
affaire à d'excentriques filles de milliardaires.
Qui d'autre
s
aurait
eussent
eût
pu
, pour le plaisir, se lancer en pareille équipée? Cer-
tainement pas, en tout cas, de vraies pauvres! Ainsi naquit
autour de nous, dès notre apparition, une sorte de légende
allant
devant
donner
suite
lieu
au plus extravagant malentendu qui allait nous four-
nir, à Ruby et à moi, de quoi rire à n'en plus finir.
A cette auberge logeait depuis trois mois un [L]
l
ord ir-
landais, Sir John Henry Dunn Bart, qui, n'ayant pas d'argent pour
payer sa note
,
ne pouvait s'en aller puisque Chez Henri, s'il était
d'usage de ne payer qu'au départ, on n'en était pas pour autant
exempté à la fin des fins, et le pauvre [L]
l
ord ruiné, plus le temps
filait et moins il avait les moyens de s'acquitter. En nous
voyant poindre, il crut peut-être enfin venue l'heure de son sa-
lut. Il nous invita à un de ces plantureux repas comme nous n'en
n'
aurions
pas
rêvé même dans nos
les
plus alléchants
rêves
. Il ne lési-
nait pas sur la dépense. Il n'avait pas plus que le reste à
s'acquitter pour l'instant de ce repas, et ce pauvre grand [L]
l
ord
avait apparemment été élevé à penser que ce
qu'il n'avait pas à
que l'on n'a pas à
payer aujourd'hui,
il faisait tout aussi bien d
e se l'accorder.
on serait bien gauche de se la refuser.
Ruby fut immédiatement
r
é
gaillardie
réconfortée
par c
l
e
plantureux repas
[illis.]
régal
qu'elle
termina par deux savarins engloutis coup sur coup. Je n'en reve-
nais pas de
tout
ce qu'elle pouvait avaler et qui apparemment se trans-
formait tout aussitôt chez elle en bonne humeur, en bonnes dispo-
sitions. J'entrevis la manière de la faire m'accompagner jusqu'au
bout du monde si me manquaient les autres moyens.
[crochet] Ce soir même, il y avait bal musette sur la placette du
village, au son de l'accordéon. Notre [L]
l
ord nous y conduisit, une
à chaque bras. Au centre de la petite place, la remplissant pres-
que[flèche]
en entier
en entier
, s'élevait un très vieil orme, sept fois centenaire, l'a[ï]eul
ici de toute vie, ceint d'un énorme banc au bois de longtemps
adouci. Les plus vieilles gens y avaient déjà pris place, les
femmes ensemble, les hommes à fumer leur pipe dont la fumée se
perdait dans la voûte épaisse
du feuillage
des branches
sous l'autre voûte
,
,
é-
toilée
,
,
de la nuit douce. Jeunes et vieux vinrent à notre rencon-
tre,
pour
voir de près et féliciter ces braves
petites
créatures ayant
grimpé à pied l'abrupte montagnette pour être
avec eux
,
de la fête
,
.
ce soir.
Sans comprendre grand-chose à ce qu'ils disaient, Ruby
suivait le mouvement des lèvres, les jeux de physionomie, souriait
et se montrait charmée. Elle devait me confier plus tard qu'elle
qui se savait sans charme, sans beauté, sans attrait — hé oui,
elle le savait trop bien! — pour la première fois de sa vie, ce
soir-là,
elle
s'était sentie accueillie, acceptée, aimée. Et qu'elle
avait eu besoin presque à chaque instant de se pincer pour
se
faire
croire que c'était bien elle qui créait cet effet.
L'accordéoniste entama un air entraînant. Je fis un
tour de valse entre les bras de Sir John Henry Dunn Bart. Il
dansait admirablement. Il savait aussi tourner de belles phra-
ses. Il célébra mon regard qui déjà, dit-il, dès en m'apercevant,
lui avait transpercé le coeur. Et maintes choses de ce genre.
Je l'aurais bien laiss
é
é
r
continuer encore un peu sur ce ton, mais
je voulais l'amener à faire danser aussi Ruby qui se tenait pour
l'instant assise sur le banc circulaire, parmi les gens sages,
déjà toute contente d'être au mieux avec eux.
— Ruby, lui dis-je, est bien plus belle.
— L'Anglaise!
Mais
e
E
lle est laide, la pauvre, le nez
trop gros, trop court, la lèvre épaisse.
— Mais elle a de beaux yeux, vous verrez si vous prenez
la peine de les regarder, et c'est un coeur d'or.
Sans
pourtant
encore
avoir
appris qu'il était à l'affût
d'une bonne fortune, même d'une dot peut-être, qu'est-ce qui me
prit d'inventer:
— Et puis... ce qui ne gâte rien... elle est riche,
très riche...
— Ah oui! dit-il avec un intérêt mal dissimulé.
Il dansa la
prochaine
danse [crochet]
suivante
avec elle, et le visage
fleuri de son plus enchaneur sourire,
il
apparemment
lui conta
à
elle aussi quelque romance. Plus prompte que moi à le voir venir,
elle me souffla avant le prochain tour:
— C'est de toute évidence un type qui cherche une hé-
ritière. Il te trouve très belle, m'a fait de toi mille compli-
ments, et ne cesse de tâcher de savoir si tu es riche pour courir
ainsi le monde avec rien sur le dos. Je lui ai raconté que ton
père est propriétaire des Canadian Pacific Railways. Ne va
s
pas
?
me démentir. A ton tour maintenant!
Je trouvai le jeu un peu cruel, mais elle me lança:
— Hé quoi! ce pourrait être une pauvre fille nigaude
qu'il chercherait à prendre dans ses filets.
!
Au prochain tour que je fis avec lui, le [L]
l
ord laissa
tomber comme négligemment:
— Vous disiez donc riche en plus de tout son charme vo-
tre délicieuse amie Ruby, si amusant
e
d'esprit.
— Et comment donc! Son père est propriétaire des trois
plus importantes pulperies-papeteries canadiennes. Je crois qu'à
lui seul il approvisionne le Chicago Tribune.
Entre les danses nous courions l'une vers l'autre nous
mettre d'accord sur ce que nos pères possédaient et jusqu'où nous
pourrions faire marcher notre prétendant.
Pauvre Sir John Henry Dunn Bart, dans la douceur éton-
nante de cette nuit de janvier sur la montagnette, sous les étoiles
pétillantes, sous le regard également pétillant des vieux autour de
l'arbre, l'avons-nous assez tourné, retourné!
Ruby était à la fête.
!
A la voir si recherchée par le
[L]
l
ord dédaigneux, les jeunes hommes du village avaient fini par la
trouver désirable et se présentèrent tous pour lui demander une
danse. Ell ene manqua pas de cavaliers jusqu'aux petites heures.
Les yeux vifs, les traî
i
ts animés, elle était presque belle, telle
que je me la rappelle en ces moments.
Quelques heures plus tard, ayant commandé à notre intention
un superbe pique-nique, Sir John nous conduisait, par un sentier
de chèvres, vers un autre nid sarrasin blotti plus haut encore
dans les Maures, l'incroyable Gassin où nous fûmes peut-être,
Ruby et moi, les premières femmes étrangères à
y
mettre pied,
tant l'éloignement l'avait jusque-là préservé.
De ces hauteurs, la vue était saisissante[, ]
—
bordée au
loin par le fil de la Méditerranée[, ]
—
des crêtes sauvages, des forêts
,
de
s
s
cultures en terrasses
,
et l'air
,
si léger, si enivrant à respirer
,
qu'il me rendit heureuse comme si je n'avais jamais encore sur ma
route croisé le malheur.
Cette découverte, je la devais tout de même au [L]
l
ord
irlandais, et je ne pouvais me résigner à le laisser sur une mau-
vaise impression de nous deux. Nous avons passé un jour encore à
Ramatuelle pour donner aux pieds de Ruby le temps de guérir avant
de prendre le car pour Saint
e
-Maxime, laissant derrière nous un
Sir John tout décontenancé, car, voulant le délivrer de son péni-
ble suspense, je lui avais avoué n'avoir pas le sou pour demeurer
même une
semaine
heure de plus
dans sa trop luxueuse auberge. Pour mieux répa-
rer, je lui lançai au départ:
— Pourquoi ne pas profiter de votre séjour ici pour
écrire vos mémoires? Vous avez tout votre temps. Et les mémoires
d'un prince en exil sont toujours très populaires.
Je recueillis de sa part un pétillement des yeux spéci-
fiquement irlandais. Notre [L]
l
ord allait peut-être me prendre au
mot.
Deux jours plus tard, je ne me rappelle plus comment
cela se fit, nous étions à Porquerolles. Ruby ne désarmait
toujours pas à l'égard de notre prétendant. Elle prédisait qu'il
allait rester à jamais captif dans son village sarrasin tout com-
me le Masque de Fer dans son cachot que nous allâmes visiter dans
une des petites îles de Lérins. Et que ce serait bien fait pour
lui!
La joie, mystérieuse visiteuse, dont la présence en nous
après que nous avons été si durement frappé par le chagrin, est
bien, de tout ce qui nous arrive, le plus étonnant, continuait
toujours à m'habiter. Par moments, comme le rauque cri d'un oiseau
blessé, me traversait
brusquement
le souvenir de mon torturant amour
pour Stephen, ou du temps de la rue Deschambault quand ma mère lut-
lait pas à pas pour nous permettre d'entrevoir au moins un peu au
loin le bonheur... que je possédais maintenant si amplement. Alors
me venaient des larmes de honte d'avoir pu être joyeuse. Ruby en
était désemparée, s'accrochant à mon être heureux comme à sa seule
bouée.
Elle faisait connaissance
,
elle, [flèche]
avec la joie
pour la
première fois de sa vie
,
avec la joie
Se croyant incapable de l'avoir atteinte
par elle-même, elle disait que c'était moi qui la lui avait obtenue
par je ne sais quelle magie, et m'en gardait une gratitude dont je
ne mesurai que beaucoup plus tard l'étendue incroyable. Mais déjà
j'avais peu de peine à entraîner mon Sancho presque partout où le
caprice me soufflait d'accourir. C'est tout juste si parfois je
l'entendais maugréer un peu quand je proposais d'allonger nos ran-
données à vingt-deux kilomètres par jour.
Après un tour à Agay où
,
cette fois, c'est la volonté de
Ruby qui prévalut, pour la bizarre raison qu'elle avait à Peter-
borough, Ontario, une cousine du nom d'Agay, où donc sommes-nous
allées courir? Il m'est impossible aujourd'hui de me rappeler
notre itinéraire capricieux, si on peut appeler itinéraire ce
vagabondage à pied, en Micheline
,
en car, nous amenant un jour à
Hyères, le lendemain à Grasse et Vence, le surlendemain aux Gorges
du Var. Même les lièvres dans leurs sauts frénétiques n'eussent
pu accomplir trajet plus erratique.
Je me souviens qu'un jour de furieux mistral nous nous
étions mises en tête, contre l'avis de tous, de louer des bicy-
clettes et que nous avons dû pédaler des heures sans avancer d'un
pouce
,
toujours devant la même propriété à haute haie de bambous
qui se tordaient de détresse. Deux hommes en passant sur la route,
la cape envolée, nous jetèrent des regards ahuris. A la fin, de
la maison aux contrevents rabattus, d'où l'on nous observait sans
doute par quelque fente, l'on vint nous offrir de partager la
soupe et de nous mettre à l'abri pour la nuit, nous et nos vélos.
[crochet] Est-ce
que
parce que j'y fus, le coeur avide d'être
consolé, et l'ai été au-delà de ce que j'espérais, que j'ai telle-
ment aimé la Provence? Ou est-ce elle avec sa gaieté pétillante,
sa changeante nature, comme mon propre coeur tournant au drôle,
tournant au grave, qui m'a conquise et donné du bonheur comme
nulle autre terre au monde? Je pense avoir là seulement vécu
d'instant en instant sauf peut-être aussi à la Petite-Poule-d'Eau,
mais là
j'y
je
travaillais beaucoup. Mon passé s'était comme aboli
avec ses vieilles angoisses qui m'avaient si longtemps entravée.
L'avenir ne m'importait plus. J'étais sans souci de ce que je
deviendrais. Ai-je jamais été si libre?
Un soir, au crépuscule avancé, nous avons abouti à
Mou[a]
a
ns-Sartou, insignifiant village, mais une certaine dame Vis-
cardi y tenait, à prix modique, une si excellente pension que nous
avons décidé d'y établir nos quartiers généraux, rayonnant à par-
tir de là selon notre penchant, pour revenir le soir retrouver
un lit douillet, la chaleur d'un gros poële et la sympathie aima-
ble d'une demi
e
-
douzaine de pensionnaires sur
-
le
-
champ devenu
e
s
s
pour nous une sorte de fam[illis.]
i
lle. Car alors j'avais presque per-
suadé Ruby que nous ne quitterions jamais la Provence, nous fai-
sant plutôt pâtres ou gardiennes de chèvres, que ce serait la
pire folie, ayant enfin trouvé une terre heureuse, de la quitter,
puiq
e
ue
puisque
ni honneur, ni argent, ni promotion, ni diplôme ne nous
apporterait ce que nous avions ici pour rien.
Donc
Dans
ce "rien" mon
ignorance de la vie ne me laissait pas voir qu'il y a pourtant
presque tout: l'élan du coeur, son bondissement de chaque instant,
l'élasticité du pas, et surtout, surtout, cette profonde injustice,
parce que l'on est jeune, bien portant et l'air heureux, de se
faire partout aimer dès le premier regard.
Comment donc
,
ce jour-là, parties de bon matin pour une
simple premenade et ayant averti madame Viscardi que nous serions
de retour pour le dîner, avons-nous pu
,
de petite route déserte en
petite route encore plus déserte, telles que toujours elles m'at-
tirèrent, finir par nous égarer en un paysage farouche et si com-
plètement inanimé que le seul signe d'habitation que nous y avions
recueilli, à la croisée de deux chemins de poussière, était un
mince écriteau fait main annonçant:
Château de Besançon, 8 kilo-
mètres
. Nous en avions déjà parcouru davantage en tournant sans
doute sans cesse sur nous-mêmes pour trouver une issue à cette
lande de silence impénétrable, tout autour fermée par des bois
sombres.
— Nous ne sommes plus en Provence, ai-je dit à Ruby.
Par un tour du diable, nous voilà dans quelque coin maudit de
l'Asie.
Mais elle me boudait et n'entendait plus rire. Ce fut
une des rares fois où elle entra en révolte ouverte contre moi,
prédisant que ce qui devait arriver
arriva
arriverait
, et que je finirais
bien, d'inspiration en inspiration, par nous mener droit à quel-
que inextricable situation. Pour l'instant, nous semblions bien
y être. Au bord du misérable chemin, dans les hautes herbes
tristes, il y avait une asez grande pierre plate. Ruby s'y assit,
se déchaussa, frotta ses pieds endoloris et m'avertit qu'elle ne
ferait pas un pas de plus
, jamais
en ma compagnie. Je m'assis
auprès d'elle dans les herbes. Nous avions enfilé ce matin
-là
nos
deux pulls rouge flamme identiques qui auraient pu être vus à
des milles dans ces champs monotones, quelqu'un serait-il seule-
ment venu à y passer. Je ne savais comment amadouer Ruby. J'ar-
rachai une tige d'herbe que je suçai mélancoliquement. Qui aurait
pu croire qu'à ce moment même une chance inouïe était en route
vers nous,
allant
qui allait
donner un démenti aux noires prédictions de
Ruby
,
et prouver que, tout au contraire
,
je portais bonheur.
Une auto avait surgi au bout de la petite route. Nous
la guettions comme deux vautours, de la tête et du buste — tout
rouge — dépassant les herbes. A notre hauteur
stoppa
la voiture
,
son conducteur avançant vers nous un visage aimable.
— Mesdames?... mes[flèche] demoiselles?... Pardon! Seriez-
vous du pays?
— Du pays! Bien sûr! dis-je dans ma meilleure imita-
tion de l'accent provencal.
— En ce cas, mesdames?... mes[flèche] demoiselles?... auriez-
vous connaissance d'un château de Besançon situé quelque part
dans les environs? Depuis deux heures que
j'y
je
tourne sans rien
trouver,
il doit
y
être bien caché
. Je suis de Nîmes, se crut-il
obligé de nous expliquer, avec cette obligeance des gens du pays
à satisfaire la curiosité par eux-mêmes soulevée, agronome de mon
métier, et je m'en retournerais chez moi sans plus chercher
,
si ce
n'est qu'ils ont la maladie de la vigne à leur château de Besançon
et m'ont fait demander d'urgence.
— Besançon! lui dis-je, comme ça se trouve bien, je
connais justement! Continuez par où vous allez. A moins d'un
kilomètre, vous verrez l'indication. Faites attention: elle est
en petits caractères, à la main. Il faut de bons yeux pour la
déchiffrer.
Et pour faire encore plus local, je dis avec conviction
ce que je m'étais entendu dire mille fois en France:
— Pouvez pas le manquer! C'est tout droit devant vous!
Après coup
,
le fou rire me gagna. Ruby, plus curieuse
que rancunière, demanda à savoir ce que nous avions pu nous racon-
ter, l'automobiliste et moi.
— Il était égaré, il cherchait son chemin.
— Et alors?
— Alors... je l'ai remis sur son chemin.
Le fou rire la prit elle aussi.
La bonne humeur était complètement revenue entre nous
et nous en étions à contempler l'idée d'aller quémander un repas
à Besançon, lorsque, deux heures plus tard, toujours assises au
même endroit, nous avons vu resurgir la voiture de l'agronome.
Il stoppa.
— Mesdames?... mes[flèche] demoiselles?... vous n'êtes pour-
tant pas égarées. Comment se fait-il que je vous retrouve au
même endroit toujours, dans vos beaux chandails rouge vif qui
mettent une si belle tache de vie dans le paysage?
— Eh oui! le rouge c'est gai dis-je, et je lui deman-
dai des nouvelles des vignes.
— Ah, très malades, les pauvres! Ils ont trop long-
temps attendu pour les faire soigner. Mais c'est que les châte-
lains eux-mêmes ils sont pauvres, les pauvres!
— Eh aussi que je m'en doutais!... dis-je avec com-
passion.
— Vous avez quelque chose comme l'accent du pays,
observa-t-il, mais pas tout à fait, d'où venez-vous donc?
— De celui-ci... C'est-à-dire, d'à côté... D
d
e Marseille...
— Marseille! Ah non! Je le connais celui de Marseille,
allons! Seriez-vous de Norvège? De la Suède? Non?
Je finis par lui dire la vérité.
— Le Canada! Le pays des neiges! De Maria Chapdelaine!
Et maintenant que j'y pense
,
de Montcalm, aussi! Votre Montcalm!
Notre Montcalm! Car avant d'aller se faire tuer au Canada, vous
le savez sans doute, il était de Nîmes, le pauvre!
Enfin, de tout près de Nîmes.
Allons!
Mesdames?... m
M
es[flèche] demoiselles?... vous n'
êtes
allez
tout de même pas
pour
repartir sans être venues saluer la patrie de Montcalm.
Allons, montez mesdames?... m
M
es[flèche] demoiselles?... Je vous emmène
à Nîmes.
— Qu'est-ce qu'il a à être si surexcité? me demanda
Ruby, in English.
— Il veut nous emmener à Nîmes saluer le souvenir de
Montcalm.
Elle, elle aurait plutôt souhaité aller saluer Wolfe.
Mais elle n'avait rien contre Nîmes et
aurait
même, me dit-elle,
elle aurait
voyagé avec le diable en personne plutôt que de refaire à pied
l'invraisemblable trajet jusqu
[à]
e
chez madame Viscardi.
— Ce n'est pas le diable, l'assurai
s
-je.
Des
Les
agrono-
mes, ce sont gens sérieux. Et vois donc par toi-même quelle
bonne physionomie a celui-là!
Nous sommes parties toutes deux assises sur la banquet-
te
d'
avant à côté de monsieur Didier Laroche qui nous mena par
les plus charmants villages, que je n'ai plus jamais revus dans
mes autres voyages en Provence, ils devaient être situés sur un
parcours un peu à part. Il fit un détour pour nous montrer, en-
jambant le ciel flamboyant, rang sur rang d'arches légères, le
vieil aqueduc romain, dans la radieuse campagne de Nîmes. En
ville, il nous fit voir les arènes, peut-être les plus intactes
en
d'
Europe, plusieurs monuments
,
et
il
nous convia, un verre à la main,
à nous recueillir en mémoire de Montcalm
,
à la terrasse d'un café
recevant les derniers rayons d'un après-midi doré. Et
,
tout à
coup, il nous proposa de passer la nuit à Nîmes. Il nous trouve-
rait un hôtel pas cher. Le lendemain, il nous reprendrait tôt
pour visiter le Languedoc où il avait des vignes à soigner.
C'était bien tentant, mais il fallait, si nous restions, en aver-
tir madame Viscardi. Le garçon de table nous apporta une plume,
de l'encre et une sorte de carte
-
expres destinée à voyager comme
l'éclair. Je rédigeai quelques mots à l'intention de madame
Viscardi, l'assurant que nous ne pouvions être en meilleures mains
pour voir le plus possible du doux pays de France — celles d'un
médecin des vignes du Seigneur, et
lui disant
de ne pas nous attendre pour
un jour spécifique.
Aujourd'hui, quand je pense à tout ce que j'ai pu voir
en voyage, sans le sou, je prends conscience que je le dois pres-
que en entier à de bons messieurs Didier comme il s'en trouva
tellement sur ma route.
Notre carte postée, il nous déposa à la porte d'un hôtel
si piteux que nous hésitions à y pénétrer
.
— T'as envie d'entrer là-dedans? me demanda Ruby. Je
suis sûre que c'est plein de puces.
Nous avons attendu que l'auto de monsieur Didier e
û
t
tourné le coin, puis nous sommes parties chercher ailleurs.
En cours de route, Ruby me confia:
— Je donnerais je ne sais pas quoi pour me coucher ce
soir dans mon bon lit de madame Viscardi après avour mangé son
potage à l'oseille, son loup au fenouil et sa mousse au chocolat.
— Penses-tu que nous pourrions encore arriver à temps?
— En courant tout le long jusqu'à la gare si on
attrape la prochaine Micheline...
Elle allait partir comme nous arrivions à bout de souf-
fle. Le contrôleur nous happa de justesse entre les portes qui
allaient se refermer. C'était le même qui avait poinçonné nos
tickets la veille, l'avant-veille aussi. C'était un Corse, un
bel homme au visage basané et à l'air mélancolique. Il attacha
sur moi le feu de son regard à la fois brûlant et désespéré.
— Ecoutez, me dit-il, je n'en peux plus. Je vous ai
aimée à la folie dès que je vous ai vue, vous le savez, je vous
l'ai dit. Je cherche comme je peux à vous oublier. Mais il n'y
a rien à faire. Vous montez. Vous descendez. Vous revenez.
Il n'y a pas de jour où vous ne surgissez devant moi. Vrai, je
n'en peux plus. Mariez-vous avec moi. Je vous le jure, je vous
ferai un bon mari.
Brusquement, à le regarder, mon envie de rire me passa.
Le malheureux disait vrai. Je l'avais envoûté par je ne sais quel
sortilège, sans qu'il y eût de ma part effort ou jeu. Il ne devait
pas être le seul. Un soir, dans une auberge où nous terminions
notre repas, un jeune homme assis en face de moi, qui n'avait pas
cessé de me dévorer des yeux, déchira une page de son calepin,
y écrivit en hâte quelques lignes qu'il m'envoya porter par le
garçon. Je lus: "Je suis libre, électricien de mon métier, gagne
assez bien ma vie. Je la mets à vos pieds. Je sens déjà que je
n'aimerai que vous. Ne le savez-vous donc pas? Vous exercez sur
les êtres une fascination irrésistible."
Même si je tiens compte du tempérament méridional exces-
sif, il me faut convenir que je fis plus souvent qu'à mon tour des
conquêtes au long de ce voyage étrange que Ruby avait drôlement
dénommé "the trail of the broken hearts
»
.
.
Que m'arrivait-il au juste?
[De ]
D'
où me venait ce pouvoir
accru sur les êtres, hommes ou femmes d'ailleurs, car
,
où que
partout,
j'allais
à longeur de journée
,
,
,
je me faisais des amis des gens
rencontrés? Il y avait la spontanéité provençale, cet accord
entre elle et moi, mais autre chose encore
,
et
qu'[flèche]
est-ce que c'
était-
-
ce?
donc?
A Londres aussi je m'étais fait de combien d'étrangers
des amis
très
chers, même s'ils n'avaient été qu'entrevus et aus-
sitôt perdus, mais il me semble que c'était à l'heure de la dé-
tresse, de la solitude, de l'ennui auxquels sont peut-être parti-
culièrement sensibles les coeurs L
l
ondoniens. Tandis qu'ici!
Aujourd'hui, si loin de celle que j'ai été alors, la
regardant aller, vivre, rire et courir
,
sans presque croire que ce
f
û
û
t moi cette créature légère, je crois comprendre que je rayonnais
du bonheur d'être aimée à chaque pas et que ce rayonnement
,
m'atti-
rant encore plus d'amour
,
me faisait davantage rayonner.
Ayant également couru tout le long du chemin depuis
l'arrêt de Mouans-Sartou
à
jusqu'à
la pension, nous y entrions essoufflées,
à peine la nuit tombée. Réunis sous la lampe à abat-jour, madame
Viscardi et les pensionnaires lisaient notre carte tout juste ar-
rivée avec une rapidité encore plus surprenante que celle de la
poste de Fulham.
J'entends encore la voix à l'accent comique de madame
Viscardi lisant à voix haute: "Partons avec le bon monsieur Didier
pour un tour du Languedoc... Peut-être des Cévennes... Ne nous
attendez pas trop avant un jour ou deux... Ou trois ou quatre...
Peut-être pas avant la fin de la semaine..."
Elle s'écria, à propos de nous, les bras
é
levés au ciel:
"Avez-vous jamais vu pareil
s
diable au corps, surtout la petite
qui parle français? C'est celle-là qui entraîne l'autre..."
Se retournant, ils nous aperçurent alors sur le pas de
la porte, en demeurèrent un moment pétrifiés, puis nous ouvrirent
les bras pour nous fêter et nous embrasser comme si nous avions
été parties cent ans.
Telle fut notre vie pendant un peu plus d'un mois, si
heureuse qu'aujourd'hui, après tant de deuils et de peines qui
m'ont rejointe, j'en rougirais pour un peu, encore que je sache
maintenant que
,
,
si l'on n'a pas été pleinement heureux au moins
pendant quelques instants, on ne connaît rien non plus à la souf-
france du monde. Je pense que c'était l'imprévu qui donnait tant
de prix à nos journées. Nous ne savions jamais la veille où nous
irions le lendemain. Nous confiant à elle, chaque journée, comme
la vie elle-même
,
nous prenait presque invariablement par surprise,
surprise joyeuse alors, et elle nous était ravissement ininter-
rompu.
Au bout de deux semaines, Ruby avait pourtant parlé de
partir, arguant qu'il lui faudrait bientôt se résigner à repren-
dre la "vraie vie"
,
et autant maintenant qu'un peu plus tard alors
que ce serait encore plus difficile. J'étais parvenue à l'en
dissuader.
— Une semaine encore! l'avais-je suppliée
,
[w]
puis après:
encore une, Ruby!
Je l'avais
amenée
avec plus de peine
,
toutefois,
amenée
à quitter
le nid douillet et la bonne table de madame Viscardi pour, de gîte
en gîte précaire, finir par en trouver un presque aussi accueillant,
à l'autre bout du pays, en Languedoc, dans le petit village de
Castries chez une dame Paulet-Cassan formant maisonnée avec sa
soeur, une vieille fille timide qu'elle ne nommait jamais autre-
ment que ma-de-moi-selle Thérèse. Un gendarme complaisant à qui
nous avions demandé où trouver pas cher et bon nous y avait en-
voyées tout droit: "Chez madame Paulet-Cassan, voyons! Ca fait
pas de doute!... Mais ne dites pas que c'est moi qui!... Car,
vous comprenez, à l'hôtel ils pourraient me faire des histoires ..."
Tout au bout du village, dans la grande maison de crépi
rose aux volets bruns, nous eûmes chacune une chambre non chauffée
mais vaste, avec de généreuses fenêtres s'ouvrant sur un panorama
de plaines, de jardins et de vignes montant à flanc de collines.
C'est là, par un matin frisquet, pieds nus sur le carrelage gla-
cé, qu'en ouvrant les volets je reçus droit dans les yeux le spec-
table de mon premier amandier fleuri. Je verrai toute ma vie se
profiler contre le ciel clair du Midi ardent ce jeune arbre aux
fleurs d'un rose tendre toutes frémissantes encore de leur naissan-
ce avec le jour.
Pour le coucher dans de grands lits en cuivrre, sous
l'édredon de duvet, et le café du matin - si odorant! - il nous
en coûtait à chacune environ vingt-cinq cents par jour de notre
monnaie. A loger chez les gens notre argent s'étirait, au reste
bien plaisamment, puisque chez eux nous apprenions leurs manières
et à vivre leurs douces vies sans tracas superflus.
Madame Paulet-Cassan possédait à un kilomètre du village
une petite vigne qu'elle allait presque tous les jours soigner,
pour le plaisir. Un bon matin, nous sommes parties tôt, le petit
âne agitant ses sonnailles, Ruby, moi, madame Paulet-Cassan portant
la serpe, et sa soeur, des bouteilles de vin dans un panier, enve-
loppées de serviettes,[flèche]
des bouteilles de vin,
le chien Fidèle trottant en arrière,
,
,
et,
passé les merveilleuses arches de l'aqueduc romain,
nous
avons gagné,
entre des garrigues embaumées, le champ de ceps que nous avons
aidé à nettoyer,
y
à
dégager. Au crépuscule
,
,
,
des plus doux en cette
région, l'âne chargé des fagots de sarments, nous sommes repassé^
e
s
sous les arches délicates, hélées par quelques vieilles qui pre-
naient l'eau dans des cruches à la prise communale: "Hé ben!
Hé là! Vous voilà maintenant madame Paulet avec des
pensionnaires
invitées
payantes!..."
Sur les sarments que nous avions rapportés, madame
Paulet-Cassan, accroupie devant l'âtre, s'appliqua à faire rôtir
des "bouchées", morceaux d'agneau et de lard entremêlés de cèpes
et saupoudrés de thym, le tout enfilé sur une fine broche qu'elle
tournait à la main lentement, avec une patience infinie, sur un
feu doux. Il
se
s'en
répandait une odeur à vous mettre l'eau à la
bouche jusqu'à la fin de la vie.
— Madame Paulet-Cassan, gardez
-
nous à dîner, l'ai-je
priée. C'est tellement meilleur chez vous qu'à l'hôtel.
— Je le comprends. Ils n'ont plus le temps ni le tour,
à l'hôtel, de cuisiner au feu de sarment.
Elle nous proposa:
— Vous irez chez la boulangère, chez l'épicier
,
acheter
de petites choses, un bout de fromage, une galette. Vous direz
bien haut partout que je vous permets de faire votre cuisine sur
mon feu. Ils ne peuvent rien redire à ça
,
les jaloux, et prêts
,
comme ils sont tous à m'envoyer le gendarme sous prétexte que je
n'ai pas le permis. Le permis! Le permis! C'est ça qui vous
donne le don! Allez, mes petites! Faites comme je dis! Et des
bouchées, je vous en ferai de telles que vous vous les rappelerez
encore quand vous n'aurez plus de dents.
Au bout de peu de temps, elle trouva trop élevé le prix
de la pension qu'elle avait fixé à la journée. Puisque nous pas-
sions la semaine, elle l'abaissa considérablement. Plus nous
allions et moins il nous en coûtait pour manger
,
d'ailleurs de
mieux en mieux chez madame Paulet-Cassan car
,
bientôt, en plus
des bouchées, elle nous régalait de crè
ê
pes fines qu'elle faisait
sauter d'un tour de main sur le poêlon réchauffé dans l'âtre.
— A ce train, madame Paulet-Cassan, si nous restons
tout un mois, qu'est-ce qu'il pourra bien nous en coûter pour être
si bien chez vous?
— Mais rien du tout, voyons! Puisque vous serez de la
famille. Et d'ailleurs déjà vous en êtes. Vous aidez aux champs.
Mon aide? Il fallait être bien indulgent pour m'en at-
tribuer. A peine avions-nous gagné la vigne que je m'éloignais
dans la garrigue proche. Elle était chaude, odorante, bruissante
du premier chant pas encore très stridul[a]
e
nt des cigales. Je
m'allongeais sur la pierraille chauffée par le soleil. Je suivais
de l'oeil le passage des nuages légers. Je rêvais sans but, sans
désir, sans objet, sans regret, peut-être même sans souvenir.
J'étais la douce proie innocente de l'heure qui passe. Ce pauvre
champ pierreux m'a été, de même que le labour à la sortie d'Upshire,
l'un des endroits au monde les plus chers et de ceux qui se pré-
sentent encore le plus souvent à mon esprit quand je le laisse
vagabonder et
essayer
que j'essaie
de me représenter le meilleur en cette vie.
Pourtant, je ne peux m'y rattacher par aucun autre souvenir que
celui d'un bien-être apparemment sans cause en soi, indéfinissa-
ble, aussi vaste et calme que la plaine ou la mer.
Pourtant
Mais
mon bonheur rayonnant
,
comme je l'appelle,
de
la Provence,
commençait à s'épuiser. Déjà il se teintait à cer-
tains moments de mélancolie. J'aurais encore bien des heures
heureuses dans ma vie — plus que j'en ai peut-être méritées, mais
jamais comme alors. Et c'est pourquoi sans doute, dans les der-
niers jours, je me tins si souvent cachée dans la garrigue comme
si elle pouvait me préserver dans sa paix engourdissante.
Un jour enfin, il n'y eut plus moyen de retenir Ruby.
Elle s'était attachée à la vie que nous menions peut-être même
plus que moi, car, à elle qui n'était pas d'une nature rêveuse,
cette vie devait paraître magique et encore plus ensorcelée qu'elle
ne m'apparaissait à moi qui en un sens n'en attendait pas moins.
Mais elle avait un fort sentiment du devoir et se représentait
qu'elle n'avait pas le droit de rester plus longtemps éloignée
de son poste.
Nous sommes retournées à Nice y prendre nos effets.
Nous nous sommes quittées à la gare. A la toute dernière minute,
Ruby, abaissant la vitre de son compartiment, me cria sur un ton
de lyrisme tout à fait inhabituel chez elle:
— Take care! Take care! And, oh, Gabrielle
,
thank you,
thank you for the lovely time.
!
And mostly for having made me feel
young at least once in my life.
..
Nous ne devions jamais nous revoir. Nous nous sommes
écrit assez longtemps. L'une de nos lettres s'égara-t-elle?
Ruby changea-t-elle d'adresse sans m'en avertir? Je cessai de
recevoir de ses nouvelles et moi de lui en donner des miennes.
Des années passèrent. Quand
Rue Deschambault
parut en traduction
anglaise, le magazine
McLean
Maclean
de Toronto publia une photo de moi en
page couverture. Ruby la vit et m'adressa une lettre au
x
x
soin
s
s
de
ce magazine[,]
.
c
C
'était une bien touchante lettre. Ruby me disait
avoir gardé
un souvenir attendri de mon
jeune
visage
rayonnant
ébloui
du
temps de la Provence, mais peut-être encore mieux aimer celui
d'aujourd'hui que ma photo montrait marqué déjà par l'usure, une
certaine souffrance de la vie, l'effacement des illusions — et
qui n'avait pas d'illusions détruites à l'âge que nous avions
maintenant! Elle s'était mariée, avait vé
ç
u, à ce qu'elle croyait
voir enfin, une vie plutôt terne, sans grandes épreuves, sans
grande joie non plus, "a life of days all ordinary
»
[.]
.
N'eût été
notre équipée en Provence, elle pourrait douter avoir jamais eu
de vraie jeunesse de coeur. Après, tout avait pris la couleur du
banal. Elle me savait donc gré encore et pour toujours de l'avoir
entraînée "on the side roads of enchantment
»
[.]
.
"
Malheureusement,
quand elle racontait nos folles expéditions, personne ne croyait
qu'elle avait pu les vivre, elle qui était sans élan, et encore
moins avec moi devenue depuis un "auteur célèbre". Le plus triste,
c'est qu'elle-même en venait à en douter. Les aurait-elle seule-
ment rêvé
es
ces aventures à R[illis.]
a
matuelle, à Castries, à Nîmes? La
chère madame Paulet-Cassan n'aurait-elle pas vraiment existé?
Tout cela: le nid sarrasin dans les Maures, le bon monsieur Didier,
le ciel
infini
du bleu le plus clair
, ne serait-il né que d'un long désir frustré?
Est-ce que je ne viendrais pas un jour en reparler avec elle pour
qu'elle retrouve la certitude d'avoir été au moins une fois si
heureuse de vivre que cela n'avait plus l'air
que d'un rêve dans
dans sa tête que d'une
sa tête?
invention?
Elle viendrait bien elle-même à ma rencontre, disait-
elle, mais sa santé se détériorait. Tout juste à la fin, elle
glissait vite, vite, comme si c'était sans importance, qu'elle
était atteinte d'un cancer et ne savait combien de temps il lui
restait à vivre.
Je répondis à l'instant que je viendrais prochainement.
Y ai-je mis un peu trop de temps? La maladie de Ruby était-elle
plus avancée qu'elle ne me l'avait dit? Elle mourut le jour où
je me disposais à partir pour aller la rassurer sur le bonheur
qu'elle avait connu naguère. Je savais pourtant bien, depuis la
mort de ma soeur Anna, de Dédette surtout, que tout être avant de
mourir a terriblement besoin de savoir qu'il a été heureux quel-
quefois, et comment et où et pourquoi. Il ne lui importe plus
tellement de savoir qu'il a souffert. Ce qui compte alors c'est
d'avoir un moment tenu entre ses mains le bonheur comme s'il
est
était
la clé de l'amour et du mystère de notre existence. Et meurent
les plus seuls ceux qui ne se rappellent pas avoir été heureux au
moins un instant sur la terre.
Souvent, le souvenir de Ruby rôde autour de moi comme
l'ombre d'un grand oiseau, aux sombres ailes déployées, qui plane
sur une vallée aride.
Sancho parti, Don Quichotte ne fut plus la moitié aussi
entreprenant. Je restai pourtant encore un peu en Provence à
courir à Nîmes, à Montpellier, ailleurs. Je finis par retourner
chez mes vieilles de Castries,
.
m
M
adame Paulet-Cassan m'accueillit
comme son enfant retrouvée, et je l'étais peut-être
devenue
,
en un sens,
devenue,
car sa propre fille,vivant à Marseille, ne venait presque
jamais la voir et
que
encore c'était
seulement
pour la gronder de faire encore la cuisine
dans l'âtre avec une marmite en fer et des poëlons de l'ancien
temps. Le visage tout plissé de joie de mademoiselle Thérèse, en
m'apercevant, me fit peut-être encore plus grand plaisir que l'em-
pressement de sa soeur, car c'était la première fois que je voyais
ce visage ratatiné comme une pomme reinette se prendre à sourire.
Des années plus tard, quand le besoin me viendrait de
repasser par où j'avais été heureuse — une hantise incroyable dans
ma vie — j'
amènerais
irais
présenter mon mari à mes deux vieilles dames
qui
,
m'ayant tout de suite reconnue, se
prirent
prendraient
à l'examiner, lui,
sur toutes ses faces, le faisant tourner, pleines de curiosité à
son égard: "Hé Hé! on se demandait souvent
,
mademoiselle Thérèse
et moi, qui vous prendriez de vos adorateurs! Eh bien! on peut
dire que vous l'avez choisi grand." Et de s'empresser d'ouvrir
l'armoire aux liqueurs y choisir la plus fine, à l'orange, fabri-
quée par elles-mêmes et réservée aux plus douces retrouvailles.
Une heure plus tard, elles avaient déjà trouvé moyen de faire
courir à travers le village "jaloux" la nouvelle que j'étais bel
et bien revenue, avec mon mari en plus pour le leur montrer, et
que si ce n'était pas là la preuve d'un coeur bien placé et de
la fidélité
,
où se trouvait-elle donc!
"
Que d'amis inattendus je me suis faits aux quatre coins
du monde pour avoir cherché l'affection
chez les
des
gens simples
,
et
qui
jamais
rarement
, celle-là,
ne
m'a été ôtée.
Le mistral apaisé, je louai une bicyclette et courus en
tous sens, jusqu'à Béziers, jusqu'à Sète y contempler le cimetière
marin. De retour de mes trottes, j'en faisais le récit à mes
vieilles qui s'en délectaient, ne connaissant pas leur propre
pays qu'elles apprenaient un peu par moi, et ce fut là une des
grandes joies de ma vie que d'enseigner aux autres
,
assez souvent,
leur propre horizon, leurs propres bonheurs, leurs rêves parfois.
J'allai, tout un jour, sans en descendre, me promener
sur les remparts de Carcassonne. Ruby me manquait sans bon sens.
Pour me consoler, je lui racontais en esprit mes découvertes les
plus drôles, et me prenait
s
parfois à rire toute seule sous le re-
gard de passants éberlués, ce qui m'arrive d'ailleurs encore au-
jourd'hui souvent, quand je fais mes courses dans la rue Cartier
à Québec, et qu'au lieu de saluer
de
mes connaissances je leur
éclate distraitement de rire au nez, provocation dont quelques-
unes me tiennent grief. Hélas, comment leur faire comprendre que
ce n'est pas exprès!
Par car, un jour, je descendis à Perpignan. C'est là
que devait me rattraper le sentiment du malheur des hommes, infi-
niment plus lourd et répandu que leur éphémère bonheur,
.
p
P
ourtant
depuis deux mois je l'avais à peine vu, je l'avais oublié.
Je savais, bien sûr, que la guerre civile ravageait
l'Espagne, que les alliés d'un camp et de l'autre y semaient le
feu et le sang. Elle m'avait paru irréelle dans la douceur[crochet]
chaque jour
renou-
velée
de chaque jour
dans
de
mon tour de Provence. Mais voici que,
éclaté le front cat
e
a
lan, des flots de réfugiés, par une passe des
Pyrénées, déferlaient à raison de dix, quinze, vingt milles par
jour, dans le village frontalier
, non loin,
de Prats-de-Mollo.
,
non loin de Perpignan.
J'y courus. Si je m'estime fortunée d'avoir c
ô
toyé assez souvent
des gens dont la joie de vivre a rejailli sur moi, il me faut
aussi tenir pour un privilège — très haut et très douloureux —
d'avoir approché quelquefois le plus grand malheur du monde.
A peine arrivée à Prats-de-Mollo, je me fis des amis
de jeunes instituteurs du village qui offraient leur aide béné-
vole à la Croix-Rouge. Grâce à une petite insigne qu'ils me pas-
sèrent pour m'identifier comme une assistante
,
je pus pénétrer
partout à leur suite.
Ah Dieu! le spectacle que j'eus sous les yeux, dont le
souvenir hante encore mes nuits avec des fragments d'horreur com-
me dans Guernica!
A l'école communale transformée en hôpital, les malades
gisaient par terre, enroulés dans leur seule couverture et, des
yeux
,
nous suivaient sans se plaindre jamais. Je me rappelle une
toute petite fille qui tenait par la main sa mère mourante, l'ap-
pelant à voix basse comme pour ne pas la réveiller malgré tout.
Derrière les barbelés c'étaient les hommes, des milliers et des
milliers, encore valides — enfin
,
pouvant se tenir debout — éma-
ciés, squelettiques, nous regardant les regarder dans notre curio-
sité effrayée sans qu'aucune plainte ne leur vînt aux lèvres, eux
non plus. Ce qui me frappa le plus et dont je me souviens encore
avec le plus de saisissement, c'est bien le silence qui régnait
sur cette assemblée de damnés de la terre. Seule une vieille
femme à la recherche de son fils, dont elle ne savait même pas
s'il était mort ou peut-être encore vivant parmi ces foules denses
de faces méconnaissables, allait inlassablement d'un camp à l'au-
tre, fouillant des yeux ces masses indistinctes et appelant:
"Alphonso es-tu là? Vis-tu encore, mon fils Alphonso? Quelqu'un
a-t-il vu Alphonso mort ou vivant?"
Toute une journée nous l'avons entendu
e
jeter dans le
silence farouche
,
comme une pierre dans un puits sans fond
,
son
appel
:
si monotone à la fin.
Le gouvernement français distribuait un pain par jour
par personne aux hommes derrière les barbelés. Des gens du vil-
lage ajoutaient en vivres à partager avec les malheureux presque
tout ce qu'ils avaient. C'était une goutte dans la mer.
A la nuit, froide encore aux pieds des monts enneigés,
les réfugiés derrière les barbelés se faisaient de petits feux
autour desquels on les voyait essayer de se réchauffer, leur cou-
verture sur le dos, immobiles, en rond comme des êtres figés qui
eussent cherché dans le spectacle de la flamme les invraisembla-
bles fils du destin.
Et
,
chaque jour
,
continuait à descendre par le défilé
de montagne le flot grossissant des misérables: les grands
blessés portés sur des civières de branches réunies, quelques-
uns jetés en travers du dos d'une mule, d'autres clopinant
,
la
tête ou le moignon d'une jambe ceints d'un pansement sanglant,
des femmes qui avaient accouché là-haut, la nuit précédente, sur
la neige, portant leur enfant encore quelquefois vivant dans les
plus de leur jupe. Tous avaient ce regard de qui a vu la mort
de près et l'a trouvée moins intolérable que la vie. Mes jeunes
amis de la Croix-Rouge m'affirmaient que ce troupeau humain
jusqu'à la frontière avait été poursuivi et bombardé par les
avions de France, peut-être d'Hitler.
En dernier lieu venait leur misérable cheptel, des va-
ches aux os saillants, des brebis épuisées, des agnelets peut-
être tout juste aussi de la nuit précédente, des chevaux aux
yeux remplis d'épouvante. J'en vis un, tout blanc, aveugle, les
yeux rongés de plaies, qui se tenait bien au milieu du troupeau
comme pour être sûr de ne pas être abandonné. Elles
,
seules,
les bêtes
,
gémissaient, que l'on avait rassemblées en toute hâte,
emmenées pour être
,
égo[rg]ées
à tour de rôle
,
en cours de route,
égorgées,
cuites à petit feu,
et
servir à nourrir encore un peu de temps la
douleur, et
qui
elles
en ressentait
e
nt
le pressentiment dans leur obscure
conscience.
A Prats-de-Mollo étaient parqués en deux camps distincts
les hommes à peu près indemnes: ceux qui demandaient, avec le
secours de la France, d'être embarqués et déposés sur la côte
d'Espagne aux environs de Barcelone
pour
y rejoindre les forces de
Négrin qui tenait encore[;]
et
ceux qui ajout
èrent
aient
foi à l'armistice
promise et choisissaient de rentrer immédiatement au pays. Ceux-là
on les voyait
,
par petits groupes, remonter par où ils étaient des-
cendus, désarmés, avec
rien d'autre
pour tout bien
que
leur cou-
verture sur le dos. Mes amis de la Croix-Rouge affirmèrent tenir
de bonne source
,
qu'aussitôt arrivés à la frontière
,
ils étaient
abattus. Ce qui est sûr c'est que de toute la nuit on ne cessait
d'entendre
,
venant de là-haut
,
le tir des mitraillettes.
J'allais, moi
,
une étrangère, en toute liberté au mi-
lieu de cet inimaginable bouleversement, et je me demande encore
comment cela a été possible. Je crois me rappeler qu'il y eut
jusqu'à cent mille réfugiés d'entassés, certains jours, dans ce
village de Prats-de-Mollo qui ne devait pas compter plus de deux
mille habitants à demeure. On faisait des prodiges. Les villa-
geois hébergeaient des orphelins, des mères avec leurs petits.
De pleins convois de grands blessés partaient sans arrêt. J'ap-
portais ma petite aide. le malheur était trop vaste pour que la
meilleure volonté du monde y pût grand chose. J'errais à travers
ces errants un peu comme Pierre Bouzoukow de
Guerre et Paix
sur
le champ de bataille, incrédule, confondue, ne croyant pas au
fond de mon âme
à
ce que je voyais. J'ai mis beaucoup de temps à
croire l'avoir vu. Je prenais pourtant des photos avec mon petit
appareil brownie. Mes amis, les instituteurs et institutrices,
m'en passèrent des leurs. J'en ai encore quelques-unes. Elles
me surprennent toujours quand je les revois. J'imagine avec peine
avoir été un témoin — privilégié? — de ces terribles heures de
l'histoire.
Enfin arriva la g
G
arde m
M
obile faisant refluer au loin
toute personne
qui
comme moi
n'ayant
qui
n'avait
rien à faire ici. Je regagnai
Perpignan.
Dans ma chambre glaciale, car le vent, comme la misère
profonde venant des Pyrénées, avait tourné à l'aigre, je me lan-
çai à écrire mes premières pages dictées par l'indignation, la
pitié, la grande souffrance d'appartenir à l'espèce humaine. Je
pense y avoir mis tout mon coeur mais cela tout seul n'a jamais
donné un écrit de marque. Ne sachant que faire du mien, je fi-
nis — ô cureuse décision! — par l'envoyer avec quelques photos
à
l
L
L
a Presse
de Montréal. Ces quelques pages, sous une signature
inconnue, sympathiques à l'Espagne rouge à l'heure où à Montréal
même Malraux n'avait
obtenu
pu obtenir
l'autorisation de se porter en pu-
blic
à
sa défense, j'imagine avec quelle alacrité celui qui les
a
lues a dû les envoyer rouler dans le panier.
Je n'avais plus rien à faire en Provence. C'est peu
de dire que je ne reconnaissais plus et ne reconnaîtrais plus de
longtemps le bonheur. Regardant à quelques jours à peine en ar-
rière de moi, il me paraissait incroyable d'avoir pu être émue
à la vue d'un amandier en fleur. Que venait faire l'arbre aux
tendres fleurs roses dans mes souvenirs? J'étais ici encore
plus profondément atteinte par le souffle de la guerre que je ne
l'avais été à Londres au temps de Munich. Désormais l'on ne
pouvait plus s'empêcher de la sentir s'approcher inexorablement.
D'ailleurs, eussé-je eu le coeur de m'attarder encore un peu que
je ne l'aurai
s
pu. Je n'avais presque plus le sou. Sans les
quelques dollars que Ruby avait glissés en cachette dans mon sac
et que j'avais trouvés, elle partie, je n'aurai
s
même pas pu te-
nir jusque-là.
Je pris le train pour Paris, revoyant tout au long du
trajet tant de moments qui avaient été gais et ne m'étaient plus
déjà que des souvenirs incongrus. Il m'a fallu des années, pres-
que toute une vie pour retrouver dans leur beauté mes joies de la
Provence. On met du temps à se pardonner en ce monde d'avoir pu
être heureux.
Je logeai quelques jours, en passant, chez madame Jouve,
partageant la chambre de Charlotte qui piochait toujours son piano
dès huit heures du matin. Elle, je crois bien que c'est tout
juste si elle avait entendu parler des malheurs de l'Espagne.
Rien ne semblait avoir beaucoup changé à la pension, et j'en mar-
quai comme de l'égarement. Madame Jouve m'observait avec bien-
veillance, avec perspicacité aussi.
— Mon petit, vous allez, vous venez, vous apparais-
sez, vous disparaissez, comme incapable de vous fixer. Sans doute
vous écoutez, regardez, apprenez, assimilez, mais dans quel but?
Vers quoi tendez-vous donc?
Est-ce que je le savais — du moins avec certitude et
pour toujours? L'ai-je jamais su au reste? En dehors des mois,
des années au cours desquels j'ai été attelée à la tâche d'écrire
un livre, est-ce que je me sentais encore un écrivain?
Je ne pen-
se pas.
Je n'étais alors, me semble-t-il,
personne de distinct,
qu'
une sourde attente, une disponibilité inconsciente, quelqu'un qui
attend le train. Quelquefois, dans l'attente, la liberté m'était
un moment rendue, j'étais presque heureuse, puis l'ennui de ne
rien faire me reprenait. Je m'ennuyais de ne pas écrire
,
ou bien
j'étais dans l'angoisse, souvent
,
d'avoir à recommencer
,
sans assu-
rance de faire mieux cette fois qu'avant.
Pourtant madame Jouve devait tenir elle-même un jour
,
une sorte de réponse à sa question à mon sujet, lorsque, après
mon F
é
mina, au bout de longues recherches je finirais par la re-
découvrir dans une misérable petite chambre, devenue à son tour
hôte d'un Foyer pour êtres seuls ou âgés. Elle, tellement réser-
vée, me prit aux épaules, m'embrassa avec tendresse.
— Mon petit, vous êtes la seule de mes charmantes
jeunes filles d'autrefois à m'avoir recherchée au bout de ma vie
et, ce qui est plus, à l'heure où vous triomphez. Au fond, je
n'en suis pas surprise. J'ai toujours su que vous iriez loin,
car vous ne saviez pas où vous alliez. J'avais peur toutefois
que vous perdiez courage sur une route si mal indiquée.
Au printemps de 1939, c'est bien perplexe justement
que je repartais.
J'atterris à Londres sous le même ciel bas
,
chargé de
brouillard et de suie que j'avais quitté depuis près de trois
mois. Ici non plus rien n'avait guère changé. Après la fièvre
de Munich, c'était comme si la vieille Angleterre s'était de nou-
veau assoupie auprès de son feu de coke, sa cup of tea à la main.
J'avais longtemps débattu d'écrire ou non à Stephen
auquel je m'étais reprise à penser de plus en plus au fur et à
mesure que je me rapprochais des lieux où nous
nous
étions si folle-
ment aimés. J'avais fini par lui écrire un mot bref
,
lui disant
que j'allais bientôt rentrer au Canada. Eut-il ma lettre? Par-
vint-elle à son adresse alors qu'il était parti pour une de ses
folles incursions en territoire sous contrôle soviétique? Ou bien
craignit-il autant que je l'avais craint de rouvrir la blessure
à peine fermée?
Je me réfugiai pour quelques jours à Century Cottage.
Oh, le spectacle affligeant! Le petit jardin que j'avais connu
débordant d'odeurs et de couleurs, à présent dégoulinant d'eau
froide, gisait à moitié couché, tiges broyées et fleurs mortes
dans la boue. Il s'en exhalait une senteur de marais.
Le cottage aussi suintait
l'
humid
ité
. Esther ne parvenait
plus avec ses petits feux par-ci par-là à en assécher l'atmosphè-
re. Nous nous tenions, toutes portes closes, pour ne pas laisser
échapper la moindre chaleur, enfermé
s
e
s
,
près du poële, dans la
salle qui me parut maintenant étroite et sombre. Father Perfect
toussait. Sa soeur était morte. Après la lecture de la Bible,
chaque soir sa prière était pour moi encore, ses larmes pour sa
chère défunte Norah. Il se félicitait d'être au moins all
é
r
l'accompagner aussi loin que l'on peut en ce monde, jusqu'au
seuil inconnu, et de lui avoir dit adieu sur cette terre, sans
quoi l'âme de sa soeur ne serait pas partie avec la même confiance
vers le Père. Il me disait, ces jours-là, des paroles de grande
sagesse, sous leur apparente simplicité, que je voudrais bien me
rappeler toutes aujourd'hui. Par exemple, qu'il fallait se sen-
tir aimé des hommes pour se sentir aimé de Dieu et ne plus crain-
dre la mort. Parfois, rarement, je réussis encore à le faire
rire et même à amener un sourire sur les lèvres d'Esther avec mes
histoires de Provence que je faisais aussi drôles que possible
pour les distraire.
Le matin où je pris place avec ma malle et mes valises
dans le taxi qui allait me conduire à la gare Victoria, en tour-
nant la tête une dernière fois vers eux
,
je vis
,
au-delà du jardin
ruisselant, leurs visages crispés qui essayaient de sourire et de
m'encourager. Sous la pluie abondante, ils agitaient la main vers
moi comme d'un monde diluvien et déjà à moitié englouti. Nous
ne
pensions
pas nous revoir jamais ni les uns ni les autres...
bien alors ne jamais nous revoir.
Et pourtant!.. pourtant!... Que la vie qui nous malmène
tant a parfois pour nous de douceur
s
, nous ramenant par d'impré-
visibles chemins vers ce que nous croyions perdu.
Neuf ans plus tard, après
Bonheur d'Occasion
, lasse du
trop grand bruit qu'il fit autour de moi, de Paris
,
je reviendrais
chercher
voir
si la paix, la sécurité, l'affection que j'avais ici
connues y étaient toujours.
Et ce serait encore une fois l'été! Les dauphinelles
bleu ciel et celles du bleu plus accentué de l'horizon lointain
auraient repris possession du jardin d'en avant. Nous prendrions
le thé dans celui d'en arrière à côté du vieux prunier, pour cette
fois encore épargné, et verrions, au-delà des pâturages, s'allumer
les lumières de Londres. Je retrouverais Father Perfect pas trop
vieilli malgré tout, encore capable de tendre ses collets et ra-
mener de la forêt des bolets ou des fleurs; Esther, le visage à
peine changé entre ses bandeaux lisses; et Guinev
è
re, était-ce
donc possible, encore de ce monde, se frottant à ma jambe sous la
table à thé.
Je réintégrerais ma spacieuse chambre aérée aux fenêtres
grandes ouvertes sur les downs qui me paraîtraient encore plus
exaltant[flèche]
e
s que dans les images que j'en avais gardées. Par-delà
la stèle élevée à la mémoire de Brodicea, je les reverrais rouler
comme jadis
sur
sous
les grands nuages accourant vers la Manche ou en
revenant.
Et en moi-même, un matin, en m'éveillant tout apaisée
dans le grand lit en cuivre, je trouverais, prêts pour en faire
un livre, filtrés et transfigurés par le temps, mes souvenirs de
la Petite-Poule-d'Eau, devenus, par la grâce des profondeurs dor-
mantes et sans que j'en eusse eu connaissance, des éléments de
de
fiction, c'est-à-dire, sans doute, de vivante vérité.
Esther entrerait avec le grand plateau du breakfast
qu'elle poserait sur mes genoux en écartant un peu les feuillets
épars. Elle me demanderait:
— Etes-vous contente de votre travail ce matin, ma
très chère?
Je dirais, mi-souriante, mi-distraite:
— Je ne le sais pas, Esther!
Et c'est bien là la seule chose que j'ai jamais
su
e
tenue
pour
certaine, à savoir que je ne savais pas et ne saurais vraiment
que penser de ce qui venait de moi.
Je m'embarquai à Liverpool. Au dernier instant, un
garçon de cabine frappa à ma porte. Il m'apportait un long car-
ton de fleurs. Je dénouai en tremblant la ficelle. Mon pauvre
coeur
,
que j'avais cru si bien guéri de Stephen
,
bondissait vers
lui parce qu'il n'avait pu me laisser partir sans un signe témoi-
gnant des sentiments qui nous avaient liés. Je saisis la carte.
Elle était de David à qui j'avais téléphoné pour un simple adieu
en passant par Londres. Il me souhaitait une bonne traversée de
l'Océan et de la vie, mille choses tendres et me disait son espoir
de venir un jour me retrouver au Canada. Je déchirai la carte en
menus morceaux. J'en voulais au pauvre David d'avoir fait ce que
j'aurais voulu voir fait par Stephen.
Déjà les eaux de la Mersey nous ballottaient abominable-
ment bien avant que nous ayons même gagné son estuaire. Il faisait
un temps horrible; pluie, brouillard, vent hurleur. A travers ses
clameurs, on entendait
presque
à chaque minute
peut-être
sonner la cloche
sur bouée, au son effroyablement lugubre, qui marque
la passe
sans doute
entre des écueils. C'est
à
sur
cette note de fin du monde
que j'ai quitté la côte anglaise. J'entends encore parfois, dans
cette arrière
-
mémoire étrange que nous avons au fond de nos sou-
venirs conscients, résonner ces grands coups de battants de fer
que j'associe, je ne sais pourquoi, aux éclats et aux menaces du
Chant du Destin.
En haute met, de si furieuses vagues assaillirent le
navire que les garçons de cabine vinrent immédiatement fermer les
hublots, cependant que l'on s'affairait sur le pont à ajuster les
lourds panneaux qui l'isolent complètement contre l'extérieur.
J'ai voyagé presque deux jours sur un navire pour ainsi dire
aveuglé. Rien n'aurait sans doute pu me paraître plus sinistre
si je n'avais déjà eu le coeur trop plein de sa propre peine pour
en recevoir de l'extérieur. Etrangement, je fus moins malade de
nausées que je ne l'avais été au passage de la Manche avec Ruby.
Mais à l'âme, j'avais encore plus mal.
Quand on nous permit enfin, les panneaux enlevés, d'aller
respirer sur le pont, je m'y trouvai presque seule longtemps, à
contempler dans une sorte d'égarement cette étendue déconcertante
d'eau clapoteuse et sans fin. Je ne pense pas avoir jamais aimé
l'Océan lorsque je
suis
fus
en son milieu qui exclut toutes choses
sinon
que
sa terrible grandeur. Ce que j'aime ce sont les rivages, doux
ou rocheux, la marée, les oiseaux de mer, les îles au loin, les
battures, tout ce qui exprime le profond attrait des étendues
marines à celui qui les contemple de la terre, mais sur l'Océan
lui-même, cette trop vaste et mouvante surface, je me sens perdue.
J'y éprouve peut-être un peu de l'angoisse que ces "incommensura-
bles espaces" inspiraient à Pascal.
Sans doute
,
avant déjà
,
j'avais dû souhaiter mourir — et
qui, même au cours d'une vie heureuse, ne l'a pas
au moins une fois
[flèche]
[flèche]
souhaité
!
au
au
moins une fois
. Et encore plus celui qui vit aux prises avec
l'adversité ou sur qui règne l'ennui sans fin. Mais cette fois
sûrement je l'ai souhaité. Je regardais les vagues courtes
s'entrechoquer, les nuages livides s'amonceler sur le pâle horizon
et j'avais envie de m'en aller de cette vie à en avoir les yeux
brouillés. Car où me menait-elle? Nulle part, j'en étais sûre
maintenant. J'avais quitté mon poste, affligé le coeur de ma mère
au-delà de ce qui est soutenable, j'avais tout abandonné, passé
les mers, dépensé mon argent si péniblement économisé, tout essayé,
et en quoi aujourd'hui étais-je plus avancée? Sur tous les plans
je
me
sentais
avoir
que j'avais
échoué: en amour, dans l'écriture, en art
dramatique, en toutes choses vraiment. Qu'avais-je à lutter en-
core
,
et pourquoi? Il ne me restait qu'à retourner m'enfouir d'où
j'étais partie et
à
m'y tenir tranquille en m'estimant heureuse de
mon sort comme
doit
doivent
en venir à
finir par
l'être la plupart des mortels. Ou
bien me laisser couler dans les vagues et
par elles
laisser
emporter
,
par elles
cha-
grin, remords, regret — mais qui sait! — peut-être aussi bon-
heurs de l'avenir qui me resteraient éternellement inconnus. Je
pense en avoir eu l'idée fixe pendant quelques jours. Mais en
aurais-je eu le courage?
Un jeune Ecossais, charmant de traits et de caractère,
tout humour, toute drôlerie, avait fini par m'approcher,
moi
toujours
seule à la poupe du navire comme si je n'avais plus désormais
qu'à regarder en arrière de moi. Il s'appelait Jock. Il avait
les yeux les plus souriants du monde alors que moi, me reprocha-t-il
affectueusement,
en avait
j'avais
les plus tristes.
— Et pourquoi cela déjà? me dit-il. A votre âge, vous
n'êtes encore qu'au début de vos peines,
comme
au reste
d'ailleurs
de vos
joies.
,
d'ailleurs.
Je n'avais de coeur pour aucun flirt, aucune amitié
nouvelle. Il parvint cependant, le lendemain, à m'arracher un
sourire
,
lorsqu'il me pria:
— Gabrielle — il avait dû apprendre mon nom du
steward — hold my hand and talk to me about myself, for is this
not what we all want most, each of our selfish self.
?
Il m'aida peut-être à reprendre pied en retrouvant le
sens de l'humour qui est le premier pas hors de la persistante
mélancolie. Je riais un peu avec lui à la longue
,
quoique sans
entrain.
*
ici
La mer était toujours très agitée. Nous devions ren-
trer au pays par la voie du Saint-Laurent, et je me faisais mal-
gré tout une joie de le redécouvrir sur les pas de Cartier,
Champlain, Maisonneuve. Je referais connaissance
avec le pays
, mais à rebours
cette fois,
avec le pays
par le fleuve d'où m'avait fascinée la
vue des villages au long de la côte avec le feu si brillant de
leur toit d'église presque toujours alors en fer-blanc. On aurait
dit, au loin, des sémaphores nous envoyant des signes d'amitié.
Mais un peu avant l'estuaire, le navire entra dans
des
d'immenses
des
champs
sans limites
sans bornes
de glaces flottantes, les "flo[e]
e
s", et
on
dut
réduire sa vitesse à ne presque plus avancer. On était pourtant
en avril, en son début du moins, mais le détroit de Belle-Isle
restait encore bouché. Le capitaine reçut l'ordre de gagner
Saint-Jean. Un train réquisitionné par le CPR devait nous emme-
ner à Montréal. Je suis donc rentrée au pays par une de ses por-
tes les plus désolées. Qu'est-ce qui pouvait en effet paraître
plus abandonné, du train en marche, que ce Nouveau-Brunswick,
étiré
,
sous le ciel gris, en ce temps ingrat de l'année, à n'en
plus finir [d]
d
ans son
'ennui et [illis.]
sa
solitude? En arrière-plan, c'était
e
nt
les
mêmes forêts toujours, figées et monotones, sur lesquelles se
détachaient de loin en loin les mêmes villages avec leurs pauvres
maisons de bois souvent sans couleur, coupés les uns des autres
par des champs à l'infini où la vieille neige en se défaisant
sous la pluie laissait apparaître des étangs boueux, des chicots
d'arbres, une cabane parfois toute seule dans cette désolation.
Qu'il me parut et me para
î
t encore mal aimé
,
notre cher pays
,
au-
près de ces pays d'Europe que j'avais vus,
de mémoire d'homme
de mémoire d'homme
si
tendrement soignés, si constamment embellis!
J'aboutis à la gare Windsor. Il avait neigé la veille
une neige molle qui fondait sous les pieds en une sorte de bouil-
lie sale que j'appris vite à appeler comme tout le monde de la
"sloche". Ce pays, que je n'allais pas être longue à aimer de
toute mon âme dans sa détresse, dans sa solitude, je m'y sentais,
ce premier jour, étrangère comme si je n'y avais jamais encore
mis les pieds. Je me cherchai une chambre, au plus près, rue
Stanley, en fait presque à la sortie de la vieille gare Windsor.
Les gares, les chemins de fer, les rails, de longtemps encore
allaient m'être un port d'attache, une sorte de patrie, le seul
réconfort, si étrange que cela puisse paraître aujourd'hui, de
ma vie alors si errante. Tant que j'entendrais partir, venir,
souffler les grosses locomotives d'alors, je ne me sentirais pas
désespérée. Je pense être entrée plusieurs fois dans cette chère
vieille gare rien que pour entendre haleter sur les quais les
puissants engins, et en être sortie moins esseulée. De même, la
nuit, si je m'éveillais dans des transes et entendais les longs
sifflets de train, je parvenais à me rendormir, presque rassurée:
"Eh bien, le train n'est pas loin! Si la vie devient trop dure,
je peux toujours y sauter et en moins de deux jours être de re-
tour là-bas d'où je viens." J'oubliais seulement que
je
[l]
n
'en avais
pas pour le moment
l'argent
les moyens
.
J'avais une autre raison tout de même pour ne pas
m'éloigner de la gare. C'était que, pouvant déménager d'un ins-
tant à l'autre, jamais sûre, le soir, d'être encore au même en-
droit le lendemain, j'avais laissé à la consigne ma malle — ma
pauvre vieille compagne encombrante à laquelle je demeurai
s
si
bizarrement attachée. Mais peut-être aussi mon attachement me
venait-il comme il nous vient si souvent de ce qu'on ne sait plus
comment se départir de certaines gens, de certaines vieilles
choses. J'allais trouver en tout cas commode, pour une fois, de
l'avoir presque sous la main pour aller y chercher des vêtements
plus légers au fur et à mesure que le temps se mettrait au beau.
Mais
,
du même coup, pour désengager ma chambre si petite, je
devais y ramener autant de choses au moins que j'allais prendre
et dont je n'avais d'ailleurs plus besoin. Ce fut donc un va-et-
vient constant pendant quelques semaines de ma chambre à la con-
signe de la gare Windsor. Tout le temps j'eus affaire au même
employé qui déjà, en me voyant venir, partait chercher ma malle
pour me la rouler sur elle-même jusqu'à ma portée. La première
fois, pour sa peine je lui avais tendu une pièce de vingt-cinq
cents, mais à la suivante, comme il me voyait offrir l'argent
avec une hésitation sans doute perceptible, il refusa net, disant
que ce serait crime, lui qui n'avait rien à faire pendant des
heures, que d'accepter un pourboire pour un si petit service
[s]
qu'il ne valait même pas la peine d'en parler. Ce n'était pour-
tant pas qu'une petite affaire d'aller chercher ma malle au fond
d'une grande salle remplie de bagages à pouvoir à peine y circu-
ler. Il se disait déjà payé de toute façon par mes manèges qui
l'amusaient fort, car dans toutes ses années au service du CPR
,
il n'avait encore jamais vu quelqu'un venir le même jour sortir
de sa malle une paire de souliers beige pour mettre à leur place
une paire de souliers bruns. Il finit par connaître presque aussi
bien que moi le contenu de ma malle qui resta sous ses soins pen-
dant un peu plus d'un mois. Il devint mon premier ami à Montréal.
C'est lui qui me conseilla de déménager dans la maison voisine de
la sienne, rue Dorchester, où je serais beaucoup mieux logée au
même prix que je payais rue Stanley. Nous y aurions des fenêtres
également voisines où, de la maison
mitoyenne avec
contiguë à
la mienne
,
il
pourrait me passer de main à main une portion de son stew irlan-
dais dont il disait toujours en avoir de trop. Plus tard encore,
il devait m'inciter à prendre pension là où il avait trouvé quel-
qu'un faisant le stew encore mieux que lui-même. Ce serait chez
Miss McLean, où je devais, grâce à mon bon ami Pat Cossak, et après
ce que j'avais connu, me trouver au paradis.
Pour l'instant, je logeais dans la plus misérable petite
chambre qui se puisse trouver en dehors des prisons. Elle était
si étroite qu'entre le lit de fer et la commode de tôle grise,
je ne parvenais à passer que de biais. La fenêtre donnait sur
la cour arrière de la gare centrale d'autobus de Montréal alors
située rue Dorchester. Des vingtaines d'autobus y étaient ran-
gés, plusieurs ronronnant ensemble à l'étouffée et envoyant
droit dans ma chambre des exhalaisons à m'étouffer. Le haut-
parleur sans désemparer annonçait les départs, les arrivées.
J'entendais: "Départ pour Rawdon... traque numéro sept... track
number seven..., D
d
d
épart pour Terrebonne... traque numéro onze...
track number eleven..." Il m'arrivait en rêve de répéter: "Traque
numéro douze... track number twelve...
Cette atmosphère d'errance, de Babel et de tournoiement
insensé ne me déplaisait pourtant pas. Elle convenait à mon état
d'âme et m'était certainement plus proche, plus amie que ne l'au-
rait été une de ces tranquilles petites rues où habitent depuis
des années les mêmes gens d'allure paisible. Il semble que j'ai
toujours eu au bon moment l'endroit qu'il me fallait.
Deux lettres m'arrivèrent à la poste restante que je
n'osai ouvrir en cours de route, préférant attendre d'avoir at-
teint le refuge de ma chambre, si fragile f
û
t-il. L'une était
de la Commission Scolaire de Saint-Boniface, me rappelant qu'elle
m'avait gardé mon poste sans solde pour une deuxième année d'ab-
sence mais ne pouvait me renouveler ce privilège. Je devrais
donc réintégrer mon poste ou y renoncer. L'autre était de ma
mère. Je me revois assise au bout du petit lit de fer, les feuil-
les de la lettre sur mes genou[illis.]
x
lisant la pauvre lettre déchiran-
te: "Mon enfant, te voilà donc de retour à Montréal
,
plus telle-
ment loin maintenant de la maison. C'est-à-dire nous n'avons
plus de maison. Mais avec les quelques sous que j'ai encore et
ce que tu gagneras, nous nous ferons une assez bonne vie, tu ver-
ras, et je tâcherai, toi qui
est
es
indépendante et moi peut-être
trop possessive, d'apprendre à te laisser vivre à ta guise...
Je peux attendre ton retour pour bientôt, j'imagine..."
Je levai les yeux sur le miroir de la petite commode
toute proche et m'y vis un visage défiguré. Par le mauvais tain
de la glace? Par ma propre émotion? Ah, ce noeud dans la gorge
revenu comme au temps de notre pire pauvreté, de nos perpétuelles
craintes et de tout ce courage dépensé en vain!
Je me regardais et savais que l'heure était venue de
prendre une décision irrévocable, bonne ou mauvaise, qu'il n'y
avait plus à tergiverser.
Je laissai sur la commode les feuillets)( couverts de cette
écriture un peu défaite qui en elle-même m'a toujours dit mieux
que tout combien maman, sous ses dehors stoïques
,
était une femme
aux nerfs blessés et torturés.
Je partis errer dans la ville. Hors le bon monsieur
Cossak, je n'y connaissais pas une âme. Par quelles rues suis-je
passée? Je ne sais plus. J'ai dû suivre assez longuement la rue
Sainte-Catherine, être montée rue Sherbrooke, car je me rappelle
que le gong des trams accompagn[illis.]
a
ma pensée tracassée, puis que le
bruissement des premiers feuillages y fit irruption et que je ne
sus pas d'abord d'où il provenait, comme il m'était arrivée à
Londres. Et ici, comme là-bas ou à Paris, je cherchais[crochet]
à capter
,
je suppose
,
dans la foule indifférente
,
à capter
un regard qui tout au moins
s'arrêterait un moment sur moi. Je finis par descendre vers des
rues moins éclairées, rue Saint-Antoine peut-être ou rue Craig.
Il y avait ici
,
en bas
,
moins d'animation extérieure et de circula-
tion mais comme une rumeur de vie plus intime, plus chaleureuse.
D'où vient que je me suis toujours sentie moins solitaire parmi
le peuple que dans les salons et les réceptions même lorsqu'y
brillent à mon endroit des regards affectueux?
J'allais, me demandant à chaque pas: q
Q
ue faire? Que
faire? La pauvre interrogation me martelait l'esprit comme me
l'avai
t
ent
martelé le Chant du Destin et la lugubre cloche sur bouée
de Liverpool. Que faire? Rester? M'en retourner?
Ici je n'avais ni soutien, ni certitude d'emploi même
le plus modeste, ni même une main amie pour se tendre vers moi à
l'occasion. Mais saurais-je
,
maintenant que je connaissais mieux,
vivre dans cet air français raréfié du Manitoba, dans son air
raréfié tout court? Car
,
,
si c'était déjà une sorte de malheur
d'être né, au Québec, de souche française, combien plus ce l'était,
je le voyais maintenant, en dehors du Québec, d[illis.]
a
ns nos petites
colonies de l'Ouest canadien! Ici du moins, en marchant, toute
solitaire comme je l'étais, j'avais sans cesse
,
,
à droite et à gau-
che
,
,
recueilli le son
de
d'une
de
voix parlant français avec un accent qui
m'avait peut-être paru un peu lourd après celui de Paris, mais
c'étaient paroles, c'étaient expressions des miens, de ma mère,
de ma grand-mère
,
et je m'en sentais réconfortée.
J'atteignis je ne sais comment, sans en connaître le
chemin, les bords du vieux canal Lachine. Je m'y arrêtai subjuguée.
Des péniches glissaient lentement,
éra
flant
[flèche]
écorchant
égratignant, frôlant, effleurant
de leurs
flancs
les
vieux revêtements de [v]
b
ois. Leur sirène demandant l'ouverture des
écluses élevait des cris répétés, étranges, qui déchiraient l'air
comme une plainte. Je rêvai ici des heures, je pense, sans sa-
voir à quoi, comme abandonnée de mes propres pensées mais non pas
pour autant désolée. La nuit était assez douce, je crois me
le
rap-
peler, loin du printemps miraculeux de Londres, mais contenant
quelque bonté de notre printemps d'ici, avec un bruit d'eau qui
courait le long des trottoirs et
des flaques
ça et là
de neige
molle dans les petites rues aux maisons de bois ou j'allais mar-
cher, toujours sans but, entre des réverbères espacés. Il n'y
avait pas que la plainte des sirènes à me poursuivre. Sans cesse
ce quartier de Saint-Henri que je parcourais
,
sans même
^
encore
en connaître
encore
le nom, était ébranlé par le passage des trains. On entendait
d'abord la grêle sonnerie qui en signalait l'arrivée à chaque
croisée de rues sur le parcours des rails. Alors s'abaissaient
les barrières de sûreté aux longs bras striés de noir et de blanc
et s'allumaient les sémaphores. Puis les grands trains en direc-
tion de l'est et de l'ouest dévalaient en faisant trembler le sol,
les vitres
aux
des
maisons, quelque chose peut-être de l'âme humaine
qui restait suspendu à ce bruit, à ce tressaillement après que
le vacarme eut cessé.
Tout de cette atmosphère de départ et de voyage que je
trouvai dès ce soir-là à Montréal était bien de nature à me rete-
nir, car longtemps elle constitua ma seule patrie, me consolant en
quelque sorte de n'en avoir pas d'autre, me soufflant que nous ne
sommes jamais que des errants et qu'il est mieux de ne rien pos-
séder si l'on veut du moins bien voir le monde que nous traver-
sons en passant.
Ce quartier où, à peine un an plus tard, j'allais
délibérément revenir écouter, observer, en pressentant qu'il me
devenait le décor et un peu la matière d'un roman, me retenait
déjà, ce soir d'avril, d'une curieuse façon que je ne peux enco-
re m'expliquer. Car
il n'y avait pas que
ses cris, ses appels
de voyage, ses odeurs[crochet]
n'étaient pas seuls
à me fasciner. Sa pauvreté m'émouvait.
Sa poésie m'atteignait avec ses airs de guitare ou de musiquette
un peu plaintive s'échappant de sous les portes closes et le son
du vent errant dans les couloirs d'entrepôts. Je me sentais moins
seule ici que dans la foule et les brillantes rues de la ville.
Je montai la longue côte d'Atwater. Je pris par la rue
Dorchester et me trouvai à passer sans le savoir devant la maison
où je viendrais bientôt prendre une chambre. Je retrouvai, après
m'être maintes fois égarée, ma petite rue Stanley. Installée sur
mon lit, le dos au mur, mon papier sur mes genoux, j'écrivis
d'abord à la Commission Scolaire, disant ma gratitude pour le
poste resté à ma disposition et auquel maintenant je renonçais.
Ensuite j'écrivis à ma mère. Que lui ai-je dit ? Sans doute
d'être patiente, d'attendre mon retour encore un an ou deux, à
elle qui allait avoir soixante-douze ans. Quand
,
après sa mort,
je reviendrais à Saint-Boniface et chercherais parmi les pauvres
effets qui lui restaient
:
—presque rien — des cartes de ses en-
fants, de petites photos, je ne trouverais pas cette première
lettre que je lui avais écrite de Montréal et dans laquelle j'ai
tant espéré avoir du moins trouvé des mots pour atténuer le coup
que je lui portais. Beaucoup de mes lettres manquaient — pour-
tant maman ne conservait pour ainsi dire plus que cela à la fin —
toutes
,
en fait
,
sauf les plus récentes. Quelqu'un avait dû mettre
la main dessus pour s'en servir un peu contre moi. Ou alors pour
empêcher quelqu'un de s'en servir. Nous nous sommes découvert,
après la mort de celle qui nous avait plus ou moins tenus ensem-
ble à force d'amour
,
une famille déjà désunie.
Mes lettres écrites, je fis le compte de ce qui me
restait d'argent: quinze dollars et quelques cents, le loyer de
ma chambre acquitté pour une semaine. J'écrivis à deux de mes
amies qui jadis m'avaient paru les plus sûres. Il m'en coûtait
beaucoup d'emprunter. Je ne l'ai fait que très rarement et jamais
sans les plus cruels scrupules. En réponse, je reçus de l'une une
longue lettre toute pleine à mon endroit de louange
s
sur mon talent,
mon courage, mon sens de l'initiative!... et du regret de ne pou-
voir me venir en aide, car, me précisait-elle
,
il lui avait fallu
s'acheter un manteau de fourrure neuf, payer son abonnement au
tennis, et vraiment il ne lui restait rien, rien!... Mon autre
amie avait griffonné en hâte: "Hélas! je n'ai que cela à t'offrir
mais c'est de bon coeur..." Sa lettre contenait trois billets de
cinq dollars. Venue de la plus pauvre des deux, la somme me pa-
rut énorme. Je pensai pouvoir dès lors tenir quelques semaines
et avoir le temps de voir venir. Mieux encore, j'étais remontée
moralement par la confiance en moi de qui m'envoyait
pour ainsi dire
ses derniers
sous
pour ainsi dire
[flèche] .
Conseillée par un journaliste de la
Gazette
pour qui
j'avais une lettre de recommandation d'un de ses collègues en
poste à Londres, j'entrepris la tournée de quelques hebdos [dit]
et
revues. En tout et pour tout, je n'avais à montrer pour indiquer
un peu de talent que mes pauvres articles publiés ça et là depuis
quelques années. [Un]
Au
j
J
our
, on me laissa entrevoir que l'on pour-
rait —quand il y aurait de la place — me prendre un court
billet — sur le sujet qu'il me plairait de traiter —moyennant
un cachet de trois dollars
la
pièce. A la
Revue Moderne
, on
irait jusqu'à dix dollars pour une longue nouvelle si je pouvais
l'écrire dans le ton qui plaisait à la clientèle.
Je rentrai dans mon cagibi. Je m'installai sur le lit
,
le dos au mur, ma petite machine à écrire sur les genou[s]
x
, pour-
suivie dans mes pensées par les interminables appels: "Traque
numéro huit... Track number eight..." J'étais saisie de terreur
à la pensée qu'il n'y avait plus à reculer, que je devais désor-
mais, pour gagner ma vie, plonger dans l'écriture
,
moi qui tout
à coup percevais combien peu je savais encore m'y prendre.
Je commençai par la narration sur le ton de l'anecdote
de mes aventures en Angleterre et en France. Hé quoi! marquée
comme je l'étais déjà par la douleur, ayant connu aussi l'enivre-
ment, je ne savais tirer de moi que des banalités. Il me faudrait
encore à peu près un an avant qu'au
Bulletin des Agriculteurs
,
qui allait me dournir l'occasion de traiter de sujets me rappro-
chant des faits, de la réalité, de l'observation serrée des cho-
ses, je commence à donner des reportages qui auraient enfin une
certaine consistance. Et plus longtemps avant que, l
d
es rêveries
nées
,
ce soir d'avril au bord du vieux canal, j'en vienne, par
étape
,
,
à la grande tâche dont en l'apercevant je prendrais une
bien plus terrible peur ^
encore
que j'en eu
s
rue Stanley, en ce soir du
commencement. Mais du moins alors je serais happée entière par?
le sujet, aidée et soutenue par tout ce que j'aurais acquis de
ressources, de connaissances de l'humain et par la solidarité
avec mon peuple retrouvé, tel que ma mère, dans mon enfance, me
l'avait donné à connaître et à aimer.
Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable que de
faibles récits où l'on aurait sans doute bien en vain cherché
trace de la détresse et de l'enchantement qui m'habitent depuis
que je suis au monde et ne me quitteront vraisemblablement
qu'avec la vie.
L'oiseau pourtant, presque dès le nid, à ce que l'on
dit, connaît déjà son chant.
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Un oiseau tombe sur le seuil - Etat 1
( Tome I )
par
Gabrielle Roy. Image Gabriell[e] Roy
305 R.R.
Petite-Rivière-St. Fran[ç]ois
Tel 632 5781 Un oiseau tombé sur le seuil. Image
Parmi les flots de d[é]
é
paysés que Pari
i
[s]
s
reçoit
tous les jours en vit-il jamais arriver de
plus égaré que moi, à l'automne de 1937 ?
Je n'y connaissais personne. De mon lointain
Manitoba, une lettre était pourtant partie
me préparer
un peu
la voie
. Meredith - Jones,
professeur de français à l'Université du
Manitoba, y demandait à
une de ses
anciennes
élèves
, vivant au pair à Paris,
de s'occuper un peu de moi,
de
de
me trouver
une pension,
de
venir m'accueillir à la gare
.
Nous devions nous reconna
î
tre à un
li[illis.]
vre
qu'elle aurait à la main et à une
revue canadienne que je porterai[s]
s
sous
le bras[,]
,
mais je l'avais égarée en chemin.
Le plus é
é
trange est que je n'arrive pas aujourd'hui
à trouver le nom de cette personne au livre que
j'ai tant cherchée et qui
m[e]
e
fut d'un
tel
si grand
secour[s]
s
lorsque enfin je l'eus [re]
re
pérée.
Je mis pied dans la terri
i
fiante cohu[e]
e
de
l'arrivée d'un
grand
train
maritime en gare
Saint-Lazare.
Dans une mer
constamment
chan[g]
g
eante
de visages, je me pris à essayer d'en
reconnai
î
tre un que je ne connaissais pas.
Happée toute innocente par les cris, la hâte,
de puissants remous, je n'en allais pas
moins, je ne sais comment,
,
presque
toujours
à contre-courant
de la foule
du
flot humain
, et
me le
faisait
fit
reprocher
:
presque à chaque pas
« Dis d
d
onc, toi, t'es
pas capable de regarder où tu vas! » Je crois
me
souvenir
rappeler
que c'est
là très exactement
la
première phrase
à mon intention que je recueillis.
que je m'entendis adressée
en arrivant
à Paris.
Image
à Paris
. Je commis aussi
l'impardonnable
la bêtise
?
l'
erreur
de tâcher de re
?
tenir
r
d
e
quelqu'u
n
d
[illis.]
parmi ces gens
,
,
press
é
s
q
q
uelqu'un de pressé
pour en obtenir
un renseigneme
e
nt
,
,
et
me fi
i
t
vertement
remettre à m[a]
a
place
. « Pour les renseignements,
il y a les Renseignements! » L'homme, en
s'en alla
nt
,
,
peut-être pris de remords,
m'indiqua
une direction
de m[o]nt[e]n
d'un coup de menton
.
en m
J'avisai
ensuit
t
e une sorte d'uniforme de qui
j'espérai l'espace d'une seconde un peu
de secours, mais à peine avais-je
entamé mon récit qu'il m'envoya
promener. « Hé quoi! Je cherchais
quelqu'un. Eh
h
bien ! [l]
l
a gare était pleine
de gens qui se cherchaient. » Puis il
lan
ç
a à voix haute par-dessus ma
tête,
cherchant
chassant
manifestement plus
payant que moi :
« Porteur ! Porteur !
Porteur ! »
Porteur !...
[c]
C
ependant que de
partout on lui criait justement aussi
:
« Porteur ! Porteur ! Porteur !...
J'avais fini par aller dans le sens
de la [f]
f
ou[l]
l
e, et elle m'entra
î
na, sans
?
que j'y prisse garde, passé les barrières,
dans la salle d'attente noire de monde.
Alors je désespérai trouver jamais ma payse.
J'allai à un guichet qui me renv[o]
o
ya
à un a
a
utre qui, lui, me fit h
h
onte de
ne pas savoir lire les panneaux o[ù]
ù
tout, me fut-il dit, était inscrit.
Et ce devait être, car je ne trouvai
devant une masse de signes, mots
et abbréviations à me faire tourner la tête.
A la longue, je retrouvai quelque bon
Image
sens
et me dis que
si
ma payse
, si elle
m'attendait e
e
n[c]
c
o
o
re,
ne devait pas
ce n'était sûrement pas
le faire
dans
cette trop vaste salle, mais
vraisemblablement sur les quais. Je
retournai de ce côté. Au tourniquet, le
contrôleur m'arrêta d'un sec
ec
:
:
— Eh où pensez-vous allez comme
ça, la petite dame ?
— De l'aurt
tr
e bord.
— Quel bord ? Le bord de me
e
r !
Je fis un geste.
— En ce cas, ma petite dame, votre ticket !
— Mon ticket ! m'écriai-je d'épuisement
t
[.]
.
Mais je l'ai donné au contrôleur du train.
Je suis arrivée par ce train.
— Et vous voulez déjà y retourner !
Avec le temps, je devais me faire
[coche] à c[e]
e
s passe d'arm[e]
e
s
presque
quotidiennes
auxquelles
tant
d[e] Parisiens
semblent
prendre plaisir, en trouve
e
r moi-même
quand
j aurais
pris
le tour
, mais pour l'instant
je n'étais que dé
é
sespoir. Il me paraissait
aussi impossible de me faire entendre à
Paris que si j'avais été transportée au coeur de
la Chine. Je tâchai de faire fléchir,
l'homme
au
tourniquet, en lui racontant comment
j
'
avais perdu en route la revue qui aurai
i
t
permis à ma copine de m'identifier, et je
le suppliai,
,
pour finir,
,
de m[e] laisser au
moins aller voir si elle n'etait pas encore
sur les quais.
Parce qu'il estimait peut-être que je
lui avait
s
pris trop d[e] temps avec mon récit
embrouillé,
alors cependant qu'il n'avait
rien fait
en m
pendant que je lui parlais, que de
s'examiner les ongles, le contrôleur ne me
parla plus qu'en moitie[s] d[e] phrases.
— Ticket de
quai...
— Où ?
Il indiqua une direction
— Machi
i
ne...
?
Je la repérai. Et, tout d'abord,
tant
,
elle me parut
[placide]
[flèche]
,
à l'encontre des
ê
tres énervés que
j'avais croisés,
elle me parut placide,
de bonne composition,
tranquille, d[e] bon caractère,
j'eus
elle
m'inspira
confiance
.
en elle
.
Au-dessus d'une
fente,
elle annonçait
en effet
qu'elle
était distributrice de tickets de
quai. Je poussai le levier.
Rien.
.
Un Monsieur elégant, l'air fort
pressé, s'était pourtant arrêté pour
me
voir
regarder
faire
.
— Ça irait mieux, me conseilla-t-il,
si vous mettiez un franc
c
.
.
Je rougis jusqu'aux yeux. J'ouvris
mon sac. Hélas,
j'étais
encore
sans
monnaie française.
L'homme élégant mit la main
dans sa poch[e]. Il en tira un franc qu'il
déposa dans ma paum[e], et
déjà il
s'élancait
s'en allait,
,
la physionomie
comme
déjà
refermée
. Je m'élançai à
sa suite en criant : « Monsieur! Monsieur !
De grâce, votre nom, votre adresse, afin que
je puisse vous rembourser !
»
Sans tout à fait ralentir, il
se tourna à demi vers moi, et j'eus
droit à mon premier
sourire
d'un Parisien
à Paris
,
,
quoique
quoique peut-être un peu
déjà plutôt du genre
ironique
.
— Voyons mademoiselle, qu[e] d'histoire pour
l'amour d'un franc !
et il se hâta de
me semer,
ou
par impatience
ou pour
m'éviter d[e]
l'embarras,
.
je ne l[e] saurai
[
jamais, et
.
[[j
[J]
J
'
'
ai donc encore un peu
sur l[e] coeur cette premi
i
è
r[e]
e
aumône de ma
vie que je reçus peut-être d'un Rostchild,
car parfois je crois me souvenir d'une
paire de gants, d'un foulard comme
j'en ai rarement vu depuis.
Je me représentai à la barrière, munie
de mon ticket de quai,
.
mais
Sans m'en apercevoir je
[flèche] me trouv[ai]
ai
à
affronter
un nouveau contrôleur qui
venait peut-être tout juste de relayer le
précédent.
— Où allez-vous comme ç
ç
a,
,
ma petite
dame
, m'entendis-je encore un fois demand[é]
[é]
r.
De stupéfaction, je levai les yeux
[?]
pour lui faire reproche
de ne
déjà
plus
me reconna
î
tre, alors que j'étais devenue
moi-même incapable de
distinguer
un
les
visage
s[.]
d'un autre
.
— J[e] vous l'ai dit pourtant. Je cherche
ma compatriote qui devait venir à ma
rencontre, et vous m'avez envoyée chercher
un ticket de quai.
— Mais il n'y a plus personne sur le quai,
me fit remarquer ce contrôleur-là, plus
obligeant que le premier, et
c'est ainsi
qu'à la fin
que
je sus
, à la fin,
,
avoir affaire
à un
autre. Voyez-vous même!
C'était bien vrai. A perte de vus,
sur le quai, pas une âme!
Doux ciel,
qu'allais-je devenir[,]
Je revins
au
milieu du hall bourdonnant. Je n'osais
m'approcher du guichet d'où l'on
m'avait envoyée aux panneaux.
J'errai un moment,sans but
,
parmi
la
foule,
je pense bien
,
tentant
cherchant
seulement
,
je n[e] sais pourquoi,
d
à
'attraper
au
passage
au moins un regard, mais
aucun ne s'arr
ê
tait sur moi,
et
,
[illis.]
dans ma sensibilite exaspérée, j'y crus -> voir la preuve d'une défaveur générale à mon égard.
j'eus le sentiment comm[e] je n[e] l'avais
encore
jamais
ressenti de l'infinie
solitude que l'on peut éprouver au
milieu des autres
. Je me voyais sans
monnaie du pays, sans même
connaître l'adresse où une chambre
m'était retenue, condamn[ée]
ee
à tourner
indéfiniment au sein de
la
a
plus
totale
cruelle
indifférenc[e]
e
.
Et tellement
m
M
on espri
i
t
inclinait
tellement
au noir
, [j'en vins] [à]
à
voir
[illis.][naître]
dans
[illis.]
que, dans
ce
ce
vaste hall de
e
Saint-Lazare
,
une image même de la vie dans
ainsi
[illis.]
je finis par reconnaître une image de
laquelle je m'étais [illis.] ou je
[illis.]
ce qu'allait être ma vie échouée à Paris.
tournerais comme [illis.] sans trouver
en m[illis.] à Paris.
nulle part d'issue.
Soudain, pourtant, la foule avait
commencé à s'amincier,(
(
-> et, bientôt,
si rapidement que j'en fus surprise et
encore plus effarée, nous n'étions
plus qu'une douzain[e] peut-être, à
allure d'épaves, qui tournions encore
dans l'immense hall d[e]
e
venu tout à coup
comme dix fois plus grand.
Eh
h
puis, nous
ne fûmes plus
q
ue deux petites silhouettes
[L h]
chacune à une extr
é
mité de ce désert,
,
qui
am[or]
or
cèrent ensemble une timide
approch[e] l'un[e] vers l'autre. J[e] n'avais
pas ma revue,
,
elle n'avait pas son
livre
qu'elle
dont elle
devait m'apprendre
qu'elle l'avait oublié dans le métro. Un
regard suppliant passa entre nous
s
. Elle
éleva la voix la première :
— Etes-vous Gabrielle ?
Je lui sautai au cou
comme
si elle
je n'ai
m'était devenue l'être le plus cher au monde.
pareillement sauté au cou d[e] personne au
long de ma vie
. Pourtant je cherche toujours
son nom. Je l'ai constamment au
bord
des
lèvres depuis des années, il me sembl[e].
.
Ne me sera-t-il donc jamais rendu
par ma tra
î
tre mémoire,c[e] nom si cher ?
Déjà, en routepour réclamer mes bagages
à la consigne, elle s'évertuait à m'encourager.
— Ne t'en fais pas au sujet d[e] l'accueil
à Paris. C'est toujours comme ça. On a
l'impression de descendre ch[e]
e
z un peuple
en
état de guerre interne
.
permanent
[e]
.
Tout y est sujet d[e] dispute et d'argument
.
Mais au fond c'est une guerre amicale
,
et presque toujours, tu verras, au profit
de la justice et de la logique,
une p[a]
a
ssion,
la logique
,
surtout,
qu'ils
ont dans le
sang comme un virus. On s'y habitue,
tu verras. Même on y prend goût et, l
l
e
croiras-t[u]
u
, quand on en arrive à battre
les Parisiens sur leur propre te[r]
r
rain, ils
rendent les armes que c'en est déconcertant.
En tout cas,
ce qu'il
n[e]
faut
à tout prix ne
jamais
leur
montrer
à tout prix,
c'est qu'on a peur d'eux. T'as
compris?
A la
J'entendais
par
bribes
le discours de
ma compagne, sans ce[ss]e coupée d'elle q
u
i
avait
cet éton
nant d
iscou
rs de m
a co
mpagne
qui avait pris les devants
l'étonnant discours, ma compagne
ayant pris les devants, moi la suivant
comme je pouvais, et souvent séparée
stet
d'elle par un pi
i
lier ou,
tout à coup
parfois
, une
grande zone déserte.
A la consigne, je recupérai mes
deux lourdes valises et ma malle
garde-robe qui devait bien peser
deux
à trois
cents livres
. Cependant, de porteurs
qui un instant plus tôt, emplissaient
l'air de leurs offres d[e] service crié
s
à
tous les coins d[e] la gare, plus aucun
signe. Quand nous avons à notre tour
lancé le mot e
e
n appel au secours, il
résonna, tout piteux, dans un
si
i
lence sans fond.
Ma copine
Alors ma payse et moi avons
entrepris de trimballer mes deux valises
à une assez bonne distance, mais pas
assez pour le[s]
s
perdre de vue, puis nous
nous sommes attaquées à la malle,
la
faisant
rouler
pivoter
sur ell[e]-même, sous
les yeux au reste appréciatifs d'une
bonne demi-douzaine de balayeurs,
tous
pour l'instant
tous
appuyés sur leur balai.
Ils nous auraient bien aidées, dirent-ils,
mais ce n'était pas leur boulot.
No[u]
Mes
bagages réunis,
,
nous nous sommes
assises un moment sur les valises
pour reprendre souffle. F
F
inalement nous
avons atteint le trottoir d'où nous
avons hissé le
bagg
bagage dans
un haut taxi dont le chauffeur tout
ce temps continua à lire tranquillement son
Paris-Soir
r
, l'une d[e] nous, grimpée à côté
de lui tirant et l'autre, d'en bas, poussant
de toutes ses forces. A la dernière minute,
il d
d
aigna se soulever un peu
[d]
[l]
e derrière
et nous donner un coup d[e] main pour
la malle garde-robe qui entrait tout
juste dans [s]
l
a cabine.
Et, enfin, en rout[e]
e
vers la
vill
e
-lumière!
!
Rue après rue, je ne [vo]
vo
yais pourtant que
de hautes façades plongées dans une
obscurité sévère. Même les réverbères ne
dispensaient qu'une chiche électricité.
— Je t'ai trouvé une pension tout ce
qu'il y a de bien, comme ils disent ici,
m'expliquait ma payse[,]
.
c
C
hez madame
Jouve. Mais il est certain que ce soir
r
ell[e]
va déjà de tomber dessus pour arriver si
tard. Passé minuit
,
, chez elle
, c'est
barri[c]
c
adé
é
chez elle
comme dans
les
leurs
châteaux forts
au
du
Moyen-
-
Age.
.
As-tu déjà vu Carca[sso]
sso
nn[e]
e
,
?
demanda-t-ell[e],
,
et revint à
à
madam
Jouve.
Laisse t'en pas imposer
. Si elle
attaque, contre attaque. Si ell[e] grogne,
grogne
encore plus
plus fort
.
fort
. C'est comme
[?] ça qu'on s'en tire à Paris.
—
C'est affreux[.]
!
que ensuite
— Non, parce que,
,
ensuite,
,
vient
[illis.]
l'estime.
Autre oubli singulier, et peut-être r[é]vélateur,
de ma part [:]
:
je ne me souviens pas
non plus de ma première adresse à Paris,
,
encore que je pourrais sans doute m'y rendre,
les yeux fermés. C'était —
pour
à
l'époque
—
un immeuble imposant, de six étages,
bâti en fer à cheval, dont la grille, à
côté de la guérite du gardien, — et
sur ce point du moins [l]
m
a
mémoire ne
me fait pas défaut — donnait sur la
rue de la Santé.
Evidemment, à
l'heure qu'il était,
cette heure tardive,
nous avons trouvé la haute grille
fermée et la loge du gardien tout
aussi noire qu'une hutte en forêt.
Ma payse le réveilla d'une sonnerie
dont elle avait eu à chercher à tâtons
le bouton près de la grille.
Jamais
Je n'avais
encore
jamais eu
dans toute ma vie
je n'avais
eu
à déranger
tant de monde si
i
mplement
pour entrer me coucher un peu passé minuit[,]
.
Je n'en
n
revenais pas de ce que la
vi
i
lle qu'on disait vouée aux
plaisirs nocturnes, avec ses mille
spectacles, ses mille cabarets, pût
être également si couche-tôt. En
route,
,
je n'avais vu d'elle que
d'i
i
mmenses pans endormis, des
blocs solides d'ombre sans une
seule fenêtre éclairée.
Le gardien survint en achevant
de s'habiller, sans trop bougonner
tout de même.
Ou était-ce que
je commencais à m[e] faire aux ronchonne-
ments de Paris ?
Il nous ouvrit la grille. Et nous
voilà à l'intérieur d'une enceinte ténébreuse
avec son fond de six étages plongés
presque entièrement, de haut en bas,
dans la nuit noire. A peine si une
veilleuse émettait ça et l
à
un
e
pauvre clignement. Alors je vis monter
au-dessus du bâtiment obscur un jeune
croissant de
Lune
lune
dont la corne d'or
bri
i
lla aussi purement ici que dans les
profonds espaces déserts du pays canadien.
Notre chauffeur en fut-[être] ému. Ou
bien
c'est
l
L
'absence
d[e] témoins
qu[i le]
rendit
peut-être
notre chauffeur
un peu compatissant. Il s[e]
e
hissa hors de
son siège et descendit mon bagage sur
le trottoir et, un bon mouvement en
entra
î
nant un autre, finit par nous aider
à tout mettre dans l'entrée de l'immeuble,
après avoir obtenu qu'elle s'ouvrît, je ne
m[e] rappelle plus
si c'est en
criant : Porte
poussant un bouton ou en criant : Porte !
Porte !...
Cela fait, il décampa en vitesse,
tout en nous souhaitant ; « Soir...
sieu-dame..
[»]
[»]
?
'
sieu-dame !... » Et aussitôt l'électricité nous
manqua. Butant de tous côtés sur mes
effets éparpillés, m[a]
a
payse se mit à chercher
la mi
i
nuterie. Elle m'annonça l'avoir
trouvée, et sur [le] coup la lumière nous
fut rendue. « C'est à la minute,
m'expliqua-t-elle, en me montrant à
la course comment faire, pour le cas
où je serais surprise toute seule dans une
entrée obscure. J'avais à peine saisi
la le
ç
on qu'elle me pressa : «
Vite
a
A
llons
,
vite,
prépare-toi à faire vite... »
car
l
L
'ascenseur
,
appelé
,
descendait vers nous en
geignant et
en
se balançant comme les
nacelles des premiers essais aéronautiques.
Il s'ouvrit, révélant un i
i
ntérieur
si exigu
qu'il m[e] parut impossible d'y entrer
plus d'une personne à la fois.
que je n'en pouvais
[illis.]
croire mes yeux et
[d] [t][illis.] et [illis.] demeurai frappée de surprise, à perdre un temps précieux.
Pendant que je perdais un temps
précieux à m'ébahir du plus petit
ascen[s]eur que j'avais jamais vu, ma
Paragraphe
[M][illis.]
[
Mais
ma
payse en avait
[illis.]
bloqué la porte d'une
de mes valise
valise placé
é
e en travers,
,
et
s'esquintait à faire entrer la
a
m[a]lle
dans la cage, car, me disait-elle, à bout
de souffle, si elle n
'
'
y
entre pas la première,
ell[e] n'y
rentrera
entrera
entrera jamais
. Enfin,
elle y fut
ma
a
is prenant
t
autant dire
presque
presque
toute la place
.
— On va
[illis.]
revenir pour
le
reste du bagage ?
s'y
prendre
en
deux fois
?
,
demandai-je.
,
[illis.]
— Et l
[L]
aisser des effets en bas !
Risquer de
au
u
risque de
[flèche] se
se
[illis.]
faire voler!
Jamais de la
vie[,]
[.]
On embarque
tout.
Ou rien.
— Mais il n'y a personne.
— C'est c[e]
e
que tu crois
!
Monte sur
la malle, et je vais te passer une des
valises.
m
m
M
a malle
d
D
ebout
était déjà haute.
Moi
, J
J
uchée
dessus, je touchais le plafond.
Je réussis à arrimer une valise à côté
de moi.
Sur ce, l'é
é
lectricité nous manqua.
Ma payse courut la rechercher. Nous
sommes alors parvenues à mettre les
deux valises debout, côte à côte, en
précaire equilibre sur la malle.
Amincies nous-mêmes à l'extrême entre
la porte fermée et la montagne de
bagages que nous maintenions en
place de nos bras étendus, nous
avons commencé à nous élever doucement
vers le sixième... lorsque l'électricité nous
manqua encore .
une fois.
Alors me g
g
agna un fou rire, certes
?[,]l'un des moins
gais
à me posséder jamais. Il
n'en r
é
sonnait pas moins avec une rare
[
insolence dans ce boyau où nous etions
?engagés et qui l[e] conduisait[,] amplifié, en haut
et en bas. Ma payse me [s]uppliait : « Not
so loud !.. Not so loud!...
»
Car cette
payse était de langu[e] anglaise
,
et quoiqu'
'
elle eû
û
t
fait,
,
en un an à Paris,
,
d'énormes progrès
en français,
,
il lui arrivait,
,
sous l'effet de
la surexcitation,
,
d[e] retomber dans sa
langue maternelle. Mais elle avait beau
?
en
me mettre garde [:] « You'll wake
wake
everybody... »
»
la peur que j'en avais était justement ce
qui redoublait mes t
t
ort
t
u[r]
r
ants accès de rire
.
A la fin
Ils cessèrent
pourtant aussi brusquement
qu'ils m'étaient venus. Nous étions toujours
?
:
dans le noir[.] L'ascenseur stoppa[.] « Hold
the lift... » me chuchota ma payse en vitesse,
et elle tâtonnait dans le corridor à la
recherche d[e] la minuterie.
L'
La lumière,
quoique bien faible, m'aveugl[a]
a
, habituée
que je l'étais déjà à me mouvoir dans
l'obscurité.
« No noise... » m'avertit ma payse, et
nous
nou[s]
s
sommes attaquées à
sortir
mon
bagage, [flèche]
l'avons
[illis.]
et à
l'
traîné puis
[flèche]empil[er]
[é]
à l[a] porte
de l'appartement de madame Jouve, sans
faire plus de bruit que de[s] voleurs. Et, à
propos de voleurs, j'aurai bientôt à en
parler, mais attendons que vienne leur
tour.
..
Quand mon bagage fut rangé
à notre goût, sans trop bl[o]
o
quer l[e] pa[ss]age[,]
,
j'appuyai le doigt sur la sonnette au-dessus
d'une carte dont la distinction me glaça :
Madame
Jean-
Pierre
Jouve.
Elle-même
presque aussitot
ouvrit, en
robe de chambre, les yeux lourds de sommeil
et le reproche déjà à la bouche
,
quoique poli [:]
— En voilà une heure pour arriver !
Vous auriez au moins pu m'avertir que
vous seriez en retard, m'envoyer un
câble... téléphoner !..[.]
Les yeux soudain mieux ouverts, ce
qu'elle vit
alors
apparemment,
en tout
premier lieu
, ce ne fut pas mon pauvre
visage en si grande quê
ê
te de sympathie
ni la bonn[e] petite face ronde de ma payse toute
rouge encore du combat livré, rien
en somme de ces
s
deux petites bonnes
femmes et de leur héroïque effort pour
arriver chez elle,
,
mais la montagne
de bagage entassée à la porte. Elle
en poussa un cri
:
— Ce n'est pas rien qu'à vous... tout...
tout... tout...
— Je viens pour un an, madame
, osai-je
lui répondre.
— Et vous pensez avoir besoin de tout...
tout... cela... pour une pauvre petite année !
J'eus envie de rétorquer qu'une
année à Paris ne pouvait pas être
une « pauvre petite année... » mais
je n'en eus pas le temps.
— Toutes les mêmes, les Américaines
avec vos tonnes de bagages,
!
me
vis-je reprocher
.
— Je suis Canadienne.
— Toutes pareilles, continua-t-elle, avec
vos énormes malles garde-robe. Vous
ne savez donc pas ce que c'est qu'un
appartement parisien. Nous ne sommes
pas au large ici comm[e] dans votre Canada.
Ma malle était pourtant du modèle
le plus compact que j'avais pu trouver chez
Eaton à Winnipeg, et d'ailleurs expressément
conçu, selon la réclame, pour aller à Paris,
puisqu'elle demandait : « Are you going
abroad ?... » et répondait : « Take me
with you... » promettant de se faire petite,
rangée à plat s
s
ous le lit, ou debout dans
un coin de la chambre à y faire office de
garde-robe la moins encombrante
possible avec son compartiment à c[i]
i
ntres
pour les costumes et les tiroirs à s
s
ouliers
et à linge de dessous. Mes amies les plus
chères s'étaient mises avec moi pour
en
dé
é
frayer l'achat.
à
J[e] crois bien qu'elle
était devenue ce que j'avais de plus
cher au monde, une parcelle d[e] terre
canadienne encore collée à
J'y avais
rangé mes effets les plus précieux. Et si
je lui avais déjà été attachée au départ, que
dire de
mon sentiment à
cet
son
égard, maintenant
que nous
nous trouvions seules toutes deux
avions franchi ensemble de si dures traverses.
en disgrâce
au seuil de cet appartement d'allure
inhospitalière.
Je regardais avec apprehension
madame Jouve la regarder sans aménité.
— Ecoutez mon petit, chuchota-t-ell[e], car,
,
pour ne pas réveiller les gens d'à côté, toute
cette conversation[flèche]
de reproches et de faibles excuses
se poursuivait
à voix
basse, les valises, nous allons
essayer de les caser pour cette nuit du
moins dans l'appartement, encore que
je ne vois pas comment elles vont
entrer dans votre chambre, mais pour
ce qui est de la malle...
Sa voix,
,
distinguée à l'extrême,
pour polie et accomodante
qu'elle se faisait
, n'en était pas moins
inflexible.
— ...elle doit descendre dès ce soir
au sous-sol.
Nous l'avons rembarquée, à trois
cette fois, madame Jouve gênant toutefois
plus qu'elle n'aidait à cause de
sa flottante robe de chambre au
tissu
tissu laineux
qui
alla
it
se prendre dans
les mailles d[e] la grille. Nous sommes
descendues dans les entrailles de la
terre. L'électricité ne donnait plus que
[q]
de pâ
â
les
petits feux
l
l
ointains, au plafond
d'un couloir étroit dont le sol était
de terre battue
[es]
es
pacés
au long
d'un étroit couloir de terre battue qui
se perdait dans une obscurité profonde,
car apparemment la lumière était
dispensée ici comme en haut
par
minces
petites
tranches
. Sur le côté se trouvaient,
,
à la suite, de petites cages de rangement
grillagées qui, dans l'atmosphère
lourde, évoquaient l'idée de
s
cachots.
Nous
allions
lentement
en roulant
ma
malle sur elle-même, et j'éprouvais
le sentiment, à peine arrivée,
,
d'être déjà
?plongée vivante dans une de ces
histoires du Paris ténébreux que
j'avais lu
e
autrefois à ce qu'il me
semblait avec tant de plaisir, alors
que j'étais saine et sauve. Je le dis à
madame Jouve qui p[r]
r
ti le parti de me
gronder amicalement, me reprochant d'avoir
trop d'imagination et d[e] la laisser galoper.
Nous étions tout bonnement, selon elle,
dans
? un
bon
sûr et propre
sous-sol,
sûr et propre.
très accessible.
Elle
devenait gentille à sa manière. Elle me
prédisait que j'allais bientôt trouver
mille fois plus commode d'avoir ma
m[a]
a
lle en bas, où je pourrais à tout
instant, sans dé
é
ranger, venir chercher ce
qu'il me fallait,
que
plutôt que
dans
ma chambre très petite en vérité — et
comme
j'allais
je tomberais
d'accord avec
elle quand je verrais la chambre !
Nous avons abouti à une cage
dont le numéro au-dessus d'une
porte de grillage correspondait à celui
de l'appartement de madam[e] Jouve. Elle
?joua un moment avec le cadena et
:
? -> remarq[ua]
Tiens ! On dirait qu'il a été forcé. Il
faudra voir à le changer demain sans faute.
Remarque qui aurait dù
û
m[e]
donner
mettre en
?
état d'alerte
à réfléchir
, mais
, tout à coup, comme il
m'est arrivé bien souvent dans ma vie,
au milieu de difficultés sur lesquelles
je n'ai pas de prise, je n'etais plus qu'à
moitié présente, une part de moi
vagabondant dans des réminiscences
de lectures que cette descente au sous-sol
de Paris avait éveillées en moi. Ainsi,
au cours d'évènements absurdes ou me
dépassant
,
j'ai souvent trouvé refuge
dans des souvenirs laissés par des livres et
qui me paraissent
plus
vrais
confortable[s]
que la réalité
où je suis empêtrée.
Au moment de m'en éloigner, je
jetai pourtant un regard navré vers
ma malle,
.
Elle faisait bien seule,
debout au milieu du cachot. J'eus
un pressentiment que je pourrais bien
ne jamais la revoir. Mais il fut
emporté par la nouvelle difficulté
à laquelle nous eûmes à faire face,
l'électricité nous manquant dans les
entrailles de Paris. Par bonheur, madame
Jouve avait un briquet dans une
poche
de
[illis.]
sa
on
encombrante robe de chambre.
A la courte flamme, nous tenant
toutes trois, je ne sais pourquoi, par le
bras, à la manière de rescapés,
nous avons refait surface.
Au rez-de-chaussée, nous avons
laissé filer ma copine en grande hâte.
C'était bien juste maintenant si elle
allait
pouvoir
attraper
le dernier
au[t]
t
obus pour son quartier lointain.
.
La chère enfant me lança à la volée
qu'elle passerait me prendre à la première
heure pour nous présenter au commissariat
de police. En route, nous aurions à me
faire photographier de face, de profil, les
oreilles d
é
couvertes, et il ne faudrait
pas oublier de me munir d'un
certificat de domicile[,]
.
Si nous
avions le
e
temps, nous passerions à
l'Ambassade signer le registre des
ressortissants... «
«
And bye bye
and
...
sweet dream, dearie ! »
until to morrow ... »
Enfin, j'étais saine et sauve dans
l'appartement au sixième. Madame Jouve
m'ayant fait asse[i]o[ir]
r
« un moment » prit
enfin le temps de me regarder et d[e]
e
vint
presque maternelle.
µ=
— Mon pauvre petit, vous avez l'air tout
chaviré. Vous prendrez bien quelqu[e] chose
pour vous remonter ?
Je pense alors avoir rêvé d'un bon
chocolant
chocolat
fumant comme maman
m'en apportait une grande tasse bien pleine
quand
elle aussi, au terme
d'une
trop dure
journée qui
me trouvait mauvaise mine
. m'avait
été pénible
, me trouvait
une
petite mine.
J'acquiesçai en [é]
é
bauchant, j'imagine,
,
un sourire, au souvenir du riche,
onctueux et odorant chocolat auquel
j'avais droit en rentrant d'une de nos
soirées de tournée dans les petits villages
du Manitoba, ou même seulement en
ville. Et je devais continuer à sourire
faiblement, car, derrière ce souvenir, s'en
levait tout un train, que je n'aurais
jamais découvert si aimables ni même
que je les possédais,
s[i]
i
non parvenue
dans cette espèce de rêve où j'étais que
j'avais enfin abouti à Paris.
et que j'y étais
perdue.
— Je vous fais une citronnade
, dit madame
Jouve.
Or une citronnade, à la veillse de me
coucher, ne m'a jamais rien valu, m'obligeant
à me relever tous les quarts d'heure. Mais
je n'avais plus de force pour refuser.
Madame
Jouve
s'en
alla
dans la cuisine presser
un citron. Elle m'apporta un breuvage
amer,
que je bus
à peine adouci par
un peu de sucre, que je bus en me
retenant tout juste de grincer des dents.
— Allons, venez vous coucher!
Elle me conduisit, au bout d'un
corridor, à un[e] porte qu'elle ouvrit avec
précaution sur une chambre qu'éclairait
quelque peu l'indirecte lumière de la
jeune
lue
lune
que j'avais vue se lever
au-dessus de fortifications. (Je ne
sais toujours pas pourquoi ne me quittait
pas cette idée de
fortifications,
,
liée peut-être
entretenue
peut-être par le sentiment
de m'être si loin fourvoyée de ma
vie que je serais à jamais empêchée de
la retrouver.)
J'entrai à
tâtons
l'aveuglette
dans
la petite chambre inconnue.
— Prenez le lit à droite, me guida
madame Jouve. Si vous le pouvez,
n'allumez pas pour ne pas réveiller
votre compagne de chambre qui doit se
lever tôt
.
le matin
.
Je trouvai le courage de rappeler
à madame Jouve :
— Mais
vous m'aviez
je vous ai
bien précisé dans ma lettre
que je
tenais à une chambre seule.
— Et vous l'aurez, mon petit. J'ai
été prise de court à cause d'une Suédoise
qui m'est arrivé à l'avance.
Elle referma la porte.
A tâtons, je trouvai la tête du
lit, dé
é
posai mes vêtements autour de
moi sur ce qui pouvait être une chaise,
une table de nuit, je ne savais trop, puis
m'étendis,
,
mes nerfs commençant malgré
tout à se dénouer. Mais à peine avais-je
glissé vers un peu de calme que
les
effets du citron
commencerent
se firent sentir
.
Je ressortis du lit, trouvai mon chemin
jusqu'à la porte, l'ouvrit,
se
la refermai
sans bruit, suivit un couloir et
parvint, en me guidant par une sorte
d'instinct, au petit endroit où je n'allumai
pas plus qu'ailleurs, identifiant tout[es]
choses au toucher seulement. Et tout
se passa dans le plus parfait silence.
Jusqu'au moment où, ayant repéré et
solidement attrapé la cha
î
ne de la
chasse d'eau, je donnai un bon coup.
Et ce fut comme si j'avais ouvert
les barrages à une tumultueuse cataracte.
Au grand jour seulement, quand je
décou[vr]is le réservoir fixé presque
au plafond, déversant son eau
[e]n
chute abondante
du bon
de
trois mètres
de haut, ai-je compris comment
j'avais pu déclencher u
u
n tel vacarme.
Je revins sur mes pas, me replonge[a]
ai
dans ce que
e
reconnus, du bout des
doigts, être mon lit, entendit
s
du
lit voisin un[e] sorte de grognement
dont je ne sus s'il provenait de la
mauvaise humeur ou d'un rêve [c]
c
ontrarié.
J'allais m'assoupir. Mais le citron pressé
n'en avait pas fini avec moi. Il
semblait même attendre que je fusse d[e]
retour dans mon lit pour exercer son
plein effet. Je retournai par un
chemin inconnu à travers l'appartement
inconnu. J'en revins. J'y retournai,
On entendit deux fois encore à travers
tout
l'appartement, à ce que je devais apprendre
plus tard, le grand bruit de cataracte,
A c[e] que je devais
m'entendre dire
apprendre
bientôt,
deux fois encore
on entendit
à
travers l'appartement l'immense
bruit de cataracte. Je revenais sur
la pointe de[s] pieds alors que retentissait
pourtant bien assez fort pour
couvris le bruit de mes pas
l'impressionnant glou
[_]
glou du
réservoir se remplissant presque
aussi bruyamment qu'il se vidait.
Qu'est-ce qui me poussait, à renfort
de tant d'eau, d'en chasser une si
petite quantité ? La peur sans doute
de ne pas me conformer aux usages
de Paris
et
d
[A]
e
à
se
s
ge
e
ns civilisés
,
au possible,
alors que je faisais tout le contraire.
D'épuisement, je finis par
m'endormir. Mais sans trouver de
repos. Dans mon rêve, je traversais
Paris, ma malle sur le dos, devenue
un de ces portefaix
,
pauvres bougres
de jadis, dont une image était
sans doute
remontée
de mon
du
vieux fonds de mes
plus
anciennes
lectures,
.
Puis, en trébuchant sur
les pavés du Roi, je courais pour
échapper à des truands lâchés à
mes tr[o]
o
usses. Enfin, j'étais Jean
Valjean engagé dans les égouts de
Paris, et, cramponnée à ma
malle, je filais sur des [e]
e
aux nauséabondes.
La chasse d'eau, le sous-sol de chez madame
Jouve, des réminiscen[s]
c
es de livres de
mon enfance se mêlaient pour me
fabriquer un des rêves les plus imagés
que
je rêvai jamais[.]
j'ai jamais rêvé[.]
Soudain,
il me projeta en plein bal musette avec ma
ma malle que je m'[e]fforçais, entre mes
bras, de faire valser au son d'une
entraînante musique. J'ouvris les yeux.
Il faisait grand jour. A deux pas de moi
il y avait un piano prenant bien les deux
tiers de la chambre. Ma compagne, son
lit déjà fait, elle-même lavée, peignée,
habillée,
à son piano
mettait
y allait à
tour de bras
[,] sans même
.
— Bonjour, vous, la C[a]
a
nadienne[,]
!
lança-t-ell[e]
à travers accords et
arperge
arp[é]
è
ges.
Sans s'excuser le moindrement du
monde
pour
de
m'avoir si brusquement [r]
r
éveillée
,
elle s'en
prit
plutôt à moi, quoique gentiment,
de l'avoir empêchée de dormir avec mes
allées et venues et « cette infernale
chasse d'eau que vous avez passé votre
temps à tirer comme si vous vouliez
déverser toute l'eau de la Seine... Etes-
vous pris[e]
e
toutes les nuits de pareille
bougeotte ? me demanda-t-elle et
m'avertit que, pour sa part, elle aimait se
coucher tôt afin d[e] se lever également tôt et
se mettre, fraîc[e]
he
et dispose, à son piano,
y travaille[r] ses pièces d'entrées au Conservatoire
Ainsi commença ma vie
à côté
auprès
de
Charlotte
, jeune musicienne d'Alsace,
[à] [illis.]
au
à
son
piano huit heures par jour
, et qu[e] je devais
pourtant venir à regretter lorsque madame
Jouve,[flèche]
cédant
à mes demandes
réitirées, me casa
seule dans
un
petit
reduit
à l'autre
bout d[e] l'appartement.
Pour le moment, j'aurais tout donné
pour une heure encore de sommeil, mais
Charlotte avait entamé une marche triomphale.
Elle jouait bien, la bougresse. A moitié
morts,
l
m
es
mes
nerfs
avaient encore envie
tentait
e
nt
encore
de
tressaillir
vibrer
à sa musique
. Du reste,
ma payse arrivait justement et
je l'entendis,
haussant la voix par
dela
dessus
la
musique
, s'informer dès l'entrée:
— Comment, Gabrielle n'est pas
encore debout et prête ? Nous avons
beaucoup à faire aujourd'hui.
A ma surprise,
,
au cours d'une
pause que fis [C]harlotte,
,
j'entendis
madame Jouve s[e]
e
porter à ma défense.
— Laissez tout de même cette enfant
reprendre ses esprits. Et d'abord vous
allez la laisser déjeuner en paix.
Je parus, à peine réveillée, dans la
salle à manger. Mon couvert était
resté mis, le seul maintenant, à une
longue table ovale au centre de laquelle
un délicat bouquet attirait aussitôt
le regard.
— Qu'est-ce ?
demandai-je,
ne
les
connaissant
pas ces fleurs.
— Des anémones,
,
mon petit,
fit
madame Jouve apparemment contente
de ma question.
Habillée de noir qu'agrementait
seul un liseré blanc haut sur le cou,
son chignon impeccable, je vous aurais
défié de reconnaître en elle la dame
en savates du sous-sol.
—
Hé[,]
Marie, lança-t-elle vers la cuisine,
le petit déjeuner de ma[d]
d
emoisell[e]. Et
bien chaud, hein !
Je pris le bol fumant, moitié café
odorant, moitié [l]
l
ait bouilli et lui
trouvai un goût exquis. J'imitai
ensuite ma payse à qui madam[e] Jouve
avait aussi fait servir du café,
,
trempant
comme comme
comme elle dans ma
tasse un croissant sortant du four.
C'était délicieux. Un soleil chaleureux
entrait à flot par la fenêtre où j'avais
vu la lune se lever comme au-dessus
de mâchicoulis. Les anémones, que
j'ai tant aimées depuis, ne cessaient
de m'attirer et j'avais à tout instant
l'envie d[e] [c]
l
es toucher. En dépit de c[e] que
j'avais la gorge brûlante [,]
e
t
sans doute un
commencement de rhume[,]
,
,
je me
sentais timidement prendre pied à
à
Paris, ce
matin, telle une plante malmennée
que l'on recouv[r]e de terreau protecteur. Je
me serais volontiers
attardée
des
heures
à c[e]
e
tte table
,
à cette heure
minute
, sans
[pour]tant
encore
savoir pourtant
encore
que
c'est [flèche]
l'heure
pour
ainsi dire
l'heure
la plus dou[ce]
ce
à Paris, une
petite
ha
a
[l]te de p[ai]
ai
x,
de serénité
é,
,
,
de
rêverie p[r]
r
esque, aménagée au tout
début de la journée avant qu'on ne
se
soit jeté dans la folle précipitation. Bien
des fois elle devait me reprendre le
coeur, me le remettre d'aplomb alors
que je pensais ne plus
,
pouvoir tenir à Paris[,]
[.]
[.]
Mais
Mais elle semblait aussi toujours contre
nature en cette ville et ne pouvait
être qu'un bref moment dérobé qui
ne la tolèr
Mais elle semblait toujours aussi contre
nature en cette ville harcelante
. A
peine
et ne pouvait jamais durer
plus qu'un bref moment, le temps
de se demander s'il avait eu lieu
ou si on l'avait espèré. A peine avais-je,
à l'exemple de ma payse, dévotement
ramassé les miettes de mon croissant
sur la nappe,
que
qu'elle me pressait :
— Allons ! on file au commissariat.
La pauvre enfant ne pouvait faire
autrement que de me presser, elle-même
pressée par sa bourgeoise qui lui
accordait peu de répit, la voulant
à toute heure chez elle à parler en
anglais aux enfants en retour des
rep[a]
a
s et du toit assurés.
Et me voilà, tout juste sortie des
cauchemars d[e]
e
la nuit, courant,
trébuchant à travers Paris à la
suite de ma copine
qui,
m'entrai
î
nait
à folle allure, ne [per]
lui restait-il
assez de souffle pour
faire
[e]n
meme temps
cours de route
mon éducation, n'en
perdait pas
un[e] fois
l'occasion
:
«
Tiens,
R
egarde [flèche]
tu vois :
aux arrêts d'autobus,
si tu
n'
as pas envie de te voir laissée
en arrière toute la journée, pousse ce
levier, prend de la machine un
ticket de preséance — C'est comme
au temps de Frontenac et d[e] Monseigneur d[e]
Laval. Et tantôt, quand le contrôleur va
«?
gueuler ; « Numéro ! Numéro! et que
tous les gens vont gueuler ensemble, toi
aussi gueule ton numéro. Il n'y aura
que les véterans et les femmes enceîntes
à passer avant
[s]
toi, mais attention,
j'en ai vu tricher !..
Allons,
m
M
onte!
C'est notre tour ... Tiens, regarde! C'est
le célèbre Café du Dôme ou s'assemblent
les beaux esprits. Madame Jouve ne
s'en doute pas, mais sa précieuse
Suè
é
doise trop belle sur qui ses parents
à Oslo l'ont priée de veiller é
é
troitement, celle
qui t'a pris ta chambre, passe des
soirées entières ici avec
des
inconnus,
hommes
alors qu'ell
inconnus...
Viens,
o
O
n
On
descend
ici
...
[m]
[M]
[m]
alheureuse
a
A
ttention
[!]
!
...
[Ce]
les
On
ne traverse
jamais
les rues
à Paris
qu'aux
passages cloutés. Autrement, si tu te
fais écrase[illis.]
r
,c'est quand même toi
qui a tort...
Regarde !
As-tu aperçu
la
tour E[e]
[i]
ffel[!]
?
C'est monstrueusement beau,
comme ils disent...
Viens,
o
O
n descend[,]
Ici
dans
l[e] métro !
Arri[ve!] que je t'explique
On descend.
Ici, c'est
Regarde!C'est la
la
maquette !
Vois.
Supposons que
tu ne saches pas
où
faire la correspondance
disons
entre
,
la
a
Porte des Lilas et Passy[,]
,
Bon!
Alors
t
T
u presses c[e] bouton.
Tu vois[.]
!
Un reseau de points s'allume
nt
pour
t'indiquer ton chem[e]
i
n. C'est facile.. On
est à Paris [.]
:
tout y clair inflexiblement.
»
Et elle ajouta ce que je ne devais cesser
d'entendre tomber de toutes les bouches [:]
:
« Il
n'y a pas à se tromper. » Et j'eus de quoi
me débattre en rêve au cours de bien
des
mauvaises
nuit
s
encore
.
Après deux jour[s]
nées
, sur terre
ou sous terre, à courir,voler, rouler
et tousser — car mon [r]
r
hume s'etait
déclaré —
ma payse
cherch[e]
ne
perdant
toujours pas l'occasion
de m'instruire : « La Sainte-Chapell[e] !
!
Non, elle est déjà en arri[re]
ere
.
..
C[e]
qui a
qu'il
y a
de plus
beau
raffiné
au mon[e]
de
... Notre-Dame
à droite ! .. Tiens ! en face,
l'Ar d [c]
l'Arc de Triomphe !... Là-bas, le
d[o]
ô
me des Invalides !... Non, tu regardes
du mauvais côté... Le vilain Napoléon
y a son tombeau en porphyre. A great
shame !
Such
a m
un mon[s]
s
tre!...
Si on descendait une minute au Louvre!
Le temps de jeter un coup d'
,
oeil à la
Samothrace
Victoire de S[a]
a
mo[ltr]
th[r]
[a]ce.. Isn't wonderful?
Ça n'a pas de tête, et c'est plus
éloquent qu'aucune tête... Come on...
C'est notre autobus qui part...
Saute!..
Saute !... »
voici que tout à coup
mon [b]
b
rave petit guide s'arrêta net
et me proposa :
— J'ai mis un bourguignon au
feu ce matin d[e] bonn[e] heure. Il doi
i
t
être cuit.
Cela
Ça
te plairait
-il
de
de
venir
le manger avec moi ? Mais
je t'avertis : il y a six étages à monter
à pied. Ce n'est plus les splendeurs de
la pension-
-
tout-
-
ce-
-
qu'il-
-
y-
-
a-
-
d[e]-
e-
mieux.
Elle aurait dit deux cents étages
que j'aurais été tout aussi prête à la
suivre tellement me comblait son
invitation de manger en paix, juste,
nous deux, dans ce qu'ell appelait
son « trou à Paris » et dont j'escomptais
je ne sai[s]
s
quel
apaisement
repos
x ,
car ce sont
toujours les endroits humbles en fin de
compte qui m'ont retenue.
J'etais pourtant
loin de pressentir l'infini attrait qu'il
allait exercer sur moi
,
comme privée
depuis des siècles de méditation, de
silence, de ses longs
tête à tête
silen
rêveurs
avec moi-même sans lesquels je
n'avais
n'ai
jamais su vivre
bien longtemps
avant
.
Je lui pris le bras. Elle me sourit.
Nous avons cessé de courir. Nous
sommes redevenues deux petites C[a]
a
nadiennes
un peu lentes
lentes
à former nos décisions
et
même
à les reconnaître
. Nous fûmes
rendues à nous-mêmes, désireuses de
nous retrouver comme chez nous,
,
et cela
,
aussi
je d[e]
j'avais à
à
l'
appr[e]
e
ndre
,
qu[e]
Paris pouvait
le
donner
dispenser
.
a
a
ussi.
[illis.]
ce qui était en nous.
Sans plus de hâte, nous marchions.
Le crépuscule venant, nous avons atteint
une étroite petite rue sombre
bordée
de
d'anciennes
maisons
hautes
maisons| anciennes
et graves.
Elle devait se trouver proche de la Seine, car
je me rappelle avoir entendu, [e]
e
n accompagnement
à nos pas, un léger [c]
c
lapotis, peut-
ê
tre
même avoir per
ç
u, à un coin de rue,
une vague étendue
[illis.]
d'eau vert sombre,
un peu sale et mélancolique, une eau , comme
un vieux visage, reflétant une
? longue,
longue
expérience
histoire
.
de la vie
.
Ah, que j'ai aimé Paris chaque fois
qu'il m'a montré le contraire de ce
qu l'on appelle le Paris gai, le Paris
léger.
En cours de route, nous avions pris, ici,
un pain comme je n'
'
en avais vu
l
?
d'aussi long et mince, là, un[e] [sc]
[c]
aro[tt]e
toute
couverte de grosses
goutte d'eau
fraîche
froide
,
ailleurs
,
u[e]ne bouteill de rouge pour
f
ê
ter mon arrivée, enfin un f[r]omage
si à point que pour n[e] pas l'
é
craser
je le portais dans ma paume ouverte
d'où il coulait dans ma manche[.]
.
Nous avions acheté aussi un petit
bouquet de pâque[r]
r
ettes,
les premières
aussi
également
de ma vie
, et je n'arr
ê
tais
pas, en contemplant
,
leur minuscule
visage si parfait, de me dire : « Ainsi
?
"
sont donc les pâquerette[s] !...
éprouvant
presque autant de joie
Et j'éprouvais
presque autant de joie de conna[î]tre enfin
les pâquerettes
ces fleurs
que d'avoir rencontré
une amie sûre.
.
En souvenir de cette
émotion,
,
j'ai longtemps cherché, des
années après,
,
à faire pou[ss]
ss
er des
p[â]
â
querettes dans mon peti
i
t jardin de
Charlevoix,
en ramen[ant]
le graine
en
de
nombreux sachets
[, ]de
de graines à
chacun de mes
voyages
en France.
Ils m
Elles ont
fleuri[flèche]
en
chaqu[e] fois pendant un
été
à
un ravissant
a
tapis
[c][illis.],
de toute[s]
ras
de toutes
couleu[rs],
,
au pied d'un vieux [prommier]
crochu,
,
mais fini
i
ssaient toute par
mourir
mouraient, au bout de l'été
, dans ce pays qui n'était pas
fait pour [elles]. Et j'ai cessé de vouloir
à tout prix faire voir leur délicat visage
au grand ciel étonné de pa[r]
r
chez nous[.]
Avant de nous attaquer à monter
chez elle, ma payse me demand[a] si
je me croyais capable de lui donner
un coup d[e] main pour le bois que
nous avions
aussi
à prendre
aussi
avec
nous.
.
— Sûr et certain
, lui dis-je je l'assurais-je
de bonne
Nous.
humeur.
Nous sommes
Nous sommes passées par une
courette obscure où
était empilé
par
en
[ta]s
[illis.]
plusieurs
tas
du bois à brûler. M[e]
a
paysa trouva
le sien. Nous nous sommes
chargées
chacune
d'une assez bonne brassée,
.
chacune
. Avec
les bouteilles, le pain et la salade
qui dépa[s]
s
saient de nos poches, du bois
empilé
j
j
usqu'au menton, le petit bouquet
de pâquerettes éclairant l'escalier, nous
montions en spirale au coeur de la
grande vieille maison. L'usure des
marches, des marques au mur, du
graffiti,
,
témoignaient du passage de
milliers de pèl[e]rins en route comme
?nous
vers la qui[è]
é
tude,
au bout des
peines, [flèche] du petit coin à soi. Je ne
sentais plus mon rhume, la fatigue,
l'angoisse. Mon coeur s'allegeait
doucement, comme il
m'est arrivé
m'arrivai
i
t alors, quand j'allais, sans
le savoir, vers un moment heureux de la vie.
Au faîte, tenant une partie de
ses paquets entre ses dents, ma payse sortit de
sa poche une clé massive. Elle la
glissa dans la serrure d'un[e] porte
sombre se distinguan[t]
t
à peine du
palier noyé dans la pénombre. Une
,
petite chambre se révéla à moi,
dès
dès
le premier regard,
dans tous ses
détails telle que je la possède encore
en moi
aujourd'hui
avec son lit-divan
tassé contre le mur,
,
des livres part
t
out,
une table
au centre,
ronde
couvert[e]
e
d'
sous
un
tapis
tombant j
j
usqu'au plancher,
et
sur laquelle
étaient disposés nos
deux couverts
,
et, a
[A]
u centre, un
vrai petit poële
qui
me prit instantané-
ment le coeur, tellement, même éteint,
il évoquait
une bonne compagnie
aux
pour les heures grises
. C'est
d'ailleurs en le voyant que
je
d[us] prendre
pris
sans doute
la mesure
de ce qu'avait dû
être mon tourment d'ennui depuis
que j'avais quitté mon pays, car
j'allai aussitot vers l[e] petit poële
le toucher comme on touche un être
vivant.
La charme du lieu ne tenait
pourtant à rien, au fond
,
d[e] particulier
,
mais plutôt à ce que
[l]
l
a
chambre[,]
,
petite
comme elle était,
,
prenait jour
sur le ciel
directement
par une large
découpu
u
re à même le toit. Elle
se trouvait pour ainsi dire dans
le ciel lui-même, baignée de sa
douce lumière paisible,
,
de minute
en minute s'adoucissant encore
avec le jour qui s'en allait.
Jamais encore je n'avais vu une chambre
ouverte ainsi qu'au ciel.
J'y étais
entrée
aussitôt
comme dans un
rêve
. Le rêve qu[e] j'ai fait toute ma
vie d'un refuge contre la méchanceté
des êtres,
com
contre moi-même et
les autres.... et le surprenant est que
? je l'aie tant de fois trouvé ...pour un
instant. Le miracle était que cette
fois je
le
? trouvais en plein Paris,
conciliant mes désirs impossibles
à concilier
de la solitude
bénie
et de
l'ardente solidarité.
Toute la beauté
de la petite chambre dut se peindre sur
mon visage car ma payse, assi
i
se
par terre à souffler sur un tison sous
les cendres
,
de la salamande
, suspendit
ses efforts
, posa sur moi un regard
étonné :
— Qu'est-ce que tu as ?
?
You look bewitched.
bedeviled
[bewi]tched
Ce qu[e]
e
j'avais ! Eh bien, le coeur
comblé et cependant tranquill[e], le sentiment
d'être à ma place là où j'étais, un
i
i
ncroyable bien-
ê
tre, toutes choses
qu[e]
je n'ai goûtées[flèche] qu'en passant
comme tout le monde[,]
,
évidemment
,
mais non, mieux que plusieurs,
,
car
peu
au fond
ont jamais eu idée
de ce qu'est ce bonheur dont je tente de parle
r,
inexplicable
tel qu'il reste
et cependant
si réel
. En ce temps-là,
,
je croyais
qu'il venait de l'extérieur, tenait aux
lieux même où
il se produisait,
[.]
et
j
J
e pensais
que l'on pouvait se l'approprier
en s'appropriant les lieux où il app[e]
a
raissait, y
restant ou tâchant de les emporter avec
soi — une impossible aventure !
Aussi ma payse rit-elle de bon coeur
?quand je lui
eus
eus
avoué
a
i
que je
désirais sa chambre au point de
l'échanger contre ma pension tout-ce-
qu'il-y-a-de-mieux[.]
;
Ou
ou
alors
de nous mettre en chasse
pour
m'
en
trouver une
en tout point semblable.
Et alors, me sembla-t-il, j'aurais
le coeur en paix pour le reste de mes
jours.
Ayant ra
a
nimé le feu, et
maintenant
occupée
maintenant
à préparer la salade,
ma payse me peignit
à sa manière
réaliste
cette paix
[de]
que
je croyais
?être sur le point de saisir
[-]
[.]
— T'es tout juste arrivée en
haut, chargée à toi seule de ce que
nous
avons
apporté à deux, que tu dois
descendre chercher l'huile pour la
lampe. Bon, te voilà remonté[e],ma
a
is
t'a[s] oublié
ton courrier
d
e
prendre
ton courrier
en passant. Redescends
donc ! Cette fois
t'es pas tout à fait
parvenue
remontée
au sixième
s q[ue] tu redescends
la moité du chemin pour entendre ce
[flèche]
que glapit
ta
concierge d'en bas. Finalement,
tu retournes jusqu'en bas parce qu'elle
a un pli recommandé pour toi. Ens[ui]te,
tu redescends au quatrième chercher
de l'eau. Tu y retournes jeter l'eau
sale. Tu y retournes encore, tôt ou
tard, pour les w.
.
c.
.
Il est près de
dix heures souvent quand tu peux
enfin ouvrir
tes
livres et te mettre à[,]
tes cours du lendemain. Tu dors à
moitié sur tes notes, comme tu dormiras
à la Sorbonne pendant
que
ton auguste
professeur distille sa
scien
science
en petites
phrases monotones.
Je l'écoutais, émue par cette vaillance
qu'elle me révélait en
en
riant comme
d'
un trait ridicule de son caractère, et
bien que je fusse
à
même de saisir
maintenant le côté si difficile de sa
vie à Paris, je ne l'
'
en eviai
enviai
pas moins
frénétiquement.
Nous nous sommes mises à
?table juste
en[-]
dessous de la grande
ouverture découpée dans le toit. Ainsi
avions-nous l'air, comme dans quelque
peinture surréaliste,
,
d'être attablées au
milieu du ciel. Plus tard, comme
nous achevions de souper, à une
dernière lueur du crépuscule que
déve[r]
r
sai
i
t sur nous le toi
i
t ouvert,
elle convint que,
,
les corvées accomplies,
sa petite chambre « dans les airs »
s'imprégnait d'une mystérieuse paix
qui pouvait donner à penser qu'elle
était capturée ici pour toujours. Elle
me dit alors avoir pour moi une
surprise. Elle me fit monter sur
un[e] chaise à côté d'elle et souleva
la tabatière. Toutes deux, la tête hors
de la maison, nous avons pu
voir Paris s'é
é
talant de tous côtés à
perte de vue, un grand monstre comme
assoupi, doux et aimable maintenant
qu'il s'était un peu calmé et que de
toute façon rien de sa hâte, de son
énervement,
et
de son agitation ne pouvait
nous arriver jusqu'ici. Je suis restée
longtemps sur la pointe des pieds, grimpée
sur un[e] chaise, à contempler la
ville comme une enfant des bois,
sur une branche, de lointains
paysages. Et je me demande encore
si j'ai
jamais eu
,
d'ailleurs,
même
du haut d[e] Notre-Dame,
une vue
plus
obsédante
ensorcelante
de Paris.
Ma payse, avec ménagements,
me ramena à la réalité en me
rappelant qu[e] le temps avait passé vite
et que si nous ne partions pas bientôt
nous nous heurterions à une
porte verrouillée chez madame Jouve.
Je poussai un soupir en m'arrachant
littéralement au ciel.
Elle-même,
,
me di
i
sait ma payse,
allait être reprise tôt le lendemain
par ses cours et ses courses entre
la Sorbonne et chez sa bourgeoise
afin d'y être à l'heure du repas
pour faire dire aux enfants : « Pass
me the salt if you please... » ... « Thank
you so very much... »
Et peut-être
pour
[de]
les garder
, le soir, si la bourgeoise
décidait d'aller au théâtre, ce
qui n'avait pas été prévu dans
l'accord, mais de toute façon il
n'é
é
tait presque jamais respecté,
quand on vivait au pair.
J[e] voyais de mieux en mieux combien
dure était
sa vie à
Paris
l'étranger
et percevais avec
gêne le don incalculable qu'elle
m'avait fait en m'accordant tout
ce temps pris sans doute sur de rares
loisirs et
que
qu'elle aurait à payer cher.
L'idée qu,elle me raccompagnerait
ce soir encore dans le Paris nocturne,
qui me faisait
encore
peur, me
réconfortait.
Pourtant je
craignais
craignis d'abuser,
endettée comme
je l'
déjà tellement endettée envers
elle,
je craignis d'abuser
[flèche]
et l'assurai que je pensais pouvoir
me débrouiller et rentrer seule.
Elle éclata de rire.
— Jamais de la vie ! Di
i
straite comme
tu es, tu serais bien capable d'aboutir
? à
Lavillette
...
et je fus malgré tout
soulagée à la pensée que je ne serais
pas encore lâchée toute seule
ce soir
dans Paris.
Sur le seuil, je me retournai pour embrasser
d'un dernier regard la petite chambre que nous
laissions un peu en désordre. Qu'est-ce qui
m'y retenait ?
Non plus mon fou désir de
m'y
me
terrer
[a]
ici
.
J[e] le savais maintenant
irréalisa
b
ble
irréalisable
. C'était plutôt un commandement,
mais venu d'en avant, des années non
encore v
é
cues, m'enjoignant de prendre de
cette petite chambre ce qui importait, pour
le jour
où
je pourrais en faire usage. Depuis
quelque temps, depuis la Petite-Poule-d'Eau,
peut-être, ou même avant,
je recevais de
plus en plus
de ces
le
bizarre
s
commandement
s
, tout en
disant adieu aux lieux et aux choses,
d'en retenir aussi le plus possible pour
emporter en quelque sorte avec moi ce que
je devais quitter. Et je fus bien longue
à comprendre vers quoi
tendaient
, si
longtemps
d'avance
,
ces obscurs avertissements.
Nous avons dévalé en vitesse
les étages, couru par
les rues silencieuses
où résonnaient
nos pas c
om
me ceux
qui
nous renvoyaient l'écho étrange de
nos pa
a
s, tout à coup devenus ceux de
poursuivants, sauté dans un autobus
en marche. Au cours des semaines,
des mois suivants, j'eus bien peu
souvent l'occasion d'accueillir en
moi l'image de la petite chambre
à ras les hauts toits de Paris. Elle
me venait à l'esprit à la manière
de ces
fragiles
et
douces
connaissances
dont on
se dit pourtant
qu'il
faudrait
vaudrait
la
peine
de les cultiver, puis ne me
trouvant pas disponible,
s'en
allait.
retournait.
Je finis par la perdre de vue. J'en vins,
je crois bien, à n'en avoir même
plus de souvenirs conscients.
Alors, comment se fait-il
que, vingt ans plus tard,
elle
devait
?ressuscita
a
en moi exactement telle que
je l'avais retenue
e
dans ce dernier regard,
du seuil, avec sa salamandre verte,
basse sur pattes, sa table ronde encombrée
des restes de notre repas et la douce
lueur de crépuscule
qui
l'inonda
i
t ? Et ce
serait pour y amener, au terme de sa
?longue errance, Pierre de
[l]
l
L
a Montage
secrète
.
Là où
j'aurais
j'avais
aspisé
à mon
propre apaisement, je conduirais cette
âme épuisée pour ses derniers tourments,
ses derniers élans de vivre. Ou peut-ê
ê
tre
pour l'illusion d'apercevoir par la
découpure du toit,
,
le grand ciel canad[a]
i
en
si souvent de couleur crépusculaire tel
tel
qu'il
lui
apparaissait, naguère, de sa
cabane de trappeur,
au fond de la forêt,
sous la neige tombante,
le grand ciel
canadien si souvent,
,
là
là
-haut, de couleur crépusculaire,
Bientôt,
,
madame Jouve elle-même
mit
pour ainsi dire
la main
à la pâte,
prenant en quelque sorte à coeur
mon
[i]nial[i]
initiation à
Paris.
la vie parisienne.
Elle ne faisait
pas
que nous héberger. Elle
nous guidait,
nous
conseillait, donnait aux
unes des leçons de français, à d'autres
enseignait les bonnes manières, surveillait
discrètement les sorties des plus jeunes, en
rendant peut-être compte aux parents et, dans
l'ensemble, à ce qu'il me paraît encore,
,
veillait sur nous avec des sentiments,
qui pour ne pas être démonstratifs, n'en
étaient pas moins dévoués et sincères.
Après
que
une semaine ou deux de course
folle dans Paris, assommée par trop de
nouveau, je m'étais enfouie dans
ma chambre, comme il est bien dan[s] mon
caractère quand je perds pieds,
et je
et
n
n'en
bougeais
plus
. Inquiète de me voir maintenant
mener un[e] vie d'hermite, madame
Jouve, me relança un soir
,
un livre à la main.
— Mon petit, puisque
,
un[e] fois à Paris, la
ville la plus excitante a
d
u monde, vous
avez pris le parti de
vous
enfermer dans
terrer
[,]
dans
votre chambre
, ce qui est bien votre affaire,
lisez du moins. Tiens, ce livre ! Tout
Paris en parle. Tout Paris en raffole.
On me donnerait aujourd'hui
[?] à lire le
Grand Meaulnes
pour la première
fois de ma vie q
q
ue j'en serais
sans doute
peut-être
aussi extasiée
. Mais il faut croire
que
j'étais
justement
alors
moi-même
moi-même
alors
trop le Grand Meaulnes
moi-même
pour
prendre goût à cette mélancolique
histoire de fuite dans le rêve. J'échappais
aussi par cette seule porte qu'
'
on a
contre la vie
quand elle se
mais
dans ma sauvagerie à moi, vers
les rivages de la Petite-Poule-d'Eau.
Là, tout me paraissait maintenant
avoir été d'une paix, d'une
harmonie ineffables. Je ne lisais
qu'à moitié
[illis.]
attentive à un dé
e
pay[s]ement
qui me paraissait peu de chose à cô
ô
té
du mien. Je feignais l'enthousiasme
quand les repas nous réunissaient à table,
,
une douzaine de jeunes filles
de presque
d'
autant
presque
de nationalités,
et que nous en parlions ensemble
.
[flèche]
et
on
m'efforcait d'en parler en
parlait avec les
bien avec
les
autres
,
abondamment
[.]
Mais madame
Jouve avait une manière de questionner
qui nous dé
é
masquait rapidement,
.
Elle fut pre
re
sque outrée qu'une jeune
Canadienne, tout juste dé
é
barquée de sa
province natale,
,
osât se montrer tiède
à l'endroit
de tout ce que Paris adorait
d'un
Elle fut
roman
que tout Paris
adorait.
Elle fut encore plus
médusée
scandalisée
c
l
e
soir
[illis.]
où
elle nous entraîna, une
parti[e] de la bande, à un représentation
de l'Electre de Giraudoux,
à laquelle je
ne compris rien,
de m'entendre
m'en plaindre.
De la rue Deschambault à l'Athénée, l'écart
etait-il
vraiment
trop grand
, étais-je
vraiment perdue ici au point de ne
plus entendre r[é]sonner à mes oreilles la
voix des autres , ou bien la pièce était-elle
d'un mécanisme trop savant, ennuyeux,
je ne le saurai jamais,
,
car depuis
lors je n'ai guère été tent
é
e
d'approcher
Giraudoux,
[.]
et
Ce
que je mis plus de
temps à avouer c'est que le grand j
J
ouvet
lui-même me tapait sur les nerfs avec
son débit sec,
ses
petites phrases
petits bout
s
de phrase
qui
tombaient
tous
tes
à plat , ses tics et ce
qui me parut des grimaces. En passant
par Londres
j'avais
par Londres j'avais
eu
le temps
d'aller au Old Vic et aussi dans
un petit théâtre d[e] Shaf[tes]
tes
bury str[ee]
ee
t, dont
j'ai oublié le nom, et
avait
avais
vu là
un
jeu sobre, retenu, on pourrait
dire
anti-théâtral,
un[e] manière discrète, toute en ombres
et demi-teintes, qui me semblait
à présent bien supérieure à ce que je
voyais à Paris — où j'allais pourtant
découvrir aussi à la longue ce genre
de théâtre tout proche [pr]
pr
esque du banal
,
et si prenant.
De moi-même, lorsque enfin je
trouvai le courage d[e] sortir de ma chambre,
ce fut
je courus
au Théâtre Français.
Chez nous, on l'avait toujours appelé la
Comédie Française, et on l'avait en
telle vénération qu'on levait des yeux
respectueux
extasiés
sur quiconque
avait franchi
le seuil du vieux théâtre. Je crois
me
rappeler
souvenir
que l'
'
on connaissait le
nombre exact, en notre milieu, de
ces ê
ê
tres priviligiés, pouvant les citer
un à un et m[e]
ê
me rappeler la pièce
que chacun avait vue — un[e]
e
[p]
s
eulement
pour chaque personne, ce qui donne à
penser que
tous voulant
peu de
gens avaient tenu à
y
retourner.
x J'etais tout
e
émotion quand je
m'alignai à la suite des gens qui
attendaient au guichet des pièces à bon
marché. J'
'
en av[a]
a
is [o]
o
ublie ma peur
de Paris et la peur de mal fairequ'il
m'inspirait à chaque pas. Je devins
communicative,
,
bavarde, et appris à
des gens à droite et
à
gauche que
ce se
c'était ma première visite
au
Théâtre Français. Les uns dirent poliment :
« Ah oui ! » D'autres s'i
i
nform
è
rent d'où
je venais, parurent s'intéresser à moi,
et en retour je brillai d'une sorte
d'amitié spontanée envers eux.
Je
découvrais[flèche]
, ce qui allait m'apporter
beaucoup
à Paris puis à Londres,
,
le fil de mystérieuse
solidarité
fraternité
qui nou[e]
e
ces petits attroupements
d'inconnus aux portes de
s
théâtres,
ailleurs aussi quelquefois, mais surtout
aux abords de
s
théâtres et qui allait
m'en apprendr[e] tellement long sur
les autres
et
aussi
sur moi
-
aussi
même
.
Qu'est-ce qu[e] j'escomptais au
juste ce soir-là pour me mettre en tel
état d
'
[e]ffervescence ? Evidemment, je ne le
sais plus. Pourtant je sais avoir reçu
autant sinon plus que ce que j'en attendais
d[e] la petite église d[e] Saint-Julien-le-Pauvre et
de Notre-Dame, ces lieux qui vinrent d'abord
à moi à travers de grande écrivains,e
e
t c'est
peut-[ê]tre ainsi que cela se passe
e
pour tous.
Je m'assis dans une attente
presque douloureuse. Le rideau s'ouvrit.
Je vais [a]
a
vouer une autre é
é
normité,
,
et c'est
que je ne me rappell[e] pas quelle fut
ma premièr
r
e pièce au Théâtre Français.
Je me souviens d'autres pi
è
ces que j'y vis
et particulièrement,
des ans
durant un
autre séjour à Paris, d'Athalie avec
Vera Korène
,
qui m'
exalta au plus haut
enchanta
point
. Mais de cette première soirée
au Théâtre Français rien ne revit en
moi
,
sinon l'apparition sur scène d'un
gros petit acteur bedonnant pré
ê
tant
sa silhouette
à ce qui devait [ê]tre
bouffone au
le
jeune héros
de la pièce. Il est tout
court, tout vieux, et semble avoir du
mal à se traîner d'un bout à l'autre
du plateau. Par contre, il possède une
voix à faire tembler le vieil édifice,
et il en joue de façon invariable,
entonnant chaque alexandrin du
plus bas
qu'une voix puisse
atteindre,
descendre,
d'une sorte de cave profonde,
pour monter
,
monter, de palier en palier, jusqu'à une
note aiguë donnant l'impression
qu'il
nou[s]
s
vous
la lance du haut
d'un rempart
d[']
'
un[e] tour.
.
Monte... descends... Monte... descends.
Le vieux petit acteur sur ses jambes flageolantes
n'arr
ê
tait pas de voyager de la
voix. Ses phrases partaient d'une
sorte de souterrain grondant pour
aboutir toutes à des coups de
clairon sur les re
e
mparts. Je ne
pouv[a]
pouvais vraiment suivre
la pièce, accaparée entièrement par
le jeu du vieux jeune premier.
A Winnipeg, j'avais connu une
dame française, ex[-]
-
sociétaire, se
disait-elle, de la Comédie Française,
bizarrement échouée parmi nous,
et qui déclamait sur ce ton les
fables toute[s]
s
de simplicité du bonhomme
Lafontaine.
Je tournai un timide sourire
autour de moi en quête de quelques
sourires complices qui [c]
r
enforceraient
mon impression d'être à un
X spectacle comique, mais ne vis
que v[i]
i
sages graves et absorbés.
Mon dieu, serais-je donc la seule au
monde à voir les choses telles que je
[flèche] le voyais ! En ce cas, ma solitude
serait pire encore que je ne l'avais
parfois cru entrevoir. J'en perdis
ma pauvre petite envie
de rire
qui d'ailleurs
me faisait peur depuis qu'elle
avait
degéneré
presque en hystérie.
dans l'ascenseur
.
en
espece
presque en hystérie.
Tout de même, quelques jours plus
tard, pour me rassurer ou perdre
au plus tôt mes illusions, je courus
aussi voir Cyrano. J'en connaissais
de grands bouts par coeur que j'avais dû
déclamer moi-même avec
flamme
et
emphase,
les
trouvant peut-être
[c][illis.][l][illis.]
alors
beau
noble
s
et enlevant
s
,
.
qui sait.
Mais la vue d[e] Cyrano, blessé à
mort et, des heures plus tard, toujours
debout et discourant, son long nez
et son épée en avant,
,
me laissa
dans
un
fort
grand
malaise[.]
.
Si c'était
ça le théâtre, me disais-je, jamais je
n'y croirais.
.
C'était trop faux.Trop
gros. Ou bien alors, c'etait moi qui
n'était pas faite pour lui. L'évidence
peu à peu s'
'
imposait à moi. Cétait
de l'admettre qui était difficile. Car
enfin,si j'étais à Paris,
c'était,
pour
y étudier l'art dramatiq
ainsi que
j'essayai
de me le faire accroire, pour
y étudier l'art dramatique. Quelle autre
raison
aurais-je pu avoir d'y
être ?
rester ?
Pour comble, madame Jouve,
à qui je m'étais un peu ouverte sur
mes projets d'étude d'art dramatique, ne
cessait de m'aiguillonner. « Ce n'est
pas à traîner la patte dans Paris que
nous arrivere[z] à grand-chose, » me
reprochait-elle. Sortie enfin de ma
chambre, je n'arrêtai plus en effet
de marcher maintenant dans Paris[.]
,
passant ainsi mon indécision et
l'angoisse qui m'habitai[t]
e
nt
[,]
[.]
« Vous
n'arriverez à rien de la sorte, voyons,
mon petit [.]
!
» En quoi elle se trompait,
car ce n'est jamais qu'en errant seule,
solitaire dans des villes souvent inconnues,
que je suis le mieux arrivée — mais a
quelque
chose d'autre que je pensais chercher...
et qui fut presque toujours meilleur
— Tiens ! me dit-elle un jour,
pourquoi n'iriez-vous pas vous
informer à l'Atelier ? On dit que
Charles Du[ll]
ll
in prend des élèves et
que [illis.] je si [illis.]
qu'il e[s]
s
t tout à
à
fait extaordinaire..
Prise à mon propre piège,
[illis.]
je ne pouvais que
comment
aurais-je pu reculer !
m'exécuter
si je
je
[illis.]
tenais à conserver
un peu d'estime pour moi-même.
Est-ce elle, est-ce moi qui pris le
rendez-vous ?
Arriva
vite
en tout
cas
l'après-midi redoutée où
je me présentai plus morte que vive
au théâtre de Dullin. Il y avait répétition
de [Volp]
Volp
one, d'après une ada[pt]
pt
ation,
[?] si je me souviens bien, de Jules Romains.
Sur la scène,
se trouvait
un lit à
baldaquin
au milieu
de la poussière,
,
des cordages
qui
encombrent une scène de théâtre
et
toutes
espèces de
vo[il]ures
voilures
[flèche]
voilures
qui
l'
encombr[ait]
aient
[illis.]
au
cours
temps
des répétitions,
comme une sorte de navire,
se trouvait
un lit à baldaquin.
L
S
es rideaux
[illis.]
fermés
étaient
bien tirés,
[e]t
s'agitaient
furieusement
commesous l'effet d'une tempête,
ou d'un combat livré à l'intérieur.
Je ne connaissais pas la pièce. Je n'avais
aucune idée de ce qui pouvait tellement
secouer ce lit. Un peu mal à l'aise
tout de même, je regardais les
rideaux se gonfler, s'elever
presque
[p]
au plafond, retomber,
tout morts et pant[e]
e
lants. De la
scène, quelqu'un me cria dans la
pénombre de la salle :
— Vous avez affaire ?
Je
marmonnai
murmurai
une réponse [ap]eurée .
— Avec qui ?
— Avec Monsieur Dullin .
Alors sortit du lit un homme de
petite taille, bossu à ce qu[i]'il me sembla,
plutôt laid, l'air sévère et qui m'examina
sous de gros sourcils ébouriffés. Je n'ai
jamais vu Charles Dullin ailleurs . Je ne
peux donc
affirmer
si c'est
que ce soit
lui
ou
Volpone que j'ai rencontré face à face.
Il me parla, de la scène, sa voix
venant vers moi comme d'un monde
incroyablement lointain et tout différent
de la vie.
— C'est vous, la jeune Canadienne qui
a demandé à me voir. D'où êtes-vous ?
Avez-vous déjà fait du théâtre ?
Je pensai à nos innocentes t
t
ournées
dans le crépuscule des petits villages du
Manitoba, revoyant surtout, je ne sais
pourquoi, les routes perdues, du côté
d'Otterburne. J'aurais donné je ne
sais quoi pour m'y retrouver à l'instant,
cachée de tous
,
et telle que j'avais été
[flèche]
et
telle que j'avais été avant que'un
e
'une
,
avec ma sott[e] témérité
d'
[flèche]
sotte témérité ne me pousse à
[a]pprocher le grand Dullin
,
lui-même
, et
dans quel but,
Dieu du ciel,
!
que je ne
comprenais
même
plus.
— Un peu, à Saint-Boniface, au
Manitoba
, ai-je murmuré,
d[e]
u
fond de
la salle
vide
qui donna à ma voix un
timbre creux.
Quelqu'un a ri alors sur la
scène, un des figurants sans doute. Il
m'a semblé que c'était de moi ou peut-être
de mon accent. Ou encore de ce « Saint-
Boniface, au Manitoba, » qui avait pu
sonner aux oreilles d'ici aussi
drôlement que
Kimberley en Colombie-
Saint-[illis.]
K[imberley]
Britannique.
Tombouctou en Mauritanie.
— Venez ! Montez par ici,
me cria
Char
Dullin-Volpone
. Vous allez nous
mimer une petite histoire, selon votre
invention, pour montrer ce que vous
savez faire. N'importe quoi ! A votre
goût. Allons, approchez !
La mort, les pires supplices
certainement me parurent préférables
,
à cette heure
,
à l'idée de monter sur
la scène
y
jouer la pantomime.
J'avais la gorge nouée, plus une
goutte de salive dans la bouche
,
et n'osais cependant m'[o]
o
pposer
au vieux
desp[o]
o
te
qui
sur la scène
qui, à ce qu'on m'apprit plus tard,
était le plus bienveillant des hommes.
| J'y serais peut-être malgré tout montée[.]
Mais alors, heureusement — ou malheureuse-
ment, selon les vues du destin — le
téléphone sonna en arrière des décors.
On cria : « Dullin ! C'est pour toi !
!
»
A moi
Il
il
me
cria
à moi
: « Un moment ! Je
reviens. » Deux autres acteurs, sur la
scène,
se trouvaient
alors
à me tourner le
dos.
Dans le lit il restait apparemment
quelqu'un, mais tranquille pour
l'heure, une femme à ce que je
crus comprendre,
et
qui disait
seulement, de temps à autre : « Oh la la !
Oh la la ! » Je jetai un coup d'oeil en arrière.
Personne
de ce côté
là
pour
me barrer la route. La porte etait
mêm[e] restée ouverte. L'embrasure découpait
dans du sombre un bout de rue tranquille,
presque agreste, avec un platane planté
si près du théâtre qu'il y semblait à moitié
entré. Si ma mémoire a si bien retenu cet
apercu de la rue, ce doit être parce que j'eus
une telle envie d[e] m'y retrouver en liberté. Je
commençai à m'en aller à reculons, avec
mille précautions. Puis, entendant Dullin-Volpone
élever la voix : « Hé oui, c'est ça, on se
rappelle... » je pressai le pas. J'atteignis
le seuil. Je le franchis. En fait, il m[e] faut
en convenir, je pris la fuite.
Je pense même avoir couru un bout
de chemin comme si j'étais en danger d'être
rattrapée. Enfin,
,
je me calmai. Mais c[e] fut
pour saisir que, si je l'avais echappé belle,
je n'échappais pas à mon jugement sur
moi-même qui se fit cinglant. Et
maintenant c'était pour le fuir que
je continuai à marcher devant moi pendant
des heures sans trop savoir où j'allais. Quand
madame Jouve, inquiète de m[e] voir revenir si
tard, me demanda où j'avais bien pu errer,
je n]e] sus le dire. Le monde avait été absent de
moi comme je m'étais absentée de lui. Cet état
où je devais retomber assez souvent dans ma vie — alors
que l'on court pour s[e] perdre ou se trouver? — devient
si intolérable qu'il finit,
,
je suppose, par
engourdir l'esprit, en sorte que nous ne
sommes plus qu'à demi conscients de ce
qui nous entoure.
insensibiliser, je suppose, et on n'arrive
qu'à [ê]
ê
tre à demi consciente
de ce qui
nous entoure
.
toutes choses autour de nous.
c
C
'est ainsi que je revins de
chez Dullin, ne soufflant mot de
mon aventure, à propos de laquelle,
personnce, à voir mon visage, n'osa
me questionner. Et moi-mêm[e] pendant
longtemps essayai de me faire
acc[roi]
roi
re qu'elle n'avait pas eu lieu[,]
.
Le lendemain, je repris mes courses,
toujours au hasard,à travers Paris. Il
me fallait me rendu à l'évidence que je
ne m'étais pas
enfuie
de chez Dullin
de
l'Atelier
uniquement par peur d'avoir
[flèche]->
->
à m[o]
o
nt[er]
er
sur scène pour jouer la
p
p
antomime.
e.
Quelque chose
d[e] plus fort
encore
m'avait
pour ainsi dire
prise
par les
aux
épaules et projetée
au-
dehors
comme
pour échapper à un des
s
tin qui ne me
convenait pas.
.
.. à une route
qui
ne
devait pas
pouvait
être
la mienne. Mais
alors que faisais-je à Paris si le
théâtre n'était pas ma voie?
Je
marchai
s
,
je
marchai
s
s
. Je crois avoir
alors découvert qu'une certaine solitude
s'accommode mieux d'ê
ê
tre laissée
à elle-même qu'entourée d[e] conseils
et
de
consolation. Dans la foule étrangère
je disparaissais pour ainsi dire avec
mon mal qui avait affaire à ce
que je devais accomplir dans la vie et
dont je ne savais plus du tout ce que c'était.
Je traversais des quartiers entiers de
Paris avec le sentiment de n'avoir
rien entendu, rien vu, enfermée,
au milieu de la densité humaine
dans une sorte de vide que j'entretenais
de mon mieux, car ouvert il eût laissé
entrer en moi une détresse trop grande.
Des années plus tard
je devais
il me
reviendrait
pourtan[illis.]
t
de ces journées
errantes mille souvenirs d'intonation, de
bruits, d'odeurs. Je reverrais avec
précision une enseigne à tel coin de
rue,
la silhouette d'un
cafetie
tavernier
apparu sur le seuil de son bistrot, le
béret enfoncé sur le front, J'avais le
don de capter à mon insu, aveuglé
é
ment
si l'on peut dire, des détails qui me
seraient plus tard utiles, mais
je n'en
savais
alors
rien encore,
me
pensant
seulement que j'étais venue perdre mon
temps à Paris — alors que c'est en
le perdant qui'il m'a souvent été en
fin de compte l plus profitable, mais cela
non plus je ne le savais
pas
et
je
m'adressait
s
a moi-même
de
cruels
d'amers
reproches.
Et pourtant! Une de ces longues marches
m'avait conduite jusqu'à je ne sais
plus
quelle
rue où, en levant les yeux sur les affiches
d'un petit théâtre,
,
je rencontrai le beau
regard apitoyé de Lud
ud
milla Pito[é]
ë
ff et
m'arrêtai
pour
le contempler
. Je croyais
voir, au fond des yeux qui me rendaient
mon regard, un peu tristes comme ceux des êtres
qui connaissent bien la vie, une sympathie
pour moi
comme
d'instinct
j'en éprouvais
pour elle
d'instinct
. Tout à coup, je
n'étais plus aussi ri
i
dicul[e] avec mon
indécision, mes tergiversations, le manque
de clarté sur moi-même
pour savoir
et l'impossibilité de
saisir ce que je voulais
que faire
. Les grands yeux
quelqu[e] peu
voilés
désolés
de Ludmilla Pitoeff me disaient
qu'elle-même avait
connu pa[r]
r
eill
e
confusion,
chemin
embarras
, qu'au[c]
c
un
être
n'e[st]
à
jamais
[illis.]
assuré de ne pas
s'
y
retomber.
trouver.
L'affiche annonçait La
Mouette
de Tchekhov.
Je connaîssais Tchekhov
mais surtout
pour
ses nouvelles admirables,
la Steppe
par-dessus tout
particulièrement
. Par ailleurs,
je n'avais jamais entendu parler des
s
[flèche]?Pitoëff.
Était-le
ce
le
soir
ou en matinée ?
Je n'en suis
pas su
plus
pas
sûre,
,
quoiqu'il
me semble me souvenir de feuillage clair
s'agi
i
tant doucement [illis.]
mon
loin du beau
visage de l'affiche, mais peut-
ê
tre que
je confonds brui
i
ssement et couleur,
.
En tout cas, s'
c'
était heure de
spectacle quand je survins comme
amenée par la main à ce petit théâtre
accueillant. J'entrai. J'achetai mon
billet. Je m'assis parmi une foule
clai[r]
r
semée. Autant j'étais entrée
défiante au théâtre Dullin, autant
je me sentais ici à l'aise. Le
rideau s'écarta. Et je fus dans
le ravissement.
Cette femme, cette Ludmilla,
elle ne semblait pas être quelqu'un qui
jou[e]
e
un rôle sur s[cè]
cè
ne, qui interprète un
personnage,
.
e
E
lle
était
la
Mouette
elle-même
venue, sous nos yeux, subir la fatalité de
sa vie. Lui, Georges Pitoéff, avec sa voix
brisée, son masque usé, il était tout
si
i
mplement un homme russe, et même
de n'importe quel pays, un homme tout
court choisi comme au hasard dans
les rangs surpeuplés de
s
la monotonie
quotidienne. En fait, c'était le quotidien
qui prenait vie comme jamais ici,
s'animait, se revélant plus puissant
que le drame à grands éclats, car
infiniment plus près de nous sans doute.
Les mots qui l'exprimaient
n'étaient ni
gonflés ni
recherchés
outrés]
soufflés
, ils ne paraissaient
même pas recherchés, encore qu'ils dussent
l'être pour parvenir à un si juste accent
de l'usu
u
el. C'étaient les mots
,
on aurait
dit de la maison de chacun,
,
en un jour pareil
aux autres,
comme un autre,
entrecoupés de soupirs
[e]t de silences exactement comme dans
notre vie où un regard s'échappant par
la fenêtre, vers le lointain,
en dit
plus
plus
long
tout à
à
coup
que les dialogues
. Que
je trouvai beau
,
dès que
je
l'entendis
,
cet
ce ton du vrai, que ce fût dans la
vie ou au théâtre — mais peut-être
plus encore au théâtre qui nous apprend
à mieux regarder la vie percée à jour,
mise à nu sous nos yeux! Je sentais
exprimé comme je n'aurai su le faire moi-même
mon propre ennui, mon dépay[s]ement
presque constant où que je fuss
ss
e dans
le monde, cette ignorance où l'on est vis-à-vis
de soi-même,
le
tout baignant comme
en un léger brouillard de larmes,
non vraiment amères, plutôt presque
douces, malgré tout. Il m'en venait
d'ailleurs justement aux yeux. Elles
[pro]
pro
ve
e
naient, je suppose, de
l'étrange
bonheur qui nous possède
à
en
à
nous entendre dire si bien ce
que l'on
ce que l'on est.
est et qu'elle est la peine de voire.
[quelle]
A un moment, comme l'on
fait souvent lorsqu'on est ému
et cherche d'instinct autour de soi
un regard
avec lequel
échanger
partager
une
impression, je me tournai à demi
vers mon voisin,
un jeune homme
d'air un peu
a l'air un peu timide
.
Il avait également les yeux mouillés.
Nos regards se sont liés.
Nous
nous sommes
dit
murmuré,
ensemble
confié
ensemble
l'un à l'autre :
:
«Que
c'est beau ! » Et la joie qui nous
étouffait peut-être également l'un
et l'autre dans l'ombre et le silence a
paru maintenant nous libérer et
nous élever dans une sorte de lumière.
A plusieurs reprises, au cours
du spectacle,
nous nous sommes
encore
fait part
de notre sentiment, d'un
mot murmuré ou simplement
d'un regard.
.
— Ainsi est la vie de la plupart,
m'a-t-il dit, sans éclat,
sans bruit, sans beaucoup de
mots, s'exhalant plutôt à mi-voix.
C'est le grand mérite de Tchekhov d'avoir
donné vie à des êtres qui se détachent à
peine du grand ensemble des hommes.
A l'entracte, nous étions
sortions
sortis
et
avions fait quelques pas
[illis.]
ensemble sur le
trottoir, devant le théâtre. Et voici que
je sais
sans de
sans plus de doute possible.
,
que c'était l'après-midi,
la fin de l'après-midi,
car je revois tout à coup distinctement
l'arbre au bout de la courte rue dont j'ai
entendu si longtemps le bruissement dans
mon souvenir.
.
Mais toujours ces singuliers
trous dans ma mémoire ! Par exemple,
je ne revois guère le visage du jeune homme,
mais je l'entends très
,
bien
,
toujours à côté
de moi
,
qui parle d'une voix s'accordant
à nos pas un peu hésitants.
Il venait de quelque village de
l'Ardèche
poursuivre
poursuivre
à la Sorbonne des
études en Lettres. Il s'acclimatait mal
à Paris. Il s'y était senti absolument
seul jusqu'à
aujourd'hui
maintenant
où
,
dans
l'univers de Tchekhov il s'était reconnu
comme dans sa patrie.
Je lui parlai alors un peu de Saint-Boniface
et comment, si longtemps
là-bas,
, j'avais rêvé
de venir à Paris,
et maintenant je ne
savais plus pour quoi
ne sachant
plus maintenant du tout pourquoi,
et
m'ayant
à cause de
la
cela
prise en grippe.
— Cela arrive pourtant à tous
, me dit-il.
Une sonnerie éclata
,
nous rappelant
à nos places. La lumière s'éteignit. La
douce magie de [c]e qu'il y a pourtant
de plus quotidien
de nouveau
nous
enveloppa[flèche]
de nouveau
. Plusieurs fois encore, dans
l'ombre, nous nous sommes cherchés
des yeux, tantôt humides, tantôt
brillants d'une beauté perçue. Cet
étrange[illis.]
r
près de moi, pendant deux
heures et demi
,
me devint plus proche
que presque
tous les êtres que j'
eusse
avais
connus
jusque-là. Ai-je pour
lui aussi, dans sa solitude,
était
été
quelqu'un de miraculeusement
proche ?
[flèche]
Il y eut une autre courte interruption du spectacle pendant laquelle nous
[illis.]
avons
repris notre conversation
—
[illis.]
Comment se fait-il, ai-je
remarqué, qu'un[e] voix t
t
ri
i
ste au
fond comme celle de Tchekhov nous
devienne si consolante ?
— C'est qu'elle dit l[e]
a
vérité,
murmur[e]
a
-
t-il
[,] en réponse
, et la vérité, même
triste, m
ê
me dure, est toujours plus
consolante à entendre
que le
mirage ou le
mensonge
.
A la sortie,
nous avons fai
i
t
ensemble
quelques pas encore
ensemble
parmi une petite foule qui se
di
i
spersa vite.
Il me disait, la tête penchée vers
l'épaule :
— C'est ainsi que l'on devrait écrire,
ni plus haut ni plus bas. Tchekhov
a trouvé le juste ton de l'âme. Tous
[s]
s
es mots partent de l'é
é
l
é
ment sensible
[flèche] de l'être. Il y en
a
aucun qui soit
prétentieux. Aucun de faux.
— Y arriver ne doit pas être facile,
dis-je. Et comment se fait-il que
de dire vrai est ce qu'il y a de
plus difficile au monde ?
— C'est exact. On a tendance, tous,
quand on se met à écrire, à gonfler la vo[i]x,
à
faire
de l'éloge
de l'épate,
de
à de
e
venir
emprunté
. Le ton juste... il faut peut-etre
l'avoir cherché toute sa vie pour le trouver
à la toute fin...
A ce moment-là nos mains
s'élevèrent en un geste timide comme pour
si joindre peut-être.
Mais un passant
survenant
sur
r
vint
qui se fraya
un chemin entre nous, nous écartant
l'un de l'autre.
Après nous somme
Nous arrivions à
mon arrêt d'autobus
l'arr
ê
t de mon autobus
. Lui allait
continuer à pied vers sa « taule » non
loin. Lorsque je m'arrêtai, il hésita
un moment et parut sur le point de
me proposer quelque chose... peut-être
simplement de marcher encore avec
lui dans la nuit qui venait tout
e
en douceur, et je ne désirais rien
autant, mais il souleva son chapeau,
me souhaita bonne chance à Paris
et dans la vie... puis s'éloigna comme
à regret.
Parvenu un peu plus loin
Il s'arrêta pourtant un peu plus loin,
,
tourna la t
ê
te vers moi dont ce n'était
pas encore le tour de monter derrière les
autr[e]s dans l'autobus. Nos regards se
lièrent une dernière fois. Trop t
t
imi
de
sans doute pour revenir sur ses pas, il
m'adressa une sorte de salut de la
main auquel je répondis
par un
tout
geste
tout
aussi
timide geste
attristé
,
.
plein
Il se remit
en marche et disparut bientôt parmi
les autres humains.
Ainsi, me suis-je dit
bien des fois, au moment même de
leur frêle naissance, doivent s'éteindre
déjà des amours dont on ne saura
jamais ce qu'is auraient pu donner.
[flèche] On
eût dit que Tchekhov, en nous
rapprochant,
nous avait
jeté
jeté
le même
sort
sort
qui pèse sur
qu'à
tant de ses personnages,
perdus d'indécision,
velléitaires,
incapables d'aller franchement l'un
vers l'autre dans l'
é
lan qui les
libérerait.
Paris, pour un rien,
un jour
,
me bousculant
m'égratignant,
m'égratignant,
le lendemain, pour un rien aussi, parce que
la belle [illis.]
s
aison s'attardait, parce que l[e]
ciel était doux,
,
me fais[ai]
an
t patte
douce, je ne savais jamais où j'en étais
avec cette ville-
-
chat comme l'a si
Ionesco
X bien appelé I[o]
[o]
nesco. A l'heure où
ù
j'avais encore sur le coeur une rebuffade,
il me d[e]
é
sa[e]
r
mait par le sourie
re
édenté
d'une vieille
femme
en pantoufles
et
ou
le
vue
vue
de
tant
de fleurs
partout
expose
à l'étalage.
,
partout.
A l'heure où, at
t
tendr
r
ie, j'allais me
croire heureuse,
[ici],
j'attrapais une
de [flèche] ces
soudaines
remontrances comme savent
en
servir si bien
si bien en servir tant de
Parisiens.
Pourtant
jamais
je ne
pourrai
peux
oublier
que c'est à Paris que je reçus
la première révélation importante sur
moi-même et
qui ne
s'effacerait jam
jam
ais
devait jamais
tout à fait s'e
e
ffacer
de ma mémoire.
Il n'y avait pourtant
Rien ne m'y disposait ce jour-là. Je revenais,
sans joie, dans un autobus bondé,
.
C'était
l'heure de pointe. Accablé de fatigue, le
petit peuple de Paris se pressait en colonnes
lasse[s]
lasses
ou en petits paquets agglut
t
i
i
nés
par
leur commune lass
i
tude
à tous les
à presque tous les
arrêts.
J'avais suivi le conseil de ma pays
ys
e et
pris
,
[flèche]
à la machine distribu-trice
,
mon ticket de préséance — je ne sais
toujours pas
si
c'est priorité ou préseance
ce n'est
pas plutôt « priorité »
qu'il faut dire, mais
préséance me paraît si bien convenir
.
que je ne peux m'empêcher de le préférer[.]
Mon ticket à la main,
,
je m'étais aussit
ô
t
aperçue que je me trouvais du mauvais
côté d[e] la rue, mon autobus arri
i
vant
justement
à l'arrêt
opposé
en face
. Une foule
dense s'y débattait, chacun criant un
numéro en rép[o]nse au contrôleur qui
criait, de son côté, de la plateforme : numéro !
chaque fois que je voyais se reproduire
sous mes yeux cette scène invraisemblable,
le contrôleur appelé à jouer un rôle d'arbitre,
de justicier, d[e] sermonneur, les gens
excédés se départageant entre femmes
enceintes, invalides de guerre, femmes
accompagnées d[e] jeunes enfants, vieillards
sans soutiens et quelques indemnes,
j'étais ahurie
,
mais plongée aussi
dans une sorte d'admiration
que ce
fût[flèche]
1[flèche] tous les jours,
à cent endroits à la fois
cour
3
d[e] justice
à cent
tous les jours
à cent endroits à la fois
2
à Paris, [flèche]
sans que
pour faire avancer
faire pour autant
cela
avancer le service, bien sûr.
évidemment, f
î
t avancer le service
au détriment, il est vrai, du service
fût amelioré.
qui n en profitait guère
Sans songer plus loin, je bondis
à travers la rue pour me trouver
[illis.]
dans
le petite foule haras
s
sé
é
e[.] Le contrôleur
cria : « Soixante-huit... Y a-t-il
quelqu'un avant ? » A quoi une voix
faible tâ
â
chant de se faire entendre
d'un arrière, répondit : « Soixante-cinq. »
— « Soixante-cinq, » reprit le contrôleur.
Alors partit
ma
mon cri triomphalement,
sûre que j'étais pour un fois d'
é
tre
gagnante : « Dix-sept ! » — « Dix-
sept ! » s'exclama le contrôleur. Fai
i
tes
es
place — Msieur-Dame. Avancez, le
dix-sept. » La foule, impressionnée,
s'écarta pour me livrer passage comme
aux éclopés
et
aux jambes
-
de
-
bois.
.
J'avais droit à la dernière place
disponible, mais dans la foule debout
qui se tenait sur la plateforme. Le
contrôleur remit en place la cordelière
qui fermait l'ouverture arrière et
destinée, j'imagine, à nous empêcher
,
aux virages
,
.
de rouler dans la rue
.
aux virages
,
.
Intrigué tout à coup,
le contrôleur
il
tendit
la main
et me prit mon ticket. « Oh, ça, par exemple,
!
s'éc
'éc
ria-t-il, indigné
à s'en étouffer,
,
j'aurais dû m'en
douter ! » Et prenant les autres à témoin,
il leur
disait
dit
de moi
: « On se
croit malin. On va prendr[e] son
ticket de l'autre côté de la rue où
ù
il
n'y a pas un c
c
hat
,
puis [o]n vient se
mêler à la foule d'en face
ce
. C'est
j
j
ustice
,
ça
a
? demanda-t-il aux gens
qui me jetèrent un vague regard
désapprobateur
puis
pour
m'abondonner
[ent]
[vite]
aussitôt
aussitôt
à mon sort.
Alors
Il s'en prit
alors
à moi
directement
: « Vous meriteriez que l'on vous fasse descendre
,
la petite dame. Si
jamais vous recommencez,
,
ça n[e] se passera
pas aussi facilement, dite[s]
s
-vous l[e] bien. »
J'avais beau essayer de disparaître
parmi l'entassement humain, il me
repé
é
rait du regard [et] continuait : « On
commence par prendre un jour la place
d'une mère de famille pressée de rentrer
préparer le soupe, et demain ... » A ma
profonde surprise, comme je levais sur
lui un regard de supplication, il m'adressa
un clin d'oeil[,]
,
tout en poursuivant
et poursuivit
sur l[e] m
ê
me ton indigné : ..«et demain
la place d'un héros de la patrie... » D[os]
os
las, épaules emmêlées, regard absent,
les voyageurs ne faisaient pas plus de
cas de [s]
s
es remontrances que du
bourdonnement d'une mouche. Il
finit par s'en lasser lui-même et
eu[t]
l'air de partir
p[res]
res
que l[']
'
air de partir
en rêve
, un moment, comme il
apercevait un pan de ciel
loin
au
bout
en arrière de l'autobus.
Cette
Toute cette petite scène, depuis ma
traversée de la rue à l[e] cours[e],
,
qui avait
peut-être durée trois ou quatre minutes,
m'avait paru longue à n'en plus finir.
Elle m'avait laissée les nerfs en
boule. Peu à peu, pourtant, je me
sentais commence[r]
r
à m'apaiser,
au
roulement sans doute de l'autobus, et peut-être
gagnée
par contagion
à la somnolence de mes
voisins dont quelques-uns, on aurait
pu le croire, dormaient debout, les
yeux toujours ouverts,
mais
vid[é]
é
s de
vides
toute
de
pensé[e].
e.
Nous arrivions à la Place de
la Concorde. J'étirai le cou et
tâchai,
entre les épaules
entassées
,
e
t
les
têtes rapprochées,
d'en capter au moins un aperçu[.]
.
Cette noble place
m'était
devenue ce que Paris avait pour moi
de plus précieux. C'était un peu d[e]
ma plaine natale redonnée à mon
âme qui s'apercevait ici
s'en être
ennuyée
languie
terriblement
infiniment
. Son ampleur
au coeur de la ville resserrée
me
dilatait
m'était sujet d'aise toujours
.
.
.
[Je]
je
respirais
t
T
out à coup
à fond
. Peut-être
ce grand espace libre l'était-il d'autant
plus qu'il s[e]
e
trouvait cont[e]
e
nu entre
les oeu[v]
v
res d[e] pierres. Jamais je ne
l'avais traversée sans me mettre
à rêver d'y voir prendr[e] et tournoyer
une des
n[os]
tourmentes de neiges d[e]
mon pays. [E]
J
'imaginais combien
ici
il
serait beau
à
de
de
d'y
voir
ici
le déroulement
de l[a]
a
blanche fureur.
Entre des profils
resserrés,
serrés,
j'en saisis l'échappée merveilleuse[.]
.
Puis, l'autobus prenant un
virage
rapide où
nous ne fûmes
retenus
d'aller
de
nous
aller nous
f[r]
r
apper les
uns
[illis.]
[c]ontr[e]
les autres
que par la densit[é] de
notre groupe, j'eus une vision
fugitive du Jardin des Tuileries.
Si brève,
,
qu'elle eût été, elle elle m'avait
pourtant revélé le bassin autour duquel
jouaient des enfants, l'impeccable
alignement des marronier ma[.]
[flèche]-> Si brève
,
[illis.]
eût-ell[e] été,
elle m'avait
pourtant
révélé
le bassin autour duquel jouaient
des enfants, l'impeccable alignement
des marronniers à tête ronde et, tout
au fond de la longue perspective, un
ciel
f[r]
rouge flamme la prolongeant
indéfiniment, tout comme les
flamboyants couchers de soleil, au
fond de la ruelle, derrière notre maison
d[e] la rue Deschambault, lorsque
j'etais enfant, m'ouvraient un
passage qui me paraissait atteindre
à la limite du monde.
Je fus même
[illis.]
touchée
atteinte
au visage
par un de
ces
rayons
ardents
incandescent
s
du
lointain horizon.
Si vive fut
m
M
on
émotion[flèche]
fut si vive
que
je me tournai de tous
côtés pour en retrouver des reflets
sur les visages qui m'entouraient,
oubliant qu'un instant auparavant[flèche]->
j'avais été comme
parmi eux comme
[flèche|
une pestiférée.
parmi des ennemis.
entre des ennemis
parmi ces pauvres
gens
. Je ne vis aut
t
our
d[e] moi que mi
i
nes lasses, mornes,
,
absorbées dans
penchées sur un journal
ou absorbées par d[u] [s] un
absorbées par
les nouvelle[s]
s
d'un journal ou quelque
souci. Personn[e] que moi n'avait
apparemment entrevu la glorieuse
enfilade embrasée par
le feu d'un ciel surgi
[illis.]eureux
des temps bienheureux.
le ciel
rouge de
l'Ouest.
J'eus le curieux sentiment suggérant
que Paris
, en ce moment,
s'était mieux livre à moi, l'etrangère
, en ce moment,
j'avais été parmi eux comme une pestiférée.
Je ne
vis
autour de moi
que mines lasses
et
mornes, absorbées par des soucis ou les
mauvaises nouvelles d'un journal déployé.
.
Personne que moi n'avait apparemment
entrevu la glorieuse enfilade
au moment
de son
mystérieux
embrasement.
J'eus l[e]
curieux
sentiment
que c'était à moi
,
l'étrangère
d
e
coeur avide,
que la ville
s'était
, pendant ce
moment
, s'était
livrée
plutôt qu'à ses
habitants au regard usé. Et je restai
sans savoir que faire de mon emerveillement.
Combien de fois
devait-il
m'en
venir
viendrait-il
encore
, d'inutile si l'on peut dire, avant
que je n'apprenn[e|
le moyen [à]
de
le faire
voir à d'
ressentir
passer
à
en
d'autres !
êtres !
Ce que je ne peux oublier c'est que ce fut très
certainement le beau Jardin de Paris,
,
illuminé
comme par un soleil
venu
droit de mes Prairies,
qui illuminé
a
[flèche]
[illis.] peut-être [illis.]
[flèche]
en moi même
dans mon coeur
pour moi
, ce jour-là,
le don du re
e
gard, que je
ne
me connaissais
pas encore
vraiment
véritablement
,
en [illis.]
et l'infinie nostalgie
[où] j'étais
de savoir
un jour en faire quelque chose.
Après ma mésaventure chez Dullin, que j'aie pu encore
me croire faite pour le théâtre et
tenter
de c[e] coté
en ce sens
d'autres
démarches, je n'arrive pas à le croire. Il faut que j'aie
eu l'entendement bien dur. Ou alors j'obeissais
à un [o]
o
bscur commandement de m[e] fermer les
portes de ce côté, m'obligeant à trouver enfin
[Qu][illis.] [qu][illis.]
la bonne direction. Quoi qu'il en soit, peu après
ma me[r]
r
v
mon enivrante matinée de Tchékhov,
j'écrivis à Ludmilla Pitoëff une longue
lettre un peu folle comme celles que
je reçois assez souvent aujourd'hui de
jeunes
gens
désemparés qui ne savent pas trop
ce qu'ils attendent d'eux-mêmes et de la
vie. J'y jetai pêle-mêle ma naïve
admiration pour son talent, le sentiment
de mon propre désarroi, l'incertitude
qui m'habitait,
enfin mon appel
enfin une sorte d'appel
au
secours[,]
[.]
[et]
[s]
S
ans doute l'[e]
e
ffort
d[é]
é
ployé dut me guérir pour toujours
d'en
appeler à un etranger pour me guérir
de ce genre de lettres,
[flèche] car je ne me rappelle pas avoir
écrit de nouveau à un
jamais
ensuite
jamais écrit à un étranger pour en
recevoir mon salut.
Ma lettre faite, tellement je craignais, je
suppose, si je m'accordais un moment de
réflexion,
de la
mettre en miette[s], déchirer
mettre en pièces
, je courus
la porter
moi-même
au théâtre[.]
,
la laissant
aux mains de la caissière. Celle-ci m'ayant
demandé si je voulais attendre un réponse[,]
,
madame Pitoëff se trouvant justement sur
les lieux,
,
je fis désesp[r]
é
rement signe
que non et m'enfuis presque
aussi vite
au fond
que de chez Dullin
. Qu'est-ce
que je craignais donc le plus ? Un refus ? Une
invitation ?
Maintenant que je me comprends un
peu mieux
,
qui je ne me comprenais
qu'
alors,
je crois
crois
apercevoir
que j'espérais
plutôt un refus — ou le silence — qui
m'aurait mis
e
à l'abri d[e] tout autre
tentative du genre, m'assurant que
j'avais tent[é] tout ce qui était possible et
que, si j'échouais, ce n'était pas de
mon fait
mais
celui
à cause
de
circonstances
adverses. En somme, pour décider de
mon sort,
je m'en remettais
au
destin,
à la fatalité
, faiblesse de
ma nature qui a reparu trop souvent
au cours de ma vie.
Ma lettre déposée et moi-même
re
partie à la course[,]
,
j
j
'avais erré, cette
fois encore, à droite,
et
à gauche,
,
,
toujours
plongée dans cette incertitude qui
me torturait
,
les ner[fs.]
fs.
pour aboutir,
c
C
omme
tant de fois déjà,
[j'aboutis]
j'aboutis
au Jardin du
Luxembourg, non loin d'ailleurs de
ma pension,
.
où
a
A
bout de fatigue,
je
m'asseyais
m'y asseyais souvent
enfant parmi les vieilles
X
aboutis
que je voyais aussi jour après jou[r]
absorbés à
lancer sur l'eau du bassin
[flèche] tricoteuses occupant jour après jour
les mêmes chaises
,
,
et les enfantsX
occupés
absordés
que je voyais aussi jour après jour
aussi
jour après jour p[ar]
ar
le
même jeu
à laisser
par
par
le jeu
de laisser filer
lancer
sur l'eau du bassin
leurs frêles bâteaux de papier[.]
.
Cette halte
de tranquilité[,]
,
de placidité,
au coeur d[e] la vill[e] si nerveuse
,
me
calmait presque toujours. Mais cette
fois il n'y eut rien pour m'
'
apai
i
ser.
Quand
Dès [que]
que
je mis le pied dans l'appart[e]-
ment,
,
madame Jouve
se pr
é
cipita
vers
m[a]
à
ma
ma
rencontre,
toute surexcitée
:
— Mais où étiez-vous? On vous
cherche depuis des heures. La secrétaire
particulière de
madame Pitoëff
vous
a
appelé deux fois. Ell[e] a fini par transmettre
l[e] message que jai griffonné ici
,
tiens
sur un bout d papier... Demain, à l'heure
de l[a]
a
répetition, vous devez vous présenter
au th
é
â
tr[e].
e.
Madam[e] Pitoëff vous recevra.
.
Etait
s
-je contente ? Inquiète ? Je ne
sais plus trop.
Le lendemain, j'arriv[e]
ai
au théâtre de[s]
s
Pitoëff dans une bien curieuse disposition,
éblouie par le fait que madame
Ludmilla voulait bien m[e] recevoir,
,
par
ailleurs tourmentée à l'idée de
ce qu
e
'il
me
[illis.]
fa
[u]drait bien
trouver
me résoudre
à lui
raconter
avouer.
Elle était en pleine répétition de
[les]
la
Sauvage
d'Anouil
[h]
, auteur qu'elle joua
beaucoup aussi, je crois. [L]
D
ès qu'[o]n lui
eut fait savoir qu[e]
e
j'étais là, elle
interrompit la répetition — on en ét[a]
a
it encore
qu'à la lecture — de[s]
s
cendit du plateau
et vint me rejoindre qui m'
é
tais assi
i
se
au milieu
du the
d[e] la salle vide.
Elle prit l[e] si
è
ge voisin en me souriant.
Dans la pénombre je vis son visage
délicat et menu scruter le mien[.]
[.]
Ma lettre, me dit-elle, l'avait fort émue.
[illis.]
Elle
avait aussi touché Georges. Tou[s]
s
deux,
,
en la relisant la veille
,
s'étaient
sentis pris d'amitié pour ces petits colonies
d[e] langue française, au fond du lointain
Canada, où l'on se dé
é
battait encore si
fort pour ne pas laisser mourir le lien
fragile les unissant quelque peu avec la France[.]
.
Ils étaient donc
tou
disposés à m'aider, à
me guider si je le dé
é
sirais, mais ils ne
prenaient pas d'élèves. Cependant, ils étaient
prêts à me permettre d'assister autant
que je le
[s]
voudrais aux répétitions,
m'in[i]
i
ti
i
ant ainsi du moins, peu à peu,
à la manière de monter un[e] pièce de
théâtre.
Était-
Cela
m[e] serait-il
quelque peu utile .
?
Est-ce qu je pensais
en tirer du profit ?
Je demeurai silencieuse un long
moment
Il y eut
un silence
un peu
embarrassé
de ma part. Madame Pitoëff me
demanda
demanda alors ce que je voulais au juste.
Au juste ! Là était bien le
tourment. Plus j'allais
,
moins il me semblait
le savoir. Mê
ê
me au moment où avec
tout de bonté Madame Ludmilla
m'avait fait une offre ra
a
r
r
e dans le
milieu, j'avais été terrassée par la
souffrance de ne pas encore voir
si je devais oui ou non l'accepter.
Elle dut voir sur mon visage dans
l'ombre une peu de cette peine si dure
que l'on éprouve à ne voir s'ouvrir
aucune route devant soi — alorsqu'on
est si courageux quand on l'aperçoit,
même si elle s[e] révèle ardue — car elle
tendit la main vers la mienne qu'elle
serra doucement dans un mouvement de
sympathie —
.
— Pauvre enfant ! Bien sûr que
vous ne le savez pas ! Et comment le
pourriez-vous, tout juste arrivee
d[e] votre lointain Saint-Boniface pour
tomber dans Paris bouillonnant !
Moi-même, je m'y suis sentie si
longtemps perdue. Perdue... perdue... perdue...
murmura-t-elle
dans une sorte d[e]
plaintivent
plaintivement
chagrin
comme si jamais elle n'en
oublierait
l'heure
l'horreur
. Et même encore, maintenant
si ce n'était de Georges, des enfants !...
Elle rêva un moment, je pense,
à [illis.]
de
dures traverses, mais f
f
anch
ch
i
i
es
s
à
d'eux
deux
e
e
n s'épaulant l'un
à
l'autre. Puis revint
à sa proposition :
— Venez toujours, en attendant, aux
répétitions. Elles peuvent vous ai
i
der
à mieux cerner ce que vous voulez sans
le savoir encore.
Essayez
Croyez-moi,
vous verrez votre route s'éclairer petit à
petit [dev]
dev
ant vous.
Dans
cet
espoir qu
e
'
elle m'avait quelque
peu communiquée de voir enfin une
route s'éclairer devant moi, je vins
aux répétitions... huit, dix, douze fois,
je ne sais plus trop.
.
J'y fus assidue
les premiers jours en tout cas.
Je m'asseyais toujours à peu près à la
même place au milieu de la
a
salle vide. Je
voyais les acteurs aller et venir
sur
la scène
,
.
Ils en étaient encor
tout en
lisant
dans un petit cahier qu
e
chacun
avait à la main, les répliques [é]
e
t sans
doute les mouvements à exécuter. De
e
en temp
temps, j'entendais Georges reprendr[e] Ludmilla. « Non, mon petit, pas ainsi. Ecoute, il faut
te pénétrer davantage du personnage... »
J'avais beau faire effort pour tout suivre
et m'y intéresser, la tristesse me
gagnait. La tristess
e
que m'a
toujours inspirée une salle de théâtre
presque déserte
,
alors que les acteurs en
costumes de ville vont à tâlons à la
recherche des personnages et
qu'apparaissent au grand jour les
ficelles, les rouages, tout[e] la mécanique
impitoyable de la pièce.
Pourtant jamais
un brouillon
d'écriture
même très
gauche
gauche
que
j'écrirais un peu plus tard m'apporterait
ce même sentiment d'effrayable
tristesse — peut-être parce que
,
au
fond
,
il y a tellement moins de mécanique
dans la narration qu'au théâtre,
ou
alors
c'est
que
cette mécanique est d'une
autre nature, beaucoup plus subtile,
passant comme inaperçue. Ce qui
m'accablait surtout, c'était de
constater combien l'envers pour ainsi
dire de ce qui
m'avait paru grisant et
convaincant
se revélait plein d'astuce. Je me
disais que même Tchekhov, demonté
ainsi, vu au ralenti, pourrait bien
m'être moins cher, et j'en éprouvais
de l'épouvante.
Un jour, je manquai la
répétition puis le surlendemain encore,
pour aller m'asseoir plutôt auprès
de mes vieilles tri
i
coteuses du
Luxembourg,
que j'écoutais
causer
avec grand soulagement causer
entre
elles
de choses
simples et
quotidiennes,
Plus je fréquentais le théâtre, et
plus m'attirait la simpl[e] vie
banale des gens et leur langage si plein
de riches trouvailles
toutes palpitantes
pour dire leur
de
r
é
alité.
Sans trop m'en
rendre compte, je me rapprochais de ce qui allait
être ma véritable, ma seule école.
Je manquai
une autre répétition
.
encore
.
Ensuite, j'eue
s
honte de me retrouver devant
Ludmilla. je sortais aux mêmes heures pour
faire croire que
j'allais toujours à mes
répétitions et
aller au-devant
[illis.]
me soustraire aux
des
r[e]
e
proches
de madame Jouve. Mais c'était pour
me remettre à
errer sans but à
travers la ville. Sans but ? Peut-être
pas tout à fait,
puisque, sans
m'en
le
vouloir, je devenais
l'avoir
décidé
mais de mieux en mieux
je
prêtais l'oreille
partout,
de porte en porte
, de
chaise en chaise,
,
aux voix qui racontent
la vie
.
Mais je ne voyais toujours
pas ma route
au
devant moi s'éclairer.
L'automne avait été radieux à
Paris. Du moins, j'avais eu cela : un
temps doux, un ciel tendre, des
rayons
de soleil tiède me
re[illis.]
tenant
suivan
t là où
compagnie.
j'allais.
Mon petit tailleur beige avec
la cape
en pareil lainage
qui l'accompagnait t
lorsqu'il faisait un
peu
appareillée, en
doux lainage
, que je jetais sur mes épaules aux
heures
plus fraîches, avaient suffi jusque-là
pour mes trottes de jour et du soir. Mais
voici qu'à la fin d'octobre le temps se
mit au froid, et je descendis au
sous-sol chercher dans ma malle
mon
léger
et court
manteau
manteau trois-quart
de
fourrure
,
un trois-quart en
en
lapin
,
traité
[illis.] l'air
à
avo
ir
prendre
avoir
un
l'
air
à
[illis.]
prendre allure
de
la
l[illis.]
ou
tre.
Me rappelant les
ennuis de minuterie éprouvés
à ma première descente sous terre,
j'avai
i
s [a]
e
mprun[re]
té
à madame Jouve
une lampe de poche.
Il peut paraître
étrange
qu'ayant que
, ayant été
que,
,
ma malle abandonnée avec
tant d'inquiétude seule en son
cachot, j'aie ensuite pu laisser
passer six semaines
sans venir
m'a
ssurer qu
'
au moins
m'assurer
qu'elle était toujours là. Mais
c'est ainsi,
.
l
L
a nécessité d
[e]
'
apprendre
à me débrouiller à Paris, l'incertitude
où j'etais toujours quant au choix
de mes études, le cruel sentiment me
venant souvent que
je n'avais pas
aucun
de
talent et m'étais
moi-même
profondément
leurrée en
[illis.]
espé
é
rant une vie agrandie, m'avaient
dominée
jusqu
possédée jusqu'à
me soustraire à
tous
d
'autres tracas,
.
me
faisant oublier ma malle en danger
.
J'allais le long du corridor de
terre battue, le feu de ma lampe
n'éclairant qu'à faible distance
devant moi. Cette fois
,
c
e
'
était
le silence de ces caves qui m'atteigni
i
t
le plus, esn
si
compl
l
et que je m'entendais
respirer. J'arrivai devant la case
de rangement de madame Jouve. Aussitôt
me sauta aux yeux la catastrophe : le
cadenas à demi arrochée, la porte
en grillage grand
d
e
ouverte. Et, à
l'intérieur, rien ! Je reculai. Je
m'asurai que j'étais bien parvenue au
bon numéro. Pas de doute possible !
Ma malle m'avait et bien été volée.
Je remontai précipitamment, relan
ç
ai
madame Jouve au milieu d'un[e] leçon
de français peut-être
re
, et lui apprit la
nouvell sur un ton surexcité que tous
dans
s
l'appartement auraient pu entendre.
Ell[e] m'attira à l'écart,
,
me priant de
parler bas
s
afin de ne pas inquiéter
d'autres pensionnaires,
qui a
de
tâcher d[e] me calmer,
mais
alla elle alla
mais elle alla
néanmoins
t
t
out
t
de même
prendre son manteau
pour m'accompagner aussitôt au
commissariat de police.
Et nous voici roulant dans
l'autobus, madame Jouve me redemandant
encore et encore : « Vous êtes bien sûre
au moins d'avoir trouvé la porte ouverte ?
Que c'est votr[e] mall[e] qui a di
i
sparu ? »
L'agent qui nous reçut, après avoir
entendu madame Jouve
,
lui exposé
er
l'objet de notre visite, me tendit une
très longue feuille de papier,
une plume
à l'ancienne,
et
m'invita
à m'asseoir
à une longue table nue et me signifia :
— Mademoiselle, inscrivez sur ce
papier la liste entière des objets contenus
dans la malle que vous déclarez vous
avoir été volée.
— La liste de tout ce qu'il y avait
dans ma malle ! m'écriai-je dans
le désarroi l
e
plus
s
grand. Mais c'est
impossible ! ça me prendrait des heures
et des heures rien que pour
tâcher
de
me souvenir de
m'en souvenir.
— En autant qu[e] possible
, me
rappela-t-il à l'ordre sé
é
vèrement.
Je m'assis, comme le
e
s suspects
à
l'interrogation
l'interrogatoire
,
,
sous une
mauvaise
faible
ampoule nue qui pendait du
plafond au haut de son fil.]] A
cette longue table d'accusés
s
avec
une mauvaise plume griffant
e
le
papier, je me pris à écrire : un
la
manteau
mateau
en lapin teint brun doré,
un tailleur bleu marine à boutons
argent
és
, deux paires de souliers, des
bruns, des bleus pour accompagner
r
le costume bleu marine,
.
..
a
A
u fur
et à mesure que s'allongeait ma
liste, je sentais me gagner une
tristesse cette fois presque sans
fond. Elle provenait moins, je
pense, du vol de mes
effets
vêtements
que de
les voir
décrits
réduits
impitoyablement,
sur cette feuille de papier, et réduits,
eux que j'avais cru,
avenants
il
il
n'y avait pas deux mais, avenants,
seyants,
trop
chers pour mes moyens
Mais propres à me donner du
courage quand
je
serais à Paris,
, [illis.]
vêtements de de les voir maintenant
sous
leur vrai jour
[flèche]
[flèche]
Elle
Elle provenait moins malgré tout, je pense, du
vol de mes vêtements que de les découvrir
tout à coup, eux que j'avais payer chers
[illis.] à [illis.]
pour mes moyens,
de
petits effets de pauvre,
sans grande voleur, quoi qu'ils fussent
tant ce que j'avais possédé.
[illis.]
Pendant que je continuais à écrire, une
sorte de querelle avait pris entre l'agent et madame
Jouve, celui-ci s'étant mis à écrire de son
côté les réponses qu'elle faisait à ses questions.
Il en était
arrivé
à mon adresse
et, madame
[illis.]
Jouve
ayaya
ayant répondu : chez moi, au
numéro...
— Donc, conclut l'agent, je vous inscris
comme logeuse.
— [M]
M
ais pas du tout, protesta madame Jouve. Je
ne suis pas logeuse.
D'abord je ne prêtai pas tellement attention
à l'argument. Je venais de me souvenir d'un
petit col très fin en satin ivoire pâle que
je m'étais acheté pour parer une robe sombre,
un jour
peut-être
que je m'étais
senti
le
besoin de commettre une extravagance
pour me remonter le moral. Je l'avais payé
[illis.]
cher, et maman, tout de suite, en l'examinant,
en avait été convaincue et
m'avait
demandé d'un ton presque fâché : «Combien
[illis.] Combie
as-tu payé cela ? Cher, j'en suis sûre.[»]
»
Je n'osais
le lui avouer, honteuse de m'être montrée dépensière
alors qu'ell[e] avait tant de difficultés à faire marcher la
maison. Elle insistait : « Combien ? »
Enfin, j'avais dit, rabattant un peu le pr
r
ix :
trois dollars. Maman
en etat
en était devenue
pâle :
«
Trois dollars ! Alors que j'aurais pu t'en
faire un aussi beau pour moins d[e] la moitié du prix ! »
un peu sur le prix : trois dollars.
Maman en était devenue pâle. « Trois
dollars pour un simple petit c[o]l que
j'aurais pu te coudre moi-même,
alors que... alors que... »
[flèche] Le
pauvre
reproche
oche
ancien
oublié puis
que
j'ai
je venais de retrouver
retrouvé si vivant tout à coup
loge da
ns ma
[fixé dans]
vie
dans ma
mémoire
,
me tenait,
,
la plume levée,
,
à
regarder
fixer
au loin u
u
n jour
malheureux
que j'aurais
voulu effacer
de ma vie, lorsque je
saisis que l'agent et madame Jouve
se disputaient toujours.
— Vous logez des gens, et vous n'etes
pas logeuse
?
— C'est-à-dire...
Je levai la tête. Madame Jouve
était à ce point hostile à l'expression
qu'elle nous priait de bien recommander
à nos correspondants de
faire porter sur
l'enveloppe
l'enveloppe
les lettres
qui nous
etait adressée chez
é
é
taient adressées
chez elle
à la pension
la mention :
:
chez madame
Jouve.
Je l'entendis
se
débattre
dé
é
fendre
avec énergie
:
— Non, monsieur, je ne suis pas logeuse.
— Pourtant, vous venez de me dire que
mademoiselle loge chez
vous
s
. Y
loge-t-elle ou n'y loge-t-elle pas ?
— En un sens, si vous voulez, consent
i
t
madame Jouve. Mais je ne suis pas logeuse.
Je m'occupe de ces jeunes filles. Je les
dirige dans leurs études....
— Et vous allez me dire que
vous faites tout cela gratuitement.
Au milieu de
ma propre détresse
m[illis.]
ma propre agitation
, j'eus
presque pitié
alors
de madame Jouve
qui
se débattait encore de toutes ses forces
pour que n'apparaisse pas contre elle à
titre d'occupation, le terme abhoré ! Et
je la comprenais. Elle était fière. Elle
gagnait courageusement sa vie eu
donnant beaucoup d'elle-même, et
c'était vrai qu'elle était pour nous
[e]
i
nfiniment plus qu'une simple logeuse,
Mais elle etait prise, comme je l'avais
été tant de fois, dans l'impitoyable logique
des Français.
— Bien sûr que
ces
mes jeunes filles
me donnent quelque chose pour la table,
pour le loyer, mais ma fonction n'est
pas tellement de les
s
loger que de...
— Mademoiselle, s'adresse-t-il alors
à moi
,
logez-vous chez madame Jouve ?
— J'habite chez madame Jouve.
— Comme chez votre tante, pour rien ?
— Pas pour rien... rien... rien...
— Donc vous payez pension,
,
vous logez
chez madame Jouve, et elle est votre
logeuse, il n'y a pas en sortir. Qu'est-ce que
vous êtes donc
?
lui demande-t-il à
elle, sinon une logeuse.
?
— Ah, mon Dieu,
!
fit-elle avec une
sorte d'amertume en sourdine,
,
vous
pourr
i
ez mettre professeur au lycée, ti
i
tulaire
de la chaire de français à l'université de...
Mais elle se tut, trop blessés
pour
préciser davantage
en dire plus.
— Mettez donc logeuse, monsieur, si
vous ne comprenez pas mieux.
C
La
question n'est pas de savoir ce que
vous avez été,
ou
pourriez ê
ê
tre, mes
es
excuses, madame, mais
s
d
'i
nscrire
votre occupation actuell
e
.
Je les laissai à leur dispute
qui paraissait
toujours vouloir
ne
vouloir
pas
jamais
devoir
cesser
,
rebondir
et me remis à mon inventaire.
Je n'étais plus sûre
tout à coup
à
présent
d'avoir pris avec moi le col d'ivoire
pâle. Je l'avais peut-être oulbié
ou laissé malgré tout à la maison.
A la maison ? C'est-à-dire quelque
part en arrière de moi.
.
Mais
subitement
je pensai à
quelque
objet
à
mes médailles,
elles, toutes
apportées
elles
toutes
dans ma malle.
Aussitôt s'aboli
i
rent les
cloisins,
et
le temps,
.
le présent
. J'étais
bien loin de Paris. Le voyage
n'avait pas eu lieu. J'
'
é
tais encore
saine et sauve à Saint-Boniface.
Dieu merci,
j
J
e n'avais pas encore
causé de grand chagrin à personne.
[flèche]
[illis.]
C'etait même des mois avant mon départ, mais j'avais reçu ma malle
lle
longtemps d'avance, et j'en etais si contente que je ne pouvais me retenir d'y ranger déjà de mes effets.
[flèche]
Je préparais ma malle, assez longtemps
d'avance.
Maman,
,
un peu
à
à
la cachette,
devait aller voir de temps
à
autre
ce qui j'y mettais. Et voici qu'elle
survenait devant moi, tout
e
agitée,
l'index lev
é
vers moi
en accusation,
— Tu vas apporter tes medailles
là-bas ! Pourquoi faire ? Qu'est-ce
que peuvent te donner tes médailles
à Paris ? Tu te les fera[s]
s
voler
-
Moi,
j
J
e tenais t
ê
te.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Je ne pouvais évidemment lui avouer le
calcul qui m'était venu à l'esprit :
:
des
médailles
étant
c'était
de l'or,
et,
s'il m'arrivait
de tomber, à Paris, dans une grande misère,
je pourrais toujours les vendre et en
obtenir de quoi vivre pendant quelque temps...
en attendant...
Elle était
donc
revenue
cent fois à la charge :
—
Laisse-moi au moins tes médailles
Laisse les moi pour
que j'en prene
ne
soin
!
Moi,
tout aussi obstinée, refusait
s
ou ne pouva
de chercher à comprendre pourquoi
elle tenait tellement à les garder.
— Qu'est-ce que ç
ç
a peut te donner ?
Et voici qu'à l'autre bout du monde,
je tenais enfin la réponse à ma sotte question
et n'en revenais pas d'avoir été si obtuse.
Car
, les médailles perdues, c'était
[illis.]
perdue la
la
récompense
de maman
perdue
et perdue aussi
,
en quelque sorte
,
la brillante joie que j'avais été dans sa vie.
En oubl
Oubliant
tout à coup où je
me trouvais, je gemis à voix haute :
:
—
[ah]
p
P
ourquoi aussi n'ai-je pas laissé
mes médailles !
Aussitôt cessa la dispute entre l'agent
et madame Jouve. Consternés tous deux,
,
ils me regardaient avec une expression de
vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah, mon
pauvre petit
, me plaignit madame Jouve
de tout son coeur.
médaille encor ? Où donc avais-je
en le coeur alors qu'elle me priait
tant de le
s
lui laisser ? Peut-être
simplement, au reste, pour les
sortir de leur écrin et les regarder
de temps à autre, afin d'etre encore
un peu consolée.
Sans plus me rendre compte où
j'étais, je pris entre mes mains
mon visage et gémis à voix haute :
—
Ah
, p
P
ourquoi aussi avoir
pris
apporté
mes médailles !
Si j
s
eulement je les
avais laissés
.
Aussitôt s'arrêta net la dispute
entre l'agent et madame Jouve. Tous
deux, conternés, me regardaient dans
une vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah mon
pauvre petit !
me plaignit madame Jouve
de tout son coeur.
[flèche] L'agent, pour sa part, devenu comme
un bon père me
de
famille,
me considérait
,
,
,
des
avec
des
de [illis.]
yeux pleins de chagrin
avec une sorte d'amitié attristée
.
Peut-être
avait-il une fille ayant obtenu
des médailles
qui
faisaient
faisait
aussi sa
fierté...
peut-être...
Il me ques
s
tionna
sur
un ton de
avec une sorte d'affectueuse
[illis.] de
sollicitud[e] :
p
resque
familère :
— Des médailles comm
e
qui dirait
d'excellence, d
e
bonne conduite ?...
— Oui, et d'his
s
toire, de littérature
et aussi de français...
[illis.] ma pauvre.
— De [F]
f
rançais dans un pays tout
anglais ! Voyez-vous ça ! Il faut que
? mademoiselle aie été forte !
Madame Jouve
en remit
alors
encore
avec une fierté de moi qui me plongea plus avant
dans le chagrin, accablée comm[e] je l'étais déjà par
les reproches que je m'adressais.
— Mademoiselle, dit-elle, est restée fidèle,
en lointaine Amérique, à la langue de France
avec une constance qui devrait faire notre
admiration.
L'agent s'approcha. Il me posa la main
sur l'épaule.
— On va vous les retrouver vos médailles
mademoiselle. Que j'attrape seulement celui
qui vous les a dérobées et il va lui en cuire !
Le plus fantastique de cette histoire
,
c'est
qu'il allait en effet mettre la main au
collet du voleur — un enfant de quinze
ans
—
qui, se voyant sur le point d'être pris, en était
à chercher à se débarrasser des médailles
en les jetant par un grille d'égout.
Ainsi
elles rejoindraient
donc
les folles
visions d'aventures souterraines que
m'avaient représentées mes rêves de ma
première nuit à Paris,
et qui
rêves qu'avaie
t
rêves
peut-être en partie [illis.]
s
usci
i
té
té
s
par
l
l
'abondon de
ma mall[e]
au fond de son cachot.
L'épilogue, toutefois, je ne l
l
'apprendrais
qu'un an plus tard quand, de retour de
Londres, je repasserais par Paris.
Ayant réfléchi à cette affaire, il m vint à l'esprit que
ma malle n'avait pu être sortie de l'immeuble sans que le
gardien en eût eu connaissance. De jo
jo
ur, lorsque la grille était
ouverte, il ne la quittait pas de l'oeil, posté dans sa guérite tout à côté.
La nuit il en commandait l'ouverture, de sa loge.
Je m'en fus
malgré tout
donc
lui demander
si on aurait pas pu la sortir sans
qu'il la vi
î
t
s'il n'avait pas vu quelqu'un
sortie ma malle de l'enceinte.
Ayant réfléch
[illis.]
quelques jours
à propos
à cette
de
ce vol, j'en
étais venue
vins
à
une conclusion que je tins à me
faire corroborer par le gardien de
l'immeuble. De jour, lorque la
grille
était
ouverte, il ne la quittait pas de
l'oeil,
,
de
posté dans
[illis.]
sa
guérite tout à côté ;
et
la
nuit,
il
en commandait l'ouverture,
de sa loge.
Je lui demandai si on
Était-il donc possible
s'il était
[illis.]
aurait pu
lui demandai-je,
qu'on eût pu
sortir ma malle sans qu'il
en eût
eu
connaissance.
?
[flèche]
— Votre belle malle d'Amérique !
Jamais de la vie ! Pe[illis.]
nsez
si je l'aurais
reconnue ! Il n'y
en
a pas une seule autr
pareill[e]
dans tout le quartier. Elle n[e] peut pas
être sortie d'ici,
,
mademoiselle.
C'etait donc comme
j'en avais
je l'avais
conclu
pensé
de
e
puis que
j'avais décidé de faire
ma propre enqu
ê
te.
Ma malle ne pouvait
pas
avoir quitté l'enceinte
.
J'empruntai
sa [n]
la
mpe à madame Jouve et descendis
au sous-sol. Cent pi[e]
e
ds plus loin
peut-être que notre propre case de
rangement, dans une autre case
à la
porte
presque arra
battante
, je découvris
ma malle jetée par t
t
erre, la serrure brisée,
.
l
L
es tiroirs
en étaient
ouverts,
e
t
mes effets
éparpillés sur le sol.
Ils y etaient
d'ailleurs
presque
t
t
ous,
,
hors mes médailles
et le petit coffret à bijoux me
venant de Fernand. Cette perte m'affligea
,
d'une manière,
presque autant
que
celle d mes medailles. Je remontai,
quelque peu consolée
un peu consolée d'avoir
retrouvé
e
mon manteau d fourrure et
quelques autres vêtements dont j'avais un
le
plus
pressant besion, et aussi contente sans
doute
d'avoir été plus
vive dans mes
expéditive
déductions que
et plus
que
la police de Paris
— ce qui
n'était pas difficile dans le cas de petits
vols comme celui-ci.
Madame Jouve toutefois se montra
inqui
è
te de mes dons de limier. Elle
croyait savoir que, ayant signé une plainte
au commissariat,
,
je n'avais pas le droit
de rentrer en possession de
s
mes p
o
bjets
par moi-même retrouvés. Je rouspétai mais
je
dus be[l]
l
et bien retourner au
commissariat
et
y
biffer
de ma
liste si patiemment
dressée
tout, au fond,
sauf,
;
item
:
médailles en or
; et item :
et item : coffret à bijoux.
Ainsi ce pauvre petit coffret allait
atteindre à une sorte d'immortalité; car,
en autant que je sache, il est toujours
inscrit sur quelque fiche
de la Police de
Paris,
,
à moins qu'après un certain
nombre d'années, on y détruise tout ce
qui reste en souffrance
.
J me fis d'ailleurs
reproche
r
vivement
par
un autre agent que le «mien»,
l'agent [illis.]
en
service
ce jour-là d'avoir repris possession
de mes affaires sans autorisation de
la police, ce qui était passible d'un
n
e
amende, et surtout, je pense,
d'avoir
de l'avoir
devancé
e
la police
dans mon enquete
sous terre. Etais-je devenue indifférente ?
Ou trop
préoccupée
atteinte
par mes propree
s
reproches
?
que je m'adressais moi-même ?
Les reprimandes de l'agent
ce jour-là
ne
m'affectèrent
pas beaucoup
guère
m'atteignirent
guère. De jour
C
L
es réprimandes,
en tout cas,
[illis.], en tout cas, ne
ne m'atteignirent
ent pas.
pas tellement
guère
pas
.
De jour en jour je me sentais
[flèche]
firent [illis.]
glisser dans un état
d'ab
de
mélancolie
insurmontable.
Les réprimandes de l'agent en tout cas ne me firent guère mal. Je glissais, je suppose, dans un état de mélancolie qui me mettait au[flèche]
moins à l'abri des petites misères.[flèche]
Ce n'etait pas le vol
de mes médailles qui en était la vraie
cause[.]
.
Cet incident
n'
avait plutôt
servi
qu'
à me faire prendre conscienc
ce
d'un malaise en moi qui depuis
ma fuite de chez
Dullin
allait
toujours
progressant.
croissant.
Malgré des moments d'exaltation
comme celui
qui
m'
avait
le J
de la
transfigure
a
tion
à mes yeux l
à mes yeux du
Jardin
des Tuileries, et dont
il m'en
venait
encore
quelques-
unes
uns
d loin en
loin,
,
je me sentais de moins en
moins à ma place à Paris.
Je me
sentais perdre à
J'y perdais
pied.
Abattue,
j
J
e croyais
voir que je n'
'y
arriverais à rien de
bon
.
ici.
Je commençais à me dire
que
j'avais
je m'étais sans doute
trompée de destination.[flèche]
Londres me serait peut-être plus favorable.
Paris n'était
pas pour moi
.
Londres le serait
[flèche]
Ce serait mieux à Londres sans doute...
peut-être ? ... .
peut-être le serait...
J'en avais
Y ay
J'y avais passé quelques jours,
à mon arrivée, au temps le plus beau
de l'année,
au début de
en
septembre
, qui
me paraissaient maintenant avoir
été
[illis.]
de
pur délice. Pilotée par un ami
que j'avais là-bas, un jeune violonniste
d[e] [gr]and talent,
venu d[e] Winnipeg
, qui
étudiait
étudiai
présentement
étudier
au Royal Academy
of
Musé
c
e
Music
, j'avais eu un aperçu de Londres
à en rêver longtemps. Nous avions vu
Hyde Park, les lions de Trafalgar square,
les Jardins de Kew, poussé une pointe
jusqu'à Hampton Court par la Tamise
,
en
punt
punt
prolpusé à la
gai
gaule,
rien, en somme, au départ du moins,
sortant de l'itinéraire des touristes, mais,
tant nos souvenirs et nos rêves persistants
tiennent des premières impressions reçus
es
,
Londres, qui voyait alors si peu souvent
la lumière du ciel,
,
restait d[o]n[c]
s
mon
esprit t
t
endrement ensoleillé[flèche]
et tout ce que j'y [avais vu]
[flèche]
étrange et
captivant,
gardant
baignant
[flèche]
un aspect d'irréalité magique.
baignant
tou
toujours dans [une atmosphère] [illis.]
.
,
X
X
To[illis.]
X
et
tout ce qu'y avais visité baignant à jamais
pour [illis.]
dans une couleur d'enchantement.
Il me
semblait voir rayonner le soleil
jusque sur les mé
é
topes et vieilles
statues ass[illis.]
yri
ennes
s
que m'avait
menée voir
mon ami Bohdan
dans
les grandes salles
au
au
British Museum.
Après, il est vrai, nous é
é
tions entrés
plus avant dans
la
douce
sorcellerie de
cette ville
Londres.
Ainsi,
n
N
ous
avions assisté un soir
,
à une
pièce
au théâtre
de
en
plein air de Regent'
'
s
Park,
à
Tobi[illis.]
as
et
l'Ange
,
and the Angel
à laquelle
auquel
s'était mêlé le rugissement
des
fauves, de leur
s
cage
s
du zoo
,
tout
à côté,
et
et
que l'approche d'un orage
énervait. Quelques gouttes de pluie
s'étant mises à
à
tomber,
,
aussitôt
avait surgi un marchand qui
l
l
ouait, à un schilling chacune,
de bonnes couvertures de laine dont
les gens se
protégeaient
couvraient.
contre l'eau et le
froid pour
Mon ami, comme le plupart en
ayant loué une, nous nous en etions
fait une sorte de tente au-
-
dess
ess
us
de nos têtes rapprochées. Et bientôt,
presque toute l'assistance, ainsi à l'abri,
avait donné l'impression d'un
campement. Cependant que Tobi
i
e
et son chien
per
continuaient leur[s]
pérégrinations sous
une pluie maintenant
forte qui
paraissait
semblait
exigé
e
par
faire partie
de l'oeuvre d'imagination.
l'oeuvre d'imagination la mise en scène.
Tout me paraîssaît à présent avoir
été charmant et plein d[e] grâce d
d
urant
mon court séjour à Londres. Et puis,
me disais-je, si je dois retourner
plus tard au Manitoba, comme [illis.]
cela
se
e
mblait inévitable, il me sera
plus profitable
d'avoir étudié à Londres
plutôt
qu
'à Paris.
Bohdan
abondait
était de cet avis
dans
ce sens.
Il m'écrivait que je pourais
m'inscr
r
ire à Londres à une école
d'art dramatique tout en prenant des
cours privés en français
d'un excellent
coach
qui
dont
il
avait
s'etait
informé
à mon intention. Ayant
saisi entre les lignes de mes lettres
récentes que je perdais courage, [m]
B
ohdan,
en bon camarade qu'il était,
faisait
tout son possible
de son mieux
pour me venir en
aide
par de judicieux conseils.
Et
je [crois]
crois
crois
qu'ils pesèrent
sur ma décision,
si on peut
à m[on su]jet
parler de décision
dans
à mon
[flèche]
[illis.]
sujet, qui,
mon cas
, à cette époque,
où je
roulais comme la vague,
Quoi qu'il en soit, j'avais
au moins prise celle de retourner à
Londres. Madame Jouve chercha de toutes
ses forces à m'en dissuader.
Je pa
Selon
elle,
je partais à l'heure
même
où je
commencais à m'acclimater. C'etait pure
folie. Je perdrais tout mon acquis.
Je
renoncai
s
J'allais renoncer
alors
qu'allait
que mes efforts
étaient
allaient
justement porter
aient
fruit.
A rouler continuellement, comme je semblais
m'y abondonner, je n'arriverais à rien
[illis.]mment
.
En un sens, sans doute avait-elle
raison, mais dans un autre, non,
car, de[flèche]
d
c
es tâtonnements, de ces
errances, de ces allées et venues j'ai
appris comme
ces tâtonnements
, de
ces allers, de ces retours, de ces errances,
j'ai appris comme je n'aurais appris
d'aucune ligne droite que
j'aurais
suivi par
pure
simple opiniâtreté.
En novembre, par un temps froid,
pluvieux,
e
t
morose
comme m'
apparaissait
m'apparut
alors
devoir être
ma vie
ie
[flèche]
par ma faute
, je m'embarquai
par
sur
le traversier Calais-Douvres.
Le ciel
était bouché. Au-dessus du petit
navire
dont l'hélice battait
déjà
l'eau
sombre,
des mouettes invisibles mais
proches
jetaient
des
leur cri
qui disent
si bien l'angoisse des dé
é
part
s
, l'angoisse
des arrivées.
.
En un rien de temp, j'eus
perdu de
e
vue les c
ô
tes de France.
Je ne
pe
nsais n'y j
j
amais revenir
et j'en
[illis.]
étais
plus peinée que je
ne
l'avais imaginée.
et en
n'
avais
pu l'imaginer.
l[illis.]
le coeur infiniment
plus affigé que je n'avais pu l'imaginer.
Ces nombreux séjours que je ferais
encore en France, quelques-uns parmi les
heureux de ma vie à l'étranger,
l'un d'eux le meilleur sans doute
de tous, dont aujourd'hui encore
je retrouve en moi l'empreinte
lumineuse, le grand prix littéraire
qui en [moins]
moins
[de]
de
dix ans
couronne
e
rai
i
t
t
couronnerait
mon premier roman,
,
les che
e
[illis.]
rs
am[is]
is
[si]
si
fidè
è
les que je me
ferais en ce pays, je n'avais
pas plus i
i
d
ée
de tout c[ela]
ela
que
j'avais idée en partant pour la
Petite-Poule-d'eau de ce qui
allait
m'y
m'
advenir.
Longtemps, j
j
'
ai voyagé sans
boussole. [Mais]
Mais
[aussi],
aussi,
pour
la traversée de la vie,
,
que
vaut une boussole !
?
Encore toute secouée par un
mal de mer atroce, je mis pied dans
un Londres envahi par le pire
fog
qui s'était vu depuis des années.
Bo[hd]
hd
an m'avait retenu une chambre
dans le quartier populaire de Fulham,
rue Wickendon. De nouveau,
je m'en
allais[flèche]
dans
vers l'inconnu,
,
,
mes effets e
e
mpilés dans la
cabine du taxi, y compris
ma
malle dont
j'avais fait réparer plus ou moins
la serrure.
.
Nous voyagions dans
ce qui
paraissait
une tenace nuée opaque de couleur
sale. La ville n'était
identifiable qu'à des
odeurs et des
bruits,
si violents
en certains quartiers
si bruyants
qu'on ne les distinguait plus
les uns des autres, en d'autres
si
furtifs
qu'ils faisaient penser
au pas hésitant
de
quelque être
d'un
che
aveugle
cherchant
sa
seul ici
seul par ici
sa
route.
par [ici]
. Tous al
l
lumés,
és,
les phares d'autos et
des auto
to
bus trouaient à peine l'atmosphère
po
o
isseuse de
leur lueur
si
faible et
[illis.]y
apparemment
toujours
lointaine
alors pourtant que
l'on arrivait
droit
dessus
. Le chauffeur qui [en]
av
ait dû
en voir
bien
d'autres mit néanmoins
plus d'une heure à trouver cette rue
Wickendon. Etrangement, comme nous
y arrivions, la nuée
ée
dense s'
'
éclaircit,
la durée
pendant
d'un déclic
il s'y fit même une sorte de trouée
,
pe
ndant
la durée
comme
pendant quelques secondes.
le temps d'un déclic
.
J'aperçus
comme en rêve une rue aux maisons
identiques, à un étage,
,
de pierre rosâtre,
bordées toutes de ce qui [illis.]
sem
blait la
même haie de houx taillé
é
, re
a
ppor
r
té
é
e de
maison en maison, et à chaque
b[ow]-window pareil au voisin la
même plante verte à feuilles grasses.
.
Puis
la brume se referme[flèche]
comme un rideau sur une scène de théâtre.
. La rue s'évanouit.
Je ne devais
pas
la revoir avan
an
t
dix jours
plus d'une semaine.
Bohdan,
assisté
aidé
de ma logeuse,
t
t
ransporta mes effets dans ma chambre,
au premier.
Il
me montra comment
me servir de mon chauffage
Il me montra,
tout en l'allumant, comment
me
ob
tenir
fonctionnait
me
servir de
mon chauffage au gaz.
o
O
n
Il
on
glissa
it
glissait
un schilling
dans le fente du
compteur, on tournait le clé, on
y me
approchait
du gaz libéré
la flamme d'une allumette.
.
J'en aurais
pour quelques heures, après quoi il
me faudrait verser une autre pièce
dans le compteur, grand avaleur de
schillings.
Il
Bohdan
songea
à m'en laisser
une
petite
dizaine
pour le cas
où
je
j'aurais oublié de m'en
n'en aurais
m'en serais pas procurés
j'en manquerais
et aurais à souffrir du froid humide
dont
,
[flèche]
j'aurais,
me dit-il,
il faudrait méfier
j'aurais [illis.]
à me méfier,
,
la gorge faible comme je l'avais. Puis
déjà il était sur le point de partir,
mon arrivée tombant pour lui
, en
un sens, au
[illis.]
o
n ne peut plus mal,
à son grand regret,
car il venait d'être
invité à jouer
en solo
au Albert
and Victoria
en solo avec l'orchestre
symphonique de Londres. Il y allait de
son avenir et il n'aurait pas assez d[e]
tout son temp d'ici là pour s'y préparer
en
pratiquant
travaillant
jour et nuit.
Sur le seuil, il me fit un signe
d'amitié.
— cheerio ! Tout ira bien ici, tu
verras. Bad beginnings always have
fine endings.
Il était le courage même. Il
était parti de Winnipeg avec pour
tout bien son violon sous le bras.
Son passage
lui était assuré gratuitement
en retour
par transporteur
de
bestiaux lui était assuré gratuitement,
en retour des soins qu'il donnerait
aux bêtes,
enfermées
enfermé avec elles
dans la cale.
et
et auprès desquel
où il coucherait aussi
et [Bohdan]
Aussitô
ô
t à Londres, il avait ré
é
ussi à
se
e
faire employer par un orchestre tzigane
qui égayait les dîners d'un des
grands restaurants Lyons. Il passait
ses nuits à dérider de
e
s solitaires et le
jour à travailler Bach. Quand il eut
vingt-cinq dollars en poche, il alla trouver
celui qu'il estimait le meilleur maître
en violon à Londres
et dont c'était
le prix
pour
une
la
leçon,
.
et
Il
dit : «Voilà, j'ai de quoi
payer une heure. Mais Dieu sait quand
je pourrai m'en accorder une autre. »
Et voici
que moins d'un an après [illis.]
que moinsd'un an plus tard
, il était sur le
point d[e] signer un contrat avec la
B.B.C
BBC
pour
Qui
une emission d'une heure par
semaine.
Pourtant ce jeune homme à la fois frêle et
si extraordinairement fort,
[illis.]
ce
travailleur
achainé, joyeux
aussi
comme aucun à ses
heures,
,
il me semble
l'avoir toujours
vu
comme
sous
la menace de
sous
l'ombre
menacante
d'un destin
tragique
manacant.
Ou est-ce que je reporte sur les souvenirs
rs
que j'ai de lui le fait de sa mort
tragique survenue pendant la guerre,
une
bombe ayant
eclaté sur la
éclaté
au-dessus
d[e] la maison où
il vivait,
alors,
en
tuant tous les habitants.
Avant de s'en aller, inquiet de moi
qui m'efforcait pourtant de lui paraître
calme et contente, il écrivit à la hate
deux ou trois numéros de téléphon[e]
où je pourrais l'atteindre en cas
d'embarras, et me dit de ne pas me
gêner de l'appeler si je devais avoir
le moindre ennui,
.
qu'en ce cas
il [illis.]rrait.
J réussis à faire semblant
d'être sûre de moi
, et [l]
jusqu'
'
au moment
où il partit. Alors, la porte, refermée,
je me fis l'effet d'être sequestrée
ici, par ma faute d'ailleurs. J'allai
à l'unique fenêtre qui m[e] donnait
l'impression d
d
e donner peut-être sur
un jardinet. J'en essuyai la bu[é]
é
e
,
mais, pressé de l'autre côté de la
vitre,
le monstrueux brouillard
me bouchait
arrêtait complètement
la vue.
A quelques pas du feu de gaz,
je me sentais transie.
Il fallait m'en
approcher
presque
au point
de presque prendre
être
de me brûler
en feu
pour en
sentir de
recevoir
la
de
quelque
chaleur
sur mes mollets
,
alors que je gelais
par
à
l'arrière.
De surcroît, il ré
é
gnait
Autour de[flèche]
moi
autour de
le silence était affolant.
Apparemment
j'étais seule,
en cette
dans cette maison
inconnue, avec la logeuse
dans
retournée
dans
sa cuisine
et qui[flèche]
ne faisait aucun
bruit, en savates tout l temps pour
éviter jusqu'au son de
ne
trahissait
signalait
sa présence
par aucun bruit, même
pas celui de ses pas étouffés par
des savates à semelles de feutre.
Ai-je jamai[s]
s
connu maison plus
affreusement silencieuse !
?
Rien au
dehors ! Rien à l'intérieur ! Vers
le soir, j'entendis
s
rentrer quelqu'un
très doucement puis quelqu'un d'autre
peut-être. Des pas glissèrent vers des
chambres voisines de la mienne.
De l'eau coula.
Après,
quoi
je n'entendis plus rien
.
de ce côté
.
J'avisai près du feu de gaz une
petite théière recouverte de son tea-cosy.
Sur le manteau de la cheminée il y avait
du thé dans une boi
i
î
te en fer-blanc,
un peu
du sucre dans une autre
boîte
et,
bien
bien sûr,
l'e[t]
l'inévitable bo
î
î
te à
biscuits secs,
à motif de
vieux [vill]age
chaumière
tudor au toit orné d[e] roses grimpantes.
J'allumai un rond à côté du
foyer,
alimenté
[illis.]
[flèche]
alimenté
lui aussi au gaz
. Une
courte flamme jaillit. J'y mis la
bouilloire. Bientôt, au grésillement du
gaz répondit le sifflement de l'eau
qui commençait à chauffer. Je me
pris à espérer que la bouilloire allait
chanter,
ce qui était
signe en ce pays
de bonheur à venir. Elle ne chanta
pas. Je bus la première d[e] ces
innombrables tasses
d[e] thé
é
fadasse
telles
que j'[illis.]
a
llais
m'en
me
pré
é
parer
à tout
e
heure du jour pendant des semaines,
,
peut-être pour essayer de me réchauffer,
—
ou l'âme ou le corps.
Je m'assis par terre au plus près du
maigre feu
pour recevoir
tout des
le peu de
pauvre
[m]
secours qu'il
était
offrait
.
Je me
sentais
fis
fis
l'effet
d'être
comme seule le
des
peut
d'
d'un
ê
ê
ê
tre humain
seul
encore vivant en ce monde,
releguée
en quelque
dans sa
petite île
au milieu d'une
mer blanche, qui n'avait e
e
lle-même
plus aucun souvenir de rivages connus.
.
Mes pensées n'
'
allaient
pas
plus loin.
Bientôt
il cessa
elles cessèrent même
complètement
completement
, je pense, de
m'en venir.[flèche]
me
m'en
venir. Car dans une certaine
sorte d'isolement et de silence,
j'eta
j'ai
été
aussi
incapable de penser
arrêtée
même
de penser
comme une
tout autant qu'une
montre
sous
de dire l'heure
vie qu'on
tant qu'on ne
la remontera
pas
l'aura pas remontée.
[flèche] Car il m'est arrivé
dans un
certain
isolement trop complet
, cernée de trop
de silence, de n'avoir
mêm plu[s]
s
[flèche]
de
pensée
comme si c'était bloqué en
moi quelque — ou du moins le
le
sentiment
d'en avoir
de penser
,
—
comme
si le pauvre mécanisme de la pensée —
qui est quand même toujours un appel
aux autres — s'
'
était bloqué quelque
part en moi.
Combien de temps dura cette absence ?
Une semaine, dix jours,
deux semaines
?
peut-être ?
Je vivais dans une
sorte de léthargie que je me gardais de
rompre par grand peur, j'imagine,
si
seulement
je bougeais
un peu, de laisser entrer
en moi une souffrance proche. Ainsi,
tassée contre mon misérable feu
que j'entretenais à coup de schillings,
ma peine étrange, [illis.]
s
ans nom que je puisse
lui donner, m'était à peu près endurable.
Je ne voyais personne, ne parlais à
personne, sauf à ma logeuse
qui,
,
après avoir frappé à ma porte,
entrait tô
ô
t, le matin, m'apportant, à
l'heure où jamais de ma vie je n'eus
beaucoup d'appétit, un breakfast incroyable
,
consistant e
e
n une montagne de
toasts —
et
le reste du pain à trancher moi-même
pour le cas où ils ne suffisaient pas —
un pot de marma
e
lade, un autre de
confiture aux groseilles, des oeufs au
bacon,
des pommes de terre fricassées
une fricassée de pommes de terre, ou une
omele
le
tte ou des oeufs brouillés ou un
hareng frit, mets qui me tournaient
le coeur rien qu'à l'odeur
Une énorme
théière à contenu de
dix
tasses
six
huit
s[illis.]
six tasses
pour le
moins
accompagnée d'un grand pot d'eau
bouillante achevaient d'encombrer le
plateau que ma logeuse déposait près
du lit sur une petite table. Elle allai
i
t
à la fenêtre, entrouvait les rideaux,
disait, après un regard sans intérêt
sur le dehors : « Still foggy to day !
»
... »
puis repartait. Elle revenait une
heure plus tard chercher le plateau
presque toujours intact, commentait
brièvement, ni sympathique ni réprobatrice :
« You don't e
e
at much... » revenait
à l'heure où j'avais faim avec une
mince tranche de jambon, un petit morceau
de pain de rien du tout, m'appre
e
nant
toujours sur son même ton sans vie : « You
should learn to eat a good breakfast, for
in London
we
don't serve much lunch.
Have it your own way!
!
»
Si bien que je finis par apprendre
à me faire des caches, provenant
des
excès
de victuailles
du breakfast
, pour
l'heure où j'aurais le goût de manger. J'en
eus dans le placard parmi mes
chaussures, en arrière du foyer,
dans mon lit même, et
m'aperçus bientôt avoir amassé
ssé
de quoi manger toute la journée.
Ma logeuse, voyant disparus du
plateau le pain, le fromage, une
partie des confitures et du beurre, me
félicita aussi froidement d'ailleurs
qu'elle m'avait blâmée.
— I see your eating at last a
sensible breakfast.
Le lendemain elle ajouta au plateau
du breakfast un p
p
la
a
t de porridge et un grand
pot de lait.
Je regardais cette femme
vêtue
de
toujours des mêmes
de
couleurs ternes,
le
s
cheveux pris dans un filet
parlant
énoncant
énonçant
et
d
'un même ton
sans chaleur,
des
banalités
pareilles
de jour en jour
,
et me
demandais si
elle était
une
véritable-
ment
une personne d
d
ouée d'émotion,
de sens, d
e
'
espoir où
si [flèche]
je n'avais pas affaire qu'à une automate.
elle n'était
pas devenue après tout qu'une automate.
Mais n'étais-je pas en train de
le
devenir
Mais
moi-même
automate
n'étais-je
?
pas
en train de
devenir automate ?
Les chambres autour de la mienne
étaient pourtant occupées, du moins
le soir quand [en]
re
ntraient les locataires.
Je guettais des bruits qui me parleraient
d'activité humaine. J'entendais
tout juste
une clé
dans
tourner dans
l
une serrure, des pa[s] feutrés
la
serrure
de la porte d'entrée, des
s
pa
pa
s presque
indistincts dans l'[esc]
esc
alier, un autre bruit
très
plus
léger
celui-là
de
clé
dans la serrure
d'une chambre,
et c'était tout. En pantoufles pour le reste
de la soirée,
leur
cupe
cup
of tea
faite, des
gens autour de moi devaient se
chauffer, chacu
u
n pour soi, comme je
m
oi-même,
,
le faisais
à leur
petit feu
triste
.
Je n'en
vis au
Je n'en entre
e
vis aucun
pendant presque toute une semaine
Il ne fallut pas moins que j'en
vienne à manquer de schillings, mon
feu éteint, pour que je trouve l'énergie
de sortir enfin de cette chambre sinistre
et me me
e
tte en quête de ma logeuse.
Or dans
cette maison
qui m'avait pour
que j'avais
pu
croire
à moitie morte, voici
que j'aboutis à
une pièce
toute
chaleureuse.
Un
vrai
poële
y ronflait. Il se
en
montait
un fumet de boeuf rôti accompagné,
dans le four,
d'un
plat
que j'entrevis
de yorkshire pudding
, bien que ma
logeuse eût prétendu ne faire qu'un
repas par jour, le breakfast. Un homme
se trouvait là, le m[a]
a
ri probablement, dont
la présence me surprit infiniment,
car je
n'avais entendu
encore
aucune
voix d'homme
dans cette maison. Elle ne me le présenta
pa
s
. Lui abaissant seulement un peu
le journal qu'il lisait, bien installé
près du poële, me souhaita sur le même
ton de voix de sa femme, ni chaud ni
ni froid, absolument impersonnel :
— Good evening, miss
, et se
remit à sa lecture.
— How many schillings do you
want?
me demande la femme.
J'étais descendue avec un billet
d'une livre.
— That much, if you can oblige.
— It will last you a good long time
,
fut son seul commentaire.
Pas tant que ça,
,
,
!
ai-je pensé, tout en
regardant avec envie le bon petit
poële bourré de coke
e
. Mais
comme
ni l'un ni l'autre
de ce couple bizarre
ne
m'invitait
même
à m'asseoir même
pour un
petit
moment
, je remontai dans
ma chambre. Dans une ville où j'allais
bientôt découvrir
des
que les gens y
sont les plus l
n
aturellement obligeants,
cordiaux et loquaces, il avait
fallu que je tombe sur ce couple
ple
[illis.]
ta
citurne et dans cette maison
peut-être la plus silencieuse de Londres.
Mais
q
Q
ue de fois
dans ma vie il
m'est[flèche]
d'ailleurs
arrivé d'aborder
ainsi
les villes,
les choses
,
[flèche]
et les êtres
par leur cô
ô
té ré
é
barbatif,
et cela
en
un
sens fut un
n
bien, car je ne
pouvais aller vers pire
re
mais inévitable-
ment vers
mieux,
.
et
ai
Ai
nsi
je gardai
j'ai souvent
gardé
le bon pour la fin,
et
pour toujours
,
autant
dire
et m'en suis fait le seul souvenir qui
m'en
compte
reste
, e
n definitive.
Un soir,
tout de même,
je me
forçai à sortir. La brume était toujours
aussi dense. Mais je me dis qu'en
suivant de près les courtes haies de
houx
longeant
le long du trottoi
i
r, je
pourrais parvenir, sans risque de
me perdre, au bout de la rue où
je croyais avoir aperçu, à mon
arrivée,
quelques boutiques,
f
ormant
un modeste
[flèche]
formant un mondeste
petit centre commercial,
e
t
aussi
même
une
bouche
station
de
l'underground.
Les lueurs de
e
s devantures
s
allumées, diluant
en peu
la brume
en une bouillie un peu plus claire,
m'indiquèrent que j'étais arrivée. Je
poussai
poussai
au hasard
une
de ces
porte
s
quelqu
[e]
peu éclairée
s
et me trouvai
à pénétrer
dans un d
e
e
s
ces
salons
-de-thé-
pâtisserie
s
de la cha
î
ne
Abc
C
ABC
et, quoique sans
goût pour du thé encore, j'en commandai
une
ain
si qu'une brioche. Du moins,
je
mongeai dans la compagnie
de quelques
humaine
qu
de quelque personnes
attablées ça et là,
et je me rappell avoir
qui
causaient entre e
e
lles,
et de ce peu de
chaleur humaine je ressentis un
tel réconfort que
je m'en souviens
bien
encore aujourd'hui.
Je répugnai à quitter
ce petit restaurant où je me sentais
si
bien
entourée
à entendre
entourée
quoique
du
le
son
de voix humaines et
à voir
de
s
visages
qui me paraissaient plaisants. Enfin, je
fus la seule
dans la salle de restaurant
et m
e
'obl
et pensai
que je devais partir.
Je ressortis et m'engageai dans la direction
d
e
'où je venais. Au bout de quelques
pas sans plus d lumière pour me guider,
je compris qu'il allait m'être impossible
de
retrouver
la
"ma"
maison
.
Car toutes [eta]
par
eilles
de jour
déjà
avec des jardinete
précédées
avec
des
s
leurs
mêmes jardin
è
t
es
,
,
comment, d nuit,
dan l'épais brouillard,
,
les distinguer
l'une de l'autre, sinon par l[eurs]
eur
numéro ? Or,
placé
haut
au-dessus
des portes, chacun m
e
restait invisible.
Je m'avançais près
ès
de l'entré
è
e,
scrutais la façade, m'élevait sur
la pointe des pieds, faisait
cra
a
quer
er
une allumette.
Nulle part
Je n'aper[illis.]
cevais
qu'un numéro
o
incomplet ou rien
du tout.
J'errai de porte en port
t
e avec le
sentiment, comme je l'avais éprouvé le
soir de mon arrivée en gare Saint-Lazare,
de ne pouvoir
me
sortir
jamais
de
cette
rue bouchée
impasse
qui se présenta ell[e] aussi
à mon esprit telle une image de ce
qu'allait ê
ê
tre ma vie, qu[e] c'eût été
à Paris ou que ce soit à Londres.
Soudain, loin à ce qu'il me sembla
mais en fait tout près, résonna un
pas d'homme. L[e] danger ? Le secours ?
Un dé
é
trousseur de femmes seules comme
on m'avait tellement dit de m'en méfier
par les nuits de brouillard ? Mais
peut-être aussi un bon Samaritain.
J'appelai
[flèche] J'errai de porte en porte avec le
sentiment,
,
comme je l'avais éprouvé
de
devoir errer toujours
en gare de Saint-Lazare,
de ne
pas
pouvoir
me
sortir jamais
de cette
rue bouchée
impasse
,
et elle aussi se
présenta à mon esprit fatigué
[illis.]
telle
une image de c[e]
e
e
qu'allait ê
ê
tre ma vie
que
c'eût été
ce soit
à Paris,
ou
que ce soit
à Londres.
o
u ailleurs encore.
Soudain, loin à ce qu'il me
sembla, mais en fait tout près, ré
ésonna
un pas d'homme. Le danger ? Du
secours ? Un détrousseur de femmes
seules comme on m'avait tellement
dit de m'en mé
é
fie
ie
r par les nuits de
brouillard ? Mais aussi peut-être
un bon
bon
Samaritain ! Je lançai un
appel :
«
Help !
»
Une voix répondit : «Coming !»
Presque aussitôt,
le visage
éclairé
e
par
sa puissante lampe de poche — qu'[o]n
appelait ici
torch
,
un
bobby
se
la silhouette
surgit un
bobby
à bonne figure rougeaude.
— Lost miss ? And a me[an]
an
night
'tis to be lost in.
Il avait, en autant que je
puisse
pus
se
voir,
une physionomie ouverte et avenant[e],
.
[flèche]
Mais instantanément c'est son langage qui me frappa le plus,
[illis.]t[illis.]ais
m
M
ais
,
surtout
plus agréable langage qu
'
instantanément son langage
cette langue poli
e
, ancien
ne
,
et
pittoresque,
,
extrêmement littéraire,
,
dont
je devais avoir bien des fois l'occasion
de m'étonner qu'
elle
il
se trouvâ
â
t si
souvent, en Angleterre, sur les
es
lèvre[s] de
de
gens
qui pourtant n[e] devaient pas être grands
lecteurs
lecteurs
ou p
p
assionnés de l
l
ittérature. D'où
leur venait donc ces mots rares, ces
termes imagés, cet accent presqu Shakesparie[n]
n
?
J'entendis encore son « mean
an
night »
résonner dans la nuit brumeuse comme
dans une sorte d[e] théâtre
éâtre
de rêve.
— A mean night to be
be
in ! And all
houses
houses
being
practically
ally
the
the
same,
,
'
'
tis h
'
'
tis
hard indeed to
to
find one's own. And
what would your number be, would
you know that much, miss ?
Oui,
,
cela du
du
moins je me le
rappelais heureusement — je ne l'ai mêm[e]
jamais oublié. C'était le 72.
Nous allions, le bobby braquant
de temps à autre le
faisceau
de sa
lampe sur les numéros. Enfin
il annonça :
— Here
ere
we are, miss,
safe
and
sound at your very door !
And
m
M
ay you have
a
fine sleep,
!
And with
a
A
nd
sur cet
And
Sweet
pleasant
dreams as well.
!
Tel fut
mon
le
premier ami
que
je me fis à Londres, et souvent,encore,
par des nuits de brum
e
où que
j[illis.] [a]
je sois,
a
d
ans le
j'entrevois
dans
au fond de
mon souvenir
un visage
dans
dans
ces
dans
un halo de lumière,
et
j'entends
une voix grave
me souhaiter
un
bon sommeil
et de doux rêves.
Je couvai
pourtant
plusieurs jours
encore
mon ennui, mon dépaysement, ma
peur de la grande ville et sans doute
la honte d'y céder si complètement.
Puis, un soir, ce double que j'eus
toujours par bonheur, pour me
chicaner, au be
e
soin
,
rire
parfois
de moi
, m parla
a
par-dessus l'épaule.
J m'entendis me dire à moi-même.
— C'est bien le comble. Tu te trouves
dans une des villes les plus excitantes
du monde. A l'heure même, le rideau
est à la veill[e] d
e
se le
e
ver [à]
s
ur des
centaines de spectacles, les paroles
de grands dramaturges vont déferler
sur des salles enchantées, la
musique les exalter, et toi,
accroupe
tonnée
accroupetonnée
auprès de ton feu r
r
isible, tu te
prends en pitié. Il valait bien la
peine de faire tant d'efforts pour
quitter un[e] vie au Manitoba que
tu estimais trop petite.
Ce fut
Ce fut comme si j'avais reçu un
soufflet. Je consultai ma montre. Il n'etait
que sept heures et demie. J'attrapai mon
manteau.
Je dégringolai
en vitesse, et
à grand bruit
l'escalier que par mimétisme
sans doute j'avais
de
e
scendu
jusque-là
en en
à pas discrets.
sur la pointe des pieds
.
Je
pense même avoir c
c
laqué la porte. a
un arbrisseau tout juste derrière la haie
de houx, j'attachai fermement un
mouchoir blanc
qui
ne pourrait
me servirait
[flèche]
au
manquer de me servir
retour
de repère au retour.
Pour plus de précaution, je comptai, à
partir du 72 jusqu'au petit carrefour
commercial,
les entrées
de la
de
maisons.
.
Il y en avait vingt-huit.
D'ailleurs le brouillard me paraissait
moins dense, comme
sur le point de
commencer à
se dissiper,
.
J roulai
dans l'U
u
nderground, heureuse de me
trouver avec mes
es
semblables, fussent-ils
les plus étrangers des hommes.
Je dus émerger à Picadilly Circus
car je m rappelle qu'ici
les enseignes
lumineuses des théâtre
et des salles de cinéma,
,
les guirlandes
scintillantes, tant de lumière de partout
avaient raison de la brume que l'on
ne voyait plus qu'en effilochures. On
disait alors d[e] Picadilly Circus qu'il
était le coeur
du monde,
de l'univers,
,
et ce devait être car pendant[flèche]
Pendant les quelques minutes [illis.]
Pendant
les quelques minutes où je restai,
saisie de surprise, à la sortie de l'underground,
je vis passer un
mendiat
mendiant
en
haillons
innommables
sorti tout droit de Dickens, un lord
à canne à pommeau d'or et noire cape
flottante doublée de satin blanc, une folle
sans doute de Park Lane revêtue seulement
de plumes comme quelque oiseau des îles,
un Sikh à l'air farouche, un marin
tatoué,
un
Ecossais
Highlander
en kilt
, de
e
s
Arabes
s
arabes
en turb[o]n
an
,
une princesse
de l'Inde
des Indes
, j'imagin[e],
portant peinte sur l[e] front une ét
t
oile — ou
était-ce
un
cercl
rond
cercle
? — tant de visages
et de silhouettes disparates que,
,
des
derniè
è
res
marches où je
restais f
m'étais figée,
j'avais l'impression, comme au bord
d'une caverne de songes,
d'en voir
prendre vie
, [sous] mes yeux, à l'infini.
sans cesse sous mes yeux.
De cette ville qu[e] je devais en venir
à tant aimer, j'ai peine encore aujourd'hui
à demêler des impressions subséquentes
ca
ce
tte vision riche, folle et somptueuse
qu
e
'ell m'
'
offrit ce soir-là dè
è
s en
débouchant
de
dessous terre. A Londres
comme à Paris d'ailleurs,
,
le plus beau
spectacle pour moi fut toujours celui
de la ville elle-même, à ses terrasses,
on
en
marche
le long de ses boulevards, ou,
telle qu'ici, tournant, tournant, pareille
à quelque inimaginable manège auquel
n[e] manquerait pour ainsi dire aucun
aspect de l'invraisemblable humain.
Quelque
pièce
ai-je vus ce soir-là ?
Midsummer Night's Dream ? Non, car
ce spectacle avec
en vedette
Vivien Leigh toute jeune
encore,
en
en
vedette
[flèche]
, c'est au Old Vic que
j'y assistai, situé dans un tout autre
quartier de Londres.
Les
Trois Soeurs
Thee
Three Sisters
peut-être. Ou l'Oiseau
au
de Feu ? Peu importe ! J[e] n'ai pour
ainsi dire assisté à aucun spectacle
médiocre à Londres. D'instinct, j'allais
sans doute vers le meilleur, bien conseillé
aussi par Bohdon
an
qui me laissaî
i
t
quelque
quelque
fois
de
un
mot à l[a] maison
en passant à la course et de temps à autre
des
bil
tickets
billets
qu'il avait eus
gratuitement.
Je revins de Picadilly Circus la
tête bourdonnante d'images et de sons
qui me masqué
è
rent
un
bon
moment
que j'étais seule avec
tant de riches
impressions
que j'au
qu'il aurait été
si
bon de partager avec quelqu'un. Je
retrouvai mon signet blanc attaché
à une branche dégoulinante d'eau de
brouillard. Je remontai sans qu'une
seule porte s'ouvrît sur mon passage.
J'aurais pu ne pas sortir ou n'être
pas revenue
que personne
ne s'en
serait
n'en aurait
été conscient
eu connaissance
. Le
lendemain, pendant que j'étais sur
ma lancée, je me dis que j'avais
assez tergiversée, et m'en fut ce
e
jour même m'inscrire au Guildhall
ildhall
School of Music and Dra
ra
ma. Bohdon
an
avais pris tous les renseignements
nécessaires pour moi et me pressais
s
de [prend]
d'en arriver à une décision.
Il me fallait,
,
en art dramatique,
prendre
tout
le cours
au
complet
, depuis
les leçons de maquillage j
j
usqu'à
à
celles
d'esc
esc
rime, en
et
[illis.]
de
danse à
à
claquettes
en pas
s
sant par l'étude à prope
r
ement
parler de
s
textes dramatique[s], et
payer comptant le premier trimestre,
ce qui fi
i
t un énorme trou dans
mon petit compte en banque. Peu
importe,
j'étais arrivée
j'en étais
à un point
de ma vie où je sentais qu'il me
fallait coû
û
te que coû
û
te m'engager
dan
à
s
une direction,
,
fût-elle la
mauvaise,
,
pour
connaî
î
tre enfin
de moi
ce que je
pouvais
devais
savoir
connaître[.]
de moi[.]
sur moi-même.
Ou l'é
E
cole était située
au juste
, cela aussi
je n'arrive plus à
à
m'en souvenir.
.
Toujours
ces trous dans ma mémoire !
!
Ce devait
toutefois
^
être
toutefois
non loin de la Tamise,
,
car
je me rappell m'y ê
ê
tre retrouvée à chaque
instant pour ainsi d[e] liberté,
,
après ou
entre les cours. J me vois les jours où
je n'avais
avais
rien à faire arpentant
embankments
sans fin les
emba
a
nkments
. Je les
ai parcourus à pied plus d'une
fois
de
e
puis Black
k
friars
rs
,
qui devait
jusqu'au
Parlement et [illis.]
Big Ben.
Quelquefois j'ai même
poussé
plus [illis.]
l
oin
à l'est
à l'
Est
est
vers les docks et le grande vie
maritime de la Tamise qui m'attirait incroyable-
ment. En vedette, j'ai été jusqu'à
Greenwich
et jusqu'à l'estuaire. Je me suis attachée
à ce fleuve comm[e] peu d'etres au monde,
[l'ont] fait
,
j'imagine,
.
Je l'ai a
a
imé au soleil, tout
étincelant,
,
alors qu'une autre fois encore,
avec des amis,
,
pouss
uss
ant notre
bachot
yah
à la
gaule
de
gaule
,
nous avons atteint
les rives du vieux châ
â
teau du Cardinal
Wolseley qu'il dut céder à Henri VIII, ce
Hampton Court de si terrible mémoire,
,
devenu
m
d
ès lors,
,
a
a
vec ses c
c
ygnes
[soyeux]
noirs
et l
s
a
et ses
épaisses
d[illis.]
pelouses
touffues
,
devenu
[illis.]
le
rendez-vous
d'une jeunesse
de pique-niqueurs.
Sur l[a]
a
Tamise croisaient sans
cesse [illis.]
ces
es
se de petits bateaux-magasins
s
-casse-croût[e]
qui, sur un signe, s'approchaient et d[e] qui
nous achetions du thé ou des sandwiches,
poursuivant ensuite notre
course
. J'ai
aimé cette Tamise de promenade,
,
joyeuse
et bonne enfant, mais encore plus
la Tamise des soirs de brume avec
les cris étouffés des mouette[s],
,
un
pres
pres
que
imperceptible clapotis
sur
contre
les
vieilles pi
i
erres
des quais
et
l'appel assourdi
des sirènes parvenant à peine à l'embankment,
comme d'un autre monde
.
Bien des
fois, je suis restée des heures
s
accoudée
au parapet,
,
à [éc]ou[t]er
tâcher
[illis.] bruits tâches
mystérieux d'une vie invisible
d'identifier
aux bruits, mytérieux
les mysterieuses
. l'activités invsible
invisibl
qui se pours enveloppée
e
s
de brouillard
qui se déroulait
e
nt
à quelques pas, [e]n
[flèche]
Bien des fois je suis restée des heures accoudée au parapet, à tâcher d'identifier à leur bruit les mysterieuse[s] activités enveloppés
e
s
de brouillard
,
où
simplement,
,
oub[flèche]
simplement t
perdue dans une rêverie lente.
lieuse de tout,
,
me perdre
dans
un rêve
qui m'emportait
dans
vers
une délivrance inoui
ï
e.
[flèche]
ou
Ou
simplement perdue dans quelque rêverie qui m'entraînait comme dans le bienfaisant mouvement de l'eau invisible.
simplement perdue dans quelque lente rêverie
aussi peu
consciente peut-être que
qui m'était tout ce qu'il y a de plus bienfaisant.
Et puis, je me cherchai une chambre
plus gaie. C'est dans les petites annonces
qu[e] je trouvai.
.
Je m'achetais maintenant
un journal du soir d'un vieux Cockney
qui avait son stock sur le ciment du
trottoir
à la sortie
de l
ma stat
t
ion
de l'Underground. J'y
lus
lus
une descri
un
soir une description qui me parut
correspondre tout à fait à ce que je voulais.
Il était question
d'une
petite
chambre
ensoleillée, au troisième,
avec
un
petit foyer au charbon —
.
[illis.]
C'etait
dans
le quartier de
F
F
ulham
toujours
et pas tellement loin de ma triste
te
rue
Wickendon. J'y courus. Ah que ce
tte [illis.]
quartier après ma rue d'ennui é
é
tait
vivant ! Au coeur même du vieux
Fulham,
,
ma chambre,
,
très haut
juchée
,
,
[illis.]
s
e
trouvait
au faîte
d'un v
h
aut immeuble
étroit
[flèche]
qui allait s'amenuisant
dont l'étage
du milieu occupé par les propriétaires et le
rez de chaussée
allait
qui allait
allait
s'amenuisant
depuis sa bas[e]
jusqu'à ne plus contenir que
ma chambre,
,
au troisième. L'
'
é
é
tage
du milieu était occupé par les propriétaires,
et le rez-d-chaussée tout entier par une
boutique ne prenant jour que sur
la rue, un vrai caph
h
arnaüm,
rempli
des bicyclettes
ent[ière]
à réparer
pendant à la
douzaine du plafond pour faire place
,
en bas
,
à des centaines de vieux phonos
et d'appareils de radio démantibulés à remettre
en état un jour ou l'autre. Je devais
en voir rester là plus de quatre moi
i
s
dans leur couche de poussière rarement dérangée,
La boutique s'
'
annonçait par une
gauche inscription : Geoffrey Price's
Byc
Bicycle
and
Radio
and
Repair Shop.
L'immeuble
était au ras du trottoir et, [flèche]
la boutique,
pour permettre
à Geoffrey Price de circuler parmi son
entassement de vieilleries, s'y vidait
en partie, chaque matin. Ell se
e
trouvait
aussi sur le passage de l'autobus,
,
en
constituait en fait un arrêt, si proche
même que, du seuil, on s'y embarquait
directement, sans avoir à faire un pas dehors.
On entendait venir un roulement de
tonnerre. Au
Au
tournant de la rue
surgissait le double decker pres
s
que
aussi
haut
que l'immeuble.
Le frein appliqué
é
à la hâte
brusquement
lâ
â
chai
i
t un cri à vous
fendre l'âme. Puis le monstre
e
était arrêté,
sa porte arrière ouverte exactement sur
la porte avant de Geoffrey Price's
Radio
Bicycle and
and
Radio
Repair Shop. Par jour de pluie, disaient
les gens du quartier,
,
on pouvait,
,
de cette
boutique,
,
se rendr à Earl's Court ou
Knights
ts
bridge
sans
attraper
[illis.]
sans risque
une
seule
goutte d'eau
.
sans [illis.]
d'attraper une
seule
goutte d'eau.
En face, il y avait une autre boutique tout
aussi commode pour les usages de l'autobus,
mais
allant dans un autre sens
à sens inverse.
revenant d'Earl's Court
ou de Kn
n
ighsbridge de retour
. C'était celle de l'ironmonger,
que j'avais appris à dénommer à Paris le marchand de peintures,
encore
que
je
ne
me rappelle
pas
avoir vu
chez lui surtout du charbon
e
, et des
bouteilles de gros rouge. Le troisième coin de la petit place était
occupé par le green grocer,
qui était
l'équivalent du
[flèche]
verdurier à Paris. Aux alentours, il y avait encore
l'apothecary, le physician
n
affi
i
chant
ses
s
heures de bureau, le dentiste
qui avait,
en guise de réclame,
à hauteur d'homme,
une
énorme mâchoire ar
r
ticulée
,
,
à
hauteur d'homme
,
,
n'arrêtant
jamais, nuit et jour,
,
de s'ouvrir
et de
s
se
refermer
comm pour
avaler
attraperr
happer
[flèche]
happer
au vol
sans cesse
du monde
les passants.
quelque passant,
.
au vol
Toute cette vie
A peine plus loin
s'ouvrait
se tenait
un marché
é
en plein air tout rés
s
onnant tôt le
matin des bruit des charrettes à
roues de bois apportant les légumes.
A côté grouillait l'étal de morue.
Les odeurs les plus délicates et les
plus déplaisante s'entremêlaient,
.
et
l
L
'on
ne pouvait
n'était pas une
ne passait
pas
être
cinq minutes sans
entrendre
entendre
la clochett
tinter la cloc
entendre
quelque
bruit, le clochette fine du marchand
d[e] fleurs pouss
ss
anst
t
devant lui
sa voiturette pleines
de couleurs
les plus
vives
,
le cri du mar
r
chand de vitres, du
réta
ta
meur, du ramasseur de bouteilles.
a
A
s
c
es cris, modulés, chantés, scandés,
l'orgue de Barbarie
r
m
êlait
souvent
sa musique
dolente et, parfais,
,
à travers le
tintamarre, on croiyait saisir, au
loin, quelqu[e] son de cl
l
oche pieuse
venu
d'une petite église
perdue
enclose
quelque part en
tre
d[e] hauts murs. Je
[illis.]
devais
finir par l[e]
a
trouver un
jour, cachée comme ell était par
la pierre et le lierre et aussi découvrir
un cimetière, le plus tranquill du monde
entre des murs aussi,
entre ses murs
épais
, avec des arbres
s[en]
touffus
pleins d'oiseaux,
—
—
le beau ni[e]
le
beau nid de la mort en
pleine agit
plein milieu de l'agitation humaine —
où j'irais souvent chercher le silence
quand il me ferait trop défaut dans
ma bruyante maison.
Ma nouvelle logeuse était à l'image
du quartier,
une
pétillante galloise
pétulante
Galloise
, tout en drôleries, tours
s
, farces
et toujours aussi à la course. Elle me
montra la petite chambre que j'aimai
tout de suite
,
assez haute pour dominer les
bruits et donnant d'ailleurs
sur
l'arrière
une petite cour arrière
[illis.]
l'arrière
, étonnament paisible avec
ses courettes
ses
enchevêtrements de courettes
qui
servant
ien
t
presque toutes
d'entrepôts
ou
de débarras
,
[illis.]
aussi mor
or
tes
s
qu'était
en
t
trépidante
s
la
es
rue [illis.]
d'en
face.
Le f
f
oyer
r
, minuscule, mais destiné à y
bruler du vrai combustible,
,
m'enchanta.
Gladys m'expliqua qu'elle l'allumerai
i
t
le matin en m'apportant le breakfast
et que ce serait ensuite à moi d'entre
e
tenir
le feu si je restais à la maison. J'aurais
à acheter moi-même mon coke et un
peu de petit bois pour attiser parfois mon
feu.
Mais non,
,
se reprit-elle,
,
le petit bois, elle
me le fournirait gratruit.
Pour la chambre,
et
[flèche]
le breakfast
et un rien de lunch — scraps — ce serait un guinea la semaine.
ce serait un guinea la semaine.
— Un guinea !
m'exclamais-je,
non
ne connaissant pas encore l'expression.
Gladys m'expliqua que cela
signifiait one
e
pound and one
e
schilling.
Et je la fis rire aux larmes lorsque
je lui présentai à la fin de la semaine
mon chèque pour un guinea.
— Mais cela n'existe pas en
fait, un guinea, me dit-elle. Aucune
pièce de la monnaie anglaise n'y
correspond. C'est juste une expression
— Mais pourquoi alors toujours
parler de guinea ?
Elle haussa les épaules. J'étais
prise à l'i
i
llogisme anglais comme je
l'avais é
é
té à la strict
e
logique française,
et
il n'y avait qu'à
s
m'y
'y faire
.
Je
devais
d'ailleurs
m'y faire
mieux d'ailleurs
qu'à
plus vite
qu'aux
raisonnements
sans
fin
l
d
es Français.
Ce premier jour où nous
discutions affaire, j'avais fini,
presque en me
e
ndiante, par
propose[r]
demander :
— Pour
un
tou
t
tout un guinea,
est-ce que
vous ne m[e] donneriez
pas
,
un tout petit lunch du
midi
plutôt que des
scraps
de
lunch, puisque je
sera
serez
serai
souvent
sortie à cette heure, les mêmes
scraps for supper.
Elle rit
enc
à s
e
faire
entendre dans tout le quartier, trouvant
drôle mon accent, mes expressions,
mon petit manteau de lapin, mon
beret
so frenchy
, et finit,
tellement je lui plaisais,
,
par
consentir «to throw in for
a guinea a week supper and
even a bite in the evening if you
should still be hungry, dearie,
.
» Et
c'est ainsi que je me ca
a
sai certainement
au meilleur prix possible dans tout Londres,
à l'époque.
Une seule chose me dé
é
plaisait dans
ma nouvelle
vie
, et c'était mon adresse : Lily
Road. « I know it smacks of
perdition, »
le
a
vait
dit
convenu
ma logeuse,
puis,
éclatant d'un de ses rires à faire
trembler les vitres,
,
ell
avait conclu
que je l'avais pas chère en tout cas,
.
la perdition
Sans aller jusqu'à penser que
le nom évoquait la perdition, je
rougissais
quand
je ne pou
je devais
donner mon adresse
à haute voix, et
l'évitait
s
autant que possible, racontant :
« J'habite trop loin pour inviter des gens... »
Ou bien : « It'
'
s terribly out of the way. »
Mais il fallait y pas
as
ser, ce
ce
Lily Road,
malgré so
o
n nom de souffre,
,
m'étant
presque le paradis. Pour me consoler,
Gladys en riant me faisait observer
que ce serait encore plus compromettant
si
j'avais pris
ma
chambre
dans un
non loin dans
le petit bout de
Petticoat
Lane.
Bohdan vint m'aider à déménager.
Il avait pu dénicher dans sa rue u
u
ne
espèce de tombereau à brancards dans
lequel nous avons réussi à transporter
en un[e] fois tous
mes effets
dans un
m
à
dans
à
grand bruit
,
qui nous faisait rire,
les
vieux
pavés
pavés
pavés
résonnant fort
sous
les roues sans caoutchouc.
« Heureusement , me dis[flèche] ait Bohdan, que
tu restes presque sur les lieux. Mainte-
nant ce ne sera plus long que, mon
concert passé, je pourrai t'accorder
plus de temps, et nous nous rattraperons.
Il m'aida à
pendre
ajuster
mes vêtements sur
les cintres
dans
et à les placer dans
de la
la garde-robe
.
pendant que
j
J
'essayai
s
ensuite
de faire bouillir de l'eau
pour le thé, accroupi auprès du foyer.
Un de mes bonheurs ici serait de
pouvoir
garder ma visite pour
faire
monter ma visite,
,
ma chambre
[s]
avec
son divan-lit
étant
amenagé
en
sitting-room,
.
s'y prêtant, au
Bohdan était à la fois un peu
scandalisé et amusé de me voir
transplantée dans ce quartier peuple!
Il aurait
cru
,
[flèche]
me dit-il,
que
je me serais trouvée plus à
l'aise pour écrire dans le calme
de la rue où il m'avait retenir une
chambre.
Depuis que nous nous
connaissions, [flèche]
quelques années
maintenant, depuis presque notre
nos
premières rencontres à Winnipeg,
il avait
j
t
oujours prédit
que je devien drais un
écrivain connu.
D'où lui venait
pareille idée ? Je
riais
de lui alors
quand il
me
m'en
parlait,
ainsi. Il prétendait
avoir fait un rêve curieux
à mon propos,
où
mon
nom lui était
étant
apparu écrit en lettres
énormes. «
«
Non pas cependant, m'avait-il
précisé, comme au-devant de théâtre.
Grand cependant,
néanmoins très grand.
J'en ai conclu que
ce devait être sur la couverture d'un livre.
[flèche]
Pendant que je m'essayais encore à préparer du thé,
Gladys
Gladys
survint
alors
avec
un plateau
couvert de sc
c
ones au beurre,
de
gâteaux
et
,
petits
plats
pots
de confitures.
«Dès que
j'eus vu ce jeune homme pousser
ousser
vos affaires dans sa brouette, me
confia-t-elle plus tard, je l'ai aimé.
Il n'y en a pas un seul autre comme lui
dans toute l'Angleterre, vous pouvez en
prendre ma parol[e]
et vous devriez mettre le main sur lui
— Cheerio
alors
sur lui pendant
que vous en avez la chance.
[flèche]
— Cheerio !...
nous dit-elle en s'es
s
quivant.
Pendant qu'il buvait son thé,
Bohdan, comme je l'observais en silence,
me parut, lui si jeune encore,
très
fatigué, amaigri,
un peu vieilli,
amaigri,
des
grands
cernes
profonds
entourant
autour des
ses
yeux.
— Bohdan, lui dis-je,
si tu veux
accomplir
aller
tout ce
aussi loin
que tu
l'
as en tête,
il va falloir
apprendre à te ménager.
— Irai-je bien loin ?
fit-il
mi-ironique
,
mi à la blague, mi-triste.
d'un ton qui cherchait
à paraître léger.
Il me vint à l'esprit que j'avais
toujours
pressenti en lui
un[e]
de l'
angoisse,
s[illis.]t[illis.],
en dépit de son caractère
si
souvent
gai, comme s'il
en
avait le sentiment
que
le temps lui manquerait.
Parfois une mélancolie
devait l[e] gagner dont je voyais
— Je vois assez clairement, me confie-t-il,
toujours comme
un peu
en
se
riant de lui-même,
un bout de chemin devant moi,
quelques années de route peut-ê
être
, puis
tout s'arrête, disparaît
soudainement
, tombe.
— Mais moi, je ne vois même pas
un jour d'avance devant moi et
change chaqu[e] jour de cap
, lui dis-je
pour plaisanter et le ramener à la bonne
humeur.
— Pourtant, ton avenir à toi est certain
,
me corrigea-t-il, avec un étrange serieux.
Je n'ai qu'à fermer les yeux et je vois
surgir ton
ton
nom en lettres importantes.
Cependant
ce
il me semble qu[e] ce
n'est pas
à l'avanc
t
d'un
théâtre. Tu as bien fait quand même
de
t'inscrire
inscrire
au Guildhall. Pourtant
pour un cours
d'art dra
ra
matique...
Quoique, d'après
s
ma vi
i
sion, c[e] n'est pas là
que tu brilleras. Où donc !
Je crois
[illis.]
voir
que c'est
ton nom
sur la couverture d'un liv
v
re.
Ton nom
Il
s'y détache en grandes lettres.
— Un livre ! l[e] moquai-je. Moi
qui ne sait même pas encore tourner
convenablement
une petite histoire !
!
Depuis
Néanmoins, depuis les cinq ou
six ans
que j
j
e le connaissais, depuis
nos toutes premières re
e
ncontres à Winnipeg,
il m'avait toujours plus ou moins
tenu
ce langage
pr
pr
oche de la
d'un
nécromant
, et j'avais souvent ri de [illis.]
bo
n
coeur de
"
ses
"
supposés dons.
Cette fois,
il paraissait
à la
si sûr de lui-même,
affaissé à
quant à lui, quand
t
à moi, à la fois
en même temps
affaissé et exalté,[flèche] comme s'il voyait
deux [illis.][i]les, l'une [illis.] brisée,
et
l'autre
[illis.],
que j'en éprouvai un frisson.
—
[illis.]
Par
lons
Parlons
d'autre chose, dis-je,
tu me fais peur avec tes prophéties.
Ce qui m'avait le plus
peur
apeurée
e
cependant
toutefois
c'était l'in
n
tense mélancolie
que j'avais pu surprendr[e] un instant
dans ses yeux gris bleu, [illis.]
et
que je ne
vis
devais
jamais ensuite
revoir
que chez des êtres
qui
destinés
allaient
mourir jeunes.
Nous avons pourtant fini notr[e] thé
gaiement, Bohdan feignant de lire dans
les feuilles
laissées
tombées
au fond de ma tasse
sse
que j'écrirais
un roman à saveur
r
populiste,
ce qui
n'é
é
tait pas
surprenant
pour surprendre
, é
é
tant donné que
je me sentais si bien auprès des petit peuple.
Retrouvant cette scène
ne
dans tous
ses détails au fond de mon souvenir,
je songe enfin à me demander comment
nous ne
nous sommes
s
pas aimés
d'amour,
le doux energique
Bohdan et
moi
. Il était droit,
,
la loyauté même,
,
énergique et doux, tendre et charmant,
.
Lui, je ne sais
pas
ce qu'il voyait en
moi, mais j'ai l'impression [flèche]
qu'il avaitt
pour moi éprouvait à mon égard
les mêmes sentiments d'estime, d'admiration,
de confiance, d
e
'affection que je lui qu'il
m'inspirait.
que ce devait être un peu des
les
mêmes
qualités que je prisais en lui et qui me
m[e] faisait l'
faisaient l'admirer,
et
l
ui
faire
[illis.] faire [illis.]
lui accorder une
enti
i
è
re confiance,
rechercher son appui,
désirer son approbation,
enfin
et
le chérir
profondément.
,
.
[flèche]
d[e]
Peut-être manquait-il à notre
sentiment
l
L
e lien entre nous était-il
justement
trop honnête, trop limpide, trop
beau
clair
pour mener à l'amour ?
Il y manquait
peut-être
en effet
un défaut
ou ce quelque chose de trouble ou d'inquiétant
que contient presque tout amour.
Entre
Bohdan
et moi
il n'y avait jamais eu la moindr[e]
inquiétude
ne nous étions
jamais causé
l'un à l'autre la moindre inquiétude si
ce n'est au sujet de notre santé.
Ainsi
Nous
étions faits pour n'être que des amis
,
ainsi que l'on dit si [flèche]
étrangement,
alors qu'être ami est pourtant
injustement,
,
car n'est-il pas
mille
fois plus difficile d'être
fou
singulier que l'on
de
place
[illis.]
l'amour
— si capricieux —
au-de
e
ssus
de la noble amitié
de l'amitié
presque
toujours
si
digne.
La dignité, voilà peut-être au
fond ce qui, tout en p
p
ré
é
servant notre
sentiment, l'empêchait de glisser à l'amour.
Mais, en verité, j[e] n'en sais
pas
plus
long aujourd'hui
sur le sujet
que j'en
savais alors sur le sujet.
L'
amour en cette vie tout
e
de
mystère en est là
Comment comprendre l'amour !
Comment comprendre
la
vie ! Il n'est y
d'autre chemin que de s'y abandonner.
qu'à [illis.] l'un comme l'autre.
Sur le point de s'en aller, Bo[d]
h
dan,
ce jour-là, appuyé au chambranle d[e] la
porte,
comm s'il
plus
voyant
voyant
que
jamais, comm[e] s'il avait [illis.]
l
a
ré
é
ponse à
mes
questions de ce jour et à venir,
,
me
lança
, sur le revenu à son
de son ton habituel d'
humeur
à la
mi-
fois
ironique
mi-
et
tendre :
— A propos, je tiens à te présenter à
un jeune homme dont j'ai fait la
connaissance il y a quelques jours. Il
te plaira aussi sûr
que
Dieu est dans
son ciel et ses créatures sur terre. Quant à
lui, dè
è
s qu'il aura jeté les yeux sur
toi, il sera
a
à jamais ensorcelé.
— Une autre
re
des te prédictions
,
fis-[j]
dis-je
en moquerie.
— Qui sera réalisé, veux-tu en faire la gageure
,
en moins de trois mois.
— Quel est le nom de ce jeune homme
irrésistible ?
demandai-je toujours en mo
o
querie.
En
A mi-chemin de l'escalier, [me]
Boh
dan
me le lança —
—
est-ce que je me trompai ? —
—
avec une ombre d'amertume.
.
Je ne saisi[illis.]
s
que l pré
é
nom :
:
Stephen.
— Ste
e
phen qui ?
deman
an
dai-je.
[flèche]
X Il
Boh
dan
n'entendit pas ma question ou je n'entendis pa[s] sa réponse. En tout cas, je n'en appris pas plus long ce jour-là
au sujet t
sur
[le]
ce
jeune homme au sujet duquel Bohdan avait réussi à piquer ma curiosité.
X
Je n'entendis pas davantage, le voix
de Bohdan
couverte par l[e]
se perdant dont le
grand bruit
d'un autobus qui approchait.
Ma nouvell vie
d'étudiante
commença,
,
avec
de
s
cours
parsemée
e
ça et là
[jeu donc]
au long de la semaine. J m'y livrai
avec courage et persi
i
stance
j[illis.]
cette
fois, mais sans enthousiasme jamais.
Je me forçais.
M
L
es meilleurs moments
étaient encore
mes jours libres
ceux ou
alors que
je
lui
m
j
'
échappais,
les
mes
jours libres
,
,
assez nombreux,
,
pour
partir à
à
l'aventure
sur l'impériale des
autobus. Je fus prise d'
'
une vraie
passion pour ces voyages à travers Londres
d'ouest en est, de nord en sud, qui durai
i
ent
quelquefois trois ou quatre heures sans
me coûter
jamais
plus d'un schilling. Invariablement
je montais le petit escalier tournant,
m'installais
er
, si elle était libre,
à
la première
une
place tout an
dans la première r
r
angée
rangée
en avant d'où je
e
dominais le spetacle
dominerais le spectacle
qui allait s'offrir
à ma vue. Le
e
contrôleur montai
i
t,
,
souvent me trouvais à peu près seule
e
là-haut, demandais : « Where
ere
to m
'
am ? »
Presque toujours je repondais : «
«
Au bout
.
»
Souvent d'ailleurs, je reviendrais par
le même autobus, n'en descendant
même pas. Aussi
i
tôt i
i
nstallée là-haut
en
t
en route, il me semble que je deve
e
nais
heureuse. J'ai ainsi
à rouler
appris Londres
s
de part en part,
,
comme
j'apprenl
d
rais plus tard Montréal
en le
parcourant
t
sans cesse dans
par
[illis.]
tra
mway
à l'époque où j'y arrivai en 19-
3
9.
Au fond, sauf la City et
les
certains « coeurs » de la ville comme
Cha
a
ring Cross, Trafalgar
rafalgar
squa
a
re,
et
Chelsea
,
et
peut-être
,
Soho,
Londres n'était qu'une s
s
uccession
de buroughs, espèces de petites vi
i
lles
toutes avec leur High street, agglutinées
en
une interminable
succession
déroulement.
Je prenais plaisir
à voir recommencer l'un après
l'autre
ces petites villes
si p[a][illis.]
à allure
dépendante,
si pareilles
une
avec
à
d'
allure
paisible
avec leurs maisons attachées
l'un[e] à l'autre par rues entières, leur
invaria
marché aux fleurs, leur
X [illis.]
ét
ernel tea-shop et la vision,
qui
ne cessait
ne changea[illis.]
nt
jamais
,
elle,
[flèche]
chaque
Tous les
toit
s
en comptaien
t
souve[nt] plus d'un dizain[e]
d millions et millions
les chimney-pots
à l'infini
X
Parfois les maisons étaient en [morne]]
brique
ocre
noircie par la suie
de [tant] et [tant] d cheminées [crachant]
su
r tout
sur elles l[e] [gras] residu
du mauvais charbon brûlé dans
[flèche] de chi
i
mne
e
y-po
o
ts
s
chimney-pots
à l'infini. Ces pette
cheminées en formes de pots d fleurs,
,
la ville devait en contenu un nombre
effara
ra
nt, puisqu bien souvent,
on en
comptait une dizaine sur cha
a
qu[e] toit, a
a
utant
qu'il y avait à l'interieur de ces petits
foyers comme j'en avais un dans
ma chambre. Quelle étrange ville,
,
chacun
y vivant isolé auprès de son propre petit
feu maigre
plutôt
qu'assembl[é]
que réuni
qu'assemblé
avec d'autre
autour d'un bon gros po[è]le. Parfois
la brique des maisons était ternie,
,
sans plus de couleur,
sous
la suie
qui retombait
sous
sur elles
. Parf
de
toutes ces cheminées et des usines proches.
Parfois j'aboutissais
en
à
un miraculeux
quartier
square
de bri
i
que rose
autour
d'
un
entourant
un
petit
t
jardin pri[illis.] enl[illis.]s
parc
parc
près[illis.]
,
enc
c
los
de haie vive
ou de mur
s
bas,
à l'usage
seulement
des
seuls
habitants des belles
maisons
[
roses
relui
i
santes
qui en avaient la clé.
[flèche]
[illis.]
d'alentour qui [illis.]
av
aient
[illis.]
la
clé pour e
e
n ouvrir la barriè
è
re.
.
A l'intérieur, on
pouvait [flèche]
voir
passer
une nurse en voile
flottant
sur les épaules
qui
passer en poussant
pou
ou
ssan
n
t
un landau
,
ou
un vieillard aller à pas lents
en
s'
appuyant
appuyé
sur sa canne
. Il n'y avait
pas
de
ce
de
promenades qui ne me découvraient
quelque chose de neuf. Parfois, je descendais,
explorais longuement quelque quar
r
tier
très loin d'où j'habitais,
,
me t
t
rouvant
si à l'ai
i
se que j'avais envie d'y
rester. Souvent
je faisais le
voyage
trajet
aller-retour d'une traite, toujour
étonné qu'
au retour
en revenant
il par
r
û
û
t si
différent qu'à l'aller. Il m'arrivait,
comme du haut
de
d'un
chariot, de noter
presque sans arrêt
tout ce qui
se déroulait
s'offrait
en bas
à
sous
mes
yeux
à la fois
, de fascinant
et
de
et
de
triste
comme dans toutes les grandes villes.
à la fois
.
comme
Il m'arrivait
aussi,
de plus en plus souvent
, [illis.]
b
ercée par
le mouvement, de perdre tout contac
c
t
ave
e
c la réalité présente et de partir
en des
s
rêves qui etaient presque
toujours heureux du moment que
c bercement comme une sorte de
roulis
en
mes
r
accompagnait
mes pensées.
Evidemment,
j
j
'allais à mes
cours
entre temps
et accomplissais
d'héroiques efforts pour
en retirer aussi
quelque
quelque profit.
du bon
bienfait
. Cette partie de ma vie, les
cours au Guildhall
,
sur l'énonciation
par exemple,
au [c]
où un professeu[r]
s'appliqua^
un[e]
fois
pendant prè
è
s de trois
-
quart
s
d'heure
à me faire prononcer « little » co
o
mme il
se do
o
it,
m'enseignant
où place
la manière
de placer m
m
a langue pour
Guildhall
y arriver et qui, de dés
s
espoir, me
demanda
n
: « Mais où donc avez-vous
appris l'anglais ?... » à quoi j'avais
répondu d
d
istraitement,
,
à bout de fatique :
« Là où j'
'
aurais dû
û
apprendre plutôt
le français
..
?
.
» ; les leçons de
maquillage où j'appris à me
déguiser en Sioux ou Nippone pour
le bien que cela me f
î
t jamais ; les
séances d'escrime, la lecture de
textes de grands dramt
at
urges anglais ;
tout de cette vie que je vécus alors
entre les murs de l'Ecole me para
î
t aujourd'hui
avoir été un rêve, et seuls les rêves eux-
-
memes
poursuivis au bord de la Tamise, sur les
embankments, sur
r
le'i
i
mperial
e
des grands
autobus et même dans la cabane
que
possédait
à Hampton
Gla
a
dys en fac de
Hampton
Court
où j'al
l
lais en week-end — en sorte
que c'
'
était d cette
rive
rive
des pauvres, ayant
la plus belle vue sur le château, qu'on
en profitait le mieux — seuls ces rêves
restent
comme la part vraie et durable de
l'existence que je menai pendant ces
trois ou quatre mois.
.
Des scènes
à l'Ecole
de la vie que je vécus alors
émergent
pourtant
avec une netteté saisissante
e
.
J'assistais ce jour-là
à une
avec une
trentaine d'é
é
lèves à un cours de
Rorke
Miss Ror
or
ke
e
que nous appelions le dragon.
Elle n'a
a
r
r
rê
ê
tait pas d nous
abreuver
invectiver.
d'insultes,
nous traitant de
snails
, à
cause
e
d[e]
la
notre
len
en
teur,
,
je suppose
e
,
,
ou de momies,
ou de
e
pauvres spectres incapables de se
faire entendre
à [deux pas].
. Elle n'était pas la
seule à nous
lancer ainsi
sans cesse
l'injure
. Beaucoup d'autres professeurs
usaient de la même tactique abominable.
.
Pourquoi
donc agissaient-ils
agir
de
ainsi
cette inhumaine manière
avec d
d
es
élèves
déjà tout tremblants de peur ? Il
paraît,
,
on
m'a
me l'a
dit
par la suite, que,
,
[flèche]
pareils aux
pi
i
cadors
rs
picadors
nous
piquant
aigui
i
llonant
ainsi
au vif
f
l'élève,
ils
en
obtenaient
tout à coup
de nous
une réaction
vivante
vive
[s][illis.].
f[illis.].
pleine de douleur et de feu.
et pleine de feu. P
eut-être, mais ils
devaient aussi en faire rentrer
quelques-uns à jamais dans leur
coquille.
Miss Rorke passait pour être
un
un
l'
i
i
mbattable p
p
ro
o
fesseur des
s
class
ss
iques
es
anglais. Nulle n'enseig nait mieux qu'elle
Shakespear[e] et
[illis.]
surtout Bernard
Sha
a
w qu'elle avait beaucoup joué
é
dans sa jeunesse et
dont
elle avait
l'humour redoutabl[e]
et caustiqu
avait certainement dé
é
teint
sur son caract
t
ère
Elle nous
jetait
rappelait
à coeur d jour :
:
«
v
v
ous
qui
aspirez à monter sur la scène, à envoûter
des salles, à voir votre nom en
lettres lumi
i
neuses à l'enseigne des
théâtres,
et
vous ne savez rien faire :
ni marcher, ni vous asseoir, ni même
tendre la main con
n
venablement,
encor[e] moins r
é
citer,
,
bien entendu.
.
Elle disait vrai. Je m'étais aperçu,
,
à
à
voir les
autres
évoluer
,
,
qu'ils n
savaient
en
en
effet
ni marcher, ni s
s
'
'
asseoir
ni s
s
e comporter sur la scèn d'une
e
façon
qui eû
û
t paru n
n
aturelle.
.
J'appre
e
nais
s
que tout devait
ê
ê
tre
ré-appris
recr
é
er
^
recrée
sur la scène
et que rien
pour y avoir l'air vrai,
et que rien,
,
tel qu'on l'accomplissait,
dans la
n
e
serait-c que de se
moucher
, ne de
de
vait s faire là
à
-
-
haut tel
qu'on l'accomplissait dans la vie.
.
Mais
j
J
usqu'ici
j'avais vu les
autres passer
au cr
r
ible et
pa[r]
je
n'avai
i
t
s
pas encore été moi-même
l'objet
la cible
l'une
e
de ses
attaque
s
.
Tout à coup,
,
c jour-là,
je m'entendis
appelée
e
je m'entendis
Portia
commandée
r
e
:
—
V
Venez
Vous, là, venez
nous lire un pa
a
ssage.
.
..
Nous e
e
n étions au
Merche
a
nt of Venice
Marchand de Venise.
.
— ... Tiens
,
le
passage
plaidoy er
de Por
or
t
t
i
i
a
a
au juge
lorsqu'elle
de
e
vant l[e] j
j
uge.
.
Il n'était plus question de me
sauver
ver
comme de
e
chez Dullin.
Je mo
o
ntai
les
trois ou quatre
petits
marche
e
s menant
à la scène
au podium
.
.
Je trouvai le pas
s
sage en question.
Je commençai à lire d'un[e] voix qui me
e
semble
a
venir d'un autre mond[e],
si
faible,
si
lointaine,
e
t
fragile, e
e
n laquelle je ne
me reconnaissais nullement. Une
autre que moi était là, une autre que
moi lisait, agissait,
,
pendant que moi-même
,
d'infiniment loin
,
avec une certaine
pitié pour celle qui s'était
laissée
prendre, regardai
i
t
faire.
.
Puis ma
a
voix s
s
e raffermit et
revint à mes propres oreilles comme le
le
s
autres peut-être
l'enten
la recueillait
e
nt
. Je
l'entends encore,
,
je l'entendrai sans doute
toujours, bien que je ne me souvienne
pas
de
e
s mots
qu'elle
[p]
eux-même
qu[e] je prononçais
. La vie m[e] les a ôtée
s
,
comme dirait Ruteb
oeuf
euf,
elle me les a
volés comme elle
, elle nous prend tout
au fond avec l'âge,
sinon le souvenir
d'avoir été jeune, h
h
ardi et téméraire.
Puis tout se mêla et se confondit.
Je n fus pl
l
us une
e
qui lisait, une
autre
qui regardait.
J'avais é
é
chappé et aux autres et à moi-même.
Ma
La t
t
imidité et ma détresse
m'avaient
reflu
é
e au loin de ma
vie
. J'avais ré
é
inté
é
grée
mon enfance. J'étais toujours en classe, à l'Académie
Saint-Jose
p
h. L'inspecteur nous épiait.
.
Soeur Agathe m'avait supplié
e
: «Lève-
toi et sauve la classe.» Et je fai
i
sai
i
s
de mon mieux,
au milieu d'un
cours, ^
était-ce
au Guildhall, ^
était-ce à Saint Boniface,
pour sauver
encore
encore
Dieu sait quoi !
En tout cas,
m
M
a
voix
petit à petit prenait une certaine
assurance. Un silence complet
m'entourait. Sous la gaieté que
l'on me
e
reconnaissait au Guildhall,
,
est-ce que ne
transpe[illis]r
transper
ç
ait
pas aujourd'hui
enfin
le vei
ie
ux fond
de tristesse qui m
to
ujours m'avait
habité
e
? Est-ce que ne m'avait
pas rejointe ma vieill[e] misère de
la rue Deschambault qui, étonnament
,
par les mots de Shakesperare
,
trouvaient
à
s'etre
s'exhaler ?
Plus
profo
Mais l
L
e profond silence qui
Peut-être
aussi le profond silence de la classe
? était-il l
e
'expression d'un étonnement
sans borne. Qui donc à Londres
avait jamais entendu, entendrait
jamais encore
Shakespeare récité
d'une façon si singulière
, si peu orthodoxe,
qu'elle révélait peut-être, à la fin, le
vieux
maître comme il ne
l'avait jamais été aux yeux des siens.
Quand j
j
'eus termine l
m
a tirade,
le silence dura
a
encore un bon moment.
.
Puis Miss Rorke, un peu bourrue,
concé
é
da ,
:
— Dommage qu[e] vous ayez
un
tel
accent
si barbare
car
par
moments j'ai eu l'impressi
i
on
de
que
quelque
chose
qui
prenait vie. But, child, I
could hardly make out a single word
out
of your stupendous accent.
»
A l'écart,
elle me dit
pourtant
: « Si
vous voulez venir chez moi, le soir, je vous
aiderai en particulier, sans qu'il c
v
ous
en coûte un penny, bien entendu. »
J'y allai deux ou trois fois, je crois,
et, à
à
part m'avoir fait
défiler
enfiler
en vitesse,
,
sans
s
re
e
prendre so
o
uffle,
une
suite deux ou trois fois de
suite
, une
une suite
une suite
effrayante
[illis.]
des mots
tels que
[illis.]
de
which whi
i
chever,
witches, whence
whence
, where, wherever, either, neither,
,
however, beneath, whole, whatever.
,
..
elle me gava de sucreries, bonbons,
scones, hot tea
,
bi
i
scuits
and
et
crumpets.
Chez elle, l dragon n'était qu'une petite
vieille aimable, enfoncé
ce
e dans un
fauteuil victorien,
ses pieds menus
rejoignant à peine
posés sur
le pouf
au
bas
ras
d[e] sa
jupe sombre, et qui
,
entre deux bouch
é
es,
me fai
i
sai
i
t reprendre
[illis.]
whic
c
h
which
wi
i
tch,
whim, whi
i
c
c
hever... Ou bien : t[illis.]
h
rone, throw,
thorough, through ..
qu[e] je
n[e]
[v]
[s]
ais
suis
toujours
pas encore
incapable
d
d
e
prononcé
e
s
r
correctement
après toute cette peine qu'elle et tant d'aut
t
res
se donnèrent à mon endroit.
Je m'étais aussi inscrite au cours
d'art dramatique en français chez
Madame Ga
a
chet qui,
,
elle,
,
m faisai
i
t
répéter,
,
un crayon entre les
levres
dents
,
,
pour
me délier la langue : "
«
Je veux et je
l'exige. » Autre dragon, elle n'arrê
ê
tait
pas de
e
me reprocher «comme à
à
tous
vos compatriotes de
e
parler de
e
la face
ce
et non de la gorge»
[illis.]
.
Avec elle — comble de l'ironie ?
!
—
j
j
'
'
é
é
tudia
a
is, en traduction française,
la
a
e
Saint[e] Jeanne de Bernard
Shaw, r
r
ess
ss
ortant bien plus du
u
domaine de Miss Rorke
mais
que
Madam Ga
a
chet pré
é
tendait proch[e] d[e]
moi qui en aur
r
ait eu, selon elle, les
traits, le visage, l'allure.
.
J'en ai
J'ai longtemps
su
longtemps
par coeur
l
l
es
es
plus
brillantes répliques ^
de Jea
Jea
nn[e]
à l'Inquisiteur
, puis
un matin, les
s
cherchant dans ma
mémoire,
je
ne les ai
n'ai
plus
rien
trouvé
es
.
La sainte Jeanne d ma
a
dam Gachet
se rappro
o
chait
énormément
de
l'interprétation
qu'en donnerait [illis.]
quelques on
qu'en avait donnée Ludmilla
a
Pitoëff,
pr
en traits dé
é
licats de
e
petite
sainte de
Vitrail
vitrail
. Venu à Paris pour
la première,
,
Bernard Shaw aurait
é
té
tellement enragé de cette i
i
nterpr
é
tat
t
ion
qu'il n'aurait,
de tout
tout au long
d'un
diner
donne
offert
à son honneur, adressé
é
un mot à ma
a
dame Pitoëff assise
à sa droite
tout à côté de lui
.
De même
,
qu'à
il
fut si mécontent au festival d Ma
a
lvern,
,
auquel j'assistai,
d[e[ l'interpretation — toujours en sainte de
vitrail — d 'Elizabeth
Bergner
qu'à
l'entracte il partit comme un fou
marcher dans
le dédale du jardin
qui entour
au milieu
duquel se trouve
situé
le délicieux petit theatre d'été. Moi-meme,
,
étant
X
X [flèche]
[illis.] journée, pou[illis.]
étant venue à Malvern pour la journée, je
j
j
e
m'étais
me trouvai en ce moment
engagée
e
dans le labyrinthe
entre des haies
très hautes
très hautes
et, à plusieurs reprises,
,
comme
alors que le
s
caprices du dédale nou[s]
rapprochaient,
,
j avais entendu des
bougonnements et
des
es
bouts de phrase[flèche]
qui m'arrivaient par-dessu le feuillage.
tout
bouillonnants de colère
.
Puis
à
A
un
tournant,
brusquement,
je me trouvai fac[e] à face,
à
deux pas
,
seulement,
avec un vieil homme
à barbe blanche,
l'air
qui m lança
un regard furieux puis continua
son chemin tortueux en
bougonnant
toujours.
de plus belle.
J restai sur place,
,
saisie d'une surpri
i
se
i
i
mmense. « Mais c'est Bernard
Shaw,
m dis-je,
que je viens de croiser. Et,
de
de
plus,
en colère,
,
comme presque toujours.
!
» Je
voudrais continuer les anecdotes
s
, l'une
appelant l'autre,
,
mais le
e
dervic
c
he
derviche
sait
de
e
mieux en
en
mieux qu'il n'a pas
s
le
temps d[e]
e
les enfiler toutes s'il
tout
recuiell
recueillir
de
ce
qu'il
qui
qui
lui revient
ent
du passé
s'il veut voir le bout de
e
sa tâche.
e.
Ce que je voudrais ajouter c'
'
est que
la
seule
sainte
Jeanne^
tirée de sa pièce
que Bernard Shaw
approuvât
jamais
c'
était cell[e] qu'avait
ca
a
mpée
e
Dame
e
Sybil
l
Thor
or
ndik
k
e
e
ke
puis
, plus tard,
reprise avec plus ou moins
Mi
i
ss
ss
Rorke
,
:
une robuste, saine fille de campagn[e],
toute réaliste,
presque sans mysticisme,
la
pre
raisonnable et raisonneuse, la
première sainte protestante chez les
Catholiques comme il l'avait lui-même
défini
e
.
Chez madame Gachet, j
j
'é
é
tudiais aussi, ce
ce
qui avait plus de sens,
Molière et
Racine,
j
j
usqu'au jour où elle m[e] lanç
ç
a
un
le
livre
par
r
la
a
tê
ê
te en déclarant qu
e
je ne
comprenais rien de rien à ce genre -
—
ce
qui était la verité mê
ê
me.
Madame Gauchet avait eu
comme é
é
lèves
des acteurs
devenu
déja prestig comme
déjà alors
prestigieux
comme
tels
que
Vivien Leigh et
Charles
Laughton
.
.
I
I
ls venai
i
ent
d'ailleurs encore
travailler
assez
souve
e
nt travailler
leur rôle avec
elle
,
.
Quand
qui ne manquait
pas
d'en informer les timides comme
pour
d'en informer ses
s
élèves
ordinaires.
Quand elle était dans ses
ses
bonnes,
nous avions même droit à des
potins et croustillantes histoires sur les
grands du théâtre et du cinéma, qu'elle
connaissait,
,
il faut en convenir,
,
sous
un jour révélateur et
t
souvent impitoyable.
Quelle bonne volonté [illis.]
m'apparaît
[illis.] malgré
[illis.]
^
avoir souvent été
la
mienne
souvent
la mienne à cette époque.
[illis.] que
j'y songe !
(espace)
Quelle bonne volonté m'appar
ar
aît aujourd'hui avoir
alors
malgré tout été la mienne en ce temp de ma vie![flèche]
Quand
le temps
l'air
devint plus doux,
,
même après que je n
m
'e
f
us fait
lancé
lancer
Racine par la tê
ê
te, il m'arrivait
t
d'aller
r
r
écit
t
er
à voix haute
de ses vers dans le seul endroit
où j'étais sû
û
re de ne
e
déranger personne
et de
ne
pas faire
rire
rire
de moi,
.
[flèche]
C'etait
dans
le petit
cimetière de Fulham plein
d'arbres
touffus et de
vieilles
tombes
a
a
nci
i
ennes
entre d
d
es mur épais,
,
,
et là,
,
clamant
mes vers, j'avais parfois
avoir eu
co
co
nscience
si
vivement
de
troubler un
si
long et
magnifique
sacré
repos que je m'interrompais pour lire
au hasard des épitaphes,
.
datant de
[l]'ère élizabéthaine
d'un
d
D
e caractère
plaintif et doux,
et j'avais le sentiment
,
[illis.]
les
recevant, en plein Racine, comme
un écho d'humbles
vies
existences
anglaises oubliées
jusque-là
depuis longtemps,
que
ma vie
était encore plus étrange
dont celles
que celles dont je recevais
tout à coup
[illis.] en quelque sorte, des nouvelles, et
[illis.]'en a[voir peur un peu].
plutôt,
au hasard
du
des
é
é
pitaphes
.
[flèche]
Elles étaient
d[e] caractère plaintif et
doux.
Les recevant en plein Racine comme
un écho d
e
'humbles existences anglaises
depuis longtemps oubliées,
,
[flèche]
j'avais alors le
sentiment que ma propre vie [é]tait encore
plus un étrange me découvrant
j'é
é
prouvais
tout à coup le
e
se
e
ntiment
t
que
ma
ma
vie
vie
é
é
tait
mille
foi[s]
fois
bien
plus
étrange
surprenante encore
que
e
je n'avais jamais pu
celles que j'étudiais dans les
l'imaginer
livres.
et
,
p
P
endant
un
quelques
moment
s
,
ell[e]
m[e] fas
s
ci
i
nait au-delà de toute
e
é
é
nigme.
e.
Ainsi je vivais à Londres pendant ces
mois-là, livré
é
e à l'ennui
et
à la tristesse,
m'obligeant à des
es
efforts qui paraissaient
devoir me mener null part, puis, soudain,
la jeuness
s
e, le coté gai de ma nature
reprenait
e
nt
le dessus, et voilà que j étais projeté
é
e
e
en pleine drô
ô
lerie, riant et faisant rire
autour d[e] moi comm au temps de
e
s
tournées au Manitoba, comm je ferais
rire plus tar
r
d au long
g
de mon passage en
Provence.
Après être descendu
e
d la scène, ce jour où
j
j
'avais lu l[a] grand[e| tirade
e
de
e
Po
o
rtia,
,
alors que j'etais encore tremblante et
que les é
é
lèves autour de moi m jetaient
d regards singuliers,
que je ne savais
comment interprêter,
un grand et beau
jeune homme
s'
'
é
é
tait approché de moi
et
m'avait
chaleureusement félicitée
applaudie.
.
— Laissez-les penser
c[e] qu'
elles
ils
veulent,
,
ici
et même rire,
,
si ç
ç
a
a
leur chante,
mais
c'est vous
en ce moment
qui
c
c
ommandez
toute l'attention
Naivement j avais
prise
pris
pour
un compliment cette phrase qui en
était peut-être un d'ailleurs.
s.
Au bout d'un moment de conversation,
il m'avait proposé :
— How about a cup of
[illis.]
tea ?
Vers les onze
e
heures, le ma
a
tin,
et
vers
quatre
tre
heure,
le milieu de
l'après-
-
midi,
,
presque
e
tout le mon
on
de
dans cette Ecole
du Guildhall
l
l
âchait
danse
,
escrime et déclamation
tout
pour se réunir
à de
e
petite tables de
quatre
au restaurant d[illis.]
e
l'Ecole
et
[y]
y
boire d'
'
innombr
r
ables tasses
s
d[e] thé.
Bientôt
toute
ma classe
y fut presque en
entier,
repartie en petits groupes,
[illis.]
, et je[flèche]
pus m cacher que tou nous
m'aperçu[s]
que
tous les yeux venaient
fréquemment
à tout instant se fixer avec une
curieuse e
e
xpression sur l couple
que nous formions, seul[s] et un peu à
l'écart, le beau Gallois et moi
En fait, il m'avait dit son
nom
[flèche] m'aperçus qu
e
tous
l[illis.]
la plupart
nous fixaient
, le beau
fréquemment
, avec un expression qui me parut
le
grand Gallois et moi, assis en amis un peu
à l'écart, avec une expression à laquelle je
pus à peine croire tellement elle disait
pour moi de considération nouvelle et même d'envie.
M'ayant dit son nom et qu'il était Gallois,
aujourd'hui il ne me reste, pour me l[e] rappeler
à la mé
é
moire,
,
que cette appelation. Il m'avait
sans doute appris, alors que nous buvions notre
thé, qu'il avait étudié
[illis.]
au Guildhall et que,
faisant carrière à Londres,
il
y
revenait
de temps à autres^
à ses vieux mai
î
tres,
for
or
a
a
refreshing course ».
C'est ainsi
qu'
,
que
a
A
ttiré aujour
r
d'hui
par il ne savait
quel motif à entrer en passant dans la classe
d'interprétation dramatique, il m'avait vue, entendue,
et s'était senti sur-l[e]-champ subjugué par
cette
singulière petite personne [flèche]
à la voix et au visage
comme transfigurés par une intense vision
aux
grands
yeux
et
au
visage
comme tout emplisd'une
intense vision nouvelle du théâtre anglais.
Ce que moi je ne savais pas encore de lui, c'est
qu'il était une des très belles voix de baryton de
l'Angleterre, avait chanté maintes fois à Covent
Garden, et se trouvait engagé sur la
grande voie
voie royale
du succès. Pas une des jeunes filles
présentes
ne m'aurait
donc
pas
volontiers arraché les
yeux
à me voir aujourd'hui recherchée par lui
qui en avait
sans doute
dejà
recherché^
[illis.]
plus d'une parmi
elles.
Car
j
J
e devais
apprendre assez vite que
j'etais loin d'être la première au profit de laquelle il
ourdiss
ss
ait de si belles phrases.
Sans plus perdre de temps, il
[illis.]
sortit
son calepin d'adresses
et me demanda la mienne. En bon seigneur,
,
il m'apprit
qu'il me ferait signe
un de ces jours pour
venir me prendre
et
m'amener à
quelqu
quelqu'une de ces
soirées musicales
qui se donnaient dans
les plus grands sa
a
lons de Londres.
Cela
aiderait
compléterait
ma formation artisitique
en plus d me fournir un champ d'observation unique.
girl, [illis.]
w
ith such a bewitching accent
»
.
Curieusement
Donc
,
cet
mon
accent que
l'on s'appliquait tellement à corriger
depuis que j'étais à Londres
y
était
précisément
ce qui
mon atout le
Mon
Ainsidonc mon
accent que l
l
'on s'a
'a
ppliquait
tellement à corriger depuis que j'étais
à Londres était
donc
, à ce que je croyais
voyais
comprendre
de plus en plus clairement,
mon principal
sinon mon
seul
attrait
.
Mon bea
Sans plus tarder
u grand Gallois
, ayant tiré
é
il tira
de
sa poche un cra
a
yon et son petit calepin
d'adresses,
et
me dema
a
nda
a
la mienne,
.
Car
u
U
n de ces jours,
,
,
[illis.]
[flèche]
m[e] [illis.] en [illis.] seigneur [illis.]
il me ferait signe,
et nous irions à quelque soirée
musicale dont il faisait
partie
.
.
[flèche] Moi,
,
hélas,
me souvenant alors que
plutôt que d'avouer
que
j
j
,
'
habi
i
tais Lily Road,
,
je
fit
s
la
a
capricieuse,
l'incert
t
aine,
,
disant : « Je suis sur le
point de déménager ... J n sais vraiment
pas où j'irais
s
... ou
ou
je s
s
erai demain ...
...
»
Puis embêtée de sa
a
voir comment
t
me tirer
de ce pas
,
je ramassai
i
mes livres,
,
lui
tendis la main,
,
le remerciai pour
son thé et partit
s
presque à
à
la course.
.
Quand je racontai à^
cette scène
à
Glad
d
ys
[ce]
, elle
qui s'eta
cett rencontre
me
traita
m[illis.]
me traita
d'innocente
et de
e
folle
,
di
i
sant qu ce
beau grand Gallois é
é
tait très connu
à Londres,
,
qu
que
l'on entendait souvent
sa superbe [l]
v
oix au
B.B.C
BBC
.
,
que
d'ailleurs
tous
s
les Gallois étaient
gens
doués musicalement et
très
des plus
att
tt
irants,
.
et
que c'était
Ce serait donc
bien fait
pour moi si je
ne le rattrapais jamais.
C'etait compter sans la t
é
nacité
é
de
notre Gallois. i
I
l eut peu
u
de peine au
fond
à obtenir mon adresse et
[illis.]t-même
même
mon
le numér[o] de [le]
t
éléphone
d[illis.]
du régisseur
[d]e l'Ecole. Deux ou trois jours plus tard,
je descendis de l'autobus droit comme
toujours dans
s
l'échoppe et pres
es
qu dans
les bra
bra
s de Gladys qui m'attendait
en
proie
proie
à
à
la plus ^
vive
sur
excitation.
Mon Gallois
avait té
é
léphoné .
Il avait lai
i
ssé
un me
e
ssa
a
g
e
.
.
C
I
'était bien
l[e] Gallois
celui
qu'elle pensait à^
qu'il etait:
une cé
é
lé
é
[b]rite.
!
Il
E
lle
avait
bien
not
t
é
le numéro.
.
Il me
fallait rappeler au plus tôt du
bureau de Geo
o
ffrey.
Ce qu'ell appelait le bureau de
Geo
o
ffrey était un ancien p
p
upi
i
tre à
cylindre logé dan
s
un coin de l'échoppe
et encombré d'é
é
crous
us
, d
e
vis,
,
de
bout
s
boulons
de bouts
de t
t
uyau et d'une
e
mas
s
sue
e
masse ancienne
qui
maintenai
i
t en place
e
la
pi
i
le
e
pile
de fact
t
ures
non acquitté
é
es. Le mal étant fait, d[e]
laisser savoir où j'habitais, je rappelai
l[e] beau Gallois
.
— Pourquoi ne vouliez-vous m
p
as
me
donner votre adresse?
me demande-t-il
.
— Parce que je n'avais pas envie de
qu[e]
l'on
sache que j'habite Lily Road.
J'entendis un rire énorme, qui
ne
semblait
ne
devoir cesser,
franc, sonor
e
,
roulant à couvrir l
e
gro
o
ndement d
e
l
a
rue.
— Peti
i
te
e
folle ! m[e] dit-il. Savez-vous
d'où je viens? Du fond d'une min d
charbon. Mon père est encore travailleu sous terre.
J'y ai
moi-même
travaillé
j
j
usqu'à l'
'
âge de seize ans.
Venez-
-
vous avec moi ce soir
oir
à
l'Ambassad
e
d'Autriche ? Tenez-vous
bien, l'Ambassadeur,
,
c[e] n'est pas une
blague,
,
s'appelle le baron d
e
Franke
e
nstein
n
.
Je fis sign que oui sans songer
qu'il ne pouvait me voir,
,
mais il
du
u
t interpréter correctement mo
o
n silence,
car il
me
signif p
me signifia :
— J pass
e
vous prendre à huit heures
tapantes
s
.
Ma ma
On avait trouvé un
coin pour ma mall[e] garde-robe sur un
bout d[e]
palier à cô
ô
t
t
é
é
d[e]
la porte
de ma
p
p
orte[flèche]
de chambre
.
J'en sortis
mon uniqu
ma
robe
e
[illis.]
longue
soir
en t
t
affet
t
a
a
rouge clair,
à
à
laquell
Gladys
[illis.]
tint absolument à
soul[illis.]
donner
un coup d
e
fer
r
.
Je mis les
s
souliers
s
assortis.
.
Gladys
[illis.]
me
remonta
les cheveux en un t
t
as
s
de
e
petite
bouclette sur l haut d l[a] tê
ê
te,
ce
qui me
fit ressembler à
un
portrait
Reynolds
de Reyno
d'
[flèches]
dont elle avait
une reproduction
d'un Reynolds qu'ell
avait
dans
s
son sitting-room.
.
J'avais,
,
pour complé
é
ter ma toilette de grand soir,
,
des
s
gants blanc, et
une sorte
e
de petit[e]
mante
cape
en velours noir.
.
Prête longtemps
d'avanc[e], je vins attendre mon Prince
e
,
assise,
,
au milieu de l'echoppe,
,
sur
un chai
ai
se
e
à laquell Geoffrey s'était
hâ
â
té
é
de donner un coup d[e] torchon.
Revêtu comme toujours,
,
au travail,
,
d'une
lo
o
ngue blouse grise qui l[ui] donnait
l'air d'un prisonnier, il s'etait lui-même
assis auprès d l[a] porte grand[e] ouverte,
i
i
ncapable de se mettre au travail dans
une pareill[e]
atmosphère
d'attente
de surexcitation.
.
Comment s'
é
tait ré
é
pandue la
nouvelle, je ne le sais trop, mais tout le
coin
d rue était au courant que « that
nice little French lady at
Glady's
'
was
is
going
out
t
to ni
i
ght with
the
e
ri
i
nging Welsh
French
voice
one
heard
hears
of
over the
wires
wireless
... »
Mais la sortie, dans l'imaginat
t
ion de
nos voisins, était deve
e
nu
e
un bal
[illis.]
—
peut-
ê
tre
à Bucking ham Palace
,
[illis.]
savait-on
savait-on !
!
!
—
—
et prenait de minute en minute d
d
e
si grandioses pro
o
por
or
t
t
ions qu'il n'y en
avait pas un qui ne fû
û
t sur le pas de sa
porte à guetter l'appari
i
tion du Prince. Ils
devaient s
s
'attendre à le voir arriver en
carosse.
.
Tout au moins en quelque
resplendissante voiture conduite par un
chauffeur. J'éta
a
is devenue leur conte de
fée,
,
la Cendrillon si chère au coeur du
peuple
qui va
avoir
[flèche]
accès
par
à travers
elle
avoir
apercevoir
ce s
oir les
y
assis ce soir
m[illis.],
^
par elle
aux splendeurs.
.
L'heure approchait .Les gens, sur leur
seuil
,
consul
l
t
t
aient la gros
os
se horloge
au-dessus de Smith's Watch
h
Repair.
A huit heures pr
é
ci
i
ses s'annonça dans
un bruit de
e
tonnerre
,
comme t
t
oujour
s
,
,
,
l'autobus
venant d
Knighsbridge
Knightsbridge
. Les vi
i
tre
s
tremblèrent.
Le géant s'
'
arrêta pile,
,
sa
a
porte ouverte devant
la
a
porte accueillante de Geoffrey Price's
Radio
[illis.]
Bicycle
and
Radio
Repair Shop. Mon Gallois en
descendit droit dans l'échoppe
e
pour se
trouver,
,
parmi les bicyclettes pendues au
u
plafond,
,
en habit du soir,
,
l
e
plast
t
ron
n
i
i
mmaculé, le haut de forme un peu i
i
ncliné
sur le front,
,
ayant
à la main
un
e
canne
à pommeau
d'or, et traînant,
,
à peine
retenue
au cou
par une agraffe et rejetée
nonchalamment en arrière des é
é
paules,
une immense
et
su
u
perbe ca
a
pe
noire
de velours noir
qui d'un coup
ramassa
toute
la
poussière
du plancher.
Le conducteur, i
i
ntrigué par l[e]
personnage qu'il avait
,
du coin d
l'oeil
,
vu quitter l'autobus,
,
abai
i
ssa
la vitre,
,
sortit la t
ê
ê
te pour le sui
i
v[r]e
du regard j
j
usque dan
s
la boutique,
s'attarda
.
Mon grand Gallois
me tendit la main,
,
me tira d[e] ma
petite chaise à fond de paille d
d
roit
vers
s
l marchepied de l
l
'autobus. Le
cond
d
ucteur do
o
nna du gaz, et
nous voilà
r
r
epartis
repartis
par le mê
ê
me
autobus qui
nous
avait amené le Princ
e
.
.
L'i
i
ronmonger, la marchande d[e]
fleurs,
le
marchand d pois
mare
e
yeur,
l'ap
p
othecary,
le
le
green grocer, tous
décus, yeux ronds, ébahis, nous
regardaient partir comme les plus
simples des mortels et n'en revenaient
pas,
n'
'
en
ne
sont peut-être jamais revenu
s
de
e
leur
[illis.]
amère
intense
déception√
Je me faisais, vers ce même temps, d'autres
amis qui devaient m'être plus chers
qu le beau grand G
G
allois entré de
si spectaculaire façon dans ma
vie, pour en sortir sans doute aussi
vite, car, passé la soirée chez Frankenstein,
j'ai beau foui
i
llé
ma mémoire, je ne
trouve plus
de
trace de lui.
Je m'attachai
beaucoup
alors
à une
gentille jeune fille à qui ses
ses
parent
s
payaient le cours
s
en art dramatique au
Guildhall,
,
n'ayant jamais
même
eux-mêmes
d
e
toute
te
leur vie mis l
e
pied au théâtre.
.
Elle m'avait i
i
nvitée chez elle, dans le
South
End,
,
par-delà
à
la Tamise, dans
s
un lointain quartier d la vill
e
—
ou, curieuse-
ment, ne m'avaient pas
s
encor conduite
mes randonnées en autobus
,
—
pour prendre
le diner un dimanche, en compagnie de
sa famille, et sans doute comme dans
toutes les maisons de Londres à cette
même heure, nous avons mangé de la
côte de bo
o
euf et du york
k
shire pudding.
.
Nous
Phyllis et moi
sommes allées voir ensemble
Phyllis
et moi,
un
d
'innombrable
nombre
pièces
s
de
théâtre.
Nous prenions l
d
es
s
plac
c
e
s
bon
marché dans ce qu Phyllis appelait
« the go
o
ds »,
,
correspondant au pou
u
lailler
à Paris,
,
c'est-à dire parmi les plus
haut perchés. Dans certains théâtres
il nous arriva d'ê
ê
tre tellement en
su
u
rplomb sur la scène que nous ne
voyions plus des acteurs que leur
s
crâne, chauve souvent,
,
évoluant loin
en bas. Nous avions peu d
d
e chance de
leur voir jamais le visage «à moins,
m'expliquait Phyllis,
,
«qu'ils ne se
mettent à jouer subitement
«
for th
e
gods",
ce qui é
é
tait le cas
comm l
l
'
'
avait
fait
fit
un soir l
l
e grand Irving[flèche]
d'illustre mémoire,
,
qui
,
se rappell
ant
sans doute sa jeunesse pauvre
,
et
ne s'ent
t
ret
t
int
t
plus,
,
tête renversée
,
regard au
plafond,
,
qui
qu'avec les
miséreux penchée
s
de
là-haut vers lui.
Quant à
nous
moi
,
,
il me semble que
ce ne f
f
ut jamais qu'au moment
des applaudissements
qu
e
nous
eûmes
je vis se lever
se levèrent
vers-
-
nous des regards
qui
peut-être^
d'ailleurs
un peu
implorants.
quémandeurs.
Les places à vil prix — à un
schilling, je pense — ne pouvaient
évidemment ê
ê
tre retenues, et elles
étaient en grande demande.
.
Nous
devions donc arriver un[e] bonne
heure à
à
l'avance, et déjà bien
souvent une queue s'e
é
tait formée
aux abords du théâ
â
tre
.
Nous y preni
i
ons
place,
,
et en un rien d[e]
th
temps ell[e]
s'allongeait jusqu'à se perdr[e] dans
quelque petite rue adjacente.
.
J'en ai
vu s'enrouler,
,
selon le caprice
ce
des gens
ou la commodité des lieux, autour du
théâtre en une esp
è
ce
ce
de lasso
so
qui
en faisait deux fois le tour. Les deux
rangs qui paraissai
i
ent, l'un s'en aller,
,
l'autre revenir,
,
en
n
s
e
retrouvant,
ant,
parfois très proches l'un de l'autre
,
co
o
nversaient en
en
tre eux. Quelquefois
survenait un loueur d[e] pliants.
.
On pouvait s'en procurer un pour
six pence
ce
, s'y asseoir très confortablement
en rang de deux,
,
le long des murs.
.
Ou bien, l'on
é
pinglait^
s
s
ur le plia
a
nt
son nom
é
crit
sur un bout de papier et
l'on pouvait
s'en aller sa
sans ri
i
sque
[illis.]
d
se faire voler
se place s'en aller tranquillement
manger une bouchée dans un casse-cro
û
te
avoisinant ou simplement se promener.
.
Pour ma part, j'aimais rester à
m[a] place avec les gens se
e
rrés
s
ensemble
comme
qui formaient comme
pour former
une famille
ami
i
e
amie
au
X
X
au
u
milieu du trottoir
Pleuvait-il,
milieu du trottoir
Pleuvait-il,
,
et des parapluies
s'ouvraient, assez grand pour abriter un
voisin
dé
é
favorisé.
dépourvu.
Souvent,
après en avoir
demandé l'autorisation[flèche]
du regard
, ou alors
qu'elle
m'était déjà offerte, [ je me glissais sous
un parapluie à côté de moi et
presque
inévitablement[flèche]
j'[ent]
je'enga
la
une
conversation
s'engageait
j'enga
ga
geais
une
conversation ][
][
avec l'
'
o
o
bligea
a
nt
t
v
v
oi
i
sin.
.
Des gens lisaient tranquillement sans leur
parapluie q
q
u'ils tenaient d'une main,
,
tournant des pages de l'autre. Des femmes
tricotaient de longues écharpes qui pendaient
par terre, et
on
nous
les
s
avertissait
avertiss
ss
ions
: «Votre belle
écharpe traîne dans la pous
s
s
s
ièr[e]
e
.» Quand
les soirées étaient douces et sans pluie,
,
c[e] qui
arriva assez souvent
même
au cours
d[e] l'hiver,
,
des artistes de rue survenaient.
.
Tout à côté
sur le trottoir,
de nous
i
I
I
executaient
à notre profit
à notre profit
leur numéro,
^
leur pas d danse,
chantaient avec de
e
vi
i
eilles
voix b
b
ri
i
sées,
dansaient,
dess
ss
inaient
à la craie quelques scè
è
n
es
sur l ci
i
ment,
puis ils passaient le chapeau. Nous
leur donnions un penny pour leur peine.
Phyllis apportait presque toujours à
manger pour deux, des brioches et des
petits pains beurrés qu'elle partageait
scrupuleusement avec moi. Il m'est resté
de certaines de ces heures d'attente à la
porte des théâtres, surtout quand la nuit
se faisait amicale,
des souvenirs,
un
le
souvenir
un enchantement
un enchantant d'
d'u
u
n enchantement
[flèche]
d'un enchantement
qui
éclipse
nt
éclipsait
même
le spectacle
qui allait suivre
,
dont il
s
étaient
t
le proloque.
Le
peuple de Londres
s'y r
é
velait
à son
meilleur,
le plus gentil
, le plus delicat,
le plus bon copain qu'[o]
'o
n puisse
dé
é
sirer. Je me dis encore parfois
que la meilleure pièce du répertoire
londonien était celle qui se
jouait sur le trottoir, offrant le
spectacle d'une humanité parvenue
à tout partager, son sandwich avec
c
qui paraissait affamé, un pan
de son manteau, quand le vent fraîchissait,
à l'imprudent
d'à coté
qui
à côté
frissonnait,
,
une colonne de
son
journal à qui
n'avait pas de lecture — que de
fois j'ai lu
s
par-dessu[s] l'épaule
d'un voisin qui m'
,
y avait autorisé
d'un sourire amusé.
.
Ces soirées qui
émeuvent
encore
mon souvenir,
,
j'en ai pass
ss
ées plusieurs en
Ces soir
compagnie de Phyllis,
quelques-unes
seules
dans la seule
compagnie d'amis inconnus, quelque[s]-une[s]
avec Bohdan.
Son concert avait eu lieu
,
[flèche]
qui avait été salué comme un triomphe.
qui avait
c'etait
été
Un triomphe.
On l'avait longuement
applaudi au
Royal
Albert
and Victori[a]
Hall.
Lui, d'apparence[s] calme e
t
réservée
déchaîné
s'etait
déchaîné sur la scène
n
e
'
s
[flèche]
é
tait
ce soir-là déchaîné
,
déchaîné
déchaînait
dans la musique,
ma
une
sorte
de
sorte de
Paganini
donnant
enfin
li
i
bre
cours
enfin
par la musique
à
une
[flèche]
son
on
âme passionnée.
Je
n'en revenais pas de l'être frémissant que
j'avais ce soir-là aperçu, et je comprenais
pourquoi nous n pouvions nous aimer
d'amour ardent, lui déjà tout e
e
ntier possé
é
dé
é
par la musique, et moi X X
tendue vers quelque exigence passionnée
aussi,
même si je la discernais
[illis.]
pas
encore.
peut-être sur
le point de l'ê
ê
tre par la passion de ma
vie quand ell se ferait connaître.
toute
t
t
endue
[illis.] quelque exigence passionnée même si elle m'était
vers un but encore i
i
nconnu.
Depuis le concert,
,
sollicité
é
de partout,
r
é
clamé pour j
j
ouer à Londres et en
[t]ournée, anxieux de
ne
pas
se montrer
à l[a] hauteur, et travaillant plu[s] que
jamais, il s'amenuisait, son regard
me paraissait fié
é
reux, s'arr
ê
tant souvent
sur une vision qui devait lui être
insoutenable, car il murmurait alors,
comme toujours
mi-[illis.]
mi-
serieux,
,
mi-ir
r
onique :
— The gods do not wait. They do not wait.
Un jour au bord de l'
'
angoisse,
,
ma vie l[e]
j'étais, le
lendemain,
me portait à la
a
gaieté
était
portée vers
s
la gaieté.
.
C'est
ainsi
par ce côté de ma nature
que je
que je
m'é
é
tais
tellement attachée Phyllis,
,
que je
devais m'attacher beaucoup d'êtres au
cours des années.
Phyllis, tout[e] seul[e],
n'aurait
peut-etre
pas trouvé
de quoi ri
i
re
dans les multiples peti
i
te[s] aventures co
o
ca
a
s
s
ses
s
que
e
pouvaient
pouvait
sai
i
si
i
r le regard [en] une
journée à Londres,
,
mais m'
'
e
e
ntendant en
rire,
,
elles regardait et se prenait elle
aussi tout à coup
à
en
voir
leur
le
côté comique.
Elle m'avait une gratitude infinie de le lui
p
r
é
é
véler pres
s
que haqu fois
s
qu nous sortions
ensemble.
Assez souvent, le
s
spectacle auquel
nous dé
é
sirions assist
t
er nous entraînait
dans
quelque
recoin
quartier
difficile d'accès
à
y chercher,
par
r
des
s
rues à peine éclairée[s],
de petits
des petites salles d théâtre quasi
introuvables. Ce fut le cas pour
Mourning
becomes Electra
qui se donnait
dans
s
le théâtre Westminster,
dans le
e
Wesminster
,
,
peti
t théâtre
loge,
à ce que je crois
m rappeler,
dans une
au
tout
fond
d'une
e
petit
courte rue
peu fré
é
quentée,
ne
débouchant
sur une impa
a
sse
qui elle [a]boutissait
à la Tamise.
au bout d laquell b
b
attait
à flots
faiblement
la Tamise.
La pi
è
ce étant très
longue,
,
[flèche]
ell commençait tôt, à
à
7[illis.],
la ré
e
pré
é
sent
t
ation
s'en
se
fai
i
sai
i
t
en deux tra
a
nches :
;
la première
,
commençant
très tôt, à 7.30,
,
,
é
t
ait
suivie d'un
long
entracte d'une demi heure permettant
aux gens d'aller prendre une bouchée,
;
puis
reprenait
la piè
è
ce
vers les 19
0
.3
0
0
pour ne
s
s
e terminer
qu p[a]ss[é]
qu'aux environs
de minuit.
Depuis l'entracte,
le broui
i
llard
qui
menacait
déjà menaçant,
s'était
totalement refermé sur les abords
déserts du peti
i
t théâ
â
tre. Quand nous
en sort
î
mes,
,
,
une min[ce]
ce
foule
e
d'un
e
cinquantaine de personnes peut-être,
,
il n'
'
y
avait pas à distinguer à deux pas de nous,
et c'est
à peine
tout juste
même
si
nous nous
apercevions l'un l'autre dans l'épaiss[e]
soupe aux pois qu[e] transperçait [illis.]
à
peine
la lumière du reverbère planté sur la pe[illis.]
t
ite place
devant le
e
théâtre. D'instinct, les
quelques cinquante personnes, nous nous
tenions ensemble pour
avancer
au pas
pas à pas
et
coude à coude.
Peu
familieres
e
familière
tous
avec ce-
quartier,
aucune
de ce personne
ne connaissait
savait
se rappelait
apparemment la direction
à prendre
pour aboutir à
à
l'U
u
nderground l
e
plus proche.
Comment se
e
fit
-il
qu
e
ce
e
fut moi
, tout à coup
,
X
projete par
le mur du bro
le brouillard?
qui pr
î
t la tête du
peti
groupe
, allant
d'un pas sû
û
r vers un bruit que je
croyais enten dre devant moi et qui n'était
apparemment que l'écho des pas derrière moi,
.
X
projeté par le brouillard.
Mais co
o
mment se
e
fit-il surtout qu[e] la
tro
o
upe entière m'emboitâ
â
t le
e
pa
a
s, ces Londoniens
aguerris aux traîtrises
de leur
du brouillard
me suivant comme un seul homme? Bient
ô
t,
je crus entendre, pas tout à fait étouffé
sous celui des pas de ma suite,
,
un
autre bruit — en avant, en arrière ? i
i
mpossible
d[e] concl
cl
ure — q
q
ui avait quelque
chose d'inquié
é
tant.
Soudain,
avec
avec
tout en
avec
tout
ce monde
derrière
moi,
je me trouvai devant
une haute grille donnant sur
une
courte
pente raide descendant droit à la Tamise.
.
Nous étions parvenus à
un de
e
ces petits
débarcadères d'où
embarcadères o
ù
d'
,
à
marée basse, accos
s
tent les vedettes qui
sillonnent le fleuve. La barriè
è
re eût-elle
été laissée ouverte par l'oubli du gardien
,
qu
nous aurions bien pu tous
entrer
enfiler
en rian
n
t dans l'eau sombre, sans même
avoir le temps de comprendre ce qui
nous
[n]
a
rrivait.
.
C'est alors seulement d'ailleurs,
qu'en
me
retournant,
que
je distinguai
,
,
à quelque
faible lueur d[e] l'eau, la petite foule
trop confi
i
ante
m'ayant suivi jusque-là aveuglément,
c'est le cas d
e
le dire.
Le fou rire me p
p
ri
i
t, qui gagna
Phyllis,
,
qui gagna tout le monde
qu [an]
quand
Phyllis,
avec
de
sa jolie voix
au timbre
entraînée
bien posée,
[eû]t raconté comment
leur[s]
e[û]t appris [flèche]
à ses
aux gens dans le noir,
qu'ils s'étaient
tous
laissé
mener
avoir
par une petite
Canadienne
e
Canadienne
venue
mettant
pour l[a] première fois
s
de
sa vie
les pieds
dans
s
c
l
e quartier
. Au li
i
eu
de m'en vouloir
r
, ils cherchèrent à
se
ra
a
pprocher pour
m'apercevoir e
m'ent
t
ourer, me reconnaître et
t me
me
so
o
uhai
i
ter
toutes sor
r
tes d[e] bonne choses
donc
mille bonnes choses à venir
.
Puis un vieux Londonien prit la tête.
En faisant la chai
î
ne, main dans
la main, en une sorte de farandole
de f
f
antômes gais, nous l
e
suivions
hors du plus épais du brouillard
vers
les lumières
se pr[e]
qui nous
apparurent
bientôt,
de
e
la station de
l'U
u
nderground.
Cher Londres,
,
chère O dear England,
chère Isle
que je l'ai aim
que
je
e
les
s
ai aimés à
cette époque de ma vie
et en ce t
t
emp
s
d[r]
de
[illis.]
la leur,
.
Plus tard,
,
lors
s
d'aut
t
re[s]
voyages, je ne trouverais pas
en
entier le
charme débonnaire, cett promptitude à
rire de soi dont j'avais u[n]
le
souvenir,
,
peut-être parce
qu'avais perdu
moi-même
j'é
é
tais moi-même
devenue [illis.]moins
je m'
'
étai
i
s moi-même
trop
assagie,
peut-être parce que ce peuple
étrange,
qui cache
un tel be
e
s[oin] des [emot]
d'aimer sous son son
une telle émotivité,
un tel besoin d'aimer, sous sa
placide apparence, avait lui-même,
,
avec
c
les dures épreuves de
de
la
a
guerre,
,
,
perdu un peu de
e
sa
a
douce folie.
Le temps
avait
malgré tout
passait
avait passé
vite,
[vite,]
je perséverais dans la ligne qu[e] je m'etais
tracée, encore que j'
avais souvent
annonça
a
is
souvent
que j'enverrais
^
être sur l[e] point de
tout^
envoyer
promener, une journée
me réconciliait avec le monde, une autre
me
transfereai
t de
ramenait à
la
ma
vieille peine et
du
au
sentiment que je perdais ma vie,
.
le
e
E
t le
temps filait et l'hiver s'achevait
,
,
bien
bien
quoiqu'il n'y parût pas. Depuis
près
de
trois
de
mois que j'etais à Londres, à peine
avais-je vu le ciel, la Tamise, les quais,
,
ce
que j'aimais infiniment,
,
en ayant pris
possession
que par le rêve
, semblait-il,
au
qu'
à travers de
vagues
brefs
r[e]n
aperçus,
,
peut-être
plus séduisants
d'ailleurs
que l'entière révélation.
Le temps malgré tout avait passé vite, je
persé
é
vérais dans la li
i
gne que je m'étais tracée,
,
même
si j'annonçais souve
e
nt que j'allais tout envoyer
promener,
,
.
u
U
n
e
journée
jour
j'étais r
é
conciliée
avec le monde, l[e] lendemain, repararai
i
ssait
e
nt
m[a] vieill[e] détresse et le sentiment que je perdais
ma vie, et le temps fi
i
lai
i
t et l'hiver s'achevait
quoiqu'
'
il n'y parût pas. Depuis trois
mois que j
'
é
é
tais à Londres,
,
avais-je vraiment
vu le ci
i
el, la Tamise,
,
les quais qu'
'
en aperçus
brefs et fugitifs,
mais
ais
peut-être
d'ailleurs
s
plus
éta
[illis.]t-[illis.]e
it-ce
[illis.]
justement
[illis.]
séduisants q[ue l]'entier r[évélé] à la fois.
[illis.]
justement ce qui les rendait inoubliables.
Ce matin-là,
en me rendant à
l'Ecole,
à la faveur d'une fugace
éclaircie,
j'avais vu
au-dessus de
ma tête[flèche] >
à la faveur d'une fugace éclaircie,
,
les branches, nues encore,
,
du
vieux tilleul sous lequel
je passais
cha
a
que jour
presque
.
J'en jurerais encore :
ce matin-là
même au seul bruit de
ses branches se frottant l'une à l'autre,
,
mon vieil ami é
é
tait nu
J'en jurerais,
n'aurais-eu pour me guider que
le bru
i
t un peu se
e
c de ses branches,
l'une
s'agitant dans l'air encore
un peu
froid,
,
mon vieil ami tilleul était toujours
nu dans le vent
encore
un peu
froid
frisquet
encore
de ce matin-là.
Au milieu d la matiné
é
e, pendant
que j'etais à mes cours,
,
l'
'
air s'était
brusquement ré
é
chauffé. Le soleil
s'était montré
é
,
,
il avait même brillé
é
clairement pendant quelques heures.
.
Quand je sortis, prenant
,
seule,
le
mon
chemin vers l'underground, il faisait
nuit.
Ce devait ê
ê
tre vers p
l
e 15, peut-être
le 17
6
février.
Je n'ai pas à l'esprit la
Je n'ai pa à l'esprit en date exacte.
date certaine.
Par ailleurs,
le temps
ne m'a rien dérobé de
la délicate surpri
i
se
qui me
prit
saisit
le coeur
à
lorsque
entendre
,
tout à
à
coup,
,
en pas
as
sant sous mon tilleul,
,
^
j'entendis
le
e
doux
le doux
bruit i
i
nusité
é
qui s'en de
qu'il émet
t
tai
i
t
t
,
.
En fa[illis.]
presque un chant
.
e
E
n fait
Je ralentis
le pas, le
e
vai le regard et crus rêver.
.
Mon vieux tilleul était couvert de feuilles.
.
Oh, bien petites
s
e
e
nco
o
re
e
, à
à
peine e
e
ntrouvertes,
tout juste venu
es
au monde, mais
frêles
déjà
comme elles étaient
elles s'agitaient
déjà
dans
un
soupir de
la brise
et [en] tiraient
qui tirait d'elle
ce faible bruit
[illis.] froissement, comme
comme
de fin
e
papier
[illis.]
froissé
.
C'étaient bien elles qui
[illis.] la [illis.] en [illis.]'ess[illis.]
, toutes frêles qu'elles étaient, frémis
s
saient dans la nuit tiède, s'e
e
ssayant à consoler le coeur.[flèche]
Un ravissement me gagna
qui ne m[e]
paraît
semble
pas avoir eu d'egal à la
nai
i
ssance d'aucun autre printemps dans ma vie.
Sans doute c'était sa soudaineté qui m'avait
tellement impressionnée. A peine quelques heures
auparavant, le vieil arbre
e
au bord du trottoir était
comm[e] mort.
Et voici
[illis.]
que je pus capter
,
qu'
à
à
la
lueur d'un reverbère proche,
,
,
le
[flèche]
je pus capter le
lui
i
sant
de
s
ses
jeunes
filles
feui
i
lles
qui [remuaient au] souffle de l'air.
qui se retournaient vers ce peu de lumière.
La joie qui m'
i
nonda était elle-même une
naissance, mon propre retour à la vie, et c'est
en la recueillant que je sus à quel point
j avais été
,
moi-même
, à bien des égards,
comme morte
e
.
Dans les années à venir, alors que
j'en serais à écrire La Montagne secrète,
,
cette
joie du
e
printemps à Londres
me
reviendrait vivement
.
serait un jour
à l'esprit
rendue
. Elle m'aiderait à
[flèche]
et c'est elle qui me guiderait pour
traduire
e
le
[flèche]
l'ineffable
bonheur
sans limites
d[e] Pierre Cadorai lorsque, au terme
d'un
long
hiver en forêt,
un soir
il
entendrait,
un soir, se détachant de la branche
longtemps engourdie, un[e] première goutte d'eau
libre tomber sur le sol encore gelé
et
en un
y ré
é
sonner en un
tintement
infini
n'en
finissant plus de résonner
dans la nuit silencieuse.[flèche]
Mais
,
p
P
our l'instant
cependant
, sans âme à qui
la dire, ma joie me fut
lourde malgré tout.
[flèche]
[n]
p
our ainsi dire
trop
lourde.
Pour l'instant,
,
cependant,
,
ma joie,
oie,
sans âme
à qui la dire, me d
f
ut pour ainsi dire lourde.
personne à qui le communiquer.
J'ai
souvent trouvé la peine
trop lourde
impossible
à
porter
seule, mais la joie peut-être davantage.
Tout de même,
,
me suis-je dit au bout
d'un momen
en
t, il y a Gladys, et
j'ai
je
courus vers l'underground, j'ai
je
courus à la maison.
L'on y entrait,
,
soit
par le boutique où Geoffrey,
dans u
u
n
éternel
sar
r
re
e
au
gris
fer
, travaillai[t] tard,
,
ou par
une petite porte de côté,
au pied de
l'escalier
menant
qu[i] menait
à l
l
'é
é
tage du propriétaire,
ou qu[i] comprenait
la cuisine
donnant
sur le palier. D'e
e
n bas, entendant Gladys
remuer des casserol
l
es, je lui criai :
— It is spring ! It is spring !
Elle vint en haut de l'escalier, les
mains couvertes de pâ
â
te, en tablier de
menagère.
— So it is ! So it is ! And we are
having
a
fine steak and ki[n]
d
ney p
p
ie
for that thrown-in supper !
Aussitôt redevenue serieuse, elle
me [illis.]
d
it
d'
approcher et en chuchotements
m'apprit que c'etait demain la fête de
Geoffrey, qu'elle avait l'habitud[e]
de lui e
e
nvoyer par la poste
e
une carte
de
e
souhaits qu'il aimait recevoir
le matin
même
de
e
son anniversaire
en même temps qu le journal,
tout cela
déposé
é
ensemble [sur] le plateau du
en
breakfast qu'elle
en
compagnie
d'une
jonquille sur l[e] plateau du breakfast.
Aussi et
Elle me demanda,
donc,
puisqu'il faisait
si beau
, si je ne
ressortirais pas pour dé
é
poser la carte
toute prète
déjà adressée,
dans la plus
proche
à
à
la
a
boîte aux lettres
du coin.
.
Je lui répondis que je le fera
a
is sûre[m]
m
ent,
si elle y tenait, mais pourquoi y tenir ! Ne
serait-il pas plus simple, l lendemain matin,
d
e
déposer
mettre
sur
sur
le plateau
la car
r
te
et la jonquill
en même temp qu
avec
l
a
jonquill ?
Pourquoi lui
faire faire le tour du quartier par la poste
e
?
— Parce qu... parc qu
e
... dit-elle,
fortement agacée, car Gladys,
,
d
e
bon carac
c
tère
d'habitude,
s'irritait
aussi
^
souvent
par ailleur
s
parfois[flèche]
pour un rien, parce
Parc[e]
que,
finit-ell par lâ
â
cher à contrecoeur,
Geoffrey aime ça ainsi. Demandez-moi
pas pourquoi ! La moitié de sa joie lui
est ravie
ie
si sa car
r
te ne lui arrive pas
portant l'estampill de Fulham Post Offic
c
e.
.
— J[e] veux bien aller la poster, di
s
-je,
mais j'avoue trouver étrange qu[e] des
gens vivant dans la même maison
et sur un pied d'amitié s'envoient
des mots par la poste.
—
La lettre
L'enveloppe
est timbrée,
,
dit-elle
pour couper court.
.
Tout ce que je vous
demande, c'est d l[a] je
e
ter
r
en pass
ass
ant dans
une boîte à
a
ux
lettre. Il y en a une
e
à
deux coins d[e] rue.
.
Même dans ce Fulham d
e
ciment,
de
pierre et
de
à
barreaux
aux
de
fenêtres
, sans
beaucoup d'autres arbres qu[e] ceux du
cimetière,
le doux printemps se
faisait
frayait
sentir
un chemin
. Il se manifestait par des signes
presque imperceptibles qui me maintenaient
dans un état de bien-être incroyabl[e],
comme si
l[a] vie était neuve,]
puis
encore de toute [souillure],
[flèche][ ardente
, pleine et
toute
merveilleuse
gonflé
é
e d'espoir
. Des
s
quelque arbres le
long de mon chemin s'échappait ce
tendre et
caressant
murmure que
m'avait fait entendre
e
le t
t
illeul. J'etais
s
si grisé
é
e par cette nuit de printemps
que j aurais pu marcher indé
é
finiment.
Je dus passer deux ou
trois boi
î
tes aux
lettres avant d[e]
songer
m'aviser
[flèche]
. Je ne suis plus
loin de la Poste. Pourquoi ne pas m'y
rendre ? Ce
que je n'étais plus loin de
la Post
e
d
e
Fulham,
,
et que
,
dans l'inté
é
r
ê
t
d[e] l[a] [c]
c
arte de Gladys,
,
pour être bien sûre
qu'elle serait l
l
ivrée à la première heure
l[e] lendemain matin,
,
mieux valait
sans doute
a
a
ller
la dé
é
poser au bureau chef.
.
Ensuite,
n pouvant
encore
me résigner
à
entrer
rentrer
par
ce doux temps
cette si douce
nuit, je fis un long détour
pour
avant
rentrer, passant
par le cimet
t
i
è
re
puis au
long d'une rue qui contenait quelques
jardinets déjà
à
en fleurs. Je mis bien
une grande heure à revenir à la maison.
Toujours dans les dispositions les
plus heureuses,
,
le coeur chantant,
,
j'ouvris
la petite porte de côt
é
, criai à Gladys que
j'entendais chantonner :
— '
'
Tis done!
e!
Your
Elle apparut en
en
haut de
e
l'escalier,
l'air heureux
.
elle aussi
.
Et
a
A
lors,
t
T
ou
u
t
es
deux, abais
s
sant
[ions]
ensemble l regard
vers le bas de l'es
es
calier,
,
nou
avons
alors
vu,
découvert
vu,
>
aperçu
sous
s
l[a] fente
de
e
la porte,
au mi
i
lieu
du
u
petit
paillasson,
la
a
carte de
e
s[ou]
souhaits
de retour,
,
[illis.]
dûment
estampillée.
que je venai
ai
s de pos
pos
ter.
Ell[illis.]
Je me
penchai, l'examinai. Elle était pourtant
[illis.]
dûment estampillée. Etait-ce le facteur que je venais tout
juste de croiser comme j'arrivais ? Je ne comprenais rien.
— Je vous avais dit de la mettre à la pos
os
te,
me
dit
gronda
Gladys.
[P]
P
ourquoi l'avoir
rapportée vous-même ?
— Mais je viens de
e
la mettre à la
poste. Pour être sûre qu'elle arri
i
verai
i
t à
temps, j'ai mê
ê
me e
é
té la dé
é
poser à la
grande poste.
gra
a
nde p
P
oste.
— Il ne
e
fallait pas, gémit Gladys.
Ils
sont si rapides là qu'on a peine le temps
de
Ils
ont
t
un
service
pris
ultra rapide
de nuit
à
partir
partir
de
à
la grand
e
pos
Pos
te.
.
Et vous avez dû
û
arriver juste à
à
temps
pour qu'ell[e]
re
e
part
reparte
à l'i
i
nst
t
ant
t
même.
.
Quel
l
le
calamité
contretemps
!
!
Elle était
inconsolable
. La
a
fê
ê
te de
Geoffrey é
é
tait gâ
â
tée,
,
son bonheur fichu
à l'eau
par ma faute
, ou plutôt
par
la
celle
la
celle
faute
de la redoutable e
e
fficacité de
e
la
a
poste
anglaise
de Sa Majesté.
é.
Parfois,
,
quand je suis trois à
à
quatr[e]
tre
jours
ours
à atte
e
ndre
e
une
e
lettre pos
s
t
t
é
é
e
d
d
ans
s
l
l
e
quartier voisin du
u
mien, à
Qué
é
bec,
,
ou
ou
que l[a]
qu'un
e qu[e] la
seule
li
i
vraison
que l'unique livraison de
d
e
'
'
u
n
de
courrier par jour
est suspendue à cause
se
d'une «
«
journée d'é
é
tude»
»
,
,
,
d'une grève
rève
per
r
lée, ou
ou
parce que l[a]
a
route es
s
t g
g
la
a
cée ou
qu'il a nei
i
gé.
.
.
. j
j
e
e
m[e] prends
à je me
prends
à rêver d[e]
e
cette infernale
cette
foudroyante poste d[e] Fulham qui
nous,
avait, Gladys et moi, si gentiment
gr
nous
avait
,
plongées,
,
Gladys et
t
moi,
,
dans
au fond
un [illis.]
de
la consternation.
[illis.]
si bien confondues.
Est-ce ce printemps magique qui
fit naître en ma vie l'amour ?
J'inclin[e]
parfois
à l[e] croire, car, si
cett[e]
la
brusque éclosion
du printemps
de vie
par cette
nuit de février m'avait enivrée au-delà des
mots, elle m'avait a
a
ussi révélé à quel
point j'étais seule à Londres. Quelques
amis, oui,
mais de passage
et
pour
un
l'instant
seulement
,
.
et
a
A
ucun,
,
sauf peut-être
Bohdan,
de
sur
qui je
puisse attendre [se]
pour
pouvais
compter veritabl[e]-
ment
aux jours dur
r
s.
Ainsi,
,
,
cette
la
joie
si vive ^
de
de
la nuit
du 26 [au] 27
cette nuit de
février
m'avait
s'était retournée
contre moi, et
m'avait
pein
démontré la tristesse
d'être à l'étranger
de n'avoir
personne à aimer ou qui m'aimâ
â
t
sans personne à aimer
ou
qui m'aimâ
i
t
t
,
.
et tout
et
j
J
'avais tout remis en cause
,
[illis.]
une
[une fois,]
fois encore,
ma présenc
à Londres, ce que j'
'
y faisais,
pourquoi,
,
à quoi me mèner
r
a[i]e
ie
nt
t
de
de
s
études d'art dramatique
s
.
Tout
donc
ce que j'avais entre
e
pris
s
m
paraissait
parut
d[e] nouveau
vain
, futile,
et
à cô
ô
té d[e] ce que
je devrais entreprendre. L'ennui s'en
mêla, persistant, cor
r
rosif,
,
m'empêchan
n
t
de
trouver de
prendre
l'intérêt à
à
tout
ce que
je t
t
entais pour y é
é
chapper.
Quand on s
s
'ennuie,
il est vrai que
tout nous ennuie.
J[e] cessa
a
i à peu
près d'aller au théatre,
,
d[e] m[e] promener
en autobus, même d[e] lire. En vérité
je pens[e] que j'étais tombée dans cet
état d'attente
qui
'
il
m'est arrivé
quelquefois
maintes fois
dans ma vie ^
de subir
et où je n fais plus rien d'autre
justement qu'atte
e
ndr
e
de l'inconnu qu'il
me vienne en aide
prête secours
ou rompe lui-même son e[n]
n
voûtement.
C'est dans pareilles dispositions
d'esprit qu
je me rendis
j'allai ce jour-là,
au devant de ma sort
si l'on veut,
à la
a
rencontre
de mon
sort
destin
. Malgré
é
tout je n'avais
pas
vienne rompre
justement
qu
que d
'
'
attendre
de l
'at
tente qu'elle même
vienne rompre
de
l'inconnu qu'il
vienne
[illis.]
rompre l'invoûtement pénible
.
m
m'en délivrer.
C'est dans ces dispositions d'esprit
que je partis ce jour-là à la rencontre, si
l'on veut, de mon destin. Malgré tout, je
n'avais pas cessé,
,
un fois par semaine,
ou à peu prè
è
s,
,
de me rendre,
,
rue Cadogan,
,
dans South Kensington, chez Lady Francès
Ri
y
der,
cette généreuse
lady qui
femme
qui mettait son appartement de Londres,
tous les jours,
de la semaine
, à l'heure du
thé, à la disposition des étudiants, colorès ou
non,
provenant de tous les coins d
e
l'Empire.
Bohdan m'y avait amenée
une fois
et
presenté à Lady Francès
ès
Ri
y
der.
Les
s
formalités
accomplies,
,
si simples,
je pouvais mai
i
ntenant
revenir autant que je
le
voudrais.
Un thé abondant nous était servi
qui pour un grand nombre d'étudiants était
de loin le meilleur repas de la semaine
Ils se gavaient de crumpe
e
ts
s
saturés de beurr
è
e
,
de
scones
tartelettes
re
couverte
e
s
d[e] crè
è
me
du De
e
von,
de
petits
pains
four[rés]
au fromage
. Dans ces
salons spacieux régnait un[e] bonne
chaleur entretenue par le chauffage central,
luxe
que la
dont la plupart d'
'
entre
nous avi
i
ons appris à se passer[.] Nous
évaluions déjà plus à l'aise,
,
à peine
débarassés des lourds chandails que
nous partions
en tout temps,
,
presqu[e] [à] l'
année
longue
l'esprit,
leg
plus léger du fait que nos
dé
é
gagé
en même temps que
nos silhouettes
la
silhouette, dégagé
luxe dont la plupart d'entre nous avions
dû
apprendre à
se
nous
passer.
A peine
débarrassés des gros chandails que
nous partions presque tout l'hiver, nous
évoluions plus à l'aise, l'
'
esprit, en
même temps que le corps,
dé
é
gagé
et
prêts
à d'amicales conversations.
Lady Frances elle-même
,
[flèche]
pré
é
sidait ces reunions
ou déléguait des d
d
ame[s] pour
parfois,
ou
des dames
déléguées par elle
pour
nous
y
accueillir,
pré
é
sidaient ces
réunions,
et
y entretena[ien]
n
t
t
une
l'
entente cordia
a
le
.
Elles
nous
avaient toujours pour les[flèche]
distribuer parm nous
distribuaient
presque chaque semaine
des billets
gratuits
de
e
théâtre
, de
e
ballet,
de concert,
obtenus
en faisant
gratuitement
des
d'impressario
o
ou des
e
proprietaires
de
salles en faisant vibrer le
ur
sentiment
d'allégeance à l'Empire. Elles avaient
aussi souvent, pour l'un ou l'autre,
une invitation à dî
î
ner chez quelque
grand médecin d Harley Street,
une
autre pour
invitation à pa
a
sser le
[a] [passer]
un
week-end chez un châtelain en Irlande,
même
toute
un[e] semaine
dans quelque
château du Shropshire o
o
u du Monmoutshire[.]
[.]
Cet empire à la veill d[e] s'écrouler
était
était encore
si
fortement
fraternellement
impré
é
gné
de s
s
on
grand rê
ê
ve d'unité
qu'il s
s
uffi
i
sai
i
t
, en
vérité,
d'ê
ê
tre
au
étudiant
s
venu
s
d
[e]
l'Afrique
du Sud, d[e] l[a] Nouvelle-Zélande, du
Canada, d[e] l'Australie,
pour voir s
'
'
ouvrir
[à]
t
outes grandes, à
son
notre
i
i
ntention,
les po
r
tes
d
d
es nobles demeures comme aussi de
simples cottages.
J'étais la seule Canadienne française
par
r
mi les
[etu]
protegées de Lady Frances,
à faire partie du groupe
que l'on appelait, je
crois,
,
l'Oversea
British
Empire Students,
.
et,
e
E
n cette qual
l
ité,
j'avais d
ro
it, je n sais
pourquoi, à des égards extraordinaires.
.
Lady Franc
c
e
e
s avait maintes fois i
i
nsisté
pour me faire accepter des invitations
très recherchées,
par exemple
dans l pays
ays
de Galles
et
, dans les Midlands.
,
ailleurs
encore
.
et
Une
timidité folle me saisissait
à l'idée
d'affronter la vie
de château
chez
des
seigneurs
anglais, et je reculais toujours.
J'allais pourtant finir par accepter l'invitation
pour
d'
un séjour d'une semaine dans le
Monmoutshire, près des merveilleuses
ruines de la vieille abbaye cistercienne
chantée par Wordsworth.
C'est peut-être
le désir
de voir
de les voir
qui eut raison
d[e] m[a] réticence et me décida à venir
chez Lady Curre où je vécus chasse à courre,
dî
î
ner
s
d'apparat, rencontre de personnalités
célèbres, une aventure auprès de laquelle
mes rê
ê
ves de nuit des plus fantasques
ne sont que de pâles figures.
Pour l'instant,
je n'en étais qu'à
des
s[illis.] de
des sentiments
de commaraderie envers
quelques-uns des
es
garçons qu je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait, entre autres,
un Australien géant, coeur d'or s'il en fut
jamais, prêt à tout donner tout l temps,
,
mais
dont
a
l'
accent cockney
était
l'
effroyable
et
qui terminait toutes c
s
es phrases par «You
see.?.» al[or]s qu,
,
n'ayant rien compris, on
n[e] voyait rien.
J'avais aussi, [comme]
prétendant en un [illis.],
quelques-uns des garçons que je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait,
,
entre autres
s
,
,
un Australien géant, coeur d'or, prêt à
tout donner tout le temps, mais à l'effroyable
accent cockney,
e
t
qui terminait toutes
ses phrases par «You see?» alors que,
n[e] comprenant rien à ce qu'il disait,
on ne voyait
justement
rien.
U
U
n autre d[e]
mes
prétendants,
si l'on veut,
de ce
e
monde,
était
Néo-z
Z
élandais,
tout le cont
t
raire de l'Aust
t
ralien,
un grand jeune homme réservé, poli,
parlant un anglais impéccabl et
t
qui
s'appliquait tellement, avec son chapeau
melon, son trench coat,
et
son paraplui[e] roulé
fin-fin-fi
i
n,
qu'il
et tout
e[s] ses
X
tous nous trouvions qu'il en remettait.
m[illis.]
à faire britannique queX
ceux-ci
c
d
es Britanniques ^
[eux-même]
dis aient ^
[illis.]
[illis.]
qu'il en remettait
.
Il occupait un poste important à l'Amirauté.
Sa mère étant venue d[e] Nouvell-Zélande
pour lui vendre visite, il m'invita à les
accompagner
toute
tous
deux dans un
e
e
voyage d'un dizaine d
e
jours
dans
qui me fis conn
les comtés sud d l'Angleterre
qui me
fit connaître
tout
l[e] su
u
d[e] d l'Angleterre,
le splendide Devon au sol rouge, les Cornouailles
avec leurs vieux châ
â
teaux de schiste et leurs
délicieux petits ports
s
de pêche,[flèche]
tout pareil [illis.] Bretagne
le Dorset,
enfin
les landes,
la New Forest,
des
ruines romaines
qu'
le Gloucestershire,
et enfin partout de si merveilleux petits
s
villages
qu'il me
e
semble
les avoir
parfois ne
les avoir vus qu'en rê
ê
ve
tellement ils
émergent encor dans mon souvenir
tels
tellement
ils émergeaient parfaits des silen[ces],
d[e] l[a] verdure, avec leur vieux pont à arche,
leurs toi
i
ts fleuris de
de
r
r
oses et une douceu[r]
de vivre qui n'avait alors
s
sans
s
doute d'égal
nulle part au monde.
.
Davi
i
d m'invitait
aussi quelquefois à
à
dî
i
î
ner dan
s
des
restaurants huppé
é
s où je me se
e
ntais mal
l
à l'aise.
Ce bizarre garçon m'
'
aima
D[e] plus
peut-être et maintenant que je
il paraissait
tout le temps
occupé à
m'examiner
me piger
,
à
m'
'
é
é
valuer,
à se demander peut-être à mon sujet si je
ferais l'affaire,
,
et quand sa
a
mère vi
i
nt
,
elle plus encore
parut
que lui
parut
me peser en toutes choses.
J'en suis venue,
on me rappelant tout cela, si David ne
m'
'
avait pas
, comme on dit, de ne
e
me courtisait pas comme on dit,
.
J'en suis venue
avec le temps à me
demander si, à sa ma
a
nière bizarre et froide,
David ne me courti
i
sai
i
t pas pour le
bon motif comme on dit et s
s
'il ne m'aurait
pas un beau jour, solennellement proposé
l[e] mariage, s
s
a mère
m'
'
aurai
i
t-ell
approuvés
déclarée
«suitable»
.
Mais
apparemment ce
e
ne fut pas le cas, ell[e]
repartit pour l[a] Nouvell-Zélande, David
espa
ç
a ses invitations, m'envoya des roses,
garde l silence, et tout est bien qui finit bien.
C'était Lady Wells, souvent agissant
comme hôtesse à
à
la plac
e
,
,
de Lady Frances,
qui m'avait pré
é
senté
é
David, mais qui,
un mois plus tard, nous ayant vu
partir ensemble à quelques reprises,
m'avait
me
murmura
mettait en garde :[flèche]
et
[illis.]
à
l'[o]reille
:
« Il est sans doute très distinqué, mais
un peu moins, pas du tout votre genre.
Attendez, j'aurai sûrement un jour
quelqu'un de plus
mieux à vous présenter.
passionnant pour vous. »
Or
[flèche] « Ne nous attachez par trop à lui. J'aurai sûrement
quelqu'un d mieux à vous présenter. Il
est bien, distingué, mais un peu morn
e
,
pas du tout votre genre. »
Or comme j'entrais ce jour-là
dans le grand salon
plein de monde
bourdonnant, Lady Wells vint à ma
rencontre, les mains tendues.
.
— Dear, j'ai à vous présenter aujourd'hui
quelqu'un de tout à fait spécial. Venez.
Elle c
c
ontinuait à pa
a
rler que
je
ne
l'entendais à peine. Mon regard
s'était
arrêté
porté vers une petite tabl
e
à quatre vers l[e] milieu du salon.
e
E
t
d
D
éjà
déjà
,
parmi la
a
centaine d visages qui
l'entouraient, je n'en
voyais
distinguais
plus qu'un.
Ou plutôt le feu sombre d'un regard
qui
m'attirait
m'appelait
, aussi irrésistiblement
peut-être que mon propre regard,
sans que je le sache
e
,
attirait
appelait
aussi
ce jeune homme inconnu.
Je traversai l[e] salon, la main dans
la main de Lady Welles, et n'etait que [prière]
garda le silence, et tout est bien qui finit
bien.
Toutefois je devrais le revoir encore assez
souvent, plus tard.
.
C'était Lady Wells,
,
souvent agissant
comme hôtesse à la place de Lady
Frances, qui m'avait présenté David,
mais qui, un mois plus tard, nous
ayant vu à deux r
r
eprises partir
r
ensemble,
m'avait mise en garde : « Ne vous
attachez
pas trop à
à
lui
ce garçon
.
Il est bien
,
distinqué
,
mais, sous son vernis, pas tellement intéressant.
Attendez, j'aurai sû
û
rement un jour quelqu'un
de
mieux que lui
à vous faire
pour vous
.
à vous faire connaître.
Or comme j'entrais ce jour-là dans
le grand salon bourdonnant, voici que
Lady Wells vint à ma rencontre, les
mains tendues :
— Dear, j'ai à vous présenter quelqu'un
de tout à fait spécial. Venez.
Elle continuait à parler que je
ne l'entendais plus. Mon regard s'était
porté vers une petite table à quatre vers
le milieu du salon.
Et tout à
à
coup,
Tou[illis.] parmi
p
P
armi
une centaine de visages,
,
je n'en voyais^
déjà plus qu'un
plus
[flèche]
tout à coup qu'un,
qu'un
, ou
,
plutô
ô
t,
que le feu sombre d'un
regard qui m'appelait irrésistiblement.
Et
peut-être que
déjà
mon pro
o
pre regard,
,
dejà
sans
qu[e] je le sache, appelait aussi ce jeune
homm[e] inconnu, car ses yeux,
,
dè
è
s que
nos regards s[e] fure
e
nt rencontrés, ne se
détachèrent
pa
l
pas des miens.
Je traversai le salon, la main
dans celle de Lady Wells, et je n'etais
que prière insensée : Pourvu qu[e] ce soit
lui qu'elle entend
e
me présenter!
»
Pourvu
que c[e] soit lui !
»
A la petite table où il prenait
le thé en compagnie
d'un autre jeune
[illis.]
de quelques autres jeunes gens,
homme et de deux jeunes filles,
il se
leva
[flèche]
avant que [illis.]
comme [:]
[illis.]
[,]
à
notre
[illis.]
approche
,
.
comme
s'
il
qu[e] [illis.]
avait s
s
u
[illis.] vers lui.
dès mon entrée qu'
'
[illis.]—
[illis.]
blement je viendrais ver
r
s lui.
Lady Wells dit simplement :
— Stephen, voici Gabriell do
o
nt je vous ai
parlé... et
t
sans doute autre chose
e
que
je ne recueillis pas.
Il
tendit
serra
la main
vers moi, serra la
que je lui tendais et
[illis.]
mienne
d'une pression douc
c
e
, cepend[a]nt
que
l[e] feu d[e] s
s
es yeux sombres
brilla un
e
s'aviva.
d'une
peu plus haut
court
fla
a
mme [illis.]
.
flamm
e
[illis.]
les
vive
avivée
avivée
Nous avo
o
ns
Nous avons
pri
i
s place à cinq,
autour de
la
table, [illis.]
Ste
phen
ayant tiré une autr[e] chaise pour moi.
Les autre se remirent à causer entre
eux.
Nous deux ne disions rien,
les
yeux dans les yeux.
Nous continu
u
i
ons à
nous appeler du regard comme si nous
n'en revenions pas d la surprise
infinie de
nou[s] ê
ê
tre ret
t
rouvé l'un
l'autre,
enfin,
après un si long
chemin
à travers le monde
et
à travers la
vie.
Je ne me souviens
plus
de rien
de
l'heure qui suivit sinon que bientôt
à peu près tous autour de nous nous
regardaient avec étonnement nous
regarder
sans
s
fin et toujours avec ce
même
étonnement
appel
dans les
des
yeux.
qui passait
Nous somm partis ensemble en
accord silencieux sans nous ê
ê
tre consultés
aut
t
rement, il me semble,
,
qu
des yeux
du regard
.
d'un coup d'oeil.
Au dehors, nous avons promené sur tout le même regard étonné,
comme si nous^
^
nous
atten[d]ions à trouver autour de nous, qui étions
changés, un monde qui serait aussi devenu autre.
Au de
e
hors, nous avons
promené
promené
ensemble le regard
autour de nous
sur toutes
autour de nous,
choses
, comme
étonnés, je pense, de ne
e
pas
les trouver comme nous,
avec une
sorte de surprise,
le même regard étonné
comme si nou nous
étions attendu à ce que,
,
le monde
autour d nous
qui étions tr
r
ansformés,
[illis.]
toute[s] choses
d[uss]ent
le m[illis.]
[du]t
l'etre
aussi.
-> Stephen entrelaç[a] ses doigts aux miens,
et j'eus la curieuse sensation que
nos
mains aux doigts
mêlés
emmêlés
n'en faisaient
vraiment
qu'une
. Nous avons marché,
sans savoir où nous allions, en
balancant au rhythm de la marche nos
mains liées.
Il ne me posait aucune
des
de ces
questions que l'on pose d'ordinaire aux
gens qui nous i
i
ntéressent et dont on
vient tout juste de faire la connaissance :
:
d'où je venais, ce que je faisais à
Londres, qui j'étais,
,
rien de tout cela,
.
Et moi non plus ne l'i
i
nterrogeait
s
pas
sur sa vie. En fait, je fus longue à
apprendre, par bribes,
,
qu'il poursuiva
a
it
des études en sci
i
en
n
ce politique à l'Université
de Londres, que, né au Canada, d'origine ukrainienn[e],
il était toujours citoyen cana
a
d
d
ien,
quo
o
i
i
que
établi
ayant terminé ses
séjournant depuis
de
e
s années
à New York, après des étude
à Columbia. Une grande
e
part de sa vie
allait l
l
ongtemps me demeurer totalement
caché
é
e, avant qu je songe à m'en étonner,
et alors
il serait bien t
t
ard pour
m'en inquiéter
revenir en arrière
et reprendre autrement
le début de nos relations.
Pour l'i
i
nstant, nos doigts entrelacés,
nous rien
nous n'étions qu'à
l'enivrement d'ê
ê
tre l'un à côté de l'autre
e
.
.
Rien ne nous importait que de nous
être retrouvés. Je pense que nous
en tremblions — de peur, d'angoisse, de
joie?
l saurai-je jamais.
car je
sentais
Je sentais au bout de mes
doigts qui tremblaient les siens tembler
aussi.
Comme nous avions,
dans notre
marche
promenade
inconsciente,
couvert beaucoup
de chemin déjà, il finit par me demander :
— Où habitez-vous, chère ? Il faud
d
ra
a
pourtant que je me r
é
signe à vous
ramener chez vous,
,
quoi
i
que cela soit
l[a] dernière chose au monde
que
à laquelle
je [tre][illis.]
que je désire.
— Dans Fulham. Lily
Rod
Road.
— Tiens ! fit-il. J'habite non loin
et j'ai un ami très cher qui habite
aussi ce quartier, Bohdan Hubicki.
Ainsi c'était lui que Bohdan avait
tant désiré me faire connaître !
Pourtant, il y avait quelque jours,
les
yeux
quelque peu
asso
o
mbris
s
,
,
il m'avait
confié au sujet de Stephen : « C'est un
curieux garçon, d'une fascination qui
m'inquiète un peu, car, s'il fascine,
on dirait qu[e]
c'est pour
c'
'
est
un peu parfois
pour détourner l'attention d[e] c[e] qu'il
nous
cahce à peu près tout d[e] sa vie !
En
vérité,
je ne sais
plus
que penser
r
de lui.
.
Il est peut-être malgré tout un être d
e
'une
qualité rare et cependant !.. cependant !..
En me souvenant des propos de Bohdan
si
clairvoyant, je me senti
i
s atteinte d'un malaise singulier.
Je retirai mes doigts d'entre ceux de Stephen. Je
crois avoir tenté de me montrer un
peu distante, mais ce fut comme si je luttais
contre vents et maré
é
e. Il entrelaç
ç
a
de
nouveau
ses doigts aux miens. Et ce simple entrelancement
de nos doigts fit naître en moi des ondes
qui tour à tour me brisaient et me ravissaient.
Il me proposa, bas à l'oreille :
— M'ac
c
compagnerez-vous demain entendr
Boris Goudonov ?
Il
me
fredonna
d'une voix belle et
juste quelques mesures du grand air du
destin
chanté par
le moins Pimêne.
Boris.
J'allai accepter tout de suite. Je n[e] voulais
que cela.
,
M
m
ais je parvins à me ress
s
aisir. De
quoi aurais-je l'air, qu penserait-i
i
l
de moi, si [si]
j
s
j
e sautais sur sa
première invitation ?
— Demain... je ne sais pas...
— Alors, après-demain ?...
— Après-demain, peut-être...oui...
Et déjà je regre
e
t
t
tais amèrement
d'
avoir
repoussé l'invitation à si loin, prête à me
reprendre,
Stephen
m'
[en]
aurait-il
donné la
le moindrement insisté
, mais il demeura
silencieux, comme attristé lui aussi à la
perspective que
nous attendrions
tout
plus
d'une journée
pour nous revoir.
Après bien des dé
é
tours, nous avons
finalement atteint une station de l'underground
[flèche]
Le train se mit en marche. Je voyais
défiler le nom des stations en gros
caractères
sur les murs[flèche]
souterrains
, peu à peu
s'éclairant au fur et à mesure que nous
approchions de l'a
a
rrêt.
Et presque à
chacune,
je retrouvais
mon attention
je relisais mentalement
c
c
omm quelqu'un
e
e
n trans
s
e, je
m[e]
fixais
l'annonce publicitaire
de la Guiness rer
p
résentant deux en
en
ormes verres
d
e
bière posés côte à cô
ô
te
e
.
Dans leur mousse, à
chacun,
apparaissait
était dessiné
un visage^
l'un
à mine
grave,
l'autre à mine
réjouie
[flèche]
l'autre à mine grave.
.
.
La légende au bas
as
de l'un disait :
« Sometimes I sits and thinks... » Au
bas de l'autre : « Sometimes I only sits... »
Je voyais des gens à l'air sérieux, long
parapluie effilé à la main, serviette
sous le bras, sortir, entrer. Je me demandais
qui étaient le[s]
s
vrais vivants, de ces
gens à l'allure pressée et importante, ou de
Stephen et moi dans
no
o
tre flottant
e
île
détach
ement
ée
d'où c'était la vie duquel
du haut duquel
de laquelle
c'était la vie des autres
qui apparaissait
sans but, f
f
ade et grise
abominablement fixée dans la grisaille.
Devant la petite porte de côté qui
donnait sur l'escalier montant à
l'appartement de Gladys,
,
puis,
,
au-delà,
à ma chambre,
,
Stephen entra dans un
sorte de contemp lation.
— C'est donc ici que vous vivez.
Au fond, cela ne m'étonne aucunement.
J
vous imagine
Je n[e] pourrais vous imaginer ailleurs.
Il regarda les murs sans couleur[s]
s
, la rue
sans beauté, avec un[e]
e
sorte,
et ils nous
d'amour
apparurent à tous deux
qui les rendit chers à mes yeux.
Il ne chercha pas à m'embrasser ni
même à porter à ses lèvres mes doigts qu'il
gardait toujours entre les siens. Je ne savais pas
alors, je ne sais pas encore aujourd'hui, s'il
s'en est abstenu
par un raffinement
acquis
de l'experience
qui connaît que
c'est à ses préludes que l'amour est
inoubliable, ou parce qu'il se sentait déjà
comblé et transporté. Je pense que ce fû
û
t
plutô
ô
t ce qui se passait, car , soudain, il
posa sa tête sur mon épaule en silence
,
et
dans un geste d'abandon qui semblait
me demander refuge. Et moi qui toute ma
vie avait tant cherché refuge,
je fus si
bouleversée qu'un
autr en
ê
ê
tre[flèche]
en fû
û
t
cherchâ
â
t
à
le chercher
le sien
[flèche] en moi que j'en aurais p
p
u
pleurer comme à la découverte
en fût
à chercher le sien en moi
que j'auri
a
is pu
u
en
pleurer comme à la découverte que la terre entière
aspire à
se reposer sur une
tendre
épaule
[amie]
. J'avais
grande envie de caresse[r]
r
la tê
ê
te aux cheveux
d'un brun
à reflet
un
à reflet
doré abandonnée tout
près de mon visage,
et
je
ne
l'
osais pas.
J'
'
osais
à peine même respirer. Enfin Stephen se
releva,
,
m[e] j
j
eta en toute hâte : «Adieu !
A demain! ...» et il
était
avait tourné
le
coin de la rue.
J[e] n'entendais déjà plus à peine
son pas
Je rentrai
rentrant
pr
é
cipitamment d'une course que je
n'avais pu
éviter
différer
, l
L
e lendemain, [flèche]
Je rentrai
rentrant
pr
é
cipitamment d'une course que je n'avais pu
éviter
différer
et
je
m'informai,
dès
le bas de l'escalier :
— Est-ce qu'on a
a
téléphoné pour moi ?
Car
l
L
'espoir m'était venu,
,
Stephen
à peine part
t
i, qu'il allait appeler
pour me demander si je n'e
é
t
t
ai
i
[s]
s
pas
devenu
e
libre pour ce soi[r]
r
-
-
mêm
e.
Et
,
dans
ans
l'hi
i
[s]
s
toi
oi
re qu
e
j[e]
e
m'inventais
,
je répon
on
dais que oui,
,
et lui
accourait,
,
et
nou[s] part
t
ions
aussitot
,
ensemble
, les doigts
s
e
e
nt
t
re
e
lacés comm
e
l veille.
.
,
les oreilles
encore
bourdonnantes
des moindres paroles prononcées entre nous.
Mais
s
il n'appe
e
la pas
s
ni ce
jour ni le lendemain. Alo
o
rs
s
je me
mis à avoir peur.
.
J'
'
eus peur
qu
e
Stephen ne fû
û
t qu'une i
i
nventi
i
on
d
e
mon es
s
prit,
,
qu'il n'existâ
â
t pas
vraiment
[flèche]
dans la r
é
alité
.
.
.
.
Je l'aurais rêvé,
,
c'est
tout
t
,
,
et jamais le rê
ê
ve
ne
me le
rendrait.
.
Ou bien
J'eus
peur
Ou bien je me mis
aussi
à avoir peur
qu'il n
s
e [illis.]
j
o
o
uâ
â
t de moi et
n'eût
n'entend[ait]
ît
même pa
s
^
l'intention
me revoir
.
A huit heures, j'en
en
t
t
en
n
[illis.]
dis
d
d
'[illis.]
en
haut l[a] s
s
onnerie d l
a
porte d cô
ô
té
é
.
.
J'étais toute
e
prêt
t
e
depuis
longtemps
des heures
, au cas
s
, me disais
s
-je,
où
il soit vrai et
qu'
il
re
e
paraîtrais
où il reparaîtrait
qu'il repara[î]tr
dans
s
m[a] vie.
Je fus en bas
dans
d
t
rois
trois
ou quatre
cinq
seconde
s
.
.
J'ouvris.
.
Il s
s
e
e
t
t
enai
i
t [illis.]
l
à[,]
,
exactement comm i
i
l
l
avait é
é
t
t
é
é
l'avant-veill[e],
,
a[u] moment
de me
e
qui
i
tte[r]
r
,
,
sauf qu se
s
yeux sombres
s
à me [s]
v
oir
en
[illis.] v[illis.]
me voyant
surgi
i
r
apparaître
s'emplir d'un[e]
grande
brillante
lumière
caressante
:
—
J'ai eu peur
, me dit-il.
Terriblement peur de vous avoir
rêvé
e
seulement. Et va
— Ainsi, ne
v
ous
s
n'
ê
tes pas
s
un
rêve, Dieu merci !
J'ai
en
eu
tellement peur
un[e] peur horrible,
,
si vous saviez comme
j'ai un
eu
peu qu
e
vous n
soyez
après
tout
qu'un rêve.
!
qu'une fiction de mon imagination.
Il entrelaça ses doigts aux miens.
Nous sommes
partis à la course
.
cette fois
Nous avons
s
vu d
é
filer,
,
aux stations d
l'U
u
nderground, les annonces de la
Guiness... « Sometimes I sits and
thinks
s
... Sometimes I only sits... » Et
comment s[e] fait-il qu[e] je les revois
encor[e] si
c
lai
i
rement,
,
alors qu
e
tant
d'autres d
é
tails [d]e
e
mes sorti
i
es avec
Stephen
se s
s
ont effacés
à jamais
[de]
dans ma memoire ?
C'est pe[ut]-être parce que
e
Stephen,
la
e
s
trouvant
drôles
s
et amusante
,
me
l'avait lue [e]
à
haute-
voix pour que nous nous en amus
s
i
i
ons
ensemble.
Au long d l'opéra,
,
il garda entre
ses doigts les miens qu'il n cessait de
porter à ses lèvres, dé
é
posant sur l[e] bout
de chacun[,] un léger baiser.
.
J[e] n[e]
savais guère où j'etais. J[e] pense que ce
dut ê
ê
tre à Sadler's Wells,
,
mais en
suis-je absolument certaine ? En uni
i
sson
Pimêne
avec le moine Pu
i
mêne,
,
Stephen se
prit à fredonner à mon oreille quelque[s]
mesures du
chant
du destin
de Ka
a
za
a
n
— les
cymbales cl[a]quaient, le gong marte
e
lait la
fuite du temps — et
je ne distinguais
plus
pas
[,]
,
d[e]
e
l[a] voix sur l[a] sc
c
ène
de
,
celle d[e] Stephen,
et c[e] n[']est plus qu'elle qu[e]
e
j[']entends parfois
au loin dans mon souvenir[.]
.
L'opé
é
ra
é
é
tait donné en russe,
,
et c'est dan[s] cett[e]
l[a]ngu[e] qu'il en fredonn[i]
a
it les parole
e
s.
.
— Vous connaissez donc le russe auss
i
?
lui ai-je demandé
— Un peu de
e
plusieurs langues
[orien]
d[e] l'
'
Europe
orientales
,
,
m ré
é
pondit-il brièvement, comme s'il
n voulait pas être entra
î
né
[e]
plus
s
loin dans
le sujet.
A
A
u retour, il me pria, au bas de
l'escalier :
:
— Ne restons plus jamais deux jours sans
nous revoir. Deux jours cela peut être une
éternité. Promettez-moi qu[e] nous nous verrons
tous les jours.
Je n demandais moi-même qu[e] cela
.
et
et
eus
s
sans doute
l'air
d'acquies[c]
c
er
.
Je n[e] m
J'
apercevai
i
s
déjà
pas
à peine
déjà
[illis.][e]z
pl[us]
encore
[ban]
à
v
ers
quel degré de soumission
et
de d
é
pendance
m'entraînait
me conduisait
mon sentiment
pour ce jeune homme que
je c[o]
o
nnaissais
à
si
peine
peu
.
J'en
J'
eus
J'en eus
pourtant
comme
ce soir-là
une
l'
intuition
de la
voix
voie
où je m'engageais
ce soir-là
et
tentais
s
de m[e] reprendre, de remettre au moins à
un
peu plus tard
le rendez
notre prochain rendez-vous.
Mais Stephen venait de me pr[o]poser une sortie qui
déjà m'enchantait. Il s'agissait de nous rendre
à ce vieux pub des docks, tout à l'autre bout de
Londres, en plein quartier populaire, l[e]
Prospect od Whitby
que les dandies et les excent[r]
r
iques de Park
Lane avaient mis à la mode depuis qu'ils
qu'ils y allaient boire de
la bière en fût,
acc[ou]dés
au bar, avec
coude à coude,
accoudés
,
,
au bar, avec
des ouvriers
des
en
casquettes
et de
s
pittoresques clochards.
Le spectacle, me
e
di
i
sait Stephen, en valait vraiment
la peine, rien ne peignant sans doute mieux une
certaine couche de la société anglaise qu ses efforts
d'encanaillement
pour paraître
proche du peuple et
sympathique au peuple
et
de
à
sa
a
misère.[flèche]
L'Underground
m f
m'é
é
tait^
presqu toujours un
tapis magique,
à Londres,
mais ne le fut jamais autant que
ce soir-là où nous avons débouché en
plein port de Londres,
presque
dans
à
l'embo
l'
estuaire
e
d[e] la Tamise
,
,
et avons attein
t
, par
de sombres
rues aux
inquiétantes
silhouettes inquiétantes,
le
vieux petit pub s
s
ur pilotis surplombant
les eaux
troubles
grises
du fleuve que l'on entendait
battre contre sa base. Le pub était re
e
mpli
d'âcre fumée de pipe, de relent de bière, de rires
hystériques et
de
jurons cockneys. Si je me
tournais d'un côté,
j'aurais pu me croire
dans
un tableau d[e] Hogarth avec ses trognes
populaires ; si je regardais ailleurs, j'aurais
pu me
penser
croire assistant à une
scène à l'inverse de Pygmalio
o
n où c'etait
la haute société, casquette sur l'oreille, mégot
aux lèvres, qui jouait à prendre l'a[ir]
all
ure
des bas-fonds.
Cette soirée avec Stephen,
je m'en souviens
parfaitement
.
peut-être
Folle comme certains de
nos rêves,
,
elle s'accordait sans doute
très bien
avec
l'état de rêve dans lequel
dans lequel j'étais
alors presque toujou
j'étais alors presque toujours
plongée.
Par ailleurs, j'ai retenu très peu d'une
visite qu nou[s] avons faite au National Gallery.
C'est d'une autre visite, au cours de mon
deuxième séjour en Angleterre, alors que j'y
étais venue seule, qu[e]
je garde de
s
profonds
souvenirs durables,
[ent]
et
particulièrement,
et
pourquoi donc ? du portrait d'
Arno[l]
l
fini et
sa femme
qui
e
n'a cessé depuis de me hanter
je ne cesse de revoir presque à chaque jour de ma vie.
Pour
Pour l'instant, auprès de Stephen, je voyais mal
les chefs-d'oeuvre. Nous étions toujours la main dans la main,
,
un
courant électrique ne cessait de passer entre nous, Stephen m[e]
chucotait
chuchotait
des
tendresses à l'oreille, et f
f
i
i
nalement je n'entendais, je ne saisissais que le
tumulte dans mes oreilles de l'émotion.
Maintenant, à la porte de côté dans la
stet
rue
paisible
, nous nous attar dions. Nos lè
è
vres
s'unissaient. Nous avi
i
ons
s
de plus en
plus de peine à nous arracher l'un à l'autre.
Parfois c'
'
était lui qui m re
e
te
e
nait, m
s
ouvent
moi qui n pouvait
s
souffrir d le voir partir.
Avons-nous été heureux alors ?
Je ne pense pas. Notre amour était trop fiévreux,
agité et possessif pour nous laisser e
e
n
repos, et [là]
qu
and il n'a pas
d'î
î
le
e
s
s
d'
î
les
o
ù
se
pos
s
er pour
des instants de
e
calme,
le sentiment
?
tout sentiment épuise le coeur
l'amour
en
n'est pas longtemps heureux.
vient vite à
[illis.]
l'épuisement.
Mon sentiment
pour
Stephen
annihilait en moi presqu tout
po
o
uvoir de réflexion. Il m[e] donnait
l'impression d
e
vivre
e
intensé
é
ment, mais, en
fait, il me soustrayait à presque tout de
ce qui n'était pas sou sa domination.
Je n'entrevoyais pl[u][s]
s
le monde
qui nous
entourait qu'
'
en
é
é
claircies
brèves
. D[e] plus
en plus il m'apparaissait lointain, étrange,
insaissis
s
sabl[e], alors que c'
'
était nous, enclos
dans notre passion, qui é
é
tions
soustraits
à la
au
reste
vie quotidienne
du
monde
[flèche]
du monde et comme
[illis.]
seuls à jamais.
.
Plus tard, quand je fus à même
d'analyser quelqu peu ce qui nous était arrivé, j'ai
pensé qu
nous avions
s
été,
pendant [plusie],
Stephen et
moi,
été
comme ces papillons
s
, ces phalènes,
ces mille créatures
fragiles
[illis.]
[flèche]
de l'air
que des
pièges
ruses
d la nature
, un odeur, des ondes
mènen
en
t à leur rencontre sans qu'elle y soient
pour rien.
Et je me demand[e]
encore
si la
a
foudroyant
e
amour
attirance
qui
e
nous
porta l'un vers l'autre
avons subie
,
,
de
e
[s]
t
ous
les
malentendus
,
affreux
de tous les pièges
de la vie n'est pas l'un des
plus
redoutables
cruels
.
A cause d[e] lui,
longtemps
après que j'en fus sortie, peut-être pour
toujours, j'ai gardé envers l'amour
de l'effroi.
Prè
e
s de la petite porte d[e] côté, nous
n'arrivions plus à désunir nos mains, nos
lèvres. Une tempête se déchaînait en
nous qui nous faisait nous re
e
tenir
l'un à l'autre co
o
mm[e]
pour affronter
ensemble
un péril
deux
êtres en danger
après que j'en fus sortie, j'ai gardé, pour
longtemps, peut-être pour toujours, d[e]
l'effroi
envers
l'
'
amour
ce que l'on
[illis.]
appelle l'amour.
Près d[e] la petite porte de côté, nous
n'arrivions plus à désunir nos mains,
nos lè
e
vres. La tempête déchaînée en
nous nous faisait[flèche] nous ret
t
enir
l'un à l'autre
comme deux êtres [flèche]
en
veritable
danger d'ê
ê
tre emporté
é
s.
[illis.]
en
[illis.]
[illis.]
danger d'être ^
en fait
e
e
mportés par une véritable
tourmente.
Un soir, sans doute mal e
e
nclenchée,
,
la
a
porte
[un]
à
laquelle je m'appuyais céda dans mo
o
n dos. Elle
s'ouvrit d'elle-même. Stephen m'interrogea des
regard. Nous avons commencé à monter les
marches sans nous détacher l'un d l'autre.
Au premier palier,
nous sommes restés longtemps
silencieux
immobiles
,
tête contre tête,
sans pensées,
abîmés
dans un silencieux égarement au-delà, j'imagine,
de toute pensée.
Nous avons gravi les dernières
marches
à pas lents
en nous soutenant
mutuellement
comm[e]
e
si nous allions affronter
ensemble un pé
é
ril
.
s
i l'un sans l'autre
[illis.]
nous n'eussions
pu encore nous tenir debout.
A la vue de ma petite chambre, Stephen
s'attendrit.
—
Une petite chambre toute pleine, m dit-il
pensivement,
d[es] rê
ê
ves d[e] la jeunesse.
— Une petite chambre toute pleine des rê
ê
ves
de la jeunesse
, me dit-il pensivement.
C'était vrai non seulement de cette
chambre mais de toutes celles, je pens bien,
que j'avais occupées seule depuis quelques
années et qu'avait dû imprégner le
grand rê
ê
ve qui hante le coeur humain : Que
sera l'amour ? Me sera-t-il bon ? Me
sera-t-il
cruel
néfaste
?
C'est alors seulement que Stephen
comprit qu'il allait ê
ê
tre mon premier compagnon
d'amour. Il en devint songeur,
,
peut-être
quelque peu effrayé. Me tenant doucement
en
serrée
contre sa poitrine, il me disait bas à
l'oreille qu'il ne faudrait pas
s
lui en vouloir
s'il m[e] décevait quelque peu, que l'amour
rarement apportait autant qu'il donnait
à espérer.
Puis, m'éloignant un peu d[e] lui, il me
considéra avec
un[e] grave
attention
expression
d'étonnement et de tendresse.
— Comment se fait-il, cher coeur,
que tu m'as [illis.]
at
tendu ? Surement tu as été
aimée bien des fois déjà et tu as dû
aimer. Qu'est-ce qui t'a fait m'attendre
,
moi ?
Qu'est-ce que j'en savais au fond !
?
Nous nous sommes assis au bout
de mon divan-lit, nos doigts entrelacés, et
nous avons regardé, chacun, devant soi, dans
sa vie, mais sans
ri[en]
voir d[e]
e
ce que
e
l'autre, à côté
apercevait. J[e] fus effleurée par le sentiment
qu deux êtres n[e] pouvaient pas ê
ê
tre plus
étrangers l'un à
à
l'autre qu s
S
tephen et moi
réunis par quelque prodigieux hasard dans
cette petite chambre presque d passage.
Je croyais voir que m'avait gardé
e
de l'amour
la peur qu'
'
il m'inspirait, la certitude qu'il
n'
était presque jamais heureux,
mais aussi
l'attente passionnée qu'il s'
'
en trouverait peut-ê
ê
tre
un
un jour
pour combler
ce désir aigu
du parfait inconnu.
J'appuyai ma tête sur l'é
é
paule de Stephen
et lui confiai que j'étais sans dout vieux jeu,
car à mes yeux l'amour n'était ni léger, ni
passage[r],
mais grave
toujours
. Que je l'avais
toujours considéré en quelque sorte comme
irrévocable. Que l'on
n'en
ne
revenai
i
t pas
au fond d[e] l'amour. Pas
s
plus que l'on
revenait d[e] la mort. Et c'est pourquoi
sans doute
il m'avait fait si peur tout
en
en me
torturant aussi
d curiosi
m'attirant
aussi
invinciblement.
St
t
ephen, d'un doigt sous mon menton, m fit
relever
le visage qu'il sonda
it
longuement.
Son regard était inquiet.
— Tu crois vraiment, me demanda-t-il,
que l'amour est à ce point grave que
l'on n'en revient jamais tout à fait ?
— Il me semble qu'il me peut-être qu'inoubli
i
able.
— Puisqu'il en est ainsi, me dit Stephen,
avec douceur, il vaudrait peut-être
mieux nous en tenir pendant quelqu temps
encore à des relations d'amitié, attendant
d[e] voir plus clair en nous
s
, évitant
surtout,
,
ne penses-tu pas, de nous
trouver seuls dans ta petite chambre
si accueillante a
a
u pélerin fatigué que
je suis, que tu es,
que nous sommes
qu'est chacun de nous
tous...
sur terre...
Mais,
,
en même temps, il me
retenait tout près de lui dont j'entendais
le coeur battre à grands coups. La
flamme dansante et foll de nos yeux
nous renvoyait ^
^
l'un l'autre
notre image
l'un
à l'autre,
si
frêle
petite
, si
et
étrange
délicate
. Nous
sommes partis
s
comme
sur la mer
tempétueuse ^
du [désir]
désir
vers une sorte de
naufrage...
peut-ê
ê
tre bienheureux...
...
la mort... et
la mort et la vie y
étaient
également attirantes
du moins
presque
indist
inctes
.
du moins nous
[y] allions
étions
ensemble
[flèche]
[illis.]
deux à sombrer ensemble.
Nous avons connu nos jours peut-être les
plus heureux dans les quelques semaines qui suivirent,
sans savoir qu'elles etaient les dernières d c temps
de confiance qui n[o]
o
us serait accordé. Stephen avait loué deux
bicyclettes et entendait m faire traverser à vélo à côté
d[e] lui de grands pans de Londres. A bicyclette,
je ne m'étais jamais risquée jusqu'alors
que sur de
s
pistes sauvages ou dans de
e
petites rues paisibles de ma ville natale.
L'idée d'a
a
ffronter la lour de
e
circulation de
Londres m'épouvantait. Jamais, disais-je,
je
n'y arriverais
ne le pourrais
.
Mais Stephen, patiemment,
me rassurait. Il prendrait les devants.
Partout où il y aurait obstacle, il pa
a
s
s
serait le
premier. Il m[e] frayerait le chemin. Je
garderai les yeux fixés sur son do
o
s, m'interdisant
de regarder ailleurs, et le suivrait
s
sans
penser à autre chose.
Nous sommes partis par
une tiède journée
de mai
du printemps avancé
de mai
.
Tout alla bien
au début, Stephen ayant tracé un itinéraire
qui, d petite rue en petite rue, nous
éviterait la plupart des grandes artères.
Mais
il fallut bien
, à certains endroits,
en franchir
quelques-unes. Avant de nous é
é
lancer,
Stephen m'encourageait du geste et de la
voix. Je côtoyais en tremblant les hauts
autobus qui m'avaient tellement ravie
e
a
a
u temps où je parcourais la ville montée
sur l'impériale. A les frôles de prè
è
s,
,
sur mes
deux frêles
roules
roues
,
j'éprouvais un
je les decouvrais
quatre fois
plus énormes
encore qu
que
j'avai pu
je n'avais
le penser
pensé
.
Une fois, nous fûmes séparés, Stephen
et moi, par l'un d ces
ces
monstres qui s'était
glissé entre nous. J fus si effrayée qu je pensai
tout abondonner et
en
rester là
où j'étais
.
Mais
c'était impossible. En avant de moi un monstre me
barrait la route.
En arrière,
de moi
en venait
un autre qui avait l'air de vouloir m passer
sur le corps. Il fallait avancer avec le flot
impitoyable.
Un peu à droite, au devant de l'autobus qui
nous sé
é
parait, presque en pleine rue surgit
alors
Stephen qui,
,
de la main, me fit signe que
j'avais le champ libre. Je ramassai mon
courage, m'élancai,
,
n'ayant d'yeux
que pour
son visage détourné qui
me
surveillait
et
sa main qui
son geste
qui me guidait.
Je doublai le géant qui allait pourtant vite.
Je rejoignis Stephen, me plaçai tout juste
derrière lui qui me mena aussitôt [en]
da
ns
une
rue calm[e] pour y reprendre mo
o
n so
o
uffle.
J'eus le sentiment, je l'ai encore,
d'avoir réussi
ce jour-là
un
difficile
exploit
.
Et
J
j
'en garde
de la gratitude
à Stephen qui avait le don rare, en
accordant confiance
à l'autre
aux
autres,
êtres,
de leur
en
faire
trouver
er
confiance
en
soi.
eux-même.
Je tremblais encore un peu tout de même
de la frayeur que j'
'
avais
s
éprouvée, mais
Stephen me dit que j'avais aujourd'hui
vaincu la peur
et que
, jamais plus
n'en
je ne la ressentirais comme avant.
D'[é]
é
tape en étape,
assez souvent
arrê
ê
tés
pour me donner le temps de me re
e
poser, nous
avons gagné, en moins de deux heures
es
,
Richmond park. C'était un jour de semaine,
il y avait peu de monde,
nous
eû
û
mes
presque
à nous seuls
le magnifique parc
rc
pre
e
sque
e
à nous seuls avec ses bê
ê
tes en liberté
é
,
faons, chevreuils,
et
biches.
Nous leur avons
s
donné du pain
n
que
e
plusieurs vinrent ma
a
nger dans la main
de
e
Stephen. Je le regardai leur distribuer des
morceaux et tout à coup il me parut d'un naturel
doux et bon. Je dus en être étonnée, car je
lui
en
fis la remarque. «Tu as l'air tendre, au fond,
lui
dis je,
comme si jusqu'ici
je n'en avais pas été sûre.
j'avais pu en douter.
L'es-tu donc ?»
Il sembla un peu ennuyé par ma question.
— Pas trop, fit-il. Il faut se garder
en
ce
e
monde de
trop
la tendresse.
Ell nous
expo
o
se
e
expose
trop
p
.
Viens donc !
Par habitude cette fois, plutôt que
spontanément,
,
,
me parut
t
-il,
,
il enlaça
alors
ses doigts aux miens
pour m'entra
î
ner
à marcher à côté de lui.
— Vois-tu...
commença-t-il, et
soudain s'interrompit comme s'il percevait
que
e
j
j
u
u
stement
il allait
[trop]
s'exp
xp
oser
.
s
'exposer.
[flèche] Changeant de sujet, il me proposa
— Allons
s
s'asseoir là
à
-haut sur le
talus.
Poussant nos bicyclettes devant
nous,
,
nous avons gravi le mamelon
herbeu[x]. Tout en haut se détachait
seul un immense arbre aux branches
largement déployées qui formait un
parasol contre l'ard
d
eur du soleil.
Nous
ay
avons appuyé
é
nos bicyclette
à son
au
vieux
tronc puissant.
Nous nous sommes
allongés sur
une pelouse
[illis.]
l'epais gazon,
[pareill]
douce
aussi
?
douce qu'un
e
tapis de laine
,
à
moitié
dans le soleil,
à
moitié dans l'ombre du
très vieil
grand
arbre.
.
Nous nous étions di
i
sposés
Kingston
à former sur le sol une sorte de croix,
les
la
genoux d l
[illis.]
la
tê
ê
te de Stephen
reposant sur
mes genoux.
Ainsi a passé un quart d'heure.
Il regardait f
f
i
i
xement le ciel d'une pureté
parfaite au-dessus de cette immense
î
le de verdure
qu'est
éta
it
Richmond Park
dans le Londres
souvent
d'alors
.
Richmond Park
.
Ainsi a passé un quart d'heure, davantage peut-être.
Nous n'avions nu
l
besoin, pour l'instant, d'échange de regards, de caresses.
En croix sur l'herbe, nous nous contentions
de contempler le ciel serein
,
et il nous
en venait assez de bonheur, je pense,
pour n[e] rien désirer d'autre.
Les yeux toujours fixés sur le ciel
clair, Stephen murmura, comme si
l'aveu lui en était arraché par une
sorte de bonté infinie partout
présente
répandue
autour d[e] nous[,] ou
par
sa propre conscience bouleversée:
:
— Je pense que je t'aime.
Des années, des milliers d'année,
? me semble-it
l
parfois, ont passé depuis
cette heure paisible sans le grand
Kingston
arbre de Richmond Park. De notre
liaison si pleine de l'affolement des sens
et de leur tyrannique
pouvoir sur
nous
notre vie
,
nos vies
,
il ne me reste
pourtant
rien
de plus
troublant que l
e
souvenir de Stephen
me fredonnant à l'oreill
le grand
un
air
tragique
[illis.]
tué
de Boris Goudo
o
nov
,
et,
peut-être
encore plus
émouvant
,
poignant
tenace
emouvant
,
,
celui
de l'aveu
prononcé à la face du ciel.
Il m'avait quittée ce soir-là au bas
de l'escalier, fatiguée à ne plus tenir debout,
lui-même l'air très las, et ayant encore à
ramener les deux bicyclettes. Il s'était
éloigné sans m'avoir lancé
comme
chaque
à
suit prochain cahier
fois
l'accoutumé
:
à demain, et
il
ne s'était pas non
plus retourn
n
é pour m'adresser
un
dernier
petit
salut
de la main. A la lumière crue du
reverbère proch de l'entrée,
il m'avait
son
visage
d'
[d'au]
un
m'avait un
instant
m'avait
paru préoccupé
, ou est-ce après coup, à cause
de ce qui suivit, que je m'imaginai l'avoir vu ainsi [?]
?
J'eus le sentiment, je l'ai encore, d'avoir reussi
un exploit difficil. J'en
ai toujours
[garde]
de
l gratitud[e] enver[s]
à
Stephan qui avait l[e] don rare,
en accordant confiance à l'autre, de lui
faire trouver confiance en soi.
Il m'avait quittée ce soir-là, sur un tendre
baiser, au bas de l'escalier, fatiguée à
ne plus m[e] tenir debout, lui-mêm[e]
l'air très [las] et ayant à ramener les deux
bicyclette[s]. Il ne m'avait pa[s] [lancé]
[en] partant, comm chaqu fois : A demain,
n[i] non plus s'était retourné
il
en route
pour m'adresser son habituel
petit
salut
de l[a] main. Son visage sous l reverbere
m'avait
[illis.]
[illis.]
[illis.]
[illis.]
[paru] préoccupp[é] ou est-ce aprè[s] coup
à l lumière de ce qu[i] sui[illis.]t qu je
l'[i]m[a]g[inai]
ainsi plus tard
vis ainsi
je l'[i]mag
ais
l'[avai]
vu
sur
pris
ain
vu ainsi.
Il continuait à m[e] tenir de ces p[r]opo[s] que [ses]
yeux
déjà
démentaient.
Je vis
Je vis
Les prunelle[s]
se [m]ouillaient
[illis.]ciller
vacill[illis.]
erent
. Au fond monta
it
un[e] [eau] [trouble]
ai s'abimèrent
le p[illis.]
l raison — l'oubli de soi,
toute pensée [pou] ai[nsi] [dir][.] Dan le miroi déformé
je [sais]
[d]e ses yeux
je vis le reflet d[e] me[s] propre
yeux
prunelle
égarés
e
s
... [et] [nous] étions à l[a] dérive...
Il continuait à me tenir d[e] ces propos qu[e]
deja
ses
yeux
déjà
les
démentaient. Ils vacillèrent. Une
eau trouble y monta [où]
parurent
s'abimer
ent
s'abimer
la raison, l'oubli d[e] soi, toute
pensée pour ainsi dire. Dans
leur
le
miroir
déformé
é
je vis
réfletés
[illis.]
mes propres yeux
égarés ... à la dérive... Ce fut [con]
un sorte de naufrage
où l'[illis.]
[voilà] [illis.] à se fut
heureux.
Leur
Le
miroir déformé me re[nv]oya l'image
de mes propre[s] yeux égarés ... à la dérive.
Rien alors, et après, ne m'a paru plus
semblable à un naufrage consenti.
Le
grand a[tt][illis.] d l'amo[u] n
serait [illis.] pas d[illis.] [illis.]
mal à deu
x
en[fin], à l[a]quell il n[e]
[illis.] [illis.]x , un moment
J'eus le sentiment et je l'ai encore aujourd'hui
d'avoir réussi
ce jour-là
là
un de
e
m[on]
es
plus difficiles
exploits.
.
Et
e
E
t
j
J
j
'
'
en éprouve toujours de l[a] gratitude
envers Stephen, rien ne me paraissant plus
encore plus beau qu[e] le
génereux
que l[e] cadeau
que l'on
fait à un
autre
être
lorsqu'on lui révèle sa propre force
on lui
lorsqu'[o]n lui [fait] prendre confiance
en lui-même.
car rien ne m[e] para
î
t, encore
maintenant, aussi généreux que d faire
prendre confiance en soi à l'être tremblant.
J'eus le sentiment, et je l'ai encore,
d'avoir reussi ce jour-là l'un des
plus difficiles exploits de ma vie. J'en
éprouve
encore maintenant
de l[a] gratitude
encore
maintenant
envers Stephen, rien
ne m'étant jamais apparu plu[s] généreux
et plus rare qu[e] ce don
de faire fait à l'autre
de prendre confiance en soi
à l'être
qu'il avait au plus haut point de
faire prendre confianc en soi
J'en garde encore maintenant de l gratitude envers
Stephen, rien
m'éta[n]t
ne m'étant
jamais
apparu
depui
plu [aussi]
genereux et rare qu[e] c[e] don qu'il possedait
au plus haut point d'éveiller, chez le autres
leur
la
confiance en soi.
J'eus le sentiment, et je l'ai encor[e] aujourd'hui, d'avoir
reussi là l'un de me plu difficiles exploits. J'en garde
encore de la gratitude envers Stephen, rien m
tou
jours ne
m appar
r
aissant
toujours
plus génereux et rare que
[le]
don
de
fai[t]
donner
aux autres
de la
confiance en soi
de
cette confiance accordée aux autres
leur faisant
qui
fait trouver confiance en soi-même.
Le don d[e] faire rire et
faire
pleurer était l'étrange
cadeau que j'avais reçu de Dieu à
ma naissance. Je passerais (pourtant) ma
vie
car je passerais ma vie
car j'userais ma vie à sa poursuite.
Un jour que je reprochais justement à Bohdan
de tant s'user, il m'avait regardé avec son
clair regard de
e
de[vin] qui paraissait
toujours
voir venir
le bout
[illis.]
de l'histoire :
— Tu feras de même,
m'[avait]-il dit
. Et tu auras
raison. Puisque l[a] vie, d[e] toute façon, est
usure, [autant] l'user [en] [sublime] folie.
Je ne devai mêm pa ecrire bien souvent a
m[a] mère, car je crois m rappeler
[illis.]
des lettre
d'elle,
alors
, t[ou]t pleine d'[angoisse] [illis.]
[dan]
lesquels
ell me demandait
[illis.]
pourquoi je
n
'[e]criva
[si peu]
p[illis.] davanta[g]
[illis.] s[e] plaignaie[nt] qu[e] m[es]
[bouts] d le[t]tr[e] [n]'e[n] d[isaient]
pas long.
C'est
[san] d[out]
e
, n [vou]
pou
vant[,]
n[i] voulant rien [illis.]
avouer d
e
ma passion malheureu[s][,]
m'[en.] tenais à de[s] [banalités] à traver lesquelle[s]
[illis.] devait percevo[ir] qu j[e] lui cachai
l'essentiel d[e] ce qu'[illis.]
ce qui importait.
J'eus
le sentiment et je l'ai encore
aujourd
d'avoir réussi ce jour-là
J'en [eus] de la gratitude pour la vie
l'un de[s] plus
difficiles exploits ma vie. J'en eus
[pou] [illis.]
d l gratitude enve[r] Stephen, car il m[e] semb
le
qu'il n'y
a pas plu grand bien à
à
apporter à quelqu'u qu d lui donn
c[on]fianc[e] en soi, et quelque
Il était parti pour Londres avec, pour tou bien,
son violon sous le bras. Il avait
la traversée à bord
ou
A bord d'un b
a
teau lui assurant
le passage gratuit en retour de soi[n]s prodigués
aux bestiaux dans la c[ale] auprès desquels
il avait dû dormir, incommodé par les
odeurs à en tomber malad[e]. A peine pourtant
arrivé à Londre[,] et il faisait parti[e] d'un
orchestre tzigane égayant les diners d'un
des grands restaurants Lyons.
la cabane que Gladys avait sur la
mauvais
la cabane de Gladys, où [illis.],
sur la mauvaise rue de Hampton Court,
[n] [sorte] que c'était ce cette [rue]
pauvre, qu'ayant l[a] [illis.]
le château, [illis.] le mieux, le plus
Le don du rire, le don des larmes
Le don de faire rire, de faire pleurer, Dieu
m'[en] avait [l']
à
ma naissanc[e]
l'étrange
le cadeau qu[e] je devrais
pourtant
user
toute
ma
à tâcher de
conquérir
pour apprendre à m'en
servir.
vie à faire fructifier[,] [l']apprendre à faire partager
Un jour qu[e] je reprochai à Bohdan,
[sa][illis.]
épuisé
, de
tant
s'user, il m'avait répondu
avec ce qu'il aurait lui même appelé
[wi]
a
whimsical look :
— La vie, de toute façon, est usure. Alors
pourquoi pas l'user du moins pour quelque
sublime folie !
sur le seuil.
Cahier II Image Gabrielle Roy
3 35 ouest, Grande Allée, app. 302
Québec Qué G1R 2H2
525 8417 [illis.] boroughs 178
142
36 Epping stet
laisser tel quel 289
247
42 X
pa[pill]on Image
Le lendemain,
je n'eus
pas
de lui aucune
nouvelle
. Il ne se passait pourtant pas de jour
? sans que [d]'[e]
d'en
n bas
s
Geoffrey
ne
me
crie
crie
â
t
, «Your
friend on the phone...» Et je descendais
les marches quatre à quatre pour prendre,
toute pante
e
lante
[illis.]
,
,
l'
'
é
é
couteur dans lequel
j'entendais d'
'
abord battre mon propre
san
an
g, ses cognements
s
sourds dans
mon oreille,
,
apr
r
è
è
s quoi, au son de la
voix de Stephen,
,
mon coeur se calmait
quelqu peu et
bat
t
tait
d'un
sur un
rhythme [en]
m
oins
affolé.
C'était
comme si
chaque
fois
comme
si je m
je redoutais que le
miracle
j'attendais
une
sorte
de miracle
ne se reproduis
î
t pas
—
la preuve
de l'[exellence] de
qu Stephen é
é
tait de ce monde —
Steven ou qu[e] j'eus pla
a
ce dans sa
vie — et,
le miracle
produit
accompli
,
je
po
uvais
parvenais
à me détendre petit à petit
me refrenai
[flèche]
je pouvais [me] remettre
à
vivr[e]
,
peu à peu[.]
.
L
e
surlendemain, toujours rien ! Le
jour suivant, ayant eu à
à
faire une
course, je m'imaginai qu Stephen avait
choisi cette heure
e
mê
ê
me pour m'appeler,
et je rentrai en t
t
o
o
ut
t
e hâte demander
s'il n'y avait pas eu d'appels pour moi.
Geoffrey aux yeux
déjà
compatis
s
sants
me regarde avec une peine si évidente
pour moi que je
m'en
me sentie humiliée.
Je n'allai plus jamais m'informer dans
la boutique si om'avait demandée au téléphone.
Je restai dans ma chambre à attendre,
,
et
les heures défilè
è
vent comme elle doivent
défiler pour ceux qui sont au c[a]
a
chot. De ce
temp-la — mais je pense que je le
connaissais déjà — date c
c
e bouillonnement
de colère que j'éprouve lorsqu'on me fait
attendre et qui provient, j'imagine, de ce
que je suis alors réduite à ne rien faire
d'autre,
y pendant mon temps.
,
ma vie
.
y perdant ma vie.
C'est à peine même si je lisais. J'avais
l'oreille tendue à capter la sonnerie du
téléphone
,
et que de fois
je crus l'entendre
à travers des
s
bruits de la rue,
et
accourant
accourut
alors
sur le seuil de ma chambre
po[ur] guet
t
ter, le souffle suspendu
e
,
la voix
de Geoffrey qui allait lancer comme
naguère : «Your friend...» et
je serais en bas avant qu'il n'eût
fini
[pu] finir sa phrase, et de [n]ouveau
le ciel s'ouvri
i
rai
i
t pour moi.
A la fin, je me décidai à appeler
un numéro que m'avait donné Stephen
avec une certaine hésitation,
,
m'avait-il
semblé, un jour que
je lui
faisais
représentais
remarquer
que
je ne saurais l'atteindre,
p
p
our l'en aviser, s'il survenait
quelque changement à notre programme de
sorties. C'était le numéro des gens chez
qui il logeait et où je n'avais jamais mis
les pieds. Une voix de femme me répondit.
Stephen, me dit-elle, était en voyage —
Pour combien de temps ? — Elle n'en avait
aucune idée. — Où était-il allé ? — Elle
n le savait pas. — Qu'est-ce qui l'avait
contraint à partir précipitamment ? —
Avec une
nuance
e
cette fois
d'i
i
rri
i
tation,
elle r
é
pondi
i
t,
cett[e] fois,
qu'elle ne se reconnaissait pas
le droit
de répondre à cette question.
Je remontai dans ma chambre
,
tout à fait désemparée. Un gouffre
s'ouvrait devant moi. Pire encore que la
découverte du mystère qui entourait la vie
de Stephen me fut la découverte de
mon propre sentiment
d[e]
tout à coup
maintenant
à son égard.
Au milieu de
ce qui
m'avait
paru
tenue
captive
pendant
depuis
plus de deux mois et m'avait paru
ne pouvoir être que d[e] l
l
'amour, poussait
quelque chose d'affreux et d[e] corrosif
qui ressemblait à des ressentiment. La
méfiance avait commencé en moi la
guerre
e
contre l'amour,
,
dont je ne devais
jamais
tout à fait me remettre.
.
C'était
loin d'ê
ê
tre
La peur que j'en avais eu avant
de m'y confier n'était rien
Ce que j'éprouvais
en fait était mille fois pire que la
longue peur que j'avais eu d'aimer ;
c'était l'hostilité d[e] qui s'est fait prendr[e]
au piège en toute bonne foi. Pourtant
je m'aperçus alors que
e
j'étais bien à blâmer
puisque
,
même maintenant
,
je n['à]
e
ne
savais toujours à peu près rien d la
vie d Stev
ph
en, hormis qu'il fréquentait —
pas très assidument — l'u
U
niversité de
Londres, qu'il [p]
p
arlait couramment sept
ou huit langues, qu'il connaissait bien la
musique. A creuser
ser
mes souvenirs, je
m[e] rappelai aussi
d nombreuses allusions
faites
à des villes
qu'il conn
qu'apparemment
il connaissait
: Paris, Prague, Munich,
Vienne, Budapest, Zagreb, bien qu'il
ne m'e
û
t jamais spécifiquement dit y
avoir séjourné.
Je me résignai à tél
é
phoner de nouveau
à la dame chez qui habitait Stephen et
dont je ne savais si ell etait un amie, une
[illis.]
f
connaissance ou simplement une logeuse.
Cette fois, un homme me répondit —
Non, Stephen n'avait laissé aucun message.
Mais il rentrerait sûrement avant
longtemps et me fournirait alors une
explication de son départ qui m'
'
e
e
nleverait
toute raison de me tra
a
casser.
Cet homme avait un peu du léger
accent slave de
e
Stephen. Je lui demandai
s'il n'était pas aussi u
U
krainien. Il me
dit que lui et sa femme, chez qui logeait
Stephen, étaient en effet d'origine ukrainienne,
quoique établis en Angleterre depuis la
r[é]volution russe. Puis
il m'encouragea
a
me
garder l'esprit tranquille.
Stephen allait
rentrer
revenir
d'un jour à l'autre et il m'
appelait
appelerait
certainement
sûrement
, tout aussitôt rentré.
Je fus assez naî
ï
ve pour
me laisser
rassurer en
rassurer
quelque peu
par ces
propos[.]
Je me décidai même à s
s
ortir
r
prendre
l'air. Je m'aperçus avec stupeur que l'éte
était venu, que
e
mill bons contacts
avec la vie, avec la nature, m'avaient
échappé pendant que je vivais claustrée
dans l'attente d'un mot de Stephen. Alors
j'éprouvai pour lui
quelque chose qu je
n'avais
jamais
encore
je pense
éprouvé
pour
à l'égard de personne
envers quelqu'un
et qui était, j
j
e
pense bien, de l'aversion, peut-être même
le désir d
d
e
le faire souffrir à mon tour et
plus encore qu'il
ne
m'avait atteinte.
Mais, tout à coup, je l'imaginai mort
à la suite d'un accident, ou mourant
seul en quelque pays étranger, et je lui
ren[d]
d
is tout l'amour qui m gonflait l coeur.
Peu après, je l'imaginai
Mais, peu après, l'ayant imaginé, tout au
contraire, bien vivant, joyeux, passant
de bonne
s
vacances au bord d[e] la
mer au en montagne, ma rancune
envers lui
me revint
plus forte
entière et plus armée
que
jamais.
Je n'
'
en pouvais plus
d'aimer, de
détester le même être
de tour à tour
d'aimer et déstester
tour à tour
le même être.
L'absence de Stephen dura près d'un
mois. Un soir,
,
Geoffrey cria d'en bas :
« Your
r
friend on the phone... » Je descendis,
le coeur t
t
remblant
comme au
jour
où
nos
mes
yeux s'étai
ent
[illis.]t[ir]
je m'étais sentie
appelée
e
[flèche]
des yeux,
à travers le
à travers
le
grand salon de Lady F
F
rances
[illis.].
.
Mais
à l'émotion tremblant[e] de ce jour-là
se mêlait je ne sais quelle poignante
tristesse que j'en fus réduite à ac
c
courir
ainsi soumise
à son
appel
coup de fil.
J[e] l'entendis m
m
e parler sur
le
ton
tout à fait
habitu
u
el
de nos
conversations quotidiennes alors que
rien d'exceptionnel ne s'[e]tait passé
entre
pour
nous depuis la veill[e].
Il me semble qu'il
[sin]
s'informait de ma
santé, de
Il me disait
qu[e] l[e] temps lui
avait paru long, qu'il avait fait chaud, qu'il
avait hâte d[e] me revoir. Est-ce que ce
serait demain ? Ou peut-être même ce soir
si je trouvais qu'il n'était pas trop tard ? Il
ajouta :
— Tu m'as manquée, tu sais.
Je fus si longtemps silencieuse qu'il
demanda :
— Tu es toujours là ?
Où étais-je en vérité ? Très loin, en
tout cas,
,
et très seule, ca
su
r une e
e
spèce
de grève dépouillée comme nous y
laisse sans doute l'amour en se
retirant,
,
après que ses flots ont chanté
et qu'ils ont
pré
é
dit
prédit
le
a
bonheur
félicité
.
Il
avait suffi de ce «Tu m'as manqué...»
pour faire appara
î
tre à
à
mes yeux
le désert,
la dé
é
solation où j'avais été conduite,
la
main dans la main, coeur contre coeur vers
avec
ce qui avait été le plus cher amour
de ma vie.
[l]
M
ais je ne voulais pas
s
en convenir.
De longtemps encore je ne vou
d
rais en convenir.
Voir clair en soi
c'
est souvent la dernière
chose que souhaite l'amour. Evidemment
c'est maintenant seulement qu[e] je sais
ce que j'aurais dû
û
alors savoir.
— Très bien, dis-je. Je pars à l'instant.
Peux-tu a[us]si partir tout de suite ?
?
De cette
manière, nous nous retrouverons à
mi-chemin à moins q
q
ue tu ne
marches très vite.
X
[flèche]
[
[ Il eut l'air déçu que je ne veuille pas
le recevoir chez moi
i
, mais accepta de
partir sur-l[e]-champ
en suivant le
selon
en se conformant
au plan de
parcours que nous avions établi
i
,
,
,
e
t
selon
lequel nous ne po
o
uvions nous manquer
e
e
n cours de route.
Quand je l'ape
e
çus d'assez loin encore
sous la lumière d'un réverbère qui lui
donnait mauvais teint, je lui trouvai le
visage amaigré, tiré et comme marq
q
ué
longtemps d'avance par l'usure qui lui
viendrait avec l'âge, lui e
e
ncore si jeune
et resplendissant de vitalité. J'en eus si mal
au coeur que je courus l'enser
er
rer de
mes bras
comme pour
l'empêcher à jamais
le garder jeune
à jamais. Nous sommes
restés un long moment,
j
j
oue contre
joue,
nous
à nous bercer
ensemble
d'un mouvement accordé du corps
comme dans la danse, t
t
out
t
en nous
jetant des : cher coeur !
!
cher coeur !
!
..
oh
Stephen dear !
Le sortilège me r
r
eprenait,
,
sur la
grève déserte
,
les flots tentaient
encore
de
chanter
remonter
, et j'aurais pu vite leur
c
c
é
é
der, si,
,
comme nous
nous
remettions
en march[e],
St
t
ephen n'eût
ausit
aussitôt
enlacé ses doigts
aux miens dans
s
un geste q
q
ue tout à coup je compris ê
ê
tre
d'habitude, appris pour d'autres
es
que
pour
moi et peut-être longtemp pra
a
tiqué
é
avant
d'atteindre
le
au
charme et
à
ce que
i
avait
a
l'air de
la
spontanéité
de
maintenant. Je lui retirai ma main,
blessée par ce qu l'habilité[,]
e
t
l'adresse
en amour
trahissait tout à
trahi
i
ss
ss
ai
i
en
en
t
tout à coup à mes yeux d'expérieuce...
et,
au fond,
peut-être
d'
une
e
certaine
inconsis[illis.]
inconstance.
.
Il m la reprit et commenç
ç
a à me
questionner sur ce que j'avais fait
durant les semaines précédentes,
,
étais-je
allée au théâtre ? à la cabane d Gladys ?
étais-je au moins
un peu
sortie profiter
des
beaux jours
?...
...
[T]oujours sans souffler
mot de ce qu'
'
avait
pu[s]
pu lui arri
i
ver
à lui pendant tout ce temps.
Soudain je m'entendis lui
demander d'un voix qui se contenait mal
pourquoi il m'avait si longtemp laissé
sans nouvelles.
Il se dépouilla du coup de son air
faussement enjoué
et parut
de nouveau
à bout d nerfs
et de fatigue. Ses
yeux que j'aimais
tant
, d'un brun chaud,
toujours un peu
eu
pétillants,
et
ensorceleurs,
se vidèrent de leur
lumiè
étincele-
ment.
— Je pensais aussi
qu'un jour ou
l'autre
il me faudrait te parler
viendrait
où il me faudrait
te parler.
s
érieusement.
Nous avions atteint une sorte de petit
square ou bout d'une rue où il y avait un banc,
quelques arbres, une [pe]
fo
ntaine peut-être. Nous
avons pris place sur ce banc. Stephen regardait
au loin. Il eut l'air si malheureux, si à
la gêne que je souffris pour lui, me disant qu'il
allait m[e] fournir
une explication
si
plausible
et
si
satisfaisante de sa conduite
et
que c'est moi
qui
allais avoir honte d mes soupçons.
.
Déjà je
tendais la main pour
l
l
[eiser]
lisser
ses cheveux
retombés sur la tempe
dans un g[e]
s
te de
reconciliation[,] un[e]
e
mèche d[e] s
s
es cheveux
qui lui retombait souvent sur la
a
tempe
e
. Il
prit alors une grand aspiration et commença
de
à
me dé
é
vider une histoire dont encore
aujourd'hui je me demande si je l'ai vraiment
entendu
e
t
t
omber
ber
de ses lèvres.
Voilà, me disait-il, puis
puis
que j'y tenais
et l'obligeais
et l'y obligea[is]
s
, il allait me
dévoiler une part
ie
gardée se
e
crète d sa vie,
,
encore qu'il eû
û
t
bien
mieux valu
v[a]lu
pour moi n'en
rien savoir. Seulement, je devrais
garder
strictement pour moi ce qu'il m[e] raconterait
ce soir et qui ne serait qu'une part de ce
qu'il
se
e
reconnaissait l droit de
e
me révéler.
Je devrais lui faire confiance pour le reste.
Je me sentais déjà
plongée
comme
plongée
dans quelque invraisemblable roman
et voilà
qu'il me mettait en gard
e
d'une
e
voix
passionnée que je ne lui avais pas connue
avant
[illis.]
.
— Il vaudrait mieux, évidemment, me
dit
-il
et je'aurais dû t'avertir avant, que tu
n'attende
e
s pas trop de moi, car je ne suis
pas libre en un sens et ne le serez
pas
pour
quelques années [illis.]
à
venir. J'ai engagé
ma vie — un[e] partie de ma vie — à lutter
dans l'intérêt d mon pays martyrisé par
l'Union soviétique, et je n'aurai de
repos et
de vie personnelle
qu je
tant que
n'aurai vengé les crimes commis contre
mes frères malheureux.
Je l'é
é
coutais, pensant c'
'
est une histoire
qu'il invente, ce n'est pas possible qu[e] Stephen soit
un agent secret, mais je vis le serieux de
son visage et lui lançai :
— Mais d quel pay[s] malheureux parles-tu ?
N'es-tu pas né au Canada ? N'est-ce pas
là ton pays ? Ou à la rig
g
ueur ne serait-ce
pas les E
E
tats-Unis que tu considères
s
comme ton
second pays ?
— Je parle de l'
'
Ukraine, fit-il, qu Staline
a réduit à une des plu[s] cruelle fami
i
nes d[e]
l'histoire,
parc[e] qu'elle
lui
ré
é
sistait au bolchévisme.
Sais-tu
[seulem]
combien des miens sont morts
de
faim
en une seule année à Kiev seulement,
par exemple ?
— Les tiens, je veux bien, lui dis-je. Mais, à
ce compte-là, tous ceux qui souffrent sont
les tiens, sont l[es]
es
nôtres. Pourquoi
le
plutôt qu'un autre pays l'Ukraine que
tu n[e] connais pas toi-même pers
s
onnelle-
ment ?
Je compris
,
à son re
e
gard
,
qu'il était
que c'était pure
inutile
perte
de lui parler[flèche]
[illis.]
ainsi
,
,
de tenter
de tâcher
de le rai
i
sonner.
Il y brillait
la
La
flamme
e
farouche d'
u
U
ne
farouc
c
he exaltati
i
on.
y
[illis.]
lui fermait l'âme à toute
autre voix.
[ Il me
e
rac
c
onta qu[e]
e
son r
é
cent
voyage l'ayant conduit dans un
pays
sous
la domination soviétique pour
y établir une liaison avec un agent de
l'Association Ukrainienne de Londres, il
avait été filé par la Guépéou
,
q
ui
qui
était sur ses traces depuis longtemps
déjà,
,
qu'il avait dû rester caché dans
la grange
e
d'un pay[sa]n pendant près d'une
semaine, presque sans nourriture, et
qu c'
'
était miracle s'
'
il s'en é
é
tait sorti vivant.
Même s'il l'avait pu,
,
du res
s
te, au cours
de son voyage,
,
il ne m'aurait pas donné
d[e] ses ouvelles, car il était inter
r
dit
aux agents de liaison
Ainsi il n'avait
pu me donner de ses nouvelle au cours
pu voyage. De toute façon,
,
et était
interdit aux agents de liaison de
communiquer
[l]
,
,
de l'étranger, avec qui que
ce soit hors du réseau,
pour é
é
viter
de mettre
en danger l[a] vie
des vies en
danger.
Ainsi
, m
M
ê
ê
me
e
en me part
l
ant
comm il le faisait,
ce soir
il m'
'
exposait
à des représalles
au péril
. il
Il
me priait
donc
dans
instamment
d
de
garder
tout
s
s
tric
c
tement pour moi ce que j'apprenais
ce soir
Je croyais t
t
oujours,
à l'attendre, être la
l'
en[tendre]
[flèche]
à l'entendre, être la
proie d'un mauvais rêve.
.
Peu à peu, à mesure qu'il me livrait
par bribes des aspects de son autre vie,
,
j
j
'
'
en venais à comprendre qu'il adhérait
à
un groupe d[e] militants ukrainiens
subventionn
que
e
subventionnaient des
patriotes
Ukranos-Américains, e
e
t dont
le but etait
ni plus ni moins que
de
miner
l pouvoir sovietique en Ukraine jusqu'a
le restauration d[e]
l'independance politiq[u]e
qu'avait connue
le renversement du
pouvoir
sovietique en Ukraine et la
restauration de l'independance que ce
pay[s] avait connu
pendant un jour
de
son
au temps d la Première Guerre
Mondiale.
J'avais
eu
déja
l
e
sentiment
pressentiment
que
Stephen
m'était profondement étranger
par des aspirations, des rê
ê
ves, des ré
é
ticences
[etr]
singulières, mais, ce soir-là, sur l[e] banc
du petit square, j'eus l[a] certitud[e]
[illis.]
que
pour l'essentiel nou
s
n'avions ri
i
en
en commun.
Ce n'était d'ailleurs
pas
seulement
la révélation
de
e
ne pas accuper l[a] première place dans
sa vie qui me ble
e
ssait si à vif après
que j'eus tant souffert par lui.
—
J'étais
encore plus
indignée
[ind]
ébranlée
par
d'apprendre
l[a] nature d[e] l[a]
a
pass
ass
ion
qui
l'
[l']
éloignait
Stephen
de moi
. Aurais-je pu l[e]
a
partager
que peut-être je
e
me sera
a
is sentie moins trahie.
Mais elle
ne pouvait que m[e] paraître
me
e
paraissait
absurde,
insensée,
,
et me l[e] parut davantage quand
il m'avoua que
ses
s
étude
s
à
à
l'Universite d[e] Londres
es
était
[flèche]
n'
était
[flèche]
que camouflage
évidemment que
camouflage,
en partie du camouflage, car
sans occupations
avouées
à
à
Londres
il
aura
a
it été encore bien plus
su[sp]
suspect
- aux yeux de l[a] Gue
e
péou
qui
y
ava
a
it
aussi
un
son
un
[centre]
poste
d'observation
.
en Angleterre
.
Mais
je ne dis rien de
e
plus de
mes pe
e
nsées,
ce
soir-là, à Stephen. J'en étais d'ailleurs
incapable, sous l'effet du choc que je venais
de recevoir. Car sur ce banc, c
c
e soir-là,
au murmure
de
d'un
feuillage ^
s'agitant
au-dessus de
nous
nos te
e
ê
tes
, tout comme
à Richmond Par
r
k
il n'y
avait pas longtemps.
mon amour
était mort... ou
«
morte
»
...
comm
ainsi qu'
aurait di
i
t
[illis.]
le cher Rute
e
beuf.
Cela,
,
je le sus, en
un instant, bre
e
f,
,
très
décisif.
Ce que je ne savais pas
s
,
,
,
c'est
combien longtemp
,
encore
un amour
après
[illis.]
avoir
été
frappé à mort
[, l'][illis.]
,
tente encore de revivre,
demande encore
à vivre[flèche]
l'amour
. La ténacité
qu'il y met
,
l'â
â
me n[e]
e
voulant plus de ce
que veut encore le
e
corps,
,
et ell[e]-même,
la
pauvre âme,
,
se prenant
[au]
faible aussi.
faiblissant
se leurrant
aussi
— est bien de toutes
les ave
e
ntures qui nous arrivent
l'une
des plus
incompréhensibles
terrifiantes et incompréhensibles.
.
Nous nous sommes remis en marche.
Quelle douce soirée d'été c'était.
!
Le commence-
ment,
,
la fin d'un amour, deux instants
pour ainsi dire immorte
e
ls,
,
reste
e
nt à jamais
dans la mémoire, alors que s'est effacé
beaucoup de ce qui a eu lieu entre ces deux
extremités. J[e] respire encor[e] l[e] parfum des
fleurs qui nous a accompagnés un moment
comme nous longeons
le
vieux
cimetière
enceint
de Fulham
.
entre de
de
s
Je me rappell[e]
encore aussi
l'odeur
d[e] terr[e] trempée
de
s
pe
e
lous[e]
s
arrosée
s
. J'entends
toujours resonner l[e] bruit d[e] nos pas dans la
silencieus[e] nuit. Tout cela me parvenait
d'un mond[e] perdu
u
, comme si en perdant
l'amour j'avais aussi perdu tout ce
qui
rend
la vie
le monde
aimable et exaltant
e
.
Stephen, sans doute
allégé d[e]
m'avoir
parlé
s'e
ê
tre ouvert
l[e] coeur,
,
m
e
parlait
de
s
promenade
s
qu[e] nous ferions.
tous deux
.
Dans sa joie de retrouver
les cho
o
ses comme il pe
e
nsait
qu'elles seraient,
encore,
il se prit
même
à si
i
ffloter
oter
un air
presqu joyeux
pen dant un moment.
.
pendant un moment
un air plutôt joyeux
.
Il m par
ar
la
ensuite
d[e]
ensuite de
Cambridge
qu'il nous faudrait
visiter
aller
voir
un jour.
,
Mais
mais
avant tout
il faudrait
sans doute
rendre visite
du
le
fameux
Ma
a
gdalene
e
Co
o
llege
d'Oxford. Il y avait
un
ami qui nous
ferait visiter
le ferait visiter.
recevrait
.
Il n[e] faudrait pas manquer non plus
d[e] nous rendr à Canterbury, l[e] coeur de
l[a] vieill Angleterre de
e
ch
Ch
auc
c
er
chaucer.
. Il faisait
même des projets pour bien plus longtemp[s] en
avant d[e] nous,
quand il
aurait
rep[ris]
sa liberte
reprendrait sa liberté
, après trois,
,
quatre,
cinq années au maximum données à la
cause.
Il reviendrait[flèche][flèche]
Alors, me laissa-t-il entendre à
demi mots, si je le désirais, nous
pourrions
unir nos destinées
Je n l[e] croyais plus. Jamais plus je ne
le croirais
.
alors
au professorat, à New York peut-être.
Et, m[e] laissa-t-il entendre, si je le désirais,
,
alors
nous pourrions unir nos destinées.
Je ne le croyais plus. Jamais plus je ne
le croirais. Il m'avait révélé ce soir
un
e
âme
beaucoup trop déja
beaucoup trop
prise
par
sa passion politique pour
qu'ell[e] fît une
place fidèle, vivante et chaude à l'amour.
que l'amour pût y occuper une plac
c
e
chaude et vivante.
Pourtant,
[illis.] qu
à la petite porte
de côté, quand il m'o
o
uvrit les bras,
m'a
'a
ppelant du re
e
gard
,
comme il m'avait
appelé la première fois qu[e] s'étaient crois[é]s
nos regards,
je vins m'y réfugier
contre la dé
é
ception et la peine qu'il
m'avait apportées. Et nous avons
cherché le remède au mal
d'ai
i
mer dans
un
l'
amour qui
nous
ne
pouvait
plus
nous réunir
que nous éloigner
davantage
de plus en plus
l'
'
un de l'autre.
J'en conçus du m
é
pris envers moi-même.
Je commençai à lutter de toutes mes forces
pour
me dé
é
tacher d[e]
Stephen
lui
.
Je fai
i
sais
répondre au téléphone qu je n'étais pas là. Je
m'échappais à l'heure où il pouvait
venir. Je rentrais très tard pour le retrouver
parfois, à la porte de côté
é
, qui m'attendait,
et,
[d]
d
'épuisement,
de
u
désir de
retrouver ce qui
faire renaître
ce qui
avait été,
,
je revenais vers lui. Pour
m[e] haïr ensuite encore plus fort.
Entre-temps,
je ne faisais
presque
plus
rien
et mesurais de mieux en mieux
la force destructrice d'un amour comme
celui qui m'avait tenue. Je n'étudiais
presque plus. J[e] ne voyais personne. J'étais
redevenue un être seul, solitaire, mais, de
surcroit, maintenant toujours pourchassée par
ma propre dé
é
sapprobation
192 bis
X Le pire, c'est que je dus
s
s
,
,
à mon tour,
,
laisser un être cher longtemps
presque
sans
nouvelles, car je crois m[e] rappeler,
,
datant
de ce temps-là, des lettres angoissées de ma
mère dans lesquelles elle m[e] faisait
reproche de
n'écrire que des bouts de
n[e] pas écrire du
tuot
tout
, ou alors de
e
petits
bouts de lettre
ne
n'en
disant pas long . C'est
sans doute que
e
, ne pouvant ou
ne
voulant
rien avouer de ce qu'elle eût dé
é
s
s
approuvé,
je m'e
'e
n tenais à de
e
s banalités.
à travers
lesquelles
qui
la portant à s'
'
apercevoir que
je devais
lui cacher
taire
ce qui importait.
Vers la fin de juin,
Stephen dut
partir en vitesse
sans doute
pour un autre
de ces périlleux voyages secrets. Je sus
plus tard qu'il etait allé cette fois remettre
des tracts à un agent de liaison dans
quelque pays balkan. Il n'y eut pas
d'appels téléphoniques ni lettres. Seulement
un petit mot glissé sous ma porte où
pou
r
il
s'excuser de
e
ne pouvoir me
mettre au courant. Moins j'en saurais
sur ses agissements et mieux ce serait
pour ma propre sécurité. Peut-être disait-il
vrai !
Du temps passa dans ce si
i
lence total.
Mais, petit à petit, cette fois, je commençai
à m'y habituer, même à res
es
pirer un peu
plus librement. Je m'ennuyais pourtant
à périr. Phyllis avait gagné
é
le Dorse
se
t.
Gladys était presque tout l[e] temp dan[s] sa
a
cabane
d[e] Hampton Court où
ù
je n'avais plus de
goût pour aller la rejoindre. Même Bohdan
était
[illis.]
absent de Londres, en tournée dans le
Nord.
Si
c'avait été
c'était
lui,
,
si affectueux,
,
si
droit,
,
si [f]
b
rave,
,
que
e
j'avais aimé,
,
j'aimerais,
combien
meilleure
aurait été
serait
ma vie
, me suis-je
dit bien de
s
fois. Mais était-ce si sûr ?
Avec Bohdan[.]
Dans la
la
vie de
e
Bohdan
la
musique avait toujours eu, aurait toujours
la première plac
e
. Même dans la mienne
je pressentais souvent
devoir garder
la
un[e]
place
libre
à quelque chose
de grand
et d'exigeant
[et]
d'
autre que l'amour,
plus
peut-etre encor[e] plus exigeant .
e
t
que
qu'
ainsi
me déchirerait
je serais déchirée
moi aussi
comm[e] était déchiré
Stephen.
Pourtant je voulais être aimé
e
d'u
u
n amour exclusif et sans
aucun
partage.
On
n'
apprend pas beaucoup sur l'amour
en vivant. Mais aujour d'hui
je crois
tout
d[e] mêm[e]
comprendre
qu[e] si j'exigeais tellement
de Stephen et ne pou[illis.]ait souffrir
qu'il eut
un autre grand intéret que moi,
,
dans
la vie,
c'était un peu
pour me
par
en
par
représailles
envers
d[e]
contre
l'asservissement
où m'avait plongée mon sentiment pour lui.
Tôt ou tard, je me serais retournée
contre un envahissement aussi complet
de ma vie et d ma personne. J'aspirais
sans doute déjà à l'amour qui serait
tendresse,
hâ
â
vre,
halte
refuge.
Mais
l'amour est-il jamais repos !
Juillet venu, ma petite chambre sous le
toit était deven
J'avais fini par prendre en grippe ma
petite chambre que j'avais trouvé
é
si apaisante
a
a
u moment ou
j'etais
moi-mê
ê
me
était
plus ou
à peu
moins
j'etais à peu près
contente de moi
[paisible]
.
En juillet, sous le
toit chauffé à blanc,
elle
devenait d'ailleurs
devint
étouffante.
C'est curieux[,] comme
j'eus
au
temps de la solitude,
j'eus souvent
d[e] petites chambres
que
le soleil d'été transformait en fours. J'en
aurais une toute semblable, à peine un
an plus tard, au
but
bout d la rue
Dorchester, à Montréal, dont je m'échapperais
tôt le matin
pour gagner
le
les bords du
fleuve
et [tacher]
m'y rafraîchir.
L'agitation populaire de Fulham,
ses
violentes odeurs,
ses bruits, surtout
le
e
grondement
inces[illis.] des lour
r
ds aut[o]bus qui faisaient
trem[illis.] l'immeuble de bas en haut à
leur arrivée et à leur départ
devant l[e]
a
boutique,
,
tout, en
[illis.]
de ce qu j'avais
[illis.]
beaucoup, en somme,
,
de ce que
de Stephen et ne pouvait souffri
ri
r qu'il eût
ai
i
lleurs qu [pour] moi un aussi
si
un aussi
grand intérêt, c'était un peu par
représailles contre
l'envahissement
l'asse
e
rvissement où m'avait plongée mon
s
s
entiment pour lui. Tôt ou tard, je m[e] serais
retournée contre un un env
v
ahissement
aussi complet de ma
a
vie. J'as
s
pirais sans
doute déjà à l'amour qui serait
t
tendresse,
hâve, refuge. Mais l'amour est-il
jamais repos !
J'avais fini par prendre en grippe ma
petite chambre qu[e] j'avais trouvée apaisante
e
au moment ou moi-même était à
peu près paisible. En juillet, sous le toit
chauffé à blanc, ell[e] deva
i
nt
d'ailleurs
étouffante. C'est curieux, comm[e] au
temps de ma
a
pire
e
solitude,
je devais
j'eus
souvent [illis.]
de pet
ites
chambre[s] qu[e] le
soleil d[e] l'été, en y tapant trop fort,
devait rendre
rendait
inhabitables. J'en aurais
une toute semblable, à peine un an plus tard,
au bout de la rue Dorchester, à Montréal,
dont
et
dont
je
e
m
m'
en
échapperais tô
ô
t le matin pour
gagner les bords du fleuve à
y
chercher
de
la
fraîcheur.
à[illis.].
L'agitation populaire d Fulham, ses
cris, ses fortes odeurs, le grondement
incessant des lourds autobus qui faisaient
trembler l'immeubl[e] d[e] bas en haut à leur
arrivée ou à leur départ devant sa porte,
presqu[e] tout en somme d
e
ce
e
qu[e] j'avais plutôt
aimé, il n'y avait pas
s
si longtemps, me
devenait insupportable
e
maintenant que
l[a] grande chaleur s'abattait sur [ce]
ce
quar
r
tier
pauvre en arbres et
t
en
espaces verts.
Je pris l'habitude de courir à Trafalgar
s
S
quar
r
e où je passais des journées entières.
L'eau des fontaines remplissait les bassins
qui en débordaient et entretenait sur la
grande place
une certaine
fraîcheur
tiédeur
.
Comme
d'innombrables touristes qui passaient par
là, comme bien des pauvres gens de Londres
qui n'avaient pa
s
d'autres endroits où goûter
le plaisir d[e] l'eau,
j'y
je plongeais
la
les
mains,
parfois les bras jusqu'à l'épaule dans
les bassins ruisselants.
Et je me souviens
mieux
aujourd'hui
du bienfait de cette eau que
de beaucoup de bains de mer en e
d
es
étés pleins d[e] vagues et de jeux.
Je mangeais un[e] bouchée sur place,
achetée au petit commerce ambulant
que l'on voyait alors surgir partout
à Londres où il y avait foule. Je lisais ou
faisais semblant. J[e] voyais s'élever
autour d[e] la colonn[e] Nelson des nuées de
pigeons.
En aucun[e] autr[e] ville au monde
sont-ils aussi gras
Null[e] part ai
i
lleurs sont-ils
aussi gras,
je pense, qu'à Trapalgar s
S
quare
où l'on nourrit s
c
es parasites de c[e] qu'il y a d[e] meilleur.
En retour, ils roucoulent sans trêve. Je
voyais passer des couples aux[flèche]
doigts entrelacé
é
s et parfois f
f
ermait
s
les
yeux pour n[e] plus les voir, parfois les
suivaient d'un regard de pi
i
tié. Ne
savaient-ils donc pas qu'ils couraient
à leur malheur? Tout amour me
paraissait déstiné à mourir
d[e] déception,
de souffrance
. Je m'imaginais en
n
'ê
ê
tre du moins sortie
d'épuisement.
Du moins je m'imaginais en être
moi-même sortie et bien ar
r
mée
pour
ne plus
m'y laisser prendre
jamais
.
Jour après jour, j[e] revenais m'asseoir
dans le square. La foule qui s'y pressait
en tout temps se composait autant de
Londoniens — gens du
u
quartier ou employés
de bureaux avoisinants — que
d'étranger
d'étrangers,
le
un
un
guide à la main,
,
le ko
o
d
d
a
a
k
en bandoulière.
en
à l'épaule
.
bandoulière
Je me sentais m'apaiser
en leur compagnie
peu bruyante et
chang[e]ante
et
toujours pareille
comme
les
s
va
a
gue
s
d
e
la mer
.
[illis.]
e
t toujours
pareil
l
le
. Tant de fois dans ma vie
les foules é
é
trangères m'ont tenu lieu
d'amis, et de fami
i
lle.
Sans qu[e] je le sache encore consciemment,
j'avais pourtant commencé
é
à rêver
d'une autre sorte de compagnie. Au
milieu du square grouillant, venaient
me re
e
lancer des visions d'arbres en forê
ê
t,
de sentier
s
é
é
carté
é
s
s
,
,
d'
'
eau vivante
courant parmi des herbes.
.
Mais tant il me
sembl
l
ait avoir été
é
privée longtemps
des bonheurs de la nature, l
l
es visions
rafraîchissantes me venaient comme
d'un monde
et
d'un temps
s
que j'avais
perdu
à jamais
perdu
s
.
et qui ne
me serait jamais
redonné
rendu
.
pourrait m'être rendu.
Or, un jour que mon esprit se fixait
un peu mieux sur ce qui m'entourait, je
finis par remarquer, qu'aux demi-heures,
venant tantôt d'un côté,
,
tantôt de
e
l'autre,
,
de petits autobus vert forêt, après avoir
accompli le tour du square,
s'arrêtaient
stoppaient
à leur poteau d'arrêt, également vert forêt,
et,
aprè avoir
pris ou decharge
dechargé
et pris des passagers, re
e
part
t
aient comme
allégrement pour
une destination qui
,
me
parut,
je ne sais pourquoi,
,
devoir être
me parut
heureuse
.
Moi qui avait tant erré par les autobus de
Londres, comment n'avais-je donc pas
s
eu connaissance avant de cette Gree
e
n Line
qui effectuait autour de la ville
des trajets
dans un
d'environ
rayon de
cinquante kilomètres,
en sorte
qu[e] l'on pouvait
faire
l'aller-retour dans une
journée,
peut-être
dan
n
s
même
un[e] demi journée
?
C'est ce que j'appris, ce jour-là, d'un
vieux Cockney qui était venu s'asseoir
sur un bout du banc que j'occupais.
Cette
La
Green Line
, m'avait-il dit, portait on ne
peut mieux son nom, ses autobus ne
parcourant qu[e] des chemins verdoyants aux
environs de
Londres, lai
i
ssant
au Great West
Road ; au Great East Road, à toute la
la
vitesse et le vacarme au Great West Road,
au Great East Road,
à toute les grandes
voies malodorantes. E
u
x n'allai
i
ent
que vers de ravissants villages à demi
oubliés, des choses d'autrefois,
« The
« the
lovely old England ».
— England ».
Une demi-heure peut-être plus
tard,
,
je vis arriver comme par exprès
un des petits autobus verts dont
la de
e
stination
,
,
bien [étalée] à l'avant
était
annoncée à
à
l'avant,
,
comme d'habitu
me sauta aux yeux : Epping Forest.
Ce fut comme si je recevais une invitation
pesonnelle,
,
[u]n signe de la nature
qui tant d fois naguère m'avait
tendu la main [!] J'imaginai
des arbres immenses, des chemins
d'ombre, des feuillages denses et troués
par endroits de lumière
d[illis.]
orée
. J'avais
d'ailleurs, enfant, déjà rêvé d[e] cette
forêt d'Epping
au temps où j'avais
a
a
lors qu[e]
e
je lisais
[les]
Robin des Bois. Tout à coup
je bondis à travers le square, je
sautai sur le
e
marchepied de l'autobus
en mar
r
che, je fus[flèche]
retenue de retomber
sur la [place] par la main du chauffeur
tendue vers moi[,]
retenue puis
at
t
tirée à l'intérieur
par la main du conducteur.
Sans
le savoir encore, j'étais en route
vers un de ces hâvres bénis
Bien loin d'en avoir encore idée,
,
j'étais
déjà en route vers un de ces hâvres
bé
é
nis, tels qu'ils y en auraient quelques-uns
dans ma vie,
une approche, ou
un pas
en avant
m
ou un retour,
que sais-je,
vers le bonheur
infini
jadis entrevu, au temps de l'été,
,
chez
l'oncl[e] Excide
.
entrevu jadis, au temps de l'été
dans
en haut
du petit chemin, chez l'oncle, qui [n']
dé
bouchait sur la plaine
à
l'infini.
England »
.
A peine quelques instants plus tard arriva, tout
pimpant, un des petits autobus vert forêt. Il vint
se ranger sous l'inseigne de la Green Line.
.
De ma place,
,
je pus
s
aisément lire
sa destination
[d]
l
es hautes lettres,
,
à l'avant,
,
qui annonçaient
sa destination : Epping Forest.
Et pourquoi
donc
mon coeur
a-t-il bondi
comme si le
bonheur m'attendait
dans cette forêt
en cet endroit
et que
je devais
y
accourir
?
à l'instant
le saisir
[!]
?
Tout
ce qui me revient en effet de ce moment qui devait
avoir sur ma vie une si ardente répercussion, c'est
le désir fou qui me surprit de partir par cet autobus.
Il ronronnait à l'étouffée. Il allait repartir d'une
minute à l'autre. Tout à coup, je m'é
é
lançai à
travers le square. Je sautai sur le marchepied de
l'autobus en marche. Le conducteur détacha une
main du volant pour me la tendre. Il me
tira à l'intérieur. Tout en manoeuvrant pour
sortir du rang, il me reprocha avec bienveillance de
lui
av[oi]
avoir
donné un coup
en me précipitant
aussi
presque sous les roues
du véhicule.
— For we are not yet in forest to run around
here
like a hare..
without a look
k
to the left
or
, to the right...
Nous avons quitté
le square
.
grouillant
trépidant
résonnant.
. Sans
le savoir, j'étais déjà en route vers un de ces hâvres
bénis tels que la vie m'en a ménagés quelques-uns
au cours
de ma v
des années et qui me furent[flèche]
chacun
ch[illis.]
un peu
,
^
ch[illis.]
comme jadis,
,
chez l'oncle,
,
le bout
de
u
petit
chemin montant
,
,
d'où
je cr
cr
oyais qui m'assurait
m'assurait
alors que me paraissait certaine la
réalisation [illis.]
rencontre du bonheur selon l'[insensé]
besoin du coeur
[illis.]
chacun la halte où
p[illis.]
[illis.]
retrouver mes forces et l'élan [de]
p
our
repartir.
— Where to
m'am
ma'm
ma'm
?
me d[i][t]
m
anda le chauffeur-distrib[i]teur-
de-tickets avec cette affabilité de
tant
de Londoniens
envers les étrangers comme s'
'
ils pressentaient
mieux que personne leur vulnerabilité
.
et
se
montraient
sentaient
sans cesse
portés
toujours prêts
à leur venir en aide
et s'appliquaient à les tir
r
er sans cesse de leurs difficultés
.
.
Curieuses gens ! Ce sont pourtant eux qui
ont
pour
trouvé à l'égard de linconnu débarquant
[crochet] chez eux des mots qui ne paraissent parmi les plus
hostiles : alien... foreign
n
er...
Cramponnée des deux mains à la barre, je
répondis candidement :
— Epping Forest.
— La forêt d'Epping est vaste, me fit-
elle
il
remarquer. N'avez-vous pas en tê
ê
te un endroit
particuli[er] où vous arrêter ?
— Je ne connais pas la forê
ê
t, lui dis-je. Pourriez-vous
m'indiquer
un joli coin
pour m'y
où je pourrais
me promener
un peu sans trop m'é
é
loigner du
trajet de l'
'
autobus qu je reprendrai au bout de quelques heures de
marche ?
—
Just out there for the fresh air and a
little
Vous allez donc là sans but, juste
rest, hugh ?
[crochet]
p
our la promenade ?
approuva-t-il
[illis.] [m'approuvait.]
approuva-t-il en souriant.
.
Nous avions
^
Nous
J'avais
avions
parlé un peu haut.
Plusieurs
passagers
m
nou
'
s
avaient entendu[e]
s
. Ils n'étaient pas de
l'espèce des habitués d'au
u
tobus de
e
ville, qui,
souvent
serviables comme ils le
le
sont souvent
, n'en sont pas
moins
des gens
des
gens plutôt pressés et préoccupés. Il
s'
'
agissait plutôt de demi-campagnards rentrant chez eux
avec soulagement après une épuis
s
ante journée à la ville ;
ou [e]
e
ncore
de petits employés
en congé
dont les
vacances se
ramenaient
bornaient
à quelques randonnées
aux abords de Londres. A ma grande surprise, presque
tous se mirent en frais de nous aider, l[e] conducteur
et moi,
,
à me trouver l'endroit
idéal où je devrais
descendre chercher
qui me conviendrait le mieux.
—
Beechwood est un joli coin
,
à explorer,
exposa
une dame
âgée
assise [a]
t
rois ou quatre rangées en
arrière du chauffeur. Notre grand poè
è
te Tennyson
y allait chercher paix et i
i
nspiration, le saviez-vous
,
apprit-elle aux autres, à la ronde.
— Beechwood est un joli coin, en effet,
approuva une autre dame, qui s'était arrêtée de
tricoter pour donner son avis, mais il n'est
pas sur ce parcours-ci. La jeune Miss pourrait
avoi[r] de la difficulté à fa
fa
ire la correspondance,
,
s'é
é
garer et se fatiguer outre-mesure en
cherchant le repos.
— Ce que nous faisons tous
,
,
[anyway],
murmura
quelque part une voix d'homme.
Quelqu'un d'autre tenait à
m'envoyer à
la
Edmonton
petite ville d'Epping
où je pourrais prendre le thé
dans une
petite
auberge pas chère
sise
à l'orée
d'un chemin
forestier. Là j'aurais tout le temps qu'il faut
pour me remettre, au frais, du mauvais air de
la ville.
Je les
J'écoutais ces bonnes âmes et aurais voulu,
,
tellement elles se donnaient
de peine
pour moi
à mon sujet
,
,
pour
à mon tour
le[ur] faire plaisir
stet
,
accourir à tous les endroits
qu'[e]lles me désignaient.
La dame qui tenait à Beechwood revint à
son idée.
— Il existe là-bas
des hêtres
da
qui
qui datent du
temps
où
ù
, déjà
grands, ils donnèrent leur
s
nom à la petite
localité
é
qui se trouvait
là
à cet endroit
il y a plus de
trois cents ans.
— Bien des arbres existent plus longtemp que
les humains et,
,
ma foi, semblent avoir meilleure
mémoire qu'eux
, fit entendu la même voix
d'homme qui avait déjà exprimé une opinion.
Ce n'était pas la première fois que je m faisais,
,
[illis.]
Ce n'était pas la première fois que je me faisais
à l'instant des amis d'une petite foule étrangère, et
ce ne serait pas la dernière. Des dons que j'ai
peut-être reçus dès ma naissance, aucun ne m'a
sans
s
doute apporté plus de
e
joie. Mais cette bienveillance
à mon égard d'êtres qui
m'étaient
me sont
inconnus
, j'ai
toujours su que je ne pouvais l'obtenir de mon gré.
Il me fallait le
a
mériter par un si pressant
besoin d[e] l'âme qu'il leur devenait, j'imagine,
perceptible. Et sans doute, ce jour-là, mon appel
aux autres était vi
i
sibl[e] sur mon visage
au point de m'attirer
leur
la
sympathie dè
è
s,
,
je
pense bien,
,
que j'eue
e
mis
s
le pied dans l'autobus.[flèche]
Vers le milieu du car, un vieil homme,
les deux mains noué
é
es sur le p
p
ommeau
recourbé de sa canne, proposa que je
fasse une correspondance pour W
W
altham
Abbey... the oldest church in England you
know... started by Harol
ol
d the last King of the
S
S
axons.... a rare
re
gem
em
, you kno
o
w...
Il insistait de
la curieuse voix forte et
un peu
métallique des gens
quelque
un
peu sourds.
— Voyons, est-ce que cela aurait du sens,
,
protesta un
e
voix moq
oq
ueuse
homme plus jeune
à cô
ô
té de lui
[illis.]
,
d'envoyer cette pauvre jeune fille étrangère, qui
ne connaît même pas la forêt, courir chercher
la plus vieille abbaye du pays... Et d'ailleurs
est-ell[e] la plus vieille ?
Nous avions traversé Cha
a
ring Cross que
les gens n'étaient toujours pas d'accord entre
eux sur l'endroit où m'envoyer. Le
chauffeur finit par trancher le débat en faveur de
Wake Arms.
— Il n'y a là qu'une auberge, m'expliqua-t-il,
mais accueillante. Vous pourrez y rester, si le
coeur vous en dit, jusqu'à ce que repasse deux
heures plus tard. Ou bien, vous trouverez sur
la gauche un chemin tranquille, pas trop
désert cependant, en forêt la plup[a]
a
rt du
temps, mais
d'où l'on aperçoit,
de temps
à
à
intervalles
, quelques fermes au
loin, et tiens, aussi, une magnifique
lande de bruyère rousse... Je me propose
toujours d'explorer moi-même plus à fond
cette petite route invitante un d[e] mes prochains
jours d congé.
Ainsi en fut-il. Je pris mon billet pour
ce Wake Arms dont la résonnance n'en
finira jamais d[e] m'atteindre,
,
et je
m'émerveille toujours que
d'une
si petite
décision
minime
,
à peine même une décision
,
le
e
si
i
mple
fait de m'être laissée aller à accepter Wake Arms
plutôt qu'
Edmonton
Epping
ou Beechwood, ait pu
découler
un
e
si extraordinaire
chaî
î
ne de
prolongement
répercussions
que je me perds aujourd'hui à
vouloir
le
a
démêler.
dévider.
en
suivre s
l
a trace.
Je m'étais assise immédiatement derrièr[e]
e
le
chauffeur que j'importunai, je crois bien,
en
lui recommand
le priant
, je ne sais combien
de fois
,
de ne pas m'oublier quand nous arriverions
à Wake Arms,
car[flèche] <
tout à coup j'étais éprise de ce lieu inconnu à y
[illis.]
tenir
,
,
il me semble,
,
à l'exclusion
[illis.]
de tout autre.
tout à coup
à
présent
tout à coup
mon coeur
é
tait
déjà
plein d'amitié et
de confiance
envers
[illis.]
ce
Wake Arms
lieu
et aussi
[illis.] peur
d'inquiétude
de
à l'idée de
l manquer
de
le perdre
peut-être à jamais
[illis.]
Le ch
h
auffeur m'avait rassuré
ré
d'un bon regard
que j'avais sai
i
si
i
par le jeu du petit miroir
placé devant lui. Et enfin je m'étais calmée. Ou
Ou
du moins
s
j[e] commençais, malgré un reste
d'angoisse long
[ue]
à
se dissiper tout à fait, à
goûter ce qu'il y a toujours eu pour moi de
réconfortant à me laisser emportée
er
dans un
mouvement ré
é
gulier. Nous ne prenions plus
beaucoup de monde maintenant sur notre
route, et
l'autobus filait à
assez
bonne al
l
lure.
La dame as
s
sise près de moi
me demanda
alors
de quel pays je venais.
— Du Canada, lui dis-je.
— Du Canada, fit-elle sur le ton d'une
affection sincère je ne savais si c'était pour
moi ou le pays, mais bientôt
je fus
davantage
fixée,
car elle conclut : Un pays à nous,
le Canada.
Je lui rendis
son sourire avec
un peu d'affection à mon tour
son sourire
par
un bien curieux sourire sans doute de ma
part où
il y avait
peut-être [illis.]
de la
gratitude
pour la chaleur
qu'elle m'avait
montrée
et
mais
probablement
et
en même temps
le reproche de nous croi
oi
re à
à
elle, moi et le
pays. Puis
je me laissai
i
aller
de plus en plus
au plaisir de rouler.
Assez curieusement, après avoir tant discuté
entre eux à mon sujet, les passages m'avaient
abandonnée
à ma rêverie
sans doute
pour poursuivre ^
sans doute
la leur en toute qu[illis.]
i
i
é
é
tude,
et nous allions, cet autobus pl
l
ein de monde,
dans un silence pre
pre
sque total, et comme
heureux,
à la fois
s
délivrés les uns de[s] autres
et
unis comme
mieux qu jamais aussi
unis
et cependant unis
par un
l
'
attention
de chacun
à c
s
es
propres
échappées
de rêve
nostalgiques.
La ville était longue toutefois à nous
laisser partir, à se laisser distancer,
.
n'en
Elle
n'en
finissait pas de nous rattraper. Au cours de
mes interminables randonnées,
par les au
grimpée
à l'impériale des autobus, je n'étais pas venue de
ce côté. Je découvrais
une ville encore bien
plus étendue que je n'avais cru,
un monstre
s'étirant en une banlieue inépuisable qui, alors
qu'on la croyait sur le point de céder enfin
à une sorte de
campagne
triste
inculte
plantée de
géants panneaux-réclame,
tout à coup
repartait de nouveau avec son High street
toujours le même, ses boutiques reserrées,
,
son
ABC
éternel
A.B.C.
ABC
tea-shop. Mais c'est ce jour-là
seulement que Londres m'apparut être comme
une prison à vie
pour des
milliers
millions
d'êtres
humains
. Je voyais, au passage, des
s
visages mornes, accablés, amorphes. Mais, il
est vrai, c'était la première fois que je
traversais de ses bu
o
r
roughs parmi les
plus crasseux et les plus sinistres.
Mon al
l
lègement n'en fut donc que
plus intense à [flèche]
lorsque,
presque
soudainement,
à
me trouver
nous voir rouler
tout à coup
entre des jardinets pleins de hautes fleurs et
des cottages à colombage dont la fa
ç
a
a
de
disparaissait souvent à moitié sous une
masse
e
de
e
clé
é
mati
i
tes grimpantes.
Je n'en avais
jamais vu avant
qu'en
^
images
et
je
e
tournai les yeux
pour
retenir
longtemps
d[a]n[s]
celles-ci
mon regard l[es]
es
[illis.]
du regard.
premières qui m'apparurent s
[e] retenant à
un
mur de leurs délicates [illis.]
montant
à un muret de pierre.
Aujourd'hui,
,
à retrouver ta
a
nt de jolis
s
paysages
s
ina
a
t
t
tendus
,
cueillis en passant
aux quatre coins
s
du pays
,
et
t
qui [illis.]
[illis.]
là souvent où
de manière ininterrompu
[illis.]
je m'y attendais le moins,
[flèche]
dans m[es souvenirs]
en l[a]
[a]
plus délicieuse fresque qui s[oi]t
,
j'en viens parfois à me dire
que ce sont les
Anglais qui ont inventé la campagne[flèche]
la douce campagne en mille petits recoins éparpillés,
— encore
que ce soit
sans doute
eux
qui ont inventé
les villes grises les plus inhospitalières à
l'homme. Est-ce donc pour
lui
avoir fait
[illis.]
tant de
si grand
mal^
à la nature
qu'
'
ils se sont ensuite
[flèche]
acharnés
[illis.]
[flèche]
à
à
la soigner et à la préserver ?
à
à
[fèche]
tant
préserver et soigner la nature ?
planter
tant
partout
de fleurs [?]
?
embellir partout
.
Subitement, nous étions en forêt. Elle
s'
'
é
é
tait tenue
e
pendant quelque temps à petite
distance, invitante, fraîche,
comme
quelque
un
peu
inaccesible
encore
.
.
Et soudain elle s'était rapprochée.
Maintenant
elle nous enserrait
dans les
immenses bras
de ses hautes branches
qui se nouaient au-dessus de la route et
nous faisaient une merveilleuse voûte
toute pleine de l'étincelement,
dans
leur
l'ombre,
comme
des
[de]
des
mil
l
liers de
clins d'oeil
d
d
u soleil. Ces grands
arbres, ces troncs moussus, ce vert
si
profond
me
semblaient
semblèrent
venir jusqu'à nous
d'une lointaine époque. Rien n'y avait
sans doute beaucoup changé depuis que
Robin des Bois et sa bande y surgissaient
pour p
p
iller les diligences et,
ainsi que
racontent
relatent
le relatent
les légendes,
voler
détrousser
les riches
au profit des pauvres.
Quelque chose de mon émerveillement
dut transparaître aux yeux du chauffeu
u
r qui,
par le rétroviseur, me regardait regarder
— la forêt, car tournant les mi
i
e
e
ns de son côté
,
je vis naître chez lui cette sorte de bonheur
qu l'
'
on prend à voir quelqu'un en ressenti
i
r pour
ce que l'on aime aussi.
—
Nice, hugh,
N'est-ce pas merveilleux ?
me dit-il, en réponse à
— mon regard qui,
,
toute fatigue
e
et
t
c
c
r
r
uelle
t
t
ri
i
stesse
pour l'
'
instant
détourné
e
s
dissipées
, s'attachait,
plein de gratitude, à l'immense voûte
empreinte de recueillement.
Ainsi, mon souvenir le plus tenace de cette
minute de ravissement, c'est bien celui
du partage, par le seul regard,
,
d'une forte
émotion avec quelqu'un
de
susceptible de
l'accueillir. Et c'était déjà e
e
nivrant.
.
Mais
quand donc y parviendrais-je par les
mots,
pa[r] l'esprit,
,
comme,
san
n
sans me
l'avouer encore tout à fait, je le souhaitais
tellement
du fond du coeur ? Si j avais su alors
combien c'était loin encore, j'aurais sans
doute perdu courage, mais je m'imaginais
être sur le point de voir clair en moi-même
et [la]
da
ns
ma route à
suivre
, et alors tout
serait enfin facile
.
L'autobus ralentit.
— Wake Arms
, annonça le chauffeur.
L'auberge se trouvait absolument seule
dans une petite éclaircie en forêt, au bord
d[e] la route. Pour l'instant, avec son pub
fermé, ses chambres à l'étage aux volets
clos, elle paraissait,
,
ou désertée pour
l[a]
journée, ou
enfoncée en
abandonnée
à
un profond e
e
ngourdissement. Son enseigne,
très belle, comme toutes les enseignes d'auberge,
à cette époque, en Angleterre,
,
s'avançait, bien
en
déga
a
g
é
e d[e] la façade, sur son armature
de fer forgé. Que signifiait-elle ? J'ai
dû pourtant le savoir mais voilà,
que
je ne me le rappelle plus.
Le chauffeur me tendit
un mince dépliant
une feuille d'horaire.
Il
y
avait souligné de
son crayon gras les heures de retour, et m[e] p
p
ria
de prendre garde que, passé sept heures, le
service était
au
ralenti.
Je pense n'avoir plus porté très attention
à ce qu'il me disait,
,
avertie par une sorte de
prémonition que je ne rentrerais pas ce
soir-même.
Il leva la main en signe de salutation.
Il me souhaita une bonne promenade, une belle
journée. Il referma la porte. L'autobus
repartit. Derrière les vitre
re
s, je distinguai
des mains qui s'
'
agitaient vers moi, même
celle
s
, ai-je cru, du vieil homme à
canne à pommeau..
..
. ou était-ce sa
a
canne
qu'il élevait
[e]n marque
à mon
intention
? Parfois, dans mes songes errants,
sans raison aucune,
,
je revois ce
e
t autobus
qui s'éloigne de moi pour toujours, m'abandonnant
au b
b
ord d'une route inconnue, et, dans
le vert brouillé
é
des vitres assombries par
les arbres, des mains à moi
i
ti
i
é
é
distinctes qui m'adressent des signes
n'en finissant plus,
,
au long des années, de
me rejoindre.
Je n'eus même pas l'idée de
e
déranger —
pour un renseignement ou
que
quoi que
ce soit —
à
l'auberge
si
sommeillante.
.
dans la chaleur
du plein d l'après-midi
.
.
Je m'engageai aussitôt
dans l'étroite petite route partan
an
t de cet embo
o
uche-
ment pour s'enfoncer dans la forêt. En fait,
ce n'était qu'une route pour cyclistes et
piétons.
Je ne devais
y faire
d'ailleurs
aucune rencontre.
T
E
t tout d'abord
il
je
trouvai plaisant d'être livrée
ée
si complète-
ment à la seule natue.
J'
'
entendais
[flèche]
à peine
bruire
quelques
des
feuil
l
les de temp à autre. Je
Pa
r contre,
je
voyais
toutefois
passe
e
r
souvent
[illis.]
d'
d'
innombrables
des
essaims
de papillons, de guêpes
et
d'abeilles dans
cet
air alangui[flèche]
et tout
et
char
r
gé de parfum
.
.
,
Et je continua
a
is, ne
pouvant m'arracher à cett[e] petite route,
attirée vers plus loin toujours, au moins
jusqu'à cette prochaine courbe, car cette
espèce de piste devant moi inclinait
tantot d'un côté, tantôt de l'autre, toujours
cependant exposée au plein soleil, car il
se trouvait à briller,
,
à cette heure, au
beau milieu du ciel,
,
et l'ombre
projetée par les arbres ne m'atteignait pas.
Aussi
Je me sentis
donc
bientôt
très fatiquée,
brisée par le grand air, la chaleur, et sans
doute
par
une détente trop brusque de mes nerfs
si longtemps tendus.
.
J[e] me disais aussi qu'il
était imprudent d[e] m'aventurer
si loin
sur
une route déserte
en forêt déserte
et que déjà je n'aurais
plus la forc
c
e de refaire le trajet pour retourner
à l'arrêt d'autobus si, comme je commencais
à m'y attendre, cette route ne menait
vraiment nulle part.
Pourtant, je ne pouvais me retenir
d'avancer encore et encore un peu, animée
par cet e
e
spo
o
ir fou, ce goût d[e] la surprise heureuse,
qu
e
m'ont toujours communiqués les
routes inconnues. Celle-ci ne pouvait, en
tout cas, ê
ê
tre celle dont m'avait parlé le
chauffe
e
ur. Ni fermes lointaines, ni
landes de bruyère ne m'étaient apparues.
Ou bien il s'était trompé ou bien je l'avais
mal interprété. Sauvage à l'extrême,
,
ma
a
petite route n[e] s'ouvrait sur aucun horizon,
enserrée tout au
u
long
par des arbres
touffus
plutôt touffus
petits, drus
et enchevêtrés
.
qu[e] grands
et dégagés
.
C'était apparemment une
partie d la forêt
laissée à
se reposer
repousse[r]
r
après quelque
pendant
quelques années.
[flèche]
maladie ou calamité[flèche]
[illis.]
où
aucune coupe
[illis.]
n'y ayant été pratiquée depuis quelques années.
.
,
J'aurais aussi bien pu
être
dans
quelque
une
brousse
de mon Manitoba
qu'en un des pays les pl
l
us peuplés du monde.
Elle me plaisait
encore
beaucoup cependant, en
entretenant
en moi
maintenant
le rêve
qu[e] je n'étais jamais partie d[e] chez moi,
à
n
e
l'a[illis.]
m'étant
m'étais
pas encore imprudemment
[flèche]
lancée
sur les routes du monde et qu'ainsi
toutes
mes chance
ce
s d'avenir et [en]
d
'
amour
étaient
encore
toujours
intactes
inentamées.
Traînant les pieds, à bout de fatigue,
à demi consciente par moment
s
de l'heure et
du pays,
o
o
ù
ù
je me
trouvais,
,
et
de l'heure
,
j'avançai encore
assez longtemps devant moi sans plus
réfléchir. Apeurée pourtant, à la longue,
par un si persistant silence,
à la limite
aussi
d[e]
mes forces,
,
j'allais enfin rebrousser chemin,
X
[illis.]
X
Mais croire cela me paraî
î
t encore plus difficile, à tout prendre, que croire jusqu'à un certain point à une intervention surnaturelle.
lorsque, à peu de distance, à
p
resqu[e] dissimulé
entre des arbres, m'apparut un lieu habité.
A un[e] minute près, j'aurais donc tourné le
dos à ce qui m[e] para
î
t aujourd'hui l'un des
plus singuliers rendez-vous
que
e
m'a jamais
fixé
le destin
ma vie
—
ou sera
à moins que
tout n'ait été, ce jour-là,
qu'
effet du hasard.
X
X
La maisonnette était toute basse
entre les arbres.
e
t
M
m
ême
certaines des
ses
fleurs
,
l'entourant,
de
s
géantes
ro
ro
ses tr
é
mières
et de
e
g
é
antes
hautes
dauphinelles bleu
ciel
,
lui
clair qui
lui
allaient
presque j
j
usqu'au toit.
Elle
semblait
faite,
pour jouer à la vie
plut
ô
t
que pour y vivre.
,
[illis.]
pour jouer seulement à la vie.
pour jouer à la vie
plutôt que pour y vivre, pour
jouer seulement à la vie
. C'
'
était l'humble
petit cottage saxon de la vieill[e] Angleterre tel
qu'on le voyait reproduit, quand j'étais enfant,
sur des b
b
oîtes de biscuits fi
i
ns que ma
mère achetait, je crois bien,
,
surtout pour la
boîte,
,
la conservant [i]n définiment, pour
y mettre,
car
nous la conservions
avec soin pour y mettre, au fil des années,
d'
'
autres biscuits moins chers, [p]
e
t
d'autres
encore. J'éprouvai
donc
e
e
n l
e
'
apercevant
être encore comme en c[e] temp lointain
dans un clima
a
t d'
'
e
e
nfance, d[e] sécurité et
d'apaisement. Une pancarte clouée à un
arbre — je la revois dans tous ces détails alors
que j'ai oublié tant de choses plus importantes —
annonçait,
,
tracé gauchement à la main : fresh-cut
flowers
, tea, sc
c
ones, crumpets... one schilling.
A côté, so
o
us une t
t
onnelle, il y avait une table de bois
brut
avec ses chaises de jardin. Et tout l'entourage
bourdonnait du bourdonnement exultant
d'essaims
[int][illis.]
d'a[f]
b
eilles, de
e
guêpes et
de frê
ê
lons qu[e] le jardin de fleurs de
e
vait
atti
i
rer
er
depuis des milles à la ronde.
Peut-être
qu[e]
c
C
eux qu
e
j'avais vu[s]
s
me dé
é
passer en
cours d[e]
route
m'en
venant é
é
taient
[-ils]
peut-être
tous
en route
en route
[flèche]
[illis.]
[fèche]
vers
s
cet endroit et ne m'avaient devancée[flèche]
pour ce point
ve
e
rs cet endroit
justement
et qu
'ils
et
ne
[non] avaient
fait que me d[e]vancer
devancée
qu[e]
e
de
e
pas.
quelques minutes.
.
Je frappai à la porte basse sous l[e] toit
pe
e
u élevé. Un[e] jeune bo
o
ssue au doux
regard implorant d[e] certaine infirmes m'ouvrit.
Je lui demandai s'il était trop tôt pour le thé
et elle me dit que non, qu'elle était justement
sur le point de mettre la bouilloire sur l[e] feu. A peine
un quart d'heure plus tard elle ressortit,
chargée d'un plateau si lourd qu
po
ur
elle
ses frêles
bras
que je m[e] h
â
tai
à sa rencontre
pour
afin de
l'aider
à le porter. Voyant tout ce qu'il y avait là
à manger
pour un
à
prix si modeste,
je ne pus
m'empêcher de lui demander
,
si
,
loin comme
elle était, il lui venait au[n] moins assez de
gens pour cela vaille la peine des préparatifs.
Elle me répondit que c
c
'était surprenant comme
il lui
[en]
venait du monde.
— Ils partent de Londres avides d'air et de
liberté, du moins je le suppose, me dit-elle. Ils
ne savent pas toujours ou de
e
scendre. Un chauffeur
que je ne connais pas leur conseille apparemment
assez souvent Wake Arms. Peut-être qu'il est
venu lui-même un jour par ici et rêve
de retrouver le chemin. Les gens sont ainsi,
ne trouvez-vous pas, pleins d[e] sentiments pour
des choses qu'ils savent qu'elles existent,
même
si
s'ils ne les ont jamais vus
e
s
. Après
tout, il en est d[e] même pour moi d[e] la mer que
je n'ai jamais vue. En tout cas, des gens
prennent le [f]
s
entier inconnu que vous avez suivi.
.
Quelques-uns
s'y engagent
par mépri
se
j'imagine.
Le bon Dieu
m'en
en fin d compte
m'
amène
tout de même
passablement de monde
.
à la fin.
.
Mais je
parle trop. Mangez maintenant. Vous avez l'air
d'avoir gran
Avec un évident plaisir elle s'attarda
encore un peu à
m[e] regarder entamer
vivement
mon thé
avec le plus be
e
l appétit, puis se retira
dans la maisonnette.
En un rien de temps j'eus dé
é
voré
é
presque tout le contenu du plateau, y compris
un petit pot de confiture aux groseilles que
les guêpes vinrent me disputer avec
acharnement j
j
usqu'à ce que j'eusse l'idée
de leur en mettre une cuillerée de côté
qu'ils
ell
es
se
mire
prirent alors à manger
délicatement sans plus du tout
chercher à en
prendre dans
mon assie
e
tte
le pot
. Et depuis lors
je sais qu[e] l'on peut goûter ensemble, en paix,
au jardin, guêpes et humains, si on leur
en donne de bon coeur une petite part.
Alourdis
e
par la chaleur et un si
copieux re
e
pas,
j'allais
je venais de
m'assoupir
lorsque
revint la jeune bossue avec un grand
pot d'eau bouillante pour allonger mon thé.
— Dormez, dormez, me dit-elle avec une
douce autorité. J'enlève seulement le plateau
afin que les mouches ne vous importunent
pas.
Sous me
e
s paupières lourdes à
n[e] presque
plus pouvoir
les
[se]
les
garder [l]
o
uvertes
soulever
, je distinguais
encore vague
e
ment où j'étais. Aurais-je
j
s
eulement la force
d[e] m[e]
re
lever
debout
, re
e
partir,
refaire le chemin jusqu'à Wake Arms? Cela
me paraissait impossible. Mais surtout
je
me sentais
trop
bien ici
pour
a ne
vouloir
jamais
m'en
aller
jamais.
Ici, me semblait-il
, n
N
ul mal,
me
semblait-il
ne pouvait
plus
m'y
m'atteindre
. La mystérieuse
paix de cet endroit retiré
me couvrirait
aussi
tant
que j'y resterais. Je rappelai la
jeune fille bossue.
— Je me s
s
uis aventurée bien trop loin à
pied, lui dis-je, pour refaire aujourd'hui le
même chemin. Ne pourri
i
ez-vous pas me
faire une petite place pour la nuit?
—
Je le voudrais bien,
d
f
it-elle
, mais
regardez, fit-elle[,] en m'indiquant la maisonnette
d'un geste désolé, comme c'est petit chez nous.
C'est à peine déjà s'il y a place pour le
père, la mère depuis des années
paralysée
paralysée, dont je prends soin, et mon
frère, un pauvre innocent
qui rentre parfois
t
t
ard
de ses vagabongages
quand on ne
l'a pas gardé
à coucher dans une ferme
où il a pourtant trimé dur en retour du
souper et d'un peu de compassion.
Soudain, j'étais bien éveillée, l'écoutant
passionnement, comme si une d[es]
es
plus belles
pages
d'un des romans anglais que j'avais
tant aimé
s
m'était
dits
confie
dits à
voix
basse et re
e
signée
l'oreille
par
l'
l'être
lui-
même qui en
l'
avait été la sourc
c
e
e
et l'inspiration. Se
pouvait-il donc que de moi-même, a vingt
mille
s
seulement
de Londres, guidée par m[a]
a
seule
bonne étoile,
,
j'eusse abouti à
cette
atmosphère
telle qu'elle m'avait été
si
particulière
d'âme et de paysage telle
qu'elle
m'avait été
apprise
révélée par les oeuvres
, entre
autres,
de George Eliot
et d[e]
e
Thomas Hardy ? Il
n'y avait donc pas que la chaumière à
faire partie d'un temps que je croyais perdu
en
dehors
que dans
l
d
es livres qui en
avait
avaient
recueilli [d]
l
es voix.
De même, et sans doute aussi par la
[prô
ô
se] [du]
Ciel ou l'inimaginable flair qui
m'a
parfois
servi
e
en voyage, un an plus tard,
parcourant la Provence, je devrais, levant
un jour les yeux vers
s
des villages haut
perchés, me sentir appelée irrésistiblement
et partir, bien avant Gérard Philippe
et même Raimu, à la découverte de ces
anciens nids de Sarrasins dans la chaîne des
Maures, les délicieux villages de Ramat
t
uelle,
de
G[as]
as
sin
[flèche]
Gassin
, alors qu'ils étaient presque
encore inconnus des habitués de la
Côte d'Azur.
La jeune bossue continuait à se
tracasser à mon sujet.
— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée.
Si vous croyez pouvoir marcher encore un peu,
pas très loin, vous arriverez, à un mille
e
à
peine, par cette même route, à un très petit
village : Upshire. Ne vous arrêtez pas à
l'auberge. Elle ne vaut pas cher. Cherchez
plutôt Century Cottage. Frappez. De
e
mandez
Esther. Esther Perfect. Dites-lui que vous
venez de la part de Felicity. Je serais bien
étonnée qu'elle ne vous accueilli pas à
bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century
Cottage e
e
st grand.
Il ne
me
fut pas nécessaire d'en entendre
devantage pour retrouver en moi
Il n'avait pas été nécessaire d'
'
en entendre
plus pour me faire retrouver en moi des
forc[e]
es
comme toutes fraîches
.
et
d
D
éjà j'étais
debout,
.
prête
Je dé
é
posai un schilling et quelques
piécettes
au coin de la table.
Et je m'engageai,
d
D
ans la chaleur encore pesante
du jour
, les pieds
un peu traînants,
mais
ranimée par l'espo
soutenue
par le singulier espoir qui ne m'avait pas longtemps
manqué ce jour-là, je m'engageai en direction
du village que m'indiquait Fe
e
licity tout en
m'encourageant d[e] sa voix un peu fluett
t
e
que
j'entendis plusieu[r]
r
s
fois encore répéter derrière moi :
« Vous ne le regretterez pas. Ah, sûrement, vous ne
le regretterez pas. »
Le village, pour qui
l'
approchait
abordait
comme moi
du côté sud, se présentait en légère pente douce
allant se perdre en un beau ciel amplement dégagé.
En arrière,
la forê
ê
t l'accompagnait tout au long
,
,
[d']assez
[illis.]
près, mais, en face,
en le
serrant d'assez près,
mais,
,
e
e
n face,
,
il avait pour
lui le large
,
d'
'
immenses
espaces ouverts, et c'est sans doute à cause
de
et c'est
sans doute à caus
s
e de tout
cet
espace
libre
s'ouvrant ^
à mes yeux
de façon
si
inattendue
à mes
yeux
que j'aimai inst[a]ntanément Upshire.
En fait, ce qui doit être plutô
ô
t rare
en
Angleterre, il était aligné en entier, cottages de
pierre, douce vieille petite église, avec son
cimetière, entre des ifs,
autres cottages moins
anciens,
de brique,
poste, pub, pastorage
, [l]e
sur un seul côté de la rue. Tout comme
cet Horizon de l'Ouest canadien que je décrirais
dans
Où iras-tu Sam Lee Wong
, il se
trouvait à contempler sans fin
une vaste
étendue de plaine
.
offerte en silence. Elle
roulait
Silencieusement
e
E
lle roulait en
large[s], souples,
e
t
magnifiques ondulations. Est-ce
pour le[s]
s
avoir aperçues comm j'apercevais
naguère, au sortir du bois, chez mon oncl[e], la
pla
a
ine ouverte, qu'elles me soulevèrent d'un
élan
rappe
en quelque sorte
semblable à
comparable
leur
proche de
égal à leur
propre élan ?
Il se peut. Ce qui est certain c'est
que sont incomparables c
c
es
downs
d[e] l'Essex :
une haute houle de terre qui court et court
comm[e] sous un même vent qui l
l
a
pousserait dans l[e] même sens depuis des
temps immémoriaux.
De
L
l
a forêt, conquise
patiemment d[e] ce côté,
,
ne form
il ne restait,
,
très au
loin, qu'
'
une mince ligne sombre se confondant
avec l'horizon. Entre ell[e] et l[e] village
émergeaient à peine au regard, comme tout
juste esquissées,
quelques fermes perdues,
,
peut-être
X
qu'on aurait pu, à certains instants
s
, les prendre pour d[e] grosse[s] roches semées dans les champs.
.
des troupeaux
qui se déplacaient
si
lentementX .
,
Au
creux d'un vallonnement, beaucoup plus
proche, se dressait ce qui m'eut l'air d'un
petit château à façade georgienne, et, au
sommet d'un tertre, une étrange stèle de
caractère ancien qui m'intrigua. Je n'en
revenais toujours pas d'avoir atteint, à guère
plus d'une heure de Londres, un long passé encore
si intact.
C'est que tout ici, ainsi que j'allais bientôt
l'apprendre, terres, fermes, pâturages, village,
chasse
réserve de
gardée à même la
forêt,
le petit château, même
jusqu'à un certain point l'église et son
cimetière,
appartenaient au
Seigneur
seigneur des lieux et qu'il réussissait encore
à empêcher
encore
— mais pour combien de
temps ? — l'expansion
, de ce côté-ci,
vers Upshire
du
grand Londres métropolitain qui, à quelques
milles seulement,
piaffait de l'impatience à
de
y
répandre
plus loin ses
d'autres
loti
i
ssements étroits, des
ses
H
H
igh street
,
[de] pe
e
tits cottages, [et] bientôt
l'eternel
son éternel A.B.C. tea shop
pareils à
aux autres
ceux d'en arrière
,
l'éternel A.B.C. tea-shop.
rangs sur
rangs d[e] cottages identiques et, assurément,
des
A.B.C.
ABC
tea-shops à la douzaine.
.
Quelque temps encore allait donc onduler
librement la puissante houle d[e] terre et
parei
i
llement
onduler
au-dessus d'ell[e] certains
jours, la masse
de grands nuages
très
blancs
accouran
accourant vers la Manche ou e
e
n
revenant.
Je trouvai sous peine
e
Century Cottage. Quoiqu[e]
à un étage et beaucoup plus élevé que la
maisonnette de Felicity, il ne m'en parut
pas moins enfoui
i
lui aussi dans un
fouillis de fleurs. Je sui
i
vis un sentier
dont l[a] cours
s
e semblait avoir été déterminé
par les fleurs elles-mêmes,
leur volonté à
po
o
usser et à se répandre
c
c
omme elles
là où
? il leur plai
i
sait.
Je devais
moi-même
presque
disparaître
entre
les dauphinelles é
é
lancées, des
passer
er
oses
s
géantes et des Canterbury Bells
comme nulle part
depuis j'en ai vu de
a[ii]lleurs
j'en
je n'en
ai vu depuis d'aussi
bien fournies
de
c
c
lochettes toutes d'ailleurs
de
c
lochettes toutes d'ailleurs ^
larges et
somptueuses.
Curieusement, à travers ces fleurs altières,
j'en découvris, à leur pied, de toutes menues
et fragiles, qui semblaient à l'ai[s]e autant
à l'aise à leur place dissimulée
.
que
J'arrivai à
Curieusement, à travers ces fleurs altières en
poussaient de toutes menues, à leur pied, qui
semblaient s'y trouver à l'aise. Un tenace
parfum d[e] menthe se dé
é
gageait de quelqu[e] coin
du jardin, allié peut-être à celui du romarin.
Et comm chez Fe
e
licity l'
'
air vibrait
littéralement du bourdonnement d'insectes
ressemblant vaguement
qui ressemblait peut-être
à un
vague
brouhaha de
voix
s'
'
é
é
levant autour d'une table de banquet.
J'arrivai à une porte de bois sombre.
Je tendis la main vers l[e] heurtoir. Et, tout
à coup,
,
comme si je n'avais eu de
force que pour me rendre jusqu'à ce seuil,
je
n'en avais
me laissai aller contre
le chambranle. N'en pouvant plus, les larmes,
je pense bien, me montèrent aux yeux. Mon
épuisement était
si
complet
que je n
qu'il
me parut que j'arrivais ici non pas de
Wake Arms, de Fulham, d'un amour qui
m[e] laissait plus seule encore qu'il ne m'avait
trouvée, de la cruelle incertitude où j'avais
vécu si longtemps
s
, de mille et une erreurs
de ma part, mais de bien plus loin encore,
comme depuis le commencement peut-être
de ma vie. C'est la
e
sentiment que je ressentis
en tout dernier lieu alors que je laissai
aller ma tête contre la porte, ne parvenant
mêm[e]
plus à garder les yeux ouvert[s]. Et c'est
ainsi que dut me trouver Esther, à moitié
endormie sur son seuil.
Comment la retrouve
r
dans mon souvenir telle que
je l'ai vu[e] pour la première fois quand se di
i
ssipa la
brume de fatigue devant mes yeux. Je ne sais
si j'y parviendrai. Durant le
s
vingt-cinq années
où je l'ai connue, elle me parut avoir toujours
le même âge et toujours aussi presque le
même visage, comme si elle était de la
nature des chose
se
s que
le temps
ne pe[u]t
ne saurait
ep[illis.][qu]e
ab
î
mer.
Plutôt long et mince, comme celui de
tant d'Anglaises,
,
qui leur donne
leu
leu
r air
si pensif
,
si
souvent
, son visage était encadré
de bandeaux noués bas sur la nuque. Ils
auraient été sévères si mille petits cheveux
follets ne s'en fussent échappés pour
voltiger sur son front, ses joues, dans son cou
u
mince, l'auréolant d'une sorte de floraison
un peu folle à l'image de son petit jardin
échevelé.
Ce qui me frappa pourtant l plus chez elle,
,
dès
l'abord,
ce furent
pourtant
ses magnifiques
yeux
couleur noisette[s]. Bienveillants,
,
accueillants, ils n'en fouillaient pas moins
l'âme en profondeur. Des yeux plus perspicaces,
qui cherchaient aussi loin dans
s
un visage,
j'en ai rarement
vus,
vu, mais ils
cherchaient avec bonté et il m'apparut
que ce qu'ils devaient trouver c'éta
a
it
à coup sûr ce qu'il y a de souffrant dans
chacun et qui sans même que
nous
le sachions
peut-être
appelle à l'aide.
J'avais à peine
entamé
commencé
mon
à voix faible
récit
a
embrou[ss]
ss
aillé,
raconter
que
comment
que
, partie de
Londres
sur un coup de tê
ê
te, je m'ét
t
ais
aventurée beaucoup trop loin pour y
reven
retourner ce soir
[illis.]
...
tout cela
mon récit
emmêlé à
d
e
des
propos sur le Canada et c[e] que j'etais venue
faire en Angleterre,
.
..
qu'elle me tendit
les deux mains,
et
du même geste m'attira
[it]
à l'intérieur.
— Et moi, dit-elle, qui à l'instant encore
me plaignait à Dieu qu'il ne m'eût envoyé
depuis longtemps
une
aucune
de ses créatures
à
secourir. Et vous voilà comme un oiseau
qui a fait long voyage pour choir,
,
du
ciel,
j
uste
juste
sur mon seuil. Venez! Venez!
Bien sûr qu'il y a ici de la place pour vous.
A peine quelques minutes plus tard,
comme si j'étais une visite attendue chez ell[e],
elle me proposa :
— Voulez-vous voir votre chambre ?
Je montai derrière elle un escalier un peu
raide. Ell[e] couvrit une porte. Ah, l'avenante
chambre de campagne avec
ec
son grand lit en
cuiv[r]e,
,
sa table d
p
our la toilette
[ave] [c]
munie du
du
bock à eau et du savonier,
l'a
et l'âtre,
sous
son m
un manteau
de cheminée garnie
de petites photos anciennes.
!
... « Celle de ma mère
morte il y a tant d'années, déjà, m'expliqua
Esther.[.]. celle de notre John, mort
les
poumons brûlés lentement
par
les
à la suite des
gaz
de
la première Guerre Mondiale... » puis
d'innombrables keepsakes : un brin de
bruyère d'Ecosse... «
la plus
belle
colorée
du monde.
»
un caillou cueilli au bord d la mer d'Irlande,
des fleurs
séchées
sous verre
. Mais, surtout, en
façad
e,
cette chambre possé
é
dait
deux hautes
et
belles
grandes fenêtres
qui donnaient sur
les downs. Encadrés
e
s
, nullement obstrué
es
par le léger
tulle
des rideaux blancs, au
reste écartés du centre de la fenêtre,
les grandes
vagues
du pays
de terre
me parurent
encore plus
belles
harmonieuses
vues de cette
petite hauteur que d'en bas. Je les voyais
rouler jusqu'au plus loin,
,
recommencer
sans cesse dans l'immobi
i
li
i
té silencieuse leur
course vers l'
'
horizon distant. Et je
distinguai mieux aussi enfin la stèle qui
m'avait i
i
ntrigu
é
e.
— Qu'est-ce donc, Miss Perfect ?
— Un monument érigé à la mémoire
Brodicea
de Brodicea.
.
— Brodice
e
a ?
— Notre chère reine saxonne d[u]
es
temps
lointains.
Fuyant ici
[en]
dans son
chariot
les Romains
qui allaient l'atteindre, plutôt que de tomber
vivante entre leurs mains, ell[e] absorba un dose
mortelle de poison. On dit qu'ell[e] rendit l'âme
à peu près à l'endroit où s'élève la stèle
Je ne savais plus ce qui me ravissait
le plus
d[e] ce
qu'entendais,
,
d ce
que je découvrais
aujourd'hui : un passé si présent
encore
ou un
présent ^
à ce point
perdu dans le passé
,
.
ou bien que
tous
deux
si
fassent si merveilleusement
ensemble
ré
unis
retrouvés à chaque pas
.
Mais pas plus
que les
plus
douloureux souvenir
s
l'emerveillement
n'eût
ne fût [illis.]
maintenant
à me faire encore
tenir debout. J'etais au-delà des émotions
.
Je tombais de sommeil.
Mais un ravissement mê
ê
me le plus rare,
,
pas
plus qu'un torturant r[illis.]
sou
venir,
n'
'
eû
û
t
réus
si encore
maintenant
réussi
à me garder réveillée. Je tombais
de sommeil.
Esther retira la courtepointe,
et
la plia
et la dé
é
posa au pied du lit.
— A vous regarder, j'ai l'impression que
vous êtes arrivée ici tout d'une course
de votre lointain Canada et san[s]
s
avoir
null[e] part repris
votre
haleine
souffle
. Vous etes
épuisée. Allons, couchez-vous. Reposez-vous.
Je viendrais vous avertir quand le thé sera prêt
[illis.]
Je protes
es
tai d'une voix sûrement à
s moitié défaite par le sommeil qui me gagnait.
:
— Je viens d'en prendre un énorme chez
Brodicea... non chez Felicity.
— On dit ça ... on dit ça...
Mais
j
e
'aurai
je fais
des biscuits
chauds,
,
et quand
vous en aurez
senti
humé
la bonne odeur
, vous serez comme
tout le monde, vous me les mangerez à la
douzaine... De toute façon, le thé ne sera
pas encore prê
ê
tavant une grande heure encore.
Père et moi prenons ce que nous appelons le
hig
g
h tea. C'est un peu plus substantiel et
servi un peu plus tard que l[e] thé ordinaire.
En fait, c'est plutôt une sorte de
supper
avancé. Père aime se coucher tôt. Je
lui sers donc cette espèce de repas un peu
plus tôt qu[e] le souper et unplus[s] tard que
le thé.
— Je pensais, dis-je à moitié endormie, qu'il
n'y avait que l'église anglicane
à
être
se
diviser
partager
en High et l
L
ow.
Pour la première fois, je vis apparaître sur
ses traits ce doux sourire à la fois tendre
et r
é
é
probateur que j'aimerais tant et
qui etait chez elle, je crois bien, la seule
expression de blâme qu'elle se permettait.
.
— Ne vous moquez pas. La High Church
a sûrement ses bons côtés. Après tout la Reine
y adhère. Mais nous nous sommes Low
Church. Nous estimons que
Dieu est trop
grand pour
que nous le cherchions se prêter
que tenter sa répresentation
que nous le
e
n
cherchions
la
sa
représentation
[illis.]
e
n des i
i
mages et
des statues.
Il convient
de chercher
d'aller à
sa rencontre
dans notre propre coeur seulement.
— Pourtant, lui dis-je, vous le cherchez
bien à travers la musique vous qui possédez
les plus beaux hymnes du monde.
Je ne lui tins pas tête plus longtemps.
Je vis à peine la porte se refermer sur elle
qui s'en allait sur la pointe des pieds.
Et comme à Dauphin, chez le chef de gare,
je venais tout juste, il me sembla, d[e]
perdre pied que déjà on me réveillait.
— Dear Gabrielle. Le thé est prêt. Il
fait bien beau encore. Nous le prendrons au
jardin.
Aujourd'hui,
que je
si loin de ces
moments enchantés,
qui me furent donnés,
je
me fais l'impression, en les é
é
voquant,
de
narrer
raconter
[illis.]
une sorte de
quelque
conte
de fée
féerique
. Pourtant
ils me fu
u
rent bien donnés te
e
ls quel
s
. Mon
imagination
,
que j'ai peine parfois à reten[e]
i
r
de vouloir intervenir pour retoucher,
améliorer
peut-être
les
d[an]s
souveni
rs,
mes souvenirs
,
ici ne trouve rien
à retoucher. Tout était selon l[e] désir l[e] plus parfait du coeur.
Le petit jardin arrière était
peut-entre
peut-être encore plus charmant que celui d'en
avant, avec un potager où alternaient l
d
es
fleurs et des herbes f
f
ines, avec un
petit cabanon de jardinage couvert de vigne et
un verger de cinq ou six arbres. La table
était dressée tout au fond dans une sort[e]
de petite clairière mi
-
ensoileillée mi à l'ombre
sous un vieux pommier tordu
dont
la branche maîtresse était si bass[e] qu[e] j'eus
à me pencher
pour passer en-dessous
e
p
t
venir prendre ma place à table.
et prendre
ma place à table.
Un beau grand vieillard
aux traits souriants, à la barbe et à la
? tête egalement toute
s
blanche
s
, se leva de
la
a
sienne pour m'accueillir. Esther avait
dû lui apprendr[e] — en autant qu'elle-même
le savait — qui à
j
'étais, car
il
el
le
ajouta
dit
simplement
: « Father, our dear new friend
just arrived, Gabrielle. » Et tout aussi
[ne]
si
mplement,
,
le vieillard, en gardant ma
main entre les siennes, m[e] souhaita : «Puissiez-
vous être heureuse parmi nous. »
Par la suite,
chaque fois que je
m'adressai
n
t
m'adressant
à lui, je le nommai évidemment
Mr Perfect, alors qu'Esther, d'une voix toute
pleine de tendresse, disait Father, et je
reconnus bientôt que mon appe
e
l
la
la
tion
faisait cérémonieuse et détonnait dans
l'atmosphère toute chaleureuse qui nous
unissait autour de la table sous le
pommier prote
e
cteur.
Je n pouvais pourtant
pas
l'appeler
me mettre à l'appeler
aussi Father.
Tout à coup,
spontanément
me vint aux lèvres
la
l'expression
meilleure
Father Perfect.
Le vieillard eut un fin sourire qui
plissa ses
pommes
pommettes
ri
i
dé
é
e
e
s en milles petits replis
serrés et jusqu'à ses yeux eux-mêmes
dont
le bleu ciel
n'
étincela
à travers une
mince fente
plus qu'à travers une mince
fente des paup[ière]s.
que
— D'habitude, dit-il, c'est Dieu l[e] Père
qu[e] l'on nomme ainsi. Lui seul est le
Père Parfait. Mais vous le dites sans
irré
é
v
é
rence, et je veux bien essayer d'
ê
tre
pour vous une sorte de Père Parfait, ma
très chère enfant.
Il ne devait pas l'être lontemps pour
moi seule. Comment le nom que je lui
avais trouvé dans un élan d'amitié allait
lui rester et se répandre, je ne
le
sa
a
is,
mais au bout de peu de temps personne
au village, au manoir, et dans les
alentours n[e] n
l
e nomma plus autrement,
.
et
j
J
e crois
ois
même
que c'est
s[ous] cette
ce qui
est
écrit
appelation qu'il repose au
sur sa tombe dans le
petit cimetière
entre les ifs,
.
de ce petit v
au village d'Upshire.
Quelques minutes après que nous
eû
û
mes pris place tous les trois à la table à thé,
Father Perfect
,
[flèche]
s'étant soigneusement essuyé les doigts,
ouvrit, au hasard,
comme
c
c
'
'
é
é
tait son habitude, la vieille Bible de
famille que venait de
lui apporter Esther,
.
après s'être soigneusement essuyé les doigts
.
Il en lut à voix haute un pas
as
sa
sa
ge qui
avait trait, je
crois
me rappeler, au
séjour de Joseph en Egypte. L'air autour
de nous bourdonnait du chant de grâce des
insectes butineurs. Il embaumait des
trois herbes précieuses, le thym, le romarin,
la marjolaine, dont Esther [m]'apprendrait
que l'une
rep
était pour la fidélité et
les deux
autres
attachées
liées
à je ne sais plus, ma foi,
,
quelles
vertus.
Sa lecture terminée,
le vie
e
illard ferma les yeux, joignit les
mains et improvisa, comme il
ch
aque
jour, une prière. Il demanda d'abord
au Seigneur d'éloigner de nous la menace
de guerre qui avait paru un moment peser
sur l'Europe.
Je me rappelai alors le vent de panique
qui avait passé sur Londres il y avait peu
et
dont au vrai
je n
j
'avais eu à peine
conscience
, absorbée comme je l'étais par
ma propre détresse égoïste. C'est donc
au fond du
petit jardin fleuri,
empli
saturé
du
bourdonnement de l'été et de ses odeurs les
plus fines que m'atteignit enfin vraiment
la grande ombre terrifiante qui s'avançait sur
le monde. Mais le vieillard continua sa
prière, et
la paix
du coeur
de nouveau
nous enveloppa ^
de nouveau
de sa
on
frêle
protection
secours.
.
.
— Notre Seigneur, disait Father Perfect
du ton d[e] quelqu'un qui parle à un ami
tout près de lui, toi qui nous a amené
s
aujourd'hui
du lointain Canada,
—
dont
que
notre John, tu
t'en souviens,
rêvais
t
tellement
de connaître,
pau[vr]e
enfant mort des atroces suites de la Première
Guerre
,
—
une jeune amie
dont le coeur
est peut-être dans l'angoisse, accorde-nous,
très doux Sauveur, de savoir comment
lui être secourable. Ell[e] aurait pu
à [m]
aller
à mille autres endroits, frapper à bien
d'autres portes. C'est à la nôtre qu'elle est venue.
Nous n[e] pouvons donc pas nous empêcher d'y
voir un signe que tu la destinais à notre
sollicitude.
Maintenant qu'elle est de
e
la
maison,
accorde-[lui]
étends sur elle
,
Seigneur
,
la même protection
que sur ma
a
chère Esther, qu[e] sur moi-même.
Le silence s'était fait.
Le silence retomba. Je ne distinguai plus
très bien le lointain encore lumineux sous
les
bra[ch]
branches du pommier. Pendant
que priait Father Perfect,
à mon intention,
les souveni[r]
r
s
des mois derniers depuis
le jour où j'avais rencontré Stephen
m'étaient remontés à la gorge en
un
flot
pressé à m'étouffer, mais ils n'avaient
plu[s]
s
tout à fait l'amer goût des semaines
passées. Ils cherchaient même à s[e] dissoud[re]
r
e
en larme
s
dont il m'en vint quelques-unes
que je parvins je pense à dissimuler. Mais
je mis quelque temps à retrouver au
bout
haut
de mon regard brouillé
le consolant
paysage
.
qui s'offrait à nous.
En fait, comme nous nous trouvions
ici
au sommet de la pente sur laquelle
était bâti Upshire,
nous avions
donc, du
ici aussi
jardin arrière,
une vue plongeante sur les
environs.
Tout juste passé l[e] vieux
pommier qui délimitait le petit jardin d'en arrière,
commen
ç
ait
une suite de pâturages et
de champs en friche
s
certes n
certainement
moins harmonieux
que les downs d'en avant
mais qui offraient aussi
un vaste espace
libre
à peine clos
, dans le lointain,
par la
faible
ligne
presque
e
imperceptible
[illis.]
d[e] la for
ê
t
qui
reprenait dans l[e] lointain.
Au-delà, le ciel jusque-là si pur, se
montrait teinté de sombre, obscurci et
comme atteint d'une sorte de maladie ou de
tristesse.
— Qu'est-ce donc là-bas qui change ainsi
le ciel ?
Esther me répondit :
— Londres.
Londres !
Tout à coup,
Déjà
c'était comme si
j'en
je m'en
étais
partie
éloignée
depuis des années. J'avais
toujours,
encore
assurément,
,
,
le
souvenir
sentiment
d'y avoir été
heureuse — ou plutôt fiévreusement accaparée —
puis malheureuse à ne plus tenir à la vie,
mais
aussi
que cela s'estompait et n'aurait
plus
bientôt
la moitié de l'importance que
j'y attachais la veille encore
j
m
ais j'avais
aussi le sentiment que
pour l'instant
.
Déjà c
c
'était comme si je m'en étais
éloigné
e
depuis
des années.
. J'avais toujours présent à
l'esprit
d'y avoir été
heureuse — ou plutôt
fiévreusement accaparée
,
—
et
puis malheureuse
à ne plus tenir à la vie, mais j'éprouvais
aussi le sentiment que c[e] souvenir e
e
mmêlé
était pour l'instant
assoupi
et ne me ferai
i
t
pas trop de mal tant que je resterais dans l'
cet
abri
que
qui m'en protégeait.
Esther, partie en vitesse vers la cuisine,
revint apportant sur un plateau la
théiè
è
re fu
u
mante
e
encapuchonnée de
laide
laine
po
o
ur la g
g
arde[r]
[r]
chaude et
une
fournée
assietté
é
e
de
ses hot biscuits cueillis tout brûlants a
d
u
four. Elle avait bien eu raison de pré
é
dire
que leur odeur m'ouvrirait l'appétit. J'en
dévorai trois ou quatre d'affilée, recouverts
de beurre
e
et, par là-dessus, de miel du
pays ou de confitures [à p]
de
prunes. Les
guêpes avaient reçu leur petite part
dans une soucoupe dé
é
posée à quelque
distance de la table. Soudain je sentis
un être vivant et chaud me frôler la jambe.
Je soulevai la nappe. Une petite chatte noire
aux yeux incroyablement triste
s
me regardait.
— Votre chatte, Esther ?
— Oui et non. Elle est arrivée tout juste
un peu avant vous
et
venant d'on ne sait où.
Ell[e] n'appartient pas en tout ni au village
ni aux
f
f
ermes d'ici
environs
. Il y a des gens cruels.
Parfois il en vient jusque de Londres pour
abondonner en forêt leurs bêtes dont ils ne
veulent plus : Elle a miaulé à la porte d'avant.
Voy[e]
[E]
J
'ai été voir. Elle paraissait affamée.
Elle a l'air de vouloir rester avec nous.
— C'est que votre seuil est accueillant, Esther.
[L]
L
ui avez-vous trouvé un nom.
?
— Pas encore. Je n'en ai pas eu le temps.
Lui en donneriez-vous un.
?
Je me penchai
et
flatt[illis.]
a
i la petite chatte
perdue.
— -Guin
è
e
vere, lui irait, il me semble.
— Guin
è
e
vere ! c'est un nom bien
distingué pour une petite chat
te
qui provient peut-être
des quartiers les plus misérables de Londres. Et
cependant
pourquoi pas
en effet
un mom
qui la
rehausserait!
La petite bê
ê
te égarée se leva alors sur
ses pattes arrières, appuyant celles d'avant
sur mes genoux et s'y frotta la tête en
murmurant au fond d[e] sa gorge une sorte
de remerciement.
La grande chaleur était tombée. Par
instants
nous arrivaient
dessou
en dessous
des pommiers une bouffée d'air rafrai
î
chi
de so
o
n passage sur
les
grands
vastes
champs
ouverts
au-delà du jardin.
.
Rassasiés, nous re
e
stions
à causer paisiblement dans l[e] cré
é
puscule qui
avancait. J'apprenais que Father Perfect
avait été garden-boy puis aid[e]-jardinier
avant d devenir le chef jardinier du
châ
â
telain des lieux. Il avait été attaché
é
longtemps
au
châ
â
teau que l[e] seigneur
possédait dans l[e]
Nor[l]
Norfol
ol
k pour être
ensuite affecté au petit manoir de Upshire.
Depuis quelques années à la retraite, il
avait la jouissance pour Esther e
e
t lui-même,
leur vie durant, du cottage, en plus d'une
petite rente et de certains droits comme,
par exemple, de ramasser le bois mort
et d[e] prendre du petit gibier dans la parti
i
e
de la forêt qui relevait toujours du manoir.
Il aimait y faire enc
c
ore son
presque
tou[r]
r
presque
tous
les jours,
quotidiennement
un peu pour venir en aide au
garde-foresti[r]
e
r qui n[e] suffisait plus à
la surveilla
ge
nce
, un p
p
eu aussi pour
son plaisir. Il en rapportait des champignons,
de bons fagots secs qui flambai
i
ent
vite, parfois seulement des fleurs.
A l'écouter, je c
c
omprenais enfin d'où venait
à c
c
e vieillard sa bonté paisible, sa douceur
rare, quelque chose en lui comme d'une
innocence à jamais préservée. C'est
qu'il n'avait apparemment rien fait
d'autre au long de sa vie que de prendre
soin de ce qui embellit le monde. « Les
roses de notre roseraie de
u
Norfol
ol
k...
j'aurais voulu que vous les ayez vues,
me disait-il... Elles se tenaient comme
des reines alignées à attendre le
jour.
Et
l'on n'aurait pas été tellement surpris
au fond de
les
s
voir
lui
faire la révérence...
savez-vous.
!
.. encore que les ro
o
ses sont
de
e
s orgueilleuses ...e
e
t ne plient pas beaucoup
même sous l'orage... »
A la fin,
,
tout alangui
pour
d'
être retourné
à ses plus vieux souvenirs
et peut-être
encore
ébranlé
aussi
par l'émotion
de mon arrivée,
il eut
l'air
tout
épuisé
. Il se leva, nous
souhaita le bonsoir, nous benit toutes
deux et entra se retirer pour la nuit.
Je m'offris à aider Esther à desservir
— Oh non [:]
,
pas encore ! dit-elle vivement.
Restons plutôt à causer encore un peu. J'aime
bien é
é
couter Père. Vous avez vu : il est
adorable. Mais c'est chaque soir la même
histoire : les roses du Norfolk, les
poules faisanes
s
de
la forêt r
é
servée
qu'il
avait
qui le reconnaissaient et
le suivaient
pas à pas... Que voulez-vous! Il a vécu
dans une sorte de Jardin d'Eden, et
l[e]
e
malheur des hommes ne
l'ont
l'a
pas
touchée
touché
apparemment
tout
autant qu
e
'il
atteint la plupart.
Et du
e
d
l'
Eden il n'y a
pas grand-chose à dire au fond, ne trouvez-vous
pas,
une fois
qu'on l'a
qu'il a été
raconté.
Restez
un peu... Il y a si longtemps que je
n'ai eu quelqu'un avec qui parler
de choses
autre
et d'autre
à l'heure où l'on dirait
que l'on désire particulièrement s'ouvrir
que les mots
viennent d'eux-mêmes
aux lè
è
vres...
au
vers le
crépuscule...
par exemple.
Pour moi
jusque-là, il avait plutôt
il était plutôt l'heure du silence
et
du rêve s'épanouissant en cercles d[e] plus
en plus paisibles jusqu'à disparaître en
une surface lisse
comme
la
une
nappe
d'eau
dans l'air
à la nuit.
Mais
ainsi tout serait bien entre nous : Esther
raconterait à coeur ouvert, et moi je
l'écouterais en silence.
En fait, e
e
lle parla peu, quelques
mots seulement à la fois, entre de longs
moments de méditation. Mais chaque
petite phrase sonnait si juste, provenait
d'un[e] si apte réflexion, résumait tant de
sagesse, était
é
noncée en termes si parfaits
que chaque fais j'en dressais l'oreille.
— Où donc avez-vous appris tant
de choses, Esth
h
er?
— Certainement pas à l'école, en tout cas.
Je l'ai quittée à l'âge de douze ans pour
entrer en service chez nos maîtres. Eux
avaient beaucoup de livres.
Les demoiselles
les laissaient
parfoi
assises au jardin
dans leurs chaise-longue les laissaient
parfois
tomber
tomber
souvent
de leur mains.
En
ramassant
leurs affaires
derrière elles
,
j'avais le temp parfois d'ouvrir un livre, de
lire quelques lignes, et je m'étonnais déjà
qu'elles fussent si peu retenues par de
s
pareils
trésors. Plus tard, les demoiselles m'en
donnèrent,
,
peut-être pour s'en débarrasser.
Je lisais souvent, à la flamme de ma bougie,
dans mon coin de mansarde, j
j
usqu'à
ce que tombe de sommeil.
— Qu'avez-vous donc lu ainsi, Esther ?
—
Ah,
pour [ça,]
que
j'ai été chanceuse !
Nos
maîtres tenaient à ce que leurs demoiselles
lisent le meilleur, c[e] q'ils n'avaient pas
eux-mêmes lus...
les classiques
et les
gouvernantes
[voy]
y
voyaient..
. J'ai lu
tout Paradise Lost. J'en sais encore
de grands bouts par coeur. J'ai lu
aussi Pilgrim's Progress que j'ai trouvé
un peu ennuyeux par bout
s
, je l'avoue
à ma grande honte. Puis Jane Eyre, les
Brontë, Gulliver's
's
Travels, presque
tout Tennyson, Browning, les deux, lui
et Elizabeth, et, surtout, bien entendu
la Bible, le l
L
ivre des livres, tout y est, dear
est
Gabrielle, de ce qu'il importe de savoir. Mais
j'aime bien aussi, de même qu[e] la Bible,
ouvrir chaque jour,
,
au hasard,
,
mon
Shakespeare. Il est rare que je ne tombe
pas sur une phrase qui me porte au
ravissement et m'
'
accompagne pour ainsi
dire toute la journée. Ou encore m'apprenne
à moi-même ce que je pensa
a
is sans le
savoir
,
et qu[e] je ne suis pas la seule
à penser ainsi. Alors
ma pauvre vie
solitaire s'entrouvre
vre
et
je
devine le
da
n[illis.]
multitud[e] d'autres solitaires je
deviens comme
riche et entourée
et je
suis loin
tout à coup d'être
seule. En est-il de même pour vous, dear
Gabrielle ?
Mon
Le
coeur troublé
de si précieuses
confidences
je
ne savait
s
que répondre. A mes
pieds s'était couchée Guinevere qui
tout en sommeillant repartait,
,
de temps à
autre,
,
à ronroner. Au loin, là où une
heure auparavant,
j'avais vu la
souillure du ciel, apparaissaient,
,
faibles
encore,
,
les premières
des lumières
, et tout
était changé. Londres avait perdu
sur moi son pouvoir d'e
e
ffroi comme Paris
le sien quand, du haut d'une chaise,
par la tabatière ouverte, je l'avais contemplé,
pour ainsi dire à mes pieds,
,
dans sa
bénignité.
é.
Ah, qu[e] j'ai aimé les
grandes villes,
à
une heure peut-êtr[e]
peu de distance,
,
de route,
,
à l'heure assombrie, alors
que s'
'
allument
leurs lumières qui
disent
tout à coup
comme rien d'autre au
monde
l'intense
la fraternité des hommes.
Maintenant
De minute en minute
croissaient
celles de Londres. Maintenant elles étaient
innombrables.
— Je n'aurais jamais cru, dis-je, que
j'en viendrais à veiller avec Londres,
,
à
distance,
devenu une
comme avec une
connaissance silencieuse et douce.
— J'y vais
une fois par année,
,
[flèche]
avec Père,
me
confia Esther[.]
Nous y allons,
avec mon Père
p
P
ère et m
oi,
Nous allons
rendre visite
,
à ma soeur Heather. Vous ne
pouvez imaginer soeurs plus dissemblables
qu'Heather et moi-même. Elle, elle est
partie jeune faire sa vie à Londres. Elle
est délurée,
,
pi
i
mpante, toujours mise à la
mode,
,
Elle a des
porte des
chapeaux extravagants
et
,
marche
[à]
d
ans des souliers à talons hauts.
,
Ell[e]
va
au spectacle,
elle est très au courant
lit des
revues
un peu effrontées à mon goût. Je me
sens bien vieux jeu à côté d'elle. Pourtant
je ne changerais pas de vie avec elle pas
plus qu'elle sans doute n'en changerait
avec moi... A part notre visite à Londres
dont
je rentre toujours
mystérieusement
terriblement
brisée,
nous allons aussi une fois par
année, Père et moi, à là mer. Une
journée par année à la mer, il faut bien
cela,
,
n'est-ce pas
,
pour n'en pas perdre
le souvenir dans notre tête
et
dans nos
oreilles. Père se fatique vite. Nous
allons donc au plus près, à Bradwell on sea.
Nous n'y allons d'ailleurs, remarquez, que
pour nous asseoir
auprès d'elle
, face
à la mer
,
[illis.]
la regarder et
à
l'écouter.
Enfin nous sommes rentrées. Est
t
her
a
refusa
a
que je l'aide pour ce soir-ci.
—
Vous êtes comme quelques-unes de mes
fleurs
quand elle
qui croulent
soudain
à la fin d'une journée qui équivaut pour
elles à presqu[e] toute la vie pour
nous sans doute.
Elle m'alluma une bougie.
A sa lueur tremblante, en traversant le
sitting-room, j'ai pu distinguer, dans
leur rayonnage, quelques titres des livres
qu'elle m'avait dit avoir lus. Ils
semblaient faire partie de cette pièce comme
des hô
ô
tes de longue date
et
toujours fréquentés.
— Est-ce que ce sont les livres que
vous ont donné les maîtres ?
— - Pas tous. Père et moi, sur notre petite
rente, en économisant un peu sur le
charbon l'hiver, un peu sur les autres
sorties que l[e] voyage à Londres et à la mer,
nous avons réussi à nous en acheter
quelques-uns[,] [illis.]
de
plus ré
é
cents, pour nous
tenir tout de même un peu au courant
du monde d'aujourd'hui. Nous vivons
une belle
vie
malgré tout comme vous le
voyez, sauf pour une chose qui continue
à me manquer peut-être... c
C
'est que
je n'ai jamais vu jouée, figurez-vous,
une seule piè
è
ce de Shakespeare. Comment
est-ce ? Très beau, n'est-ce pas ?
—
Plus que beau, Esther.
Inoubliable, Esther.
— Ah, je m'en doutais !
Nous montions
l'une derrière
l'autre l'escalier qui
condu
aboutissait
au
petit
palier
étroit sur lequel s'ouvraient
les
nos
trois chambres
, celle de Father Perfect, celle
d'Esther et la mienne qui était la plus
spacieuse et la mieux orientée.
Esther me passa la bougie.
— Il y a une lampe tout[e]
e
prête et des
allumettes à votre chevet, ainsi que des livres,
si vous désirez lire un peu. Mais je vous
engage à dormir au plus tôt. J'aimerais
vous voir meilleur mine demain et
surtout voir disparaître ces traces de pei
i
ne
qui vous restent dans les yeux.
Elle m[e] posa un baiser sur le front.
Et comme chaque soir tant que
je serais
chez elle, cette fois-ci, et une
autre fois
des années plus tard lorsque
j'y reviendrais
, cette fois-ci,
sous son toit,
cette fois-ci,
et plus tard quand j'y reviendrais presque heureuse
et, plus tard encore, quand de nouveau
je reviendrais,
,
moins heureuse, elle me
souhaita tendrement :
— Night-night, Gabrielle.
Je soufflai ma bougie.
Le temps
de
de m'émerveiller que
ma
pauvre
barque errante eû
û
t
été
poussée vers un
atteint
si bon port,
et je dormais
à la brise qui venait des downs
roulant leurs crêtes à
à
la rencontre des
crêtes de la mer.
Je m'éveillai l'âme en paix comme jamais
depuis [des]
La
-Petite-Poule-d'Eau peut-être, mais non,
comme [si]
comme jamais
depuis bien avant,
,
depuis le temps
peut-être [illis.]
d
es
vacances à la ferme, chez mon
oncle, quand, au réveil, le premier matin,
n'ayant pas
reco
su tout de suite où j'étais
je le reconnaissais a
a
ux odeurs qui flottaient
ver[s] moi
du dedans et du dehors
et m'apportaient
le sentiment que je ne pouvais
et que je me
découvrais
sûre
dans la chère maison
qui ne m'avai
où je n'avais connu
sûre d'être ^
à nouveau
heureuse
à nouveau
dans la chère maison
où je
n'avais connu que calme et félicité.
Du grand lit en cuivre, je pouvais suivre
le déferlement des downs qui me parurent
? plus at
t
tirants
e
s
encore que la veille sous la
douce lumière du matin qui e
e
n tirait des éclats
d'un vert soyeux. J[e] retrouvai du regard la stèle
qui marquait l'emplacement de la mort de la reine
saxonne. En étirant un peu le cou, je pus
apercevoir le petit château dont Esther m'avait
appris qu'il servait maintenant d'orphelinat,
les
s
seigneurs l'ayant légué à
une o
o
euvre,
d
e
bienfaisance,
pour aller habiter, tout au bout du
village par lequel j'étais arrivée, mais
au long d'une autre route qu celle que
j'avais suivie, une demeure presque
dissimulée dans la forêt.
Or, en même temps que cette paix, si
longtemps absente, revenue m'habiter,
je découvris en moi, ce matin-là, le vif
désir d'écrire né tout aussi instantanément.
Cela m'était déjà arrivé : je m'éveillais
heureuse de vivre, dans des di
i
spositions
de tranquilité,
,
de disponibilité,
,
et, du
même coup
,
s
s
urgissait dans mon esprit
une histoire pour ainsi toute faite, toute prête,
et que j'avais grande envie d[e] raconter. Mes
meilleurs moissons d'idées, d'images, de récits,
je les ai
presque toujours
trouvées
cueillies
ainsi
au réveil
, comme si
elles
me venaient
provenaient
du
repos,
du sommeil,
de l'ombre
ou de
e
quelque longue
poursuite, menée à mon insu,
vers
à travers
mes rêves,
de que
d'un personnage ou d'un
e
thème à
tonalité
.
à
Mais il m'avait toujours
fallu être prompte à les saisir si je ne
voulais
pas
tout perdre, car si rien n'est aussi
précieux que c
c
es dons du r
é
veil,
aucun
rien
n'est
en même temps
aussi fugitif.
Je
courus à une petite table sous l'une des
grandes fenêtres où il y avait de quoi écrire.
Je détachai^
avec précaution
quelques pa
a
ges
du milieu
d'un petit cahier d'écolier afin de ne pas
l'abîmer
si Esther le destinait
s'il servait à
Esther, comme cela pa
a
raissait
possible
le cas,
,
,
de livre
de compte
, car c'était manifestement là
son coin d'écriture. Je pris un crayon
et retourn[illis.]
ai
dans le lit me mettre à écrire,
adossée à la pile des oreillers, les
merveil
l
eux
merveilleuses
d[ow]ns sous mes yeux.
L'histoire que je mis à écrire, ce matin-là,
d'un tel coeur aujourd'hui
ne compte
pas
guère.
si je m'y attarde, c'est qu'elle était
tout de
même
meilleure
mieux
que
ce que j'avais écrit
jusque-là,
qu'ell[e] venait bien et
surtout
qu'ell[e] m' entraînait
[m']
q
ue
surtout
qu'
elle
m'entraînait
dans un mouvement irrésistible
,
me soustrayant à tout ce qui n'était pas
elle et ainsi me rendait au bonheur
que je n'avais connu depuis longtemps.
Aujour[illis.]
d
'hui que je raconte ces choses, je
m'aperçois enfin comme il est curieux
que ce soit seulement
lorsqu'on est
en quelque sorte
ravi
a soi-même que l'on puisse être
heureux,
,
et pourtant c'est bien ainsi, je
crois, que ce
e
la se passe pour tous.
Or, cette histoire que j'avais dé
é
couverte
pour ainsi dire
m'attendant
au reveil et
qui venait si bien, elle me venait dans
les mots de ma langue française,
.
[soi]
Pou
r
peu
moi qui avait parfois pensé que
j'aurais intérêt à
écrire en anglais
,
plutôt
qu'en français,
qui m'y était essayé
e
avec un
quelque
certain
succès
, qui avait tergiversé,
tout à coup il n'y avait plus d'hésitation
possible : les mots qui me venaient
au
x
lè
è
vres,
,
au bout de
de
ma plume
,
étaient de ma lignée, de ma solidarité
ancestrale. Ils me remontaient à l'âme
comme une eau pure qui trouve son
chemin centre des épaisseurs de roc et
d'obscurs écueils.
Je ne m'étonnais pas d'ailleu[r]
s
que ce fû
û
t en Angleterre, dans un
hameau perdu de l'Essex, chez des gens
hier inconnus de moi,
que je naissais,
peut-être en partie enfin à ma vocation,
la plus vraie
, mais surément, en tout cas,
à mon identité propre
que jamais
plus je ne remettrais en question.
C'est que tout, au fond, me parais
C'est que
tout, au fond, de
cet épisode
l'événement de ce matin-là,
me paraissait
d'une évidente et parfaite clarté. J'étais
arrivée la veille par une sorte de miracle -
—
mais il allait se reproduire bien des
fois dans ma vie
e
— chez
des gens qui
d'instinct
allaient
m'aimer
m'aima
a
ient
[flèche]
m'
'
aimèrent.
. Or là où
je me suis sentie aimée et portée à aimer
je me suis
sentie
également sentie
ega
trouvée
en sécurité
. Et là où je me suis trouvée
en sécurité
,
j'ai
eu
[illis.]
du
quelque
[flèche]
retrouvé le
courage
. Seule,
je l[e] sais maintenant depuis longtemps,
,
l'affection peut me porter à ce degré de
confiance où je ne crains plus la vie. Et
alors j'ose m'élancer dans ce travail sans
fin, sans rivage,
,
sans véritable but,
au fond, qu'est l'écriture. Appuyée comme
je me sen
en
tais l'être ce matin
, par l'amour
presque aveugle d'Esth
par
l'amour
du
si
si
indulgent
gratuit du
vieil homme
et d'Esther, je
me
sentais
peut-être aussi le
de
mon devoir de
le
leur
rendre à ma manière. J'avais sept ou
huit pages d'écrites quand Esther entra avec
le plateau du breakfast.
Elle me le déposa sur les genoux en
repoussant un peu les feuillets qui
c[ouv]
encombraient la couverture.
C'était un
si
énorme
repas
qu[e] je protestai ne pouvoir jamais en venir
à bout
pour m'entendre aussitôt
répondre
reprocher
prêcher
exactement comme rue [W]ickendon :
— Toute bonne journée commence
par un substantiel breakfast.
Alors,
les yeux détachés du déroulement
l'esprit détacha
é
pour un instant du
déroulement de mon récit pour revenir au
sujet d[e] ma vie, je mesurai le long chemin
que j'avais malgré tout parcouru depuis
cette rue de malheur, alors que si
souvent je me reprochais n'avoir en rien
avancé. En cours de route,
,
je dus buter
toutefois sur un souvenir qui réveilla
en moi la lancinante douleur a
t
oujours
prête à surgir, quoi que j'en pensai, à la
moindre é
é
vocation de Stephen, car subitement
les downs, l'admirable payage que
e
je fixai,
tout dis
s
paru
t
à mes yeux pour me laisser
me voir
à mes propres y
seule
, sans soutien,
démunie. Prompte à interprêter les
variations d'un visage humain comme
celles du ciel qu'elle consultait sans
cesse pour y établir des pronostics, Esther me
reprocha :
:
— Vous voilà rep
p
artie dans vos mauvais
chemins. Tantôt vous étiez tout bonheur
comme une enfant dans ses jeux. Revenez-y.
Mais avant tout, goûtez ce beau kipper
que j'ai été chercher exprès pour vous ce matin
chez le mareyeur à
[W]althamrow
[W]althamstow
W
. Ensuite,
s'il le faut absolument, vous
continuerez quelque temps encore vos
gribouillages. Mais n'oubliez pas : les
belles journées que Dieu nous donne ne
durent pas indé
é
fi
i
niment[.] Après-midi,
si nous le voulez, nous irons nous promener
en forêt... ou sur les downs... comme
vous préférerez.
— Oui, sûrement, Esther. Mais j'ai le
sentiment qu'il
me
faut mériter mes j
j
oies.
Et ce matin, en m'eveillant sous votre toit,
j'en ai éprouvé une des plus grandes
de ma vie.
La vaissell[e] du lunch
faite
, et
t
lavée et
rangée,
[f]
F
a
Father Perfect à sa sieste, nous sommes parties,
Esther et moi, du côté des downs. A peine
franchie une clôture et un[e] petite élévation,
et nous étions livrées à une étendue qui
semblait
ne
plus
n'
appartenir qu'au vent et
aux nuages. D[e] lointains bruits de ferme,
nous
l'aboiement d'un chien, le cri d'une
poulie, un chant de coq, nous parvenaient
de temps à autre,
,
juste assez perceptibles pour
nous relier plaisamment au monde habité.
Je ne pouvais revenir de ma surprise
de ce qu'un pays que l'on dit petit et
surpeuplé, pût
s'
offrir de si grands et
beaux paysages pour ainsi dire perdus
sauf pour
r
la contemplation.
Les landes du Nord étaient
infiniment plus rudes, m'apprit Esther.
Plus rudes, plus envoûtantes aussi. Elle s'en
ennuyait toujours. Elle se rappelait y
avoir marché pendant des heures, l'âme
curieusement heureuse et délivrée au sein
de ces farouches é
é
tendues
grises
, tri
i
stes...
et cependant nobles,
me dit-elle.
Je
l'imaginai alors.
Elle connaissait tout des downs et
jusqu'à ses herbes les plus modestes. A
tout instant, elle se penchait, cueillait
à mon intention un brin d'herbe, une
graminée, un[e] toute petite fleur, m'en
disan
i
t le nom et à quoi ell[e] pouvait
servir
,
comme
e
fourrage, comm[e] re
e
mède ou
simplement à composer
un bouquet d'hiver
pour la maison
alors que manquent
les fleurs fraîches pour égayer la maison.
.
Poussée à
à
agir par ce que j'apprenais si facilement,
je me déterminai [illis.]
dès
[illis.]
cet
te
cette
après-midi à me
faire enfin,
,
pour la première fois de ma vie,
un herbier. Rien qu'avec ce que nous
rapportions de
cette
première
promenade
j'avais de quoi
couvrir plusieurs pages. Dès qu[e] je m'y serais
mise, Father Perfect n'allait plus cesser de
m'apporter jour après jour une abondante
moisson : de l'ivraie, un exemplaire du
Shepherd's Purse — qui devient si curieusement
en français de la Monnaie du Pape... de
l'herbe à chat... Le vieillard allait prendre presque
autant de goût que moi à voir
représenté
repré
é
sentées
dans
mon livre de plantes les plus spé
é
cifiquement anglaises
ou les plus rares. Hélas mon bel herbier auquel
je travaillai avec tant de plaisir, soir après soir,
sous la lampe du parlor, aidée d'Esther
qui me montrait comment sécher puis coller les
fleurs et les tiges, je devais l'égarer dans un
de
de
mes nombreux déplacements. Je le
regrette encore.
Avec
c
lui
,
,
il
me semble
avoir
perdu un
le
témoin
de
mon
d'un temps.
[flèche]
[illis.]
où je fus o
o
ccupée le plus innocemment du monde.
l'
i
i
nnocent [bon]heur
de ce
temps-là.
que
je
connu[s]
dans
pendant quelques semaines à Upshire.
N
N
ous sommes revenues
[illis.]
par un
sentier dans la forêt.
Maintenant,
p
P
ar
habitude d'économie, Esther,
m[illis.][t]
plutôt que des
fleurs,
ramassait
,
maintenant,
ça et là
,
des bouts de
bois mort.
Ils suffis
r
aient^
di
i
t
t
-elle
à faire
bouillir l'ea
a
u du thé
e
e
t même
, brûlé
dans l'âtre,
à réchauffer
les premières
soirées d'automne tout juste
e
un peu fraîches.
C'était toujours ç
ç
a d[e] pris sur sur l'achat
du charbon, très cher,
,
et même sur les
s
bûches
dont il fallait remplir
le cabanon
,
à l'hiver.
Son effort
Et puis, sans grand effort
d[e] sa part, elle soulageait ainsi son père qui
se croyait obligé, revenant de la forêt, de
se charger de bois beaucoup plus qu'il
n'aurait dû. Sujette comme je l'ai toujours
été à l'esprit d'émulation, je me mis de mon
côté à ramasser
du bois
mort.
tombé.
J'en
cherchai d[e] plus en plus gros, jusqu'à en venir
à m'
'
attaquer à des moitié
s
d'arbres q
q
ue
j'avais
toutes les
peine
s
à tirer et dans
lesquelles je me prenais les pieds et
m'empêtrais. Nous sommes rentrées au
village par sa partie haute, moi chargée à
l'égal de ces bourrico
o
ts de misère que
e
l'on
ne distingue même plus
sous les
u
rs
faix
énormes
qui
les
débordent [illis.]
de
tous côtés.
Nous nous sommes trouvés à passer devant
le
pas
as
t
t
orage
[flèche]
pastorage
d'où sortait justement la châtelaine
qui salua Esther, à ce qu'il me parut, d'un salut
plutôt bref, puis attacha sur moi un
regard perplexe. J'ai souvent pensé que
j'avais pu,
,
ce jour-là, mettre Esther
dans l'embarras par mon excès d[e] zèle
qui pouvait donner à croire que nous
étions, à Century Cottage, réduits à l'extrême
pauvreté. Elle ne m[e] dit pourtant
absolument rien à ce sujet pour n[e] pas
gâter sans doute le grand plaisir qu[e] j'avais
eu à me croire u[illis.]
t
ile. A l'avenir cependant,
quand nous rentrerions encor[e] bien des
fois chargées, à moins qu'il ne f
î
t
nuit noire,
nous
rentrerions
reviendrions
par les
champ[s] arrière et
la petit[e] barrière
donnant
sous
les pommiers
.
J'avais
d
û
tout de même
pique[r]
r
très fort
à vif
la
cur
r
iosité
curiosité
de la châtelaine
qui
vers ce temps-là
nous envoya
bientôt
porter
une invitation à prende le thé au manoir.
.
Esther s'en mont
t
r[a]
a
plutôt ennuyée.
.
— Je vais avoir à ressortir ma robe
déjà démodée
il y a trois ans[,]
et quelque
p[eu] rafistolée pour l'occasion
qu[e] j'avais
un peu rafistolée
pour ma dernièr[e] [illis.]
invi
tation
au manoir, alors, comme c'est curieux ! que
j'avais justement à la maison quelqu'un que
mi
i
lady ne parvenait pas à situer comme app[a]rtenant à
mon monde.
A peine de retour au cottage, pendant qu'Esther, sur la
flamm[e] d[e] nos fagots,
,
mettait l'eau du thé à bouillir, je courus à
ma chambre rattraper le fil de mon histoire. J'étais animée
par un feu inextinguible. Peu m'importait qu'il ne donnait
pas encore nai
i
ssance,
,
malgré son ardeur, qu'à bien peu d[e] chose.
Mais, je suppose, qu[e] j[e] n[e] savais pas alors
qu[e] ce que j'écrivais était peu de chose.[flèche]
J'écrivis plusieurs pages avant de prendre
conscience
qu'Esther m'appelait d'en
bas.
Je descendis prendre ma place au jardin.
Le crépuscule montait doucement
comme
une[illis.]
une [illis.]
une marée
tranquille des
du
fond des pâturages. Bientôt s'allumèraient
les lointaines
dans le lointain un peu
brumeux les myriades de lumières de Londres.
Mais
entre la ville et [illis.]
en de
e
ça
j'avais
appris à distinguer les
petit
groupes
de feux
de quelques petites villes plus
s
prè
è
s de nous :
Walthamstow
Walthamr[o]w
Walthamstow
où
ù
Esther allait souvent
en
à
bicyclette
aux
emplettes
,
,
[w]
W
alt
lt
ham Cross
oss
et peut-être quelqu peu
Wath
Walt
t
ham
Abbey où j'irais avant longtemps visiter
sa vieille peti
i
te église trapue,
l'
'
une de
e
s
plus rares
s
en effet,
en
en
Angleterre.
C'est ce soir-là seulement que je m'avisai
tout à coup avoir,
,
dans mon trop grand bien-
être,
,
oublié
d'aviser
d'apprendre à Gladys
où j'étais
et
qu[illis.]
me pris à penser qu'elle
pouvait être mortellement inquiète à mon
sujet, n'ayant eu aucune nouvelle[s]
.
et
qu'il m[e] vint enfin à l'esprit qu'elle
pouvait être mortellement inquiète à mon
sujet, n'ayant pas eu de nouvelles de moi depuis
deux jours.
.
Je courus aussitôt à la cabine téléphonique
qui se trouvait devant la poste, tout à côté
de chez Esther.
Peut-être Gladys avait-elle été
réellement affolée par ma disparition.
Mais
aussitôt
[illis.]
en apprenant que j'étais
bien
vivante et
bien
apparemment
bien
portante,
sa colère
l'emporta et avant que j'eusse pu dire
grand-chose, elle me [déversait]
elle tomba dans une colère horrible, ne me
laissa p[illis.]
lus
placer un mot,
et
m'
'
[abreuvant]
en
toute hâte [des] plus cinglant[s] reproches
elle piqua une colère é
é
pouvantable, ne me
laissant
plus
pas
placer
un mot et m'
'
abreuvant
des plus
s
cinglants reproches.
->
—
—
Mais
[ q
Q
Q
uelle
sorte de f
f
ille étais-je donc
pour
ê
tre partie ainsi
sans
même
laisser
au moins
un
petit
mot
derrière moi
? Aurais-ce été
vrai[m]
vraiment.
un trop grand effort que d'avertir
au moins
les voisins ? Ell[e] n'avait pas fermé l'oeil
d[e] l[a] nuit dernière.
.
Geo
eo
ffrey avait été
partout
demandé
er
si on n m'avait pas vue
e
. Et à
cette heure
[me]
où
je d[a]ignais
enfin
appeler
téléphoner
, i
i
ls
étaient sur l[e] point de [a]
f
aire appel à
à
la police.
J'aurais pu
rappeler
dire
,
à ma décharge
,
que
Geoffrey, absorbé par un
n
e
ré
é
pa
a
ration ou en
cours
s
e pour la journée,
,
elle-même terrée
à Hampton Court sans donner si
i
gne
e
de
vie, avaient bien souvent passé
plusieurs
jours sans
se préoccuper de moi et même
s'inquieter de ce que je devenais.
même
s'apercevoir
si j'étais là
à
ou non. Mais
je me sentais
assez coupable
co
m
algré tout
sans
agraver mon cas par
pour ne pas chercher
à me défendre. Je dis simplement que je
regrettais vivement avoir été pour elle et
Geoffrey une telle cause d'ennuis et
d'i
i
nquiétude et que je serais bientôt
à la maison pour y prendre mes effets.
Le lendemain je partis tôt pour Wake
Arms par un raccourci qu m'avait
enseigné Esther. Au bas de
e
la pente du
village, je devais prendre le chemin à droite
,
plutôt qu[e] celui de
e
gauche
au
à un
carrefour peu
évident
,
et qu'il
fallait prendre
garde
faire très attention
de ne pas
manquer. Je longerais le mur de pierre qui
entourait le manoir. J'arriverais à
un immense champ labouré
é
.
Je
me
devrais
faire
attention de
me
me
tiendrais
tenir
sur le côté
pour la marche sans trop
de
fatigue sur
où il y avait
une sorte de sentier battu
à
l[a] longue par
les gens qui
passaient
connaissaient
ce raccourci.
.
[flèche][flèche]
[a]
A
utrement, j'enfoncerais
à
chaque pas dans l[a] terre gr[asse]
asse
et
t
ce serait épuisant.
.
Avant d'atteindre la route
principale, il ne me resterait plus qu'un petit
bout à faire en forêt plutôt so
o
li
i
taire
et
que
je devrais
le
franchir
en chantant à tue-tê
tê
te
,
c
c
c
[C]
ar rien, selon Esther, n'éloignait mieux
les vi
i
lains qu[e] le chant, montant en
pleine solitude, d'un coeur serein ou qui
cherche à le paraî
î
tre. Je ne me rappelle
e
pas
si j'ai chanté
au cours d[e] cette
en traversant
ce bout de chemin sombre
,
si ce n'est
à moins
que ce ne
,
quelquefois,
peut-être[flèche]
quand je [re][illis.] [de] Londres,
[flèche]
soit,
au retour,
,
de bonheur, ^
en revenant de Londres,
à la pensée que
je
m'en revenais vers
le bien qui m'était
pour m
oi
alors
,
[illis.]
mon
seul vrai chez-moi dans
véritable[illis.]
le monde.
[illis.]
je rentrais à ce qui était alors pour
moi mon véritable, mon seul chez-moi dans le monde[,]
[;]
.
Galdys n'avait toujours pa
a
s dé
é
col
é
ré.
Pendant que je ramassais mes affaires, elle me
suivait pas à pas en me rabâchant que
j'avais perdu Bohdan par ma faute et sans
doute aussi Stephen, un jeune homme si attachant,
que je perdrais sans doute ainsi tous ceux
qui avaient le malheur d[e] m'aimer.
J'étais
d'
une nature ingrate, me disait-ell[e].
Ainsi quelle gratitude lui avais-je marqué
à elle qui avait tant fait pour moi.
Cependant, lorsque j'eus à peu près tout enfoui
dans mes deux valises, sauf mon bé
é
ret que j'avais
oublié d'y mettre et que je posai sur ma t[ê]
ê
te,
apparaissant ainsi
aux
à
ye
ux
de
Gladys à [illis.]
pe
u
près telle
qu'elle m'avait vue
e
pour la première fois,
ell[e] changea totalement d'attitude. Une larme
lui vint à l'oeil.
Qu'allais-je donc devenir, pauvre enfant
[-]là
!
me demanda-t-elle, et me proposa de rester,
que tout serait oublié, que d'ailleurs elle était
bien plus à blâmer que moi, m'ayant si
souvent laissée
e
à me débrouiller seul[e] pendant
que'elle cherchait elle-même la paix et l'oubli.
Je lui
re
présentai que je n'avais pas
les moyens de payer à deux endroits à la fois.
Elle me dit qu[e] je pouvai[s] rester
chez elle
quelque temp
au moins pour rien. Je lui ré
é
torq
q
uai que
je ne pourrais jamais accepter pareil marché.
Elle fut sur le poi
i
nt d[e] se retourner encore
un[e] fois contre moi, puis de nouveau
se radoucit
et s'offrit à
venir
m'aider
—
m'accompagner
pour le[s] bagages
au moins
jusqu'à
à
l'
'
autobus
pour Epping Forest
pour me
pour m'
'
aider
au moins à y charger mon bagage.
Tellement
j
J
'eus
tellement
peur qu'elle aille s[e] mettre en tête de
venir jusqu'
e
chez Esther,
q
ue
je refusai net,
,
,
l'assurant que j'étais parfaitement ca
a
pa
a
ble
e
de
me dé
é
brouiller seule. Alors elle vira
a
encore
complètement
de caractère.
d'humeur.
E[t]
h
bien qu[e] j'aill[e] au diable !
!
Si j'étais
venue seul[e] du C[anada],
anada,
si j'avais couru à
l'aventure en forê
ê
t d'Epp
Ep
ing, je devais bien
ê
ê
tre capable en e
e
ffet de
e
me charger d[e] me deux valises.
Geoffrey vint cependant à ma rencontre
à mi chemin de l'
'
escalier
pour
les
me
pr
endr[e]
mes
valises et
et me les porter jusqu'au taxi qui
m'attendait.
A la
Quant à
à
ma
a
mall[e] gard[e]-robe
il la garderait dans un coin de la boutique
jusqu'à ce je
q
ue
l'envoie che
Sans l[e] savoir, j'étais déjà en route vers un
de ces havres bénis tels que la vie
m'en a menagés quelques-uns au
cours des années, et d'où j'ai ent[revu],
un moment, comme jadis, chez l'[oncle],
d
d
u petit chemin montant
quelque chose
comm[e] l[e]
un
n
[illis.]
bonheur
[illis.]
selon l'infini
dé
é
sir du coeur.
un
[sort]
[répons] à l'infini désir du coeur
[illis.]
Londres avait perdu
beaucoup de
son pouvoir
d'effroi sur moi comme Paris,
avait j[a]
il y avait [illis.]
quelque
mois avant
[d'|
[tenir]
le sien
, quand
je l'avais
d[u] [haut] d'un[e]
chaise, par la tabatière ouverte je l'avais
contemplée pour ainsi à mes pieds
de chez ma payse
. Ah
comm j'ai aimé les villes,
un
à
peu à distanc[e],
surtout
quand à l'heure
qui l'a
assom[bri][ssa]nt,
s'allument, dans l[e] paysage tranquill ,
leur[s] lumières fraternelle. (d[e] fraternité
qui disent si bien alors la fraternité.
X burn my candl a[t] both ends.
It will not last the night[.]
but of my face and of my friend
[Who] [—] [fine] light i[t] gives.
It gives [illis.] light light.
179
69 Image Image Image 3 Un oiseau tombé
sur le seuil.
Cahier III Image Walthanstow Epping GK Chesterton Fulham —
j'eus [flèche verticale] Image
il la garderait dans un coin de la boutique
jusqu'à ce que
je
l'envoie chercher.
— Bye bye [!]
m[e] souhaita-t-il assez
aimablement.
— Ne prenez pas trop à coeur les
violences d[e] Gladys. Au fond elle est
comm l[e] vent et change sans cesse de
cap, mais elle est incapable de ressentiment.
Ell[e] accourait en effet
justement
en
tout hâte
pour m[e] prier
d'écrire,
,
de donner
au moins
de mes nouvelles
mon adresse,
de m'arrêter, quand je repasserais par Lily Roa
oa
d,
prendre un[e]
e
tasse d[e] thé.
Sans aucun regret,
,
à c[e] que je crus alors
,
je quittai ce quartier où [d]
j
e devais pourtant
revenir tant d[e] fois en pensée vers des
souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.
Cette course en taxi était pour moi
de
la
a
plus
s
foll[e]
e
extravagance, ma
a
is j'avais
s
trop
hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la
corre
e
spondance a
a
vec le premier Green Line
partant
en direction d'Eppi
i
ng Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je de
e
scendis du taxi tout juste
pour voir filer au bout du square mon
cher petit autobus comm tout fringant de
s'élancer vers
le
es
verda
o
yant
e
s
régions
espaces
. Je
m'assis sur le même banc que
e
j'avais occupé
ce jour où j'avais pr
r
is ma course
e
vers
l'autobus en marche. J'aurais pu
p
p
leurer de chagrin. Je n'étais pourtant
retardée qu d'un
e
heur[e] mais e
e
ll[e] me
e
semblait devoir me
e
voler un
e
temp[s] infini de
bonheur. A supposer qu[e]
e
l[e] petit
l'autobus
que je venais de voir dispara
î
î
tre
eût été le dernier de la journée à
destination d'Epping Forest, je me
de
e
mande parfois si je n'aurais pas été
assez possédé
é
e
e
pour me mettre e
e
n route à pied,
,
avec mes valises,
comm[e] autrefois vers
la ferm
e
d[e] mon oncle, dans la neige,
e
t
sous la pluie, à
à
l'appel sans pareil
sur l'âme d[e] l'endroit où elle
e
a été,
connu,
n[e] serait-ce qu'un instant, en
repos.
C[e] que je vis en tout premier lieu
en descendant à Wake Arms me poigna le
coeur. Sous le ciel déployé, ses fins
cheveux blancs voltigeant au vent, Father
Perfect m'
'
attendait
depuis^
s
s
sans doute
des heures,
,
sans
doute
, avec
une grossière brouette
à ses côtés
que
e
j'i
i
maginai faite
jadis par lui-même
d[e] ses mains
jadis
,
,
et
sur
laquelle nous allions charger mes affaires.
Nous nous sommes aussitôt mis en
[r]oute
,
et
presque sans parler, le vieillard
gardant son souffle pour pousser la
brouette en terrain raboteux. Il me dit
seulement qu'au ^
moment
de partir à ma rencontre
il avait eu l'idée de la prendre pour le
cas où je rapporterais des choses d[e] Londres.
Je m'offris de l'aider à la pousser, mais
il refusa d'un mouvement de la tête.
Nous atteign
î
mes le vaste champ
d[e]
labour
é
. Le crépuscule l'envahissait. Ce n'était
plus en fait qu'un grand espace tout e
e
mpli
d'une vague matière bleutée, fluide et si
légère qu'elle évoquait bien plus
le monde
du
en arrière
du
r[êve]
[flèche]
perceptible
qu'une
e
parcelle de ferme mise en repos.
Enfin le vieillard abaissa
ssa
les brancards.
Il re
e
garda longuement le champ inondé
d'une telle douceur qu'ell[e] parais
s
sait être
l'enveloppe à demi transparente
du
bonheur
malgre tout
proche et accessible ^
si nous savions
seulement en trouver le chemin.
à chacun
. Il me dit
que la journée leur avait paru longue à
Esther et à lui, qu'ils s'étaient la
a
nguis de
moi, qu'il y avait certains êtres auxquels
on s'attachait ainsi très vite
mais
et
qu'on devait regret
t
ter cependant toute la
vie peut-être, si on avait le malheur de
les perdre. Il reprit les brancards, nous
avons marché un bout encore et de
nouveau le vieillard s'arrêta pour se
repos[er]t
reposer et, cette fois,
,
après avoir
retrouvé son souffle, i[illis.]
l
me confia sur
un ton gai qu'Esther me gardait au
chaud, dans le four, ma part de
shepherd's
s
pie qu'elle avait particulièrement
bien réussi ajourd'hui.
Nous avons atteint l'extremité du
champ et allions attaquer le sentier qui
longeait d
l
e domaine du châtelain. Tous
s
deux nou somme arrêtés pour jeter un
dernier regard en arrière de nous
à
sur
cet
espac[e] étrange à présent à moitié dissous
dans la nuit qui approchait. Ce champ,
je l'ai vu aux toutes premières clartés du jour
quand je partais tôt
pour
aller à
Londres
,
je l'ai souvent vu presque à la nuit ou
encore sous le plein soleil. Je pense bien
maintenant que ce devait être un champ
tout à fait ordinaire. J'en ai certainement
x
C'est peut-être parce que, en y arrivant, sans que je puisse en connaître la raison, je me sentais instantanément allégée, purifiée.
vu ailleurs de plus grands
s
encore
et de
plus admirables. D'où vient qu'aucun
autre
ne m'ait
émue
aussi profondément
pareillement
et que j'en porte toujours le souvenir en
moi
comme un des
moments les plus
dans
ra
a
res et les plus
précieux^
et rares
de la vie
?x
Nous avons débouché de l'ombre épaisse
des arbres pour nous trouver dans la faible
lumière que
e
projetaient les deux réverbères
d'Upshire ... ou étaient-ils trois ? Du pub,
assez loin encore, nous parvint, réunies en
une sorte de grondement,
,
des voix d'hommes.
Ils
y
étaient pourtant rarement plus de douze
à quinze, des fermes d'alentour, les soirs
de semaine, mais vite échauffés par la
bière, ils parlaient très haut
et, on
aurait pu
croire
l[e] penser
, tous ensemble
.
Faisant écho à ce rude concert, s'élevait,
de la petite église
entre les i
i
fs
effilés
, la veille du
d[i]
i
manche ou des jours de fête,
la chorale
mixte
repétant, strophe après strophe, des
hymnes tout pleins du
u
plus délicat amour
pour Dieu et ses créatures.
Des voix éméchées et des voix angéliques,
voilà l
v
raiment les seuls bruits qu'ai[e]
e
jamais
entendus à Upshire, pausé huit ou neuf
heures du soir.
A la barrière nous attendait Esther,
Guinèvere se frottant à ses jambes.
— Elle vous a cherchée toute la journée, m'apprit
Esther. J'ai dû lui parler un peu fort. Elle
n'arr
ê
tait pas de me demander la porte
d'en avant pour guetter votre retour.
Nous avons pris place à la grande
table de la salle à manger doucement éclairée
par la lampe à abat-jour écru. Sur le dressoir
brillait le meilleur service de table tout
disposé pour le repas. Pour fêter mon retour,
Father Perfect, quoique épuisé,
remet
t
tait à
plus tard
de se retirer
ce soir
, tenant à
prendre avec nous le souper.
Au bout de la table, il ajusta ses lunettes,
ouvrit la Bible, en lut un passage, puis, les
yeux fermis et joignant les mains, il
dit simplement :
—
Nous
We
thank thee O Lord to have
brought back to us saf[e]
e
and sound our
Gabrielle.
Désormais je n'en pourrais plus douter.
J'étais chérie de ces êtres comme moi-même
les chérissais. Mais en vertu de quoi et
comment avais-je pu mériter le don si
entier de leur confiance ?
Le lendemain je repris aussitôt le
rythme de la journée
e
tel qu[e]
e
je m'y é
é
tais
engagée avant mon voyage à Londres.
Je me levais tôt,
me jetais au
m'aspergeais le
visage
de
quelques gouttes
es
d'eau froide
puisée
m
d
e mon broc
,
courais à la fenêtre admirer les downs,
tout en me demêlant les cheveux. Revenue
dans mon lit, adossé[e]
e
à mes oreillers empilés,
je me jetais avec frénésie dans mon
écriture. Je tapais sur ma petite machine
à écrire rapportée d[e] Londres,
un[e]
légère
portative
,
posée
sur mes genoux.
Mes phrases peu exigeantes, plus
s
piquantes
que profondes
s
, n[e] me donnaient pas grand mal.
Elles venaient [vers]
à
moi bien
plus que
je
je n'avais
à
aller
n'
'
allais
vers elles
les chercher
.
Si l'un[e]
e
d'elles
parfois se faisait un peu attendre, je
levais machinalement les yeux sur les
downs et en recevais il me semble de
l'encouragement
,
même si dans
m[illis.]
mon
état d'abs
s
orption je les
es
voyais pourtant
à peine. Il en fut d'ailleurs toujours ainsi
dans ma vie.
J'eus
J'ai
toujours
eu
besoin
, pour
travailler, de faire face à une fenêtre et que
cette fenêtre donne sur un aperçu de ciel
et d'espace — j'allais dire : d'espérance.
Appliquée à ma tâche, je ne vois plus le
paysage. N'importe ! Il suffit que je le
sache là pour me sentir réconfortée,
,
emportée, soustraite peut-être à la
condition de servitude qui est le lot de
de
tout être,
,
mais encore plus sans doute,
,
quoiqu'on en pense, de
e
l'écrivain, interprète
des songes des hommes, mais il n'y a pas
accès de
e
son gré.
e
t reste souvent,
,
à la porte, àx x
attendre en pauvre.
Quand Esther surgissait avec le plateau
du breakfast, j'avais souvent déjà une
dizaine
de pages d'écrites
,
et
ré
é
pandues
autour d[e] moi sur le lit.
Elle me grondait, disant que ce
n'était pas
as
sain d[e] travailler ainsi sur
un estomac vide.
Je lui reprochais à mon tour de
se fatiguer à me monter le breakfast
et lui annonçais que dè
è
le lendemain
je descendrais
m[an]
déjeuner
avec elle
au coin de la table.
Elle me l'interdisait sous prétexte
qu[e], le matin, ell[e] aimait bien avoir à elle
seul[e] la maison toujours un peu en désordre pour
rang
ang
er à son aise et commencer sans h
â
te
les préparatifs du lunch.
Disait-elle vrai ? A la lumière claire
du matin, si je prenais vraiment
le temps de
la regarder
sonder son visage
, Esther m'apparaissait
plus âgée que la veille, à la lueur douce du
crépuscule,
,
et même parfois l'air très
fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire
repoussée plus loin, elle ne s'attardait
pas comme les premiers matins à caus
aus
er
assez longuement, voyant bien qu[e] j'étais
davantage «dans vos histoires » m'avait-ell[e]
dit, « que dans le vif d[e] la vie ».
je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose Esther !
— La mê
â
me chose ! Dans certains livres
très rares, presque, oui.
!
Mais je n'en ai pas
trouvé beaucoup qui m'ont parlé comme
me parle la vie elle-même.
Sa perspicac
c
ité me jetait dans
s
le désarroi
et la confusion, tellement je re
e
ssent
t
ais qu'elle
disait vrai. En étais-je donc encore à
perd[u]
re
mon temps ? A courir après des illusions ?
Ragaillardie par trois ou quatre tasses de
thé bues
s
[d']d'affilée, je reprenais
malgré tout vite confiance dans
mes
inventions
qui n'avaient d'autre mérite, si c'en est un,
que d'être enlevées.
Après avoir terminé la longu[e] nouvelle
que j'avais commencée pres
es
que dès arrivée
chez Esther, j'en mis
s
une autre en marche.
Il
me
semblait qu'il n'y avait pas d[e] fin à ce
qui se présentait à mon esprit et que j'allais
continuer
à vivre
et récolter
dans cette griserie
.
J'attaquai une série de
e
courts articles
sur le Canada dont
le sujet
me vint
m'était venu
en répondant à des questions d'Esther sur
la vie là-bas, comment elle se déroulait,
comment était
l'hiver,
l'été,
la population ?
A peine en eus-je terminé trois, écrits du
même souffle, qu'en un coup de tête je
les adressai au directeur d'un [he]
he
bdomadaire
parisien que
e
je connaissais seulement
pour en avoir ache
e
té un exemplaire, à Londres,
à
l'occasion, et je courus aussitôt les
jeter à la poste par peur de changer d'idée
si j'attendais seulement une heure.
Parfois, je frémis encore de mon
audace en
de
ce temps-là. N'ayant personne
pour me guider, me corriger, me relisant
d'ailleurs à peine moi-même, mes textes
devaient avoir à peu près l'allure de ce
que je considère
e
aujourd'
'
hui comme un
premier j
j
et
et n'oserais
encore
montrer
à personne
. Peut-être, après tout,
faut-il
avoir connu
aborder
dans une
certaine inconscience ,
l
e rigoureux chemin
où je m'engageais sans presque m'en
apercevoir ... Car, autre
e
ment, qui prendrait
cette route sans fin ?
Après le lunch,
[illis.]
toujours copieux,
que j'
avais
avalais avec
peine
,
à avaler
, car j'étais
encore tendue par l'effort d[e] quatre ou cinq
heures de travail, Esther m'envoyait
me reposer pendant qu'elle ferait la vaisselle,
refusant encore une fois mon aide, sous prétexte,
cette fois-ci, qu'elle aimait bien profiter de
cette tâche
qui
laissai
i
t
l'esprit libre pour revoir
dans sa tête des
b
outs d'hymnes inscrits à
l'office du dimanche suivant, ou encore
élaborer le menu de la prochaine journée.
Ensuite ell[e] montait s'allonger elle-même
dans la chambre voisine d[e] la mienne. Environ
trois-quarts d'heure plus tard, ell[e] donnait un
faible coup de jointure dans ma porte, en demandant
à voix bass
ss
e, au cas où j
j
'
'
aurais [illis.]
d
ormi :
«Ready?..»
« Ready?.. » et nous partions pour des
promenades des plus heureuses. Dans la
vie d'Esther toute de prière, de sérieux et de
dévouement
, elles devinrent, je pense, une
sorte de récompense, et à moi aussi
elles apparaissent
telle
de même
aujourd'hui.
Nous prenions de plus souvent
par le côté des downs comme la première fois
mais pour aller beaucoup plus loin, si
loin parfois que nous sommes revenues
très en retard pour le thé,
,
trouvant, à la
barrière, Father Perfec
c
t inquiet et affamé.
— Pardonne-nous, dear
ar
Father, disait
Esther, mais tu dois te rappeler le temps où
la promenad
t'entraînait
t[illis.] aussi bien plus loin
que tu n'avais
toi aussi
bien
plus loin
qu[e] tu ne
e
pensais[.]
aller
voulais[.]
.
Nous sommes allées jusqu'à une
des fermes que je n'avais située dans la
distance et l'atmosphère
vaporeux
vaporeuse
qu'
'
aux
aboiements d'un chien
.
à divers moments de
la journée.
Nous y avons pr
pr
is du beurre doux ,
e
t
de la crème fraî
î
che. Mais je pense encore
que l'idée première d'Esther en m'emmenant là
était de
me faire admirer le
plus gracieux
un aperçu d[e] pays
paysage
particulièrement gracieux
.
Il
nous fut livré
surgit à nos yeux
du haut
d'une
longue
large
ondulation.
En ba
a
s,
une vieille maison au toit d'ardoises
bleutées était blottie presque dans
les
bras d'arbres géants,
proch[e]
auprès
d'un ruisseau
clair
vif
où tournait un roue amenant
l'eau à
un moulin
tout
moussu.
Assis dans l'eau,
un jeune
Un
enf[l]ant
enfant
joufflu, à moitié nu, jouait
avec
dans l'eau
avec son chien et un petit
seau rouge.
le chien aboyeur.
Je vis enfin la lande de bruyère
rousse dont m'avait parlé le chauffeur,
bien conn[ue] d'ailleurs d'Esther qui ne
manquait pas d'aller au moins une
fois l'an
l'admirer,
lorsque à son plus beau,
l'admirer
mais ell[e] se trouvait beaucoup
plus loin que je n'avais pensé, à près de
quatre
trois
quatre
milles de la maison
, et cette fois
nous sommes rentrées presque à la nuit.
Certains j
j
ours Esther était retenue
à la maison pour surveiller son i
i
ncomparabl[e]
e
pudding au suif si long à faire cuire, ou
pour écrire de ces «rambling», interminable[s]
lettres, telles qu'
'
elle [a]
e
n
é
crivait à sa
vieille toute de Malvern, à un[e] amie qu'ell[e]
s'était faite,
,
tre
e
nte ans plus tôt,
,
au cours
d'un voyage en Ecosse, à un missionnaire
quelqu[e]
part
en
Afrique
Z[a]mbie
, telle qu'elle m'en
écrirait plus tard à moi-même un grand
nombre, toutes, dans mon cas, puisqu'elles
viendraient par poste aérienne, composées
d[e] quatre feuillets minces couverts des
deux côtés et de bord en bord d'une
fine écriture serrée presque impossible à déchiff[e]
r
er.
Ce qui devait le mieux m'y aider, c'est que
j'avais découvert que
chaqu[e] paragraphe, et
toujours dans le même ordre,
était des
traitait
chacun
d'un sujet
bien à lui
particulier
, à commencer
par celui du temps qu'il faisait à Upshire.
Et c'est vraiment inimaginable
tout c[e] qu'ell[e]
tro
o
uvait à en
redire
dire
, surtout du vent qu'elle
disait parfois «soft and ba
a
lmy, a sweet
breat
t
h la
a
den with the scent of the hay fields...»
ou souvent,
,
à l'automne, « a nasty, vindictive
soul shri
i
eking
across the land... »
Elle qui
ne disait
Dans cette vie où on aurait
pu croire qu'il ne se passait rien, elle avait
mille nouvelles à donner
et
, par exemple, de
chacune pour ainsi dire de ces fleurs:
:
«
«
La
grand[e] dauphinelle bleu clair devant la
porte montait
jusqu'à
un
rejoindre le heurtoir
[;]
;
n
'
Un seul pied de Canterbury Bells avait donné
dix-huit campanules.»
»
Des oiseaux aussi
dont elle connaissait
le chant à tous, le
s
transcrivant
en sylla[b]es qui
l'
imitaient
très
bien.
,
Et presque
dans chaque lettre
il y avait
des nouvelles du «prunier
damson
qui
décidément se faisa
i
nt trè
è
s vieux.
Il
n'avait presque rien donné cette année. Mais
ni elle ni Father Perfect ne pouvaient se décider
à le remplacer par un jeune arbre, en souvenir
des millers de petits pots d[e] confitures qu'ils en
avaient tiré
s
et dont il s'en trouvait encore
dans la réserve. Une parabole dans l'Evangile,
rappelait-elle à ce propos,
celle du figuier sterile
,
lui avait toujours paru
lui avait toujours
paru incompatibl[e]
avec la bonté du Seigneur,
celle du figuier stérile abattu
alors qu'il
p[o]rtait encore [les] feuilles
avait fait son possible tout
,
tout de même, quelle
injustice !
A la f
t
oute fin d sa lettre, Esther
abordait
en venait
toujours justement
toujours[flèche]
justement
à aborder
la question d[e] Dieu
et de ses mystérieux dessins sur nous
et le monde, mais comme elle
en
était
maintenant au bout de son dernier feuillet,
elle enroulait tout autour du texte déjà
étendu
presque sans marge
une mince ligne de mots se
tortillant, se
e
faufilant dans les interstices
pour aboutir en haut par-dessus
des
mots
d'
autres mots dans un impossibl[e]
mélange
[flèche] A la toute fin de sa lettre,
,
Esther en venait
toujours
à
à
aborder
justement la question
d[e] Dieu et de ses mystérieux de
e
ssins sur
nous e
e
t le monde[.] Mais, comme elle
s
en
était maintenant au bout de son dernier
feuillet,
,
elle enroulait sa
dernière
phrase
phrase
finale
tout
autour du [illis.]
t
exte
[illis.]
dé
jà
pre
e
s
s
que
sans marge
,
en une mince ligne se
rêtrécissant, se faufilant, se tor
r
t
t
i
i
llant
dans les interstices pour aboutir tout
en haut, par-dessus d'autres mots déjà
tracés, parmi lesquels je finissais
par
à
trouver,
,
à
repérer,
à la loupe,
le nom
la signature
d'Esther
.
Ce qu'ell
pensait
vraiment
d[e] Dieu
toutefois
,
du
to[ut] au
moins
dans ses lettres[flèche]
tout au moins,
, je ne suis jamais
parvenue
à
vraiment
le
e
déchiffrer
tout
à fait.
Et
j
J
e suis restée avec l[e] curieux
sentiment,
qu'en dépit de sa
a
foi, ell[e]-même,
quand ell[e] en venait à vouloir y faire
d[e] l[a] clarté,
,
se découvrait
comme
confuse
et
empêtrée.
Par
A travers
les champs
d'
en arrière
qui jouxtaient
jouxtant
qui jouxtaient
le petit verger où nous prenions le thé,
Esther m'avait enseigné un autre raccourci
par lequel
gagne
gagner
une route vicinale
où
passait,
aux heures
une fois l'heure
, un autobus
rouge
qui
desservait
desservant
les petites villes
[voisines]
avoisinantes
. J'allai
ainsi de moi-même à
Waltham Row
Walthamstow
, puis
à Waltham Cross où je découvris,
,
sous son
toit à fine colonnade, une réplique exacte
de la croix de Charing Cross
ross
,
et
et d'ailleurs
au reste
,
des neuf autre
e
s
chapelles commémoratives
élevées
par Edouard I, à
à
la mémoire
d'Eleanor d[e] Castille, «sa chère Reine»
dont il ramena la dépouille
de [Lincoln]
à travers
,
faisant
l'Angleterre,
commémorant d'une de ces croix
chacune d[es]
la halte du cortège
funèbre,
,
pour la nuit, à Lincoln, Granthan,
d[an] [illis.]
Stamford, Diddington, Northampton,
Stoney,
Shatford, Du
u
ns
s
table
e
, St. Albans, Walt
lt
ham,
Tot
t
tenham et enfin charing
C
C
ro
ro
ss,
,
qui
ce
serait selon une interpretation qu
[e] l'on m'avait
donnée à Londres une déformation de Chère Reine
le mot
Charing étant
, selon une [i]nterprétation que
j'avais entendue à Londres, une dé
é
formation
d[e]
e
«Chère Reine».
Seul[e] aussi, je me rendis à [W]altam
Abbey. La vieille,
,
vieille église était dé
é
serte
quand j'y entrai. J[e] m'y assis et demeurai
des heures,
sous s
l
es voûtes
anciennes
basses
,
,
,
dans un
apais[e]ment comme
j'en
je n'en ai
jamais
pas
ailleurs
ressenti
de plus grand,
même
pas
dans
les douces vieilles églises romanes de Provence.
Ici, quelqu[e] chose de plus âgé encore,
d[e] plus
fruste
aussi
et
de
plus naïf
aussi
me
à
la recherche d[e] Dieu
m'étreignait l[e] coeur, mais sans lui faire
de mal,
le
rassurant au contraire.
Finalement
je courus
chez
jusqu'à
à
Beechwood contempler
peut-être
les
mêmes
superbes
hê
ê
tres
peut-être
,
sur lesquels Tennyson
peut-être
avait
levé
[illis.]
peut-être
[illis.]
un jour levé
un regard rêveur.
Ainsi passait le temps si bien rempli
et si heureux que je ne le voyais pas passer.
Dès mon retour de Londres, j'avais
conclu avec Esther une sorte d'entente au
sujet du prix de ma pension
.
chez ell[e]
. Je lui
avais dit combien j'étais pr
r
esque au
bout de mon argnt et que je
ne
pouvais
guère lui [o]ffrir plus
qu'une
d'une
livre et quelques
schillings par semaine. Pouvait-elle
m[e] g[a]rder pour c[e] prix ri
i
dicul[e] .
?
Si jamais
plus
s
tard[,][flèche]
cela m'etait possible,
je le peux, je vous dédommagerai
cela m'es
s
t possible
e
,
m'étais-je engagée,
bien loin de croire
alors
qu[e] cett promesse
j'allais pouvoir la
tenir,
[flèche]
je
vous dédommagerai en vous
rendant
la somme peut-être pas au cent[upl], mais
je doublerai et triplerai cette somme.
—
-
Bien sûr, m'avait dit Esther.
Même [un]
Un
Un
guiné
é
e
e
suffis
s
ait
meme
amplement
pour la nourri
i
ture
et l'éclairage dont vous n'abusez pas.
.
D'ailleurs
Et même
si vous n'aviez rien à [o]ffrir,
vous pourriez rester et nous nous tire
e
rions
d'affaire. Après tout, Père pourrait prendre
des lièvres au c
c
[o]
o
lle
e
t. Il aurait des oeufs
e
e
n échange des champignons de la forêt.
E[t] là où l'on peu
eu
t se nourrir deux, on
peut toujours se nourrir trois.
Et le temps continuait de s'écouler
dans un[e] tell[e] douceur que je me surprenais
à pen
n
ser que
je n[e] pouvais
plus
pas
être dans
la
vraie
vie,
parmi les vivants,
mais
dans quelque
rêve que
me représentait comm[e] vrai
représentation rêveuse
de la vie
des choses
que j'aurais
telles
[illis.]
que je le[s] avais
obtenue à force de la souhaiter
d[illis.]
inconsciemment souhaitées.
.
Parfois [flèche]
encore pourtant
me
pénetrait
encore
pourtant
viollemment le souvenir
des jours heureux
et des jours torturants
que j'avais connu[s]
s
avec Stephen,
.
et
j
e me
de[m]and[e] si ce n'et
c'était peut-être
c
C
elui des
jours heureux
qui
me faisait^
peut-être
le plus mal.
Ainsi donc, me disais-je
,
avec un[e] certain[e]
naive
e
té
é
,
le bonheur pr
é
pare sa place au mal
l
heur.
Or cette peine que j'avais jugé un instant [si]
[illis.]
si
grand[e]
[illis.]
, elle m'était
tout à coup
enlevée[flèche]
devant
la splendeur des downs ou dans le p
p
laisir
d[e] trouver en moi l'élan d[e] raconter parce
parc[e]
e
qu[e] je retrouvais en moi
l'élan
,
d[e]
de
plai[s]ir
de
raconter
.
o
O
u parce que me frappait [en]
tou
t à coup
en
plein
coeur
,
tout à coup,
la splendeur
[illis.]
des downs
telle qu[e]
je ne l'avais
[p][illis.]
pas
bien
vue un instant
[illis.]
seulement
auparavant.
Je ne devais pas avoir tout à fait
rompu avec mes études d'art dramatiques,
tout au moins avec mes cours chez madame
Gachet, car je crois me rappeler que je me
rendais à Londres environ une fois par
semaine et, qu'au re
re
tour, j'allais c
c
lame[r]
r
en forêt des vers de Racine et des tirades
de Molière.
Au lieu de tombes,
,
autour de moi,
lorsqu[e] je m'arrêtais enfin et jetais les yeux
sur ce qui m'entourait, c'etaient d'immenses
arbres noueux que mon regard rencontrai
i
t,
tout étonné
de leur infini silence [e]
e
t
d[e] ce qui semblait,
de leur part,
un sévère jugement
de mon comportement
.
Un jour, de sa maison, voisine de
Century Cottage, Mrs Stone, la postière, me
cria : «A letter from Canada for you
dearie!» Et elle vint me la tendre par-dessus
la palissade
de bois
qui séparait les deux
propriétés.
Elle était de ma mère. Aussitôt en
reconnaissant son écriture, je me mis à
trembler. Je tremblais à la réception de
chacune de ses lettres, non par[c]e que je
craignais d'
'
y lire des reproches ou des
plaintes — elle ne m'en adressa jamais —
mais parc[e] qu[e] la seule vue de son
écriture suffisait à ouvrir en moi un
passage au souvenir de la douleur
dont j'étais l'aboutissement et
dont
il me
et de
e
laquell[e] il me semblait
que je n'avais pas le droit de m'en
tirer moi seulement. Ainsi je m'
'
y
sentais co[m]
n
damnée comme à
à
un devoir.
J'ouvris [e]n toute
e
hâte sa lettre.
Cette fois,
,
maman n'arrivait pas à me
cacher tout à fait l'anxiét[é] qu[e] je
lui causais. Qu'[ét]ais-je donc allée
chercher dans ce petit village de rien
du tout ? me demandait-elle.
[En]
Et
ait
-ce
l[e] découragement qui m'y avait conduit ?
Etais-je découragée ?
Ou tout à fait
lui
au
bout de mon argent ? Ah, si
seulement elle en avait
un peu à m'envoyer,
...
[illis.]
éc
rivait-ell[e].
Sa lettre lue et relue, je levai les
yeux dans l[e] vagu[e] et, tout à coup,
,
par une sorte de miracle j'imagine,
,
comm[e]
il s'en accomplit malgré tout plus
souvent qu'on ne pense dans le quotidien,
je vis
veritablement
ma mère, à l'autre bout du monde,
assise
à une table de bois, la bout
t
eill[e]
d'encre à sa portée,
ses lunettes
un peu
tombées sur l[e] nez
,
qui m'écrivait
,
cett
et
lettre que je venais de lire
, et
tout
son
visage
au loin
marquait la souffrance
de ne
e
pouvoir m'aider et le désir infini
de ne pas au moins m'
'
accabler.
Alors
ma
me vint [un][illis.]
la
honte^
me vint
d[e] l
d
'
'
avoir
, dans mon
pu être heureuse
refuge heureux, presque oubliée, me
[pesa] si lourdement que
alors qu'e
e
lle é
é
tait si triste m'accabla.
je m'en allai
Je m'en allai
à pas lents
vers la forêt
,
,
entre les
grands arbres qui m'
'
avait
vue
hier
gesticuler
pour, cette fois, pleurer, en silence, au
milieu
d'eux
de leurs
d'eux.
de leurs fûts sombres.
Que je mettais donc de temps à me
faire à ma nature — ou était-ce à
à
la
a
vie elle-même ? — un jour chant et
délivrance, le lendemain tourment et détresse !
Peu d[e] temps après, la postiè
è
re me cria
par-dessus la palissade :
— Another letter for you dearie ! This
time from Paris. My, but you are popular !
Cette lettre
aussi
-là
conte
e
nait de
quoi me faire sauter [:]
:
un chèque
d'abord,
et
pa[r]
trois ligne[s]
qui m'électrisèrent :
un
le premier
de mes articles était accepté
.
[—] les
deux autres le seraient d'ailleurs un peu
plus tard.
pour une publication prochaine,
—
les deux autres allaient également l'être
sous peu. Je crus qu j'allais mourir d'émotion.
Je ne pens[e] pas m'être^
jamais ensuite
autant senti écrivain
connu et reconnu que ce jour-là
à
dans la courette aux [p]issenlits. Je courus
agiter le chèque sous les yeux d'
'
Esther, et
je pense avoir été vexée qu'elle ne se montrât
pas aussi folle que moi d'excitation.
La somme n'était
pas bien
grande
. en
dollars elle
[en]
faisait environ cinq.
grande, faisant environ cinq dollars.
Mais jamais aucune de celles que
j[e] recevrais plus tard ne m'apparaîtrait
aussi fabul
l
euse et surtout n'arri
i
verai
i
t
aussi à point. Faute d'êtres humains
autour de moi
avec qui partager
pour apprécier l'étendue de ma gloire,
je m'en f
f
us
s
dans la forêt tourner,
chantonner, essayer peut-être une
cabriole entre les arbres austères.
Je pense bien avoir
compris
une fois
pour toutes
compris,
ce jour-là
à
que, de tout ce
qui peut nous arriver,
le Triomphe
est
encore
ce que s'endure le moins
le plus difficile à endurer
bien
quand on est seul.
Privé de
temoins,
il
se rédui
tourne
d'ailleurs
presque
d'ailleurs
s'écrase
presque
aussitôt
.
à rien du tout.
C'est vers ce temps
si
heureux,
si je me souviens bien, que
commença
pourtant à pénétrer dans Century Cottage,
si bien à l'abri du monde, la menace
d'une deuxième Guerre Mondiale.
Un soir, Father Perfect rentra de
sa tournée en forêt, la mine grave.
Il avait parlé avec le garde-chasse et
avec le seigneur,
,
également croi
i
sé
en route. Tous deux étaient du même avis :
:
la guerre semblait imminente. De jour
en jour croissaient les
s
demandes de Hitler,
e
t
les alliés n'allaient plus longtemps
y sousc
sc
rire.
Avant le thé,
,
ce soir-là, au fond du
petit jardin qu'embaumaient très fort le
thym et le romarin,
,
Father Perfect,
la voix brisée, implora le Seigneur
d'éloigner des hommes ce fléau du monde,
la guerre,
qui lui avait pris à lui, dear Lord, our
John, my only son, gone away from us
so
o
soon... so
so
soon... Alors s'éleva
t
t
out proche, peut-être du vieux damson,
un chant d'oiseau si pur, si dé
é
licat,
qu'
'
il ne pouvait qu'ajouter
d'un coeur
à la peine
du
d'
un
broyé
coeur broyé.
. Cherchant à se cacher, de la
main, le visage, Esther pleura en
silence par
cette tendre
nuit
soirée
d'été.
Mais, le lendemain, le soleil se
leva pour éclairer une journée
de
d'une
beauté
radi
i
euse. Tout ruisse
e
lait de lumière,
les ifs taillés auprès d[e] l'église, les herbes
des premières pentes de la plaine ondulante,
la ligne frémissante des peupliers aux
abords du vie
e
ux peti
i
t château.
.
Nous
ne croyions déjà plus la guerre possible.
— In such a beautiful world, it
cannot
be
be
be
, décréta Esther.
God will not
allow
have
it.
En tout cas, nous
s
deux allions profiter
de cette journée sans pareille pour courir
enfin, apportant nos
s
sandwiches
,
car
c'était loin,
,
jusqu'
'
à Copped Hall
dont les jardins — entretenus depuis
des siècles,
et même
l
l
ongtemps après
qu'eut
disparu, au milieu d'eux, le château
d'Henri VII — devaient ê
ê
tre à leur
plus magnifique.
C'était de ce fameux Copped Hall,
m'apprit Esther comme nous y trott
tt
ions
que, selon une légen[illis.]
de
, l'affreux
homme aurait i
i
mpatiemment
attendu l'arriv
é
e du messager venu
à toute bride l'assurer que la
pauvre Anne — Dieu aie son âme! —
avait bel et bien eu la t
ê
te tranchée.
Et maintenant, comme nous l'avons
pu reconnaître avec une certaine
stupeur, dans ce lieu depuis lors
inhabité sauf du souvenir sanglant,
fleurissaient les plus belles roses
peut-être du royaume.
Ainsi donc, malgré les rumeurs
de guerre s'amplifiant d[e] jour en jour,
malgré
la lettre si triste de ma mère
et des
de
lancinants souvenirs[flèche]
qui me venaient parfois,
, ^
[illis.]
rien
n'é
é
tait
vrai
ment
parvenu à rompre
vraiment
l'enchant[e]ment
dans lequel je vivais
depuis plusieurs semaines,
comm
e
si
,
au fond, la terre e
e
ntière dont je
ne voyais plus la souffrance, s'était
arrêtée
si
tout
e
la
[illis.]
terre
s'était arrêté
e
de
souffrir à
à
un
quelque
peu de
distance
, autour
de moi,
de moi,
,
lorsque, de ma fenêtre, un
matin, proche déjà sur la route, je
vis venir Stephen.
Chapitre XIII
dim="horizontal"
Il avait dû, tout comme moi la
première fois, prendre, à partir de Wake
Arms, la l
l
ongue r
r
oute en forêt
qui passait par chez Felicity, car il
paraissait las et souffrir de la chaleur qui,
à l'approche de midi, se faisait accablante.
En plus, lui, qui détestait porter des paquets, en
était encombré jusqu'au cou,
manifestement
à mon intention,
.
[ils]
ils
prove
P
P
armi
i
ces
es
boîtes
et sacs
cs
provenant apparemment de
confiseurs et
confiseries
et pâtisseries, il
tenait maladroitement un[e] petite gerbe de
fleurs à moitié écrasée par ses autres
paquets.
Tout comme moi également
Egalement tout comme moi quand
j'étais arrivée à Upshire piur la première fois,
il cherchait des yeux, au-dessus
de la porte des cottages, leur nom
seul à les identifier.
Il arriva à notre barrière,
y posa
un moment
ses
s
bras
pleins de paquets
pour
souffler un peu
reprendre haleine
. Il avait eu auparavant
comme un sourire ou plutôt un éc
éc
lat
des yeux à l'endroit du petit jardin
exhubérant.
Maintenant il parai
i
ssai
i
t
tout à coup
soudainement
parti
au loin dans ses
pensées.
D'où je me tenais, j'avais directement
sous les yeux son visage, alors qu[e] lui
ne se savait pas observé. Et comme il
arrive presqu[e] toujours en pareil cas, je
voyais ce qu[e] je n'aurais jamais
vu
pu voir
autrement. Il me sembla même un moment
que ce n'était pas l[e] visage d Stephen que
je tenais ainsi sous mon regard tellement
il me livrait d'expressions qu[e] je ne lui
connaissais pas. J'y vis naître d la
tristesse, peut-être à la pensée qu'il m'avait
perdue, peut-être pour une tout autre raison,
comment savoir! J'y vis de l'irrésolution
chez lui que j'avais toujours connu
si volontaire, et même peut-ê
ê
tre une
sorte d'amer et poignant regret. J'aurais
voulu l'avertir que je le voyais à nu
et
ne pouvait
plus
le supporter
et
ne le
p[our]
n'y parvenait pas
[à]
à
cause
même du saisissement que j'éprouvais
à le voir
pour ainsi
en quelque sorte
livré à moi.
Ce qui me
Il me
paraissait amaigri, presque épuisé, lui
si étincelant toujours de vitalité.
Mais
ce qui me
parut
causa
encore
bien
encore
plus
surprenant
d'étonnement
, ce fut de découvrir ce qu'était
devenu mon propre sentiment à son
égard. En ce moment où je l'épiais
pour ainsi dire, de la
a
fenêtre,
il n'y
avait
certes
plus
rien
guère
en moi de
cette
l'
attirance
pathétique qui nous avai
i
t fait
fait
nous lancer,
[flèche]
à travers le [s]
s
alon de Lady Frances, des appels d'êtres traqués.
des appels, des yeux,
du regard,
des appels sans fin à travers le salon
de Lady Frances.
Mais il n'existait
plus
non
trac
c
e
non plus du si
du[r]
r
ressentiment que j'avais eu
envers lui. Il me parut que ce
qu'é
é
prouvais à
à
présent pour lui c'était
[sa]
de
la compassion, du regret qu'il eût
souffert
à cause d[e] moi,
le désir de
lui vouloir du bien
, une toute nouvelle
indulgence,
donc
le commencement
donc
enfin peut-ê
ê
tre de la
a
tendresse.
Dans mon allégement d[e] trouver
en moi
se sentiment[flèche]
meilleur
, j'avancai la
tête hors de la fenêtre et le saluai
joyeusement :
— Stephen ! Hello, there !
Il leva le visage. Un rayonnement
si magnifique en émana
qu'il devint aussi
beau
à l'égal
à mes yeux que
d
l
es downs sur lesquels
il s'
'
inscrivait.
Je descendis à la course l'enserrer
dans mes bras, lui et ses paquets mal
ficelés. Nos premiers baisers furent
doux et reconnaissants. Il n'en revenait
pas du bonheur que je l'accueille si bien
tout de suite et moi de même qu'il fusse
si he
e
ureux de me retrouver.
Je le dé
é
bar
r
rassai d'une partie de ses
paquets et l'entraînai par la main, à travers
la maison, à la recherche d'Esther.
Nous
l'avons dénichée[flèche]
qui lavait
nettoyait
des légumes,
,
à l'arrière de la cuisine,
dans le petit réduit,
à l'arrière de la cuisine,
qu'ell[e] appelait the scullery,
destiné aux travaux ménagers qui eussent
trop sali ailleurs. Je lui avais dit un
jour : « A quoi bon ? Il faudra bien
le nettoyer lui aussi... » Et elle avait
répondu : « How right! It's most
annoying how often you are right! »
Stephen lui plut aussitôt. Je le vis à
la tendresse de son sourire, au pétillement
de ses yeux gris verts. Et lui, je pense
bien,
,
aima
,
dès ce jour
-là,
et
presque à
l'[a]
a
doration
,
la douce vieille fille qui
lui rappelait, m'avoua-t-il,
une de ces
chères
vaillant[es] vieilles
tantes
grand tante[s]
d'Ukraine
dont il avait un petit portrait n[e] le quittant
jamais.
Au bout d'un moment, elle pourtant
toujours si naturelle, se dit
gênée
intimidée
d[e] se montrer à la visite en tablier de ménage,
et nous envoya tous deux au jardin, l
p
our
lui donner le temps, dit-elle, d'en finir
avec ses légumes
et
puis
d[e] se nettoyer
un
peu
elle-même.
«
Mais revenez pour
— Mais
n'allez pas
revenez pour le lunch
le lunch,
rappela-t-elle, dans un[e] heure,
un heure et demie au plus tard.
»
En si peu de temps, elle s'était passé
un robe fraîche, avait refait ses bandaux
légers, fleuri et [illis.]
mi
s
la table avec soin,
y apportant comme nous entrions un
odorant gigot d'agneau à la menthe
comm[e] je n'en ai mangé que chez elle.
Le lunch fut enjoué[,] Father Perfect
vint serrer la main de
e
Stephen avec la
même spontanéité bienveillante qu'il avait
eue pour m'accueillir. Il lui
demanda des nouvelles du monde, du
pays, d[e] Londres, avec déférence, comme
à quelqu'un de bien
au
courant et qui
avait sûrement des vues intelligentes sur
ces sujets. Innocement, lui et Esther
se réjouissaient de me découvrir moins
seul[e] au monde que j'avais pu leur
paraître, et leurs yeux ne cessaient de
se porter de moi à Stephen, d[e] Stephen a
moi,
en essayant
comme pour essayer
de m[e] faire comprendre
qu'ils approuvaient mon choix. Sans
doute il était facile à Stephen, enjôleur,
charmeur comm[e] il savait se montrer,
d[e] conquérir ce
e
s deux êtres. Cependant,
ce jour-là,
,
une affection vraie
plus que le talent lui
inspira[t]
i
i
nspira,
je pense, comme
nt
plaire dans cette maison.
A la fin du repas, passant
devant le vieil harmonium au fond de la
salle, il en effleura des touches,
puis s'assit
[prit] [place]
sur le banc
, ac[t]
et, actionnant
des pied les pédales au feutre usé, il se
prit à exécuter à la lecture l'hymne
qu'il avait sous les yeux dans livre ouvert
sur le porte-musique. Je connaissais bien
ce chant naïf.
L'avant-midi,
la tête
les cheveux
enveloppée
s
d'un[e] serviette pour les
protéger de la poussière, Esther, tout en se
livrant à son dusting, le chantonnait
et al
a
l
lait à tout instant à l'harmonium
retrouver le ton, car ell[e] l[e] perdait facilement.
J'enten dais bien tout cela de ma chambre.
de
Or voici
Or voici que de
sa place à table, elle s[our]iait
et
bientôt
joi
i
gnit
bientôt
sa voix
, comme sans s'
'
en apercevoir,
à celle de Stephen. Father Perfect avait
fermé les yeux
pour mieux apprécier
,
sans doute
cet
instant
qui devait lui paraitre ineffable.
Et moi, je croyais rêver en entendant ces
deux voix,
l'
'
une
toute [illis.]
[illis.]
[p|
de piété
et
de ferveur, l'autre peut-être pour l'instant
sincère, chanter ensemble :
The cows...
un
i-i-n
...the meadows...
The sheeps...
un
i-i-n
... the pasture...
God is ...
un
i-i-n
... his heaven...
All's right w-i-th... the world...
Brusquement Stephen cessa le chant pieux.
Ses mains semblèrent aller à l[a]
a
recherche
d'un air qui lui était venu à a mémoire
.
Soudain, dans cette pièce chaude et
simple, jaillit le splendide et lugubre
c
C
hant du d
D
estin. Un frisson me glaça
les
é
paules. J'eus le pressentiment de malheurs
à venir, immenses, insonables, sans
visage à quoi j'eusse pu les
reconnaître.
L'instant troublant
Mon trouble
passa.
Stephen avait entamé un autre air,
celui-ci vif et plaisant malgré la
solennité de l'instrument, et c'était
drôle d'entend[re] l'harmonium poussif
rendre des sons presque entraînants.
Guinevere affolée par tout ces bruits
avait couru se tapir sous une vieill[e]
armoire. Et Father Perfect
avait ^
cette fois
aux
yeux
, cette fois,
des larmes de rire.
Alors
Stephen
passant
passa
les jambes
d'un seul geste par-dessus le banc
et
d'un preste mouvement
par-dessus
le banc et tourna vers nous un
visage souriant.
—
Vous devriez maintenant, [aller] par une
si belle après-midi,
aller vous
vous promener tous deux dans la forêt,
proposa Esther.
—
—
Par un[e] si be
e
lle après-midi
i
,
,
vous
vous ne devriez pas perdre
deux devriez maintenant
vous h
â
ter d'aller vous promener dans
la forêt, proposa Esther
.
Les yeux de Stephen me lancè
è
rent
leur éclat de feu. Je baissai l[e] visage,
tellement il me semblait impossibl[e]
que
leur expression eût
pu
échappé
e
r
à Esther
échapper
à Esther. Mais son bon coeur
prenant le dessus,
,
Stephen s'offrit
à
laver
d'abord toute la vaisselle pendant
qu'
Esther
et moi irions au jardin.
— Ce serait bien le comble, dit-ell[e],
qu[e] vous soyez venu de Londres pour
passer
une partie de la
le plus beau de
la journée à ré
é
curer des casserolles. Allez
chercher plutôt la fraîcher des arbres.
Moi, j'avais ma petite idée en
tête et pensai que le moment était venu
[p|
d
e montrer à Stephen ma première
nouvelle terminée et surtout le chèque
reçu de Paris.
Quand je lui eu mis sous les
yeux
il
[illis.]
mont[r]a
manifesta
presque
à
plus
f[ou] de
une exaltation
joie que je ne l'avais moi-même été
presque
plus grande que n'avait été la mienne.
Ce chèque, me dit-il, était à conserver à
jamais, qui marquait mon entrée dans
la vie littéraire. Il se chargeait, si je le
voulais, de le faire encadrer.
— Es-tu fou ! Moi qui ai besoin
de cet argent pour mille choses. Et d'abord
[illis.]
pour
de chaussures
si je
[veux]
ne dois
pas
bientôt
aller pieds nus.
Il se calma un peu,
touj
encore
attristé tout de même à la pensée que ce
chèque mémorable allait fi
i
i
ni
i
r banalement
comme tous les autres en argent
qui
dispar[a]
a
itrait
lui aussi
lui aussi
disparaitrait
sans lai
i
ss[er]
ser
de trace.
Je tirai alors mon manuscrit
de sous mon bras en lui
disant
que
e
j'avais mieux à lui montrer, et telle était
mon avide besoin
de
recueilli
recueillir
une opinion
enfin
sur mon travail
que [illis.]'
j'
en tremblais, je pens[e] bien, d'effroi
et d'espoir.
Stephen me prit le manuscrit
des
mains, en parcourut quelques lignes, et se
montra
encore
aussitôt
plus enthousiaste encore qu'il
ne l'avait été à la vue du chèque.
Esther nous offrit de nous
installer dans le parlor où nous
serions au frais pour travailler, le
soleil ayant tourné maintenant à
l'arrière de
e
la maison. Nous sommes
entrés un peu contraints dans cette
pièce pour ainsi dire religieusement
gardée. Mais il y faisait bon en
effet, le petit salon, sa fen
ê
tre grande
ouverte, se trouvant d[e] plein pied avec
le jardin
d'en avant et tout empli de
ses odeurs fines. Nous avons débarrassé
une table de ses reliques, et nous
parfumé
d'en avant. Nous avons
débarrassé une table de ses photo
oto
s
et reli
i
ques et nous y sommes installés,
nos chaises côte à côte, pour lire ensemble
mon manuscrit.
D'abor
or
d Stephen chercha à
m'embrasser entre chaque phrase, puis,
bientôt pris par l'histoire, il m'oublia
en faveur d[e] ce que j'avais accompli,
et j'en fus rendu heureus[e]
comme
je ne
e
l'avais
jamais encore
[é]té par lui.
Il lisait à voix haute, crayon
en main, corrigeant au fur et à mesure
qu[e] nous allions, mes fautes de
frapp[e],
m
soulignant la rép[é]tition trop
fréquente du même mot à l'intérieur
d'un paragraphe et en venant bientôt
à des fautes plus graves qui nous
amenait
amenaient
à dé
é
sce[n]tes ensemble.
Je savais qu'il connaissait
admirablement
le français, mais pa[s] au
point de détecter les mondres fautes et,
quand le terme était boiteux, d'en
proposer un autre presque toujours si
juste qu[e] j'étais émerveillée et contente
de [v]
v
oir mon texte, à cause de son aide,
prendre une tournure indéniablement
meilleure.
Il m[e] fit remarquer, à un certain moment,
que j'employais vraiment beaucoup trop
d'adjectifs et que mon récit gagnerait à en
laisser tomber une bonne moitié. Le substantif,
d'après lui,
était le mot fort de la phrase. S'il était
Il isait à voix haute, crayon en main,
corrigeant en passant les fautes de frappe
et, bientôt, avec ma permission, me[s] fautes
de grammaire ou d'inadvertance. Je savais
qu'il connaissait admirablement le français,
comme d'ailleurs plusieurs langues, mais pas
au point de pouvoir r[e]
e
l
l
ever dès un[e] première
lecture
s
toutes
s
sorte[s] de petite[s] fautes et
? jusqu'à des expressions maladroites
auxquels
pour lesquels
il proposait un substitut si bien en
accord avec mon texte que j'en étais
contente
comme si je
l'eusse
l'avais
moi-même trouvé
é
é
.
Il en vint à me faire remarqu[e]
qu[e]
j'employais
vraiment beaucoup trop
à aj
d
jectifs
d'adjectifs. Le
substantif, selon lui, étant le terme fort d[e]
la phrase, il pouvait se dispenser, lorsqu'il
était ad[é]quat, de tout qualificatif. J'étais
loin de penser en ce moment q[u] c'est
en rédigeant ses tracts de style rude
et percutant qu'il avait acquis une
manière d'écrire tout à l'opposé d[e] la mienne.
Mais je fus tellement subjuguée ce
jour-là par son point de vue que
j[e] devais m'appliquer longtemps à
banir presque tout adjectif d[e] mes
écrits. Jusqu'au jour où je m'aperçus
que
j'assé
é
chais ainsi
singulièrement
mon
[illis.]
^
écriture
,
ma phrase
prose
et que
l'adjectif
bien
employé
est
avec soin,
est bien
souvent
est
ce qui
étant ce qui
donn[e]
a
it
à la phrase
son prolongement
intérieur,
sa vibration,
son prolongement
intérieur.
Stephen ne suspendait pas sa lecture
que pour
me proposer
une correction
ici, un [illis.]
des corrections
.
Bien plus
souvent,
encore
c'était pour s'
é
crier
avec une fierté de moi qui me soulevait
comme
comme sur
une haute vague
: «
C'est
très bien,
très
très bien !
»
Il ajouta,
plusieurs fois,
le ton et le regard
sur le ton de quelqu'un qui aper[ç]oit
quelqu[e] chose de
une part de
sur
le ton et avec le regard d'un rêveur :
[flèche]
l'avenir, tout, comm[e] une fois l'avait dit Bohdan :
« Tu as vraiment du talent
.
Tu ecriras
sûrement un jour quelque chose
d[e] re
e
marquable ... » Et je le crus alors
tellement sa confiance en moi
m'en
mettait
enfin
dans le
e
coeur [illis.]
e
nve[r]
r
s
moi-même.
Plus tard, je devais m'apercevoir
que c
e
qu'il avait le plus loué en moi,
ce n'était peut-être pas mon meilleur,
mais plutôt c[e] que j'avais de moins bon,
de facile, un côté piquant mais
sans prolongement, un ton un peu
folâtre, une légère tendance à la
caricature, toutes choses
que
dont
je m'appliquerais à me départir.
Quelle répercussion immense n'en devait
pas moins avoir sur ma vie cette heure
de travail dans le petit parloir vieillot,
au cri intermittent d'un grillon proche, parmi
les hautes fleurs qui semblaient presque
entrer dans la pièce. J'y découvrais le
bonheur de travailler à deux à une
tâche que les deux aiment également, et
qu'il n'y a pas
d'ivresse
de plus grand bonheur
.
Qu'étaient en effet les caresses des yeux
et des mains, presque les mêmes chez
tous les amoureux,
auprès de
[cette]
la
rencontre de
cette intimit[é]
de c[e] qu'il y
a en vous d[e] plus
s
^
intime
rare
,
et qui se garde
intime
de
plus
[flèche]
le plus farouchement?
secret
?
Je pense aussi avoir été infiniment
consolée par le sentiment que, toute
solitaire qu'était ma voie,
,
il ne serait
pas tout à fait impossible, à l'occasion,
d'avoir
d'y rencontrer
rejoindre
quelqu'un avec qui
faire au moins un bout de
la
route.
Nous
n'
avons jamais été aussi unis,
Stephen et moi, qu'à l'heure où nous
nous étions apparemment oublié l'un
l'autre au profit
de
d'un
du
but à atteindre.
Les yeux brillants de toute autre chose que
du désir, Stephen n'arrêtait plus de
m'encourager : «
Tu as vraiment de
e
s
s
dans
Tu es vraiment douée.
Tu verras,
tu seras un jour u
u
n auteur connu. »
[Je] riais pour faire semblant de ne pas le croire
et aussi parce que je trouvais qu'il exagérait.
Mais j'étais enhardie par son
approbation à vouloir faire cent fois
mieux pour la mériter davantage.
Vers trois heures trente,
,
Esther vint
nous chasser presque de force
au
dehors, disant
que c'était un crime de rester à nos
gribouillages
alors que
l'été
l'après-midi d'été
nous appelait
d[e] toute sa ferveur.
D'abord nous sommes restés sagement
à nous promener d'un bout à l'autre du
village, mais j'eus vite montré à Stephen
le peu qu'il y avait à y voir. Il faisait
très chaud sur la route. Près de l'entrée
du domaine seigneurial s'amorçait un
sentier qui après un assez long détour en
forê
ê
t revenait en arrière du village pour
aboutir presque
dans les champs
qui
rejoignant
rejoignait l[e]
rejoignai
en
t
le
e
petit verger
d'Esther. C'était par là que
j'étais allé
é
e
pleurer,
,
sous
entre
les arbres insensibles,
après
pleurer
sur
la déchirante lettre
de ma mère. C'était par
là que j'étais aller crier mon [p]
t
[illis.]
rio
mphe qui
avait si vite tourné en une sorte de creux.
Stephen m'y invita du regard. Je résistai,
proposant qu nous allions à Waltham Abbey.
Nous en avions encor[e] l[e] t[illis.]
e
mps avant l[e] thé,
et vraiment, lui dis-je, la visite en valait la
peine.
— Une autre
fois
, plaida-t-il.
Je
finis par
m'engageai
avec lui
dans le sentier en forêt. Il y faisait bon et
frais. J'essayais d[e] me rappeler
le mal
que
que
m'avait
Stephen
m'
avait
apporté dans
fait
ma vie
fait
Stephen
,
j'essayais de me souvenir
d'
avoir
pourtant découvert que
,
la chair,
,
si elle
apportait
peut-être
quelquefois du bonheur,
apportait sûrement aussi tout le malheur de la vie.
[flèche]
si de la chair d
é
coul[ai]
e
t parfois du bonheur, il en
découl[ait]
le
sûrement tout le malheur possible.
Mais Stephen avait réussi à m'inspirer
aujou d'hui une telle confiance en ses sentiments
qu'il me semblait impossible d'en do
o
uter jamais.
Il prit ma main. Il enlaça ses doigts
aux miens. Tout ce qu[e] j'avais connu de
triste, de d[é]sesp[é]rant dans l'amour humain
s'effa
ç
a
it
de mon esprit. Nous sommes
parvenus entre les plus vieux arbres.
Sous leurs gestes figés dans la pénombre,
soudain nous étions enlacés à nous
étreindre comme si nous étions
les
deux
seuls
ê
ê
tres de notre espèce
^
restés
sur la [T]erre
.
à
ê
tre
à être
restés
ensemble
sur la Terre.
Tout sembla avoir changé à l'heure du thé.
Des pâturages,
au bas
du village
de notre verger
,
,
qui
s'étend[ait]
aient
au
loin
en direction
de Walthamstow, s'é
é
leva
une buée presque
fraîche
froide
. Esther ramena
plus étroitement autour d'ell
e
le
e
chandail qu'elle
avait jeté sur ses épaules en sortant. « Ce sera
bientôt la fin de l'été, di[t]-elle avec une
mélancolie qu[e]
je ne lui connaissais
pas
,
[Il] a été
s[i]
pl[e]
splendide, dit-elle,
,
en parcourant des
yeux le paysage entier, pourquoi doit-il donc
finir[.]
tout en parcourant des yeux[,]
avec amour,
le paysage.
e
nvironant.
Il a été si splendide,
.
continua-t-elle.
Nous devrions
rendre gr[âce] d[e] l'avoir eu en partage,
et pourtant, bientôt,
nous allons
bientôt
plutôt nous plaindre de
e
[c]
e
l'avoir perdu. »
qu'il nous a été enlevé. »
Elle songea alors à nous demander si
nous avions fait un[e] bell[e] promenade. Les yeux
d[e] Stephen en se posant sur moi brillèrent d'une
telle ma
a
nière qu'il ne pouvait plus êt[re]
re
possible à Esther d'en ignorer le sens.
Ell abaissa
un peu
le
son
visage
qui se colora
légèrement. Son expression
n'était [ni]
pa
s
de
e
blâme.
ni de
Je crois qu'elle était
plutôt
d'
inquiét
ude
e
à mon endroit,
,
et
elle devait m'avouer plus tard qu'ell[e] avait
en effet éprouvé
é
très fortement en ce
moment même le sentiment que
Stephen et moi allions nous causer
beaucoup de mal l'en à l'autre.
Même Father Perfect, si vivant et
loquace à l
l
'heure du lun
n
ch, nous parut
accablé. Il se pencha vers Ste
e
phen et
lui demanda s'il était vrai que les
nations en étaient encore une fois à
s'armer et
à
se pré
é
parer à
s'entretuer
s'entretuer
s'entretuer.
Etait-il possible qu'elles fussent sur l[e] point
d[e] recommencer les
tue
e
ries
tueries
d[e] la Première
Guerre Mondial[e]
e
?
Stephen aussi changea de visage.
Je ne lui avais jamais vu avant, sauf lorsqu'il
m'avait pour la première fois [a]
a
voué
ses
activit[é]s
clan[d]
politiques clandestines,
[un]
cet
air soucieux et ravagé
tellement
bien
au-delà
de son âge. Et je n[e]
e
pus m'empêcher de
penser alors qu[e]
'
il devait être souvent
malheureux et
de
la plaindre plus que je ne
m'étais trouvée moi-même à plaindre par
sa faute.
— Oui, l'entendis-je répondre au
vieillard, la guerre
e
est
possible. En
tout cas
possible.
.
En tout cas, les Allemands
s'arment en conséquence. Quant aux alliés,
la tête dans le sable, ils feignent d'ignorer
le danger, ce qui ne peut mieux faire l'affaire,
aujourd'hui d'Hitler, demain sans doute d[e]
Stalin[e][.]
— Hitler, Staline, murmura le vieillard.
,
,
sont-ils
donc si mauvais ? N'ont-ils pas un bon
côté par lequel on pourrait les atteindre ? Dans
toute ma vie
je n'ai
pour ainsi
connu
personne
qui n'en
chez qui
il n'y avait pas
accès au coeur, si on le cherchait. Hitler,
Staline ... et cet autre
dont on dit
aussi
du mal
...
Mussolini ... est-ce cela?
[et]
ne
pourrait-on
pas
leur ouvrir les yeux
en venir à une
atten
entente avec eux ?
Les yeux
de
couleur pervenche
,
n'avaient
jamais autant ressemblé
[év]oqué
à deux fleurs ingénues
au fond du visage tout comme une vieille
terre craquelée[.] au f
dans ce vieux
visage,
n'avaient jamais autant é
é
voqué
deux fleurettes
innocentes
ingénues
poussées sur une
terre [c]
[c]
raque
e
lé
é
e.
Stephen sourit à leur innocent appel et fit
effort pour rassurer maintenant le vieil homme.
Les jeux n'étaient pas encore entièrement faits, dit-il
Les choses pouvaient encore s'arranger
et la me
e
na[ce]
ce
de
e
guerre s'éloigner, du
moins pour quelque temps.
Prompt à s'affliger, Father Perfect le fut
tout autant
à
s'en remettre
se remettre
, et
bientôt nous l'avons entendu parler avec
affection d[e] son vieux, damson,
on
n'
avait
pensé
d[e]
l'abattre
à
cet
l'
automne
, mais on a
a
llait
le garder encore, ce pauvre vieux compagnon
de leur vie, et les oiseaux qui l'aimaient
reviendraient
encor[e]
de nouveau
y faire leur nid.
A plusieurs reprises, j'avais vu Stephen
jeter un coup d'oeil hâ
â
tif à sa montre. Il se
leva
d'un
coup
bond
et annonça qu'il devait
partir sur-l[e]-champ s'il ne devait pas
rater le dernier autobus pour Londres.
Esther lui offrit pour la nuit le sofa du
parlo[i]r, étroit et plutôt dur,
mais
il s'il
pensait pouvoir y dormir il lui était
elle
l'offrait
de bon coeur s'il pensait pouvoir
y dormir. Stephen dit que rien ne lui
plairait autant que
de
dormir
pas
s
ser la
nuit
à respirer
dans la bonne odeur du
jardin, ber
r
cé
cé
peut-être
dans le sommeil
par
l[e] chant du grillon
qu'il aimait mieux
qu'aucune musique, mais des affaires
pressantes le rappelai[n]t à Londres où il lui
faudrait se trouver demain à la première
heure.
Esther me consulta du regard et
me demanda si je ne trouvais pas que ce
serait une bonne idée d'aller avec Ste
e
phen
jusqu'au bout du village lui indiquer le
raccourci par lequel il pourrait gagner
Wake Arms en moins d'un quart d'heure,
lui évitant de faire le grand tour par
chez Felicity, tout au long en
d
ans
la forêt
qui allait bientôt être sombre et
inquiétante. Je pense qu'ell[e] voulait
nous assurer l'occasion d'être seuls tous
deux quelques moments encore, ayant le
sentiment qu[e] nous avions quelque sujet
important
à régler entre nous,
[.]
et
q
Q
u'elle
eût eu alors u[n]
e
si juste intuition des
choses
me
parut
longtemps me hanta.
En traversant le petit jardin devant
la maison, Stephen se pencha[,] cueillit, parmi les
plus petites, une fleur bleue qu'il mit à sa
boutonnière.
Le village reposait dans un[e] paix totale.
Nous avons
Sans doute
les voix des buveurs
au pub
b
s'étaient tues
ensemble
comme cela arrivait
aussi
quelquefois
. Nous avancions, la main
dans la main, sans faire nous-même
s
de
bruit, dans
s
une
e
pénombre d'un bleu doux
qui se fonçait
,
un peu plus loin
,
au-dessus
des downs.
Tout à coup je m'avisai de demander a
Stephen comment il avait pu me retrouver.
— Est-ce Gladys qui t'a donné mon
adresse, à qui je l'avais pourtant interdit ?
C'était bien plus simle, dit Stephen. Il
n'avait eu qu'à
s'informer à
à
la Maison du
Canada
, Trafalgar Square,
par les soins
de laquelle je faisais suivre une partie
de mon courrier.
Nous avons dû
û
rire de nous-mêmes,
assez fort, j'imagine, car je me rappelle encore
le son de notre gaieté résonnant incongrument
dans l'austère silence d'Upshire,
ce soir-là
.
Pourtant, aussitôt passé cet accès
de gaieté, l'angoisse nous envahit. Stephen
se tourna vers moi comme nous passions
sous un des rêverbères
à
la pauvre lumière
l'
éclairage
falot
e
. Il m[e] saisit aux poignets. Son visage
était défait.
— Pars, me dit-il. Qui
i
tte l'Angle[tt]
t
erre. Retourne
au Canada. Je n'ai pas voulu en parler à fond
devant Esther et le vieillard trop émotif, mais
je n[e] vois pas comment nous allons éviter la
guerre.
Ell[e] est preque [illis.]
Ell[e] est presque
certain[e]
, et pour très bientôt.
— Mais toi ?
— Ah moi ! Encore citoyen canadien, je
risque fort d'être enr
ô
lé tôt ou tard dans
l'Armée canadienne pour combattre l'Allemagne.
Je m'enfuierais avant s'il le faut, car,
un jour ou l'autre, tu verras, Stalin[e] plus
encore qu'Hitler sera
l'ennemi à
combattr[e]
détruite.
sans quartier
. Ils feront peut-être entre eux
un semblant de
e
pacte pour le rompre
certainement peu après.. Et, quoique je ne
sois pas l'ami des nazis, je le suis encore
moins des Bolchéviques. Alors, s'il y a
guerre entre ces deux camps, je n[e] serai
pas pour les Soviets mais, malgré tout,
du côté de
avec
Hit
t
ler
qui, pour servir ses
desseins et mett[r]
l'[U]
l'Ukraine de son
côté,
concédera une certaine
concédera
des garanties
de liberté à mon malheureux
pays.
— Tu ferais confiance à Hitler?
— Pour un temps du moins — ou je
ferais semblant. Il nous armera contre
les Russes. C'est commencé d'ailleurs. Ces
armes nous serviront ensuite à nous
libérer également des nazis.
J[e] l'écoutais,
rend[ue]
replongée
dans
l'horreur et l'aversion qu'il
s
m'avaie
e
nt
m'avait
inspirée quand sur ce banc du petit
square à peine éclairé il m'avait pour
la première fois dévoilé son
m[ill]
militantisme.
C
L
e choc cette fois était pire encore. Il
me surprenait dans la confiance revenue,
après
qu[e]
j'eus
j'eusse
été recapturée
à neuf.
Ainsi il était venu me jouer
er
le jeu d[e]
la passion,
— ai-je alors pensé
ai-je pensé
dans ma trop grande indignation, alors qu'il
n'en a jamais éprouvé que pour
son Ukraine
utopi
une folle utopie
. Je considérai sans
pitié son v[i]
i
sage ravagé. Je lui lançai :
—
Ainsi tu
J[e] suppose qu[e] tu pourrais même
— Tu pourrais même, je suppose, te
livrer au terr
r
orisme.
S[a]
e
s
yeux flambèrent d'une cou[illis.]
r
ts flamme
sauvage.
— S'il le fallait... peut-ê
ê
tre ... oui...
Les
miens depuis des siècles ont vraiment trop souffert.
Mais il me voulait moi aussi et
et
plaida
[d]
p
our que je lui garde encore ma confiance... jusqu'au
jour où, si cette mê
ê
lée sanglante ne
s'achevait pas en
apocaly
apocalypse, il
remuerait ciel et terre pour me retrouver, n'ayant
plus alors en tête que de vivre heureux avec moi.
Pour toute ré
é
ponse,
,
je lui signifiai que,
,
s'il ne partait pas bientôt, il allait manquer
son autobus et peut-ê
ê
tre, demain, son alliance
avec les nazis.
[illis.]
s
S
es yeux
qui m'avaient tant de
fois
me lancèrent un blâme douloureux.
Je l'
'
accompagnai quelques pas encore sans
plus lui parler. A cette minute,
je croyais vraiment
qu[e] j[e]
l[e]
e
haïssais
haïr
et ne
cesse
e
rais
^
[p][illis.][ir]
devoir jamais cessé
de le
e
haïr.
Je
lui indiquai^
d'un geste bref
le départ du sentier qui longeait
l[e] mur du d
d
omaine seigneurial.
Il s'y engagea,
il
se retourna
plusieurs
fois
en
levant
^
[illis.]
chaqu[e] fois
la main
vers moi qui
restait immobile à l[e] regarder s'en aller de
ma vie. Je perdis de vue sa silhouette
sous
dans
l'ombre tout à coup plus épaisse des
arbres. Je restai un moment à attendre je
ne sais quoi. J[e] n'entendis plus son pas.
Au bout d'un moment, je l'imaginai atteignant le
vaste
champ de
l
l
abour qui
m
m'avait envoûtée
tellement
m'avait si mystérieusement consolée.
Les permières é
é
t
t
oi
i
les, toutes
pâles
encore,
de la
nuit
, devaient briller un peu mieux
là-bas
au-dessus
du champ
de cette étendue
à
découvert.
Stephen en avait-il
aussi
le coeur
saisi
sa[illis.]
touché?
ébranlé ?
Ressentait-il encore
en
[ce] moment
la beauté du mond[e]?
Est-ce qu'il y
avait
aurait
place, par extraordinaire, dans un
coeur
être humain
d'homme
[illis.]
pour
un passion politique
dominante, l
d
es larmes
,
le rire
et
la
l'amour
de l'attachement
incompréhensible
d'
pour
un
pauvre
bout de
champs
,
,
[illis.]
en pleine
isolé en
forêt
?
qui pourrait l[e] hanter à
jamais.
?
C'est curieux combien d[e] fois
dans ma vie je me suis demandée
si
si en traversant
c[e] champ
qu[e] j'aimais
tant ne me reliait pas
en
de
quelque
sorte
manière
et
pour toujours à Stephen
quoi qu'il [n]ous
arrivât.
[illis.]
même
si lui
devait être
perdu
à jamais
pour moi.
Maintenant, je pensai, il doit d
é
boucher
avoir
sur la route. Il atteint Wak
e
Arms.
Il prend peut-être son autobus
,
à l'instant
même.
Enfin,
c'est
[illis.]
c'était
fini. Jamais plus
, je le
savais, je ne le reverrais.
Il n'y avait plus à se le cacher : la guerre
approchait.
On
croyait s'imaginer
s'imaginait parfois
entendre déjà
son
n
souffl[e] [de]
la
précédant d'ho[rr]eur la
précédant
son souffle
déjà un
sifflement
d'horreur
dans
traversant
traverser
le ciel
pourtant si serein de ces dernières
semaines d'août. David avait aussi obtenu
mon adresse,
peut-être également de la Maison du Canada.
Il m'envoya un mot, se disant
inquiet à mon sujet et
me priait
m'invitait
à venir prendre le lunch avec lui l[e] surlendemain.
Lady Frances se faisait aussi au souci pour
moi, écrivait-il,
,
et l[e] chargeait de m[e] faire
savoir qu'à son avis je [fer]
dev
rais rentrer au
Canada. Nous en reparlerions. Il me demandait
d[e] lui téléphoner à l'Amirauté pour confirmer
notre rendez-vous devant le magasin
Selfridge.
J'y étais à l'heure dite. Je portais ma robe
de toile bleu marine parsemée d[e] fleurs
blanches, que David avait déjà vue, mais
c'etait l[a] seule que j[e] possédais qui p[ui]sse
convenir à une sortie avec lui. J'avais un
petit sac à main [à]
d
e
grosse paille, également
marine[flèche]
et qui allait très bien a[vec] ma robe.
. Pour compléter mon ensemble, je
venais de
de[penser]
sacrifier
[pres]
pres
que mes derniers pennies
de mon argent du mois à l'achat d[e] fins
soulie
e
rs du même bleu exactement,
mais
[conf]
faits de lanière
s
de rafia entrec
c
roisées et
qui allaient, sous la première grosse pluie,
se détricoter pour ainsi dire sous mes yeux, me
laissant presque pieds nus en plein
Oxford street.
Je vis venir, pareil à
mille
autres
gentlemen
d[e] la City à cette heure, un élégant
et long monsieur en tweed discret, de
coup[e] parfaite,
faisant sonner
con[tre]
à
légers
coups
sur l[e] ciment du trottoir
son
le bout métallique
d[e] son parapluie roulé
fin - fin - fin. Je m[e] demandai pour
la centième fois dans ma vie ce que cet
impeccable produit de la civilisation britannique
pouvait bien voir en moi. Mais qui sait [illis.]
s
i lui-
même ne se posait pas la mê
ê
me question
à [ce]
mo
n sujet. En tout cas, une
franche
ca[m]araderie nous unissait qui
semblait nous satisfaire tous deux,
et
dont nous [le]
re
trouvions le ton léger,
la conservation facile ,
,
[illis.]
[les]
les blagues
usuelles, telle nous l'avions
laissée
suspendue
deux mois, trois mois auparavant.
depuis deux ou trois mois.
que nous retrouvions telle que nous
l'avions
suspendue
laissée
,
deux ou trois mois
[p]
a
vec son ton léger, ses blagues usuelles,
quelques mois plus tôt.
-> même ne ses posait pas la même question
à mon sujet. En tout cas, une camaraderie
nous unissait qui [p]
s
emblait satis
s
faire
un[e] part de nous-même, car nous
la retrouvions sans peine, avec son ton léger,
ses réparties faciles, t
t
elle que nous
l'avions laissée quelques mois plus tôt.
En me repér[a]nt parmi la foule
massée à l'entrée du magasin,
il me
salua d'un
joyeux
...
— Ah, I say, Hello, you dear!
Et ne perdit pas une seconde à
m'entra
î
ner vers
un restaurant
de
reputé,
,
grand chic,
je me demande si ce ne fut
pas au Trois-Pruniers, à moins que
le repas au Trois-Pruniers ne se situe à
un autre moment, car d[e] cett rencontre
avec David, d[e] même qu[e] sur presque
tout ce qui s[e] passa [e]
e
n ces semaines
tourmentées, mes souvenirs restent confus.
A peine étions-nous
à table qu'il
attablés
qu'il me marqua à s[a] manière une vive sollicitude.
Il m'avait fait venir à Londres pour me
revoir sûrement,
me
dit-il,
mais d'abord
et avant tout pour
me a
m'amener
à
m[e] rése
erver
une place
immédiatement une
place sur
le
un bateau
rentrant au Canada
faisant route pour le Canada
. Les places
allaient très vite être prises. Il ne fallait
pas
prendre
courir
le risque d'avoir à
à
rentrer
su[r]
un transatlantique transformé
en dortoir
à
en
baraque
à
l'usage des troupes
.
Ou
, pire encore, un
celui
[au]
le
risque
d'
un tor
r
pillage,
en cours d[e] route.
En écoutant David, si mesuré dans ses
propos, me parler sur ce ton, je croyais rêver.
—
Voyons, David,
vous
c'est un conte
que vous me faites là. Je viens tout juste
de lire dans le journal qu'il n'y a aucune
raison de s'affoler.
Il se pencha pour me parler très bas.
— Ecoutez : la co
o
nsigne est à
d'
éviter à
tout prix l'hystérie co
o
llective. Car si les
Londoniens apprenaient à l'instant combien ils
sont vulnérables ils perdraient la tête.
Mais
l
L
a vérité c'est que nous sommes
Vous
avez vu dans l[e] ciel
de Londres ces ballons
que nous avons fait suspendre supposément
pour servir de barrage aérien. Eh bien, ce
pou[r]raient être aussi bien des ballons de
fête foraine, qu'un coup d'épingle dégonflerait.
La vérité est que nous n'avons pas un seul
canon antiaérien qui fonctionne, pas l'ombre
d'un[e] arme le moindrement efficace pour
nous protéger d'une attaque surprise. Si ell[e]
survenait cette nuit, la ville pourrait être
— anéantie.
Le repas fin, le décor précieux,
les cristaux étincelants, le maître d'hôtel
attentif, le murmure de voix auquel se
melaen
mêlaient les paroles de David
composaient une atmosphère brouillée
dans laquelle je me sentais m'enfoncer
comm[e] dans un brouillard.
— Remarquez, me dit David, que
je n'ai pas le droit,
comme
faisant
partie du personnel
de l'Amirauté, de vous
parler ce langage. La consigne est d[e] rassurer
à tout prix
la population
. Mais je pense
qu'il est d[e] mon devoir de mettre en
garde
aux
ceux qui peuvent
encore
du moins
partir
..et dont le sort m'importe...
Je me suis fait de mauvais sang
pour vous, me re
e
procha-t-il, avec un
bref sourire. De même Lady Frances
qui me disait encore la dernière fois
que je l'ai vue : «i
I
l faut tâcher de
rejoindre notre jeune Canadienne francaise
et l'engager à partir...»
J'éprouvai enfin as
as
sez vivement du
remords d'avoir laissé sans nouvelles de
moi des gens qui m'aimaient bien et
qui ava[i]
i
ent pu s'imaginer le pire à
mon sujet alors que
j'étais avant
tout préoccuppée de ne pas briser par
le moindre geste, l[a]
e
moindre contact[,]
l[a]
a
fragile enchantement où j'avais
trouvé refuge — grave manquement
envers les autres de ma part et
[flèche] tout préoccuppée
, en évitant le moindre
contact avec l'extérieur, le moindre geste, de
préserver le fragile enchantement qui me
tenait bien de refuge — grave manque-
ment de ma part envers les autres et dont
je devais maintes fois au cours de ma vie
me rendre coupable.
Nous avions à peine touché aux mets
r[a]
a
ffinés. David hâta la fin du repas
en avalant son café avant le dessert. En
autant que cela pouvait paraître chez lui, il
était nerveux. A la sortie, il
mepria
s'excusa
de ne pouvoir m'accompagner là où j'irais.
Il lui fallait rentrer au plus tôt à l'Amirauté.
On y travaillait nuit et jour d
e
c[e]
e
temps-ci.
Et pour rien, me chuchota-t-il à l'oreille.
Pour éviter que la panique
s'empare
de tous
des gens
et les transforme en un pauvre troupeau
livré à lui-même.
A son signe, un taxi s'était rangé au
bordu d
bord du trottoir.
Il
abaissa m[a]
y
prit place
, abaissa le vitre,
,
e
t
me fit signe
d'approcher
m[e] dit :
— Si jamais nous ne devions pas nous
revoir, n'oubliez pas de me laisser votre
adresse dans votre pays.
Moi,
pensant
alors
que
si j'y retournais
ce
serais
[a]
o
u Manitoba
pour
[illis.]
retrouver
le Manitoba, je lui dis,
,
[flèche]
faisant allusion à la plaine,
e
t
[en]
m'efforçant
de
au
garder l[e]
ton si souvent badin entre
lui
nous,
:
et moi.
et
faisant allusion à la plaine
.
— If so, will you ever come to visit me
in my steppes ?
Il m[e] posa un léger baiser sur la joue
e
.
C'était
le premier qu'il me donnait.
— I shall come and sit on your steps.
Son taxi s'
'
é
é
loigna[.] Je remarquai
enfin dans la foule dense autour de moi l'air
accablé, stupéfié de chacun. Je partis
de mon côté errer seule dans Londres.
A Hyde Park, on creusait des tr[a]nchées. A
courte distance, on ne voyait pas les
hommes qui y étaient enfoncés jusqu'à
la tête, seulement leurs pelles rejetant
à bout de bras des paquets de glaise
puisées loin sous
le gazon
les doux gazons
.
les mieux soignés du monde. Des
mottes lourdes allaient parfois
rejaillir
s'écraser
parmi des plate-bandes fleuries.
Les
enfants s'amusaient de voir le jardin
où les amenaient
jouer
promener
leur nanny
transformé en
chant
champ
d[e] guerre.
Ils jouaient
à présent
à s[e] jeter
en guise de [les]
[flèche]
en guis[e] de grenades
des
ses
mottes au visage.
Les
adultes passaient, silencieux, sans rien
voir. Maintenant j'étais toute attention
à
[ce]
ce
spectacle des plus étranges
d'une ville
pour ainsi dire sans regard
de gens
allant encore à
leur affaires, mais
sans
pour ainsi dire
sans
plus y croire
. En fait,
toute la ville était comme sans regard.
Cette absence de regard était pire à voir
qu'un regard douloureux qui du moins
est encore rattaché à la vie.
Dans Mayfair, comme ailleurs, comme
partout où j'allai cette après-midi, je
[lus]
vis
à chaque coin de rue des affiches destinées
à remonter l[e] moral et aussi des
flèches indiquant la direction à
d
u
plus proche abri antiaérien.
J[e] vis
d
D
ans l[e] ci
i
e
e
l
les ballons
très beau
, sans
nuages, e
e
xceptionnellement clair, je vis de ces
ballons dont m'avait parlé
David qui
n[e] pouvaient avoir d'autre
n'avaient d'autre
but
que de faire accroire aux gens qu'ils
étaient protégés. Des placards enjoignaient
les
les gens
Londoniens
à se rendre au plusproch[e] dé
é
pôt prendre leur
masque à gaz. On e
e
n ajustait jusqu'à des bébés.
J'allai, je me demande [a]
a
ujourd'hui pourquoi,
chercher le mien. J'err [r]
a
i des heures encore
par des rues tellement silencieuses que l'on
entendait venir d[e] loin le moindre pas.
De
Les
automobilistes ne klaxonnaient plus. D[e] retour
dans les
rues plus aff
quartiers d'affaires
,
je
m'aperçus
enfin
qu'on ne voyait pas de gens entrer
dans les magasins
ou
ni
en sortir.
P
Entrée
ée
moi-mêm[e] un instant par curiosité dans
Se
e
lfridge, je parcourus une dizaine de rayons
sans voir u[ne]
am
e
âme
qui vive, sauf,
derrière les
comptoir
à ne pas bouger
,
vendeurs et vendeuses comme
frappées d'hypnose. Même Picadilly C[u]
ir
cus
,
à la foule dense tournait aujour[,]
à la
foule et à la circulation toujours
l[e]
aussi
denses
,
, mais
mais
qui
tournan
i
t
tournant
aujourd'hui
comme
au ralenti, fais[ai]t
penser à un
vieux
manège
sur l[e] point de plier
bagage
, et aller tenter ailleurs d'autres
et
d'[O]ban
J'eus le curieuse sens[a]tion d'une
vill[e] entière, à l'égal d'un condamné à mort dans
son cachot, qui attend l'heur[e] d[e] l'exécution.
De
Cette ville qu[e] j'avais découverte, il y avait à peine un
an, si affable, rieuse,
et
blagueuse, je n'en avais
recueilli aujourd'hui pas un sourire,
,
pas
même véritablement un regard.
Je rentrai tard à Upshire pour en
repartir le surlendemain avec quelques-uns
d[e]
mes effets
avant
en attendant
d[e] venir
prendre le reste petit à petit. Londres m'appelait
irrésistiblement
par la fasci
i
nation extrême, je pense,
q[u'exer]
qu'exe
rce
qu'exerce sur l'esprit l'approche de
la tragédie. Et je venais de comprendre
que
e
[flèche]
la tragédie à son sommet c'est la guerre.
,
[illis.]
[illis.]
son[illis.]
d[e] toutes les tragédies, la guerre est la plus complete.
Ainsi donc Londres m[e] devenait le
lieu de la solidarité humain
e
telle que
je n[e] l'avais encore jamais éprouvé parc[e] que
j'y faisais
connaissaissance
connaissance avec le
sentiment du plus profond malheur d[es] hommes.
Je louai un[e] chambre dans chiswick.
Pourquoi dans ce quartier lointain, à l'extremité
ouest de Londres ? Peut-être parce que la rue
où j'allais vivre se trouvait à deux pas
de Kew Gardens qu[e] j'avais longtemps
désiré
vi[v][illis.]
visiter fréquemment et tout à mon
aise tellement j'y avais pris plaisir quand
j'y étais venue quelquefois d[e] Fulham, et
maintenant j'allais effectivement m'y
promener presqu[e] tous les jours, apprenant le
nom, l'origine, l[e] caractère de mill[e] arbres
transplantés ici d[e] tous le[s] coins du monde —
et pourtant presqu[e] tout d[e] ces choses
appri
i
ses
alors
avec amour
m'est aujourd'hui
sorti de la mémoire
ravi
sorti d[e] la mémoire
. Quel gaspillage que la vie !
J'ai dû mettre des jours et de[s] jours à
ac
c
qu
é
rir
apprendre
mille connaissance[s] fascinates
[sur] des arbres rares que je n'aurai pl
l
us
jamais la chanc[e] d[e] revoir, sus
r
d'autres moins
singuliers —
et que me reste[-t'il] de tout
cela
sur des fleurs
du bout de monde, et
qu[e]
me
m'en
reste-t-il
sinon l[e] souvenir un peu
douloureux d'avoir été émerveill[é]
é
e
sans que je
puisse m[e] rappeler maintenant au juste pourquoi.
Peut-être aussi ai-je choisi chiswick parce
qu'il était d
d
[e]
e
ss
s
ervi
i
par la Green Line et que
la ligne [à]
E
pping Forest
était
justement
i
i
nscrite
parmi
quelques autres
sur le
(
panne
à
au
d
l
d
'arrêt
au bout
de ma rue[.] Ainsi je pourrais ê
ê
tre
chez Esther
peut-etre encor[e] plus vite
sans faire
de
correspondance en cours d[e]
e
route,
et
ainsi
peut-être plus vite que si je partais d'un
point moins lointain[.] Et enfin, ce devait
être
aussi
parce que
c'était
la vie était
moins chère ici
qu'au coeur de Londres.
La maison où je pris chambre était propre,
claire, située dans une rue paisible, la chambre
elle-même était grande et confortable, quoique
manquant de soleil, mais mes logeurs étaient
des gens d[e] ceux que j'avais connus rue
Wi
i
cke
e
ndon. S'ils étaient sur l[e] pas de leur porte
ou dans leur petit bout de jardin quand je
rentrais ou sortais, ils me saluaient assez
cordialement, ajoutant quelques mots au
sujet du beau temps qui persistait — car cette
fin d'été dramatique se déroulait sous un
ciel invariablement bénin. Je ne les
revoyais pas autrement ni ne voyais non
plus les trois autres locataires d[e] la maison.
Je reprenais peu à peu mes habitud[es] sauvageonnes
d[e] la rue Wickendon.
En vérité, je ne me rappelle plus trop
comment je vivais alors. Je lisais beaucoup, je
pense,
m'approvisionnant
en livres
à la
Bibliothèque
m
M
unicipale aussi bien garnie
que celle de Fulham. Je parcourais Kew Gardens
à coeur de jour, apprenant là presque tout ce qu'ai
su des arbres. Je crois m[e] rappeler un
c
c
oin du jardin merveilleux où se tenaient
ensemble les plantes de l[a] Malaisie et
combien je m'y sentais agréablement dépaysée.
[La]
M
ais j'étais la plupart du temps comme
endolorie, à moiti[e] pré
é
se
e
nte seulement
[illis.]
au
monde e
e
nvironnant, même peut-être
malgré tout aux livres et aux arbres, et
c'est peut-être
là la raison
pourquoi
j'en ai gardé un si pauvre souvenir.
Le vaste ma[l]
l
heur en route
emportait
tout
sur son passage les malheurs
personnels
. Mais il emportait aussi
au loin et comme à jamais
toute joie de
vivre et même
le sens de la vie il
semblait
enlevait
enlever
son sens
à la vie
.
tout sens à la vie.
On arriva en septembre. Dans
cette maison,
,
on déposait mon plateau du
petit déjeuner à la porte tout en
m'
avertissant :
annonçant :
«Your breakfast, lady !» Si j'avais le
malheur d[e] me rendormir, je l[e] trouvais tout
froid une demi-heure ou une heure plus tard.
Ce matin-là cependant on tambourina à
ma porte en m'annonçant d'une
voix joyeuse : Great news! Chamberlain
and Daladier are gone out there to meet
Hitler. They st
t
ill may com[e] to terms.»
Je descendis vivement pour
en apprendre davantage,
,
et mes logeurs, devenus
presque des amis,
,
m'invitèrent à écouter
avec eux leur petit poste de
e
radio.
J'entendis de mes oreilles qu[e] Chamberlain
et Daladier allaient s'entretenir avec
Hitler et chercher des compromis en
faveur de la paix.
J'eus l'impression qu[e]
la vill[e] entière, ce
jour-là,
avait l[e] souffle suspendu
se retenait
de respirer
à fond
par peur
d[e]'effaroucher le
timide espoir qui se laissait press
ess
entir. Puis
[c]
s
'étala à la une de tous
s
les journaux
la nouvelle que la paix était obtenue en
retour de la
cessation
cession
à l'Allemagne d
d
u
pays sudè
è
te.
Et c
C
e fut une explosion de joie
à Londres
dans Londres
comme je
n'en ai
[illis.]
n'en ai
vu
la pareille
nulle part
ailleurs, jamais
au monde
,
,
si on peut appeler joie ce retour terrible à soi-même,
à sa vie personnelle, à ses intérêts propres,
alors
qu'en
qu'une partie
qu'en d'autres villes, en une
une
un
un
autre pays, des pleurs
y
faisaient écho.
Des étrangers s'embrassaient en pleine rue.
Des femmes se jetaient au cou des marins
émé[c]hés.
au pas titubant
. On formait des farandoles
qui encerclaient de leur chant,
et
de leurs cris
aigus des
quartiers
parcs
jusqu[e]-là
r[e]servés au recueillement. Les bars ne
désemplissaient pas. Quelques êtres pleuraient en
silence. « Pauvres, pauvres malheureux Tchèques.
!
.. »
[en]tendaient-on
les plaignaient à voix
haute
des femmes riches à leurs reunions
mondain[es]. Elles s'enlevaient des doigts, des
poignets, bagues et bracelets pour les déposer
dans des paniers que l'on passait de table
en table dans les restaurants chics pour
les vendre au profit des « pauvres, pauvres
Tchèques ». Quelques
s
voix
pour
s'[é]levèrent
pour
d[ict]
dénonce[r]
leur propre
pays
gouvernement
qui
s'était couvert de
[illis.]ses
crièrent dans le
d[é]sert que l'Angleterre s'était couvert[e] de honte
et que, d[e] toute façon, ses l
l
âches conc[es]
es
sions
à Hi[lt]er ne faisait que retarder la redoutable
échéance, et
encourageait le [F] encourageant
les prétentions
-> Quelques voix crièrent dans le désert
[q] L'Angleterre
que
l'Angleterre
s'était couverte de honte en abandonnant
ses amis d'hier,
ne fai
-->
sant ainsi du
reste
qu'encourage[illis.]
r
les
qu'encourager
Hitler dans
am[b]
ses exactions
et retarder
de peu l'échéance redoutable.
Est-ce alors
déjà
— ou un peu plus tard —
que
Churchill prophétisa
la grande voix
de Churchill prophétisa
: « Si, pour [é]viter
la guerre, on accepte le deshonneur, on aura
le deshonneur ... et la guerre
?
.
»
On riait
encore
d[e] lui
à l'époque.
On l'appelait le purple-orator. On disait
qu'il se complaisait dans un[e] atmosphère
de désastre
et
de catastrophe,
que, par tempérament
il voyait partout des signe avant-cour[e]
qu'il n'était jamais
autant
aussi
bien
à son aise
que, lorsque
les événements
tournaient
tournant
au
noir,[flèche]
donnaient
raison
créance
à ses
anciens
oracles
.
[illis.]
Et l'on contenu[ai]t à danser[,] à s'enivrer,
à festoyer. C'est depuis lors, je pense bien,
que le spectacle d'une ville en liesse
m'a toujours plus ou moins plongée
dans le malaise.
J'y ai
vu
trop
souvent
vu
qu'ell[e] célébrait avant toute chose d'avoir
échappé au malheur d[e]
e
s autres.
Londres, dans sa douleur, plus tard,
[m'a]pparut
montra un
visage
combien
combien
autrement
plus
noble[.]
.
La menace de guerre, tout en
paraissant s'éloigner, ne m'avait pas
délivrée de l'angoisse
que m'avait
qu'elle m'avait
communiquée. J'avais été trop impressionnée
par l[a] première perception que j'eus du monstre pour
en être quitte de sitôt. Assez souvent aussi
me revenaient des souvenirs de cette journée
d'abord si
au commencement si
riche
qu[e] j'avais vécu
qu j'avais connue
avec Stephen
à Upshire et d[e] notre brutale rupture.
Ils me
ravageaient
Ses traits commencaient
pourtant
à s'estomper dans ma mémoire. Je n'entendais
plus aussi bien l[e] son de sa voix à l'intérieur
de ma tête. Tout en sachant que je resterais
sans doute blessé[e] pour toujours par cet
insuffisant amour, je savais aussi que
je pouvais maintenant envisager la vie
sans lui — et c'était peut-être ce que je
trouvais le plus affreux à accepter.
Au fond je n'avais plus d[e] coeur à rien.
Je n'arrivais plus à écrire une ligne. Les histoires
que j'aurais pu raconter
ne m'interessaient
même
pas moi-même
. Et je n'avais presque plus
d'int[é]r[ê]t pour l'art dramatique —
bien que
même si j'allais
j'aimais
j'[illis.][mas]
j'allais
encore
aller
d[e] temps à autre au
théâtre
. Est-c[e] que je poursuivis, l'automne
venu, mes cours chez madam[e] Gachet[?]
?
Quelque
temps peut-être. J'ai la curieuse sensation de
ne me rappeler presque rien de cet automne-là.
Pourtant, il m'en revient, alors que je ne
les cherche plus, des souvenirs malgré tout assez
nombreux, mais
ils sont comme
tout
imprécis
et douteux. Je devais passer le plus clair de
mon temps, quand il faisait assez doux, à
me
promener à Kew Gardens entre les arbres
venu
du Ceylan ou des forêts
[de G]
tropicales
ou
de la
des
d'
oasis
au désert, chaqu[e] plante,
chaque arbre vivant dans un peu d[e] sol
apporté de son pays. Et je les aimais, ces arbres,
au point de
les reconnaî
î
tre
déjà
, à une petite
distances, comme des amis, eux qui
ont
pourtant fui,
un beau jour
ma mémoire.
J[e] m'
'
ennuyais
de Century Cottage
sans pouvoir en
chaque instant du jour[.]
guérir
[flèche]
stet
de Century Cottage
.
Mais Esther
m'avait écrit qu[e] la Châtelaine avait décidé
de faire
peinturer
peindre
le cottage à l'intérieur et
à l'extérieur avant qu'il ne perde trop de valeur.
La maison était donc sens dessus dessous
[.]
Puis elle m'annonça la visite d[e] Heather,
rare à se montrer mais difficile à dissuader
de venir
au moment
qui lui convenait
où ça lui chantait
et
qui, bien entendu, occuperait
«ma» chambre.
qui
Je pense que je m'en allais à la dérive.
Je pris peur. Je luttai pour trouver un
courant qui me porterait à une rive
quelconque. Je me forçai un jour à
retourner à Cadogan Garden. Le salon
était archi comble comme au jour si
loin, si loin, où mon regard, dès en
entrant,
avava
avait été happé entier
par les brillants yeux sombres de Stephen,
,
et
je faillis rebrousser chemin, te
e
llement
mon coeur bondit de peur à l'idée qu'il
pourrait
être là
encore
parmi
les autres,
et qu[e] tout serait à recommencer[,]
.
la torture
de l'extase et du doute.
l'angoisse, le délire, le soupçon,
Mais Lady
Frances venait vers moi, les mains tendues,
.
— Mon petit ! Enfin ! Vous nous avez
beaucoup manqué ! Pourquoi n'être pas
venue vous r
é
chauffer l'âme ici avec
nous pendant
ces
jours
cruels
d'avant
Munich ? Maintenant écoutez moi. Il
vous faut sortir de cette solitude dans laquell[e]
vous vivez beaucoup trop, si vous me permettez de
vous
le dire. Votre séjour en Angleterre s'
s'
achèvera sans
doute avant bien longtemps, j'imagine. Et, comme
tellement
tant
de vos compatriotes,
vous
n'aurez
partirez
sans avoir vu [as]
be
aucoup de notre pays. J'ai
deux superbe
e
s invitations pour vous — du moins
vous les re
e
ce
e
v[r]ez en bonne et du[e]
e
forme quand
vous aurez accepté en principe. L'un[e] est de
Lady Curre
e
dans l[e] Monmoutshire. Il vous faudra
une robe longue pour le dîner... Mais ne vous
tracassez pas. N'importe quoi, un sac
ferait
f[er]a
l'affaire, pourvu qu[e] ce soit long.
Ensuite
je vous [illis.]
Au retour, vous vous
arrêterez chez une charmante vieille femme dans
le Dorset. Vous recevrez sous peu d[e] chacune
d'elles une lettre vous précisant la date
où vous devez arriver
ch
à chaque endroit
et la durée du séjour auquel vous êtes
conviee.
J'étais ébahie — et j'allais
l'être davantage — p[a]
a
r
l'idée d'être
le fait
d'être invitée, en amie, [e]
e
n quelque sorte, chez
des gens qui ne me connaissaient pas plus qu[e] je
ne les connaissais.
J'acceptai, par manqu[e] de volonté pour
refuser, par amitie envers Lady Frances
qui
[a][illis.]
te
nait tellement
avait l'air de tellement tenir à
à la chose
, et
m'envoyer en visite dans la gentry,
peut-être abasourdie à ne
plus trop savoir en quo
o
i je m'engageais.
Par un matin de novembre, encor[e] beau
et tiède, je pris le train pour Che
e
pstow. J'avais
avec moi un[e] valise
.
et
m
M
a mall[e] garde-robe,
tenant bon malgré les coups reçus,
[qu'elle]
voyageait
,
, elle,
ell[e],
dans l[e] fourgon à bagages. C'était une
bien grande mall[e] pour contenir ma petit[e]
robe d[e] taffeta rouge qui avait été à la
soirée du baron Frankenstein et n'était pas
ressortie depuis, mon autre robe du soir en
mousseline pêche avec son petit bolé
é
ro, les
souliers assortis, quleques
autres
menus effets.
De plus, je pourrais avoir l'air
assez p[eu] au
courant des
choses
usages
d
en
'arriv[er]
an
t
avec tant de
bagage pour un séjour, disant la lettre,
,
du sept au 14 au soir, et Lady Curre
devait, en effet, en l'apercevant, mais au
départ seulement, ouvrir grand les yeux.
Surtout, c'était me donner beaucoup de peine
pour rien que de trimballer
[ce]tte lourde malle
si long
presque partout
où j'allai, pendant
si longtemps, et je ne sais vraiment plus
pourquoi j'y tenais tellement, à moins
que ne fût parce que je l'avais payé cher
et que je voulais en avoir pour mon
argent.
Peut-être aussi me conf
é
rait-elle
dans
ma timide
une sorte
d'importance.
de courage, comme
si à nous deux nous faisions un peu
plus important[e]
plus important.
Je d
é
barquai
par une
en fin d'après-midi
tiède
dans la très jolie
et
ancienne ville
e
de
chepstow.
[D]
Le
s
grosses
tours massives
y
demeurent
du château demantelé de
Guillaume le Conquérant
y
demeurent
[,]
encore
debout.
Devant la gare était stationnée une
longu[e], longu[e] auto noire. Un chauffeur en
livr
é
e en descendit, vint à ma rencontre, porta
la main à sa casquette.
— You the young lady for Itton Court ?
Je pensai qu[e] oui et le lui dit.
Alors il se nomma : Ward, et
m'exprima
—
Ward is my name.
les excuses de
mylady
pour n'[ê]tre pas venue en personne
à ma rencontre. She had been
requested at the very
last minute
for one
to attend as judge
one
of those county exhibits on[e] just
cannot escape.
En un rien de temps l'historique petite
ville était
derrière
nous. La voiture s'engageait dans
la
vallée
vallée
d[e] la Wye, un des fleuves les
plus étonnants qu'il m[e] fut jamais donné
de voir. A marée
bass[e]
, c'est une horrible fo[s]
s
se
vas[e]
e
use, presque asséchée, morne et grise
et comme plein[e] de l'empreinte de grands
animaux étranges
qui
s'
y seraient
venus se
roul[é]s
.
dans
vautr
é
e
s
r
.
la boue.
Mais que la marée revienne, et la
Wye parcourt sa vallée d'un[e]
e
grande eau
tranquill[e] qui lui donne un air doux et
pastoral.
Au loin, du ciel apparaissait, il me [s]embla,
dans l[e] vide d[e]
e
hau[t]
t
es arcades anciennes.
J[e] demandai ce qu[e] c'étaient que ces magnifique[s]
arcades qui découpaient l'horizon.
—
[Ci]stern
Tintern
Abbey, répondit Ward. They say
it's the oldest in
England.
Great Britain.
Des vers d[e] Wordsworth au sujet de
Tintern Abbey, la vieille abbaye ciste[illis.]
rc
ienne,
,
appris à l'é
é
cole,
me revenaient
lentement
à
la mé
é
moire
, et je saisis l[e] merveilleux de ma
vie comm[e] je ne l'avais encore jamais saisi,
hier
adolescente
à entendre parler d'une ancienne
abba
qui apprenait
se demandant
ce que c'était
bien
que
cette abbaye dont le po[ë]te anglais
était si amoureux, aujourd'hui en contemplant
les ruines par lesquels commençait à pénétrer le
rouge du
sol[ie]l
soleil
couchant.
Sur un piton,
au loin
au milieu
d'une
grande étendue de
pré
é
s
verts
encore
, je
distain
distinguai un château de grande importance. En
fait, il dominait tout l[e] paysage.
— Et ce château ? ai-je demandé à Ward[.]
—
Our castle,
,
Miss
, dit
,
i[l]
l
fièrement.
Itton Court we are heading for.
,
Miss.
Le coeur me manqua alors complètement.
Je crois que s'il avait été possible de
soudoyer Ward, de l[e]
e
supplier : Ramenez moi
à la gare...» ou « Laissez-moi en chemin... »
je l'aurais fait. Mais son regard me
disait qu'il n'y avait rien de ce genre à tenter
auprès de lui. Et je m'abandonnai
à mon
sort
destin
avec plus de crainte, je crois bien,
que j'en avais éprouvé à me confier pour
la première fois d[e] ma vie à
à
l'[illis.]
.
Nous avions pris par un[e] longue
route bordée d'arbres qui montait au
château.
D'un côté
De face
, il me faisait un
peu penser
au Versailles
du côté
du
côté
des
jar
Jardins
. Mais nous l'avons abordé
par l'arrière et
[le]
sa
grosse tour ancienne
qui [c]
f
ormait angle. Sous une voûte basse
s'ouvrirent simultanément deux poternes,
une, petite, par laquelle s'engouffrèrent, tirées
à l'intérieur par un serviteur que
je n'eus pas le temps de voir, ma valise
et ma pauvre vieille malle, et une
autre, par laquelle moi-même entrai, accueilli
par l[e] butler qui, tout en m'indiquant
l[e]
chemin d'un superbe geste d'acteur,
s'informait avec une sollicitude qui me
paraissait presque sincère si j'avais fait
bon voyage, si je n'étais pas trop brisée
par ces trajets si pénibles en chemin
de fer sur les petite[s] lignes du pays.
Il m'abandonna au seuil d'un[e]
vaste pièce, le sitting-room, l[e] drawing-room
ou
le music-room, je ne sais trop, je mis
tellement
de temps à les demêler l'une d[e] l'autre, sauf
toutefois du morning-room
parc[e]
qu'[elle]
que cell[e]-là,
le matin,
était
pleine
inondée
de soleil,
le matin,
qu'au
vrai je n'[é]tais
pas encore tr
r
ès
sûre
fixée
lorsque vi
i
nt l[e] temps pour moi de m'en aller
,
par la poterne
,
.
comme j'étais venue
,
Une vieill[e] petite créature a
a
ssise d[e] dos
dans un si immense fauteuil que je n'avais
encore rien aperçu d'elle, se leva, s'avan[ç]ant
vers moi à pas menus et en cignotant
des yeux comme pour me distinguer dans
de la brume.
Moi, pensant que ce devait être mon
hôtesse et que ce serait gentil d[e] lui
témoigner aussitôt de le [gr]atitude et de
l'affection, fit vers ell[e] une parti
i
e du
chemin et
m'écria
m[e] forçai, la voix
tremblante, à la saluer
r
aussi cordialement qu[e] possible :
— So glad,
,
so glad, dear Lady Curre !
A
Sur
quoi
, la petite créature chiffonné[e],
qui n'était que lectrice ou vague dame
de compagnie ou cousine pauvre comme
presque tous les châteaux
du genre
[au]
d'Itton Court,
j'étais
en hébergeait une,
et je
m[e] fit
doucement la leçon
murmura.
s
ur un ton d[e] réprimande :
— Lady Curre will be here later, child.
Please follow me. I am to show you your
room.
Nous avons marché
é
[illis.]
p
ar d'interminables
corridors coupé d'autres corridors, coupés eux
aussi
aussi
de corridors un peu moins large, pour
aboutir à ma chambre. Elle était à ell[e] seule
presque
aussi vaste
qu'aucune maison
que
qu'aucune
j'ai
jamais
habité qu'un[e] bonne grand[e] maison.
demeure que j'ai jamais habitée.
A un bout se consumait,
dans une
cheminée
énorme
, presque tout un
tronc d'arbre. Devant moi, par-delà
de hautes fenêtres, se déroulait un
i
i
mmense parc avec [illis.]
f
ontaines et
statues, car je me trouvais logée du
côté Versailles.
La petite créature me dit :
— Hope you like your room. Dinner
is at eight. We dress here for dinner.
The gong will b[e] heard shortly before.
To find the dining-room, just follow the
sound. Now try to have a nap...
Et elle disparut.
Resté seule,
je commençai par
m'asseo
m'asseoir tout au pied
de l'immense
du vaste
lit
majestueux
à colonnes
. La femme de chambre était
passée avant moi. Elle avait défait ma
valise, ma
a
mall[e] et étalé mes pauvres
petit[es] affaires,
ma brosse à cheveux
à poil usé
, m
es
pantoufles
éculée[s] et
ma robe d[e] chambre
,
d[o]
o
nt je
n'avais jamais vu avant
qu'elles étaient
à c[e] point miteuses
.
et usées
. J'avisai
dans une encoi
i
gnure le plus joli
secrétaire
que
j'eues jamais encore
con
j'eus jamais^
de toute ma vie
à ma disposition
. En
autant que je puisse me fier à mes souvenirs
bousculés de ce jour-là, je dirais qu[e] ce
devait
être
un Sheridan.
J'y trouvai de l'encre, des plumes et
et
du
admirable
papier
à écrire
gris perle
admirable de
consistance et [illis.].
J'y trouvai d[e] l'encre, des plumes et
un admirable papier
à écrire gris perle
et gravé
chiffré d'une couronne. Je m'installai
pour écrire à presque tous le gens qu[e] je connaissais,
en commençant tout de même par maman
à qui je disais de n[e] pas s'inquiéter pour moi,
que j'allais bien,
vivant pour le moment
la vie de château
que
je vivais
pour l[e]
moment
moment
la vie de château.
Si j'en avais le temps, il ne m[e] dé
é
plairait
pas de messayer
r
à décrire ce que fut ma
vie dirant la semaine qu[e] je passai à Itton Court.
Un soir dans ma robe taffeta,
,
un soir dans la
mousseline pêche à fleurs rouges, un autre soir
agrémentant la pêche d'une ceinturon rouge, le
lendemain
du
d'un boléro
également rouge, je
me figurai donner le change et créer
l'impression
que j'avais
d'avoir
une garde-robe
assez variée. J'étais
tout de même
mieux
fournie
partagée
que
la petite créature effacée — lectrice ? cousine pauvre ?
ou dame de compagnie ? je ne l'ai
jamais
pas
su —
[flèche]
qui portait elle soir après soir le même grand
sac couleur prune
que je ne vis
jamais arriver
apparaître
soir après soir,
au dîner
,
que
r
evêtue d'un
dans une [illis.] de long
grand
sac couleur
prune.
dans le même long sac couleur prune.
Nous prenions place,
,
les douze convives —
dont j'ai oublié le nom, sau
f
des deux si
bien appropriés à la chasse
,
qui était à Itton
Court
la grande occupation
l'occupation première
: les capitaines Wolfe et
Fox — à une immense table au centre
d'une immense pièce à chaque bout de
laquelle brûlaient des arbres entiers engouffés
en des foyers plus grands qu'une chaumière.
Nous avions d'autant plus hâte d'y
arriver que nous devions
,
[ar]
ve
nant chacun
d'une aile lointaine,
,
geler tout ronds dans
les interminables corrido[r]
r
s glacés. La
première fois je m'y étais d'ailleurs perdue,
mal guidée
par le
son du
gong
qui,
semblait venir
de tous
résonnant à
n'en plus finir
encore après s'être
arrêté
tu,
semblait venir de tous les côtés à la
fois, mais je m'y étais fait l'oreille
et surtout je m'étais fabriqué des repères
à partir des lords à perruques et des ladies
à petit bonnet d[e] dentelles qui jalonnaient
les
le chemin de l[a] salle à dîner.
Derrière nous, à table, veillaient le
ma
î
tre d'hôtel et ses ai
i
des si pleins de
sollicitude à notre égard qu'à peine
avions-nous trempé nos lèvres dans notre
verre qu'une main se tendait pour
nous en remettre une goutte.
Lady Curre, tout le contraire de
la petite créature désséchée pour qui je l'avais
prise,
présidait
était
une grande femme
statuesque, à épaules larges, marchant à
longues enjambées, parlant haut,
tout à
fait
du genre que l'[o]
o
n appelait[flèche]
dans le milieu
, je crois me
le
rappeler,
dans le milieu
, a horse woman,
non, [p]
g
rands dieux,
!
parce qu'ell[e] ressemblait
à un cheval, mais parce qu'ell vivait
pour ainsi dans l[es]
a
compagnie de
s
chevaux
au temps
autant
pour l[e] moins que celle
des
d'êtres
humains, et les aimant probablement
mieux aussi
. Elle assistait à toutes
les chasses à courre de la région, en
donnait fréquemment,
et
m'entraîna
nt
à
l'une d'elles afin, dit-elle, que
je puiss[e]
un jour
raconter
, d[e] retour au
Canada
,
raconter
comment elle se passait,
,
.
et
Je
possèd[e] toujours, parmi mes
photos
souvenirs
d[e] [ce] temp-là,
une petite photo représentant la meute,
les
cavaliers,
le sonneur
les serviteurs avec
leur plateau apportant l[e] verr[e] à boire avant
le départ,
aux invités en selle,
tout cela inscrit
s
s
ur le côté Versailles
du château.
Comment j'étais tombée dans ce milieu
,
un
soir, à dîner,
comme
alors que
les deux écrivai
i
ns
invités
,
qui
se
disaient
disant
amis de Chesterton et
l'appelaient
l'appelant
K.C.
G.K.
,
causaient avec la poétesse aux
cheveux teint mauve pâle, me parut
soudain si surprenant que je pense avoir
, en
eprit
quitté les lieux
complètement
,
en esprit
,
pendant
plusieurs minutes
. Souvent ma propre vie
m'a étonnée — et à qui donc au fond sa
propre vie ne parait pas la plus étonnante
de toutes! — mais ce soir-là, elle me
confondit. J'eus l'impression d'être en
dehors d[e] moi,
à
quelques pas en arrière,
à
de
me voir assise au milieu de
ce
beau monde
et de n'en pouvoir croire mes yeux. Quelque
chose d'ahuri dut s[e] faire jour sur mon visage
car Lady Curre, coup[ai]
an
t soudain la parole
aux
à la poétesse, me lança assez fort, de son
bout d[e] table éloigné :
— Child! Lost again in your reverie !
A penny for your thoughts.
J'aimais l'expression qu[e]
m'adressait
m'avait souvent adressée à
E
sther quand ell[e]
me voyait perdue dans «the stories of that
wandering mind ». Je ne p[u]s m'empêcher
de faire un sourire à Lady Curre, même s'il
était un peu desemparé. J[e] crus comprendre
qu'elle n'etait pas si épeurante qu'elle pouvait
en avoir l'air et qu'à cette femme personne
n'avait peut-être jamais parlé langage humain.
Pour ses serviteurs, elle [é]
é
tait mylady et ils
ne lui parlaient qu[e] sur un ton
d'obs[è]quiosi
i
t
é
cherchant à avoi[r] l'ai[r] affranchi.
Ses convives pique-assiettes qu'ell[e] gardai
i
t
parfois longtemps faute de mieux
,
lui
donnaient [d]es
«
dear Geneva
»
à tour de
bras qu'elle accusait, j'avais remarqué,
,
d'un léger froncement de sourcils. Je ne
sais ce qui m'amena à lui avouer
ce qu[e] j'avais vraiment ressenti.
— Je me suis vue, lui dis-je,
ici, comme du lointain d[e] ma
vie
,
depuis ma petite rue d'un[e] petite
ville des plaines de l'Ouest Canadien, et
la vérité est que je n'arrivais pas à me
croire chez vous, lady Curre.
Eh je n'en suis même pas encore sûre.
Elle sourit et dit aux autres qu'ell
entendait enfin sous son toit une
parole qui n'était pas j
j
uste du
chit chat
chit-chat
et que j'avais dit
vrai
[flèche]
juste
, personne au
fond ne croyant vraie sa propre vie.
It always seems a lie to one, if one
is clear-minded enough to
to
look
it in the face.
The fact is, nobody
knows how
one
we
he
he or she
showed live his life
.
Elle [s]'attacha tellement à moi
à partir
dès
de
ce soir-la
que je pris peur, car elle
parla de me garder, ma semaine finie,
pour un bal
l
qu'ell[e] donnerait dans
une dizaine de jours et où je pourrais
rencontrer
un
la
jeunesse
agréable
du pays
.
Je me dis
attendue
à Londres sans faute
dans le Dorset
pour la semaine qui venait, ce
qui d'ailleurs était l[a] stricte vérité.
Avant de quitter, j'avais envoyé
la femme de chambre, un[e] jeune a
A
llemande
qui s'
'
'
occupait de moi, dé
é
poser avec mon
Thank you note un petit cadeau d'adieu
dans la chambre d[e] Lady Curre. A Cadogan
Garden, Lady Frances m'avait gentiment fait
comprendre que
je serais bien vue
si j
'apportais
je laissais
,
,
de laisser,
en partant
à guise de gratitude, un petit rien
à qui m'avait
[inv]
invitée
,
. Pas grand chose
un petit rien
un petit rien
en guise de
gratitude, n'import[e] quoi faisant l'affaire, c'était
l'[i]
i
ntention qui comptait. J'avais
erré[e]
erré
des heures chez Harrod's à la recherche
d'un c[a]
a
deau de deux dollars ou plus et
qui ne ferait pas trop mesquin. J'avais fini
par acheter un brin de muguet fait main
à porter au revers d'un tailleur ou
comm[e] fleur de corsage. D'un peu loin,
cela
il
pouvait avoir l'a[ir] d[e]
e
muguet vivant. Je
l'avais trouvé, ma foi
[s]
, assez beau, et l'avait
fais emballer dans une
jolie
gentille
boîte. Mais
depuis le moment où j'avais enfin fait connaissance
avec mon hôtesse à allure de cavalière, je doutai
fort qu
e
'ell[e] pût être entichée d[e] mon présent.
Je devais donc
avoir la su[r]
c
c
hoir
presque
de surpris[e]
lorsque, de retour à Londres,
j'y
trouvai
e
rais
[flèche]
, m'attendant,
un[e] dett[e] de Lady Curre dans
laquelle
, en lettre hautes
de
la moîtié d'une
six pouces
,
pag[e]
au moins
, elle m[e] remerciait infiniment
de mon charmant cadeau,
disant
qu'ell l[e] garderait
précieusement et le chérirait
toute sa vie,
car
as the one and only gift of the kind — so
sweet of you, child! —
that
I have
ever been
presented with.
Je crus quelqu[e] temps qu'ell[e] se moquait
peut-être [p]
u
n peu de moi, ou encore enfilait
des mots, n'importe lesquels, à mon intention,
pour en remplir une feuille de son beau
papier gris perle, mais, petit à petit,
j'en suis venue à me demander
si,
tout compte fait,
elle n'était pas
contente,
en
en
[illis.]
quelque
qui sait,
ravie
peut-être
,
sorte enchantée
d'avoir reçu
pour
au moins
une fois dans sa vie
,
des
fleurs qui n'étaient pas vraies.
« Only a
n
[illis.]
imginative
girl like you, disait-elle,
would have thought [']
[']
of such [a]
a
gift. »
Pour me rendre d[e] chepstow en
Dorset, il aurait été preque plus simple d
retourner à Londres et d'y prendre un
train en direct pour Weymouth [ou] quelque
ville du Sud. Mais je préferai voyager
across country,
toujours
encombrée d[e]
ma malle, changeant de train en des petites
gares perdues,
perdant du temps [à]
e
n
chacune
à attendre
[m]
f
[illis.]
l[a] correspondance, mais j'obtins
ainsi un aperçu de l'Angleterre profond
d
é
ment
rurale
qu[e] je
ne
voudrais
pour rien au
monde
n'aurais jamais connu
e
autrement
,
et je gard[e] malgré tout un souvenir
[é]merveillé de cet ahurissant voyage.
Conduite par son chauffeur — qui était
aussi l[e] jardinier et homme à tout faire —
mon hôtesse m'attendait à la gare d[e]
Bridgeport.
Bridport.
C'était une vieille petite
femme en
gr[o]
o
s souliers plats[flèche]
de marche
, habi
i
llée
de
gros
tweed informe
, l[e] vi
i
sage plein
de verrures et portant un énorme
chapeau de
plu
peluche enfoncé jusqu'aux
oreilles. Elle me parut si laide, si mal fagotée
que je me disais tout en roulant en
silence, assise auprès d'elle, dans
l[e] fond[flèche]
de la voiture
: « Ce
n'est pas possible, je n[e] pourrai jamais
faire la semaine en compagnie de cette personne
»[.]
Mais comme [e]ll[e] levait [u]n peu
le visage sous
le bord
son vaste chapeau
, j'aperçu[s] son regard
et je fus si frappée par la bonté, la
[grâce]
grâce
souriante, la finesse et l'intelligence
qui
se
s'en
dégageaient que [c]
j
e [s]
c
e[s]
s
sai tout net d[e]
l'[illis.] trouv[é]e
r
laide.
D'origine anglaise, elle avait été elevée
en Australie,
où
son père
av[ait]
y ayant fait
fortune
dans l'élevage des moutons. A sa
mort, elle était revenue s'établir en
Angleterre et avait choisi le Dorset
sans
tout
aucune
d'autre
raison au fond que
bonnement
parce qu'elle
avait pu
s'y acheter un cottage chez
y
y
trouv[é]
e
r
, offert en vente, un
vieux
cottage
élizabéthain
tel qu'elle [e]n avait
toujours
toute sa vie
souhaité
avoir
un,
de pur style élizabéthain.
Avec l'aide
seulement d'une cuisinière et d[e] son
jardinier-chauffeur, elle menait une
vie paisible, recevant d[e] temps à autre
quelques invités comm[e] moi pour l'égayer
et aussi pour faire sa part dan[s] l'édification
d'un bon
esprit d'empire[.]
sentiment à travers l'Empire.
Voilà à peu près ce qu'elle me ra
Comme nous roulions ver[s]
s
Matravers Cot
t
tage, c'est à peu près ce que
me raconta Miss Shaw, tout en
m'appelant de temp[s] à autre « my lamb »,
ce
e
que
me
je pensais [flèche]
d'abord
être
une
pure habitude
être pure habitude
d[e] s[a]
a
part,
,
[a]ssez naturelle^
d'ailleurs
pour un[e]
personne qui avait été élevée parmi les moutons.
Mais bientôt je sa[isi]s que c'était plutôt
chez elle un terme affectueux qu'elle
rempla[ç]a d'ailleurs bientôt, à mon usage,
par
l'expression
«my niece,
celles de
ses lambs qu'elle aimait le mieux
devenant de
la famill[e],
m'expliquant
m'expliqua-t-elle
, car d[é]cidement
la sienne propre
ne
suffisait pas
faisait pas le poids
,
ne
[s]
s
e
comptant
ramenant
en
tout
tout
et pour
tout
tout
qu'une
qu'à une
s[e]ule vraie nièce.
Et telle qu'elle
, comme sa nièce,
,
e
lle m[e] présenta au
pasteur,
au
squire, au village
squire du
village
, à celui de
s
hautes terres
que
nous
l'on croisa
avons croisé
à cheval,
,
partout où elle
me mena me faire voir et entendre.
Nous arrivâmes au plus charmant
cottage que je pens[e] avoir vu en
Angleterre. C'est une des rares
habitations, av[ec]
ec
peut-être un mas
à g[r]osses
s
tuiles rousses au bas des
Antiques près de Saint-Remy-en-Provence,
un[e] autre vieill[e] maison,
,
cett[e] fois,
,
en Gaspésie
où je m'imaginai, dès en les apercevant, que
je pourrais y vivre toute ma vie sans
désir [d']
d'
aller
nulle part ailleurs
jamais
chercher
le bonheur.
mieux ailleur[s.]
s.
D[e] proportions harmonieuses,
en
pierre grise
très [d]
adoucie
par le temps,
la pluie, l
l
es
s
vents, coupé
s
à intervalles
parfaits de fenêtres à croisillons
qu'
encadr[és]
ai
t
d'
un trait
blanc, il s'élevait sur
l'herbe
un peu rude
d'
une sorte de plate-form[e] naturelle pour
dominer une échappée de downs
peut-être plus beaux encore que ceux
d'Upshire car, tout au bout, on
apercevait le fil brillant de la mer
qui
étincel
ante
qui étincelait
étincelait
au soleil
au soleil
. J'ai même parfois
cru l'entendre battre là-bas
le rivage
d'où était [illis.]en[illis.]é
d'où Stevenson aurait
situé le départ
fait partir le voilier
à la
recherche de l'Ile au Trésor.
Ma chambre était magnifique,
spacieuse, mais pas trop. De la fenêtre à
croi[s]
s
illons
et
doubles battants, je découvris
une immensité de
vagues
t
t
errestres atteignant
cette fois, à vue d'oeil, les vagues océanes.
Je me couchai pour la première fois de
ma vie dans des draps de lin. La
cuisinière-femme-de-chambre y avait
déposé
une
bouillotte
ancienne
en gr[é]
è
s
enveloppée d'un petit manteau de laine pour
qu'elle n[e] m[e] brûle pas les pieds. Miss Shaw,
accompagnée de son scotch terrier au regard,
derrière tout son poil,
,
assez semblable en finesse
presque aussi fin
qu
à
e
celui de sa maîtresse
, vint voir s'il n[e]
me manquait rien.
Elle m[e] tir[a]
attira mon attention
sur une
jolie
boite
en fer blanc disposée sur la table de
chevet.
Que
A combien
d'oasis heureuses
j'ai donc
[illis.]
suis-je
[eues]
eues
donc arrivée
au long de ma vie
,
dont il me
semble aujourd'hui que je n'avais
qu'
à marcher
vers elles pour
au-devant de moi
pour
avec confiances pour
y être recueillie et abreuvée !
les découvrir à
[illis.]
l'horizon et m'y sentir aussitôt à l'aise.
Miss Shaw tenait absolument à ce
qu[e] je voie Bath, la vill[e] d'eau célèbre au
« temps du R
é
gent, bien qu[e] ne fût pas
du tout la saison propice. Peut-être tenait-ell[e]
ell[e]-même beaucoup à revoir un
endroit
où ell[e] avait
peut-être
été
dans sa jeunesse
[illis.]
Toujours est-il que nous voilà en route,
,
un beau matin, conduites par Jeremiah
qui
s'occupait^
enco
aussi
de nous
trouver nos
chambres d'hôtel, d[e] poster nos
cartes postales et
d[e]
nous prodiguer mill[e] soins.
De Bath, nous avons poussé une pointe
jusqu'à Bristol où Miss Shaw avait
un[e] amie qu'ell[e] tenait à saluer et qui
nous garda à coucher. En face, c'était l[e]
pay[s] d[e] Galles qu[e] Miss Shaw me
surprit à tâcher d'aperc
c
evoir au loin
avec une certaine
envie
d'y
aller sans doute, car elle me dit que ce
serait pour la prochaine fois.
Au retrour, elle m demanda si
je préferais rentrer par le chemin d[e] la
côte ou par les lande[s]
s
. J'avais déjà
fait un[e] bonne partie d[e] la cô
ô
te lors
de mon voyage avec David
d
et sa mère si
critiqueuse. J'optai pour les landes.
Nous avons fait un long dé
é
tour pour
rattraper Broadmoor puis Ex
x
moor.
Ces étendues sauvages à herbe
longue
rude
,
sans habitatins, sans cultures, hantées
par un vent fou sous d'immenses
ciels tourmenté[es]
s
me soulevai
i
ent
d'exaltation. D'où vient qu[e] de stériles
paysages, nus et poignants, me
rendent tout à coup à
une sorte de
liberté
libération,
,
comm[e] en demanderait un[e] créature captive,
qu'ils délivrent un moi
quelque
part
partie
de l'être
long
longtemps enfermé
élan
d[e] [illis.]
retenu ?
Il en fut ainsi en
Bretagne à la vue des landes de Lanvaux
que je m'imaginai ne vouloir jamais
quitter, restant
à contempler
sans fin d[a]
leur désolation
dans une fascination
sans fin.
De même
Egalement
, quand,
du col de Vence, je découvris l'étendue
d'herbe sifflante livrée au vent des
hauteurs et qu'habitent
seulement
seuls
des
blocs de pierre noire dressés dans
des poses les plus énigmatiques.
Et pourquoi
ces
[faste]
^
paysages comme
malheureux
m'ont-ils
été presqu[e] toujours plus consolants que ceux
que l'on dit riants, harmonieux ou
enchanteurs? Miss Shaw, élevée dans
de sauvages régions de l'Australie,
semblait en tout cas comprendre mes
go
û
ts et les approuver. Que de fois,
en cours de route,
,
av[a]
a
nt même que je
le lui demand[e], ell[e] pria Jeremiah d
e
'
arrêter
[illis.]
la
voiture pour me permettre d'aller
marcher seule, par quelque sentier
dans les r[o]
o
nces, vers un horizon poignant.
A peine de retour à Matravers,
ell[e]
me mena
voir l'
ce
qui restait de
par
l'ancienn[e]
voix romaine
ainsi qu[e]
voir la
[voir]
ville
de
Dorchester
,
où
la
e
sanglant
juge Jeffrey
ville du sanglant Judge
Geoffrey qui
avait envoyé des millier[s] de gens
, disait-elle,
des gens par milliers
envoya des gens par milliers au gibet.
des gens
au gibet
aux gallow
s
.
A propos de chaque
en
Nous sommes
passées
revenues
par la jolie
ville de Weymouth.
[A]
D
e
chaqu[e] endroit
A propos de chaque endroit,
elle
Miss Shaw
avait
quelqu[e] histoire
[illis.]
à m[e] raconter qui ne
m[e] paraissait pas très exacte. N'importe !
Je regardais s'animer, pour m[e] faire
plaisir, cette vieille dame qui m'avait
paru si laide à mon arrivée
e
et qu'à présent
j'en [e]tais venu[e] à trouver belle avec ses
yeux pétillants de la joie qu'elle éprouvait
à avoir auprès d'elles quelqu'un d[e] jeune
à
travers
de jeune à travers
qui retrouver
l'enthousiasme
de sa propre
jeunesse
.
« T
hose half dead old sou
ls, disait-ell[e]
de plusieurs d[e] [s]
s
es voisins pourtant plus
jeunes qu'elle l[a] plupart, ils ne vibrent
plus à rien, ne lisent rien, ne sentent
plus rien. »
Voyant que je me plaisais à errer
par les downs, ell[e] finit par me laisser
partir seule, le matin, avec des sandwiches
pour l[e] lunch, mais à deux conditions :
je devais être d[e] retour
sans faute pour
le thé
sans une minute de retard pour
le thé ;
car le thé pris seul était d'une
tristesse incommensurable ;
je devais
aussi me munir d'une canne en
guise d'arme d[e]
e
dé
é
fense [si]
p
our le cas où
je ferais une mauvaise rencontre.
Elle m[e] montra même
comment
m'y prendre —
elle l'avait appris jeune
dans les [illis.]
d'Australie
dans
l[e]
[ur]
le
ranch isolé,
en Australie —
pour avoir raison d'un assaillant
en lui
en lui ass[é]nant un coup sec
sur la tempe.
J[e] pense avoir été fidèlement de retour
pour l[e] thé
qu'ell[e] aurait
été
éprouvé
trop
d[e] désolation à prendre seule. Quant à
la canne, à peine
é
tais-je hors d[e] la
vu[e] d[e] Miss Shaw,
,
que je
l'y
l'
e
e
nfoui
i
ssais,
au bout d'une
haie,
,
que je
l'y
l'
e
e
nfoui
i
ssais,
pour
la reprendr[e] au retour
.
[et]
e
E
t
je
m'
app[uy]
ant
er
appuyais
lourdement
sur ell[e]
à chaqu[e] pas
si je
voyais apparaître
à la fenêtre
[illis.]
l[e] visage d[e]
mon
hôtesse
Miss Shaw.
à une fenêtre et
e
E
lle
,
alors,
en m'ouvrant la
en se portant à ma
porte me f[él]icitait chaleureusement
rencontre, se montrait réjouie.
e
t m[e] félicitait:
— Rien comme une canne, hein, pour
aider ^
la marche
en terrain raboteux !
Good girl !
Good girl !
En
En
re
re
tour d'une si généreuse hospitalité,
qu
e
m[e]
demandai-ell[e]
demandait la vieil[e]
demoisell[e]
sinon d[e] l'é
é
couter me raconter les
heure[s] glori
i
euses d[e] sa j
j
euness quand elle
ac[c]
c
omplissait vingt mille[s] d'un[e] trait[e]
e
à cheval,
pour
jusqu'
se rendre
à l[a] ferm[e] voisine,
?
Elle aimait bien aussi
que je l[a] fas
s
se rire en imitant, avec mon
accent déjà curieux l[e] curieux ac
ac
cent des
gens du pays. «
Give me a
lift
lilt
out of your
youth
, disait-ell[e],
you have some to spare
... »
C'est d'ell[e] en partie qu[e] j'ai appris comme
nous sommes nécessaires les unes aux autres,
les vieilles âmes qu[e] l[a] jeuness[e] autour d'eux
consolent de la pe
e
rt[e]
[e]
de leurs années ardentes,
les âmes jeunes qui [à]
s
'
effraient moins
de l[a] vieillesse
sse
lorsqu'ils la voient encore
capables de s'émerveiller et d[e]
e
s[e]
s
r
éjouir à leur vue.
Miss Shaw aimait bien aussi, après le
plantureux dîner,
faire
[flèche]
que je fasse avec ell[e]
un[e] partie d'australien
rummy
qu'ell[e] m'avait enseigné. Nous
tirions l[a] carte à table presqu[e] dans les
flammes du [fo]
fo
yer,
,
l[e] petit scotch-terrier
ve
e
nait
an
t
s'y installer
le nez
presqu[e]
collé au
feu,
,
c[e] qui était mauvais pour
[illis.]
ses yeux
,
,
disait sa
maîtresse,
,
mais il n'y avait pas moyen d[e] l[e]
chasser, la vue des flammes l[e] fascinait
lui aussi, et nous commencions notre partie.
.
À
laque presque
laquell[e] presque
chaqu[e] fois je battais Miss Shaw
sans peine.
Presque chaque soir je
battais Miss Shaw et elle se fâchait.
—
May you be thoroughly bedeviled
,
m[e] lançait-elle.
Dans ses brousses australiennes, si
elle y avait appris beaucoup sur la
nature elle-même et sur cell[e] des hommes,
ell[e] avait par ailleurs
[ac]quis
[illis.]
[illis.]
[eilles]
des
habitudes de langage
et de
comp
franc -
parler
qui la singularisait
e
nt
dans la
bonne société de Dorset où on avait peut-etre
mis quelqu[e] temps à l'accepter
quelque
peu dans son milieu du Dorset assez
guindé
précieux
.
De sous l[a]
a
jupe d[e]
e
sa maîtresse,
le scotch-terrier
grondait
aussi
au[x]
,
à sa
manière
,
comme s'il m'en voulait
de
d
l
'av[oir]
oi
r
battu
e
sa maîtresse
aux cartes.
C'était là
presque
l'unique ombre
au tableau de bonne [e]
e
ntent[e]
e
qu[e] nous
formions, Miss Shaw et moi, dans
notr[e]
e
habitation isolée
au milieu des downs.
qu[illis.]
qu'[e]ntourait
et
. Le petit chien
ré
é
baratif ne me disait ni bonjour ni
bonsoir. Si je l'invitais à l[a] promenade
avec moi,
,
qu'il ado
o
rait pourtant, il
secouait rageusement la tête avec un
air de dire : « Tie
e
ns tes distances si tu
veux qu[e] je garde les miennes. » J'étais
d'autant plus affectée par ces manières
bourrues que Miss Shaw l[e] dé
é
clarait
le meilleur juge des humains
qu'ell[e]
eût
jamais
connu
.
«
Jamais, me
disait-elle, il s'est trompé. Quand est venu
ici quelqu'un à qui il a refusé de donner
la patte, je peux [sû]
êtr
e
sûr que
je
j'en
apprendreai de belle sur cette personne
un jour ou l'autre. J'ai ainsi d
d
é
é
couver
r
t
[l]
b
ien de f
f
aux amis. Par ailleurs, s'il fait
bon visage à l'invité sous mon toit,
je peux dormir tranquille. Je sais que
j'ai affaire à quelqu'un de franc et
d'honnête.
»
— C[e] qui n'est p[a]
a
s de bon augure pour
moi,
s[illis.]
ai-je protesté.
— Ah, mais
Alex
Alec
est loin d'avoir dit son
dernier mot sur vous.
Il lui arrive
Il
prend son temps,
pour juger
. Il met [pl]
pl
us
d[e] temp[s] à former son opinion sur certaines gens
qu[e]
sur d'autres.
C'est qu'il a affaire à
quelqu'un d[e] très particulier
. En outre, il ne
faut pas l'oublier,
Alex
Alec
est un s
S
cotchman.
H
e is dour
.
by nature
. A
and cautious
.
A
ll this time
, he
is studying you de
e
epl
y,
d
on't you doubt it
.
Ce qui me mettait encor[e] plus mal à
l'aise vis-à-vis l[e] scotch-terri[er]
er
que
j'avais r[e]
e
baptisé
Alex
Alec
-the-intellectual, à
la joie de sa ma
î
tresse.
— C'est justement ce qu'il est, dit-ell[e].
Un intellectuel ! Je ch[er]
er
chais depuis longtemps
le qualificatif qui lui conviendrait[,] et
t
voici que
vous l'avez trouvé. Viens près d[e] moi,
Alex
Alec
-the-
intellectual!
Vers neuf heures, neuf heures et demie[,]
a
u
plus tard, [l]
M
iss Shaw, toute
somnol[e]
e
nte
somnolente,
se retirait.
J'ignorais
alors l'[â]ge qu'
son â
â
ge.
.
[P]
P
lus tard, j'ai su qu'elle devait alors
être
avoir
près d[e] quatre-vingt sept ans. Ell[e] disait :
« Allons, viens, mon vieux [al]
A
le
x — lui aussi
lui aussi étant très âgé.
« Allons, viens, mon vieux Alex, nous
avons de l'âge tous deux, c'est l[e] temps
d'aller vous choucher. »
A mi-chemin dans l'escalier, elle
s'arrêtait pour me regarder pelotonnée
dans un fauteuil avec un livr[e] q[ue]
je venais de prendre dans un rayon
der[r]
à côté de moi.
Elle possédait la plus extraordinaire collection
de livres traitant des plus grande[s] affaires
criminelles de tout temps et en tout pays.
En ayant comm[e]
e
ncé la lecture, j'étais tellement
empoignée
prise
que j'avais pre
e
sque hâte de voir
Miss Shaw se retirer pour me plonger dans
cette atmosphère d'horreur qui me
tenait en haleine.
Miss Shaw s
e
'en doutait et m'en
voulait un peu, tout en comprenant [illis.]
m
on
engouement, car elle avait dû l[illis.]
i
re
la collect
t
ion, ayant pris la peine de
la rapporter
[flèche]
entière,
entière
entière, trente volumes reliés
,
[à] couverture rou[g]e
et
d'Australie, trent
e
volumes
en tout
tranches sur or
dorés sur tranches
,
à épaisse couverture
[?] rouge.
C'était l'heure où le vent des
downs et le vent de la mer se rencontraient
sur notre pi
i
ton isol[é] pour
se livrer
un
combat
morte[l]
rugissant.
Miss Shaw l'é
é
[c]ou[t]ait,
la
un
un
main
sur
l[a] rampe de l'escalier.
— J'ai habité
trente
dix
maisons en ma
vie, presque toute isolées, m[e] confiait-ell[e].
Et c'est la seule où les [v]ents accourent
se jeter contre elle de tous les côtés à la foi. Il y
à la un mystère insondable. Le malheur
[a] s
û
rement
habité
un jour
cette vieill[e] maison
au
cours d[e] ses quatre cents ans d'existence. Savez-vous,
je n[e] serais pas surprise qu'ell[e] re
e
cèle un squelette
quelque part entre ses mure épais.
Je comprenais bien qu'elle en remettait
avec l'idée de me faire quitter mon livre
et monter me réfugier avec ell[e] à l'étage.
Mais ce vent de malédiction ajoutait au
bien[-]
[-]
ê
ê
tre que j'éprouvais à lire ma
sinistre histoire auprès d'un feu qui
p[é]tillait doucement.
Alors
elle
me jetait, comme [e]
e
n ana
a
th
è
me,
du haut des marches :
—
May you [b]
b
e thoroughly frightene
d.
Shaken to the bones
.
!
Shaken to the bones
!
Bien des heures après qu'elle m'eut
quittée,
al[o]
un soir
, alors que je
m'étais laissée emporter à lire jusqu'au
milieu d[e] la nuit, je crus ent
t
endre un
léger bruit.
.
Une seconde plus tard, je
sentis une langue douc[e] me lécher la main.
Alex
Alec
-the-intellectual, à travers les poils
d[e] son visage, me considérait d'un air
d[e] bonté, de douceur, d'infinie affection, mais
aussi avec un[e] certaine mal
l
i
i
[c][e]
e
très fine
comme s'il eû
û
t cherché à m[e] faire entendre :
« Il n[e] faut pas
le
lui dire. Elle veut être
la
seule aimée d[e] moi. Ell[e] n'a pas
beaucoup d'autres amis, au fond. Eh c'est
aussi que je l'aime trop moi-même pour
l[ui]
risquer
de lui
faire
un peu de peine. » Veux-tu
la
moindre peine
. » Et il appuya son
museau sur mes genoux avec confiance
pendant que je flattais son front,
en
essayant d'en b[a]nir les soucis.
Mon
i[nv]
invitation
Ma semain
Mon invitation
Ma semaine terminée, Miss
ss
Shaw m'en avait accordée
une autre,
puis
et
,
,
celle-ci à peine
achevée
entamée
,
,
m'offrait
de rester ju
u
squ'à la fin du mois. Cette
fois il m'apparut que je ne devais
pas abuser d'une hospi
i
t
t
alité si large
et qu[e] d'ailleurs il était temps pour
moi de rentrer à Londres. Pourquoi ?
Personne au fond n[e] m'y attendait.
J'en avais
pl[u][illis.]
même peur, co
o
mme
si l'ennui, le chagrin qu[e] j'y avais
connus, n'attendaient que mon
retour pour se jeter d[e] nouveau sur
moi, alors que
j'étais
ici
à l'abri
tant
que je resterais
à Matravers Cottage, et
même, en quelqu[e] sorte, heureuse. Ce qui
m'a
a
, en fait, à mon sujet, causé le
plus d'étonnement, c'est peut-être que,
en dépit de ce fond de détresse
qui
n[e]
m'a
toujours habitée
guère quitt[ée]
,
j'ai si souvent
pu être heureuse et laisser penser à
beaucoup
que[illis.] que
que j'étais, qu[e]
j[e] suis
,
d'un[e] nature gaie et rieuse —
et
sans doute ai-je
été
ainsi,
entre
ces
au milieu de
m
ême
de la
au-delà
d'une tristesse qui
parfois
souvent alors
se laissait
un moment
oublier.
Il se passa avant mon départ une petite scène
qu[e] je donnerais cher pour qu'elle n'eû
û
t pas eu
lieu, encor[e] qu'ell[e] m'ait laissé un souvenir
attendrissant.
L'intellectuel
The intellectual
et moi avions bien
observé nos conventions, moi ne le flattant jamais
et lui poussant
la com[illis.]
[illis.]
[d][illis.]
son rôle
jusqu'à pré
é
tendre
gronder à mon passage
.
Pourtant, quand ma mall[e] et ma
valise
furent
descendues au bas d[e] l'escalier par
Jeremi[a]h,
et qu'
il me vit moi-même de
e
scendre[,]
d
ans
mon manteau
sur les épaules
da[n]s
il
pe[r]
r
dit
il
perdit
soudain
tout contrôle sur lui-même. Il se
jeta à me[s] pieds qu'il embrassa,
il
pleurait
d'un chagrin
essaya
e
e
ssay[ai]t
ait
de grimper
à mes
genoux,
,
il pleurait d'un chagrin comme
inconsolable
,
et j[e] croyais entendre
dans
à travers
ses
pleurs l
l
a plainte : « Qu'est-ce qu'[o]n va devenir,
moi et ma vieille maîtresse,
tous deux bien
vieux
et seul[s] en cett[e] maison que pour
vivre tout[e]
et
seuls
dans cett[e] maison exposée
à tous les [v]ents ?
?
» J'aurais voulu l[e]
consoler et n[e] l'osais pas.
.
Soudain
j
J
e rencontrai
l[e] regard d[e] Miss
Shaw.
Il
disait
exprima
a
it
un[e] sorte d[e]
satisfaction de
e
s[e]
e
voir confirmer par The Intellectual
qu'elle avait
en moi
eu raison
de
placer sa confiance en moi.
Il disait
aussi
l[a] peine de
la st
t
upéfaction et
la peine
qu'ont
d[e] voir
partagé
é
e
avec un[e] autre le sentiment que
son petit chien n'eût dû éprouver que
pour elle.
A la fin, elle prit l[e] parti d[e] rire
d[e] tout cel[a], quoiqu[e] peut-être pas d'un
coeur entier
r
[:]
:
—
Il nous a joué le tour,[flèche]
il nous a bien eues,
ce petit Ecossais
du diable !
Rentrée à chiswick,
,
ce fut pire encore
que
je ne m'y
étais
attendais
.
L[a] vue du
c
iel, un aperçu de pays
, le chant même
Tout m[e] manqua
it
à la fois de ce qui
m'a toujours le plus aidée à supporter de vivre :
la vu
u
e
e
du ciel,
,
d'une é
é
tendue d[e] pays
ouvert, la [v]oix du [v]ent même triste
ou déchaîné
.
[flèche]
qui hante les arbres.
Une lourde
profonde
Ma
mélancolie
me
revint
et
s[']
'
empara de moi
dont rien ne semblait
pouvais me tirer. [T]ous mes efforts pour
en sortir
bien plus profondement qu'
'
avant.
Tous mes e
e
ffort[s] pour en sortir, mon
séjour à Itt
tt
on Court et chez Miss Shaw
ne [s]
s
emblaient
aboutir
avoir abouti
qu'à me faire [me]
sentir plus dé
é
semparée que jamais.
Il pleuvait presque interminablement
en
cette fin d[e]
e
novembre. Nous n'avons pas
vu l[e] ciel pendant deux semaines d'affilée.
J[e] n[e] pouvais plus aller
m[e] promener
me
consoler
de l[a] vi[e] humaine
dans mes
chers jardins de Kew [où] l'inouïe varieté
et beauté
par
auprès de
l'inouïe
beauté et varieté
d[e] l'existence vegetale
dans
mon cher
jardin d[e] Ke
e
w. Il pleuvait, il pleuvait !
Je ne voyais presqu[e] plus Bohdan. Il est vrai
qu[e] j'étais allée me loger bien loin
d[e] mes amis. I[l] m[e] l[e] reprochait
lorsqu[e] nous nous rencontrions
encore quelquefois, à mi-chemin pour
ne pas trop l[e] retarder [qui]
alor
s q[ue]
,
,
son violon sous
l[e] bras,
il était en route pour
courait à
une é
é
mission
à l[a]
B.B.C.
BBC
ou
à
^
courait à
une [p]ratique avec l'orchestre
symphonique de Londres. Parfois, il prenait
le temps de m'inviter dans un
A.B.C
ABC
au
passage pour prendre un[e] tasse de thé
,
et
il faisait d[e] son mieux pour m'encourager,
lui à qui, alors, il restait à peine deux ans
à vivre, et on eû
û
t dit qu'il en avait le
sentiment, l'air f[ié]
ié
vreux, agité, jamais
,
au
vrai
,
en re[pos]
pos
. De Stephen nous m'avions
aucune nouvelle. Bohdan pensait
qu'il
devait être
de retour dans ses
parti en
ses
visites
clandestines
à des militants de
pay[e]s
pays
voisins d[e]
l'
Ukraine et qu'
'
un jour il y laisserait sa peau.
Lui-même
Ukrainien
d'origine
et fort attaché à la
culture de
s
ses
aieux
ancêtres
,
il
n'é
é
tait que
jugeait
d[é]rision à l'endroit du
dérisoire
le
r[ê]
ê
ve
ve
de la libération
d[e]
e
[se]
ce
pa[ys] par une poignée, m[e] disait-il
l
,
d'exaltés. Après ces brèves rencontres, je
l[e] perdais de vue pendant des semaines.
J'avais retrouvé Phyllis, et nous sommes allées
quelquefois
encore
au theâtre
ensemble. Que je
ne me souvienne plus des pièces qu[e]
nous avons
vu[e]
e
s alors
est bien révélateur
en dit
long
sur l'é
é
tat d'esprit
où je devais
me
être.
trou[v]er
. être
. Il y a de p[ans]
ans
entiers de ma
vie qui ont ainsi dispar[u]
u
d[e] ma mémoire,
tout simplement, je suppos[e] parc[e] qu[e] moi-mêm[e]
étais alors comme disparu[e]
e
du monde.
J[e] n[e]
e
faisais plus qu[e] glisser à la surface
des choses,
,
n[e] retenant rien. Et pourtant
comme à Paris et à mon insu
[e]
, je devais
enregistrer certains moments d[e] cette partie d[e]
ma vie, car il m'en revient quelques-uns
parfois
comme
si j'étais all
s'ils remontaient
d'un rêve très profond. Mais Phyllis et
moi habitions chacune à une extrémité
opposée de Londres et,
pour nous retrouver[flèche]
à Shaftesbury avenue au
à Kensington,
il nous fallait compter, chacune, sur un
long
à mi chemin, il nous fallait
déjà compter chacune sur un interminabl[e]
trajet. Du reste, Phyllis était très prise
par se[s]
s
cour[s]
s
.
Tenace, elle
les
les
poursuivait
toujours
au Guildhall
sans faire montre, je
crois bien[,]
,
de plus de talent. J[e] me suis
souvent demandée, après qu[e] j'ai cessé d'avoir
d[e] ses nouvelles, si elle était parvenue
malgré tout à faire car
r
rière,
—
si on peut
appeler carrière une existence cons[a]
a
crée
à interpréter le genre d[e] petit[e]
s
rôles
ingrats qu'il faut bien que
quelqu'un
joue
encore
quoiqu'ils passent pour
ainsi dire inaperçus, et si Phyllis avait
conscience,
,
au bout de tout cela, d'avoir
en quelque sorte réalisé son but. Après tout,
pourquoi pas ? Il y a bien des écrivains
qui tout au long d[e] leur vie
m'écrivent que
des
livres
médiocres
d'une
banalités.
Pourtant ils
[yo]
y ont peut-être mis
autant d'effort, autant d[e] persévérance que
d'autres à écrire leurs grandes oeuvres, et
c[e]
e
serait juste qu'ils re
e
ssentent un peu de
fierté
é
tout d[e] même de
leurs livres
leu[r]
pauvre
semblant
d'
accomplissement.
Pour ma part, j'avais entendu parler
d'un théâtre expérimental non loin de
Chiswick
où l'on garantissait aux
étudiants
élèves
[illis.]
inscrits de petis rôles sous
l[a] direction d'un metteur en scène
professionnel et l'apprentissage d'à peu près
tout ce que l'on peut
apprendre
acquerir
en assistant aux
répétitions d'une pièce en chantier. C'était à peu
de choses près c[e] qu[e] j'aurais eu gr
r
atuitement
chez ces Pitoëff mais qu'ici l'on faisait
payer cher.
Je ne tardai pas à m'apercevoir
que je m'étais fait
Je commis la b[ê]tise
de m'y inscrire et n[e] tardai pas à m'apercevoir
que je m'étais
laissée exploite[r]
r
.
Avec quelques
autres
Canadiens
dans
le
même cas, nous sommes
allés nous
Quelques autres Canadiens
dans l[e] même cas et moi-même sommes
allés ensemble nous plaindre à la Maison
du Canada et nous
ous
avons abtenu l[e] rembourse-
ment de l[a] moitié d[e] la somme payée à
cette supposée école d'art théâtral.
Je m'écrivais pour ainsi dire plus.
J[e] n[e] voyais même pas que j'aurais jamais
quelqu[e] chose à dire. Un seul ten[ac]
ac
e d
é
sir
persistait en moi à travers c[e] dernier mois
que je passai à Londres, et c'était d[e] retourner
à Upshire. Je savais que
le cottage[flèche]
en cette saison
était
humide
et froid
.
en cette saison
. Esther
m'avait dit y être enrhumée tout au
long d[e] l'hiver, n[e] parvenant pas à
chauffer
l[a] maison.
convenablement
,
et
s
S
on père était
alors
repris
à chaque automne[,] d'une bronchite
par sa
vieill[e]
[bron]
bronchite
qui
s'ag[ar]
s'agravai
n
t d'année en année.
N'importe ! J'étais incapable de me représenter
Century Cottage autrement qu'e
e
ntouré
é
d[e]
ses fleurs
et
face aux downs perpetuellement
ensoleillées. Et même s'il devait
faire
froid
et triste là-ba,
j'aimai[s] cent fois y être
[avec] ceux que
j'y serais mieux avec ceux qui
qu'au chaud relatif dans cette affreuse
qu
e
[flèche]
m'aimaient et que j'aimais que
n'importe où ailleurs au monde. Je
finis par écrire à Esther leui demandant
si je pouvais venir passer
quelques
semaines
avec elle et son
-
chez elle
.
Deux jours plus tard, elle m'appela
au téléphone. Dans cette maison
où j'
où j'
habitais
maintenant, je n'avais pas souvent
entendu quelqu'un me
crier
signifier
crier
d'en bas
que j'étais demandée au téléphone. Je
frémis d'angoisse comme si l'appel ne
pouvait signifier qu'une terrible nouvelle.
Je fus encore plus inquièt[e]
e
quand je
reconnus la voix d'Esther, elle qui
ne pouvait téléphoner que d[e]
la cabine
publique
en face de la poste,
et qui
détestait
détestant
tellement la chose
qu'elle ne s'y
résignait que dans les plu[s]
s
graves
circonstances. J[e] l'entendis comm
e
du
bout du monde, à cause d[e] l[a] résonnance
peut-être d[e] sa
a
voix dans la cabine fermée,
qui me disait :
— Très chèr[e], il n'y a rien au mond[e] que
j'aimerais mieux qu[e] d[e] vous recevoir, mais
la soeur d[e] Pèr[e], ma chère vieill[e] tant[e] d[e]
Malvern, est au plus mal. Nous partons
t
ô
t demain
,
matin
, Pèr[e] et moi, pour
aller vers elle. J'ai hésité. Pè
è
re n'est pas
bien. Il to
o
usse beaucoup. Il fait mêm[e]
un peu d[e] fièvre l[e] soir. Mais il
insiste
pour aller au secours de
sa
seule soeur
soeur.[flèche]
qui lui reste au monde. C[e] serait trop
cruel d[e] l'en empêcher.
C'est l[a] seul[e]
e
qui
lui
reste
avec lui
de
toute l[a]
leur
famill[e].
Ils ont besoin l'un de l'autre à cette
heure.
— Mais Esther,
,
ai-je protesté[,]
,
votre P
è
re est
trop fragile pour c[e] voyage, surt
t
out
t
par c[e]
e
temps
humide.
Il arrivera
aussi
malade,
que sa
et
d[e] quel
l
secours
pourra-t-il être ?
sera-t-il alors ?
— Je l[e]
e
couvri
i
rai d[e] tant de laine, je veillerai
si bien sur lui qu'il ne prendra pas plus
froid en voyage qu'ici. De Tout[e] façon, c'est
un risque qu'il f[a]
a
ut courir. Père n[e]
[illis.]
[illis.]
se
p[ar]
ar
donnerait jamais de n'
ê
tre pas
allé
e
là-bas
à
à
l'appel de
sa soeur mourante.
Si elle devait mourir sans qu'il l'aie
revue, il mourrait lui-même de chagrin
ne se le pardonnerait pas.
.
Qu'est-ce qui me prenait de lui
tenir tête alors qu'elle devait être toute
frissonnante de froid dans la cabine
glacée ?
—
Même si cela
Mais Esther,
,
ne m'avez-vous
pas dit cent fois que nos â
â
mes immortelles
se rencontreront
enfin
dans le bonheur ine
e
ffable,
,
cett[e]
e
vie terminée. Puisqu'ils se retrouverant
sû
û
rement,
,
Father Per
r
fect et sa chère vieille soeur,
,
pourquoi l
l
'[e]
[e]
xposer à la
la
fatigue, à l'émot
t
ion
d[u] voyage ? Il pourrait lui-
-
même en mourir.
Le silence dura alors si longtemps que,
tout apeurée, je me pris à
l'
appeler : Esther !
Esther !
J'entendis enfin sa douce voix
m[e]
e
répondre :
reprocher :
— Certainement, nous nous retrouverons
dans la bonheur
a
a
utour du Seigneur,
notre
berger,
nos peines oubliées
.
Mais, il me
sembl[e] important
Mais
j'ai beaucoup
réfléchi
à tout ceci, sachez-le, Gabriell[e][,]
,
et il
m[e] semble important qu[e] les ê
ê
tres qui
s'aiment et vont ê
ê
tre séparés
[illis.]
se rencontrent
un[e] fois encore en cette vie... avec
avec
toutes
leurs peines...
— Mais puisqu'elles seront
effacées,
oubliées
à jamais, ainsi que vous disiez !..
—
Avec toutes leurs peines... avant de
partir
...
Elle répéta doucement avec une
infinie pitié :
— Avec toutes leurs peines...
C'est important
[A]nd also to say good-bye
properly...
on this earth.
Je remontai dans ma chambre,
et
[flèche]
sondai
ces paroles
>résonnaient à n'en plus
qui n'en finissaient pas de
finir
résonner
dans ma tête
.
avec toutes leurs
p[ei]nes.
Je ne parvenais pas à les chasser.
Je n'y suis jamais parvenues.
Elles m[e]
sont revenues
reviennent
chaque fois qu'un ê
ê
tre
que
j'aimais
j'aime
a été sur l[e] point de
va
m'ê
ê
tre enlevé.
...nous rencontrer un[e] dernière fois
...en cett[e] vie... avec toutes nos peines...
et nous faire convenablement nos adieux...
Mais pourquoi, si ell[es] doivent
être effacées par l[e] bonheur final ? Peut-être,
alors, afin
qu'il en reste trace
quand même
quelqu[e] part
dans la conscience !
Je songeai à ma mère qui, a cette
heure même peut-être,
la plume à la
main, [flèche]
hésitait à tracer les mots qui
devaient l'o[bsé]der. Depuis l'affaire
de Munich ses lettres se faisaient pressantes.
E
ll[e] croyait qu[e] la guerre éclaterait, que
je n[e] pourrais plus revenir,
cherchait les difficiles mots
qui, tout
en me laissant ma liberté,
,
me
ramenerait
ra
ramèneraient
à l[a] maison. Depuis l'affaire de Munich,
je voyais bien qu'elle n'avait cessé de
craindre pour nous deux. Celle ne le disait pas
en toutes lettre[s],
mais
il était évident qu'elle
elle croyait
certainement
que l[a] guerre
allait éclater bientôt, que je serais peut-etre
empêchée de rentrer au pays, qu[e] nous ne
nous [re]
r
encontrerions pas une dernière fois,
elle et moi, avec toutes nos peines...
Finalement, maintenant, elle faisait
parfois allusion à son âge.
et elle avait a[pp]aremment
plus de chagrin de cela que de toute[s] le
[illis.]
s
peines
[illis.]
[illis.]
[illis.]
elles-mêmes souffertes au cours de sa vie.
Finalement je tombai malade. Était-ce
de vraie maladie ou de renoncement à
tout
tant
d'efforts qui semblaient ne me mener null[e] part [?]
Sans doute des deux à la fois. Je faisais
un peu de fièvre le voir.
J'avais
surtout
très
mal à la gorge.
Je ne sortais plus pour aller
manger dans les casse-croûte des environs,
et ma logeuse ne m'apportait pour ainsi
dire rien. Phyllis traversa
a
Londres maintes
fois pour m'apporter un grand pot d[e] bouillon
, des
biscuits,
de
e
s fruits, des remèdes. J'aurais pu rire
parfois au spectacle de ma propre vie. Hier,
dans un château à me laisser dorloter par
une femme de chambre attachée à moi
presque exclusivement, qui faisait couler
l'eau d[e] mon bain, disposait ma robe
repassée pour le dîner
...
et aujourd'hui abondonné[e]
à moi-même dans une chambre
glaciale.
Phyllis insista pour qu[e]
je
me
consulte
laisse voir par
un médecin
. Je finis par
céder, à bout de résistance. C'est ell[e], je
crois, qui prit le rendez-vous. Connaissait-elle
le
so
n
nom en particulier parmi ceux des
cél[è]bres médecins de Harley street ? Je
n'[e]
e
n sais plus rien. Tout c[e] qu[e] je [illis.]
m
e
rappelle,
,
c'est qu'un beau jour je me
trouvai dans l[e] cabinet de consultation
d'un
de ce[s]
de
s
très
s
grande[s] spécialistes de Londres
en oto-rhino-laryngologie. Il m'exami
i
na
longuement la gorge, l'arrière-gorge et les
? sinus comme on [le] le faisait alors au
?
? miroir
grossissant
de tête.
Il m'apprit que j'avais les muqueuses
très endommagées, les [s]
s
inus
pro[p]
proba-
blement infectés depuis longtemps, et il
me demanda avec une certaine sé
sé
v
v
é
é
rité
é
,
comment j'avais pu
déjà
en venir là
,
,
,
déjà
déjà
, à
mon âge
.
Je pensai
aux
à toutes
aux
ces
chambres
glacées où
j'avais dormi,
à Cardinal
surtout
l[e]
surtout
au village de
à
Cardinal
j
où je
devais casser la glace de mon broc
le
matin
pour me laver, mais aussi
dans notre maison d[e] la rue Deschambault
au temps l[e] plus dur d[e] notre vie, quand
maman devait baisser le feu au
minimu[m] par
des nuits de
trente
degrés
moins trente de
e
grés Fahrenheit.
Le grand homme d[e] [H]
H
arley street
me dit qu'il ne voulait pas m'alarmer
outre mesur[e]
e
, mais qu[e], si je n[e] faisais
pas attention,
je me
j'allais m[e] préparer
pour plus tard de bien vilains troubles
respiratoires
.
et
Que j'étais loin, ce jour-là,
encore à peu près indemne, de
e
prendre
son avertissement au sérieux et
d'imaginer que, des petits maux d'alors,
découlerait la terrible malade qui me rattrapa enfin,
il y a six ans, et qui n'a cessé depuis
lors
de
m[e] faire souffrir. Souvent, quand elle m'éveille
la nuit, au bord d[e] l'étouffement, je me dis que
c'est d'elle que
je mourrai
sans doute
comme
en
est mort de l'asthme mon frère Joe
et
plus
aussi
tard
mon frère
Rodolphe. Et surtout, en me
rappelant sans cesse que je suis mortelle, c'est
ell[e] qui m'a poussée à écrire ce livre que
j'écris maintenant,
elle
en
[flèche]
tâchant plus qu[e] jamais
m'obligeant
me
qui m'a
rév[è]le
é
nt
bien
tant
des choses
que je n'avais pas vues avant, comme si
la vie menacée — mais quand donc ne
l'est-elle pas ? —
projette
une lumière qui
expose tout
sur elle-même une lumière
qui l'expose de part en part.
— Mais encore,
,
poursuivit mon médecin
spécialiste, vous avez dû user impitoyablement
votre gorge. A quel genr[e] de travail vous êtes
vous donc livrée pour l'avoir si fatiquée ?
Je lui dis qu[e] j'avais été institutrice pendant
huit années.
Il me fit un sourire où il y
— Ah, je vois !
fit-il
avait de la compassion
et [illis.]
davan
tage
, me sembla-t-il, de la satisfaction
d'avoir vu juste. Et par la suite, j'ai souvent
vu ce cu[ri]
ri
eux mélange d'expressions sur le
visage d
e
bien des médecins.
— Eh
h
oui, fit-il, huit années à parler
presque sans arrêt du matin au
soir et sur
un ton
, j'imagine,
presque toujours un peu
surelevé
face
à cause du bruit
, souvent
et
,
,
j'imagine
,
aussi,
dans
l'odeu[r] âcre de
la poussière âcre
de la craie,
voilà qui est dur
r
à la gorge.
Evidemment, on écrivait beaucoup
au tableau noir au temps où je fus institutrice.
Et maintenant, me demanda-t-il, quelles
sont vos activités à Londres ? Le climat, v
v
ou[s]
s
ne l'ignorez pas, je suppose, est un des
plus mauvais au monde pour
r
les voi[es]
es
respiratoires. Qu'est-ce que vous y a
amenée ?
J'avais l'i
i
mpression bizarre et
douloureuse, au fur et à mesure qu'il
m[e] questionnait, que toute ma vie
avait été une fausse route. J'avais
exercé le mauvais métier, j'étais
dans la mauvaise ville...
J[e] lui appris qu[e] j'y poursuivais
des études d'art dramatique.
Il tressaillit d'une sorte d'incrédulité,
mais, après m'avoir
oir
longuement regardé
e
,
concé
é
da qu[e] j'étais peut-être douée
[d]
p
our le théâtre... d'une
e
cert
t
aine manière
mais
si
...
— Vous n'aspirez pas, [illis.]
fi
t-il avec
brusquerie, à une carrière d'artiste, j'espère ?
Je lui dis qu[e] j'y avais peut-être un
peu pensé... de loin... sans savoir si je
le voulais vraiment.
— Abandonnez l'idée à tout jamais, dit-il
caté
é
goriquement. Votre gorge ne supporterait
pas ce métier. Votre voix vous manquerait en peu de
temps.
Il chercha
ensuite
à adoucir ses propos,
m[e] croyant attristée par l[e] coup qu'il c[r]
r
oyait
peut-être m'avoir porté.
Or c'était tout le contraire.
Ses
paroles
m'avaient
venaient de me
soulagée
r
d'une
de
l'indécision
poid
comme je ne l'avais été
[d]'un [p]oids énorme
[illis.] que
dont
je n'avais jamais
[illis.]
su
tout à fait
t
qu[e] je le portais.
.
depuis
lon
gtemps
des années
.
.
Ainsi se fermait
devant moi
pour
s à jamais cette fausse
route que
je m'étais crue tenue
obligée à p[a]r[illis.]
[à]
d
'
explorer
maintes et maintes fois
après
pourtant qu'elle m'
'
eut
pour ainsi dire d'elle-
même
rejetée
indiqué
que je n'étais pas faite pour ell[e].
Il ne me restait donc plus maintenant que
[l]'autre,
la plus
au fond
,
la plus terrible,
,
.
mais
du moins je cesserais
.
Pendant que je la considerais en esprit,
toujours
si
vague
encore
à mes yeux
aprè
è
s
de si
nombreuses
tentatives
incursions
,
,
le
m
on
médecin
tentait
à sa manière de me
venir en aide.
— Comptez-vous rentrer bientôt dans ce
v
otre
pays ? Le climat ici, je vous le répete, est des
plu[s]
s
néfastes pour vous.
— Bientôt sans doute, lui dis-je, car
je vais ê
ê
tre au bout de mon argent.
— En auriez-vous assez, me demanda-t-il,
pour aller avant^
passer quelques semaines
dans un pays de soleil
[e]t de douceur? En Provence, par exemple ?
L'aimait-il lui-même pour l'avoir
vue
ou en avoir seulement
rêvé
telle
au milieu
des océans de brume
qui s'abattent
su[r] lesquelles
qui enveloppent Londres quelquefois
qui assaillent
sur
Londres?
Il ne pouvait en tout cas
trouver mieux pour me repêcher au bord
de l'indifférence totale où je glissais que ce
rappel
d'une attirance
dat[an]
an
t
venant de mon
pour moi
de l'
enfance
et de ma première lecture d[e] Daudet.
Il dut voir un éclair de vie s'allumer au
fond de mon regard qui avait obstinément
fixé le tapis pendant qu'il me parlait
de
climat
faste
néfaste
et de métier qu[e] je
n'aurais pas dû exercer.
— Allez-y, m'encouragea-t-il. On
y vit presque pour rien. Vous vous y débrouillerez
sans peine, j'en suis sû
û
r. Le soleil et
la
joie de vivre
de ce pays
vous guériront
mieux que
e
tous
s
les remèdes que je pourrais
vous présc
c
rire.
J[e] me retrouvai de
e
hor
r
s
s
dans
un
bien curieux é
é
tat d'
'
esprit.
Ce que j'écrirais
plus tard
Ce que je décrirais
Les
impre
e
ssions d'Alexandre Chenevert
,
que
telles
que
je
les
décrirais longtemps plus tard
,
à sa sortie
du cabinet de consultation[,]
furent
exacte
devaient être
seraient
exactement
celles
que j'éprouvai en quittant mon célèbre
médecin de Harley street. Il m'en
avait coûté une livre
,
—
une
somme
alors
énorme
pour moi — pour m'entendre
conseiller d'obéir à mon désir le plus cher.
Je courus à l'agence Cook. Ce
qu'
'
il me restait à la banque — et cette
fois presque tout allait y passer —
suffisait à assurer
mon trajet aller
et
retour
,
en troisième classe,
de
Londres à
-
Nice
et un séjour de deux
semaines dans une pension de famill[e] à
Beaulieu-sur-mer. Pourquoi là ? Sans
doute parce qu[e] j'eus affaire à un employé
de l
l
'agence très persuasif ou
peut-être
aussi
très obligeant
, comme
c'était le cas
presque toujours,
dans ce temps
-là
, à l'agence Cook,
et qui avait lui-même, au cours d[e] vacances,
essayé
é
cette pension pas cher,
et
pouvai
n
t
me
me
la recommander
en tout bonne foi
.
Au début de janvier 1939, je
partis avec ma malle garde-r
r
obe
toujours,
et
qui allait continuer, partout où j'irais,
à m'attirer toutes sortes d'ennui
s
, mais elle
avait trop partagé m[a] vie[flèche]
en Europe
— épreuves et
Au début d[e] janvier 1939, je partis[,] accompagnée
de ma malle garde-robe qui allait encore
m'être
sourc[e]
[e]
cause
d'ennui
[bien]
plutôt
plus
qu'utile,
mais
je n'arrivais pas à m[e] ré
é
soudre à m'en
départir,
,
sans dout[e] parc[e] qu'ell[e] m[e] paraissait
trop liée à mon sort,
à^
à ses
traverses et
ses
bonnes fortunes.
Deux employés l[a]
a
chargèrent dan[s] l[e] fourgon
à bagage. De m[a]
a
pla[ce]
ce
dan[s] l[e] train, je les
surveill[ais] é
é
troitement,
,
ayant toujours,
lorsqu[e] je voyageais avec elle, pris grand
soin de m'assurer qu'elle
prenait le
même train
suivait.
En début d'après-midi, je [p]
m
'embarquai
pour la traversée Douvres-Calais. Temps
plus triste, gris et mouillé,
on
ne pouvait
ne
n'aurait
n'en
saurait
pas
en
imaginer
.
A
A
plein ciel
tout
brumeux
appelaient de[s]
s
mouettes,
comme elles avaient appelé lorsque
j'avais quitté les cô
ô
tes de France, un
peu plu[s]
s
d'un an auparavant, et
leur
cri
s'a[illis.]ait au
[illis.]
renforçait mon
sentiment
qu[e] j'avais
d[e] n'avoir
pas avancé depuis d'un pas,[flèche]
d'en être toujours
au même point
à [illis.][rer]
d[onc]
à la recherche d[e] je n[e] savais toujours
pas
d'
quoi
d'en
d'
être toujours^
[encore]
moi-même
plongée
engagée
dans une brume qui ne s[e]
e
levait pas
.
[illis.]
d'en être
touj
j
ours
d[illis.]
, dans
ma vie
,
comme en ce
ce
[illis.]
jour désolé,
[me]
à
chercher
[illis.]
un chemin i[m]possible à travers le
[illis.]
brouillard,
la pluie et d'étranges cris étouffés
dont je n'arrivais pas à saisir d'où ils venaient
et contre quoi ils essayaient de me mettre
en garde.
[illis.]
La Manche était livrée à une de
e
s pires
tempêtes d[e] l'hiver. Notre petit navire
à fond pl[ond]
était souleve
montait
sur
à
à
la
crête d[e]
monstrueuses
vagues
qui
nous
les
laissaient choir brusquement
[c]
c
omme au plus profond de la mer,
[J]e n'ai jamais subi pareil t
t
angage
sauf peut-être en mer Egée,
[alors]
quand
l'on nous prit,
que,
du bateau de croisiè
è
re,
on
nous prenait
pour nous conduire
en
de
frêles caï
ï
ques
,
à travers
contre
les
vents
les plus tumult[u]eux
x
du monde,
à la
a
visite des îles De
e
los et Mikenos.
Mais c'étaient là de
e
s traversées de
dix à quinze minutes tandis que
celle d[e] Douvre-Calais au temps
dont je parle
prenait
deux [he]
plus de
deux heures.
En un rien de temps, presque
tous furent malades, On voyait
les passagers pâlir, verdir, sortir
[p]récipitamment, la main à la
bouche,
,
d[e] la salle
e
à manger. Attenante
à cette salle
e
s'en trouvait une
e
toute remplie de petits
s
lits de camp
qui
on
semblait
e
nt
avoir été
qu'on aurait
[illis.]
pu
croire
dressés
là
[en]
dan
s
en
prévision
dans l'attente
d'un[e] forte
tempête et
d[e] nombreux cas de mal de mer
.
d'un
[illis.]
foudroyant mal de mer.
J'y fus bientôt
moi-même
^
si
allongée
au milieu
d'êtres gémissants. Le petit b
â
teau craquait
de toutes parts. A ses plainte
s
se mêlait
celle
des humains et
celle
cell
tt
e
au[tr]e
autre
encore,
du
si halluci-
nante du
vent
p[r]
[r]
is dans le qu[i]
err[e],
errant
captif dans les
coursives.
Je me crus un moment enfermée
dans un[e]
e
de ces
ces
affreuses [coq]ues
d'autrefois qui mettaient d[es] mois
s
à
passer d'Europ[e] en Amérique,
,
une
immigrante hoquetant
e
,
,
soupirante,
qui
n[e] verrait sans doute
n'arriverait sans doute
pas vivant
e
au terme du voyage,
et[flèche]
je crus
entrevoir un peu
j'entrevis enfin
un peu de
quelle
l
'inimaginable souffrance
s'
s'
était constitué notre pays,
chaqu[e]
u
n
chacun
de ses
petit
s
poste
s
de la côte
gagné sur
la
côte sauvage l'effroyable
la silencieuse
immensité
silencieuse
de côte et de forêt.
J'étais partie de Londres malade
e
d'un
e
bronchite et sans doute déjà fiévreuse.
Une toux t[e]
e
nace, d[e] terribles naussées,
l'étau qui m'ense[r]
r
rait la tête, [lors]
l'en
semble
d[e] ces maux et
peut-être
plus
encore
l[e]
e
sentiment
que j'
é
tais un être
incapable de me prendre en mains
achev[è]rent de m'abattre
[illis.]
[.] Benin il se
peut, le mal de mer n'en est
pas moi
i
ns
celui
[en]
un mal
qui nous porte l[e] mieux à croire
que
l'on va
nous allons
en mourir et
presque
en venir
à le
souhaiter
. Je n'étais plus que morne
[ab]
dé
tachement. Pourtant, au fond d[e] cette
indifférence, je me rappell
e
avoir per
ç
u
avec tristesse qu[e] la vie ne serait donc
en fin d[e] compte qu'un gaspillage
énorme
d[e] rêves,
d'efforts, d'é
é
lans, d'espoirs. Qu'en aurait-il
été [de] moi, c[e] jour-là, m
e
l
e
suis-je
parfois demandé, s'il n[e] s'était subitement
trouvé
quelqu'un
, comme en tant d'autre
fois où j'en eus l[e] plus grand besoin, pour
me porter secours ? J'aurais tout aussi
pu, j'imagine, me laisser ramener
en Angleterre par le même traversier o[ù]
y rester tant qu'on ne m'en eût pas
fait descendre
d[e] force
. A travers les
gémissements qui m'entouraient, une
voix calme me parvint :
— Allons ! Un petit effort. Avalez
une gorgée d[e] ce cognac. Vous allez voir[,]
[,]
rine ne remet mieux l[e] coeur d'aplomb.
J'ouvris les yeux. Je distinguai
auprès d[e] moi la jeune fille
avec qui
dont
j'avais tout juste fait la connaissance,
sur l[e] pont, avant le départ.
Je l'
l'
avais entendue à quelqu[e] distance
parler avec un porteur et l'avait
identifi
i
ée, à son accent,
co
o
mme
[une]
d[ou][illis.]t[e]
compatriote[flèche]
d[e] la
a
ngu[e]
e
angl
l
aise,
, trè
è
s probablement
de Toronto. J[e] m'etais approchée l[a]
saluer. Nous avions échangé quelques
phrases. Elle m'avait appris son
nom que j'ai retenu san[s] peine, celui-là,
,
tellement je l[e] trouvai bizarre
e
: Ruby
Crank,
;
qu'ell[e] était infirmière
d[e]
son
[illis.]
mé
tier,
,
et que
venai
n
t d'achever
un stad
g
e
d[e] perfectionnement à Londres
et
elle
s'en allait
pour l'heure
s'en allait
prendre
d[e] courtes vacances
sur la côte
d'Azur avant d[e] rentrer au pays.
Nous
nous [é]tions
ensuite
quittées,
,
pour
aller chacune à ses affaires,
,
sur
un :
— «Bye, bye now ! See you
later...»
qui aurait bien pu
n'avoir jamais de suite. Et voi
i
là
à
qu'ell[e] était près de moi à vouloir
me soigner de for[c]
c
e s'il l'eût fallu.
Je ne pens
s
e pas lui avoir rendu l[a] tâche trop
difficile. Sans espoir comme
je
pensais
me croyais
l'être
, je dus mettre ma confiance
dans la
le vis
jeune fille au
[le]
[b]on
et rond
visage pla
a
cide
penché [sur] moi
et avalai tout ce qui m'était de la
jeune fille dénommée Ruby
penchée sur moi
et avalai
tout ce qu'elle me tendit.
les remèdes qu'elle tenait à me faire prendre.
A peine un peu plus tard, à ce
qu'il me parû
û
t, elle me secouait pour
m[e] fai
i
re
me
lever. «
Nous allons bientôt
débarquer,
.
m'annonça-t-elle.
La
traversée s'achève. Il faut [se]
no
us
preparer. »
Je tentai d[e] me soulever mais la
tête me t
t
ourna et je retombai sur
le [p]
m
isérable petit lit que maintenant
je ne voulais plus quitter[flèche]
pour rien au monde.
. Ruby ouvrit
alors mon sac, y
y
trouva mon passeport.
Ell[e] se chargea d[e] me[s]
s
affaires en
plus d[e]
e
s
siennes et,
,
tout en me
soulevant,
parvint à
m'entraîn[er]
a
à passer l[a]
a
douane
.
Curieusement,
[illis.]
[illis.]
en
lieu
au lieu
et plac[e]
de
e
tant d'
mille
autres
soucis
qui eussent pu alors
m'atteindre,
l[e] seul qui
parvenait
se faisait
encore [à]
jour jusqu'à
mon esprit brouillé
était au
avait trait
à pr
opos
sujet
d[e]
à
m[a] mall[e]
toujours
encore,
que
e
je craignais encore un[e] fois de perdre.
j'ai tant de fois craint perdre et qui
[illis.]
de tous mes entêtements
m'a été un de ceux certainement qui m'a causé l[e] plus d'ennuis.
J[e] parvins
s
à e
e
n dire quelques mots à Ruby.
Elle la récupéra, en trouva les clés, l'ouvrit
pour l'inspection.
Nos bagages chargés à bord
du
train
rapide
pour Paris, nous sommes
partis
dans l'après-midi
en
milieu
d'après-midi
mais il n'y
avait
déjà à peine
plus de j
j
our me semble-t-il m
e
rappeler.
Il pleuvait à verse
torre
nt
.
D'innombrables
Des traînées d'eau
sillonnaient
les vitres qu[e]
l[a] venue
subit
rapide
de l[a] nuit,
en effacant der
r
r[iè]
iè
re elles
toute
s
trace
[les]
du
paysage sombre,
,
rendit encor[e] plus
plus semblables
navrantes
et
pareilles des flots de larmes.
Ruby m'avait fait prendre un
autre cachet et je m'endormis
contre son épaule
contre
comme
auprès de l'etre
l[e] plus cher
au monde.
que j'eus au monde.
Cette tendresse, ces bons soins, ces
marques de bonté qu[e] tant d[e] fois dans
ma vie je re
ç
us d[e] la part d'étrangers,
leur souvenir me cause toujours
grand
une poignante
émoi
émotion
,
.
Il m'apporte un
e
confiance
renouvelée
e
dans l'être humain,
[et]
m
ais
aussi
m'apporte
une
douleur
aussi
.
Car je crois avoir
recueilli plus de marques d'affection[s]
d[e] pas
s
sants d'un jour,
bien souvent,
que d[e]
beaucoup
de
e
mes proches
qui, eux
ils
il est vrai,
ont eu à me subir longtemps.
Peut-être en est-il
de même dans [illis.]
presque toute
vie
s
.
A Paris, nous devions
à
changer de
gare, récupérer nos bagages dans
l'un
e
, les transporter dans l'autre. Avec
les trois ou quatre mots d[e] français
qu'elle connaissait, comment Ruby
se débrouilla-t-elle,
je n'en sais
trop rien
, j'étais
tout juste en mesure de
la
suivre. J'ai
comme un vagu[e] souvenir de l'avoir
entendue crier à tue-tête dans son
fort accent qui fai
i
sait se retourner tout
le monde
sans pour autant
nous
se porter
porter
à notre
secours
: « Porteur !... Porteur !... »
et de l'avoir vue, à l[a] f[in]
in
, faire faire
un bo[u]t d[e] chemin à m[a] m[a]
a
ll[e], [à]
e
n
la
[t]ournant sur ell[e]-mêm[e], j
j
usqu'au
taxi rangé au bord du trottoir. Tout
s'emmêlant dans ma tête,
je pensai
alors
qu[e] [j a]rrivais
à Paris pour la
première fois et que c'[e]tait ma payse
d'alors qui
roulait ma malle et
me tirait d'affaire.
me [prê]ait main forte.
m'en
courageait de son mieux.
Dans l'express Paris-Nice, Ruby
réussit à s'emparer d'un compartiment
libre. Ell[e] me fit m'allonger sur
une des banquettes, me
fit
fabriqua
un oreiller
d'un chandail roulé, me couvrit d[e] mon
manteau et du sien. Je n'eus plus
connaissance de rien de toute la nuit.
Ell[e],
,
a la porte,
,
à ce qu'on m'apprit
le lendemain, montait la garde.
Des passagers tentaient-ils d'entrer,
elle me désignait, tout
e
endormie,
d'un air a
a
pitoyé et sévère, les enjoignant
à se montrer compatissants : « P
oor girl
!
V
ery sick
! P
erhaps contagious
! » Les
gens battaient en retraite, ils
essayayèrent d[e] se ca
[ca]
s[e]
e
r
caser
comme ils
pouvaient
en
da
ns
des compartiment[s]
d[é]jà
complets,
.
p
P
lusieurs restèrent debout
dans le passage,
les bras
posés
à
s
ur l[a] bar
r
re
d'appui
à voir fuir la nuit ténébreuse.
Ceux-là,
,
j
j
[']ai encore leur souvenir sur l[e]
coeur. Passé Lyons,
,
notre seul arr
ê
t je
crois en cou[r][s]
s
d[e] route, où Ruby eût
à re
e
pousser les dernières tentat
t
ives
d'envasion, ell[e] s'allongea sur
l'autre banquette et dormit ell[e] aussi comme
une bûche. Entré par deux fois pour
poinçonner nos tickets,
,
l[e] contrôleur
lui-même n'avait pu se
e
ré
é
soudre,
,
comme il nous l[e] dit au matin, dans son
délicieux accent chantant, à réveiller «ces
deux belles dormeuses si profondement
enfoncées dans les bras d[e] Morphée».
Quand j'ouvris les yeux, il faisait
grand jour. La lumière inondait le
monde. La mer,
,
toute proche, étincelait.
Je crus être le jouet d'un rê
ê
ve et
me pris à me frotter les yeux. J'avais
quitté Londres sous une sale bouillie
épaisse
e
. Je n'y avais pas vu le cie
e
l
pendant des mois, et, au fond,
l'avais-je
vraiment vu
nulle part
depuis
qu[e]
, mon Manitoba quitté, la nostalgie
de son haut ciel infini
s'
é
tait
installée en moi pour [flèche]
[illis.]
dès lors faire paraître
[illis.]
indistinct à mes yeux presque tout autre ciel.
ne plus jamais
tout à fait
me
être guérie
.
J'ô
ô
tai
i
s
mes mains de devant mes yeux. Le
grand bleu était toujours là, unissant
ciel et eau dans un éclat qui
m'éblouit. Entre des tamaris que je
reconnus d
d
'aprè
rè
s mes
souvenirs
promenades
d[e] Kew
Gardens, des aloès x
—
x cette espèce de plante graffe partout haut son unique fleur.
au long coup
partout
haut
leur fleur unique,
dans l[e] ciel,
des
palmiers, des orangers et,
sans doute,
les premiers mi
i
mosas
fle
en fleur,
j'apercevais de coquette[s] villas d[e] couleurs
ravissantes
toutes
enfouies dans leur
precieux
jardin comm[e] si elle[s] ^
allaient
y
[illis.]
être
étaient à jamais
[illis.]
toujours
à l'abri
, de la
pauvreté, d[e] la peine, de la difficulté de vivre.
La maladie avait-elle fait son cours ?
La médecine d[e] Ruby produit son plein
effet ? Ou est-ce que je ne fus pas
instantané
à l'instant guérie par l[e] bonheur et la
vue
du monde
tel
qu'il
pourrait
d[e]
e
vrait
être? Au-
[A]
j
ourd'hui je suis à peu près sûre que
c'est bien le bonheur
,
ce matin-là
,
qui
me rendit à la vie.
A son tour Ruby s'
'
éveilla et marqua
ell[e] aussi la plus vive
s[ol]
stupéfaction à
se voir transportée comme sous l'effet d[e]
la magie dans un monde si beau[,]
.
Un
lent bonheur, plus contenu que le mien,
en accord
avec
sa
un[e]
nature
moins
démonstrative
parut
se fit jour
sur son
bon et large visage. Nous nous
? som[e]
m
es entre regardées
dans
l'incroyabl[e]
la folle
joie
l'ivresse
d[e] nous découvrir
,
toutes
parvenues dans
l[e] doux Midi
,
,
les pélérines
d'hier
trempées
de pluie,
giff
giflées par l[e] vent[flèche]
p
[illis.]
arvenu
es dans la douceur du Midi.
. Je me sentais
déjà attachée à elle et pa[s]
s
seulement
par
gratitude
. Elle, d[e] son côté,
paraissait portée vers moi comm[e] on
l
l
'e
e
st souvent dans la vie envers qui
on a soigné,
,
ramené à la santé. De
plus, elle me découvrait, à peine remise,
joyeuse, exubérante, et je l'enchantai,
j'imagine, comme j'avais enchanté
Phyllis et
en[ c]h
en
enchanterais
tant
d'autres sur ma route, qui, ne possédant
pas mon don de voir, d[e] rire, d[e] m'extasier,
ne
m'en aim[è]rent qu[e]
e
davantage comme si
en m'approchant ils m'en prendraient un[e] petite
part. Et Dieu soit à jamais^
loué
si j'ai pu la
leur passer!
s'attachèrent à moi, comm[e] pour
avoir
à travers moi
m'en
me
prendre
au moins une
petite
part
m'en
prendre au moins une petite part,
-> e
E
t si je la leur ai passé[e], qu[e] Dieu
[illis.]
comme si en s'approchant de moi, elle arriveraient à m'en prendre[flèche] une petite part.
en soit
loué
à jamais
.
-> J[e] n[e] sais plus si nous avons
été au wagon-restaurant où si
l'on nous apporta à nos places le
café [e]t les croissants. Je me rappelle
seuleme[nt]
nt
que nous buvions et
mangions avec goût tout en regardant
défiler à nos yeux
le jardin conti
i
nu[.]
d
e
la côte d'Azur.
J'étais enivrée par l[e] gracieux
rivage,
,
ses anses, ses cal
cal
anques,
ses peti
i
t[s]
s
port[s]
s
d[e] pêche et surtout
par
l'abondant
la
clarté
du ciel que
je voyais répandue
comm[e] je ne
l'avais
jamais
encore
vu
null[e] part
ailleurs
aussi
abondant[s]
éclatants[flèche]
et abondants.
. Je
sentais mon coeur d[e] minute en
minute
s'[é]prendre
d'un tel amour
de cett[e] terre
d'un tel amour
qu'il
[d]
n
e
me
envahirait
toute ma vie.
serait jamais possible d[e] me l'arrach
é
e
.
[Je co]
Mai
s
j'étai[s]
s
dans l[a] crainte en m
ê
me
temp qu
e
dan[s]
s
l[a] joie, sous l[e] coup
de
c
c
e bonheur
trop
i
i
nstant
t
ané
é
, et j
j
e
confi
i
ai à Ruby que j'avais un[e]
grand[e] peur d[e]
e
m'en
éveiller
réveiller
comm
d'un songe trop beau
et
de
me
pour me
retrouver dans
s
l'
'
é
troi
i
te r
r
é[a]lité
d'il y avait quelques heures seulement
.
Elle m'avoua connaître
le
même sentiment
et craindre redouter
et redouter
plutôt[,] pour sa part,
d'un instant à l'autre de s[e] retrouver
à Toront[o]
pour sa part de se retrouver
d'un instant à l'autre,
à
Toronto,
les pi
i
eds dans la neige salie
à patauger parmi des milliers
dan[s]
s
Bloor street,
au
sous
vent
l'
aigre
vent
venu
du lac Ontario. Alors nous avons
bien vu que nous avions mis le
pied [e]
e
n paradis et qu'
'
il était tout
aussi vrai que les lugubres endroi
i
ts
où tant d'hommes
ont choi
i
si ^
ou on dû accepter
de vivre.
Nous en sommes
venues
alors
à parler,
,
elle de l'hôtel à Nice où ell[e]
se retirerait parce
que,
surtout fré
é
quent
t
é
par des Anglais,
elle[,] qui
ell[e]
[s]
s'y
s
s
ent
t
irait
moins
s
perdue
puisqu'ell[e] ne co
o
nnaissait
ne connaissant
p
pas le français,
moi d[e] ma pension
à Beaulieu-sur-mer, et tout à coup
je n'écriai :
:
— Mais nous sommes folles, Ruby!
Nous allons nous embê
ê
ter à mort,
,
vous dans votre hôtel avec ces
vie[i]
i
l
le
a
A
nglaises à larges chapeaux
et souliers plats,
,
moi dans ma
pension distinguée[.]
.
..,
— Qu
e
pourrions-nous faire d'autre ? me demanda-t-elle, étonnée.
Je fis un geste em[br]
br
ass
ss
ant
[illis.]
rant
, les attirants villages des
ba
a
ss
s
e[s]
alpilles
,
colline[s],
les pins parasols, les
pentes que semblaient
gravir au
au
pas
des
rangs de
les
vieux
oliviers, la rout
t
e, l[a] plage...
— Mille choses,
!
Ruby.
.
Tout est
à nous, si nous nous mett
tt
ons
seulement en frais de l[e] prendr[e].
Il n'en tient qu'à nous de
nous
d'explorer
approprier
emparer de
toute l[a] Provence.
—
Mais
C
c
omment
?
cela ?
dit-elle.
—
Mais
e
E
n la parcourant à
pied.
— A pied ?
L'idée
ne me
m'en
venait tout juste
,
de m'en venir
m'[illis.]
,
,
à l'esprit
mais
elle
j'y tenais
m'emballait
déjà tellement qu[e] je
sus
[pris]
la présenter à Ruby
comme
raisonnable
avec
feu.
passion.
— On ne s'[e]ncombre d[e] rien. Rien
ne nous retient. Il n'y [a] pas
d[e] meilleure manière d[e] voyager[.]
.
On voit tout,
,
on e
e
ntend tout.
Au reste, sans qu'il nous en coû
û
te
grand-chose.
.
Voyez : le pays est
bon, chaud, accueillant. Nous
logeri
i
ons presque pour rien
chez l'habitant. Nous [viv]
vi
i
v
rions
d'olives...
—
ah, mais j'ai besoin d[e]
bien manger, moi, pour me soutenir..
Ell[e] m'arrêta en plein élan :
— Ah, mais j'ai besoin d[e] bien
ma
a
nger, moi, pour m[e] soutenir...
Je lui concé
é
dai cela.
— Nous mangerons et mem[e]
en mangeant bien, je suis sûre
qu'avec l'argent que nous
dépenserions, vous
s
dan[s]
s
votre hôtel,
moi à Beaulieu, nous aur
r
ons
d[e] quoi tenir un mois,
deu
deux peut-être...
J[e] l[a] voyais ébranlée mais
ré
é
t
t
ive encore [sur]
au
[la]
s
ujet d[e] la marche.
— Je n'ai jamais marché d[e] ma vie,
dit-elle, et j'ai les peids plutôt malade
e
s à
forc[e] de m'être tenue debout depuis
des années sur le dur à l'hôpital.
— Eh bien,
lui dis-je,
est
il est
plus que
temps d[e] les re[p]
m
ettre [à]
d
'
aplomb, ces pauvres
pieds,
,
et, vous l[e] savez mieux que moi,
Ruby,
pour y arriver,
rien n[e] vaut la marche
. D'ailleurs, nous
irons très progressivement :
trois ou
quatre kilomètres
les premiers
par jour
...
pour en venir à vingt, trente...
— Trente kilomètres !
— Mettons dix... quinze...
[N'o]
N'oubliez
pas : un kilomètre c'est tout de même beaucoup
moins qu'un mill[e].
— Combien moins ?
— Oh infiniment moins !...
Je la sentais mollir entre mes mains[.]
Ferme et déterminée comme elle
l'
é
é
tait quand
il s'[a]
a
gissait par exemple d[e] soigner, ell[e]
m'apparut peu résistante dès lors qu'on
avait l[e] dessus sur elle par l'imagination
et l'esprit d'aventure. Et j'en débordais
surtout grâce aux bons soins qu'elle
m'avait prodigués. Peut-être était-elle
d[e] ce
e
s natures incapables d'ell[es]-memes
d[e] se jeter dans les routes du hasard, mais
qui dans le fond du coeur en ont toujours
eu
un peu
l'envie et sont prêtes à suivr[e] [d]u moment
qu'il y a quelqu'un pour prendr[e] le
e
s devants.
En ce cas, elle serait ma compagne rêvée[.] Sa
confiance en moi déjà visible
m'entraînait
déjà
à oser
encore plus, de minute
en minute[flèche]
— Evidemment, lui dis-je, vous
pouvez e
e
nvisagez de passer vos
vacances à jouer aux cartes
s
avec
vos vieilles dame[s]
s
de Nice. Pendant
ce temps nous pourrions tout aussi
bien courir faire l[a] connaissance
des pâtres, des cuei
i
lleurs de violettes,
courir dans les collines, à
à
la mer, voir les bruyères, la
montagne, A
v
ignon,
le [p]ont s[a]
Arles, T[a]
a
rascon. C'est sans fin
ce que nous pourrions connaître
,
une fois lancées sur l[a] route.
Tant et si bien qu[e]
e
peu
avant l'arrivée à Nice, elle était
convertie à mes idées. Nous descendrions
à son hôtel,
,
de Nice
mais
pour une
nuit
seulement et y laisserions
nos bagages. Le Lendemain, libre
s
comme le vent, nous prendri
i
ons
la route sous le soleil du bon
Dieu et irions là où appelerait
le vent. Mon sauveteur de la
Manche é
é
tait devenu mon fidèle
Sancho.
Avais je su particulièrement
bien m'y prendre ou bien Ruby
[e]tait-elle prête, inconsciemment,
depuis longtemps à entrer dans la
peau de ce personnage ? Elle en
était en tout cas apparemment
heureuse comm[e] de rien encore
de ce qu'ell[e] avait jusqu'alors
entrepris.
Tôt le lendemain nous sommes
allées nous [illis.][q]
équ
i
p
per
à bon compte au
marché d[e] la vieille ville. Ruby etait
émerveillé[e] par ce
e
s
s
friperies qui
pendaient
dans
au long
des ruelle[s] étroites.
e
t sombres.
Nous avons acheté
de solides souliers
de marches,
des
pour faire plus vite,
à chacune,
pour faire plus vite,
une jupe pareill[e] à cell[e] d[e]
l'autre et des blousons identiques en
plus
des
d'un havresac à porter sur
le dos à l'aide de bretelles pas
s
sées
autour des épaules. Là-dedans nous
avons mis une carte routière très
détaillée, des tablettes de chocolat,
une baguette de pain, du fromage,
un chandail en surplus et, à
peine plus entravées que des chèvres,
,
sommes parties par la Micheline d'abord
pour en descendre pr
r
esque aussitôt
la ville quittée et continuer à pied,
enchantées de tout ce qu[e] nous
voyions, sans doute parc[e] que nous
allions au pas et avions l[e] coeur
à t[ou]t embrasser
sser
.
Sur nous brillait un
soleil bienfaisant, nous réchauffant
tout juste assez à travers nos
blousons. Elle plutôt grassett[e] et fort[e],
moi plutôt menue,
,
nous devions
avoir l'air, dans nos
s
vêtements
pareils, d[e] jumelles mal assorties,
et tout l[e] long du chemin les gens nous
souriaient. L'air embaumait l[e] thym,
la sauge, le romarin. Au passage, le
facteur, un pâtre, deux vieilles
femmes en noir nous saluèrent
cordialement, et nous leur
rend[î]mes leur salut : 'Jour
sieu-dame ».
J[e] ne le savais pas encore, mais
c[e] matin-là
commençait
mon
ma
vrai
e
[d]
t
emps de
jeunesse
qu[e] je
n'avais
pas eu
e
encore
aussi totale
,
,
trop accaparée
avant
pourrai[-je],
par
[de]
le
s
soucis
,
et
q
d
l'
'
ue
'
'
i
nqui
i
é
tude
pour [un] jour
,
,
,
et
que je n'aurais plus jamais
après
tout
aussi grisante
. Pour la première
fois de ma vie, j'étais loin de
tout mal qui m'avait atteint ou
att
[tt]
eignait les autres.
Et
s
S
i j'ai
tant
tellement
aimé ce cher pays de Provence,
c'est peut-être
avant toute chose
parce
que là seulement
j'ai vrai
i
ment
été
jeune,
liberée d'angoisse,
libérée
d'amour
, liberée d'ambition,
un
et même peut-être
de souvenirs,
,
l'
être bienheureux
au-delà de tout
qui vit au jour le jour.
Vers la fin de
l'après
-l'avant-midi
,
ayant atteint je ne sais plus trop si
c'était Saint-Tropez ou Sainte-Maxime,
je levai les yeux et, haut dans la
petite cha
î
ne des Maures, perché sur
un p[i]ton rocheux, j'aperçus mon
premier village sarrasin aux
maisons formant rempart. J'eus
instantanément envie d'y être. Nous
avons
lu
pris
des renseignemts à un
café. Il y avait bien un car pour
monter là-haut, mais il
é
tait parti
depuis une heure, et il n'y en aurait
pas d'autre avant le surlendemain.
J'étais incapable d'attendre tout ce temps-là.
Je [l]
p
iaffais d'impatience.
— Montons, Ruby !
— A pied ?
— Pourquoi pas ! On ne peut guère
en
être à plus de cinq ou six kilomètres. Nous
irons lentement. Nous avons amplement
de quoi manger en cours de route. Nous
coucherons là-haut ce soir. La vue doit
y être merveilleuse.
Et pour mieux l'allécher, car je
commençais à la savoir gourmande,
je lui proposai :
— Ce soir, s'il le faut, nous crèverons
notre strict budget quotidien et nous
nous
paierons un de ces repas fabuleux.
Que dirais-tu d'un steak au poivre ou
d'une sole amandine, avec des choux
à la crème pour dessert ?
La pauvre grosse Ruby, déjà éreintée,
se laissa persuader d'attaquer le
rude chemin montant au cours duquel
nous ne devions voir ni habitation,
ni passant, seul un ermitage
depuis
longtemps désert. Au plus dur d[u]
pierreux chemin, elle geignit un peu.
Je faisais d[e] mon mieux pour la remonter
.
— Atten[s]
d
s
seulement voir l'air
qu[e] nous allons respirer de ce
promontoire.
Hélas, le village que j'avais
estimé être à cinq ou six kilomètres de
la côte devait bien en être à une
quinzaine au moins. Au fur et
à mesure
qu[e] nous nous tra
î
nions vers lui, il paraissait
d'ailleurs
reculer dans sa montagne et même
s'y cacher à nos yeux, sous l'effet d[e] la
fatigue, à force de l'y chercher.
Ruby commença à boiter. Nous
avons découvery, ses bas enlevés, qu'elle
avait à chaque talon une énorme ampoule
sur l[e] point de crever. Heureusement que
j'avais pensé à me munir de diachylon.
Je lui fis des pansements adhésifs, lui
trouvai à boire de l'eau fraîche et même
un bâton d[e] route. J'en vins d[e] bon coeur
à lui céder ^
ce qui me restait de
mon
chocolat
quand je
découvris qu'ell[e] avait
dévoré
tout
l[e] sien
en
cachette. Que n'aurai-je fait pour retenir
mon Sancho sans lequel l'aventure
eût perdu presque tout son piquant ? Ell[e]-même
n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de l[e] suivre
à ses risques et périls. En tout cas,
,
ell[e]
se leva pour me suivre sans trop
protester quand je lui exposai qu[e] nous
n'arriverions pas avant la nuit du train où
nous al
l
lions. Que nous soyions de
e
venues
en si peu d[e] temps inséparables, encore
aujourd'hui, des années après qu[e] j'ai perdu
Ruby, m'étonne toujours et toujours
me ramène vers ell[e] avec plus d'amitié
encore.
En fin d'après-midi, échevelées, les
chevilles tordues,
la plus
grand[e] et la plus
forte
s'appuyant de tout son poids sur la
plus frêle, nous avons atteint Ramatuelle
et presque du même pas le seuil accuaillant
de son unique auberge : chez Henri.
Lui-même, Henri — et finalement
tous du village — à voir arriver[flèche]
ces créatures poussiéreuses crurent
ferme comme roc avoir affaire d
à
d'excentriques filles de milliardaires ?
Qui d'autres eussent pu,
,
pour l[e]
plaisir, se lancer en pareille équippée ?
Certianement pas, en tout cas, de
vraies pauvres! Ainsi naquit
autour de nou[s]
s
, d[è]
è
s notre apparition,
une sorte de légende allant donner
suite au plus extravagant
malen[t]
d
u
malentendu
[flèche]
dont nous
tirer[illis.]
tirerions
de quoi rire
, Ruby
et moi
, pendant longtemps d[e] quoi rire
pen[d]
d
a
a
nt longtemps.
qui allait nous
s
donne[r]
[flèche]
duquel
,
Ruby et moi
, ti
r[i]
e
rions
allions tirer
de quoi
rire pendant longtemps.
[illis.]
fournir, à Ruby
et à moi, de quoi rire à n'en plus finir.
A cette auberge
se trouvait à loger
logeait
depuis
trois mois un l
L
ord irlandais, Sir John
Henry Dunn Bart, qui, n'ayant pas
d'argent pour payer sa note n[e] pouvait
s'en aller puisque Chez Henri, s'il était
d'usage de n[e] payer qu'au départ, on
n'en était pas pour autant exempté à
la fin des fin
s
, et le pauvre l
L
ord ruiné,
plus le temps filait et moins il avait
de moyens de s'acquitter. En nous voyant
poindre, il crut peut-être enfin venue
l'heure de son salut. Il nous
invita à un de ces plantureux repas
comme nous n'en
[e]n
aurions rêvé
même
dans
nos
rêves
même
les
no[s]
s
plus alléchants
.
Il ne lésinait pas sur la dépense. Il n'avait
pas plus qu[e] l[e] reste
à s'acquitter^
pour l'instant
de c[e] repas
sur-le-champ
sur-le-champ
, et ce pauvre grand l
L
ord
avait apparemment été élevé à
penser que c
c
e qu'il n'avait pas
à payer aujourd'hui il faisait
tout aussi bien de se l'accorder.
Ruby fut immédiatement ragaillardie
par c[e] plantureux repas qu'ell[e] termina
pa[r]
r
deux savarins
qu'elle avala
englouti[r]
s
coup
sur coup
. Je n'en revenais pas de
qu'ell[e] pouvait avaler
et qui
apparemment
se
transformait
apparemment
tout
aussitôt
chez elle
en bonne humeur, en bonnes
dispositions.
J'entrevis
ce soir-là
enfin
la manière
de la faire m'accompagner
jusqu'au bout du monde si me
manquaient les autres moyens.
Ce soir-même, il y avait
bal musette sur la placette du village,
au son d[e] l'accord[é]on. Notre Lord, nous
y conduisit, une à chaque bras[.]
Au [c]entre d[e] l[a] petit[e] plac[e],
l
'occupant
la
presque en entier
remplissant presqu[e]
,
s'élevait un
très
vieil
orme
, sept fois centinaire,
l'aïeul
ici
de
toute vie,
,
ici,
que ceignait un arbre
d'énorme
banc
ceint d'un énorme banc
au bois de longtemps adouci. Les plus
vieilles gens y avaient déjà pris place,
les femmes e
e
nsemble, les hommes
à
fumer
doucement
leur pipe
dont la fumée se perdait dans
la voûte épaisse du feuillage sous
l'autre voûte étailée de
la nuit
très
douce
.
Jeunes et vieux vinrent à notre
rencontre
nous serrer la main,
voir
de près et féliciter ses braves petites
créatures ayant grimpé à pied l'abrupte
montagnette pour être avec eux, de la fête,
ce soir. Sans comprendre grand-chose
à ce qu'ils disaient, Ruby suivait le
mouvement des lè[v]
v
res, les jeux de phy[s]ionomie,
souriait et se montrait charmée. Elle
devait
me confier
quelques jours
plus
plus
tard
qu'elle qui se savait sans
charme, sans beauté, sans attrait — hé
oui,
ell[e] l[e] savait
bien
trop
!
— pour la
première fois de sa vie, ce soir-là, s'était
sentie accueillie, acc[e]
e
ptée, aimé. Et
qu'ell[e] avait eu besoin presque à chaque
instant de se pincer
pour
se faire
croire que c'etait
bien elle qui
faisait
créait
cet effet.
L'accordéoniste entama un
air entra
î
nant. Je fis un tour de
valse entre les bras de Sir John Henry
Dunn Bart.
Il dansait
bien
admirablement
. Il savait
aussi tourner de belles phrases. Il célébra
mon regard qui déjà, dit-il, dès en
m'apercevant, lui avait
traversé
transpercé
le coeur.
Et maintes choses d[e] ce genre. J[e] l'aurais
bien laisser continuer encore un peu sur
ce ton, mais je voulais l'amener à
faire danser
aussi
Ruby
qui se
tenait pour l'instant assise sur l[e] banc
circulaire, parmi
les gens sages,
et
déjà toute contente
d'être
au mieux avec eux.
— Ruby, lui dis-je, est bien
p
m
ieux
plus belle
que moi
.
— L'Anglaise ! Mais elle est laide,
la pauvre, le nez trop gros, trop court, la
lèvre épaisse.
— Mais ell[e] a
de beaux yeux,
si vous
prenez ^
la peine
d[e] les regarder, vous verrez, [et] c'est
un coeur d'or.
vous verrez
si vous prenez la peine, de
les regarder, et c'est un coeur d'or.
Sans pourtant encore avoir appris
qu'il était à l'affût d'une bonne
fortune,
même
d'une dot peut-être,
,
qu'est-ce qui me prit d'inventer :
— Et puis... ce qui ne gâte rien...
elle est riche, très riche...
— Ah oui ! dit-il avec un
intérêt mal dissi[m]
m
ulé.
Il dansa la prochaine danse
avec elle,
et
apparemment,
le
visage fleuri
de son plus enchanteur
sourire,
devait
apparemment
lui conter à elle
aussi
quelque romance.
Plus
fine
prompte
que
moi
à l[e] voir venir,
ell[e]
vint
me
souffla
av[a]
a
nt le prochain tour :
— C'est de toute évidence
un
type
en quête d'
qui cherche
une héritière
.
Il
te
trouve très belle, m'a fait d[e] toi mill[e]
compliments, et [che]
ne
cesse d[e] tâcher de
savoir si tu es riche pour courir ainsi
le monde avec rien sur l[e] dos. Je
lui ai raconté que ton père est propriétaire
des Canadian Pacific Railways. Ne
va pas m[e] démentir. A ton tour
maintenant !
Je trouvai le jeu un peu cruel,
mais elle me [t]ança :
— Hé quoi,
!
ça
ca
pourrait être
à
une pauvre fill nigaude
qu'il chercherait
conterait ses balivernes
à prendre
dans ses filets.
Au prochain tour que je fis
avec
lui,
Sir John Henry Dunn Bart,
,
il
l[e] Lord
laissa
tomber comme négligemment :
— Vous disiez donc riche
[e]
e
n plus
de tout son charme
votre
délicieuse amie Ruby, si amusant[e] d'esprit.
— Et comment donc ! Son père est
propriétaire des trois plus importantes p[ul]
ul
peries -
papeteries canadiennes. Je crois qu'à lui
seul il approvisionne le Chicago Tribune.
Entre les dan[s]
s
es, nous courions
l'une vers l'autre nous mettre d'accord
sur ce que nos pères poss[é]daient et
jusqu'où nous pourrions
[le]
faire marcher
le
prétendant.
notre préten-dant.
.
Pauvre Sir John Henry Dunn Bart,
dans la douceur étonnante de cette
nuit de janvier sur la montagnette,
sans les étoiles pétillantes,
et
sous
le regard
également
amusé
pétillant
des vieux
sur le banc
autour de l'arbre
,
l'[a]
a
vons-nous
assez tourné, retourné !
Ruby était à la fête
.
comme jamais
sans doute
dans
sa vie
.
A lavoir si
populaire
recherchée
auprès
par
[des]
le
l
L
ord dédaigneux
, les
jeunes hommes du village
[flèche]
avaient fini par la trouver d
é
sirabl[e] et se présent
è
rent tous pour lui demander une danse :
s
s
'
[illis.]
imaginèrent
la voir belle
attachante
et se présenterent
à
tous
lui
demander un[e] danse[.]
.
Ell[e] ne manqua
pas d[e] cavaliers
pendant des heures
jusqu'aux petites heures.
Ell[e] tournait
en ayant oublié ses
s
ampoules
, son nez trop
court, trop gros,
l
L
es yeux
éclairés, presque
belle maintenant,
brillants,
vifs
tout à coup
presque belle
maintenant
s
l
es traits
animés,
[illis.]
t
out
à coup
elle était
presque belle,
telle que
je [me]
me
la rappelle à
en
ces moments.
Quelques heures plus tard, ayant commandé
à notre intention un superbe pique-nique,
il
le
Lord nous
Sir John
nous conduisit,
par un sentier d[e] chèvres, vers un
autre nid sarrasion blotti plus haut
encore dans les Maures, l'inc
c
royable
Gassin où nous fûmes peut-être,
Ruby et moi, les premières femmes
étrangères à y mettre pied, tant
l'
'
éloignement l'avait jusqu[e]-là préservé.
De ces hauteurs, la vue était
sai
s
sissante,
bor
r
dé
é
e
au loin
par le fil
d[e] la
Méditerrannée,
des
s
crêtes sauvages,
des
de
s
forêts, [flèche]
de cultures en terrasses
de
s
des
cultures
,
et l'air si léger,
si enivrant à respirer qu'il me
rendit heureuse comme si
je n'avais
stet
jamais
encore
fait la
sur ma route
rencontr
é
croisé
[du]
le
malheur.
Cette découverte, je la devais tout
de même au Lord irlandais,
,
et ne
je
ne
pouvait
s
m
e
résigner à l[e] lai
i
sser sur
une mauvaise impression de nous deux.
Après un jour encore à Ramatuelle
pour donner à Ruby l[e] temp
aux pieds
de Ruby l[e] temp[s] de guérir, nous avons
Nous avons passé un jour encore à
Ramatuell[e]
e
pour donner aux pi
i
eds d[e] Ruby
le temp[s] d[e] guérir, avant de prendre l[e] car
pour Sainte-
Maxi[illis.]
m
e
Maxime
, laissant
derrière nous un Sir John tout décontenancé,
car,
ne
voulant le délivrer de son
penible su[s]
s
pense,
,
je lui avais avoué
é
n'avoir pas l[e]
e
sou
u
pour demeurer
même
un jour
une
e
semaine
d[e] plus
à
d
ans
sa trop luxueuse auberge. Pour
mieux réparer, je lui lançai
encore
au départ :
— Pourquoi ne pas profiter d[e]
votre séjour
for[cé]
ici
pour écrire vos mémoires ?
Vous avez tout
votre temps. Et les mémoires d'un prince en
exil sont
toujours
recher
très populaires[.]
Je recueillis d[e] sa part un pétillement
de[s]
s
yeux spécifiquement irlandais.
No
Notre Lord allait peut-être m[e] prendre
au mot.
Deux jours plus tard, je ne me
rappelle plus comment cela se fit, nous
? étions à
à
Agay
Porquerolles
.
Ruby ne de
é
sarmait
toujours pas
au sujet
à l'égard
de
Sir John
notre prétendant.
.
Dans une de[s] petite[s]
î
les de Lérins où
nous allâmes en visite au cachot du
Masque de Fer, ell[e] prédit qu
e
'
il finirait
comme celui-là, à jamais captif dans
son village d[es]
es
Sarrasins.
Elle
[illis.]
prédisait
qu'il allait rester à jamais
[capti]
captif
f
dans
dans
son
son
village sarras
s
in tout
[comme]
comme
[le]
le
m[as]
as
que de Fe
e
r
[illis.]
dans son cachot
c[illis.] q[illis.]
que nous
[illis.]
allâmes
[illis.] cachot
cachot
visiter
dans une des
petite[s]
[illis.]
îles de Lérins.
Et qu[e] c[e] serait bien
fait pour lui !
La joie, mystérieuse visiteuse dont la
présence en nous a
a
près que nous avons été
habités
par
l[e] dur chagrin, [est]
est
bien,
ce qu'il
y a de plus étonnant
est bien
, de tout c[e] qui
nous arrive, le plus étonnant, continuait
La joie, mystérieuse visiteuse, dont la
présence en nous après que nous [avi]
avo
ns
été
si
durement frapp[é] ^
par
l[e] chagrin, e
e
s
s
t bien, de
tout ce qui nous arrive, l[e] plu
s
étonnant,
,
continuait toujours à m'habiter. Par
moments, comm[e] le rauqu[e]
e
cri d'un oiseau
de marais
blessé
,
,
,
m[e] traversait brusquement le
souvenir de mon torturant amour
pour Stephen, ou du temps d[e] la rue
Deschambault quand
ma mère luttait
jour après
pas à pas
,
pour nous permettre
d'entrevoir au moins
un peu
ce qu'[est]
au loin
l[e] bonheur...
qu[e] je possédais mainte
-
nant
si
amplement
. Alors m[e] venaient
des larmes d[e] honte d'avoir pu
être joyeuse. Ruby en était dés[e]mparée,
s'accrochant à mon être heureux
comme à sa seule bou
u
é
e
.
Ell[e] faisait
, ell[e],
connaissance
,
elle,
,
avec
la joie pour la première fois d[e] sa vie.
Se
e
croyant incapable de l'avoir attei
i
nte
par elle-même, ell[e] disait qu[e] c'était
moi qui la lui avait obtenue par
je ne sais quell[e] magie, et d
m
'en
gardait une gratitude dont
je ne
mesura
devais d'ailleurs
connaître
mesurer
l'étendue
l'étendue
i
i
ncroyable
.
qu[e] beaucoup plus tard
.
Mais
déjà j'avais peu d[e] peine à [e]
e
nt
t
ra
î
ner
mon Sancho presque partout où le
caprice me soufflait d'accourir. C'est
tout juste si parfois
je l'entendais
encore ^
maugréer
un peu
marmonner derrière moi
quand je proposais
d'allonger nos
randonnées à vingt-deux kilomètres par
jour.
Après^
un tour à
Agay où
c'est,
,
pour un[e]
cette
fois,
c'est
l[a] volonté d[e] Ruby qui
en décida
prévalut
,
pour
la bizarre raison qu'ell[e] avait à
Peterborough, Ontario, une cousine du
nom d'Agay, où donc sommes nous
allées courir? Il
m'
est impossibl[e] aujourd'hui
mérite de la lui avoir obtenue
m'en croyant l'auteur,[flèche]
, [flèche]
elle
m'en
me
gardait une gratitude dont je ne devais
d'ailleurs en connaître l'étendue
incroyable q[uu]e beaucoup plus tard.
Mais déjà je n'avais plus
aucune
beaucoup
de
peine à entraîner mon Sancho partout
où mon caprice me soufflait d'accourir.
C'est tout juste si je l'entendais
encore un peu marmonner derrière
moi.
Après Agay où
Au dehors, nous avons promené sur
t[ou]t un regard étonné, comm[e] si nous
a[tt]entions à trouvés [a]utour d[e] nous qu[i]
étions changés, un mond[e] é
é
galement
différent d[e] c[e] qu'il avait été :
comm[e] si nou[s] étions surpris d[e] trouver
autour d[e] nous, qui étions changé
s
, un
mond[e]
toujours pareil à lui-même
qui
ne l'était pas
.
l[e] serait aussi
qui [ne]
ne
serait plu non plus le même.
qu[illis.] aussi devenu autre.
Là où nous avons été un peu heureux
nous ferions, pour y retourner, tous
les efforts, serait-ce au prix de
derniers battements de notre coeur.
La route des choses à dire devant moi
s'étend interminable. Jamais je n'arriverai
au bout. Il faudrait avoir trente ans
pour dire c[e] qu[e] l'on comprend enfin à
soixante-dix an[s].
Les forces vont m[e] manquer pour
l[e] dernier bout du voyage qui aurait
pourtant été l[e] plus émouvant à raconter.
J'ai longtemps eu pareil refuge qui me fut
la vie ell[e]-même. Maintenant que j'en
aurais plus que jamais besoin je n'en ai
plus. La petite notoriété qui entoure mon
[mon] m'attire l'amiti[é] d'inconnus.
Ell[e] éloigne de moi^
par ailleurs
des [ê]tres qui me
seraient peut-être dévoués. La solitude finit
tôt ou tard à attraper ceux qui ont cherché
si avidement par l'écrit à se faire aimer,
peut-être pour le punir de ce si grand désir.
sur le seuil. Cahier [illis.] IV 4 4 Image
aboli avec ses vieilles angoisses qui
m'avaient si longtemps entravée.
L'avenir ne m'i
i
mportai
i
t pl[u]s
s
.
J'étais
J'étais sans souci de c[e] que je deviendrais.
Ai-je jamais été si libre ?
Un soir, au crépuscule avancé,
nous
s
avons abouti à Mouans
s
-Sartou,
insignifiant village,
,
mais une certain[e]
dame Vis[cardi] y tenait,
,
à prix modique, une
si excellent[e] pension que nous
s
avons
décidé d'y établis nos quartiers généraux,
rayonnant à partir d[e] là selon notre
penchant
,
pour revenir le s
s
oir
r
retrouver
un lit douillet,
,
la
a
chale
e
ur
r
d'un
gros poële et la sympathie aimabl[e]
d'une demi-douzaine de pensionnaires
sur-l[e]-
-
champ devenue pour nous
une sorte d
e
famille. Car alors
j'avais presqu
e
persuad[ai]
é
Ruby qu
e
nous
ne quitterions jamais la Provence, nous
faisant plutôt pâtres ou gardienn[e]
e
s
de chè[vr]
vr
es, qu[e] ce serait la pire folie,
ayant enfin trouvé un[e] terre
heureuse, d[e] la quitter,
puisque
ni honneur,
ni argent, ni promotion, ni dipl
ô
me
n[e] nous apporterait ce que nous avions
ici pour rien. Dans ce «rien»
mon
ignorance
de la vie
ne me l
l
aissait pas voir
qu'il y a pourtant presque tout : l'élan du
coeur, son bondissement de
e
chaque
instant, l'élasticité du pas, et surtout,
surtout, cette profonde injustuce,
parce
qu
que l
'on est
jeune,
,
parce
bien portant et
l'air heureux, d
e
se faire partout aimer
dès le premier regard.
.
de
e
me rappeler notre itinéraire capricieux, si
[o]n peut appeler itinéraire ce vagabondage
à pied, en Micheline[,]
par
en
car,
,
nous
amenant un jour à Hyères, le
[se]
le
ndemain à Gr[asse]
asse
et
venc[e], le
Vence,
le surlen
n
demain aux Gorges du
u
Var.
Même les [l]
l
iè
è
vres dans leur
s
[s]
s
s
sauts
s
frénétiques
n'eussent pu accomplir [p]
t
rajet plus
bizarre
.
e
e
rratique.
J[e] me souviens qu'un jour de furieux
mistral nous nous étions mises en tête
,
contre l'avis d[e] tous
,
de louer des
bicyclettes et que nous avons dû
û
pédaler
de
e
s heures sans avance[r]
r
d'un pouc[e]
e
,
toujours devant la même proprié
é
té à
[ha]
[la]
haute haie [de]
de
bambous qui
se tordaient de détresse[.]
.
Deux hommes
en pas
s
sant sur la rout
t
[e]
e
,
,
la c[a]
a
pe
envolée,
,
nous je
e
tè
è
rent [l]
d
es re
e
gards
ah[uris]. A la fin,
,
d[e] l[a] maison
aux contrevents raba
a
ttus
s
, d'où l'on
nous observait
sans dout[e] par
les fentes,
quelqu[e] fente,
l'on vint
quelqu[e] fente,
,
l'
'
on vint nous
offrir d[e] partager l[a] soupe et d[e] nous
mettre à l'abri pour la nuit, nous
et nos vélos.
Est-ce parce qu[e] j'y fus
s
[,]
[,]
[,]
le coeur
avid[e] d'être consolée,
et
le fus
l'ai été
au-delà
de ce qu'espérais, qu[e] j'ai tellement aimé la
Provence ? Ou est-ce ell[e] avec sa gaieté pétillante,
sa changeant[e] nature
e
, comm[e] mon propr[e] coeur tournant
au drôl[e]
e
,
,
tournant au grave, qui m'a conquise et
donné du bonheur comme nulle autre [illis.]
ter
re au monde ?
Je pense avoir là seulement vécu d'instant
en instantX
x sauf peut-être aussi à la Petite-Poule-d'Eau, mais là j'y travaillais beaucoup.
. Mon passé s'etait comme->
368
verso
portant,
et
heureux,
d'être aimé
[illis.] aimer
dès le premier
regard.
Comment donc ce jour-là, parties d[e] bon
matin pour une simple promenade et
ayant averti madame Viscardi qu[e]
e
nous
serions de retour pour le dîner, avons-
nous pu, d[e]
e
p[e]
e
tite route désert[e]
en
plus
stet
petite route
encor[e]
e
plu[s]
s
désert[e],
comme
telles que
toujours
stet
stet
toujours
elles m'attirèrent, finir par
nous
é
garer
complètement
en un
pay[s]age farouche
et si
comp
c
c
omp
p
lètement
abandonné
inanimé
que
e
e
l[e] seul signe
d[e] vie
possible
d'habitation
qu[e] nous y avions
recue
recueilli, à la
croisée de deux chemins d[e] p
p
oussi
è
re,
é
tait
un mince é
é
crite
e
au
^
[illis.]
fait main
annonçant :
C
C
hâteau de Besanson,
,
,
8 kilomètre
e
s. Nous
en avions dé
é
jà parcouru davantage
en tournant san[s]
s
doute sans cesse
sur nous-mêmes pour trouver une
issue à cette land[e]
e
d[e]
e
silence impénétrable[,]
,
tout
autour fermée par des bois sombres[.]
— Nous n[e]
e
sommes plus en Provence,
ai-je dit à Ruby. Par un tour du diable
,
nous voilà dans quelque coin maudit
de l'Asie.
Mais elle me boudait et n'ent
t
endait
plus rire.
Ce fut
d'ailleurs
une des rares
fois
où elle
s[e] revol[t]
entra en r
é
volte
ouverte contre moi,
,
prédisant que ce qui
devait arriver arriva[i]
i
t, et X x
et
x que
[illis.]
je
finirai
[illis.]
s
bien[,]
,
d'inspiration en inspirtation,
,
par nous mener droit
à [illis.]
à
quelque in
n
ex
t
ricable situation. Pour l'instant, nous semblions bien y être.
que ce
[qu'il ne]
[cou][illis.] être [illis.]
n'était
pas surprena
nt, à bien y penser,
avec quelqu'un[.] Comme moi en têt[e]
[puisque c'était moi qui en tout décidais.]
d'expédition et qui décidait d[e] tout
. Au
bord du
u
misérable chemin, dans les
hautes herbes tristes
[illis.]
, il y avait une assez grande
pierre plate. Ruby s
s
'
'
y assit,
,
se dé
é
chaussa,
frotta ses pieds endoloris et
m'avertit qu'elle ne
ferait
pas un pas
de plus
,
en ma compagnie
jamais
,
en ma compagnie.
.
Je m'assis
auprès d'elle dans [les]
les
herbes. Nous
avions enfilés ce matin
nos deux pulls
chandails identiques
d'un [illis.]
[illis.]
^ rouge flamme
pareil
identiques
qui auraient pu être vus à des milles
dans ces champs monotones,
y serait-il
quelqu'un se
e
rait-
-
il seul
l
ement venu
à y passer. Je ne savais comment [A]madouer Ruby.
Je [illis.]
tir
ai une
J'arrachai
une
paille
tige d'herbe
qu[e] je suç
ç
ai mélancoliquement.
Qui aurait pu croire x
x qu'à ce moment même une chance inouïe était en route
e
vers
s
nous,
[illis.]
allant
donner
[illis.]
un
démenti aux noires prédictions de Ruby et prouver que, tout au contraire, je portais bonheur.[flèche]
qu'au milieu de
cette désolation
nous arriverait la
chance
, tournant allait
la chance
la plus
charmante
étonnante
s'en venait
etait en route
vers nous, [faisa
n]
qui
qui
qui
allan
i
t
drôlement
faire revenir Ruby de ses
pr[éten]tions
noires prédictions et l'amener
à
concéder que
[illis.]
[illis.]
je portais
finalement
bo
nheur décidément
finalement
[que]
je por
or
tais bonheur
.
Une
e
auto avait surgi au bout de
la petite route. Nous la guett
tt
i
i
ons
s
comme deux vautours,
,
,
de
de
la
tête et d[u]
buste — en
tou
t
roug[e] —
seuls
dé
é
passant
d
l
es herbes.
A notre [illis.]
h
auteur stoppa
la voiture
[.]
,
Le
son
conducteur
avancant
vers nous un visage aimable.
— Mesdames ?... mes demoiselles ?..
Pardon! [S]eriez-vous du pays ?
— Du pays! Bien sûr, dis-je dans
ma meilleure imitation de l
l
'accent
provençal.
— En ce cas, mesdames?... mes demoiselles?...
auriez-vous connaissance d'un château
de Besanson situé quelque part dans les
environs.
?
Depuis
trois
deux
heures que j'y
tourne
sans rien trouver,
,
il doit y être
bien caché. Je suis de Nî
i
mes, se
crut-il obligé d[e] nous expliquer, avec
cette obligeance des gens du pays à
à
satisfaire
la curiosité
é
du passant,
par eux-mêmes soulevée,
agronome d[e] mon métier, et je
m'en retournerais chez moi sans plus
chercher, si ce
n'
'
était
est
qu'ils ont
la maladie de l[a] vigne à leur château
de Besanson et m'ont fait demander
d'urgence.
— Besanson! lui dis-je, comme ça se
trouve bien,
,
je connais justement ! Continuez
par où vous allez. A moins d'un
kilomètre, vous verrez l'indication.
Faites attention : elle est en petits caractères.
,
à la main.
Il faut de
e
bons yeux
pour la
voire
déchiffrer.
Et pour faire encore plus local, je
dis
s
avec convi
i
ction ce qui je m'étais
entendu dire mill[e] fois
s
en France :
— Pouvez pas l[e] manquer! C'est tout
droit devant vous[.]
!
Après coup l[e] fou
-
rire me gagna.
Ruby,
plus curieuse
de nature
que rancunière
,
demanda à savoir ce que
nous avions
bien
pu
nous raconter, l'automobiliste
e
e
t
moi
.
-même.
— Il était égaré, il cherchait son chemin.
— Eh alors ?
— Alors... je l'ai remis sur
son chemin.
Le fou
r
j
i
re
la prit ell[e] aussi.
La bonne humeur était compléte
ment
revenue
entre nous
[illis.]
et nous en étions à
contempler
aller
l'idée d'aller
quémander
un
repas à Be
e
sanson, lorsque,
deux heures plus tard,
comm[e]
nous
sucions
nos paille
comme
no
nous
suçions
toujours
nos pailles,
assises
s
[a]
a
u même endroit,
,
voilà que surgit
nous avons vu
s
resurgir
la voiture d[e] l'agronome.
.
Il stoppa.
— Mesdames ?... mes de
e
moiselles ?...
vous n'êtes pourtant pas é
é
garées. Comment
se fait-il que je vous
revois,
retrouve
au même
e
e
ndroit toujours, dans vo
o
s beaux
chandails rouge vif qui mettent une
si bell[e] tache d[e]
[car]
vie dans
le paysage ?
— Eh ou ! le rouge c'est gai, di-je,
et
je
lui demandai des nouvelles
des
vignes
.
de
e
là-bas
.
— Ah, trè
è
s mal
l
ades,
,
l
l
es pauvres !
Ils
ont
attendu
trop longtemps
s
pour les
faire soigne
e
r.
.
Mais
c'est qu[e]
les châtelains,
eux-même[s]
ils sont
pauvres,
que voulez-vous !
les pauvres !
—
E[h]
h
h
aussi que je m'en doutais !..[.]
.
ai-je dit
dis-je
avec compassion.
— Vous avez
quelque chose
de
comme
vaguement semblable à
l'accent du
pays,
observa-t-il, mais pas tout
à fait,
,
d'où venez-vous donc ?
—
De Marseille
— De celui-ci.
.
..
Ou,
c
C
'est-à-dire, d'à
côt[é]!...
.
De Marseille.
...
— Marseille! Ah non! Je l[e]
connais celui d[e] Marseille. Allons !
Seriez-vous d[e] Norvège ?
De
la
Suède ?
Non ?
Je finis par lui dire
que nous
étions du Canada
la vérité.
— Le Canada ! Le pays des neiges ! De
Maria Chapdelaine ! Et maintenant que
j'y pense, d[e] Montcalm aussi! Votre
Montcalm ! Notre Montcalm,
!
c
C
ar avant
d'aller se faire tue
e
r au Canada, vous le
savez sans-doute,
,
il
é
tait d[e] N
î
mes,
,
le pauvre !
allons ! Mesdames ?... mes demoiselles ?..
vous n'êtes tout d[e] même pas pour repartir
sans [avoi]
être
venu
e
s saluer la
ville
patrie
d[e] Montcalm.
Allons, montez M[es]
es
dames ? ...mes demoiselles ?..
Je vous
amen
emmène à N
î
mes.
— Qu'est-ce qu'il a à
ê
tre si surexcité ?
me demanda Ruby, in English.
.
— Il veut nous emmener à Nîmes saluer
l[e] so
o
uvenir d[e] Montcalm.
Ell[e], [e]lle aurait plutôt
souhaiter
aller
saluer
Wolfe
. Mais ell[e] n'avait r
r
ien contre N
î
mes
et
aurait
m
ê
me, me dit-ell[e],
aurait
voyagé
avec le diable en personne plutôt que
de refaire à pied l'invraisemblable trajet
ju[j]
s
qu'à chez madam[e] Viscardi.
— C[e] n'est pas l[e] diabl[e], l'assurais-je. Des
agronomes,
,
ce sont
gens
sérieux. Et vois
donc par toi-même quelle bonn[e] phyosomie
a ce
e
lui-là !
!
Nous sommes parties toutes deux
assises^
sur la banquette d'avant
à c
ô
té d[e]
e
Monsieur Di
i
di
i
er Laroche
qui nous mena par les plus charmants
villages, que je n'ai plu[s]
jamais revus
par la
suite
dans mes
subséquents
autres
voyages en Provence.
,
ils
Il fit assez long détour pour nous
devaient
être situés
dans
sur
un
pays
parcours
un peu à part.
Il fit un détour pour nous montrer, enjambant
le ciel flamboyant, rang sur rang d'arches
légères, l[e] vieil aqueduc romain, dans la
[faire] de la
radieuse
campagne de N
î
mes. En ville, il nous fit
voir les arê
è
nes, peut-être les plus intactes
es
en Europe, plusieurs monuments et
nous convia
a
,
un verre
en
main,
à la main,
à nous recueillir
à la
en
en
mémoire
d[e] Montcalm, à la terrasse d'un café
recevant
les derniers rayons d'un
délicat coucher d[e] soleil
après-midi doré
. Et, tout à coup, il
nous proposa d[e]
pass
ss
er la nuit
encore
à Nîmes
. Il nous trouverait un
hôtel pas cher. Le lendemain,
il
viendrait
nous
prendr[e]
reprendrait
tôt pour visiter
en passant
le Languedoc
où il avait des vignes à
soigner. C'était bien tentant, mais il
fallait,
si nous
décidions
restions,
en
avertir madame Viscardi. Le garçon
de table
nous apporta une plume, d[e] l'e
e
ncre
et une sorte d[e]
e
carte[-]
-
exprès destiné
é
e
à voyager comme l'é
é
clair. Je rédigeai
quelques mots à l'intention d[e] madame
Viscardi, l'assurant que nous ne pouvi
i
ons
être en meilleures mains pour voir le
plus possible du doux pays d[e] France —
celles d'un médecin des vignes du
Seigneur, et d[e] n[e] pas nous attendre
pour un jour spécifique.
Aujourd'h[ui],
,
quand je pense à
tout
ce que j'ai pu voir en voyage,
sans
presqu[e]
l[e] sou
, je prends conscience
qu[e] je l[e] dois presqu[e] en entier à de
bons monsieurs Didier comme
il
s'en
trouva
tr
r
ouva
plusieurs
tellement
sur ma route.
Notre carte postée, il nous
déposa à la porte d'un hôtel si piteux
que nous hésitions à y
entrer
pénétrer.
— T'as envie d'entrer là-dedans? [le]
m
e
demanda
Ruby. Je suis sûre que c'est plein de puces.
Nous avons attendu que l'auto de
Monsieur Didier eut tourné l[e] coin, puis
nous sommes parties chercher ailleurs.
En cours de route, Ruby me confia :
— Je donnerais je ne sais pas quoi pour
me coucher ce soir dans mon bon lit de m
c
hez
madame Viscardi après avoir mangé son
potage à l'oseille,
et
son loup
à l'aneth
au fenouil
et sa mousse au chocolat.
— Penses-tu que
nous pourrions
encore
arriver à temps ?
— En courant tout le long j
j
usqu'à
la gare
si
[on] attrape
on
y
arrive pour attraper
attrape
la prochaine Micheline...
Ell[e] allait partir comme nous
y
arrivions à bout d[e] souffle. Le contrôleur
nous happa de justesse entre les portes
qui allaient se refermer. C'était l[e] même
qui avait poinconné nos tickets le veille,
,
l'avant-
quand nous
veille aussi. C'était un c
C
orse,
un bel homme au
visage basané et
à l'air
mélancolique
. Il attacha sur moi
le feu
de son regard
sombre
à la fois brûlant
et dése
e
spéré.
— Ecoutez, me dit-il, je n'en peux plus.
J[e] vous
ai
aimé
e
à la folie
dès que
je vous ai vu[e]
e
pour la première,
vous l[e] savez,
je vous l'ai dit. Je cherche
comm[e] je peux à vous oublier. Mais il
n'y rien a faire. Vous montez. Vous
descendez. Vous revenez. Il n'y a pas d[e] jour
où vous ne surgissez devant moi. Vrai, je
n'en peux plus. Mariez-vous avec moi.
J[e] vous l[e] jure, je vous ferai un bon mari.
Brusquement, à l[e] regarder, mon envie
d[e] rire me passa. Le malheureux disait
vrai. Je l'avais envoûté
, p[ui]
par je
ne sais quel sortilège,
sans qu'il y eût
de ma
part
effort ou jeu
.
de ma part
. Il ne
devait pas être le seul. Un soir, dans
une auberge où nous terminions
notre re
e
pas, un jeune homme assis
en face de moi, qui n'avait pas cessé
d[e] me dévorer des yeux, déchira
une page d[e] son calepin, y écrivit en
hâte
un message
[illis.]
quelques
lignes
qu'il m'envoya
porter par le garçon. Je lus : « Je suis
libre, électricien de mon métier, gagne
assez bien ma vie. Je la mets à vos
pieds. Je sens déjà que je n'aimerai
qu[e] vous. Ne le savez-vous donc pas ?
Vous exercez sur les êtres un[e] fascination
irrésistible. »
Mê
ê
me si je tiens compte
du tempérament
méridionnal
, prompt à l'enflammer
excessif
, il
m[e] faut convenir que je fis plus
souvent qu'à mon tour des co
o
nquê
ê
t
t
es
au long de
ce voyage
étrange
que Ruby avait
drô
ô
lement dé
é
nommé «t
he trail of
of
the
e
broken hearts
.»
.
Que m'arrivait-il au juste ? D'où me
venait c[e] pouvoir accru[s] sur les êtres, hommes
,
ou femmes d'ailleurs, car où qu
e
j'all[â]s
s
,
à l
l
ongueur d[e] journée, je me faisais
des amis des
s
gens rencontrés ? Il y avait
la spontanéité provençale,
,
cet accord entre
ell[e] et moi, [d]
m
ais autre chose encore
et qu'est-ce que c'était donc ?
A Londres ausi je m'étais fait
de combien d'étrangers des amis très
chers, même s'ils n'avaient été qu'
'
entrevus
et aussitôt perdus, mais il me semble que
c'était à l'heure d[e] la détresse, de l[a] solitude de
l'ennui auxquels sont peut-être particulière-
ment sensibles les coeurs Londoniens. Tandis
qu'ici !
Aujourd'hui,
,
si loin d[e] cell[e] qu[e] j'ai
été alors, la
a
regardant aller,
,
vivre
,
,
rire
et
courir
au fond de
s
s
ans presque croire
qu[e]
ce fut [fu]
m
oi
[flèche]
cell[e] créature légère,
, je croi
i
s comprendre que
je rayonnais du bonheur d'être aimée
à chaque pas et qu[e] ce rayonnement
m'attirant encor[e] plus d'amour me
faisait davantage rayonner
.
Ayant
cour
u
également
tout l[e] long
du chemin depuis [l]
l
'arrê
ê
t de
e
Mouans
s
-
-
Sartou à la pension, nous y entrions,
essoufflées, à peine la nuit tombée.
R
é
unis sous la lampe à abat-jour,
,
madame Viscardi et les pensionnaires
s
lisaient notre carte t
t
out juste arrivée
et
avec
une rapidité
peut-etre
encore
plus surprenante
que cell
e
d[e] l[a] poste d
e
Fulham.
J'entends encore la voix à l'accent
comique d[e] madam[e] Viscardi lisant à voix
haute : «Partons avec le bon monsieur Didier
pour un tour du Languedoc... Peut-ê
ê
tre
des Cé
é
vennes... Ne nous attendez pas tro
o
p
avant un jour ou deux... Ou trois ou
quatre... Peut-être pas acant la fin de la
semaine...»
Ell[e] s'écria,
[les braves leves]
à propos d[e] nous
, les bras
é
levés au ciel : « Avez-vous jamais vu pareils diables-
au
-corps,
sur tout
surtout
la petite qui parle français.
C'est
cel
celle-là
qui entra
î
ne l'autre
.. »
[Puis]
s
S
e retournant
,
[ils]
ils
nous aperçurent^
alors
sur l[e] pas de la
porte, en
demeurèrent un moment
stupéfié
s
, avant de
->
->
pétrifiées, puis nous ouvrirent les bras
pour nous fêter et nous embrasser
comme si nous avions été parties cent ans
Telle fut notre vie p[en]
en
dant un peu
plus d'un mois, si heureuse qu'aujourd'hui,
après tant d[e] deuils et d[e] peines qui
m'ont rejointe[,]
,
j'en
rougis presque
,
rougirais pour
un
peu, encore que je
sache maintenant qu[e],
s
s
i l'[o]n n'a pas
été heureux au moins un[e] fois dans
été pleinement ^
été
heureux
au moins pe[n]
n
dant
quelques instant, on ne connaît rien
non plus à
la souffrance
des autres
du monde
.
Je pense qu[e]
c'était l'imprévu
constamment
qui donnait tant de prix à nos journées.
Nous ne savions jamais l[e] veill[e] où
nous irions l[e] lendemain.
Chaque
ja
Nous confiant à elle, chaque
journée
, comm[e] la vie elle-même nous
prenait presque invariablement par surprise,
s[ur]prise joyeuse alors, et
elle nous
é
tait ravissement
[illis.]
ininterrompu.
Au bout de deux semaines, Ruby avait
pourtant parlé
lé
de partir, arg
g
uant qu'il
lui faudrait bientôt se résigner à
reprendre la «vraie vie» et autant
maintenant qu'un peu plus tard alors
qu[e] ce serait encore plus difficile.
J'étais parvenue à l'en di
i
ssuader.
.
— Une semaine encore,
!
l'avais-je
suppliée
.
,
Puis après :
:
Encore un[e], Ruby !
Je l'avais avec plus de peine, toutefois,
amenée à quitter le nid do
o
uillet et la
bonne table d[e] madame Viscardi pour,
,
d[e] g
î
te en gîte précaire,
,
à
finir par en
trouver
un presque aussi accueillant, à l'autre
bout du pays, en Languedoc, dans le
peti
i
t village d[e]
e
Castries chez une
dame Paul
l
e
e
t-Cassan
for
r
mant
à
[M]aisonnée
avec sa soeur,
Thérèse
, une vieille fille
timide qu'elle ne nommait jamais
autrement que ma-de-moi-selle Thérèse.
Un gendarme complaisant à qui nous
avions demandé où trouver pas cher et
bon nous y avait envoyées tout
d
d
roit : «
C
C
hez madame Paulet-Cas
s
san,
voyons !
ça
fait
pas d[e]
e
doute.
!
..
.
Mais n[e] d
î
tes pas
qu[e] c'est moi qui... Car, vous
comprenez,
,
à l'h
ô
tel,
,
il [m]
po
urrait me
faire des histoires... »
Dans la grande maison de
crépi rose aux volets bruns, tout au
bout du village, nous eûmes chacune
une chambre
pas
non
chauffée mais
vaste,
aux
avec de
[illis.]
gra
ndes fenêtres
s'ouvrant
s[u]r
sur un panorama de plai
i
nes,
de
collines
jardins
et d[e] vignes
en
[illis.] [de]
p[illis.]
montant
[cult][illis.] en t[illis.] [cas].
à
flanc de collines. C'est là,
par
un matin
frisquet
, les pieds sur l[e] carrelage
glacé, qu'en ouvrant les volets
je reçus droit dans les yeux
le spectacle
d'un[e]
de mon premier
amandier fleuri. Je verrai toute
ma vie se profiler contre
le
ciel
profond
clair
bleu du ciel
du Midi ardent
ce frêle
[illis.]
ce jeune
arbre
dont les
aux fleurs
fleurs venaient tout juste de s'ouvrir
[illis.]
d'un rose
tendre toutes frémissantes encore de leur naissance
avec le
le
jour
au premier rayon du jour
.
Pour le coucher dans de
grands lits en cuivre, sous l'edredon
d[e] duvet et l
e
café du matin —
si
odorant!
— il nous en co
û
tait à
chacune environ vingt-cinq cents par
jour de notre monnaie. A loger
chez les gens notre argent s'é
é
tirait
et
d'ailleurs
au reste
bien
plus
plaisamment,
qu
' qu'ailleurs
puisque chez eux
nous apprenions leurs manières et à
vivre comme eux.
.
Madam[e] Paulet-Cassan poss
é
dait
à un kilomètre du village un[e] petite
vigne qu'elle allait presque tous les
jours soigner,
,
pour l[e] plaisir. Un bon
matin, nous sommes parti
e
s tôt,
le
petit
anon
âne
agitant
sa cloche
e
tt[e]
ses sonnailles
,
nous
deux,
,
madame Paulet-Cassan portant la
serpe
e
, sa soeur, dans un panier, enveloppé
de serviettes,
,
d[e]s
s
bouteilles d[e] vin,
le
petit
chien Fidèle
trottant en arrière, et
t
,
,
passé l
l
es merveilleuses arches d[e] l'aqu
e
duc
romain,
avons gagné,
,
embaumées
entre
des garrigues embaumées, l[e] champ de
ceps que nous avons aidé à nettoyer
et dé
é
gager. Au crépuscule des plu[s] doux
en cette région,
,
l'ânon
l'âne
chargé des fagots
d[e] sarments, nous somme[s] r[e]
e
passés sous
les arches
s
dé
é
licates, hélées par quelques
vieilles qui prenaient
leu[r]
l'
eau
dans
de
s
cruches à la prise
communautaire
communale
: «
Hé ben! Hé là ! Vous voilà maintenant,
madame Paulet avec des pensionnaires
payantes !... »
Sur les sarments qu[e] nous avions
raportés, madam[e] Paulet-Cassan,
,
accroupie
e
devant l'âtre,
,
s'appliqua
à faire r
ô
tir
s
d
es « bouchées »,
petits
morceaux d'agneau,
e
t
d[e] lard
,
entremêlés
de cèpes,
e
t
[illis.]
s
aupoudrés de thym,
tous
le
tout
enfil[é]
s
sur une
aiguill[e]
long
fine
broche
qu'ell[e]
faisait
tournait
tournait
lentement tourne
su
su
r l[e] feu doux
lentement au-dessus du feu doux.
. L'eau
nous en venait à la bouch[e].
— Madam[e] Paulet-Cassan, l'ai-j[e]
supplié. Gardez-nous à dîner. C'est
[t]ellement meilleur ici qu'à l'hôtel.
— Ça se comprend
entremêlés d[e] cèpes,
e
t
saupoudr[é]s d
e
thym
, le
tout enfilé sur une fine
broche
qu'ell[e]
tournait
à la main
lentement,
presque en retenant
avec une patience infinie,
son souffle au-dessus du
sur [un]
feu doux
.
L'eau
nous en venait à la bouche
Il se répondait une odeur à nous mettre l'eau à la
bouche jusqu'à la fin d[e] la vie.
.
.
— Madame Paulet-Cass
ss
an,
,
l'ai-je
suppliée.
suppliai-je
. Gardez
gardez
-nous à dîner,
,
l'ai-je
priée.
C'est tellement meilleur chez vous
qu'à l'hôtel.
—
Ça se
Je le
comprend
s
.
Ils n'ont pas
lu
s
le temps
, eux de
ni le tour
,
à l'hôtel
,
d[e] cuisiner au feu de sarment.
Ell[e] nous proposa :
— Vous irez chez la boulang
g
è
è
re, chez l'épicier
,
vous achetez
r
d[e]
e
petit[es] choses, un
bout d[e] fromage,
,
une galette. Vous
direz bien
fort
haut
partout que je vous
permets de faire votre cuisine sur
mon feu.
Ils ne peuvent r[ie]
ie
n
avoir
à
[r]
r
edire à ç
ç
a,
,
^
les
jaloux
,
comme ils sont
tous
, et prêts[flèche]
comme ils sont tous
à
vous
m'
envoye
e
r l[e]
e
g[e]
e
ndarm
e
sous prétexte qu
vous
je
n'avez
n'ai
pas le permis[.]
.
Le permis !
Le permis !
Quand on l'a, on ne
sait plus cuisiner, et quand on [a]
pa
s encore
pas
désappris
,
à cuisiner
,
on ne l'a pas.
Allez, mes petites !
Faites comm[e] je
vous
dis !
Eh de[s]
s
bouchées, j[e] vous en ferai
de
telles qu[e] vous vous les rappelerez
encor[e]
dans
s
cent ans
quand vous n'aurez
plus d[e] dents.
.
Au bout de peu d[e] temps, ell[e] trouva
trop é
é
levé
é
le prix d[e] la pension qu'elle
avait fixé à l[a] journée
,
.
p
P
ui
i
sque
nous passions la semaine
,
et
elle
l'abaissa considérablement. Plus
nous allions et moins il nous en
coû
û
tait pour manger d'ailleurs de
mieux en mieux chez madame
Paulet-Cassan car, bientôt, en
plus des bouchées, ell[e] nous r
é
galait
de crèpes fines qu'ell[e] faisait sauter
d'un tour d[e] main sur l[e] poêlon
réchaffé dans l'âtre.
— A ce train, madame Paule
e
t
t
[-]Cass
ass
an,
si nous restons tout un mois, qu'est-ce
qu'il pourra
a
bien nous en coûter pour
ê
tre
si bien chez vous.
?
— - Mais rien du tout
,
voyons! Puisque vous
serez d[e] la famille. Et d'ailleurs déjà
vous en êtes. Vous a
a
idez aux champs.
Mon aide ? Il fallait être bien
indulgent pour m'en attribuer. A peine
avions-nous gagné la vigne que
je m'éloignais dans la garrique proche.
Elle était chaude, adorante, bruissante
du premier
c
hant
pa[s] encor[e]
trop
très
stridulent
des cigale
s
. Je m'allongeais
sur
la pi
i
erraill[e] chauffée par l[e] soleil.
Je suivais
des yeux
d[e] l'oeil
le passage
des nuages légers. Je rêvais sans
but, sans désir, sans objet,
sans
regre
e
t, peut-être
sans souvenir
.
même
.
J'étais la douce proie innocente de
l'heure qui
passait
passe
[.]
[.]
Ce pauvre champ
de pierres
pierreux,
m'a
m'
'
a é
é
té,
,
de
même qu[e] l[e] labour à la sortie
d'Upshire,
,
l'un des endroits du monde
les plus chers et d[e] ceux qui se
présentent encor[e] le plus souvent à mon
esprit quand je l[e] laisse vagabonder
pour
et
essayer de m[e] répresenter
le meilleur
en cette vie[.] Pourtant, je ne peux
m'y rattacher par aucun autre
souvenir qu[e] celui d'un bien-être
apparemment sans cause,
,
en soi
indé
é
finissable, aussi vaste et calm[e] qu[e]
l[a] plaine
ou la mer.
Pourtant mon bonheur rayonnant
comm[e] je l'appelle, de l[a] Provence,
doucement
commencait à
s'achever.
s'épuiser.
D
é
jà il se teintait à certains
moments d[e] mélancolie. J'aurais encore
bien des heures heureuses dans m[a]
vie — plus qu[e] j'en ai peut-être mérité,
mais jamais comme
maintenant
alors
. Et
c'est pourquoi sans doute, dans les derniers
jours, je me tins si souvent cachée dans
l[es]
a
garriques comme si ell[e] pouvait
me préserver dans sa paix engourdi
i
ssante[.]
.
Un jour enfin, il n'y eut plus
moyen d[e] retenir Ruby. Elle s'était
attachée à l[a] vie
que nous menions
autant que moi,
peut-être même plus
qu[e] moi, car, à elle qui n'était pas d'une
nature rêveuse, cette vie devait
paraître magique et encore plus
ensorcelée qu'elle ne m'apparaissait à moi
qui ^
en un sens
n'
'
en attendait pas moins.
Mais elle
avait un fort sentiment du devoir et se
représentait qu'ell[e] n'avait pas l[e] droit
d[e] rester plus longtemp[s] éloi
i
gn
é
e
d[e] son poste[.]
.
Nous sommes retournées à Nice
y prendre nos effets. Nous nous
sommes quittées à la gare. A la toute
dernière minute, Ruby, abaissant la
vitre de son compartiment, me cria sur
un ton d[e] lyrisme tout à fait inhabituel
el
chez elle :
— Take car ! Take care ! And, oh, Gabriell[e],
thank you,
,
thank you for the lovely times[.]
.
And mostly for having made me
feel young at least once in my life.
Nous ne devions jamais nous
revoir. Nous nous somme[s]
écrit^
assez
longtemps.
L'un[e] de nos lettres s'égar
r
a-t-elle ?
Ruby changea-t-elle d'adresse sans
m'en avertir. Je cessai d[e] recevoir de
ses nouvelles et moi de lui en
donner des miennes. Des années passèrent.
Quand Rue Deschambault parut en
traduction anglaise, l[e] magazine McLean
de Toronto publia un[e] photo de moi en
pag[e] couverture. Ruby la vit et
m'adressa une lettre au soin de ce magazine.
C'était une bien touchante lettre. Ruby
me disait avoir gardé un souvenir
attendri d[e] mon j[eun]e visage rayonnant
du temps d[e] l[a] Provence, mais peut-être
encore mieux aimer celui d'aujourd'hui
que ma photo montr
r
ait marqué déjà
par l'usure, une certaine souffrance
ce
de la vie, l'effacement des illusions
,
—
et qui n'avait pa
a
s d'[i]llusions
détruites à l'âge que nous avions
maintenant
t
! Elle s'était mariée,
avait vécu, à ce qu'ell[e] croyai
i
voir enfin, un[e] vie plutôt terne,
sans grandes épreuves, sans grande
joie non plus, « a life of days all
l
ordinary ». N'eût été notre équippée
en Provence, elle pourrait douter avoir
jamais eu d[e] vraie jeunesse de coeur.
Après, tout avait pris la couleur du
banal. Ell[e] me savait donc gré
encor[e] et pour toujours de l'avoir
entra
î
née « on the side roads of
enchantment ». Malheureusement,
quand ell[e] racontait nos folles
expéditions,
,
personne ne
la
croyait
qu'elle avait pu les vivre, elle qui
était sans élan[,]
,
et [de]
e
ncor[e]
moins
avec moi
depuis
devenue depuis
un «auteur célèbre»
. Le plus triste,
c'est qu'ell[e]-même en venait à en
douter. Les aurait-elle seulement rêvé
ces aventures à R[a]matuelle à Castries, à
Nîmes ?
La chère madame Paulet-Cassan
avait
-
elle
vrai
ment
n'aurait-elle pas
vraiment
existé.
?
Ou tout
Tout
cela;
:
le nid sarrasin dans les Maures,
le bon Monsieur Didier, le ciel infini,
ne serait-il né que d'un long desir
frustré ? Est-ce que je ne viendrais
pas un jour en reparler avec elle
pour
qu'ell[e] retrouve
au moins
la certitude
d'avoir été au moins une fois si
heureuse
de [illis.]
de vivre que cela
n'avait plus l'air qu[e] d'un rêve dans sa
tête ? Elle viendrait bien ell[e]-même
à ma rencontre, disait-ell[e], mais sa
santé se dé
é
té
é
orait. Tout juste à la fin,
elle glissait vi
i
te,
,
vite,
comme si
[l'on]
c
'
était
sans
rien
importance
, qu'e
e
lle était atteinte d'un
cancer et ne savait combien de temps
il lui restait à vivre.
Je répondis à l'instant que je viendrais
prochainement. Y ai-je mis un peu trop
de temps ? La maladie de Ruby était-elle
plus avancée
encore
qu'ell[e] ne me l'avait dit?
Elle mourut le jour où
je me disposais à
à
partir
pour
aller
la rassurer sur
le bonheur
qu'elle
avait connu
u
pendant quelques
de
qu'ell[e] avait connu
naguère.
J[e] savais [bien]
pou
rtant bien, depuis la mort d[e]
ma soeur Anna, d[e] Dédette surtout, qu[e] tout
être avant d[e] mourir a te
e
rriblement besoin
de savoir qu'il a été heureux quelquefois,
et comment et où et pourquoi. Il n[e]
lui importe plus tellement d
e
savoir
ce
qu'il a souffert. Ce qui compte alors c'est
d'avoir un moment tenu entre ses mains le
l'amour et de [illis.] tout l[e] [illis.]
bonheur
comme s'
'
il
est détient
est
la clé de
[flèche]
de l'amour et du mystère d[e] notre existence.
tout le mystère
. Et meur
r
ent le
s
plus
seul
s
ceux qui ne
retrouvent
se
rappelent
pas[flèche]
en
eux le souvenir d'un instant au
moins d[e] la félicité terrestr[e]
et
avoir
stet
été
heureux
au moins
un instant sur
la terre.
Souvent, le [s]ouvenir de Ruby
rôde
sur
autour de
moi
comme l'ombre d'un
grand
oiseaux
oiseau
,
aux sombres ailes
dé
é
ployées
,
,
et
qui plane sur une
vallé
é
e aride.
Sach
Sancho parti,
,
Don Quichotte
ne fut plus la moitié aussi entreprenant.
je restai pourtant encore un peu en Provence
à courir à Nîmes, à Montpellier, ailleurs.
Je finis par retourner chez mes vieilles de
Castries. Madame Paulet-Cassan
m'accueillit comme son enfant
retrouvée, et
je l'étais peut-être
,
en
un sens
,
car
devenue
, car sa propre
fille
,
de
vivant à
Marseille
,
ne venait presque
jamais la voir et que pour la gronder
de faire encore la cuisine dans l'âtre
avec une marmite en fer et des poëlons
de l'ancien temps[.] Le visage tout plissé
de
e
joie d[e] mademoisell[e] Thérèse, e
e
n
m'apercevant, m[e] fit peut-être encore
plus grand plaisir que l'empressement de
sa soeur
,
car c'était la première fois
qu[e] je vo[is]
y
ais ce visage ratatiné comme
une pomme reinette se prendre à sourire.
Des années plus tard, quand
le besoin m[e] viendrait de re
e
passer par où
j'avais été heureuse —
la
une
hantise
de
incroyable
en
dans
toute
ma
vie — j'amènerais
présenter
mon mari
pour
le présenter
à mes deux vieilles dames
qui m'ayant tout de suite reconnue, s[e] prirent
à l'examiner, lui, sur toutes ses faces,
le faisant tourner, pleines d[e] curiosité à
son égard : « Hé! h[é| ! on se demandait
souvent, mademoiselle Thérèse et moi,
qui vous prendriez de vos adorat
t
eurs !
Eh
h
bien ! on peut dire qu[e] nous l'avez choisi
grand !
grand[.]
»
Et de s'empresser
ensuite à l[e] bien accueillir
[vient]
d'ouvrir l'armoire
aux liqueurs y
choisir la plus fine, à l'orange, fabriquée
par elles-mêmes et réservée aux
plus douces
es
retrouvailles. Une heur[e] plus
tard,
le nous
elles avaient déjà trouvé
moyen de faire courir à travers le
village «
«
jaloux»
»
l[a] nouvell[e] que
j'étais bel et bien revenue
,
avec mon
mari en plus
,
pour le leur montrer
,
,
et
que
s
i
on
ce
n'était pas
cela
là la preuve
de
e
la fidélité,
l[e]
d'u
n
coeur
bien pla
a
cé,
e
t
de
la fidélité
?
où se trouv
[illis.]
ait-elle donc ! »
Que d'amis inattendus je me suis
faits aux quatre coins du monde pour
avoir cherché
l'affection
dans les
chez les gens
endroits
simples
[illis.]
humbles
et qui jamais,
,
celle-là,
jamais
ne m'a été ôtée.
Le mistral apaisé, je louai une
bicyclette et courus en tous sens, jusqu'à
Beziers, jusqu'à Sè
è
te y contempler le
cimetière marin. De retour d[e] mes trottes,
j'en faisais le récit à mes vieilles
qui s'en dé
é
lectaient, ne connaissant pas leur
propre pays qu
e
'
elles apprenaient un
peu par moi, et ce fut là une des
grandes joies de ma vie
asse[z]
que
d'enseigner
aux autres,
assez souvent,
leur propre
pays
horizon
, leurs
propres bonheurs, leurs rêves parfois.
J'allai
,
tout un jour, sans en
descendre
,
me promener sur les remparts
de Carcassonne. Ruby me manquait
sans bons sens. Pour m[e] consoler,
je lui racontais [e]n esprit mes découvertes
les plus drôles, et me prenait parfois
à rire toute seule, sous le regard
de passants éberlués,
,
ce qui m'arrive
e
d'ailleurs encore aujourd'hui souvent,
,
quand je fais mes courses
dans la
rue Cartier
r
à Québec
,
et qu'au lieu d
e
saluer
de mes connaissances je leur éclate
distraitement de rire au nez,
provocation dont quelques-unes
me tiennent grief. Hélas, comment
leur faire comprendre que ce n'est pas
exprès !
Par car,
,
un jour, je descendis
à Perpignan. C'est là
que devai
i
t
enfin
me rattraper
l[e] sentiment du
malheur des hommes, infiniment
plus lourd et répandu
, je pense bien
[,]
qu[e] leur éphémère bonheur, pourtant
je l'avais
depuis deux mois je l'avais
[a] peine vu,
j'avais
je l'avais
d[u]
sans doute
l'
oubli
é
r
.
J[e] savais, bien sûr, que la guerre
civile ravageait l'Espagne, que les
alliés d'un camp et d[e] l'autre y semaient
le feu et le sang. Ell[e] m'avait paru
irrell
irré[e]lle dans l[a] douceur renouvelée d[e] chaque
jour dans mon tour d[e] Provence. Mais voici que,
éclaté le front catalan, de
e
s flots d[e] réfugiés,
par une passe des Pyrénées, déferlaient à
raison de dix, quinze, vingt milles par jour,
dans
le
petit
village frontalier,
,
non loin,
,
de
Prats-de-Mollo.
J'y courus. Si
je
m'estime
fortunée
d'avoir cotoyé
tant
assez souvent
de
s
gens
dont la
joie de vivre a rejailli sur moi,
il
me
faut
aussi
me
tenir
pour un privilège —
très
grand
haut
et
, très douloureux,
—
d'avoir approch[é]
quelquefois le plus grand malheur du monde.
A peine arrivée à Prats
s
-de-Mo[llo]
llo
, je me
fis
de[s] amis
d'un
e
de
jeune
s
i
i
nstituteur
s
,
d'une
et
jeune institutrice
du village
qui
devenus
offraient
leur
aide bénévole
de
à
la Croix-Rouge
. Gr[â]
â
ce
à une petite insigne qu'ils m[e] p
p
a
a
ssèrent
pour m'identifier comme une assistante
je pus pénétrer partout
à la
e
ur
suite.
Ah Dieu !
!
le spectacle qu[e] j'
'
ais
alors
sous les yeux
,
et qui revient
[flèche]
dont le souvenir
h[illis.]
hante
encore
parfois
hanter
encore
mes nuits
avec la force d'horreur
des fragments de Guernica !
avec
des fragments
d'horreur comme dans Guernica !
A l'école
communaule
communale
transformée
en hôpital,
,
les m[a]
a
l[a]
a
de[s] gi
i
saient par terre
,
enroulées dans leur seul[e] couverture, et
,
des yeux
,
nou[s]
s
suivaient
sans se plaindre
jamais.
dans un
J[e] m[e] rappell[e] une tout[e] petit[e]
fill[e] qui tenait par l[a] main sa mère mourant
e
,
l'appelant à voix basse comme pour n[e] pas
l[e] réveiller malgré tout. Derrière les
barbelés, c'étaient
le[s] hommes,
en[illis.]
des
[illis.]
m
illiers et des milliers,
encore
valides
— enfin pouvant se tenir
debout
debout —
,
émaciés, squelletiques, nou[s] regardant
les regarder dans notre curiosit
it
é
eff[acée]
effrayée
sans
se plaindre
[flèche]
qu'aucune plaint
[illis.]
e ne leur vînt aux lèvres
eux non plus. Ce qui m[e] frappa
l[e] plu[s]
s
et dont je m[e] souviens encore
avec l[e] plus d
e
sai
i
ss
ss
iss
ss
ement,
,
c'est
bien
l'absence de pleurs
justement
l
l
e
silence
qui
régnait
sur cette
sorte d
'assemblée
de damnés d[e] la terre. [U]
S
eule
un[e] vieille
femme
exprimait
lancai
à la
recherche
, d'un camp
à l'autre,
de
son fils
,
ne
dont ell[e] ne[flèche]
sachant s'il était mort
ou
encore vivant parmi ces ma
a
sses
denses d'êtres
savait
même pas
s'il était mort
ou
encore
peut-êt
t
re encore vi
i
vant
,
parmi ces
masses
foules
denses de
e
fac[es]
es
d'hommes
mé
é
connaissable[s],
,
allait[flèche]
enveloppée d[e] son châle noir en
lambeaux d
inlassablement d'un
camp à l'autre
,
foua
foui
i
llant d
d
es
yeux le[s]
s
[foules]
masses
asses
indistinctes
s
et
appelant : « Alphonso es-tu là ?
Vis-tu encore, mon fils Alphonso ?
Quelqu'un a-t-il vu Alphonso
mort ou vivant ? »
Tout une journée, enveloppée
de son vieux chale noir en lambeaux
nous l'avons
[illis.] et lancer,
passer et repasser
sondant
qu[i]
sondait le silence farouche
Toute un[e] journ
é
e nous
l'
avons
entendu jeter dans
s
l[e] silen[ce] farouche
comm[e] un[e]
pierre
au fond d'une
dans un
puits
[sans fond]
sans fond
terrible profondeur
r
son «Alphonso !
son appel : si monotone à la fin :
Quelqu
' Alphonso ?
!
[illis.]
[flèche]
Le gouvernement franç
ç
ais distribuait
un pain par jour par personne
à ces
aux
hommes
s
d[e] camp
enfermé
derriere les
barbelés. Des gens du village ajoutaient en vivres
à partager avec les malheureux presqu[e] tout ce
qu'ils avaient.
Et fin
[illis.] [c'était]
c
C
'était
un[e] goutte
dans la mer.
A l[a] nuit,
,
froid[es]
es
encore a
a
u[x] pieds des
mont[s]
s
enneigés, les refugiés derrière
e
les barbelés se faisaient d[e] pet
t
i
i
t
t
[s]
s
feux autour
de
e
squels on les voyait essayer d[e] se
ré
é
chauffer, leur couverture sur l[e] do[s]
s
immobiles,
,
en rond,
,
comm[e] de[s] être[s] figés
x
X
[x]
q[illis.]
X qui eussent cherché dans le spectacle d[e] la flamme les inraisembable[s] fils du destin.
qui
par
l[e] spectacle
des
de la
flammes et
qui y
en laquelle
cherchent
ils eussent cherché à lire
[des]
signe
d'un
du
implacable
destin
.
Et, chaqu[e] jour, continuait a
descendr[e] par le défilé de montagne le
flot gross
oss
iss
ss
ant de
s
misérables : l[es]
es
grands
blessés portés
sur des c[i]vière
s
[flèche]
de branches réunies
,
d'autres
quelques-uns
jetés
en travers
d'une
du dos d'une
mule
e
, d'autres^
clopinant,
, la tê
ê
te
ou le moignon d'un
e
jambe ceints d'un
pansement sanglant, des
s
f[em]me[s] qui avaient
accouché
la-haut, la nuit précédente,
[da]
sur
la neige,
que d'an
portant leur enfant
encore
quelquefois
vi
i
vant
, souvent,
dans les plis d[e]
e
leur jupe.
Ils
Tous
ava
a
ient
tous
ce regard
d[e]
e
qui
i
a vu l[a] mort d[e] près et la
a
trouvée
moins
intolérable que la
vie. Mes jeunes amis d[e] la Croix-Rouge
m'affirmaient que ce troupeau humain
jusqu'à la frontière
avait
é
t
é
poursuivi
,
et
bombardé
par le[s]
s
avions d Franco,
,
peut-être d[e] Hitler.
En dernier lieu venait leur
misérabl[e] che
e
ptel, des
es
vaches aux os
saillants, des brebis é
é
puisé
é
es, de
e
s
agneaux
agnelets
peut-être tout juste
aussi d[e] l[a] nuit précédent, des chevaux
aux yeux remplis d'épouvante. J'en
vis un, tout blanc, aveugle, les
yeux rong[é]s de plaies, qui se tenait
bien au milieu du troupeau comme
pour être sûr d[e] ne pas être abandonné.
Elles seules, les bêtes gemissaient, que
e
l'on avait ra
a
s
s
semblées en tout[e] hâte,
emmenées
pour
r
pour être
,
,
à tour de rô
ô
le
le
, en cours
de route,
être
égorgés, cuits à petit feu,
servir
à nourrir encore un peu de
temps la douleur
,
et qui
en avait
en r[e]
e
ssentait
s
l
e
pressentiment
dans leur obscure
conscience.
A Prats
s
-d[e]
e
-Mollo étaient parqués
Prats-de-Mollo
en deux camps distincts le
s
homme
s
à peu près indemnes : ceux qui
demandaient,
par
avec
l[e] secours
d la
a
France,
d'être embarqués et déposés s[u]r
la côte d'Espagne, aux environs de
Barcelon[e],
y
rejoindre les
s
f[or]
or
ces
s
de N
N
é
é
grin
qui tenait encore ;
;
d'autres, ajoutant
foi aux prommeses
ceux qui
ajout
è
rent foi
à l'amnistie promise
et choisissaient d[e] rentrer
rer
immédiate-
ment au pays. Ceux-là,
on les voyait
remonter par [où]
par petits groupes
, remonter
par où ils étaient [illis.]
d
escendus, désarmés,
avec rien d'autre pour tout bien que
leur couverture sur l[e] dos. Mes amis
d[e] l[a] Croix-Rouge affirmèrent t
t
enir
d[e] bonne source
qu'aussitôt^
arrivés
à la frontière
ils étaient abattu[s]
s
. Ce qui est sûr
c'est que d[e] toute la nuit on ne
cessait d'entendre venant d[e] là-haut
le tir des mitraillettes.
J'allais, moi, une étrangère, en toute liberté
au milieu d[e] cet inimaginabl[e] bouleverse-
ment
,
et je me demand[e] encore comment
cela a été possible. Je crois m[e] rappeler
qu'il y eut jusqu'à cent mill[e]
refugiés d'entassés[,]
,
certains jours,
,
dans ce village de Prats
s
-d[e]-Mollo qui
n[e] devait pas compter plus de deux mille
résidents
habitant
à demeure. On
f
f
ai
i
sai
i
t de
e
s prodige
.
l
L
e[s]
s
villageois
avaient
h
é
bergeaient
presqu[e] tous
dans leur maison
des
enfants
orphelins,
des mères avec leurs
petits. D[e] pleins convois d[e] grands
bles
s
sés partaient sans arrêt.
.
J'apport
t
ais
ma petite aide
,
. L[e]
e
malheur était
trop vaste pour qu[e] la meilleure
volonté du monde y pû
û
t grand-chose.
J'errais à travers ces err
rr
ants un
?
peu comme
l[e]
Pier
r
re
Bouzoukov
d[e] Guerre et Paix
sur le champs d[e] bataill[e], incrédule,
confondu
e
,
,
me croy
ne croyant pas
au fond de mon âme ce qu[e] je voyais.
J'ai mis beaucoup d[e] temps [a]
croi
i
re
croire
l'avoir vu. Je prenais pourtant des
photos avec mon petit appareil brownie
e
.
.
Mes amis, les instituteurs et inst
t
itutri
i
ce[s],
m'en passèrent de[s] leurs. J'en ai encore
quelques-unes.
Ils
Elles
me surprennent
toujours [si]
q
uand je le[s]
s
revois. J'imagine
avec peine avoir été un temoin —
pri
i
vé
é
légié [?]— d
e
ces terribles heures
de l'histoire.
Enfin arriva la garde mobile
faisant r[e]
e
fluer au loi[n]
n
tout
e
personne
comme moi n'ayant rien à faire ici. Je
regagnai Perpignan.
Dans ma chambre glaciale,
car le vent,
,
comm[e] la mis
è
re
e
profonde
,
venait
venant
d
d
es Pyrenées,
,
aigre
avait
tourné à l'aigre
, je me lançai à
écrire mes premières pages dictées
par l'indignation, la pi
i
tié, la grande
souffrance d'appartenir à l'espèce
humaine.
.
Je pens[e]
e
y avoir mis
tout mon coeur mais cela tout seul
n'a jamais donné un écrit d[e]
valeur
marqu[e].
.
Ne sachant qu[e] faire du mien, je
finis — ô curieuse déci
i
sion! — par
l'envoyer avec quelque[s] photos
au
à la Presse de Montréal.
.
Ces quelques
pages, sous une signature inconnue,
sympathiques
s
à l'Espagne rouge
à l'heure où à Montréal
[flèche]
même Malraux
[illis.]
n'avait
abtenu
u
l'autorisation de se porter
on ne
même
laissait mêm[e] pas Malrau
x[flèche]
parler
en
^
en
public
à
en
la
sa
dé
é
fense
,
des Cata
a
la
a
ns,
Catalans
j'imagine avec quell[e] a
a
lacrité celui
qui les lues
[d][illis.]t
a dû
les [e]
e
nvoyer roule[r]
dans l[e] panier.
J[e] n'avais plus rien à faire en
Provenc[e]
e
. C'est peu d[e] dire qu[e] je ne
reconnaissais plus et n[e] reconnaît
t
rais
plus d[e] longtemps l[e] bonheur.
Regardant
à quelques
en arrière
jours
à peine en arrière de
moi, il me paraissait encroyabl[e]
d'avoir pu être émue à l[a] vue
d'un amandier en fleur. Que
venait faire l'arbre aux tendres fleurs
roses dans me
e
s souvenirs ?
J'étais
ici
encore
plus profondément
a
t
teinte
ici
.
par le souffl[e] d[e] la guerre que je ne l'avais
été à Londres
au
temps de
Munich
. Désormais l'o
o
n
ne pouvait plus s'empê
ê
cher de
la sentir s'approcher
venir
inexorablement
. D'ailleurs, euss
é
-je
eu le coeur d[e] m'attarder encore un
peu que je me l'aurai pu. J[e] n'avais
presque plus l[e] s
s
ou. Sans les quelques
dollars qu[e] Ruby avait glissé en
ca
a
c
c
het
et
te dans mon sac et que j'avais
trouvés, ell[e] partie, je n'aurai même
pas pu tenir jusqu[e]-là.
Je pris le train pour Paris, revoyant
tout au long du trajet tant de moments
qui avaient été gais et ne m'étaient
plus déjà que des souvenirs
tristes
incongrus
.Il m'a
fallu des années, presque toute une vie
pour retrouver dans leur beauté mes joies
de la Provence. On met du temps à se
pardonner
d'avoir j
en ce
ce
monde
d'avoir
pu être heureux.
Je logeai quelques jours, en passant,
chez madame Jouve, partageant la
chambre de Charlotte qui pi
i
ochai
i
t
toujours
son
piano
à partir
d
e
dès
hui
i
t
heures
l
d
e
e
matin. Ell[e],
,
je crois bien
,
que c'est tout juste si ell[e] avait entendu
parler d[e]
la guerre d'Espagne
des
s
malheurs
de l'Espagne. Rien ne semblait avoir
beaucoup changé à l[a] pension,
,
et j'en
marquai comme d[e] l'égarement. Madame
Jouve m'observait avec bienveillance,
avec perspicacité aussi.
.
— Mon petit, vous allez, vous venez,
vous apparai
i
ssez, sous di
i
sparaissez,
,
comme incapable d[e] vous fixer. Sans
doute vous écoutez, regarded, apprenez,
assimilez,
,
mais dans quel but ?
Vers
quoi
donc
tendez-vous
?
Est-ce que je le savais — du
moins avec certitude et pour toujours ?
L'ai-je jamais si, au reste ? En
dehors des mois, des années au cours
desquels j'ai été attelée à u[n]
la
tâche
d'écrire un livre, est-ce que je me
sentais encore un écrivain ? Je ne
pense pas. Je n'étais alors, me
semble-t-il, personne de distinct,
une sourd
e
attente, une disponibilité
inconsciente, quelqu'un qui attend le
train. Quelquefois, dans l'attente,
l[a] liberté m'était un moment rendue,
j'étais presqu[e] heureuse.
,
,
puis l'e
e
nnui
de n[e] rien faire me reprenait.
Je m'ennuyais d[e] ne pas écrire
ou
bien
j'étais
souvent
dans l'angoisse,
souvent,
d'avoir à recommencer sans assurance
de faire mieux cette fois qu'avant
.
Pourtant madame Jouve devait
tenir elle-même, un jour, une sorte
de réponse à sa question à mon sujet,
lorsque, après mon Femina,
,
au bout
de longues recherches
j
'avais fini
[je]
je finirais
par la
red
é
couvrir
dans une miserable petite
chambre, devenue à son tour hôte
d'une
d'un f
F
oyer pour êtres seuls ou âgés.
Elle,
si
tellement réservée
, me prit aux
épaules, m'embrassa avec tendresse.
— Mon petit,
,
vous êtes la seule
de mes charmantes jeunes filles
d'alors
d'autrefois
à m'avoir recherchée
au bout de ma vie et, ce qui est plus,
à l'heure
où
vous triomphez. Au fond, je
n'en suis pas surprise[.] J'ai toujours su
qu[e] vous
arriveriez
,^
quelque part
iriez loin,
car vous ne
saviez pas où vous alliez. J'avais
peur toutefois que vous perdiez
courage [de]
su
r
une route si mal
indiquée.
Au printemps de 1939, c'est
bien perplexe justement que je
repartais
repartais
.
J'atterris à Londres sous le même
ciel bas, chargé de brouillard et de
suie que j'avais quité
depuis
pas tout
près
à fait
de
trois mois.
J'aurais aussi bien
pu
Ici
non plus
rien n'avait
guère changé. Après la fiè
è
vre de Munich,
c'était comme si l[a] vieill[e] Angleterre
s'était de nouveau
assoupie
à côté du
auprès de son
fe
e
u[flèche]
de
e
coke
sa
cup of tea à la main.
J'avais longtemps dé
é
battu d'écrire
e
ou non à Stephen auquel je [p]
m
'étais
reprise
e
à penser de plus en plus au fur et
à mesure que je m[e] rapprochais des lieux
où
nous étions
tellement
si follement
aimés[.]
J'avais
fini par lui écrire un mot bref
,
lui
disant que j'allais bientôt
rentrer
pour
de bon
au Canada
. Eut-il ma lettre ?
Ar
Parvint-elle à son adresse alors qu'il
était parti pour une de ses folles
incursions en territoire sans contrôle
soviétique ? Ou bien craignit-il autant
que je l'avais craint de rouvrir la
blessure à peine fermée ?
J[e] m[e] réfugia pour quelques jours
à Centruy Cottage. Oh, le spectacle affligeant!
Le petit jardin que j'avais connu débordant
d'odeurs et de couleurs,
tout
à présent
dégoulinant
d'eau froide, gi
i
sait à moitié couché,
,
tiges broyées et fleurs mortes dans
la boue. Il s'en exhalait une senteur
de marais.
A
L
e
l
C
ottage
lui
aussi sentait le marais
le renfermé
aussi
sentait
suintait
l'humide
e
.
Esther ne parvenan
i
t plus avec ses
petits feux par-ci par-là à en assécher
l'atmosphère. Nous nous tenions,
toutes portes closes, pour ne pas lai
i
sser
é
é
c
c
ha
a
pper la moindre chaleur,
enfermés,
dans la
[flèche]
près du poële,
autour de la table
, dans la
salle qui m[e]
e
ma
pa
rut maintenant
étroite et sombre. Father Perfect toussait.
La soeur était morte. Après la
lecture
d
e
l
a
Bible,
,
chaque soir sa prière était
pour moi encore,
,
ses larmes pour
sa chère défunte
soeur
Norah
. Il se
fé
é
licitait d'être du moins aller
l'accompagner aussi loin qu[e] l'on
peut en ce monde
,
j
j
usqu'au seuil
inconnu
,
et de lui avoir dit adieu
sur cette terre
,
de souffrance,
sans
quoi l'âme d[e] sa soeur ne serai
i
t
pas partie avec la même confiance
vers
l'Eternel
la Père
. Il m[e] disait, ces
jours-là, des paroles d[e] grande
sagess[e], sous leur apparente simplicité,
,
que je voudrais bien me rappeler
to
o
utes aujourd'hui. Par exemple,
qu'il fallait se sentir aimé des
hommes pour se sentir aimé de
Dieu et ne plus craindre la mort.
Parfois, rarement, je réussis encore à le
faire rire et même
à
faire
amener un
sourire
avec
mes histoires de Provence
sur les l
è
vres
d'Esther avec mes histoire de Provence
que je faisais aussi drôles qu[e] possible
pour les distraire.
Tous deux, Father
Perfect savait maintenant la guerre
proche, imminente et en plus de
ses chagrins personnels sentait sur
ses épaules
lui le poids qui était trop vieux
pour
Le matin où je pris place avec ma
malle et mes valises donc le taxi qui
? allait me conduire à la gare Victoria,
en tournant la tê
ê
te une dernière
fois vers eux, je vis au-delà du
jardin ruisselant, leurs visages
crispés qui essayaient de sourire et
de m'encourager. Sous la pluie
abondante
,
ils agitaient la main vers moi
comme d'un monde dé
é
luvien et
déjà
peut-être
à moitié
englouti
. Nous ne pensions
pas nous revoir jamais ni les uns
ni les autres...
Et pourtant!... pourtant!... Que la
vie qui nous malmène
tant a
donc
parfois
parfois
de tours dans son sac et sait nous
pour nous de douceurs,
,
nous ramenant par
ménager
parfois
de merveilleux retour
r
s
les plus
ramener par d'impévisibles
aux
imprévisibles [!]
[illis.],
d'imprévisibles chemins vers ce que nous croyions perdus.
Neuf ans plus tard, après Bonheur
d'Occasion
,
et l[e]
lasse du
trop grand bruit qu'il fit autour
de moi
,
c
'est ici que,
d[e]
de
Paris
,
je reviendrais->
rechercher la paix, la tranquilité et la profonde
sécurité que j'y avais par miracle,
[flèche]
ici, de Paris
re
chercher
si la paix, la tranquilité, la profonde
chercher
si la paix, la
[illis.]
sécurité
, l'affection que
e
[illis.]
j'
'
avais ici
connues
s
y étaient toujours.
sécurité qui
m'y
m'avaient une fois
guérie,
[y]
y étaient encore
.
Et ce serait encore une fois
l'été ! Les dauphinelles bleu ciel et
celles du bleu plus accentué d[e]
l'horizon lointain auraient repris
possession du jardin d'en avant.
Nous prendrions le thé dans celui d'en
arrière à côté du vieux prunier,
encore
pour cett[e] fois
encore
épargné,
et verrions
,
au loin,
au-delà des paturages,
s'allumer les lumières de Londres.
J[e] retrouverai
Father Perfect
ne serait
pas
trop
trop
tellement
trop
vieilli
malgré tout, encore capable
d'aller
d[e]
[de]
de
tendre ses collet[s]
et
de
ramener de
la forêts des bolets ou des fleur[s] ;
Esther,
à peine changée d[e] visage
e
e
ntre
le visage à peine changé
ent
t
re
ses bandeaux lisses; et Guinevère,
était-ce donc possible,
!
encore de
ce
son
monde
, se frottant à ma
jambe sous
s
la table à thé.
Je r[é]intégrerais ma spaci
i
euse
chambre aé
é
rée
aux fenê
ê
tres
grandes
ouvertes
sur
les downs
qui me paraîtraient
aussi
encore plus
prenante[s] et
exaltantes qu[e] dans
tous
les
rêves
images
que j'en
ai
avais
fait
s
,
gardées.
Je les reverrais
rouler
Passé
la st
t
èl[e] à
d
e
la memoire
Par delà la
[flèche]
stèle élevée à la mémoire
de
e
Brodi
i
c
c
e
e
a,
je
e
les reverrais rouler
comme jadis sous les grands nuages
accourant vers la Manche ou en
revenant.
Et en moi[flèche]
-même
, un matin, en
m'éveillant toute apaisée dans le
grand lit en cuivre, je trouverais,
tout
Chapitre 20
prêts pour en faire un livre, fi
i
ltrés et
transfigurés par le temps, mes souvenirs
d[e] la Petite-Poule-
-
d'eau, devenus
,
par l[a] [g]râce des profondeurs dormantes
,
et
sans que j'en eusse eu connaissance,
des
éléments d
e
fiction
,
.
c
'est-à-dire, sans
s
doute, de vivante
vérité.
Esther ent
t
rerait avec l[e] grand plateau
du breakfast qu'ell[e] poserait sur mes
genoux en écartant un peu les
feuillets é
é
pars. Elle me demanderait :
— Etes-vous contente de votre travail
ce matin, ma très chère ?
Je dirais, mi-s
s
ouvante,
,
mi-di
i
straite :
— Je ne le
e
sais pas
s
,
,
Esther.
Et c'est vrai
Je n'ai jamais su, je ne
saurai jamais si j'en suis contente.
Tout ce que je saurai c'est que cette
fois il me semblerait entreprendre une
tâche
Et
C
c
'e
e
st
une
[flèche]
bien là la seule
chose que
e
je
[n]
j
'
'
ai jamais su,
p
our
certaine,
[flèche]
à savoir
que je ne
e
saurai
savais pas et ne saurais vraiment que penser
sans doute jamais[.]
de ce qui venait de moi.
Tout ce qu[e] je croirais comprendre
,
c'est que cette tâche qu[e] j'entreprenais
m[e] [ser]ait
[pas]
[plus] légère que cell[e] d[e] Bonheur
d'Occasion
et que même
l'avait
été
Je m'embarquai à Liverpool. Au
dernier instant, un garçon de cabine frappa
à ma porte. Il m'apportait un long
carton de fleurs. Je dénouai en
tremblant la ficelle. Mon pauvre coeur
que j'avais cru
si
bien gué
é
ri de
e
Stephen
bondissait
p[a]
vers lui
parc[e] qu'il
n'
avait
n'avait
eu la pensée de
pu m[e] laisser partir
sans
un signe
de sa part
en fin de compte
, sous
sans
un signe
d'une
témoignant
affection qui vivait toujours quelque peu.
des sentiments qui nous avaient liés.
Je saisis la carte. Elle était de David
à qui j'avais té
é
lé
é
phoné pour un
simpl[e] adieu en
en
passant par
ar
Londres.
.
Il me souhai
i
tai
i
t une bonne traversée
de l'Océ
é
an et d[e] la vie, mill[e] choses tendres
et me disait son es
s
poir
de venir un
jour[flèche]
me retrouver
au Canada
.
m'y retrouver.
Je déchirai
l[a] carte en menu[s]
s
morceaux. J'en
voulais au pauvre David d'avoir fait
ce qu[e] j'aurai[s] voulu voir fait par St[é]phen.
Dé
é
jà les
s
eaux d
e
la Me
e
rs
ra
ey nous
[a]gitèrent
[double flèche]
ballottaient abomina-blement
bien
avant
t
qu[e]
e
nous ayons
même gagné
é
son estuaire.
Il fai
i
sait un
temps
s
horrible ; pluie, brouillard, vent
hurleur. A traver
r
s ses
s
cl
cl
ame
e
urs,
on
entendait à chaque mi
i
nute peut-ê
ê
tre
sonner
à son
la cloch[e] sur bouée,
,
au
son effroyablement lugubre,
,
qui marque
la pass
ss
e sans doute, [illis.]
e
ntre des écueils.
.
C'est
à cette no
o
te de fin du monde que j'ai qui
i
tté
la cô
ô
te anglaise,
.
à
j'
je
J'
entends encore
parfois,
r
r
ésonn[er]
dans cette arriè
è
re
mémoire étrange qu[e] nous avons
derrière
au fond
de
nos souvenirs conscients,
les grands
coups du battant de fer
résonner
ces grands coups
de battants
s
de fer
que j'asso[c]
c
ie,
,
je n[e] sais pourquoi, aux
éclats et aux men[aces]
aces
du Chant du Destin.
En haute mer, nous fûmes
livrés à l'assaut d[e]
e
vague[s] si furieuses
immédiatement
que les garçons d[e] cabine
s'activèrent
furent
envoyés
aussitôt à
fermer
bien
solidement tous les
hublots, cependant que tout autour du
pont on ajustait les immenses panneaux
qui les fermaient complètement contre
l'extérieur. C'est ainsi que j'ai voyagé
presque deux jours dans un bateau pour
ainsi dire aveuglé[, et] rien n'aurait
sans doute pu me paraître plus triste
si je n'avais déjà eu l[e] coeur trop triste
-> En haute mer,
de si furieuse[s] vagues
se jeterent à l'assaut du
assaillirent le
navire que
des
les
garçons
s
d[e] cabine vinrent immédiatement
en
fermer
les hublots, cependant que
e
l'on
s'affai
i
rai
i
t sur l[e] pont à aj
i
uster les
lourds panneaux qui
le ferment
l'isolent
complètement contre l'extérieur. J'ai
voyagé presque deux jours sur un
navire pour ainsi aveuglé. Rien
n'aurait sans doute pu me paraître
plus sinistre
mais j'avais déjà le coeur
trop en peine pour y trouver
[,] si je n'avais
déjà eu le coeur
trop plein de sa propre
peine pour
en
percevoir
recevoir
d[e] l'extérieur.
Etrangement, je fus moins
malade
du
mal de mer
de naus[ées]
ées
que je n[e] l'avais
été au passage de la Manche avec Ruby.
C'était à l'âme surtout que j'avais
Mais à l'âme j'avais encore plus
mal.
Quand o
o
n nous permit enfin,
,
les panneaux enlevé
é
s,
,
d'all
ll
er res
es
pirer
sur le pont, je m'y trouvai presque seul[e]
longtemps, à contempler dans un[e] sorte
d'
é
garement cette étendue d[é]concertante
d'eau clapoteuse et
sans fin
.
sous
mes yeux.
J[e] ne pense pas avoir jamais
aimé l'Océan lorsqu[e]
je suis en son milieu
terrible
qui exclut
toute[s] choses
qu'elle [n]
que sa terrible grandeur
. Ce que j'aime ce
sont les rivages, doux ou rocheux,
,
la marée, les oiseaux de mer, l
l
es
îles au loin,
les battures,
l[e] pro
tout ce qui exprime
l[illis.]
le
profond attrait
du départ à ceu
l
ui
qui
d[e] l'eau à celui
qui la
des étendues marins
à celui qui
le contemple de la terre, mais sur
l'Océan lui-même, cett[e] trop vaste
et
toujours
mouvante surface, je me
sens perdue. J'y éprouve peut-être un
peu de l'angoisse que ses «
«
incommensura-
bles espaces » inspirait
e
nt
à Pascal.
Sans doute
déjà
avant
j'avais
dû
û
souhaiter mourir — et qui,
même au cours d'une vie heureuse,
ne l'a pas
parfois souhaité
souhaité au moins un fois
,
.
e
E
t encore plus
celui qui
est
vit
aux prises
avec l'adversité
ou sur qui règne
l'ennui sans fin
.
et
sans éclaircie
. Mais cett[e] fois
sûrement je l'ai souhaité.
Je regardais
s'entrechoquer
les vagues courtes
s'entrechoquer
, les nuages livides
s'amonceler sur l[e] pâle horizon et
j'avais l
e
nvie de m'en aller de cette vie
à en avoir les yeux brouillés. Car où
me menait-elle ? Nulle part,
,
j'en étais
sûre maintenant. J'avais quitté mon
poste, affligé le coeur de ma mère , au-dela
de ce qui est soutenable, j
j
'
'
avais tout
abandonné,
traversé
passé
les mers
,
dépensé
tout
mon argent
si péniblement économisé,
tout essayé, et en quoi aujourd'hui
é
tais-je plus avancée ? Sur tous les
plans
d'ailleurs
j'avais
je me sentais avoir
échoué
: en amour,
dans l'é
é
cri
i
ture,
en
art dramatique, en
toute[s]
s
choses
.
vraiment !
vraiment
.
Qu'avais-je
encore
à lutter
et pourquoi ? Il ne me
restai
i
t qu'à retourner m'enfouir d'où
j'étais partie
e
et
y demeurer
m'y tenir
tranquille
en m'estimant heureuse d[e]
mon sort
comme doit en venir à
y consentir
l'être
la plupart de
e
s mortels.
.
A
O
u
Ou
bien me
laisser couler dan[s]
s
les vagues et
par elles emporter, chagrin, remords,
regret — mais qui sait ! —
aussi
peut-être
bonheurs
s
de l'avenir[flèche] ^
qui me resterteraient éternellement
i
i
nconnu
s
.
.
Je
pense
à
en
avoir
[illis.]
eu
eu
l'idée
fixe
pend
d
ant quelque[s] jours. Mais
en
aurai-je
e
e
u le courage ?
Un jeune Ecossais, charmant de
trai
i
ts et de caractère, tout humour, toute
drôlerie, avait fini par m'approcher
er
,
toujours seule
, dans
à la poupe
du
navire comme si je n'avais plus désormais
qu'à
regarder
derrière
en arrière
moi
. Il s'appelait
Jock
. Il avait les yeux les plus souriants du
monde alors que moi, m[e] reprocha-t-il
affectueusement, en avait les plu[s]
s
tri
i
stes.
—
Et pourquoi cela
déjà ?
me dit-il. A
votre âge, v
v
ous n'
'
ê
ê
tre encore qu'au
d
é
but de vos peines —
,
comm[e] au reste
de vos joies.
Je n'avais de coeur pour aucun
flirt, aucune amitié nouvelle. Il parvint
cependant, l[e] lendemain, à m'arracher
un sourire, lorsqu'il me pria :
— Gabriell[e] — il avait dû apprendre
mon nom du ste
e
ward — Hold my hand
and talk to me about myself, for is
this not what we all want most,
out of each of us in our
each of our
selfish self.
»
Il m'aida peut-être à reprendre pied
en retrouvant le sens de l'humour
qui est le
le
premier pas hors de la
persistante mélancolie. Je riais
un peu avec lui à
à
la longue
quoique
quoique sans entrain.
La mer é
é
tait toujours très agitée.
Nous devions rentrer au pays par la
voie du Saint-Laurent, et je me
faisais malgré tout un[e] joie de l[a]
rédecouvrir sur
r
les pa
pa
s de Cartier,
champlain, Maisonneuve. Je referais
connaissance, mais
à
rebours cette
fois,
avec le pays pa
a
r
la voie
le fleuve
fluviale
de'où
d'où
m'avait fasciné
e
l[a] vue
e
d[es]
es
villages au long de la
côte
avec
le tout
si
brillant
le feu
si brillant
de leur toi
i
t
d'église presqu[e]
?
tou[s]
toujours
alors en fer
-
blanc
.
,
.
et o
O
n
On
aurait dit,
,
au loin, des sé
é
maphores
nous envoyant des signes d'amitié.
Mais un peu avant l'estuaire,
le navire
plongea
entra
dans
des champs
de glac[e]
sans limites
, les "floes"
de
glaces flottantes, les "floes",
et
on
dut
réduire
sa vitesse à ne presque plus
avance
e
r.
On était pourtant
en avril,
dans
[ses]
en son
début du moins,
les premiers jours d'avril,
mais le
détroit d[e] Bell[e]-Isl[e]
restai
i
t encore
bouché. Le capitaine reçut l'ordre
de gagner Saint-Jean. Un train réquisitronné
par le CPR devait nous emmener à Montréal.
Je suis donc rentrée au pays par une de
ses portes les plus désolées. Qu'est-ce qui
pouvait en effet paraître plus abandonné,
du train en marche, que ce Nouveau-
Brunswick, éti
i
r
é
,
,
sous le ciel gris,
,
en ce
temps ingrat de l'année, à
à
n'en plus
finir d'ennui et de solitude ? En
arrière-plan c'é
é
tait les mêmes forê
ê
ts
toujours, figées et monotones,
,
les
[illis.]
sur lesquelles se
détachaient
les
mêmes villages
, d[e] loin en loin
, avec
leurs pauvres
es
maisons
de bois
sans
souvent
sans
couleur
, coupé
é
s les
s
un[s]
s
de[s]
s
autre
e
s
s
par des
s
champs à l'infini
où
la vieill[e]
neige en se dé
é
faisant sous la
pluie laissait apparaî
î
tre des
étangs
boueux,
des chico
o
ts
d[e] bois
d'arbres
, une c
c
abane
parfois toute seule dans cette désolation.
Qu'il me parut et
me parait encore
peu
mal
aimé
notre cher pays auprès de ces pays
d'Europe qu[e] j'avais vus, d[e] mémoire
d'homme
,
si tendrement
aimés
soignés
s
, si
constamment embellis !
J'aboutis à la gare Windsor. Il avait
neigé la veille une neige molle qui fondait
sous les pieds en une sorte d[e] bouillie
sale que j'appris vite à appeler comme
tout le monde de la
sloche
«sloche».
Ce que
Ce pays,
cette ville qu[e] j'allais
je
apprendre à aimé
qu[e] je
n'allais pas être
[,]
[,]
longu[e] à aimer
[,]
[,]
de toute mon âme
dans [']sa['] détresse
,
,
«ma»
dans
détresse
,
«
s
s
a
»
solitude, je m'y sent
a
is,
étrangère
ce
ce premier jour,
comm
étrangère comme si
je n'y avais jamais encore mis les pieds.
Je me cherchai une chambre, au plus près,
ru[e] Stanley, en fait presque à la sortie
d[e] la vieille gare Windsor. [L]
L
es gare
e
s, les
chemins de fer, les rails, de longtemps
encore allaient
m'
'
être
comme
un
port d'attache
, une sorte de patrie,
le lien étrange qui aussi étrange
que c[et]
le seul réconfort,
aussi
si
étrange
que
cela puisse paraître aujourd'hui, d[e] ma vie
alors
aussi,
aussi
si
errante^
autant
.
que cell[e] de l'oiseau
.
Tant qu[e] j'entendrais partir, venir,
souffe
l
er
haleter,
les
es
grosses locomotives
d'allors
,
je [m]
n
e
me sentirais pas dése
e
spérée.
J[e] pense être entr
r
é
é
e plusieurs fois dans
cette chère vieille gare
rien qu[e] pour
entre sous le sur les quais
entendre haleter
leur
puisante
sur les quais
les puissant[s]
s
engins, et en être sortie
e
moins esseulée.
De même, la nuit, si je m'éveillais
dans des
es
transes et entendais les
longs sifflets de train, je parvenais à me
rendormir
,
me
ren
dormir
,
presque rassurée : « Eh
bien,
,
le train n'est pas loin ! Si la vie
devient trop dure, je peux toujours y sauter
et en moins d[e] deux jours ê
ê
tre de retour
là-bas d'où je viens. » J'oubliais
seulement que j'en avais pas pour le
moment l'argent.
J'avais une autre raison tout de même
pour n[e] pas m'éloigner de
e
la gare. C'était
que, pouvant
déménager
[du jour au]
d'un
lendemain
,[flèches]
d'un instant à l'autre,
jamais
sûr
sû
û
, l[e] soir,
qu[e] je serais encor[e] l
a [où] je serais le
lendemain, j'avais
d'ê
ê
tre encore
au
même endroit le lendemain,
j'avais laissé
ma malle — ma pauvre vieille compagne
si encombrante [!] — à la con
à la
[c]onsigne ma malle
— ma pauvre
vieille compagne
[si]
encombrante à laquelle je
demeurai si bizarrement attachée.
Mais
peut-être aussi mon attachement
[illis.]
[illis.]
me
venait-il comm[e] il nous
[illis.]
vient
[?] [a] si souvent de ce qu'on n[e] sait plus
comment se départir de certaines gens, de
certaines
vieilles
choses
.
Je trouvais
J'allais trouver
en tout cas
commode,
cette
pour une
fois
, de l'avoir presque
sous la main pour aller y chercher des
vêtements plus légers au fur et [a] mesure
qu[e]
l[e] temps se[s] mettai
rai
t
t
au
bon
beau
.
,
y mettre
rapportant cependant chaque fois,
d[e] ma si petit[e] [c]hambre pour n[e] pas l'encombrer
,
autant de vêtements et objets que
Mais, d
d
u même coup,
je devais y,
pour
désengager ma chambre si petite, je
devais y ramener
aut
t
ant d[e] choses
au
moins que
j'y
l'
avais prises
j'
allais prendre
et dont je
j'a[v]
n'avais d'ailleurs plu[s] be
e
soin. Ce
fut donc un va-et-vient constant pendant
quelques semaines de ma chambre à la
consigne d[e] la gare Windsor. Tout le temps, j'eus
affaire au même employé qui déjà, en
m[e] voyant venir, partai
i
t chercher ma
a
malle
pour me la rouler sur
ell[e]-même jusqu'au
comptoir bas
à ma portée
. La première fois,
pour sa peine je lui avais tendu une pièce
de vingt-cinq cents,
mais
la fois
à la
suivante,
comme il m[e] voyait offrir l'argent avec une
hésitation sans doute perceptibl[e], il refusa net,
disant qu[e] ce serait crime, lui qui n'avait rien
à faire pendant des heures, qu[e] d'accepter
un pourboire pour un
si
petit service
dont
qu'
il n[e] valait même pas la peine d'en
parler. Ce n'était pourtant pas
qu'une petite affaire
d'aller
chaque fois
chercher ma malle
au fond d'une
grande salle
remplie d[e] bagages
à ne
d[e] toutes
pas plus
sortes
[flèches]
à
pouvoir
y
à peine y
circuler.
Il
maintenait
se disait
que c'était rien
et qu[e]
d'ailleurs
qu'
il se trouva
it déjà
payé[flèche]
de tout[e] façon
par mes manè
è
ges
qui l'amusai
i
ent
fort,
car
, me dit-il,
dans toute
e
s ses
années
au
service
du CPR, il n'avait
encore jamais vu quelqu'un venir
le même jour sortir de sa malle
une
paire
de
[c]haussur
souliers beige pour
y
remettre
mettre à leur place
une pa
a
ire de ch
so
uliers bruns
s
.
Il finit par conaî
î
tre presque aussi
bien que moi le contenu de ma mall[e]
qui resta sous ses soins pendant un
peu plus d'un mois. Il devint mon
premier ami à Montréal. C'est lui
qui me conseilla de déménager dans la
maison voisine d[e] la sienne, rue Dorchester,
où je serais beaucoup mieux logée au
même prix qu[e] je payais ru[e] Stanley. Nous
y aurions des fenêtres également
voisines
où
,
d'une
de la
maison mitoyenne
à
avec
la mienne
,
il pourrait me passe[r]
r
de main à main
,
à l'occasion,
une portion
de son stew
irlandais dont il disait toujours en
avoir de trop. Plus tard encore, il devait
m'
'
i
i
nciter à prendre pension là où il
avait trouvé quelqu'un faisant
l
l
e stew encor[e] mieux qu[e] lui-même.
C[e] serait chez
un[e] vieill[e] dam[e]
[E]
ces
Miss McL[e]
e
an, où je devais, grâce à
mon bon ami
Pat Cussa
a
k,
,
me trouver pour au
et après
ce que j'avais connu, m[e]
e
trouver au paradis.
Pour l'instant, je logeais dans la plus
misérable petite chambre qui se puisse
trouver en dehors des
s
prisons. Ell[e] était
si étroite qu'entre le lit de fer et la
commode d[e] tô
ô
le gri
i
se
e
il me fallait
je ne [pouvais]
je n[e] parvenais
à
passer
que
de biais
. L
L
a fenê
ê
tre donnait sur
la cour arrière de la ga
a
re cent
t
rale
d'autobus de Montréal alors située rue
Dorchester. Des vingtaines d'autobus y
étaient rangés,
plusieurs
à la f
ronronnant
à la fois
ensemble
l'étouffée et
t
envoyant
droit dans ma
a
chambr[e]
des
s
exhala
a
i
i
sons
à m'étouffer.
Le haut-parleur
tout ce
sans
temps
désemparer
annonçait les départs,
les
s
arrivées.
J'entendais : «Départ pour Rawdon... Track
qu
e
numéro [s]
s
ept... Track number seven...
Départ pour Terrebonne... Traque numéro onze...
Track number eleven...
»
Il m'arrivait
en rêve de
marmoter
répéter
:
:
«
Traque numéro
douze... Track number twelve...
»
Cette atmosphère d'e
e
r
r
rance, d[e] Babel
et de tournoiement insensé ne me
déplaisait pourtant pas. Elle convenait
à mon état d'âme et m'était certainement
plus proch[e],
plu[s]
s
amie
qu'une de ces
que ne l'aurait été une
de ces
tranquille[s]
petites rues
où
ou n[e] passent
qu[e] des autos lentes et d[e] rares piétons
.
où les mêmes gens
habitent
depuis des années
les
mêmes gens
s
d'allure
pai
i
si
i
bles
s
.
depuis des années
.
Il semble que j'ai toujours eu au bon moment
l'endroit qu'il me fallait.
Deux lettres
m'arriv
è
rent
alors
à la poste
restante que je n'osai
ouvrir en cours de route, pré
é
fé
é
rant
attendre d'avoir atteint le refuge de
m[a] chambre, si fragile fut-il. L'une
était de la Commission Scolaire de
Saint-Boniface, me rappelant qu'ell[e]
m'avait gardé mon poste sans solde
pour une deuxième année d'absence ma
a
is
ne pouvait
plus
me renouveler
ce
privilège. Je devrais donc rei
i
nt
é
grer
mon poste ou y renoncer. L'autre était
de ma mère. Je m[e] revois
s
assise au
bout du petit lit d[e] fer, les feuilles de la
lettre sur mes genoux, li
i
sant la pauvre
lettre déchirante : [«]Mon enfant, te
voilà donc de retour à Montréal, plus
s
tellement loin maintenant
de
nous
la maison
.
J'attends donc ton retour pour bientôt,
j'imagine, à la maison.
C'est-à-dire
nous n'avons plus de maison. Mais
ave
e
c les quelque sous qu[e] j'ai encore
et ce que tu gagneras, nous nous
ferons une assez bonne vie, tu
verras, et je tâcherai, toi qui est
i
i
ndé
é
pendante et moi peut-être trop
possessive, d'apprendre à te
e
lais
s
ser vivre
à ta guise... Je peux attendre ton retour
pour bientôt, j'imagine... »
Je levai les yeux sur la mi
i
roir
de la
a
peti
i
te commode
e
tout proche et
m'y vis un visage dé
é
figuré. Par le
mauvais tain de la glace? Par ma
propre émotion ?
Ah,
mais
ce noeud dans
la gorge revenu comme au temps
de notre pire pauvreté, de nos perpétuelles
craintes
[!]
et d[e]
tant d[e]
tout ce
courage
d[e]
e
pensé en vain !
Je me regardais et savais que l'heure
était venue de prendre un[e] décision
irré
é
vocable, bonne ou mauvaise,
qu'il n'y avait plus à tergiverser.
Je laissai sur la commode les
feui[l]lets couverts de cette écriture un
peu dé
é
faite qui en elle-même
m'a
toujours dit
mieux
mieux qu[e] tout
combien maman
,
sous ses de
e
hors stoïques é
é
tait une
femme aux nerfs bles
es
sés et torturés.
Je partis errer dans
la ville
.
inconnue
.
Hors l[e] bon Monsieur Cos
s
sak, je n'y
connaissais
personne
pas une âme
. Par quelles rues
suis-je passée ? Je ne sais plus. J'ai dû
suivre assez longuement la rue Sainte-
Catherine,
ê
tre montée rue Sherbrooke,
car je me rappele qu[e] le gong des trams
accompagnai
et
accompagna ma pensée
tracassée, puis qu[e]
l[e] bruissement des
premiers
s
feuille[s] aux arbres
feuillages y fit
y firent
irruption
et que
je ne sus pas
d'abord
ce qu'il était,
d'où il provenait,
comme il m'était arrivée à Londres.
.
Et ici, comme là
à
-bas ou à Paris,
je cherchai[s] je suppose dans la foule
indifférente à capter
un regard qui
m'eût vue, un visage
me verrait
me verrait,
t
t
out au moins s'arrêterait
un moment sur moi
. Je finis
par descendre vers des rue
e
s moins
é
é
clairées, rue Saint-Antoine peut-être ou
rue Craig. Il y avait ici en bas moins
de passants, moins
[flèche]
moins d'animation extérieure
[illis.]
et
,
de circulation
mais comme
une rumeur d[e] vie plus intime,
plus
chaleureuse
.
me sembla-t-il [illis.]
D'où
vient que je me suis toujours sentie
moins solitaire parmi le peuple que dans
les sa
a
lons et
les ré
é
ceptions[flèche]
[illis.]
même lorsqu'y brillent, à mon endroit, des regards affectueux?
?
m[ême] lorsque
J'allais,
,
me demandant à chaque
pas : Que faire ? Que faire ? La pauvre
interrogation me martelait l'esprit
comme me l'avait martelé le Chant du
Destin et la lugubre cloche sur bouée
de Liverpool. Que faire ? Rester.
?
M'en
retourner ?
Ici je n'avais ni soutien, ni
certitude d'emploi même l[e] plus
modeste, ni même une main amie
pour se tendre vers moi à l'occasion.
Mais
là-bas
saurais-je
,
^
maintenant que je
vivre
encore
connaissais mieux
,
vivre
dans cet air français
raréfié du
Manitoba
,
dans son air raréfié tout court?
Car, si c'était déjà une sorte de malheur
d'être né, au Québec, d
e
souche française,
combien plus ce l'é
é
tait, je le
voyais maintenant, en dehors du
Qué
é
bec,
dans
s
nos petites colonies
de là-bas dans
de
l'Ouest canadien
!
Ici du moins, en marchant, toute
solitaire comm[e] je l'étais, j'avais
sans cesse, à droite et à gauche,
recueilli le son de[s] voix parlant
français avec un accent qui
m'avait peut-être paru un peu
lourd après celui de Paris, mais
c'étaient paroles, c'étaient expressions
des miens, de ma mère, d[e] ma grand-mère
et je m'en sentais réconfortée.
J'atteignis je ne sais comment, sans
en connaître le chemin, les bords du
vieux canal Lachine.
J[e] m'y arrêtai
,
,
instanta-
nément
subjuguée.
Des péniches
y
glissaient
lentement, éraflant de leurs flancs les
vieux revêtements de bois.
Leur sirène
[dev]
demandant
le passage aux [éclus]
l'ouverture
des écluses
élevait des cris rép[é]tés,
étranges,
,
qui déchiraient l'air comme une
plainte. Je rêvai ici des heures, je
pense, sans savoir à quoi, comme
abandonnée de mes propres pensées
mais non pas pour autant désolée.
La nuit était assez douce, je crois me
rappeler,
bien
loin
du printemps
miraculeux de Londres,
mais
elle contenait
contenant
du moins
quelque
adoucissement
bonté
du
de notre
printemps
d'ici, avec un bruit d'eau
qui courait le long des trottoirs et des
fla
a
ques
s
ç
a
a
et là
à
d[e]
e
neige mol
l
le dans
les petits rues
es
aux maison d[e] bois ou
j'
'
al
l
lai marcher, toujours sans but,
entre du rever
er
bères espacés[,]
.
Il n'y avait
pas
s
que la plainte des sirènes à me poursuivre.
Sans cesse ce quartier de Saint-Henri
que je parcourais sans même en
connaître l[e] nom, était ébranlé par
le passage des trains. On entendait d'abord
la grêle sonnerie qui en signalai
i
t
l'arrivée à
presque
chaque croisée de
rues
impor
r
tantes
sur le parcours des
rails.
Puis
Alors
[s]'abaissaient les
longues
barrières
de sûreté aux longs bras st
t
riés
de noir et d[e] blanc et s'allumaient les sémaphores.
Puis les grands trains en direction
de l'Est,
e
t
de l'Ouest
,
dé
valaient en hurlant
dévalaient
en faisant trembler le sol,
les vitres aux maisons, quelqu[e] chose
peut-être d[e] l'âme humaine qui restai
i
t
suspendu à [ce]
ce
bruit, à ce tressaillement
après que
tout
le vacarme
eut cessé
.
Tout de cette atmosphère de
e
dé
é
part,
et
de
voyage que
e
je trouvai dès
s
ce soir-là
à Montréal était bien de nature à me
retenir, car longtemps elle constitua
ma seule patrie, me consolant en quelque
sorte de n'
'
e
e
n avoir
pas d'autre,
et
me
soufflant
que l'on est mieux ainsi,
que
nous n[e] sommes
jamais qu
e
des
errants et qu'il est mieux de n[e] rien
posséder si l'on veut du moins bien
voir le monde que nous traversons
en passants.
Cet endroit
Ce quartier
où
, à
à
peine un an plus
tard,
,
j allais délibéremment
revenir
l'
écouter,
l'[o]
l'
observer,
en pre
e
ssentant
t
qu'il me devenait ^
le décor et un peu
la mat
t
ière d'un roman
,
à venir,
me retenait déjà
,
ce soir d'avril,
d'une curi
i
euse façon que je ne peux
encore
m'expliquer.
Car il n'y avait pas
s
que
e
ses cris, ses appels de voyage, s
s
es odeurs
d'ailleurs
à me fasciner.
Sa pauvreté
m'émouvait. Sa poésie m'atteignait
avec ses
airs
de guitare ou de
musiquette un peu plaintive
s'e
e
chappant de sous les portes closes
et le son du vent errant dan[s] les
couloirs d'entrepôts.
Je m[e] sentais
mille fois
moins seule ici
qu[e] dans
les
[flèche]
la foule
le
et les
[la foul]
brillantes
rues de la ville
.
et dans ses
foules [avanc]
Je
ren
montai la longue côte
d'Atwater. Je pris par la rue Dorchester
et me trouvai à passer sans le savoir
devant la maison
où je viendrais
bientôt
prendre
une chambre
.
quelques mois plus tard
.
Je
retrouvai, après m'ê
ê
tre maintes fois égarée,
ma petite rue Stanley. Installée sur mon
lit, le dos au mur, mon papier à
s
ur mes
genoux,
j'écrivis
à l[a]
d'abord à la
Commission Scolaire
, disant ma gratitude
pour l
e
poste resté à ma di
i
sposition et auquel
maintenant je renonçais. Ensuite j'écrivis
à ma
à
mère. Que lui ai-je dit ? Sans
doute d'ê
ê
tre patiente,
d'attendre mon
retour encore un
peu, un
an ou deux
,
à ell[e] qui allait avoir soixant-douze ans.
Quand après
ès
s[a] mort
,
je revi
i
endrais
à Saint-Boniface et chercherais parmi
les pauvres effets qui lui restaient,
—
presque
rien,
—
des cartes de ses
enfants
d
e
petites photos,
je ne trouverais pas cette première lettre
qu[e] je lui avais écrite d[e] Montréal et dans
laquell[e]
j'ai
tout
tant
espé
é
ré
, toute ma vie,
avoir du moins trouvé des mots pour
atténuer le coup qu[e] je lui portais. Beaucoup
de mes lettres
manquaient,
—
elle qui ne
[illis.]
pourtant
elle n[e]
maman ne
conservaient
conservait
pour ainsi dire plus qu[e] cela
— à la fin,
—
toutes en fait sauf les
plus récentes. Quelqu'un avait dû mettr[e]
la main dessus
pour s'en servir
un jour
contre moi
.
un jour.
Ou alors pour empêcher quelqu'un
de s'en servir. Nous nous sommes
découvert
s
, après la mort d[e] celle qui nous
avait
tenu
s
plus ou moins
ensemble
à
force d'amour une famille déjà
désunie.
Me[s] lettres écrites, je fis le compte
de ce qui me restait d'argent : quinze
dollars et quelque cents, le loyer
de ma chambre acquitté pour une semaine.
J'écrivis
deux autres lettres adressées
à
celles
^
deux de mes amies
m'avaient paru
jadis
mes
parmi
meilleures amies
les plus sûres.
.
Il m'en coûtait
beaucoup d'emprunter.
Je ne l'ai
fait
que très rarement et
jamais
fait dans ma vie qu'avec les
[flèche]
sans les
plus cruels sc
c
rupules.
En réponse, je re
ç
us
de l'une une longue lettre tout pleine
à mon endroit de louange sur
mon talent, mon courage, mon sens
de l'i
i
niative... et de regret de ne
pouvoir me venir
en aide
, car, me pré
é
ci
i
sait
-elle,
il lui avait fallu
s'acher un
s'acheter
un manteau de fourrure neuf, payer
son abonnement au t
t
ennis, et vraiment
il ne lui restait rien, rien!..
De
m
M
on
autre amie
je reçu[s]
s
,
avait,
griffonné
s
en h
â
â
te
:
une ligne :
courte lettre
«
Hélas ! je n'ai qu[e] cela
à t'offrir mais
c[e]
c'est
de bon coeur... »
"
Sa
lettre
accompagnant
[illis.]
contenait
trois billets
s
d[e] cinq dollars.
Venue
e
de
e
l[a] plus
s
pauvre des deux, la
somme me parut énorme.
Je pensai
dè
è
s lors
avec ce que j'avais
pouvoir
dès
lors
tenir quelques semaines
encore
et
avoir e temps de
e
voir venir. Mieux
encore,
,
j'étais remontée moralement
par la confiance en moi de qui
m'envoyait ses derniers sous pour ainsi dire.
Le lendemain
Conseillée par un journaliste de la
Gazette pour qui j'avais un[e] lettre de
? recommandation d'un de ses collègues
en poste à Londres, j'entrepris la tournée
de quelques hebdos ou
et
revues. En tout
et pour tout, je n'avais à montrer
pour indiquer un peu d[e] talent que
me
e
s pauvres
écrits
articles
publiés ça et là
depuis quelques années. Au Jour, on me
laisse entrevoir que l'on pourrait — quand
il y aurait de la place — me prendre un
court billet — sur le sujet qu'il m[e] plai
i
rai
i
t
d[e] traiter — moyennant un cachet de
trois dollars la pièce. A la Revue Moderne,
on irait j
j
usqu'à dix dollars pour une
longue nouvelle si je pouvais
en
l'
écrire
dans
le ton qui plaisait à la clientèle.
Je rentrai dans mon cagibi. J[e] m'installai
sur le lit, le dos au mur, ma petite machine
à écrire sur les genoux, poursuivi
i
e
dans mes pensées par ses interminables
appels : «Traque numéro huit... Track
number eight... » J'étais saisie de
terreur à la pensée
qu'il n'y avait plus
à reculer,
qu'
enfin il n'y
que je devais
désormais,
pl[o]
pour gagner ma vie, plonger
dans l'écriture moi qui tout à coup
percevais combien peu je savais encore
m'y prendre.
Je commençai par la narration
sur le ton de l'anec
c
dote de mes aventures
? en Angleterre et en France. Hé quoi !
marquée comme je l'étais déjà par
la douleur, ayant
connu
aussi
l'enivrement,
je ne savais
encore
tirer
d[e] moi que des banalités.
Il me faudrait encore ^
à peu près
un an
avant
qu'au Bulletin des Agriculteurs, qui
allait me fournir l'occasion de traiter
de sujets me rapprochant des faits, de
la réalité, d[e] l'observation serrée des
choses,
je
ne
commence à
leur
donner des
articles,
des
reportages
qui auraient
enfin une certaine consistance.
Et
bien
plus
de temps
longtemps
encore
avant que
,
que
des rê
ê
veries nées, ce soir d'avril,
au bord du vieux canal, j'en vienne,
par étape,
jusqu'
à la grande tâche
dont en l'apercevant je prendrais
s
[illis.]
une
bien
plus
grande
terrible
peur que
e
j'en
eut
eu
s
rue Stanley,
ce premier
en ce
soir
de
e
s
du
commencement[.]
.
Mais du moins
alors je serais
happée
entière par
entière
entière
par le sujet,
,
absorbée tout entière
en sa faveur avec
aidée et
aidée et
soutenue par
tout ce qu[e] j'aurais
acquis
d[e]
e
re
e
s
s
sources,
,
de connaissances
d[e] l'humain et
p
de
ar
la
solidarité avec
mon peuple retrouvé
, reconnu,
tel que
ma mère,
,
dans mon enfance, me l'avait
donné à connaître et à aimer.
Pour aujourd'hui,
,
je n'étais encore
capable
que de
e
petits r[é]cits un peu
folâtres où c'est tout juste
s'il
si
affleurait
de-ci de-là
quelque
où
pâ
â
e reflet
de[flèche]
la détresse et
cet enchantement
et d[e] cette
détresse
qu'
'
avait été, qu[e]
e
serait
e
nt
,
toujours
qu'est encore
pour moi
la vie.
l'aventure de
e
la vie
vivre
.
.
L'oiseau, dit-on, presque dè
è
s le nid
connaî
î
t^
déjà
pourtant son chant.
L'oiseau, pourtant, dit-on, presque dès
le nid conna
î
t déjà son chant.
L'oiseau,
,
pourtant, presque dès le
nid conna
î
t déjà son chant.
L'oiseau, pourtant, presque dès
? le nid, dit-on, connaît déjà son chant
Pourtant l'oiseau, dit-on, presque dès
? le nid conna
î
t déjà son chant.
-> L'oiseau pourtant, presque dès le nid, à ce
qu[e] l'on dit, connaît déjà son chant.
367
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Dialogue | lorem ipsum dolor |
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Personnes citées | lorem ipsum dolor |
Lieux cités | lorem ipsum dolor |
Thèmes | lorem ipsum dolor |
Oeuvres de Gabrielle Roy | lorem ipsum dolor |
Autres oeuvres citées | lorem ipsum dolor |