Un oiseau tombe sur le seuil - Etat 3

Image Un O O iseau tombé
sur le seuil
par
Gabrielle Roy
cahier I Image 1


Parmi les flots de dépaysés que Paris reçoit tous les
jours , en vit-il jamais arriver de plus égaré que moi, à l'au-
tomne de 1937 ? Je n'y connaissais personne. De mon lointain
Manitoba, une lettre était pourtant partie me préparer la voie.
Meredith Jones, professeur de français à l'Université du Manito-
ba, y demandait à une de ses élèves, vivant au pair à Paris,
de s'occuper un peu de moi, de me trouver une pension, de venir
m'accueillir à la gare. Nous devions nous reconnaître à un
livre qu'elle aurait à la main et à une revue canadienne que je
porterais sous le bras, mais je l'avais égarée en chemin. Le
plus étrange est que je n'arrive pas aujourd'hui à trouver me rappeler e rappeler le
nom
de cette personne au livre que j'ai tant cherchée et qui
me fut d'un si grand secours lorsque enfin quand je l'eus enfin fin trouvée ée . repérée. .


Je mis pied dans la terrifiante cohue de l'arrivée
d'un train maritime en gare Saint-Lazare. Dans une mer chan-
geante de visages, je me pris à essayer d'en reconnaître un que ?
je ne connaissais pas. Happé/ e e tout innocente par les cris,
la hâte, de puissants remous, je n m 'en allais pas moins par moments , je ne
sais comment, presque toujours à contre-courant d[illis.] du flot humain,
et me le fit reprocher: " Dis donc, toi, t'es pas capable de
regarder où tu vas ! " Je crois me rappeler que c'est la une des pre-
mière s phrase s
que je m'entendis adressée r à Paris. Je commis
aussi la bêtise de tâcher de retenir parmi ces gens quelqu'un

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de pressé pour en obtenir un renseignement, et me fit remettre
à ma place. " Pour les renseignements, il y a les Renseignements ! "
L'homme, en s'en allant, peut-être pris de remords, m'indiqua
une direction d'un coup de menton. J'avisai ensuite une sorte
d'uniforme de qui j'espérai l'espace d'une seconde un peu de
secours, mais à peine avais-je entamé mon récit qu'il m'envoya
promener. " Hé quoi ! Je cherchais quelqu'un. Eh bien ! la
gare était pleine de gens qui se cherchaient." Puis il lança
à voix haute par-dessus ma tête, chassant manifestement plus
payant que moi : " Porteur ! Porteur ! Porteur !... » c c c ependant
que de partout on lui criait justement aussi: " Porteur ! Porteur !
Porteur !... »


J'avais fini par aller dans le sens de la foule, et
elle m'entraîna, sans que j'y prisse grade, passé les barrières,
dans la salle d'attente noire de monde. Alors je désespérai de
trouver
jamais ma payse. J'allai à un guichet qui me renvoya
à un autre qui, lui, me fit honte de ne pas savoir lire les
panneaux où tout, me fut-il dit, était inscrit. Et ce devait
être [le cas] ainsi
, car je me trouvai devant une masse de signes, mots et
abréviations à me faire tourner la tête.


A la longue, je retrouvai quelque bon sens et me dis
que si ma payse m'attendait encore, ce n'était sûrement pas
dans cette trop vaste salle, mais vraisemblablement sur les quais.
Je retournai de ce côté. Au tourniquet, le contrôleur m'arrêta
d'un sec:
— Eh t où pensez-vous allez r comme ça, la petite dame ?
— De l'autre bord.

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— Quel bord ? Le bord de mer !


- Je fis un geste.
— En ce cas, ma petite dame, votre ticket !
— Mon ticket ! m'écriai-je d'épuisement. Mais je l'ai
donné au contrôleur du train. Je suis arrivée par ce train.

— Et vous voulez déjà y retourner !


Avec le temps, je devais me faire à ces passe s d'armes
auxquelles tant de Parisiens semblent prendre plaisir, en trouver
moi-même quand j'aurais le tour, mais pour l'instant je n'étais
que désespoir. Il me paraissait aussi impossible de me faire
entendre à Paris que si j'avais été transportée au coeur de la
Chine. Je tâchai de faire fléchir , l'homme , au tourniquet , en
lui racontant comment j'avais perdu en route la revue qui aurait
permis à ma copine de m'identifier, et je le suppliai, pour
finir, de me laisser au moins aller voir si elle n'était pas
encore sur les quais.


Parce qu'il estimait peut-être que je lui avais pris
trop de temps avec mon récit embrouillé, alors cependant qu'il
n'avait rien fait
pendant que je lui parlais , que de s'examiner
les ongles, le contrôleur ne me parla plus qu'en moitié s de
phrases.
— Ticket de quai...
— Où ?


Il indiqua une direction.
— Machine...


Je la repérai. Et, tout d'abord, tant elle me parut , à
l'encontre des êtres énervés que j'avais croisés, de bonne

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composition, elle m'inspira confidance. Au-dessus d'une fente,
elle annonçait qu'elle était distributrice de tickets de quai.
Je poussai le levier.


Rien.


Un M m onsieur élégant, l'air fort pressé, s'était pour-
tant arrêté pour me regarder faire.
- Ç a irait mieux, me conseilla-t-il, si vous mettiez un
franc.


Je rougis jusqu'aux yeux. J'ouvris mon sac. Hélas. ! ,
j'étais encore sans monnaie française.


L'homme élégant mit la main dans sa poche. Il en tira
un franc qu'il déposa dans ma paume, et déjà il s'en allait, la
physionomie comme refermée. Je m'élançai à sa suite en criant :
" Monsieur ! Monsieur ! De grâce, votre nom, votre adresse,
afin que je puisse vous rembourser ! "


Sans tout à fait ralentir, il se tourna à demi vers
moi, et , j'eus droit à mon premier sourire à Paris, quoique
déjà plutôt du genre ironique.
— Voyons mademoiselle, que d'histoire s pour l'amour d'un
franc !
et il se hâta de me semer, par impatience ou pour m'é-
viter de l'embarras.


J'ai donc encore un peu sur le coeur cette première
aumône de ma vie que je reçus peut-être d'un Rostchild, car
parfois je crois me souvenir d'une paire de gants, d'un foulard
comme j'en ai rarement vu depuis.


Je me représentai à la barrière, munie de mon ticket
de quai. Sans m'en apercevoir je me trouvai à affronter un
nouveau contrôleur qui venait peut-être tout juste de relayer le

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précédent.
— Où allez-vous comme ça, ma petite dame. ? m'entendis-je
encore une fois demander.


De stupéfaction, je levai les yeux pour lui faire repro-
che de ne plus déjà me reconnaître, alors que j'étais devenue
moi-même incapable de distinguer les visages.
— Je vous l'ai dit pourtant. Je cherche ma compatriote
qui devait venir à ma rencontre, et vous m'avez envoyée chercher
un ticket de quai.

— Mais il n'y a plus personne sur le quai, me fit remar-
quer ce contrôleur-là, plus obligeant que le premier, et c'est
ainsi qu'à la fin je sus avoir affaire à un autre. Voyez - vous-
même !


C'était bien vrai. A perte de vue, sur le quai, pas
une âme ! Je revins au milieu du hall bourdonnant. Je n'osais
m'approcher du guichet d'où l'on m'avait envoyée aux panneaux.
J'errai un moment, sans but parmi la foule, cherchant seulement,
je ne sais pas pourquoi, à attraper au moins un regard, mais aucun
ne s'arrêtait sur moi, et,dans ma sensibilité exaspérée, j'y
crus voir la preuve d'une défaveur générale à mon égard. Je
me voyais sans monnaie du pays, sans même connaître l'adresse
où une chambre m'était retenue, condamnée e à tourner indéfiniment
au sein de la plus cruelle indifférence. Mon esprit inclinait
tellement au noir que, dans ce vaste hall de Saint-Lazare, je
finis par reconnaître une image de ce qu'allait être ma vie
échouée à Paris.


Soudain, pourtant, la foule avait commencé e à s'amincir,

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et, bientôt, si rapidement que j'en fus surprise et encore plus
effarée, nous n'étions plus qu'une douzaine peut-être, à l' allure
d'épaves
, qui tournions encore dans l'immense hall devenu tout à
coup comme dix fois plus grand. Et puis, nous ne fûmes plus que
deux petites silhouettes chacune à une extrémité de ce désert, qui
amorcèrent ensemble une timide approche l'une vers l'autre. Je
n'avais pas ma revue, elle n'avait pas son livre dont elle de-
vait m'apprendre qu'elle l'avait oublié dans le métro. Un regard
suppliant passa entre nous. Elle éleva la voix la première:
— Etes-vous Gabrielle ?


Je lui sautai au cou comme si elle m'était devenue
l'être le plus cher au monde. Pourtant je cherche toujours son
nom. Je l'ai constamment au bord des lèvres depuis des années,
il me semble. Ne me sera-t-il donc jamais rendu par ma traître
mémoire, ce nom si cher ?

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Déjà, en route pour réclamer mes bagages à la consigne,
elle s'évertuait à m'encourager.
— Ne t'en fais pas au sujet de l'accueil à Paris. C'est
toujours comme ça. On a l'impression de descendre chez un peuple
en permanent état de guerre interne. Tout y est sujet de dispute
et d'argument. Mais au fond c'est une guerre amicale, et presque
toujours, tu verras, au profit de la justice et de la logique, une
passion, la logique, qu'ils ont dans le sang comme un virus. On
s'y habitue, tu verras. Même on y prend goût et, le croiras-tu,
quand on en arrive à battre les Parisiens sur leur propre terrain,
ils rendent les armes que c'en est déconcertant. En tout cas, ce
qu'il faut à tout prix ne jamais leur montrer, c'est qu'on a peur

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d'eux. T'as compris ?


J'entendais par bribes l'étonnant discours, ma compagne
ayant pris les devants, moi la suivant comme je pouvais, et souvent
séparée d'elle par un pilier ou, parfois, une grande zone déserte.


A la consigne, je récupérai mes deux lourdes valises et
ma malle garde-robe qui devait bien peser deux cents livres. Ce-
pendant, de s porteurs qui, un instant plus tôt, emplissaient l'air
de leurs offres de service criés à tous les coins de la gare, plus
aucun signe. Quand nous avons à notre tour lancé le mot en appel
au secours, il résonna, tout piteux, dans un silence sans fond.


Alors ma payse et moi avons entrepris de trimballer mes
deux valises à une assez bonne distance, mais pas assez pour les
perdre de vue, puis nous nous sommes attaquées à la malle, la
faisant pivoter sur elle-même, sous les yeux au reste appréciatifs
d'une bonne demi-douzaine de balayeurs, pour l'instant tous appuyés
sur leur balai. Ils nous auraient bien aidées, dirent-ils, mais
ce n'était pas leur boulot. Mes bagages réunis, nous nous sommes
assises un moment sur les valises pour reprendre souffle. Fina-
lement nous avons atteint le trottoir d'où nous avons hissé le
bagage dans un haut taxi dont le chauffeur tout ce temps continua
à lire tranquillement son Paris-Soir , l'une de nous, grimpée à
côté de lui , tirant et l'autre, d'en bas, poussant de toutes ses
forces. A la dernière minute, il daigna se soulever un peu le
derrière et nous donner un coup de main pour la malle garde-robe
qui entrait tout juste dans la cabine.


Et , enfin, en route vers la ville-lumière ! Rue après
rue, je ne voyais pourtant que de hautes façades plongées dans une

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obscurité sévère. Même les réverbères ne dispensaient qu'une
chiche électricité.
— Je t'ai trouvé une pension tout ce qu'il y a de bien,
comme ils disent ici, m'expliquait ma payse. Chez madame Jouve.
Mais il est certain que ce soir elle va déjà te tomber dessus
pour arriver si tard. Passé minuit, c'est barricadé chez elle
comme dans leurs châteaux forts du Moyen-Age. As-tu déjà vu
Carcassonne ? demanda-t-elle, et elle revint à madame Jouve . Si elle
attaque, contre- - attaque. Si elle grogne, grogne plus fort. C'est
comme ça qu'on s'en tire à Paris.

— C'est affreux !
— Non, parce que ensuite vient l'estime.


Autre oubli singulier, et peut-être révélateur , de ma
part ! je ne me souviens pas non plus de ma première adresse à
Paris, encore que je pourrais sans doute m'y rendre , les yeux fer-
més. C'était - à l'époque - un immeuble imposant, de six étages,
bâti en fer à cheval, dont la grille, à côté de la guérite du
gardien, - et sur ce point au moins ma mémoire ne me fait pas
défaut- donnait sur la rue de la Santé.


Evidemment, à cette heure tardive, nous avons trouvé la
haute grille fermée et la loge du gardien tout aussi noire qu'une
hutte en forêt. Ma payse le réveilla d'une sonnerie dont elle
avait eu à chercher à tâtons le bouton près de la grille. Je
n'avais encore jamais eu dans toute ma vie à déranger tant de
monde simplement pour entrer me coucher un peu passé minuit. Je
n'en revenais pas de ce que la ville qu'on disait vouée aux plai-
sirs nocturnes, avec ses mille spectacles, ses mille cabarets,

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pût être également si couche-tôt. En route, je n'avais vu d'elle
que d'immenses pans endormis, des blocs solide s d'ombre sous sans une
seule fenêtre éclairée
.


Le gardien survint en achevant de s'habiller, sans trop
bougonner tout de même.


Il nous ouvrit la grille. Et nous voilà à l'intérieur
d'une enceinte ténébreuse avec son fond de six étages plongés
presque entièrement, de haut en bas, dans la nuit noire. A peine
si une veilleuse émettait ç à et là un pauvre clignement. Alors
je vis monter au-dessus du bâtiment obscur un jeune croissant
de lune dont la corne d'or brilla aussi purement ici que dans
les profonds espaces déserts du pays canadien.


L'absence de témoins rendit peut-être notre chauffeur
un peu compatissant. Il se hissa hors de son siège et descendit
mon bagage sur le trottoir et, un bon mouvement en entraînant un
autre, finit par nous aider à tout mettre dans l'entrée de l'im-
meuble, après avoir obtenu qu'elle s'ouvrît, je ne me rappelle
plus si c'est en poussant un bouton ou en criant: Porte ! Porte !...
Cela fait, il décampa en vitesse, tout en nous souhaitant: " Soir...
sieu-dame !... " Et aussitôt l'électricité nous manqua. Butant
de tous côtés sur mes effets éparpillés, ma payse se mit à chercher
la minuterie. Elle n'annonça l'avoir trouvée, et sur le coup la
lumière nous fut rendue. " C'est à la minute, » » m'expliqua-t-elle ,
en me montrant à la course comment faire, pour le cas où je serais
surprise toute seule dans une entrée obscure. J'avais à peine
saisi la leçon qu'elle me pressa : " Allons, prépare-toi à faire
vite... " L'ascenseur, appelé, descendait vers nous en g e ig ig nant

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et en se balançant comme les nacelles des premiers essais aéro-
nautiques. Il s'ouvrit, révélant un intérieur si exigu que je
n'en pouvais croire mes yeux et demeurai frappée de surprise,
à perdre un temps précieux.


Mais ma payse en avait bloqué la porte d'une valise
placée en travers , et s'esquintait à faire entrer la malle dans
la cage, car, me disait-elle , à bout de souffle, si elle n'y
entre pas la première, elle n'y entrera jamais. Enfin, elle y
fut mais prenant prit presque toute la place.
— On va revenir pour le reste du bagage ? demandai-je.
— Et laisser des effets en bas ! au risque de se faire
voler ! Jamais de la vie. On embarque tout.

— Mais il n'y a personne.
C'est ça ce que tu crois! Monte sur la malle, et je vais
te passer une des valises.


Debout ma malle était déjà haute. Juchée dessus, je
touchais le plafond. Je réussis à arrimer une valise à côté
de moi.


Sur ce, l'électricité nous manqua. Ma payse courut
la rechercher. Nous sommes alors parvenu s es à mettre les deux va-
lises debout, côte à côte, en précaire équilibre sur la malle.
Amincies nous-mêmes à l'extrême entre la porte fermée et la mon-
tagne de bagages que nous maintenions en place de nos bras étendus,
nous avons commencé à nous élever doucement vers le sixième...
lorsque l'électricité nous manqua encore une fois.


Alors me gagna un fou rire, certes l'un des moins gais
à me posséder jamais. Il n'en résonnait pas moins avec une rare

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insolence dans ce boyau où nous étions engagé e s et qui le condui-
sait , amplifié, en haut et en bas. Ma payse me suppliait: " Not
so loud!... Not so loud!..." Car cette payse était de langue
anglaise , et , quoiqu'elle eût fait , en un an à Paris , d'énormes
progrès en français, il lui arrivait, sous l'effet de la surexci-
tation, de retomber dans sa langue maternelle. Mais elle avait
beau me mettre en garde : " You'll wake everybody..." la peur
que j'en avais était justement ce qui redoublait mes tortur a nts
accès de rire. Ils cessèrent pourtant aussi brusquement qu'ils
m'étaient venus. Nous étions toujours dans le noir. L'ascenseur
stoppa . " Hold the lift..." me chuchota ma payse en vitesse,
et elle tâtonnait dans le corridor à la recherche de la minute-
rie. La lumière, quoique bien faible, m'aveugla, habituée que
je l j 'étais déjà à me mouvoir dans l'obscurité.


" No noise... " m'avertit ma payse, et nous nous
sommes attaquées à sortir mon bagage, l'avons traîné puis empilé
à la porte de l'appartement de madame Jouve, sans faire plus de
bruit que des voleurs. Et, à propos de s voleurs, j'aurai bientôt
à en parler, mais attendons que vienne leur tour. ! .. . Quand mon
bagage fut rangé à notre goût, sans trop bloquer le passage,
j'appuyai le doigt sur la sonnette au-dessus d'une carte dont la
distinction me glaça: Madame Pierre-Jean Jouve.


Elle-même presque aussitôt , ouvrit, en robe de chambre,
les yeux lourds de sommeil et le reproche déjà à la bouche, quoique
poli.
— En voilà une heure pour arriver! Vous auriez au moins
pu m'avertir que vous seriez en retard, m'envoyer un câble...télé-
phoner...

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Les yeux soudain mieux ouverts, ce qu'elle vit alors
en tout premier lieu, ce ne fut pas mon fourre pauvre visage en si grande
quête de sympathie ni la bonne petite face ronde de ma payse
toute rouge encore du combat livré, rien en somme de ces deux
petites bonnes femmes et de leur héro ï que effort pour arriver
chez elle, mais la montagne de bagage entassée à la porte. Elle
en poussa un cri:
— Ce n'est pas rien qu'à vous... tout... tout... tout...
— Je viens pour un an, madame, osai-je lui répondre.
— Et vous pensez avoir besoin de tout... tout... cela...
pour une pauvre petite année !


J'eus envie de rétorquer qu'une année à Paris ne pouvait
pas être une " pauvre petite année..." mais je n'en eus pas le
temps.
— Toutes les mêmes, les Américaines avec vos tonnes de
bagages!

— Je suis Canadienne.
— - Toutes pareilles, continua-t-elle, avec vos énormes
malles garde-robe. Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un
appartement parisien. Nous ne sommes pas au large ici comme dans
votre Canada.


Ma malle était pourtant du modèle le plus compact que
j'avais pu trouver chez Eaton à Winnipeg, et d'ailleurs expressé-
ment conçu [illis.] e , selon la réclame, pour aller à Paris, puisqu'elle
demandait: " Are you going abroad ? ..." et répondait: " Take
me with you
..." promettant de se faire petite, rangée à plat
sous le lit, ou debout dans un coin de la chambre à y faire

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office de garde-robe la moins encombrante possible avec son com-
partiment à cintres pour les costumes et ses tiroirs à souliers
et à linge de dessous. Mes amies les plus chères s'étaient
mises
avec moi pour en défrayer l'achat. J'y avais rangé mes
effets les plus précieux
. Et si je lui avais déjà été attachée
au départ, que dire de mon sentiment à son égard , maintenant que
nous avions franchi ensemble de si dures traverses. Je regardais
avec appréhension madame Jouve la regarder sans aménité.
— Écoutez , mon petit, chuchota-t-elle, car, pour ne pas
réveiller les gens d'à côté, toute cette conversation de reproches
et de faibles excuses se poursuivait à voix basse, les valises,
nous allons essayer de les caser pour cette nuit du moins dans
l'appartement, encore que je ne voi[illis.] e pas comment elles vont
entrer dans votre chambre, mais pour ce qui est de la malle...


Sa voix, distinguée à l'extrême, n'en était pas moins
inflexible.
— ...elle doit descendre dès ce soir au sous-sol.


Nous l'avons rembarquée, à trois cette fois, madame Jouve
gênant toutefois plus qu'elle n'aidait à cause de sa flottante
robe de chambre au tissu laineux qui allait se prendre dans les
mailles de la grille. Nous sommes descendues dans les entrailles
de la terre. L'électricité ne donnait plus que de pâles petits
feux espacés au long d'un étroit couloir de terre battue qui se
perdait dans une obscurité profonde, car apparemment la lumière
était dispensée , ici comme en haut, par minces tranches. Sur
le côté se trouvaient, à la suite, de petites cages de rangement
grillagées qui, dans l'atmosphère lourde, évoquaient l'idée de

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cachots. Nous allions en roulant ma malle sur elle-même, et
j'éprouvais le sentiment, à peine arrivée, d'être déjà plongée
vivante dans une de ces histoires du Paris ténébreux que j'avais
lue s autrefois , à ce qu'il me semblait , avec tout tant de plaisir , alors
que j'étais saine et sauve. Je le dis à madame Jouve qui prit le
parti de me gronder amicalement, me reprochant d'avoir trop
d'imagination et de la laisser galoper. Nous étions tout bonne-
ment, selon elle, dans un sûr et propre sous-sol, très accessible.
Elle devenait gentille à sa manière Elle me prédisait que
j'allais bientôt trouver mille fois plus commode d'avoir ma
malle en bas, où je pourrais à tout instant, sans déranger, venir
chercher ce qu'il me fallait, plutôt que dans ma chambre très
petite en vérité - et comme je tomberais d'accord avec elle
quand je verrais la chambre !


Nous avons abouti à une cage dont le numéro au-dessus
d'une porte de grillage correspondait à celui de l'appartement
de madame Jouve. Elle joua un moment avec le cadenas et remarque a :
— Tiens! On dirait qu'il a été forcé. Il faudra voir à
le changer demain sans faute.


Remarque qui aurait dû me mettre en état d'alerte mais,
tout à coup, comme il m'est arrivé bien souvent dans ma vie , au
milieu de difficultés sur lesquelles je n'ai pas de prise, je
n'étais plus qu'à moitié présente, une part de moi vagabondant
dans des réminiscences de lectures que cette descente au sous-sol
de Paris avait éveillées en moi. Ainsi, au cours d'événements
absurdes ou me dépassant, j'ai souvent trouvé refuge dans des
souvenirs laissées par des livres et qui me paraissent plus confortable s

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que la réalité où je suis empêtrée.


Au moment de m'en éloigner, je jetai pourtant un regard
[illis.] noire navré vers ma malle
. Elle faisait bien seule, debout au milieu
du cachot. J'eus un pressentiment que je pourrais bien ne jamais
la revoir. Mais il fut emporté par la nouvelle difficulté à
laquelle nous eûmes à faire face, l'électricité nous manquant
dans les entrailles de Paris. Par bonheur, madame Jouve avait
un briquet dans une poche de son e m n combrante robe de chambre.
A la courte flamme, nous tenant toutes trois, je ne sais pourquoi,
par le bras, à la manière de rescapés, nous avons refait surface.


Au rez-de-chaussé, nous avons laissé filer ma copine
en grande hâte. C'était bien juste maintenant si elle allait
attraper le dernier autobus pour son quartier lointain. La chère
enfant me lança à la volée qu'elle passerait me prendre à la
première heure pour nous présenter au commissariat de police.
En route, nous aurions à me faire photographier de face, de
profil, les oreilles découvertes, et il ne faudrait pas oublier
de me munir d'un certificat de domicile. Si nous avions le temps,
nous passerions à l'Ambassade signer le registre des ressortissants...
" And bye until to morrow..."


Enfin, j'étais saine et sauve dans l'appartement au
sixième. Madame Jouve , m'ayant fait asseoir " un moment " , prit
enfin le temps de me regarder et devint presque maternelle.
— Mon pauvre petit, vous avez l'air tout chaviré. Vous
prendrez bien quelque chose pour vous remonter ?


Je pense alors avoir rêvé d'un bon chocolat fumant

Image si je n'avais pas été plongée dans ce qui m'apparaissait ê ê tre le rêve d'avoir enfin abouti à Paris.


comme maman m'en apportait une grande tasse bien pleine quand
elle aussi, au terme d'une journée qui m'avait été pénible,
me trouvait petite mine. J'acquiesçai en ébauchant, j'imagine,
un sourire , au souvenir du riche, onctueux et odorant chocolat
auquel j'avais droit en rentrant d'une de nos soirées de tournée
dans les petits villages du Manitoba, ou même seulement en ville.
Et je devais continuer à sourire faiblement, car, derrière ce
souvenir, s'en levait tout un train, que je n'aurais jamais
découvert s si aimables , ni même que je les possédais, sinon si [je n'étais] par- [illis.] si je n'avais pas été plongé é e dans le rêve que je faisais d'avo[ir] enfin abouti à Paris
venue dans cette espèce de rêve où j'étais^ [p][illis.] pas été [illis.] que je [illis.] que j'avais enfin
enfin abouti à Paris.

— Je vous fais une citronnade, dit madame Jouve.


Or une citronna a de, à la veille de me coucher, ne m'a
jamais rien valu, m'obligeant à me relever tous les quarts d'heure.
Mais je n'avais plus de force pour refuser. Madame Jouve alla
dans la cuisine presser un citron. Elle m'apporta un breuvage
amer, à peine adouci par un peu de sucre, que je bus en me
retenant tout juste de grincer des dents.
— Allons, venez vous coucher !


Elle me conduisit, au bout d'un corridor, à une porte
qu'elle ouvrit avec précaution sur une chambre qu'éclairait
quelque peu l' indirecte la lumière de la jeune lune que j'avais
vue se lever au-dessus des fortifications. ( Je ne sais toujours
pas pourquoi ne me quittait pas cette idée de fortification s ,
entretenue peut-être par le sentiment de m'être si loin fourvoyée
de ma vie que je serais à jamais empêchée de la retrouver. )
J'entrai à l'aveuglette dans la petite chambre inconnue.

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— Prenez le lit à droite, me guida madame Jouve. Si vous
le pouvez, n'allumez pas pour ne pas réveiller votre compagne
de chambre qui doit se lever tôt.


Je trouvai le courage de rappeler à madame Jouve:
— Mais je vous j' ai bien précisé dans ma lettre que je
tenais à une chambre seule.

— Et vous l'aurez, mon petit. J'ai été prise de court
à cause d'une Suédoise qui m'est arrivée à l'avance.


Elle referma la porte.


A tâtons, je trouvai la tête du lit, déposai mes vête-
ments autour de moi sur ce qui pouvait être une chaise, une ta-
ble de nuit, je ne savais trop, puis m'étendis, mes nerfs commen-
çant malgré tout à se dénouer. Mais à peine avais-je glissé vers
un peu de calme que les effets du citron se firent sentir. Je
ressortis du lit, trouvai mon chemin jusqu'à la porte, l'ouvrit,
la refermai sans bruit, suivit un couloir et parvint, en me
guidant par une sorte d'instinct, au petit endroit où je n'allu-
mai pas plus qu'ailleurs, identifiant toutes choses au toucher
seulement. Et tout se passa dans le plus parfait silence. Jusqu'au
moment où, ayant repéré et solidement attrapé la chaîne de la
chasse d'eau, je donnai un bon coup. Et ce fut comme si j'avais
ouvert les barrages à une tumultueuse cataracte. Au grand jour
seulement, quand je découvris le réservoir fixé presque au
plafond, déversant son eau en chute abondante de trois mètres
de haut, ai-je j'ai compris comment j'avais pu déclencher un tel
vacarme. [illis.]

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Je revins sur mes pas, me replongeai dans ce que je re-
connus, du bout des doigts, être mon lit, entendis du lit voisin
une sorte de grognement dont je ne sus s'il provenait de la mau-
vaise humeur ou d'un rêve contrarié. J'allais m'assoupir. Mais
le citron pressé n'en avait pas fini avec moi. Il semblait
même attendu attendre ttendre que je fusse
de retour dans mon lit pour exercer
son plein effet. Je retournai par un chemin inconnu à travers
l'appartement inconnu. J'en revins. J'y retournai. À ce
que je devais apprendre bientôt, on entendit deux fois encore
à travers l'appartement l'immense bruit de cataracte. Je reve-
nais sur la pointe des pieds alors que retentissait pourtant
bien assez fort pour couvrir le bruit de mes pas l'impressionnant
glou glou du réservoir se remplissant presque aussi bruyamment
qu'il se vidait. Qu'est-ce qui me poussait, à renfort de tant
d'eau d' à à en chasser une si petite quantité ? La peur sans
doute de ne pas me conformer aux usages de Paris et à ses
gens civilisés, alors que je faisais tout le contraire.


D'épuisement, je finis par m'endormir. Mais sans
trouver de repos. Dans mon rêve, je traversais Paris, ma malle
sur le dos, devenue un de ces portefaix, pauvres bougr[i] e s de jadis,
dont une image était sans doute remontée du vieux fonds de mes
anciennes lectures. Puis, en trébuchant sur les pavés du Roi,
je courais pour échapper à des truands lâchés à mes trousses.
Enfin, j'étais Jean Valjean engagé dans les égo û ts de Paris,
et, cramponnée à ma malle, je filais sur des eaux nauséabondes.
La chasse d'eau, le sous-sol de chez madame Jouve, des réminiscences
de livres de mon enfances se mêlaient pour me fabriquer un des

Image


rêves les plus imagés que j'ai jamais rêvé s s . Soudain, il me pro-
jeta en plein bal musette avec ma malle que je m'efforçais,
entre mes bras, de faire valser au son d'une entraînante musique.
J'ouvris les yeux. Il faisait grand jour. A deux pas de moi
il y avait un piano prenant bien les deux tiers de la chambre. Ma
compagne, son lit déjà fait, elle-même lavée, peignée, habillée, à
son piano y allait à tour de bras.
— Bonjour, vous, la Canadienne ! lança-t-elle à travers
accords et arpèges.


Sans s'excuser le moindrement du monde de m'avoir si
brusquement réveillée, elle s'en prit plutôt à moi, quoique
gentiment, de l'avoir empêchée de dormir avec mes allées et
venues et " cette infernale chasse d'eau que vous avez passé votre
temps à tirer comme si vous vouliez déverser toute l'eau de la
Seine... Etes-vous prise toutes les nuits de pareille bougeotte? » »
me demanda-t-elle et elle elle m'avertit que, pour sa part, elle aimait se
coucher tôt afin de se lever également tôt et se mettre, fraîche
et dispose, à son piano, y travailler ses pièces d'entrée au
Conservatoire.


Ainsi commença ma vie auprès de Charlotte, jeune musi-
cienne d'Alsace, tenant à son piano huit heures par jour , et que
je devais pourtant venir à regretter lorsque madame Jouve, cédant
à mes demandes réitérées, me casa seule dans un réduit à l'autre
bout de l'appartement.


Pour le moment, j'aurais tout donné pour une heure en-
core de sommeil, mais Charlotte avait entamé une marche triomphale.
Elle jouait bien, la bougresse. ! A moitié morts, mes nerfs tentaient

Image


de vibrer à sa musique. Du reste, ma payse arrivait justement et
je l'entendis, haussant la voix , par-dessus la musique, s'in-
former dès l'entrée:
— Comment, Gabrielle n'est pas encore debout et prête?
Nous avons beaucoup à faire aujourd'hui.


A ma surprise, au cours d'une pause que fit Charlotte,
j'entendis madame Jouve se porter à ma défense.
— Laissez tout de même cette enfant reprendre ses esprits.
Et d'abord vous allez la laisser déjeuner en paix.


Je parus, à peine réveillée, dans la salle à manger.
Mon couvert était resté mis, le seul maintenant, à une longue
table ovale au centre de laquelle un délicat bouquet attirait
aussitôt le regard.
— Qu'est-ce ? demandai-je, ne connaissant pas ces fleurs.
— Des anémones, mon petit, fit madame Jouve apparemment
contente de ma question.


Habillée de noir qu'agrémentait seul un liséré blanc [?]
haut sur le cou, son chignon impeccable, je vous aurais défié
de reconnaître en elle la dame en savates du sous-sol.
— Marie, lança-t-elle vers la cuisine, le petit déjeu-
ner de mademoiselle. !
Et bien chaud, hein!


Je pris le bol fumant, moitié café odorant, moitié
lait bouilli et lui trouvai un goût exquis. J'imitai ensuite
ma payse à qui madame Jouve avait aussi fait servir du café,
trempant comme elle dans ma tasse un croissant sortant du four.
C'était délicieux. Un soleil chaleureux , entrait à flot s par la
fenêtre où j'avais vu la lune se lever comme au-dessus de

Image

mâchicoulis. Les anémones, que j'ai tant aimées depuis, ne
cessaient de m'attirer et j'avais à tout instant l'envie de les
toucher. En dépit de ce que j'avais la gorge brûlante et sans
doute un commencement de rhume, je me sentais timidement prendre
pied à Paris, ce matin, telle une plante malme n née que l'on re-
couvre de terreau protecteur. Je me serais volontiers attardée
à cette table, sans encore savoir pourtant que c'est l'heure
pour ainsi dire la plus douce à Paris, une halte de paix, de
sérénité, de rêverie presque, aménagée au tout début de la
journée avant qu'on ne se soit jeté dans la folle précipitation.
Bien des fois elle devait me reprendre le coeur, me le remettre
d'aplomb alors que je pensais ne plus pouvoir tenir à Paris.
Mais elle semblait toujours aussi contre-nature en cette ville
harcelante et ne pouvait jamais durer plus qu'un bref moment,
le temps de se demander s'il avait eu lieu ou si on l'avait
espéré
. A peine avais-je, à l'exemple de ma payse, dévotement
ramassé les miettes de mon croissant sur la nappe, qu'elle me
pressait :
— Allons ! . on file au comissariat.


La pauvre enfant ne pouvait faire autrement que de me
presser, elle-même pressée par sa bourgeoise qui lui accordait
peu de répit, la voulant à toute heure chez elle à parler en
anglais aux enfants en retour des repas et du toit gîte assurés.


Et me voilà, tout juste sortie du cauchemar de la nuit,
courant, trébuchant à travers Paris à la suite de ma copine qui,
lui restait-il assez de souffle pour faire en cours de route mon
éducation, n'en perdait pas l'occasion:[flèche]

Image

" Regarde , tu vois : aux arrêts d'autobus, si tu n'as pas envie
de te voir laissée en arrière toute la journée, pousse ce levier,
prend s de la machine un ticket de préséance - C'est comme au temps
de Frontenac et de Monseigneur de Laval. Et tantôt, quand le
contrôleur va gueuler: " Numéro ! Numéro ! » et que tous les gens
vont gueuler ensemble, toi aussi gueule ton numéro. Il n'y
aura que les vétérans et les femmes enceintes à passer avant toi,
mais attention, j'en ai vu tricher... Monte ! C'est notre tour...
Tiens, regarde ! C'est le célèbre Café du D ô me o ù s'assemblent
les beaux esprits. Madame Jouve ne s'en doute pas, mais sa pré-
cieuse Suédoise trop belle sur qui ses parents à Oslo l'ont priée
de veiller étroitement, elle qui t'a pris ta chambre, passe des
soirées entières ici avec des hommes inconnus... On descend ici...
Attention !... Malheureuse ! On ne traverse les rues à Paris
qu'aux passages cloutés. Autrement, si tu te fais écraser, c'est
quand même toi qui a s tort... As-tu aperçu la tour E i ffel ? C'est
monstrueusement beau comme ils disent... Ici , le métro ! On descend. !
Regarde ! C'est la maquette ! Supposons que tu ne saches pas faire
la correspondance entre, disons , la Porte des Lilas et P a ssy,
tu presses ce bouton. Tu vois ! Un réseau de points s'allume
pour t'indiquer ton chemin. C'est facile. On est à Paris.
Tout y ^ est clair inflexiblement. " Et elle ajouta ce que je ne devais cesser d'entendre tomber de toutes les bouches: " Il n'y a pas
à se tromper." Et j'eus de quoi me débattre en rêve au cours
de bien des nuits encore.

Image II


Après deux journées, sur terre ou sous terre, à courir,
voler, rouler et tousser — car mon rhume s'était déclaré —
ma payse ne perdant toujours pas l'occasion de m'instruire:
" La Sainte-Chapelle ! Non, elle est déjà en arrière... Ce qu'il
y a de plus raffiné au monde... Notre-Dame , à droite !... Tiens !
en face, l'Arc de Triomphe !... Là-bas, le dôme des Invalides !
Non, tu regardes du mauvais côté... Le vilain Napoléon y a son
tombeau en porphyre. O A great shame ! Such un monstre !... Si
on descendait une minute au Louvre ! Le temps de jeter un coup
d'oeil à la Victoire de Samothrace. .. Isn't it wonderful ? Ç a n'a X
pas de tête, et c'est plus éloquent qu'aucune tête... Come on...
C'est notre autobus qui part... Saute !... " voici que tout à
coup mon brave petit guide s'arrêta net et me proposa:
— J'ai mis un bourguignon au feu ce matin de bonne heure.
Il doit être cuit. Ç a te plairait de venir le manger avec moi ?
Mais je t'avertis : il y a six étages à monter à pied. Ce n'est
plus les splendeurs de l t a pension-tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux.


Elle aurait dit deux cents étages que j'aurais été
tout aussi prête à la suivre tellement me comblait son invitation
de à manger
en paix, juste , nous deux, dans ce qu'elle appelait
son"trou à Paris " et dont j'escomptais je ne sais quel repos
que presque seuls, en vérité, ont pu me donner les endroits
humbles. J'étais pourtant loin de pressentir l'infini attrait
qu'il allait exercer sur moi, qui me sentait s comme privée depuis des siècles
de méditation, de silence, des ses longs tête-à-tête rêveurs
avec moi-même sans lesquels je n'ai jamais su vivre bien
longtemps.

Image


Je lui pris le bras. Elle me sourit. Nous avons cessé
de courir. Nous sommes redevenues deux petites Canadiennes
un peu lentes à former nos décisions et à les reconnaître. Nous
fûmes rendues à nous-mêmes, désireuses de nous retrouver comme
chez-nous, et cela, j'avais à l'apprendre, Paris pouvait aussi
le dispenser.


Sans plus de hâte, nous marchions. Le crépuscule venant,
nous avons atteint une étroite petite rue sombre bordée d'an-
ciennes maisons hautes et graves. Elle devait se trouver proche
de la Seine, car je me rappelle avoir entendu, en accompagne-
ment à nos pas, un léger clapotis, peut-être même avoir perçu,
à un coin de rue, une vague étendue d'eau vert sombre, un
peu sale et mélancolique, une eau comme un vieux visage
reflétant une longue, longue histoire. Ah, que j'ai aimé
Paris chaque fois qu'il m'a montré le contraire de ce que l'on
appelle le Paris gai, le Paris léger. !


En cours de route, nous avions pris, ici, un pain comme
je n'en avais jamais vu d'aussi long et mince , là, un e scarole toute
couverte de grosses gouttes d'eau froide, ailleurs une bouteille
de rouge pour fêter mon arrivée, enfin un fromage si à point
que pour ne pas l'écraser je le portais dans ma paume ouverte
d'où il coulait dans ma manche. Nous avions acheté aussi un
petit bouquet de pâquerettes, les premières également de ma
vie, et je n'arrêtais pas, en contemplant leur minuscule vi-
sage si parfait, de me dire : " Ainsi sont donc les pâque-
rettes !..." Et j'éprouvais presque autant de joie de connaî-
tre enfin ces fleurs que d'avoir rencontré une amie sûre.

Image

En souvenir de cette émotion, j'ai longtemps cherché, des
années après, à faire pousser des pâquerettes dans mon petit
jardin de Charlevoix, en ramenant de nombreux sachets de grai-
nes à chacun de mes voyages en France. Elles ont fleuri, en
un ravissant tapis ras, de toutes couleurs, au pied d'un vieux
pommier crochu, mais finissant toutes [illis.] ont toutes fini par mourir en peu de
temps dans ce pays qui n'était pas fait pour elles. Et j'ai
cessé de vouloir à tout prix faire voir leur délicat visage
au grand ciel étonné de par chez nous.


Avant de nous attaquer à monter chez elle, ma payse
me demanda si je me croyais capable de lui donner un coup de
main pour le bois que nous avions aussi à prendre avec nous.


Nous sommes passées par une courette obscure où était
empilé , en plusieurs tas , du bois à brûler. Ma payse trouva le
sien. Nous nous sommes chargées chacune d'une assez bonne
brassée. Avec les bouteilles, le pain et la salade qui dépas-
saient de nos poches, du bois jusqu'au menton, le petit bou-
quet de pâquerettes éclairant l'escalier, nous montions en
spirale au coeur de la grande vieille maison. L'usure des mar-
ches, des marques au mur, du graffiti, témoignaient du passa-
ge de milliers de pèlerins en route comme nous , au bout des
peines, vers la quiétude , du petit coin à soi. Je ne sentais
plus mon rhume, la fatigue, l'angoisse. Mon coeur s'allégeait
doucement, comme il m'arrivait alors, quand j'allais, sans le
savoir, vers un moment heureux de la vie.

Au faîte, tenant une partie de ses paquets entre ses
dents, ma payse sortit de sa poche une clé massive. Elle la

Image

glissa dans la serrure d'une porte sombre se distinguant à
peine du palier noyé dans la pénombre. Une petite chambre dès
le premier regard se révéla à moi, dans tous ses détails , , telle
que je la possède encore aujourd'hui ,
avec son lit-divan tassé
contre le mur, des livres partout, une table ronde sous un
tapis tombant jusqu'au plancher, sur laquelle étaient dispo-
sés nos deux couverts, et, au centre, un vrai petit poêle qui
me prit instantanément le coeur, tellement, même éteint, il
évoquait une bonne compagnie pour les heures grises. C'est
d'ailleurs en le voyant que je pris sans doute la mesure de
ce qu'avait dû être mon tourment d'ennui depuis que j'avais
quitté mon pays, car j'allai aussitôt vers le petit poêle
le toucher comme on touche un être vivant.


Le charme du lieu ne tenait pourtant à rien , au fond ,
de particulier, mais plutôt à ce que la chambre, petite comme
elle était, prenait jour sur le ciel par une large découpure
à même le toit. Elle se trouvait pour ainsi dire dans le ciel
lui-même, baignée de sa douce lumière paisible, de minute en
minute s'adoucissant encore avec le jour qui s'en allait. Jamais
encore je n'avais vu une chambre ouverte ainsi qu' au ciel
. J'y
étais entrée comme dans un rêve. Le rêve que j'ai fait toute
ma vie d'un refuge contre la méchanceté des êtres, contre
moi-même et les autres... et le surprenant est que je l'aie
tant de fois trouvé... pour un instant. ! Le miracle était que
cette fois je l a l e trouvais en plein Paris, conciliant mes
désirs impossible s de la solitude et de l'ardente solidarité.
Toute la beauté de la petite chambre dut se peindre sur mon

Image

visage car ma payse, assise par terre à souffler sur un tison
sans sous les cendres, suspendit ses efforts, posa sur moi un re-
gard étonné :
— Qu'est-ce que tu as ? You look bewitched.


Ce que j'avais ! Eh bien ! le coeur comblé et cependant
tranquille, le sentiment d'être à ma place là où j'étais,
un incoyable bien-être, toutes choses que je n'ai goûtées
évidemment qu'en passant comme tout le monde, mais non, mieux que
plusieurs, car au fond peu ont jamais eu idée de ce qu'est
ce bonheur dont je tente de parler, inexplicable et cependant
si réel. En ce temps-là, je croyais qu'il venait de l'exté-
rieur, tenait aux lieux même s où il se produisait. Je pensais que
l'on pouvait se l'approprier en s'appropriant les lieux où il
apparaissait, en y restant ou en tâchant de les emporter avec soi
— une impossible aventure ! Aussi ma payse rit-elle de bon
coeur quand je lui avouai que je désirais sa chambre au point
de l'échanger contre ma pension tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux;
ou alors de nous mettre en chasse pour m'en trouver une en
tout point semblable. Et alors, me sembla-t-il, j'aurais le
coeur en paix pour le reste de mes jours.


Ayant ranimé le feu, et maintenant occupée à préparer
la salade, ma payse me peignit à sa manière cette paix que
je croyais être sur le point de saisir :
— T'es tout juste arrivée en haut, chargée à toi seule
de ce que nous avons apporté à deux, que tu dois descendre
chercher l'huile pour la lampe. Bon, te voilà remontée, mais
t'as oublié de prendre ton courrier en passant. Redescends

Image

donc ! Cette fois t'es pas tout à fait remontée au sixième
que tu redescends la moitié du chemin pour entendre ce que
glapit ta concierge d'en bas. Finalement, tu retournes jusqu'en
bas parce qu'elle a un pli recommandé pour toi. Ensuite, tu
redescends au quatrième chercher de l'eau. Tu y retournes
jeter l'eau sale. Tu y retournes encore, tôt ou tard, pour les
w.c. Il est près de dix heures souvent quand tu peux enfin
ouvrir tes livres et te mettre à tes cours du lendemain.
Tu dors à moitié sur tes notes, comme tu dormiras à la
Sorbonne pendant que ton auguste professeur distille ra sa
science en petites phrases monotones.


Je l'écoutais, émue par cette vaillance qu'elle me ré-
vélait en riant comme d'un trait ridicule de son caractère,
et , bien que je fusse à même de saisir maintenant le côté
si difficile de sa vie à Paris, je ne l'enviai pas moins fréné-
tiquement.


Nous nous sommes mises à table juste en-dessous de la
grande ouverture découpée dans le toit. Ainsi avions-nous l'air,
comme dans quelque peinture surréaliste, d'être attablées au
milieu du ciel. Plus tard, comme nous achevions de souper, à
une dernière lueur du crépuscule que déversait sur nous le
toit ouvert, elle convint que, les corvées accomplies, sa
petite chambre " dans les airs " s'imprégnait d'une mystéri-
euse paix qui pouvait donner à penser qu'elle était captu-
rée ici pour toujours. Elle me dit alors avoir pour moi une
surprise. Elle me fit monter sur une chaise à côté d'elle
et souleva la tabatière. Toutes deux, la tête hors de la maison,

Image

nous avons pu voir Paris s'étalant de tous côtés à perte de
vue, un grand monstre comme assoupi , doux et aimable mainte-
nant qu'il s'était un peu calmé et que de toute façon rien
de sa hâte, de son énervement et de son agitation ne pouvait
nous arriver jusqu'ici. Je suis restée longtemps sur la poin-
te des pieds, grimpée sur une chaise, à contempler la ville
comme une enfant des bois, sur une branche, scrute de lointains
paysages
. Et je me demande encore si j'ai jamais eu, même du
haut de Notre-Dame, une vue plus enscorcelante de Paris.


Ma payse, avec ménagements, me ramena à la réalité
en me rappelant que le temps avait passé vite , et que si nous
ne partions pas bientôt nous nous heurterions à une porte
verrouillée chez madame Jouve. Je poussai un soupir en m'arra-
chant littéralement au ciel.


Elle-même, me disait ma payse, allait être reprise tôt
le lendemain par ses cours et ses courses entre la Sorbonne
et chez sa bourgeoise afin d'y être à l'heure du repas pour
faire dire aux enfants: "Pass me the salt if you please... "
..."Thank you so very much..." Et peut-être pour les garder,
le soir, si l s a bourgeoise décidait d'aller au théâtre, ce qui
n'avait pas été prévu dans l'accord, mais de toute façon il
n'était presque jamais respecté , quand on vivait au pair.


Je voyais de mieux en mieux combien dure était sa vie
à l'étranger et percevais avec gêne le don incalculable qu'elle
m'avait fait en m'accordant tout ce temps pris sans doute sur
de rares loisirs et qu'elle aurait à payer cher.


L'idée qu'elle me raccompagnerait ce soir encore dans le Paris

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nocturne , qui me faisait peur, me réconfortait. Pourtant déjà
tellement endettée envers elle, je craignis d'abuser et l'assurai
que je pensais pouvoir me débrouiller et rentrer seule.


Elle éclata de rire.
— Jamais de la vie ! Distraite comme tu es, tu serais
bien capable d'aboutir à Lavielette La Villette Villette ... et je fus malgré tout
soulagée à la pensée que je ne serais pas encore lâchée toute
seule ce soir dans Paris.


Sur le seuil, je me retournai pour embrasser d'un der-
nier regard la petite chambre que nous laissions un peu en
désordre. Qu'est-ce qui m'y retenait ? Non plus mon fou désir
de m'y terrer. Je le savais maintenant irréalisable. C'était
plutôt un commandement, mais venu d'en avant, des années non
encore vécues, m'enjoignant de prendre de cette petite chambre
ce qui importait, pour le jour où je pourrais en faire usage.
Depuis quelque temps, depuis la Petite-Poule-d'Eau , peut-être,
ou même avant, je recevais de plus en plus le bizarre comman-
dement, tout en disant adieu aux lieux et aux choses, d'en
retenir aussi le plus possible pour emporter en quelque sorte
avec moi ce que je devais quitter. Et je fus bien longue à
comprendre vers quoi tendaient ces obscurs avertissements.


Nous avons dévalé en vitesse les étages, couru par les
rues silencieuses qui nous renvoyaient à l'écho étrange de nos
pas , tout à coup devenus ceux de poursuivants, sauté dans un
autobus en marche. Au cours des semaines, des mois suivants,
j'eus bien peu souvent l'occasion d'accueillir en moi l'image
de la petite chambre à ras les hauts toits de Paris. Elle me

Image


venait à l'esprit à la manière de ces fragiles et douces connais-
sances dont on se dit pourtant qu'il vaudrait la peine de les
cultiver, puis, ne me trouvant pas disponible, s'en retournait.
Je finis par la perdre de vue. J'en vins, je crois bien, à
n'en avoir même plus de souvenirs conscients.


Alors, comment se fait-il que, vingt ans plus tard, elle
ressuscita en moi exactement telle que je l'avais retenue
dans ce dernier regard, du seuil, avec sa salamandre verte,
basse sur pattes, sa table ronde encombrée des restes de notre
repas et la douce lueur de crépuscule qui l'inondait ? Et ce
serait pour y amener, au terme de sa longue errance, Pierre
de La Montagne secrète . Là où j'avais aspiré à mon propre
apaisement, je conduirais cette âme épuisée pour ses derniers
tourments, ses derniers élans de vivre. Ou peut-être pour l'illu-
sion d'apercevoir par la découpure du toit, tel qu'il u l ui appa-
raissait , naguère , de sa cabane de trappeur, le grand [cul] ciel
canadien si souvent, là-haut, de couleur crépusculaire.

Image III


Bientôt , madame Jouve elle-même mit la main à la pâte,
prenant en quelque sorte à coeur mon initiation à la vie pari-
sienne. Elle ne faisait pas que nous héberger. Elle nous gui-
dait, nous conseillait, donnait aux unes des leçons de français,
à d'autres enseignait les bonnes manières, surveillait discrè-
tement/ les sorties des plus jeunes, en rendant peut-être compte
aux parents et, dans l'ensemble, à ce qu'il me paraît encore,
veillait sur nous avec des sentiments qui pour ne pas être
démonstratifs , n'en étaient pas moins dévoués et sincères.
Après une semaine ou deux de course folle dans Paris, assom-
mée par trop de nouveau, je m'étais enfouie dans ma chambre,
comme il est bien dans mon caractère quand je perds pied s , et
je n'en bougeais plus. Inquiète de me voir maintenant mener
une vie d'he e rmite, madame Jouve me relança un soir, un livre
à la main.
— Mon petit, puisque , une fois à Paris, la ville la plus
excitante du monde, vous avez pris le parti de vous terrer,
ce qui est bien votre affaire, lisez du moins. Tiens, ce livre !
Tout Paris en parle. Tout Paris en raffole.


On me donnerait aujourd'hui à lire le Grand Meaulnes
pour la première fois de ma vie que j'en serais peut-être[?]
aussi extasiée. Mais il faut croire que j'étais alors moi-même
trop le Grande Meaulnes , moi-même
pour prendre goût à cette mélancolique
histoire de fuite dans le rêve. J' Je m' échappais ^ moi auss i par cette
seule porte qu'on a contre la vie , mais dans ma sauvagerie à
moi, vers les rivages de la Petite-Poule-d'Eau. Là, tout me
paraissait maintenant avoir été d'une paix, d'une harmonie inef-

Image


fables. Je ne lisais qu'à moitié attentive à un dépaysement
qui me paraissait peu de chose à côté du mien. Je feignais
l'enthousiame quand les rep[illis.] a s nous réunissaient à table, une
douzaine de jeunes filles de presque autant de nationalités, et
que nous en parlions ensemble. Mais madame Jouve avait une
manière de questionner qui nous démasquait rapidement. Elle
fut presque outrée qu'une jeune Canadienne, tout juste débar-
quée de sa province natale, osât se montrer tiède à l'endroit
d'un roman que tout Paris adorait.


Elle fut encore plus scandalisée le soir où elle nous
entraîna, une partie de la bande, à une représentation de
l' Electre de Gira n u doux, de m'entendre m'en plaindre. De la
rue Deschambault à l'Athénée, l'écart était-il trop grand,
étais-je vraiment perdue ici du au point de v ne plus entendre
résonner à mes oreilles la voix des autres, ou bien la pièce
était-elle d'un 'un mécanisme me trop p [s]avant, ennuyeux, [s]avant, ennuyeux, je ne le saurai jamais , car depuis lors je n'ai
guère été tentée d'approcher Gira[n] u doux. Ce que je mis plus
de temps à avouer , c'est que le grand Jouvet lui-même me ta-
pait sur les nerfs avec son débit sec, ses petits bouts de
phrase s s qui tombaient toutes à plat, ses tics et ce qui me
parut des grimaces. En passant par Londres j'avais eu le temps
d'aller au Old Vic et aussi dans un petit théâtre de Shaftesburg y
s S treet, dont j'ai oublié le nom, et j'avais vu là un jeu
sobre, retenu, on pourrait dire anti-théâtral, une manière
discrète, tout e en ombres et demi-teintes, qui me semblait
à présent bien supérieure à ce que je voyais à Paris— où
j'allais pourtant découvrir aussi à la longue ce genre de thé-

Image


âtre tout proche presque du banal, et si prenant.


De moi-même, lorsque enfin je trouvai le courage de
sortir de ma chambre, je courus au t T héâtre Français. Chez nous,
on l'avait toujours appelé la c C omédie Française, et on l'avait
en telle vénération qu'on levait des yeux extasiés sur quicon-
que avait franchi le seuil du vieux théâtre. Je crois me sou-
venir que l'on connaissait le nombre exact, en notre milieu,
de ces êtres privilégiés, pouvant les citer un à un et même
rappeler la pièce que chacun avait vue . une seulement pour
chaque personne, ce qui donne à penser que peu de gens avaient
tenu à y retourner.


J'étais toute émotion quand je m'alignai à la suite
des gens qui attendaient au guichet des pièces places places à bon marché.
J'en avais oublié ma peur de Paris et la peur de mal faire
qu'il m'inspirait à chaque pas. Je devins communicative, ba-
varde, et appris à des gens à droite et à gauche que c'était
ma première visite au Théâtre Français. Les uns dirent poli-
ment: " Ah oui ! " D'autres s'informèrent d'où je venais, pa-
rurent s'intéresser à moi , et , en retour , je brillai d'une sorte
d'amitié spontanée envers eux. Je découvrais le fil de mys-
térieuse fraternité qui noue ces petits attroupements d'in-
connus aux portes des théâtres, ailleurs aussi quelquefois,
mais surtout aux abords des théâtres , et qui allait m'en appren-
dre tellement long sur les autres et aussi sur moi-même. [symbole]


Qu'est-ce que j'escomptais au juste ce soir-là pour
me mettre en tel état d'effervescence ? Evidemment, je ne le
sais plus. Pourtant je sais avoir reçu autant sinon plus que

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ce que j'en [illis.] je n' attendais de la petite église de Saint-Julien-le- X
Pauvre et de Notre-Dame, ces lieux qui vinrent d'abord à moi
à travers de grands écrivains, et c'est peut-être ainsi que
cela se pass a e pour tous.


Je m'assis dans une attente presque douloureuse. Le
rideau s'ouvrit. Je vais avouer une autre énormité, et c'est
que je ne me rappelle pas quelle fut ma première pièce au Théâ-
tre Français. Je me souviens d'autres pièces que j'y vis
et particulièrement, durant un autre séjour à Paris, d' Atha-
lie
avec Vera Korène, qui m'enchanta. Mais de cette première
soirée au Théâtre Français rien ne revit en moi sinon l'appa-
rition sur scène d'un gros petit acteur bedonnant prêtant sa
silhouette bouffon^ n e au jeune héros de la pièce. Il est tout
court, tout vieux, et semble avoir du mal à se traîner d'un
bout à l'autre du plateau. Par contre, il possède une voix à
faire trembler le vieil édifice, et il en joue de façon in-
variable, entonnant chaque alexandrin du plus bas qu'une voix
puisse descendre, pour monter, monter, de palier en palier,
jusqu'à une note aigu ë donnant l'impression qu'il vous la
lance du haut d'une tour. Monte... descend s ... Monte... des-
cend[illis.] . Le vieux petit acteur sur ses jambes flageolantes n'arrê-
tait pas de voyager de la voix. Ses phrases partaient d'une
sorte de souterrain grondant pour aboutir toutes à des coups
de clairon sur les remparts. Je ne pouvais vraiment suivre
la pièce , accaparée entièrement par le jeu du vieux jeune premier.
A Winnipeg, j'avais connu une dame française, ex- secrétaire sociétaire ,
se disait-elle, de la Comédie Française, bizarrement échouée

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parmi nous, et qui déclamait sur ce ton les fables toutes de
simplicité du bonhomme
Laf F ontaine.

La Fontaine.


Je tournai un timide sourire autour de moi en quête
de quelques sourires complices qui renforceraient mon impres-
sion d'être à un spectacle comique, mais ne vis que visages
graves et absorbés respectueux respectueux
. Mon Dieu, serais-je donc la seule au monde
à voir les choses telles que je le s voyais ! En ce cas, ma soli-
tude serait pire encore que je ne l' n' avais parfois cru l' entrevoir .
J'en perdis ma pauvre petite envie de rire qui d'ailleurs me
faisait peur depuis qu'elle avait dégénéré presque en hystérie
dans l'ascenseur.


Tout de même, quelques jours plus tard , pour me rassu-
rer ou perdre au plus tôt mes illusions,
je courus aussi voir
Cyrano
. J'en connaissais de grands bouts par coeur que j'avais
dû déclamer moi-même avec emphase, les trouvant peut-être alors
nobles et enlevants. Mais la vue de Cyrano, blessé à mort et,
des heures plus tard, toujours debout et discourant, son long
nez et son épée en avant, me laissa dans un grand malaise.
Si c'était ça le théâtre, me disais-je, jamais je n'y croirais.
C'était trop faux. Trop gros. Ou bien alors , c'était moi qui
je n'était s pas faite pour lui
. L'évidence peu à peu s'imposait
à moi. C"était de l'admettre qui était difficile. Car enfin,
si j'étais à Paris, c'était, ainsi que j'essayai de me le faire
accroire, pour y étudier l'art dramatique. Quelle autre raison
aurais-je pu avoir d'y rester?


Pour comble, madame Jouve, à qui je m'étais un peu
ouverte sur mes projets d'étude d'art dramatique, ne cessait de

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m'aiguillonner. " Ce n'est pas à traîner la patte dans Paris
que vous arriverez à grand-chose » , " me reprochait-elle. Sortie
enfin de ma chambre, je n'arrêtai s plus en effet de marcher
maintenant dans Paris, passant ainsi mon indécision et l'an-
goisse qui m'habitai en t. " Vous n'arriverez à rien de la sorte,
voyons, mon petit ! " En quoi elle se trompait, car ce n' c' est
jamais qu' [souvent] souvent en errant seule , solitaire dans des villes souvent
inconnues ,
que je suis le mieux arrivée —mais à quelque chose
d'autre que^ ce que je pensais chercher et qui fut presque toujours
meilleur.
— Tiens ! me dit-elle un jour, pourquoi n'iriez-vous
pas vous informer à l'Atelier ? On dit que Charles Dullin
prend des élèves et qu'il est tout à fait extraordinaire.


Prise à mon propre piège, je ne pouvais que m'exécuter
si je tenais à conserver un peu d'estime pour moi-même.


Est-ce elle, est-ce moi qui pris le [dans] [illis.] rendez-vous ? [?]
Arriva en tout cas l'après-midi redoutée où je me présentai
plus morte qui vive au théâtre d e Dullin. Il y avait répétition
de Volpone, d'après une l' ' adaptation , si je me souviens bien, de
Jules Romains. Sur la scène, au milieu de la poussière, [les] [illis.] des
cordages et toutes espèces de s voilures
qui l'encombr ai ent au
temps des répétitions , comme une sorte de navire, se trouvait
un lit à baldaquin. Ses rideaux fermés s'agitaient furieusement
comme sous l'effet d'une tempête , ou d'un combat livré à l'in-
térieur. Je ne connaissais pas la pièce. Je n'avais aucune idée
de ce qui pouvait tellement secouer ce lit. Un peu mal à l'aise

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tout de même, je regardais les rideaux se gonfler, s'élever
presque au plafond, retomber, tout morts et pantelants. De la
scène, quelqu'un me cria dans la pénombre de la salle:
— Vous avez affaire ?


Je murmurai une réponse apeurée.
— Avec qui ?
— Avec Monsieur Dullin.


Alors sortit du lit un homme de petite taille, bossu
à ce qu'il me sembla, plutôt laid, l'air sévère et qui m'exa-
mina sous de gros sourcils ébouriffés. Je n'ai jamais vu Charles
Dullin ailleurs. Je ne peux donc affirmer que ce soit lui ou
Volpone que j'ai rencontré face à face.


Il me parla, de la scène, sa voix venant vers moi
comme d'un monde incroyablement lointain et tout différent de
la vie.
— C'est vous, la jeune Canadienne qui a demandé à me voir. ?
D'où êtes-vous ? Avez-vous déjà fait du théâtre ?


Je pensai à nos innocentes tournées dans le crépuscule
des petits villages du Manitoba, revoyant surtou[r] t , je ne sais
pourquoi, les routes perdues, du côté d'A O tterburne. J'aurais
donné je ne sais quoi pour m'y retrouver à l'instant, cachée
de tous, telle que j'avais été avant qu'une sotte témérité
ne me pousse à approcher le grand Dullin, et dans quel but,
Dieu du ciel ! que je ne le comprenais même plus .
— Un peu, à Saint-Boniface, au Manitoba, ai-je murmuré ,
du fond de la salle vide qui donna à ma voix un timbre creux.


Quelqu'un a ri alors sur la scène, un des figurants

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sans doute. Il m'a semblé que c'était de moi ou peut-être de
mon accent. Ou encore de ce "Saint-Boniface, au Manitoba,"
qui avait pu sonner aux oreilles d'ici aussi drôlement que
Tomboucton en Mauritanie.
— Venez ! Montez par ici, me cria Dullin-Volpone. Vous
allez nous miner une petite histoire, selon votre invention,
pour montrer ce que vous savez faire. N'importe quoi ! A votre
goût. Allons, approchez !


La mort, les pires supplices certainement , à cette heure, me parurent
préférables , à cette heure,
à l'idée de monter sur la scène
y jouer la pantomime. J'avais la gorge nouée, plus une goutte
de salive dans la bouche, et n'osais cependant m'opposer au
vieux despote sur la scène qui, à ce qu'on m'apprit plus tard,
était le plus bienveillant des hommes. J'y serais peut-être
malgré tout montée. Mais alors, heureusement— ou malheureuse-
ment selon les vues du destin — le téléphone sonna en arrière
des décors. On cria: " Dullin ! C'est pour toi ! " A moi il
cria: " Un moment ! Je reviens. " Deux autres acteurs, sur la
scène, se trouvaient à me tourner le dos. Dans le lit il restait
apparemment quelqu'un, mais tranquille pour l'heure, une femme
à ce que je crus comprendre,
et qui disait
seulement, de temps à
autre: " Oh la la ! Oh la la ! " Je jetai un coup d'oeil en
arrière. Personne de ce côté pour me barrer la route. La porte
était même restée ouverte. L'embrasure découpait dans du sombre
un bout de rue tranquille, presque agreste, avec un platane
planté si près du théâtre qu'il y semblait à moitié entré.
Si ma mémoire a si bien retenu cet aperçu de la rue, ce doit être

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parce que j'eus une telle envie de m'y retrouver en liberté. Je
commençai à m'en aller à reculons avec mille précautions. Puis,
entendant Dullin-Volpone élever la voix: "Hé oui, c'est ça,
on se rappelle..." je pressai le pas. J'atteignis le seuil.
Je le franchis. En fait, il me faut en convenir, je pris la
fuite.


Je pense même avoir couru un bout de chemin comme si
j'étais en danger d'être rattrapée. Enfin, je me calmai. Mais
ce fut pour saisir que, si je l'avais échappé belle, je n'é-
chappais pas à mon jugement sur moi-même qui se fit cinglant.
Et maintenant c'était pour le fuir que je continuai à mar-
cher devant moi pendant des heures sans trop savoir où j'allais.
Quand madame Jouve, inquiète de me voir revenir si tard, me
demanda où j'avais bien pu errer, je ne sus le que dire . Le mon-
de avait été absent de moi comme je m'étais absentée de lui.
Cet état où je devais retomber assez souvent dans ma vie—alors
que l'on court pour se perdre ou se trouver , — devient si
intolérable qu'il finit, je suppose, par engourdir l'esprit,
en sorte que nous ne sommes plus qu'à demi conscients de ce qui
nous entoure.


C'est ainsi que je reviens de chez Dullin, ne soufflant
mot de mon aventure, à propos de laquelle , personne, à voir mon
visage, n'osa me questionner. Et moi-même pendant longtemps
essayai de me faire accroire qu'elle n'avait pas eu lieu.


Le lendemain, je repris mes courses, toujours au ha- sard,
sard, à travers Paris
. Il me fallait me rendre à l'évidence que

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je ne m'étais pas enfuie de l'Atelier uniquement par peur d'avoir
à monter sur scène pour jouer la pantomime. Quelque chose de
plus fort m'avait pour ainsi dire prise aux épaules et proje-
tée dehors comme pour échapper à un destin qui ne me convenait
pas... à une route qui ne pouvait être la mienne. Mais alors
que faisais-je à Paris, ? si le théâtre n'était pas ma voie?

Je marchais, je marchais. Je crois avoir alors découvert qu'une
certaine solitude s'accom m ode mieux d'être laissée à elle-même
qu'entourée de conseils et de consolation s . Dans la foule étran-
gère je disparaissais pour ainsi dire avec mon mal qui avait
affaire à ce que je devais accomplir dans la vie et dont je
ne savais plus du tout ce que c'était. Je traversais des quar-
tiers entiers de Paris avec le sentiment de n'avoir rien en-
tendu, rein vu, enfermée, au milieu de la densité humaine,
dans une sorte de vide que j'entretenais de mon mieux, car
ouvert il eût laissé entrer en moi une détresse trop grande. Des
années plus tard, il me reviendrait pourtant de ces journées
errantes mille souvenirs d'intonation s , de bruits, d'odeurs.
Je reverrais avec précision une enseigne à tel coin de rue, la
silhouette d'un tavernier apparu sur le seuil de son bistrot,
le béret enfoncé sur le front . J'avais le don de capter à mon
insu, aveuglément si l'on peut dire, des détails qui me seraient
plus tard utiles, mais je n'en savais rien encore, pensant
seulement que j'é é tais venue perdre mon temps à Paris— alors
que c'est en le perdant qu'il m'a souvent été é en fin de compte
le plus profitable, mais cela non plus je ne le savais pas et
je m'adressais à moi-même d'amers reproches.

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Et pourtant ! Une de ces longues marches m'avait con-
duite jusqu'à je ne sais plus quelle rue où, en levant les
yeux sur les affiches d'un petit théâtre, je rencontrai le
beau regard apitoyé de Ludmilla Pito ë ff et m'arrêtai pour le con-
templer. Je croyais voir, au fond des yeux qui me rendaient
mon regard, un peu tristes comme ceux des êtres qui connaissent
bien la vie, une sympathie pour moi comme d'instinct j'en éprou-
vais pour elle. Tout à coup, je n'étais plus aussi ridicule avec
mon indécision, mes tergiversations, le manque de clarté sur
moi-même et l'impossibilité de saisir ce que je voulais. Les
grands yeux quelque peu désolés de Ludmilla Pito ë ff me disaient
qu'elle-même avait connu pareille confusion, qu'aucun être
n'est à jamais assuré de ne pas s'y trouver.


L'affiche annonçait La Mouette de Tchekhov. Je connais-
sais Tch^ e khov pour ses nouvelles admirables, la Steppe particu-
lièrement. Par ailleurs, je n'avais jamais entendu parler de s
Pito ë ff.


Etait-ce le soir ou en matiné é e? Je n'en suis pas sûre,
quoiqu'il me semble me souvenir de d'un d'un feuillage clair s'agitant
doucement non loin du beau visage de l'affiche, mais peut-être
que je confonds bruissement et couleur.


En tout cas, c'était heure de spectacle quand je sur-
vins comme amenée par la main à ce petit théâtre accueillant.
J'entrai. J'achetai mon billet. Je m'assis parmi une foule clair-
semée. Autant j'étais entrée défiante au théâtre Dullin, autant
je me sentais ici à l'aise. Le rideau s'écarta. Et je fus dans

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le ravissement.


Cette femme, cette Ludmilla, elle ne semblait pas être
quelqu'un qui joue un rôle sur scène, qui interprète un per-
sonnage. Elle était la Mouette elle-même venue, sous nos
yeux, subir la fatalité de sa vie. Lui, Georges Pito ë ff, avec
sa voix brisée, son masque usé, il était tout simplement un
homme russe, et même de n'importe quel pays, un homme tout
court choisi comme au hasard dans les rangs surpeuplés de la
monotonie quotidienne. En fait, c'était le quotidien qui pre-
nait vie comme jamais ici, s'animait, se révéla n i t plus puissa n nt
que le drame à grands éclats, car infiniment plus près de nous
sans doute. Les mots qui l'exprimaient n'étaient ni gonflés ni
soufflés, ils ne paraissaient même pas recherchés, encore qu'ils
dussent l'être pour parvenir à un si juste accent de l'usuel.
C'étaient les mots, on aurait dit , de la maison de chacun, en
un jour pareil aux autres, entrecoupés de soupirs et de silences
exactement comme dans notre vie où un regard s'échappant par la
fenêtre, vers le lointain, en dit tout à coup plus long que les
dialogues. Que je trouvai beau, dès que je l'entendis, ce ton
du vrai, que ce fût dans la vie ou au thé é âtre— mais peut-être
plus encore au théâtre qui nous apprend à mieux regarder la
vie percée à jour, mise à nu sous nos yeux ! Je sentais expri-
comme je n'aurai s su le faire moi-même mon propre ennui,
mon dépaysement presque constant où que je fusse dans le monde,
cette ignorance où l'on est vis-à-vis de soi -même , le tout bai-
gnant comme en un léger brouillard de larmes, non vraiment a-
mères, plutôt presque douces, malgré tout. Il m'en venait d'ailleurs

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justement aux yeux. Elles provenaient, je suppose, de l'étran-
ge bonheur qui nous possède à nous entendre dire si bien ce
que l'on est.


A un moment, comme l'on fait souvent , lorsqu'on est
ému et cherche d'instinct autour de soi un regard avec lequel
partager une impression, je me tournai à demi vers mon voisin,
un jeune homme à l'air un peu timide. Il avait également les
yeux [s'] mouillés. Nos regards se sont liés. Nous nous sommes con-
fié l'un à l'autre: "Que c'est beau ! " Et la joie qui nous é-
touffait peut-être également l'un et l'autre
dans l'ombre et
le silence a paru maintenant nous libérer et nous élever dans
une sorte de lumière.


A plusieurs reprises, au cours du spectacle, nous nous
sommes fait part de notre sentiment, d'un mot murmuré ou sim-
plement d'un regard.
— Ainsi est la vie de la plupart, m'a-t-il dit, sans
éclat, sans bruit, sans beaucoup de mots, s'exhalant plutôt à
mi-voix. C'est le grand mérite de Tchekhov d'avoir donné vie à
des êtres qui se détachent à peine du grand ensemble des hommes.


A l'entracte, nous étions sortis et avions fait quelques
pas ensemble sur le trottoir, devant le théâtre. Et voici que
je sais , sans plus de doute possible , que c'était l'après-midi,
car je revois tout à coup distinctement l'arbre au bout de la
courte rue dont j'ai entendu si longtemps le bruissement dans mon
souvenir. Mais toujours ces singuliers trous dans ma mémoire !
Par exemple, je ne revois guère le visage du jeune homme, mais
je l'entends très bien, toujours à côté de moi, qui parle d'une

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voix s'accordant à nos pas un peu hésitants.


Il venait de quelque village de l'Ardèche poursuivre à
la Sorbonne des études en Lettres. Il s'acclimatait mal à Paris.
Il s'y était senti absolument seul jusqu'à maintenant où dans
l'univers de Tchekhov il s'était reconnu comme dans sa patrie.


Je lui parlai alors un peu de Saint-Boniface et comment,
si longtemps, là-bas, j'avais rêvé de venir à Paris, ne sachant
plus maintenant du tout pourquoi, et m'ayant à cause de cela
prise en gri pp e.
— Cela arrive pourtant à tous, me dit-il.


Une sonnerie éclata, nous rappelant à nos places. La
lumière s'éteignit. La douce magie de ce qu'il y a pourtant
de plus quotidien nous enveloppa de nouveau. Plusieurs fois
encore, dans l'ombre, nous nous sommes cherchés des yeux, tan-
tôt humides, tantôt brillants d'une de la beauté perçu . Cet étranger
près de moi, pendant deux heures et demi e , me devint plus proche
que presque tous les êtres que j'avais connus jusque-là. Ai-je
pour lui aussi,dans sa solitude, été quelqu'un de miraculeuse-
ment proche? Il y eut une autre courte interruption du specta-
cle pendant laquelle nous avons repris notre conversation.
— Comment se fait-t-il, ai-je remarqué, qu'une voix triste
au fond comme celle de Tchekhov nous devienne si consolante?

— C'est qu'elle dit la vérité, murmura-t-il, et la vérité,
même triste, même dure, est toujours plus consolante à entendre
que le mirage ou le mensonge.


A la sortie, nous avons fait ensemble quelques pas en-
core parmi une petite foule qui se dispersa vite.

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Il me disait, la tête penchée vers l'épaule:
— C'est ainsi que l'on devrait écrire, ni plus haut ni
plus bas. T^ c c hekhov a trouvé le juste ton de l'âme. Tous ses
mots partent de l'élément sensible de l'être. Il n' y en a aucun
qui soit prétentieux. Aucun de faux.

— Y arriver ne doit pas être facile, dis-je. Et comment
se fait-il que de dire vrai est ce qu'il y a de plus difficile
au monde?

— C'est exact. On a tendance, tous, quand on se met à
écrire, à gonfler la voix, à faire de l'épate, à devenir em-
prunté. Le ton juste... il faut peut-être l'avoir cherché toute
sa vie pour le trouver à la toute fin...


A ce moment-là nos mains s'élevèrent en un geste timi-
de comme pour se joindre peut-être. Mais un passant survint
qui se fraya un chemin entre nous, nous écartant l'un de l'autre.


Nous arrivions à l'arrêt de mon autobus. Lui allait
continuer à pied vers sa "taule" non loin. Lorsque je m'arrê-
tai, il hésita un moment et parut sur le point de me proposer
quelque chose... peut-être simplement de marcher encore avec ?
lui dans la nuit qui venait tout e en douceur, et je ne dési-
rais rien autant, mais il souleva son chapeau, me souhaita
bonne chance à Paris et dans la vie... puis s'éloigna comme à
regret. Il s'arrêta pourtant un peu plus loin, tourna la tête
vers moi dont ce n'était pas encore le tour de monter derrière
les autres dans l'autobus. Nos regards se lièrent une dernière
fois. Trop timide sans doute pour revenir sur ses pas, il m'a-
dressa une sorte de salut de la main auquel je répondis par un

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geste tout aussi attristé. Il se remit en marche et disparut
bientôt parmi les autres humains. On eût dit que Tchekhov, en
nous rapprochant, nous avait jeté le même sort qu'à tant de ses
personnages, velléitaires, perdus d'indécision, incapables d'al-
ler franchement l'un vers l'autre dans l'élan qui les libérerait.

Image IV


Paris, pour un rien, un jour m'égratigna i n t , le lende-
main, pour un rien aussi, parce que la belle saison s'attardait,
parce que le ciel était doux, me faisant patte douce, je ne sa-
vais jamais où j'en étais avec cette ville — chat ville-chat comme l'a si
bien appelé e Ione ir sc c o. A l'heure où j'avais encore sur le coeur
une rebuffade, il me désarmait par le sourire édenté d'une
vieille femme en pantoufles ou par la vue de tant de fleurs partout à l'éta-
lage , partout
. A l'heure où, attendrie, j'allais me croire heureu-
se, j'attrapais une de ces soudaines remontrances comme savent
si bien en servir tant de Parisiens.


Pourtant je ne peux oublier que c'est à Paris que je
reçus la première révélation importante sur moi-même et qui ne
devait jamais tout à fait s'effacer de ma mémoire.


Rien ne m'y disposait ce jour-là. Je revenais, sans joie,
dans un autobus bondé. C'était l'heure de pointe. Accablé de fa-
tigue, le petit peuple de Paris se pressait en colonnes lasses
ou en petits paquets agglutinés à presque tous les arrêts. J'a-
vais suivi le conseil de ma payse et pris, à la machine distri-
butrice, mon ticket de préséance— je ne sais toujours pas si
ce n'est pas plutôt "priorité" qu'il faut dire, mais préséan-
ce me paraît si bien convenir que je ne peux m'empêcher de le e
préférer. Mon ticket à la main, je m'étais aussitôt aperçu e que
je me trouvais du mauvais côté de la rue, mon autobus arrivant
justement à l'arrêt en face. Une foule dense s'y débattait, cha-
cun criant un numéro en réponse au contrôleur qui criait, de son
côté, de la plateforme: numéro . ! ? c C haque fois que je voyais se

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reproduire sous mes yeux cette scène invraisemblable, le con-
trôleur appelé é à jouer un rôle d'arbitre, de justicier, de ser-
monneur, les gens excé é dés se départageant entre femmes encein-
tes, invalides de guerre, femmes accompagné é es de jeunes enfants,
vieillards sans soutiens et quelques indemnes, j'étais ahurie,
mais plangée aussi dans une sorte d'admiration que ce fût tous
les jours, à cent endroits à la fois , cour de justice à Paris,
sans pour autant, bien sûr, que le service en fût amélioré.


Sans songer plus loin, je bondis à travers la rue pour
me trouver dans la petite foule harassée. Le contrôleur cria:
" Soixante-huit... Y a-t-il quelqu'un avant? " A quoi une
voix faible, tâchant de se faire entendre d'en arrière, ré-
pondit: "Soixante-cinq." — "Soixante-cinq," reprit le contrô-
leur. Alors partit mon cri triomphal ement , sûre que j'étais
pour une fois d'être gagnante: "Dix-sept !"—"Dix-sept ! "
s'exlama le crontrôleur. Faites place M'sieu-Dame M ' ' sieur Dame . Avancez,
le dix-sept." La foule, impressionnée, s'écarta pour me livrer
passage comme aux éclopés et aux jambes-de-bois. j'avais droit
à la dernière place disponible, mais dans la foule debout qui
se tenait sur la plateforme. Le contrôleur remit en place la
cordelière qui fermait l'ouverture arrière et destinée, j'ima-
gine, à nous empêcher, aux virages, de rouler dans la rue. In-
trigué tout à coup, il tendit la main et me prit mon ticket.
"Ah, ça, par exemple ! s'écria-t-il, indigné à s'en étouffer,
j'aurais dû m'en douter !" Et prenant les autres à témoin, il
leur dit de moi: "On se croit malin. On va prendre son ticket
de l'autre côté de la rue où il n'y a pas un chat, puis on vient

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se mêler à la foule d'en face. C'est justice, ça ? » demanda-t-il
aux gens qui me jetèrent un vague regard désapprobateur pour
m'abandonner aussitôt à mon sort. Il s'en prit alors à moi
directement: " Vous mériteriez que l'on vous fasse descendre,
la petite dame. Si jamais vous recommencez, ça ne se passera
pas aussi facilement, dites- vous - le bien." J'avais beau essayer
de disparaître parmi l'entassement humain, il me repérait du
regard et continuait: "On commence par prendre un jour la place
d'une mère de famille pressée de rentrer préparer la soupe,
et demain..." A ma profonde surprise, comme je levais sur lui
un regard de supplication, il m'adressa un clin d'oeil, et pour-
suivit sur le même ton indigné: ... "et demain la place d'un
héros de la patrie..." Dos las, épaules emmêlées, regard absent,
les voyageurs ne faisaient pas plus de cas de ses remontrances
que du bourdonnement d'une mouche. Il finit par s'en lasser
lui-même et eut presque l'air de partir en rêve, un moment,
comme il apercevait un pan de ciel loin en arrière de l'auto-
bus.


Toute cette petite scène, depuis ma traversée de la rue
à la course, qui avait peut-être duré e trois ou quatre minutes, , mais
elle m'avait paru longue
à n'en plus finir . Elle et m'avait laissé e les
nerfs en boule
. Peu à peu, pourtant, je me sentais commencer
à m'apaiser, au roulement sans doute de l'autobus , et peut-être
gagnée par contagion à la somnolence de mes voisins dont quel-
ques-uns, on aurait pu le croire, dormaient debout, les yeux
toujours ouverts , mais vides de pensée.


Nous arrivions à la Place de la Concorde. J'étirai le

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cou et tâchai, entre les épaules et les têtes rapproché é es
d'en capter au moins un aperçu. Cette noble place m'était
devenue ce que Paris avait pour moi de plus précieux. C'était
un peu de ma plaine natale redonnée à mon âme qui s'apercevait découvrait
ici s'en être languie infiniment. Son ampleur au coeur de la
ville resserrée m'était sujet d'aise toujours. Tout à coup je
respirais à fond. Peut-être ce grand espace libre l'était-il
d'autant plus qu'il se trouvait contenu entre l d es oeuvres
de pierre s . Jamais je ne l'avais traversée sans me mettre
à rêver d'y voir prendre et tournoyer une des tourmentes de nei-
ge s de mon pays. J'imaginais combien il serait beau d'y voir
le déroulement de la blanche fureur.


Entre des profils serré é s, j'en saisis l'échappée mer-
veilleuse. Puis, l'autobus prenant un virage rapide où nous ne
fûmes retenus de nous aller nous frapper
les uns contre les autres
que par la densité de notre groupe, j'eus une vision fugitive
du Jardin des Tuileries. Si brève, elle m'avait pourtant révé é -
lé le bassin autour duquel jouait des enfants, l'impeccable
alignement des marronni ère e e rs à tête ronde et, tout au fond de la
longue perspective, un ciel rouge flamme la prolongeant indé-
finiment, tout comme les flamboyants couchers de soleil, au
fond de la ruelle, derrière notre maison de la rue Deschambault,
lorsque j'étais enfant, m'ouvraient un passage qui me paraissait
atteindre à la limite du monde. Je fus même touchée au visage
par un de ces rayons incandescents du lointain horizon. Mon
émotion fut si vive que je me tournai de tous côtés pour en
retrouver des reflets sur les visages qui m'entouraient, ou-

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bliant qu'un instant auparavant j'avais été parmi eux comme une
pestiféré é e. Je ne vis que mines lasses et mornes, absorbé e s
par des soucis ou les mauvaises nouvelles d'un journal déployé.
Personne que moi n'avait apparemment entrevu la glorieuse en-
filade au moment de son embrasement. J'eus le sentiment que
c'é é tait à moi, l'étrangère de coeur avide, que la ville pendant ce moment s'était livrée
pendant ce moment livrée
plutôt qu'à ses habitants au regard
usé. Et je restai sans savoir que faire de mon émerveillement.
Combien de fois m'en viendrait-il encore, d'inutile si l'on peut
dire, avant que je n'apprenne le moyen de le faire passer en
d'autres êtres. !


Ce que je ne peux oublier , c'est que ce fut très certai-
nement le beau Jardin de Paris, illuminé comme par un soleil
venu droit de mes Prairies, qui qui qu' illumina en moi-même le don du
regard, que je ne me connaissais pas encore véritablement,
et l'infinie nostalgie de savoir un jour en faire quelque chose.


Après ma mésaventure chez Dullin, que j'aie pu encore
me croire faite pour le théâtre et tenter en ce sens d'autres
démarches, je n'arrive pas à le croire. ! Il faut que j'aie eu
l'entendement bien dur. Ou alors j'obéissais à un obscur comman-
dement de me fermer les portes de ce côté, m'obligeant à trou-
ver enfin la bonne direction. Quoi qu'il en soit, peu après
mon enivrante matinée de Tchekhov, j'écrivis à Ludmilla Pito ë ff
une longue lettre un peu folle comme celles que je reçois assez
souvent aujourd'hui de jeunes gens dé é semparés qui ne savent pas
trop ce qu'ils attendent d'eux-mêmes et de la vie. J'y jetai

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pêle-mêle ma na ï ve admiration pour son talent, le sentiment
de mon propre désarroi, l'incertitude qui m'habitait, enfin une
sorte d'appel au secours. Sans doute l'effort déployé dut me
guérir pour toujours de ce genre de lettres, car je ne me rappel-
le pas avoir ensuite jamais écrit à un étranger pour en recevoir
mon salut.


Ma lettre faite, tellement je craignais, je suppose, si
je m'accordais un moment de réflexion, de la mettre en pièces,
je courus la porter au théâtre, la laissant aux mains de la
caissière. Celle-ci m'ayant demandé si je voulais attendre
une réponse, madame Pito ë ff se trouvant justement sur les lieux,
je fis désespérement signe que non et m'enfuis presque aussi vite
que de chez Dullin. Qu'est-ce que je craignais donc le plus? Un
refus? u U ne invitation?


Maintenant que je me comprends un peu mieux, je crois
apercevoir que j'espérais plutôt un refus—ou le silence— qui
m'aurait mise à l'abris de toute autre tentative du genre, m'as-
surant que j'avais tenté tout ce qui était possible et que, si
j'échouais, ce n'était ne serait pas de mon fait mais à cause de circons-
tances adverses. En somme, pour décider de mon sort, je m'en
remettais à la fatalité, faiblesse de ma nature qui a trop souvent reparu
trop souvent au cours de ma vie.


Ma lettre déposée et moi-même repartie à la course,
j'avais erré, cette fois encore, à droite et à gauche, tou-
jours plongée dans cette incertitude qui me torturait les nerfs.
Comme tant de fois déjà, j'aboutis au Jardin du Luxembourg,
non loin d'ailleurs de ma pension. A bout de fatigue, je m'y

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asseyais souvent parmi les vieilles tricoteuses occupant jour
après jour les mêmes chaises et les enfants que je voyais
aussi jour après jour absorbés à lancer sur l'eau du bassin
leurs frêles bateaux de papier. Cette halte de tranquillité, au
coeur de la ville si nerveuse, me calmait presque toujours. Mais
cette fois il n'y eut rien pour m'apaiser.


Dès que je mis le pied dans l'apartement, madame Jouve
se précipita à ma rencontre, toute surexcité é e.
— Mais où étiez-vous? On vous cherche depuis des heures.
La secrétaire particulière de madame Pito ë ff a appelé deux fois.
Elle a fini par transmettre le message que j'ai griffonné ici,
tiens , , sur un bout de papier... Demain, à l'heure de la répéti-
tion, vous devez vous présenter à ce théâtre. Madame Pito ë ff vous
recevra.


Etais-je contente? Inquiète? Je ne sais plus trop.


Le lendemain, j'arrivai qu au théâtre des Pito ë ff dans
une bien curieuse disposition, éblouie par le fait que madame
Ludmilla voulait bien me recevoir, par ailleurs tourmentée à
l'idée de ce qu'il faudrait bien me résoudre à lui avouer.


Elle était en pleine répétition de la Sauvage d'Anouilh,
auteur qu'elle joua beaucoup aussi, je crois. Dès qu'on lui
eut fait savoir que j'étais là, elle interrompit la répétition
—on n' en était encore qu'à la lecture— descendit du plateau et
vint me rejoindre, . qui Je m'était s assise au milieu de la salle vide.
Elle prit le siège voisin en me souriant. Dans la pénombre je
vis son visage délicat et menu scruter le mien. Ma lettre, me

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dit-elle, l'avait fort émue. Elle avait aussi touché Georges.
Tous deux, en la relisant la veille, s'étaient sentis pris
d'amitié pour ces petites colonies de langue française, au fond
du lointain Canada, où l'on se débattait encore si fort pour ne
pas laisser mourir le lien fragile les unissant quelque peu
avec la France. Ils étaient donc disposés à m'aider, à me
guider, si je le désirais, mais ils ne prenaient pas d'élè-
ves. Cependant, ils étaient prêts à me permettre d'assister
autant que je le voudrais aux répétitions, m'initiant ainsi
du moins, peu à peu, à la manière de monter une pièce de thé-
âtre. Cela me serait-il quelque peu utile? Est-ce que je pen-
sais en tirer du profit?


Il y eut un silence embarrassé de ma part. Madame Pito ë ff
me demanda alors ce que je voulais au juste.


Au juste ! Là était bien le tourment. Plus j'allais,
moins il me semblait le savoir. Même au moment où avec tant
de bonté madame Ludmilla m'avait fait une offre rare dans le
milieu, j'avais été terrassé e par la souffrance de ne pas encore
voir si je devais oui ou non l'accepter. Elle Dans l'ombre, elle dut voir sur
mon visage dans l'ombre
un peu de cette peine si dure que l'on
éprouve à ne voir s'ouvrir aucune route devant soi—alors qu'on
est si courageux quand on l'aperçoit, même si elle se révèle
ardue— car elle tendit la main vers la mienne qu'elle serra
doucement dans un mouvement de sympathie.
— Pauvre enfant ! Bien sûr que vous ne le savez pas !
Et comment le pourriez-vous, tout juste arrivée de votre loin-
tain Saint-Boniface pour tomber dans Paris bouillonnant !

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Moi-même, je m'y suis sentie si longtemps perdue. Perdue...
perdue... murmura-t-elle plaintivement comme si jamais elle
n'en oublierait l'horreur. Et même encore, maintenant, si
ce n'était de Georges, des enfants !...


Elle rêva un moment, je pense, à de dures traverses,
mais franchies à deux en s'épaulant l'un l'autre. Puis revint
à sa proposition:
— Venez toujours, en attendant, aux répétitions. Elles
peuvent vous aider à mieux cerner ce que vous voulez sans le
savoir encore. Croyez-moi, vous verrez votre route s'éclaircir
petit à petit devant vous.


Dans cet espoir qu'elle m'avait quelque peu communiqué e
de voir enfin une route s'éclairer devant moi, je vins aux ré-
pétitions...huit, dix, douze fois, je ne sais plus trop. J'y
fus assidu[s] e les premi è rs jour s en tout cas.


Je m'asseyais toujours à peu près à la même place au
milieu de la salle vide. Je voyais les acteurs aller et venir
sur la scène tout en lisant dans un petit cahier que chacun
avait à la main , les répliques et sans doute les mouvements à
éxécuter. De temps en temps, j'entendais Georges reprendre
Ludmilla. "Non, mon petit, pas ainsi. Ecoute, il faut te pé-
nétrer davantage du personnage..." J'avais beau faire effort
pour tout suivre et m'y intéresser, la tristesse me gagnait.
La tristesse que m'a o toujours inspirée une salle de théâtre
presque déserte, alors que les acteurs en costume s de ville
vont à tâtons à la recherche des personnages et qu'apparaissent

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au grand jour les ficelles, les rouages, toute la mécanique
impitoyable de la pièce. Pourtant j J amais un brouillon d'écri-
ture même très gauche que j'écrirais un peu plus tard ne m'appor-
terait ce même sentiment d'effroyable tristesse—peut-être
parce que, au fond, il y a tellement moins de mécanique dans
la narration qu'au théâtre, ou alors c'est que cette mécanique
est d'une autre nature, beaucoup plus subtile, passant comme
inaperçue. Ce qui m'accablait surtout, c'était de constater
combien l'envers pour ainsi dire de ce qui m'avait paru grisant
et convaincant se révélait plein d'astuce. Je me disais que
même Tchekhov, démonté ainsi, vu au ralenti, pourrait bien
m'être moins cher, et j'en é e prouvais de l'épouvante.


Un jour, je manquai la répétition puis le surlendemain
encore, pour aller m'asseoir plutôt auprès de mes vieilles
tricoteuses du Luxembourg, que j'écoutais avec grand soulagement
causer entre elles de choses quotidiennes. Plus je fréquentais
le théâtre, et plus m'attirait e nt la simple vie banale des gens
et leur langage si plein de riches trouvailles toutes palpi-
tantes de réalité. Sans trop m'en rendre compte, je me rappro-
chais de ce qui allait être ma véritable, ma seule école.


Je manquai une autre répétition. Ensuite, j'eu e s hon-
te de me retrouver devant Ludmilla. Je sortais aux mêmes heu-
res pour faire croire que j'allais toujours à mes répétitions
et me soustraire aux reproches de madame Jouve. Mais c'était
pour me remettre à errer sans but à travers la ville. Sans but?
Peut-être pas tout à fait, puisque, sans l'avoir décidé mais
de mieux en mieux , je prêtais l'oreille de porte en porte, de

Image


chaise en chaise, aux voix qui racontent la vie. Mais je ne
voyais toujours pas ma route au devant moi s'éclairer. m a route.

Image V


L'automne avait été radieux à Paris. Du moins, j'avais
eu cela: un temps doux, un ciel tendre, des rayons de soleil
tiède me tenant compagnie. Mon petit tailleur beige avec la
cape appareillée, en doux lainage, que je jetais sur mes épau-
les aux heures plus fraîches, avai t ent suffi jusque-là pour
mes trottes de d[u] du jour et du soir. Mais voici qu'à la fin d'oc-
tobre le temps se mit au froid, et je descendis au sous-sol
chercher dans ma malle mon manteau trois-quart s en lapin trai-
té à prendre allure de loutre. Me rappelant les ennuis de mi-
nuterie éprouvés à ma première descente sous terre, j'avais
emprunté à madame Jouve une lampe de poche. Il peut paraître
étrange que, ma malle abandonnée avec tant d'inquiétude seule
en son cachot, j'aie ensuite pu laisser passer six semaines
sans venir m'assurer qu'elle était toujours là. Mais c'est
ainsi. La nécessité d'apprendre à me débrouiller à Paris, l'in-
certitude où j'étais toujours quant au choix de mes études,
le cruel sentiment me venant souvent que je n'avais pas de
talent et m'étais leurrée en espérant une vie agrandie, m'a-
vaient possédée jusqu'à me soustraire à tous autres tracas.


J'allais le long du corridor de terre battue, le feu
de ma lampe [m] n 'éclairant qu'à faible distance devant moi. Cette
fois, c'était ce fut le silence
de ces caves qui m'atteignit le plus,
si complet que je m'entendais respirer. J'arrivai devant la case
de rangement de madame Jouve. Aussitôt me sauta aux yeux la
catastrophe: le cadenas à demi arraché, la porte en grillage
grande ouverte. Et, à l'intérieur, rien ! Je reculai. Je
m'assurai que j'étais bien parvenue au bon numéro. Pas de

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doute possible! Ma malle m'avait bel et bien été volée.


Je remontai précipitamment, relançai madame Jouve au
milieu d'une leçon de français peut-être, et lui apprit la
nouvelle sur un ton surexcité que tous dans l'appartement
auraient pu entene d re. Elle m'attira à l'écart, me priant de
parler bas afin de ne pas inquiéter d'autres pensionnaires, de
tâcher de me calmer, mais elle alla tout de même prendre son
manteau pour m'accompagner aussitôt au commissariat de police.


Et nous voici roulant dans l'autobus,madame Jouve
me redemandant encore et encore: "Vous êtes bien sûre, au
moins , , d'avoir trouvé la porte ouverte? Que c'est votre malle
qui a disparu?"


L'agent qui nous reçut, après avoir entendu madame Jou-
ve lui exposer l'objet de notre visite, me tendit une très
longue feuille de papier, une plume à l'ancienne, m'invita
à m'asseoir à une longue table nue et me signifia:
— Mademoiselle, inscrivez sur ce papier la liste entière
des objets contenus dans la malle que vous déclarez vous avoir
été volée.

— La liste de tout ce qu'il y avait dans ma malle !
m'écriai-je dans le désarroi le plus grand. Mais c'est im-
possible ! Ç a me prendrait des heures et des heures rien que
pour tâcher de m'en souvenir.

— En autant que possible, me rappela-t-il à l'ordre sé- vèrement.


Je m'assis, comme les suspects à l'interrogatoire, sous
une faible ampoule nue
qui pendait du plafond au bout de son fil.

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A cette longue table d'accusés, avec une mauvaise plume grif-
fant le papier, je me pris à écrire: un manteau en lapin teint ,[illis.]
brun doré, un tailleur bleu marin e à boutons argentés, deux
paires de souliers, des bruns, des bleus pour accompagner le
costume bleu marin e ... Au fur et à mesure que s'allongeait ma
liste, je sentais me gagner une tristesse cette fois presque
sans fond. Elle provenait moins malgré tout, je pense, du
vol de mes vêtements que de les découvrir tout à coup, eux
que j'avais pay é r s cher s pour mes moyens, de petits effets de
pauvre, sans grande valeur, quoi qu'ils fussent tout ce que
j'avais possédé.


Pendant que je continuais à écrire, une sorte de que-
relle avait pris entre l'agent et madame Jouve, celui-ci
s'étant mis à écrire de son côté les réponses qu'elle faisait
à ses questions. Il en était à mon adresse et, madame Jouve
ayant répondu: chez moi, au numéro...
— Donc, conclut l'agent, je vous inscris comme logeuse.
— Mais pas du tout, protesta madame Jouve. Je ne suis
pas logeuse.


D'abord je ne prêtai pas tellement attention à l'argu-
ment. Je venais de me souvenir d'un petit col très fin en
satin ivoire pâle que je m'étais acheté pour parer une robe
sombre, un jour que je m'étais peut-être senti le besoin de
commettre une extravagance pour me remonter le moral. Je l'a-
vais payé cher, et maman, tout de suite, en l'examinant, en
avait été convaincue et m'avait demandé d'un ton presque fâché:
"Combien as-tu payé cela? Cher, j'en suis sûre." Je n'osais le

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lui avouer, honteuse de m'être montrée dépensière alors qu'elle
avait tant de difficultés à faire marcher la maison. Elle in-
sistait: "Combien?" Enfin, j'avais dit, rabattant un peu le
prix: trois dollars. Maman en était devenue pâle: "Trois dol-
lars ! Alors que j'aurais pu t'en faire un aussi beau pour
moins de la moitié du prix ! "


Le reproche oublié puis retrouvé si vivant tout à coup
dans ma mémoire me tenait, la plume levée, à fixer au loin
un jour malheureux que j'aurais voulu effacer de ma vie, lors-
que je saisis que l'agent et madame Jouve se disputaient tou-
jours.
— Vous logez des gens, et vous n'êtes pas logeuse?
— C'est-à-dire...


Je levai la tête. Madame Jouve était à ce point hostile
à l'expression qu'elle nous priait de bien recommander à nos
correspondants de faire porter sur les lettres qui nous étaient
adresser és à la pension la mention: chez madame Jouve.


Je l'entendis se défendre avec énergie:
— Non, monsieur, je ne suis pas logeuse.
— Pourtant, vous venez de me dire que mademoiselle loge
chez vous. Y loge-t-elle ou n'y loge-t-elle pas?

— En un sens, si vous voulez, consentit madame Jouve.
Mais je ne suis pas logeuse. Je m'occupe de ces jeunes filles.
Je les dirige dans leurs études...

— Et vous allez me dire que vous faites tout cela gratui-
tement.


Au milieu de ma propre agitation, j'eus presque pitié de

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madame Jouve qui se débattait encore de toutes ses forces pour
que n'apparaisse pas contre elle, à titre d'occupation, le ter-
me abhorré ! Et je la comprenais. Elle était fière. Elle ga-
gnait courageusement sa vie en donnant beaucoup d'elle-même,
et c'était vrai qu'elle était pour nous infiniment plus qu'une
simple logeuse, mais elle était prise, comme je l'avais été
tant de fois, dans l'impitoyable logique des Français.
— Bien sûr que mes jeunes filles me donnent quelque cho-
se pour la table, pour le loyer, mais ma fonction n'est pas
tellement de les loger que de...

— Mademoiselle, s'adressa-t-il alors à moi, logez-vous
chez madame Jouve?

— J'habite chez madame Jouve.
— Comme chez votre tante, pour rien?
— Pas pour rien... rien... rien...
— Donc vous payez pension, vous logez chez madame Jouve,
et elle est votre logeuse, il n'y a pas en sortir. Qu'est-ce
que vous êtes donc, lui demanda-t-il à elle, sinon une logeuse?

— Ah, mon Dieu ! fit-elle avec une sorte d'amertume en
sourdine, vous pourriez mettre ex professeur au lycée, . .. titulaire
de la chaire de français à l'université de...

Mais elle se tut, trop blessé e pour en dire plus.
— Mettez donc logeuse, monsieur, si vous ne comprenez
pas mieux.

— La question n'est pas de savoir ce que vous avez été,
ou pourriez être, mes excuses, madame, mais d'inscrire votre
occupation actuelle.

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Je les laissai à leur dispute qui paraissait ne pas
devoir cesser, et me remis à mon inventaire. Je n'étais plus
sûre à présent d'avoir pris avec moi le col d'ivoire pâle. Je
l'avais peut-être oublié ou laissé malgré tout à la maison.
A la maison ? C'est-à-dire quelque part en arrière de moi.
Mais subitement je pensai à mes médailles, elles, toutes appor-
tées dans ma malle.


Aussitôt s'abolirent les cloisons et le temps. J'étais
bien loin de Paris. Le voyage n'avait pas eu lieu. J'étais en-
core saine et sauve à Saint-Boniface. Je n'avais pas encore
causé de grand chagrin à personne. C'était même des mois avant
mon départ, mais j'avais reçu ma malle longtemps d'avance, et
j'en étais si contente que je ne pouvais me retenir d'y ran-
ger déjà de mes effets. Maman, à la cachette, devait aller voir
de temps à autre ce que j'y mettais. Et voici qu'elle surve-
nait devant moi, tout e agitée, l'index levé en accusation.
— Tu vas apporter tes médailles là-bas ! Pour)(quoi faire?
Qu'est-ce que peuvent te donner tes médailles à Paris? Tu te
les feras voler.


Je tenais tête.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?


Je ne pouvais évidemment lui avouer le calcul qui
m'était venu à l'esprit: des médailles c'était de l'or, et,
s'il m'arrivait de tomber , à Paris , dans une grande misère,
je pourrais toujours les vendre et en obtenir de quoi vivre
pendant quelque temps... en attendant...


Elle était revenue cent fois à la charge:

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— Laisse - les - moi pour que j'en prenne soin !


Moi, tout aussi obstiné e , je refusais de chercher à compren-
dre pourquoi elle tenait tellement à les garder.
— Qu'est-ce que ça peut te donner ?


Et voici qu'à l'autre bout du monde, je tenais enfin
la réponse à ma sotte question et n'en revenais pas d'avoir
été si obtuse. Car les médailles perdues, c' était perdue la
récompense de maman et perdue aussi, en quelque sorte, la
brillante joie que j'avais été dans sa vie.


Oubliant tout à coup où je me trouvais, je gémis à
voix haute:
— Pourquoi aussi n'ai-je pas laissé mes médailles ?


Aussitôt cessa la dispute entre l'agent et madame
Jouve. Consternés tous deux, ils me regardaient avec une ex-
pression de vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah, ! mon pauvre petit, me plai-
gnit madame Jouve de tout son coeur.


L'agent, pour sa part, devenu comme un bon p è re de famille,
me considérait avec une sorte d'amitié attristée. Peut-être
avait-il une fille ayant obtenu des médailles qui faisait
aussi sa fierté... Il me questionna sur un ton de sollicitude
presque familière:
— Des médailles comme qui dirait d'excellence, de bonne
conduite ?...

— Oui, et d'histoire, de littérature et aussi de français...
— De français dans un pays tout anglais ! Voyez-vous ça !
Il faut que mademoiselle aie t été forte !

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Madame Jouve en remit avec une fierté de moi qui me
plongea plus avant dans le chagrin, accablée comme je l'étais
déjà par les reproches que je m'adressais.
— Mademoiselle, dit-elle, est restée fidèle, en loitaine
Amérique, à la langue de France avec une constance qui devrait
faire notre admiration.


L'agent s'approcha. Il me posa la main sur l'épaule.
— On va vous les retrouver vos médailles, mademoiselle.
Que j'attrape seulement celui qui vous les a dérobées et il
va lui en cuire !


Le plus fantastique de cette histoire, c'est qu'il allait
en effet mettre la main au collet du voleur —un enfant de
quinze ans— qui, se voyant sur le point d'être pris, en était
à chercher à se débarrasser des médailles en les jetant par
une grille d'égout. Ainsi elles rejoindraient les folles vi-
sions d'aventures souterraines que m'avaient représentées
mes rêves de ma première nuit à Paris, rêves peut-être en
partie suscités par l'abandon de ma malle au fond de son cachot.


L'épilogue, toutefois, je ne l'apprendrais qu'un an
plus tard quand, de retour de Londres, je repasserais par Paris.


Ayant réfléchi à cette affaire, il me vint à l'esprit
que ma malle n'avait pu être sortie de l'immeuble sans que le
gardien en eût ait eu la connaissance
. De Jour, lorsque la grille
était ouverte, il ne la quittait pas de l'oeil, posté dans sa
guérite tout à côté. La nuit il en commandait l'ouverture de
sa loge. Je m'en fus donc lui demander s'il n'avait pas vu

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quelqu'un sortir ma malle de l'enceinte.
— Votre belle malle d'Amérique ! Jamais de la vie ! Pen-
sez si je l'aurais reconnue ! Il n'y en a pas une seule autre
pareille dans tout le quartier. Elle ne peut pas être sortie
d'ici, mademoiselle.


C'était donc comme je l'avais pensé depuis que j'avais
décidé de faire ma propre enquête. J'empruntai sa lampe à
madame Jouve et descendis au sous-sol. Cent pieds plus loin
peut-être que notre propre case de rangement, dans une autre
case à la porte battante, je découvris ma malle jetée par
terre, la serrure brisée. Les tiroirs en étaient ouverts et
mes effets éparpillés sur le sol. Ils y étaient d'ailleurs
tous, hors hormis mes médailles et le petit coffret à bijous me venant
de Fernand. Cette perte m'affligea presque autant , d'une certaine manière ,
que celle de mes médailles. Je remontai, un peu consolée d'a-
voir retrouvé mon manteau de fourrure et quelques autres vê-
tements dont j'avais le plus pressant besoin, et aussi conten-
te sans doute d'avoir été plus expéditive que la police de
Paris—ce qui n'était pas difficile dans le cas de petits
vols comme celui-ci.


Madame Jouve toutefois se montra inquiète de mes dons
de limier. Elle croyait savoir que, ayant signé une plainte
au commissariat, je n'avais pas le droit de rentrer en posses-
sion de mes objets par moi-même retrouvés. Je rouspétai mais
dus bel et bien retourner au commissariat y biffer de ma lis-
te si patiemment dressée tout, au fond, sauf item: médailles en
or ; et item: coffret à bijoux.

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Ainsi ce pauvre petit coffret allait atteindre à une
sorte d'immortalité car, en autant que je sache, il est tou-
jours inscrit sur quelque fiche de la Police de Paris. Je me
fis d'ailleurs vivement reprocher par l'agent en service ce
jour-là d'avoir repris possession de mes affaires sans auto-
risation de la police, ce qui était passible d'une amende,
et surtout, je pense, de l'avoir devancée dans mon enquête . sous
terre. Etais-je devenue indifférente ? Ou trop atteinte par mes
propres reproches ? Les réprimandes de l'agent en tout cas ne
me firent guère mal. Je glissais, je suppose, dans un état
de mélancolie qui me mettait au moins à l'abri des petites
misères. Ce n'était pas le vol de mes médailles qui en était
la vraie cause. Cet incident avait plutôt servi à me faire
prendre conscience d'un malaise en moi qui depuis ma fuite
de chez Dullin allait toujours croissant.


Malgré des moments d'exaltation s comme celui de la
transfiguration à sous mes yeux du Jardin des Tuileries, et dont
[?] il m'en venait encore quelques-uns, je me sentais de moins en
moins à ma place à Paris. J'y perdais pied. Je croyais voir
que je n'y arriverais à rien de bon. Je commençais à me dire
que je m'étais sans doute trompée de destination. Londres me
serait peut-être plus favorable.


J'y avais passé quelques jours, à mon arrivée, au
temps le plus beau de l'année, en septembre, qui me parais-
sai t ent ent maintenant avoir été de pur délice. Pilotée par un ami
que j'avais là-bas, un jeune violoniste , de grand talent , venu
de Winnipeg étudier au Royal Academy of Music, j'avais eu un

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aperçu de Londres à en rêver longtemps. Nous avions vu Hyde Park,
les lions de Trafalgae r s S quare, les Jardins de Keev w , poussé
une pointe presqu'à Hampton Court par la Tamise, en punt pro-
pulsé à la gaule, rien, en somme, au départ du moins, sortant
de l'itinéraire des touristes, mais, tout tant nos souvenirs et
nos rêves persistants tiennent des premières impressions reçues,
Londres, qui voyait alors si peu souvent la lumière du ciel,
restait dans mon esprit tendrement ensoleillé, tout ce que qu j 'y
avais visité
baignant à jamais dans une couleur d'enchantement.
Il me semblait voir rayonner le soleil jusque sur les métopes
et vieilles statues assyriennes que m'avait menée voir mon ami
Bohdo [flèche] a n au British Museum.


Après, il est vrai, nous étions entrés plus avant dans
la douce sorcellerie de Londres. Nous avions assisté un soir,
au théâtre en plein air de Regent's Park, à Tobias and the
Angel
, auquel s'était mêlé le rugissement des fauves, de leurs
cages du zoo tout à côté, et que l'approche d'un orage énervait.
Quelques gouttes de pluie s'étant mises à tomber, aussitôt
avait surgi un marchand qui louait, à un schilling chacune,
de bonnes couvertures de laine dont les gens se couvraient. Mon
ami , comme la plupart en ayant loué une
, nous nous en étions
fait une sorte de tente au-dessus de nos têtes rapprochées.
Et bientôt, presque toute l'assistance, ainsi à l'abri, avait
donné l'impression d'un campement. Cependant que Tobie et un
chien continuaient leurs péri é grinations sous une pluie main-
tenant forte qui semblait faire partie de l'oeuvre d'imagina-
tion.

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Tout me paraissait à présent avoir été charmant et
plein de grâce durant mon court séjour à Londres. Et puis,
me disais-je, si je dois retourner plus tard au Manitoba ,
comme cela semblait inévitable, il me sera plus profitable
d'avoir étudié à Londres plutôt qu'à Paris. Bohdo [flèche] a n était de cet
avis. Il m'écrivait que je pourrais m'inscrire à Londres à une
école d'art dramatique tout en prenant des cours privés en
français d'un excellent coach dont il s'était in n formé à mon
intention. Ayant saisi entre les lignes de mes lettres ré-
centes que je perdais courage, Bohdo a n, en bon camarade qu'il
était, faisait de son mieux pour me venir en aide par de judi-
cieux conseils. Et je crois qu'ils pesèrent sur ma décision,
si on peut parler de décision à mon sujet, moi qui, à cette épo-
que
, roulais comme la vague.


Quoi qu'il en soit, j'avais au moins pris celle de re-
tourner à Londres. Madame Jouve chercha de toutes ses forces
à m'en dissuader. Selon elle, je partais à l'heure où je com-
mençais à m'acclimater. C'était pure folie. Je perdais tout mon
acquis. J'allais renoncer alors que mes efforts justement por-
teraient fruit. A rouler continuellement, comme je semblais
m'y abandonner, je n'arriverais à rien.


En un sens, sans doute avait-elle raison, mais dans
un autre, non, car , de ces tâtonnements 74, de ces allers, de ces
retours, de ces errances, j'ai appris comme je n'aurais appris
d'aucune ligne droite que j'aurais suivi e par simple opiniâtreté.


En novembre, par un temps froid, pluvieux et morose
comme m'apparut devoir être ma vie par ma faute, je m'embarquai

Image


sur le traversier Calais-Douvres. Le ciel était bouché. Au-dessus
du petit navire dont l'hélice battait l'eau sombre, des mouettes
invisibles mais proches jetaient leur cri qui di sen t si bien
l'angoisse des départs, l'angoisse des arrivées. En un rien de
temps,j'eus perdu de vue les côtes de France. Je pensais n'y
jamais revenir et en avais le coeur infiniment plus affligé
que je n'avais pu l'imaginer.


Ces nombreux séjours que je ferais encore en France,
quelques-uns parmi les plus heureux de ma vie à l'étranger , l'un
d'eux , le meilleur , sans doute de tous, dont aujourd'hui enco-
re je retrouve en moi l'empreinte lumineuse, le grand prix lit-
téraire qui en moins de dix ans couronnerait mon premier roman,
les chers amis si fidèles que je me ferais en ce pays, je n'a-
vais pas plus idée de tout cela que j'avais idée en partant
pour la Petite-Poule-d'e E au de ce qui allait m'y advenir.


Longtemps , j'ai voyagé sans boussole. Mais aussi, pour
la traversée de la vie, que vaut une boussole?

Image VI


Encore toute secouée par un mal de mer atroce, je mis
pied dans un Londres envahi par le pire fog qui s'était vu
depuis des années. Bohd[o] a n m'avait retenu une chambre dans le
quartier populaire de Fulham, rue Wickendon. De nouveau, je
m'en allais vers l'inconnu, mes effets empilés dans la cabi-
ne du taxi, y compris ma malle dont j'avais fait réparer plus
ou moins la serrure. Nous voyagions dans ce qui me paraissait
une tenace nuée opaque de couleur sale. La ville n'était iden-
tifiable qu'à des bruits, si violents en certains quartiers
qu'on ne les distinguait plus les uns des autres, en d'autres
si furtifs qu'ils faisaient penser au pas hésitant d'un aveu-
gle cherchant sa route. Tous allumés, les phares d'autos et
des d' autobus trouaient à peine l'atmosphère poisseuse de leur
lueur faible et apparemment toujours lointain e alors pourtant
que l'on arrivait dessus. Le chauffeur qui avait dû en voir
bien d'autres mit néanmoins plus d'une heure à trouver cette
rue Wickendon. Etrangement, comme nous y arrivions, la nuée
dense s'éclaircit, il s'y fit même une sorte de trouée pen-
dant quelques secondes. J'aperçus comme en rêve une rue aux
maisons identiques, à un étage, de pierre rosâtre, bordées
toutes de ce qui semblait la même haie de houx taillé , repor-
tée de maison en maison, et à chaque bay-window , pareil au voi-
sin , la même plante verte à feuilles grasses. Puis la brume
se referma comme un rideau sur une scène de théâtre. La rue
s'évanouit. Je ne devais pas la revoir avant plus d'une se-
maine.

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Bohd[o] a n, aidé de ma logeuse, transporta mes effets
dans ma chambre, au premier. Il me montra, tout en l'allumant,
comment fonctionnait mon chauffage au gaz. On glissait un
schilling dans la fente du compteur, on tournait la clé, on
approchait du gaz libéré d' une alumette
. J'en aurais pour
quelques heures, après quoi il me faudrait verser une autre
pièce dans le compteur, grand avaleur de schillings. Bohd[o]n an
songea à m'en laisser une dizaine pour le cas où j'en manque-
rais et aurais à souffrir a a is du froid humide
dont j'aurais, me
dit-il, à me méfier, la gorge faible comme je l'avais. Puis
déjà il était sur le point de partir, mon arrivée tombant
pour lui , on ne peut plus mal, car il venait d'être invité
à jouer au Albert and Victoria en solo avec l'orchestre
symphonique de Londres. Il y allait de son avenir et il n'au-
rait pas assez de tout son temps d'ici là pour s'y préparer
en travaillant jour et nuit.


Sur le seuil, il me fit un signe d'amitié.
— Cheerio ! Tout ira bien ici, tu verras. Bad beginnings
always have fine endings.


Il était le courage même. Il était parti de Winnipeg
avec pour tout bien son violon sou[r] s le bras. Son passage par
transporteur de bestiaux lui était assuré gratuitement, en re-
tour des soins qu'il donnerait aux bêtes, enfermé avec elles
dans la cale. Aussitôt à Londres, il avait réussi à se faire
employer par un orchestre tzigane qui égayait les dîners d'un
des grands restaurants Lyons. Il passait ses nuits à dérider
des solitaires et le jour à travailler Bach. Quand il eut

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vingt-cinq dollars en poche, il alla trouver celui qu'il esti-
mait le meilleur maître en de violon à Londres et dont c'était
le prix pour une leçon. Il dit: "Voilà, j'ai de quoi payer
une heure. Mais Dieu sait quand je pourrai m'en accorder une
autre. ! "


Et voici que moins d'un an plus tard , il était sur le
point de signer un contrat avec la BBC pour une émission d'une
heure par semaine.


Pourtant ce jeune homme à la fois frêle et si extraor-
dinairement fort, ce travailleur acharné, à ses heures joyeux comme aucun ,
à ses heures ,
il me semble l'avoir toujours vu sous l'ombre
d'un destin menaçant. Ou est-ce que je reporte sur les souve-
nirs que j'ai de lui le fait de sa mort tragique survenue
pendant la guerre, une bombe ayant éclaté au-dessus de la mai-
son où il vivait, en et tuant tous les habitants[.] ?


Avant de s'en aller, inquiet de moi qui m'efforçait s
pourtant de lui paraître calme et contente, il écrivit à la
hâte deux ou trois numéros de téléphone où je pourrais l'attein-
dre en cas d'embarras, et me dit de ne pas me gêner de l'appe-
ler si je devais avoir le moindre ennui.


Je réussis à faire semblant d'être sûre de moi jusqu'au
moment où il partit. Alors, la porte refermée, je me fis l'ef-
fet d'être séquestrée ici,par ma faute d'ailleurs. J'allai à
l'unique fenêtre qui me donnait fai ai sait l'impression de donner peut-être
sur un jardinet
. J'en essuyai la buée, mais, pressé de l'autre
côté de la vitre, le monstrueux brouillard arrêtait complète-
ment la vue. A quelques pas du feu de gaz, je me sentais transie.

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Il fallait m'en approcher presque au point de me brûler pour
en recevoir de quelque chaleur sur m l es mollets , alors que je le dos me
gelai[s] t . à l'arrière.
Autour de moi le silence était affolant.
Apparemment j'étais seule, dans cette maison inconnue, avec
la logeuse retournée dans sa cuisine et qui ne signalait sa
présence par aucun bruit, même pas celui de ses pas étouffés
par des savates à semelles de feutre. Ai-je jamais connu mai-
son plus affreusement silencieuse ? Rien au dehors ! Rien à
l'intérieur ! Vers le soir, j'entendis rentrer quelqu'un très
doucement , puis quelqu'un d'autre peut-être. Des pas glissè-
rent vers des chambres voisines de la mienne. De l'eau coula.
Après, je n'entendis plus rien.


J'avisai près du feu de gaz une petite théière recou-
verte de son tea-cosy. Sur le manteau de la cheminée il y
avait du thé dans une boîte en fer - blanc, du sucre dans une
autre et, bien sûr, l'inévitable boîte à biscuits secs, à mo-
tif de chaumière tudo[a] r au toit orné de roses grimpantes.


J'allumai un rond à côté du foyer, alimenté lui aussi
au gaz. Une courte flamme jaillit. J'y mis la bouilloire.
Bientôt, au grésillement du gaz répondit le sifflement de
l'eau qui commençait à chauffer. Je me pris à espérer que la
bouilloire allait chanter, signe en ce pays de bonheur à ve-
nir. Elle ne chanta pas. Je bus la première de ces innombra-
bles tasses de thé fadasse que j'allais me préparer à toute
heure du jour pendant des semaines, peut-être pour essayer
de me réchauffer, ou l'âme ou le corps.


Je m'assis par terre au plus près du maigre feu pour

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recevoir le peu de secours qu'il offrait. Je me fis l'effet
d'un être humain seul dans sa petite île au milieu d'une mer
blanche , qui n'avait elle-même plus aucun souvenir de riva-
ges connus. Mes pensées n'allaient pas plus loin. Bientôt
il cessa complètement, je pense, de m'en venir. Car il m'est
arrivé dans un isolement trop complet, cernée de trop de silen-
ce, de n'avoir même plus le sentiment de penser, comme si
le pauvre mécanisme de la pensée—qui est quand même toujours
un appel aux autres— s'était bloqué quelque part en moi.


Combien de temps dura cette absence? Une semaine, dix
jours, deux semaines ? Je vivais dans une sorte de léthargie
que je me gardais de rompre par grande peur, j'imagine, si
seulement je bougeais un peu, de laisser entrer en moi une
souffrance proche. Ainsi, tassée contre mon misérable feu
que j'entretenais à coup de schillings, ma peine étrange, sans
nom que je puisse lui donner, m'était à peu près [i] e ndurable. Je
ne voyais personne, ne parlais à personne, sauf à ma logeuse
qui, après avoir frappé à ma porte, entrait tôt , le matin,
m'apportant , à l'heure où jamais de ma vie je n'eus beaucoup
d'appétit, un breakfast incroyable, consistant en une montagne
de toasts— et le reste du pain à trancher moi-même pour le
cas où ils ne suffis s r aient pas
— un pot de marmelade, un autre
de confiture aux groseilles, des oeufs au bacon, une fricassée
de pommes de terre, ou une omelette ou des oeufs bouillis
ou un hareng frit, mets qui me tournaient le coeur rien qu'à
l'odeur. Une énorme théière à contenu de six tasses pour le au moins

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accompagnée d'un grand pot d'eau bouillant e [o] a chevai t ent d'encom-
brer le plateau que ma logeuse déposait près du lit sur une
petite table. Elle allait à la fenêtre, entrouv r ait les rideaux,
disait, après un regard sans intérêt sur le dehors: "Still foggy
to day !..." puis repartait. Elle revenait une heure plus tard
chercher le plateau presque toujours intact, commentait briè-
vement, ni sympathique ni réprobatrice: "You don't eat much..."
revenait à l'heure où j'avais faim avec une mince tranche
de jambon, un petit morceau de pain de rien du tout, m'appre-
nant toujours sur son même ton sans vie: "You should learn
to eat a good breakfast, for in London we don't serve much
lunch. Have it your own way !"


Si bien que je finis par apprendre à me faire des
caches, provenant des excès du breakfast, pour l'heure où
j'aurais le goût de manger. J'en eus dans le placard parmi mes
chaussures, en derrière arriè è re e du foyer, dans mon lit même , et m'aper-
çus bientôt avoir amassé de quoi manger pour toute la journée . Ma
logeuse, voyant disparus du plateau le pain, le fromage, une
partie des confitures et du beurre, me félicita aussi froide-
ment d'ailleurs qu'elle m'avait blâmée.
— I see your [illis.] you're eating at lest a sensible breakfast.


Le lendemain elle ajouta au plateau du breakfast
un plat de p a o o rridge et un grand pot de lait.


Je regardais cette femme vêtue de couleurs ternes,
les cheveux pris dans un filet, énonçant d'un même ton sans
chaleur des banalités de jour en jour pareilles et me deman-
dais si elle était véritablement une personne douée d'émotion,

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de sens, d'espoir ou si je n'avais pas affaire qu' à une automate.
Mais moi-même n'étais-je pas en train de le devenir automate ?


Les chambres autour de la mienne étaient pourtant
occupées, du moins le soir quand rentraient les locataires.
Je guettais des bruits qui me parleraient d'activité humai-
ne. J'entendais tout juste une clé tourner dans la serrure
de la porte d'entrée, des pas presque indistincts dans l'es-
calier, un autre bruit plus léger de clé dans la serrure d'une
chambre, et c'était tout. En pantoufles pour le reste de la
soirée, leur cup of tea faite, les gens autour de moi devaient
se chauffer, chacun pour soi, comme moi-même, à leur triste
petit feu. Je n'en entrevis aucun pendant presque toute une se-
maine.


Il ne fallut pas moins que j'en vienne à manquer de
schillings, mon feu éteint, pour que je trouve l'énergie de
sortir enfin de cette chambre sinistre et me mettre en quête
de ma logeuse.


Or dans cette maison que j'avais pu croire à moitié
morte, voici que j'aboutis à une pièce toute chaleureuse. Un
poêle y ronflait. Il en montait un fumet de boeuf rôti accom-
pagné, dans le four, d'un plat de yorkshire pudding, bien que
ma logeuse eût prétendu ne faire qu'un repas par jour, le
breakfast. Un homme se trouvait là, le mari probablement, dont
la présence me surprit infiniment, car je n'avais encore entendu
encore aucune
voix d'homme dans cette maison. Elle ne me le
présenta pas. Lui , abaissant seulement un peu le journal qu'il
lisait, bien installé près du poêle, me souhaita sur le même

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ton de voix de que sa femme,ni chaud ni froid , absolument imperson-
nel:
— Good evening, miss, et se remit à sa lecture.
— How many schillings do you want ? me demanda la femme.


J'étais descendue avec un billet d'une livre.
— That much, if you can oblige.
— It will last you a good longtime, fut son seul commen-
taire.


Pas tant que ça ! ai-je pensé, tout en regardant avec
envie le bon petit poêle bourré de coke. Mais comme ni l'un
ni l'autre ne m'invitait à m'asseoir même pour un moment, je
remontai dans ma chambre. Dans une ville où j'allais bientôt
découvrir que les gens y sont les plus naturellement obligeants,
cordiaux et loquaces, il avait fallu que je tombe sur ce cou-
ple taciturne et dans cette maison peut-être la plus silencieu-
se de Londres. Que de fois dans ma vie il m'est d'ailleurs i arrivé
d'aborder les villes, les choses et les êtres par leur côté
rébarbatif, et cela en un sens fut un bien, car je ne pouvais
aller vers pire mais inévitablement vers mieux. Ainsi j'ai
souvent gardé le bon pour la fin et m'en suis fait le seul
souvenir qui compte en définitive me reste [illis.]
.


Un soir, je me forçai à sortir. La brume était toujours
aussi dense. Mais je me dis qu'en suivant de près les courtes
haies de houx le long du trottoir, je pourrais parvenir, sans
risque de me perdre, au bout de la rue où je croyais avoir aper-
çu, à mon arrivée, quelques boutiques formant un modeste petit
centre commercial et même une station de l'underground. Les

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lueurs des devantures allumées, diluant la brume en une bouillie
un peu plus claire, m'indiquèrent que j'étais arrivée. Je pous-
sai au hasard une porte quelque peu éclairée et me trouvai
à pénétrer dans un des salons-de-thé-pâtisseries de la chaî-
ne ABC et, quoique sans goût pour du thé encore, j'en comman-
dai ainsi qu'une brioche. Du moins, je mangeai dans la com-
pagnie de quelques personnes attablées , ça et là, qui causaient
entre elles, et de ce peu de chaleur humaine je ressentis un
tel réconfort que je m'en souviens encore aujourd'hui. Je ré-
pugnai à quitter ce petit restaurant où je me sentais si bien ,
entourée du son de voix humaines et de visages qui me parais-
saient plaisants. Enfin, je fus la seule dans la salle de res-
taurant et pensai que je devais partir. Je ressortis et m'en-
gageai dans la direction d'où je venais. Au bout de quelques
pas , sans plus de lumière pour me guider, je compris qu'il allait
m'être impossible de retrouver "ma" maison. Car déjà déjà toutes pareil-
les déjà de jour
avec leurs mêmes jardinets, comment, de nuit,
dans l'épais brouillard, les distinguer l'une de l'autre, si-
non par leur numéro ? Or, placé au-dessus des portes, cha-
cun me restait invisible. Je m'avançais près de l'entrée, scru-
tais la façade, m'élevait s sur la pointe des pieds, faisait s
craquer une allumette. Je n'appercevais qu'un numéro incomplet
ou rien du tout.


J'errai de porte en porte avec le sentiment, comme je
l'avais éprouvé en gare de Saint-Lazare, de ne pouvoir sortir
jamais de cette impasse, et elle aussi se présenta à mon esprit
fatigué telle une image de ce qu'allait être ma vie , que ce soit

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à Paris, que ce soit à Londres ou ailleurs encore.


Soudain, loin à ce qu'il me sembla, mais en fait tout
près, résonna un pas d'homme. Le danger ? Du secours ? Un dé-
trousseur de femmes seules comme on m'avait tellement dit de
m'en méfier par les nuits de brouillard. Mais aussi peut-être
un bon Samaritain ! Je lançai un appel: "Help !" Une voix
répondit: "Coming !" Presque aussitôt, éclairé par sa puis-
sante lampe de poche—qu'on appelait ici torch e torche électrique rique , surgit un
bobby à bonne figure rougeaude.

— -Lost miss ? And a mean night ' ' tis to be lost in.

Il avait, en autant que je pusse voir, une physiono-
mie ouverte et avenante. Mais instantanément c'est son lan-
gage qui me frappa le plus, ancien, pittoresque, extrêmement
littéraire, dont je devais avoir bien des fois l'occasion de
m'étonner qu'il se trouvât si souvent, en Angleterre, sur les
lèvres de gens qui pourtant ne devaient pas être grands lec-
teurs ou passionnés de littérature. D'où leur venait e nt donc ces
mots rares, ces termes imagés, cet accent presque Sh sh akesp i rien earien rien ?


J'entendis encore son "mean night" résonner dans la
nuit brumeuse comme dans une sorte de théâtre de rêve sous la voûte [illis.] basse d'un théâtre imaginé.

— A mean night to been be in ! And all houses being practi-
cally the same, ' tis hard indeed to find one's own. And what
would your number be, would you know that much, miss?


Oui, cela du moins je me le rappelais heureusement
—je ne l'ai même jamais oublié. C'était le 72.


Nous allions, le bobby braquant de temps à autre le
faisceau de sa lampe sur les numéros. Enfin il annonça :

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Opere Here we are, miss, safe and sound at your ver door !
May you have fine sleep ! And pleasant dreams as as well! as well!


Tel fut le premier ami que je me fis à Londres, et
souvent , encore, par des nuits de brume, où que je sois, j'en-
trevois au fond de mon souvenir un visage dans un halo de lu-
mière, j'entends une voix grave me souhaiter bon sommeil et
de doux rêves.


Je couvai pourtant plusieurs jours encore mon ennui,
mon dépaysement, ma peur de la grande ville et sans doute la
honte d'y céder si complètement. Puis, un soir, ce double
que j'eus toujours par bonheur, pour me chicaner, au besoin
rire de moi, me parla par-dessus l'épaule. Je m'entendis me
dire à moi-même :
— C'est bien le comble. Tu te trouves dans une des villes
les plus excitantes du monde. A l'heure même, le rideau est
à la veille de se lever sur des centaines de spectacles, les
paroles de grands dramaturges vont déferler sur des salles
enchantées, la musique les exalter, et toi,accroupetonnée
auprès de ton feu risible, tu te prends en pitié. Il valait
bien la peine de faire tant d'efforts pour quitter une vie
au Manitoba que tu estimais trop petite.


Ce fut comme si j'avais reçu un soufflet. Je consultai
ma montre. Il n'était que sept heures et demie. J'attrapai
mon manteau. Je dégringolai à grand bruit l'escalier que par
mimétisme sans doute j'avais jusque-là descendu à pas discrets.
Je pense même avoir claqué la porte. A un arbrisseau tout juste

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derrière la haie de houx, j'attachai fermement un mouchoir
blanc qui me servirait de repère au retour. Pour plus de pré-
caution, je comptai, à partir du 72 jusqu'au petit carrefour
commercial, les entrées de maisons. Il y enn avait vingt-huit.
D'ailleurs le brouillard me paraissait moins dense, comme sur
le point de se dissiper. Je roulai dans l'underground, heureuse
de me trouver avec mes semblables, fussent-ils les plus étran-
gers des hommes. Je dus émerger à Pe i cadilly Circus car je me
rappelle qu'ici les enseignes lumineuses des théâtres , et des
salles de cinéma, les guirlandes scintillantes, tant de lumiè-
re de partout avaient raison de la brume que l qu 'on ne la voyait
plus qu'en effilochures
. On disait alors de Pe i cadilly Circus
qu'il était le coeur de l'univers, et ce devait être vrai , car pen-
dant les quelques minutes où je restai saisie de surprise,
à la sortie de l'underground, je vis passer : un mendiant enX
haillons innommables , sorti tout droit de Dickens, ; un lord
à canne à pommeau d'or et noire cape flottante doublée de
satin blanc
, ; une folle sans doute de Park Lane revêtue seu-
lement de plumes comme quelque un oiseau des îles , ; un Sikh à
l'air farouche, ; un marin tatoué, ; un Highlander en kilt, ; des
a A rabes en turban, ; une princesse des Indes , j'imagine, portant
peinte sur le front une étoile— ou était-ce un cercle?
t T ant de visages et de silhouettes disparates que, des marches
où je m'étais figée, j'avais l'impression, comme au bord
d'une caverne de songes, d'en voir prendre vie sans cesse
sous mes yeux. De cette ville que je devais en venir à tant
aimer, j'ai peine encore aujourd'hui à démêler des impressions

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subséquentes cette vision riche, folle et somptueuse qu'elle
m'offrit ce soir-là dès en débouchant de dessous terre. A Londres
comme à Paris d'ailleurs, le plus beau spectacle pour moi fut
toujours celui de la ville elle-même, à ses terrasses, en mar-
che le long de ses boulevards, ou, telle qu'ici, tournant,
tournant, pareille à quelque inimaginable manège auquel ne man-
querait pour ainsi dire aucun aspect de l'invraisemblable hu-
main
.


Quel que le le pièce ai-je vue ce soir-là ? Midsummer Night's
Dream
? Non, car ce spectacle avec en vedette Vivien Leigh
toute jeune encore, c'est au Old Vic que j'y assistai, situé
dans un tout autre quartier de Londres. De The Three Sisters peut-être.
Ou l'Oiseau de Feu ? Peu importe ! Je n'ai pour ainsi dire
assisté à aucun spectacle médiocre à Londres. D'instinct,
j'allais sans doute vers le meilleur, bien conseillé e aussi
par Bohdo a n qui me laissait quelque fois un mot à la maison en
passant à la course et de temps à autre des billets qu'il
avait eus gratuitement.


Je revins de Pe i cadilly Circus la tête bourdonnant e
d'images et de sons qui me masquèrent un moment que j'étais
seule avec tant de riches impressions qu'il aurait été si bon
de partager avec quelqu'un. Je retrouvai mon signet blanc
attaché à une branche dégoulinante d'eau de brouillard. Je re-
montai sans qu'une seule porte s'ouvr î t sur mon passage. J'aurais
pu ne pas sortir ou n'être pas revenue que personne n'en aurait
eu connaissance. Le lendemain, pendant que j'étais sur ma lancée,

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je me dis que j'avais assez tergiversé e et m'en fu t s ce jour
même m'inscrire au Gue i ldhall School of Music and Drama. Bohdo da n
avait pris tous les renseignements nécessaires pour moi et me
pressait t d'en arriver à une décision. Il me fallait, en art
dramatique, prendre le cours au complet, depuis les leçons de
maquillage jusqu'à celles d'escrime et de danse à claquettes
en passant par l'étude à proprement parler de textes dramati-
ques, et payer comptant le premier trimestre, ce qui fit un
énorme trou dans mon petit compte en banque. Peu importe,
j'en étais à un point de ma vie où je sentais qu'il me fallait
coûte que coûte m'engager dans une direction, fût-elle la mau-
vaise, pour connaître enfin ce que je devais savoir sur moi-même.


Où l'Ecole était située au juste, cela aussi je n'arri-
ve plus à m'en souvenir. Toujours ces trous dans ma mémoire !
Ce devait être non loin de la Tamise, car je me rappelle m'y
être retrouvée pour ainsi dire à chaque instant pour ainsi dire de liberté, après
ou entre les cours
. Je me vois les jours où je n'avais rien à
faire , , arpentant sans fin les embankments . Je les ai parcourus
à pied plus d'une fois depuis Blackf ia r s , jusqu'au Big Be[n] n .
Quelquefois j'ai même poussé plus loin à l'est vers les docks
et la grande vie maritime de la Tamise qui m'attirait incro- me fascinait, .
yablement . En vedette, j'ai été jusqu'à Greenwich et jusqu'à
l'estuaire. Je me suis atta rdée chée à ce fleuve comme peu d'êtres
au monde , j'imagine. Je l'ai aimé au soleil, tout étincelant,
alors qu'une autre fois encore, avec des amis, poussant notre
bachot à la gaule, nous avons atteint les rives du vieux châ-

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teau du Cardinal Wolseley qu'il dut céder à Henri VIII, ce
Hampton Court de si terrible mémoire, devenu dès lors, avec
ses cygnes noirs et ses pelouses touffues, le rendez-vous de s
pique-niqueurs. Sur la Tamise croisaient sans cesse de petits
bateaux-magasins-casse-croûte qui, sur un signe, s'approchaient
et de qui nous achetions du thé ou des sandwiches, poursuivant
ensuite notre course. J'ai aimé cette Tamise de promenade,
joyeuse et bonne enfant, mais encore plus la Tamise des soirs
de brume avec les cris étouffés des mouettes, un presque im-
perceptible clapotis contre les vieilles pierres des quais
et l'appel assourdi des sirènes parvenant à peine à l' embou- embankment,
lement
. Bien des fois je suis restée des heures accoudée au
parapet à tâcher d'identifier à leur bruit les mystérieuses
activités enveloppées de brouillard. Ou simplement perdu e dans
quelque rêverie qui m'entraînait comme dans le bienfaisant
mouvement de l'eau invisible
.


Et puis, je me cherchai une chambre plus gaie. C'est
dans les petites annonces que je trouvai. Je m J 'achetais main-
tenant un journal
du soir d'un vieux Cockney qui avait son
stock sur le ciment du trottoir à la sortie de ma station de
l' U u nderground. J'y lus un soir une description qui me parut
correspondre tout à fait à ce que je voulais. Il était question
d'une chambre ensoleillée au troisième avec un petit foyer au
charbon. C'était dans Fulham toujours et pas tellement loin
de ma triste ru Wickendon. J'y courus. Ah , que ce quartier
après ma rue d'ennui était vivant ! Au coeur même du vieux

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Fulham, ma chambre, juchée, se trouvait au faîte d'un haut
immeuble étroit qui allait s'amenuisant depuis sa base jusqu'à
ne plus contenir que ma chambre, au troisième. L'étage du milieu
était occupé par les propriétaires, et le rez-de-chaussée tout
entier par une poutique ne prenant jour que sur la rue, un
vrai capharna ü m, des bicyclettes à réparer pendant à la dou-
zaine du plafond pour faire place, en bas, à des centaines
de vieux phonos et d'appareils de radio démantibulés à re-
mettre en état un jour ou l'autre. Je devais en voir rester
là plus de quatre mois, dans leur couche de poussière rarement
dérangée.


La boutique s'annonçait par une gauche inscription:
Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop . L'immeuble
était au ras du trottoir et , la boutique, pour permettre à
Geoffrey Price de circuler parmi son entassement de vieille-
ries, s'y vidait en partie, chaque matin. Elle se touvait aussi
sur le passage de l'autobus, en constituait en fait un arrêt,
si proche même que, du seuil, on s'y embarquait directement,
sans avoir à faire un pas dehors. On entendait venir un roule-
ment de tonnerre. Au tournant de la rue surgissait le double
decker presque aussi haut que l'immeuble. Le frein appliqué
brusquement lâchait un cri à vous fendre l'âme. Puis le mons-
tre était arrêté, sa porte arrière ouverte exactement sur la celle
porte avant de Geoffrey
Price's Bicycle and Radio Repair Shop.
Par jour de pluie, disaient les gens du quartier, on pouvait,
de cette boutique, se rendre à Earl's Court ou Knightsbridge
sans risque d'attraper une seule goutte d'eau.

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En face, il y avait une autre boutique tout aussi com-
mode pour les usage r s de l'autobus, mais à en sens inverse . C'était
celle de l'ironmonger, que j'avais appris à dénommer à Paris
le marchand des peintures, encore que je me rappelle avoir
vu chez lui surtout du charbon et des bouteilles de gros
rouge. Le troisième coin de la petite place était occupé par
le green grocer, l'équivalent du verdurier à Paris. Aux alen-
tours, il y avait encore l'apothecary, le physician affichant
ses heures de bureau, le dentiste qui avait, en guise de récla-
me,à hauteur d'homme, une énorme mâchoire articulée n'arrêtant
jamais, nuit et jour, de s'ouvrir et de se refermer comme pour
happer au vol quelque passant. A peine plus loin , se tenait
un marché en plein air tout résonnant tôt le matin des bruits
des charrettes à roue r s de bois apportant les légumes. A côté
grouillait l'étal de morue. Les odeurs les plus délicates et
les plus déplaisantes s'entremêlaient. L'on ne pouvait pas
être cinq minutes sans entendre quelque bruit, la clochette
fine du marchand de fleurs poussant devant lui sa voiturette
pleine s des couleurs les plus vives, le cri du marchand de
vitres, du rétameur, du ramasseur de bouteilles. A ces cris,
modulés, chantés, scandés, l'orgue de Barbarie mêlait souvent
sa musique dolente et, parfois, à travers le tintamarre, on
croyait saisir , au loin , quelque son de cloche pieuse venu
d'une petite église enclose quelque part entre de hauts murs.
Je devais finir par la trouver un jour, cachée comme elle était
par la pierre et le lierre , et aussi découvris r un cimetière , le
plus tranquille du monde entre ses murs épais, avec des arbres

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touffus pleins d'oiseaux— le beau nid de la mort en plein
milieu de l'agitation humaine— où j'irais souvent chercher
le silence quand il me ferait trop défaut dans ma bruyante
maison.


Ma nouvelle logeuse était à l'image du quartier, une
pétulante Galloise, tout en drôleries, tours, farces et tou-
jours aussi à la course
. Elle me montra la petite chambre que
j'aimai tout de suite, assez haute pour dominer les bruits
et donnant d'ailleurs sur l'arrière , étonna m mm ent paisible avec
ses enchevêtrements de courettes qui servaient d'entrepôts
ou de débarras, aussi mortes qu'étaient trépidantes les rues
d'en face. Le foyer, minuscule , mais destiné à y brûler du
vrai combustible, m'enchanta. Glod ad ys m'expliqua qu'elle l'allu-
merait le matin en m'apportant le breakfast et que ce serait
ensuite à moi d'entretenir le feu si je restais à la maison.
J'aurais à acheter moi-même mon coke et un peu de petit bois
pour attiser parfois mon feu. Mais non, se reprit-elle, le
petit bois, elle me le fournirait gratuit. Pour la chambre,
le breakfast et un rien de lunch— scraps— ce serait un guinea
la semaine.
— Un guinea ! m'exclamai s -je, ne connaissant pas encore
l'expression.


Glod ad ys m'expliqua que cela signifiait one pound and
one schilling.


Et je la fis rire aux larmes lorsque je lui présentai
à la fin de la semaine mon chèque pour une e guin é a e .
— Mais cela n'existe pas en fait , un guinea, me dit-elle.
Aucune pièce de la monnaie anglaise n'y correspond. C'est juste

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une expression.
— Mais pourquoi alors toujours parler de guinea ?


Elle haussa les épaules. J'étais prise à l'illogisme
anglais comme je l'avais été à la stricte logique française,
et il n'y avait qu'à m'y faire. Je devais d'ailleurs m'y fai-
re à plus vite
qu'aux raisonnements sans fin des Français.


Ce premier jour où nous discutions affaire, j'avais
fini, presque en mendiante, par demander:
— Pour tout un guinea, est-ce que vous ne me donneriez
pas, plutôt que des scraps de lunch,puisque je serai souvent
sortie à cette heure, les mêmes scraps for supper.


Elle rit à se faire entendre dans tout le quartier,
trouvant drôle mon accent, mes expressions, mon petit manteau
de lapin, mon béret so frenchy , et finit, tellement je lui
plaisais, par consentir "to throw n in for a guinea a week
supper and even a bite in the evening if you should still
be hungry, dearie. ! " Et c'est ainsi que je me casai certainement
au meilleur prix possible dans tout Londres, à l'époque.


Une seule chose me déplaisait dans ma nouvelle vie,
et c'était mon adresse: Lily Road. "I know it smacks of perdi-
tion » , " avait convenu ma logeuse, puis, éclatant d'un de ses
rires à faire trembler les [n]i vi tres, elle avait conclu que je l'avais pour
pas chère cher en tout cas.


Sans aller jusqu'à penser que le nom évoquait la per-
dition, je rougissais quand je devais donner mon adresse à
haute vois, et l'évitais autant que possible, racontant: "J'ha-
bite trop loin pour inviter des gens..." Ou bien: "It's terri-

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bly out of the way." Mais il fallait y passer, ce Lily Road,
malgré son nom de souffre, m'étant presque le paradis. Pour
me consoler, Gl[e] a dys en riant me faisait observer que ce serait
encore plus compromettant si j'avais pris chambre non loin ,
dans Pee t ticoat Lane.


Bohd[o] a n vint m'aider à déménager. Il avait pu dénicher
dans sa rue une espèce de tombereau à brancards dans lequel
nous avons réussi à transporter en une fois tous mes effets
à grand bruit, les vieux pavés résonnant fort sous les roues
sans caoutchouc. "Heureusement, me disait Bohd[o] a n, que tu res-
tes presque sur les lieux. Maintenant ce ne sera plus long que
mon concert passé, je pourrai t'accorder plus de temps, et nous
nous rattraperons. "


Il m'aida à ajuster mes vêtements sur les cintres de
la garde-robe. J'essayai de faire bouillir de l'eau pour le
thé, accroupi e auprès du foyer. Un de mes bonheurs ici , serait
de pouvoir faire monter une ma visite, m l a chambre avec son divan-lit
étant aménagé e en sitting-room.


Bohd[o] da n était à la fois un peu scandalisé et amusé de
me voir transplantée dans ce quartier peuplé peuple . Il aurait cru,
me dit-il, que je me serais trouvée plus à l'aise pour écrire
dans le calme de la rue où il m'avait retenu une chambre. De-
puis que nous nous connaissions, il avait toujours prédit que
je deviendrais un écrivain connu. Pendant que je m'essayais
encore à préparer du thé, Gl[e] a dys survint avec un plateau cou-
vert de sca o nes au beurre, de gâteaux et de petits pots de confitu-
res. "Dès que j' eus ai vu ce jeune homme pousser vos affaires dans

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sa brouette, me confia-t-elle plus tard, je l'ai aimé. Il
n'y en a pas un seul autre comme lui dans toute l'Angleterre,
vous pouvez en prendre ma parole et vous devriez mettre la
main sur lui alors que vous en avez la chance. Cheerio !... "
nous dit-elle en s'esquivant.


Pendant qu'il buvait son thé, Bohd[o] da n, comme je l'ob-
servais en silence, me parut, lui si jeune encore, fatigué,
amaigri, un peu vieilli, des cernes profonds autour des yeux.
— Bohd[o] a n , lui dis-je, si tu veux aller aussi loin que
tu l'as en tête, il va falloir apprendre à te ménager.

— Irai-je bien loin ? fit-il d'un ton qui cherchait
à paraître léger.


Il me vint à l'esprit que j'avais toujours pressenti
en lui de l'angoisse, en dépit de son caractère si souvent
gai, comme s'il avait le sentiment que le temps lui manque-
rait.
— Je vois assez clairement, me confia-t-il, toujours
comme en riant de lui-même, un bout de chemin devant moi,
quelques années de route peut-être, puis tout s'arrête, dis-
para î t, tombe soudainement.

— Mais moi, je ne vois même pas un jour d'avance devant
moi et change chaque jour de cap, lui dis-je pour plaisanter
et le ramener à la bonne humeur.

— Pourtant, ton avenir à toi est certain, me corrigea-t-il,
avec un étrange sérieux. Je n'ai qu'à fermer les yeux et je
vois surgir ton nom en lettres importantes. Cependant il me
semble que ce n'est pas à l'avant d'un théâtre. Tu as bien fait

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quand même de t'inscrire pour un cours d'art dramatique. Quoique,
d'après ma vision, ce n'est pas là que tu brilleras. Où donc !
Je crois voir ton nom sur la couverture d'un livre. Il s'y dé-
tache en grandes lettres.

Un livre ! l'invoquai-je. ai-j j e ri i pos s té. . Moi qui ne sait s même pas en-
core tourner convenablement une petite histoire!


Néanmoins, depuis les cinq ou six ans que je le connais-
sais, depuis nos toutes premières rencontres à Winnipeg, il
m'avait toujours plus ou moins tenu ce langage d'un de nécromant ,
et j'avais souvent ri de bon coeur de ses supposés dons.


Cette fois, il paraissait si sûr de lui-même , que j'en
éprouvai s un frisson.
— Parlons d'autre chose, dis-je, tu me fais peur avec
tes prophéties.


Ce qui m'avait le plus apeurée toutefois , c'était l'in-
tense mélancolie que j'avais pu surprendre un instant dans ses
yeux gris bleu, et que je ne devais jamais ensuite revoir
que chez des êtres destinés à mourir jeunes.


Nous avons pourtant fini notre thé gaiement , Bohd[o] a n ,
feignant de lire dans les feuilles tombées au fond de ma tasse
que j'écrirais un roman à saveur populiste, ce qui n'était pas
pour surprendre, étant donné que je me sentais si bien auprès
du petit peuple.


Retrouvant cette scène dans tous ses détails au fond
de mon souvenir, je songe enfin à me demander comment nous ne
nous sommes pas aimés d'amour, Bohd[o] a n et moi. Il était droit,
la loyauté même, énergique et doux, tendre et charmant. Lui,

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je ne sais pas ce qu'il voyait en moi, mais j'ai l'impression que
ce devait être un peu les mêmes qualités que je prisais en
lui et qui me faisaient l'admirer, lui accorder une entière
confiance, rechercher son appui, désiré s r son approbation, et
l[a] e chérir profondément. Le lien entre nous était-il trop
honnête, trop limpide, trop clair pour mener à l'amour ?


Il y manquait peut-être en effet un défaut ou ce quel-
que chose de trouble ou d'inquiétant que contient presque
tout amour. Bohd[o] a n et moi ne nous étions jamais causé l'un
à l'autre la moindre inquiétude si ce n'est au sujet de notre
santé. Nous étions faits pour n'être que des amis, ainsi que
l'on dit si injustement, car n'est-il pas singulier que l'on
place l'amour— si capricieux— au-dessus de l'amitié presque
toujours si digne. ?


La dignité, voilà peut-être au fond ce qui, tout en
préservant notre sentiment, l'empêchait de glisser à l'amour.


Mais , en vérité, je n'en sais pas plus long aujourd'hui
que j'en savais alors sur le sujet.


Sur le point de s'en aller, Bohd[o] a n, ce jour-là, appu-
yé au chambranle de la porte, plus voyant que jamais, comme
s'il avait la réponse à mes questions de ce jour et des jours s à venir,
me lança de sur son ton habituel d'humeur à la fois ironique et
tendre
:
— A propos, je tiens à te présenter à un jeune homme
dont j'ai fait la connaissance il y a quelques jours. Il te
plaira aussi sûr que Dieu est dans son ciel et ses créatures
sur terre. Quant à lui, dès qu'il aura jeté les yeux sur toi,

Image


il sera à jamais ensorcelé.
— Une autre de tes prédictions[,] ! dis-je en moquerie.
— Qui sera réalisé e , veux-tu en faire la gageure, en moins
de trois mois.

— Quel est le nom de ce jeune homme irrésistible ? de-
mandai-je toujours en moquerie.


A mi-chemin de l'escalier, Bohd[o] a n me le lança—est-ce
que je me trompai ?—avec une ombre d'amertume.


Je ne saisis que le prénom: Stephen.
— Stephen qui ? demandai-je.

Bohd[o] a n n'entendit pas ma question ou je n'entendis
pas sa réponse. En tout cas, je n'en appris pas plus long
ce jour-là sur ce jeune homme au sujet duquel Bohd[o] a n avait
réussi à piquer ma curiosité.

Image VII


Ma nouvelle vie commença parsemée ça et là de cours
au long de la semaine. Je m'y livrai cette fois , avec courage et persis-
tance cette fois ,
mais sans enthousiasme jamais. Je me forçais.
Les meilleurs moments étaient encore mes jours libres, alors
que je m'échappais , pour partir à l'aventure sur l'impériale
des autobus. Je fus prise d'une vraie passion pour ces voya-
ges à travers Londres d'ouest en est, de du nord en au sud , qui
duraient quelquefois trois ou quatre heures sans me coûter
jamais plus d'un schilling. Invariablement je montais le pe-
tit escalier tournant, m'installais, si elle était libre, dans
la première rangée en avant d'où je dominerais le spectacle
qui allait s'offrir à ma vue. Le contrôleur montait, souvent
me trouvais à peu près seule là-haut, demandais t : "Where to
m'am ma'm ma'm
?" Presque toujours je répondais: "Au bout." Souvent
d'ailleurs, je reviendrais par le même autobus , n'en descen-
dant même pas. Aussitôt installée là-haut et en route, il me
semble que je devenais heureuse. J'ai ainsi appris Londres
de part en part, comme j'apprendrais plus tard Montréal en le
parcourant par tramway à l'époque où j'y arrivai en 1939. Au
fond, sauf la City et certains "coeurs" de la ville comme
Charing Cross, Trafalgar s S quare,Chelsea, et peut-être Soho,
Londres n'était qu'une succession de bu o roughs, espèces de pe-
tites villes , toutes avec leur High s S treet, agglutinées en
un e interminable déroulement. Je prenais plaisir à voir re-
commencer l'une après l'autre ces petites villes d'allure pai-
sible avec leurs maisons attachées l'une à l'autre par rues

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entières, leur marché aux fleurs, leur éternel tea-shop et la
vision, ne changeant jamais , elle, de chimney-pots à l'infini.
Ces petites cheminées en formes de pots de fleurs, la ville
devait en contenir un nombre effarant, puisque bien souvent ,
on en comptait une dizaine sur chaque toit , autant qu'il y a-
vait à l'intérieur de ces petits foyers comme j'en avais un
dans ma chambre. Quelle étrange ville, chacun y vivant isolé
auprès de son propre petit feu maigre plutôt qu'assemblé
avec d'autre s s autour d'un bon gros poêle. Parfois l L a brique
des maisons était souvent ternie
, sans plus c d e couleur , sous la suie
qui retombait sur elles de toutes ces cheminées et des u sines
proches. Parfois j'aboutissais à un miraculeux square de brique
rose entourant un petit parc enclos de haie vive ou de murs
bas, à l'usage des seuls habitants des belles maisons relui-
santes d'alentour qui avaient la clé pour en ouvrir la barriè-
re. A l'intérieur, on pouvait voir une nurse en voile flottant
sur les épaules passer en poussant un landau, ou un vieillard
aller à pas lents appuyé sur sa canne. Il n'y avait pas de
promenades qui ne me découvraient quelque chose de neuf. Parfois ,
je descendais, explorais longuement quelque quartier très loin
d'où j'habitais, me trouvant si à l'aise que j'avais envie
d'y rester. Souvent je faisais le trajet aller-retour d'une
traite, toujours étonné e qu'en revenant il parût si différent
qu'à de l'aller
. Il m'arrivait, comme du haut d'un chariot, de
noter presque sans arrêt tout ce qui s'offrait en bas à la fois
de fascinant et de triste comme dans toutes les grandes villes.
Il m'arrivait aussi, bercée par le mouvement, de perdre tout

Image


contact avec la réalité présente et de partir en des rêves qui
étaient presque toujours heureux du moment que ce bercement
comme une sorte de roulis en mer marin accompagnait mes pensées.


Evidemment, j'allais à mes cours et accomplissais
d'héro ï ques efforts pour en retirer aussi quelque profit. Cette
partie de ma vie, les cours au Guildhall, sur l'énonciation la diction
par exemple
, où un professeur s'appliqua une fois pendant près
de trois - quarts d'heure à me faire prononcer "little" comme
il se doit, m'enseignant la manière de placer ma langue pour
y arriver et qui, de désespoir, me demanda: "Mais où donc
avez-vous appris l'anglais?..." à quoi j'avais répondu dis-
traitement , à bout de fatigue: "Là où j'aurais dû apprendre
plutôt le français " ; les leçons de maquillage où j'appris
à me déguiser en Sioux ou en Nippone pour le bien que cela me
fit jamais; les séances d'escrime, la lecture de textes de
grands dramaturges anglais; tout de cette vie que je vécus
alors entre les murs de l'Ecole me paraît aujourd'hui avoir
été un rêve, et seuls les rêves eux-mêmes poursuivis au bord
de la Tamise, sur les embankments, sur l'imp é riale des grands
autobus et même dans la cabane que possédait Gladys en face
de Hampton Court où j'allais en week-end—en sorte que c'était
de cette rive des pauvres, ayant la plus belle vue sur le châ-
teau, qu'on en profitait le mieux— seuls ces rêves restent la
part vraie et durable de l'existence que je menai pendant ces
trois ou quatre mois.


Des scènes de la vie que je vécus alors émergent pourtant

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avec une netteté saisissante. J'assistais ce jour-là avec une
trentaine d'élèves à un cours de Miss Rorke que nous appelions
le dragon. Elle n'arrêtait pas de nous invectiver, nous trai-
tant de snails , à cause de notre lenteur, je suppose, ou de
momies , ou de pauvres spectres incapables de se faire entendre.
Elle n'était pas la seule à nous lancer ainsi l'injure. Beau-
coup d'autres professeurs usaient de la même tactique abomi-
nable. Pourquoi agir ainsi avec des élèves déjà tout tremblants
de peur ? Il paraît, on me l'a dit par la suite, que, pareils
aux picadors nous aiguillon n ant au vif , ils obtenaient de nous
une réaction pleine de douleur et de feu.


Miss Rorke passait pour être un imbattable professeur
des classiques anglais. Nulle n'enseignait mieux qu'elle
Shakespeare et surtout Bernard Shaw qu'elle avait beaucoup
joué dans sa jeunesse et dont l'humour redoutable avait cer-
tainement déteint sur son caractère.


Elle nous rappelait à coeur de jour: : "vous qui aspirez
à monter sur la scène, à envoûter des salles, à voir votre
nom en lettres lumineuses à l'enseigne des théâtres, vous ne
savez rien faire: ni marcher, ni vous asseoir, ni même tendre
la main convenablement, encore moins réciter, bien entendu » .


Elle disait vrai. Je m'étais aperçu, à voir évoluer
les autres, qu'ils ne savaient en effet ni marcher , ni s'asseoir
ni se comporter sur la scène d'une façon qui eût paru naturelle.
J'apprenais que tout devait être recréé sur la scène pour y
avoir l'air vrai, et que rien, ne serait-ce que de se moucher,
ne devait se faire là-haut tel qu'on l'accomplissait dans la

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vie. Jusqu'ici je n'avais pas encore été moi-même la cible
de ses attaques. Tout à coup, ce jour-là, je m'entendis com-
mand ée er :
— Vous, là, venez nous lire un passage.


Nous en étions au Marchand de Venise .
— ... Tiens, le plaidoyer de Portia devant le juge.


Il n'était plus question de me sauver comme de chez
Dullin. Je montai les marches menant au podium. Je trouvai le
passage en question. Je commençai à lire d"une voix qui m'a
semblé venir d'un autre monde, faible, lointaine et fragile,
en laquelle je ne me reconnaissais nullement. Une autre que
moi lisait, agissait, pendant que moi-même, d'infiniment loin,
avec une certaine pitié pour celle qui s'était laissée prendre,
regardait s faire. Puis ma voix se raffermit et revint à mes
propres oreilles comme les autres peut-être la recueillaient.
Je l'entends encore, je l'entendrai sans doute toujours, bien
que je ne me souvienne pas des mots eux-mêmes que je prononçais.
La vie me les a ôtés, comme dirait Ruteb o euf, elle nous prend
tout au fond avec l'âge
, sinon le souvenir d'avoir été jeune,
hardi et téméraire.


Puis tout se mêla et se confondit. Je ne fus plus une
qui lisait, une autre qui regardait. J'avais échappé et aux
autres et à moi-même. La timidité et ma détresse m'avaient
refluée au loin de ma vie. J'avais réintégré e mon enfance.
J'étais toujours en classe à l'Académie Saint-Joseph. L'inspec-
teur nous épiait. Soeur Agathe m'avait suppliée: "Lève-toi et
sauve la classe." Et je faisais de mon mieux,au milieu d'un

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cours, était-ce au Guildhall, ? était-ce à Saint-Boniface, ? pour
sauver encore Dieu sait quoi ! Ma voix petit à petit prenait
une certaine assurance. Un silence complet m'entourait. Sous
la gaieté que l'on me reconnaissait au Guildhall, est-ce que
ne transperçait pas aujourd'hui enfin le vieux fond de tristes-
se qui toujours m'avait habitée ? Est-ce que ne m'avait pas
rejointe ma vieille misère de la rue Deschambault qui, éton-
na m mm ent , par les mots de Shakespeare, trouvai t ent à s'exhaler ?
Peut-être aussi le profond silence de la classe était-il
l'expression d'un étonnement sans borne. Qui donc à Londres
avait jamais entendu, entendrait jamais encore Shakespeare
récité d'une façon si singulière , qu'elle révélait peut-être,
à la fin, le vieux maître comme il ne l'avait jamais été aux
yeux des siens.


Quand j'eus terminé ma tirade, le silence dura encore
un bon moment. Puis Miss Rorke , un peu bourrue, concéda:
— Dommage que vous ayez un accent si barbare car par
moments j'ai eu l'impression que quelque chose prenait vie.
But, child, I could hardly make out a single word of your
stupendous accent.


A l'écart, elle me dit: "Si vous voules venir chez
moi, le soir, je vous aiderai en particulier, sans qu'il
vous en coûte un penny, bien entendu."


J'y allai deux ou trois fois, je crois, et, à part après
m'avoir fait enfiler en vitesse
, sans reprendre souffle , une
suite effrayante de which, whichever, witches, whence, where,
wherever, either, neither, however, beneath, whole, whatever,...

Image


elle me gava de sucreries, bonbons, sca o nes, hot-tea, biscuits
et crumpets. Chez elle, le dragon n'était qu'une petite vieille
aimable, enfoncée dans un fauteuil victorien, ses pieds menus
posés sur le pouf au ras de sa jupe sombre, et qui, entre deux
bouchées, me faisait reprendre which, witch, wither, whisht,
whim, whichever
... Ou bien: throne, throw, throrough, through...
que je suis toujours incapable de prononcer correctement après
toute cette peine qu'elle et tant d'autres se donnèrent à mon
endroit.


Je m'étais ausi inscrite au cours d'art dramatique
en français chez madame Gachet qui, elle, me faisait répéter,
un crayon entre les dents, pour me délier la langue: "Je veux
et je l'exige." Autre dragon,elle n'arrêtait pas de me repro-
cher "comme à tous vos compatriotes , de parler de la face et
non de la gorge ".


Avec elle—comble de l'ironie !— j'étudiais, en tra-
duction française, le Sainte Jeanne de Bernard Shaw, ressor-
tant bien plus du domaine de Miss Rorke , mais que madame Gachet
prétendait proche de moi qui en aurait s eu, selon elle, les
traits, le visage, l'allure. J'ai longtemps su par coeur les
plus brillantes répliques de Jeanne à l'Inquisiteur, puis un
matin, les cherchant dans ma mémoire, je n'ai plus rien trou-
vé. La sainte Jeanne de madame Gachet se rapprochait dans de
l'interprétation
qu'en avait donnée Ludmilla Pito ë ff, en
traits délicats de petit e s saint e s de vitrail. Venu à Paris
pour la [p] P p remière, Bernard Shaw aurait été tellement enragé

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de cette interprétation qu'il n'aurait, au long d'un d î ner
offer à en son honneur, adressé un seul mot à madame Pitoeff assise
[?] tout à côté de lui à ses côtés
. De même, il fut si mécontent au festival
de Malvern, auquell j'assistai, de l'interprétation , toujours
en sainte de vitrail , , d'Elizabeth Bergner
qu'à l'entracte
il partit comme un fou marcher dans le dédale du jardin au
milieu duquel se trouve situé le délicieux petit théâtre d'été.
Moi-même, é E tant venue à Malver pour la journée, je me trouvai
en ce moment engagée dans le labyrinthe entre des haies très
hautes et, à plusieurs reprises, alors que les caprices du
dédale nous rapprochaient, j'avais entendu des bougonnements
et des bouts de phrase qui m'arrivaient par-dessus le feuilla-
ge. A un tournant, brusquement, je me trouvai face à face ,
avec un vieil homme à barbe blanche, qui me lança un regard
furieux puis continua son chemin tortueux en bougonnant de plus
belle. Je restai sur place, saisie d'une surprise immense.
"Mais c'est Bernard Shaw, me dis-je, que je viens de croiser. !
Et, de plus, en colère, comme presque toujours. ! " Je voudrais
continuer les anecdotes, l'une appelant l'autre, mais le der-
viche sait de mieux en mieux qu'il n'a pas le temps de tout
recueillir tout ce qui lui revient du passé
s'il veut voir le bout
de sa tâche. Ce que je voudrais ajouter , c'est que la seule Jeanne
tirée de sa pièce , que Bernard Shaw approuvât jamais était
celle qu'avait campée Dam Dam e Dame Sybil Thorndike puis, plus tard,
Miss Rorke: une robuste, saine fille de campagne, toute réa-
liste, raisonnable et raisonneuse, la première sainte protes-
tante chez les C c atholiques , comme il l'avait lui-même définie.

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Chez madame Gachet, j'étudiais aussi, ce qui avait plus
de sens, Racine, jusqu'au jour où elle me lança le livre par
la tête en déclarant que je ne comprenais rien de rien à ce
genre—ce qui était la vérité même.


Madame Gachet avait eu comme élèves des acteurs déjà
alors prestigieux
tels que Vivien Leigh et Charles Laughton.
Ils venaient d'ailleurs encore assez souvent travailler leur
rôle avec elle, qui ne manquait pas d'en informer ses élèves
ordinaires. Quand elle était dans ses bonnes, nous avions
même droit à des potins
et croustillantes histoires sur les
grands du théâtre et du cinéma, qu'elle connaissait, il faut
en convenir, sous un jour révélateur et souvent impitoyable.


Quelle bonne volonté m'apparaît aujourd'hui avoir mal-
gré tout été la mienne en ce temps de ma vie. ! Quand l'air de-
vint plus doux, même après que je m'eus fait lancer Racine par
la tête, il m'arrivait d'aller réciter à voix haute de ses
vers dans le seul endroit où j'étais sûre de ne déranger per-
sonne et de ne pas faire rire de moi. C'était dans le petit
cimetière de Fulham plein d'arbres touffus et de tombes an-
ciennes entre des murs épais, et là, clamant mes vers, j'avais
parfois conscience de troubler un si long et sacré repos que
je m'imterrompais pour lire plutôt, au hasard , des épitaphes.
Elles étaient de caractère plaintif et doux. Les recevant
en plein Racine comme un écho d'humbles existences anglaises
depuis longtemps oubliées, j'éprouvais tout à coup le sentiment
que ma vie était mille fois plus surprenante encore que celles
que j'étudiais dans les livres. Pendant quelques moments, elle

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me fascinait au-delà de toute énigme.


Ainsi je vivais -je à Londres pendant ces mois-là, livrée
à l'ennui et à la tristesse, m'obligeant à des efforts qui
paraissaient ne devoir me mener nulle part
, puis, soudain, la
jeunesse, le côté gai de ma nature reprenaient le dessus,
et voilà que j'étais projetée en pleine drôlerie, riant et
faisant rire autour de moi comme au temps des tournées au
Manitoba, comme je ferais rire plus tard au long de mon pas-
sage en Provence.


Après être descendue de la scène, ce jour où j'avais
lu la grande tirade de Port[ea] ia , alors que j'étais encore trem-
blante et que les élèves autour de moi me jetaient des regards
singuliers, un grand et beau jeune homme s'était approché de
moi et m'avait applaudie.
— Laissez-les penser ce qu'ils veulent, et même rire,
si ça leur chante, c'est vous qui en ce moment commandez toute
l'attention.


Na ï vement j'avais pris pour un compliment cette phrase
qui en était peut-être un d'ailleurs.


Au bout d'un moment de conversation, il m'avait propo-
sé:
— Ha ow about a cup of tea ?


Vers les onze heures, le matin, et vers le milieu de
l'après-midi, presque tout le monde du Guildhall lâchait danse,
escrime et déclamation pour se réunir à de petites tables de
quatre au restaurant de l'Ecole et y boire d'innombrables tasses de

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thé.


Bientôt ma classe y fut presque en entier, répartie
en petits groupes, et je m'aperçus que la plupart fixaient ,
le beau grand Gallois et moi, assis en amis un peu à l'écart,
avec une expression à laquelle je pus à peine croire tellement
elle disait pour moi de considération nouvelle et même d'envie.


M'ayant dit son nom et qu'il était Gallois, aujourd'hui
il ne me reste, pour me le rappeler à la mémoire, que cette
appellation. Il m'avait sans doute appris, alors que nous
buvions notre thé, qu'il avait étudié au Guildhall et que,
faisant carrière à Londres, il revenait de temps à autre s à
ses vieux maîtres"for a refreshing course » . " Attiré [illis.] Amené Amené aujourd'hui
par il ne savait quel motif à entrer en passant dans la classe
d'interprétation dramatique, il m'avait vue, entendue, et
s'était senti sur-le-champ subjugué par cette singulière pe-
tite personne aux yeux comme tout empli[e] s d'une intense vision
nouvelle du théâtre anglais.


Ce que moi je ne savais pas encore de lui, c'est qu'il
était une des très belles voix de baryton de l'Angleterre, avait
chanté maintes fois à Covent Garden, et se trouvait engagé sur
la voie royale du succès. Pas une des jeunes filles présentes
ne m'aurait volontiers arraché les yeux à me voir aujourd'hui
recherchée par lui qui en avait sans doute déjà recherché
plus d'une parmi elles. Je devais apprendre assez vite que j'é-
tais loi d'être la première au profit de laquelle il ourdis-
sait de si belles phrases.


Sans plus perdre de temps, il sortit son calepin d'adresses

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et me demanda la mienne. En bon seigneur, il m'apprit qu'il
me ferait signe un de ces jours pour m'amener à quelqu'une de
ces soirées musicales qui se donnaient dans les plus grands
salons de Londres. Cela compléterait ma formation artistique
en plus de me fournir un champ d'observation unique.


Moi, hélas, plutôt que d' avancer avouer que j'habitais Lily
Road
, je fis la capricieuse, l'incertaine, disant: "Je suis
sur le point de déménager... Je ne sais vraiment pas où j'irai...
o ù je serai demain..." Puis embêtée de savoir comment me tirer
de ce pas, je ramassai mes livres, lui tendis la main, le re-
merciai pour son thé et partis presque à la course.


Quand je racontai cette scène à Gladys, elle me trai-
ta d'innocente et de folle, disant que ce beau grand Gallois
était très connu à Londres, que l'on entendait souvent sa
superbe voix au à la à la BBC, que d'ailleurs tous les Gallois étaient
gens doués musicalement et des plus attirants. Ce serait donc
bien fait pour moi si je ne le rattrapais jamais.


C'était compter sans la ténacité de notre Gallois. Il
eut peu de peine au fond à obtenir mon adresse
et même mon
numéro de téléphone du régisseur de l'Ecole. Deux ou trois jours
plus tard, je descendis de l'autobus droit e comme toujours
dans l'échoppe et presque dans les bras de Gladys qui m'at-
tendait en proie à la plus vive excitation. Mon Gallois avait
téléphoné. Il avait laissé un message. Il était bien celui
qu'elle pensait qu'il était ! : une célébrité ! Elle avait noté
le numéro. Il me fallait rappeler au plus tôt du bureau de
Geoffrey.

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ce qu'elle appelait le bureau de Geoffrey était un
ancien pupitre à cylindre logé dans un coin de l'échoppe en t
encombré d'écrous, de vis, de boulons, de bouts de tuyau et
d'une masse ancienne qui maintenait en place la pile de fac-
tures non acquittées. Le mal étant fait , de laisser savoir
où j'habitais, je rappelai le beau Gallois.
— Pourquoi ne vouliez-vous pas me donner votre adresse ?
me demanda-t-il.

— Parce que je n'avais pas envie que l'on sache que j'ha-
bite Lily Road.


J'entendis un rire énorme, qui semblait ne jamais devoir
cesser
, franc, sonore, roulant à couvrir le grondement de la
rue.
— Petite folle ! me dit-il. Savez-vous d'où je viens ?
Du fond d'une mine de charbon. Mon père est encore travailleur
sous terre.J'y ai moi-même travaillé jusqu'à l'âge de seize
ans. Venez-vous avec moi ce soir à l'Ambassade d'Autriche ?
Tenez-vous bien, l'Ambassadeur, ce n'est pas un blague,
s'appelle le baron de Frankenstein.


Je fis signe que oui sans songer qu'il ne pouvait me
voir, mais il dut interpréter correctement mon silence, car
il me signifia:
— Je passe vous prendre à huit heures tapantes.


On avait trouvé un coin pour ma malle garde-robe sur
un bout de palier à côté de ma porte de chambre. J'en sortis
ma robe longue en taffeta s s rouge clair, à laquelle Gladys tint
absolument à donner un coup de fer. Je mis les souliers assortis.

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Gladys me remonta les cheveux en un tas de bouclette s sur le
haut de la tête, ce qui me fit ressembler à un Reynolds dont
elle avait une reproduction dans son sitting-room. J'avais,
pour compléter ma toilette de grand soir, d d es gants blanc s
et une sorte de petite cape en velours noir. Prête longtemps
d'avance, je vins attendre mon Prince, assise, au milieu de
l'échoppe, sur une chaise à laquelle Geoffrey s'était hâté
de donner un coup de torchon. Revêtu comme toujours, au tra-
vail, d'une longue blouse grise qui lui donnait l'air d'un
prisonnier, il s'était lui-même assis auprès de la porte gran-
de ouverte, incapable de se mettre au travail dans une pareil-
le atmosphère de surexcitation.


Comment s'était répandue la nouvelle, je ne le sais
trop, mais tout le coin de rue était au courant que "that
nice little French lady at Gladys ' is going out to night with
the ringing Welsh voice on e hears over the wireless..." Mais
la sortie, dans l'imagination de nos voisins, était devenue
un bal , peut-être à Buckingham Palace, savait-on ! ! et prenait
de minute en minute de si grandioses proportions qu'il n'y
en avait pas un qui ne fût sur le pas de sa porte à guetter
l'apparition du Prince. Ils devaient s'attendre à le voir
arriver en car r osse. Tout au moins en quelque resplendissante
voiture conduite par un chauffeur. J'étais devenue leur conte
de fée, la Cendrillon si chère au coeur du peuple qui va avoir
accès par elle aux splendeurs.


L'heure approchait. Les gens, sur leur seuil, consul-
taient la grosse horloge au-dessus de Smith's Watch Repair.

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A huit heures précises s'annonça dans un bruit de ton-
nerre, comme toujours, l'autobus venant de Knightsbridge.X
Les vitres trembl aient èrent . Le géant s'arrêta pile, sa porte ouver-
te devant la porte accueillante de Geoffrey Price's Bicycle
and Radio Repair Shop. Mon Gallois en descendit droit dans
l'échoppe pour se re trouver , parmi les bicyclettes pendues au
plafond, en habit du soir, le plastron immaculé, le haut de
forme un peu incliné sur le front, ayant à la main une canne
à pommeau d'or , et traînant, retenue au cou par une agraf f e
et rejetée nonchalamment en arrière des épaules, une immense
et superbe cape de velours noir qui d'un coup ramassa toute la
poussière du plancher.


Le conducteur, intrigué par le personnage qu'il avait , vu
du coin de l'oeil , vu quitter l'autobus
, abaissa la vitre,
sortit la tête pour le suivre du regard jusque dans la bouti-
que,s'attarda. Mon grand Gallois me tendit la main, me tira de
ma petite chaise à fond de paille [illis.] et m'entraîna droit vers le marchepied

de l'autobus. Le conducteur donna du gaz, et nous voilà repar-
tis par le même autobus qui nous avait amené le Prince.


L'ironmonger, la marchande de fleurs, le mareyeur,
l'apothecary, le green grocer, tous déçus, yeux ronds, ébahis,
nous regardaient partir comme les plus simples des mortels et ne revenaient
n'en revenaient pas [illis.] pas de leur déception, , , ne n'en sont peut-être jamais revenus . de leur
intense déception. [illis.]
que j'ai été dan[s] l[eur] m[illis.]


Je me faisais, vers ce même temps, d'autres amis qui
devaient m'être plus chers que le beau grand Gallois entré de

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si spectaculaire façon dans ma vie, pour en sortir sans doute
aussi vite, car, passé la soirée chez Frankenstein. j'ai beau
fouill é er ma mémoire, je ne trouve plus trace de lui.


Je m'attachai alors beaucoup à une gentille jeune fille
à qui ses parents payaient le cours en art dramatique au Guildhall,
n'ayant jamais eux-mêmes de toute leur vie mis le pied au théâ-
tre. Elle m'avait invitée chez elle, dans le South End, par-delà
la Tamise, dans un lointain quartier de la ville— o ù , curieu-
sement, ne m'avaient pas encore conduite mes randonnées en
autobus— pour prendre le d î ner un dimanche, en compagnie de
sa famille, et sans doute comme dans toutes les maisons de
Londres , à cette même heure, nous avons mangé de la côte de
boeuf et du yorkshire pudding.


Phyllis et moi sommes allées voir ensemble d'innom-
brables pièces de théâtre. Nous prenions des places bon mar-
ché dans ce que Phyllis appelait "the gods", correspondant
au poulailler à Paris, c'est-à-dire parmi les plus haut perché e s.
Dans certains théâtres il nous arriva d'être tellement en sur-
plomb sur la scène que nous ne voyions plus des acteurs que
leur crâne, chauve souvent, évoluant loin en bas. Nous avions
peu de chance de leur voir jamais le visage " à moins, m'expli-
quait Phyllis, " qu'ils ne se mettent à jouer subitement "for
the gods", comme l'avait fait un soir le grand Irving, d'illus-
tre mémoire, qui, se rappelant sans doute sa jeunesse pauvre,
ne s'entretint plus, tête renversée, regard au plafond, qu'avec
les miséreux penchés de là-haut vers lui.


Quant à moi, il me semble que ce ne fut jamais qu'au

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moment des applaudissements que je vis se lever vers nous
des regards peut-être d'ailleurs un peu quémandeurs.


Les places à vil prix— à un schilling , je pense — ne pou-
vaient évidemment être retenues, et elles étaient en grande
demande. Nous devions donc arriver une bonne heure à l'avan-
ce, et déjà bien souvent une queue file ile d'attente e s'était formée aux abords
du théâtre. Nous y prenions place, et en un rien de temps elle
s'allongeait jusqu'à se perdre dans quelque petite rue adja-
cente. J'en ai vu s'enrouler, selon le caprice des gens ou la
commodité des lieux, autour du théâtre . en une espèce de lasso
qui en faisait deux fois le tour du théâtre .
. Les deux rangs qui paraissaient ,
l'un s'en aller, l'autre revenir, en se retrouvant, parfois
très proches l'un de l'autre, conversaient entre eux. Quelque-
fois survenait un loueur de pliants. On pouvait s'en procurer
un pour six pences, s'y asseoir très confortablement en rang de
deux le long des murs. Ou bien , l'on épinglait sur le pliant
son nom écrit sur un bout de papier et l'on pouvait sans risque
de se faire voler sa place s'en aller tranquillement manger
une bouchée dans un casse-croûte avoisinant ou simplement se
promener.


Pour ma part, j'aimais rester à ma place avec les gens
serrés ensemble comme pour former une famille amie au milieu
du trottoir. Pleuvait-il, et des parapluies s'ouvraient assez
grand pour abriter un voisin dépourvu. Souvent, après en avoir
demandé l'autorisation du regard ou alors qu'elle m'était
déjà offerte, je me glissais sous un parapluie à côté de moi
et presque inévitablement, j'engageais une conversation avec

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avec l'obligeant voisin. Des gens lisaient tranquillement sous
leur parapluie qu'ils tenaient d'une main, tournant des pages
de l'autre. Des femmes tricotaient de longues écharpes qui
pendaient par [ju]squ'à terre
, et nous les avertissions: "Votre belle
écharpe traîne dans la poussière." Quand les soirées étaient
douces et sans pluie, ce qui arriva assez souvent au cours
de l'hiver, des artistes de rue survenaient. Ils exécutaient
à notre profit pour nous leur s pas de danse
, chantaient avec de vieilles
voix brisées, dessinaient à la craie quelques scènes sur le
ciment, puis ils passaient le chapeau. Nous leur donnions un penny pour leur peine.


Phyllis apportait presque toujours à manger pour deux,
des brioches et des petits pains beurrés qu'elle partageait
scrupuleusement avec moi. Il m'est resté de certaines de ces
heures d'attente à la porte des théâtres, surtout quand la nuit
se faisait amicale , de s s souvenir d'un enchantement qui éclipsait
même le spectacle dont il était le prologue. Le peuple de Lon-
dres s'y révélait le plus gentil, le plus délicat, le plus bon
copain
qu'on puisse désirer. Je me dis encore parfois que la
meilleure pièce du répertoire londonien était celle qui se
jouait sur le trottoir, offrant le spectacle d'une humanité
parvenue à tout partager, son sandwich avec qui paraissait
affamé, un pan de son manteau , quand le vent fraîchissait, à avec
l'imprudent d'à côté
qui frissonnait, une colonne de son jour-
nal à avec qui n'avait pas de lecture
— que de fois j'ai lu par-dessus
l'épaule d'un voisin qui m'y avait autorisé d'un sourire amusé.


Ces soirées qui émeuvent encore mon souvenir, j'en ai

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passé es plusieurs en compagnie de Phyllis, quelques-unes dans
la seule compagnie d'amis inconnus, quelques-unes avec Bohdan.


Son concert , qui avait eu lieu , qui avait été salué comme un
triomphe
. On l'avait longuement applaudi au Royal Albert Hall.
Lui, d'apparence calme et réservée, s'était ce soir-là décha î -
né, sorte de Paganini donnant enfin libre cours à son âme pas-
sionnée. Je n'en revenais pas de l'être frémissant que j'avais
ce soir-là aperçu
, et je comprenais pourquoi nous ne pouvions
nous aimer d'amour ardent, lui déjà tout entier possédé par
la musique , et moi tendue vers quelque exigence passionnée aussi,
même si je ne la discernais pas encore.


Depuis le concert, sollicité de partout, réclamé pour
jouer à Londres et en tournée, anxieux de se montrer à la hau-
teur, travaillant plus que jamais, il s'amenuisait, son regard
me paraissait fiévreux, s'arrêtant souvent sur une vision qui
devait lui être insoutenable car il murmurait alors, comme
toujours , mi-sérieux, mi-ironique:
— The gods do not wait. They do not wait.


Un jour au bord de l'angoisse, j'étais, le lendemain,
portée vers la gaieté. C'est par ce côté de ma nature que je
m'étais tellement attaché e Phyllis, que je devais m'attacher
beaucoup d'êtres au cours des années. Phyllis, toute seule,
n'aurait pas trouvé de quoi rire dans les multiples petites
aventures cocasses que pouvait saisir le regard en une jour-
née à Londres, mais m'entendant en rire elle regardait et se
prenait elle aussi tout à coup à en voir le côté comique. Elle

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m'avait une gratitude infinie de le lui révéler presque chaque
fois
que nous sortions ensemble.


Assez souvent, le spectable auquel nous désirons assis-
ter nous entraînait dans quelque quartier difficile d'accès pour
y chercher
, par des rues à peine éclairées, des petites salles
de théâtre quasi introuvables. Ce fut le cas pour Mourning
b B ecomes Electra
qui se donnait dans le Westminster , log é , à ce
que je crois me rappeler, au fond d'une courte rue peu fréquen-
tée , débouchant sur une impasse au bout de laquelle battait
faiblement la Tamise. La pièce étant très longue, la représen-
tation se faisait en deux tranches; la première, commençant très
tôt,
à 7.30 à sept heures trente
, était suivie d'un long entracte d'une demi - heure
permettant aux gens d'aller prendre une bouchée; puis la pièce
reprenait vers les 10.30 dix heures trente pour ne se terminer qu'aux environs de
minuit.


Depuis l'entracte, le brouillard déjà menaçant , s'était
totalement refermé sur les abords déserts du petit théâtre.
Quand nous en sortîmes, une mince foule d'une cinquantaine de
personnes peut-être, il n'y avait pas à distinguer à deux pas
de nous, et c'est tout juste si nous nous apercevions l'un
l'autre dans l'épaisse soupe aux pois que transperçait à pei-
ne la lumière du réverbère planté sur la petite place devant le
théâtre. D'instinct, les quelque s cinquante personnes, nous
nous tenions ensemble pour avancer pas à pas et coude à coude.
Peu familière avec ce quartier, aucune ne connaissait apparem-
ment la direction à prendre pour aboutir à l' U u nderground le
plus proche. Comment se fit-il que ce fut moi qui prit la tête

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du groupe, allant d'un pas sûr vers un bruit que je croyais
entendre devant moi et qui n'était apparemment que l'écho
des pas derrière moi, projeté par le brouillard ? Mais comment
se fit-il surtout que la troupe entière m'emboitâ t le pas, m'embo î ta
ces Londoniens aguerris habitués aux traîtrises du brouillard me suivant
comme un seul homme ? Bientôt, je crus entendre, pas tout à
fait étouffé sous celui des pas de ma suite, un autre bruit
—en avant, en arrière ? impossible de conclure— qui avait quel-
que chose d'inquiétant. Soudain, avec tout ce monde derrière
moi, je me trouvai devant une haute grille donnant sur une cour-
te pente raide descendant droit à la Tamise. Nous étions par-
venus à un de ces petits embarcadères où, à marée basse, accos-
tent les vedettes qui sillonnent l[illis.] e fleuve. La barrière eût-elle
été laissée ouverte par l'oubli du gardien que nous aurions
bien pu tous n[e] nous enfiler
en riant dans l'eau sombre, sans même avoir eu eu
le temps de comprendre ce qui nous arrivait.


C'est alors seulement d'ailleurs, qu'en que, me retournant,
je distinguai, à quelque faible lueur de l'eau, la petite foule
trop confiante m'ayant qui m'avait suivi e jusque-là aveuglément , c'est le
cas de le dire.


Le fou rire me prit, qui gagna Phyllis, qui gagna tout
le monde quand Phyllis, de sa jolie voix entraînée , eut appris
aux gens dans le noir , qu'ils s'étaient laissé avoir par une
petite jeune Canadienne
mettant pour la première fois de sa vie les
pieds dans ce quartier. Au lieu de m'en vouloir, ils cherchè-
rent à se rapprocher pour m'entourer, me reconnaître et me sou-
haiter mille bonnes choses à venir. Puis un vieux Londonien prit

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la tête. En faisant la chaîne, mais dans la main, en une sorte
de farandole de fantômes gais, nous le suivions hors du plus
épais du brouillard vers les lumières de la station de l' U u n-
derground.


Cher Londres, et chère I[illis.] Isle! que je les ai aimés je les aimai à cette
époque de ma vie
et en ce temps de la leur. Plus tard, lors
d'autres voyages, je ne trouverais pas en entier le charme
débonnaire, cette promptitude à rire de soi dont j'avais le
souvenir, peut-être parce que je m'étais moi-même trop assa-
gie, peut-être parce que ce peuple étrange, anglais qui cache une telle
émotivité, un tel besoin d'aimer, sous sa placide apparence,
avait lui-même, avec les dures épreuves de la guerre, perdu
un peu de sa douce folie.


Le temps malgré tout avait passé vite, je persévérais
dans la ligne que je m'étais tracée, même si j'annonçais sou-
vent que j'allais tout envoyer promener. Un jour , j'étais récon-
ciliée avec le monde, le lendemain, reparaissaient ma vieille
détresse et le sentiment que je perdais ma vie, et le temps
filait et l'hiver s'achevait quoiqu'il n'y parût pas. Depuis
trois mois que j'étais à Londres, avais-je vraiment vu le
ciel, la Tamise, les quais autrement qu'en aperçus
brefs et fugitifs ?
m M peut-être était-ce justement ce qui les rendait inoubli-
ables.


Ce matin-là, en me rendant à l'Ecole, j'avais vu au-des-
sus de ma tête, à la faveur d'une fugace éclaircie, les bran-
ches nues encore
du vieux tilleul sous lequel je passais presque

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chaque jour. J'en jurerais, n'aurais-eu N'ayant pour me guider que le
bruit un peu sec de ses branches, [illis.] je jurerais que mon vieil ami tilleul était
toujours nu dans le vent encore un peu frisquet, . de ce matin-là.


Au milieu de la matinée, pendant que j'étais à mes
cours, l'air s'était brusquement réchauffé. Le soleil s'était
montré, il avait même brillé clairement pendant quelques heures.


Quand je sortis, prenant seule , mon chemin vers l'und d er-
ground, il faisait nuit. Il Ce devait être vers le 15, peut-être
le 16 février. Je n'ai pas à l'esprit [illis.] ne suis plus sûre de la date exacte
. Par ail-
leurs, le temps ne m'a rien dérobé de la délicate surprise
qui me saisit le coeur lorsque, tout à coup, en passant sous
mon tilleul, j'entendis le doux bruit inusité qu'il émettait.
Je ralentis le pas, levai le regard et crus rêver. Mon vieux
tilleul était couvert de feuilles. Oh, bien petites encore,
à peine entrouvertes, tout juste venues au monde, mais c'étaient
bien elles qui, toutes frêles qu'elles étaient, frémissaient
dans la nuit tiède, s'essayant à consoler le coeur. Un ravis-
sement me gagna qui ne me semble pas avoir eu d'égal à la nais-
sance d'aucun autre printemps dans de ma vie . Sans doute c'était
sa soudaineté qui m'avait tellement impressionnée. A peine
quelques heures auparavant, le vieil arbre au bord du trottoir
était comme mort. Et voici qu'à la lueur d'un réverbère proche,
je pus capter le luisant de ses jeunes feuilles qui se retour-
naient vers ce peu de lumière. La joie qui m'inonda était elle-mê-
me une naissance, mon propre retour à la vie, et c'est en la
recueillant que je sus à quel point j'avais été, à bien des
égards, comme morte.

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Dans les années à venir, alors que j'en serais à écrire
La Montagne secrète , cette joie de du printemps à Londres me se-
rait un jour rendue et c'est elle qui me guiderait pour tra-
duire l'ineffable bonheur de Pierre Cadorai lorsque, au ter-
me d'un hiver en forêt, il entendrait, un soir, se détachant
de la branche longtemps engourdie, une première goutte d'eau
libre tomber sur le sol encore gelé en un tintement qui n'en finirait
finissant plus de résonner
dans la nuit silencieuse.


Pour l'instant, cependant, ma joie, sans âme à qui
la dire, me fut pour ainsi dire lourde. J'ai souvent trouvé
la peine impossible à porter seule, mais la joie peut-être
davantage. Tout de même, me suis-je dit au bout d'un moment,
il y a Gladys, et je courus à la maison. L'on y entrait, soit
par la boutique où Geoffrey, dans un éternel sarreau gris fer,
travaillait tard, ou par une petite porte de côté, au pied
de l'escalier qui menait à l'étage du propriétaire, la cui-
sine donant sur le palier. D'en bas, entendant Gladys remuer
des casseroles, je lui criai:
— It is spring ! It is spring !


Elle vint en haut de l'escalier, les mains couvertes
de pâte, en tablier de ménagère.
— So it is ! So it is ! And we are having a fine steak
and kidney pie for that thrown - in - supper !
[?]


Aussitôt redevenue sérieuse elle me dit d'approcher  
et en chuchotements m'apprit que c'était demain la fête de
Geoffrey, qu'elle avait l'habitude de lui envoyer par la pos-
te une carte de souhaits qu'il aimait recevoir le matin de son

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anniversaire en même temps que le journal, tout cela déposé
en compagnie d'une jonquille sur le plateau du breakfast.
Elle me demanda, puisqu'il faisait beau, si je ne ressortirais
pas pour déposer la carte déjà adressée , à dans dans la boîte aux lettres
du coin.



Je lui répondis que je le ferais sûrement, si elle
y tenait, mais pourquoi y tenir ! Ne serait-il pas plus
simple, le lendemain matin, de mettre la carte sur le plateau
avec la jonquille ? Pourquoi lui faire faire le tour d es du du quartier s
par la poste ?

— Parce que... parce que... dit-elle, fortement agacée,
car Gladys, de bon caractère d'habitude, s'irritait parfois
pour un rien, parce que, finit-elle par lâcher à contrecoeur,
Geoffrey aime ça ainsi. Demandez-moi pas pourquoi ! La moitié
de sa joie lui est ravie si sa carte ne lui arrive pas portant
l'estampille de Fulham Post Office.

— Je veux bien aller la poster, dis-je, mais j'avoue
trouver étrange que des gens vivant dans la même maison et
sur un pied d'amitié s'envoient des mots par la poste.

— L'enveloppe est timbrée, dit-elle pour couper court.
Tout ce que je vous demande, c'est de la jeter en passant
dans une boîte aux lettres. Il y en a une à deux coins de rue . d'ici.



Même dans ce Fulham de ciment, de pierre et de fenêtres
à barreaux, sans beaucoup d'autres arbres que ceux du cimetiè-
re, le doux printemps se frayait un chemin. Il se manifestait
par des signes presque imperceptibles qui me maintenaient dans
un état de bien-être incroyable, comme si la vie était neuve,

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ardente, pleine et toute gonflée d'espoir. De quelques arbres
le long de mon chemin s'échappait ce tendre et caressant mur-
mure que m'avait fait entendre le tilleul. J'étais si grisée
par cette nuit de printemps que j'aurais pu marcher indéfini-
ment. Je dus passer deux ou trois boîtes aux lettres avant de
m'aviser que je n'étais plus loin de la Poste de Fulham, et que,
dans l'intérêt de la carte de Gladys, pour être bien sûre qu'elle
serait livrée à la première heure le lendemain matin, mieux
valait sans doute aller la déposer au bureau chef.


Ensuite, ne pouvant encore me résigner à rentrer par
cette si douce nuit, je fis un long détour par le cimetière
puis au long d'une rue qui contenait quelques jardinets déjà
en fleurs. Je mis bien une grande heure à revenir à la maison.


Toujours dans les dispositions les plus heureuses, le
coeur chantant, j'ouvris la petite porte de côté, criai à Gladys
que j'entendais chantonner:
— 'Tis done !


Elle apparut en haut de l'escalier, l'air heureux.
Toutes deux, abaissant ensemble le regard vers le bas de l'es-
calier, nous avons
alors aperçu sous la fente de la porte, au milieu
du paillasson, la carte de souhaits que je venais de poster.
Je me penchai, l'examinai. Elle était pourtant dûment estam-
pillée. Etait-ce Venait-elle d'être dép e d'être dép osée par r le facteur que je venais j'avais tout juste de crois é r
comme j'arrivais?
Je ne comprenais rien.
— Je vous avais dit de la mettre à la poste, me gronda
Gladys. Pourquoi l'avoir rapportée vous-même ?

— Mais je viens de la mettre à la poste. Pour être sûre
qu'elle arriverait à temps, j'ai même été la déposer à la grande
Poste.

Image


— Il ne fallait pas, gémit Gladys. Ils ont un service
ultra - rapide à la grande Poste. Et vous avez dû arriver juste à
temps pour qu'elle reparte à l'instant même. Quel contretemps !


Elle était inconsolable. La fête de Geoffrey était gâ-
tée, son bonheur fichu par ma faute, ou plutôt par celle de la
redoutable efficacité de la p P oste de Sa Majesté.


Parfois, quand je suis trois à quatre jours à attendre
une lettre postée dans le quartier voisin du mien, à Québec,
ou que l'unique livraison quotidienne de courrier par jour est suspendue
à cause d'une "journée d'étude", d'une grève perlée, ou parce
que la route est glacée ou qu'il a neigé... je me prends à
rêver de cette foudroyante poste de Fulham qui nous avait,
Gladys et moi, si bien à jamais confondues.

Image VIII


Est-ce ce printemps magique qui fit naître en ma vie
l'amour ? J'incline [illis.] à le croire, Il se peut. [illis.] c C ar, si [illis.] la brusque éclosion
[?] de la vie
par cette nuit de février m'avait enivrée au-delà des
mots, elle m'avait aussi révélé à quel point j'étais seule à
Londres. Qelques amis, oui, mais de passage et pour un instant
seulement. Aucun , sauf peut-être Bohd[o] a n, sur qui je pouvais
compter véritablement aux jours durs. Ainsi, la joie si vive
de cette nuit de février s'était retournée contre moi et m'a-
vait démontré la tristesse d'être à l'étranger, sans personne
à aimer ou qui m'aimait. J'avais tout remis en cause une fois
encore, ma présence à Londres, ce que j'y faisais, pourquoi,
à quoi me mèneraient des études d'art dramatique. Tout ce que
j'avais entrepris me parut de nouveau vain, futile et à côté
de ce que je devrais entreprendre
. L'ennui s'en mêla, persis-
tant, corrosif, m'empêchant de prendre l' intérêt à ce que
je tentais pour y échapper. Quand on s'ennuie, il est vrai que
tout nous ennuie. Je cessai à peu près d'aller au théâtre, de
me promener en autobus, même de lire. En vérité, je pense que
j'étais tombée dans cet état d'attente qu'il m'est arrivé main-
tes fois dans ma vie de subir et où je ne fais plus rien d'autre
justement que d'attendre de l'inconnu qu'il vienne m'en déli-
vrer.


C'est dans ces dispositions d'esprit que je partis ce
jour-là à la rencontre, si l'on veut, de mon destin. Malgré
tout, je n'avais pas cessé, une fois par semaine , ou à peu
près, de me rendre , rue Cadagar Cadogan , dans South Kensington, chez

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Lady Frances Ryder, cette généreuse femme qui mettait son appar-
tement de Londres, tous les jours, à l'heure du thé, à la dis-
position des étudiants, colorés ou non, provenant de tous les
coins de l'Empire. Bohd[o] a n m'y avait amenée et présenté é é à Lady
Frances Ryder. Les formalités accomplies, je pouvais maintenant
revenir autant que je voudrais.


Un thé abondant nous était servi qui pour un grand nombre
d'étudiants était de loi le meilleur repas de la semaine. Ils
se gavaient de crumpets saturés de beurre, de tartelettes re-
couvertes de crème du Devon, de petits fourrés au fromage.
Dans ces salons spacieux régnait une bonne chaleur entretenue
par le chauffage central, luxe dont la plupart d'entre nous
avions dû apprendre à nous passer. A peine débarrassés des gros
chandails que nous portions presque tout l'hiver, nous évo-
luions plus à l'aise, l'esprit en même temps que le corps , ?
dégagé et prêts s à d'amicales conversations.


Lady Frances elle-même présidait ces réunions ou délé-
guait des dames pour nous y accueillir. Elles avaient toujours
pour les distribuer parmi nous des billets de théâtre, de ballet,
de concert, obtenus gratuitement d'impre s sario ou de proprié-
taires de salles en faisant vibrer leur sentiment d'allégean-
ce à l'Empire. Elles avaient aussi souvent, pour l'un ou l'au-
tre, une invitation à dîner chez quelque grand médecin de Harley
Street, un week-end chez un châtelain en Irlande, une semaine
dans quelque château du Shropshire ou du Monmoutshire. Cet
empire à la veille de s'écrouler était encore si fraternellement
imprégné de son grand rêve d'unité qu'il suffisait d'être étudiants

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venus de l'Afrique du Sud, de la Nouvelle-Zélande, du Canada,
de l'Australie, pour voir s'ouvrir toutes grandes, à notre in-
tention, les portes des nobles demeures comme aussi de s simples
cottages.


J'étais la seule Canadienne française à faire partie
du groupe que l'on appelait , , je crois, l' Oversea British Empire
Students
. En cette qualité, j'avais droit, je ne sais pourquoi,
à des égards extraordinaires. Lady Frances avait maintes fois
insisté pour me faire accepter des invitations très recherchées,
des le pays de Galles, dans les Midlands, ailleurs encore.
Une timidité folle me saisissait à l'idée d'affronter la vie
des seigneurs anglais, et je reculais toujours. J'allais pour-
tant finir par accepter l'invitation pour un séjour d'une se-
maine dans le Monmoutshire, près des merveilleuses ruines de
la vieille abbaye cistercienne chantée par Wordsworth. C'est
peut-être le désir de les voir qui eut raison de ma réticence
et me décida à venir chez Lady Curre où je vécus chasse à cour- courre,
se, dîners d'apparat, rencontre de personnalités célèbres, une
aventure auprès de laquelle mes rêves de nuit les plus fantas-
tiques ne sont que de pâles figures.


Pour l'instant, je n'en étais qu'à des sentiments de
camaraderie envers quelques-uns des garçons que je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait, entre autres, un Australien
géant, coeur d'or, prêt à tout donner tout le temps, mais à
l'effroyable accent cocknet et qui terminait toutes ses phra-
ses par "You see?" alors que, ne comprenant rien à ce qu'il di-
sait, on ne voyait justement rien. Un autre de mes prétendants ,

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de ce monde, si l'on veut, était Néo-Zélandais, tout le contrai-
re de l'Australien, un grand jeune homme réservé, poli, parlant
un anglais impeccable et qui s'appliquait tellement, à faire britannique avec son
chapeau melon, son trench coat, son parapluie roulé fin-fin-fin,
à faire britannique que tous nous trouvions
qu'il en remettait.
Il occupait un poste important à l'Amirauté. Sa mère étant
venue de Nouvelle-Zélande pour lui rendre visite, il m'invita
à les accompagner tous deux dans un voyage d'une dizaine de jours
qui me fit connaître le sol sud de l'Angleterre , le splendide Devon
au sol rouge, les Cornouailles avec leurs vieux châteaux de
schistes et leurs délicieux petits ports de pêche, le Dorset,
les landes, la New-Forest, le Gloucerster cher shire re , et enfin partout
de si merveilleux petits villages qu'il me semble parfois ne
les avoir vus qu'en rêve que recréés s
tellement ils émergeaient parfaits
des silences de la verdure, avec leur vieux pont à arche, leurs
toits fleuris de roses et une douceur de vivre qui n'avait
alors sans doute
d'égal nulle part au monde. David m'invitait
ainsi aussi quelquefois
à d î ner dans des restaurants huppés où je me
sentais mal à l'aise. De plus il paraissait tout le temps occu-
pé à m'examiner, à m'évaluer, à se demander peut-être à mon su-
jet si je ferais l'affaire, et quand sa mère vint, elle plus
encore que lui parut me peser en toutes choses. J'en suis venu e
avec le temps à me demander si, à l a sa manière bizarre et froide ,
David ne me courtisait pas pour le bon motif comme on dit et
s'il ne m'aurait pas un beau jour , solennellement proposé le
mariage, sa mère m'aurait-elle déclarée "suitable". Mais appa-
remment ce ne fut pas le cas, elle repartit pour la Nouvelle-
Zélande, David espaça ses invitations, m'envoya des roses,

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garda le silence , et tout est bien qui finit bien. Toutefois je
devais le revoir encore assez souvent, plus tard.


C'était Lady Wells, souvent agissant comme hôtesse à
la place de Lady Frances, qui m'avait présenté David, mais qui,
un mois plus tard, nous ayant vu s à deux reprises partir ensemble,
m'avait mise en garde: "Ne vous attachez pas trop à ce garçon.
Il est bien distingué, mais sans sous son service vernis , pas tellement
intéressant. Attendez, j'aurai sûrement un jour quelqu'un
de mieux que lui à vous faire connaître. »


Or comme j'entrais ce jour-là dans le grand salon bour-
donnant, voici que Lady Wells vint à ma rencontre, les mains
tendues:
— Dear, j'ai à vous présenter quelqu'un de tout à fait
spécial. Venez.


Elle continuait à parler que mais je ne l'entendais plus .
Mon regard s'était porté vers une petite table à quatre vers
le
au milieu du salon
. Parmi une centaine de visages, je n'en
voyais déjà plus qu'un ou, plutôt, que le feu sombre d'un
regard qui m'appelait irrésistiblement. Et peut-être que mon
propre regard, sans que je le sache, appelait aussi ce jeune
homme inconnu, car ses yeux, dès que nos regards se furent
rencontrés, ne se détachèrent pas des miens.


Je traversai le salon, la main dans celle de Lady Wells,
et je n'étais que prì i ère insensée: Pourvu que ce soit lui
qu'elle entende me présenter !


A la petite table où il prenait le thé en compagnie
de quelques autres jeunes gens, il se leva à notre approche.

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Lady Wells dit simplement:
— Stephen, voici Gabrielle dont je vous ai parlé... et
sans doute autre chose que je ne recueillis pas.


Il serra la main que je lui rendais et le feu de ses
yeux sombres s'aviva. Nous avons pris place à cinq, autour de
la table, Stephen ayant tiré une autre chaise pour moi. Les autres
se remirent à causer entre eux. Nous deux ne disions rien.Nous
continuions à nous appeler du regard comme si nous n'en reve-
nions pas de la surprise infinie de nous être retrouvé s l'un l'au-
tre, après un si long chemin à travers le monde . et à travers la
vie.


Je ne me souviens de rien de l'heure qui suivit sinon
que bientôt à peu près tout s autour de nous nous regardaient
avec étonnement nous regarder sans fin et toujours avec ce
même appel des yeux.


Nous sommes partis ensemble en accord silencieux sans
nous être consultés autrement, il me semble, que d'un coup d'oeil.


Au dehors, nous avons promené sur tout le même regard
étonné , comme si nous nous attendions à trouver autour de nous,
qui étions changés, un monde qui serait aussi devenu autre.


Stephen entrelaça ses doigts aux miens, et j'eus la
curieuse sensation que nos mains aux doigts emmêlés n'en fai-
saient qu'une. Nous avons marché, sans savoir où nous allions,
en balançant au rythme de la marche nos mains liées.


Il ne me posait aucune de ces questions que l'on pose
d'ordinaire aux gens qui nous intéressent et dont on vient
tout juste de faire la connaissance: d'où je venais, ce que

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je faisais à Londres, qui j'étais, rien de tout cela. Et moi
non plus je ne l'interrogeait s pas
sur sa vie. En fait, je fus
longue à apprendre, par bribes, qu'il poursuivait des études
en science politique à l'Université de Londres, que, né au
Canada, d'origine ukrainienne, il était toujours citoyen C c ana-
dien, quoique séjournat nt depuis des années à New-York, après
des études à Columbia. Une grande part de sa vie allait long-
temps me demeurer totalement cachée, avant que je ne songe à m'en
étonner, et alors il serait bien tard pour revenir en arrière
et reprendre autrement le début de nos relations.


Pour l'instant, nos doigts entrelacés, nous n'étions
qu'à l'enivrement d'être l'un à côté de l'autre. Rien ne nous
importait que de nous être retrouvés. Je pense que nous en
tremblions— de peur, d'angoisse, de joie ? le saurai-je jamais.
Je sentais au bout de mes doigts qui tremblaient les siens
trembler aussi.


Comme nous avions, dans notre promenade inconsciente,
couvert beaucoup de chemin déjà, il finit par me demander:
— Où habitez-vous, chère ? Il faudra pourtant que je
me résigne à vous ramener chez vous, quoique cela soit la
dernière chose au monde que je désire.

— Dans Fulham. Lily Road.
— Tiens ! fit-il. J'habite non loin et j'ai un ami très
cher qui habite aussi ce quartier, Bohdan Hubee ic ki.


Ainsi c'était lui que Bohdan avait tant désiré me faire
connaître ! Pourtant, il y avait quelques jours, les yeux assom-
bris, il m'avait confié au sujet de Stephen: "C'est un curieux

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garçon, d'une fascination qui m'inu q quiète un peu, car, s'il
fascine, on dirait que c'est pour détourner l'attention de ce faire oublier
qu'il cache à peu près tout de sa vie
. En vérité, je ne sais
que penser de lui. Il est peut-être malgré tout un être d'une
qualité rare et cependant !... Cependant !...


En me souvenant des propos de Bohdan si clairvoyant,
je me sentais atteinte d'un malaise singulier. Je retirai mes
doigts d'entre ceux de Stephen. Je crois avoir tenté de me mon-
trer un peu distante, mais ce fut comme si je luttais contre
vents et marée s . Il entrelaça de nouveau ses doigts aux miens.
Et ce simple entrelacement de nos doigts fit naître en moi des
ondes qui tour à tour me brisaient et me ravissaient.


Il me proposa, bas à l'oreille:
M'accompagne z rez -vous demain entendre Boris Goudonov Godounov ?


Il fredonna d'une voix belle et juste quelques mesures
du grand a A ir du d D estin chanté par Boris. le moine Pimêne.


J'allais accepter tout de suite. Je ne voulais que cela,
mais je parvins à me ressaisir. De quoi aurais-je l'air, que
penserait-il de moi, si je sautais sur sa première invitation?
— Demain... je ne sais pas...
— Alors , après-demain ? ...
— Après-demain, peut-être...oui...


Et déjà je regrettais amèrement d'avoir repoussé l'invi-
tation à si loin, prête à me reprendre, Stephen aurait-il
le moindrement insisté, mais il demeura silencieux, comme
attristé lui aussi à la perspective que nous attendrions plus
d'une journée pour nous revoir.

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Après bien des détours, nous avons finalement atteint
une station de l'underground.



Le train se mit en marche. Je voyais défiler le nom des
stations en gros caractères sur les murs souterrains, peu à
peu s'éclairant au fur et à mesure que nous approchions de l'arrêt.
Et presque à chacun, comme quelqu'un en transe, je fixais
l'annonce publicitaire de la Guiness représentant deux énormes
verres de bière posés côte à côte. Dans leur mousse, à chacun,
était dessiné un visage , l'un à mine grave, l'autre à mine ré-
jouie. La légende au bas de l'un disait: "Sometimes I sits and
thinks..." Au bas de l'autre: "Sometimes I only sits..." Je
voyais des gens à l'air sérieux, long parapluie effilé à la
main, serviette sous le bras, sortir, entrer. Je me demandais
qui étaient les vrais vivants, de ces gens à l'allure pressée
et importante, ou de Stephen et moi, dans notre flottante î le
détachée de laquelle d'où c'était la vie des autres
qui apparaissait
abominablement fixée dans la grisaille.


Devant la petite porte de côté qui donnait sur l'escalier
montant à l'appartement de Gladys, puis, au-delà, à ma chambre,
Stephen entra dans une sorte de contemplation.
— C'est donc ici que vous vivez. Au fond, cela ne m'é-
tonne aucunement. Je ne pourrais vous imaginer ailleurs.


Il regarda les murs sans couleur, la rue sans [b] beauté,
avec une sorte d'amour qui les rendit chers à mes yeux.


Il ne chercha pas à m'embrasser ni même à porter à ses
lèvres mes doigts qu'[o] i l gardait toujours entre les siens. Je
ne savais pas alors, je ne sais pas encore aujourd'hui, s'il

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s'en est abstenu par un raffinement de l'expérience qui conna î t
que c'est à ses préludes que l'amour est inoubliable, ou parce
qu'il se sentait déjà comblé et transporté. Je pense que ce
fut plutôt ce qui se passait, car, soudain, il posa sa tête
sur mon épaule , en silence, dans un geste d'abandon qui semblait
me demander refuge. Et moi qui toute ma vie avait tant cherché
refuge, je fus si bouleversée qu'un être en f û t à chercher le
sien en moi que j'aurais pu en pleurer comme à la découverte
que la terre entière aspire à se reposer sur une tendre épaule.
J'avais grande envie de caresser la tête aux cheveux d'un brun
à reflet doré abandonnée tout près de mon visage, et je ne
l'osais pas. J'osais à peine même respirer . Enfin Stephen se
releva, me jeta en toute hâte: "Adieu ! A demain !..." et il
avait tourné le coin de la rue.


Le lendemain, rentrant précipitamment d'une course que
je n'avais pu différer, je m'ir n formai, dès le bas de l'escalier:
— Est-ce qu'on a téléphoné pour moi ?


L'espoir m'était venu, Stephen à peine parti, qu'il
allait appeler pour me demander si je n'étais pas devenue libre
pour ce soir - même. Et , dans l'histoire que je m'inventais , je
répondais que oui, et lui accourait, et nous partions aussitôt,
les doigts entrelacés comme la veille, les oreilles encore
bourdonnantes des moindres paroles prononcées entre nous.


Mais il n'appela pas ni ce jour ni le lendemain . Alors
je me mis à avoir peur. J'eus peur que Stephen ne fût qu'une
invention de mon esprit, qu'il n'exsi is tât pas dans la réalité. Je

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l'aurais rêvé; , c'est tout, et jamais le rêve ne me le rendrait.
Ou bien je me mis à avoir peur qu'il se jouât de moi et n'eût
même pas l'intention de le me revoir.


À huit heures, j'entendis d'en haut la sonnerie de la
porte de côté. J'étais toute prête depuis des heures au cas,
me disais-je, où il reparaîtrait dans ma vie. Je fus en bas dans en
cinq secondes
. J'ouvris. Il se tenait là, exactement comme il
avait été l'avant-veille, au moment de me [u] q uitter, sauf que ses
yeux sombres en me voyant apparaître s'emplir ent d'une brillante
lumière caressante:
— Ainsi, vous n'êtes pas un rêve, Dieu merci ! J'en ai eu
une peur horrible, si vous saviez [c] [o] c omme j'ai eu peur que vous
ne soyez après tout qu'une fiction création de mon imagination.



Il entrelaça ses doigts aux miens. Nous sommes partis
à la course. Nous avons vu défiler, aux stations de l'under-
ground, les annonces de la Guiness... "Sometimes I sits and
thinks... Sometimes I only sits..." Et comment se fait-il que
je les revoi[s] e encore si clairement, alors que tant d'autres
détails de mes sorties avec Stephen se sont effacés à jamais?
C'est peut-être parce que Stephen, les trouvant drôles, me les les
l' avait lue s s à haute voix pour que nous nous en amusions en-
semble.


Au long de l'opéra, il garda entre ses doigts les miens
qu'il ne cessait de porter à ses lèvres, déposant sur le bout
de chacun un léger baiser. Je ne savais guère où j'étais. Je
pense que ce dut être à So a dler's Wells, mais en suis-je [s] a bso-
lument certaine ? En unisson avec le moine Pimêne Warlam Warlam , Stephen se

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prit à fredonner à mon oreille quelques mesures du chant de Kazan
? —les [illis.] — les cordes, les cuivres, les bois, le chanteur se décha î naient — symboles cymbales claquaient, le gong martelait la fuite du temps— [?]
et je ne distinguais pas, de la voix sur la scène, celle de
Stephen,et ce n'est plus qu'elle que j'entends parf[f] o is dans
mon souvenir. L'opéra était donné en russe, et c'est dans
cette langue qu'il en fredonnait les paroles.
— Vous connaissez donc le russe aussi ? lui ai-je demandé.
— Un peu de plusieurs langues de l'Europe orientale s ,
me répondit-il brièvement, comme s'il ne voulait pas être
entraîné [illis.] plus loin dans le sujet.


Au retour, il me pria, au bas de l'escalier:
— Ne restons [l] p lus jamais deux jours sans nous revoir.
Deux jours. ! Cela peut être une éternité. Promettez-moi que
nous nous verrons tous les jours.


Je ne demandais moi-même que cela. J'apercevais à peine déjà
à peine
vers quel degré de soumission et de dépendance me con-
duisait mon sentiment pour ce jeune homme que je connaissais
si peu. J'en eus pourtant l'intuition ce soir-là et tentai
de me reprendre, de remettre au moins à un peu plus tard no-
tre prochain rendez-vous. Mais Stephen venait de me proposer
une sortie qui déjà m'enchantait. Il s'agissait de nous rendre
à ce vieux pub des docks, tout à l'autre bout de Londre, s , en
plein quartier populaire, le Prospect of Whitby que les dandies
et les excentriques
de Park Lane avaient mis à la mode depuis
qu'ils y allaient boire de la bière en fût, accoudés au bar,
avec des ouvriers en casquettes et de pittoresques clochards.
Le spectacle, me disait Stephen, en valait vraiment la peine,

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rien ne peignant sans doute mieux une certaine couche de la so[c]ié-
té anglaise que ses efforts d'en de s'encanailler pour paraître sympathique au
peuple et à sa misère.


L' U u nderground m'était presque toujours un tapis magi-
que, mais ne le fut jamais autant que ce soir-là où nous avons
débouché en plein port de Londres, presque à l'estuaire de
la Tamise, et nous avons atteint, par de sombres rues aux silhouettes
inquiétantes, le vieux petit pub sur pilotis surplombant les
eaux grises du fleuve que l'on entendait battre contre sa ba-
se. Le pub était rempli d'âcre fumée de pipe, de relent s de
bière, de rires hystériques et de jurons cockneys. Si je me tour-
nais d'un côté, j'aurais pu me croire dans un tableau de Hogarth
avec ses trognes populaires; si je regardais ailleurs, j'aurais [illis.] de l'autre, on aurait dit
pu me croire assistant à une scène , à l'inverse de Pygmalion ,
c'était la haute société
, casquette sur l'oreille, mégot
aux lèvres, qui jouait à prendre l'allure des bas-fonds. Cette
soirée avec Stephen, je m'en souviens parfaitement. Folle comme
certains de nos rêves, elle s'accordait sans doute très bien
avec l'état de rêve d'[é]nvoûtement dans lequel j'étais alors presque toujours
plongée.


Par ailleurs, j'ai retenu très peu d'une visite que nous
avons faite au à la National Gallery . C'est d'une autre visite,
au cours de mon deuxième séjour en Angleterre, alors que j'y
étais venue seule, que je garde des souvenirs durables, parti-
culièrement, pourquoi donc? du portrait d'Arnolfe i ni et sa femme
que je ne cesse de revoir presque à chaque jour de ma vie.


Pour l'instant, auprès de Stephen, je voyais mal les

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chefs-d'oeuvre. Nous étions toujours la main dans la main, un
courant électrique ne cessait de passer entre nous, Stephen
me me chuchotait des tendresses
à l'oreille, et finalement je n'en-
tendais, je ne saisissais que le tumulte dans mes oreilles
de l'émotion.


Maintenant, à la porte de côté, dans la rue paisible,
nous nous attardions. Nos lèvres s'unissaient. Nous avions de
plus en plus de peine à nous arracher l'un à l'autre. Parfois
c'était lui qui me retenait, souvent moi qui ne pouvait s souf-
frir de le voir partir.


Avons-nous été heureux alors ? Je ne pense pas. Notre
amour était trop fiévreux, agité, possessif pour nous laisser
en repos, et quand il n'a pas d'îles où se poser pour des ins-
tants de calme, l'amour en vient vite à l'épuisement. Mon sen-
timent pour Stephen annihilait en moi presque tout pouvoir de
réflexion. Il me donnait l'impression de vivre intensément,
mais, en fait, il me soustrayait à presque tout ce qui n'é-
tait pas sous sa domination. Je n'entrevoyais plus le monde qui
nous entourait qu'en brèves éclaricies. De plus en plus il
m'apparaissait lointain, étrange, insaisissable, alors que c'é-
tait nous, enclos dans notre passion, qui étions soustraits
au reste du monde et comme seuls à jamais. Plus tard, quand je
fus à même d'analyser quelque peu ce qui nous était arrivé,
j'ai pensé que nous avions été , Stephen et moi, été comme d c es papillons ,
ces phalènes, ces mille créatures de l'air que des ruses de la
nau t ure, une odeur, des ondes, mènent à leur rencontre sans

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qu'elles y soient pour rien. Et je me demande si la foudroyante
attirance que nous avons subie, de tous les malentendus, de
tous les pièges de la vie , n'est pas lieu l'un des plus cruels
. A
cause de lui, après que j'en fus sortie, j'ai gardé , pour long-
temps, peut-être pour toujours, de l'effroi envers ce que l'on
appelle l'amour.


Près de la petite porte de côté, nous n'arrivions plus
à désunir nos mains, nos lèvres. La tempête déchaînée en nous
nous faisait nous retenir l'un à l'autre comme deux êtres en
danger d'être , en fait ,
emportés par une véritable tourmente
.


Un soir, sans doute mal enclenchée, la porte à laquelle
je m'appuyais céda dans mon dos. Elle s'ouvrit d'elle-même.
Stephen m'interrogea du regard. Nous avons commencé à monter
les marches sans nous détacher l'un de l'autre. Au premier
palier, nous sommes restés longtemps immobiles, tête contre
tête, abîmés dans un silencieux égarement au-delà, j'imagine,
de toute pensée. Nous avons gravi les dernières marches en nous
soutenant mutuellement comme si l'un sans l'autre nous n'eus-
sions pu encore nous tenir debout.


A la vue de ma petite chambre, Stephen s'attendrit.
— Une petite chambre toute pleine des rêves de la jeu-
nesse, me dit-il pensivement.


C'était vrai non seulement de cette chambre mais de toutes
celles, je pense bien, que j'avais occupées seule depuis quel-
ques années et qu'avait du imprégner le grand rêve qui hante
le coeur humain: Que sera l'amour ? Me sera-t-il bon ? Me
sera-t-il néfaste ?

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C'est alors seulement que Stephen comprit qu'il allait
être mon premier compagnon d'amour. Il en devint songeur, peut-
être quelque peu effrayé. Me tenant doucement serrée contre
sa poitrine, il me disait bas à l'oreille qu'il ne faudrait pas
lui en vouloir s'il me décevait quelque peu, que l'amour rare- m
ment apportait autant qu'il donnait à espérer.


Puis, m'éloignant un peu de lui, il me considéra avec
une grave expression d'étonnement et de tendresse.
— Comment se fait-il, cher coeur, que tu m'as attendu ?
Sûrement tu as été aimée bien des fois déjà et tu as dû aimer.
Qu'est-ce qui t'a fait m'attendre, moi?


Nous nous sommes assis au bout de mon divan-lit, nos
doigts entrelacés, et nous avons regardé, chacun , devant soi,
dans sa vie, mais sans rien voir de ce que l'autre, à côté ,
apercevait. Je fus effleurée par le sentiment que deux êtres
ne pouvant pouvaient ouvaient pas être plus étrangers
l'un à l'autre que Stephen
et moi réunis par quelque prodigieux hasard dans cette petite
chambre presque de passage. Je croyais voir que m'avait ent gardée
de l'amour la peur qu'il m'inspirait, la certitude qu'il n'était
presque jamais heureux, mais aussi l'attente passionnée que mal al gré é tout t qu'il
il s'en trouverait peut-être un pour combler un jour ce désir aigu
du parfait inconnu.


J'appuyai ma tête sur l'épaule de Stephen et lui confiai
que j'étais sans doute vieux jeu, car à mes yeux l'amour n'é-
tait ni léger, ni passager, mais grave toujours. Que je l'avais
toujours considéré en quelque sorte comme irrévocable. Que l'on Qu'au fond
l'on ne revenait pas au fond de l'amour
. Pas plus que l'on ne revenait

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de la mort. Et c'est pourquoi sans doute il m'avait fait si
peur tout en m'attirant invinciblement.


Stephen, d'un doigt sous mon menton, me fit relever le
visage qu'il sonda longuement. Son regard était inquiet.
— Tu crois vraiment, me demanda-t-il, que l'amour est
à ce point grave que l'on n'en revient jamais tout à fait ?

— Il me semble qu'il ne peut - être qu'inoubliable.
— Puisqu'il en est ainsi, me dit Stephen , avec douceur,
il vaudrait peut-être mieux nous en tenir pendant quelque temps
encore à des relations d'amitié, attendant de voir plus clair en
nous, évitant surtout, ne penses-tu pas, de nous trouver seuls
dans ta petite chambre si accueillante au pèlerin fatigué que
je suis, que tu es, qu'est chacun de nous sur terre...


Mais, en même temps, il me retenait tout près de lui
dont j'entendais le coeur battre à grands coups. La flamme
dansante et folle de nos yeux nous renvoyait l'un à l'autre notre
image frêle et délicate. Nous sommes partis sur la mer tempé-
tueuse du désir
vers une sorte de naufrage
... peut-être bien-
heureux... du moins nous étions deux à sombrer ensemble.


Nous avons connu nos jours peut-être les plus heureux
dans les quelques semaines qui suivirent, sans savoir qu'elles
étaient les dernières de ce temps de confiance qui nous serait
accordé. Stephen avait loué deux bicyclettes et entendait me
faire traverser à vélo à côté de lui de grands pans de Londres.
A bicyclette, je ne m'étais jamais risquée jusqu'alors que sur
des pistes sauvages ou dans de petites rues paisibles de ma

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ville natale. L'idée d'affronter la lourde circulation de
Londres m'épouvantait. Jamais, disais-je, je ne le pourrais.
Mais Stephen, patiemment, me rassurait. Il prendrait les devants.
Partout où il y aurait obstacle, il passerait le premier. Il
me frayerait un chemin. Je garderai s les yeux fixés sur son dos,
m'interdisant de regarder ailleurs, et le suivrait s sans penser
à autre chose.


Nous sommes partis par une tiède journée de mai. Tout
alla bien au début, Stephen ayant tracé un itinéraire qui de
petite rue en petite rue , nous éviterait la plupart des grandes
artères. Mais il fallut bien en franchir quelques-unes. Avant
de nous élancer, Stephen m'encourageait du geste et de la voix.
Je côtoyais en tremblant les hauts autobus qui m'avaient telle-
ment ravie au temps où je parcourais la ville montée sur l'im-
périale. A les frôler de près, sur mes deux frêles roues , je
les découvrais quatre fois plus énormes que je n'avais pensé.
Une fois, nous fûmes séparés, Stephen et moi, par l'un de ces
monstres qui s'était glissé entre nous. Je fus si effrayée que
je pensai tout abandonner et en rester là. Mais c'était impossi-
ble. En avant de moi un monstre me barrait la route. En arrière,
en venait un autre qui avait l'air de vouloir me passer sur le
corps. Il fallait avancer avec le flot impitoyable.


Un peu à droite, au devant de l'autobus qui nous sépa-
rait, presque en pleine rue surgit alors Stephen u q ui, de la main,
me fit signe que j'avais le champ libre. Je ramassai mon courage,
m'élançai, n'ayant d'yeux que pour son geste qui me guidait. Je
doublai le géant qui allait pourtant vite. Je rejoignis Stephen,

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me plaçai tout juste derrière lui qui me mena aussitôt dans une
rue calme pour y reprendre mon souffle. J'eus le sentiment,
je l'ai encore, d'avoir réussi ce jour-là un exploit. Et j'en
garde de la gratitude à Stephen qui avait le don rare, en accor-
dant confiance aux êtres, de leur en faire trouver en eux-mêmes.


Je tremblais encore un peu tout de même de la frayeur
que j'avais éprouvée, mais Stephen me dit que j'avais aujourd'hui
vaincu la peut et que jamais plus je ne la ressentirais comme
avant.


D'étape en étape, arrêtés assez souvent pour me donner
le temps de me reposer, nous avons gagné, en moins de deux
heures, Richmond p P ark. C'était un jour de semaine, il y avait
peu de monde, nous eûmes le magnifique parc presque à nous
seuls avec ses bêtes en liberté, faons, chevreuils et biches.


Nous leur avons donné du pain que plusieurs vinrent
manger dans la main de Stephen. Je le regardai leur distribuer
des morceaux et tout à coup il me parut d'un naturel doux et
bon. Je dus en être étonnée, car je lui en fis la remarque.
"Tu as l'air tendre, au fond, dis-je, comme si jusqu'ici j'avais
pu en douter. L'es-tu donc ? »


Il sembla un peu ennuyé par ma question.
— Pas trop, fit-il. Il faut se garder en ce monde de la
tendresse. Elle nous expose trop.


Par habitude cette fois, plutôt que spontanément, me
parut-il, il enlaça alors ses doigts aux miens pour m'entraîner
à marcher à côté de lui.
— Vois-tu... commença-t-il , et soudain il s'interrompit comme

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s'il percevait que justement il allait s'exposer. Changeant de
sujet, il me proposa:
Allons s' nous asseoir là-haut sur le talus.


Poussant nos bicyclettes devant nous, nous avons gravi monté
le mamelon herbeux [illis.] la pente herbeuse
. Tout en haut se détachait seul un immense
arbre
aux branches largement déployées qui formait un parasol
contre l'ardeur du soleil. Nous avons appuyé nos bicyclettes
au tronc puissant. Nous nous sommes allongés sur l'épais gazon , à
moitié dans le soleil, à moitié dans l'ombre du très vieil arbre.
Nous nous étions disposés à former sur le sol une sorte de croix,
la tête de Stephen reposant sur mes genoux.


Il regardait fixement le ciel d'une pureté parfaite au-des-
sus de cette immense île de verdure qu'était Richmond Park dans
le Londres d'alors.


Ainsi a passé un quart d'heure, davantage peut-être.
Nous n'avions nul besoin, pour l'instant, d'échange r de s regards,
de s caresses
. En croix sur l'herbe, nous nous contentions de con-
templer le ciel serein, et il nous en venait assez de bonheur ,
je pense, pour rien désirer d'autre
.


Les yeux toujours fixés sur le ciel clair, Stephen
murmura,comme si l'aveu lui en était arraché par un sorte de
bonté infinie partout répandue autour de nous ou par sa propre
conscience bouleversée:
— Je pense que je t'aime.


Des années, des milliers d'années, me semble-t-il parfois,
ont passé depuis cette heure paisible sous le grand arbre de
Richmond Park. De notre liaison si pleine de l'affolement des

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sens et de leur tyrannique pouvoir sur nos vies, il ne me
reste rien de plus troublant que le souvenir de Stephen me
fredonnant à l'oreille un air de Boris Goudonov Godounov et, peut-être
encore plus émouvant, celui de l'aveu prononcé à la face du
ciel.

Image IX


Il m'avait quittée ce soir-là au bas de l'escalier, fa-
tiguée à ne plus tenir debout, lui-même l'air très las, et ayant
encore à ramener les deux bicyclettes. Il s'était éloigné sans
m'avoir lancé comme à l'accoutumé e : à demain, et il ne s'était
pas non plus retourné pour m'adresser un dernier petit salut de
la main. A la lumière crue du réverbère proche de l'entrée,
son visage m'avait un instant paru préoccupé ou est-ce après
coup, à cause de ce qui suiv a it , que je m'imaginai l'avoir vu ainsi ?


Le lendemain, je n'eus de lui aucune nouvelle. Il ne
se passait pourtant pas de jour sans que d'en bas Geoffrey ne
me criât : "Your friend on the phone..." Et je descendais les
marches quatre à quatre pour prendre, toute pantelante, l'écou-
teur dans lequel j'entendais d'abord battre mon propre sang,
ses cognements sourds dans mon oreille, après quoi, au son de
la voix de Stephen, mon coeur se calmait quelque peu et battait
sur un rythme moins affolé. C'était comme si chaque fois je re-
doutais que le miracle ne se reproduisît pas— la preuve que
Stephen était de ce monde— et, le miracle produit, je pouvais
me remettre à vivre peu à peu.


Le surlendemain, toujours rien ! Le jour suivant, ayant
eu à faire une course, je m'imaginai que Stephen avait choisi
cette heure même pour m'appeler, et je rentrai en toute hâte
demander s'il n'y avait pas eu d'appel s pour moi.


Geoffrey aux yeux compatissants me regard e a avec une
peine si évidente pour moi que je me sentie s humiliée.

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Je n'allai plus jamais m'informer dans la boutique si on m'avait
demandée au téléphone. Je restai dans ma chambre à attendre,
et les heures défilèrent comme elles doivent défiler pour ceux
qui sont au cachot. De ce temps-là— mais je pense que je le
connaissais déjà—date ce bouillonnement de colère que j'éprou-
ve lorsqu'on me fait attendre et qui provient, j'imagine, de ce
que je suis alors réduite à ne rien faire d'autre, y perdant mon
temps, y perdant ma vie.


C'est à peine même si je lisais . J'avais l'oreille ten-
due à capter la sonnerie du téléphone, et que de fois je crus
l'entendre à travers des bruits de la rue , et j' accourut ais
sur le
seuil de ma chambre pour guetter, le souffle suspendu, la voix
de Geoffrey qui allait lancer comme naguère: "Your friend..."
et je serais en bas avant qu'il n'eût pu fini r sa phrase , et
de nouveau le ciel s'ouvrirait pour moi.


A la fin, je me décidai à appeler un numéro que m'avait
donné Stephen avec une certaine hésitation, m'avait-il semblé,
un jour que je lui représentais que je ne saurais l'atteindre,
pour l'en aviser, s'il survenait quelque changement à notre pro-
gramme de sorties. C'était le numéro des gens chez qui il logeait
et où je n'avais jamais mis les pieds. Une voix de femme me ré-
pondit. Stephen, me dit-elle, était en voyage—Pour combien de
temps ? —Elle n'en avait aucune idée.—Où était-il allé?—
Elle ne le savait pas.— Qu'est-ce qui l'avait contraint à partir
précipitamment ?— Avec une nuance cette fois d'irritation, elle
répondit qu'elle ne se reconnaissait pas le droit de répondre
à cette question.

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Je remontai dans ma chambre, tout à fait désemparée. Un
gouffre s'ouvrait devant moi. Pire encore que la découverte
du mystère qui entourait la vie de Stephen me fut la décou-
verte de mon propre sentiment à son égard. Au milieu de ce qui
m'avait tenue captive plus de deux mois et m'avait paru
ne pouvoir être que de l'amour, poussait quelque chose d'affreux
et de corrosif qui ressemblait à du ressentiment. La méfiance avait
commencé en moi sa guerre contre l'amour, dont je ne devais
jamais tout à fait me remettre.Ce que j'éprouvais en fait était
mille fois pire que la longue peur que j'avais eu e d'aimer;
c'était l'hostilité de qui s'est fait prendre au piège en toute
bonne foi. Pourtant , je m'aperçus alors que j'étais bien à blâmer
puisque, même maintenant, je ne savais toujours à peu près rien
de la vie de Stephen, hormis qu'il fréquentait — pas très
assid û ment—l'Université de Londres, qu'il parlait couramment
sept ou huit langues, qu'il connaissait bien la musique. A
creuser mes souvenirs, je me rappelai aussi de nombreuses allu-
sions faites à des villes qu'apparemment il connaissait: Paris,
Prague, Munich, Vienne, Budapest, Zagreb, bien qu'il ne m'eût
jamais spécifiquement dit y avoir séjourné.


Je me résignai à téléphoner de nouveau à la dame chez
qui habitait Stephen et dont je ne savais si elle était une amie,
une connaissance ou simplement une logeuse. Cette fois, un homme
me répondit— Non, Stephen n'avait laissé aucun message. Mais
il rentrerait sûrement avant longtemps et me fournirait alors
une explication de son départ qui m'enlèverait toute raison de
me tracasser.

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Cet homme avait un peu de le léger accent slave de Stephen.
Je lui demandai s'il n'était pas aussi Ukrainien. Il me dit
qui lui et sa femme, chez qui logeait Stephen, étaient en
effet d'origine ukrainienne, quoique établis en Angleterre depuis
la révolution russe. Pui il m'encouragea à me garder l'esprit
tranquille. Stephen allait revenir d'un jour à l'autre et il
m'appelerait , tout aussitôt rentré.


Je fus assez na ï ve pour me laisser quelque peu rassurer
par ces propos. Je me décidai même à sortir prendre l'air. Je
m'aperçus avec stupeur que l'été était venu, que mille bons
contacts avec la vie et avec la nature , m'avaient échappé pendant
que je vivais claustrée dans l'attente d'un mot de Stephen. Alors
j'éprouvai pour lui quelque chose que je n'avais encore jamais
éprouvé à l'égard de personne et qui était, je pense bien, de
l'aversion, peut-être même le désir de le faire souffrir à mon
tour et plus encore qu'il ne m'avait atteinte.


Mais, tout à coup, je l'imaginai mort à la suite d'un
accident, ou mourant seul en quelque pays étranger, et je lui
rendis tout l'amour qui me gonflait le coeur. Mais, p P eu après, cependant,
l'ayant imaginé
, tout au contraire, bien vivant, joyeux, passant
de bonnes vacances au bord de la mer ou en montagne, ma rancune
envers lui me revint entière et plus armée que jamais. Je n'en
pouvais plus d'aimer et détester tout à tour le même être.


L'absence de Stephen dura près d'un mois. Un soir,
Geoffrey cria d'en bas: "Your friend on the phone..." Je descen-
dis, le coeur tremblant comme au jour où je m'étais sentie appe-
lée des yeux, à travers le grand salon de Lady Frances. Mais à

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l'émotion tremblante de ce jour-là se mêlait je ne sais quelle
poignante tristesse que j'en fus réduite à accourir ainsi sou-
mise à son coup de fil.


Je l'entendis me parler sur le ton habituel de nos con-
versations quotidiennes alors que quand rien d'exceptionnel ne s'était
passé
pour nous depuis la veille.


Il me disait que le temps lui avait paru long, qu'il avait
fait chaud, qu'il avait hâte de me revoir. Est-ce que ce serait
demain ? Ou peut-être même ce soir si je trouvais qu'il n'était
pas trop tard ? Il ajouta:
— Tu m'as manqué e , tu sais.


Je fus si longtemps silencieuse qu'il demanda:
— Tu es toujours là ?


Où étais-je en vérité ? Très loin , en tout cas , et très
seule , sur une espèce de grève dépouillée comme celle où nous y laisse
sans doute l'amour
en se retirant, après que ses flots ont chan-
té et qu'ils ont prédit la félicité. Il avait suffi de ce "Tu
m'as manqué..." pour faire apparaître à mes yeux la désolation
j'avais été m'avait conduite, main dans la main, coeur contre coeur , vers
ce qui avait été le plus cher )( amour
de ma vie. Mais je ne voulais
pas en convenir. De longtemps encore je ne voudrais en convenir.
Voir clair en soi est souvent la dernière chose que souhaite l'a-
mour. Evidemment c'est maintenant seulement que je sais ce que
j'aurais dû alors savoir.

— Très bien, dis-je. Je pars à l'instant. Peux-tu aussi
partir tout de suite. De cette manière, nous nous retrouverons
à mi-chemin à moins que tu ne marches très vite.

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Il eut l'air déçu que je ne veuille pas le recevoir chez
moi, mais accepta de partir sur - le - champ en se conformant au plan
de parcours que nous avions établi, selon lequel nous ne pouvions
nous manquer en cours de route.


Quand je l'aperçus d'assez loin encore sous la lumière
d'un réverbère qui lui donnait mauvais teint, je lui trouvai le
visage amaigri, tiré et comme marqué longtemps d'avance par l'u-
sure qui lui viendrait avec l'âge, lui encore si jeune et resplen-
dissant de vitalité. J'en eu s si mal au coeur que je courus
l'enserrer de mes bras comme pour le garder jeune à jamais. Nous
somme restés un long moment , joue contre joue, à nous bercer en-
semble d'un mouvement accordé du corps comme dans la danse, tout
en nous jetant des: cher coeur! cher coeur! ... oh Stephen dear! ...


Le sortilège me reprenait. Sur la grève déserte, les
flots tentaient de remonter et j'aurais pu vite leur céder si,
comme nous nous remettions en marche, Stephen n'eût enlacé ses
doigts aux miens dans un geste que tout à coup je compris être
d'habitude, appris pour d'autres que pour moi et peut-être long-
temps pratiqué avant d'atteindre au charme, à l'air de spontanéité
de maintenant. Je lui retirai ma main , , blessée par ce que l'habili-
té et l'adresse en amour trahissaient tout à coup à mes yeux
d'expérience ... et , peut-être d'une certaine inconstance. Il me
la reprit et commença à me questionner sur ce que j'avais fait du-
rant les semaines précédentes, étais-je allée au théatre? à la
cabane de Gladys? étais-je au moins sortie profiter un peu des
beaux jours?... toutjours sans souffler mot de ce qu' qui avait pu lui
arriver
à lui pendant tout ce temps.

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Soudain je m'entendis lui demander d'une voix qui se
contenait mal pourquoi il m'avait si longtemps laissé e sans nouvelles.


Il se dépouilla du coup de son air faussement enjoué et
parut à bout de nerfs et de fatigue. Ses yeus x que j'aimais tant,
d'un brun chaud, toujours un peu pétillants et ensorceleurs , se vidè-
rent de leur étincellement.
— Je pensais aussi qu'un jour ou l'autre viendrait où il
me faudrait te parler sérieusement.


Nous avions atteint une sorte de petit quare au bout
d'une rue où il y avait un banc, quelques arbres, une fontaine
peut-être. Nous avons pris place sur ce banc. Stephen regardait
au loin. Il eut l'air malheureux, si à la g ê ne que je souffris
pour lui, me disant qu'il allait me fournir une explication plau-
sible et satisfaisante de sa conduite et que c'est moi qui allais
avoir honte de mes soupçons. Déjà je tendais la main pour lisser,
dans un geste de réconciliation, une mèche de ses cheveux qui lui
retombait souvent sur la tempe. Il prit alors une grande aspiration
et commença à me dévider une histoire dont encore aujourd'hui je
me demande
si je l'ai vraiment entendue tomber de ses lèvres.


Eh bien V v oilà , me disait-il, puisque j'y tenais et l'y obligeais,
il allait me dévoiler une partie garder secrète de sa vie
, encore
qu'il eût mieux valu pour moi n'en rien savoir. Seulement j J e de-
vrais donc garder strictement pour moi
ce qu'il me raconterait ce soir
et qui ne serait qu'une part de ce qu'il se reconnaissait le droit
de me révéler. Je devra [r] is lui faire confiance pour le reste.


Je me sentais déjà comme plongée dans quelque invraisembla-
ble roman et voilà qu'il me mettait en garde d'une voix passionnée

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que je ne lui avais pas connue avant. connaissais pas. connaissais pas.
— Il vaudrait mieux évidemment, me dit-il , et j'aurais
dû t'avertir avant, que tu n'attendes pas trop de moi, car je ne
suis pas libre en un sens et ne le serez serai pas pour quelques années
à venir. J'ai engagé ma vie — une partie de ma vie — à lutter
dans l'intérêt de mon pays martyrisé par l'Union Soviétique, et
je n'aurai de repos et de vie personnelle tant que je n'aurai pas ven-
gé les crimes
commis contre mes frères malheureux.


Je l'écoutais, pensant : c'est une histoire qu'il invente,
ce n'est pas possible que Stephen soit un agent secret, mais je
vis le sérieux de son visage et lui lançai:
— Mais de quel pays malheureux parles-tu ? N'es-tu pas
né au Canada? n N 'est-ce pas là ton pays? Ou à la rigueur ne serait-
ce pas les Etats-Unis que tu considères comme ton second pays?

— Je parle de l'Ukraine, fit-il, que Staline a réduit e
à une des plus cruelles famines de l'histoire, parce qu'elle résis-
tait au bolchévisme. Sais-tu combien des miens sont morts de faim
en une seule année à Kiev seulement, par exemple?

— Les tiens, je veux bien, lui dis-je. Mais , à ce
compte-là tous ceux qui souffrent sont les tiens , sont les nôtres.
Pourquoi , plutôt qu'un autre pays , l'Ukraine que tu ne connais pas
toi-même personnellement?


Je compris, à son regard, que c'était pure perte de lui
parler ainsi, de tâcher de le raisonner. Une farouche exaltation
lui fermait l'âme à toute autre voix.


Il me raconta que son récent voyage l'ayant conduit dans
un pays sous la domination soviétique pour y établir une liaison

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avec un agent de l'Association Ukrainienne de Londres, il avait
été filé par la Guépéou qui était sur ses traces depuis longtemps
déjà, qu'il avait dû rester caché dans la grange d'un paysan pen-
dant près d'une semaine, presque sans nourriture, et que c'était
miracle s'il en était sorti vivant. Ainsi)(il n'avait pu me donner
de ses nouvelles au cours du voyage. De toute façon, il était
interdit aux agents de liaison de communiquer, de l'étranger, avec
qui que ce soit hors du réseau pour éviter de mettre des vies en
danger. Même en me parlant comme il le faisait, il m'exposait au
péril. Il me priait donc instamment de garder strictement pour
moi ce que j'apprenais ce soir.


Je croyais toujours, à l'entendre, être la proie d'un
mauvais rêve.


Peu à peu, à mesure qu'il me livrait par bri b es des
aspects de son autre vie, j'en venais à compendre qu'il adhérait
à un groupe de militants ukrainiens que subventionnaient des pa-
triotes Ukranos-Américains, et dont le but était ni plus ni moins
que le renversement du pouvoir soviétique en Ukraine et la restau-
ration de l'indépendance que ce pays avait connue pendant un jour
au temps de la Première Guerre Mondiale.


J'avais déjà eu le pressentiment que Stephen m'était pro-
fondément étranger par des aspirations, des rêves, des réticences
singulières, mais , ce soir-là, sur le banc du petit square, j'eus
la certitude que pour l'essentiel nous n'avions rien en commun.


Ce n'était d'ailleurs pas seulement la révélation de ne
pas occuper la première place dans sa vie qui me blessait si à vif tellement
après que j'eu[e] s tant souffert par lui. J'étais encore plus ébranlée

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d'apprendre la nature de la passion qui l'éloignait de moi.
Aurais-je pu la partager que peut-être je me serais sentie moins
trahie. Mais elle me paraissait absurde, insensée, et me le pa-
rut davantage quand il m'avoua que ses études à l'Université de
Londres étaient en partie du camouflage, car sans occupations
avouées à Londres il aurait été encore bien plus suspect aux yeux
de la Guépéou qui y avait un poste d'observation.


Mais je ne dis rien de plus de mes pensées ce soir-là
à Stephen. J'en étais d'ailleurs incapable sous l'effet du choc
que je venais de recevoir. Car , sur ce banc, ce soir-là, au mur-
mure d'un feuillage s'agitant au-dessus de nous, tout comme à
Richmond Park , il n'y avait pas longtemps, mon amour était mort ...
ou "morte"... aurait dit le cher Rutebeuf. Cela, j J e le sus en un
instant bref, décisif. Ce que je ne savais pas, c'est combien
longtemps, après avoir été frappé à mort, tente encore de revivre,
demande encore à vivre l'amour. La tenacité qu'il y met, l'âme ne
voulant plus de ce que veut encore le corps —elle-même, la pauvre
âme, se leurrant aussi —est bien de toutes les aventures qui nous
arrivent l'une des plus terrifiantes et incompréhensibles.


Nous nous sommes remis en marche. Quelle douce soirée
d'été c'était! Le commencement, la fin d'un amour, deux instants
pour ainsi dire immortels, restent à jamais dans la mémoire, alors
que s'est effacé beaucoup de ce qui a eu lieu entre ces deux extré-
mités. Je respire encore le parfum des fleurs qui nous a accompa-
gnés un moment comme nous longions le vieux cimetière de Fulham.
Je me rappelle l'odeur des pelouses arrosées. J'entends toujours
résonner le bruit de nos pas dans la silencieuse nuit. Tout cela

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me parvenait d'un monde perdu, comme si en perdant l'amour j'avais
aussi perdu tout ce qui rend le monde aimable et exaltant.


Stephen, sans doute allégé de s'être ouvert le coeur,
me parlait des promenades que nous ferions. Dans sa joie de re-
trouver les choses comme il pensait qu'elles seraient encore, il
se prie t même à siffloter pendant un moment un air plutôt joyeux.
Il me parla ensuite de Cambridge qu'il nous faudrait aller voir
un jour, mais , avant tout sans doute , [du] le fameux Magdalene College
d'Oxford. Il y avait un ami qui nous le ferait visiter. Il ne
faudrait pas manquer non plus de nous rendre à Canterbury, le coeur
de la vieille Angleterre de Chaucer. Il faisait même de projets
pour bien plus longtems en avant de nous, quand il reprendrait
sa liberté, après trois, quatre, cinq années au maximum données à
la c C C ause. Il reviendrait au professorat, à New York peut-être.
Et, me laissa-t-il entendre, si je le désirais, alors nous pour-
rions unir nos destinées.


Je ne le croyais plus. Jamais plus je ne le croirais.
Il m'avait révélé ce soir -là une âme beaucoup trop prise par sa pas-
sion politique pour que l'amour pût y occuper une place chaude et
vivante.


Pourtant, à la petite porte de côté, quand il m'ouvrit
les bras, m'appelant du regard, je vins m'y réfugier contre le a
déception et la peine qu'il m'avait apportées. Et nous avons cher-
ché le remède au mal d'aimer dans l'amour qui ne pouvait que nous
éloigner de plus en plus l'un de l'autre.


J'en conçus du mépris envers moi-même. Je commençai à
lutter de toutes mes forces pour me détacher de lui. Je faisais

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répondre au téléphone que je n'étais pas là. Je m'échappais à
l'heure où il pouvait venir. Je rentrais très tard pour le re-
trouver parfois, à la porte de côté, qui m'attendait et, d'épui-
sement , du désir de faire renaître ce qui avait été, je revenais
vers lui. Pour me haïr ensuite encore plus fort.


Entre-temps, je ne faisais plus rien et mesurais de
mieux en mieux la force destructrice d'un amour comme celui qui
m'avait tenue. Je n'étudiais presque plus. Je ne voyais person-
ne. J'étais redevenue un être seul, solitaire, mais de surcro î t
maintenant toujours pourchassée par ma propre désapprobation.


Le pire, c'est que je dus, à mon tour, laisser un être
cher aimé
longtemps presque sans nouvelles, car je crois me rappeler,
datant de ce temps-là, des lettres angoissées de ma mère dans les-
quelles elle me faisait reproche de ne pas écrire du tout, ou [n'en] de n'envoye[r]
alors que de petits bouts de lettre n'en disant pas guère long
. C'est sans
doute que, ne pouvant ou ne voulant rien avouer de ce qu'elle eût
désapprouvé, je m'en tenais à des banalités, la portant à s'aper-
cevoir que je devais taire ce qui importait.


Vers la fin de juin, Stephen dut partir en vitesse pour
un autre de ces périlleux voyages secrets. Je sus plus tard qu'il
était allé cette fois remettre des tracts à un agent de liaison
dans quelque pays balkan. Il n'y eut pas d'appels téléphoniques
ni de lettres
. Seulement un petit mot glissé sous ma porte pour
s'excuser de ne pouvoir me mettre au courant. Moins j'en saurais
sur ses agissements et mieux ce serait pour ma propre sécurité.
Peut-être disait-il vrai!


Du temps passa dans ce silence total. Mais, petit à

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petit, cette fois, je commençai à m'y habituer, même à respirer
un peu plus librement. Je m'ennuyais pourtant à périr. Phyllis
avait gagné le Dorset. Gladys était presque tout le temps dans
sa cabane de Hampton Court où je n'avais plus de goût pour aller
la rejoindre. Même Bohdan était absent de Londres, en tournée
dans le Nord. Si c'était lui, si affectueux, si droit, si brave,
[?] que j'aimerais j'aimai j'aimai s
, combien meilleure serait ma vie, me suis-je dit
bien des fois. Mais était-ce si sûr? Dans la vie de Bohdan la
musique avait toujours eu, aurait toujours la première place.
Même dans la mienne je pressentais souvent devoir garder la place
à quelque chose d'autre que l'amour, peut-être encore plus exigeant ,
et qu'ainsi je serais déchirée, comme était déchiré Stephen.
Pourtant je voulais être aimée d'un amour exclusif et sans partage.


On n'apprend pas beaucoup sur l'amour en vivant. Mais
aujourd'hui je crois comprendre que si j'exigeais tellement de
Stephen et ne pouvait s souffrir qu'il eût ailleurs que pour moi un
aussi grand intérêt
, c'était un peu par représailles contre l'as-
servissement o ù m'avait plongé e mon sentiment pour lui. Tôt ou
tard, je me serais retournée contre un envahissement aussi complet
de ma vie. J'aspirais sans doute déjà à l'amour qui serait ten-
dresse, hâvre, refuge. Mais l'amour est-il jamais repos!

Image X


J'avais fini par prendre en grippe ma petite chambre
que j'avais trouvée apaisante au moment ou moi-même j' était s à peu
près paisible
. En juillet, sous le toit chauffé à blanc, elle
devint étouffante. C'est curieux , comme au temps de ma pire so-
litude, j'eus souvent de petites chambres que le soleil de l'été, en y
tapant trop fort, rendait inhabitables. J'en aurais une toute
semblable, à peine un an plus tard, au bout de la rue Dorchester,
à Montréal, dont je m'échapperais tôt le matin pour gagner les
bords du fleuve y chercher de la fraîcheur.


L'agitation populaire de D F ur l ham, ses cris, ses fortes
odeurs, le grondement incessant des lourds autobus qui faisaient
trembler l'immeuble de bas en haut à leur arrivée ou à leur départ
devant sa la porte , presque tout en somme de ce que j'avais plutôt
aimé , il n'y avait pas si longtemps, me devenait insupportable
maintenant que la grande chaleur s'abattait sur ce quartier pau-
vre en arbres et en espaces verts.


Je pris l'habitude de courir à Trafalgar Square où je
passais des journées entières. L'eau des fontaines remplissait les
bassins qui en débordaient et entretenait sur la grand e place une[?]
certaine tiédeur. Comme d'innombrables touristes qui passaient
par là, comme bien des pauvres gens de Londres qui n'avaient pas
d'autre s endroit s où goûter le plaisir de l'eau, je plongeais les
mains, parfois les bras jusqu'à l'épaule dans les bassins ruisse-

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lants. Et je me souviens mieux aujourd'hui du bienfait de cette
eau que de beaucoup de bains de mer en des étés pleins de vagues
et de jeux.


Je mangeais une bouchée sur place, achetée au petit
commerce ambulant que l'on voyait alors surgir partout à Londres
où il y avait foule. Je lisais ou faisait s semblant. Je voyais
s'élever autour de la colonne Nelson des nuées de pigeons.
Nulle part ailleurs sont-ils ils ne sont aussi gras , je pense, qu'à Trafalgar
Square où l'on nourrit ces parasites de ce qu'il y a de meilleur.
En retour, ils roucoulent sans trêve. Je voyais passer des cou-
ples aux doigts entrelacés et parfois fermais les yeux pour ne
plus les voir, parfois les suivais d'un regard de pitié. Ne
Ne savaient-ils donc pas qu'ils couraient à leur malheur? Tout
amour me paraissait destiné à mourir de déception, de souffrance,
d'épuisement. Du moins je m'imaginais en être moi-même sortie
et bien armée pour ne plus jamais m'y laisser prendre.


Jour après jour, je revenais m'ass o e ir dans le square.
La foule qui s'y pressait en tout temps se composait autant de
Londoniens — gens du quartier ou employés de s bureaux avoisi-
nants — que d'étrangers, un guide à la main, le kodak en ban-
doulière. Je me sentais m'apaiser en leur compagnie changeante
et toujours pareille comme les vagues de la mer. Tant de fois
dans ma vie les foules étrangères m'ont tenu lieu d'amis et de
famille.


Sans que je le sache encore consciemment, j'avais pour-
tant commencé à rêver d'une autre sorte de compagnie. Au milieu
du square grouillant, venaient me relancer des visions d'arbres

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en forêt, de sentiers écartés, d'eau vivante courant parmi des
herbes. Mais tant il me semblait avoir été privée longtemps des
bonheurs de la nature, les visions rafraîchissantes me venaient
comme d'un monde et d'un temps que j'avais à jamais perdus.


Or un jour que mon esprit se fixait un peu mieux sur ce
qui m'entourait, je finis par remarquer , qu'aux demi-heures, venant
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, de petits autobus vert forêt,
après avoir accompli le tour du square, stoppaient à leur poteau
d'arrêt, également vert forêt, et après avoir déchargé et pris des
passagers, repartaient comme allè é grement pour une destination qui,
je ne sais pourquoi, me parut heureuse. Moi qui avais tant erré
par les autobus de Londres, comment n'avais-je donc pas eu connais-
sance avant plus tôt de cette Green Line
qui effectuait autour de la ville
des trajets dans un rayon de cinquante kilomètres, en sorte que
l'on pouvait faire l'aller-retour dans une journée, peut-être
même en une demi journée?


C'est ce que j'appris ce jour-là d'un vieux Cockney qui
était venu s'ass o e ir sur un bout du banc que j'occupais. La Green
Line, m'avait-il dit, portait on ne peut mieux son nom, ses auto-
bus ne parcourant que des chemins verdoyants aux environs de
Londres, laissant la vitesse et le vacarme au Great West Road, au
Great East Road
, à toutes les grandes voies malodorantes. Eux
n'allaient que vers de ravissants villages à demi oubliés, des
choses d'autrefois, "the lovely old England".


A peine quelques instants plus tard arriva, tout pim-
pant, un des petits autobus vert forêt. Il vint se ranger sous
l'enseigne de la Green Line. De ma place, je pus aisément lire

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les hautes lettres, à l'avant, qui annonçaient sa destination:
Epping Forest. Et pourquoi mon coeur a-t-il bondi comme si le a
bonheur guérison m'attendait en cet endroit
et que je devais à l'instant
y accourir? Tout ce qui me revient en effet de ce moment qui
devait avoir sur ma vie une si ardente répercussion, c'est le
désir fou qui me surprit de partir par cet autobus. Il ronron-
nait à l'étouffée. Il allait repartir d'une minute à l'autre.
Tout à coup, je m'élançai à travers le square. Je sautai sur le
marchepied de l'autobus en marche. Le conducteur détacha une
main du volant pour me la tendre. Il me tira à l'intérieur.
Tout en manoeuvrant pour sortir du rang, il me reprocha avec
bienveillance de lui avoir donné un coup en me précipitant pres-
que sous les roues du véhicule.
— For we are not yet in the forest to run around like a
hare... without a look to the left or to the right...


Nous avons quitté le square résonnant. Sans le savoir,
j'étais déjà en route vers un de ces hâvres bénis tels que la vie
m'en a ménagés quelques-uns au cours des années et qui me furent
chacun la halte où retrouver mes forces et l'élan pour repartir.


— Where to ma'm? me demanda le chauffeur-distributeur-
de-tickets avec cette affabilité de tant de Londoniens envers les
étrangers , comme s'ils pressentaient mieux que personne leur vul-
nérabilité.


Cramponnée des deux mains à la barre, je répondis candi-
dement:
— Epping Forest.

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— La forêt d'Epping est vaste, me fit-il remarquer.
N'avez-vous pas en tête un endroit particulier où vous arrêter?

— Je ne connais pas la forêt, lui dis-je. Pourriez-
vous m'indiquer un joli coin où je pourrais me promener un peu
sans trop m'éloigner du trajet de l'autobus que je reprendrai au
bout de quelques heures de marche?

— Vous allez donc là-bas sans but, juste pour la pro-
menade? approuva-t-il en souriant.


Nous avions parlé un peu haut. Plusieurs passagers
nous avaient entendus. Ils n'étaient pas de l'espèce des habitués
d' des autobus de ville
, qui, serviables comme ils le sont souvent, n'en
sont pas moins gens plutôt pressés et préoccupés. Il s'agissait
plutôt de demi-campagnards rentrant chez eux avec soulagement
après une épuisante journée à la ville, ou encore de petits emplo-
yés dont les vacances se bornaient à quelques randonnées aux abords
de Londres. A ma grande surprise, presque tous se mirent en frais
de nous aider, le conducteur et moi, à me trouver l'endroit qui
me conviendrait le mieux.
— Beechwood est un joli coin , exposa une dame âgée assise
trois ou quatre rangées en arrière du chauffeur. Notre grand poè-
te Tennyson y allait chercher paix et inspiration, le saviez-vous,
apprit-elle aux autres à la ronde.

— Beechwood est un joli coin, en effet, approuva une
autre dame qui s'était arrêtée de tricoter pour donner son avis,
mais il n'est pas sur ce parcours-ci. La jeune Miss pourrait
avoir de la difficulté à faire la correspondance, s'égarer et se
fatiguer outre mesure en cherchant le repos.

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— Ce que nous faisons tous, murmura quelque part une
voix d'homme.


Quelqu'un d'autre tenait à m'envoyer à la petite ville
d'Epping où je pourrais prendre le thé dans une auberge pas chère
sise à l'orée d'un chemin forestier. Là j'aurais tout le temps
qu'il faut pour me remettre, asu frais, du mauvais air de la ville.


J'écoutais ces bonnes âmes et aurais voulu, tellement
elles se donnaient de la peine à mon sujet, pour à mon tour leur
faire plaisir, accourir à tous les endroits qu' ils elles me désignaient.


La dame qui tenait à Beechwood revint à son idée.
— Il existe là-bas des hêtres qui datent du temps où,
déjà grands, ils donnèrent leur nom à la petite localité qui se
trouvait à cet endroit il y a plus de trois cents ans.


Ce n'était pas la première fois que je me faisais à
l'instant des amis d'une petite foule étrangère, et ce ne serait
pas la dernière. Des dons que j'ai peut-être reçus dès ma nais-
sance, aucun ne m'a sans doute apporté plus de joie. Mais cette
bienveillance à mon égard d'êtres qui me sont inconnus, j'ai tou-
jours su que je ne pouvais l'obtenir de mon gré. Il me fallait
la mériter par un si pressant besoin de l'âme qu'il leur devenait,
j'imagine , perceptible. Et sans doute, ce jour-là, mon appel aux
autres était visible sur mon visage , au point de m'attirer la
sympathie dès , je pense bien, que j'eu[t] s mis le pied dans l'autobus
.


Vers le milieu du car, un vieil homme, les deux mains
nouées sur le pommeau recourbé de sa canne, proposa que je fasse
une correspondance pour Waltham Abbey ... the oldest church in
England you know ... started by Harold , the last King of the Saxons.

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a rare gem, you know...


Il insistait de la curieuse voix forte et métallique des
gens un peu sourds.
— Voyons, est-ce que cela aurait du sens, protesta une
voix moqueuse, d'envoyer cette pauvre jeune fille étrangère, qui
ne connaît même pas la forêt, courir chercher la plus vieille
abbaye du pays... Et d'ailleurs est- elle ce la plus vieille?


Nous avions traversé Charing Cross que les gens n'étaient
toujours pas d'accord entre eux sur l'endroit où m'envoyer. Le
chauffeur finit par trancher le débat en faveur de Wake Arms.
— Il n'y a là qu'une auberge, m'expliqua-t-il, mais
accueillante. Vous pourrez y rester, si le coeur vous en dit,
jusqu'à ce que je repasse deux heures plus tard. Ou bien , vous
trouverez sur la gauche un chemin tranquille, pas trop désert
d c ependant, en forêt la plupart du temps, mais d'où l'on aperçoit,
à intervalles, quelques fermes au loin, et tiens, aussi, une ma-
gnifique lande de bruyère rousse. ! .. . Je me propose toujours d'ex-
plorer moi-même plus à fond cette petite route invitante un de
mes prochains jours de congé.


Ainsi en fut-il. Je pris mon billet pour ce Wake Arms
dont la réson n ance n'en finira jamais de m'atteindre, et je
m'émerveille toujours que d'une décision minime, le simple fait
de m'être laissée aller à accepter Wake Arms plutôt qu'Epping ou
Beechwood , ait pu découler un si extraordinaire prolongement que
je me perds aujourd'hui à vouloir en suivre la trace.


Je m'étais assise immédiatement derrière le chauffeur
que j'importunai, je crois bien, en le priant , je ne sais combien

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de fois , de ne pas m'oublier quand nous arriverions à Wake Arms,
car tout à coup j'étais si éprise de ce lieu inconnu à y tenir , il que j'y tenai
me semble, à l'exclusion de tout autre
.


Le chauffeur m'avait rassuré e d'un bon regard que j'avais
saisi par le jeu du petit miroir placé devant lui. Et enfin je
m'étais calmée. Ou du moins je commençais, malgré un reste
d'angoisse long à se dissiper tout à fait , à goûter ce qu'il y a
toujours eu pour moi de réconfortant à me laisser emporter dans
un mouvement régulier. Nous ne prenions plus beaucoup de monde
maintenant sur notre route, et l'autobus filait à bonne allure.
La dame assise près de moi me demande de quel pays je venais.
— Du Canada, lui dis-je.
— Du Canada, fit-elle sur le ton d'une affection sin-
cère
; je ne savais pas si c'était pour moi ou pour le pays , mais bientôt
je fus fixée car elle conclut:
— Un pays à nous, le Canada.


Je lui rendis son sourire par un bien curieux sourire
sans doute de ma part où il y avait de la gratitude pour la cha-
leur qu'elle m'avait montrée et en même temps le reproche de nous
croire à elle, moi et le pays. Puis je me laissai aller au plai-
sir de rouler.


Assez curieusement, après avoir tant discuté entre eux
à mon sujet, les passagers m'avaient abandonnée à ma rêverie pour
poursuivre sans doute la leur en toute quiétude, et nous allions,
cet autobus plein de monde, dans un silence presque total , et
comme heureux, à la fois délivrés les uns des autres et cependant
unis par l'attention de chacun à ses propres échappées nostalgiques.

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La ville était longue toutefois à nous laisser partir,
à se laisser distancer. Elle n'en finissait pas de nous rattraper.
Au cours de mes interminables randonnées, grimpée à l'impériale
des autobus, je n'étais pas venue de ce côté. Je découvrais une[?]
ville encore bien plus étendue que je n'avais cru, s'étirant en
une banlieue inépuisable qui, alors qu'on la croyait sur le point
de céder enfin à un sorte de campagne inculte plantée de géants
panneaux-réclame géants
, tout à coup repartait de nouveau avec son High
street toujours le même, ses boutiques resserrées, son éternel ABC ,
tea-shop. Mais c C 'est ce jour-là seulement que Londres m'apparut
être comme une prison à vie pour des millions d'êtres humains.
Je voyais au passage des visages mornes, accablés, amorphes. Mais,
il est vrau, c'était la première fois que je traversais de ses
ba o roughs parmi les plus crasseux et les plus sisnistres.


Mon allè é gement n'en fut donc que plus intense à nous voir
rouler tout à coup entre des jardinets pleins de hautes fleurs et
des cottages à colombage dont la façade disparaissait souvent à
moitié
sous une masse de clémetites grimpantes. Je n'en avais
jamais vu avant qu'en images et je tournai les yeux pour retenir longtemps
retenir celles-ci du regard.


Aujourd'hui, à retrouver tant de jolis paysages inattendus,
cueillir is en passant aux quatre coins du pays, là souvent où je m'y
attendais le moins, j'en viens parfois à me dire que ce sont les
Anglais qui ont inventé la campagne, la douce campagne en mille
petits recoins éparpillés —encore que ce soit eux sans doute qui
aient ont inventé
les villes grises les plus inhospitalières à l'homme.
Est-ce donc pour avoir fait si grand mal à la nature , qu'ils se sont

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ensuite acharnés à la soigner et à la préserver?


Subitement nous étions en forêt. Elle s'était tenue
pendant quelque temps à petite distance , invitante, fraîche, quel-
que peu inaccessible encore. Et soudain elle s'était rapprochée.
Maintenant elle nous enserrait de ses hautes branches qui se
nouaient au-dessus de la route et nous faisaient une merveilleuse
voûte , toute pleine de l'étincellement, dans l'ombre, des milliers
de clins d'oeil du soleil. Ces grands arbres, ces troncs moussus,
ce vert si profond me semblèrent venir jusqu'à nous d'une loin-
taine époque. Rien n'y avait sans doute beaucoup changé depuis
qu Robin des Bois et sa bande y surgissaient pour piller les di-
ligences et, ainsi que le relatent les légendes, détrousser les
riches au profit des pauvres.


Quelque chose de mon émerveillement dut transparaître
aux yeux du chauffeur qui, par le rétroviseur, me regardait re-
garder la forêt, car , tournant les miens de son côté, je vis naître
chez lui cette sorte de bonheur que l'on prend à voir quelqu'un
en ressentir pour ce que l'on aime aussi.
— N'est-ce pas merveilleux? me dit-il, en réponse à
mon regard qui, toute fatigue et cruelle toute tristesse pour l'instant
dissipées, s'attachait, plein de gratitude, à l'immense voûte
empreinte de recueillement.


L'autobus ralentit.
— Wake Arms , annonça le chauffeur.


L'auberge se trouvait absolument seule dans une petite
éclaircie en forêt, au bord de la route. Pour l'instant, avec son
pub fermé, ses chambres à l'étage aux volets clos, elle paraissait

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ou déserte pour la journée ou abandonnée à un profond engourdis-
sement. Son enseigne, très belle comme toutes les enseignes d'au-
berge à cette époque en Angleterre, s'avançait , bien dégagée de la
façade , sur son armature de fer forgé. Que signifiait-elle? J'ai
dû pourtant le savoir mais voilà, ! je ne me le rappelle plus .


Le chauffeur me tendit une feuille d'horaire. Il y
avait souligné de son crayon gras les heures de retour, et me pria
de prendre garde que, passé sept heures, le service était au ralen-
ti.


Je pense n'avoir plus porté très attention à ce qu'il
me disait, avertie par une sorte de prémonition que je ne rentre-
rais pas ce soir même.


Il leva la main en signe de salutation. Il me souhaita
une bonne promenade, une belle journée. Il referma la porte.
L'autobus repartit. Derrière les vitres, je distinguai des mains
qui s'agitaient vers moi, même celles, ai-je cru, du vieil homme à la
canne à pommeau... ou était-ce sa canne qu'il élevait à mon inten-
tion? Parfois, dans mes songes errants, sans raison aucune, je
revois cet autobus qui s'éloigne de moi pour toujours, m'abandonnant
au bord d'une route inconnue, et, dans le vert brouillé des vitres
assombries par les arbres, des mains à moitié distinctes qui m'a-
dressent des signes n'en finissant plus, au long des années, de
me rejoindre.


Je n'eus même pas l'idée de déranger —pour un renseigne-
ment ou quoi que ce soit — à l'auberge sommeillante . Je m'engageai
aussitôt dans l'étroite petite route partant de cet embranchement

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pour s'enfoncer dans la forêt. En fait, ce n'était qu'une route
pour cyclistes et piétons. Je ne devais d'ailleurs y faire aucune
rencontre. Et tout d'abord je trouvai plaisant d'être livrée si
complètement à la seule nature. J'entendais à peine bruire des
feuiles de temps à autre. Par contre, je voyais passer d'innom-
brables essaims de papillons, de guêpes et d'abeilles dans cet
air alangui , et chargé de parfum. Et je continuais, ne pouvant
m'arracher à cette petite route, attirée vers plus loin toujours ,
au moins jusqu'à cette prochaine courbe, car cette espèce de piste
devant moi inclinait tantôt d'un côté , tantôt de l'autre, toujours
cependant exposée au plein soleil car il qui se trouvait à briller , à
cette heure , au beau milieu du ciel
, et l'ombre projetée par les
arbres ne m'atteignait pas. Je me sentis bientôt très fatiguée,
brisée par le grand air, la chaleur, et sans doute par une détente
trop brusque de mes nerfs si longtemps tendus. Je me disais aussi
qu'il était imprudent de m'aventurer si loin en forêt déserte et
que déjà je n'aurais plus la force de refaire le trajet pour re-
tourner à l'arrêt d'autobus si, comme je commençais à m'y attendre,
cette route ne menait vraiment nulle part.


Pourtant, je ne pouvais me retenir d'avancer encore et
encore un peu, animée par cet espoir fou, ce goût de la surprise
heureuse, que m'ont toujours communiqués les routes inconnues.
Celle-ci ne pouvait , en tout cas, être celle dont m'avait parlé le
chauffeur. Ni fermes lointaines, ne i landes de bruyère ne m'étaient
apparues. Ou bien il s'était trompé , ou bien je l'avais mal inter-
prété. Sauvage à l'extrême, ma petite route ne s'ouvrait sur
aucun horizon, enserrée tout au long par des arbres touffus, petits,

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drus et enchevêtrés. C'était apparemment une partie de la forêt
laissée à repousser après quelque maladie ou calamité, aucune
coupe n'y ayant été pratiquée depuis quelques années. J'aurais
aussi bien pu être dans une brousse de mon Manitoba qu'en un des
pays les plus peuplés du monde. Elle me plaisait beaucoup cepen-
dant, en entretenant maintenant en moi le rêve que je n'étais
jamais partie de chez moi, ne e m'étais pas imprudemment lancée sur
les routes du monde et qu'ainsi toutes mes chances d'avenir et
d'amour é é t aient toujours inentamées.


Tra î nant les pieds, à bout de fatique, à demi consciente
de l'heure et du pays où je me trouvais, j'avançai encore assez
longtemps devant moi sans plus réfléchir. Apeurée pourtant à la
longue par un si persistant silence, à la limite aussi de mes
forces, j'allais enfin rebrousser chemin lorsque, à peu de distance,
presque dissimulé entre des arbres, m'apparut un lieu habité. A
une minute près, j'aurais donc tourné le dos à ce qui me paraît
aujourd'hui l'un des plus singuliers rendez-vous que m'ait jamais
fixés mon sort — à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet
du hasard. Mais croire cela m'est encore plus difficile à tout
prendre que croire à une intrusion dans ma vie du merveilleux.


La maisonnette était toute b basse entre les arbres et
les fleurs, de géantes roses trémières et de hautes dauphinel-
les bleu clair qui lui allaient presque jusqu'au toit. Elle sem-
blait faite, plutôt que pour y vivre, pour jouer seulement à la vie.
C'était l'humble petit cottage saxon de la vieille Angleterre - tel

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qu'on le voyait reproduit , quand j'étais enfant, sur des boîtes de
biscuits fins que ma mère achetait, je crois bien, surtout pour
la boîte, car nous la conservions avec soin pour y mettre, au
fil des années, d'autres biscuits moins chers et d'autres encore.


J'éprouvai en l'apercevant le sentiment d'être être encore comme un ce
temps lointain dans un climat d'enfance, de sécurité et d'apaise-
ment. Une pancarte clouée à un arbre —je la revois dans tous
ses détails alors que j'ai oublié tant de choses plus importantes —
annonçait, tracé gauchement à la main: fresh cut flowers , tea ,
scones , crumpets ... one schilling . A côté, sous une tonnelle, il
y avait une table de bois brut avec ses chaises de jardin. Et
tout l'entourage bourdonnait du bourdonnement exultant d'essaims
d'abeilles, de guêpes et de frêlons que le jardin de fleurs devait
attirer depuis des milles à la ronde. Ceux que qu'en venant j'avais vus [illis.] me -
dépasser en m'en venant étaient peut-être
[illis.] tous en route vers cet
endroit et [illis.] ne m'avaient devancée que de quelques minutes.


Je frappai à la porte basse sous le toit peu élevé.
Une jeune bossue au doux regard implorant de certains infirmes
m'ouvrit. Je lui demandai s'il était trop tôt pour le thé et
elle me dit que non, qu'elle était justement sur le point de met-
tre la bouilloire sur le feu. A peine un quart d'heure plus tard
elle ressortit , , chargée d'un plateau si lourd s pour ses frêles
bras que je me hâtai à sa rencontre afin de l'aider à le porter.
Voyant tout ce qu'il y avait là à manger à prix si aussi modeste , je
ne pus m'empêcher de lui demander si, loin comme elle était, il
lui venait au moins assez de gens pour que cela vaille la peine
des préparatifs. Elle me répondit que c'était surprenant comme

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il lui venait du monde.
— Ils partent de Londres, avides d'air et de liberté,
du moins je le suppose, me dit-elle. Ils ne savent pas toujours
où descendre. Un chauffeur que je ne connais pas leur conseille
apparemment assez souvent Wake Arms. Il est peut-être venu
lui-même un jour par ici et rêve de retrouver le chemin. Les gens
sont ainsi, ne trouvez-vous pas, pleins de sentiments pour des
choses dont ils savent qu'elles existent mais qu'ils n'ont jamais vues
.
Après tout, il en est de même pour moi de la mer que je désire
connaître depuis que je suis au monde. En tout cas, des gens
prennent le sentier inconnu que vous avez suivi. Quelques-uns
s'y engagent par méprise, j'imagine. Le bon Dieu en fin de compte
m'amène passablement de monde.


Avec un évident plaisir elle s'attarda encore un peu à
me regarder entamer mon thé avec le plus bel appétit, puis se
retira dans la maisonnette.


En un rien de temps j'eus dévoré presque tout le contenu
du plateau, y compris un petit pot de confiture aux groseilles que
les guêpes vinrent me disputer avec acharnement jusqu'à ce que
j'eusse l'idée de leur en mettre une cuillerée de côté qu'elles
se prirent alors à manger délicatement sans plus du tout chercher
à en prendre dans le pot. Et depuis lors je sais que l'on peut
goûter ensemble en paix, au jardin, guêpes et humains, si on leur[?]
en donne de bon coeur une petite part. d du festin.


Alourdie par la chaleur et un si copieux repas, je ve-
nais de m'assoupir lorsque revint la jeune bossue avec un grand
pot d'eau bouillante pour allonger mon thé.

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— Dormez, dormez, me dit-elle avec une douce autorité.
J'enlève seulement le plateau afin que les mouches ne vous im-
portunent pas.


Sous mes paupières lourdes à ne presque plus pouvoir
les soulever, je distinguais encore vaguement où j'étais. Aurais-
je seulement la force de me lever , debout , repartir , refaire le
chemin jusqu'à Wake Arms? Cela me paraissait impossible. Mais
surtout je me sentais bien ici à ne vouloir jamais m'en aller.
Nul mal, me semblait-il , ne pouvait [illis.] plus m' atteindre . La mystérieuse
paix
de cet endroit retiré me couvrirait tant que j'y resterais.
Je rappelai la jeune fille bossue.
— Je me suis aventurée bien trop loin à pied, lui
dis-je, pour refaire aujourd'hui le même chemin. Ne pourriez-
vous pas me faire une petite place pour la nuit?

Je le voudrais bien, mais regardez, fit-elle, en
m'indiquant la maisonnette d'un geste désolé, mais voyez comme c'est petit
chez nous
. C'est à peine déjà s'il y a place pour le père, la
mère depuis des années paralysée, dont je prends soin, et mon
frère, un pauvre innocent qui rentre parfois tard quand on ne
l'a pas gardé à coucher dans une ferme où il a pourtant trimé dur
en retour du souper et d'un peu de compassion.


Soudain, j'étais bien éveillée, l'écoutant passionné-
ment comme si une des plus belles pages d'un des romans anglais
que j'avais tant aimée m'était dite à l'oreille par l'être même X
qui en avait été la source et l'inspiration. Se pouvait-il donc
que de moi-même, à vingt milles seulement de Londres, guidée par
ma seule bonne étoile, j'eusse abouti à cette atmosphère si par-

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ticulière d'âge et de paysage, telle qu'elle m'avait été révélée
par les oeuvres de George Eliot et de Thomas Hardy? Il n'y
avait donc pas que la chaumière à faire partie d'un temps que je
croyais perdu à jamais, si ce n'est dans les livres qui en avaient
recueilli les voix.


La jeune bossue continuait à se tracasser à mon sujet.
— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée. Si vous
croyez pouvoir marcher encore un peu, pas très loin, vous arrive-
rez, à un mille à peine, par cette même route, à un très petit
village: Upshire. Ne vous arrêtez pas à l'auberge. Elle ne
vaut pas cher. Cherchez plutôt Century Cottage. Frappez. Deman-
dez Esther, Esther Perfect. Dites-lui que vous venez de la part
de Felicity. Je serais bien étonnée qu'elle ne vous accueille
pas à bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century Cottage
est grand.


Il n'avait pas été nécessaire d'en entendre plus pour
me faire retrouver en moi des forces toutes fraîches. Déjà
j'étais debout. Je déposai un schilling et quelques piécettes au
coin de la table. Dans la chaleur encore pesante du jour, les
pieds lourds mais soutenue par le singulier espoir qui ne m'avait
pas longtemps manqué ce jour-là, je m'engageai en direction du
village que m'indiquait Felicity tout en m'encourageant de sa
voix un peu fluette que j'entendis plusieurs fois encore répéter
derrière moi: "Vous ne le regretterez pas. Ah, sûrement, vous
ne le regretterez pas."

Image XI


Le village, pour qui l'abordait comme moi du côté sud,
se présentait en légère pente douce allant se perdre en dans un beau
ciel amplement dégagé
. En arrière, la forêt l'accompagnait tout
au long
, en le serrant d'assez près ,
mais, en face, il avait pour
lui le large, et c'est sans doute à cause de tout cet espace
s'ouvrant à mes yeux de façon inattendue que j'aimai instantané-
ment Upshire.


En fait, ce qui doit être plutôt rare en Angleterre,
il était aligné en entier, cottages de pierre, douce vieille pe-
tite église , avec son cimetière , entre des ifs , autres cottages
moins anciens, poste, pub, pastorage , sur un seul côté de la rue.
Tout comme cet horizon de l'Ouest canadien que je décri v r ais dans
Ou iras-tu Sam Lee Wong , il se trouvait à contempler sans fin une
vaste étendue de plaine. Elle roulait en larges, souples et ma-
gnifiques ondulations. Est-ce pour les avoir aperçues comme
j'apercevais naguère, au sortir du bois chez mon oncle, la plaine
ouverte, qu'elles me soulevèrent d'un élan en quelque sorte égal
à leur propre élan? Il se peut. Ce qui est certain c'est que
sont incomparables ces downs de l'Essex: une haute houle de terre
qui court et court comme sous un même vent qui la pousserait dans
le même sens depuis des temps immémoriaux. De la forêt, conquise
patiemment de ce côté
, il ne restait, très au loin, qu'une mince li-
gne sombre se confondant avec l'horizon. Entre elle et le village

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émergeaient à peine au regard, comme tout juste esquissées, quel-
ques fermes perdues, et des troupeaux
qui se déplaçaient si lentement
qu'on aurait pu , à certains instants , les prendre pour de grosses
roches semées dans les champs. Au creux d'un vallonnement, beau-
coup plus proche, se dressait e nt ce qui m'eut l'air d'un petit châ-
teau à façade georgienne, et, au sommet d'un tertre, une étrange
stèle de caractère ancien qui m'intrigua. Je n'en revenais tou-
jours pas d'avoir atteint, à guère plus d'une heure de Londres,
un long passé encore si intact.


C'est que tout ici, ainsi que j'allais bientôt l'appren-
dre, terres, fermes, pâturages, village, chasse gardée à même la
forêt, le petit château, même jusqu'à un certain point l'église et
son cimetière, appartenai en t au seigneur des lieux et qu'il que celui-ci réus-
sissait
encore à empêcher —mais pour combien de temps? —l'expan-
sion vers Upshire du grand Londres métropolitain qui, à quelques
milles seulement, piaffait de l'impatience à d' y répandre d'autres
lotissements étroits, des High street pareils à ceux d'en arrière,
rangs sur rangs de cottages identiques et assurément des ABC tea-
shops à la douzaine.


Quelque temps encore allait donc onduler librement la
puissante houle de terre et pareillement , au-dessus d'elle, certains
jours, la masse de s grands nuages blancs accourant vers la Manche
ou en revenant.


Je trouvai sans peine Century Cottage. Quoique à un
étage et beaucoup plus élevé que la maisonnette de Felicity, il
ne m'en parut pas moins enfoui lui aussi dans un fouillis de fleurs.
Je suivis un sentier dont la course semblait avoir été déterminée

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par les fleurs elles-mêmes, leur volonté à de pousser et à de se répan-
dre
là où il leur plaisait. Je devais disparaître entre les dau-
phinelles élancées, d l es passeroses géantes et des canterbury [b]
bell e s comme nulle part ailleurs je n'en ai vu depuis d'aussi bien
bien fournies de clochettes toutes d'ailleurs [illis.] larges et somptu-
euses
. Curieusement, à travers ces fleurs altières en poussaient
de toutes menues à leur pied, qui semblaient s'y trouver à l'aise.
Un tenace parfum de mentr h e se dégageait de quelque coin du jardin,
allié peut-être à celui du romarin. Et comme chez Felicity , l'air
vibrait littéralement du bourdonnement d'insectes qui ressemblait
peut-être à un brouhaha de voix
s'élevant autour d'une table de
banquet.


J'arrivai à une porte de bois sombre. Je tendis la main
vers le heurtoir. Et, tout à coup, comme si je n'avais eu de for-
ce que pour me rendre jusqu'à ce seuil, je me laissai aller contre
le chambranle. N'en pouvant plus, les larmes, je pense bien, me
montèrent aux yeux. Mon épuisement était si complet qu'il me parut
que j'arrivais ici non pas de Wake Arms, de, de Fulham lham Durham , d'un amour
qui me laissait plus seule encore qu'il ne m'avait trouvée, de la
cruelle incertitude où j'avais vécu si longtemps, des mille et une
erreurs de ma part, mais de bien plus loin encore, comme depuis le
commencement peut-être de ma vie. C'est le sentiment que je res-
sentis en tout dernier lieu alors que je laissai aller ma tête
contre la porte, ne parvenant même plus à garder les yeux ouverts.
Et c'est ainsi que dut me trouver Esther, à moitié endormie sur
son seuil.s

espace Image


Comment la retrouver dans mon souvenir telle que je l'ai
vue pour la première fois quand se dissipa la brume de fatigue de-
vant mes yeux? Je ne sais si j'y parviendrai. Durant les vingt-
cinq années où je l'ai connue, elle me parut avoir toujours le
même âge et toujours aussi presque le même visage, comme si elle
était de la nature des choses que le temps ne saurait ab î mer.


Plutôt long et mince comme celui de tant d'Anglaises,
qui leur donne leur air si pensif souvent, son visage était enca-
dré de bandeaux noués bas sur la nuque. Ils auraient été sévères
si mille petits cheveux follets ne s'en fussent échappés pour
voltiger sur son front, ses joues, dans son cou mince, l'auréolant
d'une sorte de floraison un peu folle capricieuse à l'image de son petit jar-
din échevelé.


Ce qui me frappa pourtant le plus chez elle, dès l'abord,
ce furent ses magnifiques yeux couleur noisette. Bienveillants,
accueillants, ils n'en fouillaient pas moins l'âme en profondeur.
Des yeux plus perspicaces qui cherchaient aussi loin dans un visa-
ge , j'en ai rarement vus, mais ils cherchaient avec bonté , et il
m'apparut que ce qu'ils devaient trouver c'était à coup sûr ce
qu'il y a de souffrant dans chacun et qui sans même que nous le
sachions appelle à l'aide.


J'avais à peine commencé à voix faible à raconter que,
partie de Londres sur un coup de tête, je m'étais aventurée beau-
coup trop loin pour y retourner ce soir... mon récit emmêlé de
propos sur le Canada et ce que j'étais venue faire en Angleterre...
qu'elle me tendit les deux mains et du même geste m"attira à l'in-
térieur.

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— Et moi, dit-elle, qui à l'instant encore me plaignait s s
à Dieu qu'il ne m'eût envoyé depuis longtemps aucune de ses créa-
tures à secourir. Et vous voilà comme un oiseau qui a fait long
voyage pour choir , du ciel, juste sur mon seuil. Venez! Venez!
Bien sûr qu'il y a ici de la place pour vous.


A peine quelques minutes plus tard, comme si j'étais
une visite attendue chez elle, elle me proposa:
— Voulez-vous voir votre chambre?


Je montai derrière elle un escalier un peu raide. Elle
ouvrit une porte. Ah! l'avenante chambre de campagne avec son
grand lit en cuivre, sa table pour la toilette munie du bock à
eau et du savonnier , et l'âtre, sous un manteau de cheminée garni
de petites photos anciennes... "Celle de ma mère morte il y a tant
d'années déjà, m'expliqua Esther... celle de notre John mort , les
poumons brûlés lentement à la suite des par les gaz
de la première Guerre
Mondiale..." puis d'innombrables keepsakes, : un brin de bruyère
d'Ecosse... "la plus colorée du monde..." un caillou cueilli au
bord de la mer d'Irlande, des fleurs séchées sous verre. Mais,
surtout, en façade, cette chambre possédait deux hautes et grandes
fenêtres qui donnaient sur les downs, . e E ncadrées, nullement obs-
truées
par le léger tulle des rideaux blancs , au reste écartés
du centre de la fenêtre, les grandes vagues de terre me parurent
encore plus harmonieuses vues de cette petite hauteur que d'en
bas. Je les voyais rouler jusqu'au plus loin, recommencer sans
cesse dans l'immobilité silencieuse leur course vers l'horizon dis-
tant. Et je distinguai mieux aussi , enfin , la stèle qui m'avait
intriguée.

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— Qu'est-ce donc, Miss Perfect?
— Un monument érigé à la mémoire de Brodicea.
— Brodicea?
— Notre chère reine saxonne des temps lointains. Fuyant
ici dans son chariot les Romains qui allaient l'atteindre, plutôt
que de tomber vivante entre leurs mains, elle absorba une dose mor-
telle de poison. On dit qu'elle rendit l'âme à peu près à l'endroit
où s'élève la stèle.


Je ne savais plus ce qui me ravissait le plus de ce que
je découvrais aujourd'hui: un passé si présent ou encore un présent
à ce point perdu enfoncé foncé dans le passé
. Mais un ravissement même le plus
rare, pas plus qu'un torturant souvenir, n'eût encore réussi à me
garder réveillée. Je tombais de sommeil.


Esther retira la courtepointe, la plia et la déposa au
pied du lit.
— A vous regarder, j'ai l'impression que vous êtes ar-
rivée ici tout d'une course de votre lointain Canada et sans avoir
nulle part repris votre souffle. Vous êtes épuisée. Allons,
couchez-vous. Reposez-vous. Je viendrai vous avertir quand le
thé sera prêt.


Je protestai d'une voix sûrement à moitié défaite par
le sommeil qui me gagnait:
— Je viens d'en prendre un énorme chez Brodicea...
non chez Felicity.

— On dit ça... on dit ça... Mais je fais des biscuits
chauds, et quand vous en aurez humé la bonne odeur, vous serez
comme tout le monde, vous me les mangerez à la douzaine... De

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toute façon, le thé ne sera pas encore prêt avant une grande heure
encore. Père et moi prenons ce que nous appelons le high tea.
C'est peu plus substantiel et servi un peu plus tard que le thé
ordinaire. En fait c'est plutôt une sorte de supper avancé. Père
aime se coucher tôt. Je lui sers donc cette espèce de repas un
peu plus tôt que le souper et un peu plus tard que le thé.

— Je pensais, dis-je à moitié endormie, qu'il n'y avait
que l'église anglicane à se partager en High et Low.


Pour la première fois je vis apparaître sur ses traits
ce doux sourire à la fois tendre et réprobateur que j'aimerais
tant et qui était chez elle, je crois bien, la seule expression
de blâme qu'elle se permettait.
— Ne vous moquez pas. Le a High Church a sûrement ses
bons côtés. Après tout la Reine y adhère. Mais nous , nous sommes
Low Church. Nous estimons que Dieu est trop grand pour que nous
en cherchions sa représentation en des images et des statues.
Il convient d'aller à sa rencontre dans notre propre coeur seule-
ment.

— Pourtant, lui dis-je, vous le cherchez bien à travers
la musique , vous qui possédez les plus beaux hymnes du monde.


Je ne lui tins pas tête plus longtemps. Je vis à peine
la porte se refermer sur elle qui s'en allait sur la pointe des
pieds. Et comme à Dauphin, chez le chef de gare, je venais tout
juste, il me semble, de perdre pied que déjà on me réveillait.
— Dear Gabrielle. Le thé est prêt. Il fait beau encore.
Nous le prendrons au jardin.

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Aujourd'hui, si loin de ces moments enchantés, je me
fais l'impression, en les évoquant, de narrer quelque conte féé- fée e rie.
rique.
Pourtant ils me furent bien donnés tels quels. Mon ima-
gination, que j'ai peine parfois à retenir de vouloir intervenir
pour retoucher, améliorer peut-être mes souvenirs, ici ne trouve
rien à retoucher changer
. Tout était selon le désir le plus parfait du
du coeur.


Le petit jardin arrière était peut-être encore plus
charmant que celui d'en avant, avec un potager où alternaient
des fleurs et des herbes fines, avec un petit cabanon de jardi-
nage
couvert de vigne et un verger de cinq ou six arbres. La
table était dressée tout au fond dans une sorte de petite d éclair-
cie mi-ensoleillée
, mi à l'ombre , sous un vieux pommier tordu dont
la branche maîtresse était si basse que j'eus à me pencher pour
passer en-dessous et prendre ma place à table. Un beau grand
vieillard
aux traits souriants, à la barbe et à la tête également
toute blanche s
, se leva de la sienne pour m'accueillir. Esther
avait dû lui apprendre —en autant qu'elle-même le savait —qui
j'étais, car elle dit simplement: "Father, our dear new friend
just arrived , Gabrielle". Et tout aussi simplement, en gardant ma
main entre les siennes, il me souhaita
: "Puissiez-vous être heureuse
parmi nous."


Par la suite, m'adressant à lui je le nommai évidemment
Mr Perfect, alors qu'Esther, d'une voix toute pleine de tendresse,
disait Father, et je reconnus bientôt que mon appellation faisait
cérémonieuse et détonnait dans l'atmosphère toute chaleureuse qui
nous unissait autour de la table sous le pommier protecteur. Je

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ne pouvais pourtant pas me mettre à l'appeler aussi Father. Tout
à coup, spontanément me vint aux lèvres l'expression : Father Per-
fect.


Le vieillard eut un fin sourire qui plissa ses pommet-
tes ridées en mille s petits replis serrés et jusqu'à ses yeux
eux-mêmes dont le bleu ciel n'étincela plus qu'à travers une
mince fente des paupières.
— D'habitude, dit-il, c'est Dieu le Père que l'on
nomme ainsi. Lui seul est le Père Parfait. Mais vous le dites
sans irrévérence, et je veux bien essayer d'être pour vous une
sorte de Père Parfait, ma très chère enfant.


Il ne devait pas l'être longtemps pour moi seule.
Comment le nom que je lui avais trouvé dans un élan d'amitié
allait lui rester et se répandre, je ne sais, mais au bout de
peu de temps personne au village, au manoir et dans les alentours
ne le nomma plus autrement. Je crois même que c'est ce qui est
écrit sur sa tombe, dans le petit cimetière entre les ifs.


Quelques minutes après que nous eûmes pris place tous
les trois à la table à thé, Father Perfect , s'étant soigneusement
essuyé les doigts, ouvrit au hasard, comme c'était son habitude,
la vieille Bible de famille que venait de lui apporter Esther.
Il en lut à voix haute un passage qui avait trait, je crois me
rappeler, au séjour de Joseph en Egypte. L'air autour de nous
bourdonnait du chant de grâce des insectes butineurs. Il embau-
mait des trois herbes précieuses, le thym, le romarin, la marjo-
laine , dont Esther m'apprendrait que l'une était pour la fidélité
et les deux autres liées à je ne sais plus, ma foi, quelles vertus.

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Sa lecture terminée, le vieillard ferma les yeux, joignit les
mains et improvisa comme chaque jour une prière. Il demanda
d'abord au Seigneur d'éloigner de nous la menace de guerre qui
avait paru un moment peser sur l'Europe.


Je me rappelai alors le vent de panique qui avait
passé sur Londres il y avait peu et dont au vrai j'avais eu à
peine conscience, absorbée comme je l'étais par ma propre détres-
se égo ï ste. C'est donc au fond du petit jardin fleuri, saturé
du bourdonnement de l'été et de ses odeurs les plus fines , que
m'atteignit enfin vraiment la grande ombre terrifiante qui s'a-
vançait sur le monde. Mais le vieillard continua sa prière et
la paix nous enveloppa de nouveau de son frêle secours.
— Notre Seigneur, disait Father Perfect du ton de
quelqu'un qui parle à un ami tout près de lui, toi qui nous a
amené aujourd'hui du lointain Canada que notre John, tu t'en
souviens, rêvait tellement de connaître, une jeune amie dont le
coeur est peut-être dans l'angoisse, accorde-nous, très doux
Sauveur, de savoir comment lui être secourable. Elle aurait pu
aller à mille autres endroits, frapper à bien d'autres portes.
C'est à la nôtre qu'elle est venue. Nous ne pouvons donc pas
nous empêcher d'y voir un signe que tu la destinais à notre sol-
licitude. Maintenant qu'elle est de la maison, étends sur elle,
Seigneur, la même protection que sur ma chère Esther, que sur
moi-même.


Le silence retomba. Je ne distinguai plus très bien
le lointain encoe lumineux sous les branches du pommier. Pen-
dant que priait Father Perfect, les souvenirs des mois derniers

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depuis le jour où j'avais rencontré Stephen m'étaient remontés à
la gorge en un flot pressé à m'étouffer mais ils n'avaient plus
tout à fait l'amer goût des semaines passées. Ils cherchaient
même à se dissoudre en larmes dont il m'en me vint quelques-unes
que je parvins , je pense , à dissimuler. Mais je mis quelque s temps
à retrouver au bout de mon regard brouillé le consolant paysage.


En fait, comme nous nous trouvions au sommet de la
pente sur laquelle était bâti Upshire, nous avions ici aussi une
vue plongeante sur les environs. Tout juste passé le vieux pom-
mier qui délimitait le petit jardin d'en arrière, commençait une
suite de pâturages et de champs en friche moins harmonieux que
les downs d'en avant mais qui offraient aussi un vaste espace à
peine clos par la faible ligne de la forêt qui reprenait dans le
lointain.


Au-delà, le ciel jusque-là si pur , se montrait teinté
de sombre, obscurci et comme atteint d'une sorte de maladie ou
de tristesse.
— Qu'est-ce donc là-bas qui cha[n] r ge ainsi le ciel?


Esther me répondit:
— Londres
— Londres!


Déjà c'était comme si je m'en étais éloignée depuis des
années. J'avais toujours présent à l'esprit d'y avoir été fiévreu-
sement accaparée, puis malheureuse à ne plus tenir à la vie, mais
j'éprouvais aussi le sentiment que ce souvenir emmêlé était pour
l'instant assoupi et ne me ferait pas trop de mal tant que je reste-
rais dans cet abri qui m'en protégeait.

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Esther, partie en vitesse vers la cuisine, revint
apportant sur un plateau la théière fumante encapuchonnée de
laine pour la garder chaude et une assiettée de ses hot biscuits
cueillis tout brûlants du four. Elle avait bien eu raison de
prédire que leur odeur m'ouvrirait l'appétit. J'en dévorai trois
ou quatre d'affilée, recouverts de beurre et par là-dessus de
miel du pays ou de confiture de prunes. Les guêpes avaient reçu
leur petite part dans un soucoupe déposée à quelque distance de
la table. Soudain je sentis un être vivant et chaud me frôler
la jambe. Je soulevai la nappe. Une petite chatte noire aux
yeux incroyablement tristes me regardait.
— Votre chatte, Esther?
— Oui et non. Elle est arrivée tout juste un peu avant
vous et venant d'on ne sait où. Elle n'appartient pas en tout cas
ni au village ni aux environs
. Il y a des gens cruels. Parfois
il en vient jusque de Londres pour abandonner en forêt leurs bêtes
dont ils ne veulent plus. Elle a miaulé à la porte d' avant . J'ai
été voir. Elle paraissait affamée. Elle a l'air de vouloir res-
ter avec nous.

— C'est que votre seuil est accueillant, Esther. Lui
avez-vous trouvé un nom?

— Pas encore. Je n'en ai pas eu le temps. Lui en
donneriez-vous un?


Je me penchai et flattai la petite chatte perdue.
— Guinevere , lui irait, il me semble.
— - Guinevere! C'est un nom bien distingué pour une petite
chatte qui provient peut-être des quartiers les plus misérables de

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Londres. Et cependant pourquoi pas en effet un nom qui la rehaus-
serait. ?


La petite bête égarée se leva alors sur ses pattes
arrière s , appuyant celles d'avant sur mes genoux et s'y frotta la
tête en murmurant au fond de sa gorge une sorte de remerciement.


La grande chaleur était tombée. Par instants nous ar-
rivait en dessous des pommiers une bouffée d'air rafraîchi de son
passage sur les vastes champs ouverts au-delà du jardin. Rassa-
siés, nous restions à causer paisiblement dans le crépuscule qui
avançait. J'apprenais que Father Perfect avait été garden-boy
puis aide-jardinier avant de devenir le chef jardinier du châte-
lain des lieux. Il avait été attaché longtemps au château que le
seigneur possédait dans le Norfolk pour être ensuite affecté au
petit manoir de Upshire. Depuis quelques années à la retraite,
il avait la jouissance pour Esther et lui-même, leur vie durant,
du cottage en plus d'une petite rente et de certains droits comme ,
par exemple, de ramasser le bois mort et de prendre du petit gi-
bier dans la partie de la forêt qui relevait toujours du manoir.
Il aimait y faire encore son tour presque quotidiennement, un peu
pour venir en aide au garde-forestier qui ne suffisait plus à la
surveillance , un peu aussi pour son plaisir. Il en rapportait des
champignons, de bons fagots secs qui flambaient vite, parfois seule-
ment des fleurs. A l'écouter, je comprenais enfin d'où venait à
ce vieillard sa bonté paisible, sa douceur rare, quelque chose en
lui comme d'une innocence à jamais préservée. C'est qu'il n'avait
apparemment rien fait d'autre au long de sa vie que de prendre
soin de ce qui embellit le monde. "Les roses de notre roseraie

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de Norfolk... j'aurais voulu que vous les ayez vues, me disait-
il... Elles se tenaient comme des reines alignées à attendre le
jour. Et l'on n'aurait pas été tellement surpris au fond de les
voir lui faire la révérence... savez-vous!... encore que les roses
sont orgueilleuses... et ne plient pas beaucoup même sous l'orage..."


A la fin, tout alangui pour être retourné à ses plus
vieux souvenirs et peut-être ébranlé aussi par l'émotion de mon
arrivée, il eut l'air épuisé. Il se leva, nous souhaita le bon-
soir, nous bénit toutes deux et entra se retirer pour la nuit.


Je m'offris à aider Esther à desservir.
— Oh non! Pas encore! dit-elle vivement. Restons
plutôt à causer encore un peu. J'aime bien écouter père. Vous
avez vu; : il est adorable. Mais c'est chaque soir la même histoire; :
les roses du Norfolk, les poules faisanes de la forêt réservée qui
le reconnaissaient et le suivaient pas à pas... Que voulez-vous!
Il a vécu dans une sorte de Jardin d'Eden, et le malheur des hom-
mes ne l'a pas touché autant qu'il atteint la plupart. Et de
l'Eden il n'y a pas grand chose à dire au fond, ne trouvez-vous
pas, une fois qu'il a été raconté. Restez un peu... Il y a si
longtemps que je n'ai eu quelqu'un avec qui parler de choses et
d'autres à l'heure où l'on dirait que les mots viennent d'eux-
mêmes aux lèvres... vers le crépuscule... par exemple.


Pour moi, il était plutôt l'heure du silence et du rêve
s'épanouissant en cercles de plus en plus paisibles jusqu'à dis-
paraître en une surface lisse comme une nappe d'eau à la nuit.
Mais ainsi tout serait bien entre nous. Esther raconterait à
coeur ouvert, et moi je l'écouterais en silence.

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En fait, elle parla peu, quelques mots seulement à la
fois, entre de longs moments de méditation. Mais chaque petite
phrase sonnait si juste, provenait d'une si apte [fine] réflexion si appropri[e] , ré-
sumait tant de sagesse, était énoncée en termes si parfaits que
chaque fois j'en dressais l'oreille.
— Où donc avez-vous appris tant de choses , Esther?
— Certainement pas à l'école, en tout cas. Je l'ai
quittée à l'âge de douze ans pour entrer en service chez nos
maîtres. Eux avaient beaucoup de livres. Les demoiselles as-
sises au jardin dans leur chaise longue les laissaient parfois
tomber de leurs mains. En ramassant derrière elles leurs affai-
res, j'avais le temps parfois d'ouvrir un livre, de lire quelques
lignes et je m'étonnais déjà qu'elles fussent si peu retenues par
de pareils trésors. Plus tard, les demoiselles m'en donnèrent,
peut-être pour s'en débarrasser. Je lisais souvent à la flamme
de ma bougie, dans mon coin de mansarde, jusqu'à ce que je tombe
de sommeil.

— Qu'avez-vous donc lu ainsi, Esther?
— Ah! que j'ai été chanceuse! Nos maîtres tenaient
à ce que leurs demoiselles lisent le meilleur, ce qu'ils n'avaient
pas eux-mêmes lu... et les gouvernantes y voyaient... J'ai lu
tout Paradise Lost . J'en sais encore de grands bouts longs passag sag es par coeur .
J'ai lu aussi Pilgrim's Progress que j'ai trouvé un peu ennuyeux
par bouts, je l'avoue à ma grande honte. Puis Jane Eyre, les
Brontë, Gulliver's Travels , presque tout Tennyson, Browning, les
deux, lui et Elizabeth , et surtout, bien entendu, la Bible, le
Livre des livres, tout y est, dearest Gabrielle, de ce qu'il

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importe de savoir. Mais j'aime bien aussi, de même que la Bible,
ouvrir chaque jour, au hasard, mon Shakespeare. Il est rare que
je ne tombe pas sur une phrase qui ne me porte pas au ravissement et ne ?
m'accompagne pas pour ainsi dire toute la journée
. Ou encore ne m'ap-
prenne pas à moi-même ce que je pensais sans le savoir, et donc que je ne
suis donc pas la seule à penser ainsi comme je pense
. Alors ma pauvre vie solitaire
s'entrouvre , et je deviens comme riche et entourée et je suis loin
tout à coup d'être seule. En est-il de même pour vous, dear
Gabrielle?


Le coeur troublé de si précieuses confidences , je ne sa-
vais que répondre. A mes pieds s'était couchée Guinevere qui ,
tout en sommeillant , repartait, de temps à autre, à ronronner.
Au loin, là où une heure auparavant j'avais vu la souillure du
ciel, apparaissaient, faibles encore, des lumières, et tout était
changé. Londres avait perdu sur moi son pouvoir d'effroi comme
Paris le sien quand, du haut d'une chaise, par la tabatière ou-
verte, je l'avais contemplé pour ainsi dire à mes pieds, dans
sa bénignité. Ah , que j'ai aimé les grandes villes, à peu de dis-
tance, à l'heure assombrie, alors que s'allument leurs lumières
qui disent comme rien d'autre au monde la fraternité des hommes.
De minute en minute croissaient celles de Londres. Maintenant
elles étaient innombrables.
— Je n'aurais jamais cru, dis-je, que j'en viendrais
à veiller avec Londres, à distance, comme avec une connaissance
silencieuse et douce.

— J'y vais une fois par année avec Père, me confia
Esther. Nous allons rendre visite à ma soeur Heather. Vous ne

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pouvez imaginer soeurs plus dissemblables qu'Heather et moi-même.
Elle, elle est partie jeune faire sa vie à Londres. Elle est dé-
lurée, pimpang t e, toujours mise à la mode, porte des chapeaux ex-
travagants, marche dans des souliers à talons hauts, va au spec-
tacle, lit des revues un peu effrontées à mon goût. Je me sens
bien vieux jeu à côté d'elle. Pourtant je ne changerais pas plus de
vie avec elle pas plus qu'elle sans doute n'en changerait avec
moi
... A part notre visite à Londres dont je rentre toujours
terriblement brisée, nous allons aussi une fois par année, Père
et moi, à la mer. Une journée par année à la mer, il faut bien
cela, n'est-ce pas, pour n'en pas perdre le souvenir dans notre
tête et dans nos oreilles. Père se fatigue vite. Nous allons
donc au plus près, à Bradwell on sea. Nous n'y allons d'ailleurs,
remarquez, que pour nous asseoir face à la mer, la regarder et
l'écouter.


Enfin nous sommes rentrées. Esther refusa que je l'ai-
de pour ce soir-là.
— Vous êtes comme quelques-unes de mes fleurs qui
croulent soudain à la fin d'une journée qui équivaut pour elles
à presque toute la vie pour nous sans doute.


Elle m'alluma une bougie. A sa lueur tremblante , en tra-
versant le sitting-room , j'ai je pu s distinguer
, dans leur rayonnage,
quelques titres des livres qu'elle m'avait dit avoir lus. Ils
semblaient faire partie de cette pièce comme des hôtes de longue
date toujours fréquentés.
— Est-ce que ce sont les livres que vous ont donné s
les maîtres?

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— Pas tous. Père et moi, sur notre petite rente, en
économisant un peu sur le charbon l'hiver, un peu sur les sorties autres
sorties que le voyage à Londres et à la mer, nous avons réussi
à nous en acheter quelques-uns de plus récents, pour nous tenir
tout de même un peu au courant du monde d'aujourd'hui. Nous vi-
vons une belle vie malgré tout , comme vous le voyez, sauf pour une
chose qui continue à me manquer peut-être... C'est que je n'ai
jamais vu jouée r , figurez-vous, une seule pièce de Shakespeare.
Comment est-ce? Très beau, n'est-ce pas?

— Inoubliable, ! Esther.
— Ah , je m'en doutais!


Nous montions l'une derrière l'autre l'escalier qui
aboutissait au palier étroit sur lequel s'ouvraient nos trois
chambres, celle de Father Perfect, celle d'Esther et la mienne
qui était la plus spacieuse et la mieux orientée.


Esther me passa la bougie.
— Il y a une lampe toute prête et des allumettes à
votre chevet, ainsi que des livres si vous désirez lire un peu.
Mais je vous engage à dormir au plus tôt. J'aimerais vous voir
meilleure mine demain et surtout voir disparaître ces traces de
peine qui vous restent dans les yeux.


Elle me posa un baiser sur le front.


Et comme chaque soir tant que je serai s sous son toit,
cette fois-ci, et plus tard quand j'y reviendrais presque heureu-
se et, plus tard encore, quand de nouveau, je reviendrais, moins
heureuse, elle me souhaita tendrement:
— Night-night, Gabrielle.

Image


Je soufflai ma bougie. Le temps de m'émerveiller que
ma barque errante eût atteint si bon port, et je dormais à la
brise qui venait des downs roulant leurs crêtes à la rencontre
des crêtes de la mer.

Image XII


Je m'éveillais l'âme en paix comme jamais depuis L l a -
Petite-Poule-d'Eau peut-être, mais non, depuis bien avant, depuis
le temps peut-être des vacances à la ferme
, chez mon oncle, quand
au réveil, le premier matin, n'ayant pas su tout de suite où j'é-
tais, je le reconnaissais aux odeurs qui flottaient vers moi du
dedans et du dehors et que je me découvrais sûre d'être à nouveau
heureuse dans la chère maison où je n'avais connu que calme et
félicité.


Du grand lit en cuivre, je pouvais suivre le déferlement
des downs qui me parurent plus attirantes encore que la veille sous
la douce lumière du matin qui en tirait des éclats d'un vert soyeux.
Je retrouvrai du regard la stèle qui marquait l'emplacement de la
mort de la reine saxonne. En étirant un peu le cou, je pus aper-
cevoir le petit château dont Esther m'avait appris qu'il servait
maintenant d'orphelinat, les seigneurs l'ayant légué à une oeuvre
de bienfaisance, pour aller habiter , tout au bout du village par
lequel j'étais arrivée , mais au long d'une autre route que celle
que j'avais suivie, une demeure presque dissimulée dans la forêt.


Or , en même temps que cette paix , si longtemps absente ,
revenue m'habiter, je découvris en moi, ce matin-là, le vif désir
d'écrire , né tout aussi instantanément. Cela m'était déjà arrivé; :
je m'éveillais heureuse de vivre, dans des dispositions de tran-
quil l ité, de disponibilité, et, du même coup , surgissait dans mon

Image


esprit une histoire pour ainsi toute faite, toute prête, et que
j'avais grande envie de raconter
. Mes meilleures moissons d'idées,
d'images, de récits, je les ai presque toujours cueillies au ré-
veil, comme si elles provenaient du repos, du sommeil, de l'ombre
ou de quelque longue poursuite, menée à mon insu, à travers mes
rêves, . d'un personnage ou d'une tonalité.
Mais il m'avait tou-
[?] jours fallu être prompte à les saisir si je ne voulais pas tout
perdre, car si rien n'est aussi précieux que ces dons du réveil,
rien[flèche][flèche] auss auss i n'est aussi pareillement t fugitif . Je courus à une petite table sous
l'une des grandes fenêtres où il y avait de quoi écrire. Je dé-
tachai avec précaution quelques pages du milieu d'un petit cahier
d'écolier
afin de ne pas l'ab î mer s'il servait l d e livre de compte à Esther, comme
cela paraissait le cas, d e livre de compte ,
car c'était manifes-
tement là son coin d'écriture. Je pris un crayon s et retournai
dans le lit me mettre à écrire, , adossée à la pile des oreillers,
les merveilleuses downs sous mes yeux. X


L'histoire que je mis à écrire, ce matin-là, d'un tel
coeur , aujourd'hui ne compte guère. Si je m'y attarde, c'est qu'elle
était tout de même mieux que ce que j'avais écrit jusque-là,
qu'elle venait bien et surtout qu'elle m'entra î nait dans un mou-
vement irrésistible, me soustrayant à tout ce qui n'était pas
elle et ainsi me rendait au bonheur que je n'avais connu depuis
longtemps. Aujourd'hui que je raconte ces choses, je m'aperçois
enfin comme il est curieux que ce soit seulement lorsqu'on est
en quelque sorte ravi à soi-même que l'on puisse être heureux,
et pourtant c'est bien ainsi, je crois, que cela se passe pour
tous.

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Or, cette histoire que j'avais découverte m'attendant
pour ainsi dire au réveil et qui venait si bien, elle me venait
dans les mots de ma langue française. Pour moi qui avait s parfois
pensé que j'aurais intérêt à écrire en anglais, qui m'y était s
essayé avec un certain succès, qui avait s tergiversé, tout à coup
il n'y avait plus d'hésitation possible [;] : les mots qui me venaient
aux lèvres, au bout de ma plume, étaient de ma lignée, de ma so-
lidarité ancestrale. Ils me remontaient à l'âme comme une eau
pure qui trouve son chemin entre des épaisseurs de roc et d'obs-
curs écueils.


Je ne m'étonnais pas d'ailleurs que ce fût en Angleterre,
dans un hameau perdu de l'Essex, chez des gens hier inconnus de moi,
que je naissais , peut-être en partie enfin à ma vocation destination , mais sû-
rement en tout cas , à mon identité propre
que jamais plus je ne
remettrais en question.


C'est que tout , au fond, de l'événement de ce matin-là , me
paraissait d'une évidente et parfaite clarté. J'étais arrivée
la veille , par une sorte de miracle —mais il allait se reproduire
bien des fois dans ma vie —chez des gens qui d'instinct m'aimèrent.
Or là où je me suis sentie aimée et portée à aimer, je me suis
trouvée en sécurité. Et là où je me suis trouvée en sécurité,
j'ai retrouvé le courage. Seule[flèche] l'affection , , je le sais maintenant depuis
longtemps
, l'affection peut me porter à ce degré de confiance où
je ne crains plus la vie. Et alors j'ose m'élancer dans ce travail
sans fin, sans rivage, sans véritable but , au fond, qu'est l'écri-
ture. Appuyée comme je me sentais l'être ce matin -là par l'amour
gratuit du vieil homme et d'Esther, je sentais peut-être aussi de

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mon devoir de le leur rendre à ma manière. J'avais sept ou huit
pages d'écrites quand Esther entra avec le plateau du breakfast.


Elle me le déposa sur les genoux en repoussant un peu
les feuillets qui encombraient la couverture.


C'était un si énorme repas que je protestai sûre de ne pouvoir
jamais en venir à bout mais pour m'entendre aussitôt prêcher exacte-
ment comme rue Wie c kendon:
— Toute bonne journée commence par un substantiel
breakfast.


Alors, l'esprit détaché pour un instant du déroulement
de mon récit , pour revenir au sujet de ma vie, je mesurai le long
chemin que j'avais malgré tout parcouru depuis cette rue de malheur,
alors que si souvent je me reprochais de n'avoir en rien avancé. En
cours de route, je dus buter toutefois sur un souvenir qui réveil-
la en moi la lancinante douleur toujours prête à surgir , quoique
j'en pensai,
à la moindre évocation de Stephen
, car subitement les
downs, l'admirable paysage que je fixai s , tout disparut à mes yeuxX
pour me laisser me voir seule, sans soutien, démunie. Prompte à
interpréter les variations d'un visage humain comme celles du ciel,
qu'elle consultait sans cesse pour y établir des pronostics , Esther
me reprocha:
— Vous voilà repartie dans vos mauvais chemins. Tantôt
vous étiez tout bonheur comme une enfant dans ses jeux. Revenez-y.
Mais avant tout , goûtez ce beau kipper que j'ai été chercher exprès
pour vous ce matin chez le mareyeur à Walthamstow. Ensuite, s'il
le faut absolument, vous continuerez quelque temps encore vos
gribouillages. Mais n'oubliez pas: les belles journées que Dieu

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nous donne ne durent pas indéfiniment. Après-midi, si vous le
voulez, nous irons nous promener en forêt... ou sur les downs...
comme vous préférerez.

— Oui, sûrement , Esther. Mais j'ai le sentiment qu'il
me faut mériter mes joies. Et ce matin, en m'éveillant sous votre
toit, j'en ai éprouvé une des plus grandes de ma vie.


La vaisselle du lunch lavée et rangée, Father Perfect
à sa sieste, nous sommes parties, Esther et moi, du côté des
downs. A peine franchie s une clôture et une petite élévation, et
nous étions livrées
à une étendue qui semblait ne plus appartenir
qu'au vent et aux nuages. [ills.] D e s lointains bruits de ferme , l'a-
boiement d'un chien, le cri d'une poulie, un chant de coq, nous
parvenaient de temps à autre juste assez perceptibles pour nous
relier plaisamment au monde habité. Je ne pouvais revenir de ma
surprise de ce qu'un pays que l'on dit petit et surpeuplé , pût
offrir de si grands et beaux paysages , pour ainsi dire perdus sauf
pour la contemplation.


Les landes du nord étaient infiniment plus rudes,
m'apprit Esther. Plus rudes, plus envoûtantes aussi. Elle s'en
ennuyait toujours. Elle se rappelait y avoir marché pendant des
heures, l'âme curieusement heureuse et délivrée au sein de ces
farouches étendues grises, tristes... et cependant nobles, me
dit-elle.


Elle connaissait tout des downs et jusqu's à ses herbes
les plus modestes. A tout instant , elle se penchait, cueillait
à mon intention un brin d'herbe, une graminée, une toute petite

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fleur, m'en disait le nom et à quoi elle pouvait servir, comme
fourrage, comme remède ou simplement à composer un bouquet d'hiver
alors que manquent les fleurs fraîches pour égayer la maison.
Poussée à agir par ce que j'apprenais si facilement, je me déter-
minai dès cette après-midi -là à me faire enfin, pour la première fois
de ma vie, un herbier. Rien qu'avec ce que nous rapportions de
cette première promenade j'avais de quoi couvrir plusieurs pages.
Dès que je m'y serais mise Father Perfect n'allait plus cesser de
m'apporter jour après jour une abondante moisson: de l'ivraie,
[?] un exemplaire du Shepherd's Purse - qui devient si curieusement
en français de la M m onnaie - du - P p ape... de l'herbe à chat ... Le
vieillard allait prendre presque autant de goût que moi à voir
représentées dans mon livre d l es plantes les plus spécifiquement
anglaises
ou les plus rares. Hélas , mon bel herbier auquel je
travaillai avec tant de plaisir, soir après soir, sous la lampe
du parlor, aidée d'Esther qui me montrait comment sécher puis
coller les fleurs et les tiges, je devais l'égarer dans un de mes
nombreux déplacements. Je le regrette encore. Avec lui , me sem-
ble perdu le témoin d'un temps où je fus occupée le plus inno-
cemment du monde.


Nous sommes revenues par un sentier dans la forêt. Par
habitude d'économie, Esther, plutôt que des fleurs , ramassait main-
tenant, ça et là, des bouts de bois morts. Ils suffiraient , , dit-
elle , à faire bouillir l'eau du thé et même à réchauffer les pre-
mières soirées d'automne tout juste un peu fraîches. C'était
toujours ça de pris sur l'achat du charbon, très cher, et même
sur les bûches dont il fallait remplir le cabanon, à l'hiver.

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Et puis, sans grand effort de sa part, elle soulageait ainsi son
père qui se croyait obligé, revenant de la forêt, de se charger
de bois beaucoup plus qu'il n'aurait dû. Sujette comme je l'ai
toujours été à l'esprit d'émulation, je me mis de mon côté à
ramasser du bois tombé. J'en cherchai de plus en plus gros,
jusqu'à en venir à m'attaquer à des moitiés d'arbres que j'avais
peine à tirer et dans lesquelles je me prenais les pieds et m'em-
pêtrais. Nous sommes rentrées au village par sa partie haute,
moi chargée à l'égal de ces bourricots de misère que l'on ne dis-
tingue même plus sous leurs faix qui les débordent de tous côtés.
Nous nous sommes trouvées à passer devant le pastorage d'où sor-
tait justement la châtelaine qui salua Esther, à ce qu'il me
parut, d'un salut plutôt bref, puis attacha sur moi un regard
perplexe. J'ai souvent pensé que j'avais pu, ce jour-là, mettre
Esther dans l'embarras par mon excès de zèle qui pouvait donner
à croire que nous étions , à Century Cottage, réduits à l'extrême
pauvreté. Elle ne me dit pourtant absolument rien à ce sujet
pour ne pas gâter sans doute le grand plaisir que j'avais eu à
me croire utile. A l'avenir cependant, quand nous rentrerions
encore bien des fois chargées, à moins qu'il ne fît nuit noire,
nous reviendrions par les champs arrière et la petite barrière
donnant sous les pommiers. J'avais tout de même dû piquer à vif
la curiosité de la châtelaine qui nous envoya bientôt porter une
invitation à prendre le thé au manoir. Esther s'en montra plutôt
ennuyée.
— Je vais avoir à ressortir ma robe déjà démodée il y
a trois ans, que j'avais un peu rafistolée pour ma dernière invi-

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tation au manoir, alors, comme c'est curieux! que j'avais juste-
ment à la maison quelqu'un que milady ne parvenait pas à situer
comme appartenant à mon monde.


A peine de retour au cottage, pendant qu'Esther , mettait l'eau du thé à bouillir sur la
flamme de nos fagots, mettait l'eau du thé à bouillir ,
je courus
à ma chambre rattraper le fil de mon histoire. J'étais animée
par un feu inextinguible. Peu m'importait qu'il ne donn ait e pas
encore naissance
, malgré son ardeur, qu'à bien peu de chose.
Mais , je suppose que je ne savais pas alors que ce que j'écrivais
était peu de chose. J'écrivis plusieurs pages avant de prendre
conscience qu'Esther m'appelait en bas.


Je descendis prendre ma place au jardin. Le crépuscule
montait doucement comme une marée tranquille du fond du pâturage.
Bientôt s'allumeraient dans le lointain un peu brumeux les myria-
des de lumières de Londres. Mais en deça , j'avais appris à dis-
tinguer les groupes de feux de quelques petites villes plus près
de nous: Walthamstow où Esther allait souvent à bicyclette aux
emplettes, Waltham Cross et peut-être quelque peu Waltham Abbey
où j'irais avant longtemps visiter sa vieille petite église tra-
pue, l'une des plus rares en Angleterre.


C'est ce soir-là seulement que je m'avisai m'aperçus tout à coup
avoir oublié
, dans mon trop grand bien-être, oublié d'apprendre à Gladys
où j'étais et qu'il me vint enfin à l'esprit qu'elle pouvait être
mortellement inquiète à mon sujet, n'ayant pas eu de nouvelles de
moi depuis deux jours.


Je courus aussitôt à la cabine téléphonique qui se trou-
vait devant la poste, tout à côté de chez Esther.

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Peut-être Gladys avait-elle été réellement affolée par
ma disparition. Mais en apprenant que j'étais vivante et appa-
remment bien portante, elle piqua une colère épouvantable, ne me
laissant pas placer
un mot et m'abreuvant des plus cinglants reproches.


Quelle sorte de fille étais-je donc pour être partie
ainsi sans même laisser un mot derrière moi? Aurait-ce été vrai-
ment un trop grand effort que d'avertir au moins les voisins?
Elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit dernière. Geoffrey
avait été partout demander si on ne m'avait pas vue. Et à cette
heure où je daignais enfin téléphoner, ils étaient sur le point
de faire appel à la police.


J'aurais pu dire, à ma décharge, que Geoffrey, absorbé
par une réparation ou en course pour la journée, et elle-même terrée
à Hampton Court
sans donner signe de vie, avaient bien souvent
passé plusieurs jours sans même s'apercevoir si j'étais là ou non.
Mais je me sentais malgré tout assez coupable pour ne pas cher-
cher à me défendre. Je dis simplement que je regrettais vivement
d' avoir été pour elle
et Geoffrey une telle cause d'ennuis et d'in-
quiétude et que je serais bientôt à la maison pour y prendre mes
effets.


Le lendemain je partis tôt pour Wake Arms par un rac-
courci que m'avait enseigné Esther. Au bas de la pente du villa-
ge, je devais prendre le chemin à droite, à un carrefour peu é-
vident , et qu'il fallait faire très attention de ne pas manquer.
Je longerais le mur de pierre qui entourait le manoir. J'arrive-
rais à un immense champ labouré. Je devrais me tenir sur le côté
où il y avait une sorte de sentier battu à la longue par les gens

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qui connaissaient ce raccourci . . . Autrement j'enfoncerais à chaque
pas dans la terre grasse et ce serait épuisant. Avant d'atteindre
la route principale, il ne me resterait plus qu'un petit bout à
faire en forêt plutôt solitaire et je devrais le franchir en chan-
tant à tue-tête, car rien, selon Esther, n'éloignait mieux les
vilains que le chant montant en pleine solitude d'un coeur serein
ou qui cherche à le paraître. Je ne me rapelle pas si j'ai chan-
té en traversant ce bout de chemin sombre, à moins sinon quelquefois
peut-être , de bonheur , en revenant de Londres , à la pensée que je
rentrais à ce qui était alors pour moi mon véritable, mon seul
chez-moi dans le monde.


Gladys n'avait toujours pas décoléré. Pendant que je
ramassais mes affaires, elle me suivait pas à pas en me rabâchant
que j'avais perdu Bohdan par ma faute et sans doute aussi Stephen,
un jeune homme si attachant, que je perdrais sans doute ainsi tous
ceux qui avaient le malheur de m'aimer. J'étais une nature in-
grate, me disait-elle. Ainsi quelle gratitude lui avais-je mar-
quée à elle qui avait tout tant fait pour moi. !


Cependant, lorsque j'eus à peu près tout enfoui dans
mes deux valises, sauf mon béret que j'avais oublié d'y mettre et
que je posai sur ma tête, apparaissant ainsi aux yeux de Gladys à
peu près telle qu'elle m'avait vue pour la première fois, elle
changea totalement d'attitude. Une larme lui vint à l'oeil.


Qu'allais-je donc devenir, pauvre enfant! me demanda-t-
elle, et elle me proposa de rester, que tout serait oublié, que d'ail-
leurs elle était bien plus à blâmer que moi, m'ayant si souvent

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laissée à me débrouiller seule pendant qu'elle cherchait elle-même
la paix et l'oubli.


Je lui représentai que je n'avais pas les moyens de
payer à deux endroits à la fois. Elle me dit que je pouvais rester
quelque temps au moins pour rien. Je lui rétorquai que je ne pour-
rais jamais accepter pareil marché. Elle fut sur le point de se
retourner encore une fois contre moi, puis de nouveau se radoucit
et s'offrit à m'accompagner jusqu'à l'autobus pour m'aider au
moins à y charger mon bagage. J'eus tellement pour peur qu'elle aille
se mettre en tête de venir jusque chez Esther que je refusai net, ,
l'assurant que j'étais parfaitement capable de me débrouiller
seule. Alors elle vira encore complètement d'humeur.


Eh bien que j'aille au diable! Si j'étais venue seule
du Canada, si j'avais couru à l'aventure en forêt d'Epping, je
devais bien être capable en effet de me charger de mes deux vali-
ses.


Geoffrey vint cependant à ma rencontre à mi-chemin de
l'escalier pour les prendre et me les porter jusqu'au taxi qui
m'attendait. Quant à ma malle garde-robe , il la garderait dans
un coin de la boutique jusqu'à ce que je l'envoie chercher.
— Bye bye 's , me souhaita-t-il assez aimablement. Ne
prenez pas trop à coeur les violences de Gladys. Au fond elle
est comme le vent et change sans cesse de cap, mais elle est in-
capable de ressentiment.


Elle accourait en effet justement pour me prier d'é-
crire, de donner au moins mon adresse, de m'arrêter quand je re-
passerais par Lily Road, prendre une tasse de thé.

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Sans aucun regret, à ce que je crus alors, je quittai ce
quartier où je devais pourtant revenir tant de fois en pensée vers
des souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.


Cette course en taxi était pour moi la plus folle extra-
vagance, mais j'avais trop hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la correspondance avec le
premier Green Line en direction d'Epping Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je descendis du taxi tout juste pour voir filer au bo
bout du square mon cher petit autobus tout fringant de s'élancer
vers les verdoyants espaces. Je m'assis sur le même banc que
j'avais occupé le jour où j'avais pris ma course vers l'autobus en
marche. J'aurais pu pleurer de chagrin. Je n'étais pourtant re-
tardée que d'une heure mais cette heure avant la paix retrouvée me
paraissait devoir être l'éternité. A supposer que l'autobus que
je venais de voir disparaître eût été le dernier de la journée
à destination d'Epping Forest, je me demande parfois si je n'au-
rais pas été assez possédée pour me mettre en route à pied, comme
autrefois vers la ferme de mon oncle, dans la neige et sous la
pluie, à l'appel sur nous de l'endroit de ce monde où nous avons
connu ne serait-ce qu'un instant de tranquille bonheur.


Ce que je vis en tout premier lieu en descendant à Wake
Arms me poigna le coeur. Sous le ciel déployé, ses fins cheveux
blancs voltigeant au vent, Father Perfect m'attendait depuis des
heures sans doute, avec à ses côtés une grossière brouette que
j'imaginai faite jadis par lui-même, sur laquelle nous allions
charger mes affaires. Nous nous sommes aussitôt[flèche]

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mis en route, presque sans parler, le vieillard gardant son souf-
fle pour pousser la brouette en terrain raboteux. Il me dit seu-
lement qu'au moment de partir à ma rencontre il avait eu l'idée
de la prendre pour le cas où je rapporterais des choses de Londres.
Je m'offris de l'aider à la pousser mais il refusa d'un mouvement
de la tête.


Nous atteignîmes le vaste champ labouré. Le crépuscule
l'envahissait. Ce n'était plus en fait qu'un grand espace tout
empli d'une vague matière bleutée, fluide et si légère qu'elle
évoquait bien plus le monde en arrière d'au-delà du perceptible qu'une
parcelle de ferme mise en repos. Enfin le vieillard abaissa les
brancards. Il regarda longuement le champ inondé d'une telle
douceur qu'elle paraissait être l'enveloppe à demi transparente
du bonheur , malgré tout proche et accessible , si nous savions seu-
lement en trouver le chemin. Il me dit que la journée leur avait
paru longue à Esther et à lui, qu'ils s'étaient languis de moi,
qu'il y avait certains êtres auxquels on s'attachait ainsi très
vite et qu'on devait regretter cependant toute la vie peut-être,
si on avait le malheur de les perdre. Il reprit les brancards,
nous avons marché un bout encore et de nouveau le vieillard
s'arrêta pour se reposer et, cette fois, après avoir retrouvé
son souffle, il me confia sur un ton gai qu'Esther me gardait
au chaud, dans le four, ma part de shepherd's pie qu'elle avait
particulièrement bien réussi aujourd'hui.?


Nous avons atteint l'extrémité du champ et allions
attaquer le sentier qui longeait le domaine du châtelain. Tous
deux nous nous sommes arrêtés
pour jeter un dernier regard en arrière

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de nous sur cet espace étrange à présent à moitié dissous maintenant dans la
nuit
qui approchait. Ce champ, je l'ai vu aux toutes premières
clartés du jour quand je partais tôt pour Londres, je l'ai sou-
vent vu presque à la nuit ou encore sous le plein soleil. Je
pense bien maintenant que ce devait être un champ tout à fait
ordinaire. J'en ai certainement vu ailleurs de plus grands et
de plus admirables. D'où vient qu'aucun autre ne m'ait pareil-
lement émue et que j'en porte toujours le souvenir en moi comme
un des dons précieux et rares de la vie? C'est peut-être parce
que, en qu' en y arrivant
, sans que je puisse en connaître la raison, ?
je me sentais instantanément [illis.] aussitôt allégée , purifiée.


[illis.] Nous avons débouché de l'ombre épaisse des arbres pour
nous trouver dans la faible lumière que projetaient les deux ré-
verbères d'Upshire... ou étaient-ils trois? Du pub, assez loin
encore, nous parvinrent, réunies en une sorte de grondement, des
voix d'hommes. Ils y étaient pourtant rarement plus de douze à
quinze, venus des fermes d'alentour
, les soirs de semaine, mais vite
échauffés par la bière, ils qui parlaient très haut et , on aurait pu [illis.] apparemment
penser, tous ensemble.


Faisant écho à ce rude concert, s'élevait de la petite
? église entre les ifs effilés alignés , la veille du dimanche ou des jours
de fête, la chorale répétant, strohe après strophe, des hymnes
tout pleins du plus délicat amour pour Dieu et ses créatures.


Des voix éméchées et des voix angéliques, voilà vrai-
ment les seuls bruits que j'aie jamais entendus à Upshire, passé?
huit ou neuf heures du soir.

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A la barrière nous attendait Esther, Guinevere se frot-
tant à ses jambes.
— Elle vous a cherchée toute la journée, m'apprit
Esther. J'ai dû lui parler un peu fort. Elle n'arrêtait pas de
me demander la porte d'en avant pour guetter votre retour.


Nous avons pris place à la grande table de la salle à
manger doucement éclairée par la lampe à abat-jour écru. Sur le
dressoir brillait le meilleur service de table tout disposé pour
le repas. Pour fêter mon retour Father Perfect, quoique épuisé,
remettait à plus tard , ce soir , de se retirer , tenant à prendre
avec nous le souper.


Au bout de la table, il ajusta ses lunettes, ouvrit la
Bible, en lut un passage, puis, les yeux fermés et joignant les
mains, il dit simplement:
— We thank Thee , O Lord , to have brought back to us ,
safe and sound , our Gabrielle.


Désormais je n'en pourrais plus douter. : J j 'étais chérie
de ces êtres comme moi-même les chérissais. Mais en vertu de
quoi et comment avais-je pu mériter le don si entier de leur con-
fiance?


Le lendemain je repris aussitôt le rythme de la journée
tel que je m'y étais engagée avant mon voyage à Londres. Je me
levais tôt, m'aspergeais le visage de quelques gouttes d'eau
froide puisée de dans mon broc , courais à la fenêtre admirer les downs,X
tout en me démêlant les cheveux. Revenue dans mon lit, adossée
à mes oreillers empilés, je me jetais avec frénésie dans mon

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écriture. Je tapais sur ma petite machine à écrire rapportée de
Londres, une légère portative , posée sur mes genoux.


Mes phrases peu exigeantes, plus piquantes que profon-
des, ne me donnaient pas grand mal. Elles venaient à moi bien
plus que je n'avais à aller les chercher. Si l'une d'elles ,
parfois se faisait un peu attendre, je levais machinalement les
yeux sur les downs et en recevais , il me semble , de l'encouragement,X
même si dans mon état d'absorption je les voyais pourtant à peine .
Il en fut d'ailleurs toujours ainsi dans ma vie. J'ai toujours
eu besoin, pour travailler, de faire face à une fenêtre et que
cette fenêtre donne sur un aperçu de ciel et d'espace — j'allais
dire: d'espérance. Appliquée à ma tâche, je ne vois plus le
paysage. N'importe! Il suffit que je le sache là pour me sen-
tir réconfortée, emportée, soustraite peut-être à la condition
de servitude qui est le lot de tout être, mais encore plus sans
doute, quoi)(qu'on en pense, de l'écrivain, interprète des songes
des hommes, mais il qui n'y a pas accès de à son gré et reste souvent ,
à la porte, à attendre , en comme un pauvre.


Quand Esther surgissait avec le plateau du breakfast, j'avais souvent déjà une dizaine de pages d'écrites, répandues
autour de moi sur le lit.


Elle me grondait, disant que ce n'était pas sain de
travailler ainsi sur un estomac vide.


Je lui reprochais à mon tour de se fatiguer à me monter
le breakfast et lui annonçais que dès le lendemain je descendrais
déjeuner avec elle au coin de la table.


Elle me l'interdisait sous prétexte que, le matin, elle

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aimait bien avoir à elle seule la maison toujours un peu en désor-
dre pour ranger à son aise et commencer sans hâte les préparatifs
du lunch.


Disait-elle vrai? A la lumière claire du matin, si je
prenais vraiment le temps de sonder son visage, Esther m'apparais-
sait plus âgée que la veille, à la lueur douce du crépuscule, et
même parfois l'air très fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire repoussée plus loin, elle
ne s'attardait pas comme les premiers matins à causer assez lon-
guement, voyant bien que j'étais davantage "dans vos histoires,
m'avait-elle dit, que dans le vif de la vie".


Je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose, Esther!
— La même chose! Dans certains livres très rares,
presque, oui! Mais, en dépit de ce que j'ai beaucoup reçu des livres,
il me faut convenir que peu m'ont parlé comme me parle la vie elle-même.


Sa perspicacité me jetait dans le désarroi et la confu-
sion, tellement je ressentais qu'elle disait vrai. En étais-je
donc encore à perdre mon temps? A courir après des illusions?
Ragaillardie par trois ou quatre tasses de thé bues d'affilée,
je reprenais malgré tout confiance dans mes inventions qui n'a va -
vaient d'autre mérite, si c'en est un, que d'être enlevées.


Après avoir terminé la longue nouvelle que j'avais com-
mencée presque dès mon arrivée chez Esther, j'en mis une autre en
marche. Il me semblait qu'il n'y avait pas de fin à ce qui se
présentait à mon esprit et que j'allais continuer à vivre dans
cette griserie. J'attaquai une série de courts articles sur le

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Canada dont le sujet m'était venu en répondant à des questions
d'Esther sur la vie là-bas, comment elle se déroulait, comment
était l'hiver, l'été, la population ? ... A peine en eus-je terminé
trois, écrits du même souffle, qu'en un coup de tête je les
adressai au directeur d'un hebdomadaire parisien que je connais-
sais seulement pour en avoir acheté un exemplaire à Londres, à
l'occasion, et je courus aussitôt les jeter à la poste par peur
de changer d'idée si je j'attendais seulement une heure.



Parfois, je frémis encore de mon audace de ce temps-là.
N'ayant personne pour me guider, me corriger, me relisant d'ail-
leurs à peine moi-même, mes textes devaient avoir à peu près
l'allure de ce que je considère aujourd'hui comme un premier jet
et n'oserais montrer à personne. Peut-être, après tout, faut-il
aborder dans une certaine inconscience le rigoureux chemin où
je m'engageais sans presque m'en apercevoir... Car , autrement,
qui prendrait cette route sans fin?


Après le lunch, toujours copieux, que j'avalais avec
peine, car j'étais encore tendue par l'effort de quatre ou cinq
heures de travail, Esther m'envoyait me reposer pendant qu'elle
ferait la vaisselle, refusant encore une fois mon aide, sous
prétexte, cette fois-ci, qu'elle aimait bien profiter de cette
tâche qui laissait l'esprit libre pour revoir dans sa tête des
bouts d'hymnes inscrits à l'office du dimanche suivant, ou encore
élaborer le menu de la prochaine journée. Ensuite elle montait
s'allonger elle-même dans la chambre voisine de la mienne. En-
viron trois quarts d'heure plus tard, elle donnait un faible coup

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de jointure dans ma porte en demandant à vois basse au cas où
j'aurais dormi: "Ready?"... et nous partions pour des prome-
nades des plus heureuses. Dans la vie d'Esther toute de prière,
de sérieux et de dévouement, elles devinrent, je pense, une sor-
te de récompense, et à moi aussi elle s apparaissent de même au-
jourd'hui.


Nous prenions le plus souvent par le côté des downs
comme la première fois , mais pour aller beaucoup plus loin, si
loin parfois que nous sommes revenues très en retard pour le thé,
trouvant , à la barrière Father Perfect inquiet et affamé.
— Pardonne-nous, dear Father, disait Esther, mais tu
dois te rappeler le temps où la promenade t'entraînait plus loin
que tu ne voulais.


Nous sommes allées jusqu'à une des fermes que je n'avais
situées dans la distance et l'atmosphère vaporeuse qu'aux aboie-
ments d'un chien. Nous y avons pris du beurre doux et de la
cr è me fraîche. Mais je pense encore que l'idée première d'Esther
en m'emmenant là était de me faire admirer un aperçu de pays par-
ticulièrement gracieux. Il surgit à nos yeux du bout d'une large
ondulation. En bas, une vieille maison au toit d'ardoises bleutées
était blottie presque dans les bras d'arbres géants, auprès d'un
ruisseau vif où tournait une roue amenant l'eau à un moulin mous-
su. Assis dans l'eau, un jeune enfant joufflu, à moitié nu, jouait
avec le chien aboyeur.


Je vis enfin la lande de bruyère rousse dont m'avait
parlé le chauffeur, bien connue d'ailleurs d'Esther qui ne manquait
pas d'aller au moins une fois l'an l'admirer, lorsque elle était à son plus

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beau, mais elle se trouvait beaucoup plus loin que je n'avais
pensé, à près de quatre milles de la maison, et cette fois nous
sommes rentrées presqu'à la nuit.


Certains jours Esther était retenue à la maison pour
surveiller son incomparable pudding au suif si long à faire cuire ,
ou pour écrire de ces "rambling", interminables lettres, telles
qu'elle en écrivait à sa vieille tante Malvern, à une amie
qu'elle s'était faite, trente ans plus tôt, au cours d'un voyage
en Ecosse, à un missionnaire quelque part en Zombie, telle s qu'elle
m'en écrirait plus tard à moi-même un grand nombre, toutes, dans
mon cas, puisqu'elles viendraient par poste aérienne, composées
de quatre feuillets minces couverts des deux côtés et de bord en
bord d'une fine écriture serrée presque impossible à déchiffrer.
Ce qui devait le mieux m'y aider, c'est que j'avais découvert que
chaque paragraphe, et toujours dans le même ordre, traitait d'un
sujet particulier, à commencer par celui du temps qu'il faisait
à Upshire. Et c'est vraiment inimaginable tout ce qu'elle trou-
vait à me en en dire
, surtout du vent qu'elle disait parfois "soft and
balmy, a [s][illis.][v][illis.][rt] sweet breath laden with the scent of the hay fields..."
ou souvent, à l'automne, "a nasty, vindictive soul shri[e] e king
across the land..." Dans cette vie où on aurait pu croire qu'il
ne se passait rien, elle avait mille nouvelles à donner, par ex-
emple , de chacune pour ainsi dire de ses fleurs : "La grande dau-
phinelle bleu clair devant la porte montait jusqu'à rejoindre le
heurtoir; un seul pied de [C] c anterbury [bals] bells avait donné dix-huit
campanules." Des oiseaux aussi dont elle connaissait le chant à de chacu[n,]
tous, le s transcrivant en syllab l es qui l' l[e]s l' imitaient bien
. Et

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presque chaque lettre il y avait des nouvelles du " prunier
damson " qui décidément se faisait très vieux. Il n'avait presque
rien donné cette année. Mais ni elle ni Father Perfect ne pou-
vaient se décider à le remplacer par un jeune arbre, en souvenir
des milliers de petits pots de confitures qu'ils en avaient tirés
et dont il s'en trouvait encore dans la réserve. Une parabole
dans l'Evangile, rappelait-elle à ce propos, lui avait toujours
paru incompatible avec la bonté du Seigneur, celle du figuier
stérile abattu alors qu'il avait fait son possible tout de même,
quelle injustice! A la toute fin de sa lettre, Esther en venait
à aborder justement le a question de Dieu et de ses mystérieux
dessins sur nous et le monde. Mais , comme elle en était mainte-
nant au bout de son dernier feuillet, elle enroulait sa phrase
finale autour du texte presque sans marge, en une mince ligne se
rétrécissant, sa se faufilant, se tortillant dans les interstices
pour aboutir tout en haut, par-dessus d'autres mots déjà tracés,
parmi lesquels je finissais par repérer, à la longue loupe , la signatu-
re d'Esther. Ce qu'elle pensait toutefois de Dieu , dans ses let-
tres , tout au moins, je ne suis jamais parvenue vraiment à le
déchiffrer. Je suis restée avec le curieux sentiment , qu'en dépit
de sa foi, elle-même, quand elle en venait à vouloir y faire de la
clarté, elle se découvrait confuse
et empêtrée.


A travers les champs d'en arrière qui jouxaient le pe-
tit
verger
où nous prenions le thé, Esther m'avait enseigné un
autre raccourci par lequel gagner une route vicinale où passait,
une fois l'heure, un autobus desservant les petites villes avoi-

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sinantes. J'allai ainsi de moi-même à Walthamstow, puis à
Waltham Cross où je découvris, sous son toit à fine colonnade,
une réplique exacte de la croix de Charing Cross , et , du reste,
des neuf autres élevées par Edouard I , à la mémoire d'Eleanor de
Castille, "sa chère Reine" dont il ramena la dépouille à travers
l'Angleterre, commémorant d'une de ces croix la chaque halte du cortège
funèbre, pour la nuit; à Lincoln, Granthan, Stamford, Diddington,
Northampton, Stoney, Shatford, Dunstable, St-Albans, Waltham,
Tottenham et enfin Charing Cross, le mot Charing étant, selon
une interprétation que j'avais entendue à Londres, une déforma-
tion de "Chère Reine".


Seule aussi, je me ra e ndis à Waltam Abbey. La vieille,
vieille église était déserte quand j'y entrai. Je m'y assis et
demeurai des heures, sous les voûtes basses, dans un apaisement
comme je n'en ai pas ressenti , même pas dans les douces vieilles la pénombre séculaire des
églises nefs nefs romanes [illis.] en Provence
. Ici, quelque chose de plus âgé en-
core, de plus fruste aussi et de plus naïf , à la recherche de Dieu ,
m'étreignait le coeur, mais sans lui faire de mal, le le rassurant au contraire. re.
contraire.
Finalement je courus à Beechwood contempler les su-
perbes hêtres sur lesquels Tennyson avait peut-être un jour levé
un regard rêveur.


Ainsi passait le temps , si bien rempli et si heureux que
je ne le voyais pas passer.


Dès mon retour de Londres, j'avais conclu avec Esther
une sorte d'entente au sujet du prix de ma pension. Je lui avais
dit combien que
j'étais presque au bout de mon argent, et que je ne
pouvais guère lui offrir plus d'une livre et quelque schillings

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par semaine. Pouvait-elle me garder pour ce prix ridicule? Si
jamais plus tard cela m'était possible, m'étais-je engagée, bien
loin de croire que cette promesse j'allais pouvoir la tenir, je
doublerai s et triplerai s cette somme
.
— Bien sûr, m'avait dit Esther. Une guinée suffi sai t
amplement
pour la nourriture et l'éclairage dont vous n'abusez
pas. Et même si vous n'aviez rien à offrir, vous pourriez rester
et nous nous tirerions d'affaire. Après tout, Père pourrait
prendre des lièvres au collet. Il aurait des oeufs en échange
des champignons de la forêt. Et là où l'on peut se en nourrir deux,
on peut toujours se en nourrir trois.


Et le temps continuait à s'écouler dans une telle dou-
ceur que je me surprenais à penser que je ne pouvais pas être
dans la vraie vie courante
, mais dans quelque représentation rêveuse des
choses
telles que je les avais inconsciemment souhaitées. Parfois me
[illis.] transperçait encore , pourtant, me pénétrait violemment [illis.] le souvenir des jours
heureux
et des jours torturants que j'avais connus avec Stephen.
Celui des jours heureux qui me faisait peut-être le plus mal.
Ainsi donc, me disais-je , avec une certaine naïveté, le bonheur
prépare sa place au malheur. Or cette peine que j'avais jugé un
instant si grande, elle m'était enlevée parce que je retrouvais
en moi l'élan, le plaisir de raconter. Ou parce que me frappait
tout à coup, , en plein coeur, la splendeur des downs telle que jeX
ne l'avais pas bien vue un instant seulement auparavant.


Je ne devais pas avoir tout à fait rompu avec mes études
d'arts dramatique, tout au moins avec mes cours chez madame Gachet,
car je crois me rappeler que je me rendais à Londres environ une

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fois par semaine et , qu'au retour , j'allais clamer en forêt des
vers de Racine et des tirades de Molière. Au lieu de tombes,
lorsque je m'arrêtais enfin et jetais les yeux sur ce qui m'en-
tourait, c'était d'immenses arbres noueux que mon regard ren-
contrait, tout étonné de ce qui semblait , de leur part, un sévère
jugement de mon comportement.


Un jour, de sa maison , voisine de Century Cottage,
Mrs Stone, la postière, me cria: "A letter from Canada for you
dearie Et elle vint me la tendre par-dessus la palissade qui
séparait les deux propriétés.


Elle était de ma mère. Aussitôt en reconnaissant son
écriture, je me mis à trembler. Je tremblais à la réception de
chacune de ses lettres, non parce que je craignais d'y lire des
reproches ou des plaintes — elle ne m'en adressa jamais — mais
parce que la seule vue de son écriture suffisait à ouvrir en moi
un passage au souvenir de la douleur dont j'étais l'aboutissement
et de laquelle dont il me semblait que je n'avais pas le droit de m'en me
tirer
moi seulement. Ainsi je m'y sentais condamnée comme à un
devoir.


J'ouvris en toute hâte sa lettre. Cette fois, maman
n'arrivait pas à me cacher tout à fait l'anxiété que je lui cau-
sais. Qu'étais-je donc allée chercher dans ce petit village de
rien du tout? me demandait-elle. Etais-je découragée? Ou tout
à fait au bout de mon argent? Ah, si seulement elle en avait un
peu à m'envoyer. ! .. .


Sa lettre lue et relue, je levai les yeux dans le vague
et, tout à coup, par une sorte de miracle , j'imagine, comme il s'en

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accomplit malgré tout plus souvent qu'on ne pense dans le quoti-
dien, je vis véritablement ma mère , à l'autre bout du monde, [illis.] ma mère
assise
à une table de bois, la bouteille d'encre à sa portée,
ses lunettes tombées sur le nez, qui m'écrivait, et son visage
marquai n t la souffrance de ne pouvoir m'aider et le désir infini
de ne pas au moins m'accabler. Alors la honte d'avoir pu être
heureuse alors qu'elle était si triste , m'accabla. Je m'en allai
à pas lents, entre les grands arbres qui hier m'avaient hier vue ges-
ticuler pour , cette fois, pleurer en silence . au milieu de leurs
fûts sombres.


Que je mettais donc de temps à me faire à ma nature —
ou était-ce à la vie elle-même? — un jour , chant et délivrance,
le lendemain , tourment et détresse!


Peu de temps après, la postière me cria par-dessus la
palissade:
— Another lettrer for you, dearie! This time from
Paris. My, but you are popular!


Cette lettre-là contenait de quoi me faire sauter:
un chèque et trois lignes qui m'électrisèrent. Le premier de mes
articles était accepté — pour une publication prochaine — et les
deux autres allaient
également l'être sous peu. Je crus que j'al-
lais mourir d'émotion. Je ne pense pas m'être jamais ensuite au-
tant senti écrivain
connu et reconnu que ce jour-là dans la cou-
rette aux pissenlits. Je courus agiter le chèque sous les yeux
d'Esther, et je pense avoir été vexée qu'elle ne se montrât pas
aussi folle que moi d'excitation. La somme n'était pas bien gran-
de, faisant environ cinq dollars
. Mais jamais aucune de celles

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que je recevrais plus tard ne m'apparaîtraît aussi fabuleuse et
surtout n'arriverait aussi à point. Faute d'êtres humains autour
de moi pour apprécier l'étendue de ma gloire, je m'en fus dans
la forêt tourner, chantonner, essayer peut-être une cabriole en-
tre les arbres austères. Je pense bien avoir une fois pour toutes
compris ce jour-là que, de tout ce qui peut nous arriver, le tri-
omphe est le plus difficile à endurer quand on est seul. Privé
de témoins, il s'écrase presq ue aussitôt se dégonfle sans tarder. .


C'est vers ce temps heureux , si je me souviens bien,
que
commença pourtant à pénétrer dans Century Cottage, si bien
à l'abri du monde, la menace d'une deuxième Guerre Mondiale.


Un soir, Father Perfect rentra de sa tournée en forêt,
la mine grave. Il avait parlé avec le garde-chasse et avec le
seigneur, également croisé en route. Tous deux étaient du même
avis: la guerre semblait imminente. De jour en jour croissaient
les demandes d'Hitler et les alliés n'allaient plus longtemps y
souscrire. l ongtemps.


Avant le thé, ce soir-là, au fond du petit jardin
qui qu' embaumai en t très fort le thym et le romarin , Father Perfect,
la voix brisée, implora le Seigneur d'éloigner des hommes c l l e fléau
du monde, de la guerre
, qui lui avait pris , à lui, dear Lord , our
John, my only son, gone away from us so soon. ! .. . so soon. ! .. . Alors ,
s'éleva , tout proche, peut-être du vieux damson, s'éleva un chant d'oiseau

si pur, si délicat, qu'il ne pouvait qu'ajouter à la peine d'un
coeur broyé. Cherchant à se cacher , de la main , le visage , Esther
pleura, en silence , par cette tendre soirée d'été.

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Mais, le lendemain, le soleil se leva pour éclairer une
journée d'une beauté radieuse. Tout ruisselait de lumière, les
ifs taillés auprès de l'église, les herbes des premières pentes
de la plaine ondulante, la ligne frémissante des peupliers aux
abords du vieux petit château. Nous ne croyions déjà plus la
guerre possible.
— In such a beautiful world, it cannot be, décréta
Esther. God will not have it.


En tout cas, nous deux allions profiter de cette jour-
née sans pareille pour courir enfin, apportant nos sandwiches,
car c'était loin, jusqu'à Copped Hall dont les jardins — entre-
tenus depuis des siècles , longtemps après qu'eut disparu, au
milieu d'eux, le château d'Henri VIII — devaient être à leur
plus magnifique.


C'était de ce fameux Copped Hall, m'apprit Esther comme
nous y trottions que, selon une légende, l'affreux homme aurait
impatiemment attendu l'arrivée du messager venu à toute bride
l'assurer que la pauvre Anne — Dieu aie son âme! — avait bel
et bien eu la tête tranchée. Et maintenant, comme nous l' avons
pu le reconnaître
avec une certaine stupeur, dans ce lieu depuis
lors inhabité sauf du souvenir sanglant, fleurissaient les plus
belles roses peut-être du Royaume.


Ainsi donc, malgré les rumeurs de guerre s'amplifiant
de jour en jour, malgré de lancinants souvenirs qui me venaient
parfois, rien n'était parvenu à rompre l'enchantement dans le-
quel je vivais depuis plusieurs semaines, comme si toute la terre
s'était arrêtée de souffrir à quelque distance de moi, lorsque,

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de ma fenêtre, un matin, proche déjà sur la route, je vis venir
Stephen.

Image XIII


Il avait dû, tout comme moi la première fois , prendre ,
à partir de Wake Arms , la longue route en forêt qui passait par
chez Felicity, car il paraissait las et souffrir de alourdi par la chaleur
qui, à l'approche de midi, se faisait accablante. En plus, De surcroît rcroît , lui ,
qui détestait porter des paquets , en était encombré jusqu'au cou, . qui
manifestement à mon intention. Ils semblaient semblaient m' ' être e destinés inés .
Parmi ces boîtes et sacs prove-
nant apparemment de confiseries et pâtisseries, il tenait mala-
droitement une petite gerbe de fleurs à moitié écrasée par ses
autres paquets.


Egalement t T out comme moi quand j'étais arrivée à
Upshire pour la première fois, il cherchait des yeux, au-dessus
de la porte des cottages, leur nom , seul à les identifier.


Il arriva à notre barrière, y posa ses bras pleins de
paquets pour reprendre haleine. Il avait eu auparavant comme
un souvenir sourire sourire
ou plutôt un éclat des yeux à l'endroit du petit
jardin ex h ubérant. Maintenant il paraissait parti au loin dans
ses pensées.


D'où je me tenais, j'avais directement sous les yeux
son visage, alors que lui ne se savait pas observé. Et comme
il arrive presque toujours en pareil cas, je voyais ce que je
n'aurais jamais pu voir autrement. Il me sembla même un moment
que ce n'était pas le visage de Stephen que je tenais ainsi sous
mon regard tellement il me livrait d'expressions que je ne lui

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connaissais pas. J'y vis naître de la tristesse, peut-être à la
pensée qu'il m'avait perdue, peut-être pour une tout autre raison,
comment savoir! ? J'y vis de l'irrésolution , chez lui que j'avais
toujours connu si volontaire, et même peut-être une sorte d'amer
et poignant regret. J'aurais voulu l'avertir que je le voyais à
nu et ne pouvait s plus le supporter , et mais je n'y parvenait s pas à cause
même du saisissement que j'éprouvais à le voir en quelque sorte
livré à moi. Il me paraissait amaigri, presque épuisé, lui toujours si
étincelant toujours de vitalité
. Mais ce qui me causa encore
plus d'étonnement, ce fut de découvrir ce qu'était devenu mon
propre sentiment à son égard. En ce moment où je l'épiais , pour
ainsi dire, de la fenêtre, il n'y avait plus guère en moi de
cette atirance pathétique qui nous avait fait lans nous lancer , à
travers le salon de Lady Frances, des appels d'êtres traqués.
Mais il n'existait plus trace non plus du si dur ressentiment
que j'avais eu envers lui. Il me parut que ce que j'éprouvais
à présent pour lui, c'était de la compassion, du regret qu'il
eût souffert à cause de moi, une toute nouvelle indulgence, le
commencement enfin peut-être de la tendresse
. Dans mon all é ge-
ment de trouver en moi ce sentiment meilleur, j'avançai la tête
hors de la fenêtre et le saluai joyeusement:
— Stephen! H[o] a llo, there!


- Il leva le visage. Un rayonnement si magnifique
en émana qu'il devint aussi beau à mes yeux que les downs sur
lesquels il s'inscrivait. se détachait.


Je descendis à la course l'enserrer dans mes bras, lui
et ses paquets mal ficelés. Nos premiers baisers furent doux et

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reconnaissants. Il n'en revenait pas du de bonheur que je l'accueil-
le si bien tout de suite , et moi de même qu'il fusse fût si heureux de
me retrouver.


Je le débarrassai d'une partie de ses paquets et l'en-
traîna i par la main , à travers la maison, à la recherche d'Esther.
Nous l'avons dénichée, qui lavait des légumes , dans le petit ré-
duit à l'arrière de la cuisine, qu'elle appelait the scullery,
destiné aux travaux ménagers qui eussent trop sali ailleurs. Je
lui avais dit un jour: "A quoi bon? Il faudra bien le nettoyer
lui aussi..." Et elle avait répondu: " I saw How right! It's most
annoying h[a] o w often you are right!"


Stephen lui plut aussitôt. Je le vis à la tendresse
de son sourire, au pétillement de ses yeux gris vert. Et lui,
je pense bien, aima , dès ce jour et presqu'à l'adoration , la
douce vieille fille qui lui rappelait, m'avoua-t-il, une de ses
chères grand-tantes d'Ukraine dont il avait un petit portrait ne qui ne
le quittant quittait jamais.


Au bout d'un moment, elle pourtant toujours si naturel-
le, se dit intimidée de se montrer à la visite en tablier de mé-
nage, et nous envoya tous deux au jardin, pour lui donner le
temps, dit-elle, d'en finir avec ses légumes et de se nettoyer
un peu elle-même. "Mais revenez pour le lunch, rappela-t-elle,
dans une heure, une heure et demie au plus tard."


En si peu de temps, elle s'était passé une robe fraîche,
avait refait ses bandeaux légers, fleuri la table avec soin, y
apportant comme nous entrions un odorant gigot d'agneau à la menthe
comme je n'en ai mangé que chez elle.

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Le lunch fut enjoué. Father Perfect vint serrer la main
de Stephen avec la même spontanéité bienveillante qu'il avait eue
pour m'accueillir. Il lui demanda des nouvelles du monde, du
pays, de Londres, avec déférence, comme à quelqu'un de bien au
courant et qui avait sûrement des vues intelligentes sur ce su-
jets. Innocemment, lui et Esther se réjouissaient de me décou-
vrir moins seule au monde que j'avais pu leur paraître, et leurs
yeux ne cessaient de se porter de moi à Stephen, de Stephen à
moi , comme pour essayer de me faire comprendre qu'ils approuvaient
mon choix. Sans doute il était facile à Stephen, enjôleur, char-
meur comme il savait se montrer, de conquérir ces deux êtres.
Cependant, ce jour-là, une affection vraie , plus que le talent je pense,
lui inspira , je pense, comment plaire
dans cette maison.


A la fin du repas, passant devant le vieil harmonium
au fond de la salle, il en effleura d l es touches , puis s'assit sur
le banc et, actionnant des pieds les pédales au feutre usé, il se
prit à exécuter à la lecture l'hymne qu'il avait sous les yeux
dans le livre ouvert sur le porte-musique. Je connaissais bien
ce chant na ï f. L'avant-midi, les cheveux enveloppés d'une ser-
viette pour les protéger de la poussière, Esther, tout en se li-
vrant à son dusting, le chantonnait et allait à tout instant à
l'harmonium retrouver le ton, car elle le perdait facilement.
J'entendais bien tout cela de ma chambre. Or voici que de sa
place à table, elle souriait et bientôt joignit sa voix, comme
sans s'en apercevoir, à celle de Stephen. Father Perfect avait
fermé les yeux pour mieux apprécier cet intant qui devait lui
paraître ineffable. Et moi, je croyais rêver en entendant ces

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deux voix, l'une de piété et de ferveur, l'autre sincère peut-être pour
l'instant sincère , chanter ensemble:


The cows... i - i - n ... the meadows ... en italiq[ue]


The sheeps... i - i - n ... the pasture ...


God is ... i - i - n ... his heaven ...


All's right w - i - th... the world ...


Brusquement Stephen cessa le chant pieux. Ses mains
semblèrent aller à la recherche d'un air qui lui était venu à la
mémoire. Soudain, dans cette pièce chaude et simple, jaillit le
splendide et lugubre Chant du Destin. Un frisson me glaça les
épaules. J'eus le pressentiment de malheurs à venir, immenses,
insondables, sans visage à quoi j'eusse pu les reconnaître. Mon
trouble passa. Stephen avait entamé un autre air, celui- ci vif
et plaisant malgré la solennité de l'instrument , et c'était drôle
d'entendre l'harmonium possessif poussif rendre des sons presque entraî-
nants. Guinevere affolée par tous ces bruits avait couru se tapir
sous une vieille armoire. Et Father Perfect avait cette fois aux
yeux des larmes de rire. Stephen passa les jambes d'un preste
mouvement par-dessus le banc et tourna vers nous un visage souriant.
— Par un si bel après-midi, vous deux devriez mainte-
nant vous hâter d'aller vous promener dans la forêt, proposa Esther.


Les yeux de Stephen me lancèrent leur éclat de feu.
Je baissai le visage, tellement il me semblait imposs a ible que
leur expression eût ait pu échapper à Esther. Mais son bon coeur pre-
nant le dessus, Stephen s'offrit à laver d'abord toute la vaissel-
le pendant qu'Esther et moi irions au jardin.
— Ce serait bien le comble, dit-elle, que vous soyez

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venu de Londres pour passer le plus beau de la journée à récurer
des casseroles. Allez chercher plutôt la fraîcheur des arbres.


Moi, j'avais ma petite idée en tête et pensai que le
moment était venu de monter à Stephen ma première nouvelle ter-
minée et surtout le chèque reçu de Paris.


Quand je le lui eu s mis sous les yeux il manifesta une
exaltation presque plus grande que n'avait été la mienne . Ce
chèque, me dit-il, était à conserver à jamais, , qui [il] il marquait mon
entrée dans la vie littéraire. Il se chargeait, si je le vou-
lais, de le faire encadrer.
— Es-tu fou! Moi qui ai besoin de cet argent pour
mille choses. Et d'abord pour des chaussures si je ne dois pas
bientôt aller pieds nus.


Il se calma un peu, encore attristé tout de même à la
pensée que ce chèque mémorable allait finir banalement comme
tous les autres en argent qui lui aussi disparaîtrait sans lais-
ser de trace.


Je tirai alors mon manuscrit de sous mon bras en lui
disant que j'avais mieux à lui monter, et tel était mon avide
besoin
de recueillir enfin une opinion sur mon travail que j'en
tremblais, je pense bien, d'effroi et d'espoir.


Stephen me prit le manuscrit des mains, en parcourut
quelques lignes, et se montra aussitôt plus enthousiaste encore
qu'il ne l'avait été à la vue du chèque.


Esther nous offrit de nous installer dans le parlor
où nous serions au frais pour travailler, le soleil ayant tour-
né maintenant à l'arrière de la maison. Nous sommes entrés un

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peu contraints dans cette pièce pour ainsi dire religieusement
gardée. Mais il y faisait bon en effet, le petit salon, la sa fe-
nêtre
grande ouverte, se trouvant de plein pied avec le jardin
parfumé d'en avant. Nous avons débarrassé une table de ses
photos et reliques et nous y sommes installés, nos chaises côte
à côte, pour lire ensemble mon manuscrit.


D'abord Stephen chercha à m'embrasser entre chaque
phrase, puis , bientôt pris par l'histoire, il m'oublia en faveur
de ce que j'avais accompli, et j'en fus rendue heureuse comme
jamais encore je ne l'avais été par lui.


Il lisait à voix haute, crayon en main, corrigeant en
passant les fautes de frappe et, bientôt, avec ma permission,
mes fautes de grammaire ou d'inadvertance. Je savais qu'il
connaissait admirablement le français, comme d'ailleurs plusieurs
langues, mais pas au point de pouvoir relever dès une première
lecture toutes sortes de petites fautes et jusqu'à des expres-
sions maladroites pour lesquelles il proposait un substitut si
bien en accord avec mon texte que j'en étais contente comme si
je l'avais moi-même trouvé.


Il en vint à me faire remarquer que j'employais vrai-
ment beaucoup trop d'adjectifs. Le substantif, selon lui, étant
le terme fort de la phrase, il pouvait se dispenser, lorsqu'il
était adéquat , de tout qualificatif. J'étais loin de penser en
ce moment que c'est en rédigeant ses tracts de style rude et per-
cutant qu'il avait acquis une manière d'écrire tout à l'opposé
de la mienne. Mais je fus tellement subjuguée ce jour-là par
son point de vue que je devais m'appliquer longtemps à bannir

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presque tout adjectif de mes écrits. Jusqu'au jour où je m'a-
perçus que j'asséchais ainsi mon écriture, l'adjectif bien
employé , étant ce qui donn ait e à la phrase sa vibration, son
prolongement intérieur.


Stephen ne suspendait pas sa lecture que pour me
proposer des corrections. Bien plus souvent, c'était pour
s'écrier avec une fierté de moi qui me soulevait comme sur une
haute vague: "C'est très bien, très bien!" Il ajouta sur le
ton de quelqu'un qui aperçoit une part de l'avenir, tout comme
une fois l'avait dit Bohdan : "Tu as vraiment du talent. Tu
écriras sûrement un jour quelque chose de remarquable..." Et
je le crus , alors , tellement sa confiance
en moi m'en mettait
dans le coeur envers moi-même.


Plus tard, je devais m'apercevoir que ce qu'il avait
le plus loué en moi, ce n'était peut-être pas mon meilleur mais
plutôt ce que j'avais de moins bon, de facile, un côté piquant
mais sans [illis.] dépourvu prolongement
, un ton peu folâtre, une légère ten-
dance à la caricature, toutes choses dont je m'appliquerais à
me départir. Quelle répercussion immense n'en devait pas moins
avoir sur ma vie cette heure de travail dans le petit parloir
vieillot, au cri intermittent d'un grillon proche, parmi les
hautes fleurs qui semblaient presque entrer dans la pièce. J'y
découvrais le bonheur de travailler à deux à une tâche que les
deux aiment également , et qu'il n'y a pas de plus grand bonheur.
Qu'étaient en effet les caresses des yeux et des mains, presque
les mêmes chez tous les amoureux, auprès de la rencontre de ce
qu'il y a en nous de plus intime et qui se garde le plus farou-

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chement? Je pense aussi avoir été infiniment concolée par le
sentiment que, toute solitaire qu'était que fût ma voie , il ne serait
pas tout à fait impossible, à l'occasion, d'avoir quelqu'un avec
qui faire , au moins un bout de route. Nous n'avons jamais été
aussi unis, Stephen et moi, qu'à l'heure où nous nous étions
apparemment oubliés l'un l'autre au profit du but à atteindre.
Les yeux brillants de tout e autre chose que du désir, Stephen
n'arrêtait plus de m'encourager: "Tu es vraiment douée. Tu
verras, tu seras un jour un auteur connu..." Je riais pour faire
semblant de ne pas le croire et aussi parce que je trouvais qu'il
exagérait. Mais j'étais enhardie par son approbation à vouloir
faire cent fois mieux pour la mériter davantage.


Vers trois heures trente, Esther vint nous chasser
presque de force
au dehors , disant que c'était un crime de res-
ter à nos gribouillages alors que l'après-midi d'été nous appe-
lait de toute sa ferveur.


D'abord nous sommes restés sagements à nous promener
d'un bout à l'autre du village, mais j'eus vite montré à Stephen
le peu qu'il y avait à y voir . Il faisait très chaud sur la
route. Près de l'entrée du domaine seigneurial s'amorçait un
sentier qui après un assez long détour en forêt revenait , en ar-
rière du village, pour aboutir presque dans les champs rejoignant
le petit verger d'Esther. C'était par là que j'étais allée, entre
les arbres insensibles, pleurer sur la déchirante lettre de ma
mère. C'était par là que j'étais allée crier mon triomphe qui
avait si vite tourné en une sorte de creux. Stephen m'y invita

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du regard. Je résistai, proposant que nous allions à Northam [W]altham
Abbey. Nous en avions encore le temps avant le thé, et vraiment,
lui dis-je, la visite en valait la peine.
— Une autre fois, plaida-t-il.


Je m'engageai avec lui dans le sentier en forêt. Il
y faisait bon et frais. J'essayais de me rappeler le mal que
m'avait fait Stephen, j'essayais de me souvenir d'avoir pourtant
découvert que, si de la chair découle parfois du bonheur, il en
découle sûrement tout le malheur possible. Mais Stephen avait
réussi à m'inspirer aujourd'hui une telle confiance en ses sen-
timents qu'il me semblait impossible d'en douter jamais.


Il prit ma main. Il enlaça ses doigts aux miens.
Tout ce que j'avais connu de triste, de désespérant dans l'amour
humain s'effaça de mon esprit. Nous sommes parvenus entre les
plus vieux arbres. Sous leurs gestes figés dans la pénombre,
soudain nous étions enlacés à nous étreindre comme si nous étions
les seuls êtres de notre espèce à être restés ensemble sur la
t T erre.


Tout sembla avoir changé à l'heure du thé. Des pâtu-
rages, au bas de notre verger, qui s'étendaient en direction de
Walthamstow, s'éleva une buée presque froide. Esther ramena plus
étroitement autour d'elle le chandail qu'elle avait jeté sur ses
épaules en sortant. "Ce sera bientôt la fin de l'été, dit-elle ,
avec une mélancolie que je ne lui connaissais pas, tout en par-
courant des yeux , avec amour, le paysage environnant.
" Il a été
si splendide. Nous devrions rendre grâce de l'avoir eu en partage,

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et pourtant, bientôt, nous allons plutôt nous plaindre de ce qu'il
nous a été enlevé."


Elle songea alors à nous demander si nous avions fait
une belle promenade. Les yeux de Stephen en se posant sur moi
brillèrent d'une telle manière qu'il ne pouvait plus être possi-
ble à Esther d'en ignorer le sens. Elle abaissa son visage qui
se colora légèrement. Son expression n'était pas de blâme. Je
crois qu'elle était plutôt inquiète à mon endroit, et elle devait
m'avouer plus tard qu'elle avait en effet éprouvé très fortement
en ce moment même le sentiment que Stephen et moi allions nous
causer beaucoup de mal l'un à l'autre.


Même Father Perfect, si vivant et loquace à l'heure du
lunch, nous parut accablé. Il se pencha vers Stephen et lui de-
manda s'il était vrai que les nations en étaient encore une fois
à s'armer et à se préparer à s'entretuer
. Etait-il possible qu'elles
fussent sur le point de recommencer les tueries de la Première
Guerre Mondiale?


Stephen aussi changea de visage. Je ne lui avais ja-
mais vu avant, sauf lorsqu'il m'avait pour la première fois avoué
ses activités politiques clandestines, cet air soucieux et ravagé
bien au-delà de son âge. Et je ne pus m'empêcher de penser alors
qu'il devait être souvent malheureux et ni de le plaindre plus que
je ne m'étais trouvée moi-même à plaindre par sa faute.
— Oui, l'entendis-je répondre au vieillard, la guerre
est possible. En tout cas, les Allemands s'arment en conséquence.
Quant aux alliés, la tête dans le sable, ils feignent d'ignorer
le danger, ce qui ne peut mieux faire l'affaire, aujourd'hui d'Hitler ,

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demain sans doute de Staline.
— Hitler, Staline, murmura le vieillard, [,] . .. s S ont-ils donc
si mauvais?
N'ont-ils pas un bon côté par lequel on pourrait les
atteindre? Dans toute ma vie, je n'ai connu personne chez qui il
n'y avait pas accès au coeur, si on le cherchait. Hitler, Sta-
line ... et cet autre dont on dit aussi du mal ... Mussolini ...
est-ce cela? n N e pourrait-on pas en venir à une entente avec eux?


Les yeux de couleur pervenche, dans ce vieux visage,
n'avaient jamais autant évoqué deux fleurettes ingénues poussées
sur une terre craquelée.



Stephen sourit à leur innocent appel et fit effort pour
rassurer maintenant le vieil homme. Les jeux n'étaient pas encore
entièrement faits, dit-il. Les choses pouvaient encore s'arranger
et la menace de guerre s'éloigner, du moins pour quelque temps.


Prompt à s'affliger, Father Perfect le fut tout autant
à se remettre, et bientôt nous l'avons entendu parler avec affec-
tion de son vieux damson, on avait pensé l'abattre à l'automne,
mais on allait le garder encore, ce jeune vieux compagnon de leur
vie, et les oiseaux qui l'aimaient reviendraient de nouveau y faire
leur nid.


A plusieurs reprises, j'avais vu Stephen jeter un coup
d'oeil hâtif à sa montre. Il se leva d'un bond et annonça qu'il
devait partir sur-le-champ s'il ne devait pas rater le dernier au-
tobus pour Londres.


Esther lui offrit pour la nuit le sofa du parloir, étroit
et plutôt dur, mais elle l'offrait de bon coeur s'il pensait pou-
voir y dormir. Stephen dit que rien ne lui plairait autant que de

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passer la nuit dans la bonne odeur du jardin, bercé par le chant
du grillon qu'il aimait mieux qu'aucune musique, mais des affai-
res pressantes le rappelaient à Londres où il lui faudrait se
trouver demain à la première heure.


Esther me consulta du regard et me demanda si je ne
trouvais pas que ce serait une bonne idée d'aller avec Stephen
jusqu'au bout du village lui indiquer le raccourci par lequel il
pourrait gagner Wake Arms en moins d'un quart d'heure, lui évitant
de faire le grand tour par chez Felicity, tout au long dans la
forêt qui allait bientôt être sombre et inquiétante. Je pense
qu'elle voulait nous assurer l'occasion d'être seuls tous deux
quelques moments encore, ayant le sentiment que nous avions quel-
que sujet important à régler entre nous. Qu'elle eût eu alors
une si juste intuition des choses longtemps me hanta.


En traversant le petit jardin devant la maison, Stephen
se pencha, cueillit , parmi les plus petites , une fleur bleue qu'il
mit à sa boutonnière.


Le village reposait dans une paix totale. Sans doute
les voix des buveurs au pub s'étaient tues ensemble comme cela
arrivait quelquefois. Nous avancions, la main dans la main, sans
faire nous-mêmes de bruit, dans une pénombre d'un bleu doux qui
se fonçait , un peu plus loin, au-dessus des downs.


Tout à coup je m'avisai de demander à Stephen comment
il avait pu me retrouver.
— Est-ce Gladys qui t'a donné mon adresse, ? à qui j j J e le lui
l' avais pourtant interdit ? .


C'était bien plus simple, dit Stephen. Il n'avait eu

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nous armera contre les Russes. C'est commencé d'ailleurs. Ces
armes nous serviront ensuit eà nous libérer également des nazis.


Je l'écoutais, replongée dans l' h orreur et l'aversion
qu'il m'avait inspirées quand sur ce banc du petit square à pei-
ne éclairé , il m'avait pour la première fois dévoilé son militan-
tisme. Le choc cette fois était pire encore. Il me surprenait
dans la ma confiance revenue , après que j'eus se été recapturée à
neuf. Ainsi il était venu me jouer le jeu de la passion, ai-je
pensé dans ma trop grande indignation, alors qu'il n'en a jamais
éprouvé que pour une folle utopie. Je considérai sans pitié son
visage ravagé. Je lui lançai:
— Tu pourrais même, je suppose, te livrer au terro-
risme.


Ses yeux flambèrent d'une courte flamme sauvage.
— S'il le fallait... peut-être... oui... Les miens
depuis des siècles ont vraiment trop souffert .


Mais il me voulait moi aussi et plaida pour que je lui
garde encore ma confiance... jusqu'au jour où, si cette mêlée
sanglante ne s'achevait pas en A a pocalypse, il remuerait ciel et
terre pour me retrouver, n'ayant plus alors en tête que de vivre
heureux avec moi.


Pour toute réponse, je lui signifiai que , s'il ne par-
tait pas bientôt , il allait manquer son autobus et peut-être,
demain, son alliance avec les nazis.


Ses yeux me lancèrent un blâme douloureux.


Je l'accompagnai quelques pas encore sans plus lui par-
ler. A cette minute, je croyais vraiment le haïr et ne devoir

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jamais cessé r de le haïr. Je lui indiquai d'un geste bref le dé-
part du sentier qui longeait le mur du domaine seigneurial.


Il s'y engagea. Il se retourna plusieurs fois en le-
vant chaque fois la main vers moi qui restait s immobile à le re-
garder s'en aller de ma vie. Je perdis de vue sa silhouette dans
l'ombre tout à coup plus épaisse des arbres . je restai un moment
à attendre je ne sais quoi. Je n'entendis plus son pas. Au bout
d'un moment, je l'imaginai atteignant le vaste labour qui m'avait
si mystérieusement consolée. Les premières étoiles, toutes pâles
encore, devaient briller un peu mieux là-bas au dessus de cette
étendue à découvert. Stephen en avait-il aussi le coeur touché?
Ressentait-il encore la beauté du monde? Est-ce qu'il y aurait
place , par extraordinaire, dans un coeur d'homme
pour une passion
politique dominante, des larmes, le rire et de l'attachement in-
compréhensible pour un bout de champ isolé en forêt? C'est cu-
rieux combien de fois dans ma vie je me suis demandé e si ce champ
que j'aimais tant ne me reliait pas de quelque manière et pour
toujours à Stephen, même si lui devait être à jamais perdu pour
moi.


Maintenant, je pensai ai-je pensé , il doit déboucher sur la route.
Il atteint Wake Arms. Il prend peut-être son autobus à l'instant
même. Enfin, c'était fini. Jamais plus , je le savais, je ne le
reverrais.

Image XIV


Il n'y avait plus à se le cacher: la guerre approchait.
On s'imaginait parfois entendre déjà son souffle d'horreur tra-
verser le ciel pourtant si serein de ces dernières semaines d'août.
David avait aussi obtenu mon adresse, peut-être également de la
Maison du Canada. Il m'envoya un mot, se disant inquiet à mon
sujet et m'invita[i] n t à venir prendre le lunch avec lui le surlende-
main. Lady Frances se faisait aussi du souci pour moi, écrivait-
il , et le chargeait de me faire savoir qu'à son avis je devrais
rentrer au Canada. Nous en reparlerions. Il me demandait de lui
téléphoner à l'Amirauté pour confirmer notre rendez-vous devant
le magasin Selfridge.


J'y étais à l'heure dite. Je portais ma robe de toile
bleu marine parsemée de fleurs blanches , que David avait déjà
vue , mais c'était la seule que je possédais qui puisse convenir à
une sortie avec lui. J'avais un petit sac à main de grosse paille,
également marine et qui allait très bien avec ma robe. Pour com-
pléter mon ensemble, je venais de sacrifier presque mes les derniers
pennies de mon argent
du mois à l'achat de fins souliers du même
bleu exactement, fait s de lanières de rafia entrecroisées et qui
allaient, sous la première grosse pluie, se détricoter pour ainsi
dire
sous mes yeux
, me laissant presque pieds nus en plein Oxford
street.

Je vis venir, pareil à mille gentlemen de la City à

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cette heure, un élégant et long monsieur en tweed discret, de
coupe parfaite, faisant sonner à coups légers sur le ciment du
trottoir le bout métallique de son parapluie roulé fin - fin - fin.
Je me demandai pour la centième fois dans ma vie ce que cet im-
peccable produit de la civilisation britannique pouvait bien voir
en moi. Mais qui sait si lui-même ne se posait pas la même ques-
tion à mon sujet. En tout cas, une camaraderie nous unissait qui
semblait satisfaire une part de nous-mêmes, car nous la retrou-
vions sans peine, avec son ton léger, ses reparties faciles, telle
que nous l'avions laissée quelques mois plus tôt.


En me repérant parmi la foule massée à l'entrée du ma-
gasin, il me salua d'un:
— Ah, I say, He a llo, you dear!


Et il ne perdit pas une seconde à pour m'entraîner vers un res-
taurant réputé, je me demande si ce ne fut pas au Trois-Pruniers,
à moins que le repas au Trois-Pruniers ne se situe à un autre mo-
ment, car de cette rencontre avec David, de même que sur de presque
tout
ce qui se passa en ces semaines tourmentées, mes souvenirs
restent confus.


A peine étions-nous attablés qu'il me marqua à sa maniè-
re une vive sollicitude. Il m'avait fait venir à Londres pour me
revoir sûrement, dit-il, mais d'abord et avant tout pour m'amener
à me réserver immédiatement une place sur un bateau faisant route
pour le Canada. Les places allaient très vite être prises. Il
ne fallait pas courir le risque d'avoir à rentrer sur un transat-
lantique transformé en baraque à l'usage des troupes. Ou le ris-
que d'un torpillage en cours de route.

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En écoutant Davis d , si mesuré dans ses propos, me parler
sur ce ton, je croyais rêver.
— Voyons, David, c'est un conte que vous me faites là.
Je viens tout juste de lire dans le journal qu'il n'y a aucune
raison de s'affoler.


Il se pencha pour me parler très bas.
— Ecoutez: la consi[o] g [n] n e est d'éviter à tout prix l'hys-
térie collective. Car si les Londoniens apprenaient à l'instant
combien ils sont vulnérables , ils perdraient la tête. Vous avez
vu dans le ciel de Londres ces ballons que nous avons fait suspen-
dre supposément pour servir de barrage aérien. Eh bien, ce pour-
rait être aussi bien des ballons de fête foraine, qu'un coup
d'épingle dégonflerait. La vérité est que nous n'avons pas un
seul canon antiaérien qui fonctionne, pas l'ombre d'une arme le
moindrement efficace pour nous protéger d'une attaque surprise.
Si elle survenait cette nuit, la ville pourrait être anéantie.


Le repas fin, le décor précieux, les cristaux étince-
lants, le maître d'hôtel attentif, le murmure des voix auquel se
mêlaient les paroles de David composaient une atmosphère brouil-
lée dans laquelle je me sentais m'enfoncer comme dans un brouil-
lard.
— Remarquez, me dit David, que je n'ai pas le droit,
faisant partie du personnel de l'Amirauté, de vous parler ce lan-
gage. La consi[cu] gn e est de rassurer la population à tout prix.
Mais je pense qu'il est de mon devoir de mettre en garde ceux qui
peuvent du moins partir...
et dont le sort m'importe... Je me
suis fait du mauvais sang pour vous, me reprocha-t-il , avec un

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bref sourire. De même que Lady Frances , qui me disait encore la der-
nière fois que je l'ai vue: "Il faut tâcher de rejoindre notre
jeune Canadienne française et l'engager à partir..."


J'éprouvai enfin assez vivement des du remords d'avoir
laissé sans nouvelles de moi des gens qui m'aimaient bien et qui
avaient pu s'imaginer le pire à mon sujet alors que j'étais avant
tout préoccupée, en évitant le moindre contact avec l'extérieur,
le moindre geste, de préserver le fragile enchantement qui me
tenait lieu de refuge — grave manquement de ma part envers les
autres et dont je devais maintes fois au cours de ma vie me ren-
dre coupable.


Nous avions à peine touché aux mets raffinés. David
hâta la fin du repas en avalant son café avant le dessert. En
autant que cela pouvait paraître chez lui, il était nerveux.
A la sortie, il s'excusa de ne pouvoir m'accompagner là où j'irais.
Il lui fallait rentrer au plus tôt à l'Amirauté. On y travaillait
nuit et jour de ce temps-ci. Et pour rien, me chuchota-t-il à
l'oreille. Pour éviter que la panique s'empare des gens et les
transforme en un pauvre troupeau livré à lui-même.


A son signe, un taxi s'était rangé [s] a u bord du trottoir.
Il y prit place, abaissa la vitre et me dit:
— Si jamais nous ne devions pas nous revoir, n'oubliez
pas de me laisser votre adresse dans votre pays.


Moi, pensant alors que si j'y retournais ce serait pour
retrouver le Manitoba, je lui dis, faisant allusion à la plaine et
m'efforçant au ton si souvent badin entre nous:
— If so, will you ever come to visit me in my steppes?

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Il me posa un léger baiser sur la joue. C'était le
premier qu'il me donnait.
— I shall come and sit on your steps.


Son taxi s'éloigna. Je remarquai enfin dans la foule
dense autour de moi l'air accablé, stupéfié de chacun. Je par-
tis de mon côté errer seule dans Londres.


A Hyde Park, on creusait des tranchées. A courte dis-
tance, on ne voyait pas les hommes qui y étaient enfoncés jus-
qu'à la tête, seulement leurs pelles rejetant à bout de bras des
paquets de glaise puisés loin sous les doux gazons les mieux
soignés du monde. Des mottes lourdes allaient parfois s'écraser
parmi des plate s -bandes fleuries. Les enfants s'amusaient de voir
le jardin où les amenaient promener leur nanny transformé en
champ de guerre le jardin où les amenaient promener leur nanny
. Ils jouaient à se jeter, en guise de grenades,
des mottes au visage. Les adultes passaient silencieux, sans rien
voir. Maintenant j'étais toute attention à ce spectacle des plus
étranges de gens allant encore à leurs affaires , mais sans plus
y croire
. En fait, toute la ville était comme sans regard. Cette
absence de regard était pire à voir qu'un regard douloureux qui
du moins est encore rattaché à la vie.


Dans Mayfair, comme ailleurs, comme partout où l j 'allai
cet te après-midi -là
, je vis à chaque coin de rue des affiches destinées
à remonter le moral et aussi des flèches indiquant la direction du de
le plus proche l' abri antiaérien
. Dans le ciel très beau, sans nuages,
exceptionnellement clair, je vis de ces ballons dont m'avait parlé
David qui n'avaient d'autre but que de faire accoire aux gens

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qu'ils étaient protégés. Des placards enjoignaient les Londoniens
de se rendre au plus proche dépôt prendre leur masque à gaz. On en
ajustait même à des bébés. J'allai, je me demande aujourd'hui
pourquoi, chercher le mien. J'errai des heures encore par des rue
rues tellement silencieuses que l'on entendait venir de loin le
moindre pas. Les automobilistes ne klaxonnaient plus. De retour
dans les quartiers d'affaires, je m'aperçus enfin qu'on ne voyait
personne entrer dans les magasins ni en sortir. Entrée moi-même
un instant par curiosité chez Selfridge, je parcouris une dizaine
de rayons sans voir âme qui vive, sauf, derrière les comptoirs,
à ne pas bouger, vendeurs et vendeuses comme frappés d'hypnose.
Même Picadilly Circus, à la foule et à la circulation toujours
aussi denses, mais tournant aujourd'hui au ralenti, faisait pen-
ser à un vieux manège sur le point de plier bagage. Cette ville
que j'avais découverte, il y avait à peine un an, si affable,
rieuse et blagueuse, je n'en avais recueilli aujourd'hui pas
même un sourire, pas même un regard.


Je rentrai tard à Upshire pour en repartir le surlen-
demain avec quelques-uns de mes effets en attendant de venir pren-
dre le reste petit à petit. Londres m'appelait, je pense, par la
fascination extrême qu'exerce sur l'esprit l'approche de la tra-
gédie. Et je venais de comprendre que la tragédie à son sommet
c'est la guerre.


Ainsi donc Londres, où je faisais connaissance avec le
plus profond malheur, me devenait le lieu de la solidarité humaine
telle que je ne l'avais jamais encore éprouvée.

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Je louai une chambre dans Chiswick. Pourquoi dans ce
quartier lointain, à l'extrémité ouest de Londres? Peut-être
parce que la rue où j'allais vivre se trouvait à deux pas de
Kew Gardens que j'avais longtemps désiré visiter fréquemment et
tout à mon aise, tellement j'y avais pris plaisir quand j'y étais
venue quelquefois de Fulham, et maintenant j'allais effectivement
m'y promener presque tous les jours, apprenant le nom, l'origine,
le caractère de mille arbres transplantés ici de tous les coins
du monde — et pourtant presque tout de ces choses apprises alors
avec amour m'est aujourd'hui ravi. Quel gaspillage que la vie!
J'ai dû mettre des jours et des jours à acquérir mille connais-
sances fascinantes sur des arbres rares que je n'aurais plus ja-
mais la chance de revoir, sur d'autres moins singuliers, sur
des fleurs du bout du monde, et que m'en reste-t-il, sinon le
souvenir un peu douloureux d'avoir été émerveillée sans que je
puisse me rappeler maintenant au juste pourquoi.


Peut-être aussi ai-je choisi Chiswick parce qu'il était
desservi par la Green Line, et que la ligne Epping Forest
était inscrite parmi quelques autres sur le panneau d'arrêt au
bout de ma rue. Ainsi je pourrais être chez Esther sans faire de
correspondance en cours de route, peut-être plus vite que si je
partais d'un point moins lointain. Et enfin ce devait être
aussi parce que la vie était moins chère ici qu'au coeur de
Londres.

espace Image


La maison où je pris chambre était propre, claire,
située dans une rue paisible, la chambre elle-même était grande
et confortable, quoique manquant de soleil, mais mes logeurs é-
taient du genre de ceux que j'avais connus rue Wickendon. S'ils
étaient sur le pas de leur porte ou dans leur petit bout de jar-
din quand je rentrais ou sortais, ils me saluaient assez cordia-
lement, ajoutant quelques mots au sujet du beau temps qui per-
sistait — car cet te fin d'été dramatique se déroulait sous un
ciel invariablement bénin. Je ne les revoyais pas autrement ni
ne voyais non plus les trois autres locataires de la maison. Je
reprenais peu à peu mes habitudes sauvageonnes de la rue Wickendon.


En vérité, je ne me rappelle plus trop comment je vivais
alors. Je lisais beaucoup, je pense, m'approvisionnant à la
Bibliothèque Municipale aussi bien garnie que celle de Fulham.
Je parcourais Kew Gardens à coeur de jour, apprenant là presque
tout ce que qu j 'ai su des arbres
. Je crois me rappeler un coin du
jardin merveilleux où se tenaient ensemble les plantes de la
Malaisie et combien je m'y sentais agréablement dépaysée. Mais
j'étais la plupart du temps comme endolorie, seulement à moitié présente
seulement au monde environnant, et même peut-être malgré tout aux
livres et aux arbres
, et c'est - peut-être pourquoi j'en ai gardé
un si pauvre souvenir. Le vaste malheur en route emportait sur
son passage les malheurs personnels. Mais il emportait aussi au
loin et comme à jamais toute joie de vivre et même semblait enle-
ver tout sens à la vie.


On arriva en septembre. Dans cette maison, on déposait
mon plateau du petit déjeuner à la porte tout en m'annonçant:

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"Your breakfast, lady!" Si j'avais le malheur de me rendormir,
je le trouvais tout froid une demi-heure ou une heure plus tard.
Ce matin-là cependant on tambourina à ma porte en m'annonçant
d'une voix joyeuse: "Great news! Chamberlain and Daladier are
gone out there to meet Hitler. They still may come to terms."


Je descendis vivement pour en apprendre davantage, et
mes logeurs, devenus presque des amis, m'invitèrent à écouter
avec eux leur petit poste de radio. J'entendis de mes oreilles
que Chamberlain et Daladier allaient s'entretenir avec Hitler et
chercher des compromis en faveur de la paix.


J'eus l'impression que la ville entière, ce jour-là,
se retenait de respirer par peur d'effaroucher le timide espoir
qui se laissait pressentir. Puis s'étala à la une de tous les
journaux la nouvelle que la paix était obtenue en retour de la
cession à l'Allemagne du pays sudète.


Et ce fut une explosion de joie dans Londres comme je
n'en ai vu la pareille nulle part au mone d e, si on peut appeler
joie ce retour terrible à soi-même, à sa vie personnelle, à ses
intérêts propres, alors qu'en un autre pays , des pleurs y fai-
saient écho.


Des étrangers s'embrassaient en pleine rue. Des fem-
mes se jetaient au cou des marins éméchés. On formait des fa-
randoles qui encerclaient de leur chant et de leurs cris aigus
des parcs jusque-là réservés au recueillement. Les bars ne
désemplissaient pas. Quelques êtres pleuraient en silence.
"Pauvres, pauvres malheureux Tchèques. ! .. . " les plaignaient à voix
haute des femmes riches à leurs réunions mondaines. Elles s'en-

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levaient des doigts, des poignets, bagues et bracelets pour les
déposer dans des paniers que l'on passait de table en table dans
les restaurants chics pour les vendre au profit des "pauvres,
pauvres Tchèques » . " Quelques voix crièrent dans le désert que
l'Angleterre s'était couverte de honte en abandonnant ses amis
d'hier, ne faisant ainsi du reste qu'encourager Hitler dans ses
exactions et retarder de peu l'échéance redoutable.


Est-ce alors — ou un peu plus tard — que la grande
voix de Churchill prophétisa: "Si, pour éviter la guerre, on
accepte le déshonneur, on aura le déshonneur... et la guerre." .


On riait de lui à l'époque. On l'appelait le purple-
orator. On disait qu'il se complaisait dans une atmosphère de
désastre et de catastrophe, qu'il n'était jamais aussi à son
aise que , lorsque les événements tournant tournaient au noir, e t donnaient
créance
à ses oracles. Et l'on continuait à danser, à s'enivrer,
à festoyer. C'est depuis lors, je pense bien, que le spectacle
d'une ville en liesse m'a toujours plus ou moins plongée dans le
malaise. J'y ai trop souvent vu qu'elle célébrait se réjouissait avant toute
chose [le fait]
d'avoir échappé au malheur des autres. Londres, dans sa
douleur, plus tard, m'apparut autrement noble.


La menace de guerre, tout en paraissant s'éloigner,
ne m'avait pas délivrée de l'angoisse qu'elle m'avait communi-
quée. J'avais été trop impressionnée par la première perception
que j'eus du monstre pour en être quitte de sitôt. Assez souvent
aussi me revenaient des souvenirs de cette journée , au commence- d'abord
ment , si riche
que j'avais connue avec Stephen à Upshire et de

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notre brutale rupture. Ses traits commençaient pourtant à s'es-
tomper dans ma mémoire. Je n'entendais plus aussi bien le son de
sa voix à l'intérieur de ma tête. Tout en sachant que je reste-
rais sans doute blessée pour toujours par cet insuffisant amour,
je savais aussi que je pouvais maintenant envisager la vie sans
lui — et c'était peut-être ce que je trouvais de plus affreux
à accepter.


Au fond je n'avais plus de coeur à rien. Je n'arrivais
plus à écrire une ligne. Les histoires que j'aurais pu raconter
ne m'intéressaient pas moi-même. Et je n'avais presque plus
d'intérêt pour l'art dramatique — même si j'allais encore de
temps à autre au théâtre. Est-ce que je poursuivis, l'automne
venu, mes cours chez madame Gachet? Quelque temps peut-être.
J'ai la curieuse sensation de ne me rappeler presque rien de cet
automne-là. Pourtant, il m'en revient, alors que je ne les cher-
che plus, des souvenirs malgré tout assez nombreux, mais ils sont
comme imprécis et douteux. Je devais passer le plus clair de mon
temps, quand il faisait assez doux, à me premener à dans Kew G e a rdens
entre les arbres du Ceylan , ou des forêts tropicales ou des d'oasis

au désert, chaque plante, chaque arbre vivant dans un peu du sol
apporté de son pays. Et je les aimais, ces arbres, au point de
les reconnaître à une petite distance, comme des amis, eux qui
out pourtant fui ma mémoire.


Je m'ennuyais à chaque instant du jour de Century Cottage.
Mais Esther m'avait écrit que la C c hâtelaine avait décidé de faire
peindre le cottage à l'intérieur et à l'extérieur avant qu'il ne
perde trop de valeur. La maison était donc sens dessus dessous.

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Puis elle m'annonça la visite de Heather, rare à se montrer mais
difficile à dissuader de venir au moment où ça lui chantait et
qui, bien entendu, occuperait "ma" chambre. Je pense que je m'en
allais à la dérive. Je pris peur. Je luttai pour trouver un cou-
rant qui me porterait à une rive quelconque. Je me forçai un
jour à retourne à C[o] a d[a] o gan Garden. Le salon était archi comble
comme au jour si loin, si loin, où mon regard, dès en entrant,
avait été happé entier par les brillants yeux sombres de Stephen,
et je faillis rebrousser chemin, tellement mon coeur bondit de
peur à l'idée qu'il pourrait être là parmi les autres et que tout
serait à recommencer, la torture de l'extase et du doute. Mais
Lady Frances venait vers moi, les mains tendues.
— Mon petit! Enfin! Vous nous avez beaucoup manqué!
Pourquoi n'être pas venue vous réchauffer l'âme ici avec nous
pendant ces cruels jours d'avant Munich? Maintenant, écoutez moi.
Il nous faut sortir de cette solitude dans laquelle vous vivez
beaucoup trop, si vous me permettez de vous le dire. Votre séjour
en Angleterre s'achèvera sans doute avant bien longtemps, j'ima-
gine. Et , comme tant de vos compatriotes, vous partirez sans
avoir vu beaucoup de notre pays. J'ai deux superbes invitations
pour vous — du moins vous les recevrez en bonne et due forme
quand vous aurez accepté en principe. L'une est de Lady Curre
dans le Monmouthshire. Il vous faudra une robe longue pour le
dîner... Mais ne vous tracassez pas. N'importe quoi, un sac
fera l'affaire, pourvu que ce soit long. Au retour , vous vous
arrêterez chez une charmante vieille femme dans le Dorset. Vous
recevrez sous peu de chacune d'elles une lettre vous précisant

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— la date où vous devez arriver et la durée du séjour auquel vous
êtes conviée.


J'étais ébahie — et j'allais l'être davantage — par
le fait d'être invitée, en amie pour ainsi dire, chez des gens
qui ne me connaissaient pas plus que je ne les connaissais.


J'acceptai, par manque de volonté pour refuser, par
amitié envers Lady Frances qui avait l'air de tellement tenir à
m'envoyer en visite dans la gentry, peut-être abasourdie au point
de ne plus trop savoir à quoi je m'engageais.

Image XV


Par un matin de novembre, encore beau et tiède, je
pris le train pour Chepstow. J'avais avec moi une valise. Ma
malle garde-robe, tenant bon malgré les coups reçus, voyageait,
elle, dans le fourgon à bagages. C'était une bien grande malle
pour contenir ma petite robe de taffeta s rouge qui avait été à la
soirée du baron Frankenstein et n'était pas ressortie depuis,
mon autre robe du soir en mousseline pêche avec son petit boléro,
les souliers assortis, quelques autres menus effets. De plus
je pourrais avoir l'air assez peu au courant des usages en ar-
rivant avec tant de bagage pour un séjour, disait la lettre, du
sept 7 au 14 au soir, et Lady Curre devait, en effet, en l'aper-
cevant, mais au départ seulement, ouvrir grand les yeux. Surtout,
c'était me donner beaucoup de peine pour rien que de trimballer
cette lourde malle presque partout où j'allait s pendant si long-
temps, et je ne sais vraiment plus pourquoi j'y tenais tellement,
à moins que ce ne fût parce que je l'avais payé e cher et que je
voulais en avoir pour mon argent. Peut-être aussi me conférait-
elle une sorte de courage, comme si à nous deux nous faisions un
peu plus important.


Je débarquai en fin d'après-midi dans la très jolie et
ancienne ville de Chepstow. S L es grosses tours massives du châ-
teau dém[e] a ntelé de Guillaume le Conquérant y demeurent encore debout.


Devant la gare était stationnée une longue, longue auto

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noire. Un chauffeur en livrée en descendit, vint à ma rencontre,
porta la main à sa casquette.
— You the young lady for Itton Court?


Je pensai que oui et le lui dit.


Alors il se nomma: Ward, et m'exprima les excuses de
milady pour n'être pas venue en personne à ma rencontre. "She
had been requested at the very last minute to attend as judge of
one of those country exhibits one just cannot escape."


En un rien de temps l'historique petite ville était
derrière nous. La voiture s'engageait dans la vallée de la Wye,
un des fleuves les plus étonnants qu'il me fut jamais donné de
voir. A marée basse, c'est une horrible fosse vaseuse, presque
asséchée, morne et grise et comme pleine de l'empreinte de grands
animaux étranges qui y seraient venus se vautrer. Mais que la
marée revienne et la Wye parcourt sa vallée d'une grande eau
tranquille qui lui donne un air doux et pastoral.


A travers de hautes arcades anciennes, du ciel, au loin,
apparaissait. Je demandai ce qu'étaient ces magnifiques arcades
découpant l'horizon.
— Tintern Abbey, répondit Ward. They say it's the
oldest in Great Britain.


Des vers de Wordsworth au sujet de Tintern Abbey, la
vieille abbaye cistercienne, appris à l'école, me revenaient à
la mémoire, et je saisis le merveilleux de ma vie comme je ne
l'avais encore jamais saisi, hier une adolescente se me demandant ce
que c'était que cette abbaye dont le poète anglais était si amou-
reux, aujourd'hui en contemplant les ces ruines par lesquelles

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commençait à pénétrer le rouge du soleil couchant.


Sur un piton, au milieu d'une large étendue de prés
encore verts, je distinguai un château de grande allure. En fait,
il dominait tout le paysage.
— Et ce château? ai-je demandé à Ward.
— Our castle, dit-il fièrement. Itton Court we are
heading for, Miss.


Le coeur me manqua alors complètement. Je crois que
s'il avait été possible de soudoyer Ward, de le supplier: "Ra-
menez-moi à la gare..." ou "Laissez-moi en chemin..." je l'aurais
fait. Mais son regard me disait qu'il n'y avait rien de ce genre
à tenter aurpès de lui. Et je m'abandonnai à mon sort dans avec une
appréhension comme je ne devais guère en ressentir je n'en ai guère ressenti depuis lors
de plus affolante.


Nous avions pris par une longue route bordée d'arbres
qui montait au château. De face, il me faisait un peu penser
au à Versailles, du côté des Jardins . Mais nous l'avons abordé par
l'arrière et sa grosse tour ancienne qui formait angle. Sous
une voûte basse s'ouvrirent simultanément deux poternes, une
petite par laquelle s'engouffrèrent, tirées à l'intérieur par un
serviteur que je n'eus pas le temps de voir, ma valise et ma pau-
vre vieille malle, et une autre par laquelle moi-même entrai,
accueilli par le butler qui, tout en m'indiquant le chemin d'un
superbe geste, s'informait avec une sollicitude qui me paraissait
presque sincère si j'avais fait bon voyage, si je n'étais pas
trop brisée par ces pénibles trajets en chemin de fer dans ses ces
parcours secondaires
des plus misérables.

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Il m'abandonna au seuil d'une vaste pièce[, -] le sitting-
room, le drawing-room ou le music-room, je ne sais trop, . j J e mis
tellement de temps à les démêler l'une de l'autre, sauf toutefois
du morning-room
parce que celle-là, le matin, était inondée de
soleil, qu'au vrai je n'étais pas encore très fixée lorsque vint
le temps pour moi de m'en aller, comme j'étais venue, par la
poterne.


Une vieille petite créature assise de dos dans un si
immense haut fauteuil
que je n'avais encore rien aperçu d'elle, se
leva, s'avançant vers moi à pas menus et en clignotant des yeux
comme pour me distinguer dans de la brume.


Moi, pensant que ce devait être mon hôtesse et que ce
serait gentil de lui témoigner aussitôt de la gratitude et de
l'affection, fit s vers elle une partie du chemin et me força i , la
voix tremblante, à la saluer aussi cordialement que possible:
— So glad, so glad, dear lady Curre!


Sur quoi , la petite créature chiffonnée, qui n'était
que lectrice ou vague dame de compagnie ou cousine pauvre comme
presque tous les château du genre d'Itton Court , en hébergeait e nt
une, murmura sur un ton de réprimande:
— Lady Curre will be here later, child. Please follow
me. I am to show you your room.


Nous avons marché par d'interminables corridors coupés
d'autres corridors, coupés eux aussi de corridors un peu moins
larges, pour aboutir à ma chambre. Elle était à elle seule pres-
que aussi vaste qu'aucune demeure que j'ai jamais habitée. A un
bout, se consumait , dans une énorme cheminée , presque tout un tronc

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d'arbre. Devant moi, par-delà de hautes fenêtres, se déroulait
un immense le parc
avec fontaines et statues, car je me trouvais
logée du côté Versailles.


La petite créature me dit:
— Hope you like your room. Dinner is at eight. We
dress here for dinner. The gong will be heard shortly before.
To find the dinning-room, just follow the sound. Now try to have
a nap...


Et elle disparut.


Restée seule, je commençai par m'asseoir tout au pied
du vaste lit à colonnes. La femme de chambre était passée avant
moi. Elle avait défait ma valise , ma malle et étalé mes pauvres
petites affaires, ma brosse à cheveux à poil usé, mes pantouffles
éculées
et ma robe de chambre, dont je n'avais jamais vu avant
qu'elles étaient à ce point miteuses si défraîchies si défraîchies . J'avisai dans une encoi-
gnure le plus joli secrétaire que j'eus jamais de toute ma vie
à ma disposition. En autant que je puisse me fier à mes souve-
nirs bousculés de ce jour-là, je dirais que ce devait être un
Sheridan.


J'y trouvai de l'encre, des plumes et un admirable pa-
pier à écrire gris perle chiffré d'une couronne. Je m'installai
pour écrire à presque tous les gens que je connaissais, en com-
mençant tout de même par maman à qui je disais de ne pas s'inquié-
ter pour moi, que j'allais bien, que pour le moment, je vivais la
vie de château.


Si j'en avais le temps, il ne me déplairait pas de

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m'essayer à décrire ce que fut ma vie durant la semaine que je
passai à Itton Court. Un soir dans ma robe taffeta s , un soir
dans la mousseline pêche à fleurs rouges, un autre soir agré-
mentant la pêche d'un ceninturon rouge, le lendemain d'un boléro
également rouge, je me figurai donner le change et créer l'im-
pression d'avoir une garde-robe assez variée. J'étais tout de
même mieux partagée que la petite créature effacée — lectrice?
cousine pauvre? ou dame de compagnie? je ne l'ai pas su — que je
ne vis apparaître au dîner, , soir après soir , au dîner, que e dans le même long
sac couleur prune.


Nous prenions place, les douzes convives — dont j'ai
oublié le s nom s , sauf des deux si appropriés à la chasse , qui était
à Itton Court l'occupation première: les capitaines Wolfe et
Fox [-] à une immense table au centre d'une immense pièce à cha-
que bout de laquelle brûlaient des arbres entiers engouffrés en
des foyers plus grands qu'une chaumière.


Nous avions d'autant plus hâte d'y arriver que nous
devions, venant chacun d'une aile lointaine, geler tout rond s
dans les interminables corridors glacés. La première fois je
m'y étais d'ailleurs perdue, mal guidée par le son du gong qui,
résonnant encore après s'être tu, semblait venir de tous les
côtés à la fois, mais je m'y étais fait l'oreille et surtout je
m'étais fabriquée des repères à partir des lords à perruques et
des ladies à petit bonnet de dentelle qui jalonnaient le chemin
de la salle à dîner manger .


Derrière nous, à table, veillaient le maître d'hôtel
et ses aides, si pleins de sollicitude à notre égard qu [i] ' à peine

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avions-nous trempé nos lèvres dans notre verre qu'une main se
tendait pour nous en remettre une goutte.


Lady Curre, tout le contraire de la petite créature
desséchée pour qui je l'avais prise, était une grande femme sta-
tuesque, à épaules larges , marchant à longues enjambées, parlant
haut, du genre que l'on appelait dans le milieu, je crois me le
rappeler, a horse woman, non pas , grands dieux! parce qu'elle res-
semblait à un cheval mais parce qu'elle vivait pour ainsi dire
dans la compagnie des chevaux autant pour le moins que celle des ?
d'êtres humains et les aimai[n]t it probablement mieux aussi
. Elle
assistait à toutes les chasses à courre de la région, en donnait
fréquemment et m'entra î na [n]t à l'une d'elles afin, dit-elle, que
je puisse un jour, de retour au Canada, raconter comment elle le tout cela
se passait
. Je possède toujours, parmi mes souvenirs de ce
temps-là, une petite photo représentant la meute, les cavaliers,
les serviteurs avec leur plateau apportant le verre à boire , avant
le départ , aux invités en selle, tout cela inscrit sur le côté
Versailles du château.


Comment j'étais tombée dans ce milieu, un soir , à dîner,
alors que les deux écrivains invités, se disant amis de Chesterton
et l'appelant G.K., causaient avec la poétesse aux cheveux teints
mauve pâle[,] me parut soudain si surprenant que je pense avoir en
esprit complètement quitté les lieux pendant plusieurs minutes.
Souvent ma propre vie m'a étonnée — et à qui donc au fond sa
propre vie [,] ne paraît -elle pas
la plus étonnante de toutes! — mais ce
soir-là, elle me confondit. J'eus l'impression d'être en dehors
de moi, quelques pas en arrière, de me voir assise au milieu de

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ce beau monde et de n'en pouvoir croire mes yeux. Quelque chose
d'ahuri dut se faire jour sur mon visage car Lac d y Curre, coupant
soudain la parole à la poétesse, me lança assez fort, de son bout
de table éloigné:
— Child! Lost again in your reverie! A penny for
your thoughts.


J'aimais l'expression que m'avait souvent adressée
Esther quand elle me voyait perdue dans "the stories of that
wandering mind". Je ne pus m'empêcher de faire un sourire à
Lady Curre, même s'il était un peu désemparé. Je crus compren-
dre qu'elle n'était pas si épeurante qu'elle pouvait en avoir
l'air et qu'à cette femme personne n'avait peut-être jamais parlé
langage humain. Pour ses serviteurs, elle était my i lady et ils ne
lui parlaient que sur un ton d'obséquiosité qui chercha[n] i t à avoir
l'air affranchi. Ses convives pique-assiettes qu'elle gardait
parfois longtemps , faute de mieux, lui donnaient des "dear Geneva"
à tour de bras qu'elle accusait, j'avais remarqué, d'un léger
froncement de sourcils. Je ne sais ce qui m'amena à lui avouer
ce que j'avais vraiment ressenti.
Je me suis vue, i ci , lui dis-je, ici, comme du lointain?
de ma vie, depuis ma [illis.] petite rue d'une petite ville des plaines
de l'Ouest C c anadien, et la vérité c' est que je n'arrivais pas à me
croire chez vous
, Lady Curre. Et je n'en suis même pas encore
sûre.


Elle sourit et dit aux autres qu'elle entendait enfin
sous son toit une parole qui n'était pas juste du chit-chat et
que j'avais dit juste, personne au fond ne croyant vraie sa propre

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vie.


Elle s'attacha tellement à moi à partir de ce soir-là
que je pris peur, car elle parla de me garder, ma semaine finie,
pour un bal qu'elle donnerait dans une dizaine de jours et où
je pourrais rencontrer la jeunesse du pays. Je me dis attendue
dans le Dorset pour la semaine qui venait, ce qui d'ailleurs
était la stricte vérité.


Avant de quitter, j'avais envoyé la femme de chambre,
une jeune a A llemande qui s'occupait de moi, déposer avec mon
Thank you note un petit cadeau d'adieu dans la chambre de Lady
Curre. A c C [o] a d[a] o gan Garden, Lady Frances m'avait gentiment fait
comprendre que je serais bien vue de laisser, en partant, à qui
m'avait invitée, un petit rien en guise de gratitude, n'importe
quoi faisant l'affaire, c'était l'intention qui comptait. J'avais
erré des heures chez Harrod's à la recherche d'un cadeau de deux
dollars au plus et qui ne ferait pas trop mesquin. J'avais fini
par acheter un brin de muguet fait main à porter au revers d'un
tailleur ou comme fleur de corsage. D'un peu loin, il pouvait
avoir l'air de muguet vivant. Je l'avais trouvé, ma foi, assez
beau, et l'avait fait emballer dans une gentille boîte. Mais
depuis le moment où j'avais enfin fait connaissance avec mon
hôtesse à l' allure de cavalière , je doutai fort qu'elle p û t être
entichée de mon présent.


Je devais donc choir presque de surprise lorsque, de
retour à Londres, j'y trouverais, m'attendant, une detta un mot de Lady
Curre dans laquelle [lequel] lequel
, en lettres hautes de six pouces au moins,
elle me remerciait infiniment de mon charmant cadeau, disant

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qu'elle le garderait précieusement et le chérirait toute sa vie,
« « as the one and only gift of the kind — so sweet of you, child; ! -
that I have ever been presented with. »


Je crus quelque temps qu'elle se moquait peut-être un
peu de moi, ou encore enfilait des mots, n'importe lesquels, à
mon intention pour en remplir une feuille de son beau papier qui gris
perle, mais, petit à petit, j'en suis venue à me demander si elle
n'était pas en quelque sorte enchantée d'avoir reçu une fois dans
sa vie , des fleurs qui n'étaient pas vraies.


"Only an imaginative girl like you, disait-elle,would
have thought of such a gift."


Pour me rendre de Chepstow en Dorset, il aurait été
presque plus simple de retourner à Londres et d'y prendre un
train en direct pour Weymouth re ou quelque ville du sud. Mais je
préférai voyager across country, toujours encombrée de ma malle,
changeant de train en dans des petites gares perdues, perdant du temps
en dans chacune
à attendre la correspondance, mais j'obtins ainsi un
aperçu de l'Angleterre profondément rurale que je n'aurais jamais
connue autrement, et je garde malgré tout un souvenir émerveillé
de cet ahurissant voyage.


Conduite par son chauffeur — qui était aussi le jar-
dinier et l' homme à tout faire — mon hôtesse m'attendait à la gare
de Bridgeport. C'était une vieille petite femme en gros souliers
plats de marche, habillée de tweed informe, le visage plein de
verrues et portant un énorme chapeau de peluche enfoncé jusqu'aux
oreilles. Elle me parut si laide, si mal fagotée que je me disais

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tout en roulant en silence , assise auprès d'elle , dans le fond
de la voiture: "Ce n'est pas possible, je ne pourrai jamais
faire la semaine en compagnie de cette personne." Mais comme
elle levait un peu le visage sous le bord de son vaste chapeau,
j'aperçu s son regard et je fus si frappée par la bonté, la grâce
souriante, la finesse et l'intelligence qui s'en dégageaient
que je cessai tout net de l'en la trouver laide .


D'origine anglaise, elle avait été élevée en Australie,
son père y ayant fait fortune dans l'élevage des moutons. A sa
mort, elle était revenue [l] s 'établir en Angleterre et avait choisi
le Dorset tout bonnement parce qu'elle avait pu y trouver, offert
en vente, un vieux cottage de pur style élisabéthain. , tel qu'elle en avait sou toute sa vie . . souhaité un
souhaité un, de pur style élisabéthain. ,
Avec l'aide seulement
d'une cuisinière
et de son jardinier-chauffeur, elle menait une
vie paisible, recevant de temps à autre quelques invités comme
moi pour l'égayer et aussi pour faire sa part dans l'édification
d'un bon sentiment à travers l'Empire.


Comme nous roulions vers Matravers Cottage, c'est à
peu près ce que me raconta Miss Shaw, tout en m'appelant de temps
à autre "my lamb", ce que je pendais d'abord être une pure habitude
de sa part, assez naturelle d'ailleurs pour une personne qui avait
été élevée parmi les moutons. Mais bientôt je saisis que c'était
plutôt chez elle un terme affectueux qu'elle remplaça d'ailo l eurs
bientôt, à mon usage, par "my niece", celles de ses lambs qu'elle
aimait le mieux devenant de la famille, m'expliqua-t-elle, car
décidément la sienne propre ne faisait pas le poids , se ramenant
en tout et pour tout qu' à une seule vraie nièce .

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Et telle qu'elle quelle , comme sa mère nièce , elle me présenta au
pasteur, au squire du village, à celui des hautes terres que nous
avons croisé à cheval, partout où elle me mena me faire voir et
entendre.


Nous arrivâmes au plus charmant cottage que je pense
avoir vu en Angleterre. C'est une des rares habitations, avec
peut-être un mas à grosses tuiles rousses au bas des Antiques
près de Saint-Remy- en de -Provence, et une autre vieille maison, cette
fois , en Gaspésie, où je m'imaginai, dès en les apercevant que je les aperçues , que
je pourrais y vivre
toute ma vie sans désirer d' aller jamais[?]
chercher mieux ailleurs.


De proportions harmonieuses, en pierre grise adoucie
par le temps, la pluie, les vents, coupé à intervalles parfaits
de fenêtres à croisillons qu'encadrait un trait blanc, il s'é-
levait sur l'herbe un peu rude d'une sorte de plate-forme natu-
relle pour dominer une échappée de downs peut-être plus beauxX
encore que ceux d'Upshire car, tout au bout, on apercevait le
fil brillant de la mer qui étincelait au soleil. J'ai même par-
fois cru l'entendre battre , là-bas , le rivage d'où Stevenson aurait
fait partir le voilier à la recherche de l'Ile au Trésor.


Ma chambre était magnifique, spacieuse, mais pas trop.
De la fenêtre à croisillons et doubles battants, je découvris
une immensité de vagues terrestres atteignant cette fois, à vue
d'oeil, les vagues océanes. Je me couchai pour la première fois
de ma vie dans des draps de lin. La cuisinière-femme-de-chambre
y avait déposé une ancienne bouillotte en grès enveloppée d'un
petit manteau de laine pour qu'elle ne)( me brûle pas les pieds.

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Miss Shaw, accompagnée de son scotch terrier skye-terrier au regard, derrière
tout son poil, presque aussi fin que celui de sa maîtresse, vint
voir s'il ne me manquait rien. A combien d'oasis heureuses
suis-je donc arrivée au long de ma vie, dont il me semble aujour-
d'hui que je n'avait s s qu'à marcher au- devant de moi avec confiance
pour les découvrir à l'horizon et m'y sentir aussitôt à l'aise.


Miss Shaw tenait absolument à ce que je voie Bath, la
ville d'eau célèbre au temps du Régent, bien que ce ne f û t pas du
tout la saison propice. Peut-être tenait-elle elle-même beaucoup
à revoir un endroit où elle avait été dans sa jeunesse. Toujours
est-il que nous voilà en route, un beau matin, conduites par
Jeremi[e] a h qui s'occupait aussi de nous trouver nos chambres d'hô-
tel, de poster nos cartes postales et de nous prodiguer mille
soins. De Bath, nous avons poussé une pointe jusqu'à Bristol
où Miss Shaw avait une amie qu'elle tenait à saluer et qui nous
garda à coucher. En face, c'était le pays de Galles que Miss
Shaw me surprit à tâcher d'apercevoir au loin avec une certaine
envie d'y aller sans doute, car elle me dit que ce serait pour
la prochaine fois.


Au retour, elle me demanda si je préférais rentrer
par le chemin de la côte ou par les landes. J'avais déjà fait
une bonne partie de la côte lors de mon voyage avec David et sa
mère si critiqueuse. J'optai pour les landes. Nous avons fait
un long détour pour rattraper Broadmoor puis Exmoor. Ces éten-
dues sauvages à herbe rude, sans habitations, sans cultures,
hantées par un vent fou sous d'immenses ciels tourmentés me

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soulevaient d'exaltation. D'où vient que de stériles paysages,
nus et poignants, me rendent tout à coup à une sorte de libéra-
tion, qu'ils délivrent en moi quelque une une élan souffrance retenu[F] e ? Il en fut
ainsi en Bretagne à la vue des landes de Lanvaux que je m'ima-
ginai ne vouloir jamais quitter, restant à contempler leur déso-
lation dans une fascination sans fin. Egalement, quand, du col
de Vence, je découvris l'étendue d'herbe sifflante livrée au
vent des hauteurs et qu'habitent seuls des blocs de pierre noire
dressés dans des les poses les plus énigmatiques . Et pourquoi ces
paysages comme malheureux m'ont-ils été presque toujours plus
consolants que ceux que l'on dit riants, harmonieux ou enchan-
teurs? Miss Shaw, élevée dans de sauvages régions de l'Australie,
semblait en tout cas comprendre mes goûts et les approuver. Que
de fois, en cours de route, avant même que je le lui demande,
elle pria Jeremi a h d'arrêter la voiture pour me permettre d'aller
marcher seule, par quelque sentier dans les ronces, vers un ho-
rizon poignant.


A peine de retour à Matravers, elle me mena voir la
ville de Dorchester où le sanglant juge Jeffrey envoya des gens
par milliers au gibet. Nous sommes revenues par la jolie ville
de Weymouth. A propos de chaque endroit, Miss Shaw avait quelque
histoire à me raconter qui ne me paraissait pas très exacte.
N'importe! Je regardais s'animer, pour me faire plaisir, cette
vieille dame qui m'avait paru si laide à mon arrivée et qu'à
présent j'en étais venue à trouver belle avec ses yeux pétillants
de la joie qu'elle éprouvait à avoir auprès d'elle quelqu'un de
jeune à travers qui retrouver l'enthousiasme de sa propre jeunesse.

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"Those half dead old souls", disait-elle de plusieurs de ses
voisins
pourtant plus jeune s qu'elle pour la plupart , "ils ne vibrent
plus à rien, ne lisent rien, ne sentent plus rien."


Voyant que je me plaisais à errer par les downs, elle
finit par me laisser partir seule, le matin, avec des sandwiches
pour le lunch, mais à deux conditions: je devais être de retour
sans une minute de retard pour le thé; je devais aussi me munir
d'une canne en guise d'arme de défense pour le cas où je ferais
une mauvaise rencontre. Elle me montra même comment m'y prendre —
elle l'avait appris jeune dans le ranch isolé, en Australie —
pour avoir raison d'un assaillant en lui assénant un coup sec
sur la tempe.


Je pense avoir été fidèlement de retour pour le thé
qu'elle aurait éprouvé trop de désolation à prendre seule. Quant
à la canne, à peine étais-je hors de la vue de Miss Shaw que je
l'enfouissais au bout d'une haie pour le reprendre au retour.
Et je m'appuyais sur elle lourdement à chaque pas si je voyais poindre poindre
à la fenêtre
le visage de Miss Shaw. Elle, en se portant à ma
rencontre, se montrait réjouie et me félicitait:
— Rien comme une canne, hein, pour aider la marche en
terrain raboteux. Good G g irl! Good G g irl!


En retour d'une si généreuse hospitalité, que me de-
mandait la vieille demoiselle sinon de l'écouter me raconter les
heures glorieuses de sa jeunesse quand elle accomplissait vingt
milles d'une traite à cheval, pour se rendre à la ferme voisine.
Elle aimait bien aussi que je la fasse rire en imitant, avec mon

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accent déjà curieux, le curieux accent des gens du pays. "Give
me a lilt out of your youth, disait-elle, you have some to spare..."
C'est d'elle en partie que j'ai appris comme nous sommes néces-
saires les unes aux autres, les vieilles âmes que la jeunesse
autour d'eux d'elles console nt
de la perte de leurs années ardentes, les
âmes jeunes qui s'effraient moins de la vieillesse lorsqu' ils elles la
voient encore capable de s'émerveiller et de se réjouir à leur
vue.


Miss Shaw aimait bien aussi, après le plantureux dîner,
que je fasse avec elle une partie d'australian rummy qu'elle
m'avait enseigné. Nous tirions la table à carte s presque dans
les flammes du foyer, le petit scotch skye -terrier venant s'y instal-
ler le nez collé au feu, ce qui était mauvais pour ses yeux , disait
sa maîtresse, mais il n'y avait pas moyen de le chasser, la vue
des flammes le fascinait lui aussi, et nous commencions notre
partie. Presque chaque soir je battais Miss Shaw et elle se
fâchait.
— May you be thoroughly bedeviled, me lançait-elle.


Dans ses brousses australiennes, si elle y avait appris
beaucoup sur la nature elle-même et sur celle des hommes, elle
avait par ailleurs acquis des habitudes de langage qui la sin-
gularisaient quelque peu dans son milieu du Dorset assez guindé.
De sous la ju p e de sa maîtresse, le scotch skye -terrier grond i a t à
sa manière comme s'il m'en voulait de l'avoir battue aux cartes.X


C'était là l'unique ombre au tableau de bonne entente
que nous formions, Miss Shaw et moi, dans notre habitation isolée
au milieu des downs. Le petit chien rébarbatif ne me disait ni

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bonjour ni bonsoir. Si je l'invitais à la promenade avec moi,
qu'il adorait pourtant, il secouait rageusement la tête avec un
air de dire: "Tiens tes distances si tu veux que je garde les
miennes." J'étais d'autant plus affectée par ces manières bour-
rues que Miss Shaw le déclarait le meilleur juge des humains
qu'elle eût connu. " Jamais, me disait-elle, il ne s'est trompé .
Quand est venu ici quelqu'un à qui il a refusé de donner la patte,
je peux pouvais pouvais être sûre que j'en apprendrai s de belle s sur cette personne
un jour au l'autre. J'ai ainsi découvert bien de faux amis. Par
ailleurs, s'il fait bon visage à l'invité sous mon toit, je peux
dormir tranquille. Je sais que j'ai affaire à quelqu'un de franc
et d'honnête."
— Ce qui n'est pas de bon augure pour moi, ai-je
protesté.

Ah, ! mais Alec est loin d'avoir dit son dernier mot
sur vous. Il prend son temps. Il met plus de temps à former
son opinion sur certaines gens que sur d'autres. En outre, il
ne faut pas l'oublier, Alec est un Scotchman. He is dour. And
cautio n u s. All this time, he is studying you deeply, don't you doubt it.


Ce qui me mettait encore plus mal à l'aise vis-à-vis
X du le scotch [illis.] skye -terrier que j'avais rebaptisé , à la joie de sa maîtresse. , Alec-the-i I ntellectual, .
à la joie de sa maîtresse. ,

— C'est justement ce qu'il est, dit-elle. Un intel-
lectuel! Je cherchais depuis longtemps le qualificatif qui lui
conviendrait et voici que vous l'avez trouvé. Viens près de moi,
Alec-the-intellectual!

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Vers neuf heures, neuf heures et demie au plus tard,
Miss Shaw, toute somnolente, se retirait. J'ignorais son âge.
Plus tard, j'ai su qu'elle devait alors avoir près de quatre-
vingt sept ans. Elle disait: "Allons, viens mon vieux Alec,
nous avons de l'âge tous deux, c'est le temps d'aller nous cou-
cher."


A mi-chemin dans l'escalier, elle s'arrêtait pour me
regarder , pelotonnée dans un fauteuil avec un livre que je venais
de prendre dans un rayon à côté de moi. Elle possédait la plus une
extraordinaire collection
de livres traitant des plus grandes [illis.] effrayantes
affaires criminelles
de tout temps et en tout pays. En ayant
commencé é la lecture, j'étais tellement empoignée que j'avais
presque hâte de voir Miss Shaw se retirer , pour me plonger dans
cette atmosphère d'horreur qui me tenait en haleine.


Miss Shaw s'en doutait et m'en voulait un peu, tout
en comprenant mon engouement, car elle avait dû lire toute la collec-
tion
, ayant pris la peine de la rapporter d'Australie, trente
volumes en tout , dorés sur tranches, à épaisse couverture rouge.


C'était l'heure où le vent des downs et le vent de la X
mer se rencontraient sur notre piton isolé pour se livrer un
combat rugissant.


Miss Shaw l'écoutait, une main sur la rampe de l'es-
calier.
— J'ai habité dix maisons en ma vie, presque toutes
isolées, me confiait-elle. Et c'est la seule où les vents
accourent se jeter contre elle de tous les côtés à la fois.

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Il y a là un mystère insondable. Le malheur a sûrement habité
un jour cette vieille maison au cours de ses quatre cents ans
d'existence. Savez-vous, je ne serais pas surprise qu'elle recèle
un squelette quelque part entre ses murs épais.


Je comprenais bien qu'elle en remettait avec l'idée de
me faire quitter mon livre et monter me réfugier avec elle à
l'étage. Mais ce vent de malédiction ajoutait au bien-être que
j'éprouvais à lire ma sinistre histoire auprès d'un feu qui pé-
tillait doucement.


Alors elle me jetait, comme en anathème, du haut des
marches:
— May you be thoroughly frightened. Shaken to the
bones.


Bien des heures après qu'elle m'eut quittée, un soir,
alors que je m'étais laissée emporter à lire jusqu'au milieu de
la nuit, je crus entendre un léger bruit. Une seconde plus tard,
je sentis une langue douce me lécher la main. Alec-the-intellec-
tual, à travers les poils de son visage, me considérait d'un air
de bonté, de douceur, d'infinie affection, mais aussi avec une
certaine malice très fine comme s'il eût cherché à me faire en-
tendre: "Il ne faut pas le lui dire. Elle veut être la seule
aimée de moi. Elle n'a pas beaucoup d'autres amis, au fond.
Et c'est aussi que je l'aime trop moi-même pour risquer de lui
faire la moindre peine." Et il appuya son museau sur mes genoux

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avec confiance pendant que je flattai s son front, essayant d'en
bannir les soucis.


Ma semaine terminée, Miss Shaw m'en avait accordée une
autre et, celle-ci à peine entamée, m'offrait de rester jusqu'à
la fin du mois. Cette fois, il m'apparut que je ne devais pas
abuser d'une hospitalité si large et que d'ailleurs il était
temps pour moi de rentrer à Londres. Pourquoi? Personne au fond
ne m'y attendait. J'en avais même peur, comme si l'ennui, le
chagrin que j'y avais connus, n'attendaient que mon retour pour
se jeter de nouveau sur moi, alors que j'étais ici à l'abri , à
Matravers Cottage, et même, en quelque sorte, heureuse. Ce qui , à mon sujet,
m'a en fait , à mon sujet, causé
le plus d'étonnement, c'est peut-
être que, en dépit de malgré ce fond de détresse qui ne m'a guère quittée,
j'ai si souvent pu être heureuse et laisser penser à beaucoup que
j'étais, que je suis d'une nature gaie et rieuse — et sans doute
ai-je été ainsi, au-delà d'une tristesse qui souvent alors se
laissait oublier.


Il se passa avant mon départ une petite scène que je
donnerais cher pour qu'elle n'eût pas eu lieu, encore qu'elle
m'ait laissé un souvenir attendrissant. The intellectual et moi
avions bien observé nos conventions, moi ne le flattant jamais
et lui poussant son rôle jusqu'à prétendre gronder à mon passage.


Pourtant, quand ma malle et ma valise furent descendues
en bas de l'escalier par Jeremi[e] a h, et qu'il me vit moi-même des-
cendre dans mon manteau, il perdit soudain tout contrôle sur
lui-même. Il se jeta à mes pieds qu'il embrassa, il essaya de

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grimper à mes genoux, il pleurait d'un chagrin comme inconsolable,
et je croyais entendre à travers ses pleurs sa plainte: "Qu'est-
ce qu'on va devenir, moi et ma [w] v ieille maîtresse , tous deux bien
vieux et seuls dans cette maison exposée à tous les vents?"
J'aurais voulu le consoler et ne l'osais pas.


Je rencontrai le regard de Miss Shaw. Il exprimait une
sorte de satisfaction de se voir confirmer par The Intellectual
qu'elle avait eu raison de placer sa confiance en moi. Il disait
aussi la stupéfaction et la peine de voir partagé avec une autre
le sentiment que son petit chien n'eût dû éprouver que pour elle.


A la fin, elle prit le parti de rire de tout cela,
quoique peut-être pas d'un coeur entier:
— Il nous a joué le tour, il nous a bien eues, ce petit
Ecossais du diable!

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Rentrée à Chis[illis.]v w ick, ce fut pire encore que je ne m'y
attendais. Tout me manqua à la fois de ce qui m'a toujours le
plus aidée à supporter de vivre: la vue du ciel, d'une étendue
de pays ouvert, la voix du vent même triste ou déchaîné qui hante
les arbres. Ma mélancolie me revint et s'empara de moi bien plus
profondément qu'avant. Tous mes efforts pour en sortir, mon sé-
jour à Itton Court et chez Miss Shaw ne semblaient avoir abouti
qu'à me faire me sentir plus désemparée que jamais.


Il pleuvait presque interminablement en cette fin de
novembre. Nous n'avons pas vu le ciel pendant deux semaines
d'affilée. Je ne pouvais plus aller me consoler aupr è s de l'inouîe
beauté et variété de l'existence végétale dans mon cher jardin de
Kew. Il pleuvait, il pleuvait! Je ne voyais presque plus Bohdan.
Il est vrai que j'étais allée me loger bien loin de mes amis. Il
me le reprochait lorsque nous nous rencontrions encore quelque-
fois, à mi-chemin pour ne pas trop le retarder alors que, son
violon sous le bras, il était en route pour une émission à la BBC,
ou courait à une pratique répétition avec l'orchestre symphonique de Londres.
Parfois, il prenait le temps de m'inviter dans un ABC au passage
pour prendre une tasse de thé, et il faisait de son mieux pour
m'encourager, lui à qui alors, il restait alors à peine deux trois ans à vivre ,
et on eût dit qu'il en avait le sentiment, l'air fiévreux, agité,
jamais , au vrai, en repos . De Stephen, nous n'avions aucune nou-
velle. Bohdan pensait qu'il devait être parti en ses visites

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clandestines à des militants de pays voisins de l'Ukraine et
qu'un jour il y laisserait sa peau. Lui-même Ukrainien d'origine
et fort attaché à la culture de ses ancêtres, il jugeait dérisoi-
re le rêve de la libération de ce pays par une poignée, me
disait-il, d'exaltés. Après ces brèves rencontres, je le perdais
de vue pendant des semaines. J'avais retrouvé Phyllis, et nous
sommes allées encore quelquefois au théâtre ensemble. Que je ne
me souvienne plus des pièces que nous avons vues alors en dit
long sur l'état d'esprit où je devais être. Il y a des pans en-
tiers de ma vie qui ont ainsi disparu de ma mémoire, tout simple-
ment, je suppose , parce que moi-même j' étais alors comme disparue
du monde. Je ne faisais plus que glisser à la surface des choses,
ne retenant rien. Et pourtant comme à Paris et à mon insu, je
devais enregistrer certains moments de cette partie de ma vie, car
il m'en revient quelques-uns parfois comme s'ils remontaient d'un
rêve très profond. Mais Phyllis et moi habitions chacune à une
extrémité opposée de Londres et, pour nous retrouver à Kensington,
à mi-chemin, il nous fallait déjà compter chacune sur un intermi-
nable trajet. Du reste, Phyllis était très prise par ses cours.
Tenace, elle les poursuivait au Guildhall sans faire montre, je
crois bien, de plus de talent. Je me suis souvent demandé e , après
que j'ai cessé d'avoir de ses nouvelles, si elle était parvenue
malgré tout à faire carrière — si on peut appeler carrière une
existence consacrée à interpréter le genre de petits rôles ingrats
qu'il fait bien que quelqu'un joue quoiqu'ils passent pour ainsi
dire inaperçus, et si Phyllis avait conscience, au bout de tout
cela, d'avoir en quelque sorte réalisé son but. Après tout,

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pourquoi pas? Il y a bien des écrivains qui tout au long de leur
vie n'écrivent que des ^ d'habiles 'habiles banalités . Pourtant, ils ont peut-être mis
autant d'effort, autant de persévérance que d'autres à écrire leurs
grandes oeuvres, et ce serait juste qu'ils ressentent un peu de
fierté tout de même de leur semblant d'accomplissement.


Pour ma part, j'avais entendu parler d'un théâtre expé-
rimental non loin de Chisev w ick où l'on garantissait aux élèves
inscrits de petits rôles sous la direction d'un metteur en scène
professionnel , et l'apprentissage d'à peu près tout ce que l'on
peut acquérir en assistant aux répétitions d'une pièce en chantier.
C'était à peu de choses près ce que j'aurais eu gratuitement chez
ces Pe i toëff mais qu'ici l'on faisait payer cher. Je commis la
bêtise de m'y inscrire et ne tardai pas à m'apercevoir que je
m'étais laissée exploiter. Quelques autres Canadiens dans le même
cas et moi-même sommes allés ensemble nous plaindre à la Maison du
Canada et nous avons obtenu le remboursement de la moitié de la
somme payée à cette supposée école d'art théâtral.


Je n'écrivais pour ainsi dire plus. Je ne voyais même
pas que j'aurais jamais quelque chose à dire. Un seul tenace
désir persistait en moi à travers ce dernier mois que je passai
à Londres, et c'était de retourner à Upshire. Je savais que le
cottage, en cette saison, était humide et froid. Esther m'avait
dit y être enrhumée tout au long de l'hiver, ne parvenant pas à
chauffer convenablement la maison. Son père était repris par sa
vieille bronchite qui s'agravait d'année en année. N'importe!
J'étais incapable de me représenter Century Cottage autrement
qu'entouré de ses fleurs et face aux downs perpétuellement enso- X

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leillées. Et même s'il devait faire froid et triste là-bas, j'y
serais mieux avec ceux qui m'aimaient et que j'aimais que n'importe
ailleurs au monde
. Je finis par écrire à Esther en lui demandant
si je pouvais venir passer quelques semaines.


Deux jours plus tard, elle m'appela au téléphone. Dans
cette maison où j'habitais maintenant, je n'avais pas souvent en-
tendu quelqu'un me crier d'en bas que j'étais demandée au téléphone.
Je frémis d'angoisse comme si l'appel ne pouvait signifier qu'une
terrible nouvelle. Je fus encore plus inquiète quand je reconnus
la voix d'Esther, elle qui ne pouvait téléphoner que de la cabine
en face de la poste, détestant tellement la chose qu'elle ne s'y
résignait que dans les plus graves circonstances. Je l'entendis
comme du bout du monde, à cause de la réso n nance peut-être de sa
voix
dans la cabine fermée, qui me disait:
— Très chère, il n'y a rien au monde qui j'aimerais
mieux que de vous recevoir, mais la soeur de Père, ma chère vieille
tante de Malvern, est au plus mal. Nous partons tôt demain, Père
et moi, pour aller vers elle. J'ai hésité. Père n'est pas bien.
Il tousse beaucoup. Il fait même un peu de fièvre le soir. Mais
il insiste pour aller au secours de sa soeur. C'est la seule qui
lui reste de leur famille. Ils ont besoin l'un de l'autre à cette
heure.

— Mais Esther, ai-je protesté, votre P p ère est trop
fragile pour ce voyage, surtout par ce temps humide. Il arrivera
malade et de quel secours sera-t-il alors?

— Je le couvrirai de tou an t de laine, je veillerai si
bien sur lui qu'il ne prendra pas plus froid en voyage qu'ici.

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De toute façon, c'est un risque qu'il faut courir. Père ne se
pardonnerait jamais de n'être pas allé à l'appel de sa soeur mou-
rante.


Qu'est-ce qui me prenait de lui tenir tête alors qu'elle
devait être toute frissonnante de froid dans la cabine glacée?
— Mais Esther, ne m'avez-vous pas dit cent fois que nos
âmes immortelles se rencontreront dans le bonheur ineffable, cette
vie terminée. Puisqu'ils se retrouveront sûrement, Father Perfect
et sa chère vieille soeur, pourquoi l'exposer à la fatigue, à
l'émotion du voyage? Il pourrait lui-même en mourir.


Le silence dura alors si longtemps que, tout apeurée,
je me pris à appeler: Esther! Esther!


J'entendis enfin sa douce voix me reprocher:
— Certainement nous nous retrouverons dans le bonheur ,
autour du Seigneur, nos peines oubliées. Mais j'ai beaucoup
réfléchi à tout ceci, sachez-le, Gabrielle, et il me semble impor-
tant que les êtres qui s'aiment et vont être séparés se rencontrent
une fois encore en cette vie... avec toutes leurs peines...

— Mais puisqu'elles seront oubliées à jamais, ainsi
que vous disiez!...


Elle r é [j] p é ta doucement avec une infinie pitié:
— Avec toutes leurs peines... C'est important a A nd also
to say good-bye
properly... on this earth.


Je remontai dans ma chambre et songeai à ces paroles qui
n'en finissaient pas de résonner dans ma tête. Je ne parvenais
pas à les chasser. Je n'y suis jamais pervenue. Elles me revien-
nent chaque fois qu'un être que j'aime va m'être enlevé.

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... nous rencontrer une dernière fois... en cette
vie... avec toutes nos peines... et nous faire convenablement
nos adieux...


Mais pourquoi, si elles doivent être effacées par le
bonheur final? Peut-être , alors, afin qu'il en reste trace quel-
que part dans la conscience: .


Je songeai à ma mère qui, à cette heure même peut-être,
la plume à la main, cherchait les difficiles mots qui, tout en me
laissant ma liberté, me ramèneraient à la maison. Depuis l'affai-
re de Munich, je voyais bien qu'elle n'avait cessé de craindre
pour nous deux. Elle ne le disait pas en toutes lettres, mais
elle croyait que la guerre allait éclater bientôt, que je serais
peut-être empêchée de rentrer au pays, que nous ne nous rencon-
trerions pas une dernière fois, elle et moi, avec toutes nos peines...
et elle avait apparemment plus de chagrin de cela que de toutes
l d es peines elles-mêmes souffertes
au cours de sa vie.


Finalement je tombai malade. Etait-ce de vraie maladie
ou de renoncement à tant d'efforts qui semblaient ne me mener
nulle part? Sans doute des deux à la fois. Je faisais un peu de
fièvre le soir. J'avais très mal à la gorge. Je ne sortais plus
pour aller manger dans les casse-croûte des environs, et ma logeu-
se ne m'apportait pour ainsi dire rien. Phyllis traversa Londres
maintes fois pour m'apporter un grand pot de bouillon, des bis-
cuits, des fruits, des remèdes. J'aurais pu rire parfois au
spectacle de ma propre vie. Hier , dans un château à me laisser
dorloter par une femme de chambre attachée à moi presque exclusi-

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vement, qui faisait couler l'eau de mon bain, disposait ma robe
repassée pour le dîner... et aujourd'hui abandonnée à moi-même
dans une chambre glaciale.


Phyllis insista pour que je consulte un médecin. Je
finis par céder, à bout de résistance. C'est elle, je crois,
qui prit le rendez-vous. Connaissait-elle un nom en particulier
parmi ceux des célèbres médecins de Harley street? Je n'en sais
plus rien. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'un beau jour
je me trouvai dans le cabinet de consultation d'un des très grands
spécialistes de Londres en oto-rhino-laryngologie. Il m'examina
longuement la gorge, l'arrière-gorge et les sinus comme on le
faisait alors au miroir de tête.


Il m'apprit que j'avais les muqueuses très endommagées,
les sinus probablement infectés depuis longtemps, et il me deman-
da avec une certaine sévérité , comment j'avais pu en venir là , à
mon âge. Je pensai aux chambres glacées où j'avais dormi, surtout
à Cardinal où je devais casser la glace de mon broc pour me laver,
mais aussi dans notre maison de la rue Deschambault au temps le
plus dur de notre vie, quand maman devait baisser le feu au mini-
mum par des nuits de moins trente degrés fahrenheit.


Le grand homme de Harley street me dit qu'il ne voulait
pas m'alarmer outre mesure, mais que, si je ne faisais pas atten-
tion, j'allais me préparer pour plus tard de bien vilains troubles
respiratoires.


Que j'étais loin, ce jour-là, encore à peu près indemne,
de prendre son avertissement au sérieux et d'imaginer que , des
petits maux d'alors découlerait la terrible maladie qui me rattrapa

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enfin, il y a six ans , et qui n'a cessé depuis lors de me faire
souffrir. Souvent, quand elle m'éveille la nuit, au bord de
l'étouffement, je me dis que c'est d'elle que sans doute je
mourrai
comme est mort de l'asthme mon frère Joe et aussi mon
frère Rodolphe. Et surtout, en me rappelant sans cesse que je
suis mortelle, c'est elle qui m'a poussée à écrire ce livre que
j'écris maintenant, elle qui m'a révélé tant de choses que je
n'avais pas vues avant, comme si la vie menacée — mais quand
donc ne l'est-elle pas? — projette sur elle-même une lumière
qui l'expose de part en part.
— Mais encore, poursuivit mon médecin spécialiste,
vous avez dû user impitoyablement votre gorge. A quel genre de
travail vous êtes vous donc livrée pour l'avoir si fatiguée?


Je lui dis que j'avais été institutrice s pendant huit
années. Il me fit un sourire où il y avait de la compassion et
davantage, me sembla-t-il, de la satisfaction d'avoir vu juste.
Et par la suite , j'ai souvent vu ce curieux mélange d'expressions
sur le visage de bien des médecins.
— Eh oui, fit-il, huit années à parler presque sans
arrêt du matin au soir , et sur un ton presque toujours un peu
surélevé à cause du bruit, j'imagine, et dans la poussière de la
craie, voilà qui est dur à la gorge.


Evidemment, on écrivait beaucoup au tableau noir au
temps où je fus institutrice.
— - Et maintenant, me demanda-t-il, quelles sont vos
activités à Londres? Le climat, vous ne l'ignorez pas, je suppose,
est
un des plus mauvais au monde pour les voies respiratoires.

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Qu'est-ce qui vous y a amenée?


J'avais l'impression bizarre et douloureuse, au fur et
à mesure qu'il me questionnait, que toute ma vie avait été une
fausse route. J'avais exercé le mauvais métier, j'étais dans la
mauvaise ville...


Je lui appris que j'y poursuivais des études d'art
dramatique.


Il tressaillit d'une sorte d'incrédulité, mais, après
m'avoir longuement regardée, concéda que j'étais peut-être douée
pour le théâtre... d'une certaine manière si...
— Vous n'aspirez pas, fit-il avec brusquerie, à une
carrière d'artiste, j'espère?


Je lui dis que j'y avais peut-être un peu pensé... de
loin... sans savoir si je le voulais vraiment.
— Abandonnez l'idée à tout jamais, dit-il catégorique-
ment. Votre gorge ne supporterait pas ce métier. Votre voix vous
manquerait en peu de temps.


Il chercha ensuite à adoucir ses propos, me croyant
attristée par le coup qu'il croyait peut-être m'avoir porté.


Or c'était tout le contraire. Ses paroles venaient de
me soulager d'un poids énorme dont je n'avais jamais su tout à
fait que je le portais. Ainsi se fermait devant moi à jamais
cette fausse route que je m'étais crue tenue d'explorer maintes
et maintes fois après pourtant qu'elle m'eut indiqué que je n'étais
pas faite pour cela elle . Il ne me restait donc plus maintenant que
l'autre, au fond la plus terrible .


Pendant que je la considérais en esprit, toujours vague

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à mes yeux après de si nombreuses incursions, mon médecin tentait
à sa manière de me venir en aide.
— Comptez-vous rentrer bientôt dans votre pays? Le
climat ici, je vous le répète, est des plus néfastes pour vous.

— Bientôt sans doute, lui dis-je, car je vais être au
bout de mon argent.

— - En auriez-vous assez, me demanda-t-il, pour aller
avant d'abord passer
quelques semaines dans un pays de soleil et de dou-
ceur? En Provence par exemple?


L'aimait-il lui-même pour l'avoir vue ou en avoir seu-
lement rêvé au milieu des océans de brume qui assaillent Londres?
Il ne pouvait en tout cas trouver mieux pour me repêcher au bord
de l'indifférence totale où je glissais que ce rappel d'une at-
tirance venant de mon enfance et de ma première lecture de Daudet.
Il dut voir un éclair de vie s'allumer au fond de mon regard qui
avait obstinément fixé le tapis pendant qu'il me parlait de cli-
mat néfaste et de métier que je n'aurais pas dû exercer.
— Allez-y, m'encouragea-t-il. On y vit presque pour
rien. Vous vous y débrouillerez sans peine, j'en suis sûr. Le
soleil et la joie de vivre vous guériront mieux que tous les re-
mèdes que je pourrais vous prescrire.


Je me retrouvai dehors dans un bien curieux état d'es-
prit. Les impressions d'Alexandre Chenevert telles que je les
décrirais longtemps plus tard, à sa sortie du cabinet de consul-
tation, seraient exactement celles que j'éprouvai en quittant
mon célèbre médecin de Harley street. Il m'en avait coûté une
livre — une somme énorme pour moi — pour m'entendre conseiller

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d'obéir à mon désir le plus cher.


Je courus à l'agence Cook. Ce qu'il me restait à la
banque — et cette fois presque tout allait y passer — suffisait
à assurer mon trajet aller et retour , en troisième classe,
Londres-Nice et un séjour de deux semaines dans un pension de
famille à Beaulieu-sur-mer. Pourquoi là? Sans doute parce queX
j'eus affaire à un employé de l'a A gence très persuasif ou peut-être
très obligeant, comme c'était le cas dans ce temps-là , à l'a A gence
Cook, et qui avait lui-même, au cours de vacances, essayé cette
pension pas cher, pouvant en toute bonne foi me la recommender.


Au début de janvier 1939, je partis, accompagnée de ma
malle garde-robe qui allait encore m'être cause source source d'ennui bien s bien plus s s [illis.]
qu'utile
, mais je n'arrivais pas à me résoudre à m'en départir,
sans doute parce qu'elle me paraissait trop liée à mon sort, à
ses traverses et à ses bonnes fortunes
. Deux employés la chargèrent
dans le fourgon à bagage s . De ma place , dans le train, je les
surveillais étroitement, ayant toujours pris grand soin , lorsque je voyageais
avec elle, pris grand soin de m'assurer qu'elle suivait
.


En début d'après-midi, je m'embarquai pour la traversée
Douvres-Calais. Temps plus triste, gris et mouillé on ne saurait
en imaginer. A plein ciel brumeux appelaient des mouettes, com-
me elles avaient appelé lorsque j'avais quitté)( les côtes de France,
un peu plus d'un an auparavant, et leur cri renforçait mon sen-
timent de n'avoir pas avancé depuis d'un pas , d'en être toujours,
dans ma vie, comme en ce jour désolé, à chercher un chemin impos-
sible à travers le brouillard, la pluie et d'étranges cris étouf-
fés dont je n'arrivais pas à saisir d'où ils venaient et contre
quoi ils essayaient aient de me mettre en garde.

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La Manche était livrée à une des pires tempêtes de
l'hiver. Notre petit navire à fond pla[n] t [d] montait à la crête de
vagues monstrueuses qui nous laissaient choir brusquement comme
au plus profond de la mer. Je n'ai jamais subi pareil tangage
sauf peut-être en mer Egée, quand l'on nous prit, du bateau de
croisière, pour nous conduire , en de frêles caîques , contre les vents
les plus tumultueux du monde, à la visite des îles De e los et Mi-
ke o nos. Mais c'étaient là des traversées de dix à quinze minutes
tandis que celle de Douvre-Calais , au temps dont je parle , prenait
plus de deux heures.


En un rien de temps, presque tous furent malades. On
voyait les passagers pâlir, verdir, sortir précipitamment de la salle à manger , la main
à la bouche, . de la salle à manger . ,
Attenante à cette salle s'en
trouvait une toute remplie de petits lits de camp , qu'on aurait
pu croire dressés dans l'attente d'un foudroyant mal de mer. J'y
fus bientôt allongée au milieu d'êtres gémissants. Le petit ba-
teau craquait de toutes parts. A ses plaintes se mêlaient celle
des h[u] u mains et cette autre encore, si hallucinante , du vent errant
captif dans les coursives.


Je me crus un moment enfermée dans une de ces affreuses
coques d'autrefois qui mettaient des mois à passer d'Europe en
Amérique, une immigrante hoquetante , soupirante, qui n'arriverait
sans doute pas vivante au terme du voyage, et j'entrevis enfin un

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peu de quelle inimaginable souffrance s'était contitué notre pays,
chacun de ces petits poste s gagné sur la silencieuse immensité de
côte et de forêt.


J'étais partie de Londres malade d'une bronchite et sans
doute déjà fiévreuse. Une toux tenace, de terribles nausées,
l'étau qui m'enserrait la tête, l'ensemble de ces maux et peut-être
encore plus le sentiment que j'étais un être incapable de me pren-
dre en main achevèrent de m'abattre. Bénin, il se peut, le mal de
mer n'en est pas moins un mal qui nous porte le mieux à croire que
nous allons en mourir , et en venir à le souhaiter. Je n'étais plus
que morne détachement. Pourtant , au fond de cette indifférence, je
me rappelle avoir perçu avec tristesse que la vie ne serait donc
en fin de compte qu'un que gaspillage de rêves, d'efforts, d'élans,
d'espoirs. Qu'en aurait-il été de moi , ce jour-là, me le suis-je
parfois demandé
, s'il ne s'était subitement trouvé quelqu'un,
comme en tant d'autre fois où j'en eus le plus grand besoin, pour
me porter secours? J'aurais tout aussi bien pu, j'imagine, me
laisser ramener en Angleterre par le même traversier o ù u y rester
tant qu'on ne m'en eût pas fait descendre de force. A travers les
gémissements qui m'entouraient, une voix calme me parvint:
— Allons! Un petit effort. ! Avalez une gorgée de ce
cognac. Vous allez voir, rien ne remet mieux le coeur d'aplomb.


J'ouvris les yeux. Je distinguai auprès de moi la jeune
fille dont j'avais tout juste fait la connaissance, sur le pont,
avant le départ. Je l'avais entendue à quelque distance parler
avec un porteur et l'avait s identifiée , à son accent , comme une com-
patriote de langue anglaise, probablement de Toronto . Je m'étais approchée la

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saluer. Nous avions échangé quelques phrases. Elle m'avait appris
son nom que j'ai retenu sans peine, celui-là, tellement je le trou-
vai bizarre[:] , Ruby Cronk; qu'elle était infirmière de son métier,
et que , venant d'achever un stage de perfectionnement à Londres,
elle s'en allait pour l'heure prendre de courtes vacances sur la
Côte d'Azur avant de rentrer au pays. Nous nous étions quittées
pour aller chacune à ses nos affaires , sur un : "Bye, bye now! See
you later..." qui aurait bien pu n'avoir jamais de suite. Et
voilà qu'elle était près de moi à vouloir me soigner de force
s'il l'e û t fallu. Je ne pense pas lui avoir rendu la tâche trop
difficile. Sans espoir comme je me croyais l'être, je dus mettre
ma confiance dans la jeune fille au bon et rond visage placide et
avaler les remèdes qu'elle tenait à me faire prendre.


A peine un peu plus tard, à ce qu'il me par û u , elle me
secouait pour me faire me lever. "Nous allons bientôt débarquer.
La traversée s'achève. Il faut nous préparer." Je tentai de me
soulever mais la tête me tourna et je retombai sur le misérable
petit lit que maintenant je ne voulais plus quitter pour rien au
monde. Ruby ouvrit alors mon sac, y trouva mon passeport. Elle
se chargea de mes affaires en plus des siennes et, tout en me
soulevant soutenant soutenant
, m'entraîna à passer la douane. Curieusement, au lieu
de mille autres soucis qui eussent pu alors m'atteindre, le seul
qui se faisait jour jusqu'à mon esprit brouillé avait encore trait à ma
malle encore que j'ai tant de fois craint de perdre
et qui de tous
mes entêtements m'a été un de ceux certainement qui m'a causé le
plus d'ennuis
. Je parvins à en dire quelques mots à Ruby. Elle
la récupéra, en trouva les clés, l'ouvrit pour l'inspection.

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Nos bagages chargés à bord du rapide pour Paris, nous
sommes parti e s en milieu d'après-midi mais déjà il n'y avait déjà à peine
plus de joies, me semble-t-il me rappeler. jour.
Il pleuvait à torrent s .
Des traînées d'eau sillonnaient les vitres que la venue de la nuit,
en effaçant derrière elles toute trace du paysage sombre, rendit
encore plus navrantes et pareilles à des flots de larmes. Ruby
m'avait fait prendre un autre cachet et je m'endormis contre son
épaule comme auprès de l'être le plus cher que j'eus au monde .


Cette tendresse, ces bons soins, ces marques de bonté
que tant de fois dans ma vie je reçus de la part d'étrangers, leur
souvenir me cause toujours une poignante émotion. Il m'apporte
une confiance renouvelée dans l'être humain, mais aussi une douleur.
Car je crois avoir recueilli plus de marques d'affections s de pas-
sants d'un jour, que de beaucoup de mes proches qui, eux , il est
vrai, ont eu à me subir longtemps. Peut-être en est-il de même
dans presque toute vie .


A Paris, nous devions changer de gare, récupérer nos
bagages dans l'une, les transporter dans l'autre. Avec les trois
ou quatre mots de français qu'elle connaissait, comment Ruby se
débrouilla-t-elle, je n'en sais trop rien, j'étais tout juste en
mesure de la suivre. J'ai comme un vague souvenir de l'avoir en-
tendue crier à tue-tête, dans son fort accent qui faisait se re-
tourner tout le monde sans pour autant que personne se porte se porter à notre secours :
"Porteur!... Porteur!..." et de l'avoir vue, à la fin, faire faire
un bout de chemin à ma malle en la tournant sur elle-même, jusqu'au
taxi rangé au bord du trottoir. Tout s'emmêlant dans ma tête, je
pensai pensai que j'arrivais à Paris pour la première fois et que

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c'était ma force payse d'alors qui me tirait d'affaire.


Dans l'express Paris-Nice, Ruby réussit à s'emparer d'un
compartiment libre. Elle me fit m'allonger sur une des banquettes,
me fabriqua un oreiller d'un chandail roulé, me couvrit de mon
manteau et du sien. Je n'eus plus connaissance de rien de toute
la nuit. Elle, a la porte, à ce qu'on m'apprit le lendemain, mon-
tait la garde. Des passagers tentaient-ils d'entrer, elle me dé-
signait, tout e endormie, d'un air apitoyé et sévère , les enjoignant
à de se montrer compatissants
: "Poor girl! Very sick! Perhaps con-
tagious!" Les gens battaient en retraite, . i I ls essayèrent de se
caser comme ils pouvaient dans les compartiments déjà complets.
Plusieurs restèrent debout dans le passage , les bras posés sur la
barre d'appui , à voir fuir la nuit ténébreuse. Ceux-là, j'ai encore
leur souvenir sur le coeur. Passé Lyon, notre seul arrêt , je crois ,
en cours de route, où Ruby
eut à repousser les dernières tentatives
d'invasion, elle s'allongea sur l'autre banquette et dormit elle
aussi comme une bûche. Entré par deux fois pour poinçonner nos
tickets, le contrôleur lui-même n'avait pu se résoudre, comme il
nous le dit au matin , dans son délicieux accent chantant, à réveil-
ler "ces deux belles dormeuses si profondément enfoncées dans les
bras de Morphée » .["]


Quand j'ouvris les yeux, il faisait grand jour. La lu-
mière inondait le monde. La mer, toute proche, étincelait. Je
crus être le jouet d'un rêve et me pris à me frotter les yeux.
J'avais quitté Londres sous une sale bouillie épaisse. Je n'y
avais pas vu le ciel pendant des mois, et, au fond, l'avais-je
vraiment vu depuis que, mon Manitoba quitté, la nostalgie de son

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haut ciel infini s'était installée en moi pour dès lors faire pa-
raître
indistinct à mes yeux presque tout autre ciel. J'ôtai mes
mains de devant mes yeux. Le grand bleu était toujours là, unis-
sant ciel et eau dans un éclat qui m'éblouit. Entre des tamaris
que je reconnus d'après mes promenades de dans Kew Gardens, des [illis.] agaves
au long cou
portant haut leur fleur unique, des palmiers, des
orangers et , les premiers mimosas en fleur, j'apercevais de co-
quettes villas de couleurs ravissantes enfouies dans leur jardin
comme si elles allaient être toujours à l'abri de la pauvreté, de
la peine, de la difficulté de vivre.


La maladie avait-elle fait son cours? La médecine de
Ruby produit son plein effet? Ou est-ce que je ne fus pas à l'ins-
tant guérie par le bonheur et la vue du monde tel qu'il devrait
être? Aujourd'hui je suis à peu près sûre que c'est bien le bon-
heur, ce matin-là, qui me rendit à la vie.


A son tour Ruby s'éveilla et marqua elle aussi la plus
vive stupéfaction à se voir transportée comme sous l'effet de la
magie dans un monde si beau. Un lent bonheur, plus contenu que le
mien, en accord avec une nature moins démonstrative se fit jour
sur son bon et large visage. Nous nous sommes entre- regardées
dans l'ivresse de nous découvrir, les pélerines d'hier trempées de
pluie, giflées par le vent , parvenues dans la douceur du Midi. Je
me sentais déjà attachée à elle et pas seulement par gratitude.
Elle, de son côté, paraissait portée vers moi comme on l'est sou-
vent dans la vie envers qui on a soigné, ramené à la santé. De
plus, elle me découvrait, à peine remise, joyeuse, exubérante, et
je l'enchantai, j'imagine, comme j'avais enchanté Phyllis et en

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enchanterais tant d'autres sur ma route, qui, ne possédant pas
mon don de voir, de rire, de [m] s 'extasier, ne m'en aimèrent que
davantage comme si , en m'approchant, ils m'en prendraient avaient pris une pe-
tite part
. Et Dieu soit à jamais loué si j'ai pu la leur passer!


Je ne sais plus si nous avons été au wagon-restaurant
ou si l'on nous apporta à nos places le café et les croissants.
Je me rappelle seulement que nous buvions et mangions avec goût
tout en ragardant défiler à sous nos yeux le jardin continu de la Côte
d'Azur. J'étais enivrée par le gracieux rivage, ses anses, ses
calanques, ses petits ports de pêche et surtout par la clarté du
ciel que je voyais répandue comme je ne l'avais encore vu e nulle
part ailleurs aussi éclatante et abondante. Je sentais mon coeur
de minute en minute s'éprendre d'un tel amour de cette terre qu'il
envahirait toute ma vie. Mais j'étais dans la crainte en même
temps que dans la joie, sous le coup de ce bonheur trop instantané,
et je confiai à Ruby que j'avais une grande peur de m'en réveiller , ,
comme d'un songe , trop beau , [trompeur] pour me retrouver dans l'étroite réali-
té d'il y avait quelques heures seulement. Elle m'avoua connaître
le même sentiment et redouter pour sa part de se retrouver d'un
instant à l'autre à Toronto, les pieds dans la neige salie , à pa-
tauger parmi les milliers la foule dans Bloor street , sous l'aigre vent venu
du lac Ontario. Alors nous avons bien vu que nous avions mis le
pied en paradis et qu'il était tout aussi vrai que les lugubres
endroits où tant d'hommes ont choisi s ou ont dû accepter de vivre.


Nous en sommes venues à parler, elle de l'hôtel à Nice
où elle se retirerait parce que, surtout fréquenté par des Anglais,
elle s'y sentirait moins perdue , ne connaissant pas le français, moi

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— Nous mangerons et même en mangeant bien , je suis sûre
qu'avec l'argent que nous dépenserions, vous dans votre hôtel, moi
à Beaulieu, nous aurons de quoi tenir un mois, deux peut-être...


Je la voyais ébranlée mais rétive encore au sujet de la
marche.
— Je n'ai jamais marché de ma vie, dit-elle, et j'ai
les pieds plutôt malades à force de m'être tenue debout depuis
des années sur le dur à l'hôpital.

— Eh bien, lui dis-je, il est plus que temps de les
remettre d'aplomb ces pauvres pieds, et, vous le savez mieux que
moi, Ruby, pour y arriver, rien ne vaut la marche. D'ailleurs,
nous irons très progressivement: trois ou quatre kilomètres par
jour... pour en venir à vingt, trente...

— Trente kilomètres!
— Mettons dix... quinze... N'oubliez pas: un kilomè-
tre c'est tout de même beaucoup moins qu'un mille.

— Combien moins?
— Oh infiniment moins!...


Je la sentais mollir entre mes mains. Ferme et détermi-
née comme elle l'était quand il s'agissait par exemple de soigner,
elle m'apparut peu résistante dès lors qu'on avait le dessus sur
elle par l'imagination et l'esprit d'aventure. Et j'en débordais ,
surtout grâce aux bons soins qu'elle m'avait prodigués. Peut-être
était-elle de ces natures incapables elles-mêmes de se jeter dans
les routes du hasard mais qui dans le fond du coeur en ont toujours
eu un peu l' envie et sont prêtes à suivre du moment qu'il y a quel-
qu'un pour prendre les devants. En ce cas, elle serait ma compagne

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rêvée. Sa confiance en moi , déjà visible , m'entraînait à oser encore
plus, de minute en minute.
— Evidemment, lui dis-je, vous pouvez envisager de pas-
ser vos vacances à jouer aux cartes avec vos vieilles dames de
Nice. Pendant [c] e ce temps nous pourrions tout aussi bien courir
faire la connaissance des pâtres, des cueilleurs de violettes,
courir dans [illis.] explorer les collines, à la [illis.] ^ les bords de mer , voir les bruyères, la monta-
gne, Avignon, Arles, Tarascon. C'est sans fin ce que nous pour-
rions connaître, une fois lancées sur la route.


Tant et si bien que , peu avant l'arrivée à Nice, elle
était convertie à mes idées. Nous descendrions à son hôtel , pour
une nuit seulement et y laisserions nos bagages. Le lendemain,
libres comme le vent l'air , nous prendrions la route sous le soleil du
bon Dieu et irions là où appel l erait le vent. Mon sauveteur de la
Manche était devenu mon fidèle Sancho.


Avais-je su particulièrement bien m'y prendre ou bien
Ruby était-elle prête , inconsciemment , depuis longtemps à entrer
dans la peau de ce personnage? Elle en était en tout cas appa-
remment heureuse comme de rien encore de ce qu'elle avait jus -
qu'alors entrepris. j usqu'alors.

Image XVIII


Tôt le lendemain nous sommes allées nous équiper à bon
compte au marché de la vieille ville. Ruby était émerveillée par
les friperies qui pendaient au long des ruelles étroites et som-
bres. Nous avons acheté de solides souliers de marche et à chacune ,
pour faire plus vite, une jupe pareille à celle de l'autre et des
blousons identiques
en plus d'un havresac à porter sur le dos à
l'aide de bretelles passées autour des épaules. Là-dedans nous
avons mis une carte routière très détaillée, des tablettes de cho-
colat, une baguette de pain, du fromage, un chandail en surplus , , et ,
à peine plus entravées que des chèvres, nous nous sommes parties par la
Micheline d'abord , pour en descendre presque aussitôt , la ville quit-
tée , et continuer à pied, enchantées de tout ce que nous voyions,
sans doute parce que nous allions au pas et avions le coeur à tout
embrasser.


Sur nous brillait un soleil bienfaisant, nous réchauf-
fant tout juste assez à travers nos blousons. Elle plutôt gras-
sette et forte, moi plutôt menue, nous devions avoir l'air, dans
nos vêtements pareils, de jumelles mal assorties, et tout le long
du chemin les gens nous souriaient. L'air embaumait le thym, la
sauge, le romarin. Au passage, le facteur, un pâtre, deux vieilles
femmes en nour nous saluèrent cordialement, et nous leur rend î mes
leur salut: "Jour sieu-dame."


Je ne le savais pas encore, mais ce matin-là commençait
ma vraie jeunesse que je n'avais pas eue encore aussi totale , trop

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accaparée avant par les soucis et l'inquiétude, et que je n'aurais
plus jamais tout aussi grisante. Pour la première fois de ma vie,
j'étais loin de tout le mal qui m'avait atteint e e ou atteignait les?
autres. Si j'ai tellement aimé ce ce cher pays de Provence, c'est
peut-être avant toute tout chose parce que là seulement j'ai vraiment
été libérée d'angoisse, libérée d'ambition et même peut-être de
souvenirs, l'être bienheureux
qui vit au jour le jour.


Vers la fin de l'avant-midi, ayant atteint je ne sais
plus trop si c'était Saint-Tropez ou St Sainte -Maxime, je levai les yeux
et, haut dans la petite chaîne des Maures, perché sur un pé i ton
rocheux, j'aperçus mon premier village sarrasin aux maisons for-
mant rempart. J'eus instantanément envie d'y être. Nous avons
pris des renseignements à un café. Il y avait bien un car pour
monter là-haut, mais il était parti depuis une heure, et il n'y
en aurait pas d'autre avant le surlendemain. J'étais incapable
d'attendre tout ce temps-là. Je piaffais d'impatience.
— Montons, Ruby!
— A pied?
— Pourquoi pas! On ne peut guère en être à plus de
cinq ou six kilomètres. Nous irons lentement. Nous avons ample-
ment de quoi manger en cours de route. Nous coucherons là-haut
ce soir. La vue doit y être merveilleuse.


Et pour mieux l'allécher, car je commençais à la savoir
gourmande, je lui proposai:
— Ce soir, s'il le faut, nous crèverons notre strict
budget quotidien et nous nous paierons un de ces repas fabuleux.
Que dirais-tu d'un steak au poivre ou d'une sole amandine, avec

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des choux à la crème pour dessert?


La pauvre grosse Ruby, déjà éreintée, se laissa persua-
der d'attaquer le rude chemin montant au cours duquel nous ne de-
vions voir ni habitation, ni passant, seul un ermitage depuis
longtemps désert. Au pire du chemin pierreux, elle geignit un
peu. Je faisais de mon mieux pour la remonter.
— Attends seulement de voir l'air que nous allons res-
pirer de ce promontoire.


Hélas, le village que j'avais estimé être à cinq ou six
kilomètres de la côte devait bien en être à une quinzaine au moins. vingtaine.
Au fur et à mesure que nous nous traînions vers lui, il apparais-
sait d'ailleurs reculer dans sa montagne et même s'y cacher à nos
yeux qui ne le trouvaient plus par instants, peut-être sous l'ef-
fet de la fatigue ou parce que la route tournante nous le dérobait.


Ruby commença à boiter. Nous avons découvert, ses bas
enlevés, qu'elle avait à chaque talon une énorme ampoule sur le
point de crever. Heureusement que j'avais pensé à me munir de
diachylon. Je lui fis des pansements adhésifs, lui trouvai à boire
de l'eau fraîche et même un bâton de route. J'en vins de bon coeur
à lui céder ce qui me restait de chocolat quand je découvris qu'elle
avait dévoré tout le sien en cachette. Que n'aurais-je fait pour
retenir mon Sancho sans lequel l'aventure eût perdu presque tout
son piquant? Elle-même n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de le suivre à ses risques et périls?
En tout cas, elle se leva pour me suivre sans trop protester quand
je lui exposai que nous n'arriverions pas avant la nuit au train
où nous allions. Que nous soyions devenues en si peu de temps
inséparables, encore aujourd'hui, des années après que j'ai perdu

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Ruby, m'étonne toujours et toujours me ramène vers elle avec plus
d'amitié encore.


En fin d'après-midi, échevelées, les chevilles tordues,
la plus forte s'appuyant de tout son poids sur la plus frêle,
nous avons atteint Ramatuelle et presque du même pas le seuil ac-
cueillant de son unique auberge: c [C] C hez Henri.


Lui-même, Henri — et finalement tous ^ ceux du village — à voir
arriver ces créatures poussiéreuses , crurent ferme comme roc avoir
affaire à d'excentriques filles de milliardaires. Qui d'autres [s] [s]
eussent [illis.][ait] aurait pu
, pour le plaisir, se lancer en pareille équipée? Cer-
tainement pas, en tout cas, de vraies pauvres! AInsi naquit
autour de nous, dès notre apparition, une sorte de légende allant devant
donner suite [illis.] lieu au plus extravagant malentendu
qui allait nous four-
nir, à Riby et à moi, de quoi rire à n'en plus finir.


A cette auberge logeait depuis trois mois un L l ord ir-
landais, Sir John Henry Dunn Bart, qui, n'ayant pas d'argent pour
payer sa note , ne pouvait s'en aller puisque Chez Henri, s'il était
d'usage de ne payer qu'au départ, on n'en était pas pour autant
exempté à la fin des fins, et le pauvre L l ord ruiné, plus le temps
filait et moins il avait les moyens de s'acquitter. En nous
voyant poindre, il crut peut-être enfin venue l'heure de son sa-
lut. Il nous invita à un de ces plantureux repas comme nous n'en
n' aurions pas rêvé même dans nos les plus alléchants rêves
. Il ne lési-
nait pas sur la dépense. Il n'avait pas plus que le reste à
s'acquitter pour l'instant de ce repas, et ce pauvre grand L l ord
avait apparemment été élevé à penser que ce qu'il n'avait pas à que l'on n'a pas à

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payer aujourd'hui, il faisait tout aussi bien de se l'accorder. on serait bien gauche gauche de e se la e refuser.
Ruby fut immédiatement regaillardie reconfortée par c l l e plantureux repas [illis.] régal qu'elle
termina par deux savarins engloutis coup sur coup. Je n'en reve-
nais pas de tout ce qu'elle pouvait avaler et qui apparemment se trans-
formait tout aussitôt chez elle en bonne humeur, en bonnes dispo-
sitions. J'entrevis la manière de la faire m'accompagner jusqu'au
bout du monde si me manquaient les autres moyens.


Ce soir même, il y avait bal musette sur la placette du
village, au son de l'accordéon. Notre L l ord nous y conduisit, une
à chaque bras. Au centre de la petite place, la remplissant pres-
que en entier [flèche] en entier
, s'élevait un très vieil orme, sept fois centenaire, l'aîeul
ici de toute vie, ceint d'un énorme banc au bois de longtemps
adouci. Les plus vieilles gens y avaient déjà pris place, les
femmes ensemble, les hommes à fumer leur pipe dont la fumée se
perdait dans la voûte épaisse du feuillage des branches sous l'autre voûte , , é-
toilée , , de la nuit douce. Jeunes et vieux vinrent à notre rencon-
tre, pour voir de près et féliciter ces braves petites créatures ayant
grimpé à pied l'abrupte montagnette pour être avec eux de la fête . [illis.]
ce soir.
Sans comprendre grand-chose à ce qu'ils disaient, Ruby
suivait le mouvement des lèvres, les jeux de physionomie, souriait
et se montrait charmée. Elle devait me confier plus tard qu'elle
qui se savait sans beauté, sans attrait — hé oui,
elle le savait trop bien! — pour la première fois de sa vie, ce
soir-là, elle s'était sentie accueillie, acceptée, aimée. Et qu'elle
avait eu besoin presque à chaque instant de se pincer pour se
faire croire que c'était
bien elle qui créait cet effet.


L'accordéoniste entama un air entraînant. Je fis un

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tour de valse entre les bras de Sir John Henry Dunn Bart. Il
dansait admirablement. Il savait aussi tourner de belles phra-
ses. Il célébra mon regard qui déjà, dit-il, dès en m'apercevant,
lui avait transpercé le coeur. Et maintes choses de ce genre.
Je l'aurais bien laiss é r continuer encore un peu sur ce ton, mais
je voulais l'amener à faire danser aussi Ruby qui se tenait pour
l'instant assise sur le banc circulaire, parmi les gens sages,
déjà toute contente d'être au mieux avec eux.
— Ruby, lui dis-je, est bien plus belle.
— L'Anglaise! Mais e E lle est laide , la pauvre, le nez
trop gros, trop court, la lèvre épaisse.

— Mais elle a de beaux yeux, vous verrez si vous prenez
la peine de les regarder, et c'est un coeur d'or.


Sans pourtant encore avoir appris qu'il était à l'affût
d'une bonne fortune, même d'une dot peut-être, qu'est-ce qui me
prit d'inventer:
— Et puis... ce qui ne gâte rien... elle est riche,
très riche...

— Ah oui! dit-il avec un intérêt mal dissimulé.


Il dansa la prochaine danse suivante avec elle, et le visage
fleuri de son plus enchanteur sourire, apparemment il lui conta à
elle
aussi quelque romance. Plus prompte que moi à le voir venir,
elle me souffla avant le prochain tour:
— C'est de toute évidence un type qui cherche une hé-
ritière. Il te trouve très belle, m'a fait de toi mille compli-
ments, et ne cesse de tâcher de savoir si tu es riche pour courir
ainsi le monde avec rien sur le dos. Je lui ai raconté que ton

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père est propriétaire des Canadian Pacific Railways. Ne va s pas?
me démentir. A ton tour maintenant!


Je trouvai le jeu un peu cruel, mais elle me lança:
— Hé quoi! ce pourrait être une pauvre fille nigaude
qu'il chercherait à prendre dans ses filets. !


Au prochain tour que je fis avec lui, le L l ord laissa
tomber comme négligemment:
— Vous disiez donc riche en plus de tout son charme vo-
tre délicieuse amie Ruby, si amusant e d'esprit.

— Et comment donc! Son père est propriétaire des trois
plus importantes pulperies-papeteries canadiennes. Je crois qu'à
lui seul il approvisionne le Chicago Tribune.


Entre les danses nous courions l'une vers l'autre nous
mettre d'accord sur ce que nos pères possédaient et jusqu'où nous
pourrions faire marcher notre prétendant.


Pauvre Sir John Henry Dunn Bart, dans la douceur éton-
nante de cette nuit de janvier sur la montagnette, sous les étoiles
pétillantes, sous le regard également pétillant des vieux autour de
l'arbre, l'avons-nous assez tourné, retourné!


Ruby était à la fête. ! A la voir si recherchée par le
L l ord dédaigneux, les jeunes hommes du village avaient fini par la
trouver désirable et se présentèrent tous pour lui demander une
danse. Elle ne manqua pas de cavaliers jusqu'aux petites heures.
Les yeux vifs, les traits animés, elle était presque belle, telle
que je me la rappelle en ces moments.


Quelques heures plus tard, ayant commandé à notre intention

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un superbe pique-nique, Sir John nous conduisait, par un sentier
de chèvres, vers un autre nid sarrasin blotti plus haut encore
dans les Maures, l'incroyable Gassin où nous fûmes peut-être,
Ruby et moi, les premières femmes étrangères à y mettre pied ,
tant l'éloignement l'avait jusque-là préservé.


De ces hauteurs, la vue était saisissante, bordée au
loin par le fil de la Méditerranée, des crêtes sauvages, des forêts ,
de s s cultures en terrasses , et l'air , si léger, si enivrant à respirer ,
qu'il me rendit heureuse comme si je n'avais jamais encore sur ma
route croisé le malheur.


Cette découverte, je la devais tout de même au L l ord
irlandais, et je ne pouvais me résigner à le laisser sur une mau-
vaise impression de nous deux. Nous avons passé un jour encore à
Ramatuelle pour donner aux pieds de Ruby le temps de guérir avant
de prendre le car pour Saint e -Maxime, laissant derrière nous un
Sir John tout décontenancé, car, voulant le délivrer de son péni-
ble suspense, je lui avais avoué n'avoir pas le sou pour demeurer
même une semaine heure eure de plus dans sa trop luxueuse auberge. Pour mieux répa-
rer, je lui lançai au départ:
— Pourquoi ne pas profiter de votre séjour ici pour
écrire vos mémoires? Vous avez tout votre temps. Et le mémoires
d'un prince en exil sont toujours très populaires.


Je recueillis de sa part un pétillement des yeux spéci-
fiquement irlandais. Notre L l ord allait peut-être me prendre au
mot.


Deux jours plus tard, je ne me rappelle plus comment
cela se fit, nous étions à Porquerolles. Ruby ne désarmait

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toujours pas à l'égard de notre prétendant. Elle prédisait qu'il
allait rester à jamais captif dans son village sarrasin tout com-
me le Masque de Fer dans son cachot que nous allâmes visiter dans
une des petites îles de Lérins. Et que ce serait bien fait pour
lui!


La joie, mystérieuse visiteuse, dont la présence en nous
après que nous avons été si durement frappé par le chagrin, est
bien, de tout ce qui nous arrive, le plus étonnant, continuait
toujours à m'habiter. Par moments, comme le rauque cri d'un oiseau
blessé, me traversait brusquement le souvenir de mon torturant amour
pour Stephen, ou du temps de la rue Deschambault quand ma mère lut-
lait pas à pas pour nous permettre d'entrevoir au moins un peu au
loin le bonheur... que je possédais maintenant si amplement. Alors
me venaient des larmes de honte d'avoir pu être joyeuse. Ruby en
était désemparée, s'accrochant à mon être heureux comme à sa seule
bouée.


Elle faisait connaissance , elle, avec la joie . pour la
première fois de sa vie. , avec la joie .
Se croyant incapable de l'avoir atteinte
par elle-même, elle disait que c'était moi qui la lui avait obtenue
par je ne sais quelle magie, et m'en gardait une gratitude dont je
ne mesurai que beaucoup plus tard l'étendue incroyable. Mais déjà
j'avais peu de peine à entraîner mon Sancho presque partout où le
caprice me soufflait d'accourir. C'est tout juste si parfois je
l'entendais maugréer un peu quand je proposais d'allonger nos ran-
données à vingt-deux kilomètres par jour.


Après un tour à Agay où , cette fois, c'est la volonté de

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Ruby qui prévalut, pour la bizarre raison qu'elle avait à Peter-
borough, Ontario, une cousine du nom d'Agay, où donc sommes-nous
allées courir? Il m'est impossible aujourd'hui de me rappeler
notre itinéraire capricieux, si on peut appeler itinéraire ce
vagabondage à pied, en Micheline , en car, nous amenant un jour à
Hyères, le lendemain à Grasse et Vence, le surlendemain aux Gorges
du Var. Même les lièvres dans leurs sauts frénétiques n'eussent
pu accomplir trajet plus erratique.


Je me souviens qu'un jour de furieux mistral nous nous
étions mises en tête, contre l'avis de tous, de louer des bicy-
clettes et que nous avons dû pédaler des heures sans avancer d'un
pouce toujours devant la même propiété à haute haie de bambous
qui se tordaient de détresse. Deux hommes en passant sur la route,
la cape envolée, nous jetèrent des regards ahuris. A la fin, de
la maison aux contrevents rabattus, d'où l'on nous observait sans
doute par quelque fente, l'on vint nous offrir de partager la
soupe et de nous mettre à l'abri pour la nuit, nous et nos vélos.


Est-ce que parce que j'y fus, le coeur avide d'être
consolé, et l'ai été au-delà de ce que j'espérais, que j'ai telle-
ment aimé la Provence? Ou est-ce elle avec sa gaieté pétillante,
sa changeante nature, comme mon propre coeur tournant au drôle,
tournant au grave, qui m'a conquise et donné du bonheur comme
nulle autre terre au monde? Je pense avoir là seulement vécu
d'instant en instant sauf peut-être aussi à la Petite-Poule-d'Eau,
mais là j'y je travaillais beaucoup . Mon passé s'était comme aboli
avec ses vieilles angoisses qui m'avaient si longtemps entravée.
L'avenir ne m'importait plus. J'étais sans souci de ce que je

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deviendrais. Ai-je jamais été si libre?


Un soir, au crépuscule avancé, nous avons abouti à
Mou[illis.] a ns-Sartou, insignifiant village, mais une certaine dame Vis-
cardi y tenait, à prix modique, une si excellente pension que nous
avons décidé d'y établier nos quartiers généraux, rayonnant à par-
tir de là selon notre penchant, pour revenir le soir retrouver
un lit douillet, la chaleur d'un gros poële et la sympathie aima-
ble d'une demi e - - douzaine de pensionnaires sur - le - champ devenu[e] s
pour nous une sorte de fam[c] i lle. Car alors j'avais presque per-
suadé Ruby que nous ne quitterions jamais la Provence, nous fai-
sant plutôt pâtres ou gardiennes de chèvres, que ce serait la
pire folie, ayant enfin trouvé une terre heureuse, de la quitter,
puiq [e] ue puisque puisque ni honneur, ni argent, ni promotion, ni diplôme ne nous
apporterait ce que nous avions ici pour rien. Donc Dans s ce "rien" mon
ignorance de la vie ne me laissait pas voir qu'il y a pourtant
presque tout: l'élan du coeur, son bondissement de chaque instant,
l'élasticité du pas, et surtout, surtout, cette profonde injustice,
parce que l'on est jeune, bien portant et l'air heureux, de se
faire partout aimer dès le premier regard.


Comment donc , ce jour-là, parties de bon matin pour une
simple promenade et ayant averti madame Viscardi que nous serions
de retour pour le dîner, avons-nous pu , de petite route déserte en
petite route encore plus déserte, telles que toujours elles m'at-
tirèrent, finir par nous égarer en un paysage farouche et si com-
plètement inanimé que le seul signe d'habitation que nous y avions
recueilli, à la croisée de deux chemins de poussière, était un
mince écriteau fait main annonçant: Château de Besançon, 8 kilo- ital

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ital mètres . Nous en avions déjà parcouru davantage en tournant sans
doute sans cesse sur nous-mêmes pour trouver une issue à cette
lande de silence impénétrable, tout autour fermée par des bois
sombres.
— Nous ne sommes plus en Provence, ai-je dit à Ruby.
Par un tour du diable, nous voilé dans quelque coin maudit de
l'Asie.


Mais elle me boudait et n'entendait plus rire. Ce fut
une des rares fois où elle entra en révolte ouverte contre moi,
prédisant que ce qui devait arriver arriva arriverait , et que je finirais
bien, d'inspiration en inspiration, par nous mener droit à quel-
que inextricable situation. Pour l'instant, nous semblions bien
y être. Au bord du misérable chemin, dans les hautes herbes
tristes, il y avait une assez grande pierre plate. Ruby s'y assit,
se déchaussa, frotta ses pieds endoloris et m'avertit qu'elle ne
ferait pas un pas de plus , jamais en ma compagnie . Je m'assis
auprès d'elle dans les herbes. Nous avions enfilé ce matin -là nos
deux pulls rouge flamme identiques qui auraient pu être vus à
des milles dans ces champs monotones, quelqu'un serait-il seule-
ment venu à y passer. Je ne savais comment amadouer Ruby. J'ar-
rachai une tige d'herbe que je suçai mélancoliquement. Qui aurait
pu croire qu'à ce moment même une chance inouîe était en route
vers nous, allant qui allait donner un démenti aux noires prédictions de
Ruby , et prouver que, tout au contraire , je portais bonheur.


Une auto avait surgi au bout de la petite route. Nous
la guettions comme deux vautours, de la tête et du buste — tout
rouge — dépassant les herbes. A notre hauteur stoppa , la voiture ,

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son conducteur avançant vers nous un visage aimable.
— Mesdames?... mesdemoiselles?... Pardon! Seriez-
vous du pays?

— Du pays! Bien sûr! dis je dans ma meilleure imita-
tion de l'accent provencal.

— En ce cas, mesdames?... mesdemoiselles?... auriez-
vous connaissance d'un château de Besançon situé quelque part
dans les environs? Depuis deux heures que j'y je tourne sans rien
trouver, il doit y être bien caché. Je suis de Nîmes, se crut-il
obligé de nous expliquer, avec cette obligeance des gens du pays
à satisfaire la curiosité par eux-mêmes soulevée, agronome de mon
métier, et je m'en retournerais chez moi sans plus chercher si ce
n'est qu'ils ont la maladie de la vigne à leur château de Besançon
et m'ont fait demander d'urgence.

— - Besançon! lui dis-je, comme ça se trouve bien, je
connais justement! Continuez par où vous allez. A moins d'un
kilomètre, vous verrez l'indication. Faites attention: elle est
en petits caractères, à la main. Il faut de bons yeux pour la
déchiffrer.


Et pour faire encore plus local, je dis avec conviction
ce que je m'étais entendu dire mille fois en France:
— Pouvez pas le manquer! C'est tout droit devant vous!


Après coup , le fou rire me gagna. Ruby, plus curieuse
que rancunière, demanda à savoir ce que nous avions pu nous racon-
ter, l'automobiliste et moi.
— Il était égaré, il cherchait son chemin.
— Et alors?

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— Alors... je l'ai remis sur son chemin.


Le fou rire la prit elle aussi.


La bonne humeur était complètement revenue entre nous
et nous en étions à contempler l'idée d'aller quémander un repas
à Besançon, lorsque, deux heures plus tard, toujours assises au
même endroit, nous avons vu resurgir la voiture de l'agronome.
Il stoppa.
— - Mesdames?... mesdemoiselles?... vous n'êtes pour-
tant pas égarées. Comment se fait-il que je vous retrouve au
même endroit toujours, dans vos beaux chandails rouge vif qui
mettent une si belle tache de vie dans le paysage?

— Eh oui! le rouge c'est gai, dis-je, et je lui deman-
dai des nouvelles des vignes.

— Ah, très malades, les pauvres! Ils ont trop long-
temps attendu pour le faire soigner. Mais c'est que les châte-
lains eux-mêmes ils sont pauvres, les pauvres!

— - Eh aussi que je m'en doutais!... dis-je avec com-
passion.

— Vous avez quelque chose comme l'accent du pays,
observa-t-il, mais pas tout à fait, d'où venez-vous donc?

— De celui-ci... C'est-à-dire, d'à côté... De de Marseille...
— Marseille! Ah non! Je le connais celui de Marseille,
allons! Seriez-vous de Norvège? De la Suède? Non?


Je finis par lui dire la vérité.
— Le Canada! Le pays des neiges! De Maria Chapdelaine!
Et maintenant que j'y pense , de Montcalm, aussi! Votre Montcalm!
Notre Montcalm! Car avant d'aller se faire tuer au Canada, vous

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le savez sans doute, il était de Nîmes [Enf][illis.] , le pauvre! Enfin de tout près de N î mes. Allons!
Mesdames?... mesdemoiselles?... vous n'êtes n'allez tout de même pas
pour repartir
sans être venues saluer la partie de Montcalm.
Allons, montez mesdames?... mesdemoiselles?... Je vous emmène
à Nîmes.

— Qu'est-ce qu'il a à être si surexcité? me demanda
Ruby, in English.

— Il veut nous ammener à Nîmes saluer le souvenir de
Montcalm.


Elle, elle aurait plutôt souhaité aller saluer Wolfe.
Mais elle n'avait rien contre Nîmes et aurait même, me dit-elle, elle aurai[t]
voyagé
avec le diable en personne plutôt que de refaire à pied
l'invraisemblable trajet jusqu['] e chez madame Viscardi.
— Ce n'est pas le diable, l'assurai s -je. D [L] L es agrono-
mes, ce sont gens sérieux. Et vois donc par toi-même quelle
bonne physionomie a celui-là!


Nous sommes parties toutes deux assises sur la banquet-
te d' avant
à côté de monsieur Didier Laroche qui nous mena par
les plus charmants villages, que je n'ai plus jamais revus dans
mes autres voyages en Provence, ils devaient être situés sur un
parcours un peu à part. Il fit un détour pour nous montrer, en-
jambant le ciel flamboyant, rang sur rang d'arches légères, le
vieil aqueduc romain, dans la radieuse campagne de Nîmes. En
ville, il nous fit voir les arènes, peut-être les plus intactes
en d' Europe
, plusieurs monuments , et il nous convia , un verre à la main,
à nous recueillir en mémoire de Montcalm , à la terrasse d'un café
recevant les derniers rayons d'un après-midi doré. Et , tout à

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coup, il nous proposa de passer la nuit à Nîmes. Il nous trouve-
rait un hôtel pas cher. Le lendemain, il nous reprendrait tôt
pour visiter le Languedoc où il avait des vignes à soigner.
C'était bien tentant, mais il fallait, si nous restions, en aver-
tir madame Viscardi. Le garçon de table nous apporta une plume,
de l'encre et une sorte de carte - expr è s destinée à voyager comme
l'éclair. Je rédigeai quelques mots à l'intention de madame
Viscardi, l'assurant que nous ne pouvions être en meilleures mains
pour voir le plus possible du doux pays de France — celles d'un
médecin des vignes du Seigneur, et lui disant de ne pas nous attendre pour
un jour spécifique.


Aujourd'hui, quand je pense à tout ce que j'ai pu voir
en voyage, sans le sou, je prends conscience que je le dois pres-
que en entier à de bons messieurs Didier comme il s'en trouva
tellement sur ma route.


Notre carte postée, il nous déposa à la porte d'un hôtel
si piteux que nous hésitions à y pénétrer .
— Tas envie d'entrer là-dedans? me demanda Ruby. Je
suis sûre que c'est plein de puces.


Nous avons attendu que l'auto de monsieur Didier eut
tourné le coin, puis nous sommes parties chercher ailleurs.


En cours de route, Ruby me confia:
— Je donnerais je ne sais pas quoi pour me coucher ce
soir dans mon bon lit de madame Viscardi après avoir mangé son
potage à l'oseille, son loup au fenouil et sa mousee au chocolat.

— Penses-tu que nous pourrions encore arriver à temps?
— En courant tout le long jusqu'à la gare si on

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attrape la prochaine Micheline...


Elle allait partir comme nous arrivions à bout de souf-
fle. Le contrôleur nous happa de justesse entre les portes qui
allaient se refermer. C'était le même qui avait poinçonné nos
tickets la veille, l'avant-veille aussi. C'était un Corse, un
bel homme au visage basané et à l'air mélancolique. Il attacha
sur moi le feu de son regard à la fois brûlant et désespéré.
— - Ecoutez, me dit-il, je n'en peux plus. Je vous ai
aimée à la folie dès que je vous ai vue, vous le savez, je vous
l'ai dit. Je cherche comme je peux à vous oublier. Mais il n'y
a rien à faire. Vous montez. Vous descendez. Vous revenez.
Il n'y a pas de jour où vous ne surgissez devant moi. Vrai, je
n'en peux plus. Mariez-vous avec moi. Je vous le jure, je vous
ferai un bon mari.


Brusquement, à le regarder, mon envie de rire me passa.
Le malheureux disait vrai. Je l'avais envoûté par je ne sais quel
sortilège, sans qu'il y eût de ma part effort ou jeu. Il ne devait
pas être le seul. Un soir, dans une auberge où nous terminions
notre repas, un jeune homme assis en face de moi, qui n'avait pas
cessé de me dévorer des yeux, déchira une page de son calepin,
y écrivit en hâte quelques lignes qu'il m'envoya porter par le
garçon. Je lus: "Je suis libre, électricien de mon métier, gagne
assez bien ma vie. Je la mets à vos pieds. Je sens déjà que je
n'aimerai que vous. Ne le savez-vous donc pas? Vous exercez sur
les êtres une fascination irrésistible."


Même si je tiens compte du tempérament méridional exces-
sif, il me faut convenir que je fis plus souvent qu'à mon tour des

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conquêtes au long de ce voyage étrange que Ruby avait drôlement
dénommé "the trail of the broken hearts » [.] .


Que m'arrivait-il au juste? [De] D' où me venait ce pouvoir
accru sur les êtres, hommes ou femmes d'ailleurs, car , que partout,
j'allais à longueur de journée
, je me faisais des amis des gens
rencontrés? Il y avait la spontanéité provençale, cet accord
entre elle et moi, mais autre chose encore , et qu' est-ce que c' qu' était -ce?
donc?


A Londres aussi je m'étais fait de combien d'étrangers
des amis très chers , même s'ils n'avaient été qu'entrevus et aus-
sitôt perdus, mais il me semble que c'était à l'heure de la dé-
tresse, de la solitude, de l'ennui auxquels sont peut-être parti-
culièrement sensibles les coeurs L l ondoniens. Tandis qu'ici!


Aujourd'hui, si loin de celle que j'ai été alors, la
regardant aller, vivre, rire et courir , sans presque croire que ce
f û t moi cette créature légère, je crois comprendre que je rayonnais
du bonheur d'être aimée à chaque pas et que ce rayonnement , m'atti-
rant encore plus d'amour , me faisait davantage rayonner.


Ayant également couru tout le long du chemin depuis
l'arrêt de Mouans-Sartou à jusqu'à la pension , nous y entrions essoufflées,
à peine la nuit tombée. Réunis sous la lampe à abat-jour, madame
Viscardi et les pensionnaires lisaient notre carte tout juste ar-
rivée avec une rapidité encore plus surprenante que celle de la
poste de Fulham.


J'entends encore la voix à l'accent comique de madame
Viscardi lisant à voix haute: "Partons avec le bon monsieur Didier
pour un tour du Languedoc... Peut-être des Cévennes... Ne nous

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attendez pas trop avant un jour ou deux... Ou trois ou quatre...
Peut-être pas avant la fin de la semaine..."


Elle s'écria, à propos de nous, les bras é levés au ciel :
"Avez-vous jamais vu pareil s diable au corps, surtout la petite
qui parle français? C'est celle-là qui entraîne l'autre..."


Se retournant, ils nous aperçurent alors sur le pas de
la porte, en demeurèrent un moment pétrifiés, puis nous ouvrirent
les bras pour nous fêter et nous embrasser comme si nous avions
été parties cent ans.

Image XIX


Telle fut notre vie pendant un peu plus d'un mois, si
heureuse qu'aujourd'hui, après tant de deuils et de peines qui
m'ont rejointe, j'en rougirais pour un peu, encore que je sache
maintenant que, si l'on n'a pas été pleinement heureux au moins
pendant quelques instants, on ne connaît rien non plus à la souf-
france du monde. Je pense que c'était l'imprévu qui donnait tant
de prix à nos journées. Nous ne savions jamais la veille où nous
irions le lendemain. Nous confiant à elle, chaque journée, comme
la vie elle-même , nous prenait presque invariablement par surprise,
surprise joyeuse alors, et elle nous était ravissement ininter-
rompu.


Au bout de deux semaines, Ruby avait pourtant parlé de
partir, arguant qu'il lui faudrait bientôt se résigner à repren-
dre la "vraie vie" , et autant maintenant qu'un peu plus tard alors
que ce serait encore plus difficile. J'étais parvenue à l'en
dissuader.
— Une semaine encore! l'avais-je suppliée , w puis après:
encore une, Ruby!


Je l'avais amenée avec plus de peine, toutefois, amenée à quitter
le nid douillet et la bonne table de madame Viscardi pour, de gîte
en gîte précaire, finir par en trouver un presque aussi accueillant,
à l"autre bout du pays, en Languedoc, dans le petit village de
Castries chez une dame Paulet-Cassan formant maisonnée avec sa

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soeur, une vieille fille timide qu'elle ne nommait jamais autre-
ment que ma-de-moi-selle Thérèse. Un gendarme complaisant à qui
nous avions demandé où trouver pas cher et bon nous y avait en-
voyées tout droit: "Chez madame Paulet-Cassan, voyons! Ca fait
pas de doute!... Mais ne dites pas que c'est moi qui!... Car,
vous comprenez, à l'hôtel ils pourraient me faire des histoires ..."


Tout au bout du village, dans la grande maison de cré Tout au bout du village, dans la grande maison de crépi
rose aux volets bruns, nous eûmes chacune une chambre non chauffée
mais vaste, avec de s gé généreuses fenêtres s'ouvrant sur un panorama
de plaines, de jardins et de vignes montant à flanc de collines.
C'est là, par un matin frisquet, pieds nus sur le carrelage gla-
cé, qu'en ouvrant les volets je reçus droit dans les yeux le spec-
table de mon premier amandier fleuri. Je verrai toute ma vie se
profiler contre le ciel clair du Midi ardent ce jeune arbre aux
fleurs d'un rose tendre toutes frémissantes encore de leur naissan-
ce avec le jour.


Pour le coucher dans de grands lits en cuivre, sous
l'édredon de duvet, et le café du matin - si odorant! - il nous
en coûtait à chacune environ vingt-cinq cents par jour de notre
monnaie. A loger chez les gens notre argent s'étirait, au reste
bien plaisamment, puisque chez eux nous apprenions leurs manières
et à vivre leurs douces vies sans tracas superflus.


Madame Paulet-Cassan possédait à un kilomètre du village
une petite vigne qu'elle allait presque tous les jours soigner,
pour le plaisir. Un bon matin, nous sommes parties tôt, le petit
âne agitant ses sonnailles, Ruby, moi, madame Paulet-Cassan portant
la serpe, et sa soeur, des bouteilles de vin dans un panier, enve-
loppées de serviettes,

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des bouteilles de vin, le chien Fidèle trottant en arrière, et,
passé les merveilleuses arches de l'aqueduc romain, [flèche] nous avons gagné,
entre des garrigues embaumées, le champ de ceps que nous avons
? aidé à nettoyer, y à dégager . Au crépuscule , des plus doux en cette
région, l'âne chargé des fagots de sarments, nous sommes repassé ^ e s
sous les arches délicates, hélées par quelques vieilles qui pre-
naient l'eau dans des cruches à la prise communale: "Hé ben!
Hé là! Vous voilà maintenant madame Paulet avec des pensionnaires invitées vitées
payantes
!..."


Sur les sarments que nous avions rapportés, madame
Paulet-Cassan, accroupie devant l'âtre, s'appliqua à faire rôtir
des "bouchées", morceaux d'agneau et de lard entremêlés de cèpes
et saupoudrés de thym, le tout enfilé sur une fine broche qu'elle
tournait à la main lentement, avec une patience infinie, sur un
feu doux. Il se s'en s'en répandait une odeur à vous mettre l'eau à la
bouche jusqu'à la fin de la vie.
— Madame Paulet-Cassan, gardez nous à d î ner, l'ai-je
priée. C'est tellement meilleur chez vous qu'à l'hôtel.

— Je le comprends. Ils n'ont plus le temps ni le tour,
à l'hôtel, de cuisiner au feu de sarment.


Elle nous proposa:
— Vous irez chez la boulangère, chez l'épicier , acheter
de petites choses, un bout de fromage, une galette. Vous direz
bien haut partout que je vous permets de faire votre cuisine sur
mon feu. Ils ne peuvent rien redire à ça , les jaloux, et prêts ,
comme ils sont tous , à m'envoyer le gendarme sous prétexte que je
n'ai pas le permis. Le permis! Le permis! C'est ça qui vous

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donne le don! Allez, mes petites! Faites comme je dis! Et des
bouchées, je vous en ferai de telles que vous vous les rappelerez
encore quand vous n'aurez plus de dents.


Au bout de peu de temps, elle trouva trop élevé le prix
de la pension qu'elle avait fixé à la journée. Puisque nous pas-
sions la semaine, elle l'abaissa considérablement. Plus nous
allions et moins il nous en coûtait pour manger , d'ailleurs de
mieux en mieux chez madame Paulet-Cassan car , bientôt, en plus
des bouchées, elle nous régalait de crè ê pes fines qu'elle faisait
sauter d'un tour de main sur le poêlon réchauffé dans l'âtre.
— A ce train, madame Paulet-Cassan, si nous restons
tout un mois, qu'est-ce qu'il pourra bien nous en coûter pour être
si bien chez vous?

— Mais rien du tout, voyons! Puisque vous serez de la
famille. Et d'ailleurs déjà vous en êtes. Vous aidez aux champs.


Mon aide? Il fallait être bien indulgent pour m'en at-
tribuer. A peine avions-nous gagné la vigne que je m'éloignais
dans la garrigue proche. Elle était chaude, odorante, bruissante
du premier chant pas encore très stridul[a] e nt des cigales. Je
m'allongeais sur la pierraille chauffée par le soleil. Je suivais
de l'oeil le passage des nuages légers. Je rêvais sans but, sans
désir, sans objet, sans regret, peut-être même sans souvenir.
J'étais la douce proie innocente de l'heure qui passe. Ce pauvre
champ pierreux m'a été, de même que le labour à la sortie d'Upshire,
l'un des endroits au monde les plus chers et de ceux qui se pré-
sentent encore le plus souvent à mon esprit quand je le laisse
vagabonder et essayer que j'essaie de me représenter le meilleur en cette vie.

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Pourtant, je ne peux m'y rattacher par aucun autre souvenir que
celui d'un bien-être apparemment sans cause en soi, indéfinissa-
ble, aussi vaste et calme que la plaine ou la mer.


Pourtant Mais mon bonheur rayonnant comme je l'appelle, de
la Provence, commençait à s'épuiser
. Déjà il se teintait à cer-
tains moments de mélancolie. J'aurais encore bien des heures
heureuses dans ma vie — plus que j'en ai peut-être méritées, mais
jamais comme alors. Et c'est pourquoi sans doute, dans les der-
niers jours, je me tins si souvent cachée dans la garrigue comme
si elle pouvait me préserver dans sa paix engourdissante.


Un jour enfin, il n'y eut plus moyen de retenir Ruby.
Elle s'était attachée à la vie que nous menions peut-être même
plus que moi, car, à elle qui n'était pas d'une nature rêveuse,
cette vie devait para î tre magique et encore plus ensorcelée qu'elle
ne m'apparaissait à moi qui en un sens n'en attendait pas moins.
Mais elle avait un fort sentiment du devoir et se représentait
qu'elle n'avait pas le droit de rester plus longtemps éloignée
de son poste.


Nous sommes retournées à Nice y prendre nos effets.
Nous nous sommes quittées à la gare. A la toute dernière minute,
Ruby, abaissant la vitre de son compartiment, me cria sur un ton
de lyrisme tout à fait inhabituel chez elle:
— Take care! Take care! And, oh, Gabrielle , thank you,
thank you for the lovely time. ! And mostly for having made me feel
young at least once in my life. ..


Nous ne devions jamais nous revoir. Nous nous sommes
écrit assez longtemps. L'une de nos lettres s'égara-t-elle?

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Ruby changea-t-elle d'adresse sans m'en avertir? Je cessai de
recevoir de ses nouvelles et moi de lui en donner des miennes.
Des années passèrent. Quand Rue Deschambault parut en traduction
anglaise, le magazine McLean Maclean de Toronto publia une photo de moi en
page couverture. Ruby la vit et m'adressa une lettre au x soin s de
ce magazine, . c C 'était une bien touchante lettre. Ruby me disait
avoir gardé un souvenir attendri tendre de mon jeune visage rayonnant ébloui du
temps de la Provence, mais peut-être encore mieux aimer celui
d'aujourd'hui que ma photo montrait marqué déjà par l'usure, une
certaine souffrance
de la vie, l'effacement des illusions — et
qui n'avait pas d'illusions détruites à l'âge que nous avions
maintenant! Elle s'était mariée, avait vé ç ç c u, à ce qu'elle croyait
voir enfin, une vie plutôt terne, sans grandes épreuves, sans
grande joie non plus, "a life of days all ordinary » . . N'eût été
notre équipée en Provence, elle pourrait douter avoir jamais eu
de vraie jeunesse de coeur. Après, tout avait pris la couleur du
banal. Elle me savait donc gré encore et pour toujours de l'avoir
entra î née "on the side roads of enchantment ». " Malheureusement,
quand elle racontait nos folles expéditions, personne ne croyait
qu'elle avait pu les vivre, elle qui était sans élan, et encore
moins avec moi devenue depuis un "auteur célèbre". Le plus triste,
c'est qu'elle-même en venait à en douter. Les aurait-elle seule-
ment rêvé es ces aventures à R[o] a matuelle, à Castries, à N î mes? La
chère madame Paulet-Cassan n'aurait-elle pas vraiment existé?
Tout cela: le nid sarrasin dans les Maures, le bon monsieur Didier,
le ciel infini du bleu le plus clair le plus clair , ne serait-il né que d'un long désir frustré?
Est-ce que je ne viendrais pas un jour en reparler avec elle pour

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qu'elle retrouve la certitude d'avoir été au moins une fois si
heureuse de vivre que cela n'avait plus l'air que d'un rêve dans dans sa [illis.] [tête que] [inventio] tête e que [dans sa pauvre tête que d'une invention?]
sa tête? p[auv]re d'une invention?
Elle viendrait bien elle-même à ma rencontre, disait-
elle, mais sa santé se détériorait. Tout juste à la fin, elle
glissait vite, vite, comme si c'était sans importance, qu'elle
était atteinte d'un cancer et ne savait combien de temps il lui
restait à vivre.


Je répondis à l'instant que je viendrais prochainement.
Y ai-je mis un peu trop de temps? La maladie de Ruby était-elle
plus avancée qu'elle ne me l'avait dit? Elle mourut le jour où
je me disposais à partir pour aller la rassurer sur le bonheur
qu'elle avait connu naguère. Je savais pourtant bien, depuis la
mort de ma soeur Anna, de Dédette surtout, que tout être avant de
mourir a terriblement besoin de savoir qu'il a été heureux quel-
quefois, et comment et où et pourquoi. Il ne lui importe plus
tellement de savoir qu'il a souffert. Ce qui compte alors c'est
d'avoir un moment tenu entre ses mains le bonheur comme s'il ett éta it
la clé de l'amour
et du mystère de notre existence. Et meurent
les plus seuls ceux qui ne se rappellent pas avoir été heureux au
moins un instant sur la terre.


Souvent, le souvenir de Ruby rôde autour de moi comme
l'ombre d'un grand oiseau, aux sombres ailes déployées, qui plane
sur une vallée aride.


Sancho parti, Don Quichotte ne fut plus la moitié aussi
entreprenant. Je restai pourtant encore un peu en Provence à
courir à N î mes, à Montpellier, ailleurs. Je finis par retourner

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chez mes vieilles de Castries, . m M adame Paulet-Cassan m'accueillit
comme son enfant retrouvée, et je l'étais peut-être , [flèche] devenue en un sens,
devenue,
car sa propre fille,vivant à Marseille, ne venait presque
jamais la voir et que seulement pour la gronder
de faire encore la cuisine
dans l'âtre avec une marmite en fer et des poëlons de l'ancien
temps. Le visage tout plissé de joie de mademoiselle Thérèse, en
m'apercevant, me fit peut-être encore plus grand plaisir que l'em-
pressement de sa soeur, car c'était la première fois que je voyais
ce visage ratatiné comme une pomme reinette se prendre à sourire.


Des années plus tard, quand le besoin me viendrait de
repasser par où j'avais été heureuse — une hantise incroyable dans
ma vie ! j'amènerais [j'irais] j'irais présenter
mon mari à mes deux vieilles dames
qui , m'ayant tout de suite reconnue, se prirent prendraient à l'examiner , lui,
sur toutes ses faces, le faisant tourner, pleines de curiosité à
son égard: "Hé Hé! on se demandait souvent , mademoiselle Thérèse
et moi, qui vous prendriez de vos adorateurs! Eh bien! on peut
dire que vous l'avez choisi grand." Et de s'empresser d'ouvrir
l'armoire aux liqueurs y choisir la plus fine, à l'orange, fabri-
quée par elles-mêmes et réservée aux plus douces retrouvailles.
Une heure plus tard, elles avaient déjà trouvé moyen de faire
courir à travers le village "jaloux" la nouvelle que j'étais bel
et bien revenue, avec mon mari en plus pour le leur montrer, et
que si ce n'était pas là la preuve d'un coeur bien placé et de
la fidélité où se trouvait-elle donc! "


Que d'amis inattendus je me suis faits aux quatre coins
du monde pour avoir cherché l'affection chez les des gens simples , et
qui jamais rarement , celle-là, ne m'a été ôtée
.

double espace Image


Le mistral apaisé, je louai une bicyclette et courus en
tous sens, jusqu'à Béziers, jusqu'à Sète y contempler le cimetière
marin. De retour de mes trottes, j'en faisais le récit à mes
vieilles qui s'en délectaient, ne connaissant pas leur propre
pays qu'elles apprenaient un peu par moi, et ce fut là une des
grandes joies de ma vie que d'enseigner aux autres assez souvent,
leur propre horizon, leurs propres bonheurs, leurs rêves parfois.


J'allai, tout un jour, sans en descendre, me promener
sur les remparts de Carcassonne. Ruby me manquait sans bon sens.
Pour me consoler, je lui racontais en esprit mes découvertes les
plus drôles, et me prenait s parfois à rire toute seule sous le re-
gard de passants éberlués, ce qui m'arrive d'ailleurs encore au-
jourd'hui souvent, quand je fais mes courses dans la rue Cartier
à Québec, et qu'au lieu de saluer de mes connaissances je leur
éclate distraitement de rire au nez, provocation dont quelques-
unes me tiennent grief. Hélas, comment leur faire comprendre que
ce n'est pas exprès!


Par car, un jour, je descendis à Perpignan. C'est là
que devait me rattraper le sentiment du malheur des hommes, infi-
niment plus lourd et répandu que leur éphémère bonheur, p P ourtant
depuis deux mois je l'avais à peine vu, je l'avais oublié.


Je savais, bien sûr, que la guerre civile ravageait
l'Espagne, que les alliés d'un camp et de l'autre y semaient le
feu et le sang. Elle m'avait paru irréelle dans la douceur [flèche] chaque jour renou-
velée de chaque jour dans de mon tour de Provence
. Mais voici que,
éclaté le front cat[al] al an, des flots de réfugiés, par une passe des
Pyrénées, déferlaient à raison de dix, quinze, vingt milles par

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jour, dans le village frontalier , non loin, de Prats-de-Mollo. , non loin de Perpignan nan
J'y courus. Si je m'estime fortunée d'avoir cotoyé assez souvent
des gens dont la joie de vivre a rejailli sur moi, il me faut
aussi tenir pour un privilège — très haut et très douloureux —
d'avoir approché quelquefois le plus grand malheur du monde.


A peine arrivée à Prats-de-Mollo, je me fis des amis
de jeunes instituteurs du village qui offraient leur aide béné-
vole à la Croix-Rouge. Grâce à une petite insigne qu'ils me pas-
sèrent pour m'identifier comme une assistante je pus pénétrer
partout à leur suite.


Ah Dieu! le spectacle que j'eus sous les yeux, dont le
souvenir hante encore mes nuits avec des fragments d'horreur com-
me dans Guernica!


A l'école communale transformée en hôpital, les malades
gisaient par terre, enroulés dans leur seule couverture et, des
yeux , nous suivaient sans se plaindre jamais. Je me rappelle une
toute petite fille qui tenait par la main sa mère mourante, l'ap-
pelant à voix basse comme pour ne pas la réveiller malgré tout.
Derrière les barbelés c'étaient les hommes, des milliers et des
milliers, encore valides — enfin , pouvant se tenir debout — éma-
ciés, squelettiques, nous regardant les regarder dans notre curio-
sité effrayée sans qu'aucune plainte ne leur vînt aux lèvres, eux
non plus. Ce qui me frappa le plus et dont je me souviens encore
avec le plus de saisissement, c'est bien le silence qui régnait
sur cette assemblée de damnés de la terre. Seule une vieille
femme à la recherche de son fils, dont elle ne savait même pas
s'il était mort ou peut-être encore vivant parmi ces foules denses

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de faces méconnaissables, allait inlassablement d'un camp à l'au-
tre, fouillant des yeux ces masses indistinctes et appelant:
"Alphonso es-tu là? Vis-tu encore, mon fils Alphonso? Quelqu'un
a-t-il vu Alphonso mort ou vivant?"


Toute une journée nous l'avons entendu e jeter dans le
silence farouche comme une pierre dans un puits sans fond son
appel : si monotone à la fin.


Le gouvernement français distribuait un pain par jour
par personne aux hommes derrière les barbelés. Des gens du vil-
lage ajoutaient en vivres à partager avec les malheureux presque
tout ce qu'ils avaient. C'était une goutte dans la mer.


A la nuit, froide encore aux pieds des monts enneigés,
les réfugiés derrière les barbelés se faisaient de petits feux
autour desquels on les voyait essayer de se réchauffer, leur cou-
verture sur le dos, immobiles, en rond comme des êtres figés qui
eussent cherché dans le spectacle de la flamme les invraisembla-
bles fils du destin.


Et , chaque jour , continuait à descendre par le défilé
de montagne le flot grossissant des misérables: les grands
blessés portés sur des civières de branches réunies, quelques-
uns jetés en travers du dos d'une mule, d'autres clopinant , la
tête ou le moignon d'une jambe ceints d'un pansement sanglant,
des femmes qui avaient accouché là-haut, le nuit précédente, sur
la neige, portant leur enfant encore quelquefois vivant dans les
plis de leur jupe. Tous avaient ce regard de qui a vu la mort
de près et l'a trouvée moins intolérable que la vie. Mes jeunes
amis de la Croix-Rouge m'affirmaient que ce troupeau humain

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jusqu'à la frontière avait été poursuivi et bombardé par les
avions de France, peut-être d'Hitler.


En dernier lieu venait leur misérable sheptel, des va-
ches aux os saillants, des brebis épuisées, des agnelets peut-
être tout juste aussi de la nuit précédente, des chevaux aux
yeux remplis d'épouvante. J'en vis un, tout blanc, aveugle, les
yeux rongés de plaies, qui se tenait bien au milieu du troupeau
comme pour être sûr de ne pas être abandonné. Elles , seules,
les bêtes , gémissaient, que l'on avait rassemblées en toute hâte,
emmenées pour être , [égorgées] égorgées à tour de rôle , en cours de route, égorgées ,
cuites à petit feu, et servir
à nourrir encore un peu de temps la
douleur, et qui en elles en ressentait ent le pressentiment dans leur obscure
conscience.


A Prats-de-Mollo étaient parqués en deux camps distincts
les hommes à peu près indemnes: ceux qui demandaient, avec le
secours de la France, d'être embarqués et déposés sur la côte
d'Espagne aux environs de Barcelone pour y rejoindre les forces de
Négrin qui tenait encore; et ceux qui ajout èrent aient foi à l'armistice
promise et choisissaient de rentrer immédiatement au pays. Ceux-là
on les voyait , par petits groupes, remonter par où ils étaient des-
cendus, désarmés, avec rien d'autre pour tout bien que leur cou-
verture
sur le dos. Mes amis de la Croix-Rouge affirmèrent tenir
de bonne source , qu'aussitôt arrivés à la frontière , ils étaient
abattus. Ce qui est sûr c'est que de toute la nuit on ne cessait
d'entendre , venant de là-haut , le tir des mitraillettes.


J'allais, moi, une étrangère, en toute liberté au mi-
lieu de cet inimaginable bouleversement, et je me demande encore

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comment cela a été possible. Je crois me rappeler qu'il y eut
jusqu'à cent mille réfugiés d'entassés, certains jours, dans ce
village de Prats-de-Mollo qui ne devait pas compter plus de deux
mille habitants à demeure. On faisait des prodiges. Les villa-
geois hébergeaient des orphelins, des mères avec leurs petits.
De pleins convois de grands blessés partaient sans arrêt. J'ap-
portais ma petite aide. Le malheur était trop vaste pour que la
meilleure volonté du monde y pût grand chose. J'errais à travers
ces errants un peu comme Pierre Bouzoukow de Guerre et Paix sur
le champ de bataille, incrédule, confondue, ne croyant pas au
fond de mon âme à ce que je voyais . J'ai mis beaucoup de temps à
croire l'avoir vu. Je prenais pourtant des photos avec mon petit
appareil brownie. Mes amis, les instituteurs et institutrices,
m'en passèrent des leurs. J'en ai encore quelques-unes. Elles
me surprennent toujours quand je les revois. J'imagine avec peine
avoir été un témoin — privilégié? — de ces terribles heures de
l'histoire.


Enfin arriva la g G arde m M obile faisant refluer au loin
toute personne qui comme moi n'ayant n'avait rien à faire ici . Je regagnai
Perpignan.


Dans ma chambre glaciale, car le vent, comme la misère
profonde venant des Pyrénées, avait tourné à l'aigre, je me lan-
çai à écrire mes premières pages dictées par l'indignation, la
pitié, la grande souffrance d'appartenir à l'espèce humaine. Je
pense y avoir mis tout mon coeur mais cela tout seul n'a jamais
donné un écrit de marque. Ne sachant que faire du mien, je fi-
nis — ô curieuse décision! — par l'envoyer avec quelques photos

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à l L a Presse de Montréal. Ces quelques pages, sous une signature
inconnue, sympathiques à l'Espagne rouge à l'heure où à Montréal
même Malraux n'avait obtenu pu obtenir l'autorisation de se porter en pu-
blic à sa défense , j'imagine avec quelle alacrité celui qui les a
lues a dû les envoyer rouler dans le panier.


Je n'avais plus rien à faire en Provence. C'est peu
de dire que je ne reconnaissais plus et ne reconnaîtrais plus de
longtemps le bonheur. Regardant à quelques jours à peine en ar-
rière de moi, il me paraissait incroyable d'avoir pu être émue
à la vue d'un amandier en fleur. Que venait faire l'arbre aux
tendres fleurs roses dans mes souvenirs? J'étais ici encore
plus profondément atteinte par le souffle de la guerre que je ne
l'avais été à Londres qu temps de Munich. Désormais l'on ne
pouvait plus s'empêcher de la sentir s'approcher inexorablement.
D'ailleurs, eussé-je eu le coeur de m'attarder encore un peu que
je ne l'aurai [s] s pu. Je n'avais presque plus le sou. Sans les
quelques dollars que Ruby avait glissés en cachette dans mon sac
et que j'avais trouvés, elle partie, je n'aurai [s] s même pas pu te-
nir jusque-là.


Je pris le train pour Paris, revoyant tout au long du
trajet tant de moments qui avaient été gais et ne m'étaient plus
déjà que des souvenirs incongrus. Il m'a fallu des années, pres-
que toute une vie pour retrouver dans leur beauté mes joies de la
Provence. On met du temps à se pardonner en ce monde d'avoir pu
être heureux.


Je logeai quelques jours, en passant, chez madame Jouve,
partageant la chambre de Charlotte qui piochait toujours son piano

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dès huit heures du matin. Elle, je crois bien que c'est tout
juste si elle avait entendu parler des malheurs de l'Espagne.
Rien ne semblait avoir beaucoup changé à la pension, et j'en mar-
quai comme de l'égarement. Madame Jouve m'observait avec bien-
veillance, avec perspicacité aussi.
— Mon petit, vous allez, vous venez, vous apparais-
sez, vous disparaissez, comme incapable de vous fixer. Sans doute
vous écoutez, regardez, apprenez, assimilez, mais dans quel but?
Vers quoi tendez-vous donc?


Est-ce que je le savais — du moins avec certitude et
pour toujours? L'ai-je jamais su au reste? En dehors des mois,
des années au cours desquels j'ai été attelée à la tâche d'écrire
un livre, est-ce que je me sentais encore un écrivain? Je ne pen-
se pas.
Je n'étais alors, me semble-t-il, personne de distinct,
qu' une sourde attente
, une disponibilité inconsciente, quelqu'un qui
attend le train. Quelquefois, dans l'attente, la liberté m'était
un moment rendue, j'étais presque heureuse, puis l'ennui de ne
rien faire me reprenait. Je m'ennuyais de ne pas écrire , ou bien
j'étais dans l'angoisse, souvent , , d'avoir à recommencer , , sans assu-
rance de faire mieux cette fois qu'avant.


Pourtant madame Jouve devait tenir elle-même un jour ,
une sorte de réponse à sa question à mon sujet, lorsque, après
mon Fe mina, au bout de longues recherches je finirais par la re-
découvrir dans une misérable petite chambre, devenue à son tour
hâte d'un Foyer pour êtres seuls ou âgés. Elle, tellement réser-
vée, me prit aux épaules, m'embrassa avec tendresse.
— Mon petit, vous êtes la seule de mes charmantes

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jeunes filles d'autrefois à m'avoir recherchée au bout de ma vie
et, ce qui est plus, à l'heure où vous triomphez. Au fond, je
n'en suis pas surprise. J'ai toujours su que vous iriez loin,
car vous ne saviez pas où vous alliez. J'avais peur toutefois
que vous perdiez courage sur une route si mal indiquée.


Au printemps de 1939, c'est bien perplexe justement
que je repartais.

J'atterris à Londres sous le même ciel bas , chargé de
brouillard et de suie que j'avais quitté depuis près de trois
mois. Ici non plus rien n'avait guère changé. Après la fièvre
de Munich, c'était comme si la vieille Angleterre s'était de nou-
veau assoupie auprès de son feu de coke, sa cup of tea à la main.


J'avais longtemps débattu d'écrire ou non à Stephen
auquel je m'étais reprise à penser de plus en plus au fur et à
mesure que je me rapprochais des lieux où nous nous étions si folle-
ment aimés
. J'avais fini par lui écrire un mot bref , lui disant
que j'allais bientôt rentrer au Canada. Eut-il ma lettre? Par-
vint-elle à son adresse alors qu'il était parti pour une de ses
folles incursions en territoire sous contrôle soviétique? Ou bien
craignit-il autant que je l'avais craint de rouvrir la blessure
à peine fermée?


Je me réfugiai pour quelques jours à Century Cottage.
Oh, le spectacle affligeant! Le petit jardin que j'avais connu
débordant d'odeurs et de couleurs, à présent dégoulinant d'eau
froide, gisait à moitié couché, tiges broyées et fleurs mortes
dans la boue. Il s'en exhalait une senteur de marais.


Le cottage aussi suintait l' humid[e] ité . Esther ne parvenait

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plus avec ses petits feux par-ci par-là à en assècher l'atmosphè-
re. Nous nous tenions, toutes portes closes, pour ne pas laisser
échapper la moindre chaleur, enfermés, près du poële, dans la
salle qui me parut maintenant étroite et sombre. Father Perfect
toussait. Sa soeur était morte. Après la lecture de la Bible,
chaque soir sa prière était pour moi encore, ses larmes pour sa
chère défunte Norah. Il se félicitait d'être au moins all é r
l'accompagner aussi loin que l'on peut en ce monde, jusqu'au
seuil inconnu, et de lui avoir dit adieu sur cette terre, sans
quoi l'âme de sa soeur ne serait pas partie avec la même confiance
vers le Père. il me disait, ces jours-là, des paroles de grande
sagesse, sous leur apparente simplicité, que je voudrais bien me
rappeler toutes aujourd'hui. Par exemple, qu'il fallait se sen-
tir aimé des hommes pour se sentir aimé de Dieu et ne plus crain-
dre la mort. Parfois, rarement, je réussis encore à le faire
rire et même à amener un sourire sur les lèvres d'Esther avec mes
histoires de Provence que je faisais aussi drôles que possible
pour les distraire.


Le matin où je pris place avec ma malle et mes valises
dans le taxi qui allait me conduire à la gare Victoria, en tour-
nant la tête une dernière fois vers eux, je vis , au-delà du jardin
ruisselant, leurs visages crispés qui essayaient de sourire et de
m'encourager. Sous la pluie abondante, ils agitaient la main vers
moi comme d'un monde diluvien et déjà à moitié englouti. Nous ne
pensions pas nous revoir jamais ni les uns ni les autres... bien alors ne jamais nous revoir.


Et pourtant!... pourtant!... Que la vie qui nous malmène
tant a parfois pour nous de douceur s , , nous ramenant par d'impré-

X [illis.] X [illis.] Image


visibles chemins ver ce que nous croyions perdu.


Neuf ans plus tard, après Bonheur d'Occasion , lasse du
trop grand bruit qu'il fit autour de moi, de Paris , je reviendrais
chercher voir si la paix
, la sécurité, l'affection que j'avais ici
connues y étaient toujours.


Et ce serait encore une fois l'été! Les dauphinelles
bleu ciel et celles du bleu plus accentué de l'horizon lointain
auraient repris possession du jardin d'en avant. Nous prendrions
le thé dans celui d'en arrière à côté du vieux prunier, pour cette
fois encore épargné, et verrions, au-delà des pâturages, s'allumer
les lumières de Londres. Je retrouverais Father Perfect pas trop
vieilli malgré tout, encore capable de tendre ses collets et ra-
mener de la forêt des bolets ou des fleurs; Esther, le visage à
peine changé entre ses bandeaux lisses; et Guineve re, était-ce
donc possible, encore de ce monde, se frottant à ma jambe sous la
table à thé.


Je réintégrerais ma spacieuse chambre aérée aux fenêtres
grandes ouvertes sur les downs qui me paraîtraient encore plus
exaltantes que dans les images que j'en avais gardées. Par - delà?
la stèle élevée à la mémoire de Brodicea, je les reverrais rouler
comme jadis sur sous les grands nuages accourant vers la Manche ou en
revenant.


Et en moi-même, un matin, en m'éveillant tout apaisée
dans le grand lit en cuivre, je trouverais, prêts pour en faire
un livre, filtrés et transfigurés par le temps, mes souvenirs de
la Petite-Poule-d'Eau, devenus, par la grâce des profondeurs dor-
mantes et sans que j'en eusse eu connaissance, des éléments de

Image


de fiction, c'est-à-dire, sans doute, de vivante vérité.


Esther entrerait avec le grand plateau du breakfast
qu'elle poserait sur mes genoux en écartant un peu les feuillets
épars. Elle me demanderait:
— Etes-vous contente de votre travail ce matin, ma
très chère?


Je dirais, mi-souriante, mi-distraite:
— - Je ne le sais pas, Esther!


Eh c'est bien la seule chose que j'ai jamais su tenue pour
certaine
, à savoir que je ne savais pas et ne saurais vraiment
que penser de ce qui venait de moi.

Image XX


Je m'embarquai à Liverpool. Au dernier instant, un
garçon de cabine frappa à ma porte. Il m'apportait un long car-
ton de fleurs. Je dénouai en tremblant la ficelle. Mon pauvre
coeur que j'avais cru si bien guéri de Stephen , bondissait vers
lui parce qu'il n'avait pu me laisser partir sans un signe témoi-
gnant des sentiments qui nous avaient liés. Je saisis la carte.
Elle était de David à qui j'avais téléphoné pour un simple adieu
en passant par Londres. Il me souhaitait une bonne traversée de
l'Océan et de la vie, mille choses tendres et me disait son espoir
de venir un jour me retrouver au Canada. Je déchirai la carte en
menus morceaux. J'en voulais au pauvre David d'avoir fait ce que
j'aurais voulu voir fait par Stephen.


Déjà les eaux de la Mersey nous ballottaient abominable-
ment bien avant que nous ayons même gagné son estuaire. Il faisait
un temps horrible; pluie, brouillard, vent hurleur. A travers ses
clameurs, on entendait presque à chaque minute peut-être sonner la cloche
sur bouée, au son effroyablement lugubre, qui marque [flèche] [?] sans doute la passe
sans doute entre des écueils
. C'est à sur cette note de fin du monde
que j'ai quitté la côte anglaise. J'entends encore parfois, dans
cette arrière- - mémoire étrange que nous avons au fond de nos sou-
venirs conscients, résonner ces grands coups de battants de fer
que j'associe, je ne sais pourquoi, aux éclats et aux menaces du
Chant du Destin.

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En haute mer, de si furieuses vagues assaillirent le
navire que les garçons de cabine vinrent immédiatement fermer les
hublots, cependant que l'on s'affairait sur le pont à ajuster les
lourds panneaux qui l'isolent complètement contre l'extérieur.
J'ai voyagé presque deux jours sur un navire pour ainsi dire
aveuglé. Rien n'aurait sans doute pu me paraître plus sinistre
si je n'avais déjà eu le coeur trop plein de sa propre peine pour
en recevoir de l'extérieur. Etrangement, je fus moins malade de
nausées que je ne l'avais été au passage de la Manche avec Ruby.
Mais à l'âme, j'avais encore plus mal.


Quand on nous permit enfin, les panneaux enlevés, d'aller
respirer sur le pont, je m'y trouvai presque seule longtemps, à
contempler dans une sorte d'égarement cette étendue déconcertante
d'eau clapoteuse et sans fin. Je ne pense pas avoir jamais aimé
l'Océan lorsque je suis fus fus en son milieu qui exclut toutes choses sinon
que sa terrible grandeur
. Ce que j'aime ce sont les rivages, doux
ou rocheux, la marée, les oiseaux de mer, les îles au loin, les
battures, tout ce qui exprime le profond attrait des étendues
marines à celui qui les contemple de la terre, mais sur l'Océan
lui-même, cette trop vaste et mouvante surface, je me sens perdue.
J'y éprouve peut-être un peu de l'angoisse que ces "incommensura-
bles espaces" inspiraient à Pascal.


Sans doute , avant déjà , j'avais dû souhaiter mourir — et
qui, même au cours d'une vie heureuse, ne l'a pas au au moins une fois [flèche][flèche] souhaité !
au au moins une fois
. Et encore plus celui qui vit aux prises avec
l'adversité ou sur qui règne l'ennui sans fin. Mais cette fois
sûrement je l'ai souhaité. Je regardais les vagues courtes

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s'entrechoquer, les nuages livides s'amonceler sur le pâle horizon
et j'avais envie de m'en aller de cette vie à en avoir les yeux
brouillés. Car où me menait-elle? Nulle part, j'en étais sûre
maintenant. J'avais quitté mon poste, affligé le coeur de ma mère ,
au-delà de ce qui est soutenable, j'avais tout abandonné, passé
les mers, dépensé mon argent si péniblement économisé, tout essayé,
et en quoi aujourd'hui étais-je plus avancée? Sur tous les plans
je me sentais avoir que j'avais échoué : en amour, dans l'écriture, en art
dramatique, en toutes choses vraiment. Qu'avais-je à lutter en-
core , et pourquoi? Il ne me restait qu'à retourner m'enfouir d'où
j'étais partie et à m'y tenir tranquille en m'estimant heureuse de
mon sort comme doit en venir à doivent finir par l'être la plupart des mortels. Ou
bien me laisser couler dans les vagues et laisser par elles emporter , cha-
grin
, remords, regret — mais qui sait! — peut-être aussi bon-
heurs de l'avenir qui me resteraient éternellement inconnus. Je
pense en avoir eu l'idée fixe pendant quelques jours. Mais en
aurais-je eu le courage?


Un jeune Ecossais, charmant de traits et de caractère,
tout humour, toute drôlerie, avait fini par m'approcher, moi toujours
seule
à la poupe du navire comme si je n'avais plus désormais
qu'à regarder en arrière de moi. Il s'appelait Jock. Il avait
les yeux les plus souriants du monde alors que moi, me reprocha-t-il
affectueusement, en avait j'avais les plus tristes .
— Et pourquoi cela déjà? me dit-il. A votre âge, vous
n'êtes encore qu'au début de vos peines, comme au reste de vos
joies. , d'ailleurs.


Je n'avais de coeur pour aucun flirt, aucune amitié

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nouvelle. Il parvint cependant, le lendemain, à m'arracher un
sourire , lorsqu'il me pria:
— Gabrielle — il avait dû apprendre mon nom du
steward — hold my hand and talk to me about myself, for is this
not what we all want most, each of our selfish self. ?


Il m'aida peut-être à reprendre pied en retrouvant le
sens de l'humour qui est le premier pas hors de la persistante
mélancolie. Je riais un peu avec lui à la longue quoique sans
entrain.


La mer était toujours très agitée. Nous devions ren-
trer au pays par la voie du Saint-Laurent, et je me faisais mal-
gré tout une joie de le redécouvrir sur les pas de Cartier,
Champlain, Maisonneuve. Je referais connaissance[flèche] avec le pays mais à rebours
cette fois, avec le pays
par le fleuve d'où m'avait fascinée la
vue des villages au long de la côte avec le feu si brillant de
leur toit d'église presque toujours alors en fer-blanc. On aurait
dit, au loin, des sémaphores nous envoyant des signes d'amitié.


Mais un peu avant l'estuaire, le navire entra dans des
champs sans limites bornes
de glaces flottantes, les "flo[illis.] e s", et on dut
réduire
sa vitesse à ne presque plus avancer. On était pourtant
en avril, en son début du moins, mais le détroit de Belle-Isle
restait encore bouché. Le capitaine reçut l'ordre de gagner
Saint-Jean. Un train réquisitionné par le CPR devait nous emme-
ner à Montréal. Je suis donc rentrée au pays par une de ses por-
tes les plus désolées. Qu'est-ce qui pouvait en effet paraître
plus abandonné, du train en marche, que ce Nouveau-Brunswick,
étiré , sous le ciel gris, en ce temps ingrat de l'année, à n'en

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plus finir d' d ans son ennui et [de] sa solitude ? En arrière-plan, c'était ^ c'étaient les
mêmes forêts toujours, figées et monotones, sur lesquelles se
détachaient de loin en loin les mêmes villages avec leurs pauvres
maison de bois souvent sans couleur, coupés les uns des autres
par des champs à l'infini où la vieille neige en se défaisant
sous la pluie laissait apparaître des étangs boueux, des chicots
d'arbres, une cabane parfois toute seule dans cette désolation.
Qu'il me parut et me para î t encore mal aimé notre cher pays au-
près de ces pays d'Europe que j'avais vus, de mémoire d'homme si
tendrement soignés, si constamment embellis!


J'aboutis à la gare Windsor. Il avait neigé la veille
une neige molle qui fondait sous les pieds en une sorte de bouil-
lie sale que j'appris vite à appeler comme tout le monde de la
"sloche". Ce pays, que je n'allais pas être longue à aimer de
toute mon âme dans sa détresse, dans sa solitude, je m'y sentais,
ce premier jour, étrangère comme si je n'y avais encore
mis les pieds. Je me cherchai une chambre, au plus près, rue
Stanley, en fait presque à la sortie de la vieille gare Windsor.
Les gares, les chemins de fer, les rails, de lontemps encore
allaient m'être un port d'attache, une sorte de patrie, le seul
réconfort, si étrange que cela puisse paraître aujourd'hui, de
ma vie alors si errante. Tant que j'entendrais partir, venir,
souffler les grosses locomotives d'alors, je ne me sentirais pas
désespérée. Je pense être entrée plusieurs fois dans cette chère
vieille gare rien que pour entendre haleter sur les quais les
puissants engins, et en être sortie moins esseulée. De même, la

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nuit, si je m'éveillais dans des transes et entendais les longs
sifflets de train, je parvenais à me rendormir, presque rassurée:
"Eh bien, le train n'est pas loin! Si la vie devient trop dure,
je peux toujours y sauter et en moins de deux jours être de re-
tour là-bas d'où je viens." J'oubliais seulement que je j n 'en avais
pas pour le moment l'argent. [illis.] les moyens.


J'avais une autre raison tout de même pour ne pas
m'éloigner de la gare. C'était que,pouvant déménager d'un ins-
tant à l'autre, jamais sûre, le soir, d'être encore au même en-
droit le lendemain, j'avais laissé à la consigne ma malle — ma
pauvre vieille compagne encombrante à laquelle je demeurai s si
bizarrement attachée. Mais peut-être aussi mon attachement me
venait-il comme il nous vient si souvent de ce qu'on ne sait plus
comment se départir de certaines gens, de certaines vieilles
choses. J'allais trouver en tout cas commode, pour une fois, de
l'avoir presque sous la main pour aller y chercher des vêtements
plus légers au fur et à mesure que le temps se mettrait au beau.
Mais, du même coup, pour désengager ma chambre si petite, je
devais y ramener autant de choses au moins que j'allais prendre
et dont je n'avais d'ailleurs plus besoin. Ce fut donc un va-et-
vient constant pendant quelques semaines de ma chambre à la con-
signe de la gare Windsor. Tout le temps j'eus affaire au même
employé qui déjà, en me voyant venir, partait chercher ma malle
pour me la rouler sur elle-même jusqu'à ma portée. La première
fois, pour sa peine je lui avais tendu une pièce de vingt-cinq
cents, mais à la suivante, comme il me voyait offrir l'argent
avec une hésitation sans doute perceptible, il refusa net, disant

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que ce serait crime, lui qui n'avait rien à faire pendant des
heures, que d'accepter un pourboire pour un si petit service [,]
qu'il ne valait même pas la peine d'en parler. Ce n'était pour-
tant pas qu'une petite affaire d'aller chercher ma malle au fond
d'une grande salle remplie de bagages à pouvoir à peine y circu-
ler. Il se disait déjà payé de toute façon par mes manèges qui
l'amusaient fort, car dans toutes ses années au service du CPR ,
il n'avait encore jamais vu quelqu'un venir le même jour sortir
de sa malle une paire de souliers beige pour mettre à leur place
une paire de souliers bruns. Il finit par connaître presque aussi
bien que moi le contenu de ma malle qui resta sous ses soins pen-
dant un peu plus d'un mois. Il devint mon premier ami à Montréal.
C'est lui qui me conseilla de déménager dans la maison voisine de
la sienne, rue Dorchester, où je serais beaucoup mieux logée au
même prix que je payais rue Stanley. Nous y aurions des fenêtres
également voisines où, de la maison mitoyenne avec contiguë à la mienne , il
pourrait me passer de main à main une portion de son stew irlan-
dais dont il disait toujours en avoir de trop. Plus tard encore,
il devait m'inciter à prendre pension là où il avait trouvé quel-
qu'un faisant le stew encore mieux que lui-même. Ce serait chez
Miss McLean, où je devais, grâce à mon bon ami Pat Cossak, et après
ce que j'avais connu, me trouver au paradis.


Pour l'instant, je logeais dans la plus misérable petite
chambre qui se puisse trouver en dehors des prisons. Elle était
si étroite qu'entre le lit de fer et la commode de tôle grise,
je ne parvenais à passer que de biais. La fenêtre donnait sur

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la cour arrière de la gare centrale d'autobus de Montréal alors
située rue Dorchester. Des vingtaines d'autobus y étaient ran-
gés, plusieurs ronronnant ensemble à l'étouffée et envoyant
droit dans ma chambre des exhalaisons à m'étouffer. Le haut-
parleur sans désemparer annonçait les départs, les arrivées.
J'entendais: "Départ pour Rawdon... traque numéro sept... track
number seven..., D d épart pour Terrebonne... traque numéro onze...
track number eleven..." Il m'arrivait en rêve de répéter: "Traque
numéro douze... track number twelve...


Cette atmosphère d'errance, de Babel et de tournoiement
insensé ne me déplaisait pourtant pas. Elle convenait à mon état
d'âme et m'était certainement plus proche, plus amie que ne l'au-
rait été une de ces tranquilles petites rues où habitent depuis
des années les mêmes gens d'allure paisible. Il semble que j'ai
toujours eu au bon moment l'endroit qu'il me fallait.


Deux lettres m'arrivèrent à la poste restante que je
n'osai ouvrir en cours de route, préférant attendre d'avoir at-
teint le refuge de ma chambre, si fragile f û t-il. L'une était
de la Commission Scolaire de Saint-Boniface, me rappelant qu'elle
m'avait gardé mon poste sans solde pour une deuxième année d'ab-
sence mais ne pouvait me renouveler ce privilège. Je devrais
donc réintégrer mon poste ou y renoncer. L'autre était de ma
mère. Je me revois assise au bout du petit lit de fer, les feuil-
les de la lettre sur me genou[illis.] x , lisant la pauvre lettre déchiran-
te: "Mon enfant, te voilà donc de retour à Montréal , plus telle-
ment loin maintenant de la maison. C'est-à-dire nous n'avons
plus de maison. Mais avec les quelques sous que j'ai encore et

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ce que tu gagneras, nous nous ferons une assez bonne vie, tu ver-
ras, et je tâcherai, toi qui est es indépendante et moi peut-être
trop possessive, d'apprendre à te laisser vivre à ta guise...
Je peux attendre ton retour pour bientôt, j'imagine..."


Je levai les yeux sur le miroir de la petite commode
toute proche et m'y vis un visage défiguré. Par le mauvais tain
de la glace? Par ma propre émotion? Ah, ce noeud dans la gorge
revenu comme au temps de notre pire pauvreté, de nos perpétuelles
craintes et de tout ce courage dépensé en vain!


Je me regardais et savais que l'heure était venue de
prendre une décision irrévocable, bonne ou mauvaise, qu'il n'y
avait plus à tergiverser.


Je laissai sur la commode les feuillets)()( [c] c ouverts de cette
écriture un peu défaite qui en elle-même m'a toujours dit mieux
que tout combien maman, sous ses dehors stoîques , était une femme
aux nerfs blessés et torturés.


Je partis errer dans la ville. Hors le bon monsieur
Cossak, je n'y connaissais pas une âme. Par quelles rues suis-je
passée? Je ne sais plus. J'ai dû suivre assez longuement la rue
Sainte-Catherine, être montée rue Sherbrooke, car je me rappelle
que le gong des trams accompagn[a] a ma pensée tracassée, puis que le
bruissement des premiers feuillages y fit irruption et que je ne
sus pas d'abord d'où il provenait, comme il m'était arrivée à
Londres. Et ici, comme là-bas ou à Paris, je cherchais , à capter, je suppose ,
dans la foule indifférente , à capter
un regard qui tout au moins
s'arrêterait un moment sur moi. Je finis par descendre vers des
rues moins éclairées, rue Saint-Antoine peut-être ou rue Craig.

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Il y avait ici , en bas , , moins d'animation extérieure et de circula-
tion mais comme une rumeur de vie plus intime, plus chaleureuse.
D'où vient que je me suis toujours sentie moins solitaire parmi
le peuple que dans les salons et les réceptions même lorsqu'y
brillent à mon endroit des regards affectueux?


J'allais, me demandant à chaque pas: q Q ue faire? Que
faire? La pauvre interrogation me martelait l'esprit comme me
l'avai t ent ent martelé le Chant du Destin et la lugubre cloche sur bouée
de Liverpool. Que faire? Rester? M'en retourner?


Ici je n'avais ni soutien, ni certitude d'emploi même
le plus modeste, ni même une main amie pour se tendre vers moi à
l'occasion. Mais saurais-je , maintenant que je connaissais mieux,
vivre dans cet air français raréfié du Manitoba, dans son air
raréfié tout court? Car, si c'était déjà une sorte de malheur
d'être né, au Québec, de souche française, combien plus ce l'était,
je le voyais maintenant, en dehors du Québec, d a ns nos petites
colonies de l'Ouest canadien! Ici du moins, en marchant, toute
solitaire comme je l'étais, j'avais sans cesse, à droite et à gau-
che, recueilli le son de voix parlant français avec un accent qui
m'avait peut-être paru un peu lourd après celui de Paris, mais
c'étaient paroles, c'étaient expressions des miens, de ma mère,
de ma grand-mère , , et je m'en sentais réconfortée.


J'atteignis je ne sais comment, sans en connaître le
chemin, les bords du vieux canal Lachine. Je m'y arrêtai subjuguée.
Des péniches glissaient lentement, éraflant écorchant de leurs flancs les
vieux revêtements de v b ois. Leur sirène demandant l'ouverture des
écluses élevait des cris répétés, étranges, qui déchiraient l'air

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comme une plainte. Je rêvai ici des heures, je pense, sans sa-
voir à quoi, comme abandonnée de mes propres pensées mais non pas
pour autant désolée. La nuit était assez douce, je crois me le rap-
peler, loin du printemps miraculeux de Londres, mais contenant
quelque bonté de notre printemps d'ici, avec un bruit d'eau qui
courait le long des trottoirs et des flaques ça et là de neige
molle dans les petites rues aux maisons de bois ou j'allai mar-
cher, toujours sans but, entre des réverbères espacés. Il n'y
avait pas que la plainte des sirènes à me poursuivre. Sans cesse
ce quartier de Saint-Henri que je parcourais , sans même [encore] en connaître encore
le nom
, était ébranlé par le passage des trains. On entendait
d'abord la grêle sonnerie qui en signalait l'arrivée à chaque
croisée de rues sur le parcours des rails. Alors s'abaissaient
les barrières de sûreté aux longs bras striés de noir et de blanc
et s'allumaient les sémaphores. Puis les grands trains en direc-
tion de l'est et de l'ouest dévalaient en faisant trembler le sol,
les vitres aux des maisons , quelque chose peut-être de l'âme humaine
qui restait suspendu à ce bruit, à ce tressaillement après que
le vacarme eut cessé.


Tout de cette atmosphère de départ et de voyage que je
trouvai dès ce soir-là à Montréal était bien de nature à me rete-
nir, car longtemps elle constitua ma seule patrie, me consolant en
quelque sorte de n'en avoir pas d'autre, me soufflant que nous ne
sommes jamais que des errants et qu'il est mieux de ne rien pos-
séder si l'on veut du moins bien voir le monde que nous traver-
sons en passant.


Ce quartier où, à peine un an plus tard, j'allais

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délibérément revenir écouter, observer, en pressentant qu'il me
devenait le décor et un peu la matière d'un roman, me retenait
déjà, ce soir d'avril, d'une curieuse façon que je ne peux enco-
re m'expliquer. Car il n'y avait pas que ses cris, ses appels
de voyage, ses odeurs n'étaient pas seuls à me fasciner
. Sa pauvreté m'émouvait.
Sa poésie m'atteignait avec ses airs de guitare ou de musiquette
un peu plaintive s'échappant de sous les portes closes et le son
du vent errant dans les couloirs d'entrepôts. Je me sentais moins
seule ici que dans la foule et les brillantes rues de la ville.


Je montai la longue côte d'Atwater. Je pris par la rue
Dorchester et me trouvai à passer sans le savoir devant la maison
où je viendrais bientôt prendre une chambre. Je retrouvai, après
n'être maintes fois égarée, ma petite rue Stanley. Installée sur
mon lit, le dos au mur, mon papier sur mes genoux, j'écrivis
d'abord à la Commission Scolaire, disant ma gratitude pour le
poste resté à ma disposition et auquel maintenant je renonçais.
Ensuite j'écrivis à ma mère. Que lui ai-je dit? Sans doute
d'être patiente, d'attendre mon retour encore un an ou deux, à
elle qui allait avoir soixante-douze ans. Quand , après sa mort,
je reviendrais à Saint-Boniface et chercherais parmi les pauvres
effets qui lui restaient : — presque rien — des cartes de ses en-
fants, de petites photos, je ne trouverais pas cette première
lettre que je lui avais écrite de Montréal et dans laquelle j'ai
tant espéré avoir du moins trouvé des mots pour atténuer le coup
que je lui portais. Beaucoup de mes lettres manquaient — pour-
tant maman ne conservait pour ainsi dire plus que cela à la fin —
toutes , en fait , sauf les plus récentes. Quelqu'un avait dû mettre

Image


la main dessus pour s'en servir un peu contre moi. Ou alors pour
empêcher quelqu'un de s'en servir. Nous nous sommes découvert,
après la mort de celle qui nous avait plus ou moins tenus ensem-
ble à force d'amour , une famille déjà désunie.


Mes lettres écrites, je fis le compte de ce qui me
restait d'argent: quinze dollars et quelques cents, le loyer de
ma chambre acquitté pour une semaine. J'écrivis à deux de mes
amies qui jadis m'avaient paru les plus sûres. Il m'en coûtait
beaucoup d'emprunter. Je ne l'ai fait que très rarement et jamais
sans les plus cruels scrupules. En réponse, je reçus de l'une une
longue lettre toute pleine à mon endroit de louange s sur mon talent,
mon courage, mon sens de l'initiative!... et du regret de ne pou-
voir me venir en aide, car, me précisait-elle , il lui avait fallu
s'acheter un manteau de fourrure neuf, payer son abonnement au
tennis, et vraiment il ne lui restait rien, rien!... Mon autre
amie avait griffonné en hâte: "Hélas! je n'ai que cela à t'offrir
mais c'est de bon coeur..." Sa lettre contenait trois billets de
cinq dollars. Venue de la plus pauvre des deux, la somme me pa-
rut énorme. Je pensai pouvoir dès lors tenir quelques semaines
et avoir le temps de voir venir. Mieux encore, j'étais remontée
moralement par la confiance en moi de qui m'envoyait pour ainsi dire ses derniers
sous . pour ainsi dire
.


Conseillée par un journaliste de la Gazette pour qui
j'avais une lettre de recommandation d'un de ses collègues en
poste à Londres, j'entrepris la tournée de quelques hebdos dit et
revues
. En tout et pour tout, je n'avais à montrer pour indiquer
un peu de talent que mes pauvres articles publiés ça et là depuis

Image


quelques années. [Un] Au j J our , on me laissa entrevoir que l'on pour-
rait —quand il y aurait de la place — me prendre un court
billet — sur le sujet qu'il me plairait de traiter —moyennant
un cachet de trois dollars la pièce . A la Revue Moderne , on[?]
irait jusqu'à dix dollars pour une longue nouvelle si je pouvais
l'écrire dans le ton qui plaisait à la clientèle.


Je rentrai dans mon cagibi. Je m'installai sur le lit ,
le dos au mur, ma petite machine à écrire sur les genou[s] x , pour-
suivie dans mes pensées par les interminables appels: "Traque
numéro huit... Track number eight..." J'étais saisie de terreur
à la pensée qu'il n'y avait plus à reculer, que je devais désor-
mais, pour gagner ma vie, plonger dans l'écriture moi qui tout
à coup percevais combien peu je savais encore m'y prendre.


Je commençai par la narration sur le ton de l'anecdote
de mes aventures en Angleterre et en France. Hé quoi! marquée
comme je l'étais déjà par la douleur , ayant connu aussi l'enivre-
ment, je ne savais tirer de moi que des banalités. Il me faudrait
encore à peu près un an avant qu'au Bulletin des Agriculteurs ,
qui allait me fournir l'occasion de traiter de sujets me rappro-
chant des faits, de la réalité, de l'observation serrée des cho-
ses, je commence à donner des reportages qui auraient enfin une
certaine consistance. Et plus longtemps avant que, l d es rêveries
nées
, ce soir d'avril au bord du vieux canal, j'en vienne, par
étape , à la grande tâche dont en l'apercevant je prendrais une
bien plus terrible peur encore que j'en eu s
rue Stanley, en ce soir du
commencement. Mais du moins alors je serais happée entière par[?]
le sujet, aidée et soutenue par tout ce que j'aurais acquis de

Image


ressources, de connaissances de l'humain et par la solidarité
avec mon peuple retrouvé, tel l que ma mère, dans mon enfance, me
l'avait donné à connaître et à aimer.


Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable que de
faibles récits où l'on aurait sans doute bien en vain cherché
trace de la détresse et de l'enchantement qui m'habitent depuis
que je suis au monde et ne me quitteront vraisemblablement
qu'avec la vie. [illis.]


Pourtant l'oiseau de bonne heure, à ce qu'il semble,
conna î t déjà son chant.


Pourtant l'oiseau, presque dès le nid, à [illis.] e ce
que l'on dit, conna î t déjà son chant.

Pourtant l'oiseau, de très bonne à ce qu'il semble,
conna î t déjà son chant.


L'oiseau pourtant, [peu] après [peu] après presque dès le nid, à ce que l'on qu'il semble[,]
dit, connaît déjà son chant.

Image Un oiseau tombé sur
le seuil
par
Gabrielle Roy Cahier 2
Image Gabrielle Roy
35 ouest, Grande-Allée, app. 302
Québec, P. Q. G1R 2H2
Tél.: 525-8417 Image


Que pensez-vous de ? Ou trouvez-vous mieux ?


page 243-244


Ainsi donc c'est Londres qui me
devint le lieu de la solidarité humaine


[ill.] Ainsi donc Londres, (parce que j'y) (où je) ?
faisais connaissance avec le plus profond
malheur , des hommes qui me devenait
le lieu de la solidarité humaine telle que je ne l'avais jamais éprouvé. ée ?
[ill.]

[long tiret]


345 [ill.] Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable
que de faibles récits où l'on aurait sans
doute bien en vain cherché trace de la
détresse et de l'enchantement qui
? { m'habitent depuis que je suis au monde
et ne me quitteront vraisemblablement
qu'avec la vie.


etc etc.


152 avant-dernier paragraphe : rétablir après clémence «qui
vit en Fa[ill.] , » et continuer : « je prends...

Image


84. Conservez donc «Ou l' Oiseau de Feu ? »
Cet illogisme de la pensée se rappelant
un titre en anglais, un autre en Français,
est si normal et correspond à une vérité
psychologique, me semble-t-il


p. 173 Je consens avec soulagement,
maintenant, à la coupure proposée,
tout le deuxième paragraphe.
Vous aviez tout à fait raison.


p. 239 «Hello » va bien, je crois. Je l'ai employé
ailleurs, dans sa forme anglaise
Mais non, je viens de consuluter
Oxford. C'est Hallo. Donc corrigez
page 239 et page 223, 4ième
paragraphe du bas.


Je découvre que c'est Hello dans Harrap's
et hallo dans Oxford.
Qu'est-ce qu'on décide ? Hello

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page 16 — fin premier paragraphe. Ceci serait-il mieux :
« si je n'avais pas été plongée dans ce qui
m'apparaissait le rêve d'avoir enfin abouti à Paris. »


24 2ième paragraphe, deuxième ligne : enlever «petite »


60 avez-vous enlevé, q a u quatrième paragraphe
dernière ligne, longue
ce qui nous laisserait : «m'asseoir à une
table nue... »


94. avant-dernier paragraphe. Vous avez raison
« sur son ton habituel... » est préférable


106 2ième paragraphe. Aimeriez-vous autant
? plutôt que «Incité aujourd'hui », « Amené
aujourd'hui... » Finalement «incité
est mieux, je crois. Gardons-le.


110 1) avant dernier paragraphe. Ceci, beaucoup
plus simple, ne serait-il pas mieux : « nous
regardant partir comme les plus simples des
mortels et n'en revenaient pas de leur déception,
n'en sont peut-être jamais revenus.»
2) enlever, deux lignes plus haut «tous déçus»

Image


p. 169 Pour la cadence, ne vaudrait-il pas mieux
écrire ceci (2ième paragraphe, 4ième ligne du bas)
? ... m'ait jamais fixé le sort — à moins
que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet du
hasard. Mais croire cela m'est encore
plus difficile à tout prendre que croire à
une intrusion dans ma vie du merveilleux.


178 2ième paragraphe enlever « un peu » avant
capricieux


182 2ième paragraphe, 3ième ligne, enlever «petit »
" " 5 " " «sorte de petite »


189 1er paragraphe. Que pensez-vous de (au
lieu d'une si fine réflexion) «d'une réflexion
si appropriée » ?

?
205 2ième paragraphe, après connu, enlever la
virgule ?

?
207 2ième paragraphe, dernière ligne : «ils parlaient
très haut et presque tous ensemble

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p. 214 — 5ième ligne du haut, enlever «petite»


p. 258 - 2ième ligne du haut «La d


p. 318 2ième ligne au lieu : «d'un rêve... »
« d'une invention de sa pauvre tête ? »
ou plutôt
« que cela n'avait plus l'air dans sa
pauvre tête que d'une invention ?


207 — 2ième paragraphe, avant-dernière ligne :
« et apparemment tous ensemble. »


[illis.]

Image


déc 80


cher François,

Certaines de ces retouches
amélioreront peut-être «notre» texte.
Pour d'autres, je suis moins sûre. Vous
jugerez. Seule, j'ai moins d'audace
qu'auprès d'un compagnon en qui j'ai
confiance. Votre visite m'a redonnée
espoir. Je lutte toujours contre vents
et marées, mais du moins avec plus
de courage. Amitié à vous deux

Gabrielle

Image


Un oiseau tombé sur le seuil


Recopier les pages suivantes (en tenant compte des corrections) :


169


173-174


205


210


243-244


250


295


313


345

Image


drus et enchevêtrés. C'était apparemment une partie de la forêt
laissée à repousser après quelque maladie ou calamité, aucune
coupe n'y ayant été pratiquée depuis quelques années. J'aurais
aussi bien pu être dans une brousse de mon Manitoba qu'en un des
pays les plus peuplés du monde. Elle me plaisait beaucoup cepen-
dans, en entretenant maintenant en moi le rêve que je n'étais
jamais partie de chez moi, ne m'étais pas u i mprudemment lancée sur
les routes du monde et qu'ainsi toutes mes chances d'avenir et
d'amour étaient toujours inentamées.


Trai î nant les pieds, à bout de fatigue, à demi consciente
par moment de l'heure et du pays où je me trouvais, j'avançai encore
assez longtemps devant moi sans plus réfléchir. Apeurée pourtant ,
à la longue par un si persistant silence, à la limite aussi de mes
forces, j'allais enfin rebrousser chemin , lorsque , à peu de distance,
presque dissimulé entre des arbres, m'apparut un lieu habité. A
une minute près. j'aurais donc tourné le dos à ce qui me paraît
aujourd'hui l'un des plus singuliers rendez-vous que m'a it jamais
x fixe le sort — à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet
du hasard. Mais croire cela m'est encore plus difficile à
tout prendre que croire à une intrusion dans ma vie du
merveilleux
fixé e ma vie — à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet du
hasard. Mais croire cela me paraît encore plus difficile , à tout
prendre , que croire jusqu'à un certain point à une intervention intrusion
surnaturelle. providentielle du merveilleux.

dim="horizontal"


La maisonnette était toute basse entre les arbres et
même ses les fleurs, de géantes roses trémières et de hautes dauphinel-
les bleu clair qui lui allaient presque jusqu'au toit. Elle sem-
blait faite , plutôt que pour y vivre, pour jouer seulement à la vie.
C'était l'humble petit cottage saxon de la vieille Angleterre tel

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ticulière d'âme et de partage paysage telle qu'elle m'avait été révélée
par les oeuvres de George Eliot et de Thomas Hardy? Il n'y
avait donc pas que la chaumière à faire partie d'un temps que je
croyais perdu à jamais si ce n'est dans les en dehors des lèvres livres qui en avaient recueilli les
voix.


De même, et sans doute aussi par la grâce du Ciel ou
l'inimaginable flair qui m'a parfois servi en voyage, un an plus
tard, parcourant la Provence, je devrais, levant un jour les yeux
vers des villages haut perchés, me sentir appelée irrésistible-
ment et partir, bien avant Gérard Philippe et même Raimu, à la
découverte de ces anciens nids de Sarrasins dans la chaîne des
Maures, les délicieux villages de Ramatuelle, de Gassin, alors
qu'ils étaient presque encore inconnus des habitués de la Côte
d'Azur.


La jeune bossue continuait à se tracasser à mon sujet.
— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée. Si vous
croyez pouvoir marcher encore un peu, pas très loin , vous arrive-
rez, à un mille à peine, par cette même route, à un très petit
village: Upshire. Ne vous arrêtez pas à l'auberge. Elle ne
vaut pas cher. Cherchez plutôt Century Cottage. Frappez. Deman-
dez Esther, Esther Perfect. Dites-lui que vous venez de la part
de Felicity. Je serais étonnée qu'elle ne vous accueille
pas à bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century Cottage
est grand.

Il n'avait pas été nécessaire d'en entendre plus pour
me faire retrouver en moi des forces comme toutes fraîches. Déjà
j'étais debout. Je déposai un schilling et quelques piécettes au

Image


coin de la table. Dans la chaleur encore pesante du jour, les
pieds un peu traînands lourds mais soutenue par le singulier espoir qui
ne m'avait pas longtemps manqué ce jour-là, je m'engageai en di-
rection du village que m'indiquait Felicity tout en m'encourageant
de sa voix un peu fluette que j'entendis plusieurs fois encore ré-
péter derrière moi: "Vous ne le regretterez pas, . Ah , sûrement, vous
ne le regretterez pas ' ."

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Sans aucun regret, à ce que je crus alors, je quittai ce
quartier où je devais pourtant revenir tant de fois en pensée vers
des souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.

dim="horizontal"


Cette course en taxi était pour moi la plus folle ex-
travagance, mais j'avais trop hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la correspondance avec le
premier Green Line en direction d'Epping Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je descendis du taxi tout juste pour voir filer au
bout du square mon cher petit autobus comme tout fringant de s'é-
lancer vers les verdoyants espaces. Je m'assis sur le même banc
que j'avais occupé c l e jour où j'avais pris ma course vers l'au-
tobus en marche. J'aurais pu pleurer de chagrin. Je n'étais
pourtant retardée que d'une heure mais elle me semblait devoir cette heure avant la paix retrouvée me paraissait
devoir être l'éternité me voler un temps infini de bonheur. A supposer que l'autobus
que je venais de voir disparaître eût été le dernier de la jour-
née à destination d'Epping Forest, je me demande parfois si je
n'aurais pas été assez possédée pour me mettre en route à pied,
comme aurtrefois vers la ferme de mon oncle, dans la neige et sous
la pluie, à l'appel sans pareil sur l'âme nous de l'endroit de ce monde où nous avons connu où elle a
été,
ne serait-ce qu'un instant , en repos ée de tranquille bonheur.

dim="horizontal"


Ce que je vis en tout premier lieu en descendant à
Wake Arms me poigna le coeur. Sous le ciel déployé, ses fins
cheveux blancs voltigeant au vent, Father Perfect m'attendait
depuis sans doute des heures , avec à ses côtés une grossière
brouette que j'imaginai faite jadis par lui-même, sur laquelle
nous allions charger mes affaires. Nous nous sommes aussitôt

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aimait bien avoir à alle seule la maison toujours un peu en désor-
dre pour ranger à son aise et commencer sans hâte les préparatifs
du lunch.


Disait-elle vrai? A la lumière claire du matin, si je
prenais vraiment le temps de sonder son visage, Esther m'apparais-
sait plus âgée que la veille, à la lueur douce du crépuscule, et
même parfois l'air très fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire repoussée plus loin, elle
ne s'attardait pas comme les premiers matins à causer assez lon-
guement, voyant bien que j'étais davantage "dans vos histoires " ,
m'avait-elle dit, "que dans le vif de la vie » .


Je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose , Esther!
— La même chose! Dans certains livres très rares,
presque , oui! Mais , en dépit de ce que j'ai beaucoup reçu des livres, il me faut convenir que peu je n'en ai pas trouvé beaucoup qui m'ont parlé
comme me parle la vie elle-même.


Sa perspicacité me jetait dans le désarroi et la confu-
sion, tellement je ressentais qu'elle disait vrai. En étais-je
donc encore à perdre mon temps? A courir après des illusions?
R e a gaillardie par trois ou quatre tasses de thé bues d'affilée,
je reprenais malgré tout vite confiance dans mes inventions qui
n'avaient d'autre mérire, si c'en est un, que d'être enlevées.


Après avoir terminé la longue nouvelle que j'avais com-
mencée presque dès ^ mon arrivée chez Esther, j'en mis une autre en
marche. Il me semblait qu'il n'y avait pas de fin à ce qui se
présentait à mon esprit et que j'allais continuer à vivre dans
cette griserie. J'attaquai une série de courts articles sur le

Image


qu'ils étaient protégés. Des placards enjoignaient les Londoniens de
à se rendre au plus proche dépôt prendre leur masque à gaz. On en
ajustait même jusqu' à des bébés. J'allai, je me demande aujourd'hui
pourquoi, chercher le mien. J'errai des heures encore par des
rues tellement silencieuses que l'on entendait venir de loin le
moindre pas. Les automobilistes ne klaxonnaient plus. De retour
dans les quartiers d'affaires, je m'aperçus enfin qu'on ne voyait
pas de gens personne entrer dans les magasins ni en sortir. Entrée moi-
même un instant par curiosité dans chez Selfridge, je parcourus une
dizaine de rayons sans voir âme qui vive, sauf, derrière les comp-
toirs, à ne pas bouger, vendeurs et vendeuses comme frappés d'hyp-
nose. Même Picadilly Circus, à la foule et à la circulation tou-
jours aussi denses, mais tournant aujourd'hui au ralenti, faisait
penser à un vieux manège sur le point de plier bagage. Cette
ville que j'avais découverte, il y avait à peine un an, si affa-
ble, rieuse et blagueuse, je n'en avais recueilli aujourd'hui
pas même un sourire, pas même véritablement un regard.


Je rentrai tard à Upshire pour en repartir le surlen-
demain avec quelques uns de mes effets en attendant de venir pren-
dre le reste petit à petit. Londres m'appelait , je pense, par la fascination
extrême , je pense , qu'exerce sur l'esprit l'approche de la tragédie.
Et je venais de comprendre que la tragédie à son sommet c'est
la guerre.


Ainsi donc Londres me devenait le lieu de la solidarité
humaine telle que je ne l'avais encore jamais éprouvé parce que ?


Ainsi donc Londres, ( parce que j'y) où je faisais
connaissance avec le plus profond malheur,
me devenait le lieu de la solidarité humaine
telle que je ne l'avais encore jamais éprouvé.

Image


j'y faisais connaissance avec le sentiment du plus profond malheur des hommes.


Je louai une chambre dans Chis[ev] w ick. Pourquoi dans ce
quartier lointain, à l'extrémité ouest de Londres? Peut-être
parce que la rue où j'allais vivre se trouvait à deux pas de
Kew Gardens que j'avais longtemps désiré visiter fréquemment et
tout à mon aise, tellement j'y avais pris plaisir quand j'y étais
venue quelquefois de Fulham, et maintenant j'allais effectivement
m'y promener presque tous les jours, apprenant le nom, l'origine,
le caractère de mille arbres transplantés ici de tous les coins
du monde — et pourtant presque tout de ces choses apprises alors
avec amour m'est aujourd'hui ravi. Quel gaspillage que la vie!
J'ai dû mettre des jours et des jours à acquérir mille connais-
sances fascinantes sur des arbres rares que je n'aurai s plus ja-
mais la chance de revoir, su[s] r d'autres moins singuliers , sur
des fleurs du bout du monde, et que m'en reste-t-il , sinon le sou-
venir un peu douloureux d'avoir été émerveillée sans que je puisse
me rappeler maintenant au juste pourquoi.


Peut-être aussi , ai-je choisi Chis[ev] w ick parce qu'il
était desservi par la Green Line, et que la ligne Epping Forest
était inscrite parmi quelques autres sur le panneau d'arrêt au
bout de ma rue. Ainsi je pourrais être chez Esther sans faire de
correspondance en cours de route, peut-être plus vite que si je
partais d'un point moins lointain. Et enfin , ce devait être
aussi parce que la vie était moins chère ici qu'au coeur de
Londres.

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la date où vous devez arriver et la durée du séjour auquel vous
êtes conviée. [ J'étais ébahie — et j'allais l'être davantage —
par le fait d'être invitée, en amie, en quelque sorte pour ainsi dire , chez des
gens qui ne me connaissaient pas plus que je ne les connaissais.


J'acceptai, par manque de volonté pour refuser, par
amitié envers Lady Frances qui avait l'air de tellement tenir à
m'envoyer en visite dans la gentry, peut-être abasourdie à ne au point de ne plus
trop savoir en à quoi je m'engageais.

Image


des choux à la crème pour dessert?


La pauvre gro o a sse Ruby, déjà éreintée, se laissa persua-
der d'attaquer le rude chemin montant au cours duquel nous ne
devions voir ni habitation, ni passant, seul un ermitage depuis
longtemps désert. Au plus dur pire du pierreux chemin, elle geignit
un peu. Je faisais de mon mieux pour la remonter.
— Attends seulement de voir l'air que nous allons respirer
de ce promontoire.


Hélàs, le village que j'avais estimé être à cinq ou six
kilomètres de la côte devait bien en être à une quinzaine au moins.
Au fur et à mesure que nous nous traînions vers lui, il apparais-
sait d'ailleurs reculer dans sa montagne et même s'y cacher à nos
yeux , [ill.] qui ne le trouvant plus par instants, peut-être sous l'effet de la fatigue, à force de l'y chercher ou parce que la route tournante nous le dérobait.


Ruby commença à boiter. Nous avons découvert, ses bas
enlevés, qu'elle avait à chaque talon une énorme ampoule sur le
point de crever. Heureusement que j'avais pensé à me munir de
diachylon. Je lui fis des pansements adhésifs, lui trouvai à boire
de l'eau fraîche et même un bâton de route. J'en vins de bon coeur
à lui céder ce qui me restait de chocolat quand je découvris qu'elle
avait dévoré tout le sien en cachette. Que n'aurais-je fait pour
retenir mon Sancho sans lequel l'aventure eût perdu presque tout
son piquant? Elle-même n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de le suivre à ses risques et périls. ?
En tout cas, elle se leva pour me suivre sans trop protester quand
je lui exposai que nous n'arriverions pas avant la nuit du au train
où nous allions. Que nous soyions devenues en si peu de temps
inséparables, encore aujourd'hui , des années après que j'ai perdu

Image


soeur, une vieille fille timide qu'elle ne nommait jamais autre-
ment que ma-de-moi-selle Thérèse. Un gendarme complaisant à qui
nous avions demandé où trouver pas cher et bon nous y avait en-
voyées tout droit: "Chez madame Paulet-Cassan, voyons! ç C a fait
pas de doute!... Mais ne dites pas que c'est moi qui. ! .. . Car, vous
comprenez, à l'hôtel , il s pourrait ent me faire des histoires..."


D d ans la grande maison 2 de crépi rose aux volets bruns,
t T out au 1 bout du village, nous eûmes chacune une chambre non chauf-
fée mais vaste, avec de grandes généreuses fenêtres s'ouvrant sur un panorama
de plaines, de jardins et de vignes montant à flanc de collines.
C'est là, par un matin frisquet, les pieds nus sur le carrelage gla-
cé, qu'en ouvrant les volets je reçus droit dans les yeux le spec-
tacle de mon premier amandier fleuri. Je verrai toute ma vie se
profiler contre le ciel clair du Midi ardent ce jeune arbre aux
fleurs d'un rose tendre toutes frémissantes encore de leur naissan-
ce avec le jour.


Pour le coucher dans de grands lits en cuivre, sous
l'édredon de duvet , et le café du matin — si odorant! — il nous
en coûtait à chacune environ vingt-cinq cents par jour de notre
monnaie. A loger chez les gens notre argent s'étirait , et au
reste bien plaisamment, puisque , chez eux , nous apprenions leurs
manières et à vivre comme eux. leurs douces vies sans tracas superflus.


Madame Paulet-Cassan possédait à un kilomètre du village
une petite vigne qu'elle allait presque tous les jours soigner,
pour le plaisir. Un bon matin, nous sommes parties tôt, le petit
âne agitant ses sonnailles, nous deux, Ruby, moi, madame Paulet-Cassan por-
tant la serpe, et sa soeur, des bouteilles de vin dans un panier , enveloppé es de serviettes,

Image


ressources, de connaissances de l'humain et par la solidarité
avec mon peuple retrouvé, tel que ma mère, dans mon enfance, me
l'avait donné à connaître et à aimer.


Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable que de
petits récits un peu folâtres où c'est tout juste si affleurait où l'on aurait sans doute cherché en vain trace
quelque pâle reflet de la détresse et [d'] de l' enchantement qu'avait
été, que serait, qu'est encore pour moi l'aventure de vivre. qui étaient et seraient pourtant le fond de ma vie.


L'oiseau , pourtant cependant , presque dès le nid, à ce que l'on
dit, connaît déjà son chant.

dim="horizontal"


Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable
que de faibles récits où l'on aurait sans doute
bien en vain cherché trace de la détresse
et de l'enchantement qui m'avaient
habitée depuis que j'étais au monde et
ne me quitteraient vraisemblablement qu'avec la vie.


L'oiseau, pourtant, presque dès le nid, à
ce que l'on dit, connaît déjà son chant.

dim="horizontal"


x Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable
que de faibles récits où l'on aurait sans doute
bien en vain cherché trace de la détresse
et de l'enchantement qui m'habitent
depuis que je suis au monde et ne me
quitteront vraisemblablement qu'avec la vie.


L'oiseau, pourtant, presque dès le nid, à
ce que l'on dit, connaît déjà son chant.

Un oiseau tombe sur le seuil - Etat 2

Image pour page
6 [etc]
(4) Gabrielle Roy
dans le jardin
de
Rue Deschambault
à 22 ans
Image GABRIELLE ROY - 1 2 pts CA[P]S F1
40
La détresse et l'enchantement 2 5 14 F 2
80
U[flèche] # N O I S E A U
T O M B É S U R L E S E U I L
530 F1 CAPS
30
Image Un oiseau tombé sur le seuil 80 518 [F1/56]

I


[deux carrés] Parmi les flots de dépaysés que Paris reçoit tous les
jours , en vit-il jamais arriver de plus égaré que moi, à l'au-
tomne de 1937 ? Je n'y connaissais personne. De mon lointain
Manitoba, une lettre était pourtant partie me préparer la voie.
Meredith - Jones, professeur de français à l'Université du Manito-
ba, y demandait à une de ses élèves, vivant au pair à Paris,
de s'occuper un peu de moi, de me trouver une pension, de venir
m'accueillir à la gare. Nous devions nous reconnaître à un
livre qu'elle aurait à la main et à une revue canadienne que je
porterais sous le bras, mais je l'avais égarée en chemin. Le
plus étrange est que je n'arrive pas aujourd'hui à trouver me rappeler me rappeler le
nom de cette personne au livre que j'ai tant cherchée et qui
me fut d'un si grand secours lorsque enfin quand je l'eus^ enfin trouvée. repérée.


[deux carrés] Je mis pied dans la terrifiante cohue de l'arrivée
d'un train maritime en gare Saint-Lazare. Dans une mer chan-
geante de visages, je me pris à essayer d'en reconnaître un que?
je ne connaissais pas. Happ ée é e e tout e innocente par les cris,
la hâte, de puissants remous, je n m 'en allais^ par moments pas moins , je ne
sais comment, presque toujours à contre-courant ^ d[illis.] du flot humain,
et me le fit reprocher: " Dis donc, toi, t'es pas capable de
regarder où tu vas ! " Je crois me rappeler que c'est la une des pre-
mière s phrase s que je m'entendis adressée er er à Paris. Je commis
aussi la bêtise de tâcher de retenir parmi ces gens quelqu'un

Image


de pressé pour en obtenir un renseignement, et me fit remettre
à ma place. " Pour les renseignements, il y a les Renseignements ! "
L'homme, en s'en allant, peut-être pris de remords, m'indiqua
une direction d'un coup de menton. J'avisai ensuite une sorte
d'uniforme de qui j'espérai l'espace d'une seconde un peu de
secours, mais à peine avais-je entamé mon récit qu'il m'envoya
promener. " Hé quoi ! Je cherchais quelqu'un. Eh bien ! la
gare était pleine de gens qui se cherchaient." Puis il lança
à voix haute par-dessus ma tête, chassant manifestement plus
payant que moi : " Porteur ! Porteur ! Porteur !... » C [flèche] c ? ependant
que de partout on lui criait justement aussi: " Porteur ! Porteur !
Porteur !... »


J'avais fini par aller dans le sens de la foule, et
elle m'entraîna, sans que j'y prisse garde, passé les barrières,
dans la salle d'attente noire de monde. Alors je désespérai de de
trouver jamais ma payse. J'allai à un guichet qui me renvoya
à un autre qui, lui, me fit honte de ne pas savoir lire les
panneaux où tout, me fut-il dit, était inscrit. Et ce devait
être le cas [flèche] ainsi , car je me trouvai devant une masse de signes, mots et
abréviations à me faire tourner la tête.


A la longue, je retrouvai quelque bon sens et me dis
que si ma payse m'attendait encore, ce n'était sûrement pas
dans cette trop vaste salle, mais vraisemblablement sur les quais.
Je retournai de ce côté. Au tourniquet, le contrôleur m'arrêta
d'un sec:
— Eh t où pensez-vous allez r comme ça, la petite dame ?
— De l'autre bord.

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— Quel bord ? Le bord de mer !


- Je fis un geste.
— En ce cas, ma petite dame, votre ticket !
— Mon ticket ! m'écriai-je d'épuisement. Mais je l'ai
donné au contrôleur du train. Je suis arrivée par ce train.

— Et vous voulez déjà y retourner !


Avec le temps, je devais me faire à ces passe s d'armes
auxquelles tant de Parisiens semblent prendre plaisir, en trouver
moi-même quand j'aurais le tour, mais pour l'instant je n'étais
que désespoir. Il me paraissait aussi impossible de me faire
entendre à Paris que si j'avais été transportée au coeur de la
Chine. Je tâchai de faire fléchir , l'homme , au tourniquet , en
lui racontant comment j'avais perdu en route la revue qui aurait
permis à ma copine de m'identifier, et je le suppliai, pour
finir, de me laisser au moins aller voir si elle n'était pas
encore sur les quais.


Parce qu'il estimait peut-être que je lui avais pris
trop de temps avec mon récit embrouillé, alors cependant qu'il
n'avait rien fait pendant que je lui parlais , que de s'examiner
les ongles, le contrôleur ne me parla plus qu'en moitié s de
phrases.
— Ticket de quai...
— Où ?


Il indiqua une direction.
— Machine...


Je la repérai. Et, tout d'abord, tant elle me parut , à
l'encontre des êtres énervés que j'avais croisés, de bonne

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composition, elle m'inspira confiance. Au-dessus d'une fente,
elle annonçait qu'elle était distributrice de tickets de quai.
Je poussai le levier.


Rien.


Un M m onsieur élégant, l'air fort pressé, s'était pour-
tant arrêté pour me regarder faire.
- Ç a irait mieux, me conseilla-t-il, si vous mettiez un
franc.


Je rougis jusqu'aux yeux. J'ouvris mon sac. Hélas [;] [flèche] ,
j'étais encore sans monnaie française.


L'homme élégant mit la main dans sa poche. Il en tira
un franc qu'il déposa dans ma paume, et déjà il s'en allait, la
physionomie comme refermée. Je m'élançai à sa suite en criant:
" Monsieur ! Monsieur ! De grâce, votre nom, votre adresse,
afin que je puisse vous rembourser! "


Sans tout à fait ralentir, il se tourna à demi vers
moi, et , j'eus droit à mon premier sourire à Paris, quoique
déjà plutôt du genre ironique.
— Voyons mademoiselle, que d'histoire s pour l'amour d'un
franc!
et il se hâta de me semer, par impatience ou pour m'é-
viter de l'embarras.


J'ai donc encore un peu sur le coeur cette première
aumône de ma vie que je reçus peut-être d'un Rostchild, car
parfois je crois me souvenir d'une paire de gants, d'un foulard
comme j j 'en ai rarement vu depuis.


Je me représentai à la barrière, munie de mon ticket
de quai. Sans m'en apercevoir je me trouvai à affronter un
nouveau contrôleur qui venait peut-être tout juste de relayer le

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précédent.
— Où allez-vous comme ça, ma petite dame, ? m'entendis-je
encore une fois demander.


De stupéfaction, je levai les yeux pour lui faire repro-
che de ne plus déjà me reconnaître, alors que j'étais devenue
moi-même incapable de distinguer les visages.
— Je vous l'ai dit pourtant. Je cherche ma compatriote
qui devait venir à ma rencontre, et vous m'avez envoyée chercher
un ticket de quai.

— Mais il n'y a plus personne sur le quai, me fit remar-
quer ce contrôleur-là, plus obligeant que le premier, et c'est
ainsi qu'à la fin je sus avoir affaire à un autre. Voyez - vous-
même !


[crochet partiel] C'était bien vrai. A perte de vue, sur le quai, pas
une âme ! Je revins au milieu du hall bourdonnant. Je n'osais
m'approcher du guichet d'où l'on m'avait envoyée aux panneaux.
J'errai un moment, sans but parmi la foule, cherchant seulement,
je ne sais pourquoi, à attraper au moins un regard, mais aucun
ne s'arrêtait sur moi, et,dans ma sensibilité exaspérée, j'y
crus voir la preuve d'une défaveur générale à mon égard. Je
me voyais sans monnaie du pays, sans même connaître l'adresse
où une chambre m'était retenue, condamn é e e à tourner indéfiniment
au sein de la plus cruelle indifférence. Mon esprit inclinait
tellement au noir que, dans ce vaste hall de Saint-Lazare, je
finis par reconnaître une image de ce qu'allait être ma vie
échouée à Paris.


Soudain, pourtant, la foule avait commencé e à s'amincir,

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et , bientôt, si rapidement que j'en fus surprise et encore plus
effarée, nous n'étions plus qu'une douzaine peut-être, à [flèche] l' allure
d'épaves, qui tournions encore dans l'immense hall devenu tout à
coup comme dix fois plus grand. Et puis, nous ne fûmes plus que
deux petites silhouettes chacune à une extrémité de ce désert, qui
amorcèrent ensemble une timide approche l'une vers l'autre. Je
n'avais pas ma revue, elle n'avait pas son livre dont elle de-
vait m'apprendre qu'elle l'avait oublié dans le métro. Un regard
suppliant passa entre nous. Elle éleva la voix la première:
— Etes-vous Gabrielle ?


Je lui sautai au cou comme si elle m'était devenue
l'être le plus cher au monde. Pourtant je cherche toujours son
nom. Je l'ai constamment au bord des lèvres depuis des années,
il me semble. Ne me sera-t-il donc jamais rendu par ma traître
mémoire, ce nom si cher ?


Déjà, en route pour réclamer mes bagages à la consigne,
elle s'évertuait à m'encourager.
— Ne t'en fais pas au sujet de l'accueil à Paris. C'est
toujours comme ça. On a l'impression de descendre chez un peuple
en permanent état de guerre interne. Tout y esy sujet de dispute
et d'argument. Mais au fond c'est une guerre amicale, et presque
toujours, tu verras, au profit de la justice et de la logique, une
passion, la logique, qu'ils ont dans le sang comme un virus. On
s'y habitue, tu verras. Même on y prend goût et, le croiras-tu,
quand on en arrive à battre les Parisions sur leur propre terrain,
ils rendent les armes que c'en est déconcertant. En tout cas, ce
qu'il faut à tout prix ne jamais leur montrer, c'est qu'on a peur

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d'eux. T'as compris ?


J'entendais par bribes l'étonnant discours, ma compagne
ayant pris les devants, moi la suivant comme je pouvais, et souvent
séparée d'elle par un pilier ou, parfois, une grande zone déserte.


A la consigne, je récupérai mes deux lourdes valises et
ma malle garde-robe qui devait bien peser deux cents livres. Ce-
pendant, de s porteurs qui, un instant plus tôt, emplissaient l'air
de leurs offres de service criés à tous les coins de la gare, plus
aucun signe. Quand nous avons à notre tour lancé le mot en appel
au secours, il résonna, tout piteux, dans un silence sans fond.


Alors ma payse et moi avons entrepris de trimballer mes
deux valises à une assez bonne distance, mais pas assez pour les
perdre de vue, puis nous nous sommes attaquées à la malle, la
faisant pivoter sur elle-même, sous les yeux au reste appréciatifs
d'une bonne demi-douzaine de balayeurs, pour l'instant tous appuyés
sur leur balai. Ils nous aurainet bien aidées, dirent-ils, mais
ce n'était pas leur boulot. Mes bagages réunis, nous nous sommes
assises un moment sur les valises pour reprendre souffle. Fina-
lement nous avons atteint le trottoir d'où nous avons hissé le
bagage dans un haut taxi dont le chauffeur tout ce temps continua
à lire tranquillement son Paris-Soir , l'une de nous, grimpée à
côté de lui , tirant et l'autre, d'en bas, poussant de toutes ses
forces. A la dernière minute, il daigna se soulever un peu le
derrière et nous donner un coup de main pour la malle garde-robe
qui entrait tout juste dans la cabine.


Et , enfin, en route vers la ville-lumière ! Rue après
rue, je ne voyais pourtant que de hautes façades plongées dans une

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obscurité sévère. Même les réverbères ne dispensaient qu'une
chiche électricité.
— Je t'ai trouvé une pension tout ce qu'il y a de bien,
comme ils disent ici, m'expliquait ma payse. Chez madame Jouve.
Mais il est certain que ce soir elle va déjà te tomber dessus
pour arriver si tard. Passé minuit, c'est barricadé chez elle
comme dans leurs châteaux [flèche] - forts du Moyen-Age. As-tu déjà vu
Carcassonne ? demanda-t-elle, et elle revint à madame Jouve. Si elle
attaque, contre-attaque. Si elle grogne, grogne plus fort. C'est
comme ça qu'on s'en tire à Paris.

— C'est affreux !
— Non, parce que ensuite vient l'estime.


Autre oubli singulier, et peut-être révélateur , de ma
part ! je ne me souviens pas non plus de ma première adresse à
Paris, encore que je pourrais sans doute m'y rendre , les yeux fer-
més. C'était - à l'époque - un immeuble imposant, de six étages,
bâti en fer à cheval, dont la grille, à côté de la guérite du
gardien, et sur ce point au moins ma mémoire ne me fait pas
défaut[-] donnait sur la rue de la Santé.


Evidemment, à cette heure tardive, nous avons trouvé la
haute grille fermée et la loge du gardien tout aussi noire qu'une
hutte en forêt. Ma payse le réveilla d'une sonnerie dont elle
avait eu à chercher à tâtons le bouton près de la grille. Je
n'avais encore jamais eu dans toute ma vie à déranger tant de
monde simplement pour entrer me coucher un peu passé minuit. Je
n'en revenais pas de ce que la ville qu'on disait vouée aux plai-
sirs nocturnes, avec ses mille spectacles, ses mille cabarets,

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pût être également si couche-tôt. En route, je n'avais vu d'elle
que d'immenses pans endormis, des blocs solide s d'ombre sous sans une
seule fenêtre éclairée.


[crochet partiel] Le gardien survint en achevant de s'habiller, sans trop
bougonner tout de même.


Il nous ouvrit la grille. Et nous voilà à l'intérieur
d'une enceinte ténébreuse avec son fond de six étages plongés
presque entièrement, de haut en bas, dans la nuit noire. A peine
si une veilleuse émettait ç a [flèche] à à et là un pauvre clignement. Alors
je vis monter au-dessus du bâtiment obscur un jeune croissant
de lune dont la corne d'or brilla aussi purement ici que dans
les profonds espaces déserts du pays canadien.


L'absence de témoins rendit peut-être notre chauffeur
un peu compatissant. Il se hissa hors de son siège et descendit
mon bagage sur le trottoir et, un bon mouvement en entraînant un
autre, finit par nous aider à tout mettre dans l'entrée de l'im-
meuble, après avoir obtenu qu'elle s'ouvrît, je ne me rappelle
plus si c'est en poussant un bouton ou en criant: Porte ! Porte !...
Cela fait, il décampa en vitesse, tout en nous souhaitant: " Soir...
sieu-dame !... " Et aussitôt l'électricité nous manqua. Butant
de tous côtés sur mes effets éparpillés, ma payse se mit à chercher
la minuterie. Elle m'annonça l'avoir trouvée, et sur le coup la
lumière nous fut rendue. " C'est à la minute, » m'expliqua-t-elle ,
en me montrant à la course comment faire, pour le cas où je serais
surprise toute seule dans une entrée obscure. J'avais à peine
saisi la leçon qu'elle me pressa : " Allons, prépare-toi à faire
vite... " L'ascenseur, appelé, descendait vers nous en g ei gnant

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et en se balançant comme les nacelles des premiers essais aéro-
nautiques. Il s'ouvrit, révélant un intérieur si exigu que je
n'en pouvais croire mes yeux et demeurai frappée de surprise,
à perdre un temps précieux.


Mais ma payse en avait bloqué la porte d'une valise
placée en travers , et s'esquintait à faire entrer la malle dans
la cage, car, me disait-elle , à bout de souffle, si elle n'y
entre pas la première, elle n'y entrera jamais. Enfin, elle y
fut mais prenant [flèche] prit presque toute la place.
— On va revenir pour le reste du bagage ? demandai-je.
— - Et laisser des effets en bas ! au risque de se faire
voler ! Jamais de la vie. On embarque tout.

— Mais il n'y a personne.
— C'est ça ce que tu crois ! Monte sur la malle, et je vais
te passer une des valises.


Debout ma malle était déjà haute. Juchée dessus, je
touchais le plafond. Je réussis à arrimer une valise à côté
de moi.


Sur ce, l'électricité nous manqua. Ma payse courut
la rechercher. Nous sommes alors parvenu[flèche] es s à mettre les deux va-
lises debout, côte à côte, en précaire équilibre sur la malle.
Amincies nous-mêmes à l'extrême entre la porte fermée et la mon-
tagne de bagages que nous maintenions en place de nos bras étendus,
nous avons commencé à nous élever dou u [illis.] c ement vers le sixième...
lorsque l'électricité nous manqua encore une fois.


Alors me gagna un fou rire, certes l'un des moins gais
à me posséder jamais. Il n'en résonnait pas moins avec une rare

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insolence dans ce boyau où nous étions engagé s [flèche] es et qui le condui-
sait , amplifié, en haut et en bas. Ma payse me suppliait: " Not
so loud !... Not so loud ! ..." Car cette payse était de langue
anglaise , et , quoiqu'elle eût fait , en un an à Paris , d'énormes
progrès en français, il lui arrivait, sous l'effet de la surexci-
tation, de retomber dans sa langue maternelle. Mais elle avait
beau me mettre en garde : " You'll wake everybody..." la peur
que j'en avais était justement ce qui redoublait mes tortur a nts
accès de rire. Ils cessèrent pourtant aussi brusquement qu'ils
m'étaient venus. Nous étions toujours dans le noir. L'ascenseur
stoppa . " Hold the lift..." me chuchota ma payse en vitesse,
et elle tâtonnait dans le corridor à la recherche de la minute-
rie. La lumière, quoique bien faible, m'aveugla, habituée que
je l j j 'étais déjà à me mouvoir dans l'obscurité.


" No noise... " m'avertit ma payse, et nous nous
sommes attaquées à sortir mon bagage, l'avons traîné puis empilé
à la porte de l'appartement de madame Jouve, sans faire plus de
bruit que des voleurs. Et, à propos de s voleurs, j'aurai bientôt
à en parler, mais attendons que vienne leur tour. ! .. . Quand mon
bagage fut rangé à notre goût, sans trop bloquer le passage,
j'appuyai le doigt sur la sonnette au-dessus d'une carte dont la
distinction me glaça: Madame Pierre-Jean Jouve.


Elle-même presque aussitôt , ouvrit, en robe de chambre,
les yeux lourds de sommeil et le reproche déjà à la bouche, quoique
poli.
— En voilà une heure pour arriver! Vous auriez au moins
pu m'avertir que vous seriez en retard, m'envoyer un câble...télé-
phoner...

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Les yeux soudain mieux ouverts, ce qu'elle vit alors
en tout premier lieu, ce ne fut pas mon fourre pauvre visage en si grande
quête de sympathie ni la bonne petite face ronde de ma payse
toute rouge encore du combat livré, rien en somme de ces deux
petites bonnes femmes et de leur héro ï que effort pour arriver
chez elle, mais la montagne de [g] b agage entassée à la porte. Elle
en poussa un cri:
— Ce n'est pas rien qu'à vous... tout... tout... tout...
— Je viens pour un an, madame , osai-je lui répondre.
— Et vous pensez avoir besoin de tout... tout... cela...
pour une pauvre petite année !


J'eus envie de rétorquer qu'une année à Paris ne pouvait
pas être une " pauvre petite année..." mais je n'en eus pas le
temps.
— Toutes les mêmes, les Américaines avec vos tonnes de
bagages !

— - Je suis Canadienne.
— - Toutes pareilles, continua-t-elle, avec vos énormes
malles garde-robe. Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un
appartement parisien. Nous ne sommes pas au large ici comme dans
votre Canada.


Ma malle était pourtant du modèle le plus compact que
j'avais pu trouver chez Eaton à Winnipeg, et d'ailleurs expressé-
ment conçu e , selon la réclame, pour aller à Paris, puisqu'elle
demandait: " Are you going abroad ? ..." et répondait: " Take
me with you ..." promettant de se faire petite, rangée à plat
sous le lit, ou debout dans un coin de la chambre à y faire

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office de garde-robe la moins encombrante possible avec son com-
partiment à cintres pour les costumes et ses tiroirs à souliers
et à linge de dessous. Mes amies les plus chères s'étaient
mises avec moi pour en défrayer l'achat. J'y avais rangé mes
effets les plus précieux. Et si je lui avais déjà été attachée
au départ, que dire de mon sentiment à son égard , maintenant que
nous avions franchi ensemble de si dures traverses. Je regardais
avec appréhension madame Jouve la regarder sans aménité.
— Ecoutez , mon petit, chuchota-t-elle, car , pour ne pas
réveiller les gens d'à côté, toute cette conversation de reproches
et de faibles excuses se poursuivait à voix basse, les valises,
nous allons essayer de les caser pour cette nuit du moins dans
l'appartement, encore que je ne voi e pas comment elles vont
entrer dans votre chambre, mais pour ce qui est de la malle...


Sa voix, distinguée à l'extrême, n'en était pas moins
inflexible.
— ... elle doit descendre dès ce soir au sous-sol.


Nous l'avons rembarquée, à trois cette fois, madame Jouve
gênant toutefois plus qu'elle n'aidait à cause de sa flottante
robe de chambre au tissu laineux qui allait se prendre dans les
mailles de la grille. Nous sommes descendues dans les entrailles
de la terre. L'électricité ne donnait plus que de pâles petits
feux espacés au long d'un étroit couloir de terre battue qui se
perdait dans une obscurité profonde, car apparemment la lumière
était dispensée[flèche] , ici comme en haut, par minces tranches. Sur
le côté se trouvaient, à la suite, de petites cages de rangement
grillagées qui, dans l'atmosphère lourde, évoquaient l'idée de

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cachots. Nous allions en roulant ma malle sur elle-même, et
j'épouvais le sentiment, à peine arrivée, d'être déjà plongée
vivante dans une de ces histoires du Paris ténébreux que j'avais
lue s autrefois , à ce qu'il me semblait , avec tout tant de plaisir , alors
que j'étais saine et sauve. Je le dis à madame Jouve qui prit le
parti de me gronder amicalement, me reprochant d'avoir trop
d'imagination et de la laisser galoper. Nous étions tout bonne-
ment, selon elle, dans un sûr et propre sous-sol, très accessible.
Elle devenait gentille à sa manière. Elle me prédisait que
j'allais bientôt trouver mille fois plus commode d'avoir ma
malle en bas, où je pourrais à tout instant, sans déranger, venir
chercher ce qu'il me fallait, plutôt que dans ma chambre très
petite en vérité [-] - et comme je tomberais d'accord avec elle
quand je verrais la chambre !


[crochet] Nous avons abouti à une cage dont le numéro au-dessus
d'une porte de grillage correspondait à celui de l'appartement
de madame Jouve. Elle joua un moment avec le cadenas et remarque a :
— Tiens ! On dirait qu'il a été forcé. Il faudra voir à
le changer demain sans faute.


Remarque qui aurait dû me mettre en état d'alerte mais,
tout à coup, comme il m'est arrivé bien souvent dans ma vie , au
milieu de difficultés sur lesquelles je n'ai pas de prise, je
n'étais plus qu'à moitié présente, une part de moi vagabondant
dans des réminiscences de lectures que cette descente au sous-sol
de Paris avait éveillées en moi. Ainsi, au cours d'événements
absurdes ou me dépassant, j'ai souvent trouvé refuge dans des
souvenirs laissés par des livres et qui me paraissent plus confortable s s

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que la réalité où je suis empêtrée.


Au moment de m'en éloigner, je jetai pourtant un regard
noire navré vers ma malle. Elle faisait bien seule, debout au milieu
du cachot. J'eus un pressentiment que je pourrais bien ne jamais
la revoir. Mais il fut emporté par la nouvelle difficulté à
laquelle nous eûmes à faire face, l'électricité nous manquant
dans les entrailles de Paris. Par bonheur, madame Jouve avait
un briquet dans une poche de son e m n combrante robe de chambre.
A la courte flamme, nous tenant toutes trois, je ne sais pourquoi,
par le bras, à la manière de rescapés, nous avons refait surface.


Au rez-de-chaussée, nous avons laissé filer ma copine
en grande hâte. C'était bien juste maintenant si elle allait
attraper le dernier autobus pour son quartier lointain. La chère
enfant me lança à la volée qu'elle passerait me prendre à la
première heure pour nous présenter au commissariat de police.
En route, nous aurions à me faire photographier de face, de
profil, les oreilles découvertes, et il ne faudrait pas oublier
de me munir d'un certificat de domicile. Si nous avions le temps,
nous passerions à l'Ambassade signer le registre des ressortissants...
" And bye bye until to morrow..."


Enfin, j'étais saine et sauve dans l'appartement au
sixième. Madame Jouve[flèche] , m'ayant fait asseoir " un moment " [flèche] , prit
enfin le temps de me regarder et devint presque maternelle.
— Mon pauvre petit, vous avez l'air tout chaviré. Vous
prendrez bien quelque chose pour vous remonter ?


Je pense alors avoir rêvé d'un bon chocolat fumant

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comme maman m'en apportait une grande tasse bien pleine quand
elle aussi, au terme d'une journée qui m'avait été pénible,
me trouvait petite mine. J'acquiesçai en ébauchant, j'imagine,
un sourire , au souvenir du riche, onctueux et odorant chocolat
auquel j'avais droit en rentrant d'une de nos soirées de tournée
dans les petits villages du Manitoba, ou même seulement en ville.
Et je devais continuer à sourire faiblement, car, derrière ce
souvenir, s'en levait tout un train, que je n'aurais jamais
? [barre verticale] découvert s s si aimables , ni même que je les possédais, sinon[flèche] si je n'étais par- si je n'avais
venue dans cette espèce de rêve où j'étais que j'avais enfin [illis.] pas été pl[ong]ée e dans le rêve d'avoir enfin
abouti à Paris.

— Je vous fais une citronnade , dit madame Jouve.


Or une citronna a de, à la veille de me coucher, ne m'a
jamais rien valu, m'obligeant à me relever tous les quarts d'heure.
Mais je n'avais plus de force pour refuser. Madame Jouve alla
dans la cuisine presser un citron. Elle m'apporta un breuvage
amer, à peine adouci par un peu de sucre, que je bus en me
retenant tout juste de grincer des dents.
— Allons, venez vous coucher !


Elle me conduisit, au bout d'un corridor, à une porte
qu'elle ouvrit avec précaution sur une chambre qu'éclairait
quelque peu l' la indirecte lumière de la jeune lune que j'avais
vue se lever au-dessus des fortifications. ( Je ne sais toujours
pas pourquoi ne me quittait pas cette idée de fortification s ,
entretenue peut-être par le sentiment de m'être si loin fourvoyée
de ma vie que je serais à jamais empêchée de la retrouver. )
J'entrai à l'aveuglette dans la petite chambre inconnue.

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— Prenez le lit à droite, me guida madame Jouve. Si vous
le pouvez, n'allumez pas pour ne pas réveiller votre compagne
de chambre qui doit se lever tôt.


Je trouvai le courage de rappeler à madame Jouve:
— Mais je vous j' ai bien précisé dans ma lettre que je
tenais à une chambre seule.

— Et vous l'aurez, mon petit. J'ai été prise de court
à cause d'une Suédoise qui m'est arrivée à l'avance.


Elle referma la porte.


- A tâtons, je trouvai la tête du lit, déposai mes vête-
ments autour de moi sur ce qui pouvait être une chaise, une ta-
ble de nuit, je ne savais trop, puis m'étendis, mes nerfs commen-
çant malgré tout à se dénouer. Mais à peine avais-je glissé vers
un peu de calme que les effets du citron se firent sentir. Je
ressortis du lit, trouvai mon chemin jusqu'à la porte, l'ouvrit,
la refermai sans bruit, suivit un couloir et parvint, en me
guidant par une sorte d'instinct, au petit endroit où je n'allu-
mai pas plus qu'ailleurs, indentifiant toutes choses au toucher
seulement. Et tout se passa dans le plus parfait silence. Jusqu'au
moment où, ayant repéré et solidement attrapé la chaîne de la
chasse d'eau, je donnai un bon coup. Et ce fut comme si j'avais
ouvert les barrages à une tumultueuse cataracte. Au grand jour
seulement, quand je découvris le réservoir fixé presque au
plafond, déversant son eau en chute abondante de trois mètres
de haut, ai-je [flèche] j'ai compris comment j'avais pu déclencher un tel
vacarme.

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Je revins sur mes pas, me replongeai dans ce que je re-
connus, du bout des doigts, être mon lit, entendis du lit voisin
une sorte de grognement dont je ne sus s'il provenait de la mau-
vaise humeur ou d'un rêve contrarié. J'allais m'assoupir. Mais
le citron pressé n'en avait pas fini avec moi. Il semblait
même attendu attendre que je fusse de retour dans mon lit pour exercer
son plein effet. Je retournai par un chemin inconnu à travers
l'appartement inconnu. J'en revins. J'y retournai. A ce
que je devais apprendre bientôt, on entendit deux fois encore
à travers l'appartement l'immense bruit de cataracte. Je reve-
nais sur la pointe des pieds alors que retentissait pourtant
bien assez fort pour couvrir le bruit de mes pas l'impressionnant
glou glou du réservoirn se remplissant presque aussi bruyamment
qu'il se vidait. Qu'est-ce qui me poussait, à renfort de tant
d'eau, d' [flèche] à en chasser une si petite quantité ? La peur sans
doute de ne pas me conformer aux usages de Paris et à ses
gens civilisés, alors que je faisais tout le contraire.


D'épuisement, je finis par m'endormir. Mais sans
trouver de repos. Dans mon rêve, je traversais Paris, ma malle
sur le dos, devenue un de ces portefaix, pauvres bougre e s de jadis,
dont une image était sans doute remontée du vieux fonds de mes
anciennes lectures. Puis, en trébuchant sur les pavés du Roi,
je courais pour échapper à des truands lâchés à mes trousses.
Enfin, j'étais Jean Valjean engagé dans les égo û ts de Paris,
et, cramponnée à ma malle, je filais sur des eaux nauséabondes.
La chasse d'eau, le sous-sol de chez madame Jouve, des réminiscences
de livre s de mon enfance se mêlaient pour me fabriquer un des

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rêves les plus imagés que j'ai jamais rêvé s . Soudain, il me pro-
jeta en plein bal musette avec ma malle que je m'efforçais,
entre mes bras, de faire valser au son d'une entraînante musique.
J'ouvris les yeux. Il faisait grand jour. A deux pas de moi
il y avait un piano prenant bien les deux tiers de la chambre. Ma
compagne, son lit déjà fait, elle-même lavée, peignée, habillée, à
son piano y allait à tour de bras.
— Bonjour, vous, la Canadienne ! lança-t-elle à travers
accords et arpèges.


Sans s'excuser le moindrement du monde de m'avoir si
brusquement réveillée, elle s'en prit plutôt à moi, quoique
gentiment, de l'avoir empêchée de dormir avec mes allées et
venues et " cette infernale chasse d'eau que vous avez passé votre
temps à tirer comme si vous vouliez déverser toute l'eau de la
Seine... Etes-vous prise toutes les nuits de pareille bougeotte? " »
me demanda-t-elle et[flèche][flèche] [elle] elle m'avertit que , pour sa part, elle aimait se
coucher tôt afin de se lever également tôt et se mettre, fraîche
et dispose, à son piano, y travailler ses pièces d'entrée s au
Conservatoire.


[crochet] [illis.] Ainsi commença ma vie auprès de Charlotte, jeune musi-
cienne d'Alsace, tenant à son piano huit heures par jour, et que
je devais pourtant venir à regretter lorsque madame Jouve, cédant
à mes demandes réitérées, me casa seule dans un réduit à l'autre
bout de l'appartement.


Pour le moment, j'aurais tout donné pour une heure en-
core de sommeil, mais Charlotte avait entamé une marche triomphale.
Elle jouait bien, la bougresse. ! A moitié morts, mes nerfs tentaient

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de vibrer à sa musique. Du reste, ma payse arrivait justement et
je l'entendis, haussant la voix , par [flèche] - dessus la musique, s'in-
former dès l'entrée:
— Comment, Gabrielle n'est pas encore debout et prête?
Nous avons beaucoup à faire aujourd'hui.


A ma surprise, au cours d'une pause que fit Charlotte,
j'entendis madame Jouve se porter à ma défense.
— Laissez tout de même cette enfant reprendre ses esprits.
Et d'abord vous allez la laisser déjeuner en paix.


Je parus, à peine réveillée, dans la salle à manger.
Mon couvert était resté mis, le seul maintenant, à une longue
table ovale au centre de laquelle un délicat bouquet attirait
aussitôt le regard.
— Qu'est-ce ? demandai-je, ne connaissant pas ces fleurs.
— Des anémones, mon petit , fit madame Jouve apparemment
contente de ma question.


Habillée de noir qu'agrémentait seul un liséré blanc
haut sur le cou, son chignon impeccable, je vous aurais défié
de reconnaître en elle la dame en savates du sous-sol.
— Marie, lança-t-elle vers la cuisine, le petit déjeu-
ner de mademoiselle. ! Et bien chaud, hein !


Je pris le bol fumant, moitié café odorant, moitié
lait bouilli et lui trouvai un goût exquis. J'imitai ensuite
ma payse à qui madame Jouve avait aussi fait servir du café,
trempant comme elle dans ma tasse un croissant sortant du four.
C'était délicieux. Un soleil chaleureux . entrait à flot s par la
fenêtre où j'avais vu la lune se lever comme au-dessus de

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mâchicoulis. Les anémones, que j'ai tant aimées depuis, ne
cessaient de m'attirer et j'avais à tout instant l'envie de les
toucher. En dépit de ce que j'avais la gorge brûlante et sans
doute un commencement de rhume, je me sentais timidement prendre
pied à Paris, ce matin, telle une plante malme[flèches] n née que l'on re-
couvre de terreau protecteur. Je me serais volontiers attardée
à cette table, sans encore savoir , pourtant , que c'est l'heure
pour ainsi dire la plus douce à Paris, une halte de paix, de
sérénité, de rêverie presque, aménagée au tout début de la
journée avant qu'on ne se soit jeté dans la folle précipitation.
Bien des fois elle devait me reprendre le coeur, me le remettre
d'aplomb alors que je pensais ne plus pouvoir tenir à Paris.
Mais elle semblait toujours aussi contre - nature en cette ville ?
harcelante et ne pouvait jamais durer plus qu'un bref moment,
le temps de se demander s'il avait eu lieu ou si on l'avait
espéré. A peine avais-je, à l'exemple de ma payse, dévotement
ramassé les miettes de mon croissant sur la nappe, qu'elle me
pressait :
— Allons ! [.] on file au commissariat.


La pauvre enfant ne pouvait faire autrement que de me
presser, elle-même pressée par sa bourgeoise qui lui accordait
peu de répit, la voulant à toute heure chez elle à parler en
anglais aux enfants en retour des repas et du [illis.] toit [flèche] [illis.]it-elle [chez] des gens ou a-t-elle son [illis.] le toit? OK assurés.


Et me voilà, tout juste sortie du cauchemar de la nuit,
courant, trébuchant à travers Paris à la suite de ma copine qui,
lui restait-il assez de souffle pour faire en cours de route mon
éducation, n'en perdait pas l'occasion:[flèche]

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" Regarde , tu vois : aux arrêts d'autobus, si tu n'as pas envie
de te voir laissée en arrière toute la journée, pousse ce levier,
prend s de la machine un ticket de préséance - C'est comme au temps
de Frontenac et de Monseigneur de Laval. Et tantôt, quand le
contrôleur va gueuler: " Numéro ! Numéro ! » et que tous les gens
vont gueuler ensemble, toi aussi gueule ton numéro. Il n'y
aura que les vétérans et les femmes enceintes à passer avant toi,
mais attention, j'en ai vu tricher... Monte ! C'est notre tour...
Tiens, regarde ! C'est le célèbre Café du D ô me o ù s'assemblent
les beaux esprits. Madame Jouve ne s'en doute pas, mais sa pré-
cieuse Suédoise trop belle sur qui ses parents à Oslo l'ont priée
de veiller étroitement, elle qui t'a pris ta chambre, passe des
soirées entières ici avec des hommes inconnus... On descend ici...
Attention !... Malheureuse ! On ne traverse les rues à Paris
qu'aux passages cloutés. Autrement, si tu te fais écraser, c'est
quand même toi qui a s tort... As-tu aperçu la tour E i ffel ? C'est
monstrueusement beau comme ils disent... Ici , , le métro ! On descend. !
Regarde ! C'est la maquette ! Supposons que tu ne saches pas faire
la correspondance entre, disons , la Porte des Lilas et P a ssy,
tu presses ce bouton. Tu vois! Un réseau de points s'allume
pour t'indiquer ton chemin. C'est facile. On est à Paris.
Tout y^ est clair inflexiblement. " Et elle ajouta ce que je ne devais
cesser d'entendre tomber de toutes les bouches: " Il n'y a pas
à se tromper." Et j'eus de quoi me débattre en rêve au cours
de bien des nuits encore.

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II


Après deux journées, sur terre ou sous terre, à courir,
voler, rouler et tousser — car mon rhume s'était déclaré —
ma payse ne perdant toujours pas l'occasion de m'instruire:
" La Sainte-Chapelle ! Non, elle est déjà en arrière... Ce qu'il
y a de plus raffiné au monde... Notre-Dame , à droite !... Tiens !
en face, l'Arc de Triomphe !... Là-bas, le dôme des Invalides !
Non, tu regardes du mauvais côté... Le vilain Napoléon y a son
tombeau en porphyre. [O] A great shame ! Such un monstre !... Si
on descendait une minute au Louvre ! Le temps de jeter un coup
d'oeil à la Victoire de Samothrace. .. Isn't[flèche] it ? wonderful ? Ç a n'a
pas de tête, et c'est plus éloquent qu'aucune tête... Come on...
C'est notre autobus qui part... Saute !... " voici que tout à
coup mon brave petit guide s'arrêta net et me proposa:
— J'ai mis un bourguignon au feu ce matin de bonne heure.
Il doit être cuit. Ç a te plairait de venir le manger avec moi ?
Mais je t'avertis : il y a six étages à monter à pied. Ce n'est
plus les splendeurs de l t a pension-tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux.


Elle aurait dit deux cents étages que j'aurais été
tout aussi prête à la suivre tellement me comblait son invitation
de [flèche] à manger en paix, juste , nous deux, dans ce qu'elle appelait
son"trou à Paris " et dont j'escomptais je ne sais quel repos
que presque seuls, en vérité, ont pu me donner les endroits
humbles. J'étais pourtant loin de pressentir l'infini attrait
qu'il allait exercer sur moi,[flèche] qui me sentait s comme privée depuis des siècles
de méditation, de silence, de ses longs tête-à-tête rêveurs
avec moi-même sans lesquels je n'ai jamais su vivre bien
longtemps.

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Je lui pris le bras. Elle me sourit. Nous avons cessé
de courir. Nous sommes redevenues deux petites Canadiennes
un peu lentes à former nos décisions et à les reconnaître. Nous
fûmes rendues à nous-mêmes, désireuses de nous retrouver comme
chez-nous, et cela, j'avais à l'apprendre, Paris pouvait aussi
le dispenser.


Sans plus de hâte, nous marchions. Le crépuscule venant,
nous avons atteint une étroite petite rue sombre bordée d'an-
ciennes maisons hautes et graves. Elle devait se trouver proche
de la Seine, car je me rappelle avoir entendu, en accompagne-
ment à nos pas, un léger clapotis, peut-être même avoir perçu,
à un coin de rue, une vague étendue d'eau vert sombre, un
peu sale et mélancolique, une eau , comme un vieux visage
reflétant une longue, longue histoire. Ah, que j'ai aimé
Paris chaque fois qu'il m'a montré le contraire de ce que l'on
appelle le Paris gai, le Paris léger. !


En cours de route, nous avions pris, ici, un pain comme
je n'en avais jamais vu d'aussi long et mince, là, un e scarole toute
couverte de grosses gouttes d'eau froide, ailleurs une bouteille
de rouge pour fêter mon arrivée, enfin un fromage si à point
que pour ne pas l'écraser je le portais dans ma paume ouverte
d'où il coulait dans ma manche. Nous avions acheté aussi un
petit bouquet de pâquerettes, les premières également de ma
vie, et je n'arrêtais pas, en contemplant leur minuscule vi-
sage si parfait, de me dire : " Ainsi sont donc les pâque-
rettes !..." Et j'éprouvais presque autant de joie de connaî-
tre enfin ces fleurs que d'avoir rencontré une amie sûre.

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En souvenir de cette émotion, j'ai longtemps cherché, des
années après, à faire pousser des pâquerettes dans mon petit
jardin de Charlevoix, en ramenant de nombreux sachets de grai-
nes à chacun de mes voyages en France. Elles ont fleuri, en
un ravissant tapis ras, de toutes couleurs, au pied d'un vieux
pommier crochu, mais finissant finirent ont toutes fini par mourir en peu de
temps dans ce pays qui n'était pas fait pour elles. Et j'ai
cessé de vouloir à tout prix faire voir leur délicat visage
au grand ciel étonné de par chez nous.


Avant de nous attaquer à monter chez elle, ma payse
me demanda si je me croyais capable de lui donner un coup de
main pour le bois que nous avions aussi à prendre avec nous.


Nous sommes passées par une courette obscure où était
empilé , en plusieurs tas , du bois à brûler. Ma payse trouva le
sien. Nous nous sommes chargées chacune d'une assez bonne
brassée. Avec les bouteilles, le pain et la salade qui dépas-
saient de nos poches, du bois jusqu'au menton, le petit bou-
quet de pâquerettes éclairant l'escalier, nous montions en
spirale au coeur de la grande vieille maison. L'usure des mar-
ches, des marques au mur, du graffiti, témoignaient du passa-
ge de milliers de pèlerins en route comme nous , au bout des
peines, vers la quiétude , du petit coin à soi. Je ne sentais
plus mon rhume, la fatigue, l'angoisse. Mon coeur s'allégeait
doucement, comme il m'arrivait alors, quand j'allais, sans le
savoir, vers un moment heureux de la vie.


Au faîte, tenant une partie de ses paquets entre ses
dents, ma payse sortit de sa poche une clé massive. Elle la

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glissa dans la serrure d'une porte sombre se distinguant à
peine du palier noyé dans la pénombre. Une petite chambre dès
le premier regard se révéla à moi, dans tous ses détails telle
que je la possède encore aujourd'hui
, avec son lit-divan tassé
contre le mur, des livres partout, une table ronde
sous un tapis tombant jusqu'au plancher, sur laquelle étaient dispo-
sés nos deux couverts, et, au centre, un vrai petit poêle qui
me prit instantanément le coeur, tellement, même éteint, il
évoquait une bonne compagnie pour les heures grises. C'est
d'ailleurs en le voyant que je pris sans doute la mesure de
ce qu'avait dû être mon tourment d'ennui depuis que j'avais
quitté mon pays, car j'allais aussitôt vers le petit poêle
le toucher comme on touche un être vivant.


Le charme du lieu ne tenait pourtant à rien , au fond , au fond OK
de particulier, mais plutôt à ce que la chambre, petite comme
elle était, prenait jour sur le ciel par une large découpure
à même le toit. Elle se trouvait pour ainsi dire dans le ciel
lui-même, baignée de sa douce lumière paisible, de minute en
minute s'adoucissant encore avec le jour qui s'en allait. Jamais
encore je n'avais vu une chambre ouverte ainsi qu' au ciel. J'y
étais entrée comme dans un rêve. Le rêve que j'ai fait toute
ma vie d'un refuge contre la méchanceté des êtres, contre
moi-même et les autres... et le surprenant est que je l'aie
tant de fois trouvé... pour un instant. ! Le miracle était que
cette fois je l a [flèche] e trouvais en plein Paris, conciliant mes
désirs impossible s de la solitude et de l'ardente solidarité.
Toute la beauté de la petite chambre dut se peindre sur mon

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visage car ma payse, assise par terre à souffler sur un tison
sans sous les cendres, suspendit ses efforts, posa sur moi un re-
gard étonné :
— Qu'est-ce que tu as ? You look bewitched.


Ce que j'avais ! Eh bien[,] ! le coeur comblé et cependant
tranquille, le sentiment d'être à ma place là où j'étais,
un incroyable bien-être, toutes choses que je n'ai goûtées
évidemment qu'en passant comme tout le monde, mais non, mieux que
plusieurs, car au fond peu ont jamais eu idée de ce qu'est
ce bonheur dont je tente de parler, inexplicable et cependant
si réel. En ce temps-là, je croyais qu'il venait de l'exté-
rieur, tenait aux lieux même s où il se produisait. Je pensais que
l'on pouvait se l'approprier en s'appropriant les lieux où il
apparaissait, en y restant ou en tâchant de les emporter avec soi
— une impossible aventure ! Aussi ma payse rit-elle de bon
coeur quand je lui avouai que je désirais sa chambre au point
de l'échanger contre ma pension tout-ce-qu'il-y-a-de-mieux[;]
ou alors de nous mettre en chasse pour m'en trouver une en
tout point semblable. Et alors, me sembla-t-il, j'aurais le
coeur en paix pour le reste de mes jours.


Ayant ranimé le feu, et maintenant occupée à préparer
la salade, ma payse me peignit à sa manière cette paix que
je croyais être sur le point de saisir :
— T'es tout juste arrivée en haut, chargée à toi seule
de ce que nous avons apporté à deux, que tu dois descendre
chercher l'huile pour la lampe. Bon, te voilà remontée, mais
t'as oublié de prendre ton courrier en passant. Redescends

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donc ! Cette fois t'es pas tout à fait remontée au sixième
que tu redescends la moitié du chemin pour entendre ce que
glapit ta concierge d'en bas. Finalement, tu retournes jusqu'en
bas parce qu'elle a un pli recommandé pour toi. Ensuite, tu
redescends au quatrième chercher de l'eau. Tu y retournes
jeter l'eau sale. Tu y retournes encore, tôt ou tard, pour les
w.c. Il est près de dix heures souvent quand tu peux enfin
ouvrir tes livres et te mettre à tes cours du lendemain.
Tu dors à moitié sur tes notes, comme tu dormiras à la
Sorbonne pendant que ton auguste professeur distille ra sa
science en petites phrases monotones.


Je l'écoutais, émue par cette vaillance qu'elle me ré-
vélait en riant comme d'un trait ridicule de son caractère,
et , bien que je fusse à même de saisir maintenant le côté
si difficile de sa vie à Paris, je ne l'enviai pas moins fréné-
tiquement.


Nous nous sommes mises à table juste en[flèche] - dessous de la
grande ouverture découpée dans le toit. Ainsi avions-nous l'air,
comme dans quelque peinture surréaliste, d'être attablées au
milieu du ciel. Plus tard, comme nous achevions de souper, à
une dernière lueur du crépuscule que déversait sur nous le
toit ouvert, elle convint que, les corvées accomplies, sa
petite chambre " dans les airs " s'imprégnait d'une mystéri-
euse paix qui pouvait donner à penser qu'elle était captu-
rée ici pour toujours. Elle me dit alors avoir pour moi une
surprise. Elle me fit monter sur une chaise à côté d'elle
et souleva la tabatière. Toutes deux, la tête hors de la maison,

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nous avons pu voir Paris s'étalant de tous côtés à perte de
vue, comme un grand monstre comme assoupi, doux et aimable mainte-
nant qu'il s'était un peu calmé et que de toute façon rien
de sa hâte, de son énervement et de son agitation ne pouvait
nous arriver jusqu'ici. Je suis restée longtemps sur la poin-
te des pieds, grimpée sur une chaise, à contempler la ville
comme une enfant des bois, sur une branche, scrute de lointains ?
paysages. Et je me demande encore si j'ai jamais eu, même du
haut de Notre-Dame, une vue plus ensorcelante de Paris.


Ma payse, avec ménagements, me ramena à la réalité
en me rappelant que le temps avait passé vite , et que si nous
ne partions pas bientôt nous nous heurterions à une porte
verrouillée chez madame Jouve. Je poussai un soupir en m'arra-
chant littéralement au ciel.


Elle-même, me disait ma payse, allait être reprise tôt
le lendemain par ses cours et ses courses entre la Sorbonne
et chez sa bourgeoise afin d'y être à l'heure du repas pour
faire dire aux enfants: "Pass me the salt if you please... "
... " Thank you so very much..." Et peut-être pour les garder,
le soir, si l s s a bourgeoise décidait d'aller au théâtre, ce qui
n'avait pas été prévu dans l'accord, mais de toute façon il
n'était presque jamais respecté , quand on vivait au pair.


Je voyais de mieux en mieux combien dure était sa vie
à l'étranger et percevais avec gêne le don incalculable qu'elle
m'avait fait en m'accordant tout ce temps pris sans doute sur
de rares loisirs et qu'elle aurait à payer cher.


L'idée qu'elle me raccompagnerait ce soir encore dans le Paris

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nocturne , qui me faisait peur, me réconfortait. Pourtant , déjà
tellement endettée envers elle, je craignis d'abuser et l'assurai
que je pensais pouvoir me débrouiller et rentrer seule.


[flèche] Elle éclata de rire.
— Jamais de la vie ! Distraite comme tu es, tu serais
bien capable d'aboutir à Lavielette La Villette La Villette ... et je fus malgré tout
soulagée à la pensée que je ne serais pas encore lâchée toute
seule ce soir dans Paris.


Sur le seuil, je me retournai pour embrasser d'un der-
nier regard la petite chambre que nous laissions un peu en
désordre. Qu'est-ce qui m'y retenait ? Non plus mon fou désir
de m'y terrer. Je le savais maintenant irréalisable. C'était
plutôt un commandement, mais venu d'en avant, des années non
encore vécues, m'enjoignant de prendre de cette petite chambre
ce qui importait, pour le jour où je pourrais en faire usage.
Depuis quelque temps, depuis la Petite-Poule-d'Eau , peut-être,
ou même avant, je recevais de plus en plus le bizarre comman-
dement, tout en disant adieu aux lieux et aux choses, d'en
retenir aussi le plus possible pour emporter en quelque sorte
avec moi ce que je devais quitter. Et je fus bien longue à
comprendre vers quoi tendaient ces obscurs avertissements.


Nous avons dévalé en vitesse les étages, couru par les
rues silencieuses qui nous renvoyaient à l'écho étrange de nos
pas , tout à coup devenus ceux de poursuivants, sauté dans un
autobus en marche. Au cours des semaines, des mois suivants,
j'eus bien peu souvent l'occasion d'accueillir en moi l'image
de la petite chambre à ras les hauts touts de Paris. Elle me

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venait à l'esprit à la manière de ces fragiles et douces connais-
sances dont on se dit pourtant qu'il vaudrait la peine de les
cultiver, puis, ne me trouvant pas disponible, s'en retournait.
Je finis par la perdre de vue. J'en vins, je crois bien, à
n'en avoir même plus de souvenirs conscients.


Alors, comment se fait-il que, vingt ans plus tard, elle
ressuscita en moi exactement telle que je l'avais retenue
dans ce dernier regard, du seuil, avec sa salamandre verte,
basse sur pattes, sa table ronde encombrée des restes de notre
repas et la douce lueur de crépuscule qui l'inondait ? Et ce
serait pour y amener, au terme de sa longue errance, Pierre
de La Montagne secrète . Là où j'avais aspiré à mon propre
apaisement, je conduirais cette âme épuisée pour ses derniers
tourments, ses derniers élans de vivre. Ou peut-être pour l'illu-
sion d'apercevoir par la découpure du toit, tel qu'il u l ui appa-
raissait , naguère , de sa cabane de trappeur, le grand ciel
canadien si souvent, là-haut, de couleur crépusculaire.

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III


Bientôt , madame Jouve elle-même mit la main à la pâte,
prenant en quelque sorte à coeur mon initiation à la vie pari-
sienne. Elle ne faisait pas que nous héberger. Elle nous gui-
dait, nous conseillait, donnait aux unes des leçons de français,
à d'autres enseignait les bonnes manières, surveillait discrè-
tement[barre oblique] les sorties des plus jeunes, en rendant peut-être compte
aux parents et, dans l'ensemble, à ce qu'il me paraît encore,
veillait sur nous avec des sentiments qui pour ne pas être
démonstratifs , n'en étaient pas moins dévoués et sincères.
Après une semaine ou deux de course folle dsans Paris, assom-
mée par trop de nouveau, je m'étais enfouie dans ma chambre,
comme il est bien dans mon caractère quand je perds pied s , et
je n'en bougeais plus. Inquiète de me voir maintenant mener
une vie d'[he] e rmite, madame Jouve me relança un soir, un livre
à la main.
[flèche] — Mon petit, puisque , une fois à Paris, la ville la plus
excitante du monde, vous avez pris le parti de vous terrer,
ce qui est bien votre affaire, lisez du moins. Tiens Tenez Tiens , ce livre ! ?
Tout Paris en parle. Tout Paris en raffole.


On me donnerait aujourd'hui à lire le Grand Meaulnes
pour la première fois de ma vie que j'en serais peut-être
aussi extasiée. Mais il faut croire que j'étais alors moi-même
trop le Grand Meaulnes , moi-même pour prendre goût à cette mélancolique
histoire de fuite dans le rêve. J' Je m' échappais ^ moi aussi par cette
seule porte qu'on a contre la vie , mais dans ma sauvagerie à
moi, vers les rivages de la Petite-Poule-d'Eau. Là, tout me
paraissait maintenant avoir été d'une paix, d'une harmonie inef-

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fables. Je ne lisais qu'à moitié attentive à un dépaysement
qui me paraissait peu de chose à côté du mien. Je feignais
l'enthousiasme quand les rep[a] a s nous réunissaient à table, une
douzaine de jeunes filles de presque autant de nationalités, et
que nous en parlions ensemble. Mais madame Jouve avait une
manière de questionner qui nous démasquait rapidement. Elle
fut presque outrée qu'une jeune Canadienne, tout juste débar-
quée de sa province natale, osât se montrer tiède à l'endroit
d'un roman que tout Paris adorait.


Elle fut encore plus scandalisée le soir où elle nous
entraîna, une partie de la bande, à une représentation de
l' Electre de Giran^ u doux, de m'entendre m'en plaindre. De la
rue Deschambault à l'Athénée, l'écart était-il trop grand,
étais-je vraiment perdue ici du au point de v ne plus entendre
résonner à mes oreilles la voix des autres, ou bien la pièce
était-elle[flèche] d'un mécanisme trop savant, ennuyeu[x], je ne le saurai jamais, car depuis lors je n'ai
guère été tentée d'approcher Giran u doux. Ce que je mis plus
de temps à avouer , c'est que le grand Jouvet lui-même me ta-
pait sur les nerfs avec son débit sec, ses petits bouts de
phrase s s qui tombaient toutes à plat, ses tics et ce qui me
parut des grimaces. En passant par Londres j'avais eu le temps
d'aller au Old Vic et aussi dans un petit théâtre de Shaftesburg y
s S treet, dont j'ai oublié le nom, et j'avais vu là un jeu
sobre, retenu, on pourrait dire anti-théâtral, une manière
discrète, tout e en ombres et demi-teintes, qui me semblait
à présent bien supérieure à ce que je voyais à Paris— où
j'allais pourtant découvrir aussi à la longue ce genre de thé-

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âtre tout proche presque du banal, et si prenant.


De moi-même, lorsque enfin je trouvai le courage de
sortir de ma chambre, je courus au t T héâtre Français. Chez nous,
on l'avait toujours appelé la c C omédie Française, et on l'avait
en telle vénération qu'on levait des yeux extasiés sur quicon-
que avait franchi le seuil du vieux théâtre. Je crois me sou-
venir que l'on connaissait le nombre exact, en notre milieu,
de ces êtres privilégiés, pouvant les citer un à un et même
rappeler la pièce que chacun avait vue . - une seulement pour
chaque personne, ce qui donne à penser que peu de gens avaient
tenu à y retourner.


J'étais toute émotion quand je m'alignai à la suite
des gens qui attendaient au guichet des pièces places places à bon marché.
J'en avais oublié ma peur de Paris et la peur de mal faire
qu'il m'inspirait à chaque pas. Je devins communicative, ba-
varde, et appris à des gens à droite et à gauche que c'était
ma première visite au Théâtre Français. Les uns dirent poli-
ment: " Ah oui ! " D'autres s'informèrent d'où je venais, pa-
rurent s'intéresser à moi , et , en retour , je brillai d'une sorte
d'amitié spontanée envers eux. Je découvrais le fil de mys-
térieuse fraternité qui noue ces petits attroupements d'in-
connus aux portes des théâtres, ailleurs aussi quelquefois,
mais surtout aux abords des théâtres , et qui allait m'en appren-
dre tellement long sur les autres et aussi sur moi-même.


Qu'est-ce que j'escomptais au juste ce soir-là pour
me mettre en tel état d'effervescence ? Evidemment, je ne le
sais plus. Pourtant je sais avoir reçu autant sinon plus que

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ce que j'en je n' attendais de la petite église de Saint-Julien-le-
Pauvre et de Notre-Dame, ces lieux qui vinrent d'abord à moi
à travers de grands écrivains, et c'est peut-être ainsi que
cela se passa^ e pour tous.


Je m'assis dans une attente presque douloureuse. Le
rideau s'ouvrit. Je vais avouer une autre énormité, et c'est
que je ne me rappelle pas quelle fut ma première pièce au Théâ-
tre Français. Je me souviens d'autres pièces que j'y vis
et particulièrement, durant un autre séjour à Paris, d' Atha-
lie avec Vera Korène, qui m'enchanta. Mais de cette première
soirée au Théâtre Français rien ne revit en moi sinon l'appa-
rition sur scène d'un gros petit acteur bedonnant prêtant sa
silhouette bouffon^ n e au jeune héros de la pièce. Il est tout
court, tout vieux, et semble avoir du mal à se traîner d'un
bout à l'autre du plateau. Par contre, il possède une voix à
faire trembler le vieil édifice, et il en joue de façon in-
variable, entonnant chaque alexandrin du plus bas qu'une voix
puisse descendre, pour monter, monter, de palier en palier,
jusqu'à une note aigu ë ë donnant l'impression qu'il vous la
lance du haut d'une tour. Monte... descend s ... Monte... des-
cend s . Le vieux petit acteur sur ses jambes flageolantes n'arrê-
tait pas de voyager de la voix. Ses phrases partaient d'une
sorte de souterrain grondant pour aboutir toutes à des coups
de clairon sur les remparts. Je ne pouvais vraiment suivre
la pièce , accaparée entièrement par le jeu du vieux jeune premier.
A Winnipeg, j'avais connu une dame française, ex- secrétaire sociétaire ,
se disait-elle, de la Comédie Française, bizarrement échouée

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parmi nous, et qui déclamait sur ce ton les fables toutes de
simplicité du bonhomme La∫ f F ontaine.


[flèche] Je tournai un timide sourire autour de moi en quête
de quelques sourires complices qui renforceraient mon impres-
sion d'être à un spectacle comique, mais ne vis que visages
graves et absorbés respectueux respectueux . Mon Dieu, serais-je donc la seule au monde
à voir les choses telles que je le s voyais ! En ce cas, ma soli-
tude serait pire encore que je ne l' n' avais parfois cru l' entrevoir.
J'en perdis ma pauvre petite envie de rire qui d'ailleurs me
faisait peur depuis qu'elle avait dégénéré presque en hystérie
dans l'ascenseur.


Tout de même, quelques jours plus tard , pour me rassu-
rer ou perdre au plus tôt mes illusions, je courus aussi voir
Cyrano . J'en connaissais de grands bouts par coeur que j'avais
dû déclamer moi-même avec emphase, les trouvant peut-être alors
nobles et enlevants. Mais la vue de Cyrano, blessé à mort et,
des heures plus tard, toujours debout et discourant, son long
nez et son épée en avant, me laissa dans un grand malaise.
Si c'était ça le théâtre, me disais-je, jamais je n'y croirais.
C'était trop faux. Trop gros. Ou bien alors , c'était moi qui
je e n'était s pas faite pour lui. L'évidence peu à peu s'imposait
à moi. C'était de l'admettre qui était difficile. Car enfin,
si j'étais à Paris, c'était, ainsi que j'essayai de me le faire
accroire, pour y étudier l'art dramatique. Quelle autre raison
aurais-je pu avoir d'y rester?


Pour comble, madame Jouve, à qui je m'étais un peu
ouverte sur mes projets d'étude d'art dramatique, ne cessait de

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m'aiguillonner. " Ce n'est pas à traîner la patte dans Paris
que vous arriverez à grand-chose , " me reprochait-elle. Sortie
enfin de ma chambre, je n'arrêtai s plus en effet de marcher
maintenant dans Paris, passant ainsi mon indécision et l'an-
goisse qui m'habitai[flèche] en t. " Vous n'arriverez à rien de la sorte,
voyons, mon petit ! " En quoi elle se trompait, car ce n' c' est
jamais qu' souvent souvent en errant seule , solitaire dans des villes souvent
inconnues , que je suis le mieux arrivée —mais à quelque chose
d'autre que[flèche] ce que je pensais chercher et qui fut presque toujours
meilleur.
— Tiens ! me dit-elle un jour, pourquoi n'iriez-vous
pas vous informer à l'Atelier ? On dit que Charles Dullin
prend des élèves et qu'il est tout à fait extraordinaire.


Prise à mon propre piège, je ne pouvais que m'exécuter
si je tenais à conserver un peu d'estime pour moi-même.


Est-ce elle, est-ce moi qui pris le rendez-vous ?
Arriva en tout cas l'après-midi redoutée où je me présentai
plus morte qui vive au théâtre de e Dullin. Il y avait répétition
de Volpone, d'après une l' adaptation, si je me souviens bien, de
Jules Romains. Sur la scène, au milieu de la poussière, ( des ) des
cordages et de s toutes les espèces de voilures qui l'encombr[flèches] ai ent au
temps des répétitions , comme une sorte de navire, se trouvait
un lit à baldaquin. Ses rideaux fermés s'agitaient furieusement
comme sous l'effet d'une tempête , ou d'un combat livré à l'in-
térieur. Je ne connaissais pas la pièce. Je n'avais aucune idée
de ce qui pouvait tellement secouer ce lit. Un peu mal à l'aise

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tout de même, je regardais les rideaux se gonfler, s'élever
presque au plafond, retomber, tout morts et pantelants. De la
scène, quelqu'un e me cria dans la pénombre de la salle:
— Vous avez affaire ?


Je murmurai une réponse apeurée.
— Avec qui ?
— Avec Monsieur Dullin.


Alors sortit du lit un homme de petite taille, bossu
à ce qu'il me sembla, plutôt laid, l'air sévère et qui m'exa-
mina sous de gros sourcils ébouriffés. Je n'ai jamais vu Charles
Dullin ailleurs. Je ne peux donc affirmer que ce soit lui ou
Volpone que j'ai rencontré face à face.


Il me parla , de la scène, sa voix venant vers moi
comme d'un monde incroyablement lointain et tout différent de
la vie.
— C'est vous, la jeune Canadienne qui a demandé à me voir. ?
D'où êtes-vous ? Avez-vous déjà fait du théâtre ?


Je pensai à nos innocentes tournées dans le crépuscule
des petits villages du Manitoba, revoyant surtou[r] t , je ne sais
pourquoi, les routes perdues, du côtés d'A O tterburne. J'aurais
donné je ne sais quoi pour m'y retrouver à l'instant, cachée
de tous, telle que j'avais été avant qu'une sotte témérité
ne me pousse à approcher le grand Dullin, et dans quel but,
Dieu du ciel ! que je ne le comprenais même plus.
— Un peu, à Saint-Boniface, au Manitoba , ai-je murmuré ,
du fond de la salle vide qui donna à ma voix un timbre creux.


Quelqu'un a ri alors sur la scène, un des figurants

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sans doute. Il m'a semblé que c'était de moi ou peut-être de
mon accent. Ou encore de ce "Saint-Boniface, au Manitoba , "
qui avait pu sonner aux oreilles d'ici aussi drôlement que
Tombouctou en Mauritanie.
— Venez ! Montez par ici, me cria Dullin-Volpone. Vous
allez nous mimer une petite histoire, selon votre invention,
pour montrer ce que vous savez faire. N'importe quoi ! A votre
goût. Allons, approchez !


[flèche] La mort, les pires supplices certainement , à cette heure, me parurent
préférables , à cette heure, à l'idée de monter sur la scène
y jouer la pantomime. J'avais la gorge nouée, plus une goutte
de salive dans la bouche, et n'osais cependant m'opposer au
vieux despote sur la scène qui, à ce qu'on m'apprit plus tard,
était le plus bienveillant des hommes. J'y serais peut-être
malgré tout montée. Mais alors, heureusement— ou malheureuse-
ment selon les vues du destin — le téléphone sonna en arrière
des décors. On cria: " Dullin ! C'est pour toi ! " A moi il
cria: " Un moment ! Je reviens. " Deux autres acteurs, sur la
scène, se trouvaient à me tourner le dos. Dans le lit il restait
apparemment quelqu'un, mais tranquille pour l'heure, une femme
à ce que je crus comprendre,
et qui disait seulement, de temps à
autre: " Oh la la ! Oh la la ! " Je jetai un coup d'oeil en
arrière. Personne de ce côté pour me barrer la route. La porte
était même restée ouverte. L'embrasure découpait dans du sombre
un bout de rue tranquille, presque agreste, avec un platane
planté si près du théâtre qu'il y semblait à moitié entré.
Si ma mémoire a si bien retenu cet aperçu de la rue, ce doit être

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parce que j'eus une telle envie de m'y retrouver en liberté. Je
commençai à m'en aller à reculons avec mille précautions. Puis,
entendant Dullin-Volpone élever la voix: "Hé oui, c'est ça,
on se rappelle..." je pressai le pas. J'atteignis le seuil.
je le franchis. En fait, il me faut en convenir, je pris la
fuite.


Je pense même avoir couru un bout de chemin comme si
j'étais en danger d'être rattrapée. Enfin, je me calmai. Mais
ce fut pour saisir que, si je l'avais échappé belle, je n'é-
chappais pas à mon jugement sur moi-même qui se fit cinglant.
Et maintenant c'était pour le fuir que je continuai à mar-
cher devant moi pendant des heures sans trop savoir où j'allais.
Quand madame Jouve, inquiète de me voir revenir si tard, me
demanda où j'avais bien pu errer, je ne sus le que dire. Le mon-
de avait été absent de moi comme je m'étais absentée de lui.
Cet état où je devais retomber assez souvent dans ma vie—alors
que l'on court pour se perdre ou se trouver [?] — devient si
intolérable qu'il finit, je suppose, par engourdir l'esprit,
en sorte que nous ne sommes plus qu'à demi conscients de ce qui
nous entoure.


C'est ainsi que je revins de chez Dullin, ne soufflant
mot de mon aventure, à propos de laquelle , personne, à voir mon
visage, n'osa me questionner. Et moi-même pendant longtemps
essayai de me faire accroire qu'elle n'avait pas eu lieu.


Le lendemain, [flèche] toujours au hasard, je repris mes courses , toujours au ha-
sard,
à travers Paris. Il me fallait me rendre à l'évidence que

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je ne m'étais pas enfuie de l'Atelier uniquement par peur d'avoir
à monter sur scène pour jouer la pantomime. Quelque chose de
plus fort m'avait pour ainsi dire prise aux épaules et proje-
tée dehors comme pour échapper à un destin qui ne me convenait
pas... à une route qui ne pouvait être la mienne. Mais alors , si le théâtre n'était pas ma voie
que faisais-je donc à Paris, , si le théâtre n'était pas ma voie ?

Je marchais, je marchais. Je crois avoir alors découvert qu'une
certaine solitude s'acco m mm ode mieux d'être laissée à elle-même
qu'entourée de conseils et de consolation s . Dans la foule étran-
gère je disparaissais pour ainsi dire avec mon mal qui avait
affaire à ce que je devais accomplir dans la vie et dont je
ne savais plus du tout ce que c'était. Je traversais des quar-
tiers entiers de Paris avec le sentiment de n'avoir rien en-
tendu, rien vu, enfermée, au milieu de la densité humaine,
dans une sorte de vide que j'entretenais de mon mieux, car
ouvert il eût laissé entrer en moi une détresse trop grande. Des
années plus tard, il me reviendrait pourtant de ces journées
errantes mille souvenirs d'intonation s , de bruits, d'odeurs.
Je reverrais avec précision une enseigne à tel coin de rue, la
silhouette d'un tavernier apparu sur le seuil de son bistrot,
le béret enfoncé sur le front. J'avais le don de capter à mon
insu, aveuglément si l'on peut dire, des détails qui me seraient
plus tard utiles, mais je n'en savais rien encore, pensant
seulement que j' é tais venue perdre mon temps à Paris— alors
que c'est en le perdant qu'il m'a souvent été en fin de compte
le plus profitable, mais cela non plus je ne le savais pas et
je m'adressais à moi-même d'amers reproches.

Image espace


[flèche] Et pourtant ! Une de ces longues marches m'avait con-
duite jusqu'à je ne sais plus quelle rue où, en levant les
yeux sur les affiches d'un petit théâtre, je rencontrai le
beau regard apitoyé de Ludmilla Pito ë ff et m'arrêtai pour le con-
templer. Je croyais voir, au fond des yeux qui me rendaient
mon regard, un peu tristes comme ceux des êtres qui connaissent
bien la vie, une sympathie pour moi comme d'instinct j'en éprou-
vais pour elle. Tout à coup, je n'étais plus aussi ridicule avec
mon indécision, mes tergiversations, le manque de clarté sur
moi-même et l'impossibilité de saisir ce que je voulais. Les
grads yeux quelque peu désolés de Ludmilla Pito ë ff me disaient
qu'elle-même avait connu pareille confusion, qu'aucun être
n'est à jamais assuré de ne pas s'y trouver.


L'affiche annonçait La Mouette de Tchekhov. Je connais-
sais Tch^ e khov pour ses nouvelles admirables, la Steppe particu-
lièrement. Par ailleurs, je n'avais jamais entendu parler de s
Pito ë ff.


Etait-ce le soir ou en matinée? Je n'en suis pas sûre,
quoiqu'il me semble me souvenir de [flèche] d'un feuillage clair s'agitant
doucement non loin du beau visage de l'affiche, mais peut-être
que je confonds bruissement et couleur.


En tout cas, c'était heure de spectacle quand je sur-
vins comme amenée par la main à ce petit théâtre accueillant.
J'entrai. J'achetai mon billet. Je m'assis parmi une foule clair-
semée. Autant j'étais entrée défiante au théâtre Dullin, autant
je me sentais ici à l'aise. Le rideau s'écarta. Et je fus dans

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le ravissement.


Cette femme, cette Ludmilla, elle ne semblait pas être
quelqu'un qui joue un rôle sur scène, qui interprète un per-
sonnage. Elle était la Mouette, elle-même venue, sous nos
yeux, subir la fatalité de sa vie. Lui, Georges Pito ë ff, avec
sa voix brisée, son masque usé, il était tout simplement un
homme russe, et même de n'importe quel pays, un homme tout
court choisi comme au hasard dans les rangs surpeuplés de la
monotonie quotidienne. En fait, c'était le quotidien qui pre-
nait vie comme jamais ici, s'animait, se révélan i i t plus puissa[flèches] n nt
que le drame à grands éclats, car infiniment plus près de nous
dans doute. Les mots qui l'exprimaient n'étaient ni gonflés ni
soufflés, ils ne paraissaient même pas recherchés, encore qu'ils
dussent l'être pour parvenir à un si juste accent de l'usuel.
C'étaient les mots, on aurait dit , de la maison de chacun, en
un jour pareil aux autres, entrecoupés de soupirs et de silences
exactement comme dans notre vie où un regard s'échappant par la
fenêtre, vers le lointain, en dit tout à coup plus long que les
dialogues. Que je trouvai beau, dès que je l'entendis, ce ton
du vrai, que ce fût dans la vie ou au thé é âtre— mais peut-être
plus encore au théâtre qui nous apprend à mieux regarder la
vie percée à jour, mise à nu sous nos yeux ! Je sentais expri-
mé[flèche] m[ême] que comme comme je n'aurai s su le faire moi-même moi-même mon propre ennui,
mon dépaysement presque constant où que je fusse dans le monde,
cette ignorance où l'on est vis-à-vis de soi -même , le tout bai-
gnant comme en un léger brouillard de larmes, non vraiment a-
mères, plutôt presque douces, malgré tout. Il m'en venait d'ailleurs

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justement aux yeux. Elles provenaient, je suppose, de l'étran-
ge bonheur qui nous possède à nous entendre dire si bien ce
que l'on est.


A un moment, comme l'on fait souvent , lorsqu'on est
ému et cherche d'instinct autour de soi un regard avec lequel
partager une impression, je me tournai à demi vers mon voisin,
un jeune homme à l'air un peu timide. Il avait également les
yeux mouillés. Nos regards se sont liés. Nous nous sommes con-
fié [illis.] [flèche] l'un à l'autre: "Que c'est beau ! " Et la joie qui nous é-
touffait peut-être également l'un et l'autre dans l'ombre et
le silence a paru maintenant nous libérer et nous élever dans
une sorte de lumière.


A plusieurs reprises, au cours du spectacle, nous nous
sommes fait part de notre sentiment, d'un mot murmuré ou sim-
plement d'un regard.
— - Ainsi est la vie de la plupart, m'a-t-il dit, sans
éclat, sans bruit, sans beaucoup de mots, s'exhalant plutôt à
mi-voix. C'est le grand mérite de Tchekhov d'avoir donné vie à
des êtres qui se détachent à peine du grand ensemble des hommes.


A l'entracte, nous étions sortis et avions fait quelques
pas ensemble sur le trottoir, devant le théâtre. Et voici que
je sais , sans plus de doute possible , que c'était l'après-midi,
car je revois tout à coup distinctement l'arbre au bout de la
courte rue dont j'ai entendu si longtemps le bruissement dans mon
souvenir. Mais toujours ces singuliers trous dans ma mémoire !
Par exemple, je ne revois guère le visage du jeune homme, mais
je l'entends très bien, toujours à côté de moi, qui parle d'une

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voix s'accordant à nos par un peu hésitants.


[flèche] Il venait de quelque village de l'Ardèche poursuivre à
la Sorbonne des études en Lettres. Il s'acclimatait mal à Paris.
Il s'y était senti absolument seul jusqu'à maintenant où dans
l'univers de Tchekhov il s'était reconnu comme dans sa patrie.


Je lui parlai alors un peu de Saint-Boniface et comment,
si longtemps, là-bas, j'avais rêvé de venir à Paris, ne sachant
plus maintenant du tout pourquoi, et m'ayant à cause de cela
prise en gri pp e.
— Cela arrive pourtant à tous , me dit-il.


Une sonnerie éclata, nous rappelant à nos places. La
lumière s'éteignit. La douce magie de ce qu'il y a pourtant
de plus quotidien nous enveloppa de nouveau. Plusieurs fois
encore, dans l'ombre, nous nous sommes cherchés des yeux, tan-
tôt humides, tantôt brillants d'une de la beauté perçue. Cet étranger
près de moi, pendant deux heures et demi e , me devint plus proche
que presque tous les êtres que j'avais connus jusque-là. Ai-je
pour lui aussi,dans sa solitude, été quelqu'un de miraculeuse-
ment proche? Il y eut une autre courte interruption du specta-
cle pendant laquelle nous avons repris notre conversation.
— Comment se fait-il, ai-je remarqué, qu'une voix triste
au fond comme celle de Tchekhov nous devienne si consolante?

— C'est qu'elle dit la vérité, murmura-t-il, et la vérité,
même triste, même dure, est toujours plus consolante à entendre
que le mirage ou le mensonge.


A la sortie, nous avons fait ensemble quelques pas en-
core parmi une petite foule qui se dispersa vite.

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Il me disait, la tête penchée vers l'épaule:
— C'est ainsi que l'on devrait écrire, ni plus haut ni
plus bas. T^ c hekhov a trouvé le juste ton de l'âme. Tous ses
mots partent de l'élément sensible de l'être. Il n' y en a aucun
qui soit prétentieux. Aucun de faux.

— Y arriver ne doit pas être facile, dis-je. Et comment
se fait-il que de dire vrai est soit est ce qu'il y a de plus difficile
au monde?

— C'est exact. On a tendance, tous, quand on se met à
écrire, à gonfler la voix, à faire de l'épate, à devenir em-
prunté. Le ton juste... il faut peut-être l'avoir cherché toute
sa vie pour le trouver à la toute fin...


A ce moment-là nos mains s'élevèrent en un geste timi-
de comme pour se joindre peut-être. Mais un passant survint
qui se fraya un chemin entre nous, nous écartant l'un de l'autre.


Nous arrivions à l'arrêt de mon autobus. Lui allait
continuer à pied vers sa "taule" non loin. Lorsque je m'arrê-
tai, il hésita un moment et parut sur le point de me proposer
quelque chose... peut-être simplement de marcher encore avec
lui dans le nuit qui venait tout e en douceur, et je ne dési-?
rais rien autant, mais il souleva son chapeau, me souhaita
bonne chance à Paris et dans la vie... puis s'éloigna comme à
regret. Il s'arrêta pourtant un peu plus loin, tourna la tête
vers moi dont ce n'était pas encore le tour de monter derrière
les autres dans l'autobus. Nos regards se lièrent une dernière
fois. Trop timide sans doute pour revenir sur ses pas, il m'a-
dressa une sorte de salut de la main auquel je répondis par un

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geste tout aussi attristé. Il se remit en marche et disparut
bientôt parmi les autres humains. On eût dit que Tchekhov, en
nous rapprochant, nous avait jeté le même sort qu'à tant de ses
personnages, velléitaires, perdus d'indécision, incapables d'al-
ler franchement l'un vers l'autre dans l'élan qui les libérerait.

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IV


Paris, pour un rien, un jour m'égratignai^ n t, le lende-
main, pour un rien aussi, parce que la belle saison s'attardait,
parce que le ciel était doux, me faisant patte douce, je ne sa-
vais jamais où j'en étais avec cette ville — chat ville-chat , comme l'a si
bien appelé e Ione ir sc o. A l'heure où j'avais encore sur le coeur
une rebuffade, il me désarmait par le sourire édenté d'une
vieille femme en pantoufles ou par la vue de tant de fleurs[flèche] partout à l'éta-
lage, partout . A l'heure où, attendrie, j'allais me croire heureu-
se, j'attrapais une de ces soudaines remontrances comme savent
si bien en servir tant de Parisiens.


Pourtant je ne peux oublier que c'est à Paris que je
reçus la première révélation importante sur moi-même et qui ne
devait jamais tout à fait s'effacer de ma mémoire.


Rien ne m'y disposait ce jour-là. Je revenais, sans joie,
dans un autobus bondé. C'était l'heure de pointe. Accablé de fa-
tigue, le petit peuple de Paris se pressait en colonnes lasses
ou en petits paquets agglutinés à presque tous les arrêts. J'a-
vais suivi le conseil de ma payse et pris, à la machine distri-
butrice, mon ticket de préséance— je ne sais toujours pas si
ce n'est pas plutôt "priorité" qu'il faut dire, mais préséan-
ce me paraît si bien convenir que je ne peux m'empêcher de l e
préférer. Mon ticket à la main, je m'étais aussitôt aperçu e que
je me trouvais du mauvais côté de la rue, mon autobus arrivant
justement à l'arrêt en face. Une foule dense s'y débattait, cha-
cun criant un numéro en réponse au contrôleur qui criait, de son
côté, de la plateforme: numéro . ! ? c C haque fois que je voyais se

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reproduire sous mes yeux cette scène invraisemblable, le con-
trôleur appelé à jouer un rôle d'arbitre, de justicier, de ser-
monneur, les gens excé é dés se départageant entre femmes encein-
tes, invalides de guerre, femmes accompagné é es de jeunes enfants,
vieillards sans soutiens et quelques indemnes, j'étais ahurie,
mais plongée aussi dans une sorte d'admiration que ce fût tous
les jours, à cent endroits à la fois , cour de justice à Paris,
sans pour autant, bien sûr, que le service en fût amélioré.


Sans songer plus loin, je bondis à travers la rue pour
me trouver dans la petite foule harassée. Le contrôleur cria:
" Soixante-huit... Y a-t-il quelqu'un avant? " A quoi une
voix faible, tâchant de se faire entendre d'en arrière, ré-
pondit: "Soixante-cinq. " — "Soixante-cinq," reprit le contrô-
leur. Alors partit mon cri triomphal ement , sûre que j'étais
pour une fois d'être gagnante: "Dix-sept !" —"Dix-sept ! "
s'exlama le contrôleur. Faites place , M^ ' sieur-Dame. Avancez,
le dix-sept." La foule, impressionnée, s'écarta pour me livrer
passage comme aux éclopés et aux jambes-de-bois. J'avais droit
à la dernière place disponible, mais dans la foule debout qui
se tenait sur la plateforme. Le contrôleur remit en place la
? [flèche] OK cordelière qui fermait l'ouverture arrière et destinée, j'ima-
gine, à nous empêcher, aux virages, de rouler dans le rue. In-
trigué tout à coup, il tendit la main et me prit mon ticket.
"Ah, ça, par exemple ! s'écria-t-il, indigné à s'en étouffer,
j'aurais dû m'en douter !" Et prenant les autres à témoin, il
leur dit de moi: "On se croit malin. On va prendre son ticket
de l'autre côté de la rue où il n'y a pas un chat, puis on vient

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se mêler à la foule d'en face. C'est justice, ça ? » demanda-t-il
aux gens qui me jetèrent un vague regard désapprobateur pour
m'abandonner aussitôt à mon sort. Il s'en prit alors à moi
directement: " Vous mériteriez que l'on vous fasse descendre,
la petite dame. Si jamais vous recommencez, ça ne se passera
pas aussi facilement, dites -vous -le bien." J'avais beau essayer
de disparaître parmi l'entassement humain, il me repérait du
regard et continuait:"On commence par prendre un jour la place
d'une mère de famille pressée de rentrer préparer la soupe,
et demain..." A ma profonde surprise, comme je levais sur lui
un regard de supplication, il m'adressa un clin d'oeil, et pour-
suivit sur le même ton indigné: ..."et demain la place d'un
héros de la patrie..." Dos las, épaules emmêlées, regard absent,
les voyageurs ne faisaient pas plus de cas de ses remontrances
que du bourdonnement d'une mouche. Il finit par s'en lasser
lui-même et eut presque l'air de partir en rêve, un moment,
comme il apercevait un pan de ciel loin en arrière de l'auto-
bus.


[flèche] Toute cette petite scène, depuis ma traversée de la rue
à la course, qui avait peut-être duré e trois ou quatre minutes, mais elle
m'avait paru longue à n'en plus finir . Elle et m'avait laissé e les
nerfs en boule. Peu à peu, pourtant, je me sentais commencer
à m'apaiser, au roulement sans doute de l'autobus, et peut-être
gagnée par contagion à la somnolence de mes voisins dont quel-
ques-uns, on aurait pu le croire, dormaient debout, les yeux
toujours ouverts , mais vides de pensée.


Nous arrivions à la Place de la Concorde. J'étirai le

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cou et tâchai, entre les épaules et les têtes rapproché é es,
d'en capter au moins un aperçu. Cette noble place m'était
devenue ce que Paris avait pour moi de plus précieux. C'était
un peu de ma plaine natale redonnée à mon âme qui s'apercevait découvrait
ici s'en être languie infiniment. Son ampleur au coeur de la
ville resserrée m'était sujet d'aise toujours. Tout à coup je
respirais à fond. Peut-être ce grand espace libre l'é é tait-il
d'autant plus qu'il se trouvait contenu entre l d es oeuvres
de pierre s . Jamais je ne l'avais traversée sans me mettre
à rêver d'y voir prendre et tournoyer une des tourmentes de nei-
ge s de mon pays. J'imaginais combien il serait beau d'y voir
le déroulement de la blanche fureur.


Entre des profils serré é s, j'en saisis l'échappée mer-
veilleuse. Puis, l'autobus prenant un virage rapide où nous ne
fûmes retenus de nous aller nous frapper les uns contre les autres
que par la densité de notre groupe, j'eus une vision fugitive
du Jardin des Tuileries. Si brève, elle m'avait pourtant révé é -
lé le bassin autour ququel jouaient des enfants, l'impeccable
alignement des marronniè é re ers à tête ronde et, tout au fond de la
longue perspective, un ciel rouge flamme la prolongeant indé-
finiment, tout comme les flamboyants couchers de soleil, au
fond de la ruelle, derrière notre maison de la rue Deschambault,
lorsque j'étais enfant, m'ouvraient un passage qui me paraissait
atteindre à la limite du monde. Je fus même touchée au visage
par un de ces rayons incandescents du lointain horizon. Mon
émotion fut si vive que je me tournai de tous côtés pour en
retrouver des reflets sur les visages qui m'entouraient, ou-

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bliant qu'un instant auparavant j'avais été parmi eux comme une
pestiféré é e. je ne vis que mines lasses et mornes, absorbé e s
par des soucis ou les mauvaises nouvelles d'un journal déployé.
Personne que moi n'avait aparemment entrevu la glorieuse en-
filade au moment de son embrasement. J'eus le sentiment que
c'était à moi, l'étrangère de coeur avide, que la ville pendant ce moment s'était livrée
pendant ce moment livrée plutôt qu'à ses habitants au regard
usé. Et je restai sans savoir que faire de mon émerveillement.
Combien de fois m'en viendrait-il encore, d'inutile si l'on peut
dire, avant que je n'apprenne le moyen de le faire passer en
d'autres êtres. !


Ce que je ne peux oublier , c'est que ce fut très certai-
nement le beau Jardin de Paris, illuminé comme par un soleil
venu droit de mes Prairies, qu' qui qui illumina en moi-même le don du
regard, que je ne me connaissais pas encore véritablement,
et l'infinie nostalgie de savoir un jour en faire quelque chose.


Après ma mésaventure chez Dullin, que j'aie pu encore
me croire faite pour le théâtre et tenter en ce sens d'autres
démarches, je n'arrive pas à le croire. ! Il faut que j'aie eu
l'entendement bien dur. Ou alors j'obéissais à un obscur comman-
dement de me fermer les portes de ce côté, m'obligeant à trou-
ver enfin la bonne direction. Quoi qu'il en soit, peu après
mon enivrante matinée de Tchekhov, j'écrivis à Ludmilla Pito ë ff
une longue lettre un peu folle comme celles que je reçois assez
souvent aujourd'hui de jeunes gens désemparés qui ne savent pas
trop ce qu'ils attendent d'eux-mêmes et de la vie. J'y jetai

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pêle-mêle ma na ï ve admiration pour son talent, le sentiment
de mon propre désarroi, l'incertitude qui m'habitait, enfin une
sorte d'appel au secours. Sans doute l'effort déployé dut me
guérir pour toujours de ce genre de lettres, car je ne me rappel-
le pas avoir ensuite jamais écrit à un étranger pour en recevoir
mon salut.


Ma lettre faite, tellement je craignais, je suppose, si
je m'accordais un moment de réflexion, de la mettre en pièces,
je courus la porter au théâtre, la laissant aux mains de la
caissière. Celle-ci m'ayant demandé si je voulais attendre
une réponse, madame Pito ë ff se trouvant justement sur les lieux,
je fis désespérement signe que non et m'enfuis presque aussi vite
que de chez Dullin. Qu'est-ce que je craignais donc le plus? Un
refus? u U ne invitation?


[flèche] Maintenant que je me comprends un peu mieux, je crois
apercevoir que j'espérais plutôt un refus—ou le silence— qui
m'aurait mise à l'abri de toute autre tentative du genre, m'as-
surant que j'avais tenté tout ce qui était possible et que, si
j'échouais, ce n'était ne serait pas de mon fait mais à cause de circons-
tances adverses. En somme, pour décider de mon sort, je m'en
remettais à la fatalité, faiblesse de ma nature qui a[flèche] trop souvent reparu
trop souvent au cours de ma vie.


Ma lettre déposée et moi-même repartie à la course,
j'avais erré, cette fois encore, à droite et à gauche, tou-
jours plongée dans cette incertitude qui me torturait les nerfs.
Comme tant de fois déjà, j'aboutis au Jardin du Luxembourg,
non loin d'ailleurs de ma pension. A bout de fatigue, je m'y

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asseyais souvent parmi les vieilles tricoteuses occupant jour
après jour les mêmes chaises et les enfants que je voyais
aussi jour après jour absorbés à lancer sur l'eau du bassin
leurs frêles bateaux de papier. Cette halte de tranquillité, au
coeur de la ville si nerveuse, me calmait presque toujours. Mais
cette fois il n'y eut rien pour m'apaiser.


Dès que je mis le pied dans l'appartement, madame Jouve
se précipita à ma rencontre, toute surexcitée.
— Mais où étiez-vous? On vous cherche depuis des heures.
La secrétaire particulière de madame Pito ë ff a appelé deux fois.
Elle a fini par transmettre le message que j'ai griffonné ici, tiens,
?? tiens , tenez
sur un bout de papier... Demain, à l'heure de la répéti-
tion, vous devez vous présenter à ce théâtre. Madame Pito ë ff vous
recevra.


Etais-je contente? Inquiète? Je ne sais plus trop.


Le lendemain, j'arrivai qu^ au théâtre des Pito ë ff dans
une bien curieuse disposition, éblouie par le fait que madame
Ludmilla voulait bien me recevoir, par ailleurs tourmentée à
l'idée de ce qu'il faudrait bien me résoudre à lui avouer.


Elle était en pleine répétition de la Sauvage d'Anouilh,
auteur qu'elle joua beaucoup aussi, je crois. Dès qu'on lui
eut fait savoir que j'étais là, elle interrompit la répétition
—on n' en était encore qu'à la lecture— descendit du plateau et
vint me rejoindre . qui Je m'était s assise au milieu de la salle vide.
Elle prit le siège voisin en me souriant. Dans la pénombre je
vis son visage délicat et menu scruter le mien. Ma lettre, me

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dit-elle, l'avait fort émue. Elle avait aussi touché Georges.
Tous deux, en la relisant la veille, s'étaient sentis pris
d'amitié pour ces petites colonies de langue française, au fond
du lointain Canada, où l'on se débattait encore si fort pour ne
pas laisser mourir le lien fragile les unissant quelque peu
avec la France. Ils étaient donc disposés à m'aider, à me
guider, si je le désirais, mais ils ne prenaient pas d'élè-
ves. Cependant, ils étaient prêts à me permettre d'assister
autant que je le voudrais aux répétitions, m'initiant ainsi
du moins, peu à peu, à la manière de monter une pièce de thé-
âtre. Cela me serait-il quelque peu utile? Est-ce que je pen-
sais en tirer du profit?


Il y eut un silence embarrassé de ma part. Madame Pito ë ff
me demanda alors ce que je voulais au juste.


Au juste ! Là était bien le tourment. Plus j'allais,
moins il me semblait le savoir. Même au moment où avec tant
de bonté madame Ludmilla m'avait fait une offre rare dans le
milieu, j'avais été terrassé e par la souffrance de ne pas encore
voir si je devais ou ou non l'accepter. Elle Dans l'ombre, elle dut voir sur
mon visage dans l'ombre un peu de cette peine si dure que l'on
éprouve à ne voir s'ouvrir aucune route devant soi—alors qu'on
est si courageux quand on l'aperçoit, même si elle se révèle
ardue— car elle tendit la main vers la mienne qu'elle serra
doucement dans un mouvement de sympathie.
— Pauvre enfant ! Bien sûr que vous ne le savez pas !
Et comment le pourriez-vous, tout juste arrivée de votre loin-
tain Saint-Boniface pour tomber dans Paris bouillonnant !

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Moi-même, je m'y suis sentie si longtemps perdue. Perdue...
perdue... murmura-t-elle plaintivement comme si jamais elle
n'en oublierait l'horreur. Et même encore, maintenant, si
ce n'était de Georges, des enfants !...


Elle rêva un moment, je pense, à de dures traverses,
mais franchies à deux en s'épaulant l'un l'autre. Puis revint
à sa proposition:
— Venez toujours, en attendant, aux répétitions. Elles
peuvent vous aider à mieux cerner ce que vous voulez sans le
savoir encore. Croyez-moi, vous verrez votre route s'éclaircir
petit à petit devant vous.


Dans cet espoir qu'elle m'avait quelque peu communiqué e
de voir enfin une route s'éclairer devant moi, je vins aux ré-
pétitions...huit, dix, douze fois, je ne sais plus trop. J'y
fus assidu[e] e les premi è rs jour s en tout cas.


[flèche] Je m'asseyais toujours à peu près à la même place au
milieu de la salle vide. Je voyais les acteurs aller et venir
sur la scène tout en lisant dans un petit cahier que chacun
avait à la main , les répliques et sans doute les mouvements à
exécuter. De temps en temps, j'entendais Georges reprendre
Ludmilla. "Non, mon petit, pas ainsi. Ecoute, il faut te pé-
nétrer davantage du personnage..." J'avais beau faire effort
pour tout suivre et m'y intéresser, la tristesse me gagnait.
La tristesse que m'a toujours inspirée une salle de théâtre
presque déserte, alors que les acteurs en costume s de ville
vont à tâtons à la recherche des personnages et qu'apparaissent

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au grand jour les ficelles, les rouages, toute la mécanique
impitoyable de la pièce. Pourtant j J amais un brouillon d'écri-
ture même très gauche que j'écrirais un peu plus tard ne m'appor-
terait ce même sentiment d'effroyable tristesse—peut-être
parce que, au fond, il y a tellement moins de mécanique dans
la narration qu'au théâtre, ou alors c'est que cette mécanique
est d'une autre nature, beaucoup plus subtile, passant comme
inaperçue. Ce qui m'accablait surtout, c'était de constater
combien l'envers pour ainsi dire de ce qui m'avait paru grisant
et convaincant se révélait plein d'astuce. Je me disais que
même Tchekhov, démonté ainsi, vu au ralenti, pourrait bien
m'être moins cher, et j'en é é prouvais de l'épouvante.


Un jour, je manquai la répétition puis le surlendemain
encore, pour aller m'asseoir plutôt auprès de mes vieilles
tricoteuses du Luxembourg, que j'écoutais avec grand soulagement
causer entre elles de choses quotidiennes. Plus je fréquentais
le théâtre, et plus m'attirai ent la simple vie banale des gens
et leur langage si plein de riches trouvailles toutes palpi-
tantes de réalité. Sans trop m'en rendre compte, je me rappro-
chais de ce qui allait être ma véritable, ma seule école.


Je manquai une autre répétition. Ensuite, j'eu[flèche] e s hon-
te de me retrouver devant Ludmilla. Je sortais aux mêmes heu-
res pour faire croire que j'allais toujours à mes répétitions
et me soustraire aux reproches de madame Jouve. Mais c'était
pour me remettre à errer sans but à travers la ville. Sans but?
Peut-être pas tout à fait, puisque, sans l'avoir décidé mais
de mieux en mieux , je prêtais l'oreille de porte en porte, de

Image


chaise en chaise, aux voix qui racontent la vie. Mais je ne
voyais toujours pas ma route au devant moi s'éclairer.[flèche] ma route .

Image


V


L'automne avait été radieux à Paris. Du moins, j'avais
eu cela: un temps doux, un ciel tendre, des rayons de soleil
tiède me tenant compagnie. Mon petit tailleur beige avec la
cape appareillée, en doux lainage, que je jetais sur mes épau-
les aux heures plus fraîches, avai t ent suffi jusque-là pour
mes trottes de [flèche] du jour et du soir. Mais voici qu'à la fin d'oc-
tobre le temps se mit au froid, et je descendis au sous-sol
chercher dans ma malle mon manteau trois-quart s en lapin trai-
té à prendre allure de loutre. Me rappelant les ennuis de mi-
nuterie éprouvés à ma première descente sous terre, j'avais
emprunté à madame Jouve une lampe de poche. Il peut paraître
étrange que, ma malle abandonnée avec tant d'inquiétude seule
en son cachot, j'aie ensuite pu laisser passer six semaines
sans venir m'assurer qu'elle était toujours là. Mais c'est
ainsi. La nécessité d'apprendre à me débrouiller à Paris, l'in-
certitude où j'étais toujours quant au choix de mes études,
le cruel sentiment me venant souvent que je n'avais pas de
talent et m'étais leurrée en espérant une vie agrandie, m'a-
vaient possédée jusqu'à me soustraire à tous autres tracas.


[flèche] J'allais le long du corridor de terre battue, le feu
de ma lampe n [flèche] n' 'éclairant qu'à faible distance devant moi. Cette
fois, c'était ce fut le silence de ces caves qui m'atteignit le plus,
si complet que je m'entendais respirer. J'arrivai devant la case
de rangement de madame Jouve. Aussitôt me sauta aux yeux la
catastrophe: le cadenas à demi arraché, la porte en grillage
grande ouverte. Et, à l'intérieur, rien ! Je reculai. Je
m'assurai que j'étais bien parvenue au bon numéro. Pas de

Image


doute possible! Ma malle m'avait bel et bien été volée.


Je remontai précipitamment, relançai madame Jouve au
milieu d'une leçon de français peut-être, et lui apprit la
nouvelle sur un ton surexcité que tous dans l'appartement
auraient pu entene d re. Elle m'attira à l'écart, me priant de
parler bas afin de ne pas inquiéter d'autres pensionnaires, de
tâcher de me calmer, mais elle alla tout de même prendre son
manteau pour m'accompagner aussitôt au commissariat de police.


Et nous voici roulant dans l'autobus,madame Jouve
me redemandant encore et encore: "Vous êtes bien sûre, au
moins , d'avoir trouvé la porte ouverte? Que c'est votre malle
qui a disparu?"


L'agent qui nous reçut, après avoir entendu madame Jou-
ve lui exposer l'objet de notre visite, me tendit une très
longue feuille de papier, une plume à l'ancienne, m'invita
à m'asseoir à une longue table nue et me signifia:
— Mademoiselle, inscrivez sur ce papier la liste entière
des objets contenus dans la malle que vous déclarez vous avoir
été volée.

— La liste de tout ce qu'il y avait dans ma malle !
m'écriai-je dans le désarroi le plus grand. Mais c'est im-
possible ! Ç a me prendrait des heures et des heures rien que
pour tâcher de m'en souvenir.

— En autant que possible, me rappela-t-il à l'ordre sé-
vèrement.


Je m'assis, comme les suspects à l'interrogatoire, sous
une faible ampoule nue qui pendait du plafond au bout de son fil.

Image A composer


pour LA DÉTRESSE ET L'ENCHANTEMENT
à publier en fin de volume


L'AUTEUR) [illis.]


<- Gabrielle Roy est née à Saint-Boniface (Manitoba) le 22 mars 1909.
De 1928 à 1937, elle pratique le métier d'institutrice, qu'elle quittera
ital ensuite pour un séjour de deux ans en France et en Angleterre à la
veille de la Deuxième Guerre mondiale. De retour au Canada en 1939, elle
choisit de s'établir à Montréal et devient journaliste-pigiste au Jour ,
11
14
au Canada , à la Revue moderne et au Bulletin des agriculteurs , où elle
publie des récits et plusieurs séries de grands reportages. Son premier
roman, Bonheur d'occasion , obtient en France le Prix Femina 1947 et est
sélectionné, à New York, par la Literary Guild of America. Séjournant
de nouveau en Europe entre 1947 et 1950 avec son mari, le docteur Marcel
Carbotte, elle y écrit son deuxième livre, La Petite Poule d'Eau .
Par la suite, elle revient vivre au Québec, où elle continuera d'écrire
jusqu'à la fin de sa vie. Son oeuvre comprend une douzaine de romans,
des essais, des contes d'enfants, et est reconnue comme l'une des plus
importantes de la littérature québécoise et canadienne contemporaine,
ainsi qu'en témoignent les nombreuses distinctions qui lui ont été at-
tribuées (Prix du Gouverneur général du Canada 1947, 1957, 1978; Prix
Duvernay 1956; Prix David 1971; Prix de littérature de jeunesse du Con-
seil des arts du Canada 1979 ; , etc.). Gabrielle Roy est décédée à Québec
le 13 juillet 1983.


OEUVRES DE GABRIELLE ROY) [illis.].


( petites caps 11+9 BONHEUR D'OCCASION


[barre verticale] [carré] Montréal, 1945, 1947, 1965, 1970, 1977; Paris, 1947; Genève, 1968.
Présentement disponible aux Editions Stanké, collection "Québec
10/10" noV 6. Pris Femina 1947; "Book of the month" de la Literary
Guild of America; Médaille de l'Académie canadienne-française; Prix
du Gouverneur général du Canada; Médaille Lorne Pierce de la
Société royale du Canada. Traductions anglaise ( The Tin Flute ), es-
pagnole, danoise, slovaque, suédoise, norvégienne, roumaine, russe,
tchèque.

Image


LA PETITE POULE D'EAU


Montréal, 1950, 1957, 1970, 1980; Paris, 1951, 1967; Genève, 1953.
Edition d'art avec vingt estampes de Jean-Paul Lemieux, Montréal,
1971. Présentement disponible aux Editions Stanké, collection
"Québec 10/10" noV 24. Traductions anglaise ( Where Nests the Water
Hen ) et allemande.


ALEXANDRE CHENEVERT


Montréal, 1954, 1973, 1979; Paris, 1954. Présentement disponible aux
Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 11. Traductions an-
glaise ( The Cashier ) et allemande.


RUE DESCHAMBAULT


Montréal, 1955, 1956, 1967, 1971, 1980; Paris, 1955. Présentement
disponible aux Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 22.
Prix du Gouverneur général du Canada. Traductions anglaise ( Street
of Riches ) et italienne.


LA MONTAGNE SECRÈTE


Montréal, 1961, 1971, 1974, 1978; Paris, 1962. È E dition de luxe il-
lustrée par René Richard, Montréal, 1975. Présentement disponible
aux Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 8. Traduction an-
glaise ( The Hidden Mountain ).


LA ROUTE D'ALTAMONT


Montréal, 1966, 1979; Paris, 1967. Présentement disponible aux Edi-
tions Hurtubise H.M.H., collection "L'arbre". Traductions anglaise
( The Road Past Altamont ) et allemande.


La A RIVIÈRE SANS REPOS


Montréal, 1970, 1971, 1979; Paris, 1972. Présentement disponible aux
Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 14. Traduction an-
glaise ( Windflower ).


CET ÉTÉ QUI CHANTAIT


Québec et Montréal, 1972, 1973; Montréal, 1979. Présentement dispo-
nible aux Editions Stanké, collection "Québec 10/10" noV 10. Traduc-
tion anglaise ( Enchanted Summer ).


UN JARDIN AU BOUT DU MONDE


Montréal, 1975, 1981. Présentement disponible aux Editions Beauche-
min. Traduction anglaise ( Garden in the Wind ).


MA VACHE BOSSIE (conte)


Montréal, 1976, 1982. Illustrations de Louise Pominville. Présente-
ment disponible aux Editions Leméac.

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CES ENFANTS DE MA VIE


Montréal, 1977, 1983. Présentement disponible aux Editions
Stanké, collection "Québec 10/10" noV 66. Prix du Gouverneur gé-
néral du Canada. Traduction anglaise ( Children of my Heart ).


FRAGILES LUMIÈRES DE LA TERRE


Montréal, 1978, 1980, 1982. Présentement disponible aux Editions
Stanké, collection "Québec 10/10" noV 55. Traduction anglaise
( The Fragile Lights of Earth ).


COURTE-QUEUE (conte)


Montréal, 1979, 1980. Illustrations de François Olivier. Présen-
tement disponible aux Editions Stanké. Prix de littérature de
jeunesse du Conseil des Arts du Canada. Traduction anglaise
( Cliptail ).


DE QUOI T'ENNUIES-TU, ÉVELINE ? suivi de ELY! ELY! ELY!


Montréal, 1979, 1982, 1984. Illustration de Martin Dufour. Pré-
sentement disponible aux Editions du Boréal Express.

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A cette longue table d'accusés, avec une mauvaise plume grif-
fant le papier, je me pris à écrire: un manteau en lapin teint ,
brun doré, un tailleur bleu marin e à boutons argentés, deux
paires de souliers, des bruns, des bleus pour accompagner le
costume bleu marin ... Au fur et à mesure que s'allongeait ma
liste, je sentais me gagner une tristesse cette fois presque
sans fond. Elle provenait moins malgré tout, je pense, du
vol de mes vêtements que de les découvrir tout à coup, eux
que j'avais pay é r s cher s pour mes moyens, de petits effets de
pauvre, sans grande valeur, quoi[flèche] qu'ils fussent tout ce que
j'avais possédé.


Pendant que je continuais à écrire, une sorte de que-
relle avait pris entre l'agent et madame Jouve, celui-ci
s'étant mis à écrire de son côté les réponses qu'elle faisait
à ses questions. Il en était à mon adresse et, madame Jouve
ayant répondu: chez moi, au numéro...
— Donc, conclut l'agent, je vous inscris comme logeuse.
— Mais pas du tout, protesta madame Jouve. Je ne suis
pas logeuse.


D'abord je ne prêtai pas tellement attention à l'argu-
ment. Je venais de me souvenir d'un petit col très fin en
satin ivoire pâle que je m'étais acheté pour parer une robe
sombre, un jour que je m'étais peut-être senti le besoin de
commettre une extravagance pour me remonter le moral. Je l'a-
vais payé cher, et maman, tout de suite, en l'examinant, en
avait été convaincue et m'avait demandé d'un ton presque fâché:
"Combien as-tu payé cela? Cher, j'en suis sûre." Je n'osais le

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lui avouer, honteuse de m'être montrée dépensière alors qu'elle
avait tant de difficultés à faire marcher la maison. Elle in-
sistait: "Combien?" Enfin, j'avais dit, rabattant un peu le
prix: trois dollars. Maman en était devenue pâle: "Trois dol-
lars ! Alors que j'aurais pu t'en faire un aussi beau pour
moins de la moitié du prix ! "


Le reproche oublié puis retrouvé si vivant tout à coup
dans ma mémoire me tenait, la plume levée, à fixer au loin
un jour malheureux que j'aurais voulu effacer de ma vie, lors-
que je saisis que l'agent et madame Jouve se disputaient tou-
jours.
— Vous logez des gens, et vous n'êtes pas logeuse?
— C'est-à-dire...


Je levai la tête. Madame Jouve était à ce point hostile
à l'expression qu'elle nous priait de bien recommander à nos
correspondants de faire porter sur les lettres qui nou étaient
adress é r e s à la pension la mention: chez madame Jouve.


Je l'entendis se défendre avec énergie:
— Non, monsieur, je ne suis pas logeuse.
— Pourtant, vous venez de me dire que mademoiselle loge
chez vous. Y loge-t-elle ou n'y loge-t-elle pas?

— En un sens, si vous voulez, consentit madame Jouve.
Mais je ne suis pas logeuse. Je m'occupe de ces jeunes filles.
Je les dirige dans leurs études...

— Et vous allez me dire que vous faites tout cela gratui-
tement.


Au milieu de ma propre agitation, j'eus presque pitié de

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madame Jouve qui se débattait encore de toutes ses forces pour
que n'apparaisse pas contre elle, à titre d'occupation, le ter-
me abhorré ! Et je la comprenais. Elle était fière. Elle ga-
gnait courageusement sa vie en donnant beaucoup d'elle-même,
et c'était vrai qu'elle était pour nous infiniment plus qu'une
simple logeuse, mais elle était prise, comme je l'avais été
tant de fois, dans l'impitoyable logique des Français.
[flèche] à faire [flèche] — Bien sûr que mes jeunes filles me donnent quelque cho-
se pour la table, pour le loyer, mais ma fonction n'est pas
tellement de les loger que de...

— Mademoiselle, s'adressa-t-il alors à moi, logez-vous
chez madame Jouve?

— J'habite chez madame Jouve.
— Comme chez votre tante, pour rien?
— Pas pour rien... rien... rien...
— Donc vous payez pension, vous logez chez madame Jouve,
et elle est votre logeuse, il n'y a pas en sortir. Qu'est-ce
que vous êtes donc, lui demanda-t-il à elle, sinon une logeuse?

— Ah, mon Dieu ! fit-elle avec une sorte d'amertume en
sourdine, vous pourriez mettre ex professeur au lycée, . .. titulaire
de la chaire de français à l'université de...


Mais elle se tut, trop blessé e pour en dire plus.
— Mettez donc logeuse, monsieur, si vous ne comprenez
pas mieux.

La question n'est pas de savoir ce que vous avez été,
ou pourriez être, mes excuses, madame, mais d'inscrire votre
occupation actuelle.

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Je les laissai à leur dispute qui paraissait ne pas
devoir cesser, et me remis à mon inventaire. Je n'étais plus
sûre à présent d'avoir pris avec moi le col d'ivoire pâle. Je
l'avais peut-être oublié ou laissé malgré tout à la maison.
A la maison ? C'est-à-dire quelque part en arrière de moi.
Mais subitement je pensai à mes médailles, elles, toutes appor-
tées dans ma malle.


Aussitôt s'abolirent les cloisons et le temps. J'étais
bien loin de Paris. Le voyage n'avait pas eu lieu. J'étais en-
core saine et sauve à Saint-Boniface. Je n'avais pas encore
causé de grand chagrin à personne. C'était même des mois avant
mon départ, mais j'avais reçu ma malle longtemps d'avance, et
j'en étais si contente que je ne pouvais me retenir d'y ran-
ger déjà de mes effets. Maman, à la cachette, devait aller voir
de temps à autre ce que j'y mettais. Et voici qu'elle surve-
nait devant moi, tout e agitée, l'index levé en accusation.
— Tu vas apporter tes médailles là-bas ! Pour∫ quoi faire?
Qu'est-ce que peuvent te donner tes médailles à Paris? Tu te
les feras voler.


Je tenais tête.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?


Je ne pouvais évidemment lui avouer le calcul qui
m'était venu à l'esprit: des médailles c'était de l'or, et,
s'il m'arrivait de tomber , à Paris , dans une grande misère,
je pourrais toujours les vendre et en obtenir de quoi vivre
pendant quelque temps... en attendant...


Elle était revenue cent fois à la charge:

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— Laisse - les - moi pour que j'en prenne soin !


Moi, tout aussi obstiné e , je refusais de chercher à compren-
dre pourquoi elle tenait tellement à les garder.
— Qu'est-ce que ça peut te donner ?


Et voici qu'à l'autre bout du monde, je tenais enfin
la réponse à ma sotte question et n'en revenais pas d'avoir
été si obtuse. Car les médailles perdues, c' était perdue la
récompense de maman et perdue aussi, en quelque sorte, la
brillante joie que j'avais été dans sa vie.


Oubliant tout à coup où je me trouvais, je gémis à
voix haute:
— Pourquoi aussi n'ai-je laissé mes médailles ?


Aussitôt cessa la dispute entre l'agent et madame
Jouve. Consternés tous deux, ils me regardaient avec une ex-
pression de vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah, ! mon pauvre petit, me plai-
gnit madame Jouve de tout son coeur.


L'agent, pour sa part, devenu comme un bon p è re de famille,
me considérait avec une sorte d'amitié attristée. Peut-être
avait-il une fille ayant obtenu des médailles qui faisait
aussi sa fierté... Il me questionna sur un ton de sollicitude
presque familière:
— Des médailles comme qui dirait d'excellence, de bonne
conduite ?...

— Oui, et d'histoire, de littérature et aussi de français...
— De français dans un pays tout anglais ! Voyez-vous ça !
Il faut que mademoiselle aie t été forte !

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Madame Jouve en remit avec une fierté de moi qui me
plongea plus avant dans le chagrin, accablée comme je l'étais déjà
déjà par les reproches que je m'adressais.
— Mademoiselle, dit-elle, est restée fidèle, en lointaine
Amérique, à la langue de France avec une constance qui devrait
faire notre admiration.


L'agent s'approcha. Il me posa la main sur l'épaule.
— On va vous les retrouver vos médailles, mademoiselle.
Que j'attrape seulement celui qui vous les a dérobées et il
va lui en cuire !


Le plus fantastique de cette histoire, c'est qu'il allait
en effet mettre la main au collet du voleur —un enfant de
quinze ans— qui, se voyant sur le point d'être pris, en était
à chercher à se débarrasser des médailles en les jetant par
une grille d'égout. Ainsi elles rejoindraient les folles vi-
sions d'aventures souterraines que m'avaient représentées
mes rêves de ma première nuit à Paris, rêves peut-être en
partie suscités par l'abandon de ma malle au fond de son cachot.


L'épilogue, toutefois, je ne l'apprendrais qu'un an
plus tard quand, de retour de Londres, je repasserais par Paris.


Ayant réfléchi à cette affaire, il me vint à l'esprit
que ma malle n'avait pu être sortie de l'immeuble sans que le
gardien en eût ait eu la connaissance. De jour, lorsque la grille
était ouverte, il ne la quittait pas de l'oeil, posté dans sa
guérite tout à côté. La nuit il en commandait l'ouverture de
sa loge. Je m'en fus donc lui demander s'il n'avait pas vu

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quelqu'un sortir ma malle de l'enceinte.
— Votre belle malle d'Amérique ! Jamais de la vie ! Pen-
sez si je l'aurais reconnue ! Il n'y en a pas une seule autre
pareille dans tout le quartier. Elle ne peut pas être sortie
d'ici, mademoiselle.


C'était donc comme je l'avais pensé depuis que j'avais
décidé de faire ma propre enquête. J'empruntai sa lampe à
madame Jouve et descendis au sous-sol. Cent pieds plus loin
peut-être que notre propre case de rangement, dans une autre
case à la porte battante, je découvris ma malle jetée par
terre, la serrure brisée. Les tiroirs en étaient ouverts et
mes effets éparpillés sur le sol. Ils y étaient d'ailleurs
tous, hors hormis mes médailles et le petit coffret à bijoux me venant
de Fernand. Cette perte m'affligea presque autant , d'une certaine manière,
que celle de mes médailles. Je remontai, un peu consolée d'a-
voir retrouvé mon manteau de fourrure et quelques autres vê-
tements dont j'avais le plus pressant besoin, et aussi conten-
te sans doute d'avoir été plus expéditive que la police de
Paris—ce qui n'était pas difficile dans le cas de petits
vols comme celui-ci.


Madame Jouve toutefois se montra inquiète de mes dons
de limier. Elle croyait savoir que, ayant signé une plainte
au commissariat, je n'avais pas le droit de rentrer en posses-
sion de mes objets par moi-même retrouvés. Je rouspétai mais
dus bel et bien retourner au commissariat y biffer de ma lis-
te si patiemment dressée tout, au fond, sauf item: médailles en
or[,] ; e e t item: coffret à bijoux.

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[crochet] Ainsi ce pauvre petit coffret allait atteindre à une
sorte d'immortalité car, en autant que je sache, il est tou-
jours inscrit sur quelque fiche de la Police de Paris. Je me
fis d'ailleurs vivement reprocher par l'agent en service ce
jour-là d'avoir repris possession de mes affaires sans auto-
risation de la police, ce qui était passible d'une amende,
et surtout, je pense, de l'avoir devancée dans mon enquête [.] sous
terre. Etais-je devenue indifférente ? Ou trop atteinte par mes
propres reproches. ? Les réprimandes de l'agent en tout cas ne
me firent guère mal. Je glissais, je suppose, dans un état
de mélancolie qui me mettait au moins à l'abri des petites
misères. Ce n'était pas le vol de mes médailles qui en était
la vraie cause. Cet incident avait plutôt servi à me faire
prendre conscience d'un malaise en moi qui depuis ma fuite
de chez Dullin allait toujours croissant.


Malgré des moments d'exaltation s comme celui de la
transfiguration à sous mes yeux du Jardin des Tuileries, et dont
il m'en venait encore quelques-uns, je me sentais de moins en
moins à ma place à Paris. J'y perdais pied. Je croyais voir
que je n'y arriverais à rien de bon. Je commençais à me dire
que je m'étais sans doute trompée de destination. Londres me
serait peut-être plus favorable.


J'y avais passé quelques jours, à mon arrivée, au
temps le plus beau de l'année, en septembre, qui me parais-
sai [s] [flèche] ent maintenant avoir été de pur délice. Pilotée par un ami
que j'avais là-bas, un jeune violoniste , de grand talent , venu
de Winnipeg étudier au Royal Academy of Music, j'avais eu un

Image


aperçu de Londres à en rêver longtemps. Nous avions vu Hyde Park,
les lions de Trafalga[e] r s S quare, les Jardins de Ke[illis.] w , poussé
une pointe presqu'à Hampton Court par la Tamise, en punt pro-
pulsé à la gaule, rien, en somme, au départ du moins, sortant
de l'itinéraire des touristes, mais, tout tant nos souvenirs et
nos rêves persistants tiennent des premières impressions reçues,
Londres, qui voyait alors si peu souvent la lumière du ciel,
restait dans mon esprit tendrement ensoleillé, tout ce que qu j 'y
avais visité baignant à jamais dans une couleur d'enchantement.
Il me semblait voir rayonner le soleil jusque sur les métopes
et vieilles statues assyriennes que m'avait menée voir mon ami
Bohd[illis.] a n au British Museum.


Après, il est vrai, nous étions entrés plus avant dans
la douce sorcellerie de Londres. Nous avions assisté un soir,
au théâtre en plein air de Regent's Park, à Tobias and the
Angel , auquel s'était mêlé le rugissement des fauves, de leurs
cages du zoo tout à côté, et que l'approche d'un orage énervait.
Quelques gouttes de pluie s'étant mises à tomber, aussitôt
avait surgi un marchand qui louait, à un schilling chacune,
de bonnes couvertures de laine dont les gens se couvraient. Mon
ami , comme la plupart en ayant loué une, nous nous en étions
fait une sorte de tente au-dessus de nos têtes rapprochées.
Et bientôt , presque toute l'assistance, ainsi à l'abri, avait
donné l'impression d'un campement. Cependant que Tobie et un
chien continuaient leurs péri é grinations sous une pluie main-
tenant forte qui semblait faire partie de l'oeuvre d'imagina-
tion.

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Tout me paraissait à présent avoir été charmant et
plein de grâce durant mon court séjour à Londres. Et puis,
me disais-je, si je dois retourner plus tard au Manitoba ,
comme cela semblait inévitable, il me sera plus profitable
d'avoir étudié à Londres plutôt qu'à Paris. Bohd[o] a n était de cet
avis. Il m'écrivait que je pourrais m'inscrire à Londres à une
école d'art dramatique tout en prenant des cours privés en
français d'un excellent coach dont il s'était in n formé à mon
intention. Ayant saisi entre les lignes de mes lettres ré-
centes que je perdais courage, Bohd[o] a n, en bon camarade qu'il
était, faisait de son mieux pour me venir en aide par de judi-
cieux conseils. Et je crois qu'ils pesèrent sur ma décision,
si on peut parler de décision à mon sujet, moi qui, à cette épo-
que, roulais comme la vague.


Quoi qu'il en soit, j'avais au moins pris celle de re-
tourner à Londres. Madame Jouve chercha de toutes ses forces
à m'en dissuader. Selon elle, je partais à l'heure où je com-
mençais à m'acclimater. C'était pure folie. Je perdais tout mon
acquis. J'allais renoncer alors que mes efforts justement por-
teraient fruit. A rouler continuellement, comme je semblais
m'y abandonner, je n'arriverais à rien.


En un sens, sans doute avait-elle raison, mais dans
au autre, non, car , de ces tâtonnements, de ces allers, de ces
retours, de ces errances, j'ai appris comme je n'aurais appris
d'aucune ligne droite que j'aurais suivi e par simple opiniâtreté.


En novembre, par une temps froid, pluvieux et morose
comme m'apparut devoir être ma vie par ma faute, je m'embarquai

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sur le traversier Calais-Douvres. Le ciel était bouché. Au-dessus
du petit navire dont l'hélice battait l'eau sombre, des mouettes
invisibles mais proches jetaient leur cri qui disent dit si bien
l'angoisse des départs, l'angoisse des arrivées. En un rien de
temps,j'eus perdu de vue les côtes de France. Je pensais n'y
jamais revenir et en avais le coeur infiniment plus affligé
que je n'avais pu l'imaginer.


Ces nombreux séjours que je ferais encore en France,
quelques-uns parmi les plus heureux de ma vie à l'étranger, l'un
d'eux , le meilleur , sans doute de tous, dont aujourd'hui enco-
re je retrouve en moi l'empreinte lumineuse, le grand prix lit-
téraire qui en moins de dix ans couronnerait mon premier roman,
les chers amis si fidèles que je me ferais en ce pays, je n'a-
vais pas plus idée de tout cela que j'avais idée en partant
pour la Petite-Poule-d'e E au de ce qui allait m'y advenir.


Longtemps , j'ai voyagé sans boussole. Mais aussi, pour
la traversée de la vie, que vaut une boussole?

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VI


Encore toute secouée par un mal de mer atroce, je mis
pied dans un Londres envahi par le pire fog qui s'était vu
depuis des années. Bohd a n m'avait retenu une chambre dans le
quartier populaire de Fulham, rue Wickendon. De nouveau, je
m'en allais vers l'inconnu, mes effets empilés dans la cabi-
ne du taxi, y compris ma malle dont j'avais fait réparer plus
ou moins la serrure. Nous voyagions dans ce qui paraissait
une tenace nuée opaque de couleur sale. La ville n'était iden-
tifiable qu'à des bruits, si violents en certains quartiers
qu'on ne les distinguait plus les uns des autres, en d'autres
si furtifs qu'ils faisaient penser au pas hésitant d'un aveu-
gle cherchant sa route. Tous allumés, les phares d'autos et
des d' autobus trouaient à peine l'atmosphère poisseuse de leur
lueur faible et apparemment toujours lointain e alors pourtant
que l'on arrivait dessus. Le chauffeur qui avait dû en voir
bien d'autres mit néanmoins plus d'une heure à trouver cette
rue Wickendon. Etrangement, comme nous y arrivions, la nuée
dense s'éclaircit, il s'y fit même une sorte de trouée pen-
dant quelques secondes. J'aperçus comme en rêve une rue aux
maisons identiques, à un étage, de pierre rosâtre, bordées
toutes de ce qui semblait la même haie de houx taillé , repor-
tée de maison en maison, et à chaque bay-window , pareil au voi-
sin , la même plante verte à feuilles grasses. Puis la brume
se referma comme un rideau sur une scène de théâtre. La rue
s'évanouit. Je ne devais pas la revoir avant plus d'une se-
maine.

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Bohd a n, aidé de ma logeuse, transporta mes effets
dans ma chambre, au premier. Il me montra, tout en l'allumant,
comment fonctionnait mon chauffrage au gaz. On glissait un
schilling dans la fente du compteur, on tournait la clé, on
approchait du gaz libéré d' une allumette. J'en aurais pour
quelques heures, après quoi il me faudrait verser une autre
pièce dans le compteur, grand avaleur de schillings. Bohd[on] an
songea à m'en laisser une dizaine pour le cas où j'en manque-
rais et auraie à souffrir ais du froid humide dont j'aurais, me
dit-il, à me méfier, la gorge faible comme je l'avais. Puis
déjà il était sur le point de partir, mon arrivée tombant
pour lui , on ne peut plus mal, car il venait d'être invité
à jouer au Albert and Victoria en solo avec l'orchestre
symphonique de Londres. Il y allait de son avenir et il n'au-
rait pas assez de tout son temps d'ici là pour s'y préparer
en travaillant jour et nuit.


Sur le seuil, il me fit un signe d'amitié.
— Cheerio ! Tout ira bien ici, tu verras. Bad beginnings Bad beginnings
always have fine endings always have fine endings .


Il était le courage même. Il était parti de Winnipeg
avec pour tout bien son violon sou[illis.] s le bras. Son passage par
transporteur de bestiaux lui était assuré gratuitement, en re-
tour des soins qu'il donnerait aux bêtes, enfermé avec elles
dans la cale. Aussitôt à Londres, il avait réussi à se faire
employer par un orchestre tzigane qui égayait les dîners d'un
des grands restaurants Lyons. Il passait ses nuits à dérider
des solitaires et le jour à travailler Bach. Quand il eut

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vingt-cinq dollars en poche, il alla trouver celui qu'il esti-
mait le meilleur maître en [flèche] de violon à Londres et dont c'était
le prix pour une leçon. Il dit: "Voilà, j'ai de quoi payer
une heure. Mais Dieu sait quand je pourrai m'en accorder une
autre. ! "


Et voici que moins d'un an plus tard , il était sur le
point de signer un contrat avec la BBC pour une émission d'une
heure par semaine.


Pourtant ce jeune homme à la fois frêle et si extraor-
dinairement fort, ce travailleur acharné, à ses heures joyeux comme aucun ,
à ses heures [flèche] , il me semble l'avoir toujours vu sous l'ombre
d'un destin menaçant. Ou est-ce que je reporte sur les souve-
nirs que j'ai de lui le fait de sa mort tragique survenue
pendant la guerre, une bombe ayant éclaté au-dessus de la mai-
son où il vivait , en et tuant tous les habitants: ?


Avant de s'en aller, inquiet de moi qui m'efforçait s
pourtant de lui paraître calme et contente, il écrivit à la
hâte deux ou trois numéros de téléphone où je pourrais l'attein-
dre en cas d'embarras, et me dit de ne pas me gêner de l'appe-
ler si je devais avoir le moindre ennui.


Je réussis à faire semblant d'être sûre de moi jusqu'au
moment où il partit. Alors, la porte refermée, je me fis l'ef-
fet d'être séquestrée ici,par ma faute d'ailleurs. J'allai à
l'unique fenêtre qui me donnait [flèche] faisait l'impression de donner peut-être
sur un jardinet. J'en essuyai la buée, mais, pressé de l'autre
côté de la vitre, le monstrueux brouillard arrêtait complète-
ment la vue. A quelques pas du feu de gaz, je me sentais transie.

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Il fallait m'en approcher presque au point de me brûler pour
en recevoir de quelque chaleur sur m l es mollets , alors que je le dos me
gelais t . à l'arrière. Autour de moi le silence était affolant.
Apparemment j'étais seule, dans cette maison inconnue, avec
la logeuse retournée dans sa cuisine et qui ne signalait sa
présence par aucun bruit, même pas celui de ses pas étouffés
par des savates à semelles de feutre. Ai-je jamais connu mai-
son plus affreusement silencieuse ? Rien au dehors ! Rien à
l'intérieur ! Vers le soir, j'entendis rentrer quelqu'un très
doucement , puis quelqu'un d'autre peut-être. Des pas glissè-
rent vers des chambres voisines de la mienne. De l'eau coula.
Après, je n'entendis plus rien.


J'avisai près du feu de gaz une petite théière recou-
verte de son tea-cosy. Sur le manteau de la cheminée il y
avait du thé dans une boîte en fer[-] - blanc, du sucre dans une
autre et, bien sûr, l'inévitable boîte à bisuits secs, à mo-
tif de chaumière tudo r au toit orné de roses grimpantes.


[crochet] J'allumai un rond à côté du foyer, alimenté lui aussi
au gaz. Une courte flamme jaillit. J'y mis la bouilloire.
Bientôt, au grésillement du gaz répondit le sifflement de
l'eau qui commençait à chauffer. Je me pris à espérer que la
bouilloire allait chanter, signe en ce pays de bonheur à ve-
nir. Elle ne chanta pas. Je bus la première de ces innombra-
bles tasses de thé fadasse que j'allais me préparer à toute
heure du jour pendant des semaines, peut-être pour essayer
de me réchauffer, ou l'âme ou le corps.


Je m'assis par terre au plus près du maigre feu pour

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recevoir le peu de secours qu'il offrait. Je me fis l'effet
d'un être humain seul dans sa petite île au milieu d'une mer
blanche , qui n'avait elle-même plus aucun souvenir de riva-
ges connus. Mes pensées n'allaient pas plus loin. Bientôt
il cessa complètement, je pense, de m'en venir. Car il m'est
arrivé dans un isolement trop complet, cernée de trop de silen-
ce, de n'avoir même plus le sentiment de penser, comme si
le pauvre mécanisme de la pensée—qui est quand même toujours
un appel aux autres— s'était bloqué quelque part en moi.


Combien de temps dura cette absence? Une semaine, dix
jours, deux semaines ? Je vivais dans une sorte de léthargie
que je me gardais de rompre par grande peur, j'imagine, si
seulement je bougeais un peu, de laisser entrer en moi une
souffrance proche. Ainsi, tassée contre mon misérable feu
que j'entretenais à coup de schillings, ma peine étrange, sans
nom que je puisse lui donner, m'était à peu près e ndurable. Je
ne voyais personne, ne parlais à personne, sauf à ma logeuse
qui, après avoir frappé à ma porte, entrait tôt , le matin,
m'apportant , à l'heure où jamais de ma vie je n'eus beaucoup
d'appétit, un breakfast incroyable, consistant en une montagne
de toasts— et le reste du pain à trancher moi-même pour le
cas où ils ne suffis^ r aient pas— un pot de marmelade, un autre
de confiture aux groseilles, des oeufs au bacon, une fricassée
de pommes de terre, ou une omelette ou des oeufs bouillis
ou un hareng frit, mets qui me tournaient le coeur rien qu'à
l'odeur. Une énorme théière à contenu de de contenant six tasses pour le au moins

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accompagnée d'un grand pot d'eau bouillant e achevai t ent d'encom-
brer le plateau que ma logeuse déposait près du lit sur une
petite table. Elle allait à la fenêtre, entrouv r ait les rideaux,
disait, après un regard sans intérêt sur le dehors: "Still foggy
to day !..." puis repartait. Elle revenait une heure plus tard
chercher le plateau presque toujours intact, commentait briè-
vement, ni sympathique[,] ni réprobatrice: "You don't eat much..."
revenait à l'heure où j'avais faim avec une mince tranche
de jambon, un petit morceau de pain de rien du tout, m'appre-
nant toujours sur son même ton sans vie: "You should learn
to eat a good breakfast, for in London we don't serve much
lunch. Have it your own way !"


[crochet] Si bien que je finis par apprendre à me faire des
caches, provenant des excès du breakfast, pour l'heure où
j'aurais le goût de manger. J'en eus dans le placard parmi mes
chaussures, en derrière arrière du foyer, dans mon lit même , et m'aper-
çus bientôt avoir amassé de quoi manger ^ pour toute la journée. Ma
logeuse, voyant disparus du plateau le pain, le fromage, une
partie des confitures et du beurre, me félicita aussi froide-
ment d'ailleurs qu'elle m'avait blâmée.
— I see your [flèche] you're eating at l[a]st a sensible breakfast.


Le lendemain elle ajouta au plateau du breakfast
un plat de p a [flèche] o o rridge et un grand pot de lait.


Je regardais cette femme vêtue de couleurs ternes,
les cheveux pris dans un filet, énonçant d'un même ton sans
chaleur des banalités de jour en jour pareilles et me deman-
dais si elle était véritablement une personne douée d'émotion,

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de sens, d'espoir ou si je n'avais pas affaire qu' à une automate.
< ? Mais moi-même n'étais-je pas en train de le devenir automate ?


Les chambres autour de la mienne étaient pourtant
occupées, du moins le soir quand rentraient les locataires.
Je guettais des bruits qui me parleraient d'activité humai-
ne. J'entendais tout juste une clé tourner dans la serrure
de la porte d'entrée, des pas presque indistincts dans l'es-
calier, un autre bruit plus léger de clé dans la serrure d'une
chambre, et c'était tout. En pantoufles pour le reste de la
soirée, leur cup of tea faite, les gens autour de moi devaient
se chauffer, chacun pour soi, comme moi-même, à leur triste
petit feu. Je n'en entrevis aucun pendant presque toute une se-
maine.


Il ne fallut pas moins que j'en vienne à manquer de
schillings, mon feu éteint, pour que je trouve l'énergie de
sortir enfin de cette chambre sinistre et me mettre en quête
de ma logeuse.


Or dans cette maison que j'avais pu croire à moitié
morte, voici que j'aboutis à une pièce toute chaleureuse. Un
poêle y ronflait. Il en montait un fumet de boeuf rôti accom-
pagné, dans le four, d'un plat de yorkshire pudding, bien que
ma logeuse eût prétendu ne faire qu'un repas par jour, le
breakfast. Un homme se trouvait là, le mari probablement, dont
la présence me surprit infiniment, car je n'avais ^ encore entendu
encore aucune voix d'homme dans cette maison. Elle ne me le
présenta pas. Lui , abaissant seulement un peu le journal qu'il
lisait, bien installé près du poêle, me souhaita sur le même

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ton de voix de que sa femme,ni chaud ni froid, absolument imperson-
nel:
— Good evening, miss, et se remit à sa lecture.
— How many schillings do you want ? me demanda la femme.


J'étais descendue avec un billet d'une livre.
— That much, if you can oblige.
— It will last you a good longtime, fut son seul commen-
taire.


Pas tant que ça ! ai-je pensé, tout en regardant avec
envie le bon petit poêle bourré de coke. Mais comme ni l'un
ni l'autre ne m'invitait à m'asseoir même pour un moment, je
remontai dans ma chambre. Dans une ville où j'allais bientôt
découvrir que les gens y sont les plus naturellement obligeants,
cordiaux et loquaces, il avait fallu que je tombe sur ce cou-
ple taciturne et dans cette maison peut-être la plus silencieu-
se de Londres. Que de fois dans ma vie il m'est d'ailleurs arrivé
d'aborder les villes, les choses et les êtres par leur côté
rébarbatif, et cela en un sens fut un bien, car je ne pouvais
aller vers pire mais inévitablement vers mieux. Ainsi j'ai
souvent gardé le bon pour la fin et m'en suis fait le seul
souvenir qui compte en définitive me reste .


Un soir, je me forçai à sortir. La brume était toujours
aussi dense. Mais je me dis quen suivant de près les courtes
haies de houx le long du trottoir, je pourrais parvenir, sans
risque de me perdre, au bout de la rue où je croyais avoir aper-
çu, à mon arrivée, quelques boutiques formant un modeste petit
centre commercial et même une stations de l'underground. Les

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lueurs des devantures allumées, diluant la brume en une bouillie
un peu plus claire, m'indiquèrent que j'étais arrivée. Je pous-
sai au hasard une porte quelque peu éclairée et me trouvai
à pénétrer dans un des salons-de-thé-pâtisseries de la chaî-
ne ABC et, quoique sans goût pour dû thé encore, j'en comman-
dai ainsi qu'une brioche. Du moins, je mangeai dans la com-
pagnie de quelques personnes attablées , ça et là, qui causaient
entre elles, et de ce peu de chaleur humaine je ressentis un
tel réconfort que je m'en souviens encore aujourd'hui. Je ré-
pugnai à quitter ce petit restaurant où je me sentais si bien ,
entourée du son de voix humaines et de visages qui me parais-
saient plaisants. Enfin, je fus la seule dans la salle de res-
taurant et pensai que je devais partir. Je ressortis et m'en-
gageai dans la direction d'où je venais. Au bout de quelques
pas , sans plus de lumière pour me guider, je compris qu'il allait
m'être impossible de retrouver "ma" maison. Car^ déjà toutes pareil-
les déjà de jour avec leurs mêmes jardinets, comment, de nuit,
dans l'épais brouillard, les distinguer l'une de l'autre, si-
non par leur numéro ? Or, placé au-dessus des portes, cha-
cun me restait invisible. je m'avançais près de l'entrée, scru-
tais la façade, m'élevait s sur la pointe des pieds, faisait s
craquer une allumette. je n'apercevais qu'un numéro incomplet
ou rien du tout.


[crochet] J'errai de porte en porte avec le sentiment, comme je
l'avais éprouvé en gare de Saint-Lazare, de ne pouvoir sortir
jamais de cette impasse, et elle aussi se présenta à mon esprit
fatigué telle une image de ce qu'allait être ma vie , que ce soit

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à Paris, que ce soit à Londres ou ailleurs encore.


Soudain, loin à ce qu'il me sembla, mais en fait tout
près, résonna un pas d'homme. Le danger ? Du secours ? Un dé-
trousseur de femmes seules comme on m'avait tellement dit de
m'en méfier par les nuits de brouillard. Mais aussi peut-être
un bon Samaritain ! Je lançai un appel: "Help !" Une voix
répondit: "Coming !" Presque aussitôt, éclairé par sa puis-
sante lampe de poche—qu'on torche électrique, appelait ici torch e surgit un
bobby bobby à bonne figure rougeaude.
— Lost miss ? And a mean night ' tis to be lost in.


Il avait, en autant que je pusse voir, une physiono-
mie ouverte et avenante. Mais instantanément c'est son lan-
gage qui me frappa le plus, ancien, pittoresque, extrêmement
littéraire, dont je devais avoir bien des fois l'occasion de
m'étonner qu'il se trouvât si souvent, en Angleterre, sur les
lèvres de gens qui pourtant ne devaient pas être grands lec-
teurs ou passionnés de littérature. D'où leur venait e nt donc ces
mots rares, ces termes imagés, cet accent presque Sh sh akesp earien irien ?


J'entendis encore son "mean night" résonner dans la
X nuit brumeuse comme dans une sorte de théâtre de rêve. sous la voûte basse d'un théâtre imaginé.
— A mean night to been be in ! And all houses being practi-
cally the same, ' tis hard indeed to find one's own. And what
would your number be, would you know that much, miss?


Oui, cela du moins je me le rappelais heureusement
—je ne l'ai même jamais oublié. C'était le 72.


Nous allions, le bobby braquant de temps à autre le
faisceau de sa lampe sur les numéros. Enfin il annonça :

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Opere Here we are, miss, safe and sound at your very door !
May you have fine sleep ! And pleasant dreams as well !


Tel fut le premier ami que je me fis à Londres, et
souvent , encore, par des nuits de brume, où que je sois, j'en-
trevois au fond de mon souvenir un visage dans un halo de lu-
mière, j'entends une voix grave me souhaiter bon sommeil et
de doux rêves.


Je couvai pourtant plusieurs jours encore mon ennui,
mon dépaysement, ma peur de la grande ville et sans doute la
honte d'y céder si complètement. Puis, un soir, ce double
que j'eus toujours par bonheur, pour me chicaner, au besoin
rire de moi, me parla par-dessus l'épaule. Je m'entendis me
dire à moi-même :
— C'est bien le comble. Tu te trouves dans une des villes
les plus excitantes du monde. A l'heure même, le rideau est
à la veille de se lever sur des centaines de spectacles, les
paroles de grands dramaturges vont déferler sur des salles
enchantées, la musique les exalter, et toi,accroupetonnée
auprès de ton feu risible, tu te prends en pitié. Il valait
bien la peine de faire tant d'efforts pour quitter une vie
au Manitoba que tu estimais trop petite.


Ce fut comme si j'avais reçu un soufflet. Je consultai
ma montre. Il n'était que sept heures et demie. J'attrapai
mon manteau. Je dégringolai à grand bruit l'escalier que par
mimétisme sans doute j'avais jusque-là descendu à pas discrets.
Je pense même avoit claqué la porte. A un arbrisseau tout juste

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derrière la haie de houx, j'attachai fermement un mouchoir
blanc qui me servirait de repère au retour. Pour plus de pré-
caution, je comptai, à partir du 72 jusqu'au petit carrefour
commercial, les entrées de maison. Il y en avait vingt-huit.
D'ailleurs le brouillard me paraissait moins dense, comme sur
le point de se dissiper. Je roulai dans l'underground, heureuse
de me trouver avec mes semblables, fussent-ils les plus étran-
gers des hommes. Je dus émerger à Pe i cadilly Circus car je me
rappelle qu'ici les enseignes lumineuses des théâtres , et des
salles de cinéma, les guirlandes scintillantes, tant de lumiè-
re de partout avaient raison de la brume que l'on qu'on ne la voyait
plus qu'en effilochures. On disait alors de Pe i cadilly Circus
qu'il était le coeur de l'univers, et ce devait être vrai , car pen-
dant les quelques minutes où je restai saisie de surprise,
à la sortie de l'underground, je vis passer[flèche] : un mendiant en
haillons innommables , sorti tout droit de Dickens, ; un lord
à canne à pommeau d'or et noire cape flottante doublée de
satin blanc, ; une folle sans doute de Park Lane revêtue seu-
lement de plumes comme quelque un oiseau des îles, ; un Sikh à
l'air farouche, ; un marin tatoué, ; un Highlander en kilt, ; des
a A rabes en turban, ; une princesse des Indes , j'imagine, portant
peinte sur le front une étoile— ou était-ce un cercle?
t T ant de visages et de silhouettes disparates que, des marches
où je m'étais figée, j'avais l'impression, comme au bord
d'une caverne de songes, d'en voir prendre vie sans cesse
sous mes yeux. De cette ville que je devais en venir à tant
aimer, j'ai peine encore aujourd'hui à démêler des impressions

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subséquentes cette vision riche, folle et somptueuse qu'elle
m'offrit ce soir-là dès en débouchant de dessous terre. A Londres
comme à Paris d'ailleurs, le plus beau spectacle pour moi fut
toujours celui de la ville elle-même, à ses terrasses, en mar-
che le long de ses boulevards, ou, telle qu'ici, tournant,
tournant, pareille à quelque inimaginable manège auquel ne man-
querait pour ainsi dire aucun aspect de l'invraisemblable hu-
main.


Quel que le pièce ai-je vue ce soir-là ? Midsummer Night's
Dream ? Non, car ce spectacle avec en vedette Vivien Leigh
toute jeune encore, c'est au Old Vic que j'y assistai, situé
dans un tout autre quartier de Londres. De The Three Sisters peut-être.
Ou l' Oiseau de P eu ? Ou l'Oiseau de Feu ? Peu importe ! Je n'ai pour ainsi dire
assisté à aucun spectacle médiocre à Londres. D'instinct,
j'allais sans doute vers le meilleur, bien conseillé e aussi
par Bohd a n qui me laissait quelque[flèche] fois un mot à la maison en
passant à la course et de temps à autre des billets qu'il
avait eus gratuitement.


Je revins de Pe i cadilly Circus la tête bourdonnant e
d'images et de sons qui me masquèrent un moment que j'étais
seule avec tant de riches impressions qu'il aurait été si bon
de partager avec quelqu'un. Je retrouvai mon signet blanc
attaché à une branche dégoulinante d'eau de brouillard. Je re-
montai sans qu'une seule porte s'ouvr î t sur mon passage. J'aurais
pu ne pas sortir ou n'être pas revenue que personne n'en aurait
eu connaissance. Le lendemain, pendant que j'étais sur ma lancée,

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je me dis que j'avais assez tergiversé e et m'en fut s ce jour
même m'inscrire au Gue i ldhall School of Music and Drama. Bohd d a n
avait pris tous les renseignements nécessaires pour moi et me
pressait t d'en arriver à une décision. Il me fallait, en art
dramatique, prendre le cours au complet, depuis les leçons de
maquillage jusqu'à celles d'escrime et de danse à claquettes
en passant par l'étude à proprement parler de textes dramati-
ques, et payer comptant le premier trimestre, ce qui fit un
énorme trou dans mon petit compte en banque. Peu importe,
j'en étais à un point de ma vie où je sentais qu'il me fallait
coûte que coûte m'engager dans une direction, fût-elle la mau-
vaise, pour connaître enfin ce que je devais savoir sur moi-même.


[crochet] Où l'Ecole était située au juste, cela aussi je n'arri-
ve plus à m'en souvenir. Toujours ces trous dans ma mémoire !
Ce devait être non loin de la Tamise, car je me rappelle m'y
être retrouvée pour ainsi^ dire à chaque instant [flèche] pour ainsi^ dire de liberté, après
ou entre les cours. Je me vois les jours où je n'avais rien à
faire , , arpentant sans fin les embankments . Je les ai parcourus
à pied plus d'une fois depuis Blackf r ia r s , jusqu'au Big Be n .
Quelquefois j'ai même poussé plus loin à l'est vers les docks
et la grande vie maritime de la Tamise qui m'attirait . me fascinait. incro-
yablement. En vedette, j'ai été jusqu'à Greenwich et jusqu'à
l'estuaire. Je me suis atta rdée chée à ce fleuve comme peu d'êtres
au monde , j'imagine. Je l'ai aimé au soleil, tout étincelant,
alors qu'une autre fois encore, avec des amis, poussant notre
bachot à la gaule, nous avons atteint les rives du vieux châ-

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teau du Cardinal Wolseley qu'il dut céder à Henri VIII, ce
Hampton Court de si terrible mémoire, devenu dès lors, avec
ses cygnes noirs et ses pelouses touffues, le rendez-vous de s
pique-niqueurs. Sur la Tamise croisaient sans cesse de petits
bateaux-magasins-casse-croûte qui, sur un signe, s'approchaient
et de qui nous achetions du thé ou des sandwiches, poursuivant
ensuite notre course. J'ai aimé cette Tamise de promenade,
joyeuse et bonne enfant, mais encore plus la Tamise des soirs
de brume avec les cris étouffés des mouettes, un presque im-
perceptible clapotis contre les vieilles pierres des quais
et l'appel assourdi des sirènes parvenant à peine à l' embou- embankment.
lement . Bien des fois je suis restée des heures accoudée au
parapet à tâcher d'identifier à leur bruit les mystérieuses
activités enveloppées de brouillard. Ou simplement perdu e dans
quelque rêverie qui m'entraînait comme dans le bienfaisant
mouvement de l'eau invisible.


Et puis, je me cherchai une chambre plus gaie. C'est
dans les petites annonces que je trouvai. Je m' J' achetais main-
tenant un le journal
du soir d'un vieux Cockney qui avait son
stock sur le ciment du trottoir à la sortie de ma station de
l' U [flèche] u nderground. J'y lus un soir une description qui me parut
correspondre tout à fait à ce que je voulais. Il était question
d'une chambre ensoleillée au troisième avec un petit foyer au
charbon. C'était dans Fulham toujours et pas tellement loin
de ma triste rue Wickendon. J'y courus. Ah , que ce quartier
après ma rue d'ennui était vivant ! Au coeur même du vieux

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Fulham, ma chambre, juchée, se trouvait au faîte d'un haut
immeuble étroit qui allait s'amenuisant depuis sa base jusqu'à
ne plus contenir que ma chambre, au troisième. L'étage du milieu
était occupé par les propriétaires, et le rez-de-chaussée tout
entier par une boutique ne prenant jour que sur la rue, un
vrai capharna ü m, des bicyclettes à réparer pendant à la dou-
zaine du plafond pour faire place, en bas, à des centaines
de vieux phonos et d'appareils de radio démantibulés à re-
mettre en état un jour ou l'autre. Je devais en voir rester
là plus de quatre mois, dans leur couche de poussière rarement
dérangée.


La boutique s'annonçait par une gauche inscription:
Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop . L'immeuble
était au ras du trottoir et , la boutique, pour permettre à
Geoffrey Price de circuler parmi son entassement de vieille-
ries, s'y vidait en partie, chaque matin. Elle se trouvait aussi
sur le passage de l'autobus, en constituait en fait un arrêt,
si proche même que, du seuil, on s'y embarquait directement,
sans avoir à faire un pas dehors. On entendait venir un roule-
ment de tonnerre. Au tournant de la rue surgissait le double
decker presque aussi haut que l'immeuble. Le frein appliqué
brusquement lâchait un cri à vous fendre l'âme. Puis le mons-
tre était arrêté, sa porte arrière ouverte exactement sur la celle[s]
porte avant de Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop Geoffrey Price's Bicycle and Radio Repair Shop .
Par jour de pluie, disaient les gens du quartier, on pouvait,
de cette boutique, se rendre à Earl's Court ou Kinghtsbridge
sans risque d'attraper une seule goutte d'eau.

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En face, il y avait une autre boutique tout aussi com-
mode pour les usage^ r s de l'autobus, mais à e n sens inverse. C'était
celle de l'ironmonger, que j'avais appris à dénommer à Paris
le marchand des peintures, encore que je me rappelle avoir
vu chez lui surtout du charbon et des bouteilles de gros
rouge. Le troisième coin de la petite place était occupé par
le green grocer, l'équivalent du verdurier à Paris. Aux alen-
tours, il y avait encore l'apothecary, le physician affichant
ses heures de bureau, le dentiste qui avait, en guise de récla-
me,à hauteur d'homme, une énorme mâchoire articulée n'arrêtant
jamais, nuit et jour, de s'ouvrir et de se refermer comme pour
happer au vol quelque passant. A peine plus loin , se tenait
un marché en plein air tout résonnant tôt le matin des bruits
des charrettes à roue r s de bois apportant les légumes. A côté
grouillait l'étal de morue. Les odeurs les plus délicates et
les plus déplaisantes s'entremêlaient. L'on ne pouvait pas
être cinq minutes sans entendre quelque bruit, la clochette
fine du marchand de fleurs poussant devant lui sa voiturette
pleine s des couleurs les plus vives, le cri du marchand de
vitres, du rétameur, du ramasseur de bouteilles. A ces cris,
modulés, chantés, scandés, l'orgue de Barbarie mêlait souvent
sa musique dolente et, parfois, à travers le tintamarre, on
croyait saisir , au loin , quelque son de cloche pieuse venu
d'une petite église enclose quelque part entre de hauts murs.
Je devais finir par la trouver un jour, cachée comme elle était
par la pierre et le lierre , et aussi découvris r un cimetière, le
plus tranquille du monde entre ses murs épais, avec des arbres

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touffus pleins d'oiseaux— le beau nid de la mort en plein
milieu de l'agitation humaine— où j'irais souvent chercher
le silence quand il me ferait trop défaut dans ma bruyante
maison.


Ma nouvelle logeuse était à l'image du quartier, une
pétulante Galloise, tout e en drôleries, tours, farces et tou-
jours aussi à la course. Elle me montra la petite chambre que
j'aimai tout de suite, assez haute pour dominer les bruits
et donnant d'ailleurs sur l'arrière , étonna m [flèche] mm ent paisible avec
ses enchevêtrements de courettes qui servaient d'entrepôts
ou de débarras, aussi mortes qu'étaient trépidantes les rues
d'en face. Le foyer, minuscule , mais destiné à y brûler du
vrai combustible, m'enchanta. Gl[a] a d d ys m'expliqua qu'elle l'allu-
merait le matin en m'apportant le breakfast et que ce serait
ensuite à moi d'entretenir le feu si je restais à la maison.
J'aurais à acheter moi-même mon coke et un peu de petit bois
pour attiser parfois mon feu. Mais non, se reprit-elle, le
petit bois, elle me le fournirait gratuit. Pour la chambre,
le breakfast et un rien de lunch— scraps— ce serait un guinea
la semaine.
— Un guinea ! m'exclamai s -je, ne connaissant pas encore
l'expression.


Gl[a] a d d ys m'expliqua que cela signifiait one pound and
one schilling.


Et je la fis rire aux larmes lorsque je lui présentai
à la fin de la semaine mon chèque pour un e guin é [a] e .
— Mais cela n'existe pas en fait , un guinea, me dit-elle.
Aucune pièce de la monnaie anglaise n'y correspond. C'est juste

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une expression.
— Mais pourquoi alors toujours parler de guinea ?


Elle haussa les épaules. J'étais prise à l'illogisme
anglais comme je l'avais été à la stricte logique française,
et il n'y avait qu'à m'y faire. Je devais d'ailleurs m'y fai-
re à plus vite qu'aux raisonnements sans fin des Français.


Ce premier jour où nous discutions affaire, j'avais
X fini, presque en mendiante, par demander:
— Pour tout un guinea, est-ce que vous ne me donneriez
pas, plutôt que des scraps de lunch,puisque je serai souvent
sortie à cette heure, les mêmes scraps for supper.


Elle rit à se faire entendre dans tout le quartier,
trouvant drôle mon accent, mes expressions, mon petit manteau
de lapin, mon béret so frenchy , et finit, tellement je lui
plaisais, par consentir "to throw n in for a guinea a week
supper and even a bite in the evening if you should still
be hungry, dearie. ! " Et c'est ainsi que je me casai certainement
au meilleur prix possible dans tout Londres, à l'époque.


Une seule chose me déplaisait dans ma nouvelle vie,
et c'était mon adresse: Lily Road."I know it smacks of perdi-
tion , " avait convenu ma logeuse, puis, éclatant d'un de ses
rires à faire trembler les [illis.] v i i tres, elle avait conclu que je l'avais pour
pas ch è e r e en tout cas.


[crochet] Sans aller jusqu'à penser que le nom évoquait la per-
dition, je rougissais quand je devais donner mon adresse à
haute voix, et l'évitais autant que possible, racontant: "J'ha-
bite trop loin pour inviter des gens..." Ou bien: "It's terri-

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bly out of the way." Mais il fallait y passer, ce Lily Road,
malgré son nom de souffre, m'étant presque le paradis. Pour
me consoler, Gl[illis.] a dys en riant me faisait observer que ce serait
encore plus compromettant si j'avais pris chambre non loin ,
dans Pe[flèche] e t ticoat Lane.


Bohd a n vint m'aider à déménager. Il avait pu dénicher
dans sa rue une espèce de tombereau à brancards dans lequel
nous avons réussi à transporter en une fois tous mes effets
à grand bruit, les vieux pavés résonnant fort sous les roues
sans caoutchouc. "Heureusement, me disait Bohd a n, que tu res-
tes presque sur les lieux. Maintenant ce ne sera plus long que,
mon concert passé, je pourrai t'accorder plus de temps, et nous
nous rattraperons. "


Il m'aida à ajuster mes vêtements sur les cintres de
la garde-robe. J'essayai de faire bouillir de l'eau pour le
thé, accroupi e auprès du foyer. Un de mes bonheurs ici , serait
de pouvoir faire monter une ma visite, m l a chambre avec son divan-lit
étant aménagé e en sitting-room.


Bohd a n était à la fois un peu scandalisé et amusé de
me voir transplantée dans ce quartier peuplé peuple . Il aurait cru,
me dit-il, que je me serais trouvée plus à l'aise pour écrire
dans le calme de la rue où il m'avait retenu une chambre. De-
puis que nous nous connaissions, il avait toujours prédit que
je deviendrais un écrivain connu. Pendant que je m'essayais
encore à préparer du thé, Gl a dys survint avec un plateau cou-
vert de sc o nes au beurre, de gâteaux et de petits pots de confitu-
res. "Dès que j' eus [flèche] ai vu ce jeune homme pousser vos affaires dans

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sa brouette, me confia-t-elle plus tard, je l'ai aimé. Il
n'y en a pas un seul autre comme lui dans toute l'Angleterre,
vous pouvez en prendre ma parole et vous devriez mettre la
main sur lui alors que vous en avez la chance. Cheerio !... "
nous dit-elle en s'esquivant.


Pendant qu'il buvait son thé, bohd d [o] a n, comme je l'ob-
servais en silence, me parut, lui si jeune encore, fatigué,
amaigri, un peu vieilli, des cernes profonds autour des yeux.
— Bohd[o] a n , lui dis-je, si tu veux aller aussi loin que
tu l'as en tête, il va falloir apprendre à te ménager.

— Irai-je bien loin ? fit-il d'un ton qui cherchait [illis.]
à paraître léger.


Il me vint à l'esprit que j'avais toujours pressenti
en lui de l'angoisse, en dépit de son caractère si souvent
gai, comme s'il avait le sentiment que le temps lui manque-
rait.
— Je vois assez clairement, me confia-t-il, toujours
comme en riant de lui-même, un bout de chemin devant moi,
quelques années de route peut-être, puis tout s'arrête, dis-
para î t, tombe soudainement.

— Mais moi, je ne vois même pas un jour d'avance devant
moi et change chaque jour de cap, lui dis-je pour plaisanter
et le ramener à la bonne humeur.

— Pourtant, ton avenir à toi est certain, me corrigea-t-il,
avec un étrange sérieux. Je n'ai qu'à fermer les yeux et je
vois surgir ton nom en lettres importantes. Cependant il me
semble que ce n'est pas à l'avant d'un théâtre. Tu as bien fait

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quand même de t'inscrire pour un cours d'art dramatique. Quoique,
d'après ma vision, ce n'est pas là que tu brilleras. Où donc !
Je crois voir ton nom sur la couverture d'un livre. Il s'y dé-
tache en grandes lettres.

— Un livre ! l'invoquai-je ai-je réposté. . Moi qui ne sait s même pas en-
core tourner convenablement une petite histoire!


Néanmoins, depuis les cinq ou six ans que je le connais-
sais, depuis nos toutes premières rencontres à Winnipeg, il
m'avait toujours plus ou moins tenu ce langage d'un de nécromant,
et j'avais souvent ri de bon coeur de ses supposés dons.


Cette fois, il paraissait si sûr de lui-même , que j'en
éprouvai s un frisson.
— Parlons d'autre chose, dis-je, tu me fais peur avec
tes prophéties.


Ce qui m'avait le plus apeuré é e toutefois , c'était l'in-
tense mélancolie que j'avais pu surprendre un instant dans ses
yeux gris bleu, et que je ne devais jamais ensuite revoir
que chez des êtres destinés à mourir jeunes.


Nous avons pourtant fini notre thé gaiement , Bohd a n [,]
feignant de lire dans les feuilles tombées au fond de ma tasse
que j'écrirais un roman à saveur populiste, ce qui n'était pas
pour surprendre, étant donné que je me sentais si bien auprès
du petit peuple.


Retrouvant cette scène dans tous ses détails au fond
de mon souvenir, je songe enfin à me demander comment nous ne
nous sommes pas aimés d'amour, Bohd a n et moi. Il était droit,
la loyauté même, énergique et doux, tendre et charmant. Lui,

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je ne sais ce qu'il voyait en moi, mais j'ai l'impression que
ce devait être un peu les mêmes qualités que je prisais en
lui et qui me faisaient l'admirer, lui accorder une entière
confiance, rechercher son appui, désiré s r son approbation, et
l[a] a chérir profondément. Le lien entre nous était-il trop
honnête, trop limpide, trop clair pour mener à l'amour ?


Il y manquait peut-être en effet un défaut ou ce quel-
que chose de trouble ou d'inquiétant que contient presque
tout amour. Bohd a n et moi ne nous étions jamais causé l'un
à l'autre la moindre inquiétude si ce n'est au sujet de notre
santé. Nous étions faits pour n'être que des amis, ainsi que
l'on dit si injustement, car n'est-il pas singulier que l'on
place l'amour— si capricieux— au-dessus de l'amitié presque
toujours si digne. ?


La dignité, voilà peut-être au fond ce qui, tout en
préservant notre sentiment, l'empêchait de glisser à l'amour.


Mais , en vérité, je n'en sais pas plus long aujourd'hui
que j'en savais alors sur le sujet.


Sur le point de s'en aller, Bohd d a n, ce jour-là, appu-
yé au chambranle de la porte, plus voyant que jamais, comme
s'il avait la réponse à mes questions de ce jour et[flèche][flèche] des jours à venir,
[illis.] me lança de sur sur son ton habituel d'humeur à la fois ironique et
tendre:
— A propos, je tiens à te présenter à un jeune homme
dont j'ai fait la connaissance il y a quelques jours. Il te
plaira aussi sûr que Dieu est dans son ciel et ses créatures
sur terre. Quant à lui, dès qu'il aura jeté les yeux sur toi,

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il sera à jamais ensorcelé.
— Une autre de tes prédictions[,] ! dis-je en moquerie.
— Qui sera réalisé e , veux-tu en faire la gageure, en moins
de trois mois.

— Quel est le nom de ce jeune homme irrésistible ? de-
mandai-je toujours en moquerie.


A mi-chemin de l'escalier, Boh[o] a n me le lança—est-ce
que je me trompai ?—avec une ombre d'amertume.


Je ne saisais que le prénom: Stephen.
— Stephen qui ? demandai-je.


Bohd a n n'entendit pas ma question ou je n'entendis
pas sa réponse. En tout cas, je n'en appris pas plus long
ce jour-là sur ce jeune homme au sujet duquel Boh[o] a n avait
réussi à piquer ma curiosité.

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VII


Ma nouvelle vie commença parsemée ça et là de cours
au long de la semaine. Je m'y livrai cette fois avec courage et persis-
tance cette fois [flèche] , mais sans enthousiasme jamais. Je me forçais.
Les meilleurs moments étaient encore mes jours libres, alors
que je m'échappais , pour partir à l'aventure sur l'impériale
des autobus. Je fus prise d'une vraie passion pour ces voya-
ges à travers Londres d'ouest en est, de du nord en au sud, qui
duraient quelquefois trois ou quatre heures sans me coûter
jamais plus d'un schilling. Invariablement je montais le pe-
tit escalier tournant, m'installais, si elle était libre, dans
la première rangée en avant d'où je dominerais le spectacle
qui allait s'offrir à ma vue. Le contrôleur montait, souvent
me trouvais à peu près seule là-haut, demandai t : "Where to
m'am ma'm ma'm ?" Presque toujours je répondais: "Au bout." Souvent
d'ailleurs, je reviendrais par le même autobus , n'en descen-
dant même pas. Aussitôt installée là-haut et en route, il me
semble que je devenais heureuse. J'ai ainsi appris Londres
de part en part, comme j'apprendrais plus tard Montréal en le
parcourant par tramway à l'époque où j'y arrivai en 1939. Au
fond, sauf la City et certains "coeurs" de la ville comme
Charing Cross, Trafalgar s S quare,Chelsea, et peut-être Soho,
Londres n'était qu'une succession de bo u roughs, espèces de pe-
tites villes , toutes avec leur High s S treet, agglutin ées ées en ?
un interminable déroulement. Je prenais plaisir à voir re-
commencer l'une après l'autre ces petites villes d'allure pai-
sible avec leurs maisons attachées l'une à l'autre par rues

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entières, leur marché aux fleurs, leur éternel tea-shop et la
vision, ne changeant jamais , elle, de chimney-pots à l'infini.
Ces petites cheminées en formes de pots de fleurs, la ville
devait en contenir un nombre effarant, puisque bien souvent ,
on en comptait une dizaine sur chaque toit , autant qu'il y a-
vait à l'intérieur de ces petits foyers comme j'en avais un
dans ma chambre. Quelle étrange ville, chacun y vivant isolé
auprès de son propre petit feu maigre plutôt qu'assemblé
avec d'autre s s autour d'un bon gros poêle. Parfois l l L a brique
des maisons était^ souvent ternie, sans plus de couleur , sous la suie
qui retombait sur elles de toutes ces cheminées et des u sines
proches. Parfois j'aboutissais à un miraculeux square de brique
rose entourant un petit parc enclos de haie vive ou de murs
bas, à l'usage des seuls habitants des belles maisons relui-
santes d'alentour qui avaient la clé pour en ouvrir la barriè-
re. A l'intérieur, on pouvait voir une nurse en voile flottant
sur les épaules passer en poussant un landau, ou un vieillard
aller à pas lents appuyé sur sa canne. Il n'y avait pas de
promenades qui ne me découvraient quelque chose de neuf. Parfois ,
je descendais, explorais longuement quelque quartier très loin
d'où j'habitais, me trouvant si à l'aise que j'avais envie
d'y rester. Souvent je faisais le trajet aller-retour d'une
traite, toujours étonné e qu'en revenant il parût si différent
qu'à [flèche] de l'aller. Il m'arrivait, comme du haut d'un chariot, de
noter presque sans arrêt tout ce qui s'offrait en bas à la fois
de fascinant et de triste comme dans toutes les grandes villes.
Il m'arrivait aussi, bercée par le mouvement, de perdre tout

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contact avec la réalité présente et de partir en des rêves qui
étaient presque toujours heureux du moment que ce bercement
comme une sorte de roulis en mer marin [flèche] accompagnait mes pensées. comme une sorte de roulis en mer marin


Evidemment, j'allais à mes cours et accomplissais
d'héro ï ques efforts pour en retirer aussi quelque profit. Cette
partie de ma vie, les cours au Guildhall, sur l'énonciation [flèche] la diction
par exemple , où un professeur s'appliqua une fois pendant près
de trois - quarts d'heure à me faire prononcer "little" comme
il se doit, m'enseignant la manière de placer ma langue pour
y arriver et qui, de désespoir, me demanda: "Mais où donc
avez-vous appris l'anglais?..." à quoi j'avais répondu dis-
traitement , à bout de fatigue: " Là où j'aurais dû apprendre
plutôt le français" ; les leçons de maquillage où j'appris
à me déguiser en Sioux ou en Nippone pour le bien que cela me
f î i t jamais; les séances d'escrime, la lecture de textes de
grands dramaturges anglais; tout de cette vie que je vécus
alors entre les murs de l'Ecole me paraît aujourd'hui avoir
été un rêve, et seuls les rêves eux-mêmes poursuivis au bord
de la Tamise, sur les embankments, sur l'imp é riale des grands
autobus et même dans la cabane que possédait Gladys en face
de Hampton Court où j'allais en week-end—en sorte que c'était
de cette rive des pauvres, ayant la plus belle vue sur le châ-
teau, qu'on en profitait le mieux— seuls ces rêves restent la
part vraie et durable de l'existence que je menai pendant ces
trois ou quatre mois.


Des scènes de la vie que je vécus alors émergent pourtant

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avec une netteté saisissante. J'assistais ce jour-là avec une
trentaine d'élèves à un cours de Miss Rorke que nous appelions
le dragon. Elle n'arrêtait pas de nous invectiver, nous trai-
tant de snails , à cause de notre lenteur, je suppose, ou de
momies , ou de pauvres spectres incapables de se faire entendre.
Elle n'était pas la seule à nous lancer ainsi l'injure. Beau-
coup d'autres professeurs usaient de la même tactique abomi-
nable. Pourquoi agir ainsi avec des élèves déjà tout tremblants
de peur ? Il paraît, on me l'a dit par la suite, que, pareils
aux picadors nous aiguillon n ant au vif , ils obtenaient de nous
une réaction pleine de douleur et de feu.


Miss Rorke passait pour être un imbattable professeur
des classiques anglais. Nulle n'enseignait mieux qu'elle
Shakespeare et surtout Bernard Shaw qu'elle avait beaucoup
joué dans sa jeunesse et dont l'humour redoutable avait cer-
tainement déteint sur son caractère.


Elle nous rappelait à coeur de jour[flèche] : "vous qui aspirez
à monter sur la scène, à envoûter des salles, à voir votre
nom en lettres lumineuses à l'enseigne des théâtres, vous ne
savez rien faire: ni marcher, ni vous asseoir, ni même tendre
la main convenablement, encore moins réciter, bien entendu ."


Elle disait vrai. Je m'étais aperçu, à voir évoluer
les autres, qu'ils ne savaient en effet ni marcher , ni s'asseoir ,
ni se comporter sur la scène d'une façon qui eût paru naturelle.
J'apprenais que tout devait être recréé sur la scène pour y
avoir l'air vrai, et que rien, ne serait-ce que de se moucher,
ne devait se faire là-haut tel qu'on l'accomplissait dans la

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vie. Jusqu'ici je n'avais pas encore été moi-même la cible
de ses attaques. Tout à coup, ce jour-là, je m'entendis com-
mand ée [flèche] er :
— Vous, là, venez nous lire un passage.


Nous en étions au Marchand de Venise .
— ... Tiens, le plaidoyer de Portia devant le juge.


Il n'était plus question de me sauver comme de chez
Dullin. Je montai les marches menant au podium. Je trouvai le
passage en question. Je commençai à lire d'une voix qui m'a
semblé venir d'un autre monde, faible, lointaine et fragile,
en laquelle je ne me reconnaissais nullement. Une autre que
moi lisait, agissait, pendant que moi-même, d'infiniment loin,
avec une certaine pitié pour celle qui s'était laissée prendre
regardait s faire. Puis ma voix se raffermit et revint à mes
propres oreilles comme les autres peut-être la recueillaient.
Je l'entends encore, je l'entendrai sans doute toujours, bien
que je ne me souvienne pas des mots eux-mêmes que je prononçais.
La vie me les a ôtés, comme dirait Ruteb[flèche] o euf, elle nous prend
tout au fond avec l'âge, sinon le souvenir d'avoir été jeune,
hardi et téméraire.


Puis tout se mêla et se confondit. Je ne fus plus une
qui lisait, une autre qui regardait. J'avais échappé et aux
autres et à moi-même. La timidité et ma détresse m'avaient
refluée au loin de ma vie. J'avais réintégré e mon enfance.
J'étais toujours en classe à l'Académie Saint-Joseph. L'inspec-
teur nous épiait. Soeur Agathe m'avait suppliée: "Lève-toi et
sauve la classe." Et je faisais de mon mieux,au milieu d'un

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cours, était-ce au Guildhall, ? était-ce à Saint-Boniface, ? pour
sauver encore Dieu sait quoi ! Ma voix petit à petit prenait
une certaine assurance. Un silence complet m'entourait. Sous
la gaieté que l'on me reconnaissait au Guildhall, est-ce que
ne transperçait pas aujourd'hui enfin le vieux fond de tristes-
se qui toujours m'avait habitée ? Est-ce que ne m'avait pas
rejointe ma vieille misère de la rue Deschambault qui, éton-
na m [flèche] mm ent , par les mots de Shakespeare, trouvai t ent à s'exhaler ?
Peut-être aussi le profond silence de la classe était-il
l'expression d'un étonnement sans borne. Qui donc à Londres
avait jamais entendu, entendrait jamais encore Shakespeare
récité d'une façon si singulière , qu'elle révélait peut-être,
à la fin, le vieux maître comme il ne l'avait jamais été aux
yeux des siens.


Quand j'eus terminé ma tirade, le silence dura encore
un bon moment. Puis Miss Rorke , un peu bourrue, concéda:
— Dommage que vous ayez un accent si barbare car par
moments j'ai eu l'impression que quelque chose prenait vie.
But, child, I could hardly make out a single work of your
stupendous accent.


A l'écart, elle me dit: "Si vous voulez venir chez
moi, le soir, je vous aiderai en particulier, sans qu'il
vous en coûte un penny, bien entendu."


J'y allai deux ou trois fois, je crois, et, à part après ?
m'avoir fait enfiler en vitesse, sans reprendre souffle , une
suite effrayante de which, whichever, witches, whence, where,
wherever, either, neither, however, beneath, whole, whatever,...

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elle me gava de sucreries, bonbons, sca o nes, hot-tea, biscuits
et crumpets. Chez elle, le dragon n'était qu'une petite vieille
aimable, enfoncée dans un fauteuil victorien, ses peids menus
posés sur le pouf au ras de sa jupe sombre, et qui, entre deux
bouchées, me faisait reprendre which, witch, wither, whisht,
whim, whichever... Ou bien: throne, throw, thorough, through...
que je suis toujours incapable de prononcer correctement après
toute cette peine qu'elle et tant d'autres se donnèrent à mon
endroit.


Je m'étais aussi inscrite au cours d'art dramatique
en français chez madame Gachet qui, elle, me faisait répéter,
un crayon entre les dents, pour me délier la langue: "Je veux
et je l'exige." Autre dragon,elle n'arrêtait pas de me repro-
cher "comme à tous vos compatriotes , de parler de la face et
non de la gorge ".


Avec elle—comble de l'ironie !— j'étudiais, en tra-
duction française, le Sainte Jeanne de Bernard Shaw, ressor-
tant bien plus du domaine de Miss Rorke , mais que madame Gachet
prétendait proche de moi qui en aurait s eu, selon elle, les
traits, le visage, l'allure. J'ai longtemps su par coeur les
plus brillantes répliques de Jeanne à l'Inquisiteur, puis un
matin, les cherchant dans ma mémoire, je n'ai plus rien trou-
vé. La sainte Jeanne de madame Gachet se rapprochait dans de
l'interprétation qu'en avait donnée Ludmilla Pito ë ff, en
traits délicats de petit e s saint e s de vitrail. Venu à Paris
pour la p P [flèche] p remière, Bernard Shaw aurait été tellement enragé

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de cette interprétation qu'il n'aurait, au long d'un d î ner
offert à [flèche] en son honneur, adressé un^ seul mot à madame Pitoeff assise
tout à côté de lui à ses côtés . De même, il fut si mécontent au festival
de Malvern, auquel j'assistai _ de l'interprétation—toujours
en sainte de vitrail— d'Elizabeth Bergner qu'à l'entracte
il partit comme un fou marcher dans le dédale du jardin au
milieu duquel se trouve situé le délicieux petit théâtre d'été.
Moi-même, é E tant venue à Malvern pour la journée, je me trouvai
en ce moment engagée dans le labyrinthe entre des haies très
hautes et, à plusieurs reprises, alors que les caprices du
dédale nous rapprochaient, j'avais entendu des bougonnements
et des bouts de phrase qui m'arrivaient par-dessus le feuilla-
ge. A un tournant, brusquement, je me trouvai face à face ,
avec un vieil homme à barbe blanche, qui me lança un regard
furieux puis continua son chemin tortueux en bougonnant de plus
belle. Je restai sur place, saisie d'une surprise immense.
"Mais c'est Bernard Shaw, me dis-je, que je viens de croiser. !
Et, de plus, en colère, comme presque toujours. ! " Je voudrais
continuer les anecdotes, l'une appelant l'autre, mais le der-
viche sait de mieux en mieux qu'il n'a pas le temps de tout
recueillir[crochet] tout ce qui lui revient du passé s'il veut voir le bout
de sa tâche. Ce que je voudrais ajouter , c'est que la seule Jeanne
tirée de sa pièce , que Bernard Shaw approuvât jamais était
celle qu'avait campée Dame Sybil Thorndike puis, plus tard,
Miss Rorke: une robuste, saine fille de campagne, toute réa-
liste, raisonnable et raisonneuse, la première sainte protes-
tante chez les C [flèche] c atholiques , comme il l'avait lui-même définie.

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Chez madame Gachet, j'étudiais aussi, ce qui avait plus
de sens, Racine, jusqu'au jour où elle me lança le livre par
la tête en déclarant que je ne comprenais rien de rien à ce
genre—ce qui était la vérité même.


Madame Gachet avait eu comme élèves des acteurs déjà
alors prestigieux tels que Vivien Leigh et Charles Laughton.
Ils venaient d'ailleurs encore assez souvent travailler leur
rôle avec elle, qui ne manquait pas d'en informer ses élèves
ordinaires. Quand elle était dans ses bonnes, nous avions
même droit à des potins et croustillantes histoires sur les
grands du théâtre et du cinéma, qu'elle connaissait, il faut
en convenir, sous un jour révélateur et souvent impitoyable.


Quelle bonne volonté m'apparaît aujourd'hui avoir mal-
gré tout été la mienne en ce temps de ma vie. ! Quand l'air de-
vint plus doux, même après que je m'eus fait lancer Racine par
la tête, il m'arrivait d'aller réciter à voix haute de ses
vers dans le seul endroit où j'étais sûre de ne déranger per-
sonne et de ne pas faire rire de moi. C'était dans le petit
cimetière de Fulham plein d'arbres touffus et de tombes an-
ciennes entre des murs épais, et là, clamant mes vers, j'avais
parfois conscience de troubler un si long et sacré repos que
je m'imterrompais pour lire plutôt, au hasard , des épitaphes.
Elles étaient de caractère plaintif et doux. Les recevant
en plein Racine comme un écho d'humbles existences anglaises
depuis longtemps oubliées, j'éprouvais tout à coup le sentiment
que ma vie était mille fois plus surprenante encore que celles
que j'étudiais dans les livres. Pendant quelques moments, elle

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me fascinait au-delà de toute énigme.


Ainsi je vivais -je à Londres pendant ces mois-là, livrée
à l'ennui et à la tristesse, m'obligeant à des efforts qui
paraissaient ne devoir me mener nulle part, puis, soudain, la
jeunesse, le côté gai de ma nature reprenaient le dessus,
et voilà que j'étais projetée en pleine drôlerie, riant et
faisant rire autour de moi comme au temps des tournées au
Manitoba, comme je ferais rire plus tard au long de mon pas-
sage en Provence.


Après être descendue de la scène, ce jour où j'avais
lu la grande tirade de Port[illis.] ia , alors que j'étais encore trem-
blante et que les élèves autour de moi me jetaient des regards
singuliers, un grand et beau jeune homme s'était approché de
moi et m'avait applaudie.
— Laissez-les penser ce qu'ils veulent, et même rire,
si ça leur chante, c'est vous qui en ce moment commandez toute
l'attention.


Na ï vement j'avais pris pour un compliment cette phrase
qui en était peut-être un d'ailleurs.


Au bout d'un moment de conversation, il m'avait propo-
sé:
— H[illis.] o w about a cup of tea ?


Vers les onze heures, le matin, et vers le milieu de
m'après-midi, presque tout le monde du Guildhall lâchait danse,
escrime et déclamation pour se réunir à de petites tables de
quatre au restaurant de l'Ecole et y boire d'innombrables tasses de

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thé.


Bientôt ma classe y fut presque en entier, répartie
en petits groupes, et je m'aperçus que la plupart fixaient ,
le beau grand Gallois et moi, assis en amis un peu à l'écart,
avec une expression à laquelle je pus à peine croire tellement
elle disait pour moi de considération nouvelle et même d'envie.


M'ayant dit son nom et qu'il était Gallois, aujourd'hui
il ne me reste, pour me le rappeler à la mémoire, que cette
appellation. Il m'avait sans doute appris, alors que nous
buvions notre thé, qu'il avait étudié au Guildhall et que,
faisant carrière à Londres, il revenait de temps à autre s à
ses vieux maîtres"for a refreshing course » . " Attiré [flèche] Incité aujourd'hui
par il ne savait quel motif à entrer en passant dans la classe
d'interprétation dramatique, il m'avait vue, entendue, et
s'était senti sur-le-champ subjugué par cette singulière pe-
tite personne aux yeux comme tout empli s d'une intense vision
nouvelle du théâtre anglais.


Ce que moi je ne savais pas encore de lui, c'est qu'il
était une des très belles voix de paryton de l'Angleterre, avait
chanté maintes fois à Covent Garden, et se trouvait engagé sur
la voie royale du succès. Pas une des jeunes filles présentes
ne m'aurait volontiers arraché les yeux à me voir aujourd'hui
recherchée par lui qui en avait sans doute déjà recherché
plus d'une parmi elles. Je devais apprendre assez vite que j'é-
tais loin d'être la première au profit de laquelle il ourdis-
sait de si belles phrases.


Sans plus perdre de temps, il sortit son calepin d'adresses

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et me demanda la mienne. En bon seigneur, il m'apprit qu'il
me ferait signe un de ces jours pour m'amener à quelqu'une de
ces soirées musicales qui se donnaient dans les plus grands
salons de Londres. Cela compléterait ma formation artistique
en plus de me fournir un champ d'observation unique.


Moi, hélas, plutôt que d' avancer avouer que j'habitais Lily
Road, je fis la capricieuse, l'incertaine, disant: "Je suis
sur le point de déménager... Je ne sais vraiment pas où j'irai...
o ù je serai demain..." Puis embêtée de savoir comment me tirer
de ce pas, je ramassai mes livres, lui tendis la main, le re-
merciai pour son thé et partis presque à la course.


Quand je racontai cette scène à Gladys, elle me trai-
ta d'innocente et de folle, disant que ce beau grand Gallois
était très connu à Londres, que l'on entendait souvent sa
superbe voix au [flèche][flèche] à la à la BBC, que d'ailleurs tous les Gallois étaient
gens doués musicalement et des plus attirants. Ce serait donc
bien fait pour moi si je ne le rattrapais jamais.


C'était compter sans la ténacité de notre Gallois. Il
eut peu de peine au fond à obtenir mon adresse et même mon
numéro de téléphone du régisseur de l'Ecole. Deux ou trois jours
plus tard, je descendis de l'autobus droit e comme toujours
dans l'échoppe et presque dans les bras de Gladys qui m'at-
tendait en proie à la plus vive excitation. Mon Gallois avait
téléphoné. Il avait laissé un message. Il était bien celui
qu'elle pensait qu'il était ! [flèche] : une célébrité ! Elle avait noté
le numéro. Il me fallait rappeler au plus tôt du bureau de
Geoffrey.

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Ce qu'elle appelait le bureau de Geoffrey était un
ancien pupitre à cylindre logé dans un coin de l'échoppe en t
encombré d'écrous, de vis, de boulons, de bouts de tuyau et
d'une masse ancienne qui maintenait en place la pile de fac-
tures non acquittées. Le mal étant fait , de laisser savoir
où j'habitais, je rappelai le beau Gallois.
— Pourquoi ne vouliez-vous pas me donner votre adresse ?
me demanda-t-il.

— Parce que je n'avais pas envie que l'on sache que j'ha-
bite Lily Road.


J'entendis un rire énorme, qui semblait ne jamais devoir
cesser, franc, sonore, roulant à couvrir le grondement de la
rue.
— Petite folle ! me dit-il. Savez-vous d'où je viens ?
Du fond d'une mine de charbon. Mon père est encore travailleur
sous terre.J'y ai moi-même travaillé jusqu'à l'âge de seize
ans. Venez-vous avec moi ce soir à l'Ambassade d'Autriche ?
Tenez-vous bien, l'Ambassadeur, ce n'est pas une blague,
s'appelle le baron de Frankenstein.


Je fis signe que oui sans songer qu'il ne pouvait me
voir, mais il dut interpréter correctement mon silence, car
il me signifia:
— Je passe vous prendre à huit heures tapantes.


On avait trouvé un coin pour ma malle garde-robe sur
un bout de palier à côté de ma prtoe de chambre. J'en sortis
ma robe longue en taffeta s rouge clair, à laquelle Gladys tint
absolument à donner un coup de fer. Je mis les souliers assortis.

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Gladys me remonta les cheveux en un tas de bouclette s sur le
haut de la tête, ce qui me fit ressembler à un Reynolds dont
elle avait une reproduction dans son sitting-room. J'avais,
pour compléter ma toilette de grand soir, d d es gants blanc s
et une sorte de petite cape en velours noir. Prête longtemps
d'avance, je vins attendre mon Prince, assise, au milieu de
l'échoppe, sur une chaise à laquelle Geoffrey s'était hâté
de donner un coup de torchon. Revêtu comme toujours, au tra-
vail, d'une longue blouse grise qui lui donnait l'air d'un
prisonnier, il s'était lui-même assis auprès de la porte gran-
de ouverte, incapable de se mettre au travail dans une pareil-
le atmosphère de surexcitation.


Comment s'était répandue la nouvelle, je ne le sais
trop, mais tout le coin de rue était au courant que "that
nice little French lady at Gladys ' is going out to night with
the ringing Welsh voice on e hears over the wireless..." Mais
la sortie, dans l'imagination de nos voisins, était devenue
un bal , peut-être à Buckingham Palace, savait-on ! et prenait
de minute en minute de si grandioses proportions qu'il n'y
en avait pas un qui ne fût sur le pas de sa porte à guetter
l'apparition du Prince. Ils devaient s'attendre à le voir
arriver en ca r [flèche] rr osse. Tout au moins en quelque resplendissante
voiture conduite par un chauffeur. J'étais devenue leur conte
de fée, la Cendrillon si chère au coeur du peuple qui va avoir
accès par elle aux splendeurs.


L'heure approchait. Les gens, sur leur seuil, consul-
taient la grosse horloge au-dessus de Smith's Watch Repair.

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A huit heures précises s'annonça dans un bruit de ton-
nerre, comme toujours, l'autobus venant de Knightsbridge.
Les vitres trembl aient èrent . Le géant s'arrêta pile, sa porte ouver-
te devant la porte accueillante de Geoffrey Price's Bicycle
and Radio Repair Shop. Mon Gallois en descendit droit dans
l'échoppe pour se re trouver , parmi les bicyclettes pendues au
plafond, en habit du soir, le plastron immaculé, le haut de
forme un peu incliné sur le front, ayant à la main une canne
à pommeau d'or , et traînant, retenue au cou par une agraf[flèches] f e
et rejetée nonchalamment en arrière des épaules, une immense
et superbe cape de velours noir qui d'un coup ramassa toute la
poussière du plancher.


Le conducteur, intrigué par le personnage qu'il avait , vu
du coin de l'oeil , vu quitter l'autobus, abaissa la vitre,
sortit la tête pour le suivre du regard jusque dans la bouti-
que,s'attarda. Mon grand Gallois me tendit la main, me tira de
ma petite chaise à fond de paille droit et m'entraîna vers le marchepied
de l'autobus. Le conducteur donna du gaz, et nous voilà repar-
tis par le même autobus qui nous avait amené le Prince.


L'ironmonger, la marchande de fleurs, le mareyeur,
l'apothecary, le green grocer, tous déçus, yeux ronds, ébahis,
nous regardaient partir comme les plus simples des mortels et
n'en revenaient pas de leur déception , ne n'en sont peut-être jamais revenus . de leur leur
[illis.] [illis.] atroce intense déception. que j'ai été dans leur make-believe.


Je me faisais, vers ce même temps, d'autres amis qui
devaient m'être plus chers que le beau grand Gallois entré de

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si spectaculaire façon dans me vie, pour en sortir sans doute
aussi vite, car, passé la soirée chez Frankenstein, j'ai beau
fouill é [flèche] er ma mémoire, je ne trouve plus trace de lui.


Je m'attachai alors beaucoup à une gentille jeune fille
à qui ses parents payaient le cours en art dramatique au Guildhall,
n'ayant jamais eux-mêmes de toute leur vie mis le pied au théâ-
tre. Elle m'avait invitée chez elle, dans le South End, par-delà
la Tamise, dans un lointain quartier de la ville— où, curieu-
sement, ne m'avaient pas encore conduite mes randonnées en
autobus— pour prendre le d î ner un dimanche, en compagnie de
sa famille, et sans doute comme dans toutes les maisons de
Londres , à cette même heure, nous avons mangé de la côte de
boeuf et du yorkshire pudding.


Phyllis et moi sommes allées voir ensemble d'innom-
brables pièces de théâtre. Nous prenions des places bon mar-
ché dans ce que Phyllis appelait "the gods", correspondant
au poulailler à Paris, c'est-à-dire parmi les plus haut perché s [flèche] es
Dans certains théâtres il nous arriva d'être tellement en sur-
plomb sur la scène que nous ne voyions plus des acteurs que
leur crâne, chauve souvent, évoluant loin en bas. Nous avions
peu de chance de leur voir jamais le visage " à moins, m'expli-
quait Phyllis, " qu'ils ne se mettent à jouer subitement "for
the gods", comme l'avait fait un soir le grand Irving, d'illus-
tre mémoire, qui, se rappelant sans doute sa jeunesse pauvre,
ne s'entretint plus, tête renversée, regard au plafond, qu'avec
les miséreux penchés de là-haut vers lui.


Quant à moi, il me semble que ce ne fut jamais qu'au

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moment des applaudissements que je vis se lever vers nous
des regards peut-être d'ailleurs un peu quémandeurs.


Les places à vil prix— à un schilling , je pense — ne pou-
vaient évidemment être retenues, et elles étaient en grande
demande. Nous devions donc arriver une bonne heure à l'avan-
ce, et déjà bien souvent une queue file d'attente s'était formée aux abords
du théâtre. Nous y prenions place, et en un rien de temps elle
s'allongeait jusqu'à se perdre dans quelque petite rue adja-
cente. J'en ai vu s'enrouler, selon le caprice des gens ou la
commodité des lieux, autour du théâtre en une espèce de lasso
qui en faisait deux fois le tour du théâtre . Les deux rangs qui paraissaient ,
l'un s'en aller, l'autre revenir, en se retrouvant, parfois
très proches l'un de l'autre, conversaient entre eux. Quelque-
fois survenait un loueur de pliants. On pouvait s'en procurer
un pour six pence, s'y asseoir très confortablement en rang de
deux le long des murs. Ou bien , l'on épinglait sur le pliant
son nom écrit sur un bout de papier et l'on pouvait sans risque
de se faire voler sa place s'en aller tranquillement manger
une bouchée dans un casse-croûte avoisinant ou simplement se
promener.


Pour ma part, j'aimais rester à ma place avec les gens
serrés ensemble comme pour former une famille amie au milieu
du trottoir. Pleuvait-il, et des parapluies s'ouvraient assez
grand pour abriter un voisin dépourvu. Souvent, après en avoir
demandé l'autorisation du regard ou alors qu'elle m'était
déjà offerte, je me glissais sous un parapluie à côté de moi
et presque inévitablement, j'engageais une conversation avec

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avec l'obligeant voisin. Des gens lisaient tranquillement sous
leur parapluie qu'ils tenaient d'une main, tournant des pages
de l'autre. Des femmes tricotaient de longues écharpes qui
pendaient par [flèche] jusqu'à terre, et nous les avertissions: "Votre belle
écharpe traîne dans la poussière." Quand les soirées étaient
douces et sans pluie, ce qui arriva assez souvent au cours
de l'hiver, des artistes de rue survenaient. Ils exécutaient
à notre profit pour nous leur s pas de danse, chantaient avec de vieilles
voix brisées, dessinaient à la craie quelques scènes sur le
ciment, puis ils passaient le chapeau. Nous leur donnions
un penny pour leur peine.


Phyllis apportait presque toujours à manger pour deux,
des brioches et des petits pains beurrés qu'elle partageait
scrupuleusement avec moi. Il m'est resté de certaines de ces
heures d'attente à la porte des théâtres, surtout quand la nuit
se faisait amicale , de s s souvenir s d'un enchantement qui éclipsait
même le spectacle dont il était le prologue. Le peuple de Lon-
dres s'y révélait le plus gentil, le plus délicat, [flèche] ? le plus bon
copain qu'on puisse désirer. Je me dis encore parfois que la
meilleure pièce du répertoire londonien était celle qui se
jouait sur le trottoir, offrant le spectacle d'une humanité
parvenue à tout partager, son sandwich avec qui paraissait
affamé, un pan de son manteau , quand le vent fraîchissait, à avec
l'imprudent d'à côté qui frissonnait, une colonne de son jour-
nal à [flèche] avec qui n'avait pas de lecture— que de fois j'ai lu par-dessus
l'épaule d'un voisin qui m'y avait autorisé d'un sourire amusé.


Ces soirées qui émeuvent encore mon souvenir, j'en ai

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passé es plusieurs en compagnie de Phyllis, quelques-unes dans
la seule compagnie d'amis inconnus, quelques-unes avec Bohdan.


Son concert , qui avait eu lieu , qui avait été salué comme un
triomphe. On l'avait longuement applaudi au Royal Albert Hall.
Lui, d'apparence calme et réservée, s'était ce soir-là décha[flèche] î -
né, sorte de Paganini donnant enfin libre cours à son âme pas-
sionnée. Je n'en revenais pas de l'être frémissant que j'avais
ce soir-là aperçu , et je comprenais pourquoi nous ne pouvions
nous aimer d'amour ardent, lui déjà tout entier possédé par
la musique , et moi tendue vers quelque exigence passionnée aussi,
même si je ne la discernais pas encore.


Depuis le concert, sollicité de partout, réclamé pour
jouer à Londres et en tournée, anxieux de se montrer à la hau-
teur, travaillant plus que jamais, il s'amenuisait, son regard
me paraissait fiévreux, s'arrêtant souvent sur une vision qui
devait lui être insoutenable car il murmurait alors, comme
toujours , mi-sérieux, mi-ironique:
— The gods do not wait. They do not wait.


Un jour au bord de l'angoisse, j'étais, le lendemain,
portée vers la gaieté. C'est par ce côté de ma nature que je
m'étais tellement attaché e Phyllis, que je devais m'attacher
beaucoup d'êtres au cours des années. Phyllis, toute seule,
n'aurait pas trouvé de quoi rire dans les multiples petites
aventures cocasses que pouvait saisir le regard en une jour-
née à Londres, mais m'entendant en rire elle regardait et se
prenait elle aussi tout à coup à en voir le côté comique. Elle

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m'avait une gratitude infinie de le lui révéler presque chaque
fois que nous sortions ensemble.


Assez souvent, le spectacle auquel nous désirions assis-
ter nous entraînait dans quelque quartier difficile d'accès pour
y chercher, par des rues à peine éclairées, des petites salles
de théâtre quasi introuvables. Ce fut le cas pour Mourning
b B ecomes Electra qui se donnait dans le Wesminster , logé, à ce
que je crois me rappeler, au fond d'une courte rue peu fréquen-
tée , débouchant sur une impasse au bout de laquelle battait
faiblement la Tamise. La pièce étant très longue, la représen-
tation se faisait en deux tranches; la première, commençant très
tôt, à 7.30 sept heures trente , était suivie d'un long entracte d'une demi[flèche] - heure
permettant aux gens d'aller prendre une bouchée; puis la pièce
reprenait vers les 10.30 dix heures trente pour ne se terminer qu'aux environs de
minuit.


Depuis l'entracte, le brouillard déjà menaçant , s'était
totalement refermé sur les abords déserts du petit théâtre.
Quand nous en sortîmes, une mince foule d'une cinquantaine de
personnes peut-être, il n'y avait pas à distinguer à deux pas
de nous, et c'est tout juste si nous nous apercevions l'un
l'autre dans l'épaisse soupe aux pois que transperçait à pei-
ne la lumière du réverbère planté sur la petite place devant le
théâtre. D'instinct, les quelque s cinquante personnes, nous
nous tenions ensemble pour avancer pas à pas et coude à coude.
Peu familière avec ce quartier, aucune ne connaissait apparem-
ment la direction à prendre pour aboutir à l' U u nderground le
plus proche. Comment se fit-il que ce fut moi qui pr î i t la tête

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du groupe, allant d'une pas sûr vers un bruit que je croyais
entendre devant moi et qui n'était apparemment que l'écho
des pas derrière moi, projeté par le brouillard ? Mais comment
se fit-il surtout que la troupe entière m'emboitâ [t] [illis.] m'emboîta le pas,
ces Londoniens aguerris habitués aux traîtrises du brouillard me suivant
comme un seul homme ? Bientôt, je crus entendre, pas tout à
fait étouffé sous celui des pas de ma suite, un autre bruit
—en avant, en arrière ? impossible de conclure— qui avait quel-
que chose d'inquiétant. Soudain, avec tout ce monde derrière
moi, je me trouvai devant une haute grille donnant sur une cour-
te pente raide descendant droit à la Tamise. Nous étions par-
venus à un de ces petits embarcadères où, à marée basse, accos-
tent les vedettes qui sillonnent l e fleuve. La barrière eût-elle
été laissée ouverte par l'oubli du gardien que nous aurions
bien pu t [flèche] n ous [crochet] tous nous enfiler en riant dans l'eau sombre, sans même avoir [eu] eu
le temps de comprendre ce qui nous arrivait.


C'est alors seulement d'ailleurs, qu'en que, me retournant,
je distinguai, à quelque faible lueur de l'eau, la petite foule
trop confiante m'ayant qui m'avait suivi e jusque-là aveuglément, c'est le
cas de le dire.


Le fou rire me prit, qui gagna Phyllis, qui gagna tout
le monde quand Phyllis, de sa jolie voix entraînée , e û u t appris
aux gens dans le noir , qu'ils s'étaient laissé avoir par une
petite jeune Canadienne mettant pour la première fois de sa vie les
pieds dans ce quartier. Au lieu de m'en vouloir, ils cherchè-
rent à se rapprocher pour m'entourer, me reconnaître et me sou-
haiter mille bonnes choses à venir. Puis un vieux Londonien prit

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la tête. En faisant la chaîne, main dans la main, en une sorte
de farandole de fantômes gais, nous le suiv ions ions [flèche] îmes hors du plus
épais du brouillard vers les lumières de la station de l' U u n-
derground.


Cher Londres, e t chère Is s l[e] e ! que je les ai aimés je les aimai à cette
époque de ma vie et en ce temps de la leur. Plus tard, lors
d'autres voyages, je ne trouverais pas en entier le charme
débonnaire, cette promptitude à rire de soi dont j'avais le
souvenir, peut-être parce que je m'étais moi-même trop assa-
gie, peut-être parce que ce peuple étrange, anglais , qui cache une telle
émotivité, un tel besoin d'aimer , sous sa placide apparence ,
avait lui-même, avec les dures épreuves de la guerre, perdu
un peu de sa douce folie.


Le temps malgré tout avait passé vite, je persévérais
dans la ligne que je m'étais tracée, même si j'annonçais sou-
vent que j'allais tout envoyer promener. Un jour , j'étais récon-
ciliée avec le monde, le lendemain, reparaissaient me vieille
détresse et le sentiment que je perdais ma vie, et le temps
filait et l'hiver s'achevait quoiqu'il n'y parût pas. Depuis
trois mois que j'étais à Londres, avais-je vraiment vu le
ciel, la Tamise, les quais[flèche] autrement qu'en aperçus brefs et fugitifs?
m M ais peut-être était-ce justement ce qui les rendait inoubli-
ables.


Ce matin-là, en me rendant à l'Ecole, j'avais vu au-des-
sus de ma tête, à la faveur d'une fugace éclaircie, les bran-
ches nues encore du vieux tilleul sous lequel je passais presque

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chaque jour. J'en jurerais, n'aurais-eu N'ayant eu pour me guider que le
bruit un peu sec de ses branches,[crochet] je jurerais que mon vieil ami tilleul était
toujours nu[crochet] ce matin-là dans le vent encore un peu frisquet . de ce matin-là. ]?


Au milieu de la matinée, pendant que j'étais à mes
cours, l'air s'était brusquement réchauffé. Le soleil s'était
montré, il avait même brillé clairement pendant quelques heures.


Quand je sortis, prenant seule , mon chemin vers l'under-
ground, il faisait nuit. Il Ce devait être vers le 15, peut-être
le 16 février. Je n'ai pas à l'esprit Je ne suis plus sûre de la date exacte. Par ail-
leurs, le temps ne m'a rien dérobé de la délicate surprise
qui me saisit le coeur lorsque, tout à coup, en passant sous
mon tilleul, j'entendis le doux bruit inusité qu'il émettait.
Je ralentis le pas, levai le regard et crus rêver. Mon vieux
tilleul était couvert de feuilles. Oh, bien petites encore,
à peine entrouvertes, tout juste venues au monde, mais c'étaient
bien elles qui, toutes frêles qu'elles étaient, frémissaient
dans la nuit tiède, s'essayant à consoler le coeur. Un ravis-
sement me gagna qui ne me semble pas avoir eu d'égal à la nais-
sance d'aucun autre printemps dans de ma vie. Sans doute c'était
sa soudaineté qui m'avait tellement impressionnée. A peine
quelques heures auparavant, le vieil arbre au bord du trottoir
était comme mort. Et voici qu'à la lueur d'un réverbère proche,
je pus capter le luisant de ses jeunes feuilles qui se retour-
naient vers ce peu de lumière. La joie qui m'inonda était elle-mê-
me une naissance, mon propre retour à la vie, et c'est en la
recueillant que je sus à quel point j'avais été, à bien des
égards, comme morte.

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Dans les années à venir, alors que j'en serais à écrire
La Montagne secrète , cette joie de [flèche] du printemps à Londres me se-
rait un jour rendue et c'est elle qui me guiderait pour tra-
duire l'ineffable bonheur de Pierre Cadorai lorsque, au ter-
me d'un hiver en forêt, il entendrait, un soir, se détachant
de la branche longtemps engourdie, une première goutte d'eau
libre tomber sur le sol encore gelé en un tintement n'en qui n'en
fini ssant rait plus de résonner dans la nuit silencieuse.


Pour l'instant, cependant, ma joie, sans âme à qui
la dire, me fut pour ainsi dire lourde. J'ai souvent trouvé
la peine impossible à porter seule, mais la joie peut-être
davantage. Tout de même, me suis-je dit au bout d'un moment,
il y a Gladys, et je courus à la maison. L'on y entrait, soit
par la boutique où Geoffrey, dans un éternel sarreau gris fer,
travaillait tard, ou par une petite porte de côté, au pied
de l'escalier qui menait à l'étage du propriétaire, la cui-
sine donnant sur le palier. D'en bas, entendant Gladys remuer
des casseroles, je lui criai:
— It is spring ! It is spring !


Elle vint en haut de l'escalier, les mains couvertes
de pâte, en tablier de ménagère.
— So it is ! So it is ! And we are having a fine steak
and kidney pie for that thrown - in - supper !


Aussitôt redevenue sérieuse elle me dit d'approcher
et en chuchotements m'apprit que c'était demain la fête de
Geoffrey, qu'elle avait l'habitude de lui envoyer par la pos-
te une carte de souhaits qu'il aimait recevoir le matin de son

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anniversaire en même temps que le journal, tout cela déposé
en compagnie d'une jonquille sur le plateau du breakfast.
Elle me demanda, puisqu'il faisait beau, si je ne ressortirais
pas pour déposer la carte déjà adressée , à dans la boîte aux lettres
du coin.


Je lui répondis que je le ferais sûrement, si elle
y tenait, mais pourquoi y tenir ! Ne serait-il pas plus
simple, le lendemain matin, de mettre la carte sur le plateau
avec la jonquille ? Pourquoi lui faire faire le tour d es du quartier s
par la poste ?
— Parce que... parce que... dit-elle, fortement agacée,
car Gladys, de bon caractère d'habitude, s'irritait parfois
pour un rien, parce que, finit-elle par lâcher à contrecoeur,
Geoffrey aime ça ainsi. Demandez-moi pas pourquoi ! La moitié
de sa joie lui est ravie si sa carte ne lui arrive pas portant
l'estampille de Fulham Post Office.

— Je veux bien aller la poster, dis-je, mais j'avoue
trouver étrange que des gens vivant dans la même maison et
sur un pied d'amitié s'envoient des mots par la poste.

— L'enveloppe est timbrée, dit-elle pour couper court.
Tout ce que je vous demande, c'est de la jeter en passant
dans une boîte aux lettres. ll y en a une à deux coins de rue. d 'ici.


Même dans ce Fulham de ciment, de pierre et de fenêtres
à barreaux, sans beaucoup d'autres arbres que ceux du cimetiè-
re, le doux printemps se frayait un chemin. Il se manifestait
par des signes presque imperceptibles qui me maintenaient dans
un état de bien-être incroyable, comme si la vie était neuve,

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ardente, pleine et toute gonflée d'espoir. De quelques arbres
le long de mon chemin s'échappait ce tendre et caressant mur-
mure que m'avait fait entendre le tilleul. J'étais si grisée
par cette nuit de printemps que j'aurais pu marcher indéfini-
ment. Je dus passer deux ou trois boîtes aux lettres avant de
m'aviser que je n'étais plus loin de la Poste de Fulham, et que,
dans l'intérêt de la carte de Gladys, pour être bien sûre qu'elle
serait livrée à la première heure le lendemain matin, mieux
valait sans doute aller la déposer au bureau chef.


Ensuite, ne pouvant encore me résigner à rentrer par
cette si douce nuit, je fis un long détour par le cimetière
puis au long d'une rue qui contenait quelques jardinets déjà
en fleurs. Je mis bien une grande heure à revenir à la maison.


Toujours dans les dispositions les plus heureuses, le
coeur chantant, j'ouvris la petite porte de côté, criai à Gladys
que j'entendais chantonner:
— 'Tis done !


Elle apparut en haut de l'escalier, l'air heureux.
Toutes deux, abaissant ensemble le regard vers le bas de l'es-
calier,[flèche] nous avons alors aperçu sous la fente de la porte, au milieu
du paillasson, la carte de souhaits que je venais de poster.
Je me penchai, l'examinai. Elle était pourtant dûment estam-
pillée. Etait-ce [flèche] Venait-elle d'être déposée par le facteur que je venais j'avais tout juste de crois er é
comme j'arrivais? Je ne comprenais rien.
— Je vous avais dit de la mettre à la poste, me gronda
Gladys. Pourquoi l'avoir rapportée vous-même ?

— Maisje viens de la mettre à la poste. Pour être sûre
qu'elle arriverait à temps, j'ai même été la déposer à la grande
Poste.

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— Il ne fallait pas, gémit Gladys. Ils ont un service
ultra - rapide à la grande Poste. Et vous avez dû arriver juste à
temps pour qu'elle reparte à l'instant même. Quel contretemps !


Elle était inconsolable. La fête de Geoffrey était gâ-
tée, son bonheur fichu par ma faute, ou plutôt par celle de la
redoutable efficacité de la poste de Sa Majesté.


Parfois, quand je suis trois à quatre jours à attendre
une lettre postée dans le quartier voisin du mien, à Québec,
ou que l'unique livraison quotidienne de courrier par jour est suspendue
à cause d'une "journée d'étude", d'une grève perlée, ou parce
que la route est glacée ou qu'il a neigé... je me prends à
rêver de cette foudroyante poste de Fulham qui nous avait,
Gladys et moi, si bien à jamais confondues.

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VIII


Est-ce ce printemps magique qui fit naître en ma vie
l'amour ? J'incline à le croire, Il se peut. ^ [illis.] c C ar , si la brusque éclosion
de[crochet] la vie par cette nuit de février m'avait enivrée au-delà des
mots, elle m'avait aussi révélé à quel point j'étais seule à
Londres. Qelques amis, oui, mais de passage et pour un instant
seulement. Aucun , sauf peut-être Bohd[o] a n, sur qui je pouvais
compter véritablement aux jours durs. Ainsi, la joie si vive
de cette nuit de février s'était retournée contre moi et m'a-
vait démontré la tristesse d'être à l'étranger, sans personne
à aimer ou qui m'aimait. J'avais tout remis en cause une fois
encore, ma présence à Londres, ce que j'y faisais, pourquoi,
à quoi me mèneraient des études d'art dramatique. Tout ce que
j'avais entrepris me parut de nouveau vain, futile et à côté
de ce que je devrais entreprendre. L'ennui s'en mêla, persis-
tant, corrosif, m'empêchant de prendre l' intérêt à ce que
je tentais pour y échapper. Quand on s'ennuie, il est vrai que
tout nous ennuie. Je cessai à peu près d'aller au théâtre, de
me promener en autobus, même de lire. En vérité, je pense que
j'étais tombée dans cet état d'attente qu'il m'est arrivé main-
tes fois dans ma vie de subir et où je ne fais plus rien d'autre
justement que d'attendre de l'inconnu qu'il vienne m'en déli-
vrer.


C'est dans ce dispositions d'esprit que je partis ce
jour-là à la rencontre, si l'on veut, de mon destin. Malgré
tout, je n'avais pas cessé, une fois par semaine , ou à peu
près, de me rendre , rue Cadagar Cadogan , dans South Kensington, chez

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Lady Frances Ryder, cette généreuse femme qui mettait son appar-
tement de Londres, tous les jours, à l'heure du thé, à la dis-
position des étudiants, colorés ou non, provenant de tous les
coins de l'Empire. Bohd a n m'y avait amenée et présenté e à Lady
Frances Ryder. Les formalités accomplies, je pouvais maintenant
revenir autant que je le voudrais.


Un thé abondant nous était servi qui pour un grand nombre
d'étudiants était de loin le meilleur repas de la semaine. Ils
se gavaient de crumpets saturés de beurre, de tartelettes re-
couvertes de crème du Devon, de petits fourrés au fromage.
Dans ces salons spacieux régnait une bonne chaleur entretenue
par le chauffage central, luxe dont la plupart d'entre nous
avions dû apprendre à nous passer. A peine débarrassés des gros
chandails que nous portions presque tout l'hiver, nous évo-
luions plus à l'aise, l'esprit en même temps que le corps ,
dégagé et prêt s à d'amicales conversations.


Lady Frances elle-même présidait ces réunions ou délé-
guait des dames pour nous y accueillir. Elles avaient toujours
pour les distribuer parmi nous des billets de théâtre, de ballet,
de concert, obtenus gratuitement d'impres[flèche] s ario ou de proprié-
taires de salles en faisant vibrer leur sentiment d'allégean-
ce à l'Empire. Elles avaient aussi souvent, pour l'un ou l'au-
tre, une invitation à dîner chez quelque grand médecin de Harley
Street, un week-end chez un châtelain en Irlande, une semaine
dans quelque château du Shropshire ou du Monmoutshire. Cet
empire à la veille de s'écrouler était encore si fraternellemtn
imprégné de son grad rêve d'unité qu'il suffisait d'être étudiants

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venus de l'Afrique du Sud, de la Nouvelle-Zélande, du Canada,
de l'Australie, pour voir s'ouvrir toutes grandes, à notre in-
tention, les portes des nobles demeures comme aussi de s simples
cottages.


J'étais la seule Canadienne française à faire partie
du groupe que l'on appelait , , je crois, l' Oversea British Empire
Students . En cette qualité, j'avais droit, je ne sais pourquoi,
à des égards extraordinaires. Lady Frances avait maintes fois
insisté pour me faire accepter des invitations très recherchées,
dans le pays de Galles, dans les Midlands, ailleurs encore.
Une timidité folle me saisissait à l'idée d'affronter la vie
des seigneurs anglais, et je reculais toujours. J'allais pour-
tant finir par accepter l'invitation pour un séjour d'une se-
maine dans le Monmoutshire, près des merveilleuses ruines de
la vieille abbaye cistercienne chantée par Wordsworth. C'est
peut-être le désir de les voir qui e û u t raison de ma réticence
et me décida à venir chez Lady Curre où je vécus chasse à cour- r re,
se, dîners d'apparat, rencontre de personnalités célèbres, une
aventure auprès de laquelle mes rêves de nuit les plus fantas-
tiques ne sont que de pâles figures.


Pour l'instant, je n'en étais qu'à des sentiments de
camaraderie envers quelques-uns des garçons que je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait, entre autres, un Australien
géant, coeur d'or, prêt à tout donner tout le temps, mais à
l'effroyable accent cockney et qui terminait toutes ses phra-
ses par "You see?" alors que, ne comprenant rien à ce qu'il di-
sait, on ne voyait justement rien. Un autre de mes prétendants ,

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de ce monde, si l'on veut, était Néo-Zélandais, tout le contrai-
re de l'Australien, un grand jeune homme réservé, poli, parlant
un anglais impeccable et qui s'appliquait tellement à faire britannique , avec son
chapeau melon, son trench coat, son parapluie roulé fin-fin-fin,
à faire britannique [flèche] que tous nous trouvions qu'il en remettait.
Il occupait un poste important à l'Amirauté. Sa mère étant
venue de Nouvelle-Zélande pour lui rendre visite, il m'invita
à les accompagner tous deux dans un voyage d'une dizaine de jours
qui me fit connaître le sol sud de l'Angleterre, le splendide Devon
au sol rouge, les Cornouailles avec leurs vieux châteaux de
schistes et leurs délicieux petits ports de pêche, le Dorset,
les landes, la New-Forest, le Gloucerster eher shi[re] re , et enfin partout
de si merveilleux petits villages qu'il me semble parfois ne
les avoir vus qu'en rêve que recrées recrées tellement ils émergeaient parfaits
des silences de la verdure, avec leur vieux pont à arche, leurs
toits fleuris de roses et une douceur de vivre qui n'avait
alors sans doute d'égal nulle part au monde. David m'invitait
ainsi aussi quelquefois à diner dans des restaurants huppés où je me
sentais mal à l'aise. De plus il paraissait tout le temps occu-
pé à m'examiner, à m'évaluer, à se demander peut-être à mon su-
jet si je ferais l'affaire, et quand sa mère vint, elle plus
encore que lui parut me peser en toutes choses. J'en suis venu e
avec le temps à me demander si, à l sa a manière bizarre et froide,
David ne me courtisait pas pour le bon motif comme on dit et
s'il ne m'aurait pas un beau jour , solennellement proposé le
mariage, sa mère m'aurait-elle déclarée "suitable". Mais appa-
remment ce ne fut pas le cas, elle repartit pour la Nouvelle-
Zélande, David espaça ses invitations, m'envoya des roses,

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garda le silence , et tout est bien qui finit bien. Toutefois je
devais le revoir encore assez souvent, plus tard.


C'était Lady Wells, souvent agissant comme hôtesse à
la place de Lady Frances, qui m'avait présenté David, mais qui,
un mois plus tard, nous ayant vu s à deux reprises partir ensemble,
m'avait mise en garde: "Ne vous attachez pas trop à ce garçon.
Il est bien distingué, mais, sans sous son service vernis , pas tellement
intéressant. Attendez, j'aurai sûrement un jour quelqu'un
de mieux que lui à vous faire connaître. »


Or comme j'entrais ce jour-là dans le grand salon bour-
donnant, voici que Lady Wells vint à ma rencontre, les mains
tendues:
— Dear, j'ai à vous présenter quelqu'un de tout à fait
spécial. Venez.


Elle continuait à parler que mais je ne l'entendais plus.
Mon regard s'était porté vers une petite table à quatre [flèche] ? vers
le table au milieu du salon. Parmi une centaine de visages, je n'en
voyais déjà plus qu'un , ou , plutôt, que le feu sombre d'un
regard qui m'appelait irrésistiblement. Et peut-être que mon
propre regard, sans que je le sache, appelait aussi ce jeune
homme inconnu, car ses yeux, dès que nos regards se furent
rencontrés, ne se détachèrent pas des miens.


Je traversai le salon, la main dans celle de Lady Wells,
et je n'étais que prìère insensée: Pourvu que ce soit lui
qu'elle entende me présenter !


A la petite table où il prenait le thé en compagnie
de quelques autres jeunes gens, il se leva à notre approche.

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Lady Wells dit simplement:
— Stephen, voici Gabrielle dont je vous ai parlé... et
sans doute autre chose que je ne recueillis pas.


Il serra la main que je lui tendais et le feu de ses
yeux sombres s'aviva. Nous avons pris place à cinq, autour de
la table, Stephen ayant tiré une autre chaise pour moi. Les autres
se remirent à causer entre eux. Nous deux ne disions rien.Nous
continuions à nous appeler du regard comme si nous n'en reve-
nions pas de la surprise infinie de nous être retrouvé s l'un l'au-
tre, après un si long chemin à travers le monde [,] et à travers la
vie.


Je ne me souviens de rien de l'heure qui suivit , sinon
que bientôt , à peu près tout s autour de nous nous regardaient
avec étonnement nous regarder sans fin et toujours avec ce
même appel des yeux.


Nous sommes partis ensemble en accord silencieux sans
nous être consultés autrement, il me semble, que d'un coup d'oeil.


Au dehors, nous avons promené sur tout le même regard
étonné , comme si nous nous attendions à trouver autour de nous,
qui étions changés, un monde qui serait aussi devenu autre.


Stephen entrelaça ses doigts aux miens, et j'eus la
curieuse sensation que nos mains aux doigts emmêlés n'en fai-
saient qu'une. Nous avons marché, sans savoir où nous allions,
en balançant au rythme de la marche nos mains liées.


Il ne me posait aucune de ces questions que l'on pose
d'ordinaire aux gens qui nous intéressent d e t dont on vient
tout juste de faire la connaissance: d'où je venais, ce que

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je faisais à Londres, qui j'étais, rien de tout cela. Et moi
non plus je ne l'interrogeait s pas sur sa vie. En fait, je fus
longue à apprendre, par bribes, qu'il poursuivait des études
en science politique à l'Université de Londres, que, né au
Canada, d'origine ukrainienne, il était toujours citoyen [C] [c] ana-
dien, quoique séjournat n t depuis des années à New-York, après
des études à Columbia. Une grande part de sa vie allait long-
temps me demeurer totalement cachée, avant que je ne songe à m'en
étonner, et alors il serait bien tard pour revenir en arrière
et reprendre autrement le début de nos relations.


Pour l'instant, nos doigts entrelacés, nous n'étions
qu'à l'enivrement d'être l'un à côté de l'autre. Rien ne nous
importait que de nous être retrouvés. Je pense que nous en
tremblions— de peur, d'angoisse, de joie ? le saurai-je jamais.
Je sentais au bout de mes doigts qui tremblaient les siens
trembler aussi.


Comme nous avions, dans notre promenade inconsciente,
couvert beaucoup de chemin déjà, il finit par me demander:
— Où habitez-vous, chère ? Il faudra pourtant que je
me résigne à vous ramener chez vous, quoique cela soit la
dernière chose au monde que je désire.

— Dans Fulham. Lily Road. =
— Tiens ! fit-il. J'habite non loin et j'ai un ami très
cher qui habite aussi ce quartier, Bohdan Hub ic ki.


Ainsi c'était lui que Bohdan avait tant désiré me faire
connaître ! Pourtant, il y avait quelques jours, les yeux assom-
bris, il m'avait confié au sujet de Stephen: "C'est un curieux

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garçon, d'une fascination qui m'in[u] q uiète un peu, car , , s'il
fascine, on dirait que c'est pour détourner l'attention [flèche] du fait faire oublier
qu'il cache à peu près tout de sa vie.
En vérité, je ne sais
que penser de lui. Il est peut-être malgré tout un être d'une
qualité rare et cependant !... Cependant !...


En me souvenant des propos de Bohdan si clairvoyant,
je me sentis atteinte d'un malaise singulier. Je retirai mes
doigts d'entre ceux de Stephen. Je crois avoir tenté de me mon-
trer un peu distante, mais ce fut comme si je luttais contre
vents et marée s . Il entrelaça de nouveau ses doigts aux miens.
Et ce simple entrelancement de nos doigts fit naître en moi des
ondes qui tout à tour me brisaient et me ravissaient.


Il me proposa, bas à l'oreille:
— M'accompagne z rez -vous demain entendre Boris Godounov ? Goudo u nov ?


Il fredonna d'une voix belle et juste quelques mesures
du grand a A ir du d D estin chanté par Boris. le moine Pimêne.


J'allais accepter tout de suite. Je ne voulais que cela,
mais je parvins à me ressaisir. De quoi aurais-je l'air, que
penserait-il de moi, si je sautais sur sa première invitation?
— Demain... je ne sais pas...
— Alors , après-demain ? ...
— Après-demain, peut-être...oui...


Et déjà je regrettais amèrement d'avoir repoussé l'invi-
tation à si loin, prête à me reprendre, Stephen aurait-il
le moindrement insisté, mais il demeura silencieux, comme
attristé lui aussi à la perspective que nous attendrions plus
d'une journée pour nous revoir.

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Après bien des détours, nous avons finalement atteint
une station de l'underground [.]


Le train se mit en marche. Je voyais défiler le nom des
stations en gros caractères sur les murs souterrains, peu à
peu s'éclairant au fur et à mesure que nous approchions de l'arrêt.
Et presque à chacune, comme quelqu'un en transe, je fixais
l'annonce publicitaire de la Guiness représentant deux énormes
verres de bière posés côte à côte. Dans leur mousse, à chacun,
était dessiné un visage , l'un à mine grave, l'autre à mine ré-
jouie. La légende au bas de l'un disait: "Sometimes I sits and
thinks..." Au bas de l'autre: "Sometimes I only sits..." Je
voyais des gens à l'air sérieux, long parapluie effilé à la
main, serviette sous le bras, sortir, entrer. Je me demandais
qui étaient les vrais vivants, de ces gens à l'allure pressée
et importante, ou de Stephen et moi, dans notre flottante î le
détachée de laquelle d'où c'était la vie des autres qui apparaissait
abominablement fixée dans la grisaille.


Devant la petite porte de côté qui donnait sur l'escalier
montant à l'appartement de Gladys, puis, au-delà, à ma chambre,
Stephen entra dans une sorte de contemplation.
— C'est donc ici que vous vivez. Au fond, dela ne m'é-
tonne aucunement. Je ne pourrais vous imaginer ailleurs.


Il regarda les murs sans couleur, la rue sans beauté,
avec une sorte d'amour qui les rendit chers à mes yeux.


Il ne chercha pas à m'embrasser ni même à porter à ses
lèvres mes doigts qu'[o] i l gardait toujours entre les siens. Je
ne savais pas alors, je ne sais pas encore aujourd'hui, s'il

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s'en est abstenu par un raffinement de l'expérience qui conna î t
que c'est à ses préludes que l'amour est inoubliable, ou parce
qu'il se sentait déjà comblé et transporté. Je pense que ce
f û u t plutôt ce qui se passait, car, soudain, il posa sa tête
sur mon épaule , en silence, dans un geste d'abandon qui semblait
me demander refuge. Et moi qui toute ma vie avait tant cherché
refuge, je fus si bouleversée qu'un être en f û t à chercher le
sien en moi que j'aurais pu en pleurer comme à la découverte
que la terre entière aspire à se reposer sur une tendre épaule.
J'avais grande envie de caresser la tête aux cheveux d'un brun
à reflet doré abandonnée tout près de mon visage, et je ne
l'osais pas. J'osais à peine même respirer. Enfin Stephen se
releva, me jeta en toute hâte: "Adieu ! A demain !..." et il
avait tourné le coin de la rue.


Le lendemain, rentrant précipitamment d'une course que
je n'avais pu différer, je m'i[illis.] n formai, dès le bas de l'escalier:
— Est-ce qu'on a téléphoné pour moi ?


L'espoir m'était venu, Stephen à peine parti, qu'il
allait appeler pour me demander si je n'étais pas devenue libre
pour ce soir - même. Et , dans l'histoire que je m'inventais , je
répondais que oui, et lui accourait, et nous partions aussitôt,
les doigts entrelacés comme la veille, les oreilles encore
bourdonnantes des moindres paroles prononcées entre nous.


Mais il n'appela pas ni ce jour ni le lendemain. Alors
je me mis à avoir peur. J'eus peut que Stephen ne fût qu'une
invention de mon esprit, qu'il n'ex[si] is tât pas dans la réalité. Je

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l'aurais rêvé ; , c'est tout, et jamais le rêve ne me le rendrait.
Ou bien je me mis à avoir peur qu'il se jouât de moi et n'eût
même pas l'intention de le me revoir.


A huit heures, j'entendis d'en haut la sonnerie de la
porte de côté. J'étais toute prête depuis des heures au cas,
me disais-je, où il reparaîtrait dans ma vie. Je fus en bas dans en
cinq secondes. J'ouvris. Il se tenait là, exactement comme il
avait été l'avant-veille, au moment de me [u] q uitter, sauf que ses
yeux sombres en me voyant apparaître s'emplir ent d'une brillante
lumière caressante:
— Ainsi, vous n'êtes pas un rêve, Dieu merci ! J'en ai eu
une peur horrible, si vous saviez comme j'ai eu peur que vous
ne soyez après tout qu' une fiction création de mon imagination.
?


Il entrelaça ses doigts aux miens. Nous sommes partis
à la course. Nous avons vu défiler, aux stations de l'under-
ground, les annonces de la Guiness... "Sometimes I sits and
thinks... Sometimes I only sits..." Et comment se fait-il que
je les revois e encore si clairement, alors que tant d'autres
détails de mes sorties avec Stephen se sont effacés à jamais?
C'est peut-être parce que Stephen, les trouvant drôles, me l[es] es
l' avait lue [s] à haute voix pour que nous nous en amusions en-
semble.


Au long de l'opéra, il garda entre ses doigts les miens
qu'il ne cessait de porter à ses lèvres, déposant sur le bout
de chacun un léger baiser. Je ne savais guère où j'étais. Je
pense que ce dut être à S[u] a dler's Wells, mais en suis-je abso-
lument certaine ? En unisson avec le moine Pimêne Warlam , Stephen se

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prit à fredonner à mon oreille quelques mesures du chant de Kazan
? les symboles cymbales [flèche] —les cordes, les cuivres, les bois, le chanteur se déchaînaient claquaient, le gong martelait la fuite du temps
et je ne distinguais pas, de la voix sur la scène, celle de
Stephen,et ce n'est plus qu'elle que j'entends parfois dans
mon souvenir. L'opéra était donné en russe, et c'est dans
cette langue qu'il en fredonnait les paroles.
— Vous connaissez donc le russe aussi ? lui ai-je demandé.
— Un peu de plusieurs langues de l'Europe orientale s ,
me répondit-il brièvement, comme s'il ne voulait pas être
entraîné e plus loin dans le sujet.


Au retour, il me pria, au bas de l'escalier:
— Ne restons plus jamais deux jours sans nous revoir.
Deux jours. ! Cela peut être une éternité. Promettez-moi que
nous nous verrons tous les jours.


Je ne demandais moi-même que cela. J'apercevais déjà
à peine vers quel degré de soumission et de dépendance me con-
duisait mon sentiment pour ce jeune homme que je connaissais
si peu. J'en eus pourtant l'intuition ce soir-là et tentai
de me reprendre, de remettre au moins à un peu plus tard no-
tre prochain rendez-vous. Mais Stephen venait de me po r oposer
une sorte qui déjà m'enchantait. Il s'agissait de nous rendre
à ce vieux pub des docks, tout à l'autre bout de Londre, s , en
plein quartier populaire, le Prospect of Whitby que les dandies
et le excentriques de Park Lane avaient mis à la mode depuis
qu'ils y allaient boire de la bière en fût, accoudés au bar,
avec des ouvriers en casquettes et de pittoresques clochards.
Le spectacle, me disait Stephen, en valait vraiment la peine,

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rien ne peignant sans doute mieux une certaine couche de la so[o]ié-
té anglaise que ses efforts d'en de s'encanailler [flèche] pour paraître sympathique au
peuple et à sa misère.


L' U u nderground m'était presque toujours un tapis magi-
que, mais ne le fut jamais autant que ce soir-là où nous avons
débouché en plein port de Londres, presque à l'estuaire de
la Tamise, et avons atteint, par de sombres rues aux silhouettes
inquiétantes, le vieux petit pub sur pilotis surplombant les
eaux grises du fleuve que l'on entendait battre contre sa ba-
se. Le pub était rempli d'âcre fumée de pipe, de relent s de
bière, de rires hystériques et de jurons cockneys. Si je me tour-
nais d'un côté, j'aurais pu me croire dans un tableau de Hogarth
avec ses trognes populaires; si je regardais ailleurs, j'aurais de l'autre, on aurait dit
pu me croire assistant à une scène [flèche] où, à l'inverse de Pygmalion ,
c'était la haute société, casquette sur l'oreille, mégot
aux lèvres, qui jouait à prendre l'allure des bas-fonds. Cette
soirée avec Stephen, je m'en souviens parfaitement. Folle comme
certains de nos rêves, elle s'accordait sans doute très bien
avec l'état de rêve d'envoûtement dans lequel j'étais alors presque toujours
plongée.


Par ailleurs, j'ai retenu très peu d'une visite que nous
avons faite au à la National Gallery. C'est d'une autre visite,
au cours de mon deuxième séjour en Angleterre, alors que j'y
étais venue seule, que je garde des souvenirs durables, parti-
culièrement, pourquoi donc? du portrait d'Arnolf[e] i ni et sa femme
que je ne cesse de revoir presque à chaque jour de ma vie.


Pour l'instant, auprès de Stephen, je voyais mal les

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chefs-d'oeuvre. Nous étions toujours la main dans la main, un
courant électrique ne cessait de passer entre nous, Stephen
me chuchotait des tendresses à l'oreille, et finalement je n'en-
tendais, je ne saisissais que le tumulte dans mes oreilles
de l'émotion.


Maintenant, à la porte de côté, dans la rue paisible,
nous nous attardions. Nos lèvres s'unissaient. Nous avions de
plus en plus de peine à nous arracher l'un à l'autre. Parfois
c'était lui qui me retenait, souvent moi qui ne pouvait s souf-
frir de le voir partir.


Avons-nous été heureux alors ? Je ne pense pas. Notre
amour était trop fiévreux, agité et possessif pour nous laisser
en repos, et quand il n'a pas d'îles où se poser pour des ins-
tants de calme, l'amour en vient vite à l'épuisement. Mon sen-
timent pour Stephen annihilait en moi presque tout pouvoir de
réflexion. Il me donnait l'impression de vivre intensément,
mais, en fait, il me soustrayait à presque tout de ce qui n'é
tait pas sous sa domination. Je n'entrevoyais plus le monde qui
nous entourait qu'en brèves éclaircies. De plus en plus il
m'apparaissait lointain, étrange, insaisissable, alors que c'é-
tait nous, enclos dans notre passion, qui étions soustraits
au reste du monde et comme seuls à jamais. Plus tard, quand je
fus à même d'analyser quelque peu ce qui nous était arrivé,
j'ai pensé que nous avions été , Stephen et moi, été comme c c es papillons,
ces phalènes, ces mille créatures de l'air que des ruses de la
nau t ure, une odeur, des ondes, mènent à leur rencontre sans

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qu'elles y soient pour rien. Et je me demande si la foudroyante
attirance que nous avons subie, de tous les malentendus, de
tous les pièges de la vie , n'est pas lieu l'un des plus cruels. A
cause de lui, après que j'en fus sortie, j'ai gardé , pour long-
temps, peut-être pour toujours, de l'effroi envers ce que l'on
appelle l'amour.


Près de la petite porte de côté, nous n'arrivions plus
à désunir nos mains, nos lèvres. La tempête déchaînée en nous
nous faisait nous retenir l'un à l'autre comme deux êtres en
beau mais lourd danger d'être , en fait , emportés par une véritable tourmente.


Un soir, sans doute mal enclenchée, la porte à laquelle
je m'appuyais céda dans mon dos. Elle s'ouvrit d'elle-même.
Stephen m'interrogea du regard. Nous avons commencé à monter
les marches sans nous détacher l'un de l'autre. Au premier
palier, nous sommes restés longtemps immobiles, tête contre
tête, abîmés dans un silencieux égarement au-delà, j'imagine,
de toute pensée. Nous avons gravi les dernières marches en nous
soutenant mutuellement comme si l'un sans l'autre nous n'eus-
sions pu encore nous tenir debout.


A la vue de ma petite chambre, Stephen s'attendrit.
— Une petite chambre toute pleine des rêves de la jeu-
nesse, me dit-il pensivement.


C'était vrai non seulement de cette chambre mais de toutes
celles, je pense bien, que j'avais occupées seule depuis quel-
ques années et qu'avait d û imprégner le grand rêve qui hante
le coeur humain: Que sera l'amour ? Me sera-t-il bon ? Me
sera-t-il néfaste ?

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C'est alors seulement que Stephen comprit qu'il allait
être mon premier compagnon d'amour. Il en devint songeur, peut-
être quelque peu effrayé. Me tenant doucement serrée contre
sa poitrine, il me disait bas à l'oreille qu'il ne faudrait pas
lui en vouloir s'il me décevait quelque peu, que l'amour rare- m
ment apportait autant qu'il donnait à espérer.


Puis, m'éloignant un peu de lui, il me considéra avec
une grave expression d'étonnement et de tendresse.
— Comment se fait-il, cher coeur, que tu m'as attendu ?
Sûrement tu as été aimée bien des fois déjà et tu as dû aimer.
Qu'est-ce qui t'a fait m'attendre, moi?


Nous nous sommes assis au bout de mon divan-lit, nos
doigts entrelacés, et nous avons regardé, chacun , devant soi,
dans sa vie, mais sans rien voir de ce que l'autre, à côté ,
apercevait. Je fus effleurée par le sentiment que deux êtres
ne pouvant pouvai pouvai ent pas être plus étrangers l'un à l'autre que Stephen
et moi réunis par quelque prodigieux hasard dans cette petite
chambre presque de passage. Je croyais voir que m'avait e nt gardée
de l'amour la peur qu'il m'inspirait, la certitude qu'il n'était
presque jamais heureux, mais aussi l'attente passionnée qu'il que[,] malgré tout[,]
il s'en trouverait peut-être un pour combler un jour ce désir aigu
du parfait inconnu.


J'appuyai ma tête sur l'épaule de Stephen et lui confiai
que j'étais sans doute vieux jeu, car à mes yeux l'amour n'é-
tait ni léger, ni passager, mais grave toujours. Que je l'avais
toujours considéré en quelque sorte comme irrévocable. Que Qu'au fond l'on
ne revenait pas [flèche] ou du au fond ? de l'amour. Pas plus que l'on ne revenait

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de la mort. Et c'est pourquoi sans doute il m'avait fait si
peur tout en m'attirant invinciblement.


Stephen, d'un doigt sous mon menton, me fit relever le
visage qu'il sonda longuement. Son regard était inquiet.
— Tu crois vraiment, me demanda-t-il, que l'amour est
à ce point grave que l'on n'en revient jamais tout à fait ?
[crochet]
— Il me semble qu'il ne peut - être qu'inoubliable.
— Puisqu'il en est ainsi, me dit Stephen , avec douceur,
il vaudrait peut-être mieux nous en tenir pendant quelque temps
X encore à des relations d'amitié, attendant de voir plus clair en
nous, évitant surtout, ne penses-tu pas, de nous trouver seuls
dans ta petite chambre si accueillante au pèlerin fatiqué que
je suis, que tu es, qu'est chacun de nous sur terre...


Mais , en même temps, il me retenait tout près de lui
dont j'entendais le coeur battre à grands coups. La flamme
dansante et folle de nos yeux nous renvoyait l'un[flèche] à l'autre notre
image frêle et délicate. Nous sommes partis sur la mer tempé- [flèche] ?
tueuse du désir [flèche] vers une sorte de naufrage... peut-être bien-
heureux... du moins nous étions deux à sombrer ensemble.


Nous avons connu nos jours peut-être les plus heureux
dans les quelques semaines qui suivirent, sans savoir qu'elles
étaient les dernières de ce temps de confiance qui nous serait
accordé. Stephen avait loué deux bicyclettes et entendait me
faire traverser à vélo à côté de lui de grands pans de Londres.
A bicyclette, je ne m'étais jamais risquée jusqu'alors que sur
des pistes sauvages ou dans petites rues paisibles de ma

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ville natale. L'idée d'affronter la lourde circulation de
Londres m'épouvantait. Jamais, disais-je, je ne le pourrais.
Mais Stephen, patiemment, me rassurait. Il prendrait les devants.
Partout où il y aurait obstacle, il passerait le premier. Il
me frayerait un chemin. Je garderai s les yeux fixés sur son dos,
m'interdisant de regarder ailleurs, et le suivrait s sans penser
à autre chose.


Nous sommes partis par une tiède journée de mai. Tout
alla bien au début, Stephen ayant tracé un itinéraire qui de
petite rue en petite rue , nous éviterait la plupart des grandes
artères. Mais il fallut bien en franchir quelques-unes. Avant
de nous élancer, Stephen m'encourageait du geste et de la voix.
Je côtoyais en tremblant les hauts autobus qui m'avaient telle-
ment ravie au temps où je parcourais la ville montée sur l'im-
périale. A les frôler de près, sur mes deux frêles roues, je
les découvrais quatre fois plus énormes que je n'avais pensé.
Une fois, nous fûmes séparés, Stephen et moi, par l'un de ces
monstres qui s'était glissé entre nous. Je fus si effrayée que
je pensai tout abandonner et en rester là. Mais c'était impossi-
ble. En avant de moi un monstre me barrait la route. En arrière,
en venait un autre qui avait l'air de vouloir me passer sur le
corps. Il fallait avancer avec le flot impitoyable.


Un peu à droite, au devant de l'autobus qui nous sépa-
rait, presque en pleine rue surgit alors Stephen qui, de la main,
me fit signe que j'avais le champ libre. Je ramassai mon courage,
m'élançai, n'ayant d'yeux que pour son geste qui me guidait. Je
doublai le géant qui allait pourtant vite. Je rejoignis Stephen,

Image


me plaçai tout juste derrière lui qui me mena aussitôt sans une
rue calme pour y reprendre mon souffle. J'eus le sentiment,
je l'ai encore, d'avoir réussi ce jour-là un exploit. Et j'en
garde de la gratitude à Stephen qui avait le don rare, en accor-
dant confiance aux êtres, de leur en faire trouver en eux-mêmes.


Je tremblais encore un peu tout de même de la frayeur
que j'avais éprouvée, mais Stephen me dit que j'avais aujourd'hui
vaincu la peur et que jamais plus je ne la ressentirais comme
avant.


D'étape en étape, arrêtés assez souvent pour me donner
le temps de me reposer, nous avons gagné, en moins de deux
heures, Richmond p P ark. C'était un jour de semaine, il y avait
peu de monde, nous eûmes le magnifique parc presque à nous
seuls avec ses bêtes en liberté, faons, chevreuils et biches.


Nous leur avons donné du pain que plusieurs vinrent
manger dans la main de Stephen. Je le regardai leur distribuer
des morceaux et tout à coup il me parut d'un naturel doux et
bon. Je dus en être étonnée, car je lui en fis la remarque.
"Tu as l'air tendre, au fond, dis-je, comme si jusqu'ici j'avais
pu en douter. L'es-tu donc ? »


Il sembla un peu ennuyé par ma question.
— Pas trop, fit-il. Il faut se garder en ce monde de la
tendresse. Elle nous expose trop.


Par habitude cette fois, plutôt que spontanément, me
parut-il, il enlaça alors ses doigts aux miens pour m'entraîner
à marcher à côté de lui.
— Vois-tu... commança-t-il , et soudain il s'interrompit comme

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s'il percevait que justement il allait s'exposer. Changeant de
sujet, il me proposa: [crochet]
— Allons s' nous asseoir là-haut sur le talus.


Poussant nos bicyclettes devant nous, nous avons gravi monté
le mamelon la pente herbeux s e . Tout en haut se détachait seul un immense
arbre aux branches largement déployées qui formait un parasol
contre l'ardeur du soleil. Nous avons appuyé nos bicyclettes
au trond puissant. Nous nous sommes allongés sur l'épais gazon , à
moitié dans le soleil, à moitié dans l'ombre du très vieil arbre.
Nous nous étions disposés à former sur le sol une sorte de croix,
la tête de Stephen reposant sur mes genoux.


Il regardait fixement le ciel d'une pureté parfaite au-des-
sus de cette immense île de verdure qu'était Richmond Park dans
le Londres d'alors.


Ainsi a passé un quart d'heure, davantage peut-être.
Nous n'avions nul besoin, pour l'instant, d'échange r de s regards,
de s caresses. En croix sur l'herbe, nous nous contentions de con-
templer le ciel serein, et il nous en venait assez de bonheur ,
je pense, pour ne rien désirer d'autre.


Les yeux toujours fixés sur le ciel clair, Stephen
murmura,comme si l'aveu lui en était arraché par une sorte de
bonté infinie partout répandue autour de nous ou par sa propre
conscience bouleversée:
— Je pense que je t'aime.


Des années, des milliers d'années, me semble-t-il parfois,
ont passé depuis cette heure paisible sous le grand arbre de
Richmond Park. De notre liaison si pleine de l'affolement des

Image


sens et de leur tyrannique pouvoir sur nos vies, il ne me
reste rien de plus troublant que le souvenir de Stephen me
fredonnant à l'oreille un air de Boris Goudonov Godounov et, peut-être
encore plus émouvant, celui de l'aveu prononcé à la face du
ciel.

Image IX


Il m'avait quittée ce soir-là au bas de l'escalier, fa-
tiguée à ne plus tenir debout, lui-même l'air très las, et ayant
encore à ramener les deux bicyclettes. Il s'était éloigné snas
m'avoir lancé comme à l'accoutumé e : à demain, et il ne s'était
pas non plus retourné pour m'adresser un dernier petit salut de
la main. A la lumière crue du réverbère proche de l'entrée,
son visage m'avait un instant paru préoccupé , ou est-ce après
coup, à cause de ce qui suiv[flèches] a it, que je m'imaginai l'avoir vu
ainsi ?


Le lendemain, je n'eus de lui aucune nouvelle. Il ne
se passait pourtant pas de jour sans que d'en bas Geoffrey ne
me criât: "Your friend on the phone..." Et je descendais les
marches quatre à quatre pour prendre, toute pantelante, l'écou-
teur dans lequel j'entendais d'abord battre mon propre sang,
ses cognements sourds dans mon oreille, après quoi, au son de
la voix de Stephen, mon coeur se calmait quelque peu et battait
sur un rythme moins affolé. C'était comme si chaque fois je re-
doutais que le miracle ne se reproduisît pas— la preuve que
Stephen était de ce monde— et, le miracle produit, je pouvais
me remettre à vivre peu à peu.


Le surlendemain, toujours rien ! Le jour suivant, ayant
eu à faire une course, je m'imaginai que Stephen avait choisi
cette heure même pour m'appeler, et je rentrai en toute hâte
demander s'il n'y avait pas eu d'appel s pour moi.


Geoffrey aux yeux compatissants me regard e [flèche] a avec une
peine si évidente pour moi que je me sentie s humiliée.

Image


Je n'allai plus jamais m'informer dans la boutique si on m'avait
demandée au téléphone. Je restai dans ma chambre à attendre,
et les heures défilèrent comme elles doivent défiler pour ceux
qui sont au cachot. De ce temp-là— mais je pense que je le
connaissais déjà—date ce bouillonnement de colère que j'éprou-
ve lorsqu'on me fait attendre et qui provient, j'imagine, de ce
que je suis alors réduite à ne rien faire d'autre, y perdant mon
temps, y perdant ma vie.


C'est à peine même si je lisais. J'avais l'oreille ten-
due à capter la sonnerie du téléphone, et que de fois je crus
l'entendre à travers des bruits de la rue , et j' accourut ai s sur le
seuil de ma chambre pour guetter, le souffle suspendu, la voix
de Geoffrey qui allait lancer comme naguère: "Your friend..."
et je serais en bas avant qu'il n'eût pu fini r sa phrase, et
de nouveau le ciel s'ouvrirait pour moi.


A la fin, je me décidai à appeler un numéro que m'avait
donné Stephen avec une certaine hésitation, m'avait-il semblé,
un jour ue je lui représentais que je ne saurais l'atteindre,
pour l'en aviser, s'il survenait quelque changement à notre pro-
gramme de sorties. C'était le numéro des gens chez qui il logeait
et où je n'avais jamais mis les pieds. Une voix de femme me ré-
pondit. Stephen, me dit-elle, était en voyage—Pour combien de
temps ? —Elle n'en avait aucune idée.—Où était-il allé?—
Elle ne le savait pas.— Qu'est-ce qui l'avait contraint à partir
précipitamment ? — Avec une nuance cette fois d'irritation, elle
répondit qu'elle ne se reconnaissait pas le droit de répondre
à cette question.

Image


Je remontai dans ma chambre, tout à fait désemparée. Un
gouffre s'ouvrait devant moi. Pire encore que la découverte
du mystère qui entourait la vie de Stephen me fut la décou-
verte de mon propre sentiment à son égard. Au milieu de ce qui
m'avait tenue captive depuis plus de deux mois et m'avait paru
ne pouvoir être que de l'amour, poussait quelque chose d'affreux
et de corrosif qui resseml b lait à du ressentiment. La méfiance avait
commencé en moi sa guerre contre l'amour, dont je ne devais
jamais tout à fait me remettre.Ce que j'éprouvais en fait était
mille fois pire que la longue peur que j'avais eu e d'aimer;
c'était l'hostilité de qui s'est fait prendre au piège en toute
bonne foi. Pourtant , je m'aperçus alors que j'étais bien à blâmer
puisque, même maintenant, je ne savais toujours à peu près rien
de la vie de Stephen, hormis qu'il fréquentait — pas très
assid û ment—l'Université de Londres, qu'il parlait couramment
sept ou huit langues, qu'il connaissait bien la musique. A
creuser mes souvenirs, je me rappelai aussi de nombreuses allu-
sions faites à des villes qu'apparemment il connaissait: Paris,
Prague, Munich, Vienne, Budapest, Zagreb, bien qu'il ne m'eût
jamais spécifiquement dit y avoir séjourné.


Je me résignai à téléphoner de nouveau à la dame chez
qui habitait Stephen et dont je ne savais si elle était une amie,
une connaissance ou simlement une logeuse. Cette fois, un homme
me répondit— Non, Stephen n'avait laissé u a ucun message. Mais
il rentrerait sûrement avant longtemps et me fournirait alors
une explication de son départ qui m'enlèverait toute raison de
me tracasser.

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Cet homme avait un peu de le léger accent slave de Stephen.
Je lui demandai s'il n'était pas aussi Ukrainien. Il me dit
que lui et sa femme, chez qui logeait Stephen, étaient en
effet d'origine ukrainienne, quoique établis en Angleterre depuis
la révolution russe. Puis il m'encouragea à me garder l'esprit
tranquille. Stephen allait revenir d'un jour à l'autre et il
m'appelerait , tout aussitôt rentré.


Je fus assez na ï ve pour me laisser quelque peu rassurer
par ces propos. Je me décidai même à sortir prendre l'air. Je
m'aperçus avec stupeur que l'été était venu, que mille bons
contacts avec la vie et avec la nature , m'avaient échappé pendant
que je vivais claustrée dans l'attente d'un mot de Stephen. Alors
j'éprouvai pour lui quelque chose que je n'avais encore jamais
éprouvé à l'égard de personne et qui était, je pense bien, de
l'aversion, peut-être même le désir de le faire souffrir à mon
tour et plus encore qu'il ne m'avait atteinte.


Mais, tout à coup, je l'imaginai mort à la suite d'un
accident, ou mourant seul en quelque pays étranger, et je lui
rendis tout l'amour qui me gonflait le coeur. Mais[,] p P eu après, cependant,
l'ayant imaginé, tout au contraire, bien vivant, joyeux, passant
de bonnes vacances au bord de la mer ou en montagne, ma rancune
envers lui me revint entière et plus armée que jamais. Je n'en
pouvais plus d'aimer et détester tour à tour le même être.


L'absence de Stephen dura près d'un mois. Un soir,
Geoffrey cria d'en bas: "Your friend on the phone..." Je descen-
dis, le coeur tremblant comme au jour où je m'étais sentie appe-
lée des yeux, à travers le grand salon de Lady Frances. Mais à

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l'émotion temblante de ce jour-là se mêlait je ne sais quelle
poignante tristesse que j'en fus réduite à accourir ainsi sou-
mise à son coup de fil.


Je l'entendis me parler sur le ton habituel de nos con-
versations quotidiennes alors que quand rien d'exceptionnel ne s'était
passé pour nous depuis la veille.


Il me disait que le temps lui avait paru long, qu'il avait
fait chaud, qu'il avait hâte de me revoir. Est-ce que ce serait
demain ? Ou peut-être même ce soir si je trouvais qu'il n'était
pas trop tard ? Il ajouta:
— Tu m'as manqué e , tu sais.


Je fus si longtemps silencieuse qu'il demanda:
— Tu es toujours là ?


Où étais-je en vérité ? Très loin , en tout cas, et très
seule , sur une espèce de grève dépouillée comme [crochet] celle où nous y laisse
sans doute l'amour en se retirant, après que ses flots ont chan-
té et qu'ils ont prédit la félicité. Il avait suffi de ce "Tu
m'as manqué..." pour faire apparaître à mes yeux la désolation
j'avais été m'avait conduite, main dans la main, coeur contre coeur , vers
ce qui avait été le plus cher)( amour de ma vie. Mais je ne voulais
pas en convenir. De longtemps encore je ne voudrais en convenir.
Voir clair en soi est souvent la dernière chose que souhaite l'a-
mour. Evidemment c'est maintenant seulement que je sais ce que
l'aurais dû alors savoir.
— Très bien, dis-je. Je pars à l'instant. Peux-tu aussi
partir tout de suite. De cette manière, nous nous retrouverons
à mi-chemin à moins que tu ne marches très vite.

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Il eut l'air déçu que je ne veuille pas le recevoir chez
moi, mais accepta de partir sur-le-champ en se conformant au plan
de parcours que nous avions établi, selon lequel nous ne pouvions
nous manquer en cours de route.


Quand je l'aperçus d'assez loin encore sous la lumière
d'un réverbère qui lui donnait mauvais teint, je lui trouvai le
visage amaigri, tiré et comme marqué longtemps d'avance par l'u-
sure qui lui viendrait avec l'âge, lui encore si jeune et resplen-
dissant de vitalité. J'en eu s si mal au coeur que je courus
l'enserrer de mes bras comme pour le garder jeune à jamais. Nous
sommes restés un long moment , joue contre joue, à nous bercer en-
semble d'un mouvement accordé du corps comme dans la danse, tout
en nous jetant des: cher coeur! cher coeur! ... oh Stephen dear! ...


Le sortilège me reprenait. Sur la grève déserte, les
flots tentaient de remonter et j'aurais pu vite leur céder si,
comme nous nous remettions en marche, Stephen n'eût enlacé ses
doigts aux miens dans un geste que tout à coup je compris être
d'habitude, appris pour d'autres que pour moi et peut-être long-
temps pratiqué avant d'atteindre au charme, à l'air de spontanéité
de maintenant. Je lui retirai ma main , , blessée par ce que l'habili-
té et l'adresse en amour trahissaient tout à coup à mes yeux
d'expérience ... et , peut-être d'une certaine inconstance. Il me
la reprit et commença à me questionner sur ce que j'avais fait du-
rant les semaines précédentes, étais-je allée au théatre? à la
cabane de Gladys? étais-je au moins sortie profiter un peu des
beaux jours?... toujours sans souffler mot de ce qu' qui avait pu lui
arriver à lui pendant tout ce temps.

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Soudain je m'entendis lui demander d'une voix qui se
contenait mal pourquoi il m'avait si longtemps laissé e sans nouvelles.


Il se dépouilla du coup de son air faussement enjoué et
parut à bout de nerfs et de fatigue. Ses yeus x yeux que j'aimais tant,
d'un brun chaud, toujours un peu pétillants et ensorceleurs , se vidè-
rent de leur étincellement.
— Je pensais aussi qu'un jour ou l'autre viendrait où il
me faudrait te parler sérieusement.


Nous avions atteint une sorte de petit square au bout
d'une rue où il y avait un banc, quelques arbres, une fontaine
peut-être. Nous avons pris place sur ce banc. Stephen regardait
au loin. Il eut l'air si malheureux, si à la g ê ne que je souffris
pour lui, me disant qu'il allait me fournir une explication plau-
sible et satisfaisante de sa conduite et que c'est moi qui allais
avoir honte de mes soupcons. Déjà je tendais la main pour lisser,
dans un geste de réconciliation, une mèche de ses cheveux qui lui
retombait souvent sur la tempe. Il prit alors une grande aspiration
et commença à me dévider une histoire dont encore aujourd'hui je
me demande si je l'ai vraiment entendue tomber de ses lèvres.


Eh bien V v oilà , me disait-il, puisque j'y tenais et l'y obligeais,
il allait me dévoiler une partie garder secrète de sa vie, encore
qu'il eût mieux valu pour moi n'en rien savoir. Seulement j J e de-
vrais ^ donc garder strictement pour moi ce qu'il me raconterait ce soir
et qui ne serait qu'une part de ce qu'il se reconnaissait le droit
de me révéler. Je devra^ r is lui faire confiance pour le reste.


[crochet] ici * Je me sentais déjà comme plongée dans quelque invraisembla-
ble roman et voilà qu'il me mettait en garde d'une voix passionnée

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que je ne lui avais pas connue avant. connaissais pas. connaissais pas.
— Il vaudrait mieux évidemment, me dit-il , et j'aurais
dû t'avertir avant, que tu n'attendes pas trop de moi, car je ne
suis pas libre en un sens et ne le ser ez ai pas pour quelques années
à venir. J'ai engagé ma vie — une partie de ma vie —à lutter
dans l'intérêt de mon pays martyrisé par l'Union Soviétique, et
je n'aurai de repos et de vie personnelle tant que je n'aurai pas ven-
gé les crimes commis contre mes frères malheureux.


Je l'écoutais, pensant [,] : c'est une histoire qu'il invente,
ce n'est pas possible que Stephen soit un agent secret, mais je
vis le sérieux de son visage et lui lançai:
— Mais de quel pays malheureux parles-tu? N'es-tu pas
né au Canada? n N 'est-ce pas là ton pays? Ou à la rigueur ne serait-
ce pas les Etats-Unis que tu considères comme ton second pays?

— Je parle de l'Ukraine, fit-il, que Staline a réduit e
à une des plus cruelles famines de l'histoire, parce qu'elle résis-
tait au bolchévisme. Sais-tu combien des miens sont morts de faim
en une seule année à Kiev seulement, par exemple?

— Les tiens, je veux bien, lui dis-je. Mais , à ce
compte-là tous ceux qui souffrent sont les tiens , sont les nôtres.
Pourquoi , plutôt qu'un autre pays , l'Ukraine que tu ne connais pas
toi-même personnellement?


Je compris, à son regard, que c'était pure perte de lui
parler ainsi, de tâcher de le raisonner. Une farouche exaltation
lui fermait l'âme à toute autre voix.


Il me raconta que son récent voyage l'ayant conduit dans
un pays sous la domination soviétique pour y établir une liaison

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avec un agent de l'Association Ukrainienne de Londres, il avait
été filé par la Guépéou qui était sur ses traces depuis longtemps
déjà, qu'il avait dû rester caché dans la grange d'un paysan pen-
dant près d'une semaine, presque sans nourriture, et que c'était
miracle s'il en était sorti vivant. Ainsi)( il n'avait pu me donner
de ses nouvelles au cours du voyage. De toute façon, il était
interdit aux agents de liaison de communiquer, de l'étranger, avec
qui que ce soit hors du réseau pour éviter de mettre des vies en
danger. Même en me parlant comme il le faisait, il m'exposait au
péril. Il me priait donc instamment de garder strictement pour
moi ce que j'apprenais ce soir.


Je croyais toujours, à l'entendre, être la proie d'un
mauvais rêve.


Peu à peu, à mesure qu'il me livrait par bri b es des
aspects de son autre vie, j'en venais à comprendre qu'il adhérait
à un groupe de militants ukrainiens que subventionnaient des pa-
triotes Ukranos-Américains, et dont le but était ni plus ni moins
que le renversement du pouvoir soviétique en Ukraine et la restau-
ration de l'indépendance que ce pays avait connue pendant un jour
au temps de la Première Guerre Mondiale.


J'avais déjà eu le pressentiment que Stephen m'était pro-
fondément étranger par des aspirations, des rêves, des réticences
singulières, mais , ce soir-là, sur le banc du petit square, j'eu s
la certitude que pour l'essentiel nous n'avions rien en commun.


Ce n'était d'ailleurs pas seulement la révélation de ne
pas occuper la première place dans sa vie qui me blessait si à vif tant tellement
après que j'eue s tant souffert par lui. J'étais encore plus ébranlée

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d'apprendre la nature de la passion qui l'éloignait de moi.
Aurais-je pu la partager que peut-être je me serais sentie moins
trahie. Mais elle me paraissait absurde, insensée, et me le pa-
rut davantage quand il m'avoua que ses études à l'Université de
Londres étaient en partie du camouflage, car sans occupations
avouées à Londres il aurait été encore bien plus suspect aux yeux
de la Guépéou qui y avait un poste d'observation.


Mais je ne dis rien de plus de mes pensées ce soir-là
à Stephen. J'en étais d'ailleurs incapable sous l'effet du choc
que je venais de recevoir. Car , sur ce banc, ce soir-là, au mur-
mure d'un feuillage s'agitant au-dessus de nous, tout comme à
Richmond Park , il n'y avait pas longtemps, mon amour était mort ...
ou "morte"... aurait dit le cher Rutebeuf. Cela, j J e le sus en un
instant bref, décisif. Ce que je ne savais pas, c'est combien
longtemps, après avoir été frappé à mort, tente encore de revivre,
demande encore à vivre l'amour. La tenacité qu'il y met, l'âme ne
voulant plus de ce que veut encore le corps —elle-même, la pauvre
âme, se leurrant aussi —est bien de toutes les aventures qui nous
arrivent l'une des plus terrifiantes et incompréhensibles.


Nous nous sommes remis en marche. Quelle douce soirée
d'été c'était! Le commencement, la fin d'un amour, deux instants
pour ainsi dire immortels, restent à jamais dans la mémoire, alors
que s'est effacé beaucoup de ce qui a eu lieu entre ces deux extré-
mités. Je respire encore le parfum des fleurs qui nous a accompa-
gnés un moment comme nous longions le vieux cimetière de Fulham.
Je me rappelle l'odeur des pelouses arrosées. J'entends toujours
résonner le bruit de nos pas dans la silencieuse nuit. Tout cela

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me parvenait d'un monde perdu, comme si en perdant l'amour j'avais
aussi perdu tout ce qui rend le monde aimable et exaltant.


Stephen, sans doute allégé de s'être ouvert le coeur,
me parlait des promenades que nous ferions. Dans sa joie de re-
trouver les choses comme il pensait qu'elles seraient encore, il
se prie t même à siffloter pendant un moment un air plutôt joyeux.
Il me parla ensuite de Cambridge qu'il nous faudrait aller voir
un jour, mais , avant tout sans doute , [ce] le fameux Magdalene College
d'Oxford. Il y avait un ami qui nous le ferait visiter. Il ne
faudrait pas manquer non plus de nous rendre à Canterbury, le coeur
de la vieille Angleterre de Chaucer. Il faisait même des projets
pour bien plus longtemps en avant de nous, quand il reprendrait
sa liberté, après trois, quatre, cinq années au maximum données à
la c C ause. Il reviendrait au professorat, à New York peut-être.
Et, me laissa-t-il entendre, si je le désirais, alors nous pour-
rions nous marier. unir nos destinées.


Je ne le croyais plus. Jamais plus je ne le croirais.
Il m'avait révélé ce soir -là une âme beaucoup trop prise par sa pas-
sion politique pour que l'amour pût y occuper une place chaude et
vivante.


Pourtant, à la petite porte de côté, quand il m'ouvrit
les bras, m'appelant du regard, je vins m'y réfugier contre le la
déception et la peine qu'il m'avait apportées. Et nous avons cher-
ché le remède au mal d'aimer dans l'amour qui ne pouvait que nous
éloigner de plus en plus l'un de l'autre.


J'en conçus du mépris envers moi-même. Je commençai à
lutter de toutes mes forces pour me détacher de lui. Je faisais

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répondre au téléphone que je n'étais pas là. Je m'échappais à
l'heure où il pouvait venir. Je rentrais très tard pour le re-
trouver parfois, à la porte de côté, qui m'attendait et, d'épui-
sement , du désir de faire renaître ce qui avait été, je revenais
vers lui. Pour me haïr ensuite encore plus fort.


Entre-temps, je ne faisais plus rien et mesurais de
mieux en mieux la force destructrice d'un amour comme celui qui
m'avait tenue. Je n'étudiais presque plus. Je ne voyais person-
ne. J'étais redevenue un être seul, solitaire, mais de surcro î t
maintenant [flèche] toujours pourchassée maintenant par ma propre désapprobation.


Le pire, c'est que je dus, à mon tour, laisser un être
cher aimé longtemps presque sans nouvelles, car je crois me rappeler,
datant de ce temps-là, des lettres angoissées de ma mère dans les-
quelles elle me faisait reproche de ne pas écrire du tout, ou de n'envoyer
alors que de petits bouts de lettre s n'en disant pas guère long. C'est sans
doute que, ne pouvant ou ne voulant rien avouer de ce qu'elle eût
désapprouvé, je m'en tenais à des banalités, la portant à s'aper-
cevoir que je devais taire ce qui importait.


Vers la fin de juin, Stephen dut partir en vitesse pour
un autre de ces périlleux voyages secrets. Je sus plus tard qu'il
était allé cette fois remettre des tracts à un agent de liaison
dans quelque pays balkan. Il n'y eut pas d'appels téléphoniques
ni de lettres. Seulement un petit mot glissé sous ma porte pour
s'excuser de ne pouvoir me mettre au courant. Moins j'en saurais
sur ses agissements et mieux ce serait pour ma propre sécurité.
Peut-être disait-il vrai!


[crochet] Du temps passa dans ce silence total. Mais, petit à

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petit, cette fois, je commençai à m'y habituer, même à respirer
un peu plus librement. Je m'ennuyais pourtant à périr. Phyllis
avait gagné le Dorset. Gladys était presque tout le temps dans
sa cabane de Hampton Court où je n'avais plus de goût pour aller
la rejoindre. Même Bohdan était absent de Londres, en tournée
dans le Nord. Si c'était lui, si affectueux, si droit, si brave,
que j'aimerais j'aimais j'aimais , combien meilleure serait ma vie, me suis-je dit
bien des fois. Mais était-ce si sûr? Dans la vie de Bohdan la
musique avait toujours eu, aurait toujours la première place.
Même dans la mienne je pressentais souvent devoir garder la place
à quelque chose d'autre que l'amour, peut-être encore plus exigeant ,
et qu'ainsi je serais déchirée, comme était déchiré Stephen.
Pourtant je voulais être aimée d'un amour exclusif et sans partage.


On n'apprend pas beaucoup sur l'amour en vivant. Mais
aujourd'hui je crois comprendre que si j'exigeais tellement de
Stephen et ne pouvait s souffrir qu'il eût ailleurs ( que pour moi ) un
aussi grand intérêt, c'était un peu par représailles contre l'as-
servissement o ù m'avait plongé e mon sentiment pour lui. Tôt ou
tard, je me serais retournée contre un envahissement aussi complet
de ma vie. J'aspirais sans doute déjà à l'amour qui serait ten-
dresse, hâvre, refuge. Mais l'amour est-il jamais repos!

Image X


J'avais fini par prendre en grippe ma petite chambre
que j'avais trouvée apaisante au moment ou moi-même j' était s à peu
près paisible. En juillet, sous le toit chauffé à blanc, elle
devint étouffante. C'est curieux , comme au temps de ma pire so-
litude,[flèche] j'eus souvent de petites chambres que le soleil de l'été, en y
tapant trop fort, rendait inhabitables. J'en aurais une toute
semblable, à peine un an plus tard, au bout de la rue Dorchester,
à Montréal, dont je m'échapperais tôt le matin pour gagner les
bords du fleuve y chercher de la fraîcher.


L'agitation populaire de D F ur l ham, ses cris, ses fortes
odeurs, le grondement incessant des lourds autobus qui faisaient
trembler l'immeuble de bas en haut à leur arrivée ou à leur départ
devant sa la porte, presque tout en somme de ce que j'avais plutôt
aimé , il n'y avait pas si longtemps, me devenait insupportable
maintenant que la grande chaleur s'abattait sur ce quartier pau-
vre en arbres et en espaces verts.


Je pris l'habitude de courir à Trafalgar Square où je
passais des journées entières. L'eau des fontaines remplissait les
bassins qui en débordaient et entretenait sur la grand e place une
certaine tiédeur. Comme d'innombrables touristes qui passaient
par là, comme bien des pauvres gens de Londres qui n'avaient pas
d'autre s endroit s où goûter le plaisir de l'eau, je plongeais les
mains, parfois les bras jusqu'à l'épaule dans les bassins ruisse-

Image


lants. Et je me souviens mieux aujourd'hui du bienfait de cette
eau que de beaucoup de bains de mer en des étés pleins de vagues
et de jeux.


Je mangeais une bouchée sur place, achetée au petit
commerce ambulant que l'on voyait alors surgir partout à Londres
où il y avait foule. Je lisais ou faisai[s] s semblant. Je voyais
s'élever autour de la colonne Nelson des nuées de pigeons.
Nulle part ailleurs sont-ils ils ne sont aussi gras, je pense, qu'à Trafalgar
Square où l'on nourrit ces parasites de ce qu'il y a de meilleur.
En retour, ils roucoulent sans trêve. Je voyais passer des cou-
ples aux doigts entrelacés et parfois fermais les yeux pour ne
plus les voir, parfois les suivais d'un regard de pitié. Ne
Ne savaient-ils donc pas qu'ils couraient à leur malheur? Tout
amour me paraissait destiné à mourir de déception, de souffrance,
d'épuisement. Du moins je m'imaginais en être moi-même sortie
et bien armée pour ne plus jamais m'y laisser prendre.


Jour après jour, je revenais m'ass o e ir dans le square.
La foule qui s'y pressait en tout temps se composait autant de
Londoniens — gens du quartier ou employés de s bureaux avoisi-
nants — que d'étrangers, un guide à la main, le kodak en ban-
doulière. Je me sentais m'apaiser en leur compagnie changeante
et toujours pareille comme les vagues de la mer. Tant de fois
dans ma vie les foules étrangères m'ont tenu lieu d'amis et de
famille.


Sans que je le sache encore consciemment, j'avais pour-
tant commencé à rêver d'une autre sorte de compagnie. Au milieu
du square grouillant, venaient me relancer des visions d'arbres

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en forêt, de sentiers écartés, d'eau vivante courant parmi des
herbes. Mais tant il me semblait avoir été privée longtemps des
bonheurs de la nature, les visions rafraîchissantes me venaient
comme d'un monde et d'un temps que j'avais à jamais perdus.


Or un jour que mon esprit se fixait un peu mieux sur ce
qui m'entourait, je finis par remarquer , qu'aux demi-heures, venant
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, de petits autobus vert forêt,
après avoir accompli le tour du square, stoppaient à leur poteau
d'arrêt, également vert forêt, et après avoir déchargé et pris des
passagers, repartaient comme all é grement pour une destination qui,
je ne sais pourquoi, me parut heureuse. Moi qui avai s tant erré
par les autobus de Londres, comment n'avais-je donc pas eu connais-
sance avant plus tôt de cette Green Line qui effectuait autour de la ville
des trajets dans un rayon de cinquante kilomètres, en sorte que
l'on pouvait faire l'aller-retour dans une journée, peut-être
même une demi - journée?


C'est ce que j'appris ce jour-là d'un vieux Cockney qui
était venu s'ass o e ir sur un bout du banc que j'occupais. La Green
Line, m'avait-il dit, portait on ne peut mieux son nom, ses auto-
bus ne parcourant que des chemins verdoyants aux environs de
Londres, laissant la vitesse et le vacarme au Great West Road, au
Great East Road, à toutes les grandes voies malodorantes. Eux
n'allaient que vers de ravissants villages à demi oubliés, des
choses d'autrefois, "the lovely old England".


A peine quelques instants plus tard arriva, tout pim-
pant, un des petits autobus vert forêt. Il vint se ranger sous
l'enseigne de la Green Line. De ma place, je pus aisément lire

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les hautes lettres, à l'avant, qui annonçaient sa destination:
Epping Forest. Et pourquoi mon coeur a-t-il bondi comme si le a
bonheur guérison m'attendait en cet endroit et que je devais à l'instant
y accourir? Tout ce qui me revient en effet de ce moment qui
devait avoir sur ma vie une si ardente répercussion, c'est le
désir fou qui me surprit de partir par cet autobus. Il ronron-
nait à l'étouffée. Il allait repartir d'une minute à l'autre.
Tout à coup, je m'élançai à travers le square. Je sautai sur le
marchepied de l'autobus en marche. Le conducteur détacha une
main du volant pour me la tendre. Il me tira à l'intérieur.
Tout en manoeuvrant pour sortir du rang, il me reprocha avec
bienveillance de lui avoir donné un coup en me précipitant pres-
que sous les roues du véhicule.
— For we are not yet in forest to run around like a
hare... without a look to the left or to the right...


Nous avons quitté le square résonnant. Sans le savoir,
j'étais déjà en route vers un de ces hâvres bénis tels que la vie
m'en a ménagés quelques-uns au cours des années et qui me furent
chacun la halte où retrouver mes forces et l'élan pour repartir.


— Where to ma'm? me demanda le chauffeur-distributeur-
de-tickets avec cette affabilité de tant de Londoniens envers les
étrangers , comme s'ils pressentaient mieux que personne leur vul-
nérabilité.


Cramponnée des deux mains à la barre, je répondis candi-
dement:
— Epping Forest.

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— La forêt d'Epping est vaste, me fit-il remarquer.
N'avez-vous pas en tête un endroit particulier où vous arrêter?

— Je ne connais pas la forêt, lui dis-je. Pourriez-
vous m'indiquer un joli coin où je pourrais me promener un peu
sans trop m'éloigner du trajet de l'autobus que je reprendrai au
bout de quelques heures de marche?

— Vous allez donc là-bas sans but, juste pour la pro-
menade? approuva-t-il en souriant.


Nous avions parlé un peu haut. Plusieurs passagers
nous avaient entendus. Ils n'étaient pas de l'espèce des habitués
d' des autobus de ville, qui, serviables comme ils le sont souvent, n'en
sont pas moins gens plutôt pressés et préoccupés. Il s'agissait
plutôt de demi-campagnards rentrant chez eux avec soulagement
après une épuisante journée à la ville, ou encore de petits emplo-
yés dont les vacances se bornaient à quelques randonnées aux abords
de Londres. A ma grande surprise, presque tous se mirent en frais
de nous aider, le conducteur et moi, à me trouver l'endroit qui
me conviendrait le mieux.
— Beechwood est un joli coin , exposa une dame âgée assise
trois ou quatre rangées en arrière du chauffeur. Notre grand poè-
te Tennyson y allait chercher paix et inspiration, le saviez-vous,
apprit-elle aux autres à la ronde.

— Beechwood est un joli coin, en effet, approuva une
autre dame qui s'était arrêtée de tricoter pour donner son avis,
mais il n'est pas sur ce parcours-ci. La jeune Miss pourrait
avoir de la difficulté à faire la correspondance, s'égarer et se
fatiguer outre mesure en cherchant le repos.

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— Ce que nous faisons tous, murmura quelque part une
voix d'homme.


Quelqu'un d'autre tenait à m'envoyer à la petite ville
d'Epping où je pourrais prendre le thé dans une auberge pas chère
sise à l'orée d'un chemin forestier. Là j'aurais tout le temps
qu'il faut pour me remettre, au frais, du mauvais air de la ville.


J'écoutais ces bonnes âmes et aurais voulu, tellement
elles se donnaient de la peine à mon sujet, pour à mon tour leur
faire plaisir, accourir à tous les endroits qu' ils elles me désignaient.


La dame qui tenait à Beechwood revint à son idée.
— Il existe là-bas des hêtres qui datent du temps où,
déjà grands, ils donnèrent leur nom à la petite localité qui se
trouvait à cet endroit il y a plus de trois cents ans.


Ce n'était pas la première fois que je me faisais à
l'instant des amis d'une petite foule étrangère, et ce ne serait
pas la dernière. Des dons que j'ai peut-être reçus dès ma nais-
sance, aucun ne m'a sans doute apporté plus de joie. Mais cette
bienveillance à mon égard d'êtres qui me sont inconnus, j'ai tou-
jours su que je ne pouvais l'obtenir de mon gré. Il me fallait
la mériter par un si pressant besoin de l'âme qu'il leur devenait,
j'imagine , perceptible. Et sans doute, ce jour-là, mon appel aux
autres était visible sur mon visage , au point de m'attirer la
sympathie dès , je pense bien, que j'eu s mis le pied dans l'autobus.


Vers le milieu du car, un vieill homme, les deux mains
nouées sur le pommeau recourbé de sa canne, proposa que je fasse
une correspondance pour Waltham Abbey ... the oldest church in
England you know ... started by Harold , the last King of the Saxons...

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a rare gem, you know...


Il insistait de la curieuse voix forte et métallique des
gens un peu sourds.
— Voyons, est-ce que cela aurait du sens, protesta une
voix moqueuse, d'envoyer cette pauvre jeune fille étrangère, qui
ne connaît même pas la forêt, courir chercher la plus vieille
abbaye du pays... Et d'ailleurs est- elle ce la plus vieille?


Nous avions traversé Charing Cross que les gens n'étaient
toujours pas d'accord entre eux sur l'endroit où m'envoyer. Le
chauffeur finit par trancher le débat en faveur de Wake Arms.
— Il n'y a là qu'une auberge, m'expliqua-t-il, mais
accueillante. Vous pourrez y rester, si le coeur vous en dit,
jusqu'à ce que je repasse deux heures plus tard. Ou bien , vous
trouverez sur la gauche un chemin tranquille, pas trop désert
[l] c ependant, en forêt la plupart du temps, mais d'où l'on aperçoit,
à intervalles, quelques fermes au loin, et tiens, aussi, une ma-
gnifique lande de bruyère rousse. ! .. . Je me propose toujours d'ex-
plorer moi-même plus à fond cette petite route invitante un de
mes prochains jours de congé.


Ainsi en fut-il. Je pris mon billet pour ce Wake Arms
dont la réson[flèche] n ance n'en finira jamais de m'atteindre, et je
m'émerveille toujours que d'une décision minime, le simple fait
de m'être laissée aller à accepter Wake Arms plutôt qu'Epping ou
Beechwood , ait pu découler un si extraordinaire prolongement que
je me perds aujourd'hui à vouloir en suivre la trace.


Je m'étais assise immédiatement derrière le chauffeur
que j'importunai, je crois bien, en le priant , je ne sais combien

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de fois , de ne pas m'oublier quand nous arriverions à Wake Arms,
car tout à coup j'étais si éprise de ce lieu inconnu à y tenir , il que j'y t t ena a is
me semble, à l'exclusion de tout autre.


Le chauffeur m'avait rassuré e d'un bon regard que j'avais
saisi par le jeu du petit miroir placé devant lui. Et enfin je
m'étais calmée. Ou du moins je commençais, malgré un reste
d'angoisse long à se dissiper tout à fait , à goûter ce qu'il y a
toujours eu pour moi de réconfortant à me laisser emporter dans
un mouvement régulier. Nous ne prenions plus beaucoup de monde
maintenant sur notre route, et l'autobus filait à bonne allure.
La dame assise près de moi me demanda de quel pays je venais.
— Du Canada, lui dis-je.
— Du Canada, fit-elle sur le ton d'une affection sin-
cère)( [flèche] ; je ne savais pas si c'était pour moi ou pour le pays, mais bientôt
je fus fixée car elle conclut:

— Un pays à nous, le Canada.


Je lui rendis son sourire par un bien curieux sourire
sans doute de ma part où il y avait de la gratitude pour la cha-
leur qu'elle m'avait montrée et en même temps le reproche de nous
croire à elle, moi et le pays. Puis je me laissai aller au plai-
sir de rouler.


Assez curieusement, après avoir tant discuté entre eux
à mon sujet, les passagers m'avaient abandonnée à ma rêverie pour
poursuivre sans doute la leur en toute quiétude, et nous allions,
cet autobus plein de monde, dans un silence presque total , et
comme heureux, à la fois délivrés les uns des autres et cependant
unis par l'attention de chacun à ses propres échappées nostalgiques.

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La ville était longue toutefois à nous laisser partir,
à se laisser distancer. Elle n'en finissait pas de nous rattraper.
Au cours de mes interminables randonnées, grimpée à l'impériale
des autobus, je n'étais pas venue de ce côté. Je découvrais une
ville encore bien plus étendue que je n'avais cru, s'étirant en?
une banlieue inépuisable qui, alors qu'on la croyait sur le point
de céder enfin à une sorte de campagne inculte plantée de géants d'énormes de
panneaux-réclame[crochet] géants , tout à coup repartait de nouveau avec son High
street toujours le même, ses boutiques resserrées, son éternel ABC ,
tea-shop. Mais c C 'est ce jour-là seulement que Londres m'apparut
être comme une prison à vie pour des millions d'êtres humains.
Je voyais au passage des visages mornes, accablés, amorphes. Mais,
il est vrai, c'était la première fois que je traversais de ses
b[a] o roughs parmi les plus crasseux et les plus sinistres.


Mon all é gement n'en fut donc que plus intense à nous voir
rouler tout à coup entre des jardinets pleins de hautes fleurs et
des cottages à colombage dont la façade , disparaissait souvent à
moitié sous une masse de clématites grimpantes. Je n'en avais
jamais vu avant qu'en images et je tournai les yeux pour longtemps
retenir celles-ci du regard.


[crochet] Aujourd'hui, à retrouver tant de jolis paysages inattendus,
cueillir i s en passant aux quatre coins du pays, là souvent où je m'y
attendais le moins, j'en viens parfois à me dire que ce sont les
Anglais qui ont inventé la campagne, la douce campagne en mille
petits recoins éparpillés —encore que ce soit eux sans doute qui
ont aient inventé les villes grises les plus inhospitalières à l'homme.
Est-ce donc pour avoir fait si grand mal à la nature , qu'ils se sont

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ensuite acharnés à la soigner et à la préserver?


Subitement nous étions en forêt. Elle s'était tenue
pendant quelque temps à petite distance , invitante, fraîche, quel-
que peu inaccessible encore. Et soudain elle s'était rapprochée.
Maintenant elle nous enserrait de ses hautes branches qui se
nouaient au-dessus de la route et nous faisaient une merveilleuse
voûte , toute pleine de l'étincellement, dans l'ombre, des milliers
de clins d'oeil du soleil. Ces grands arbres, ces troncs moussus,
ce vert si profond me semblèrent venir jusqu'à nous d'une loin-
taine époque. Rien n'y avait sans doute beaucoup changé depuis
que Robin des Bois et sa bande y surgissaient pour piller les di-
ligences et, ainsi que le relatent les légendes, détrousser les
riches au profit des pauvres.


Quelque chose de mon émerveillement dut transparaître
aux yeux du chauffeur qui, par le rétroviseur, me regardait re-
garder la forêt, car , tournant les miens de son côté, je vis naître
chez lui cette sorte de bonheur que l'on prend à voir quelqu'un
en ressentir pour ce que l'on aime aussi.
— N'est-ce pas merveilleux? me dit-il, en réponse à
mon regard qui, toute fatigue et cruelle toute tristesse pour l'instant
dissipées, s'attachait, plein de gratitude, à l'immense voûte
empreinte de recueillement.


L'autobus ralentit.
— - Wake Arms , annonça le chauffeur.


L'auberge se trouvait absolument seule dans une petite
éclaircie en forêt, au bord de la route. Pour l'instant, avec son
pub fermé, ses chambres à l'étage aux volets clos, elle paraissait

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ou déserte pour la journée ou abandonnée à un profond engourdis-
sement. Son enseigne, très belle comme toutes les enseignes d'au-
berge à cette époque en Angleterre, s'avançait , bien dégagée de la
façade , sur son armature de fer forgé. Que signifiait-elle? J'ai
dû pourtant le savoir mais voilà, ! je ne me le rappelle plus.


Le chauffeur me tendit une feuille d'horaire. Il y
avait souligné de son crayon gras les heures de retour, et me pria
de prendre garde que, passé sept heures, le service était au ralen-
ti.


Je pense n'avoir plus porté très attention à ce qu'il
me disait, avertie par une sorte de prémonition que je ne rentre-
rais pas ce soir même.


Il leva la main en signe de salutation. Il me souhaita
une bonne promenade, une belle journée. Il referma la porte.
L'autobus repartit. Derrière les vitres, je distinguai des mains
qui s'agitaient vers moi, même celles, ai-je cru, du vieil homme à la
canne à pommeau... ou était-ce sa canne qu'il élevait à mon inten-
tion? Parfois, dans mes songes errants, sans raison aucune, je
revois cet autobus qui s'éloigne de moi pour toujours, m'abandonnant
au bord d'une route inconnue, et, dans le vert brouillé des vitres
assombries par les arbres, des mains à moitié distinctes qui m'a-
dressent des signes n'en finissant plus, au long des années, de
me rejoindre.


Je n'eus même pas l'idée de déranger — pour un renseigne-
ment ou quoi que ce soit — à l'auberge sommeillante. Je m'engageai
aussitôt dans l'étroite petite route partant de cet embranchement

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pour s'enfoncer dans la forêt. En fait, ce n'était qu'une route
pour cyclistes et piétons. Je ne devais d'ailleurs y faire aucune
rencontre. Et tout d'abord je trouvai plaisant d'être livrée si
complètement à la seule nature. J'entendais à peine bruire des
feuilles de temps à autre. Par contre, je voyais passer d'innom-
brables essaims de papillons, de guêpes et d'abeilles dans cet
air alangui , et chargé de parfum. Et je continuais, ne pouvant
m'arracher à cette petite route, attirée vers plus loin toujours ,
au moins jusqu'à cette prochaine courbe, car cette espèce de piste
devant moi inclinait tantôt d'un côté , tantôt de l'autre, toujours
cependant exposée au plein soleil car il qui se trouvait à briller , à
cette heure , au beau milieu du ciel, et l'ombre projetée par les
arbres ne m'atteignait pas. Je me sentis bientôt très fatiguée,
brisée par le grand air, la chaleur, et sans doute par une détente
trop brusque de mes nerfs si longtemps tendus. Je me disais aussi
qu'il était imprudent de m'aventurer si loin en forêt déserte et
que déjà je n'aurais plus la force de refaire le trajet pour re-
tourner à l'arrêt d'autobus si, comme je commençais à m'y attendre,
cette route ne menait vraiment nulle part.


Pourtant, je ne pouvais me retenir d'avancer encore et
encore un peu, animée par cet espoir fou, ce goût de la surprise
heureuse, que m'ont toujours communiqués les routes inconnues.
Celle-ci ne pouvait , en tout cas, être celle dont m'avait parlé le
chauffeur. Ni fermes lointaines, n i landes de bruyère ne m'étaient
apparues. Ou bien il s'était trompé , ou bien je l'avais mal inter-
prété. Sauvage à l'extrême, ma petite route ne s'ouvrait sur
aucun horizon, enserrée tout au long par des arbres touffus, petits,

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drus et enchevêtrés. C'était apparemment une partie de la forêt
laissée à repousser après quelque maladie ou calamité, aucune
coupe n'y ayant été pratiquée depuis quelques années. J'aurais
aussi bien pu être dans une brousse de mon Manitoba qu'en un des
pays les plus peuplés du monde. Elle me plaisait beaucoup cepen-
dant, en entretenant maintenant en moi le rêve que je n'étais
jamais partie de chez moi, ne m'étais pas imprudemment lancée sur
les routes du monde et qu'ainsi toutes mes chances d'avenir et
d'amour étaient toujours inentamées.


Traînant les pieds, à bout de fatigue, à demi consciente
de l'heure et du pays où je me trouvais, j'avançai encore assez
longtemps devant moi sans plus réfléchir. Apeurée pourtant à la
longue par un si persistant silence, à la limite aussi de mes
forces, j'allais enfin rebrousser chemin lorsque, à peu de distance,
presque dissimulé entre des arbres, m'apparut un lieu habité. A
une minute près, j'aurais donc tourné le dos à ce qui me paraît
aujourd'hui l'un des plus singuliers rendez-vous que m'ait jamais
fixés mon sort - à moins que tout n'ait été, ce jour-là, qu'effet
du hasard. Mais croire cela m'est encore plus difficile à tout
prendre que croire à une intrusion dans ma vie du merveilleux.


[crochet] La maisonnette était toute basse entre les arbres et
les fleurs, de géantes roses trémières et de hautes dauphinel-
les bleu clair qui lui allaient presque jusqu'au toit. Elle sem-
blait faite, plutôt que pour y vivre, pour jouer seulement à la vie.
C'était l'humble petit cottage saxon de la vieille Angleterre tel

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qu'on le voyait reproduit , quand j'étais enfant, sur des boîtes de
biscuits fins que ma mère achetait, je crois bien, surtout pour
la boîte, car nous la conservions avec soin pour y mettre, au
fil des années, d'autres biscuits moins chers et d'autres encore.


J'éprouvai en l'apercevant[flèche] le sentiment d' être encore comme en ce
temps lointain dans un climat d'enfance, de sécurité et d'apaise-
ment. Une pancarte clouée à un arbre — je la revois dans tous
ses détails alors que j'ai oublié tant de choses plus importantes —
annonçait, tracé gauchement à la main: fresh cut flowers, tea ,
scones, crumpets... one schilling. A côté, sous une tonnelle, il
y avait une table de bois brut avec ses chaises de jardin. Et
tout l'entourage bourdonnait du bourdonnement exultant d'essaims
d'abeilles, de guêpes et de frêlons que le jardin de fleurs devait
attirer depuis des milles à la ronde. Ceux que [crochet] qu'en venant j'avais vus me
dépasser en m'en venant étaient peut-être tous en route vers cet
endroit et ne m'avaient devancée que de quelques minutes.


Je frappai à la porte basse sous le toit peu élevé.
Une jeune bossue au doux regard implorant de certains infirmes
m'ouvrit. Je lui demandai s'il était trop tôt pour le thé et
elle me dit que non, qu'elle était justement sur le point de met-
tre la bouilloire sur le feu. A peine un quart d'heure plus tard
elle ressortit , [flèche] , chargée d'un plateau si lourd pour ses frêles
bras que je me hâtai à sa rencontre afin de l'aider à le porter.
Voyant tout ce qu'il y avait là à manger à prix si aussi modeste, je
ne pus m'empêcher de lui demander si, loin comme elle était, il
lui venait au moins assez de gens pour que cela vaille la peine
des préparatifs. Elle me répondit que c'était surprenant comme

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il lui venait du monde.
— Ils partent de Londres, avides d'air et de liberté,
du moins je le suppose, me dit-elle. Ils ne savent pas toujours
où descendre. Un chauffeur que je ne connais pas leur conseille
apparemment assez souvent Wake Arms. Il est peut-être venu
lui-même un jour par ici et rêve de retrouver le chemin. Les gens
sont ainsi, ne trouvez-vous pas, pleins de sentiment pour des
choses dont ils savent qu'elles existent mais qu'ils n'ont jamais vues.
Après tout, il en est de même pour moi de la mer que je désire
connaître depuis que je suis au monde. En tout cas, des gens
prennent le sentier inconnu que vous avez suivi. Quelques-uns
s'y engagent par méprise, j'imagine. Le bon Dieu en fin de compte
m'amène passablement de monde.


Avec un évident plaisir elle s'attarda encore un peu à
me regarder entamer mon thé avec le plus bel appétit, puis se
retira dans la maisonnette.


En un rien de temps j'eus dévoré presque tout le contenu
du plateau, y compris un petit pot de confiture aux groseilles que
les guêpes vinrent me disputer avec acharnement jusqu'à ce que
j'eusse l'idée de leur en mettre une cuillerée de côté qu'elles
se prirent alors à manger délicatement sans plus du tout chercher
à en prendre dans le pot. Et depuis lors je sais que l'on peut
goûter ensemble en paix, au jardin, guêpes et humains, si on leur
en donne de bon coeur une petite part.


Alourdie par la chaleur et un si copieux repas, je ve-
nais de m'assoupir lorsque revint la jeune bossue avec un grand
pot d'eau bouillante pour allonger mon thé.

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— Dormez, dormez, me dit-elle avec une douce autorité.
J'enlève seulement le plateau afin que les mouches ne vous im-
portunent pas.


Sous mes paupières lourdes à ne presque plus pouvoir
les soulever, je distinguais encore vaguement où j'étais. Aurais-
je seulement la force de me lever , debout, repartir, refaire le
chemin jusqu'à Wake Arms? Cela me paraissait impossible. Mais
surtout je me sentais bien ici à ne vouloir jamais m'en aller.
Nul mal, me semblait-il , ne pouvait m' m'y [flèche] plus m' atteindre. La mystérieuse
paix de cet endroit retiré me couvrirait tant que j'y resterais.
Je rappelai la jeune fille bossue.
— Je me suis aventurée bien trop loin à pied, lui
dis-je, pour refaire aujourd'hui le même chemin. Ne pourriez-
vous pas me faire une petite place pour la nuit?

— Je le voudrais bien, mais regardez, fit-elle , en
m'indiquant la maisonnette d'un geste désolé,[flèche][flèche] mais voyez comme c'est petit
chez nous. C'est à peine déjà s'il y a place pour le père, la
mère depuis des années paralysée, dont je prends soin, et mon
frère, un pauvre innocent qui rentre parfois tard quand on ne
l'a pas gardé à coucher dans une ferme où il a pourtant trimé dur
en retour du souper et d'un peu de compassion.


Soudain, j'étais bien éveillée, l'écoutant passionné-
ment comme si une des plus belles pages d'un des romans anglais
que j'avais tant aimés m'était dite à l'oreille par l'être même
qui en avait été la source et l'inspiration. Se pouvait-il donc
que de moi-même, à vingt milles seulement de Londres, guidée par
ma seule bonne étoile, j'eusse abouti à cette atmosphère si par-

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ticulière d'âge et de paysage, telle qu'elle m'avait été révélée
par les oeuvres de George Eliot et de Thomas Hardy? Il n'y
avait donc pas que la chaumière à faire partie d'un temps que je
croyais perdu à jamais, si ce n'est dans les livres qui en avaient
recueilli les voix.

xml:id="e7ch10p47"
La jeune bossue continuait à se tracasser à mon sujet.
— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée. Si vous
croyez pouvoir marcher encore un peu, pas très loin, vous arrive-
rez, à un mille à peine, par cette même route, à un très petit
villlage: Upshire. Ne vous arrêtez pas à l'auberge. Elle ne
vaut pas cher. Cherchez plutôt Century Cottage. Frappez. Deman-
dez Esther, Esther Perfect. Dites-lui que vous venez de la part
de Felicity. Je serais bien étonnée qu'elle ne vous accueille
pas à bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century Cottage
est grand.


Il n'avait pas été nécessaire d'en entendre plus pour
me faire retrouver en moi des forces toutes fraîches. Déjà
j'étais debout. Je déposai un schilling et quelques piécettes au
coin de la table. Dans la chaleur encore pesante du jour, les
pieds lourds mais soutenue par le singulier espoir qui ne m'avait
pas longtemps manqué ce jour-là, je m'engageai en direction du
village que m'indiquait Felicity tout en m'encourageant de sa
voix un peu fluette que j'entendis plusieurs fois encore répéter
derrière moi: "Vous ne le regretterez pas. Ah, sûrement, vous
ne le regretterez pas."

Image (pas de p. 174)
175
XI


Le village, pour qui l'abordait comme moi du côté sud,
se présentait en légère pente douce allant se perdre en dans un beau
beau ciel amplement dégagé. En arrière, la forêt l'accompagnait tout en
au long , en le serrant d'assez près , mais , [flèche] , en face, il avait pour
lui le large, et c'est sans doute à cause de tout cet espace
s'ouvrant à mes yeux de façon inattendue que j'aimai instantané-
ment Upshire.


En fait, ce qui doit être plutôt rare en Angleterre,
il était aligné en entier, cottages de pierre , [flèche] et , , douce vieille pe-
tite église , avec son cimetière , entre des ifs , autres cottages
moins anciens, poste, pub, pastorage , sur un seul côté de la rue.
Tout comme cet horizon de l'Ouest canadien que je décri v r ais dans
Ou iras-tu Sam Lee Wong , il se trouvait à contempler sans fin une
vaste étendue de plaine. Elle roulait en larges, souples et ma-
gnifiques ondulations. Est-ce pour les avoir aperçues comme
j'apercevais naguère, au sortir du bois chez mon oncle, la plaine
ouverte, qu'elles me soulevèrent d'un élan en quelque sorte égal
à leur propre élan? Il se peut. Ce qui est certain c'est que
sont incomparables ces downs de l'Essex: une haute houle de terre
qui court et court comme sous un même vent qui la pousserait dans
le même sens depuis des temps immémoriaux. De la forêt, conquise
patiemment de ce côté, il ne restait, très au loin, qu'une mince li-
gne sombre se confondant avec l'horizon. Entre elle et le village

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émergeaient à peine au regard, comme tout juste esquissées, quel-
ques fermes perdues , et et des troupeaux qui se déplaçaient si lentement
qu'on aurait pu , à certains instants , les prendre pour de grosses
roches semées dans les champs. Au creux d'un vallonnement, beau-
coup plus proche, se dressai t [flèche] ent ce qui m'eut l'air d'un petit châ-
teau à façade georgienne, et, au sommet d'un tertre, une étrange
stèle de caractère ancien qui m'intrigua. Je n'en revenais tou-
jours pas d'avoir atteint, à guère plus d'une heure de Londres,
un long passé encore si intact.


C'est que tout ici, ainsi que j'allais bientôt l'appren-
dre, terres, fermes, pâturages, village, chasse [flèche] - gardée à même la
forêt, le petit château, même jusqu'à un certain point l'église et
son cimetière, appartenai ent [flèche] t au seigneur des lieux et qu'il [flèche] que celui-ci réus-
sissait encore à empêcher —mais pour combien de temps? —l'expan-
sion vers Upshire du grand Londres métropolitain qui, à quelques
milles seulement, piaffait de l'impatience à [flèche] d' y répandre d'autres
lotissements étroits, des High street pareils à ceux d'en arrière,
rangs sur rangs de cottages identiques et assurément des ABC tea-
shops à la douzaine.


Quelque temps encore allait donc onduler librement la
puissante houle de terre et pareillement , au-dessus d'elle, certains
jours, la masse de s grands nuages blancs accourant vers la Manche
ou en revenant.


Je trouvai sans peine Century Cottage. Quoique à un
étage et beaucoup plus élevé que la maisonnette de Felicity, il
ne m'en parut pas moins enfoui lui aussi dans un fouillis de fleurs.
Je suivis un sentir dont la course semblait avoir été déterminée

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par les fleurs elles-mêmes, leur volonté détermination [v] v olonté de à pousser et à de se répan-
dre là où il leur plaisait. Je devais disparaître entre les dau-
phinelles élancées, d l es passeroses géantes et des canterbury
bell[flèche] e s comme nulle part ailleurs je n'en ai vu depuis d'aussi bien
bien fournies de clochettes toutes d'ailleurs toutes larges et somptu-
euses. Curieusement, à travers ces fleurs altières en poussaient
de toutes menues à leur pied, qui semblaient s'y trouver à l'aise.
Un tenace parfum de ment[h] h e se dégageait de quelque coin du jardin,
allié peut-être à celui du romarin. Et comme chez Felicity , [flèche] , l'air
vibrait littéralement du bourdonnement d'insectes qui ressemblait
peut-être à un brouhaha de voix s'élevant autour d'une table de
banquet.


J'arrivai à une porte de bois sombre. Je tendis la main
vers le heurtoir. Et, tout à coup, comme si je n'avais eu de for-
ce que pour me rendre jusqu'à ce seuil, je me laissai aller contre
le chambranle. N'en pouvant plus, les larmes, je pense bien, me
montèrent aux yeux. Mon épuisement était si complet qu'il me parut
que j'arrivais ici non pas de Wake Arms, de, de Durham Fulham , d'un amour
qui me laissait plus seule encore qu'il ne m'avait trouvée, de la
cruelle incertitude où j'avais vécu si longtemps, des mille et une
erreurs de ma part, mais de bien plus loin encore, comme depuis le
commencement peut-être de ma vie. C'est le sentiment que je res-
sentis en tout dernier lieu alors que je laissai aller ma tête
contre la porte, ne parvenant même plus à garder les yeux ouverts.
Et c'est ainsi que dut me trouver Esther, à moitié endormie sur
son seuil.

espace Image


Comment la retrouver dans mon souvenir telle que je l'ai
vue pour le première fois quand se dissipa la brume de fatigue de-
vant mes yeux? Je ne sais si j'y parviendrai. Durant les vingt-
cinq années où je l'ai connue, elle me parut avoir toujours le
même âge et toujours aussi presque le même visage, comme si elle
était de la nature des choses que le temps ne saurait ab î mer.


Plutôt long et mince comme celui de tant d'Anglaises,
qui leur donne leur air si pensif souvent, son visage était enca-
dré de bandeaux noués bas sur la nuque. Ils auraient été sévères
si mille petits cheveux follets ne s'en fussent échappés pour
voltiger sur son front, ses joues, dans sn cou mince, l'auréolant
d'une sorte de floraison un peu folle capricieuse à l'image de son petit jar-
din échevelé.


Ce qui me frappa pourtant le plus chez elle, d è s l'abord,
ce furent ses magnifiques yeux couleur noisette. Bienveillants,
accueillants, ils n'en fouillaient pas moins l'âme en profondeur.
Des yeux plus perspicaces qui cherchaient aussi loin dans un visa-
ge , [flèche] , j'en ai rarement vus, mais ils cherchaient avec bonté , et il
m'apparut que ce qu'ils devaient trouver c'était à coup sûr ce
qu'il y a de souffrant dans chacun et qui sans même que nous le
sachions appelle à l'aide.


J'avais à peine commencé à voix faible à raconter que,
partie de Londres sur un coup de tête, je m'étais aventurée beau-
coup trop loin pour y retourner ce soir... mon récit emmêlé de
propos sur le Canada et ce que j'étais venue faire en Angleterre...
qu'elle me tendit les deux mains et du même geste ( du même geste ) m'attira à l'in-
térieur.

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— Et moi, dit-elle, qui à l'instant encore me plaignait s
à Dieu qu'il ne m'eût envoyé depuis longtemps aucune de ses créa-
tures à secourir. Et vous voilà comme un oiseau qui a fait long
voyage pour choir , du ciel, juste sur mon seuil. Venez! Venez!
Bien sûr qu'il y a ici de la place pour vous.


A peine quelques minutes plus tard, comme si j'étais
une visite attendue chez elle, elle me proposa:
— Voulez-vous voir votre chambre?


Je montai derrière elle un escalier un peu raide. Elle
ouvrit une porte. Ah! l'avenante chambre de campagne avec son
grand lit en cuivre, sa table pour la toilette munie du bock à
eau et du savonnier , et l'âtre, sous un manteau de cheminée garni
de petites photos anciennes... "Celle de ma mère morte il y a tant
d'années déjà, m'expliqua Esther... celle de notre John mort , les
poumons brûlés lentement à la suite des par les gaz de la première Guerre
Mondiale..." puis d'innombrables keepsakes[:] : un brin de bruyère
d'Ecosse... "la plus colorée du monde..." un caillou cueilli au
bord de la mer d'Irlande, des fleurs séchées sous verre. Mais ,
surtout, en façade, cette chambre possédait deux hautes et grandes
fenêtres qui donnaient sur les downs, [.] e E ncadrées, nullement obs-
truées par le léger tulle des rideaux blancs , [flèche] , au reste écartés
du centre de la fenêtre, les grandes vagues de terre me parurent
encore plus harmonieuses vues de cette petite hauteur que d'en
bas. Je les voyais rouler jusqu'au plus loin, recommencer sans
cesse dans l'immobilité silencieuse leur course vers l'horizon dis-
tant. Et je distinguai mieux aussi , enfin , la stèle qui m'avait
intriguée.

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— Qu'est-ce donc, Miss Perfect?
— Un monument érigé à la mémoire de Brodicea.
— Brodicea?
— Notre chère reine saxonne des temps lointains. Fuyant
ici dans son chariot les Romains qui allaient l'atteindre, plutôt
que de tomber vivante entre leurs mains, elle absorba une dose mor-
telle de poison. On dit qu'elle rendit l'âme à peu près à l'endroit
où s'élève la stèle.


Je ne savais plus ce qui me ravissait le plus de ce que
je découvrais aujourd'hui: un passé si présent ou encore un présent
à ce point perdu enfoncé enfoncé dans le passé. Mais un ravissement même le plus
rare, pas plus qu'un torturant souvenir, n'eût encore réussi à me
garder réveillée. Je tombais de sommeil.


Esther retira la courtepointe, la plia et la déposa au
pied du lit.
— A vous regarder, j'ai l'impression que vous êtes ar-
rivée ici tout d'une course de votre lointain Canada et sans avoir
nulle part repris votre souffle. Vous êtes épuisée. Allons,
couchez-vous. Reposez-vous. Je viendrai vous avertir quand le
thé sera prêt.


Je protestai d'une voix sûrement à moitié défaite par
le sommeil qui me gagnait:
— Je viens d'en prendre un énorme chez Brodicea...
non chez Felicity.

— On dit ça... on dit ça... Mais je fais des biscuits
chauds, et quand vous en aurez humé la bonne odeur, vous serez
comme tout le monde, vous me les mangerez à la douzaine... De

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toute façon, le thé ne sera pas encore prêt avant une grande heure
encore. Père et moi prenons ce que nous appelons le high tea.
C'est un peu plus substantiel et servi un peu plus tard que le thé
ordinaire. En fait c'est plutôt une sorte de supper avancé. Père
aime se coucher tôt. Je lui sers donc cette espèce de repas un
peu plus tôt que le souper et un peu plus tard que le thé.

— Je pensais, dis-je à moitié endormie, qu'il n'y avait
que l'église anglicane à se partager en High et Low.


Pour la première fois je vis apparaître sur ses traits
ce doux sourire à la fois tendre et réprobateur que j'aimerais
tant et qui était chez elle, je crois bien, la seule expression
de blâme qu'elle se permettait.
— Ne vous moquez pas. L e [flèche] a High Church a sûrement ses
bons côtés. Après tout la Reine y adhère. Mais nous , nous sommes
Low Church. Nous estimons que Dieu est trop grand pour que nous
en cherchions sa représentation en des images et des statues.
Il convient d'aller à sa rencontre dans notre propre coeur seule-
ment.

— Pourtant, lui dis-je, vous le cherchez bien à travers
la musique[flèche] , vous qui possédez les plus beaux hymnes du monde.


Je ne lui tins pas tête plus longtemps. Je vis à peine
la porte se refermer sur elle qui s'en allait sur la pointe des
pieds. Et comme à Dauphin, chez le chef de gare, je venais tout
juste, il me semble, de perdre pied que déjà on me réveillait.
— Dear Gabrielle. Le thé est prêt. Il fait beau encore.
Nous le prendrons au jardin.

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Aujourd'hui, si loin de ces moments enchantés, je me
fais l'impression, en les évoquant, de narrer quelque conte féé- féerie.
rique. Pourtant ils me furent bien donnés tels quels. Mon ima-
gination, que j'ai peine parfois à retenir de vouloir intervenir
pour retoucher, améliorer peut-être mes souvenirs, ici ne trouve
rien à retoucher changer . Tout était selon le désir le plus parfait du
du coeur.


Le petit jardin arrière était peut-être encre plus
charmant que celui d'en avant, avec un potager où alternaient
des fleurs et des herbes fines, avec un petit cabanon de jardi-
nage couvert de vigne et un verger de cinq ou six arbres. La
table était dressée tout au fond dans une sorte de petite éclair-
cie mi-ensoleillée , mi à l'ombre , sous un vieux pommier tordu dont
la branche maîtresse était si basse que j'eus à me pencher pour
passer en-dessous et prendre ma place à table. Un beau grand
vieillard aux traits souriants, à la barbe et à la tête également
toute[flèche] s blanche s , se leva de la sienne pour m'accueillir. Esther
avait dû lui apprendre —en autant qu'elle-même le savait —qui
j'étais, car elle dit simplement: "Father, our dear new friend
just arrived , Gabrielle". Et tout aussi simplement, en gardant ma
main entre les siennes, il me souhaita: "Puissiez-vous être heureuse
parmi nous."


Par la suite, m'adressant à lui je le nommai évidemment
Mr Perfect, alors qu'Esther, d'une voix toute pleine de tendresse,
disait Father, et je reconnus bientôt que mon appellation faisait
cérémonieuse et détonnait dans l'atmosphère toute chaleureuse qui
nous unissait autour de la table sous le pommier protecteur. Je

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ne pouvais pourtant pas me mettre à l'appeler aussi Father. Tout
à coup, spontanément me vint aux lèvres l'expression[flèche] : Father Per-
fect.


Le vieillard eut un fin sourire qui plissa ses pommet-
tes ridées en mille s petits replis serrés et jusqu'à ses yeux
eux-mêmes dont le bleu ciel n'étincela plus qu'à travers une
mince fente des paupières.
— D'habitude, dit-il, c'est Dieu le Père que l'on
nomme ainsi. Lui seul est le Père Parfait. Mais vous le dites
sans irrévérence, et je veux bien essayer d'être pour vous une
sorte de Père Parfait, ma très chère enfant.


Il ne devait pas l'être longtemps pour moi seule.
Comment le nom que je lui avais trouvé dans un élan d'amitié
allait lui rester et se répandre, je ne sais, mais au bout de
peu de temps personne au village, au manoir et dans les alentours
ne le nomma plus autrement. Je crois même que c'est ce qui est
écrit sur sa tombe, dans le petit cimetière entre les ifs.


Quelques minutes après que nous eûmes pris place tous
les trois à la table à thé, Father Perfect[flèche] , s'étant soigneusement
essuyé les doigts, ouvrit au hasard, comme c'était son habitude,
la vieille Bible de famille que venait de lui apporter Esther.
Il en lut à voix haute un passage qui avait trait, je crois me
rappeler, au séjour de Joseph en Egypte. L'air autour de nous
bourdonnait du chant de grâce des insectes butineurs. Il embau-
mait des trois herbes précieuses, le thym, le romarin, la marjo-
laine , dont Esther m'apprendrait que l'une était pour la fidélité
et les deux autres liées à je ne sais plus, ma foi, quelles vertus.

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Sa lecture terminée, le vieillard ferma les yeux, joignit les
mains et improvisa comme chaque jour une prière. Il demanda
d'abord au Seigneur d'éloigner de nous la menace de guerre qui
avait paru un moment peser sur l'Europe.


Je me rappelai alors le vent de panique qui avait
passé sur Londres il y avait peu et dont au vrai j'avais eu à
peine conscience, absorbée comme je l'étais par ma propre détres-
se égoïste. C'est donc au fond du petit jardin fleuri, saturé
du bourdonnement de l'été et de ses odeurs les plus fines[flèche] , que
m'atteignit enfin vraiment la grande ombre terrifiante qui s'a-
vançait sur le monde. Mais le vieillard continua sa prière et
la paix nous enveloppa de nouveau de son frêle secours.
— Notre Seigneur, disait Father Perfect du ton de
quelqu'un qui parle à un ami tout près de lui, toi qui nous a
amené aujourd'hui du lointain Canada que notre John, tu t'en
souviens, rêvait tellement de connaître, une jeune amie dont le
coeur est peut-être dans l'angoisse, accorde-nous, très doux
Sauveur, de savoir comment lui être secourable. Elle aurait pu
aller à mille autres endroits, frapper à bien d'autres portes.
C'est à la nôtre qu'elle est venue. Nous ne pouvons donc pas
nous empêcher d'y voir un signe que tu la destinais à notre sol-
licitude. Maintenant qu'elle est de la maison, étends sur elle,
Seigneur, la même protection que sur ma chère Esther, que sur
moi-même.


Le silence retomba. Je ne distinguai plus très bien
le lointain encore lumineux sous les branches du pommier. Pen-
dant que priait Father Perfect, les souvenirs des mois derniers

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depuis le jour où j'avais rencontré Stephen m'étaient remontés à
la gorge en un flot pressé à m'étouffer mais ils n'avaient plus
tout à fait l'amer goût des semaines passées. Ils cherchaient
même à se dissoudre en larmes dont il m'en [flèche] me vint quelques-unes
que je parvins , je pense , à dissimuler. Mais je mis quelque s temps
à retrouver au bout de mon regard brouillé le consolant paysage.


[crochet] En fait, comme nous nous trouvions au sommet de la
pente sur laquelle était bâti Upshire, nous avions ici aussi une
vue plongeante sur les environs. Tout juste passé le vieux pom-
mier qui délimitait le petit jardin d'en arrière, commençait une
suite de pâturages et de champs en friche moins harmonieux que
les downs d'en avant mais qui offraient aussi un vaste espace à
peine clos par la faible ligne de la forêt qui reprenait dans le
lointain.


Au-delà, le ciel jusque-là si pur , se montrait teinté
de sombre, obscurci et comme atteint d'une sorte de maladie ou
de tristesse.
— Qu'est-ce donc là-bas qui cha r ge ainsi le ciel?


Esther me répondit:
— Londres
— Londres!


Déjà c'était comme si je m'en étais éloignée depuis des
années. J'avais toujours présent à l'esprit d'y avoir été fiévreu-
sement accaparée, puis malheureuse à ne plus tenir à la vie, mais
j'éprouvais aussi le sentiment que ce souvenir emmêlé était pour
l'instant assoupi et ne me ferait pas trop de mal tant que je reste-
rais dans cet abri qui m'en protégeait.

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Esther, partie en vitesse vers la cuisine, revint
apportant sur un plateau la théière fumante encapuchonnée de
laine pour la garder chaude et une assiettée de ses hot biscuits
cueillis tout brûlants du four. Elle avait bien eu raison de
prédire que leur odeur m'ouvrirait l'appétit. J'en dévorai trois
ou quatre d'affilée, recouverts de beurre et par là-dessus de
miel du pays ou de confiture de prunes. Les guêpes avaient reçu
leur petite part dans une soucoupe déposée à quelque distance de
la table. Soudain je sentis un être vivant et chaud me frôler
la jambe. Je soulevai la nappe. Une petite chatte noire aux
yeux incroyablement tristes me regardait.
— Votre chatte, Esther?
— Oui et non. Elle est arrivée tout juste un peu avant
vous et venant d'on ne sait où. Elle n'appartient pas en tout cas
ni au village ni aux environs. Il y a des gens cruels. Parfois
il en vient jusque de Londres pour abandonner en forêt leurs bêtes
dont ils ne veulent plus. Elle a miaulé à la porte d' avant. J'ai
été voir. Elle paraissait affamée. Elle a l'air de vouloir res-
ter avec nous.

— C'est que votre seuil est accueillant, Esther. Lui
avez-vous trouvé un nom?

— Pas encore. Je n'en ai pas eu le temps. Lui en
donneriez-vous un?


Je me penchai et flattai la petite chatte perdue.
— Guinevere , lui irait, il me semble.
— Guinevere! C'est un nom bien distingué pour une petite
chatte qui provient peut-être des quartiers les plus misérables de

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— Londres. Et cependant pourquoi pas en effet un nom qui la rehaus-
serait . [flèche] ?


La petite bête égarée se leva alors sur ses pattes
d' arrière s , appuyant celles d'avant sur mes genoux et s'y frotta la
tête en murmurant au fond de sa gorge une sorte de remerciement.


La grande chaleur était tombée. Par instants nous ar-
rivait en dessous des pommiers une bouffée d'air rafraîchi de son
passage sur les vastes champs ouverts au-delà du jardin. Rassa-
siés, nous restions à causer paisiblement dans le crépuscule qui
avançait. J'apprenais que Father Perfect avait été garden-boy
puis aide-jardinier avant de devenir le chef jardinier du châte-
lain des lieux. Il avait été attaché longtemps au château que le
seigneur possédait dans le Norfolk pour être ensuite affecté au
petit manoir de Upshire. Depuis quelques années à la retraite,
il avait la jouissance pour Esther et lui-même, leur vie durant,
du cottage en plus d'une petite rente et de certains droits comme ,
par exemple, de ramasser le bois mort et de prendre du petit gi-
bier dans la partie de la forêt qui relevait toujours du manoir.
Il aimait y faire encore son tour presque quotidiennement, un peu
pour venir en aide au garde-forestier qui ne suffisait plus à la
surveillance , un peu aussi pour son plaisir. Il en rapportait des
champignons, de bons fagots secs qui flambaient vite, parfois seule-
ment des fleurs. A l'écouter, je comprenais enfin d'où venait à
ce vieillard sa bonté paisible, sa douceur rare, quelque chose en
lui comme d'une innocence à jamais préservée. C'est qu'il n'avait
apparemment rien fait d'autre au long de sa vie que de prendre
soin de ce qui embellit le monde. "Les roses de notre roseraie

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de Norfolk... j'aurais voulu que vous les ayez vues, me disait-
il... Elles se tenaient comme des reines alignées à attendre le
jour. Et l'on n'aurait pas été tellement surpris au fond de les
voir lui faire la révérence... savez-vous!... encore que les roses
sont [flèche] soient sont orgueilleuses... et ne plient pas beaucoup même sous l'orage..."


A la fin, tout alangui pour être retourné à ses plus
vieux souvenirs et peut-être ébranlé aussi par l'émotion de mon
arrivée, il eut l'air épuisé. Il se leva, nous souhaita le bon-
soir, nous bénit toutes deux et entra se retirer pour la nuit.


Je m'offris à aider Esther à desservir.
— Oh non! Pas encore! dit-elle vivement. Restons
plutôt à causer encore un peu. J'aime bien écouter père. Vous
avez vu; il est adorable. Mais c'est chaque soir la même histoire:
les roses du Norfolk, les poules faisanes de la forêt réservée qui
le reconnaissaient et le suivaient pas à pas... Que voulez-vous!
Il a vécu dans une sorte de Jardin d'Eden, et le malheur des hom-
mes ne l'a pas touché autant qu'il atteint la plupart. Et de
l'Eden il n'y a pas grand chose à dire au fond, ne trouvez-vous
pas, une fois qu'il a été raconté. Restez un peu... Il y a si
longtemps que je n'ai eu quelqu'un avec qui parler de choses et
d'autres à l'heure où l'on dirait que les mots viennent d'eux-
mêmes aux lèvres... vers le crépuscule... par exemple.


Pour moi, il était plutôt l'heure du silence et du rêve
s'épanouissant en cercles de plus en plus paisibles jusqu'à dis-
paraître en une surface lisse comme une nappe d'eau à la nuit.
Mais ainsi tout serait bien entre nous. Esther raconterait à
coeur ouvert, et moi je l'écouterais en silence.

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En fait, elle parla peu, quelques mots seulement à la
fois, entre de longs moments de méditation. Mais chaque petite
phrase sonnait si juste, provenait d'une si apte [flèche] fine réflexion, réflexion si appropriée, ré-
sumait tant de sagesse, était énoncée en termes si parfaits que
chaque fois j'en dressais l'oreille.
— Où donc avez-vous appris tant de choses , Esther?
— Certainement pas à l'école, en tout cas. Je l'ai
quittée à l'âge de douze ans pour entrer en service chez nos
maîtres. Eux avaient beaucoup de livres. Les demoiselles as-
sises au jardin dans leur chaise longue les laissaient parfois
tomber de leurs mains. En ramassant derrière elles leurs affai-
res, j'avais le temps parfois d'ouvrir un livre, de lire quelques
lignes et je m'étonnais déjà qu'elles fussent si peu retenues par
de pareils trésors. Plus tard, les demoiselles m'en donnèrent,
peut-être pour s'en débarrasser. Je lisais souvent à la flamme
de ma bougie, dans mon coin de mansarde, jusqu'à ce que je tombe
de sommeil.

— Qu'avez-vous donc lu ainsi, Esther?
— Ah! que j'ai été chanceuse! Nos maîtres tenaient
à ce que leurs demoiselles lisent le meilleur, ce qu'ils n'avaient
pas eux-mêmes lu... et les gouvernantes y voyaient... J'ai lu
tout Paradise Lost . J'en sais encore de grands bouts longs passages par coeur.
J'ai lu aussi Pilgrim's Progress que j'ai trouvé un peu ennuyeux
par bouts, je l'avoue , à ma grande honte. Puis Jane Eyre, les
Brontë, Gulliver's Travels , presque tout Tennyson, Browning, les
deux, lui et Elizabeth , et surtout, bien entendu, la Bible, le
Livre des livres, tout y est, dearest Gabrielle, de ce qu'il

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importe de savoir. Mais j'aime bien aussi, de même que la Bible,
ouvrir chaque jour, au hasard, mon Shakespeare. Il est rare que
je ne tombe pas sur une phrase qui ne me porte pas au ravissement et ne ?
m'accompagne pas pour ainsi dire toute la journée. Ou encore ne m'ap-
prenne pas à moi-même ce que je pensais sans le savoir, et donc que je ne
suis donc pas la seule à penser ainsi [flèche] comme je pense . Alors ma pauvre vie solitaire
s'entrouvre , et je deviens comme riche et entourée et je suis loin
tout à coup d'être seule. En est-il de même pour vous, dear
Gabrielle?


[crochet] Le coeur troublé de si précieuses confidences , je ne sa-
vais que répondre. A mes pieds s'était couchée Guinevere qui ,
tout en sommeillant , repartait, de temps à autre, à ronronner.
Au loin, là où une heure auparavant j'avais vu la souillure du
ciel, apparaissaient, faibles encore, des lumières, et tout était
changé. Londres avait perdu sur moi son pouvoir d'effroi comme
Paris le sien quand, du haut d'une chaise, par la tabatière ou-
verte, je l'avais contemplé pour ainsi dire à mes pieds, dans
sa bénignité. Ah , que j'ai aimé les grandes villes, à peu de dis-
tance, à l'heure assombrie, alors que s'allument leurs lumières
qui disent comme rien d'autre au monde la fraternité des hommes.
De minute en minute croissaient celles de Londres. Maintenant
elles étaient innombrables.
— Je n'aurais jamais cru, dis je, que j'en viendrais
à veiller avec Londres, à distance, comme avec une connaissance
silencieuse et douce.

— J'y vais une fois par année avec Père, me confia
Esther. Nous allons rendre visite à ma soeur Heather. Vous ne

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pouvez imaginer soeurs plus dissemblables qu'Heather et moi-même.
Elle, elle est partie jeune faire sa vie à Londres. Elle est dé-
lurée, pimpang t e, toujours mise à la mode, porte des chapeaux ex-
travagants, marche dans des souliers à talons hauts, va au spec-
tacle, lit des revues un peu effrontées à mon goût. Je me sens
bien vieux jeu à côté d'elle. Pourtant je ne changerais pas[flèche] plus de
vie avec elle pas plus qu'elle sans doute n'en changerait avec
moi... A part notre visite à Londres dont je rentre toujours
terriblement brisée, nous allons aussi une fois par année, Père
et moi, à la mer. Une journée par année à la mer, il faut bien
cela, n'est-ce pas, pour n'en pas perdre le souvenir dans notre
tête et dans nos oreilles. Père se fatigue vite. Nous allons
donc au plus près, à Bradwell on sea. Nous n'y allons d'ailleurs,
remarquez, que pour nous asseoir face à la mer, la regarder et
l'écouter.


Enfin nous sommes rentrées. Esther refusa que je l'ai-
de pour ce soir-là.
— Vous êtes comme quelques-unes de mes fleurs qui
croulent soudain à la fin d'une journée qui équivaut pour elles
à presque toute la vie pour nous sans doute.


Elle m'alluma une bougie. A sa lueur temblante , en tra-
versant le sitting-room , j'ai je pu s distinguer, dans leur rayonnage,
quelques titres des livres qu'elle m'avait dit avoir lus. Ils
semblaient faire partie de cette pièce comme des hôtes de longue
date toujours fréquentés.
— Est-ce que ce sont les livres que vous ont donné s
les maîtres?

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— Pas tous. Père et moi, sur notre petite rente, en
économisant un peu sur le charbon l'hiver, un peu sur les autres
sorties que le voyage à Londres et à la mer, nous avons réussi
à nous en acheter quelques-uns de plus récents, pour nous tenir
tout de même un peu au courant du monde d'aujourd'hui. Nous vi-
vons une belle vie malgré tout , comme vous le voyez, sauf pour une
chose qui continue à me manquer peut-être... C'est que je n'ai
jamais vu jou ée [flèche] er , figurez-vous, une seule pièce de Shakespeare.
Comment est-ce? Très beau, n'est-ce pas?

— Inoubliable, ! Esther.
— - Ah , je m'en doutais!


Nous montions l'une derrière l'autre l'escalier qui
aboutissait au palier étroit sur lequel s'ouvraient nos trois
chambres, celle de Father Perfect, celle d'Esther et la mienne
qui était la plus spacieuse et la mieux orientée.


Esther me passa la bougie.
— Il y a une lampe toute prête et des allumettes à
votre chevet, ainsi que des livres si vous désirez lire un peu.
Mais je vous engage à dormir au plus tôt. J'aimerais vous voir
meilleure mine demain et surtout voir disparaître ces traces de
peine qui vous restent dans les yeux.


Elle me posa un baiser sur le front.


Et comme chaque soir tant que je serai s sous son toit,
cette fois-ci, et plus tard quand j'y reviendrais presque heureu-
se et, plus tard encore, quand de nouveau je reviendrais, moins
heureuse, elle me souhaita tendrement:
— Night-night, Gabrielle.

Image


Je soufflai ma bougie. Le temps de m'émerveiller que
ma barque errante eût atteint si bon port, et je dormais à la
brise qui venait des downs roulant leurs crêtes à la rencontre
des crêtes de la mer.

Image XII


Je m'éveillai l'âme en paix comme jamais depuis L l a -
Petite-Poule-d'Eau peut-être, mais non, depuis bien avant, depuis
le temps peut-être des vacances à la ferme, chez mon oncle, quand
au réveil, le premier matin, n'ayant pas su tout de suite où j'é-
tais, je le reconnaissais aux odeurs qui flottaient vers moi du
dedans et du dehors et que je me découvrais sûre d'être à nouveau
heureuse dans la chère maison où je n'avais connu que calme et
félicité.


Du grand lit en cuivre, je pouvais suivre le déferlement
des downs qui me parurent plus attirant[flèche] e s attirantes encore que la veille sous
la douce lumière du matin qui en tirait des éclats d'un vert soyeux.
Je retrouvai du regard la stèle qui marquait l'emplacement de la
mort de la reine saxonne. En étirant un peu le cou, je pus aper-
cevoir le petit château dont Esther m'avait appris qu'il servait
maintenant d'orphelinat, les seigneurs l'ayant légué à une oeuvre
de bienfaisance, pour aller habiter , tout au bout du village par
lequel j'étais arrivée , mais au long d'une autre route que celle
que j'avais suivie, une demeure presque dissimulée dans la forêt.


Or , en même temps que cette paix , si longtemps absente ,
revenue m'habiter, je découvris en moi, ce matin-là, le vif désir
d'écrire , né tout aussi instantanément. Cela m'était déjà arrivé ; [flèche] :
je m'éveillais heureuse de vivre, dans des dispositions de tran-
qui l [flèche] ll ité, de disponibilité, et, du même coup , surgissait dans mon

Image


esprit une histoire pour ainsi toute faite, toute prête, et que
j'avais grande envie de raconter. Mes meilleures moissons d'idées,
d'images, de récits, je les ai presque toujours cueillies au ré-
veil, comme si elles provenaient du repos, du sommeil, de l'ombre
ou de quelque longue poursuite, menée à mon insu, à travers mes
rêves , [flèche] . d'un personnage ou d'une tonalité. Mais il m'avait tou-
jours fallu être prompte à les saisir si je ne voulais pas tout
perdre, car si rien n'est aussi précieux que ces dons du réveil,
rien[flèche][flèche] aussi aussi n'est aussi pareillement fugitif. Je courus à une petite table sous
l'une des grandes fenêtres où il y avait de quoi écrire. Je dé-
tachai avec précaution quelques pages du milieu d'un petit cahier
d'écolier afin de ne pas l'ab î mer s'il servait l d e livre de compte, [flèche] à Esther, comme
cela paraissait le cas, l d e livre de compte, car c'était manifes-
tement là son coin d'écriture. Je pris un crayon s et retournai
dans le lit me mettre à écrire , adossée à la pile des oreillers,
les merveilleu ses [flèche] x ses downs sous mes yeux.


L'histoire que je mis à écrire, ce matin-là, d'un tel
coeur , aujourd'hui ne compte guère. Si je m'y attarde, c'est qu'elle
était tout de même mieux que ce que j'avais écrit jusque-là,
qu'elle venait bien et surtout qu'elle m'entra î nait dans un mou-
vement irrésistible, me soustrayant à tout ce qui n'était pas
elle , et ainsi me rendait au bonheur que je n'avais connu depuis
longtemps. Aujourd'hui que je raconte ces choses, je m'aperçois
enfin comme il est curieux que ce soit seulement lorsqu'on est
en quelque sorte ravi à soi-même que l'on puisse être heureux,
et pourtant c'est bien ainsi, je crois, que cela se passe pour
tous.

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Or, cette histoire que j'avais découverte m'attendant
pour ainsi dire au réveil et qui venait si bien, elle me venait
dans les mots de ma langue française. Pour moi qui avait s parfois
pensé que j'aurais intérêt à écrire en anglais, qui m'y était s
essayée avec un certain succès, qui avait s tergiversé, tout à coup
il n'y avait plus d'hésitation possible[:] les mots qui me venaient
aux lèvres, au bout de ma plume, étaient de ma lignée, de ma so-
lidarité ancestrale. Ils me remontaient à l'âme comme une eau
pure qui trouve son chemin entre des épaisseurs de roc et d'obs-
curs écueils.


Je ne m'étonnais pas d'ailleurs que ce fût en Angleterre,
dans un hameau perdu de l'Essex, chez des gens hier inconnus de moi,
que je naissais , peut-être en partie enfin à ma vocation destination , mais sû-
rement en tout cas , à mon identité propre que jamais plus je ne
remettrais en question.


C'est que tout , au fond, de l'événement de ce matin-là, me
paraissait d'une évidente et parfaite clarté. J'étais arrivée
la veille , par une sorte de miracle —mais il allait se reproduire
bien des fois dans ma vie —chez des gens qui d'instinct m'aimèrent.
Or là où je me suis sentie aimée et portée à aimer, je me suis
trouvée en sécurité. Et là où je me suis trouvée en sécurité,
j'ai retrouvé le courage. Seule l'affection , je le sais maintenant depuis
longtemps, l'affection peut me porter à ce degré de confiance où
je ne crains plus la vie. Et alors j'ose m'élancer dans ce travail
sans fin, sans rivage, sans véritable but , au fond, qu'est l'écri-
ture. Appuyée comme je me sentais l'être ce matin -là par l'amour
gratuit du vieil homme et d'Esther, je sentais peut-être aussi de

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mon devoir de le leur rendre à ma manière. J'avais sept ou huit
pages d'écrites quand Esther entra avec le plateau du breakfast.


Elle me le déposa sur les genoux en repoussant un peu
les feuillets qui encombraient la couverture.


C'était un si énorme repas que je protestai , sûre de ne pouvoir
jamais en venir à bout mais pour m'entendre aussitôt prêcher exacte-
ment comme rue Wi[c] c kendon:
— Toute bonne journée commence par un substantiel
breakfast.


Alors, l'esprit détaché pour un instant du déroulement
de mon récit pour revenir au sujet de ma vie , je mesurai le long
chemin que j'avais malgré tout parcouru depuis cette rue de malheur,
alors que si souvent je me reprochais de n'avoir en rien avancé. En
cours de route, je dus buter toutefois sur un souvenir qui réveil-
la en moi la lancinante douleur toujours prête à surgir , quoique
j'en pensai, à la moindre évocation de Stephen, car subitement les
downs, l'admirable paysage que je fixai s , tout disparut à mes yeux
pour me laisser me voir seule, dans soutien, démunie. Prompte à
interpréter les variations d'un visage humain comme celles du ciel,
qu'elle consultait sans cesse pour y établir des pronostics, Esther
me reprocha:
— Vous voilà repartie dans vos mauvais chemins. Tantôt
vous étiez tout bonheur comme une enfant dans ses jeux. Revenez-y.
Mais avant tout , goûtez ce beau kipper que j'ai été chercher exprès
pour vous ce matin chez le mareyeur à Walthamstow. Ensuite, s'il
le faut absolument, vous continuerez quelque temps encore vos
gribouillages. Mais n'oubliez pas: les belles journées que Dieu

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nous donne ne durent pas indéfiniment. Après-midi, si vous le
voulez, nous irons nous promener en forêt... ou sur les downs...
comme vous préférerez.

— Oui, sûrement , Esther. Mais j'ai le sentiment qu'il
me faut mériter mes joies. Et ce matin, en m'éveillant sous votre
toit, j'en ai éprouvé une des plus grandes de ma vie.


La vaisselle du lunch lavée et rangée, Father Perfect
à sa sieste, nous sommes parties, Esther et moi, du côté des
downs. A peine franchie s une clôture et une petite élévation, et
nous étions livrées à une étendue qui semblait ne plus appartenir
qu'au vent et aux nuages. D es De lointains bruits de ferme, l'a-
boiement d'un chien, le cri d'une poulie, un chant de coq, nous
parvenaient de temps à autre , juste assez perceptibles pour nous
relier plaisamment au monde habité. Je ne pouvais revenir de ma
surprise de ce qu'un pays que l'on dit petit et surpeuplé , pût
offrir de si grands et beaux paysages , pour ainsi dire perdus sauf
pour la contemplation.


Les landes du nord étaient infiniment plus rudes,
m'apprit Esther. Plus rudes, plus envoûtantes aussi. Elle s'en
ennuyait toujours. Elle se rappelait y avoir marché pendant des
heures, l'âme curieusement heureuse et délivrée au sein de ces
farouches étendues grises, tristes... et cependant nobles, me
dit-elle.


Elle connaissait tout des downs et jusqu' [flèche] à ses herbes
les plus modestes. A tout instant , elle se penchait, cueillait
à mon intention un brin d'herbe, une graminée, une toute petite

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fleur, m'en disait le nom et à quoi elle pouvait servir, comme
fourrage, comme remède ou simplement à composer un bouquet d'hiver
alors que manquent les fleurs fraîches pour égayer la maison.
Poussée à agir par ce que j'apprenais si facilement, je me déter-
minai dès cette après-midi -là à me faire enfin, pour la première fois
de ma vie, un herbier. Rien qu'avec ce que nous rapportions de
cette première promenade , j'avais de quoi couvrir plusieurs pages.
Dès que je m'y serais mise , Father Perfect n'allait plus cesser de
m'apporter jour après jour une abondante moisson: de l'ivraie,
un exemplaire du Shepherd's Purse — qui devient si curieusement
en français de la M m onnaie - du - P p ape[...] de l'herbe à chat... Le
vieillard allait prendre presque autant de goût que moi à voir
représentées dans mon livre des les plantes les plus spécifiquement
anglaises ou les plus rares. Hélas , mon bel herbier auquel je
travaillai avec tant de plaisir, soir après soir, sous la lampe
du parlor, aidée d'Esther qui me montrait comment sécher puis
coller les fleurs et les tiges, je devais l'égarer dans un de mes
nombreux déplacements. Je le regrette encore. Avec lui , me sem-
ble perdu le témoin d'un temps où je fus occupée le plus inno-
cemment du monde.


[crochet] Nous sommes revenues par un sentier dans la forêt. Par
habitude d'économie, Esther, plutôt que des fleurs , ramassait main-
tenant, ça et là, des bouts de bois mort. Ils suffiraient , dit-
elle , à faire bouillir l'eau du thé et même à réchauffer les pre-
mières soirées d'automne tout juste un peu fraîches. C'était
toujours ça de pris sur l'achat du charbon, très cher, et même
sur les bûches dont il fallait remplir le cabanon, à [flèche] ? l'hiver.

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Et puis, sans grand effort de sa part, elle soulageait ainsi son
père qui se croyait obligé, revenant de la forêt, de se charger
de bois beaucoup plus qu'il n'aurait dû. Sujette comme je l'ai
toujours été à l'esprit d'émulation, je me mis de mon côté à
ramasser du bois tombé. J'en cherchai de plus en plus gros,
jusqu'à en venir à m'attaquer à des moitiés d'arbres que j'avais
peine à tirer et dans lesquelles je me prenais les pieds et m'em-
pêtrais. Nous sommes rentrées au village par sa partie haute,
moi chargée à l'égal de ces bourricots de misère que l'on ne dis-
tingue même plus sous leurs faix qui les débordent de tous côtés.
Nous nous sommes trouvées à passer devant le pastorage d'où sor-
tait justement la châtelaine qui salua Esther, à ce qu'il me
parut, d'un salut plutôt bref, puis attacha sur moi un regard
perplexe. J'ai souvent pensé que j'avais pu, ce jour-là, mettre
Esther dans l'embarras par mon excès de zèle qui pouvait donner
à croire que nous étions , à Century Cottage, réduits à l'extrême
pauvreté. Elle ne me dit pourtant absolument rien à ce sujet
pour ne pas gâter sans doute le grand plaisir que j'avais eu à
me croire utile. A l'avenir cependant, quand nous rentrerions
encore bien des fois chargées, à moins qu'il ne fît nuit noire,
nous reviendrions par les champs arrière et la petite barrière
donnant sous les pommiers. J'avais tout de même dû piquer à vif
la curiosité de la châtelaine qui nous envoya bientôt porter une
invitation à prendre le thé au manoir. Esther s'en montra plutôt
ennuyée.
— Je vais avoir à ressortir ma robe déjà démodée il y
a trois ans, que j'avais un peu rafistolée pour ma dernière invi-

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tation au manoir, alors, comme c'est curieux! que j'avais juste-
ment à la maison quelqu'un que milady ne parvenait pas à situer
comme appartenant à mon monde.


A peine de retour au cottage, pendant qu'Esther , sur la
flamme de nos fagots,
[flèche] mettait l'eau du thé à bouillir sur la
flamme de nos fagots,
, je courus
à ma chambre rattraper le fil de mon histoire. J'étais animée
par un feu inextinguible. Peu m'importait qu'il ne donn ait [flèche] e pas
encore naissance, malgré son ardeur, qu'à bien peu de chose.
Mais , je suppose que je ne savais pas alors que ce que j'écrivais
était peu de chose. J'écrivis plusieurs pages avant de prendre
conscience qu'Esther m'appelait d'en bas.


Je descendis prendre ma place au jardin. Le crépuscule
montait doucement comme une marée tranquille du fond du pâturage.
Bientôt s'allumeraient dans le lointain un peu brumeux les myria-
des de lumières de Londres. Mais en deça , j'avais appris à dis-
tinguer les groupes de feux de quelques petites villes plus près
de nous: Walthamstow où Esther allait souvent à bicyclette aux
emplettes, Waltham Cross et peut-être quelque peu Waltham Abbey
où j'irais avant longtemps visiter sa vieille petite église tra-
pue, l'une des plus rares en Angleterre.


C'est ce soir-là seulement que je m' avisai aperçus tout à coup
avoir^ oublié , dans mon trop grand bien-être, oublié d'apprendre à Gladys
où j'étais et qu'il me vint enfin à l'esprit qu'elle pouvait être
mortellement inquiète à mon sujet, n'ayant pas eu de nouvelles de
moi depuis deux jours.


Je courus aussitôt à la cabine téléphonique qui se trou-
vait devant la poste, tout à côté de chez Esther.

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Peut-être Gladys avait-elle été réellement affolée par
ma disparition. Mais en apprenant que j'étais vivante et appa-
remment bien portante, elle piqua une colère épuvantable, ne me
laissant pas placer un mot et m'abreuvant des plus cinglants reproches.


Quelle sorte de fille étais-je donc pour être partie
ainsi sans même laisser un mot derrière moi? Aurait-ce été vrai-
ment un trop grand effort que d'avertir au moins les voisins?
Elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit dernière. Geoffrey
avait été partout demander si on ne m'avait pas vue. Et à cette
heure où je daignais enfin téléphoner, ils étaient sur le point
de faire appel à la police.


J'aurais pu dire, à ma décharge, que Geoffrey, absorbé
par une réparation ou en course pour la journée, et elle-même terrée
à Hampton Court sans donner signe de vie, avaient bien souvent
passé plusieurs jours sans même s'apercevoir si j'étais là ou non.
Mais je me sentais malgré tout assez coupable pour ne pas cher-
cher à me défendre. Je dis simplement que je regrettais vivement
d' avoir été pour elle et Geoffrey une telle cause d'ennuis et d'in-
quiétude et que je serais bientôt à la maison pour y prendre mes effets.


Le lendemain je partis tôt pour Wake Arms par un rac-
courci e que m'avait enseigné Esther. Au bas de la pente du villa-
ge, je devais prendre le chemin à droite, à un carrefour peu é-
vident , et qu'il fallait faire très attention de ne pas manquer.
Je longerais le mur de pierre qui entourait le manoir. J'arrive-
rais à un immense champ labouré. Je devrais me tenir sur le côté
où il y avait une sorte de sentier battu à la longue par les gens

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qui connaissaient ce raccourci e . . Autrement j'enfoncerais à chaque
pas dans la terre grasse et ce serait épuisant. Avant d'atteindre
la route principale, il ne me resterait plus qu'un petit bout à
faire en forêt plutôt solitaire et je devrais le franchir en chan-
tant à tue-tête, car rien, selon Esther, n'éloignait mieux les
vilains que le chant montant en pleine solitude d'un coeur serein
ou qui cherche à le paraître. Je ne me rappelle pas si j'ai chan-
té en traversant ce bout de chemin combre, à moins sinon quelquefois
peut-être , de bonheur , en revenant de Londres , à la pensée que je
rentrais à ce qui était alors pour moi mon véritable, mon seul
chez-moi dans le monde.


Gladys n'avait toujours pas décoléré. Pendant que je
ramassais mes affaires, elle me suivait pas à pas en me rabâchant
que j'avais perdu Bohdan par ma faute et sans doute aussi Stephen,
un jeune homme si attachant, que je perdrais sans doute ainsi tous
ceux qui avaient le malheur de m'aimer. J'étais une nature in-
grate, me disait-elle. Ainsi quelle gratitude lui avais-je mar-
quée à elle qui avait tout [flèche] tant fait pour moi. !


Cependant, lorsque j'eus à peu près tout enfoui dans
mes deux valises, sauf mon béret que j'avais oublié d'y mettre et
que je posai sur ma tête, apparaissant ainsi aux yeux de Gladys à
peu près telle qu'elle m'avait vue pour la première fois, elle
changea totalement d'attitude. Une larme lui vint à l'oeil.


Qu'allais-je donc devenir, pauvre enfant! me demanda-t-
elle, et elle me proposa de rester, que tout serait oublié, que d'ail-
leurs elle était bien plus à blâmer que moi, m'ayant si souvent

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laissée à me débrouiller seule pendant qu'elle cherchait elle-même
la paix et l'oubli.


Je lui représentai que je n'avais pas les moyens de
payer à deux endroits à la fois. Elle me dit que je pouvais rester
quelque temps au moins pour rien. Je lui rétorquai que je ne pour-
rais jamais accepter pareil marhcé. Elle fut sur le point de se
retourner encore une fois contre moi, puis de nouveau se radoucit
et s'offrit à m'accompagner jusqu'à l'autobus pour m'aider au
moins à y charger mon bagage. J'eus tellement p o [flèche] e ur qu'elle aille
se mettre en tête de venir jusque chez Esther que je refusai net ,
l'assurant que j'étais parfaitement capable de me débrouiller
seule. Alors elle vira encore complètement d'humeur.


Eh bien que j'aille au diable! Si j'étais venue seule
du Canada, si j'avais couru à l'aventure en forêt d'Epping, je
devais bien être capable en effet de me charger de mes deux vali-
ses.


Geoffrey vint cependant à ma rencontre à mi-chemin de
l'escalier pour les prendre et me les porter jusqu'au taxi qui
m'attendait. Quant à ma malle garde-robe , il la garderait dans
un coin de la boutique jusqu'à ce que je l'envoie chercher.
— Bye bye 's , me souhaita-t-il assez aimablement. Ne
prenez pas trop à coeur les violences de Gladys. Au fond elle
est comme le vent et change sans cesse de cap, mais elle est in-
capable de ressentiment.


Elle accourait en effet justement pour me prier d'é-
crire, de donner au moins mon adresse, de m'arrêter quand je re-
passerais par Lily Road, prendre une tasse de thé.

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[crochet] Sans aucun regret, à ce que je crus alors, je quittai ce
quartier où je devais pourtant revenir tant de fois en pensée vers
des souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.


Cette course en taxi était pour moi la plus folle extra-
vagance, mais j'avais trop hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la correspondance avec le
premier Green Line en direction d'Epping Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je descendis du taxi tout juste pour voir filer au
bout du square mon cher petit autobus tout fringant de s'élancer
vers les verdoyants espaces. Je m'assis sur le même banc que
j'avais occupé le jour où j'avais pris ma course vers l'autobus en
marche. J'aurais pu pleurer de chagrin. Je n'étais pourtant re-
tardée que d'une heure mais cette heure avant la paix retrouvée me
paraissait devoir être l'éternité. A supposer que l'autobus que
je venais de voir disparaître eût été le dernier de la journée
à destination d'Epping Forest, je me demande parfois si je n'au-
rais pas été assez possédée pour me mettre en route à pied, comme
autrefois vers la ferme de mon oncle, dans la neige et sous la
pluie, à l'appel sur nous de l'endroit de ce monde où nous avons
connu ne serait-ce qu'un instant de tranquille bonheur.


Ce que je vis en tout premier lieu en descendant à Wake
Arms me poigna le coeur. Sous le ciel déployé, ses fins cheveux
blancs voltigeant au vent, Father Perfect m'attendait depuis des
heures sans doute, avec à ses côtés une grossière brouette que
j'imaginai faite jadis par lui-même, sur laquelle nous allions
charger mes affaires. Nous nous sommes aussitôt[flèche]

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mis en route, presque sans parler, le vieillard gardant son souf-
fle pour pousser la brouette en terrain raboteux. Il me dit seu-
lement qu'au moment de partir à ma rencontre il avait eu l'idée
de la prendre pour le cas où je rapporterais des choses de Londres.
Je m'offris de l'aider à la pousser mais il refusa d'un mouvement
de la tête.


Nous atteignîmes le vaste champ labouré. Le crépuscule
l'envahissait. Ce n'était plus en fait qu'un grand espace tout
empli d'une vague matière bleutée, fluide et si légère qu'elle
évoquait bien plus le monde en arrière d'au-delà du perceptible qu'une
parcelle de ferme mise en repos. Enfin le vieillard abaissa les
brancards. Il regarda longuement le champ inondé d'une telle
douceur qu'elle paraissait être l'enveloppe à demi transparente
du bonheur , malgré tout proche et accessible , si nous savions seu-
lement en trouver le chemin. Il me dit que la journée leur avait
paru longue à Esther et à lui, qu'ils s'étaient languis de moi,
qu'il y avait certains êtres auxquels on s'attachait ainsi très
vite et qu'on devait regretter cependant toute la vie peut-être,
si on avait le malheur de les perdre. Il reprit les brancards,
nous marchâmes avons marché un bout encore et de nouveau le vieillard
s'arrêta pour se reposer et, cette fois, après avoir retrouvé
son souffle, il me confia sur un ton gai qu'Esther me gardait
au chaud, dans le four, ma part de shepherd's pie qu'elle avait
particulièrement bien réussi aujourd'hui.


Nous avons atteint l'extrémité du champ et allions
attaquer le sentier qui longeait le domaine du châtelain. Tous
deux nous nous sommes arrêtés pour jeter un dernier regard en arrière

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de nous sur cet espace étrange à présent à moitié dissous maintenant dans la
nuit qui approchait. Ce champ, je l'ai vu aux toutes premières
clartés du jour quand je partais tôt pour Londres, je l'ai sou-
vent vu presque à la nuit ou encore sous le plein soleil. Je
pense bien maintenant que ce devait être un champ tout à fait
ordinaire. J'en ai certainement vu ailleurs de plus grands et
de plus admirables. D'où vient qu'aucun autre ne m'ait pareil-
lement émue et que j'en porte toujours le souvenir en moi comme
un des dons précieux et rares de la vie? C'est peut-être parce
que, en qu' en y arrivant, sans que je puisse en connaître la raison,
je me sentais instantanément aussitôt allégée, purifiée.


Nous avons débouché de l'ombre épaisse des arbres pour
nous trouver dans la faible lumière que projetaient les deux ré-
verbères d'Upshire... ou y en avait-il étaient-ils trois? Du pub, assez loin
encore, nous parvinrent, réunies en une sorte de grondement, des
voix d'hommes. Ils y étaient pourtant rarement plus de douze à
quinze, venus des fermes d'alentour, les soirs de semaine, mais vite
échauffés par la bière, ils qui ils ls parlaient très haut et , on aurait pu [illis.] apparemment
penser, tous ensemble.


Faisant écho à ce rude concert, s'élevait de la petite
[?] église entre les ifs effilés alignés , la veille du dimanche ou des jours
de fête, la chorale répétant,strophe après strophe, des hymnes
tout pleins du plus délicat amour pour Dieu et ses créatures.


Des voix éméchées et des voix angéliques, voilà vrai-
ment les seuls bruits que j'aie jamais entendus à Upshire, passé ?
huit ou neuf heures du soir.

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A la barrière nous attendait Esther, Guinevere se frot-
tant à ses jambes.
— Elle vous a cherchée toute la journée, m'apprit
Esther. J'ai dû lui parler un peu fort. Elle n'arrêtait pas de
me demander la porte d'en avant pour guetter votre retour.


Nous avons pris place à la grande table de la salle à
manger doucement éclairée par la lampe à abat-jour écru. Sur le
dressoir brillait le meilleur service de table tout disposé pour
le repas. Pour fêter mon retour Father Perfect, quoique épuisé,
remettait à plus tard , ce soir , de se retirer, tenant à prendre
avec nous le souper.


Au bout de la table, il ajusta ses lunettes, ouvrit la
Bible, en lut un passage, puis, les yeux fermés et joignant les
mains, il dit simplement:
— We thank Thee , O Lord , to have brought back to us ,
safe and sound , our Gabrielle.


Désormais je n'en pourrais plus douter . [flèche] : J [flèche] j 'étais chérie
de ces êtres comme moi-même les chérissais. Mais en vertu de
quoi et comment avais-je pu mériter le don si entier de leur con-
fiance?


Le lendemain je repris aussitôt le rythme de la journée
tel que je m'y étais engagée avant mon voyage à Londres. Je me
levais tôt, m'aspergeais le visage de quelques gouttes d'eau
froide puisée de dans mon broc, courais à la fenêtre admirer les downs,
tout en me démêlant les cheveux. Revenue dans mon lit, adossée
à mes oreillers empilés, je me jetais avec frénésie dans mon

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écriture. Je tapais sur ma petite machine à écrire rapportée de
Londres, une légère portative , posée sur mes genoux.


Mes phrases peu exigeantes, plus piquantes que profon-
des, ne me donnaient pas grand mal. Elles venaient à moi bien
plus que je n'avais à aller les chercher. Si l'une d'elles ,
parfois se faisait un peu attendre, je levais machinalement les
yeux sur les downs et en recevais , il me semble , de l'encouragement,
même si dans mon état d'absorption je les voyais pourtant à peine.
Il en fut d'ailleurs toujours ainsi dans ma vie. J'ai toujours
eu besoin, pour travailler, de faire face à une fenêtre et que
cette fenêtre donne sur un aperçu de ciel et d'espace — j'allais
dire: d'espérance. Appliquée à ma tâche, je ne vois plus le
paysage. N'importe! Il suffit que je le sache là pour me sen-
tir réconfortée, emportée, soustraite peut-être à la condition
de servitude qui est le lot de tout être, mais encore plus sans
doute, quoi qu'on en pense, de l'écrivain, interprète des songes
des hommes, mais il qui n'y a pas accès de à son gré et reste souvent ,
à la porte, à attendre , en comme un pauvre.


Quand Esther surgissait avec le plateau du breakfast,
j'avais souvent déjà une dizaine de pages d'écrites, répandues
autour de moi sur le lit.


Elle me grondait, disant que ce n'était pas sain de
travailler ainsi sur un estomac vide.


Je lui reprochais à mon tour de se fatiguer à me monter
le breakfast et lui annonçais que dès le lendemain je descendrais
déjeuner avec elle au coin de la table.


Elle me l'interdisait sous prétexte que, le matin, elle

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aimait bien avoir à elle seule la maison toujours un peu en désor-
dre pour ranger à son aise et commencer sans hâte les préparatifs
du lunch.


Disait-elle vrai? A a lumière claire du matin, si je
prenais vraiment le temps de sonder son visage, Esther m'apparais-
sait plus âgée que la veille, à la lueur douce du crépuscule, et
même parfois l'air très fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire repoussée plus loin, elle
ne s'attardait pas comme les premiers matins à causer assez lon-
guement, voyant bien que j'étais davantage "dans vos histoires,
m'avait-elle dit, que dans le vif de la vie".


Je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose, Esther!
— La même chose! Dans certains livres très rares,
presque, oui! Mais, en dépit de ce que j'ai beaucoup reçu des livres,
il me faut convenir que peu m'ont parlé comme me parle la vie elle-même.


[crochet] Sa perspicacité me jetait dans le désarroi et la confu-
sion, tellement je ressentais qu'elle disait vrai. En étais-je
donc encore à perdre mon temps? A courir après des illusions?
Ragaillardie par trois ou quatre tasses de thé bues d'affilée,
je reprenais malgré tout confiance dans mes inventions qui n'a-
vaient d'autre mérite, si c'en est un, que d'être enlevées.


Après avoir terminé la longue nouvelle que j'avais com-
mencée presque dès mon arrivée chez Esther, j'en mis une autre en
marche. Il me semblait qu'il n'y avait pas de fin à ce qui se
présentait à mon esprit et que j'allais continuer à vivre dans
cette griserie. J'attaquai une série de courts articles sur le

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-> Canada dont le sujet m'était venu en répondant à des questions
d'Esther sur la vie là-bas, comment elle se déroulait, comment
était l'hiver, l'été, la population . ? , [et] [flèche] ... A peine en eus-je terminé
trois, écrits du même souffle, qu'en un coup de tête je les
adressai au directeur d'un hebdomadaire parisien que je connais-
sais seulement pour en avoir acheté un exemplaire à Londres, à
l'occasion, et je courus aussitôt les jeter à la poste par peur
de changer d'idée si j'attendais seulement une heure.


Parfois, je frémis encore de mon audace de ce temps-là.
N'ayant personne pour me guider, me corriger, me relisant d'ail-
leurs à peine moi-même, mes textes devaient avoir à peu près
l'allure de ce que je considère aujourd'hui comme un premier jet
et n'oserais montrer à personne. Peut-être, après tout, faut-il
aborder dans une certaine inconscience le rigoureux chemin où
je m'engageais sans presque m'en apercevoir... Car , autrement,
qui prendrait cette route sans fin?


Après le lunch, toujours copieux, que j'avalais avec
peine, car j'étais encore tendue par l'effort de quatre ou cinq
heures de travail, Esther m'envoyait me reposer pendant qu'elle
ferait la vaisselle, refusant encore une fois mon aide, sous
prétexte, cette fois-ci, qu'elle aimait bien profiter de cette
tâche qui laissait l'esprit libre pour revoir dans sa tête des
bouts d'hymnes inscrits à l'office du dimanche suivant, ou encore
élaborer le menu de la prochaine journée. Ensuite elle montait
s'allonger elle-même dans la chambre voisine de la mienne. En-
viron trois quarts d'heure plus tard, elle donnait un faible coup

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de jointure dans ma porte en demandant à voix basse au cas où
j'aurais dormi: "Ready?"... et nous partions pour des prome-
nades des plus heureuses. Dans la vie d'Esther toute de prière,
de sérieux et de dévouement, elles devinrent, je pense, une sor-
te de récompense, et à moi aussi elle s apparaissent de même au-
jourd'hui.


Nous prenions le plus souvent par le côté des downs
comme la première fois , mais pour aller beaucoup plus loin, si
loin parfois que nous sommes revenues très en retard pour le thé,
trouvant , à la barrière Father Perfect inquiet et affamé.
— Pardonne-nous, dear Father, disait Esther, mais tu
dois te rappeler le temps où la promenade t'entraînait plus loin
que tu ne voulais.


Nous sommes allées jusqu'à une des fermes que je n'avais
située dans la distance et l'atmosphère vaporeuse qu'aux aboie-
ments d'un chien. Nous y avons pris du beurre doux et de la
cr ê me fraîche. Mais je pense encore que l'idée première d'Esther
en m'emmenant là était de me faire admirer un aperçu de pays par-
ticulièrement gracieux. Il surgit à nos yeux du bout d'une large
ondulation. En bas, une vieille maison au toit d'ardoises bleutées
était blottie presque dans les bras d'arbres géants, auprès d'un
ruisseau vif où tournait une roue amenant l'eau à un moulin mous-
su. Assis dans l'eau, un jeune enfant joufflu, à moitié nu, jouait
avec le chien aboyeur.


Je vis enfin la lande de bruyère rousse dont m'avait
parlé le chauffeur, bien connue d'ailleurs d'Esther qui ne manquait
pas d'aller au moins une fois l'an l'admirer, lorsque elle était à son plus

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beau, mais elle se trouvait beaucoup plus loin que je n'avais
pensé, à près de quatre milles de la maison, et cette fois nous
sommes rentrées presqu'à la nuit.


Certains jours Esther était retenue à la maison pour
surveiller son incomparable pudding au suif si long à faire cuire,
ou pour écrire de ces "rambling", interminables lettres, telles
qu'elle en écrivait à sa vieille tante de Malvern, à une amie
qu'elle s'était faite, trente ans plus tôt, au cours d'un voyage
en Ecosse, à un missionnaire quelque part en Zombie, telle s qu'elle
m'en écrirait plus tard à moi-même un grand nombre, toutes, dans
mon cas, puisqu'elles viendraient par poste aérienne, composées
de quatre feuillets minces couverts des deux côtés et de bord en
bord d'une fine écriture serrée presque impossible à déchiffrer.
Ce qui devait le mieux m'y aider, c'est que j'avais découvert que
chaque paragraphe, et toujours dans le même ordre, traitait d'un
sujet particulier, à commencer par celui du temps qu'il faisait
à Upshire. Et c'est vraiment inimaginable tout ce qu'elle trou-
vait à me en en dire, surtout du vent qu'elle disait parfois "soft and
balmy, a [illis.] sweet breath laden with the scent of the hay fields..."
ou souvent, à l'automne, "a nasty, vindictive soul shri[e] e king
across the land..." Dans cette vie où on aurait pu croire qu'il
ne se passait rien, elle avait mille nouvelles à donner, par ex-
emple , de chacune pour ainsi dire de ses fleurs: "La grande dau-
phinelle bleu clair devant la porte montait jusqu'à rejoindre le
heurtoir; un seul pied de c anterbury [illis.] bells avait donné dix-huit
campanules." Des oiseaux aussi dont elle connaissait le chant à de
tous chacun , le s transcrivant en syllab[flèche] l es qui l' les l l ' imitaient bien. Et

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presque dans chaque lettre il y avait des nouvelles du " prunier
damson " qui décidément se faisait très vieux. Il n'avait presque
rien donné cette année. Mais ni elle ni Father Perfect ne pou-
vaient se décider à le remplacer par un jeune arbre, en souvenir
des milliers de petits pots de confitures qu'ils en avaient tirés
et dont il s'en trouvait encore dans la réserve. Une parabole
dans l'Evangile, rappelait-elle à ce propos, lui avait toujours
paru incompatible avec la bonté du Seigneur, celle du figuier
stérile abattu alors qu'il avait fait son possible tout de même,
quelle injustice! A la toute fin de sa lettre, Esther en venait
à aborder justement l e a question de Dieu et de ses mystérieux
dessins sur nous et le monde. Mais , comme elle en était mainte-
nant au bout de son dernier feuillet, elle enroulait sa phrase
finale autour du texte presque sans marge, en une mince ligne se
rétrécissant, s a e faufilant, se tortillant dans les interstices
pour aboutir tout en haut, par-dessus d'autres mots déjà tracés,
parmi lesquels je finissais par r é pérer, à la longue loupe , la signatu-
re d'Esther. Ce qu'elle pensait toutefois de Dieu , dans ses let-
tres , tout au moins, je ne suis jamais parvenue vraiment à le
déchiffrer. Je suis restée avec le curieux sentiment , qu'en dépit
de sa foi, elle-même, quand elle en venait à vouloir y faire de la
clarté, ^ elle se découvrait confuse et empêtrée.


[crochet] A travers les champs d'en arrière qui jouxtaient le pe-
tit verger où nous prenions le thé, Esther m'avait enseigné un
autre raccourci par lequel gagner une route vicinale où passait,
une fois l'heure, un autobus desservant les petites villes avoi-

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sinantes. J'allai ainsi de moi-même à Walthamstow, puis à
Waltham Cross où je découvris, sous son toit à fine colonnade,
une réplique exacte de la croix de Charing Cross , et , du reste,
des neuf autres élevées par Edouard I , à la mémoire d'Eleanor de
Castille, "sa chère Reine" dont il ramena la dépouille à travers
l'Angleterre, commémorant d'une de ces croix la chaque halte du cortège
funèbre , pour la nuit; à Lincoln, Granthan, Stamford, Diddington,
Northampton, Stoney, Shatford, Dunstable, St-Albans, Waltham,
Tottenham et enfin Charing Cross, le mot Charing étant, selon
une interprétation que j'avais entendue à Londres, une déforma-
tion de "Chère Reine".


Seule aussi, je me r[illis.] e ndis à Waltham Abbey. La vieille,
vieille église était déserte quand j'y entrai. Je m'y assis et
demeurai des heures, sous les voûtes basses, dans un apaisement
comme je n'en ai pas ressenti , même pas dans les douces vieilles la pénombre séculaire des
églises nefs nefs romanes en Provence. Ici, quelque chose de plus âgé en-
core, de plus fruste aussi et de plus naïf , à la recherche de Dieu ,
m'étreignait le coeur, mais sans lui faire de mal, le rassurant au contraire
contraire. Finalement je courus à Beechwood contempler les su-
perbes hêtres sur lesquels Tennyson avait peut-être un jour levé
un regard rêveur.


Ainsi passait le temps , si bien rempli et si heureux que
je ne le voyais pas passer.


Dès mon retour de Londres, j'avais conclu avec Esther
une sorte d'entente au sujet du prix de ma pension. Je lui avais
dit combien que j'étais presque au bout de mon argent, et que je ne
pouvais guère lui offrir plus d'une livre et quelques schillings

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par semaine. Pouvait-elle me garder pour ce prix ridicule? Si
jamais plus tard cela m'était possible, m'étais-je engagée, bien
loin de croire que cette promesse , j'allais pouvoir la tenir, je
doublerai s et triplerai s cette somme.
— Bien sûr, m'avait dit Esther. Une guinée suffi[flèche] sai t
amplement pour la nourriture et l'éclairage dont vous n'abusez
pas. Et même si vous n'aviez rien à offrir, vous pourriez rester
et nous nous tirerions d'affaire. Après tout, Père pourrait
prendre des lièvres au collet. Il aurait des oeufs en échange
des champignons de la forêt. Et là où l'on peut se en nourrir deux,
ou peut toujours se en nourrir trois.


Et le temps continuait à s'écouler dans une telle dou-
ceur que je me surprenais à penser que je ne pouvais pas être
dans la vraie vie[flèche] courante , mais dans quelque représentation rêveuse des
choses telles que je les avais inconsciemment souhaitées. Parfois me
transperçait encore , pourtant, me pénétrait violemment le souvenir des jours
heureux et des jours torturants que j'avais connus avec Stephen.
Celui des jours heureux qui me faisait peut-être le plus mal.
Ainsi donc, me disais-je , avec une certaine naïveté, le bonheur
prépare sa place au malheur. Or cette peine que j'avais jugé un
instant si grande, elle m'était enlevée parce que je retrouvais
en moi l'élan, le plaisir de raconter. Ou parce que me frappait
tout à coup , en plein coeur, la splendeur des downs telle que je
ne l'avais pas bien vue un instant seulement auparavant.


Je ne devais pas avoir tout à fait rompu avec mes études
d'art dramatique, tout au moins avec mes cours chez madame Gachet,
car je crois me rappeler que je me rendais à Londre environ une

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fois par semaine et , qu'au retour , j'allais clamer en forêt des
vers de Racine et des tirades de Molière. Au lieu de tombes,
lorsque je m'arrêtais enfin et jetais les yeux sur ce qui m'en-
tourait, c'étaient d'immenses arbres noueux que mon regard ren-
contrait, tout étonné de ce qui semblait , de leur part, un sévère
jugement de mon comportement.


Un jour, de sa maison , voisine de Century Cottage,
Mrs Stone, la postière, me cria: "A letter from Canada for you
dearie Et elle vint me la tendre par-dessus la palissade qui
séparait les deux propriétés.


Elle était de ma mère. Aussitôt en reconnaissant son
écriture, je me mis à trembler. Je tremblais à la réception de
chacune de ses lettres, non parce que je craignais d'y lire des
reproches ou des plaintes — elle ne m'en adressa jamais — mais
parce que la seule vue de son écriture suffisait à ouvrir en moi
un passage au souvenir de la douleur dont j'étais l'aboutissement ,
et de laquelle dont il me semblait que je n'avais pas le droit de m'en me
tirer moi seulement. Ainsi je m'y sentais condamnée comme à un
devoir.


ici [crochet] J'ouvris en toute hâte sa lettre. Cette fois, maman
n'arrivait pas à me cacher tout à fait l'anxiété que je lui cau-
sais. Qu'étais-je donc allée chercher dans ce petit village de
rien du tout? me demandait-elle. Etais-je découragée? Ou tout
à fait au bout de mon argent? Ah, si seulement elle en avait un
peu à m'envoyer. ! .. .


Sa lettre lue et relue, je levai les yeux dans le vague
et, tout à coup, par une sorte de miracle , j'imagine, comme il s'en

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accomplit malgré tout plus souvent qu'on ne pense dans le quoti-
dien, je vis véritablement ma mère , à l'autre bout du monde, [illis.] ma mère
assise à une table de bois, la bouteille d'encre à sa portée,
ses lunettes tombées sur le nez, qui m'écrivait, et son visage
marquai n t la souffrance de ne pouvoir m'aider et le désir infini
de ne pas au moins m'accabler. Alors la honte d'avoir pu être
heureuse alors qu'elle était si triste , m'accabla. Je m'en allai
à pas lents, entre les grands arbres qui m'avaient hier vue ges-
ticuler pour , cette fois, pleurer en silence . au milieu de leurs
fûts sombres.


Que je mettais donc de temps à me faire à ma nature —
ou était-ce à la vie elle-même? — un jour , chant et délivrance,
le lendemain , tourment et détresse!


Peu de temps après, la postière me cria par-dessus la
palissade:
— Another letter for you, dearie! This time from
Paris. My, but you are popular!


Cette lettre-là contenait de quoi me faire sauter:
un chèque et trois lignes qui m'électrisèrent. Le premier de mes
articles était accepté — pour une publication prochaine — et les
deux autres allaient également l'être sous peu. Je crus que j'al-
lais mourir d'émotion. Je ne pense pas m'être jamais ensuite au-
tant senti e écrivain connu et reconnu que ce jour-là dans la cou-
rette aux pissenlits. Je courus agiter le chèque sous les yeux
d'Esther, et je pense avoir été vexée qu'elle ne se montrât pas
aussi folle que moi d'excitation. La somme n'était pas bien gran-
de, faisant environ cinq dollars. Mais jamais aucune de celles

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que je recevrais plus tard ne m'apparaîtraît aussi fabuleuse et
surtout n'arriverait aussi à point. Faute d'êtres humains autour
de moi pour apprécier l'étendue de ma gloire, je m'en fus dans
la forêt tourner, chantonner, essayer peut-être une cabriole en-
tre les arbres austères. Je pense bien avoir une fois pour toutes
compris ce jour-là que, de tout ce qui peut nous arriver, le tri-
omphe est le plus difficile à endurer quand on est seul. Privé
de témoins, il s'écrase presque aussitôt. se dégonfle sans tarder.


C'est vers ce temps heureux , si je me souviens bien,
que commença pourtant à pénétrer dans Century Cottage, si bien
à l'abri du monde, la menace d'une deuxième Guerre Mondiale.


Un soir, Father Perfect rentra de sa tournée un forêt,
la mine grave. Il avait parlé avec le garde-chasse et avec le
seigneur, également croisé en route. Tous deux étaient du même
avis: la guerre semblait imminente. De jour en jour croissaient
les demandes d'Hitler et les alliés n'allaient plus [flèche] longtemps y
souscrire longtemps .


Avant le thé, ce soir-là, au fond du petit jardin
qu' i embaumai[flèche] en t très fort le thym et le romarin, Father Perfect,
la voix brisée, implora le Seigneur d'éloigner des hommes c l e fléau
du monde, de la guerre, qui lui avait pris , à lui, dear Lord, our
John, my only son, gone away from us so soon. ! .. . so soon. ! .. . Alors ,
s'éleva tout proche, peut-être du vieux damson, s'éleva un chant d'oiseau
si pur, si délicat, qu'il ne pouvait qu'ajouter à la peine d'un
coeur broyé. Cherchant à se cacher , de la main , [flèche] le visage , de la main , , Esther
pleura, en silence , par cette tendre soirée d'été.

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Mais , , le lendemain, le soleil se leva pour éclairer une
journée d'une beauté radieuse. Tout ruisselait de lumière, les
ifs taillés auprès de l'église, les herbes des premières pentes
de la plaine ondulante, la ligne frémissante des peupliers aux
abords du vieux petit château. Nous ne croyions déjà plus la
guerre possible.
— In such a beautiful world, it cannot be, décréta
Esther. God will not have it.


En tout cas, nous deux allions profiter de cette jour-
née sans pareille pour courir enfin, apportant nos sandwiches,
car c'était loin, jusqu'à Copped Hall dont les jardins — entre-
tenus depuis des siècles , longtemps après qu'eut disparu, au
milieu d'eux, le château d'Henri VIII — devaient être à leur
plus magnifique.


C'était de ce fameux Copped Hall, m'apprit Esther comme
nous y trottions , que, selon une légende, l'affreux homme aurait
impatiemment attendu l'arrivée du messager venu à toute bride
l'assurer que la pauvre Anne — Dieu aie son âme! — avait bel
et bien eu la tête tranchée. Et maintenant, comme nous l' avons
pu[flèche] le reconnaître avec une certaine stupeur, dans ce lieu depuis
lors inhabité sauf du souvenir sanglant, fleurissaient les plus
belles roses peut-être du Royaume.


Ainsi donc, malgré les rumeurs de guerre s'amplifiant
de jour en jour, malgré de lancinants souvenirs qui me venaient
parfois, rien n'était parvenu à rompre l'enchantement dans le-
quel je vivais depuis plusieurs semaines, comme si toute la terre
s'était arrêtée de souffrir à quelque distance de moi, lorsque,

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de ma fenêtre, un matin, proche déjà sur la route, je vis venir
Stephen.

Image XIII


Il avait dû, tout comme moi la première fois , prendre ,
à partir de Wake Arms , la longue route en forêt qui passait par
chez Felicity, car il paraissait las et souffrir de alourdi par la chaleur
qui, à l'approche de midi, se faisait accablante. En plus, De surcroît, lui ,
qui détestait porter des paquets , en était encombré jusqu'au cou, . qui Ils Ils
manifestement à mon intention. [semblaient] semblaient m'être destinés. Parmi ces boîtes et [ces] sacs prove-
nant apparemment de confiseries et pâtisseries, il tenait mala-
droitement une petite gerbe de fleurs à moitié écrasée par ses
autres paquets.


Egalement t T out comme moi quand j'étais arrivée à
Upshire pour la première fois, il cherchait des yeux, au-dessus
de la porte des cottages, leur nom , seul à les identifier.


Il arriva à notre barrière, y posa ses bras pleins de
paquets pour reprendre haleine. Il avait eu auparavant comme
un souvenir [sourire] sourire ou plutôt un éclat des yeux à l'endroit du petit
jardin ex[flèche] h ubérant. Maintenant il paraissait parti au loin dans
ses pensées.


D'où je me tenais, j'avais directement sous les yeux
son visage, alors que lui ne se savait pas observé. Et comme
il arrive presque toujours en pareil cas, je voyais ce que je
n'aurais jamais pu voir autrement. Il me sembla même un moment
que ce n'était pas le visage de Stephen que je tenais ainsi sous
mon regard tellement il me livrait d'expressions que je ne lui

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connaissais pas. J'y vis naître de la tristesse, peut-être à la
pensée qu'il m'avait perdue, peut-être pour une tout autre raison,
comment savoir ! [flèche] ? J'y vis de l'irrésolution , chez lui que j'avais
toujours connu si volontaire, et même peut-être une sorte d'amer
et poignant regret. J'aurais voulu l'avertir que je le voyais à
? | nu et ne pouvait s plus le supporter , et mais je n'y parvenait s pas à cause
même du saisissement que j'éprouvais à le voir en quelque sorte
livré à moi. Il me paraissait amaigri, presque épuisé, lui si
étincelant
toujours de vitalité. Mais ce qui me causa encore
plus d'étonnement, ce fut de découvrir ce qu'était devenu mon
propre d'étonnement, ce fut de découvrir ce qu'était devenu mon
propre sentiment à son égard. En ce moment où je l'épiais , pour
ainsi dire, de la fenêtre, il n'y avait plus guère en moi de
cette attirance pathétique qui nous avait fait lans nous lancer, à
travers le salon de Lady Frances, des appels d'êtres traqués.
Mais il n'existait plus trace non plus du si dur ressentiment
que j'avais eu envers lui. Il me parut que ce que j'éprouvais
à présent pour lui, c'était de la compassion, du regret qu'il
eût souffert à cause de moi, une toute nouvelle indulgence, le
commencement enfin [flèche] peut-être de la tendresse , enfin . Dans mon all é ge-
ment de trouver en moi ce sentiment meilleur, j'avançai la tête
hors de la fenêtre et le saluai joyeusement:
— Stephen! Hello, there!


- Il leva le visage. Un rayonnement si magnifique
en émana qu'il devint aussi beau à mes yeux que les downs sur
lesquels il s'inscrivait se détachait .


Je descendis à la course l'enserrer dans mes bras, lui
et ses paquets mal ficelés. Nos premiers baisers furent doux et

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reconnaissants. Il n'en revenait pas du de bonheur que je l'accueil-
le si bien tout de suite , et moi de même qu'il fusse fût si heureux de
me retrouver.


Je le débarrassai d'une partie de ses paquets et l'en-
traîna i par la main , à travers la maison, à la recherche d'Esther.
Nous l'avons dénichée, qui lavait des légumes , dans le petit ré-
duit à l'arrière de la cuisine, qu'elle appelait the scullery,
destiné aux travaux ménagers qui eussent trop sali ailleurs. Je
lui avais dit un jour: "A quoi bon? Il faudra bien le nettoyer
lui aussi..." Et elle avait répondu: " I saw How right! It's most
annoying h[a] o w often you are right!"


Stephen lui plut aussitôt. Je le vis à la tendresse
de son sourire, au pétillement de ses yeux gris vert. Et lui,
je pense bien, aima , dès ce jour et presqu'à l'adoration , la
douce vieille fille qui lui rappelait, m'avoua-t-il, une de ses
chères grand-tantes d'Ukraine dont il avait un petit portrait ne qui ne
le quitta n i t jamais.


Au bout d'un moment, elle pourtant toujours si naturel-
le, se dit intimidée de se montrer à la visite en tablier de mé-
nage, et nous envoya tous deux au jardin, pour lui donner le
temps, dit-elle, d'en finir avec ses légumes et de se nettoyer
un peu elle-même. " Mais revenez pour le lunch, rappela-t-elle,
dans une heure, une heure et demie au plus tard."


En si peu de temps, elle s'était passé une robe fraîche,
avait refait ses bandeaux légers, fleuri la table avec soin, y
apportant comme nous entrions un odorant gigot d'agneau à la menthe
comme je n'en ai mangé que chez elle.

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Le lunch fut enjoué. Father Perfect vint serrer la main
de Stephen avec la même spontanéité bienveillante qu'il avait eue
pour m'accueillir. Il lui demanda des nouvelles du monde, du
pays, de Londres, avec déférence, comme à quelqu'un de bien au
courant et qui avait sûrement des vues intelligentes sur ces su-
jets. Innocemment, lui et Esther se réjouissaient de me décou-
vrir moins seule au monde que j'avais pu leur paraître, et leurs
yeux ne cessaient de se porter de moi à Stephen, de Stephen à
moi , comme pour essayer de me faire comprendre qu'ils approuvaient
mon choix. Sans doute il était facile à Stephen, enjôleur, char-
meur comme il savait se montrer, de conquérir ces deux êtres.
Cependant, ce jour-là, une affection vraie , plus que le talent , je je pense,
lui inspira , je pense, comment plaire dans cette maison.


A la fin du repas, passant devant le vieil harmonium
au fond de la salle, il en effleura des les touches , puis s'assit sur
le banc et, actionnant des pieds les pédales au feutre usé, il se
prit à exécuter à la lecture l'hymne qu'il avait sous les yeux
dans le livre ouvert sur le porte-musique. Je connaissais bien
ce chant naïf. L'avant-midi, les cheveux enveloppés d'une ser-
viette pour les protéger de la poussière, Esther, tout en se li-
vrant à son dusting, le chantonnait et allait à tout instant à
l'harmonium retrouver le ton, car elle le perdait facilement.
J'entendais bien tout cela de ma chambre. Or voici que de sa
place à table, elle souriait et bientôt joignit sa voix, comme
sans s'en apercevoir, à celle de Stephen. Father Perfect avait
fermé les yeux pour mieux apprécier cet instant qui devait lui
paraître ineffable. Et moi, je croyais rêver en entendant ces

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deux voix, l'une de piété et de ferveur, l'autre sincère peut-être pour
l'instant , sincère, chanter ensemble:


The cows... i - i - n ... the meadows ...[crochet] ital.


The sheeps... i - i - n ... the pasture ...


God is ... i - i - n ... his heaven ...


All's right w - i - th... the world ...


Brusquement Stephen cessa le chant pieux. Ses mains
semblèrent aller à la recherche d'un air qui lui était venu à la
mémoire. Soudain, dans cette pièce chaude et simple, jaillit le
splendide et lugubre Chant du Destin. Un frisson me glaça les
épaules. J'eus le pressentiment de malheurs à venir, immenses,
insondables, sans visage à quoi j'eusse pu les reconnaître. Mon
trouble passa. Stephen avait entamé un autre air, celui- ci vif
et plaisant malgré la solennité de l'instrument , et c'était drôle
d'entendre l'harmonium possessif poussif rendre des sons presque entraî-
nants. Guinevere affolée par tous ces bruits avait couru se tapir
sous une vieille armoire. Et Father Perfect avait cette fois aux
yeux des larmes de rire. Stephen passa les jambes d'un preste
mouvement par-dessus le banc et tourna vers nous un visage souriant.
— Par un si bel après-midi, vous deux devriez mainte-
nant vous hâter d'aller vous promener dans la forêt, proposa Esther.


Les yeux de Stephen me lancèrent leur éclat de feu.
Je baissai le visage, tellement il me semblait imposs[flèche] a ible que
leur expression eût ait pu échapper à Esther. Mais son bon coeur pre-
nant le dessus, Stephen s'offrit à laver d'abord toute la vaissel-
le pendant qu'Esther et moi irions au jardin.
— Ce serait bien le comble , dit-elle, — que vous soyez

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venu de Londres pour passer le plus beau de la journée à récurer
des casseroles. Allez chercher plutôt la fraîcheur des arbres.


Moi, j'avais ma petite idée en tête et pensai que le
moment était venu de montrer à Stephen ma première nouvelle ter-
minée et surtout le chèque reçu de Paris.


Quand je le lui eu s mis sous les yeux il manifesta une
exaltation presque plus grande que n'avait été la mienne. Ce
chèque, me dit-il, était à conserver à jamais, qui il marquait mon
entrée dans la vie littéraire. Il se chargeait, si je le vou-
lais, de le faire encadrer.
— Es-tu fou! Moi qui ai besoin de cet argent pour
mille choses. Et d'abord pour des chaussures si je ne dois pas
bientôt aller pieds nus.


Il se calma un peu, encore attristé tout de même à la
pensée que ce chèque mémorable allait finir banalement comme
tous les autres en argent qui lui aussi disparaîtrait sans lais-
ser de trace.


Je tirai alors mon manuscrit de sous mon bras en lui
disant que j'avais mieux à lui montrer, et tel était mon avide
besoin de recueillier enfin une opinion sur mon travail que j'en
tremblais, je pense bien, d'effroi et d'espoir.


Stephen me prit le manuscrit des mains, en parcourut
quelques lignes, et se montra aussitôt plus enthousiaste encore
qu'il ne l'avait été à la vue du chèque.


Esther nous offrit de nous installer dans le parlor
où nous serions au frais pour travailler, le soleil ayant tour-
né maintenant à l'arrière de la maison. Nous sommes entrés un

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peu contraints dans cette pièce pour ainsi dire religieusement
gardée. Mais il y faisait bon en effet, le petit salon, la sa fe-
nêtre grande ouverte, se trouvant de plein pied avec le jardin
parfumé d'en avant. Nous avons débarrassé une table de ses
photos et reliques et nous y sommes installés, nos chaises côte
à côte, pour lire ensemble mon manuscrit.


D'abord Stephen chercha à m'embrasser entre chaque
phrase, puis , bientôt pris par l'histoire, il m'oublia en faveur
de ce que j'avais accompli, et j'en fus rendue heureuse comme
jamais encore je ne l'avais été par lui.


Il lisait à voix haute, crayon en main, corrigeant en
passant les fautes de frappe et, bientôt, avec ma permission,
mes fautes de grammaire ou d'inadvertance. Je savais qu'il
connaissait admirablement le français, comme d'ailleurs plusieurs
langues, mais pas au point de pouvoir relever dès une première
lecture toutes sortes de petites fautes et jusqu'à des expres-
sions maladroites pour lesquelles il proposait un substitut si
bien en accord avec mon texte que j'en étais contente comme si
je l'avais moi-même trouvé.


Il en vint à me faire remarquer que j'employais vrai-
ment beaucoup trop d'adjectifs. Le substantif, selon lui, étant
le terme fort de la phrase, il pouvait se dispenser, lorsqu'il
était adéquat , de tout qualificatif. J'étais loin de penser en
ce moment que c'est en rédigeant ses tracts de style rude et per-
cutant qu'il avait acquis une manière d'écrire tout à l'opposé
de la mienne. Mais je fus tellement subjuguée ce jour-là par
son point de vue que je devais m'appliquer longtemps à bannir

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presque tout adjectif de mes écrits. Jusqu'au jour où je m'a-
perçus que j'asséchais mon écriture, l'adjectif bien
employé , étant ce qui donn ait e e à la phrase sa vibration, son
prolongement intérieur.


Stephen ne suspendait pas sa lecture que pour me
proposer des corrections. Bien plus souvent, c'était pour
s'écrier avec une fierté de moi qui me soulevait comme sur une
haute vague: "C'est très bien, très bien!" Il ajouta sur le
ton de quelqu'un qui aperçoit une part de l'avenir, tout comme
une fois [flèche] l'avait dit Bohdan une fois : "Tu as vraiment du talent. Tu
écriras sûrement un jour quelque chose de remarquable..." Et
je le crus alors , tellement sa confiance en moi m'en mettait
dans le coeur envers moi-même.


Plus tard, je devais m'apercevoir que ce qu'il avait
le plus loué en moi, ce n'était peut-être pas mon meilleur mais
plutôt ce que j'avais de moins bon, de facile, un côté piquant
mais sans dépour[vu] de prolongement, un ton un peu folâtre, une légère ten-
dance à la caricature, toutes choses dont je m'appliquerais à
me départir. Quelle répercussion immense n'en devait pas moins
avoir sur ma vie cette heure de travail dans le petit parloir
vieillot, au cri intermittent d'un grillon proche, parmi les
hautes fleurs qui semblaient presque entrer dans la pièce. J'y
découvrais le bonheur de travailler à deux à une tâche que les
deux aiment également , et qu'il n'y a pas de plus grand bonheur . que celui-là.
Qu'étaient en effet les caresses des yeux et des mains, presque
les mêmes chez tous les amoureux, auprès de la rencontre de ce
qu'il y a en nous de plus intime et qui se garde le plus farou-

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chement? Je pense aussi avoir été infiniment consolée par le
sentiment que, toute solitaire qu'était que fût ma voie, il ne serait
pas tout à fait impossible, à l'occasion, d'avoir quelqu'un avec
qui faire , au moins un bout de route. Nous n'avons jamais été
aussi unis, Stephen et moi, qu'à l'heure où nous nous étions
apparemment oubliés l'un l'autre au profit du but à atteindre.
Les yeux brillants de tout e e autre chose que du désir, Stephen
n'arrêtait plus de m'encourager: "Tu es vraiment douée. Tu
verras, tu seras un jour un auteur connu..." Je riais pour faire
semblant de ne pas le croire et aussi parce que je trouvais qu'il
exagérait. Mais j'étais enhardie par son approbation à vouloir
faire cent fois mieux pour la mériter davantage.


Vers trois heures trente, Esther vint nous chasser
presque de force au dehors , disant que c'était un crime de res-
ter à nos gribouillages alors que l'après-midi d'été nous appe-
lait de toute sa ferveur.


D'abord nous sommes restés sagement à nous promener
d'un bout à l'autre du village, mais j'eus vite montré à Stephen
le peu qu'il y avait à y voir. Il faisait très chaud sur la
route. Près de l'entrée du domaine seigneurial s'amorçait un
sentier qui après un assez long détour en forêt revenait , en ar-
rière du village, pour aboutir presque dans les champs rejoignant
le petit verger d'Esther. C'était par là que j'étais allée, entre
les arbres insensibles, pleurer sur la déchirante lettre de ma
mère. C'était par là que j'étais allée crier mon triomphe qui
avait si vite tourné en une sorte de creux. Stephen m'y invita

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du regard. Je résistai, proposant que nous allions à Northam Walt ham
Abbey. Nous en avions encore le temps avant le thé, et vraiment,
lui dis-je, la visite en valait la peine.
— Une autre fois, plaida-t-il.


Je m'engageai avec lui dans le sentier en forêt. Il
y faisait bon et frais. J'essayais de me rappeler le mal que
m'avait fait Stephen, j'essayais de me souvenir d'avoir pourtant
découvert que, si de la chair découle parfois du bonheur, il en
découle sûrement tout le malheur possible. Mais Stephen avait
réussi à m'inspirer aujourd'hui une telle confiance en ses sen-
timents qu'il me semblait impossible d'en douter jamais.


Il prit ma main. Il enlaça ses doigts aux miens.
Tout ce que j'avais connu de triste, de désespérant dans l'amour
humain s'effaça de mon esprit. Nous sommes parvenus entre les
plus vieux arbres. Sous leurs gestes figés dans la pénombre,
soudain nous étions enlacés à nous étreindre comme si nous étions
les seuls êtres de notre espèce à être restés ensemble sur la
t T erre.


Tout sembla avoir changé à l'heure du thé. Des pâtu-
rages , , au bas de notre verger, qui s'étendaient en direction de
Walthamstow, s'éleva une buée presque froide. Esther ramena plus
étroitement autour d'elle le chandail qu'elle avait jeté sur ses
épaules en sortant. "Ce sera bientôt la fin de l'été, dit-elle ,
avec une mélancolie que je ne lui connaissais pas, tout en par-
courant des yeux , avec amour, le paysage environnant. " Il a été
si splendide. Nous devrions rendre grâce de l'avoir eu en partage,

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et pourtant, bientôt, nous allons plutôt nous plaindre de ce qu'il
nous a été enlevé."


Elle songea alors à nous demander si nous avions fait
une belle promenade. Les yeux de Stephen en se posant sur moi
brillèrent d'une telle manière qu'il ne pouvait plus être possi-
ble à Esther d'un ignorer le sens. Elle abaissa son visage qui
se colora légèrement. Son expression n'était pas de blâme. Je
crois qu'elle était plutôt inquiète à mon endroit, et elle devait
m'avouer plus tard qu'elle avait en effet éprouvé très fortement
en ce moment même le sentiment que Stephen et moi allions nous
causer beaucoup de mal l'un à l'autre.


Même Father Perfect, si vivant et loquace à l'heure du
lunch, nous parut accablé. Il se pencha vers Stephen et lui de-
manda s'il était vrai que les nations en étaient encore une fois
à s'armer et à se préparer à s'entretuer. Etait-il possible qu'elles
fussent sur le point de recommencer les tueries de la Première
Guerre Mondiale?


Stephen aussi changea de visage. Je ne lui avais ja-
mais vu avant, sauf lorsqu'il m'avait pour la première fois avoué
ses activités politiques clandestines, cet air soucieux et ravagé
bien au-delà de son âge. Et je ne pus m'empêcher de penser alors
qu'il devait être souvent malheureux et ni de le plaindre plus que
je ne m'étais trouvée moi-même à plaindre par sa faute.
— Oui, l'entendis-je répondre au vieillard, la guerre
est possible. En tout cas, les Allemands s'arment en conséquence.
Quant aux alliés, la tête sans le sable, ils feignent d'ignorer
le danger, ce qui ne peut mieux faire l'affaire , aujourd'hui d'Hitler, , aujourd'hui,

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demain sans doute de Staline.
— Hitler, Staline, murmura le vieillard[,] . , s S s ont-ils donc
si mauvais? N'ont-ils pas un bon côté par lequel on pourrait les
atteindre? Dans toute ma vie je n'ai connu personne chez qui il
n'y avait pas accès au coeur, si on le cherchait. Hitler, Sta-
line ... et cet autre dont on dit aussi du mal ... Mussolini ...
est-ce cela? n N e pourrait-on pas en venir à une entente avec eux?


Les yeux de couleur pervenche, dans ce vieux visage,
n'avaient jamais autant évoqué deux fleurettes ingénues poussées
sur une terre craquelée.


Stephen sourit à leur innocent appel et fit effort pour
rassurer maintenant le vieil homme. Les jeux n'étaient pas encore
entièrement faits, dit-il. Les choses pouvaient encore s'arranger
et la menace de guerre s'éloigner, du moins pour quelque temps.

Prompt à s'affliger, Father Perfect le fut tout autant
à se remettre, et bientôt nous l'avons entendu parler avec affec-
tion de son vieux damson, on avait pensé l'abattre à l'automne,
mais on allait le garder encore, ce jeune vieux compagnon de leur
vie, et les oiseaux qui l'aimaient reviendraient de nouveau y faire
leur nid.


A plusieurs reprises, j'avais vu Stephen jeter un coup
d'oeil hâtif à sa montre. Il se leva d'un bond et annonça qu'il
devait partir sur-le-champ s'il ne devait pas rater le dernier au-
tobus pour Londres.


Esther lui offrit pour la nuit le sofa du parloir, étroit
et plutôt dur, mais elle l'offrait de bon coeur s'il pensait pou-
voir y dormir. Stephen dit que rien ne lui plairait autant que de

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passer la nuit dans la bonne odeur du jardin, bercé par le chant
du grillon qu'il aimait mieux qu'aucune musique, mais des affai-
res pressantes le rappelaient à Londres où il lui faudrait se
trouver demain à la première heure.


Esther me consulta du regard et me demanda si je ne
trouvais pas que ce serait une bonne idée d'aller avec Stephen
jusqu'au bout du village lui indiquer le raccourci par lequel il
pourrait gagner Wake Arms en moins d'un quart d'heure, lui évitant
de faire le grand tour par chez Felicity, tout au long dans la
forêt qui allait bientôt être sombre et inquiétante. Je pense
qu'elle voulait nous assurer l'occasion d'être seuls tous deux
quelques moments encore, ayant le sentiment que nous avions quel-
que sujet important à régler entre nous. Qu'elle eût eu alors
une si juste intuition des choses longtemps me hanta.


En traversant le petit jardin devant la maison, Stephen
se pencha, cueillit , parmi les plus petites , une fleur bleue qu'il
mit à sa boutonnière.


Le village reposait dans une paix totale. Sans doute
les voix des buveurs au pub s'étaient tues ensemble comme cela
arrivait quelquefois. Nous avancions, la main dans la main, sans
faire nous-mêmes de bruit, dans une pénombre d'un bleu doux qui
se fonçait , un peu plus loin, au-dessus des downs.


Tout à coup je m'avisai de demander à Stephen comment
il avait pu me retrouver.
— Est-ce Gladys qui t'a donné mon adresse, ? à qui je Je le lui
l' avais pourtant interdit ? . .


C'était bien plus simple, dit Stephen. Il n'avait eu

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qu'à s'informer à la Maison du Canada, par les soins de laquelle
je faisais suivre une partie de mon courrier.


Nous avons dû rire de nous-mêmes assez fort, j'imagine,
car je me rappelle encore le son de notre gaieté résonnant incon-
grûment dans l'austère silence d'Upshire


Pourtant, aussitôt passé cet accès de gaieté, l'angoisse
nous envahit. Stephen se tourna vers moi comme nous passions sous
un des réverbères à l'éclairage falot. Il me sais[flèche] a it aux poignets.
Son visage était défait.
— Pars, me dit-il. Quitte l'Angleterre. Retourne au
Canada. Je n'ai pas voulu en parler à fond devant Esther et le
vieillard trop émotif, mais je ne vois pas comment nous allons
éviter la guerre. Elle est presque certaine, et pour très bientôt.

— Mais toi?
— Ah moi! Encore citoyen canadien, je risque fort
d'être enrôlé tôt ou tard dans l'Armée C c anadienne pour combattre
l'Allemagne. Je m'enfui[flèche] e rai s avant s'il le faut, car un jour ou
l'autre, tu verras, Staline plus encore qu'Hitler sera l'ennemi à
détruire. Ils feront peut-être entre eux un semblant de pacte ,
pour le rompre certainement peu après. Et , quoique je ne sois
pas l'ami des nazis, je le suis encore moins des bolchéviques.
Alors, s'il y a guerre entre ces deux camps, je ne serai pas pour
les Soviets mais, malgré tout, avec Hitler qui, pour servir ses
desseins et mettre l'Ukraine de son côté, concédera des garanties
de liberté à mon malheureux pays.

— Tu ferais confiance à Hitler?
— Pour un temps du moins — ou je ferai semblant. Il

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nous armera contre les Russes. C'est commencé d'ailleurs. Ces
armes nous serviront ensuite à nous libérer également des nazis.


Je l'écoutais, replongée dans l' h orreur et l'aversion
qu'il m'avait inspirées quand sur ce banc du petit square à pei-
ne éclairé , il m'avait pour la première fois dévoilé son militan-
tisme. Le choc cette fois était pire encore. Il me surprenait
dans la ma confiance revenue, après que j' eusse eus été recapturée à
neuf. Ainsi il était venu me jouer le jeu de la passion, ai-je
pensé dans ma trop grande indignation, alors qu'il n'en a jamais
éprouvé que pour une folle utopie. Je considérai sans pitié son
visage ravagé. Je lui lançai:
— Tu pourrais même, je suppose, te livrer au terro-
risme.


Ses yeux flambèrent d'une courte flamme sauvage.
— S'il le fallait... peut-être... oui... Les miens
depuis des siècles ont vraiment trop souffert .


Mais il me voulait moi aussi et plaida pour que je lui
garde encore ma confiance... jusqu'au jour où, si cette mêlée
sanglante ne s'achevait pas en A a pocalypse, il remuerait ciel et
terre pour me retrouver, n'ayant plus alors en tête que de vivre
heureux avec moi.


Pour toute réponse, je lui signifiai que , s'il ne par-
tait pas bientôt , il allait manquer son autobus et peut-être,
demain, son alliance avec les nazis.


Ses yeux me lancèrent un blâme douloureux.


Je l'accompagnai quelques pas encore sans plus lui par-
ler. A cette minute, je croyais vraiment le haïr et ne devoir

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jamais cess é er de le haïr. Je lui indiquai d'un geste bref le dé-
part du sentier qui longeait le mur domaine seigneurial.


Il s'y engagea. Il se retourna plusieurs fois en le-
vant chaque fois la main vers moi qui restait s immobile à le re-
garder s'en aller de ma vie. Je perdis de vue sa silhouette dans
l'ombre tout à coup plus épaisse des arbres. Je restai un moment
à attendre je ne sais quoi. Je n'entendis plus son pas. Au bout
d'un moment, je l'imaginai atteignant le vaste labour qui m'avait
si mystérieusement consolée. Les premières étoiles, toutes pâles
encore, devaient briller un peu mieux là-bas au - dessus de cette
étendue à découvert. Stephen en avait-il aussi le coeur touché?
Ressentait-il encore la beauté du monde? Est-ce qu'il y aurait
place , par extraordinaire, dans un coeur d'homme pour une passion
politique dominante, des larmes, le rire et de l'attachement in-
compréhensible pour un bout de champ isolé en forêt? C'est cu-
rieux combien de fois dans ma vie je me suis demandé e si ce champ
que j'aimais tant ne me reliait pas de quelque manière et pour
toujours à Stephen, même si lui devait être à jamais perdu pour
moi.


Maintenant, , je pensai -je , ai-je pensé, il doit déboucher sur la route.
ll atteint Wake Arms. Il prend peut-être son autobus à l'instant
même. Enfin, c'était fini! Jamais plus, je le savais, je ne le
reverrais.

Image XIV


Il n'y avait plus à se le cacher: la guerre approchait.
On s'imaginait parfois entendre déjà son souffle d'horreur tra-
verser le ciel pourtant si serein de ces dernières semaines d'août.
David avait aussi obtenu mon adresse, peut-être également de la
Maison du Canada. Il m'envoya un mot, se disant inquiet à mon
sujet et m'invita[i] n t à venir prendre le lunch avec lui le surlende-
main. Lady Frances se faisait aussi du souci pour moi, écrivait-
il , et le chargeait de me faire savoir qu'à son avis je devrais
rentrer au Canada. Nous en reparlerions. Il me demandait de lui
téléphoner à l'Amirauté pour confirmer notre rendez-vous devant
le magasin Selfridge.


J'y étais à l'heure dite. Je portais ma robe de toile
bleu marine parsemée de fleurs blanches , que David avait déjà
vue , mais c'était la seule que je possédais qui puisse convenir à
une sortie avec lui. J'avais un petit sac à main de grosse paille,
également marine , et qui allait très bien avec ma robe. Pour com-
pléter mon ensemble, je venais de sacrifier presque mes les derniers
pennies de mon argent du mois à l'achat de fins souliers du même
bleu exactement, fait s de lanières de rafia entrecroisées et qui
allaient, sous la première grosse pluie, se détricoter pour ainsi
dire sous mes yeux, me laissant presque pieds nus en plein Oxford
street.


Je vis venir, pareil à mille gentlemen de la City à

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cette heure, un élégant et long monsieur en tweed discret, de
coupe parfaite, faisant sonner à coups légers sur le ciment du
trottoir le bout métallique de son parapluie roulé fin - fin - fin.
Je me demandai pour la centième fois dans ma vie ce que cet im-
peccable produit de la civilisation britannique pouvait bien voir
en moi. Mais qui sait si lui-même ne se posait pas la même ques-
tion à mon sujet. En tout cas, une camaraderie nous unissait qui
semblait satisfaire une part de nous-mêmes, car nous la retrou-
vions sans peine, avec son ton léger, ses reparties faciles, telle
que nous l'avions laissée quelques mois plus tôt.


En me repérant parmi la foule massée à l'entrée du ma-
gasin, il me salua d'un:
— Ah, I say, H h H ello, you dear!


Et il ne perdit pas une seconde à p our m'entra î ner vers un res-
taurant réputé, je me demande si ce ne fut pas au Trois-Pruniers,
à moins que le repas au Trois-Pruniers ne se situe à un autre mo-
ment, car de cette rencontre avec David, de même que sur de presque
tout ce qui se passa en ces semaines tourmentées, mes souvenirs
restent confus.


A peine étions-nous attablés qu'il me marqua à sa maniè-
re une vive sollicitude. Il m'avait fait venir à Londres pour me
revoir sûrement, dit-il, mais d'abord et avant tout pour m'amener
à me réserver immédiatement une place sur un bateau faisant route
pour le Canada. Les places allaient très vite être prises. Il
ne fallait pas courir le risque d'avoir à rentrer sur un transat-
lantique transformé en baraque à l'usage des troupes. Ou le ris-
que d'un torpillage en cours de route.

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En écoutant Davi s d , si mesuré dans ses propos, me parler
sur ce ton, je croyais rêver.
— Voyons, David, c'est un conte que vous me faites là.
Je viens tout juste de lire dans le journal qu'il n'y a aucune
raison de s'affoler.


Il se pencha pour me parler très bas.
— Ecoutez: la consi[g]ne est d'éviter à tout prix l'hys-
térie collective. Car si les Londoniens apprenaient à l'instant
combien ils sont vulnérables , ils perdraient la tête. Vous avez
vu dans le ciel de Londres ces ballons que nous avons fait suspen-
dre supposément pour servir de barrage aérien. Eh bien, ce pour-
rait être aussi bien des ballons de fête foraine, qu'un coup
d'épingle dégonflerait. La vérité est que nous n'avons pas un
seul canon antiaérien qui fonctionne, pas l'ombre d'une arme le
moindrement efficace pour nous protéger d'une attaque surprise.
Si elle survenait cette nuit, la ville pourrait être anéantie.


Le repas fin, le décor précieux, les cristaux étince-
lants, le maître d'hôtel attentif, le murmure des voix auquel se
mêlaient les paroles de David composaient une atmosphère brouil-
lée dans laquelle je me sentais m'enfoncer comme dans un brouil-
lard.
— Remarquez, me dit David, que je n'ai pas le droit,
faisant partie du personnel de l'Amirauté, de vous parler ce lan-
gage. La consi[gn] gn e est de rassurer la population à tout prix.
Mais je pense qu'il est de mon devoir de mettre en garde ceux qui du moins
peuvent du moins partir... et dont le sort m'importe... Je me
suis fait du mauvais sang pour vous, me reprocha-t-il , avec un

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bref sourire. De même que Lady Frances , qui me disait encore la der-
nière fois que je l'ai vue: "Il faut tâcher de rejoindre notre
jeune Canadienne française et l'engager à partir..."


J'éprouvai enfin assez vivement des du remords d'avoir
laissé sans nouvelles de moi des gens qui m'aimaient bien et qui
avaient pu s'imaginer le pire à mon sujet alors que j'étais avant
tout préoccupée, en évitant le moindre contact avec l'extérieur,
le moindre geste, de préserver le fragile enchantement qui me
tenait lieu de refuge — grave manquement de ma part envers les
autres et dont je devais maintes fois au cours de ma vie me ren-
dre coupable.


Nous avions à peine touché aux mets raffinés. David
hâta la fin du repas en avalant son café avant le dessert. En
autant que cela pouvait paraître chez lui, il était nerveux.
A la sortie, il s'excusa de ne pouvoir m'accompagner là où j'irais.
Il lui fallait rentrer au plus tôt à l'Amirauté. On y travaillait
nuit et jour de ce temps-ci. Et pour rien, me chuchota-t-il à
l'oreille. Pour éviter que la panique s'empare des gens et les
transforme en un pauvre troupeau livré à lui-même.


A son signe, un taxi s'était rangé [a] a u bord du trottoir.
Il y prit place, abaissa la vitre et me dit:
— Si jamais nous ne devions pas nous revoir, n'oubliez
pas de me laisser votre adresse dans votre pays.


Moi, pensant alors que si j'y retournais ce serait pour
retrouver le Manitoba, je lui dis, faisant allusion à la plaine et
m'efforçant au ton si souvent badin entre nous:
— If so, will you ever come to visit me in my steppes?

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Il me posa un léger baiser sur la joue. C'était le
premier qu'il me donnait.
— I shall come and sit on your steps.


Son taxi s'éloigna. Je remarquai enfin dans la foule
dense autour de moi l'air accablé, stupéfié de chacun. Je par-
tis de mon côté errer seule dans Londres.


A Hyde Park, on creusait des tranchées. A courte dis-
tance, on ne voyait pas les hommes qui y étaient enfoncés jus-
qu'à la tête, seulement leurs pelles rejetant à bout de bras des
paquets de glaise puisés loin sous les doux gazons les mieux
soignés du monde. Des mottes lourdes allaient parfois s'écraser
parmi des plate s -bandes fleuries. Les enfants s'amusaient de voir transformé en champ de guerre
le jardin où les amenaient promener leur nanny transformé en [flèche]
champ de guerre . Ils jouaient à se jeter, en guise de grenades,
des mottes au visage. Les adultes passaient silencieux, sans rien
voir. Maintenant j'étais toute attention à ce spectacle des plus
étranges de gens allant encore à leurs affaires , mais sans plus
y croire. En fait, toute la ville était comme sans regard. Cette
absence de regard était pire à voir qu'un regard douloureux qui
du moins est encore rattaché à la vie.


Dans Mayfair, comme ailleurs, comme partout où [l] j 'allai
cet te après-midi -là , je vis à chaque coin de rue des affiches destinées
à remonter le moral et aussi des flèches indiquant la direction du de
le plus proche [flèche] l' abri antiaérien le plus proche . Dans le ciel très beau, sans nuages,
exceptionnellement clair, je vis de ces ballons dont m'avait parlé
David , qui n'avaient d'autre but que de faire accroire aux gens

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qu'ils étaient protégés. Des placards enjoignaient les Londoniens
de se rendre au plus proche dépôt prendre leur masque à gaz. On en
ajustait même à des bébés. J'allai, je me demande aujourd'hui
pourquoi, chercher le mien. J'errai des heures encore par des
rues tellement silencieuses que l'on entendait venir de loin le
moindre pas. Les automobilistes ne klaxonnaient plus. De retour
dans les quartiers d'affaires, je m'aperçus enfin qu'on ne voyait
personne entrer dans les magasins ni en sortir. Entrée moi-même
un instant par curiosité chez Selfridge, je parcourus une dizaine
de rayons sans voir âme qui vive, sauf, derrière les comptoirs,
à ne pas bouger, vendeurs et vendeuses comme frappés d'hypnose.
Même Picadilly Circus, à la foule et à la circulation toujours
aussi denses, mais tournant aujourd'hui au ralenti, faisait pen-
ser à un vieux manège sur le point de plier bagage. Cette ville
que j'avais découverte, il y avait à peine un an, si affable,
rieuse et blagueuse, je n'en avais recueilli aujourd'hui pas
même un sourire, pas même un regard.


Je rentrai tard à Upshire pour en repartir le surlen-
demain avec quelques-uns de mes effets en attendant de venir pren-
dre le reste petit à petit. Londres m'appelait, je pense, par la
fascination extrême qu'exerce sur l'esprit l'approche de la tra-
gédie. Et je venais de comprendre que la tragédie à son sommet
c'est la guerre.


Ainsi donc Londres, où je faisais connaissance avec le
plus profond malheur, me devenait le lieu de la solidarité humaine
telle que je ne l'avais jamais encore éprouvée.

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Je louai une chambre dans Chiswick. Pourquoi dans ce
quartier lointain, à l'extrémité ouest de Londres? Peut-être
parce que la rue où j'allais vivre se trouvait à deux pas de
Kew Gardens que j'avais longtemps désiré visiter fréquemment et
tout à mon aise, tellement j'y avais pris plaisir quand j'y étais
venue quelquefois de Fulham, et maintenant j'allais effectivement
m'y promener presque tous les jours, apprenant le nom, l'origine,
le caractère de mille arbres transplantés ici de tous les coins
du monde — et pourtant presque tout de ces choses apprises alors
avec amour m'est aujourd'hui ravi. Quel gaspillage que la vie!
J'ai dû mettre des jours et des jours à acquérir mille connais-
sances fascinantes sur des arbres rares que je n'aurais plus ja-
mais la chance de revoir, sur d'autres moins singuliers, sur
des fleurs du bout du monde, et que m'en reste-t-il, sinon le
souvenir un peu douloureux d'avoir été émerveillée sans que je
puisse me rappeler maintenant au juste pourquoi.


Peut-être aussi ai-je choisi Chiswick parce qu'il était
desservi par la Green Line, et que la ligne Epping Forest
était inscrite parmi quelques autres sur le panneau d'arrêt au
bout de ma rue. Ainsi je pourrais être chez Esther sans faire de
correspondance en cours de route, peut-être plus vite que si je
parais d'un point moins lointain. Et enfin ce devait être
aussi parce que la vie était moins chère ici qu'au coeur de
Londres.[flèche] p 245

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La maison où je pris chambre était propre, claire,
située dans une rue paisible, la chambre elle-même était grande
et confortable, quoique manquant de soleil, mais mes logeurs é-
taient du genre de ceux que j'avais connus rue Wickendon. S'ils
étaient sur le pas de leur porte ou dans leur petit bout de jar-
din quand je rentrais ou sortais, ils me saluaient assez cordia-
lement, ajoutant quelques mots au sujet du beau temps qui per-
sistait — car cet te fin d'été dramatique se déroulait sous un
ciel invariablement bénin. Je ne les revoyais pas autrement ni
ne voyais non plus les trois autres locataires de la maison. Je
reprenais peu à peu mes habitudes sauvageonnes de la rue Wickendon.


En vérité, je ne me rappelle plus trop comment je vivais
alors. Je lisais beaucoup, je pense, m'approvisionnant à la
Bibliothèque Municipale aussi bien garnie que celle de Fulham.
Je parcourais Kew Gardens à coeur de jour, apprenant là presque
tout ce ^ que [qu] j 'ai su des arbres. Je crois me rappeler un coin du
jardin merveilleux où se tenaient ensemble les plantes de la
Malaisie et combien je m'y sentais agréablement dépaysée. Mais
j'étais la plupart du temps comme endolorie, [flèche] seulement à moitié présente
seulement au monde environnant, même et peut-être malgré tout même aux
livres et aux arbres, et c'est peut-être pourquoi j'en ai gardé
un si pauvre souvenir. le vaste malheur en route emportait sur
son passage les malheurs personnels. Mais il emportait aussi au
loin et comme à jamais toute joie de vivre et même semblait enle-
ver tout sens à la vie.


On arriva en septembre. Dans cette maison, on déposait
mon plateau du petit déjeuner à la porte tout en m'annonçant:

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"Your breakfast, lady!" Si j'avais le malheur de me rendormir,
je le trouvais tout froid une demi-heure ou une heure plus tard.
Ce matin-là cependant on tambourina à ma porte en m'annonçant
d'une voix joyeuse: "Great news! Chamberlain and Daladier are
gone out there to meet Hitler. They still may come to terms."


Je descendis vivement pour en apprendre davantage, et
mes logeurs, devenus presque des amis, m'invitèrent à écouter
avec eux leur petit poste de radio. J'entendis de mes oreilles
que Chamberlain et Daladier allaient s'entretenir avec Hitler et
chercher des compromis en faveur de la paix.


J'eus l'impression que la ville entière, ce jour-là,
se retenait de respirer par peur d'effaroucher le timide espoir
qui se laissait pressentir. Puis s'étala à la une de tous les
journaux la nouvelle que la paix était obtenue en retour de la
cession à l'Allemagne du pays sudète.


Et ce fut une explosion de joie dans Londres comme je
n'en ai vu la pareille nulle part au monde, si on peut appeler
joie ce retour terrible à soi-même, à sa vie personnelle, à ses
intérêts propres, alors qu'en un autre pays , des pleurs y fai-
saient écho.


Des étrangers s'embrassaient en pleine rue. Des fem-
mes se jetaient au cou des marins éméchés. On formait des fa-
randoles qui encerclaient de leur chant et de leurs cris aigus
des parcs jusque-là réservés au recueillement. Les bars ne
désemplissaient pas. Quelques êtres pleuraient en silence.
"Pauvres, pauvres malheureux Tchèques. ! .. . " les plaignaient à voix
haute des femmes riches à leurs réunions mondaines. Elles s'en-

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levaient des doigts, des poignets, bagues et bracelets pour les
déposer dans des paniers que l'on passait de table en table dans
les restaurants chics pour les vendre au profit des "pauvres,
pauvres Tchèques » . " Quelques voix crièrent dans le désert que
l'Angleterre s'était couverte de honte en abandonnant ses amis
d'hier, ne faisant ainsi du reste qu'encourager Hitler dans ses
exactions et retarder de peu l'échéance redoutable.


Est-ce alors — ou un peu plus tard — que la grande
voix de Churchill prophétisa: "Si, pour éviter la guerre, on
accepte le déshonneur, on aura le déshonneur... et la guerre." .


On riait de lui à l'époque. On l'appelait le purple-
orator. On disait qu'il se complaisait dans une atmosphère de
désastre et de catastrophe, qu'il n'était jamais aussi à son
aise que , lorsque les événements tourn ant aient au noir , et donnaient
créance à ses oracles. Et l'on continuait à danser, à s'enivrer,
à festoyer. C'est depuis lors, je pense bien, que le spectacle
d'une ville en liesse m'a toujours plus ou moins plongée dans le
malaise. J'y ai trop souvent vu qu'elle célébrait se réjouissait avant toute
chose [crochet] le fait d'avoir échappé au malheur des autres. Londres, dans sa
douleur, plus tard, m'apparut autrement noble.


La menace de guerre, tout en paraissant s'éloigner,
ne m'avait pas délivrée de l'angoisse qu'elle m'avait communi-
quée. J'avais été trop impressionnée par la première perception
que j'eus du monstre pour en être quitte de sitôt. Assez souvent
aussi me revenaient des souvenirs de cette journée , au commence- d'abord
ment , si riche que j'avais connue avec Stephen à Upshire et de

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notre brutale rupture. Ses traits commençaient pourtant à s'es-
tomper dans ma mémoire. Je n'entendais plus aussi bien le son de
sa voix à l'intérieur de ma tête. Tout en sachant que je reste-
rais sans doute blessée pour toujours par cet insuffisant amour,
je savais aussi que je pouvais maintenant envisager la vie sans
lui — et c'était peut-être ce que je trouvais de plus affreux
à accepter.


Au fond je n'avais plus de coeur à rien. je n'arrivais
plus à écrire une ligne. Les histoires que j'aurais pu raconter
ne m'inéressaient pas moi-même. Et je n'avais presque plus
d'intérêt pour l'art dramatique — même si j'allais encore de
temps à autre au théâtre. Est-ce que je poursuivis, l'automne
venu, mes cours chez madame Gachet? Quelque temps peut-être.
J'ai la curieuse sensation de ne me rappeler presque rien de cet
automne-là. Pourtant, il m'en revient, alors que je ne les cher-
che plus, des souvenirs malgré tout assez nombreux, mais ils sont
comme imprécis et douteux. Je devais passer le plus clair de mon
temps, quand il faisait assez doux, à me promener à dans Kew G e [flèche] a rdens
[lourd] [flèche] entre les arbres du Ceylan , ou des forêts tropicales ou d' des oasis
au désert, chaque plante, chaque arbre vivant dans un peu du sol
apporté de son pays. Et je les aimais, ces arbres, au point de
les reconnaître à une petite distance, comme des amis, eux qui
ont pourtant fui ma mémoire.


Je m'ennuyais à chaque instant du jour de Century Cottage.
Mais Esther m'avait écrit que la C c hâtelaine avait décidé de faire
peindre le cottage à l'intérieur et à l'extérieur avant qu'il ne
perde trop de valeur. La maison était donc sens dessus dessous.

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Puis elle m'annonça la visite de Heather, rare à se montrer mais
difficile à dissuader de venir au moment où ça lui chantait et
qui, bien entendu, occuperait "ma" chambre. Je pense que je m'en
allais à la dérive. Je pris peur. Je luttai pour trouver un cou-
rant qui me porterait à une rive quelconque. Je me forçai un
jour à retourner à Co a da o gan Garden. Le salon était archi[flèche] comble
comme au jour si loin, si loin, où mon regard, dès en entrant,
avait été happé entier par les brillants yeux sombres de Stephen,
et je faillis rebrousser chemin, tellement mon coeur bondit de
peur à l'idée qu'il pourrait être là parmi les autres et que tout
serait à recommencer, la torture de l'extase et du doute. Mais
Lady Frances venait vers moi, les mains tendues.
— Mon petit! Enfin! Vous nous avez beaucoup manqué!
Pourquoi n'être pas venue vous réchauffer l'âme ici avec nous
pendant ces cruels jours d'avant Munich? Maintenant, écoutez - moi.
Il vous faut sortir de cette solitude dans laquelle vous vivez
beaucoup trop, si vous me permettez de vous le dire. Votre séjour
en Angleterre s'achèvera sans doute avant bien longtemps, j'ima-
gine. Et , comme tant de vous compatriotes, vous partirez sans
avoir vu beaucoup de notre pays. J'ai deux superbes invitations
pour vous — du moins vous les recevrez en bonne et due forme
quand vous aurez accepté en principe. L'une est de Lady Curre
dans le Monmouthshire. Il vous faudra une robe longue pour le
dîner... Mais ne vous tracassez pas. N'importe quoi, un sac
fera l'affaire, pourvu que ce soit long. Au retour , vous vous
arrêterez chez une charmante vieille femme dans le Dorset. Vous
recevrez sous peu de chacune d'elles une lettre vous précisant

Image


la date où vous devez arriver et la durée du séjour auquel vous
êtes conviée.


J'étais ébahie - et j'allais l'être davantage - par
le fait d'être invitée, en amie pour ainsi dire, chez des gens
qui ne me connaissaient pas plus que je ne les connaissais.


J'acceptai, par manque de volonté pour refuser, par
amitié envers Lady Frances qui avait l'air de tellement tenir à
m'envoyer en visite dans la gentry, peut-être abasourdie au point
de ne plus trop savoir à quoi je m'engageais.

Image XV


Par un matin de novembre, encore beau et tiède, je
pris le train pour Chepstow. J'avais avec moi une valise. Ma
malle garde-robe, tenant bon malgré les coups reçus, voyageait,
elle, dans le fourgon à bagages. C'était une bien grande malle
pour contenir ma petite robe de taffeta s rouge qui avait été à la
soirée du baron Frankenstein et n'était pas ressortie depuis,
mon autre robe du soir en mousseline pêche avec son petit boléro,
les souliers assortis, quelques autres menus effets. De plus ,
je pourrais avoir l'air assez peu au courant des usages en ar-
rivant avec tant de bagage pour un séjour, disait la lettre, du
sept 7 au 14 au soir, et Lady Curre devait, en effet, en l'aper-
cevant, mais au départ seulement, ouvrir grand les yeux. Surtout,
c'était me donner beaucoup de peine pour rien que de trimballer
cette lourde malle presque partout où j'allai s pendant si long-
temps, et je ne sais vraiment plus pourquoi j'y tenais tellement,
à moins que ce ne fût parce que je l'avais payé e cher et que je
voulais en avoir pour mon argent. Peut-être aussi me conférait-
elle une sorte de courage, comme si à nous deux nous faisions un
peu plus important.


Je débarquai en fin d'après-midi dans la très jolie et
ancienne ville de Chepstow. [S] S L es grosses tours massives du châ-
teau dém[a] a ntelé de Guillaume le Conquérant demeurent encore debout.


Devant la gare était stationnée une longue, longue auto

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noire. Un chauffeur en livrée en descendit, vint à ma rencontre,
porta la main à sa casquette.
["] You the young lady for Itton Court?


Je pensai que oui et le lui dit.


Alors il se nomma: Ward, et m'exprima les excuses de
milady pour n'être pas venue en personne à ma rencontre. "She
had been requested at the very last minute to attend as judge of
one of those county exhibits one just cannot escape."


En un rien de temps l'historique petite ville était
derrière nous. La voiture s'engageait dans la vallée de la Wye,
un des fleuves les plus étonnants qu'il me fut jamais donné de
voir. A marée basse, c'est une horrible fosse vaseuse, presque
asséchée, morne et grise et comme pleine de l'empreinte de grands
animaux étranges qui y seraient venus se vautrer. Mais que la
marée revienne et la Wye parcourt sa vallée d'une grande eau
tranquille qui lui donne un air doux et pastoral.


A travers de hautes arcades anciennes, du ciel, au loin,
apparaissait. Je demandai ce qu'étaient ces magnifiques arcades
découpant l'horizon.
— Tintern Abbey, répondit Ward. They say it's the
oldest in Great Britain.


Des vers de Wordsworth au sujet de Tintern Abbey, la
vieille abbaye cistercienne, appris à l'école, me revenaient à
la mémoire, et je saisis le merveilleux de ma vie comme je ne
l'avais encore jamais saisi, hier une adolescente se me demandant ce
que c'était que cette abbaye dont le poète anglais était si amou-
reux, aujourd'hui en contemplant les ses ruines par lesquelles

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commençait à pénétrer le rouge du soleil couchant.


Sur un piton, au milieu d'une large étendue de prés
encore verts, je distinguai un château de grande allure. En fait,
il dominait tout le paysage.
— Et ce château? ai-je demandé à Ward.
— Our castle, dit-il fièrement. Itton Court we are
heading for, Miss.


Le coeur me manqua alors complètement. Je crois que
s'il avait été possible de soudoyer Ward, de le supplier: "Ra-
menez-moi à la gare..." ou "Laissez-moi en chemin..." je l'aurais
fait. Mais son regard me disait qu'il n'y avait rien de ce genre
à tenter auprès de lui. Et je m'abandonnai à mon sort dans une avec avec une
appréhension comme je ne devais guère en ressentir depuis lors comme je n'en ai guère ressenti depuis lors de plus affolante.
de plus affolante.


Nous avions pris par une longue route bordée d'arbres
qui montait au château. De face, il me faisait un peu penser
à u Versailles, du côté des Jardins. Mais nous l'avons abordé par
l'arrière et sa grosse tour ancienne qui formait angle. Sous
une voûte basse s'ouvrirent similtanément deux poternes, une
petite par laquelle s'engouffrèrent, tirées à l'intérieur par un
serviteur que je n'eus pas le temps de voir, ma valise et ma pau-
vre vieille malle, et une autre par laquelle moi-même entrai,
accueilli par le butler qui, tout en m'indiquant le chemin d'un
superbe geste, s'informait avec une sollicitude qui me paraissait
presque sincère si j'avais fait bon voyage, si je n'étais pas
trop brisée par ces pénibles trajets en chemin de fer dans s [flèche] c es
parcours secondaires des plus misérables.

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Il m'abandonna au seuil d'une vaste pièce, le sitting-
room, le drawing-room ou le music-room, je ne sais trop[,] . j J e mis
tellement de temps à les démêler l'une de l'autre, sauf toutefois
du morning-room parce que celle-là, le matin, était inondée de
soleil, qu'au vrai je n'étais pas encore très fixée lorsque vint
le temps pour moi de m'en aller, comme j'étais venue, par la
poterne.


Une vieille petite créature assise de dos dans un si
immense [haut] haut fauteuil que je n'avais encore rien aperçu d'elle, se
leva, s'avançant vers moi à pas menus et en clignotant des yeux
comme pour me distinguer dans de la brume.


Moi, pensant que ce devait être mon hôtesse et que ce
serait gentil de lui témoigner aussitôt de la gratitude et de
l'affection, fi[t] s vers elle une partie du chemin et me força i , la
voix tremblante, à la saluer aussi cordialement que possible:
— So glad, so glad, dear Lady Curre!


Sur quoi , la petite créature chiffonnée, qui n'était
que lectrice ou vague dame de compagnie ou cousine pauvre comme
presque tous les châteaux du genre d'Itton Court , en hébrergeait e nt
une, murmura sur un ton de réprimande:
— Lady Curre will be here later, child. Please follow
me. I am to show you your room.


Nous avons marché par d'interminables corridors coupés
d'autres corridors, coupés eux aussi de corridors un peu moins
larges, pour aboutir à ma chambre. Elle était à elle seule pres-
que aussi vaste qu'aucune demeure que j'ai jamais habitée. A un
bout, se consumait , dans une énorme cheminée , presque tout un tronc

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d'arbre. Devant moi, par-delà de hautes fenêtres, se déroulait
un immense le parc avec fontaines et statues, car je me trouvais
logée du côté Versailles.


La petite créature me dit:
— Hope you like your room. Dinner is at eight. We
dress here for dinner. The gong will be heard shortly before.
To find the dining-room, just follow the sound. Now try to have
a nap...


Et elle disparut.


Restée seule, je commençai par m'asseoir tout au pied
du vaste lit à colonnes. La femme de chambre était passée avant
moi. Elle avait défait ma valise , ma malle et étalé mes pauvres
petites affaires, ma brosse à cheveux à au poil usé, mes pantouffles
éculées et ma robe de chambre, dont je n'avais jamais vu avant
qu'elles étaient à ce point miteuses si défra î chies . J'avisai dans une encoi-
gnure le plus joli secrétaire que j'eus jamais de totue ma vie
à ma disposition. En autant que je puisse me fier à mes souve-
nirs bousculés de ce jour-là, je dirais que ce devait être un
Sheridan.


J'y trouvai de l'encre, des plumes et un admirable pa-
pier à écrire gris perle chiffré d'une couronne. Je m'installai
pour écrire à presque tous les gens que je connaissais, en com-
mençant tout de même par maman à qui je disais de ne pas s'inquié-
ter pour moi, que j'allais bien, que pour le moment je vivais la
vie de château.


Si j'en avais le temps, il ne me déplairait pas de

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m'essayer à décrire ce que fut ma vie durant la semaine que je
passai à Itton Court. Un soir dans ma robe taffeta s , un soir
dans la mousseline pêche à fleurs rouges, un autre soir agré-
mentant la pêche d'un ceinturon rouge, le lendemain d'un boléro
également rouge, je me figurai donner le change et créer l'im-
pression d'avoir une garde-robe assez variée. J'étais tout de
même mieux partagée que la petite créature effacée — lectrice?
cousine pauvre? ou dame de compagnie? je ne l'ai pas su — que je
ne vis apparaître au dîner , , soir après soir , au dîner, ^ que dans le même long
sac couleur prune.


Nous prenions place, les douze convives — dont j'ai
oublié le s nom s , sauf des deux si appropriés à la chasse , qui était
à Itton Court l'occupation première: les capitaines Wolfe et
Fox - à une immense table au centre d'une immense pièce à cha-
que bout de laquelle brûlaient des arbres entiers engouffrés en
des foyers plus grands qu'une chaumière.


Nous avions d'autant plus hâte d'y arriver que nous
devions, venant chacun d'une aile lointaine, geler tout rond s
dans les interminables corridors glacés. La première fois je
m'y étais d'ailleurs perdue, mal guidée par le son du gong qui,
résonnant encore après s'être tu, semblait venir de tous les
côtés à la fois, mais je m'y étais fait l'oreille et surtout je
m'étais fabriquée des repères à partir des lords à perruques et
des ladies à petit bonnet de dentelle qui jalonnaient le chemin
de la salle à dîner manger. .


Derrière nous, à table, veillaient le maître d'hôtel
et ses aides, si pleins de sollicitude à notre égard qu i ' à peine

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avions-nous trempé nos lèvres dans notre verre qu'une main se
tendait pour nous en remettre une goutte.


Lady Curre, tout le contraire de la petite créature
desséchée pour qui je l'avais prise, était une grande femme sta-
tuesque, à épaules larges , marchant à longues enjambées, parlant
haut, du genre que l'on appelait dans le milieu, je crois me le
rappeler, a horse woman, non pas , grands dieux! parce qu'elle res-
semblait à un cheval mais parce qu'elle vivait pour ainsi dire
dans la compagnie des chevaux autant pour le moins que celle
d'êtres des humains et les aiman i t probablement mieux aussi. Elle
assistait à toutes les chasses à courre de la région, en donnait
fréquemment et m'entra î na[flèche] nt à l'une d'elles afin, dit-elle, que
je puisse un jour, de retour au Canada, raconter comment elle cela le tout
se passait. Je possède toujours, parmi mes souvenirs de ce
temps-là, une petite photo représentant la meute, les cavaliers,
les serviteurs avec leur plateau apportant le verre à boire , avant
le départ , aux invités en selle, tout cela inscrit sur le côté
Versailles du château.


Comment j'étais tombée dans ce milieu, un soir à dîner,
alors que les deux écrivains invités, se disant amis de Chesterton
et l'appelant G.K., causaient avec la poétesse aux cheveux teints
mauve pâle[,] me parut soudain si surprenant que je pense avoir en
esprit complètement quitté les lieux pendant plusieurs minutes.
Souvent ma propre vie m'a étonnée — et à qui donc au fond sa
propre vie ne paraît -elle pas la plus étonnante de toutes! — mais ce
soir-là, elle me confondit. J'eus l'impression d'être en dehors
de moi, quelques pas en arrière, de me voir assise au milieu de

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ce beau monde et de n'en pouvoir croire mes yeux. Quelque chose
d'ahuri dut se faire sur mon visage car La[d] d y Curre, coupant
soudain la parole à la poétesse, me lança assez fort, de son bout
de table éloigné:
— Child! Lost again in your reverie! A penny for
your thoughts.


J'aimais l'expression que m'avait souvent adressée
Esther quand elle me voyait perdue dans "the stories of that
wandering mind". Je ne pus m'empêcher de faire un sourire à
Lady Curre, même s'il était un peu désemparé. Je crus compren-
dre qu'elle n'était pas si épeurante qu'elle pouvait en avoir
l'air et qu'à cette femme personne n'avait peut-être jamais parlé
langage humain. Pour ses serviteurs, elle était m[y] i lady et ils ne
lui parlaient que sur un ton d'obséquiosité^ qui cherchan i t à avoir
l'air affranchi. Ses convives pique-assiettes qu'elle gardait
parfois longtemps , faute de mieux, lui donnaient des "dear Geneva"
à tour de bras qu'elle accusait, j'avais remarqué, d'un léger
froncement de sourcils. Je ne sais ce qui m'amena à lui avouer
ce que j'avais vraiment ressenti.
— Je me suis vue, i ci , lui dis-je, ici, comme du lointain
de ma vie, depuis ma petite rue d'une petite ville des plaines
? de l'Ouest C c anadien, et la vérité c' est que je n'arrivais pas à me
croire chez vous, Lady Curre. Et je n'en suis même pas encore
sûre.


Elle sourit et dit aux autres qu'elle entendait enfin
sous son toit une parole qui n'était pas juste du chit-chat et
que J'avais dit juste, personne au fond ne croyant vraie sa propre

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vie.


Elle s'attacha tellement à moi à partir de ce soir-là
que je pris peur, car elle parla de me garder, ma semaine finie,
pour un bal qu'elle donnerait dans une dizaine de jours et où
je pourrais rencontrer la jeunesse du pays. Je me dis attendue
dans le Dorset pour la semaine qui venait, ce qui d'ailleurs
était la stricte vérité.


Avant de quitter, j'avais envoyé la femme de chambre,
une jeune a A llemande qui s'occupait de moi, déposer avec mon
Thank you note un petit cadeau d'adieu dans la chambre de Lady
Curre. A C[o] a d[a] o gan Garden, Lady Frances m'avait gentiment fait
comprendre que je serais bien vue de laisser, en partant, à qui
m'avait invitée, un petit rien en guise de gratitude, n'importe
quoi faisant l'affaire, c'était l'intention qui comptait. J'avais
erré des heures chez Harrod's à la recherche d'un cadeau de deux
dollars au plus et qui ne ferait pas trop mesquin. J'avais fini
par acheter un brin de muguet fait main à porter au revers d'un
tailleur ou comme fleur de corsage. D'un peu loin, il pouvait
avoir l'air de muguet vivant. Je l'avais trouvé, ma foi, assez
beau, et l'avait fait emballer dans une gentille boîte. Mais
depuis le moment où j'avais enfin fait connaissance avec mon
hôtesse à l' allure de cavalière, je doutai fort qu'elle p û t être
entichée de mon présent.


Je devais donc choir presque de surprise lorsque, de
retour à Londres, j'y trouverais, m'attendant, une detta un mot de Lady
Curre dans laquelle lequel , en lettres hautes de six pouces au moins,
elle me remerciait infiniment de mon charmant cadeau, disant

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qu'elle le garderait précieusement et le chérirait toute sa vie,
« as the one and only gift of the kind — so sweet of you, child;
that I have ever been presented with » .


Je crus quelque temps qu'elle se moquait peut-être un
peu de moi, ou encore enfilait des mots, n'importe lesquels, à
mon intention pour en remplir une feuille de son beau papier gris gris
perle, mais, petit à petit, j'en suis venue à me demander si elle
n'était pas en quelque sorte enchantée d'avoir reçu une fois dans
sa vie , des fleurs qui n'étaient pas vraies.


"Only an imginative girl like you, disait-elle, would
have thought of such a gift."


Pour me rendre de Chepstow en Dorset, il aurait été
presque plus simple de retourner à Londres et d'y prendre un
train en direct pour Weymouth re ou quelque ville du sud. Mais je
préférai voyager across country, toujours encombrée de ma malle,
changeant de train en dans des petites gares perdues, perdant du temps
en dans chacune à attendre la correspondance, mais j'obtins ainsi un
aperçu de l'Angleterre profondément rurale que je n'aurais jamais
connue autrement, et je garde malgré tout un souvenir émerveillé
de cet ahurissant voyage.


Conduite par son chauffer — qui était aussi le jar-
dinier et l' homme à tout faire — mon hôtesse m'attendait à la gare
de Bridgeport. C'était une vieille petite femme en gros souliers
plats de marche, habillée de tweed informe, le visage plein de
verrues et portant un énorme chapeau de peluche enfoncé jusqu'aux
oreilles. Elle me parut si laide, si mal fagotée que je me disais

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tout en roulant en silence , assise auprès d'elle , dans le fond
de la voiture: "Ce n'est pas possible, je ne pourrai jamais
faire la semaine en compagnie de cette personne." Mais comme
elle levait un peu le visage sous le bord de son vaste chapeau,
j'aperçu s son regard et je fus si frappée par la bonté, la grâce
souriante, la finesse et l'intelligence qui s'en dégageaient
que je cessai tout net de l'en la trouver laide.


D'origine anglaise, elle avait été élevée en Australie,
son père y ayant fait fortune dans l'élevage des moutons. A sa
mort, elle était revenue [c] s 'établir en Angleterre et avait choisi
le Dorset tout bonnement parce qu'elle avait pu y trouver, offert
un vente, un vieux cottage de pur style élisabéthain, tel qu'elle en avait toute sa vie .
souhaité un , de pur style élisabéthain. , Avec l'aide seulement
d'une cuisinière et de son jardinier-chauffeur, elle menait une
vie paisible, recevant de temps à autre quelques invités comme
moi pour l'égayer et aussi pour faire sa part dans l'édification
d'un bon sentiment à travers l'Empire.


Comme nous roulions vers Matravers Cottage, c'est à
peu près ce que me raconta Miss Shaw, tout en m'appelant de temps
à autre "my lamb", ce que je pensais d'abord être une pure habitude
de sa part, assez naturelle d'ailleurs pour une personne qui avait
été élevée parmi les moutons. Mais bientôt je saisis que c'était
plutôt chez elle un terme affectueux qu'elle remplaça d'ailo l eurs
bientôt, à mon usage, par "my niece", celles de ses lambs qu'elle
aimait le mieux devenant de la famille, m'expliqua-t-elle, car
décidément la sienne propre ne faisait pas le poids , se ramenant
en tout et pour tout qu' à une seule vraie nièce.

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Et telle qu ' elle, comme sa mère nièce , elle me présenta au
pasteur, au squire du village, à celui des hautes terres que nous
avons croisé à cheval, partout où elle me mena me faire voir et
entendre.


Nous arrivâmes au plus charmant cottage que je pense
avoir vu en Angleterre. C'est une des rares habitations[, ] avec
peut-être un mas à grosses tuiles rousses au bas des Antiques
près de Saint-Remy- en de -Provence, et une autre vieille maison, cette
fois , en Gaspésie[, ] où je m'imaginai, d è s en les apercevant que je les aperç[us] , que
je pourrais y vivre toute ma vie sans désirer d' aller jamais
chercher mieux ailleurs.


De proportions harmonieuses, en pierre grise adoucie
par le temps, la pluie, les vents, coupé à intervalles parfaits
de fenêtres à croisillons qu'encadrait un trait blanc, il s'é-
levait sur l'herbe un peu rude d'une sorte de plate-forme natu-
relle pour dominer une échappée de downs peut-être plus beaux
encore que ceux d'Upshire car, tout au bout, on apercevait le
fil brillant de la mer qui étincelait au soleil. J'ai même par-
fois cru l'entendre battre , là-bas , le rivage d'où Stevenson aurait
fait partir le voilier à la recherche de l'Ile au Trésor.


Ma chambre était magnifique, spacieuse, mais pas trop.
De la fenêtre à croisillons et doubles battants, je découvris
une immensité de vagues terrestres atteignant cette fois, à vue
d'oeil, les vagues océanes. Je me couchai pour la première fois
de ma vie dans des draps de lin. La cuisinière-femme-de-chambre
y avait déposé une ancienne bouillotte en grès enveloppée d'un
petit manteau de laine pour qu'elle ne)( me brûle pas les pieds.

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Miss Shaw, accompagnée de son scotch terrier au regard, derrière
tout son poil, presque aussi fin que celui de sa maîtresse, vint
voir s'il ne me manquait rien. A combien d'oasis heureuses
suis-je donc arrivée au long de ma vie, dont il me semble aujour-
d'hui que je n'avait s qu'à marcher au- devant de moi avec confiance
pour les découvrir à l'horizon et m'y sentir aussitôt à l'aise.


Miss Shaw tenait absolument à ce que je voie Bath, la
ville d'eau célèbre au temps du Régent, bien que ce ne f û t pas du
tout la saison propice. Peut-être tenait-elle elle-même beaucoup
à revoir un endroit où elle avait été dans sa jeunesse. Toujours
est-il que nous voilà en route, un beau matin, conduites par
Jeremi[s] a h qui s'occupait aussi de nous trouver nos chambres d'hô-
tel, de poster nos cartes postales et de nous prodiguer mille
soins. De Bath, nous avons poussé une pointe jusqu'à Bristol
où Miss Shaw avait une amie qu'elle tenait à saluer et qui nous
garda à coucher. En face, c'était le pays de Galles que Miss
Shaw me surprit à tâcher d'apercevoir au loin avec une certaine
envie d'y aller sans doute, car elle me dit que ce serait pour
la prochaine fois.


Au retour, elle me demanda si je préférais rentrer
par le chemin de la côte ou par les landes. J'avais déjà fait
une bonne partie de la côte lors de mon voyage avec David et sa
mère si critiqueuse. J'optai pour les landes. Nous avons fait
un long détour pour rattraper Broadmoor puis Exmoor. Ces éten-
dues sauvages à herbe rude, sans habitations, sans cultures,
hantées par un vent fou sous d'immenses ciels tourmentés me

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soulevaient d'exaltation. D'où vient que de stériles paysages,
nus et poignants, me rendent tout à coup à une sorte de libéra-
tion, qu'ils délivrent en moi quelque élan une souffrance retenu[illis.] e ? Il en fut
ainsi en Bretagne à la vue des landes de Lanvaux que je m'ima-
ginai ne vouloir jamais quitter, restant à contempler leur déso-
lation dans une fascination sans fin. Egalement, quand, du col
de Vence, je découvris l'étendue d'herbe sifflante livrée au
vent des hauteurs et qu'habitent seuls des blocs de pierre noire
dressés dans des les poses les plus énigmatiques. Et pourquoi ces
paysages comme malheureux m'ont-ils été presque toujours plus
consolants que ceux que l'on dit riants, harmonieux ou enchan-
teurs? Miss Shaw, élevée dans de sauvages régions de l'Australie,
semblait en tout cas comprendre mes goûts et les approuver. Que
de fois, en cours de route, avant même que je le lui demande,
elle pria Jeremi[illis.] a h d'arrêter la voiture pour me permettre d'aller
marcher seule, par quelque sentier dans les ronces, vers un ho-
rizon poignant.


A peine de retour à Matravers, elle me mena voir la
ville de Dorchester où le sanglant juge Jeffrey envoya des gens
par milliers au gibet. Nous sommes revenues par la jolie ville
de Weymouth. A propos de chaque endroit, Miss Shaw avait quelque
histoire à me raconter qui ne me paraissait pas très exacte.
N'importe! Je regardais s'animer, pour me faire plaisir, cette
vieille dame qui m'avait paru si laide à mon arrivée et qu'à
présent j'en étais venue à trouver belle avec ses yeux pétillants
de la joie qu'elle éprouvait à avoir auprès d'elle quelqu'un de
jeune à travers qui retrouver l'enthousiasme de sa propre jeunesse.

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"Those half dead old souls", disait-elle de p lusieurs de ses
voisins pourtant plus jeune s qu'elle pour la plupart, "ils ne vibrent
plus à rien, ne lisent rien, ne sentent plus rien."


Voyant que je me plaisais à errer par les downs, elle
finit par me laisser partir seule, le matin, avec des sandwiches
pour le lunch, mais à deux conditions: je devais être de retour
sans une minute de retard pour le thé; je devais aussi me munir
d'une canne en guise d'arme de défense pour le cas où je ferais
une mauvaise rencontre. Elle me montra même comment m'y prendre —
elle l'avait appris jeune dans le ranch isolé, en Australie —
pour avoir raison d'un assaillant un lui assénant un coup sec
sur la tempe.


Je pense avoir été fidèlement de retour pour le thé
qu'elle aurait éprouvé trop de désolation à prendre seule. Quant
à la canne, à peine étais-je hors de la vue de Miss Shaw que je
l'enfouissais au bout d'une haie pour le reprendre au retour.
Et je m'appuyais sur elle lourdement à chaque pas si je voyais poindre
à la fenêtre le visage de Miss Shaw. Elle, en se portant à ma
rencontre, se montrait réjouie et me félicitait:
— Rien comme une canne, hein, pour aider la marche en
terrain raboteux. Good G g irl! Good G g irl!


En retour d'une si généreuse hospitalité, que me de-
mandait la vieille demoiselle sinon de l'écouter me raconter les
heures glorieuses de sa jeunesse quand elle accomplissait vingt
milles d'une traite à cheval, pour se rendre à la ferme voisine.
Elle aimait bien aussi que je la fasse rire en imitant, avec mon

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accent déjà curieux, le curieux accent des gens du pays. "Give
me a lilt out of your youth, disait-elle, you have some to spare..."
C'est d'elle en partie que j'ai appris comme nous sommes néces-
saires les unes aux autres, les vieilles âmes que la jeunesse
autour d' eux elles console nt de la perte de leurs années ardentes, les
âmes jeunes qui s'effraient moins de la vieillesse lorsqu' ils elles la
voient encore capable de s'émerveiller et de se réjouir à leur
vue.


Miss Shaw aimait bien aussi, après le plantureux dîner,
que je fasse avec elle une partie d'australian rummy qu'elle
m'avait enseigné. Nous tirions la table à carte s presque dans
les flammes du foyer, le petit scotch-terrier venant s'y instal-
ler le nez collé au feu, ce qui était mauvais pour ses yeux , disait
sa ma î tresse, mais il n'y avait pas moyen de le chasser, la vue
des flammes le fascinait lui aussi, et nous commencions notre
partie. Presque chaque soir je battais Miss Shaw et elle se
fâchait.
— May you be thoroughly be[flèches] eviled, me lançait-elle.


Dans ses brousses australiennes, si elle y avait appris
beaucoup sur la nature elle-même et sur celle des hommes, elle
avait par ailleurs acquis des habitudes de langage qui la sin-
gularisaient quelque peu dans son milieu du Dorset assez guindé.
De sous la ju[p] p e de sa maîtresse, le scotch-terrier grond i a t à
sa manière comme s'il m'en voulait de l'avoir battue aux cartes.


[crochet] C'était là l'unique ombre au tableau de bonne entente
que nous formions, Miss Shaw et moi, dans notre habitation isolée
au milieu des downs. Le petit chien rébarbatif ne me disait ni

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[crochet] bonjour ni bonsoir. Si je l'invitais à la promenade avec moi,
qu'il adorait pourtant, il secouait rageusement la tête avec un
air de dire: "Tiens tes distances si tu veux que je garde les
miennes." J'étais d'autant plus affectée par ces manières bour-
rues que Miss Shaw le déclarait le meilleur juge des humains
qu'elle eût connu. "Jamais, me disait-elle, il ne s'est trompé.
Quand est venu ici quelqu'un à qui il a refusé de donner la patte,
je peux [pouvais] pouvais être sûre que j'en apprendrai s de belle s sur cette personne
un jour au l'autre. J'ai ainsi découvert bien de faux amis. Par
ailleurs, s'il fait bon visage à l'invité sous mon toit, je peux
dormir tranquille. Je sais que j'ai affaire à quelqu'un de franc
et d'honnête."
— Ce qui n'est pas de bon augure pour moi, ai-je
protesté.

— Ah[,] ! mais Alec est loin d'avoir dit son dernier mot
sur vous. Il prend son temps. Il met plus de temps à former
son opinion sur certaines gens que sur d'autres. En outre, il
ne faut pas l'oublier, Alec est un Scotchman. He is dour. And
cautio n [flèche] u s. All this time, he is studying you deeply, don't you
doubt it.


Ce qui me mettait encore plus mal à l'aise vis-à-vis
le [flèche] du scotch-terrier que j'avais rebaptisé Alex-the-intellectual,
à la joie de sa maîtresse.
— C'est justement ce qu'il est, dit-elle. Un intel-
lectuel! Je cherchais depuis longtemps le qualificatif qui lui
conviendrait et voici que vous l'avez trouvé. Viens près de moi,
Alec-the-intellectual!

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Vers neuf heures, neuf heures et demie au plus tard,
Miss Shaw, toute somnolente, se retirait. J'ignorais son âge.
Plus tard, j'ai su qu'elle devait alors avoir près de quatre-
vingt - sept ans. Elle disait: "Allons, viens mon vieux Alec,
nous avons de l'âge tous deux, c'est le temps d'aller nous cou-
cher."


A mi-chemin dans l'escalier, elle s'arrêtait pour me
regarder , pelotonnée dans un fauteuil avec un livre que je venais
de prendre dans un rayon à côté de moi. Elle possédait la plus une
extraordinaire collection de livres traitant des plus grandes spectaculaires
effrayantes affaires criminelles de tout temps et en tout pays. En ayant
commencé é la lecture, j'étais tellement empoignée que j'avais
presque hâte de voir Miss Shaw se retirer , pour me plonger dans
cette atmosphère d'horreur qui me tenait en haleine.


Miss Shaw s'en doutait et m'en voulait un peu, tout
en comprenant mon engouement, car elle avait dû lire toute la collec-
tion, ayant pris la peine de la rapporter d'Australie, trente
volumes en tout , dorés sur tranches, à épaisse couverture rouge.


C'était l'heure où le vent des downs et le vent de la
mer se rencontraient sur notre piton isolé pour se livrer un
combat rugissant.


Miss Shaw l'écoutait, une main sur la rampe de l'es-
calier.
— J'ai habité dix maisons en ma vie, presque toutes
isolées, me confiait-elle. Et c'est la seule où les vents
accourent se jeter contre elle de tous les côtés à la fois.

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Il y a là un mystère insondable. Le malheur a sûrement habité
un jour cette vieille maison au cours de ses quatre cents ans
d'existence. Savez-vous, je ne serais pas surprise qu'elle recèle
un squelette quelque part entre ses murs épais.


Je comprenais bien qu'elle en remettait avec l'idée de
me faire quitter mon livre et monter me réfugier avec elle à
l'étage. Mais ce vent de malédiction ajoutait au bien-être que
j'éprouvais à lire ma sinistre histoire auprès d'un feu qui pé-
tillait doucement.


Alors elle me jetait, comme en anathème, du haut des
marches:
— May you be thoroughly frightened. Shaken to the
bones.


Bien des heures après qu'elle m'eut quittée, un soir,
alors que je m'étais laissée emporter à lire jusqu'au milieu de
la nuit, je crus entendre un léger bruit. Une seconde plus tard,
je sentis une langue douce me lécher la main. Alec-the intellec-
tual, à travers les poils de son visage, me considérait d'un air
de bonté, de douceur, d'infinie affection, mais aussi avec une
certaine malice très fine comme s'il eût cherché à me faire en-
tendre: "Il ne faut pas le lui dire. Elle veut être la seule
aimée de moi. Elle n'a pas beaucoup d'autres amis, au fond.
Et c'est aussi que je l'aime trop moi-même pour risquer de lui
faire la moindre peine." Et il appuya son museau sur mes genoux

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avec confiance pendant que je flattai s son front, essayant d'en
bannir les soucis.


Ma semaine terminée, Miss Shaw m'en avait accordée une
autre et, celle-ci à peine entamée, m'offrait de rester jusqu'à
la fin du mois. Cette fois, il m'apparut que je ne devais pas
abuser d'une hospitalité si large et que d'ailleurs il était
temps pour moi de rentrer à Londres. Pourquoi? Personne au fond
ne m'y attendait. J'en avais même peur, comme si l'ennui, le
chagrin que j'y avais connus, n'attendaient que mon retour pour
se jeter de nouveau sur moi, alors que j'étais ici à l'abri , à
Matravers Cottage, et même, en quelque sorte, heureuse. Ce qui , [à mon sujet] à mon sujet
m'a en fait , à mon sujet, causé le plus d'étonnement, c'est peut-
être que, en dépit de malgré ce fond de détresse qui ne m'a guère quittée,
j'ai si souvent pu être heureuse et laisser penser à beaucoup que
j'étais, que je suis d'une nature gaire et rieuse — et sans doute
ai-je été ainsi, au-delà d'une tristesse qui souvent alors se
laissait oublier.


Il se passa avant mon départ une petite scène que je
donnerais cher pour qu'elle n'eût pas eu lieu, encore qu'elle
m'ait laissé un souvenir attendrissant. The intellectual et moi
avions bien observé nos conventions, moi ne le flattant jamais
et lui poussant son rôle jusqu'à prétendre gronder à mon passage.


Pourtant, quand ma malle et ma valise furent descendues
en bas de l'escalier par Jeremi[s] a h, et qu'il me vit moi-même des-
cendre dans mon manteau, il perdit soudain tout contrôle sur
lui-même. Il se jeta à mes pieds qu'il embrassa, il essaya de

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grimper à mes genoux, il pleurait d'un chagrin comme inconsolable,
et je croyais entendre à travers ses pleurs sa plainte: "Qu'est-
ce qu'on va devenir, moi et ma vieille maîtresse, tous deux bien
vieux et seuls dans cette maison exposée à tous les vents?"
J'aurais voulu le consoler et ne l'osais pas.


Je rencontrai le regard de Miss Shaw. Il exprimait une
sorte de satisfaction de se voir confirmer par The Intellectual
qu'elle avait eu raison de placer sa confiance en moi. Il disait
aussi la stupéfaction et la peine de voir partagé avec une autre
le sentiment que son petit chien n'eût dû éprouver que pour elle.


A la fin, elle prit le parti de rire de tout cela,
quoique peut-être pas d'un coeur entier:
— Il nous a joué le tour, il nous a bien eues, ce petit Ecossais du diable!

Image XVI


Rentrée à Chis w ick, ce fut pire encore que je ne m'y
attendais. Tout me manqua à la fois de ce qui m'a toujours le
plus aidée à supporter de vivre: la vue du ciel, d'une étendue
de pays ouvert, la voix du vent même triste ou déchaîné qui hante
les arbres. Ma mélancolie me revint et s'empara de moi bien plus
profondément qu'avant. Tous mes efforts pour en sortir, mon sé-
jour à Itton Court et chez Miss Shaw ne semblaient avoir abouti
qu'à me faire me sentir plus désemparée que jamais.


Il pleuvait presque interminablement en cette fin de
novembre. Nous n'avons pas vu le ciel pendant deux semaines
d'affilée. Je ne pouvais plus aller me consoler aupr è s de l'inouïe
beauté et variété de l'existence végétale dans mon cher jardin de
Kew. Il pleuvait, il pleuvait! Je ne voyais presque plus Bohdan.
Il est vrai que j'étais allée me loger bien loin de mes amis. Il
me le reprochait lorsque nous nous rencontrions encore quelque-
fois, à mi-chemin pour ne pas trop le retarder alors que, son
violon sous le bras, il était en route pour une émission à la BBC,
ou courait à une pratique répétition avec l'orchestre symphonique de Londres.
Parfois, il prenait le temps de m'inviter dans un ABC au passage
pour prendre une tasse de thé, et il faisait de son mieux pour
m'encourager, lui à qui alors, il restait alors à peine deux trois ans à vivre,
et on eût dit qu'il en avait le sentiment, l'air fiévreux, agité,
jamais , au vrai, en repos. De Stephen, nous n'avions aucune nou-
velle. Bohdan pensait qu'il devait être parti en ses visites

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clandestines à des militants de pays voisins de l'Ukraine et
qu'un jour il y laisserait sa peau. Lui-même Ukrainien d'origine
et fort attaché à la culture de ses ancêtres, il jugeait dérisoi-
re le rêve de la libération de ce pays par une poignée, me
disait-il, d'exaltés. Après ces brèves rencontres, je le perdais
du vue pendant des semaines. J'avais retrouvé Phyllis, et nous
sommes allées encore quelquefois au théâtre ensemble. Que je ne
me souvienne plus des pièces que nous avons vues alors en dit
long sur l'état d'esprit où je devais être. Il y a des pans en-
tiers de ma vie qui ont ainsi disparu de ma mémoire, tout simple-
ment, je suppose , parce que moi-même j' étais alors[crochet] moi-même comme disparue
du monde. Je ne faisais plus que glisser à la surface des choses,
ne retenant rien. Et pourtant comme à Paris et à mon insu, je
devais enregistrer certains moments de cette partie de ma vie, car
il m'en revient quelques-uns parfois comme s'ils remontaient d'un
rêve très profond. Mais Phyllis et moi habitions chacune à une
extrémité opposée de Londres et, pour nous retrouver à Kensington,
à mi-chemin, il nous fallait déjà compter chacune sur un intermi-
nable trajet. Du reste, Phyllis était très prise par ses cours.
Tenace, elle les poursuivait au Guildhall sans faire montre, je
crois bien, de plus de talent. Je me suis souvent demandé e , après
que j'ai cessé d'avoir de ses nouvelles, si elle était parvenue
malgré tout à faire carrière — si on peut appeler carrière une
existence consacrée à interpréter le genre de petits rôles ingrats
qu'il faut bien que quelqu'un joue quoiqu'ils passent pour ainsi
dire inaperçus, et si Phyllis avait conscience, au bout de tout
cela, d'avoir en quelque sorte réalisé son but. Après tout,

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pourquoi pas? Il y a bien des écrivains qui tout au long de leur
vie n'écrivent que des d'habiles banalités. Pourtant, ils ont peut-être mis
autant d'effort, autant de persévérance que d'autres à écrire leurs
grandes oeuvres, et ce serait juste qu'ils ressentent un peu de
fierté tout de même de leur semblant d'accomplissement.


Pour ma part, j'avais entendu parler d'un théâtre expé-
rimental non loin de Chis w ick où l'on garantissait aux élèves
inscrits de petits rôles sous la direction d'un metteur en scène
professionnel , et l'apprentissage d'à peu près tout ce que l'on
peut acquérir en assistant aux répétitions d'une pièce en chantier.
C'était à peu de choses près ce que j'aurais eu gratuitement chez
ces P[e] i toëff mais qu'ici l'on faisait payer cher. Je commis la
bêtise de m'y inscrire et ne tardai pas à m'apercevoir que je
m'étais laissée exploiter. Quelques autres Canadiens dans le même
cas et moi-même sommes allés ensemble nous plaindre à la Maison du
Canada et nous avons obtenu le remboursement de la moitié de la
somme payée à cette supposée école d'art théâtral.


Je n'écrivais pour ainsi dire plus. Je ne voyais même
pas que j'aurais jamais quelque chose à dire. Un seul tenace
désir persistait en moi à travers ce dernier mois que je passai
à Londres, et c'était de retourner à Upshire. Je savais que le
cottage, en cette saison, était humide et froid. Esther m'avait
dit y être enrhumée tout au long de l'hiver, ne parvenant pas à
chauffer convenablement la maison. Son père était repris par sa
vieille bronchite qui s'agravait d'année en année. N'importe!
J'étais incapable de me représenter Century Cottage autrement
qu'entouré de ses fleurs et face aux downs perpétuellement enso-

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leillé[crochet] e s. leillées Et même s'il devait faire froid et triste là-bas, j'y
serais mieux avec ceux qui m'aimaient et que j'aimais que n'importe
ailleurs au monde. Je finis par écrire à Esther en lui demandant
si je pouvais venir passer quelques semaines.


Deux jours plus tard, elle m'appela au téléphone. Dans
cette maison où j'habitais maintenant, je n'avais pas souvent en-
tendu quelqu'un me crier d'en bas que j'étais demandée au téléphone.
Je frémis d'angoisse comme si l'appel ne pouvait signifier qu'une
terrible nouvelle. Je fus encore plus inquiète quand je reconnus
la voix d'Esther, elle qui ne pouvait téléphoner que de la cabine
en face de la poste, détestant tellement la chose qu'elle ne s'y
résignait que dans les plus graves circonstances. Je l'entendis
comme du bout du monde, peut-être à cause de la réson n ance peut-être [flèche] de sa
voix dans la cabine fermée, qui me disait:
— Très chère, il n'y a rien au monde qui j'aimerais
mieux que de vous recevoir, mais la soeur de Père, ma chère vieille
tante de Malvern, est au plus mal. Nous partons tôt demain, Père
et moi, pour aller vers elle. J'ai hésité. Père n'est pas bien.
Il tousse beaucoup. Il fait même un peu de fièvre le soir. Mais
il insiste pour aller au secours de sa soeur. C'est la seule qui
lui reste de leur famille. Ils ont besoin l'un de l'autre à cette
heure.

[crochet] — Mais Esther, ai-je protesté, votre P p ère est trop
fragile pour ce voyage, surtout par ce temps humide. Il arrivera
malade et de quel secours sera-t-il alors?

— Je le couvrirai de t[an] an t de laine, je veillerai si
bien sur lui qu'il ne prendre pas plus froid en voyage qu'ici.

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De toute façon, c'est un risque qu'il faut courir. Père ne se
pardonnerait jamais de n'être pas allé à l'appel de sa soeur mou-
rante.


Qu'est-ce qui me prenait de lui tenir tête alors qu'elle
devait être toute frissonnante de froid dans la cabine glacée?
— Mais Esther, ne m'avez-vous pas dit cent fois que nos
âmes immortelles se rencontreront dans le bonheur ineffable, cette
vie terminée. Puisqu'ils se retrouveront sûrement, Father Perfect
et sa chère vieille soeur, pourquoi l'exposer à la fatigue, à
l'émotion du voyage? Il pourrait lui-même en mourir.


Le silence dura alors si longtemps que, tout apeurée,
je me pris à appeler: Esther! Esther!


J'entendis enfin sa douce voix me reprocher:
— Certainement nous nous retrouverons dans le bonheur ,
autour du Seigneur, nos peines oubliées. Mais j'ai beaucoup
réfléchi à tout ceci, sachez-le, Gabrielle, et il me semble impor-
tant que les êtres qui s'aiment et vont être séparés se rencontrent
une fois encore en cette vie... avec toutes leurs peines...

— Mais puisqu'elles seront oubliées à jamais, ainsi
que vous disiez!...


Elle r é j p é ta doucement avec une infinie pitié:
— Avec toutes leurs peines... C'est important a A nd also
to say good-bye properly... on this earth.


Je remontai dans ma chambre et songeai à ces paroles qui
n'en finissaient pas de résonner dans ma tête. Je ne parvenais
pas à les chasser. Je n'y suis jamais parvenue. Elles me revien-
nent chaque fois qu'un être que j'aime va m'être enlevé.

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... nous rencontrer une dernière fois... en cette
vie... avec toutes nos peines... et nous faire convenablement
nos adieux...


Mais pourquoi, si elles doivent être effacées par le
bonheur final? Peut-être , alors, afin qu'il en reste trace quel-
que part dans la conscience : [flèche] .


Je songeai à ma mère qui, à cette heure même peut-être,
la plume à la main, cherchait les difficiles mots qui, tout en me
laissant ma liberté, me ramèneraient à la maison. Depuis l'affai-
re de Munich, je voyais bein qu'elle n'avait cessé de craindre
pour nous deux. Elle ne le disait pas en toutes lettres, mais
elle croyait que la guerre allait éclater bientôt, que je serais
peut-être empêchée de rentrer au pays, que nous ne nous rencon-
trerions pas une dernière fois, elle et moi, avec toutes nos peines...
et elle avait apparemment plus de chagrin de cela que de toutes
les peines elles-mêmes souffertes
au cours de sa vie.


Finalement je tombai malade. Etait-ce de vraie maladie
ou de renoncement à tant d'efforts qui semblaient ne me mener
nulle part? Sans doute des deux à la fois. Je faisais un peu de
fièvre le soir. J'avais très mal à la gorge. Je ne sortais plus
pour aller manger dans les casse-croûte des environs, et me logeu-
se ne m'apportait pour ainsi dire rien. Phyllis traversa Londres
maintes fois pour m'apporter un grand pot de bouillon, des bis-
cuits, des fruits, des remèdes. J'aurais pu rire parfois au
spectacle de ma propre vie. Hier , dans un château à me laisser
dorloter par une femme de chambre attachée à moi presque exclusi-

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vement, qui faisait couler l'eau de mon bain, disposait ma robe
repassée pour le dîner... et aujourd'hui abandonnée à moi-même
dans une chambre glaciale.


Phyllis insista pour que je consulte un médecin. Je
finis par céder, à bout de résistance. C'est elle, je crois,
qui prit le rendez-vous. Connaissait-elle un nom en particulier
parmi ceux des célèbres médecins de Harley street? Je n'en sais
plus rien. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'un beau jour
je me trouvai dans le cabinet de consultation d'un des très grands
spécialistes de Londres en oto-rhino-laryngologie. Il m'examina
longuement la gorge, l'arrière-gorge et les sinus comme on le
faisait alors au miroir de tête.


Il m'apprit que j'avais les muqueuses très endommagées,
les sinus probablement infectés depuis longtemps, et il me deman-
da avec une certaine sévérité , comment j'avais pu en venir là , à
mon âge. Je pensai aux chambres glacées où j'avais dormi, surtout
à Cardinal où je devais casser la glace de mon broc pour me laver,
mais aussi dans notre maison de la rue Deschambault au temps le
plus dur de notre vie, quand maman devait baisser le feu au mini-
mum par des nuits de moins trente degrés fahrenheit.


Le grand homme de Harley street me dit qu'il ne voulait
pas m'alarmer outre mesure, mais que, si je ne faisais pas atten-
tion, j'allais me préparer pour plus tard de bien vilains troubles
respiratoires.


Que j'étais loin, ce jour-là, encore à peu près indemne,
de prendre son avertissement au sérieux et d'imaginer que , des
petits maux d'alors découlerait la terrible maladie qui me rattrapa

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enfin, il y a six ans , et qui n'a cessé depuis lors de me faire
souffrir. Souvent, quand elle m'éveille la nuit, au bord de
l'étouffement, je me dis que c'est d'elle que sans doute je
mourrai comme est mort de l'asthme mon frère Joe et aussi mon
frère Rodolphe. Et surtout, en me rappelant sans cesse que je
suis mortelle, c'est elle qui m'a poussée à écrire ce livre que
j'écris maintenant, elle qui m'a révélé tant de choses que je
n'avais pas vues avant, comme si la vie menacée — mais quand
donc ne l'est-elle pas? — projette sur elle-même une lumière
qui l'expose de part en part.
— Mais encore, poursuivit mon médecin spécialiste,
vous avez dû user impitoyablement votre gorge. A quel genre de
travail vous êtes - vous donc livrée pour l'avoir si fatiguée?


Je lui dis que j'avais été institutrice s pendant huit
années. Il me fit un sourire où il y avait de la compassion et
davantage, me sembla-t-il, de la satisfaction d'avoir vu juste.
Et par la suite , j'ai souvent vu ce curieux mélange d'expressions
sur le visage de bien des médecins.
— Eh oui, fit-il, huit années à parler presque sans
arrêt du matin au soir , et sur un ton presque toujours un peu
surélevé à cause du bruit, j'imagine, et dans la poussière de la
craie, voilà qui est dur à la gorge.


Evidemment, on écrivait beaucoup au tableau noir au
temps où je fus institutrice.
— Et maintenant, me demanda-t-il, quelles sont vos
activités à Londres? Le climat, vous ne l'ignorez pas, je suppose,
est un des plus mauvais au du au monde pour les voies respiratoires.

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Qu'est-ce qui vous y a amenée?


J'avais l'impression bizarre et douloureuse, au fur et
à mesure qu'il me questionnait, que toute ma vie avait été une
fausse route. J'avais exercé le mauvais métier, j'étais dans la
mauvaise ville...


Je lui appris que j'y poursuivais des études d'art
dramatique.


Il tressaillit d'une sorte d'incrédulité, mais, après
m'avoir longuement regardée, concéda que j'étais peut-être douée
pour le théâtre... d'une certaine manière si...
[crochet] — Vous n'aspirez pas, fit-il avec brusquerie, à une
carrière d'artiste, j'espère?


Je lui dis que j'y avais peut-être un peu pensé... de
loin... sans savoir si je le voulais vraiment.
— Abandonnez l'idée à tout jamais, dit-il catégorique-
ment. Votre gorge ne supporterait pas ce métier. Votre voix vous
manquerait en peu de temps.


Il chercha ensuite à adoucir ses propos, me croyant
attristée par le coup qu'il croyait peut-être m'avoir porté.


Or c'était tout le contraire. Ses paroles venaient de
me soulager d'un poids énorme dont je n'avais jamais su tout à
fait que je le portais. Ainsi se fermait devant moi à jamais
cette fausse route que je m'étais crue tenue d'explorer maintes
et maintes fois après pourtant qu'elle m'eut indiqué que je n'étais
pas faite pour cela elle . Il ne me restait donc plus maintenant que
l'autre, au fond la plus terrible .


Pendant que je la considérais en esprit, toujours vague

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à mes yeux après de si nombreuses incursions, mon médecin tentait
à sa manière de me venir en aide.
— Comptez-vous rentrer bientôt dans votre pays? Le
climat ici, je vous le répète, est des plus néfastes pour vous.

— Bientôt sans doute, lui dis-je, car je vais être au
bout de mon argent.

— En auriez-vous assez, me demanda-t-il, pour aller
avant d'abord passer quelques semaines dans un pays de soleil et de dou-
ceur? En Provence par exemple?


L'aimait-il lui-même pour l'avoir vue ou en avoir seu-
lement rêvé au milieu des océans de brume qui assaillent Londres?
Il ne pouvait en tout cas trouver mieux pour me repêcher au bord
de l'indifférence totale où je glissais que ce rappel d'une at-
tirance venant de mon enfance et de ma première lecture de Daudet.
Il dut voir un éclair de vie s'allumer au fond de mon regard qui
avait obstinément fixé le tapis pendant qu'il me parlait de cli-
mat néfaste et de métier que je n'aurais pas dû exercer.
— Allez-y, m'encouragea-t-il. On y vit presque pour
rien. Vous vous y débrouillerez sans peine, j'en suis sûr. Le
soleil et la joie de vivre vous guériront mieux que tous les re-
mèdes que je pourrais vous prescrire.


Je me retrouvai dehors dans un bien curieux état d'es-
prit. Les impressions d'Alexandre Chenevert telles que je les
décrirais longtemps plus tard, à sa sortie du cabinet de consul-
tation, seraient exactement celles que j'éprouvai en quittant
mon célèbre médecin de Harley street. Il m'en avait coûté une
livre — une somme énorme pour moi — pour m'entendre conseiller

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d'obéir à mon désir le plus cher.


Je courus à l'agence Cook. Ce qu'il me restait à la
banque — et cette fois presque tout allait y passer — suffisait
à assurer mon trajet aller et - retour, en troisième classe,
Londres-Nice et un séjour de deux semaines dans une pension de
famille à Beaulieu-sur-mer. Pourquoi là? Sans doute parce que
j'eus affaire à un employé de l'a A gence très persuasif ou peut-être
très obligeant, comme c'était le cas dans ce temps-là , à l'a A gence
Cook, et qui avait lui-même, au cours de vacances, essayé cette
pension pas cher, pouvant en toute bonne foi me la recommander.


Au début de janvier 1939, je partis, accompagnée de ma
malle garde-robe qui allait encore m'être cause so[urc]e source d'ennui s s bien bien plus
qu'utile, mais je n'arrivais pas à me résoudre à m'en départir,
sans doute parce qu'elle me paraissait trop liée à mon sort, à
ses traverses et à ses bonnes fortunes. Deux employés la chargèrent
dans le fourgon à bagage s . De ma place , dans le train, je les
surveillais étroitement, ayant toujours[crochet] pris grand soin , lorsque je voyageais
avec elle, pris grand soin de m'assurer qu'elle suivait.


En début d'après-midi, je m'embarquai pour la traversée
Douvres-Calais. Temps plus triste, gris et mouillé , on ne saurait
en imaginer. A plein ciel brumeux appelaient des mouettes, com-
me elles avaient appelé lorsque j'avais quitté)( les côtes de France,
un peu plus d'un an auparavant, et leur cri renforçait mon sen-
timent de n'avoir pas avancé depuis d'un pas , d'en être toujours,
dans ma vie, comme en ce jour désolé, à chercher un chemin impos-
sible à travers le brouillard, la pluie et d'étranges cris étouf-
fés dont je n'arrivais pas à saisir d'où ils venaient et contre
quoi ils essay aient aient de me mettre en garde.

Image XVII


La Manche était livrée à une des pires tempêtes de
l'hiver. Notre petit navire à fond pla[n] t t montait à la crête de
vagues monstrueuses qui nous laissaient choir brusquement comme
au plus profond de la mer. Je n'ai jamais subi pareil tangage
sauf peut-être en mer Egée, quand l'on nous prit, du bateau de
croisière, pour nous conduire , en de frêles caïques , contre les vents
les plus tumultueux du monde, à la visite des îles D[illis.] e los et Mi-
k[e] o nos. Mais c'étaient là des traversées de dix à quinze minutes
tandis que celle de Douvre-Calais , au temps dont je parle , prenait
plus de deux heures.


En un rien de temps, presque tous furent malades. On
voyait les passagers pâlir, verdir, sortir précipitamment de la salle à manger , la main
à la bouche, de la salle à manger . Attenante à cette salle s'en
trouvait une toute remplie de petits lits de camp , qu'on aurait
pu croire dressés dans l'attente d'un foudroyant mal de mer. J'y
fus bientôt allongée au milieu d'êtres gémissants. Le petit ba-
teau craquait de toutes parts. A ses plaintes se mêlaient celle
des h u mains et cette autre encore, si hallucinante , du vent errant
captif dans les coursives.


Je me crus un moment enfermée dans une de ces affreuses
coques d'autrefois qui mettaient des mois à passer d'Europe en
Amérique, une immigrante hoquetante, soupirante, qui n'arriverait
sans doute pas vivante au terme du voyage, et j'entrevis enfin un

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peu de quelle inimaginable souffrance s'était constitué notre pays,
chacun de ces petits poste s gagné sur la silencieuse immensité de
côte et de forêt.


J'étais partie de Londres malade d'une bronchite et sans
doute déjà fiévreuse. Une toux tenace, de terribles nausées,
l'étau qui m'enserrait la tête, l'ensemble de ces maux et peut-être
encore plus le sentiment que j'étais un être incapable de me pren-
dre en main achevèrent de m'abattre. Bénin, il se peut, le mal de
mer n'en est pas moins un mal qui nous porte le mieux à croire que
nous allons en mourir , et en venir à le souhaiter. Je n'étais plus
que morne détachement. Pourtant , au fond de cette indifférence, je
me rappelle avoir perçu avec tristesse que la vie ne serait donc
en fin de compte qu'un que gaspillage de rêves, d'efforts, d'élans,
d'espoirs. Qu'en aurait-il été de moi , ce jour-là, me le suis-je
parfois demandé, s'il ne s'était subitement trouvé quelqu'un,
comme en tant d'autre fois où j'en eus le plus grand besoin, pour
me porter secours? J'aurais tout aussi bien pu, j'imagine, me
laisser ramener en Angleterre par le même traversier o ù y rester
tant qu'on ne m'en eût pas fait descendre de force. A travers les
gémissements qui m'entouraient, une voix calme me parvint:
— Allons! Un petit effort. ! Avalez une gorgée de ce
cognac. Vous allez voir, rien ne remet mieux le coeur d'aplomb.


J'ouvris les yeux. Je distinguai auprès de moi la jeune
fille dont j'avais tout juste fait la connaissance, sur le pont,
avant le départ. Je l'avais entendue à quelque distance parler
avec un porteur et l'avait s identifiée , à son accent , comme une com-
patriote de langue anglaise,[flèche] probablement de Toronto. Je m'étais approchée la

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saluer. Nous avions échangé quelques phrases. Elle m'avait appris
son nom que j'ai retenu peine, celui-là, tellement je le trou-
vai bizarre[.] , Ruby Cronk; qu'elle était infirmière de son métier,
et que , venant d'achever un stage de perfectionnement à Londres,
elle s'en allait pour l'heure prendre de courtes vacances sur la
Côte d'Azur avant de rentrer au pays. Nous nous étions quittées
pour aller chacune à ses nos affaires, sur un : "Bye, bye now! See
you later..." qui aurait bien pu n'avoir jamais de suite. Et
voilà qu'elle était près de moi à vouloir me soigner de force
s'il l'e û t fallu. Je ne pense pas lui avoir rendu la tâche trop
difficile. Sans espoir comme je me croyais l'être, je dus mettre
ma confiance dans la jeune fille au bon et rond visage placide et
avaler les remèdes qu'elle tenait à me faire prendre.


A peine un peu plus tard, à ce qu'il me par û t, elle me
secouait pour me faire me lever. "Nous allons bientôt débarquer.
La traversée s'achève. Il faut nous préparer." Je tentai de me
soulever mais la tête me tourna et je retombai sur le misérable
petit lit que maintenant je ne voulais plus quitter pour rien au
monde. Ruby ouvrit alors mon sac, y trouva mon passeport. Elle
se chargea de mes affaires en plus des siennes et, tout en me
soulevant sou[t]enant sou[t]enant , m'entraîna à passer la douane. Curieusement, au lieu
de mille autres soucis qui eussent pu alors m'atteindre, le seul
qui se faisait jour jusqu'à mon esprit brouillé avait encore trait à me
malle encore que j'ai tant de fois craint ^ de perdre et qui de tous
mes entêtements m'a été un de ceux certainement qui m'a causé le
plus d'ennuis. Je parvins à en dire quelques mots à Ruby. Elle
la récupéra, en trouva les clés, l'ouvrit pour l'inspection.

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Nos bagages chargés à bord du rapide pour Paris, nous
sommes parti e s en milieu d'après-midi mais déjà il n'y avait déjà à peine
plus de joies jour , . me semble-t-il me rappeler. Il pleuvait à torrent s .
Des traînées d'eau sillonnaient les vitres que la venue de la nuit,
en effaçant derrière elles toute trace du paysage sombre, rendit
encore plus navrantes et pareilles à des flots de larmes. Ruby
m'avait fait prendre un autre cachet et je m'endormis contre son
épaule comme auprès de l'être le plus cher que j'eus [se] au monde.


Cette tendresse, ces bons soins, ces marques de bonté
que tant de fois dans ma vie je reçus de la part d'étrangers, leur
souvenir me cause toujours une poignante émotion. Il m'apporte
une confiance renouvelée dans l'être humain, mais aussi une douleur.
Car je crois avoir recueilli plus de marques d'affections de pas-
sants d'un jour, que de beaucoup de mes proches qui, eux , il est
vrai, ont eu à me subir longtemps. Peut-être en est-il de même
dans presque toute vie.


A Paris, nous devions changer de gare, récupérer nos
bagages dans l'une, les transporter dans l'autre. Avec les trois
ou quatre mots de français qu'elle connaissait, comment Ruby se
débrouilla-t-elle, je n'en sais trop rien, j'étais tout juste en
mesure de la suivre. J'ai comme un vague souvenir de l'avoir en-
tendue crier à tue-tête, dans son fort accent qui faisait se re-
tourner tout le monde sans pour autant se que personne se porte r à notre secours:
"Porteur!... Porteur!..." et de l'avoir vue, à la fin, faire faire
un bout de chemin à ma malle en la tournant sur elle-même, jusqu'au
taxi rangé au bord du trottoir. Tout s'emmêlant dans ma tête, je
pensai pensai que j'arrivais à Paris pour la première fois et que

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c'était ma force payse d'alors qui me tirait d'affaire .


Dans l'express Paris-Nice, Ruby réussit à s'emparer d'un
compartiment libre. Elle me fit m'allonger sur une des banquettes,
me fabriqua un oreiller d'un chandail roulé, me couvrit de mon
manteau et du sien. Je n'eus plus connaissance de rien de toute
la nuit. Elle, à la porte, à ce qu'on m'apprit le lendemain, mon-
tait la garde. Des passagers tentaient-ils d'entrer, elle me dé-
signait, tout e endormie, d'un air apitoyé et sévère , les enjoignant
à de se montrer compatissants: "Poor girl! Very sick! Perhaps con-
tagious!" Les gens battaient en retraite[,] . i I ls essayèrent de se
caser comme ils pouvaient dans les compartiments déjà complets.
Plusieurs restèrent debout dans le passage , les bras posés sur la
barre d'appui , à voir fuir la nuit ténébreuse. Ceux-là, j'ai encore
leur souvenir sur le coeur. Passé Lyon, notre seul arrêt , je crois
en cours de route, où Ruby eut à repousser les dernières tentatives
d'invasion, elle s'allongea sur l'autre banquette et dormit elle
aussi comme une bûche. Entré par deux fois pour poinçonner nos
tickets, le contrôleur lui-même n'avait pu se résoudre, comme il
nous le dit au matin , dans son délicieux accent chantant, à réveil-
ler "ces deux belles dormeuses si profondément enfoncées dans les
bras de Morphée » . "


Quand j'ouvris les yeux, il faisait grand jour. La lu-
mière inondait le monde. La mer, toute proche, étincelait. Je
crus être le jouet d'un rêve et me pris à me frotter les yeux.
J'avais quitté Londres sous une sale bouillie épaisse. Je n'y
avais pas vu le ciel pendant des mois, et, au fond, l'avais-je
vraiment vu depuis que, mon Manitoba quitté, la nostalgie de son

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haut ciel infini s'était installée en moi pour dès lors faire pa-
raître indistinct à mes yeux presque tout autre ciel. J'ôtai mes
mains de devant mes yeux. Le grand bleu était toujours là, unis-
sant ciel et eau dans un éclat qui m'éblouit. Entre des tamaris
que je reconnus d'après mes promenades de dans Kew Gardens, des aloès agaves
au long cou portant haut leur fleur unique, des palmiers, des
orangers et , les premiers mimosas en fleur, j'apercevais de co-
quettes villas de couleurs ravissantes enfouies dans leur jardin
comme si elles allaient être toujours à l'abri de la pauvreté, de
la peine, de la difficulté de vivre.


La maladie avait-elle fait son cours? La médecine de
Ruby produit son plein effet? Ou est-ce que je ne fus pas à l'ins-
tant guérie par le bonheur et la vue du monde tel qu'il devrait
être? Aujourd'hui je suis à peu près sûre que c'est bien le bon-
heur, ce matin-là, qui me rendit à la vie.


A son tour Ruby s'éveilla et marqua elle aussi la plus
vive stupéfaction à se voir transportée comme sous l'effet de la
magie dans un monde si beau. Un lent bonheur, plus contenu que le
mien, en accord avec une nature moins démonstrative , se fit jour
sur son bon et large visage. Nous nous sommes entre- regardées
dans l'ivresse de nous découvrir, les pélerines d'hier trempées de
pluie, giflées par le vent , parvenues dans la douceur du Midi. Je
me sentais déjà attachée à elle et pas seulement par gratitude.
Elle, de son côté, paraissait portée vers moi comme on l'est sou-
vent dans la vie envers qui on a soigné, ramené à la santé. De
plus, elle me découvrait, à peine remise, joyeuse, exubérante, et
je l'enchantai, j'imagine, comme j'avais enchanté Phyllis et en

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enchanterais tant d'autres sur ma route, qui, ne possédant pas
mon don de voir, de rire, de n s 'extasier, ne m'en aimèrent que
davantage comme si , en m'approchant, ils m'en prendraient eussent avaient pris une pe-
tite part. Et Dieu soit à jamais loué si j'ai pu la leur passer!


Je ne sais plus si nous avons été au wagon-restaurant
ou si l'on nous apporta à nos places le café et les croissants.
Je me rappelle seulement que nous buvions et mangions avec goût
tout en regardant défiler à sous nos yeux le jardin continu de la Côte
d'Azur. J'étais enivrée par le gracieux rivage, ses anses, ses
calanques, ses petits ports de pêche et surtout par la clarté du
ciel que je voyais répandue comme je ne l'avais encore vu e nulle
part ailleurs aussi éclatante et abondante. Je sentais mon coeur
de minute en minute s'éprendre d'un tel amour de cette terre qu'il
envahirait toute ma vie. Mais j'étais dans la crainte en même
temps que dans la joie, sous le coup de ce bonheur trop instantané,
et je confiai à Ruby que j'avais une grande peur de m'en réveiller , ,
comme d'un songe , trop beau , pour me retrouver dans l'étroite réali-
té d'il y avait quelques heures seulement. Elle m'avoua connaître
le même sentiment et redouter pour sa part de se retrouver d'un
instant à l'autre à Toronto, les pieds dans la neige salie , à pa-
tauger parmi les milliers la foule dans Bloor street, sous l'aigre vent venu
du lac Ontario. Alors nous avons bien vu que nous avions mis le
pied en paradis et qu'il était tout aussi vrai que les lugubres
endroits où tant d'hommes ont choisi s ou ont dû accepter de vivre.


Nous en sommes venues à parler, elle de l'hôtel à Nice
où elle se retirerait parce que, surtout fréquenté par des Anglais,
elle s'y sentirait moins perdue , ne connaissant pas le français, moi

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de ma pension à Beaulieu-sur-mer, et tout-à-coup je m'écriai:
— Mais nous sommes folles, Ruby! Nous allons nous
embêter à mort, vous dans votre hôtel avec ces vieilles Anglaises
à larges chapeaux et souliers plats, moi dans ma pension distin-
guée.

— Que pourrions-nous f[a] a ire d'autre? me demanda-t-elle,
étonnée.


Je fis un geste embrassant les attirants villages des
a A lpilles, les pins parasols, la route, la plage les pentes que semblaient gravir au
pas des rangs de vieux oliviers , la route, la plage ...
— Mille choses ! , Ruby. ! Tout est à nous, si nous nous
mettons seulement en frais de le prendre. Il n'en tient qu'à nous
de nous approprier toute la Provence.

— Mais comment? dit-elle.
— En la parcourant à pied.
— A pied?


L'idée m'en venait tout juste, mais elle m'emballait
déjà tellement que je sus la présenter à Ruby avec passion.
— On ne s'encombre de rien. Rien de ne nous retient. Il
n'y a pas de meilleure manière de voyager. On voit tout, on entend
tout. Au reste, sans qu'il nous en coûte grand chose. Voyez, le
pays est bon, chaud, accueillant. Nous logerions presque pour rien
chez l'habitant. Nous vivrions d'olives...


Elle m'arrêta en plein élan.
— Oh , , mais j'ai besoin de bien manger, moi, pour me sou-
tenir...


Je lui concédai cela.

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— Nous mangerons et même bien , je suis sûre
qu'avec l'argent que nous dépenserions, vous dans notre hôtel, moi
à Beaulieu, nous aurons de quoi tenir un mois, deux peut-être...


Je la voyais ébranlée mais rétive encore au sujet de la
marche.
— Je n'ai jamais marché de ma vie, dit-elle, et j'ai
les pieds plutôt malades à force de m'être tenue debout depuis
des années sur le dur à l'hôpital.

— Eh bien, lui dis-je, il est plus que temps de les
remettre d'aplomb ces pauvres pieds, et, vous le savez mieux que
moi, Ruby, pour y arriver, rien ne vaut la marche. D'ailleurs,
nous irons très progressivement: trois ou quatre kilomètres par
jour... pour en venir à vingt, trente...

— Trente kilomètres!
— Mettons dix... quinze... N'oubliez pas: un kilomè-
tre c'est tout de même beaucoup moins qu'un mille.

— Combien moins?
— Oh infiniment moins!...


Je la sentais mollir entre mes mains. Ferme et détermi-
née comme elle l'était quand il s'agissait par exemple de soigner,
elle m'apparut peu résistante dès lors qu'on avait le dessus sur
elle par l'imagination et l'esprit d'aventure. Et j'en débordais ,
surtout grâce aux bons soins qu'elle m'avait prodigués. Peut-être
était-elle de ces natures incapables elles-mêmes de se jeter dans
les routes du hasard mais qui dans le fond du coeur en ont toujours
eu un peu l' envie et sont prêtes à suivre du moment qu'il y a quel-
qu'un pour prendre les devants. En ce cas, elle serait ma compagne

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rêvée. Sa confiance en moi , déjà visible , m'entraînait à oser encore
plus, de minute en minute.
— Evidemment, lui dis-je, vous pouvez envisager de pas-
ser vos vacances à jouer aux cartes avec vos vieilles dames de
Nice. Pendant de ce temps nous pourrions tout aussi bien courir
faire la connaissance des pâtres, des cueilleurs de violettes,
courir dans explorer les collines, à la les bords de mer, voir les bruyères, la monta-
gne, Avignon, Arles, Tarascon. C'est sans fin ce que nous pour-
rions connaître, une fois lancées sur la route.


Tant et si bien que , peu avant l'arrivée à Nice, elle
était convertie à mes idées. Nous descendrions à son hôtel , pour
une nuit seulement et y laisserions nos bagages. Le lendemain,
libres comme le vent l'air l'air , nous prendrions la route sous le soleil du
bon Dieu et irions là où appel l l erait le vent. Mon sauveteur de la
Manche était devenu mon fidèle Sancho.


Avais-je su particulièrement bien m'y prendre ou bien
Ruby était-elle prête , inconsciemment , depuis longtemps à entrer
dans la peau de ce personnage? Elle en était en tout cas appa-
remment heureuse comme de rien encore de ce qu'elle avait jus-
qu'alors
entrepris .

Image XVIII


Tôt le lendemain nous sommes allées nous équiper à bon
compte au marché de la vieille ville. Ruby était émerveillée par
les friperies qui pendaient au long des ruelles étroites et som-
bres. Nous avons acheté de solides souliers de marche et à chacune ,
pour faire plus vite, une jupe pareille ( à celle de l'autre ) et des
blousons identiques en plus d'un havresac à porter sur le dos à
l'aide de bretelles passées autour des épaules. Là-dedans nous
avons mis une carte routière très détaillée, des tablettes de cho-
colat, une baguette de pain, du fromage, un chandail en surplus , , et ,
à peine plus entravées que des chèvres, nous nous sommes parties par la
Micheline d'abord , pour en descendre presque aussitôt , la ville quit-
tée , et continuer à pied, enchantées de tout ce que nous voyions,
sans doute parce que nous allions au pas et avions le coeur à tout
embrasser.


Sur nous brillait un soleil bienfaisant, nous réchauf-
fant tout juste assez à travers nos blousons. Elle plutôt gras-
sette et forte, moi plutôt menue, nous devions avoir l'air, dans
nos vêtements pareils, de jumelles mal assorties, et tout le long
du chemin les gens nous souriaient. L'air embaumait le thym, la
sauge, le romarin. Au passage, le facteur, un pâtre, deux vieilles
femmes en noir nous saluèrent cordialement, et nous leur rend î mes
leur salut: "Jour sieu-dame."


Je ne le savais pas encore, mais ce matin-là commençait
ma vraie jeunesse que je n'avais pas eue encore aussi totale, trop

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accaparée avant par les soucis et l'inquiétude, et que je n'aurais
plus jamais tout aussi grisante. Pour la première fois de ma vie,
j'étais loin de tout le mal qui m'avait atteint e ou atteignait les
autres. Si j'ai tellement aimé de ce cher pays de Provence, c'est
peut-être avant tout e chose parce que là seulement j'ai vraiment
été libérée d'angoisse, libérée d'ambition et même peut-être de
souvenirs, l'être bienheureux qui vit au jour le jour.


Vers la fin de l'avant-midi, ayant atteint je ne sais
plus trop si c'était Saint-Tropez ou St Sainte- -Maxime, je levai les yeux
et, haut dans la petite chaîne des Maures, perché sur un p[é] i ton
rocheux, j'aperçus mon premier village sarrasin aux maisons for-
mant rempart. J'eus instantanément envie d'y être. Nous avons
pris des renseignements à un café. Il y avait bien un car pour
monter là-haut, mais il était parti depuis une heure, et il n'y
en aurait pas d'autre avant le surlendemain. J'étais incapable
d'attendre tout ce temps-là. Je piaffais d'impatience.
— Montons, Ruby!
— A pied?
— Pourquoi pas! On ne peut guère en être à plus de
cinq ou six kilomètres. Nous irons lentement. Nous avons ample-
ment de quoi manger en cours de route. Nous coucherons là-haut
ce soir. La vue doit y être merveilleuse.


Et pour mieux l'allécher, car je commençais à la savoir
gourmande, je lui proposai:
— Ce soir, s'il le faut, nous crèverons notre strict
budget quotidien et nous nous paierons un de ces repas fabuleux.
Que dirais-tu d'un steak au poivre ou d'une sole amandine, avec

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des choux à la crème pour dessert?


La pauvre prosse Ruby, déjà éreintée, se laissa persua-
der d'attaquer le rude chemin montant au cours duquel nous ne de-
vions voir ni habitation, ni passant, seul un ermitage depuis
longtemps désert. Au pire du chemin pierreux, elle geignit un
peu. Je faisais de mon mieux pour la remonter.
— Attends seulement de voir l'air que nous allons res-
pirer de ce promontoire.


Hélas, le village que j'avais estimé être à cinq ou six
kilomètres de la côte devait bien en être à une quinzaine au moins.
Au fur et à mesure que nous nous traînions vers lui, il apparais-
sait d'ailleurs reculer dans sa montagne et même s'y cacher à nos
yeux qui ne le trouvaient plus par instants, peut-être sous l'ef-
fet de la fatigue ou parce que la route tournante nous le dérobait.


Ruby commença à boiter. Nous avons découvert, ses bas
enlevés, qu'elle avait à chaque talon une énorme ampoule sur le
point de crever. Heureusement que j'avais pensé à me munir de
diachylon. Je lui fis des pansements adhésifs, lui trouvai à boire
de l'eau fraîche et même un bâton de route. J'en vins de bon coeur
à lui céder ce qui me restait de chocolat quand je découvris qu'elle
avait dévoré tout le sien en cachette. Que n'aurais-je fait pour
retenir mon Sancho sans lequel l'aventure eût perdu presque tout
son piquant? Elle-même n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de le suivre à ses risques et périls?
En tout cas, elle se leva pour me suivre sans trop protester quand
je lui exposai que nous n'arriverions pas avant la nuit au train
où nous allions. Que nous soyions devenues en si peu de temps
inséparables, encore aujourd'hui, des années après que j'ai perdu

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Ruby, m'étonne toujours et toujours me ramène vers elle avec plus
d'amitié encore.


En fin d'après-midi, échevelées, les chevilles tordues,
la plus forte s'appuyant de tout son poids sur la plus frêle,
nous avons atteint Ramatuelle et presque du même pas le seuil ac-
cueillant de son unique auberge: c C hez Henri.


Lui-même, Henri — et finalement tous ceux du village —à voir
arriver ces créatures poussiéreuses , crurent ferme comme roc avoir
affaire à d'excentriques filles de milliardaires. Qui d'autre s aurait
eussent eût pu
, pour le plaisir, se lancer en pareille équipée? Cer-
tainement pas, en tout cas, de vraies pauvres! Ainsi naquit
autour de nous, dès notre apparition, une sorte de légende allant devant
donner suite lieu au plus extravagant malentendu qui allait nous four-
nir, à Ruby et à moi, de quoi rire à n'en plus finir.


A cette auberge logeait depuis trois mois un [L] l ord ir-
landais, Sir John Henry Dunn Bart, qui, n'ayant pas d'argent pour
payer sa note , ne pouvait s'en aller puisque Chez Henri, s'il était
d'usage de ne payer qu'au départ, on n'en était pas pour autant
exempté à la fin des fins, et le pauvre [L] l ord ruiné, plus le temps
filait et moins il avait les moyens de s'acquitter. En nous
voyant poindre, il crut peut-être enfin venue l'heure de son sa-
lut. Il nous invita à un de ces plantureux repas comme nous n'en
n' aurions pas rêvé même dans nos les plus alléchants rêves . Il ne lési-
nait pas sur la dépense. Il n'avait pas plus que le reste à
s'acquitter pour l'instant de ce repas, et ce pauvre grand [L] l ord
avait apparemment été élevé à penser que ce qu'il n'avait pas à que l'on n'a pas à

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payer aujourd'hui, il faisait tout aussi bien d e se l'accorder. on serait bien gauche de se la refuser.
Ruby fut immédiatement r é gaillardie réconfortée par c l e plantureux repas [illis.] régal qu'elle
termina par deux savarins engloutis coup sur coup. Je n'en reve-
nais pas de tout ce qu'elle pouvait avaler et qui apparemment se trans-
formait tout aussitôt chez elle en bonne humeur, en bonnes dispo-
sitions. J'entrevis la manière de la faire m'accompagner jusqu'au
bout du monde si me manquaient les autres moyens.


[crochet] Ce soir même, il y avait bal musette sur la placette du
village, au son de l'accordéon. Notre [L] l ord nous y conduisit, une
à chaque bras. Au centre de la petite place, la remplissant pres-
que[flèche] en entier en entier , s'élevait un très vieil orme, sept fois centenaire, l'a[ï]eul
ici de toute vie, ceint d'un énorme banc au bois de longtemps
adouci. Les plus vieilles gens y avaient déjà pris place, les
femmes ensemble, les hommes à fumer leur pipe dont la fumée se
perdait dans la voûte épaisse du feuillage des branches sous l'autre voûte , , é-
toilée , , de la nuit douce. Jeunes et vieux vinrent à notre rencon-
tre, pour voir de près et féliciter ces braves petites créatures ayant
grimpé à pied l'abrupte montagnette pour être avec eux , de la fête , .
ce soir. Sans comprendre grand-chose à ce qu'ils disaient, Ruby
suivait le mouvement des lèvres, les jeux de physionomie, souriait
et se montrait charmée. Elle devait me confier plus tard qu'elle
qui se savait sans charme, sans beauté, sans attrait — hé oui,
elle le savait trop bien! — pour la première fois de sa vie, ce
soir-là, elle s'était sentie accueillie, acceptée, aimée. Et qu'elle
avait eu besoin presque à chaque instant de se pincer pour se
faire croire que c'était bien elle qui créait cet effet.


L'accordéoniste entama un air entraînant. Je fis un

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tour de valse entre les bras de Sir John Henry Dunn Bart. Il
dansait admirablement. Il savait aussi tourner de belles phra-
ses. Il célébra mon regard qui déjà, dit-il, dès en m'apercevant,
lui avait transpercé le coeur. Et maintes choses de ce genre.
Je l'aurais bien laiss é é r continuer encore un peu sur ce ton, mais
je voulais l'amener à faire danser aussi Ruby qui se tenait pour
l'instant assise sur le banc circulaire, parmi les gens sages,
déjà toute contente d'être au mieux avec eux.
— Ruby, lui dis-je, est bien plus belle.
— L'Anglaise! Mais e E lle est laide, la pauvre, le nez
trop gros, trop court, la lèvre épaisse.

— Mais elle a de beaux yeux, vous verrez si vous prenez
la peine de les regarder, et c'est un coeur d'or.


Sans pourtant encore avoir appris qu'il était à l'affût
d'une bonne fortune, même d'une dot peut-être, qu'est-ce qui me
prit d'inventer:
— Et puis... ce qui ne gâte rien... elle est riche,
très riche...

— Ah oui! dit-il avec un intérêt mal dissimulé.


Il dansa la prochaine danse [crochet] suivante avec elle, et le visage
fleuri de son plus enchaneur sourire, il apparemment lui conta à
elle aussi quelque romance. Plus prompte que moi à le voir venir,
elle me souffla avant le prochain tour:
— C'est de toute évidence un type qui cherche une hé-
ritière. Il te trouve très belle, m'a fait de toi mille compli-
ments, et ne cesse de tâcher de savoir si tu es riche pour courir
ainsi le monde avec rien sur le dos. Je lui ai raconté que ton

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père est propriétaire des Canadian Pacific Railways. Ne va s pas ?
me démentir. A ton tour maintenant!


Je trouvai le jeu un peu cruel, mais elle me lança:
— Hé quoi! ce pourrait être une pauvre fille nigaude
qu'il chercherait à prendre dans ses filets. !


Au prochain tour que je fis avec lui, le [L] l ord laissa
tomber comme négligemment:
— Vous disiez donc riche en plus de tout son charme vo-
tre délicieuse amie Ruby, si amusant e d'esprit.

— Et comment donc! Son père est propriétaire des trois
plus importantes pulperies-papeteries canadiennes. Je crois qu'à
lui seul il approvisionne le Chicago Tribune.


Entre les danses nous courions l'une vers l'autre nous
mettre d'accord sur ce que nos pères possédaient et jusqu'où nous
pourrions faire marcher notre prétendant.


Pauvre Sir John Henry Dunn Bart, dans la douceur éton-
nante de cette nuit de janvier sur la montagnette, sous les étoiles
pétillantes, sous le regard également pétillant des vieux autour de
l'arbre, l'avons-nous assez tourné, retourné!


Ruby était à la fête. ! A la voir si recherchée par le
[L] l ord dédaigneux, les jeunes hommes du village avaient fini par la
trouver désirable et se présentèrent tous pour lui demander une
danse. Ell ene manqua pas de cavaliers jusqu'aux petites heures.
Les yeux vifs, les traî i ts animés, elle était presque belle, telle
que je me la rappelle en ces moments.


Quelques heures plus tard, ayant commandé à notre intention

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un superbe pique-nique, Sir John nous conduisait, par un sentier
de chèvres, vers un autre nid sarrasin blotti plus haut encore
dans les Maures, l'incroyable Gassin où nous fûmes peut-être,
Ruby et moi, les premières femmes étrangères à y mettre pied,
tant l'éloignement l'avait jusque-là préservé.


De ces hauteurs, la vue était saisissante[, ] bordée au
loin par le fil de la Méditerranée[, ] des crêtes sauvages, des forêts ,
de s s cultures en terrasses , et l'air , si léger, si enivrant à respirer ,
qu'il me rendit heureuse comme si je n'avais jamais encore sur ma
route croisé le malheur.


Cette découverte, je la devais tout de même au [L] l ord
irlandais, et je ne pouvais me résigner à le laisser sur une mau-
vaise impression de nous deux. Nous avons passé un jour encore à
Ramatuelle pour donner aux pieds de Ruby le temps de guérir avant
de prendre le car pour Saint e -Maxime, laissant derrière nous un
Sir John tout décontenancé, car, voulant le délivrer de son péni-
ble suspense, je lui avais avoué n'avoir pas le sou pour demeurer
même une semaine heure de plus dans sa trop luxueuse auberge. Pour mieux répa-
rer, je lui lançai au départ:
— Pourquoi ne pas profiter de votre séjour ici pour
écrire vos mémoires? Vous avez tout votre temps. Et les mémoires
d'un prince en exil sont toujours très populaires.


Je recueillis de sa part un pétillement des yeux spéci-
fiquement irlandais. Notre [L] l ord allait peut-être me prendre au
mot.


Deux jours plus tard, je ne me rappelle plus comment
cela se fit, nous étions à Porquerolles. Ruby ne désarmait

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toujours pas à l'égard de notre prétendant. Elle prédisait qu'il
allait rester à jamais captif dans son village sarrasin tout com-
me le Masque de Fer dans son cachot que nous allâmes visiter dans
une des petites îles de Lérins. Et que ce serait bien fait pour
lui!


La joie, mystérieuse visiteuse, dont la présence en nous
après que nous avons été si durement frappé par le chagrin, est
bien, de tout ce qui nous arrive, le plus étonnant, continuait
toujours à m'habiter. Par moments, comme le rauque cri d'un oiseau
blessé, me traversait brusquement le souvenir de mon torturant amour
pour Stephen, ou du temps de la rue Deschambault quand ma mère lut-
lait pas à pas pour nous permettre d'entrevoir au moins un peu au
loin le bonheur... que je possédais maintenant si amplement. Alors
me venaient des larmes de honte d'avoir pu être joyeuse. Ruby en
était désemparée, s'accrochant à mon être heureux comme à sa seule
bouée.


Elle faisait connaissance , elle, [flèche] avec la joie pour la
première fois de sa vie , avec la joie Se croyant incapable de l'avoir atteinte
par elle-même, elle disait que c'était moi qui la lui avait obtenue
par je ne sais quelle magie, et m'en gardait une gratitude dont je
ne mesurai que beaucoup plus tard l'étendue incroyable. Mais déjà
j'avais peu de peine à entraîner mon Sancho presque partout où le
caprice me soufflait d'accourir. C'est tout juste si parfois je
l'entendais maugréer un peu quand je proposais d'allonger nos ran-
données à vingt-deux kilomètres par jour.


Après un tour à Agay où , cette fois, c'est la volonté de

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Ruby qui prévalut, pour la bizarre raison qu'elle avait à Peter-
borough, Ontario, une cousine du nom d'Agay, où donc sommes-nous
allées courir? Il m'est impossible aujourd'hui de me rappeler
notre itinéraire capricieux, si on peut appeler itinéraire ce
vagabondage à pied, en Micheline , en car, nous amenant un jour à
Hyères, le lendemain à Grasse et Vence, le surlendemain aux Gorges
du Var. Même les lièvres dans leurs sauts frénétiques n'eussent
pu accomplir trajet plus erratique.


Je me souviens qu'un jour de furieux mistral nous nous
étions mises en tête, contre l'avis de tous, de louer des bicy-
clettes et que nous avons dû pédaler des heures sans avancer d'un
pouce , toujours devant la même propriété à haute haie de bambous
qui se tordaient de détresse. Deux hommes en passant sur la route,
la cape envolée, nous jetèrent des regards ahuris. A la fin, de
la maison aux contrevents rabattus, d'où l'on nous observait sans
doute par quelque fente, l'on vint nous offrir de partager la
soupe et de nous mettre à l'abri pour la nuit, nous et nos vélos.


[crochet] Est-ce que parce que j'y fus, le coeur avide d'être
consolé, et l'ai été au-delà de ce que j'espérais, que j'ai telle-
ment aimé la Provence? Ou est-ce elle avec sa gaieté pétillante,
sa changeante nature, comme mon propre coeur tournant au drôle,
tournant au grave, qui m'a conquise et donné du bonheur comme
nulle autre terre au monde? Je pense avoir là seulement vécu
d'instant en instant sauf peut-être aussi à la Petite-Poule-d'Eau,
mais là j'y je travaillais beaucoup. Mon passé s'était comme aboli
avec ses vieilles angoisses qui m'avaient si longtemps entravée.
L'avenir ne m'importait plus. J'étais sans souci de ce que je

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deviendrais. Ai-je jamais été si libre?


Un soir, au crépuscule avancé, nous avons abouti à
Mou[a] a ns-Sartou, insignifiant village, mais une certaine dame Vis-
cardi y tenait, à prix modique, une si excellente pension que nous
avons décidé d'y établir nos quartiers généraux, rayonnant à par-
tir de là selon notre penchant, pour revenir le soir retrouver
un lit douillet, la chaleur d'un gros poële et la sympathie aima-
ble d'une demi e - douzaine de pensionnaires sur - le - champ devenu e s s
pour nous une sorte de fam[illis.] i lle. Car alors j'avais presque per-
suadé Ruby que nous ne quitterions jamais la Provence, nous fai-
sant plutôt pâtres ou gardiennes de chèvres, que ce serait la
pire folie, ayant enfin trouvé une terre heureuse, de la quitter,
puiq e ue puisque ni honneur, ni argent, ni promotion, ni diplôme ne nous
apporterait ce que nous avions ici pour rien. Donc Dans ce "rien" mon
ignorance de la vie ne me laissait pas voir qu'il y a pourtant
presque tout: l'élan du coeur, son bondissement de chaque instant,
l'élasticité du pas, et surtout, surtout, cette profonde injustice,
parce que l'on est jeune, bien portant et l'air heureux, de se
faire partout aimer dès le premier regard.


Comment donc , ce jour-là, parties de bon matin pour une
simple premenade et ayant averti madame Viscardi que nous serions
de retour pour le dîner, avons-nous pu , de petite route déserte en
petite route encore plus déserte, telles que toujours elles m'at-
tirèrent, finir par nous égarer en un paysage farouche et si com-
plètement inanimé que le seul signe d'habitation que nous y avions
recueilli, à la croisée de deux chemins de poussière, était un
mince écriteau fait main annonçant: Château de Besançon, 8 kilo-

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mètres . Nous en avions déjà parcouru davantage en tournant sans
doute sans cesse sur nous-mêmes pour trouver une issue à cette
lande de silence impénétrable, tout autour fermée par des bois
sombres.
— Nous ne sommes plus en Provence, ai-je dit à Ruby.
Par un tour du diable, nous voilà dans quelque coin maudit de
l'Asie.


Mais elle me boudait et n'entendait plus rire. Ce fut
une des rares fois où elle entra en révolte ouverte contre moi,
prédisant que ce qui devait arriver arriva arriverait , et que je finirais
bien, d'inspiration en inspiration, par nous mener droit à quel-
que inextricable situation. Pour l'instant, nous semblions bien
y être. Au bord du misérable chemin, dans les hautes herbes
tristes, il y avait une asez grande pierre plate. Ruby s'y assit,
se déchaussa, frotta ses pieds endoloris et m'avertit qu'elle ne
ferait pas un pas de plus , jamais en ma compagnie. Je m'assis
auprès d'elle dans les herbes. Nous avions enfilé ce matin -là nos
deux pulls rouge flamme identiques qui auraient pu être vus à
des milles dans ces champs monotones, quelqu'un serait-il seule-
ment venu à y passer. Je ne savais comment amadouer Ruby. J'ar-
rachai une tige d'herbe que je suçai mélancoliquement. Qui aurait
pu croire qu'à ce moment même une chance inouïe était en route
vers nous, allant qui allait donner un démenti aux noires prédictions de
Ruby , et prouver que, tout au contraire , je portais bonheur.


Une auto avait surgi au bout de la petite route. Nous
la guettions comme deux vautours, de la tête et du buste — tout
rouge — dépassant les herbes. A notre hauteur stoppa la voiture ,

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son conducteur avançant vers nous un visage aimable.
— Mesdames?... mes[flèche] demoiselles?... Pardon! Seriez-
vous du pays?

— Du pays! Bien sûr! dis-je dans ma meilleure imita-
tion de l'accent provencal.

— En ce cas, mesdames?... mes[flèche] demoiselles?... auriez-
vous connaissance d'un château de Besançon situé quelque part
dans les environs? Depuis deux heures que j'y je tourne sans rien
trouver, il doit y être bien caché . Je suis de Nîmes, se crut-il
obligé de nous expliquer, avec cette obligeance des gens du pays
à satisfaire la curiosité par eux-mêmes soulevée, agronome de mon
métier, et je m'en retournerais chez moi sans plus chercher , si ce
n'est qu'ils ont la maladie de la vigne à leur château de Besançon
et m'ont fait demander d'urgence.

— Besançon! lui dis-je, comme ça se trouve bien, je
connais justement! Continuez par où vous allez. A moins d'un
kilomètre, vous verrez l'indication. Faites attention: elle est
en petits caractères, à la main. Il faut de bons yeux pour la
déchiffrer.


Et pour faire encore plus local, je dis avec conviction
ce que je m'étais entendu dire mille fois en France:
— Pouvez pas le manquer! C'est tout droit devant vous!


Après coup , le fou rire me gagna. Ruby, plus curieuse
que rancunière, demanda à savoir ce que nous avions pu nous racon-
ter, l'automobiliste et moi.
— Il était égaré, il cherchait son chemin.
— Et alors?

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— Alors... je l'ai remis sur son chemin.


Le fou rire la prit elle aussi.


La bonne humeur était complètement revenue entre nous
et nous en étions à contempler l'idée d'aller quémander un repas
à Besançon, lorsque, deux heures plus tard, toujours assises au
même endroit, nous avons vu resurgir la voiture de l'agronome.
Il stoppa.
— Mesdames?... mes[flèche] demoiselles?... vous n'êtes pour-
tant pas égarées. Comment se fait-il que je vous retrouve au
même endroit toujours, dans vos beaux chandails rouge vif qui
mettent une si belle tache de vie dans le paysage?

— Eh oui! le rouge c'est gai dis-je, et je lui deman-
dai des nouvelles des vignes.

— Ah, très malades, les pauvres! Ils ont trop long-
temps attendu pour les faire soigner. Mais c'est que les châte-
lains eux-mêmes ils sont pauvres, les pauvres!

— Eh aussi que je m'en doutais!... dis-je avec com-
passion.

— Vous avez quelque chose comme l'accent du pays,
observa-t-il, mais pas tout à fait, d'où venez-vous donc?

— De celui-ci... C'est-à-dire, d'à côté... D d e Marseille...
— Marseille! Ah non! Je le connais celui de Marseille,
allons! Seriez-vous de Norvège? De la Suède? Non?


Je finis par lui dire la vérité.
— Le Canada! Le pays des neiges! De Maria Chapdelaine!
Et maintenant que j'y pense , de Montcalm, aussi! Votre Montcalm!
Notre Montcalm! Car avant d'aller se faire tuer au Canada, vous

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le savez sans doute, il était de Nîmes, le pauvre! Enfin, de tout près de Nîmes. Allons!
Mesdames?... m M es[flèche] demoiselles?... vous n' êtes allez tout de même pas
pour repartir sans être venues saluer la patrie de Montcalm.
Allons, montez mesdames?... m M es[flèche] demoiselles?... Je vous emmène
à Nîmes.

— Qu'est-ce qu'il a à être si surexcité? me demanda
Ruby, in English.

— Il veut nous emmener à Nîmes saluer le souvenir de
Montcalm.


Elle, elle aurait plutôt souhaité aller saluer Wolfe.
Mais elle n'avait rien contre Nîmes et aurait même, me dit-elle, elle aurait
voyagé avec le diable en personne plutôt que de refaire à pied
l'invraisemblable trajet jusqu [à] e chez madame Viscardi.
— Ce n'est pas le diable, l'assurai s -je. Des Les agrono-
mes, ce sont gens sérieux. Et vois donc par toi-même quelle
bonne physionomie a celui-là!


Nous sommes parties toutes deux assises sur la banquet-
te d' avant à côté de monsieur Didier Laroche qui nous mena par
les plus charmants villages, que je n'ai plus jamais revus dans
mes autres voyages en Provence, ils devaient être situés sur un
parcours un peu à part. Il fit un détour pour nous montrer, en-
jambant le ciel flamboyant, rang sur rang d'arches légères, le
vieil aqueduc romain, dans la radieuse campagne de Nîmes. En
ville, il nous fit voir les arènes, peut-être les plus intactes
en d' Europe, plusieurs monuments , et il nous convia, un verre à la main,
à nous recueillir en mémoire de Montcalm , à la terrasse d'un café
recevant les derniers rayons d'un après-midi doré. Et , tout à

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coup, il nous proposa de passer la nuit à Nîmes. Il nous trouve-
rait un hôtel pas cher. Le lendemain, il nous reprendrait tôt
pour visiter le Languedoc où il avait des vignes à soigner.
C'était bien tentant, mais il fallait, si nous restions, en aver-
tir madame Viscardi. Le garçon de table nous apporta une plume,
de l'encre et une sorte de carte - expres destinée à voyager comme
l'éclair. Je rédigeai quelques mots à l'intention de madame
Viscardi, l'assurant que nous ne pouvions être en meilleures mains
pour voir le plus possible du doux pays de France — celles d'un
médecin des vignes du Seigneur, et lui disant de ne pas nous attendre pour
un jour spécifique.


Aujourd'hui, quand je pense à tout ce que j'ai pu voir
en voyage, sans le sou, je prends conscience que je le dois pres-
que en entier à de bons messieurs Didier comme il s'en trouva
tellement sur ma route.


Notre carte postée, il nous déposa à la porte d'un hôtel
si piteux que nous hésitions à y pénétrer .
— T'as envie d'entrer là-dedans? me demanda Ruby. Je
suis sûre que c'est plein de puces.


Nous avons attendu que l'auto de monsieur Didier e û t
tourné le coin, puis nous sommes parties chercher ailleurs.


En cours de route, Ruby me confia:
— Je donnerais je ne sais pas quoi pour me coucher ce
soir dans mon bon lit de madame Viscardi après avour mangé son
potage à l'oseille, son loup au fenouil et sa mousse au chocolat.

— Penses-tu que nous pourrions encore arriver à temps?
— En courant tout le long jusqu'à la gare si on

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attrape la prochaine Micheline...


Elle allait partir comme nous arrivions à bout de souf-
fle. Le contrôleur nous happa de justesse entre les portes qui
allaient se refermer. C'était le même qui avait poinçonné nos
tickets la veille, l'avant-veille aussi. C'était un Corse, un
bel homme au visage basané et à l'air mélancolique. Il attacha
sur moi le feu de son regard à la fois brûlant et désespéré.
— Ecoutez, me dit-il, je n'en peux plus. Je vous ai
aimée à la folie dès que je vous ai vue, vous le savez, je vous
l'ai dit. Je cherche comme je peux à vous oublier. Mais il n'y
a rien à faire. Vous montez. Vous descendez. Vous revenez.
Il n'y a pas de jour où vous ne surgissez devant moi. Vrai, je
n'en peux plus. Mariez-vous avec moi. Je vous le jure, je vous
ferai un bon mari.


Brusquement, à le regarder, mon envie de rire me passa.
Le malheureux disait vrai. Je l'avais envoûté par je ne sais quel
sortilège, sans qu'il y eût de ma part effort ou jeu. Il ne devait
pas être le seul. Un soir, dans une auberge où nous terminions
notre repas, un jeune homme assis en face de moi, qui n'avait pas
cessé de me dévorer des yeux, déchira une page de son calepin,
y écrivit en hâte quelques lignes qu'il m'envoya porter par le
garçon. Je lus: "Je suis libre, électricien de mon métier, gagne
assez bien ma vie. Je la mets à vos pieds. Je sens déjà que je
n'aimerai que vous. Ne le savez-vous donc pas? Vous exercez sur
les êtres une fascination irrésistible."


Même si je tiens compte du tempérament méridional exces-
sif, il me faut convenir que je fis plus souvent qu'à mon tour des

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conquêtes au long de ce voyage étrange que Ruby avait drôlement
dénommé "the trail of the broken hearts » . .


Que m'arrivait-il au juste? [De ] D' où me venait ce pouvoir
accru sur les êtres, hommes ou femmes d'ailleurs, car , où que partout,
j'allais à longeur de journée , , , je me faisais des amis des gens
rencontrés? Il y avait la spontanéité provençale, cet accord
entre elle et moi, mais autre chose encore , et qu'[flèche] est-ce que c' était- - ce?
donc?


A Londres aussi je m'étais fait de combien d'étrangers
des amis très chers, même s'ils n'avaient été qu'entrevus et aus-
sitôt perdus, mais il me semble que c'était à l'heure de la dé-
tresse, de la solitude, de l'ennui auxquels sont peut-être parti-
culièrement sensibles les coeurs L l ondoniens. Tandis qu'ici!


Aujourd'hui, si loin de celle que j'ai été alors, la
regardant aller, vivre, rire et courir , sans presque croire que ce
f û û t moi cette créature légère, je crois comprendre que je rayonnais
du bonheur d'être aimée à chaque pas et que ce rayonnement , m'atti-
rant encore plus d'amour , me faisait davantage rayonner.


Ayant également couru tout le long du chemin depuis
l'arrêt de Mouans-Sartou à jusqu'à la pension, nous y entrions essoufflées,
à peine la nuit tombée. Réunis sous la lampe à abat-jour, madame
Viscardi et les pensionnaires lisaient notre carte tout juste ar-
rivée avec une rapidité encore plus surprenante que celle de la
poste de Fulham.


J'entends encore la voix à l'accent comique de madame
Viscardi lisant à voix haute: "Partons avec le bon monsieur Didier
pour un tour du Languedoc... Peut-être des Cévennes... Ne nous

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attendez pas trop avant un jour ou deux... Ou trois ou quatre...
Peut-être pas avant la fin de la semaine..."


Elle s'écria, à propos de nous, les bras é levés au ciel:
"Avez-vous jamais vu pareil s diable au corps, surtout la petite
qui parle français? C'est celle-là qui entraîne l'autre..."


Se retournant, ils nous aperçurent alors sur le pas de
la porte, en demeurèrent un moment pétrifiés, puis nous ouvrirent
les bras pour nous fêter et nous embrasser comme si nous avions
été parties cent ans.

Image XIX


Telle fut notre vie pendant un peu plus d'un mois, si
heureuse qu'aujourd'hui, après tant de deuils et de peines qui
m'ont rejointe, j'en rougirais pour un peu, encore que je sache
maintenant que , , si l'on n'a pas été pleinement heureux au moins
pendant quelques instants, on ne connaît rien non plus à la souf-
france du monde. Je pense que c'était l'imprévu qui donnait tant
de prix à nos journées. Nous ne savions jamais la veille où nous
irions le lendemain. Nous confiant à elle, chaque journée, comme
la vie elle-même , nous prenait presque invariablement par surprise,
surprise joyeuse alors, et elle nous était ravissement ininter-
rompu.


Au bout de deux semaines, Ruby avait pourtant parlé de
partir, arguant qu'il lui faudrait bientôt se résigner à repren-
dre la "vraie vie" , et autant maintenant qu'un peu plus tard alors
que ce serait encore plus difficile. J'étais parvenue à l'en
dissuader.
— Une semaine encore! l'avais-je suppliée , [w] puis après:
encore une, Ruby!


Je l'avais amenée avec plus de peine , toutefois, amenée à quitter
le nid douillet et la bonne table de madame Viscardi pour, de gîte
en gîte précaire, finir par en trouver un presque aussi accueillant,
à l'autre bout du pays, en Languedoc, dans le petit village de
Castries chez une dame Paulet-Cassan formant maisonnée avec sa

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soeur, une vieille fille timide qu'elle ne nommait jamais autre-
ment que ma-de-moi-selle Thérèse. Un gendarme complaisant à qui
nous avions demandé où trouver pas cher et bon nous y avait en-
voyées tout droit: "Chez madame Paulet-Cassan, voyons! Ca fait
pas de doute!... Mais ne dites pas que c'est moi qui!... Car,
vous comprenez, à l'hôtel ils pourraient me faire des histoires ..."


Tout au bout du village, dans la grande maison de crépi
rose aux volets bruns, nous eûmes chacune une chambre non chauffée
mais vaste, avec de généreuses fenêtres s'ouvrant sur un panorama
de plaines, de jardins et de vignes montant à flanc de collines.
C'est là, par un matin frisquet, pieds nus sur le carrelage gla-
cé, qu'en ouvrant les volets je reçus droit dans les yeux le spec-
table de mon premier amandier fleuri. Je verrai toute ma vie se
profiler contre le ciel clair du Midi ardent ce jeune arbre aux
fleurs d'un rose tendre toutes frémissantes encore de leur naissan-
ce avec le jour.


Pour le coucher dans de grands lits en cuivrre, sous
l'édredon de duvet, et le café du matin - si odorant! - il nous
en coûtait à chacune environ vingt-cinq cents par jour de notre
monnaie. A loger chez les gens notre argent s'étirait, au reste
bien plaisamment, puisque chez eux nous apprenions leurs manières
et à vivre leurs douces vies sans tracas superflus.


Madame Paulet-Cassan possédait à un kilomètre du village
une petite vigne qu'elle allait presque tous les jours soigner,
pour le plaisir. Un bon matin, nous sommes parties tôt, le petit
âne agitant ses sonnailles, Ruby, moi, madame Paulet-Cassan portant
la serpe, et sa soeur, des bouteilles de vin dans un panier, enve-
loppées de serviettes,[flèche]

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des bouteilles de vin, le chien Fidèle trottant en arrière, , , et,
passé les merveilleuses arches de l'aqueduc romain, nous avons gagné,
entre des garrigues embaumées, le champ de ceps que nous avons
aidé à nettoyer, y à dégager. Au crépuscule , , , des plus doux en cette
région, l'âne chargé des fagots de sarments, nous sommes repassé^ e s
sous les arches délicates, hélées par quelques vieilles qui pre-
naient l'eau dans des cruches à la prise communale: "Hé ben!
Hé là! Vous voilà maintenant madame Paulet avec des pensionnaires invitées
payantes!..."


Sur les sarments que nous avions rapportés, madame
Paulet-Cassan, accroupie devant l'âtre, s'appliqua à faire rôtir
des "bouchées", morceaux d'agneau et de lard entremêlés de cèpes
et saupoudrés de thym, le tout enfilé sur une fine broche qu'elle
tournait à la main lentement, avec une patience infinie, sur un
feu doux. Il se s'en répandait une odeur à vous mettre l'eau à la
bouche jusqu'à la fin de la vie.
— Madame Paulet-Cassan, gardez - nous à dîner, l'ai-je
priée. C'est tellement meilleur chez vous qu'à l'hôtel.

— Je le comprends. Ils n'ont plus le temps ni le tour,
à l'hôtel, de cuisiner au feu de sarment.


Elle nous proposa:
— Vous irez chez la boulangère, chez l'épicier , acheter
de petites choses, un bout de fromage, une galette. Vous direz
bien haut partout que je vous permets de faire votre cuisine sur
mon feu. Ils ne peuvent rien redire à ça , les jaloux, et prêts ,
comme ils sont tous à m'envoyer le gendarme sous prétexte que je
n'ai pas le permis. Le permis! Le permis! C'est ça qui vous

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donne le don! Allez, mes petites! Faites comme je dis! Et des
bouchées, je vous en ferai de telles que vous vous les rappelerez
encore quand vous n'aurez plus de dents.


Au bout de peu de temps, elle trouva trop élevé le prix
de la pension qu'elle avait fixé à la journée. Puisque nous pas-
sions la semaine, elle l'abaissa considérablement. Plus nous
allions et moins il nous en coûtait pour manger , d'ailleurs de
mieux en mieux chez madame Paulet-Cassan car , bientôt, en plus
des bouchées, elle nous régalait de crè ê pes fines qu'elle faisait
sauter d'un tour de main sur le poêlon réchauffé dans l'âtre.
— A ce train, madame Paulet-Cassan, si nous restons
tout un mois, qu'est-ce qu'il pourra bien nous en coûter pour être
si bien chez vous?

— Mais rien du tout, voyons! Puisque vous serez de la
famille. Et d'ailleurs déjà vous en êtes. Vous aidez aux champs.


Mon aide? Il fallait être bien indulgent pour m'en at-
tribuer. A peine avions-nous gagné la vigne que je m'éloignais
dans la garrigue proche. Elle était chaude, odorante, bruissante
du premier chant pas encore très stridul[a] e nt des cigales. Je
m'allongeais sur la pierraille chauffée par le soleil. Je suivais
de l'oeil le passage des nuages légers. Je rêvais sans but, sans
désir, sans objet, sans regret, peut-être même sans souvenir.
J'étais la douce proie innocente de l'heure qui passe. Ce pauvre
champ pierreux m'a été, de même que le labour à la sortie d'Upshire,
l'un des endroits au monde les plus chers et de ceux qui se pré-
sentent encore le plus souvent à mon esprit quand je le laisse
vagabonder et essayer que j'essaie de me représenter le meilleur en cette vie.

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Pourtant, je ne peux m'y rattacher par aucun autre souvenir que
celui d'un bien-être apparemment sans cause en soi, indéfinissa-
ble, aussi vaste et calme que la plaine ou la mer.


Pourtant Mais mon bonheur rayonnant , comme je l'appelle, de
la Provence, commençait à s'épuiser. Déjà il se teintait à cer-
tains moments de mélancolie. J'aurais encore bien des heures
heureuses dans ma vie — plus que j'en ai peut-être méritées, mais
jamais comme alors. Et c'est pourquoi sans doute, dans les der-
niers jours, je me tins si souvent cachée dans la garrigue comme
si elle pouvait me préserver dans sa paix engourdissante.


Un jour enfin, il n'y eut plus moyen de retenir Ruby.
Elle s'était attachée à la vie que nous menions peut-être même
plus que moi, car, à elle qui n'était pas d'une nature rêveuse,
cette vie devait paraître magique et encore plus ensorcelée qu'elle
ne m'apparaissait à moi qui en un sens n'en attendait pas moins.
Mais elle avait un fort sentiment du devoir et se représentait
qu'elle n'avait pas le droit de rester plus longtemps éloignée
de son poste.


Nous sommes retournées à Nice y prendre nos effets.
Nous nous sommes quittées à la gare. A la toute dernière minute,
Ruby, abaissant la vitre de son compartiment, me cria sur un ton
de lyrisme tout à fait inhabituel chez elle:
— Take care! Take care! And, oh, Gabrielle , thank you,
thank you for the lovely time. ! And mostly for having made me feel
young at least once in my life. ..


Nous ne devions jamais nous revoir. Nous nous sommes
écrit assez longtemps. L'une de nos lettres s'égara-t-elle?

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Ruby changea-t-elle d'adresse sans m'en avertir? Je cessai de
recevoir de ses nouvelles et moi de lui en donner des miennes.
Des années passèrent. Quand Rue Deschambault parut en traduction
anglaise, le magazine McLean Maclean de Toronto publia une photo de moi en
page couverture. Ruby la vit et m'adressa une lettre au x x soin s s de
ce magazine[,] . c C 'était une bien touchante lettre. Ruby me disait
avoir gardé un souvenir attendri de mon jeune visage rayonnant ébloui du
temps de la Provence, mais peut-être encore mieux aimer celui
d'aujourd'hui que ma photo montrait marqué déjà par l'usure, une
certaine souffrance de la vie, l'effacement des illusions — et
qui n'avait pas d'illusions détruites à l'âge que nous avions
maintenant! Elle s'était mariée, avait vé ç u, à ce qu'elle croyait
voir enfin, une vie plutôt terne, sans grandes épreuves, sans
grande joie non plus, "a life of days all ordinary » [.] . N'eût été
notre équipée en Provence, elle pourrait douter avoir jamais eu
de vraie jeunesse de coeur. Après, tout avait pris la couleur du
banal. Elle me savait donc gré encore et pour toujours de l'avoir
entraînée "on the side roads of enchantment » [.] . " Malheureusement,
quand elle racontait nos folles expéditions, personne ne croyait
qu'elle avait pu les vivre, elle qui était sans élan, et encore
moins avec moi devenue depuis un "auteur célèbre". Le plus triste,
c'est qu'elle-même en venait à en douter. Les aurait-elle seule-
ment rêvé es ces aventures à R[illis.] a matuelle, à Castries, à Nîmes? La
chère madame Paulet-Cassan n'aurait-elle pas vraiment existé?
Tout cela: le nid sarrasin dans les Maures, le bon monsieur Didier,
le ciel infini du bleu le plus clair , ne serait-il né que d'un long désir frustré?
Est-ce que je ne viendrais pas un jour en reparler avec elle pour

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qu'elle retrouve la certitude d'avoir été au moins une fois si
heureuse de vivre que cela n'avait plus l'air que d'un rêve dans dans sa tête que d'une
sa tête? invention? Elle viendrait bien elle-même à ma rencontre, disait-
elle, mais sa santé se détériorait. Tout juste à la fin, elle
glissait vite, vite, comme si c'était sans importance, qu'elle
était atteinte d'un cancer et ne savait combien de temps il lui
restait à vivre.


Je répondis à l'instant que je viendrais prochainement.
Y ai-je mis un peu trop de temps? La maladie de Ruby était-elle
plus avancée qu'elle ne me l'avait dit? Elle mourut le jour où
je me disposais à partir pour aller la rassurer sur le bonheur
qu'elle avait connu naguère. Je savais pourtant bien, depuis la
mort de ma soeur Anna, de Dédette surtout, que tout être avant de
mourir a terriblement besoin de savoir qu'il a été heureux quel-
quefois, et comment et où et pourquoi. Il ne lui importe plus
tellement de savoir qu'il a souffert. Ce qui compte alors c'est
d'avoir un moment tenu entre ses mains le bonheur comme s'il est était
la clé de l'amour et du mystère de notre existence. Et meurent
les plus seuls ceux qui ne se rappellent pas avoir été heureux au
moins un instant sur la terre.


Souvent, le souvenir de Ruby rôde autour de moi comme
l'ombre d'un grand oiseau, aux sombres ailes déployées, qui plane
sur une vallée aride.


Sancho parti, Don Quichotte ne fut plus la moitié aussi
entreprenant. Je restai pourtant encore un peu en Provence à
courir à Nîmes, à Montpellier, ailleurs. Je finis par retourner

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chez mes vieilles de Castries, . m M adame Paulet-Cassan m'accueillit
comme son enfant retrouvée, et je l'étais peut-être devenue , en un sens,
devenue, car sa propre fille,vivant à Marseille, ne venait presque
jamais la voir et que encore c'était seulement pour la gronder de faire encore la cuisine
dans l'âtre avec une marmite en fer et des poëlons de l'ancien
temps. Le visage tout plissé de joie de mademoiselle Thérèse, en
m'apercevant, me fit peut-être encore plus grand plaisir que l'em-
pressement de sa soeur, car c'était la première fois que je voyais
ce visage ratatiné comme une pomme reinette se prendre à sourire.


Des années plus tard, quand le besoin me viendrait de
repasser par où j'avais été heureuse — une hantise incroyable dans
ma vie — j' amènerais irais présenter mon mari à mes deux vieilles dames
qui , m'ayant tout de suite reconnue, se prirent prendraient à l'examiner, lui,
sur toutes ses faces, le faisant tourner, pleines de curiosité à
son égard: "Hé Hé! on se demandait souvent , mademoiselle Thérèse
et moi, qui vous prendriez de vos adorateurs! Eh bien! on peut
dire que vous l'avez choisi grand." Et de s'empresser d'ouvrir
l'armoire aux liqueurs y choisir la plus fine, à l'orange, fabri-
quée par elles-mêmes et réservée aux plus douces retrouvailles.
Une heure plus tard, elles avaient déjà trouvé moyen de faire
courir à travers le village "jaloux" la nouvelle que j'étais bel
et bien revenue, avec mon mari en plus pour le leur montrer, et
que si ce n'était pas là la preuve d'un coeur bien placé et de
la fidélité , où se trouvait-elle donc! "


Que d'amis inattendus je me suis faits aux quatre coins
du monde pour avoir cherché l'affection chez les des gens simples , et
qui jamais rarement , celle-là, ne m'a été ôtée.

(double alinéa) Image


Le mistral apaisé, je louai une bicyclette et courus en
tous sens, jusqu'à Béziers, jusqu'à Sète y contempler le cimetière
marin. De retour de mes trottes, j'en faisais le récit à mes
vieilles qui s'en délectaient, ne connaissant pas leur propre
pays qu'elles apprenaient un peu par moi, et ce fut là une des
grandes joies de ma vie que d'enseigner aux autres , assez souvent,
leur propre horizon, leurs propres bonheurs, leurs rêves parfois.


J'allai, tout un jour, sans en descendre, me promener
sur les remparts de Carcassonne. Ruby me manquait sans bon sens.
Pour me consoler, je lui racontais en esprit mes découvertes les
plus drôles, et me prenait s parfois à rire toute seule sous le re-
gard de passants éberlués, ce qui m'arrive d'ailleurs encore au-
jourd'hui souvent, quand je fais mes courses dans la rue Cartier
à Québec, et qu'au lieu de saluer de mes connaissances je leur
éclate distraitement de rire au nez, provocation dont quelques-
unes me tiennent grief. Hélas, comment leur faire comprendre que
ce n'est pas exprès!


Par car, un jour, je descendis à Perpignan. C'est là
que devait me rattraper le sentiment du malheur des hommes, infi-
niment plus lourd et répandu que leur éphémère bonheur, . p P ourtant
depuis deux mois je l'avais à peine vu, je l'avais oublié.


Je savais, bien sûr, que la guerre civile ravageait
l'Espagne, que les alliés d'un camp et de l'autre y semaient le
feu et le sang. Elle m'avait paru irréelle dans la douceur[crochet] chaque jour renou-
velée de chaque jour dans de mon tour de Provence. Mais voici que,
éclaté le front cat e a lan, des flots de réfugiés, par une passe des
Pyrénées, déferlaient à raison de dix, quinze, vingt milles par

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jour, dans le village frontalier , non loin, de Prats-de-Mollo. , non loin de Perpignan.
J'y courus. Si je m'estime fortunée d'avoir c ô toyé assez souvent
des gens dont la joie de vivre a rejailli sur moi, il me faut
aussi tenir pour un privilège — très haut et très douloureux —
d'avoir approché quelquefois le plus grand malheur du monde.


A peine arrivée à Prats-de-Mollo, je me fis des amis
de jeunes instituteurs du village qui offraient leur aide béné-
vole à la Croix-Rouge. Grâce à une petite insigne qu'ils me pas-
sèrent pour m'identifier comme une assistante , je pus pénétrer
partout à leur suite.


Ah Dieu! le spectacle que j'eus sous les yeux, dont le
souvenir hante encore mes nuits avec des fragments d'horreur com-
me dans Guernica!


A l'école communale transformée en hôpital, les malades
gisaient par terre, enroulés dans leur seule couverture et, des
yeux , nous suivaient sans se plaindre jamais. Je me rappelle une
toute petite fille qui tenait par la main sa mère mourante, l'ap-
pelant à voix basse comme pour ne pas la réveiller malgré tout.
Derrière les barbelés c'étaient les hommes, des milliers et des
milliers, encore valides — enfin , pouvant se tenir debout — éma-
ciés, squelettiques, nous regardant les regarder dans notre curio-
sité effrayée sans qu'aucune plainte ne leur vînt aux lèvres, eux
non plus. Ce qui me frappa le plus et dont je me souviens encore
avec le plus de saisissement, c'est bien le silence qui régnait
sur cette assemblée de damnés de la terre. Seule une vieille
femme à la recherche de son fils, dont elle ne savait même pas
s'il était mort ou peut-être encore vivant parmi ces foules denses

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de faces méconnaissables, allait inlassablement d'un camp à l'au-
tre, fouillant des yeux ces masses indistinctes et appelant:
"Alphonso es-tu là? Vis-tu encore, mon fils Alphonso? Quelqu'un
a-t-il vu Alphonso mort ou vivant?"


Toute une journée nous l'avons entendu e jeter dans le
silence farouche , comme une pierre dans un puits sans fond , son
appel : si monotone à la fin.


Le gouvernement français distribuait un pain par jour
par personne aux hommes derrière les barbelés. Des gens du vil-
lage ajoutaient en vivres à partager avec les malheureux presque
tout ce qu'ils avaient. C'était une goutte dans la mer.


A la nuit, froide encore aux pieds des monts enneigés,
les réfugiés derrière les barbelés se faisaient de petits feux
autour desquels on les voyait essayer de se réchauffer, leur cou-
verture sur le dos, immobiles, en rond comme des êtres figés qui
eussent cherché dans le spectacle de la flamme les invraisembla-
bles fils du destin.


Et , chaque jour , continuait à descendre par le défilé
de montagne le flot grossissant des misérables: les grands
blessés portés sur des civières de branches réunies, quelques-
uns jetés en travers du dos d'une mule, d'autres clopinant , la
tête ou le moignon d'une jambe ceints d'un pansement sanglant,
des femmes qui avaient accouché là-haut, la nuit précédente, sur
la neige, portant leur enfant encore quelquefois vivant dans les
plus de leur jupe. Tous avaient ce regard de qui a vu la mort
de près et l'a trouvée moins intolérable que la vie. Mes jeunes
amis de la Croix-Rouge m'affirmaient que ce troupeau humain

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jusqu'à la frontière avait été poursuivi et bombardé par les
avions de France, peut-être d'Hitler.


En dernier lieu venait leur misérable cheptel, des va-
ches aux os saillants, des brebis épuisées, des agnelets peut-
être tout juste aussi de la nuit précédente, des chevaux aux
yeux remplis d'épouvante. J'en vis un, tout blanc, aveugle, les
yeux rongés de plaies, qui se tenait bien au milieu du troupeau
comme pour être sûr de ne pas être abandonné. Elles , seules,
les bêtes , gémissaient, que l'on avait rassemblées en toute hâte,
emmenées pour être , égo[rg]ées à tour de rôle , en cours de route, égorgées,
cuites à petit feu, et servir à nourrir encore un peu de temps la
douleur, et qui elles en ressentait e nt le pressentiment dans leur obscure
conscience.


A Prats-de-Mollo étaient parqués en deux camps distincts
les hommes à peu près indemnes: ceux qui demandaient, avec le
secours de la France, d'être embarqués et déposés sur la côte
d'Espagne aux environs de Barcelone pour y rejoindre les forces de
Négrin qui tenait encore[;] et ceux qui ajout èrent aient foi à l'armistice
promise et choisissaient de rentrer immédiatement au pays. Ceux-là
on les voyait , par petits groupes, remonter par où ils étaient des-
cendus, désarmés, avec rien d'autre pour tout bien que leur cou-
verture sur le dos. Mes amis de la Croix-Rouge affirmèrent tenir
de bonne source , qu'aussitôt arrivés à la frontière , ils étaient
abattus. Ce qui est sûr c'est que de toute la nuit on ne cessait
d'entendre , venant de là-haut , le tir des mitraillettes.


J'allais, moi , une étrangère, en toute liberté au mi-
lieu de cet inimaginable bouleversement, et je me demande encore

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comment cela a été possible. Je crois me rappeler qu'il y eut
jusqu'à cent mille réfugiés d'entassés, certains jours, dans ce
village de Prats-de-Mollo qui ne devait pas compter plus de deux
mille habitants à demeure. On faisait des prodiges. Les villa-
geois hébergeaient des orphelins, des mères avec leurs petits.
De pleins convois de grands blessés partaient sans arrêt. J'ap-
portais ma petite aide. le malheur était trop vaste pour que la
meilleure volonté du monde y pût grand chose. J'errais à travers
ces errants un peu comme Pierre Bouzoukow de Guerre et Paix sur
le champ de bataille, incrédule, confondue, ne croyant pas au
fond de mon âme à ce que je voyais. J'ai mis beaucoup de temps à
croire l'avoir vu. Je prenais pourtant des photos avec mon petit
appareil brownie. Mes amis, les instituteurs et institutrices,
m'en passèrent des leurs. J'en ai encore quelques-unes. Elles
me surprennent toujours quand je les revois. J'imagine avec peine
avoir été un témoin — privilégié? — de ces terribles heures de
l'histoire.


Enfin arriva la g G arde m M obile faisant refluer au loin
toute personne qui comme moi n'ayant qui n'avait rien à faire ici. Je regagnai
Perpignan.


Dans ma chambre glaciale, car le vent, comme la misère
profonde venant des Pyrénées, avait tourné à l'aigre, je me lan-
çai à écrire mes premières pages dictées par l'indignation, la
pitié, la grande souffrance d'appartenir à l'espèce humaine. Je
pense y avoir mis tout mon coeur mais cela tout seul n'a jamais
donné un écrit de marque. Ne sachant que faire du mien, je fi-
nis — ô cureuse décision! — par l'envoyer avec quelques photos

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à l L L a Presse de Montréal. Ces quelques pages, sous une signature
inconnue, sympathiques à l'Espagne rouge à l'heure où à Montréal
même Malraux n'avait obtenu pu obtenir l'autorisation de se porter en pu-
blic à sa défense, j'imagine avec quelle alacrité celui qui les a
lues a dû les envoyer rouler dans le panier.


Je n'avais plus rien à faire en Provence. C'est peu
de dire que je ne reconnaissais plus et ne reconnaîtrais plus de
longtemps le bonheur. Regardant à quelques jours à peine en ar-
rière de moi, il me paraissait incroyable d'avoir pu être émue
à la vue d'un amandier en fleur. Que venait faire l'arbre aux
tendres fleurs roses dans mes souvenirs? J'étais ici encore
plus profondément atteinte par le souffle de la guerre que je ne
l'avais été à Londres au temps de Munich. Désormais l'on ne
pouvait plus s'empêcher de la sentir s'approcher inexorablement.
D'ailleurs, eussé-je eu le coeur de m'attarder encore un peu que
je ne l'aurai s pu. Je n'avais presque plus le sou. Sans les
quelques dollars que Ruby avait glissés en cachette dans mon sac
et que j'avais trouvés, elle partie, je n'aurai s même pas pu te-
nir jusque-là.


Je pris le train pour Paris, revoyant tout au long du
trajet tant de moments qui avaient été gais et ne m'étaient plus
déjà que des souvenirs incongrus. Il m'a fallu des années, pres-
que toute une vie pour retrouver dans leur beauté mes joies de la
Provence. On met du temps à se pardonner en ce monde d'avoir pu
être heureux.


Je logeai quelques jours, en passant, chez madame Jouve,
partageant la chambre de Charlotte qui piochait toujours son piano

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dès huit heures du matin. Elle, je crois bien que c'est tout
juste si elle avait entendu parler des malheurs de l'Espagne.
Rien ne semblait avoir beaucoup changé à la pension, et j'en mar-
quai comme de l'égarement. Madame Jouve m'observait avec bien-
veillance, avec perspicacité aussi.
— Mon petit, vous allez, vous venez, vous apparais-
sez, vous disparaissez, comme incapable de vous fixer. Sans doute
vous écoutez, regardez, apprenez, assimilez, mais dans quel but?
Vers quoi tendez-vous donc?


Est-ce que je le savais — du moins avec certitude et
pour toujours? L'ai-je jamais su au reste? En dehors des mois,
des années au cours desquels j'ai été attelée à la tâche d'écrire
un livre, est-ce que je me sentais encore un écrivain? Je ne pen-
se pas. Je n'étais alors, me semble-t-il, personne de distinct,
qu' une sourde attente, une disponibilité inconsciente, quelqu'un qui
attend le train. Quelquefois, dans l'attente, la liberté m'était
un moment rendue, j'étais presque heureuse, puis l'ennui de ne
rien faire me reprenait. Je m'ennuyais de ne pas écrire , ou bien
j'étais dans l'angoisse, souvent , d'avoir à recommencer , sans assu-
rance de faire mieux cette fois qu'avant.


Pourtant madame Jouve devait tenir elle-même un jour ,
une sorte de réponse à sa question à mon sujet, lorsque, après
mon F é mina, au bout de longues recherches je finirais par la re-
découvrir dans une misérable petite chambre, devenue à son tour
hôte d'un Foyer pour êtres seuls ou âgés. Elle, tellement réser-
vée, me prit aux épaules, m'embrassa avec tendresse.
— Mon petit, vous êtes la seule de mes charmantes

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jeunes filles d'autrefois à m'avoir recherchée au bout de ma vie
et, ce qui est plus, à l'heure où vous triomphez. Au fond, je
n'en suis pas surprise. J'ai toujours su que vous iriez loin,
car vous ne saviez pas où vous alliez. J'avais peur toutefois
que vous perdiez courage sur une route si mal indiquée.


Au printemps de 1939, c'est bien perplexe justement
que je repartais.


J'atterris à Londres sous le même ciel bas , chargé de
brouillard et de suie que j'avais quitté depuis près de trois
mois. Ici non plus rien n'avait guère changé. Après la fièvre
de Munich, c'était comme si la vieille Angleterre s'était de nou-
veau assoupie auprès de son feu de coke, sa cup of tea à la main.


J'avais longtemps débattu d'écrire ou non à Stephen
auquel je m'étais reprise à penser de plus en plus au fur et à
mesure que je me rapprochais des lieux où nous nous étions si folle-
ment aimés. J'avais fini par lui écrire un mot bref , lui disant
que j'allais bientôt rentrer au Canada. Eut-il ma lettre? Par-
vint-elle à son adresse alors qu'il était parti pour une de ses
folles incursions en territoire sous contrôle soviétique? Ou bien
craignit-il autant que je l'avais craint de rouvrir la blessure
à peine fermée?


Je me réfugiai pour quelques jours à Century Cottage.
Oh, le spectacle affligeant! Le petit jardin que j'avais connu
débordant d'odeurs et de couleurs, à présent dégoulinant d'eau
froide, gisait à moitié couché, tiges broyées et fleurs mortes
dans la boue. Il s'en exhalait une senteur de marais.


Le cottage aussi suintait l' humid ité . Esther ne parvenait

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plus avec ses petits feux par-ci par-là à en assécher l'atmosphè-
re. Nous nous tenions, toutes portes closes, pour ne pas laisser
échapper la moindre chaleur, enfermé s e s , près du poële, dans la
salle qui me parut maintenant étroite et sombre. Father Perfect
toussait. Sa soeur était morte. Après la lecture de la Bible,
chaque soir sa prière était pour moi encore, ses larmes pour sa
chère défunte Norah. Il se félicitait d'être au moins all é r
l'accompagner aussi loin que l'on peut en ce monde, jusqu'au
seuil inconnu, et de lui avoir dit adieu sur cette terre, sans
quoi l'âme de sa soeur ne serait pas partie avec la même confiance
vers le Père. Il me disait, ces jours-là, des paroles de grande
sagesse, sous leur apparente simplicité, que je voudrais bien me
rappeler toutes aujourd'hui. Par exemple, qu'il fallait se sen-
tir aimé des hommes pour se sentir aimé de Dieu et ne plus crain-
dre la mort. Parfois, rarement, je réussis encore à le faire
rire et même à amener un sourire sur les lèvres d'Esther avec mes
histoires de Provence que je faisais aussi drôles que possible
pour les distraire.


Le matin où je pris place avec ma malle et mes valises
dans le taxi qui allait me conduire à la gare Victoria, en tour-
nant la tête une dernière fois vers eux , je vis , au-delà du jardin
ruisselant, leurs visages crispés qui essayaient de sourire et de
m'encourager. Sous la pluie abondante, ils agitaient la main vers
moi comme d'un monde diluvien et déjà à moitié englouti. Nous ne
pensions pas nous revoir jamais ni les uns ni les autres... bien alors ne jamais nous revoir.


Et pourtant!.. pourtant!... Que la vie qui nous malmène
tant a parfois pour nous de douceur s , nous ramenant par d'impré-

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visibles chemins vers ce que nous croyions perdu.


Neuf ans plus tard, après Bonheur d'Occasion , lasse du
trop grand bruit qu'il fit autour de moi, de Paris , je reviendrais
chercher voir si la paix, la sécurité, l'affection que j'avais ici
connues y étaient toujours.


Et ce serait encore une fois l'été! Les dauphinelles
bleu ciel et celles du bleu plus accentué de l'horizon lointain
auraient repris possession du jardin d'en avant. Nous prendrions
le thé dans celui d'en arrière à côté du vieux prunier, pour cette
fois encore épargné, et verrions, au-delà des pâturages, s'allumer
les lumières de Londres. Je retrouverais Father Perfect pas trop
vieilli malgré tout, encore capable de tendre ses collets et ra-
mener de la forêt des bolets ou des fleurs; Esther, le visage à
peine changé entre ses bandeaux lisses; et Guinev è re, était-ce
donc possible, encore de ce monde, se frottant à ma jambe sous la
table à thé.


Je réintégrerais ma spacieuse chambre aérée aux fenêtres
grandes ouvertes sur les downs qui me paraîtraient encore plus
exaltant[flèche] e s que dans les images que j'en avais gardées. Par-delà
la stèle élevée à la mémoire de Brodicea, je les reverrais rouler
comme jadis sur sous les grands nuages accourant vers la Manche ou en
revenant.


Et en moi-même, un matin, en m'éveillant tout apaisée
dans le grand lit en cuivre, je trouverais, prêts pour en faire
un livre, filtrés et transfigurés par le temps, mes souvenirs de
la Petite-Poule-d'Eau, devenus, par la grâce des profondeurs dor-
mantes et sans que j'en eusse eu connaissance, des éléments de

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de fiction, c'est-à-dire, sans doute, de vivante vérité.


Esther entrerait avec le grand plateau du breakfast
qu'elle poserait sur mes genoux en écartant un peu les feuillets
épars. Elle me demanderait:
— Etes-vous contente de votre travail ce matin, ma
très chère?


Je dirais, mi-souriante, mi-distraite:
— Je ne le sais pas, Esther!


Et c'est bien là la seule chose que j'ai jamais su e tenue pour
certaine, à savoir que je ne savais pas et ne saurais vraiment
que penser de ce qui venait de moi.

Image XX


Je m'embarquai à Liverpool. Au dernier instant, un
garçon de cabine frappa à ma porte. Il m'apportait un long car-
ton de fleurs. Je dénouai en tremblant la ficelle. Mon pauvre
coeur , que j'avais cru si bien guéri de Stephen , bondissait vers
lui parce qu'il n'avait pu me laisser partir sans un signe témoi-
gnant des sentiments qui nous avaient liés. Je saisis la carte.
Elle était de David à qui j'avais téléphoné pour un simple adieu
en passant par Londres. Il me souhaitait une bonne traversée de
l'Océan et de la vie, mille choses tendres et me disait son espoir
de venir un jour me retrouver au Canada. Je déchirai la carte en
menus morceaux. J'en voulais au pauvre David d'avoir fait ce que
j'aurais voulu voir fait par Stephen.


Déjà les eaux de la Mersey nous ballottaient abominable-
ment bien avant que nous ayons même gagné son estuaire. Il faisait
un temps horrible; pluie, brouillard, vent hurleur. A travers ses
clameurs, on entendait presque à chaque minute peut-être sonner la cloche
sur bouée, au son effroyablement lugubre, qui marque la passe
sans doute entre des écueils. C'est à sur cette note de fin du monde
que j'ai quitté la côte anglaise. J'entends encore parfois, dans
cette arrière - mémoire étrange que nous avons au fond de nos sou-
venirs conscients, résonner ces grands coups de battants de fer
que j'associe, je ne sais pourquoi, aux éclats et aux menaces du
Chant du Destin.

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En haute met, de si furieuses vagues assaillirent le
navire que les garçons de cabine vinrent immédiatement fermer les
hublots, cependant que l'on s'affairait sur le pont à ajuster les
lourds panneaux qui l'isolent complètement contre l'extérieur.
J'ai voyagé presque deux jours sur un navire pour ainsi dire
aveuglé. Rien n'aurait sans doute pu me paraître plus sinistre
si je n'avais déjà eu le coeur trop plein de sa propre peine pour
en recevoir de l'extérieur. Etrangement, je fus moins malade de
nausées que je ne l'avais été au passage de la Manche avec Ruby.
Mais à l'âme, j'avais encore plus mal.


Quand on nous permit enfin, les panneaux enlevés, d'aller
respirer sur le pont, je m'y trouvai presque seule longtemps, à
contempler dans une sorte d'égarement cette étendue déconcertante
d'eau clapoteuse et sans fin. Je ne pense pas avoir jamais aimé
l'Océan lorsque je suis fus en son milieu qui exclut toutes choses sinon
que sa terrible grandeur. Ce que j'aime ce sont les rivages, doux
ou rocheux, la marée, les oiseaux de mer, les îles au loin, les
battures, tout ce qui exprime le profond attrait des étendues
marines à celui qui les contemple de la terre, mais sur l'Océan
lui-même, cette trop vaste et mouvante surface, je me sens perdue.
J'y éprouve peut-être un peu de l'angoisse que ces "incommensura-
bles espaces" inspiraient à Pascal.


Sans doute , avant déjà , j'avais dû souhaiter mourir — et
qui, même au cours d'une vie heureuse, ne l'a pas au moins une fois [flèche] [flèche] souhaité !
au au moins une fois . Et encore plus celui qui vit aux prises avec
l'adversité ou sur qui règne l'ennui sans fin. Mais cette fois
sûrement je l'ai souhaité. Je regardais les vagues courtes

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s'entrechoquer, les nuages livides s'amonceler sur le pâle horizon
et j'avais envie de m'en aller de cette vie à en avoir les yeux
brouillés. Car où me menait-elle? Nulle part, j'en étais sûre
maintenant. J'avais quitté mon poste, affligé le coeur de ma mère
au-delà de ce qui est soutenable, j'avais tout abandonné, passé
les mers, dépensé mon argent si péniblement économisé, tout essayé,
et en quoi aujourd'hui étais-je plus avancée? Sur tous les plans
je me sentais avoir que j'avais échoué: en amour, dans l'écriture, en art
dramatique, en toutes choses vraiment. Qu'avais-je à lutter en-
core , et pourquoi? Il ne me restait qu'à retourner m'enfouir d'où
j'étais partie et à m'y tenir tranquille en m'estimant heureuse de
mon sort comme doit doivent en venir à finir par l'être la plupart des mortels. Ou
bien me laisser couler dans les vagues et par elles laisser emporter , par elles cha-
grin, remords, regret — mais qui sait! — peut-être aussi bon-
heurs de l'avenir qui me resteraient éternellement inconnus. Je
pense en avoir eu l'idée fixe pendant quelques jours. Mais en
aurais-je eu le courage?


Un jeune Ecossais, charmant de traits et de caractère,
tout humour, toute drôlerie, avait fini par m'approcher, moi toujours
seule à la poupe du navire comme si je n'avais plus désormais
qu'à regarder en arrière de moi. Il s'appelait Jock. Il avait
les yeux les plus souriants du monde alors que moi, me reprocha-t-il
affectueusement, en avait j'avais les plus tristes.
— Et pourquoi cela déjà? me dit-il. A votre âge, vous
n'êtes encore qu'au début de vos peines, comme au reste d'ailleurs de vos
joies. , d'ailleurs.


Je n'avais de coeur pour aucun flirt, aucune amitié

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nouvelle. Il parvint cependant, le lendemain, à m'arracher un
sourire , lorsqu'il me pria:
— Gabrielle — il avait dû apprendre mon nom du
steward — hold my hand and talk to me about myself, for is this
not what we all want most, each of our selfish self. ?


Il m'aida peut-être à reprendre pied en retrouvant le
sens de l'humour qui est le premier pas hors de la persistante
mélancolie. Je riais un peu avec lui à la longue , quoique sans
entrain.


* ici La mer était toujours très agitée. Nous devions ren-
trer au pays par la voie du Saint-Laurent, et je me faisais mal-
gré tout une joie de le redécouvrir sur les pas de Cartier,
Champlain, Maisonneuve. Je referais connaissance avec le pays , mais à rebours
cette fois, avec le pays par le fleuve d'où m'avait fascinée la
vue des villages au long de la côte avec le feu si brillant de
leur toit d'église presque toujours alors en fer-blanc. On aurait
dit, au loin, des sémaphores nous envoyant des signes d'amitié.


Mais un peu avant l'estuaire, le navire entra dans des d'immenses
des champs sans limites sans bornes
de glaces flottantes, les "flo[e] e s", et on dut
réduire sa vitesse à ne presque plus avancer. On était pourtant
en avril, en son début du moins, mais le détroit de Belle-Isle
restait encore bouché. Le capitaine reçut l'ordre de gagner
Saint-Jean. Un train réquisitionné par le CPR devait nous emme-
ner à Montréal. Je suis donc rentrée au pays par une de ses por-
tes les plus désolées. Qu'est-ce qui pouvait en effet paraître
plus abandonné, du train en marche, que ce Nouveau-Brunswick,
étiré , sous le ciel gris, en ce temps ingrat de l'année, à n'en

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plus finir [d] d ans son 'ennui et [illis.] sa solitude? En arrière-plan, c'était e nt les
mêmes forêts toujours, figées et monotones, sur lesquelles se
détachaient de loin en loin les mêmes villages avec leurs pauvres
maisons de bois souvent sans couleur, coupés les uns des autres
par des champs à l'infini où la vieille neige en se défaisant
sous la pluie laissait apparaître des étangs boueux, des chicots
d'arbres, une cabane parfois toute seule dans cette désolation.
Qu'il me parut et me para î t encore mal aimé , notre cher pays , au-
près de ces pays d'Europe que j'avais vus, de mémoire d'homme de mémoire d'homme si
tendrement soignés, si constamment embellis!


J'aboutis à la gare Windsor. Il avait neigé la veille
une neige molle qui fondait sous les pieds en une sorte de bouil-
lie sale que j'appris vite à appeler comme tout le monde de la
"sloche". Ce pays, que je n'allais pas être longue à aimer de
toute mon âme dans sa détresse, dans sa solitude, je m'y sentais,
ce premier jour, étrangère comme si je n'y avais jamais encore
mis les pieds. Je me cherchai une chambre, au plus près, rue
Stanley, en fait presque à la sortie de la vieille gare Windsor.
Les gares, les chemins de fer, les rails, de longtemps encore
allaient m'être un port d'attache, une sorte de patrie, le seul
réconfort, si étrange que cela puisse paraître aujourd'hui, de
ma vie alors si errante. Tant que j'entendrais partir, venir,
souffler les grosses locomotives d'alors, je ne me sentirais pas
désespérée. Je pense être entrée plusieurs fois dans cette chère
vieille gare rien que pour entendre haleter sur les quais les
puissants engins, et en être sortie moins esseulée. De même, la

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nuit, si je m'éveillais dans des transes et entendais les longs
sifflets de train, je parvenais à me rendormir, presque rassurée:
"Eh bien, le train n'est pas loin! Si la vie devient trop dure,
je peux toujours y sauter et en moins de deux jours être de re-
tour là-bas d'où je viens." J'oubliais seulement que je [l] n 'en avais
pas pour le moment l'argent les moyens .


J'avais une autre raison tout de même pour ne pas
m'éloigner de la gare. C'était que, pouvant déménager d'un ins-
tant à l'autre, jamais sûre, le soir, d'être encore au même en-
droit le lendemain, j'avais laissé à la consigne ma malle — ma
pauvre vieille compagne encombrante à laquelle je demeurai s si
bizarrement attachée. Mais peut-être aussi mon attachement me
venait-il comme il nous vient si souvent de ce qu'on ne sait plus
comment se départir de certaines gens, de certaines vieilles
choses. J'allais trouver en tout cas commode, pour une fois, de
l'avoir presque sous la main pour aller y chercher des vêtements
plus légers au fur et à mesure que le temps se mettrait au beau.
Mais , du même coup, pour désengager ma chambre si petite, je
devais y ramener autant de choses au moins que j'allais prendre
et dont je n'avais d'ailleurs plus besoin. Ce fut donc un va-et-
vient constant pendant quelques semaines de ma chambre à la con-
signe de la gare Windsor. Tout le temps j'eus affaire au même
employé qui déjà, en me voyant venir, partait chercher ma malle
pour me la rouler sur elle-même jusqu'à ma portée. La première
fois, pour sa peine je lui avais tendu une pièce de vingt-cinq
cents, mais à la suivante, comme il me voyait offrir l'argent
avec une hésitation sans doute perceptible, il refusa net, disant

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que ce serait crime, lui qui n'avait rien à faire pendant des
heures, que d'accepter un pourboire pour un si petit service [s]
qu'il ne valait même pas la peine d'en parler. Ce n'était pour-
tant pas qu'une petite affaire d'aller chercher ma malle au fond
d'une grande salle remplie de bagages à pouvoir à peine y circu-
ler. Il se disait déjà payé de toute façon par mes manèges qui
l'amusaient fort, car dans toutes ses années au service du CPR ,
il n'avait encore jamais vu quelqu'un venir le même jour sortir
de sa malle une paire de souliers beige pour mettre à leur place
une paire de souliers bruns. Il finit par connaître presque aussi
bien que moi le contenu de ma malle qui resta sous ses soins pen-
dant un peu plus d'un mois. Il devint mon premier ami à Montréal.
C'est lui qui me conseilla de déménager dans la maison voisine de
la sienne, rue Dorchester, où je serais beaucoup mieux logée au
même prix que je payais rue Stanley. Nous y aurions des fenêtres
également voisines où, de la maison mitoyenne avec contiguë à la mienne , il
pourrait me passer de main à main une portion de son stew irlan-
dais dont il disait toujours en avoir de trop. Plus tard encore,
il devait m'inciter à prendre pension là où il avait trouvé quel-
qu'un faisant le stew encore mieux que lui-même. Ce serait chez
Miss McLean, où je devais, grâce à mon bon ami Pat Cossak, et après
ce que j'avais connu, me trouver au paradis.


Pour l'instant, je logeais dans la plus misérable petite
chambre qui se puisse trouver en dehors des prisons. Elle était
si étroite qu'entre le lit de fer et la commode de tôle grise,
je ne parvenais à passer que de biais. La fenêtre donnait sur

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la cour arrière de la gare centrale d'autobus de Montréal alors
située rue Dorchester. Des vingtaines d'autobus y étaient ran-
gés, plusieurs ronronnant ensemble à l'étouffée et envoyant
droit dans ma chambre des exhalaisons à m'étouffer. Le haut-
parleur sans désemparer annonçait les départs, les arrivées.
J'entendais: "Départ pour Rawdon... traque numéro sept... track
number seven..., D d d épart pour Terrebonne... traque numéro onze...
track number eleven..." Il m'arrivait en rêve de répéter: "Traque
numéro douze... track number twelve...


Cette atmosphère d'errance, de Babel et de tournoiement
insensé ne me déplaisait pourtant pas. Elle convenait à mon état
d'âme et m'était certainement plus proche, plus amie que ne l'au-
rait été une de ces tranquilles petites rues où habitent depuis
des années les mêmes gens d'allure paisible. Il semble que j'ai
toujours eu au bon moment l'endroit qu'il me fallait.


Deux lettres m'arrivèrent à la poste restante que je
n'osai ouvrir en cours de route, préférant attendre d'avoir at-
teint le refuge de ma chambre, si fragile f û t-il. L'une était
de la Commission Scolaire de Saint-Boniface, me rappelant qu'elle
m'avait gardé mon poste sans solde pour une deuxième année d'ab-
sence mais ne pouvait me renouveler ce privilège. Je devrais
donc réintégrer mon poste ou y renoncer. L'autre était de ma
mère. Je me revois assise au bout du petit lit de fer, les feuil-
les de la lettre sur mes genou[illis.] x lisant la pauvre lettre déchiran-
te: "Mon enfant, te voilà donc de retour à Montréal , plus telle-
ment loin maintenant de la maison. C'est-à-dire nous n'avons
plus de maison. Mais avec les quelques sous que j'ai encore et

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ce que tu gagneras, nous nous ferons une assez bonne vie, tu ver-
ras, et je tâcherai, toi qui est es indépendante et moi peut-être
trop possessive, d'apprendre à te laisser vivre à ta guise...
Je peux attendre ton retour pour bientôt, j'imagine..."


Je levai les yeux sur le miroir de la petite commode
toute proche et m'y vis un visage défiguré. Par le mauvais tain
de la glace? Par ma propre émotion? Ah, ce noeud dans la gorge
revenu comme au temps de notre pire pauvreté, de nos perpétuelles
craintes et de tout ce courage dépensé en vain!


Je me regardais et savais que l'heure était venue de
prendre une décision irrévocable, bonne ou mauvaise, qu'il n'y
avait plus à tergiverser.


Je laissai sur la commode les feuillets)( couverts de cette
écriture un peu défaite qui en elle-même m'a toujours dit mieux
que tout combien maman, sous ses dehors stoïques , était une femme
aux nerfs blessés et torturés.


Je partis errer dans la ville. Hors le bon monsieur
Cossak, je n'y connaissais pas une âme. Par quelles rues suis-je
passée? Je ne sais plus. J'ai dû suivre assez longuement la rue
Sainte-Catherine, être montée rue Sherbrooke, car je me rappelle
que le gong des trams accompagn[illis.] a ma pensée tracassée, puis que le
bruissement des premiers feuillages y fit irruption et que je ne
sus pas d'abord d'où il provenait, comme il m'était arrivée à
Londres. Et ici, comme là-bas ou à Paris, je cherchais[crochet] à capter , je suppose ,
dans la foule indifférente , à capter un regard qui tout au moins
s'arrêterait un moment sur moi. Je finis par descendre vers des
rues moins éclairées, rue Saint-Antoine peut-être ou rue Craig.

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Il y avait ici , en bas , moins d'animation extérieure et de circula-
tion mais comme une rumeur de vie plus intime, plus chaleureuse.
D'où vient que je me suis toujours sentie moins solitaire parmi
le peuple que dans les salons et les réceptions même lorsqu'y
brillent à mon endroit des regards affectueux?


J'allais, me demandant à chaque pas: q Q ue faire? Que
faire? La pauvre interrogation me martelait l'esprit comme me
l'avai t ent martelé le Chant du Destin et la lugubre cloche sur bouée
de Liverpool. Que faire? Rester? M'en retourner?


Ici je n'avais ni soutien, ni certitude d'emploi même
le plus modeste, ni même une main amie pour se tendre vers moi à
l'occasion. Mais saurais-je , maintenant que je connaissais mieux,
vivre dans cet air français raréfié du Manitoba, dans son air
raréfié tout court? Car , , si c'était déjà une sorte de malheur
d'être né, au Québec, de souche française, combien plus ce l'était,
je le voyais maintenant, en dehors du Québec, d[illis.] a ns nos petites
colonies de l'Ouest canadien! Ici du moins, en marchant, toute
solitaire comme je l'étais, j'avais sans cesse , , à droite et à gau-
che , , recueilli le son de d'une de voix parlant français avec un accent qui
m'avait peut-être paru un peu lourd après celui de Paris, mais
c'étaient paroles, c'étaient expressions des miens, de ma mère,
de ma grand-mère , et je m'en sentais réconfortée.


J'atteignis je ne sais comment, sans en connaître le
chemin, les bords du vieux canal Lachine. Je m'y arrêtai subjuguée.
Des péniches glissaient lentement, éra flant [flèche] écorchant égratignant, frôlant, effleurant de leurs flancs les
vieux revêtements de [v] b ois. Leur sirène demandant l'ouverture des
écluses élevait des cris répétés, étranges, qui déchiraient l'air

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comme une plainte. Je rêvai ici des heures, je pense, sans sa-
voir à quoi, comme abandonnée de mes propres pensées mais non pas
pour autant désolée. La nuit était assez douce, je crois me le rap-
peler, loin du printemps miraculeux de Londres, mais contenant
quelque bonté de notre printemps d'ici, avec un bruit d'eau qui
courait le long des trottoirs et des flaques ça et là de neige
molle dans les petites rues aux maisons de bois ou j'allais mar-
cher, toujours sans but, entre des réverbères espacés. Il n'y
avait pas que la plainte des sirènes à me poursuivre. Sans cesse
ce quartier de Saint-Henri que je parcourais , sans même ^ encore en connaître encore
le nom, était ébranlé par le passage des trains. On entendait
d'abord la grêle sonnerie qui en signalait l'arrivée à chaque
croisée de rues sur le parcours des rails. Alors s'abaissaient
les barrières de sûreté aux longs bras striés de noir et de blanc
et s'allumaient les sémaphores. Puis les grands trains en direc-
tion de l'est et de l'ouest dévalaient en faisant trembler le sol,
les vitres aux des maisons, quelque chose peut-être de l'âme humaine
qui restait suspendu à ce bruit, à ce tressaillement après que
le vacarme eut cessé.


Tout de cette atmosphère de départ et de voyage que je
trouvai dès ce soir-là à Montréal était bien de nature à me rete-
nir, car longtemps elle constitua ma seule patrie, me consolant en
quelque sorte de n'en avoir pas d'autre, me soufflant que nous ne
sommes jamais que des errants et qu'il est mieux de ne rien pos-
séder si l'on veut du moins bien voir le monde que nous traver-
sons en passant.


Ce quartier où, à peine un an plus tard, j'allais

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délibérément revenir écouter, observer, en pressentant qu'il me
devenait le décor et un peu la matière d'un roman, me retenait
déjà, ce soir d'avril, d'une curieuse façon que je ne peux enco-
re m'expliquer. Car il n'y avait pas que ses cris, ses appels
de voyage, ses odeurs[crochet] n'étaient pas seuls à me fasciner. Sa pauvreté m'émouvait.
Sa poésie m'atteignait avec ses airs de guitare ou de musiquette
un peu plaintive s'échappant de sous les portes closes et le son
du vent errant dans les couloirs d'entrepôts. Je me sentais moins
seule ici que dans la foule et les brillantes rues de la ville.


Je montai la longue côte d'Atwater. Je pris par la rue
Dorchester et me trouvai à passer sans le savoir devant la maison
où je viendrais bientôt prendre une chambre. Je retrouvai, après
m'être maintes fois égarée, ma petite rue Stanley. Installée sur
mon lit, le dos au mur, mon papier sur mes genoux, j'écrivis
d'abord à la Commission Scolaire, disant ma gratitude pour le
poste resté à ma disposition et auquel maintenant je renonçais.
Ensuite j'écrivis à ma mère. Que lui ai-je dit ? Sans doute
d'être patiente, d'attendre mon retour encore un an ou deux, à
elle qui allait avoir soixante-douze ans. Quand , après sa mort,
je reviendrais à Saint-Boniface et chercherais parmi les pauvres
effets qui lui restaient : —presque rien — des cartes de ses en-
fants, de petites photos, je ne trouverais pas cette première
lettre que je lui avais écrite de Montréal et dans laquelle j'ai
tant espéré avoir du moins trouvé des mots pour atténuer le coup
que je lui portais. Beaucoup de mes lettres manquaient — pour-
tant maman ne conservait pour ainsi dire plus que cela à la fin —
toutes , en fait , sauf les plus récentes. Quelqu'un avait dû mettre

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la main dessus pour s'en servir un peu contre moi. Ou alors pour
empêcher quelqu'un de s'en servir. Nous nous sommes découvert,
après la mort de celle qui nous avait plus ou moins tenus ensem-
ble à force d'amour , une famille déjà désunie.


Mes lettres écrites, je fis le compte de ce qui me
restait d'argent: quinze dollars et quelques cents, le loyer de
ma chambre acquitté pour une semaine. J'écrivis à deux de mes
amies qui jadis m'avaient paru les plus sûres. Il m'en coûtait
beaucoup d'emprunter. Je ne l'ai fait que très rarement et jamais
sans les plus cruels scrupules. En réponse, je reçus de l'une une
longue lettre toute pleine à mon endroit de louange s sur mon talent,
mon courage, mon sens de l'initiative!... et du regret de ne pou-
voir me venir en aide, car, me précisait-elle , il lui avait fallu
s'acheter un manteau de fourrure neuf, payer son abonnement au
tennis, et vraiment il ne lui restait rien, rien!... Mon autre
amie avait griffonné en hâte: "Hélas! je n'ai que cela à t'offrir
mais c'est de bon coeur..." Sa lettre contenait trois billets de
cinq dollars. Venue de la plus pauvre des deux, la somme me pa-
rut énorme. Je pensai pouvoir dès lors tenir quelques semaines
et avoir le temps de voir venir. Mieux encore, j'étais remontée
moralement par la confiance en moi de qui m'envoyait pour ainsi dire ses derniers
sous pour ainsi dire [flèche] .


Conseillée par un journaliste de la Gazette pour qui
j'avais une lettre de recommandation d'un de ses collègues en
poste à Londres, j'entrepris la tournée de quelques hebdos [dit] et
revues. En tout et pour tout, je n'avais à montrer pour indiquer
un peu de talent que mes pauvres articles publiés ça et là depuis

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quelques années. [Un] Au j J our , on me laissa entrevoir que l'on pour-
rait —quand il y aurait de la place — me prendre un court
billet — sur le sujet qu'il me plairait de traiter —moyennant
un cachet de trois dollars la pièce. A la Revue Moderne , on
irait jusqu'à dix dollars pour une longue nouvelle si je pouvais
l'écrire dans le ton qui plaisait à la clientèle.


Je rentrai dans mon cagibi. Je m'installai sur le lit ,
le dos au mur, ma petite machine à écrire sur les genou[s] x , pour-
suivie dans mes pensées par les interminables appels: "Traque
numéro huit... Track number eight..." J'étais saisie de terreur
à la pensée qu'il n'y avait plus à reculer, que je devais désor-
mais, pour gagner ma vie, plonger dans l'écriture , moi qui tout
à coup percevais combien peu je savais encore m'y prendre.


Je commençai par la narration sur le ton de l'anecdote
de mes aventures en Angleterre et en France. Hé quoi! marquée
comme je l'étais déjà par la douleur, ayant connu aussi l'enivre-
ment, je ne savais tirer de moi que des banalités. Il me faudrait
encore à peu près un an avant qu'au Bulletin des Agriculteurs ,
qui allait me dournir l'occasion de traiter de sujets me rappro-
chant des faits, de la réalité, de l'observation serrée des cho-
ses, je commence à donner des reportages qui auraient enfin une
certaine consistance. Et plus longtemps avant que, l d es rêveries
nées , ce soir d'avril au bord du vieux canal, j'en vienne, par
étape , , à la grande tâche dont en l'apercevant je prendrais une
bien plus terrible peur ^ encore que j'en eu s rue Stanley, en ce soir du
commencement. Mais du moins alors je serais happée entière par?
le sujet, aidée et soutenue par tout ce que j'aurais acquis de

Image


ressources, de connaissances de l'humain et par la solidarité
avec mon peuple retrouvé, tel que ma mère, dans mon enfance, me
l'avait donné à connaître et à aimer.


Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable que de
faibles récits où l'on aurait sans doute bien en vain cherché
trace de la détresse et de l'enchantement qui m'habitent depuis
que je suis au monde et ne me quitteront vraisemblablement
qu'avec la vie.


L'oiseau pourtant, presque dès le nid, à ce que l'on
dit, connaît déjà son chant.

Un oiseau tombe sur le seuil - Etat 1

Image Un oiseau tombé sur le seuil.
( Tome I )
par
Gabrielle Roy.
Image Gabriell[e] Roy
305 R.R.
Petite-Rivière-St. Fran[ç]ois
Tel 632 5781
Un oiseau tombé sur le seuil. Image


Parmi les flots de d[é] é paysés que Pari i [s] s reçoit
tous les jours en vit-il jamais arriver de
plus égaré que moi, à l'automne de 1937 ?
Je n'y connaissais personne. De mon lointain
Manitoba, une lettre était pourtant partie
me préparer un peu la voie . Meredith - Jones,
professeur de français à l'Université du
Manitoba, y demandait à une de ses
anciennes élèves
, vivant au pair à Paris,
de s'occuper un peu de moi, de de me trouver
une pension, de venir m'accueillir à la gare
.
Nous devions nous reconna î tre à un
li[illis.] vre qu'elle aurait à la main et à une
revue canadienne que je porterai[s] s sous
le bras[,] , mais je l'avais égarée en chemin.
Le plus é é trange est que je n'arrive pas aujourd'hui
à trouver le nom de cette personne au livre que
j'ai tant cherchée et qui m[e] e fut d'un tel si grand
secour[s] s
lorsque enfin je l'eus [re] re pérée.


Je mis pied dans la terri i fiante cohu[e] e
de l'arrivée d'un grand train maritime en gare
Saint-Lazare. Dans une mer constamment
chan[g] g eante
de visages, je me pris à essayer d'en
reconnai î tre un que je ne connaissais pas.
Happée toute innocente par les cris, la hâte,
de puissants remous, je n'en allais pas
moins, je ne sais comment, , presque
toujours à contre-courant de la foule du
flot humain
, et me le faisait fit reprocher :
presque à chaque pas
« Dis d d onc, toi, t'es
pas capable de regarder où tu vas! » Je crois
me souvenir rappeler que c'est là très exactement la
première phrase
à mon intention que je recueillis. que je m'entendis adressée en arrivant à Paris.

Image


à Paris . Je commis aussi l'impardonnable la bêtise
? l' erreur
de tâcher de re ? tenir r d e quelqu'u n
d [illis.] parmi ces gens , , press é s q q uelqu'un de pressé
pour en obtenir
un renseigneme e nt , , et me fi i t vertement
remettre à m[a] a place
. « Pour les renseignements,
il y a les Renseignements! » L'homme, en
s'en alla nt , , peut-être pris de remords,
m'indiqua une direction de m[o]nt[e]n
d'un coup de menton . en m
J'avisai
ensuit t e une sorte d'uniforme de qui
j'espérai l'espace d'une seconde un peu
de secours, mais à peine avais-je
entamé mon récit qu'il m'envoya
promener. « Hé quoi! Je cherchais
quelqu'un. Eh h bien ! [l] l a gare était pleine
de gens qui se cherchaient. » Puis il
lan ç a à voix haute par-dessus ma
tête, cherchant chassant manifestement plus
payant que moi : « Porteur ! Porteur !
Porteur ! » Porteur !...
[c] C ependant que de
partout on lui criait justement aussi :
« Porteur ! Porteur ! Porteur !...


J'avais fini par aller dans le sens
de la [f] f ou[l] l e, et elle m'entra î na, sans
? que j'y prisse garde, passé les barrières,
dans la salle d'attente noire de monde.
Alors je désespérai trouver jamais ma payse.
J'allai à un guichet qui me renv[o] o ya
à un a a utre qui, lui, me fit h h onte de
ne pas savoir lire les panneaux o[ù] ù
tout, me fut-il dit, était inscrit.
Et ce devait être, car je ne trouvai
devant une masse de signes, mots
et abbréviations à me faire tourner la tête.


A la longue, je retrouvai quelque bon

Image


sens et me dis que si ma payse , si elle
m'attendait e e n[c] c o o re, ne devait pas ce n'était sûrement pas
le faire dans
cette trop vaste salle, mais
vraisemblablement sur les quais. Je
retournai de ce côté. Au tourniquet, le
contrôleur m'arrêta d'un sec ec : :
— Eh où pensez-vous allez comme
ça, la petite dame ?

— De l'aurt tr e bord.
— Quel bord ? Le bord de me e r !


Je fis un geste.
— En ce cas, ma petite dame, votre ticket !
— Mon ticket ! m'écriai-je d'épuisement t [.] .
Mais je l'ai donné au contrôleur du train.
Je suis arrivée par ce train.

— Et vous voulez déjà y retourner !



Avec le temps, je devais me faire
[coche] à c[e] e s passe d'arm[e] e s presque quotidiennes
auxquelles tant d[e] Parisiens semblent
prendre plaisir, en trouve e r moi-même quand
j aurais pris le tour
, mais pour l'instant
je n'étais que dé é sespoir. Il me paraissait
aussi impossible de me faire entendre à
Paris que si j'avais été transportée au coeur de
la Chine. Je tâchai de faire fléchir, l'homme au
tourniquet, en lui racontant comment
j ' avais perdu en route la revue qui aurai i t
permis à ma copine de m'identifier, et je
le suppliai, , pour finir, , de m[e] laisser au
moins aller voir si elle n'etait pas encore
sur les quais.


Parce qu'il estimait peut-être que je
lui avait s pris trop d[e] temps avec mon récit
embrouillé, alors cependant qu'il n'avait
rien fait en m
pendant que je lui parlais, que de

Image


s'examiner les ongles, le contrôleur ne me
parla plus qu'en moitie[s] d[e] phrases.
— Ticket de quai...
— Où ?


Il indiqua une direction
— Machi i ne...


? Je la repérai. Et, tout d'abord, tant ,
elle me parut [placide] [flèche] ,
à l'encontre des ê tres énervés que
j'avais croisés, elle me parut placide, de bonne composition,
tranquille, d[e] bon caractère, j'eus elle
m'inspira confiance . en elle .
Au-dessus d'une
fente, elle annonçait en effet
qu'elle
était distributrice de tickets de
quai. Je poussai le levier.


Rien. .


Un Monsieur elégant, l'air fort
pressé, s'était pourtant arrêté pour me
voir regarder faire
.
— Ça irait mieux, me conseilla-t-il,
si vous mettiez un franc c . .


Je rougis jusqu'aux yeux. J'ouvris
mon sac. Hélas, j'étais encore sans
monnaie française.


L'homme élégant mit la main
dans sa poch[e]. Il en tira un franc qu'il
déposa dans ma paum[e], et déjà il
s'élancait s'en allait, , la physionomie
comme déjà refermée
. Je m'élançai à
sa suite en criant : « Monsieur! Monsieur !
De grâce, votre nom, votre adresse, afin que
je puisse vous rembourser ! »


Sans tout à fait ralentir, il
se tourna à demi vers moi, et j'eus
droit à mon premier sourire d'un Parisien à Paris , ,
quoique quoique peut-être un peu déjà plutôt du genre ironique
.

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— Voyons mademoiselle, qu[e] d'histoire pour
l'amour d'un franc !
et il se hâta de
me semer, ou par impatience ou pour
m'éviter d[e] l'embarras, . je ne l[e] saurai
[ jamais, et .
[[j [J] J ' ' ai donc encore un peu
sur l[e] coeur cette premi i è r[e] e aumône de ma
vie que je reçus peut-être d'un Rostchild,
car parfois je crois me souvenir d'une
paire de gants, d'un foulard comme
j'en ai rarement vu depuis.


Je me représentai à la barrière, munie
de mon ticket de quai, . mais Sans m'en apercevoir je [flèche] me trouv[ai] ai
à affronter
un nouveau contrôleur qui
venait peut-être tout juste de relayer le
précédent.
— Où allez-vous comme ç ç a, , ma petite
dame
, m'entendis-je encore un fois demand[é] [é] r.


De stupéfaction, je levai les yeux
[?] pour lui faire reproche de ne déjà plus
me reconna î tre, alors que j'étais devenue
moi-même incapable de distinguer un
les visage s[.] d'un autre
.
— J[e] vous l'ai dit pourtant. Je cherche
ma compatriote qui devait venir à ma
rencontre, et vous m'avez envoyée chercher
un ticket de quai.

— Mais il n'y a plus personne sur le quai,
me fit remarquer ce contrôleur-là, plus
obligeant que le premier, et c'est ainsi qu'à la fin
que je sus , à la fin, , avoir affaire
à un
autre. Voyez-vous même!


C'était bien vrai. A perte de vus,
sur le quai, pas une âme! Doux ciel,
qu'allais-je devenir[,] Je revins
au
milieu du hall bourdonnant. Je n'osais

Image


m'approcher du guichet d'où l'on
m'avait envoyée aux panneaux.
J'errai un moment,sans but , parmi la
foule, je pense bien , tentant cherchant seulement
,
je n[e] sais pourquoi, d à 'attraper au
passage
au moins un regard, mais
aucun ne s'arr ê tait sur moi, et , [illis.] dans ma sensibilite exaspérée, j'y crus -> voir la preuve d'une défaveur générale à mon égard.
j'eus le sentiment comm[e] je n[e] l'avais
encore jamais ressenti de l'infinie
solitude que l'on peut éprouver au
milieu des autres
. Je me voyais sans
monnaie du pays, sans même
connaître l'adresse où une chambre
m'était retenue, condamn[ée] ee à tourner
indéfiniment au sein de la a plus totale cruelle
indifférenc[e] e
. Et tellement m M on espri i t
inclinait tellement au noir , [j'en vins] [à] à voir [illis.][naître]
dans [illis.] que, dans ce ce vaste hall de e Saint-Lazare ,
une image même de la vie dans ainsi [illis.] je finis par reconnaître une image de
laquelle je m'étais [illis.] ou je [illis.] ce qu'allait être ma vie échouée à Paris.
tournerais comme [illis.] sans trouver en m[illis.] à Paris.
nulle part d'issue.


Soudain, pourtant, la foule avait
commencé à s'amincier,( ( -> et, bientôt,
si rapidement que j'en fus surprise et
encore plus effarée, nous n'étions
plus qu'une douzain[e] peut-être, à
allure d'épaves, qui tournions encore
dans l'immense hall d[e] e venu tout à coup
comme dix fois plus grand. Eh h puis, nous
ne fûmes plus q ue deux petites silhouettes
[L h] chacune à une extr é mité de ce désert, , qui
am[or] or cèrent ensemble une timide
approch[e] l'un[e] vers l'autre. J[e] n'avais
pas ma revue, , elle n'avait pas son

Image


livre qu'elle dont elle devait m'apprendre
qu'elle l'avait oublié dans le métro. Un
regard suppliant passa entre nous s . Elle
éleva la voix la première :
— Etes-vous Gabrielle ?


Je lui sautai au cou comme si elle je n'ai
m'était devenue l'être le plus cher au monde. pareillement sauté au cou d[e] personne au
long de ma vie
. Pourtant je cherche toujours
son nom. Je l'ai constamment au bord des
lèvres depuis des années, il me sembl[e]. .
Ne me sera-t-il donc jamais rendu
par ma tra î tre mémoire,c[e] nom si cher ?


Déjà, en routepour réclamer mes bagages
à la consigne, elle s'évertuait à m'encourager.
— Ne t'en fais pas au sujet d[e] l'accueil
à Paris. C'est toujours comme ça. On a
l'impression de descendre ch[e] e z un peuple
en état de guerre interne . permanent [e] .
Tout y est sujet d[e] dispute et d'argument .
Mais au fond c'est une guerre amicale ,
et presque toujours, tu verras, au profit
de la justice et de la logique, une p[a] a ssion,
la logique , surtout, qu'ils
ont dans le
sang comme un virus. On s'y habitue,
tu verras. Même on y prend goût et, l l e
croiras-t[u] u , quand on en arrive à battre
les Parisiens sur leur propre te[r] r rain, ils
rendent les armes que c'en est déconcertant.
En tout cas, ce qu'il n[e] faut à tout prix ne jamais leur montrer
à tout prix,
c'est qu'on a peur d'eux. T'as
compris?


A la


J'entendais par bribes le discours de
ma compagne, sans ce[ss]e coupée d'elle q u i
avait
cet éton nant d iscou rs de m a co mpagne

Image


qui avait pris les devants
l'étonnant discours, ma compagne
ayant pris les devants, moi la suivant
comme je pouvais, et souvent séparée
stet d'elle par un pi i lier ou, tout à coup parfois , une
grande zone déserte.


A la consigne, je recupérai mes
deux lourdes valises et ma malle
garde-robe qui devait bien peser deux
à trois cents livres
. Cependant, de porteurs
qui un instant plus tôt, emplissaient
l'air de leurs offres d[e] service crié s à
tous les coins d[e] la gare, plus aucun
signe. Quand nous avons à notre tour
lancé le mot e e n appel au secours, il
résonna, tout piteux, dans un
si i lence sans fond.


Ma copine


Alors ma payse et moi avons
entrepris de trimballer mes deux valises
à une assez bonne distance, mais pas
assez pour le[s] s perdre de vue, puis nous
nous sommes attaquées à la malle, la
faisant rouler pivoter
sur ell[e]-même, sous
les yeux au reste appréciatifs d'une
bonne demi-douzaine de balayeurs, tous
pour l'instant tous
appuyés sur leur balai.
Ils nous auraient bien aidées, dirent-ils,
mais ce n'était pas leur boulot. No[u] Mes
bagages réunis, , nous nous sommes
assises un moment sur les valises
pour reprendre souffle. F F inalement nous
avons atteint le trottoir d'où nous
avons hissé le bagg bagage dans
un haut taxi dont le chauffeur tout

Image


ce temps continua à lire tranquillement son
Paris-Soir r , l'une d[e] nous, grimpée à côté
de lui tirant et l'autre, d'en bas, poussant
de toutes ses forces. A la dernière minute,
il d d aigna se soulever un peu [d] [l] e derrière
et nous donner un coup d[e] main pour
la malle garde-robe qui entrait tout
juste dans [s] l a cabine.


Et, enfin, en rout[e] e vers la vill e -lumière! !
Rue après rue, je ne [vo] vo yais pourtant que
de hautes façades plongées dans une
obscurité sévère. Même les réverbères ne
dispensaient qu'une chiche électricité.
— Je t'ai trouvé une pension tout ce
qu'il y a de bien, comme ils disent ici,
m'expliquait ma payse[,] . c C hez madame
Jouve. Mais il est certain que ce soir r ell[e]
va déjà de tomber dessus pour arriver si
tard. Passé minuit , , chez elle , c'est
barri[c] c adé é chez elle comme dans les leurs châteaux forts
au du Moyen- - Age. . As-tu déjà vu Carca[sso] sso nn[e] e , ?

demanda-t-ell[e], , et revint à à madam
Jouve. Laisse t'en pas imposer
. Si elle
attaque, contre attaque. Si ell[e] grogne,
grogne encore plus plus fort . fort . C'est comme
[?] ça qu'on s'en tire à Paris.

C'est affreux[.] !
que ensuite — Non, parce que, , ensuite, , vient [illis.]
l'estime.


Autre oubli singulier, et peut-être r[é]vélateur,
de ma part [:] : je ne me souviens pas
non plus de ma première adresse à Paris, ,
encore que je pourrais sans doute m'y rendre,
les yeux fermés. C'était — pour à l'époque
un immeuble imposant, de six étages,

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bâti en fer à cheval, dont la grille, à
côté de la guérite du gardien, — et
sur ce point du moins [l] m a mémoire ne
me fait pas défaut — donnait sur la
rue de la Santé.


Evidemment, à l'heure qu'il était, cette heure tardive,
nous avons trouvé la haute grille
fermée et la loge du gardien tout
aussi noire qu'une hutte en forêt.
Ma payse le réveilla d'une sonnerie
dont elle avait eu à chercher à tâtons
le bouton près de la grille. Jamais Je n'avais
encore jamais eu dans toute ma vie je n'avais
eu à déranger
tant de monde si i mplement
pour entrer me coucher un peu passé minuit[,] .
Je n'en n revenais pas de ce que la
vi i lle qu'on disait vouée aux
plaisirs nocturnes, avec ses mille
spectacles, ses mille cabarets, pût
être également si couche-tôt. En
route, , je n'avais vu d'elle que
d'i i mmenses pans endormis, des
blocs solides d'ombre sans une
seule fenêtre éclairée.


Le gardien survint en achevant
de s'habiller, sans trop bougonner
tout de même. Ou était-ce que
je commencais à m[e] faire aux ronchonne-
ments de Paris ?


Il nous ouvrit la grille. Et nous
voilà à l'intérieur d'une enceinte ténébreuse
avec son fond de six étages plongés
presque entièrement, de haut en bas,
dans la nuit noire. A peine si une
veilleuse émettait ça et l à un e

Image


pauvre clignement. Alors je vis monter
au-dessus du bâtiment obscur un jeune
croissant de Lune lune dont la corne d'or
bri i lla aussi purement ici que dans les
profonds espaces déserts du pays canadien.


Notre chauffeur en fut-[être] ému. Ou
bien c'est l L 'absence
d[e] témoins qu[i le] rendit peut-être
notre chauffeur
un peu compatissant. Il s[e] e hissa hors de
son siège et descendit mon bagage sur
le trottoir et, un bon mouvement en
entra î nant un autre, finit par nous aider
à tout mettre dans l'entrée de l'immeuble,
après avoir obtenu qu'elle s'ouvrît, je ne
m[e] rappelle plus si c'est en criant : Porte
poussant un bouton ou en criant : Porte !
Porte !...
Cela fait, il décampa en vitesse,
tout en nous souhaitant ; « Soir... sieu-dame.. [»] [»]
? ' sieu-dame !... » Et aussitôt l'électricité nous
manqua. Butant de tous côtés sur mes
effets éparpillés, m[a] a payse se mit à chercher
la mi i nuterie. Elle m'annonça l'avoir
trouvée, et sur [le] coup la lumière nous
fut rendue. « C'est à la minute,
m'expliqua-t-elle, en me montrant à
la course comment faire, pour le cas
où je serais surprise toute seule dans une
entrée obscure. J'avais à peine saisi
la le ç on qu'elle me pressa : « Vite a A llons , vite,
prépare-toi à faire vite... » car l L 'ascenseur ,
appelé , descendait vers nous en
geignant et en se balançant comme les
nacelles des premiers essais aéronautiques.
Il s'ouvrit, révélant un i i ntérieur si exigu
qu'il m[e] parut impossible d'y entrer
plus d'une personne à la fois. que je n'en pouvais [illis.] croire mes yeux et

Image

[d] [t][illis.] et [illis.] demeurai frappée de surprise, à perdre un temps précieux.


Pendant que je perdais un temps
précieux à m'ébahir du plus petit
ascen[s]eur que j'avais jamais vu, ma
Paragraphe [M][illis.]
[ Mais ma payse en avait [illis.] bloqué la porte d'une
de mes valise valise placé é e en travers, , et
s'esquintait à faire entrer la a m[a]lle
dans la cage, car, me disait-elle, à bout
de souffle, si elle n ' ' y entre pas la première,
ell[e] n'y rentrera entrera entrera jamais . Enfin,
elle y fut ma a is prenant t autant dire presque
presque toute la place
.
— On va [illis.] revenir pour le reste du bagage ? s'y prendre en deux fois ? ,
demandai-je. , [illis.]
— Et l [L] aisser des effets en bas !
Risquer de au u risque de [flèche] se se [illis.] faire voler! Jamais de la
vie[,] [.] On embarque tout. Ou rien.

— Mais il n'y a personne.
— C'est c[e] e que tu crois ! Monte sur
la malle, et je vais te passer une des
valises.


m m M a malle d D ebout était déjà haute.
Moi , J J uchée dessus, je touchais le plafond.
Je réussis à arrimer une valise à côté
de moi.


Sur ce, l'é é lectricité nous manqua.
Ma payse courut la rechercher. Nous
sommes alors parvenues à mettre les
deux valises debout, côte à côte, en
précaire equilibre sur la malle.
Amincies nous-mêmes à l'extrême entre
la porte fermée et la montagne de
bagages que nous maintenions en
place de nos bras étendus, nous
avons commencé à nous élever doucement
vers le sixième... lorsque l'électricité nous

Image


manqua encore . une fois.
Alors me g g agna un fou rire, certes
?[,]l'un des moins gais à me posséder jamais. Il
n'en r é sonnait pas moins avec une rare
[ insolence dans ce boyau où nous etions
?engagés et qui l[e] conduisait[,] amplifié, en haut
et en bas. Ma payse me [s]uppliait : « Not
so loud !.. Not so loud!... » Car cette
payse était de langu[e] anglaise , et quoiqu' ' elle eû û t
fait, , en un an à Paris, , d'énormes progrès
en français, , il lui arrivait, , sous l'effet de
la surexcitation, , d[e] retomber dans sa
langue maternelle. Mais elle avait beau
? en me mettre garde [:] « You'll wake wake everybody... » »
la peur que j'en avais était justement ce
qui redoublait mes t t ort t u[r] r ants accès de rire .
A la fin Ils cessèrent pourtant aussi brusquement
qu'ils m'étaient venus. Nous étions toujours
? : dans le noir[.] L'ascenseur stoppa[.] « Hold
the lift... » me chuchota ma payse en vitesse,
et elle tâtonnait dans le corridor à la
recherche d[e] la minuterie. L' La lumière,
quoique bien faible, m'aveugl[a] a , habituée
que je l'étais déjà à me mouvoir dans
l'obscurité.


« No noise... » m'avertit ma payse, et
nous nou[s] s sommes attaquées à sortir
mon bagage, [flèche] l'avons [illis.] et à l' traîné puis [flèche]empil[er] [é] à l[a] porte

de l'appartement de madame Jouve, sans
faire plus de bruit que de[s] voleurs. Et, à
propos de voleurs, j'aurai bientôt à en
parler, mais attendons que vienne leur
tour. .. Quand mon bagage fut rangé
à notre goût, sans trop bl[o] o quer l[e] pa[ss]age[,] ,
j'appuyai le doigt sur la sonnette au-dessus

Image [illis.]


d'une carte dont la distinction me glaça :
Madame Jean- Pierre Jouve.


Elle-même presque aussitot ouvrit, en
robe de chambre, les yeux lourds de sommeil
et le reproche déjà à la bouche , quoique poli [:]
— En voilà une heure pour arriver !
Vous auriez au moins pu m'avertir que
vous seriez en retard, m'envoyer un
câble... téléphoner !..[.]


Les yeux soudain mieux ouverts, ce
qu'elle vit alors apparemment, en tout
premier lieu
, ce ne fut pas mon pauvre
visage en si grande quê ê te de sympathie
ni la bonn[e] petite face ronde de ma payse toute
rouge encore du combat livré, rien
en somme de ces s deux petites bonnes
femmes et de leur héroïque effort pour
arriver chez elle, , mais la montagne
de bagage entassée à la porte. Elle
en poussa un cri :
— Ce n'est pas rien qu'à vous... tout...
tout... tout...

— Je viens pour un an, madame , osai-je
lui répondre.
— Et vous pensez avoir besoin de tout...
tout... cela... pour une pauvre petite année !


J'eus envie de rétorquer qu'une
année à Paris ne pouvait pas être
une « pauvre petite année... » mais
je n'en eus pas le temps.
— Toutes les mêmes, les Américaines
avec vos tonnes de bagages, !
me
vis-je reprocher
.
— Je suis Canadienne.
— Toutes pareilles, continua-t-elle, avec

Image


vos énormes malles garde-robe. Vous
ne savez donc pas ce que c'est qu'un
appartement parisien. Nous ne sommes
pas au large ici comm[e] dans votre Canada.


Ma malle était pourtant du modèle
le plus compact que j'avais pu trouver chez
Eaton à Winnipeg, et d'ailleurs expressément
conçu, selon la réclame, pour aller à Paris,
puisqu'elle demandait : « Are you going
abroad ?... » et répondait : « Take me
with you... » promettant de se faire petite,
rangée à plat s s ous le lit, ou debout dans
un coin de la chambre à y faire office de
garde-robe la moins encombrante
possible avec son compartiment à c[i] i ntres
pour les costumes et les tiroirs à s s ouliers
et à linge de dessous. Mes amies les plus
chères s'étaient mises avec moi pour
en é frayer l'achat. à J[e] crois bien qu'elle
était devenue ce que j'avais de plus
cher au monde, une parcelle d[e] terre
canadienne encore collée à
J'y avais
rangé mes effets les plus précieux. Et si
je lui avais déjà été attachée au départ, que
dire de mon sentiment à cet son égard, maintenant
que nous nous trouvions seules toutes deux avions franchi ensemble de si dures traverses. en disgrâce au seuil de cet appartement d'allure inhospitalière.
Je regardais avec apprehension
madame Jouve la regarder sans aménité.
— Ecoutez mon petit, chuchota-t-ell[e], car, ,
pour ne pas réveiller les gens d'à côté, toute
cette conversation[flèche] de reproches et de faibles excuses se poursuivait à voix
basse, les valises, nous allons
essayer de les caser pour cette nuit du
moins dans l'appartement, encore que

Image 16


je ne vois pas comment elles vont
entrer dans votre chambre, mais pour
ce qui est de la malle...


Sa voix, , distinguée à l'extrême, pour polie et accomodante
qu'elle se faisait
, n'en était pas moins
inflexible.
— ...elle doit descendre dès ce soir
au sous-sol.


Nous l'avons rembarquée, à trois
cette fois, madame Jouve gênant toutefois
plus qu'elle n'aidait à cause de
sa flottante robe de chambre au tissu
tissu laineux qui alla it se prendre dans
les mailles d[e] la grille. Nous sommes
descendues dans les entrailles de la
terre. L'électricité ne donnait plus que
[q] de pâ â les petits feux l l ointains, au plafond
d'un couloir étroit dont le sol était
de terre battue [es] es pacés
au long
d'un étroit couloir de terre battue qui
se perdait dans une obscurité profonde,
car apparemment la lumière était
dispensée ici comme en haut par
minces petites tranches
. Sur le côté se trouvaient, ,
à la suite, de petites cages de rangement
grillagées qui, dans l'atmosphère
lourde, évoquaient l'idée de s cachots. Nous
allions lentement en roulant
ma
malle sur elle-même, et j'éprouvais
le sentiment, à peine arrivée, , d'être déjà
?plongée vivante dans une de ces
histoires du Paris ténébreux que
j'avais lu e autrefois à ce qu'il me
semblait avec tant de plaisir, alors
que j'étais saine et sauve. Je le dis à

Image


madame Jouve qui p[r] r ti le parti de me
gronder amicalement, me reprochant d'avoir
trop d'imagination et d[e] la laisser galoper.
Nous étions tout bonnement, selon elle, dans
? un bon sûr et propre sous-sol, sûr et propre. très accessible.
Elle
devenait gentille à sa manière. Elle me
prédisait que j'allais bientôt trouver
mille fois plus commode d'avoir ma
m[a] a lle en bas, où je pourrais à tout
instant, sans dé é ranger, venir chercher ce
qu'il me fallait, que plutôt que dans
ma chambre très petite en vérité — et
comme j'allais je tomberais d'accord avec
elle quand je verrais la chambre !


Nous avons abouti à une cage
dont le numéro au-dessus d'une
porte de grillage correspondait à celui
de l'appartement de madam[e] Jouve. Elle
?joua un moment avec le cadena et
: ? -> remarq[ua]
Tiens ! On dirait qu'il a été forcé. Il
faudra voir à le changer demain sans faute.


Remarque qui aurait dù û m[e] donner mettre en
? état d'alerte à réfléchir , mais
, tout à coup, comme il
m'est arrivé bien souvent dans ma vie,
au milieu de difficultés sur lesquelles
je n'ai pas de prise, je n'etais plus qu'à
moitié présente, une part de moi
vagabondant dans des réminiscences
de lectures que cette descente au sous-sol
de Paris avait éveillées en moi. Ainsi,
au cours d'évènements absurdes ou me
dépassant , j'ai souvent trouvé refuge
dans des souvenirs laissés par des livres et
qui me paraissent plus vrais confortable[s] que la réalité

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où je suis empêtrée.


Au moment de m'en éloigner, je
jetai pourtant un regard navré vers
ma malle, . Elle faisait bien seule,
debout au milieu du cachot. J'eus
un pressentiment que je pourrais bien
ne jamais la revoir. Mais il fut
emporté par la nouvelle difficulté
à laquelle nous eûmes à faire face,
l'électricité nous manquant dans les
entrailles de Paris. Par bonheur, madame
Jouve avait un briquet dans une
poche de [illis.] sa on encombrante robe de chambre.
A la courte flamme, nous tenant
toutes trois, je ne sais pourquoi, par le
bras, à la manière de rescapés,
nous avons refait surface.


Au rez-de-chaussée, nous avons
laissé filer ma copine en grande hâte.
C'était bien juste maintenant si elle
allait pouvoir attraper le dernier
au[t] t obus pour son quartier lointain. .
La chère enfant me lança à la volée
qu'elle passerait me prendre à la première
heure pour nous présenter au commissariat
de police. En route, nous aurions à me
faire photographier de face, de profil, les
oreilles d é couvertes, et il ne faudrait
pas oublier de me munir d'un
certificat de domicile[,] . Si nous
avions le e temps, nous passerions à
l'Ambassade signer le registre des
ressortissants... « « And bye bye and ...
sweet dream, dearie ! » until to morrow ... »


Enfin, j'étais saine et sauve dans

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l'appartement au sixième. Madame Jouve
m'ayant fait asse[i]o[ir] r « un moment » prit
enfin le temps de me regarder et d[e] e vint
presque maternelle.
µ= — Mon pauvre petit, vous avez l'air tout
chaviré. Vous prendrez bien quelqu[e] chose
pour vous remonter ?


Je pense alors avoir rêvé d'un bon
chocolant chocolat fumant comme maman
m'en apportait une grande tasse bien pleine quand
elle aussi, au terme d'une trop dure journée qui
me trouvait mauvaise mine . m'avait
été pénible
, me trouvait une petite mine.
J'acquiesçai en [é] é bauchant, j'imagine, ,
un sourire, au souvenir du riche,
onctueux et odorant chocolat auquel
j'avais droit en rentrant d'une de nos
soirées de tournée dans les petits villages
du Manitoba, ou même seulement en
ville. Et je devais continuer à sourire
faiblement, car, derrière ce souvenir, s'en
levait tout un train, que je n'aurais
jamais découvert si aimables ni même
que je les possédais, s[i] i non parvenue
dans cette espèce de rêve où j'étais que
j'avais enfin abouti à Paris. et que j'y étais
perdue.

— Je vous fais une citronnade , dit madame
Jouve.


Or une citronnade, à la veillse de me
coucher, ne m'a jamais rien valu, m'obligeant
à me relever tous les quarts d'heure. Mais
je n'avais plus de force pour refuser. Madame
Jouve s'en alla
dans la cuisine presser
un citron. Elle m'apporta un breuvage

Image


amer, que je bus à peine adouci par
un peu de sucre, que je bus en me
retenant tout juste de grincer des dents.
— Allons, venez vous coucher!


Elle me conduisit, au bout d'un
corridor, à un[e] porte qu'elle ouvrit avec
précaution sur une chambre qu'éclairait
quelque peu l'indirecte lumière de la
jeune lue lune que j'avais vue se lever
au-dessus de fortifications. (Je ne
sais toujours pas pourquoi ne me quittait
pas cette idée de fortifications, , liée peut-être
entretenue
peut-être par le sentiment
de m'être si loin fourvoyée de ma
vie que je serais à jamais empêchée de
la retrouver.) J'entrai à tâtons l'aveuglette dans
la petite chambre inconnue.
— Prenez le lit à droite, me guida
madame Jouve. Si vous le pouvez,
n'allumez pas pour ne pas réveiller
votre compagne de chambre qui doit se
lever tôt . le matin .


Je trouvai le courage de rappeler
à madame Jouve :
— Mais vous m'aviez je vous ai
bien précisé dans ma lettre
que je
tenais à une chambre seule.

— Et vous l'aurez, mon petit. J'ai
été prise de court à cause d'une Suédoise
qui m'est arrivé à l'avance.


Elle referma la porte.


A tâtons, je trouvai la tête du
lit, dé é posai mes vêtements autour de
moi sur ce qui pouvait être une chaise,
une table de nuit, je ne savais trop, puis

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m'étendis, , mes nerfs commençant malgré
tout à se dénouer. Mais à peine avais-je
glissé vers un peu de calme que les
effets du citron commencerent se firent sentir
.
Je ressortis du lit, trouvai mon chemin
jusqu'à la porte, l'ouvrit, se la refermai
sans bruit, suivit un couloir et
parvint, en me guidant par une sorte
d'instinct, au petit endroit où je n'allumai
pas plus qu'ailleurs, identifiant tout[es]
choses au toucher seulement. Et tout
se passa dans le plus parfait silence.
Jusqu'au moment où, ayant repéré et
solidement attrapé la cha î ne de la
chasse d'eau, je donnai un bon coup.
Et ce fut comme si j'avais ouvert
les barrages à une tumultueuse cataracte.
Au grand jour seulement, quand je
décou[vr]is le réservoir fixé presque
au plafond, déversant son eau [e]n
chute abondante du bon de trois mètres

de haut, ai-je compris comment
j'avais pu déclencher u u n tel vacarme.


Je revins sur mes pas, me replonge[a] ai
dans ce que e reconnus, du bout des
doigts, être mon lit, entendit s du
lit voisin un[e] sorte de grognement
dont je ne sus s'il provenait de la
mauvaise humeur ou d'un rêve [c] c ontrarié.
J'allais m'assoupir. Mais le citron pressé
n'en avait pas fini avec moi. Il
semblait même attendre que je fusse d[e]
retour dans mon lit pour exercer son
plein effet. Je retournai par un
chemin inconnu à travers l'appartement

Image


inconnu. J'en revins. J'y retournai,
On entendit deux fois encore à travers
tout l'appartement, à ce que je devais apprendre
plus tard, le grand bruit de cataracte,
A c[e] que je devais m'entendre dire apprendre bientôt,
deux fois encore on entendit
à
travers l'appartement l'immense
bruit de cataracte. Je revenais sur
la pointe de[s] pieds alors que retentissait
pourtant bien assez fort pour
couvris le bruit de mes pas
l'impressionnant glou [_] glou du
réservoir se remplissant presque
aussi bruyamment qu'il se vidait.
Qu'est-ce qui me poussait, à renfort
de tant d'eau, d'en chasser une si
petite quantité ? La peur sans doute
de ne pas me conformer aux usages
de Paris et d [A] e à se s ge e ns civilisés , au possible,
alors que je faisais tout le contraire.


D'épuisement, je finis par
m'endormir. Mais sans trouver de
repos. Dans mon rêve, je traversais
Paris, ma malle sur le dos, devenue
un de ces portefaix , pauvres bougres
de jadis, dont une image était
sans doute remontée de mon du
vieux fonds de mes plus anciennes
lectures, .
Puis, en trébuchant sur
les pavés du Roi, je courais pour
échapper à des truands lâchés à
mes tr[o] o usses. Enfin, j'étais Jean
Valjean engagé dans les égouts de
Paris, et, cramponnée à ma
malle, je filais sur des [e] e aux nauséabondes.

Image


La chasse d'eau, le sous-sol de chez madame
Jouve, des réminiscen[s] c es de livres de
mon enfance se mêlaient pour me
fabriquer un des rêves les plus imagés
que je rêvai jamais[.] j'ai jamais rêvé[.] Soudain,
il me projeta en plein bal musette avec ma
ma malle que je m'[e]fforçais, entre mes
bras, de faire valser au son d'une
entraînante musique. J'ouvris les yeux.
Il faisait grand jour. A deux pas de moi
il y avait un piano prenant bien les deux
tiers de la chambre. Ma compagne, son
lit déjà fait, elle-même lavée, peignée,
habillée, à son piano mettait y allait à
tour de bras [,] sans même .

— Bonjour, vous, la C[a] a nadienne[,] ! lança-t-ell[e]
à travers accords et arperge arp[é] è ges.


Sans s'excuser le moindrement du
monde pour de m'avoir si brusquement [r] r éveillée ,
elle s'en prit plutôt à moi, quoique gentiment,
de l'avoir empêchée de dormir avec mes
allées et venues et « cette infernale
chasse d'eau que vous avez passé votre
temps à tirer comme si vous vouliez
déverser toute l'eau de la Seine... Etes-
vous pris[e] e toutes les nuits de pareille
bougeotte ? me demanda-t-elle et
m'avertit que, pour sa part, elle aimait se
coucher tôt afin d[e] se lever également tôt et
se mettre, fraîc[e] he et dispose, à son piano,
y travaille[r] ses pièces d'entrées au Conservatoire


Ainsi commença ma vie à côté auprès de
Charlotte
, jeune musicienne d'Alsace, [à] [illis.] au à
son piano huit heures par jour
, et qu[e] je devais
pourtant venir à regretter lorsque madame

Image


Jouve,[flèche] cédant à mes demandes réitirées, me casa
seule dans un petit reduit à l'autre
bout d[e] l'appartement.


Pour le moment, j'aurais tout donné
pour une heure encore de sommeil, mais
Charlotte avait entamé une marche triomphale.
Elle jouait bien, la bougresse. A moitié
morts, l m es mes nerfs avaient encore envie tentait e nt encore
de tressaillir vibrer à sa musique
. Du reste,
ma payse arrivait justement et
je l'entendis, haussant la voix par dela dessus la
musique
, s'informer dès l'entrée:
— Comment, Gabrielle n'est pas
encore debout et prête ? Nous avons
beaucoup à faire aujourd'hui.


A ma surprise, , au cours d'une
pause que fis [C]harlotte, , j'entendis
madame Jouve s[e] e porter à ma défense.
— Laissez tout de même cette enfant
reprendre ses esprits. Et d'abord vous
allez la laisser déjeuner en paix.


Je parus, à peine réveillée, dans la
salle à manger. Mon couvert était
resté mis, le seul maintenant, à une
longue table ovale au centre de laquelle
un délicat bouquet attirait aussitôt
le regard.
— Qu'est-ce ? demandai-je, ne les
connaissant
pas ces fleurs.
— Des anémones, , mon petit, fit
madame Jouve apparemment contente
de ma question.


Habillée de noir qu'agrementait
seul un liseré blanc haut sur le cou,
son chignon impeccable, je vous aurais

Image


défié de reconnaître en elle la dame
en savates du sous-sol.
Hé[,] Marie, lança-t-elle vers la cuisine,
le petit déjeuner de ma[d] d emoisell[e]. Et
bien chaud, hein !


Je pris le bol fumant, moitié café
odorant, moitié [l] l ait bouilli et lui
trouvai un goût exquis. J'imitai
ensuite ma payse à qui madam[e] Jouve
avait aussi fait servir du café, , trempant
comme comme comme elle dans ma
tasse un croissant sortant du four.
C'était délicieux. Un soleil chaleureux
entrait à flot par la fenêtre où j'avais
vu la lune se lever comme au-dessus
de mâchicoulis. Les anémones, que
j'ai tant aimées depuis, ne cessaient
de m'attirer et j'avais à tout instant
l'envie d[e] [c] l es toucher. En dépit de c[e] que
j'avais la gorge brûlante [,] e t sans doute un
commencement de rhume[,] , , je me
sentais timidement prendre pied à à Paris, ce
matin, telle une plante malmennée
que l'on recouv[r]e de terreau protecteur. Je
me serais volontiers attardée des
heures à c[e] e tte table
, à cette heure minute , sans [pour]tant
encore savoir pourtant encore
que c'est [flèche] l'heure pour
ainsi dire l'heure la plus dou[ce] ce à Paris, une
petite ha a [l]te de p[ai] ai x,
de serénité é, , , de
rêverie p[r] r esque, aménagée au tout
début de la journée avant qu'on ne se
soit jeté dans la folle précipitation. Bien
des fois elle devait me reprendre le
coeur, me le remettre d'aplomb alors
que je pensais ne plus , pouvoir tenir à Paris[,] [.] [.] Mais

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Mais elle semblait aussi toujours contre
nature en cette ville et ne pouvait
être qu'un bref moment dérobé qui
ne la tolèr

Mais elle semblait toujours aussi contre
nature en cette ville harcelante . A
peine et ne pouvait jamais durer
plus qu'un bref moment, le temps
de se demander s'il avait eu lieu
ou si on l'avait espèré. A peine avais-je,
à l'exemple de ma payse, dévotement
ramassé les miettes de mon croissant
sur la nappe, que qu'elle me pressait :
— Allons ! on file au commissariat.


La pauvre enfant ne pouvait faire
autrement que de me presser, elle-même
pressée par sa bourgeoise qui lui
accordait peu de répit, la voulant
à toute heure chez elle à parler en
anglais aux enfants en retour des
rep[a] a s et du toit assurés.


Et me voilà, tout juste sortie des
cauchemars d[e] e la nuit, courant,
trébuchant à travers Paris à la
suite de ma copine qui, m'entrai î nait
à folle allure, ne [per] lui restait-il
assez de souffle pour faire
[e]n meme temps cours de route mon éducation, n'en
perdait pas un[e] fois l'occasion
:
« Tiens, R egarde [flèche] tu vois : aux arrêts d'autobus,
si tu n' as pas envie de te voir laissée
en arrière toute la journée, pousse ce
levier, prend de la machine un
ticket de preséance — C'est comme
au temps de Frontenac et d[e] Monseigneur d[e]

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Laval. Et tantôt, quand le contrôleur va
«? gueuler ; « Numéro ! Numéro! et que
tous les gens vont gueuler ensemble, toi
aussi gueule ton numéro. Il n'y aura
que les véterans et les femmes enceîntes
à passer avant [s] toi, mais attention,
j'en ai vu tricher !.. Allons, m M onte!
C'est notre tour ... Tiens, regarde! C'est
le célèbre Café du Dôme ou s'assemblent
les beaux esprits. Madame Jouve ne
s'en doute pas, mais sa précieuse
Suè é doise trop belle sur qui ses parents
à Oslo l'ont priée de veiller é é troitement, celle
qui t'a pris ta chambre, passe des
soirées entières ici avec des inconnus, hommes
alors qu'ell inconnus...
Viens, o O n
On descend ici ... [m] [M] [m] alheureuse a A ttention [!] ! ... [Ce]
les On ne traverse jamais les rues à Paris
qu'aux
passages cloutés. Autrement, si tu te
fais écrase[illis.] r ,c'est quand même toi
qui a tort... Regarde ! As-tu aperçu la
tour E[e] [i] ffel[!] ? C'est monstrueusement beau,
comme ils disent... Viens, o O n descend[,] Ici
dans l[e] métro ! Arri[ve!] que je t'explique On descend.
Ici, c'est Regarde!C'est la la maquette ! Vois. Supposons que
tu ne saches pas faire la correspondance
disons entre , la a Porte des Lilas et Passy[,] ,
Bon! Alors t T u presses c[e] bouton.
Tu vois[.] !
Un reseau de points s'allume nt pour
t'indiquer ton chem[e] i n. C'est facile.. On
est à Paris [.] : tout y clair inflexiblement. »
Et elle ajouta ce que je ne devais cesser
d'entendre tomber de toutes les bouches [:] : « Il
n'y a pas à se tromper. » Et j'eus de quoi
me débattre en rêve au cours de bien

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des mauvaises nuit s encore .

II Mettre un espace après après le pa[illis.]


Après deux jour[s] nées , sur terre
ou sous terre, à courir,voler, rouler
et tousser — car mon [r] r hume s'etait
déclaré — ma payse cherch[e] ne
perdant
toujours pas l'occasion
de m'instruire : « La Sainte-Chapell[e] ! !
Non, elle est déjà en arri[re] ere . .. C[e] qui a qu'il
y a de plus beau raffiné au mon[e] de
... Notre-Dame
à droite ! .. Tiens ! en face, l'Ar d [c]
l'Arc de Triomphe !... Là-bas, le
d[o] ô me des Invalides !... Non, tu regardes
du mauvais côté... Le vilain Napoléon
y a son tombeau en porphyre. A great
shame ! Such a m un mon[s] s tre!...
Si on descendait une minute au Louvre!
Le temps de jeter un coup d' , oeil à la
Samothrace Victoire de S[a] a mo[ltr] th[r] [a]ce.. Isn't wonderful?
Ça n'a pas de tête, et c'est plus
éloquent qu'aucune tête... Come on...
C'est notre autobus qui part... Saute!..
Saute !... »
voici que tout à coup
mon [b] b rave petit guide s'arrêta net
et me proposa :
— J'ai mis un bourguignon au
feu ce matin d[e] bonn[e] heure. Il doi i t
être cuit. Cela Ça te plairait -il de de
venir
le manger avec moi ? Mais
je t'avertis : il y a six étages à monter
à pied. Ce n'est plus les splendeurs de

Image x que presque seuls,en verité, ont pu me donner les endroits humbles.


la pension- - tout- - ce- - qu'il- - y- - a- - d[e]- e- mieux.


Elle aurait dit deux cents étages
que j'aurais été tout aussi prête à la
suivre tellement me comblait son
invitation de manger en paix, juste,
nous deux, dans ce qu'ell appelait
son « trou à Paris » et dont j'escomptais
je ne sai[s] s quel apaisement repos x , car ce sont
toujours les endroits humbles en fin de
compte qui m'ont retenue.
J'etais pourtant
loin de pressentir l'infini attrait qu'il
allait exercer sur moi , comme privée
depuis des siècles de méditation, de
silence, de ses longs tête à tête silen rêveurs
avec moi-même sans lesquels je n'avais n'ai
jamais su vivre bien longtemps avant .


Je lui pris le bras. Elle me sourit.
Nous avons cessé de courir. Nous
sommes redevenues deux petites C[a] a nadiennes
un peu lentes lentes à former nos décisions et
même à les reconnaître
. Nous fûmes
rendues à nous-mêmes, désireuses de
nous retrouver comme chez nous, , et cela , aussi
je d[e] j'avais à à l' appr[e] e ndre , qu[e] Paris pouvait
le donner dispenser . a a ussi. [illis.] ce qui était en nous.


Sans plus de hâte, nous marchions.
Le crépuscule venant, nous avons atteint
une étroite petite rue sombre bordée de d'anciennes
maisons hautes maisons| anciennes et graves.

Elle devait se trouver proche de la Seine, car
je me rappelle avoir entendu, [e] e n accompagnement
à nos pas, un léger [c] c lapotis, peut- ê tre
même avoir per ç u, à un coin de rue,
une vague étendue [illis.] d'eau vert sombre,
un peu sale et mélancolique, une eau , comme

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un vieux visage, reflétant une
? longue, longue expérience histoire . de la vie .
Ah, que j'ai aimé Paris chaque fois
qu'il m'a montré le contraire de ce
qu l'on appelle le Paris gai, le Paris
léger.


En cours de route, nous avions pris, ici,
un pain comme je n' ' en avais vu
l ? d'aussi long et mince, là, un[e] [sc] [c] aro[tt]e
toute couverte de grosses goutte d'eau fraîche froide ,
ailleurs , u[e]ne bouteill de rouge pour
f ê ter mon arrivée, enfin un f[r]omage
si à point que pour n[e] pas l' é craser
je le portais dans ma paume ouverte
d'où il coulait dans ma manche[.] .
Nous avions acheté aussi un petit
bouquet de pâque[r] r ettes, les premières
aussi également de ma vie
, et je n'arr ê tais
pas, en contemplant , leur minuscule
visage si parfait, de me dire : « Ainsi
? " sont donc les pâquerette[s] !... éprouvant
presque autant de joie Et j'éprouvais

presque autant de joie de conna[î]tre enfin
les pâquerettes ces fleurs que d'avoir rencontré
une amie sûre. . En souvenir de cette
émotion, , j'ai longtemps cherché, des
années après, , à faire pou[ss] ss er des
p[â] â querettes dans mon peti i t jardin de
Charlevoix, en ramen[ant] le graine
en de nombreux sachets [, ]de de graines à chacun de mes
voyages
en France. Ils m Elles ont
fleuri[flèche] en chaqu[e] fois pendant un
été à un ravissant a tapis [c][illis.], de toute[s] ras
de toutes couleu[rs], ,
au pied d'un vieux [prommier]
crochu, , mais fini i ssaient toute par

Image mourir en peu de temps


mourir mouraient, au bout de l'été , dans ce pays qui n'était pas
fait pour [elles]. Et j'ai cessé de vouloir
à tout prix faire voir leur délicat visage
au grand ciel étonné de pa[r] r chez nous[.]


Avant de nous attaquer à monter
chez elle, ma payse me demand[a] si
je me croyais capable de lui donner
un coup d[e] main pour le bois que
nous avions aussi à prendre aussi avec nous. .
— Sûr et certain , lui dis-je je l'assurais-je
de bonne Nous. humeur.


Nous sommes


Nous sommes passées par une
courette obscure où était empilé par en [ta]s
[illis.] plusieurs tas
du bois à brûler. M[e] a paysa trouva
le sien. Nous nous sommes chargées chacune
d'une assez bonne brassée, . chacune
. Avec
les bouteilles, le pain et la salade
qui dépa[s] s saient de nos poches, du bois empilé
j j usqu'au menton, le petit bouquet
de pâquerettes éclairant l'escalier, nous
montions en spirale au coeur de la
grande vieille maison. L'usure des
marches, des marques au mur, du
graffiti, , témoignaient du passage de
milliers de pèl[e]rins en route comme
?nous vers la qui[è] é tude, au bout des
peines, [flèche] du petit coin à soi. Je ne
sentais plus mon rhume, la fatigue,
l'angoisse. Mon coeur s'allegeait
doucement, comme il m'est arrivé
m'arrivai i t alors, quand j'allais, sans
le savoir, vers un moment heureux de la vie.


Au faîte, tenant une partie de
ses paquets entre ses dents, ma payse sortit de

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sa poche une clé massive. Elle la
glissa dans la serrure d'un[e] porte
sombre se distinguan[t] t à peine du
palier noyé dans la pénombre. Une ,
petite chambre se révéla à moi, dès
dès le premier regard, dans tous ses
détails telle que je la possède encore
en moi aujourd'hui
avec son lit-divan
tassé contre le mur, , des livres part t out,
une table au centre, ronde couvert[e] e d' sous un
tapis
tombant j j usqu'au plancher, et
sur laquelle
étaient disposés nos
deux couverts , et, a [A] u centre, un
vrai petit poële qui me prit instantané-
ment le coeur, tellement, même éteint,
il évoquait une bonne compagnie
aux pour les heures grises
. C'est
d'ailleurs en le voyant que je d[us] prendre
pris sans doute la mesure
de ce qu'avait dû
être mon tourment d'ennui depuis
que j'avais quitté mon pays, car
j'allai aussitot vers l[e] petit poële
le toucher comme on touche un être
vivant.


La charme du lieu ne tenait
pourtant à rien, au fond , d[e] particulier ,
mais plutôt à ce que [l] l a chambre[,] , petite
comme elle était, , prenait jour
sur le ciel directement par une large
découpu u re à même le toit. Elle
se trouvait pour ainsi dire dans
le ciel lui-même, baignée de sa
douce lumière paisible, , de minute
en minute s'adoucissant encore
avec le jour qui s'en allait.

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Jamais encore je n'avais vu une chambre
ouverte ainsi qu'au ciel. J'y étais
entrée aussitôt comme dans un
rêve
. Le rêve qu[e] j'ai fait toute ma
vie d'un refuge contre la méchanceté
des êtres, com contre moi-même et
les autres.... et le surprenant est que
? je l'aie tant de fois trouvé ...pour un
instant. Le miracle était que cette
fois je le ? trouvais en plein Paris,
conciliant mes désirs impossibles
à concilier de la solitude bénie et de
l'ardente solidarité.
Toute la beauté
de la petite chambre dut se peindre sur
mon visage car ma payse, assi i se
par terre à souffler sur un tison sous
les cendres , de la salamande , suspendit
ses efforts
, posa sur moi un regard
étonné :
— Qu'est-ce que tu as ? ? You look bewitched. bedeviled [bewi]tched


Ce qu[e] e j'avais ! Eh bien, le coeur
comblé et cependant tranquill[e], le sentiment
d'être à ma place là où j'étais, un
i i ncroyable bien- ê tre, toutes choses
qu[e] je n'ai goûtées[flèche] qu'en passant
comme tout le monde[,] , évidemment
,
mais non, mieux que plusieurs, , car
peu au fond
ont jamais eu idée
de ce qu'est ce bonheur dont je tente de parle r,
inexplicable tel qu'il reste et cependant
si réel
. En ce temps-là, , je croyais
qu'il venait de l'extérieur, tenait aux
lieux même où il se produisait, [.] et
j J e pensais
que l'on pouvait se l'approprier
en s'appropriant les lieux où il app[e] a raissait, y

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restant ou tâchant de les emporter avec
soi — une impossible aventure !
Aussi ma payse rit-elle de bon coeur
?quand je lui eus eus avoué a i que je
désirais sa chambre au point de
l'échanger contre ma pension tout-ce-
qu'il-y-a-de-mieux[.] ; Ou ou alors
de nous mettre en chasse pour m' en
trouver une
en tout point semblable.
Et alors, me sembla-t-il, j'aurais
le coeur en paix pour le reste de mes
jours.


Ayant ra a nimé le feu, et maintenant occupée
maintenant
à préparer la salade,
ma payse me peignit à sa manière
réaliste cette paix
[de] que je croyais
?être sur le point de saisir [-] [.]
— T'es tout juste arrivée en
haut, chargée à toi seule de ce que
nous avons apporté à deux, que tu dois
descendre chercher l'huile pour la
lampe. Bon, te voilà remonté[e],ma a is
t'a[s] oublié ton courrier d e prendre
ton courrier
en passant. Redescends
donc ! Cette fois t'es pas tout à fait
parvenue remontée au sixième
s q[ue] tu redescends
la moité du chemin pour entendre ce
[flèche] que glapit ta concierge d'en bas. Finalement,
tu retournes jusqu'en bas parce qu'elle
a un pli recommandé pour toi. Ens[ui]te,
tu redescends au quatrième chercher
de l'eau. Tu y retournes jeter l'eau
sale. Tu y retournes encore, tôt ou
tard, pour les w. . c. . Il est près de
dix heures souvent quand tu peux

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enfin ouvrir tes livres et te mettre à[,]
tes cours du lendemain. Tu dors à
moitié sur tes notes, comme tu dormiras
à la Sorbonne pendant que ton auguste
professeur distille sa scien science en petites
phrases monotones.


Je l'écoutais, émue par cette vaillance
qu'elle me révélait en en riant comme
d' un trait ridicule de son caractère, et
bien que je fusse à même de saisir
maintenant le côté si difficile de sa
vie à Paris, je ne l' ' en eviai enviai pas moins
frénétiquement.


Nous nous sommes mises à
?table juste en[-] dessous de la grande
ouverture découpée dans le toit. Ainsi
avions-nous l'air, comme dans quelque
peinture surréaliste, , d'être attablées au
milieu du ciel. Plus tard, comme
nous achevions de souper, à une
dernière lueur du crépuscule que
déve[r] r sai i t sur nous le toi i t ouvert,
elle convint que, , les corvées accomplies,
sa petite chambre « dans les airs »
s'imprégnait d'une mystérieuse paix
qui pouvait donner à penser qu'elle
était capturée ici pour toujours. Elle
me dit alors avoir pour moi une
surprise. Elle me fit monter sur
un[e] chaise à côté d'elle et souleva
la tabatière. Toutes deux, la tête hors
de la maison, nous avons pu
voir Paris s'é é talant de tous côtés à
perte de vue, un grand monstre comme
assoupi, doux et aimable maintenant

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qu'il s'était un peu calmé et que de
toute façon rien de sa hâte, de son
énervement, et de son agitation ne pouvait
nous arriver jusqu'ici. Je suis restée
longtemps sur la pointe des pieds, grimpée
sur un[e] chaise, à contempler la
ville comme une enfant des bois,
sur une branche, de lointains
paysages. Et je me demande encore
si j'ai jamais eu , d'ailleurs, même
du haut d[e] Notre-Dame, une vue
plus obsédante ensorcelante de Paris.


Ma payse, avec ménagements,
me ramena à la réalité en me
rappelant qu[e] le temps avait passé vite
et que si nous ne partions pas bientôt
nous nous heurterions à une
porte verrouillée chez madame Jouve.
Je poussai un soupir en m'arrachant
littéralement au ciel.


Elle-même, , me di i sait ma payse,
allait être reprise tôt le lendemain
par ses cours et ses courses entre
la Sorbonne et chez sa bourgeoise
afin d'y être à l'heure du repas
pour faire dire aux enfants : « Pass
me the salt if you please... » ... « Thank
you so very much... » Et peut-être
pour [de] les garder
, le soir, si la bourgeoise
décidait d'aller au théâtre, ce
qui n'avait pas été prévu dans
l'accord, mais de toute façon il
n'é é tait presque jamais respecté,
quand on vivait au pair.


J[e] voyais de mieux en mieux combien

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dure était sa vie à Paris l'étranger et percevais avec
gêne le don incalculable qu'elle
m'avait fait en m'accordant tout
ce temps pris sans doute sur de rares
loisirs et que qu'elle aurait à payer cher.
L'idée qu,elle me raccompagnerait
ce soir encore dans le Paris nocturne,
qui me faisait encore peur, me
réconfortait. Pourtant je craignais
craignis d'abuser, endettée comme
je l' déjà tellement endettée envers
elle, je craignis d'abuser [flèche]
et l'assurai que je pensais pouvoir
me débrouiller et rentrer seule.


Elle éclata de rire.
— Jamais de la vie ! Di i straite comme
tu es, tu serais bien capable d'aboutir
? à Lavillette ...
et je fus malgré tout
soulagée à la pensée que je ne serais
pas encore lâchée toute seule ce soir dans Paris.


Sur le seuil, je me retournai pour embrasser
d'un dernier regard la petite chambre que nous
laissions un peu en désordre. Qu'est-ce qui
m'y retenait ? Non plus mon fou désir de m'y
me terrer [a] ici
. J[e] le savais maintenant
irréalisa b ble irréalisable
. C'était plutôt un commandement,
mais venu d'en avant, des années non
encore v é cues, m'enjoignant de prendre de
cette petite chambre ce qui importait, pour
le jour je pourrais en faire usage. Depuis
quelque temps, depuis la Petite-Poule-d'Eau,
peut-être, ou même avant, je recevais de
plus en plus de ces le bizarre s commandement s
, tout en
disant adieu aux lieux et aux choses,
d'en retenir aussi le plus possible pour
emporter en quelque sorte avec moi ce que

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je devais quitter. Et je fus bien longue
à comprendre vers quoi tendaient , si
longtemps d'avance , ces obscurs avertissements.


Nous avons dévalé en vitesse
les étages, couru par les rues silencieuses
où résonnaient nos pas c om me ceux qui

nous renvoyaient l'écho étrange de
nos pa a s, tout à coup devenus ceux de
poursuivants, sauté dans un autobus
en marche. Au cours des semaines,
des mois suivants, j'eus bien peu
souvent l'occasion d'accueillir en
moi l'image de la petite chambre
à ras les hauts toits de Paris. Elle
me venait à l'esprit à la manière
de ces fragiles et douces connaissances dont on
se dit pourtant qu'il faudrait vaudrait la
peine
de les cultiver, puis ne me
trouvant pas disponible, s'en allait. retournait.
Je finis par la perdre de vue. J'en vins,
je crois bien, à n'en avoir même
plus de souvenirs conscients.


Alors, comment se fait-il
que, vingt ans plus tard, elle devait
?ressuscita a
en moi exactement telle que
je l'avais retenue e dans ce dernier regard,
du seuil, avec sa salamandre verte,
basse sur pattes, sa table ronde encombrée
des restes de notre repas et la douce
lueur de crépuscule qui l'inonda i t ? Et ce
serait pour y amener, au terme de sa
?longue errance, Pierre de [l] l L a Montage
secrète . Là où j'aurais j'avais aspisé à mon
propre apaisement, je conduirais cette
âme épuisée pour ses derniers tourments,

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ses derniers élans de vivre. Ou peut-ê ê tre
pour l'illusion d'apercevoir par la
découpure du toit, , le grand ciel canad[a] i en
si souvent de couleur crépusculaire tel
tel qu'il lui apparaissait, naguère, de sa
cabane de trappeur, au fond de la forêt,
sous la neige tombante, le grand ciel
canadien si souvent, , -haut, de couleur crépusculaire,

III


Bientôt, , madame Jouve elle-même
mit pour ainsi dire la main à la pâte,
prenant en quelque sorte à coeur mon
[i]nial[i] initiation à Paris. la vie parisienne.

Elle ne faisait pas que nous héberger. Elle
nous guidait, nous conseillait, donnait aux
unes des leçons de français, à d'autres
enseignait les bonnes manières, surveillait
discrètement les sorties des plus jeunes, en
rendant peut-être compte aux parents et, dans
l'ensemble, à ce qu'il me paraît encore, ,
veillait sur nous avec des sentiments,
qui pour ne pas être démonstratifs, n'en
étaient pas moins dévoués et sincères.
Après que une semaine ou deux de course
folle dans Paris, assommée par trop de
nouveau, je m'étais enfouie dans
ma chambre, comme il est bien dan[s] mon
caractère quand je perds pieds, et je et n n'en bougeais
plus
. Inquiète de me voir maintenant
mener un[e] vie d'hermite, madame
Jouve, me relança un soir , un livre à la main.
— Mon petit, puisque , un[e] fois à Paris, la
ville la plus excitante a d u monde, vous
avez pris le parti de vous enfermer dans terrer [,]

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dans votre chambre , ce qui est bien votre affaire,
lisez du moins. Tiens, ce livre ! Tout
Paris en parle. Tout Paris en raffole.


On me donnerait aujourd'hui
[?] à lire le Grand Meaulnes pour la première
fois de ma vie q q ue j'en serais sans doute peut-être
aussi extasiée
. Mais il faut croire
que j'étais justement alors moi-même moi-même
alors trop le Grand Meaulnes moi-même
pour
prendre goût à cette mélancolique
histoire de fuite dans le rêve. J'échappais
aussi par cette seule porte qu' ' on a
contre la vie quand elle se mais
dans ma sauvagerie à moi, vers
les rivages de la Petite-Poule-d'Eau.
Là, tout me paraissait maintenant
avoir été d'une paix, d'une
harmonie ineffables. Je ne lisais
qu'à moitié [illis.] attentive à un dé e pay[s]ement
qui me paraissait peu de chose à cô ô
du mien. Je feignais l'enthousiasme
quand les repas nous réunissaient à table, ,
une douzaine de jeunes filles de presque d' autant presque
de nationalités, et que nous en parlions ensemble . [flèche] et on m'efforcait d'en parler en parlait avec les
bien avec les autres , abondamment [.]
Mais madame
Jouve avait une manière de questionner
qui nous dé é masquait rapidement, .
Elle fut pre re sque outrée qu'une jeune
Canadienne, tout juste dé é barquée de sa
province natale, , osât se montrer tiède
à l'endroit de tout ce que Paris adorait
d'un Elle fut roman
que tout Paris
adorait.


Elle fut encore plus médusée scandalisée c l e
soir [illis.]
elle nous entraîna, une

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parti[e] de la bande, à un représentation
de l'Electre de Giraudoux, à laquelle je
ne compris rien, de m'entendre
m'en plaindre.
De la rue Deschambault à l'Athénée, l'écart
etait-il vraiment trop grand , étais-je
vraiment perdue ici au point de ne
plus entendre r[é]sonner à mes oreilles la
voix des autres , ou bien la pièce était-elle
d'un mécanisme trop savant, ennuyeux,
je ne le saurai jamais, , car depuis
lors je n'ai guère été tent é e d'approcher
Giraudoux, [.] et Ce
que je mis plus de
temps à avouer c'est que le grand j J ouvet
lui-même me tapait sur les nerfs avec
son débit sec, ses petites phrases petits bout s de phrase qui
tombaient
tous tes à plat , ses tics et ce
qui me parut des grimaces. En passant
par Londres j'avais par Londres j'avais eu
le temps
d'aller au Old Vic et aussi dans
un petit théâtre d[e] Shaf[tes] tes bury str[ee] ee t, dont
j'ai oublié le nom, et avait avais vu là un
jeu sobre, retenu, on pourrait dire anti-théâtral,
un[e] manière discrète, toute en ombres
et demi-teintes, qui me semblait
à présent bien supérieure à ce que je
voyais à Paris — où j'allais pourtant
découvrir aussi à la longue ce genre
de théâtre tout proche [pr] pr esque du banal ,
et si prenant.


De moi-même, lorsque enfin je
trouvai le courage d[e] sortir de ma chambre,
ce fut je courus au Théâtre Français.
Chez nous, on l'avait toujours appelé la
Comédie Française, et on l'avait en
telle vénération qu'on levait des yeux

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respectueux extasiés sur quiconque avait franchi
le seuil du vieux théâtre. Je crois
me rappeler souvenir que l' ' on connaissait le
nombre exact, en notre milieu, de
ces ê ê tres priviligiés, pouvant les citer
un à un et m[e] ê me rappeler la pièce
que chacun avait vue — un[e] e [p] s eulement
pour chaque personne, ce qui donne à
penser que tous voulant peu de
gens avaient tenu à y retourner.


x J'etais tout e émotion quand je
m'alignai à la suite des gens qui
attendaient au guichet des pièces à bon
marché. J' ' en av[a] a is [o] o ublie ma peur
de Paris et la peur de mal fairequ'il
m'inspirait à chaque pas. Je devins
communicative, , bavarde, et appris à
des gens à droite et à gauche que
ce se c'était ma première visite au
Théâtre Français. Les uns dirent poliment :
« Ah oui ! » D'autres s'i i nform è rent d'où
je venais, parurent s'intéresser à moi,
et en retour je brillai d'une sorte
d'amitié spontanée envers eux. Je
découvrais[flèche] , ce qui allait m'apporter
beaucoup à Paris puis à Londres, ,
le fil de mystérieuse solidarité fraternité

qui nou[e] e ces petits attroupements
d'inconnus aux portes de s théâtres,
ailleurs aussi quelquefois, mais surtout
aux abords de s théâtres et qui allait
m'en apprendr[e] tellement long sur
les autres et aussi sur moi - aussi même .


Qu'est-ce qu[e] j'escomptais au
juste ce soir-là pour me mettre en tel

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état d ' [e]ffervescence ? Evidemment, je ne le
sais plus. Pourtant je sais avoir reçu
autant sinon plus que ce que j'en attendais
d[e] la petite église d[e] Saint-Julien-le-Pauvre et
de Notre-Dame, ces lieux qui vinrent d'abord
à moi à travers de grande écrivains,e e t c'est
peut-[ê]tre ainsi que cela se passe e pour tous.


Je m'assis dans une attente
presque douloureuse. Le rideau s'ouvrit.
Je vais [a] a vouer une autre é é normité, , et c'est
que je ne me rappell[e] pas quelle fut
ma premièr r e pièce au Théâtre Français.
Je me souviens d'autres pi è ces que j'y vis
et particulièrement, des ans durant un
autre séjour à Paris, d'Athalie avec
Vera Korène , qui m' exalta au plus haut enchanta
point
. Mais de cette première soirée
au Théâtre Français rien ne revit en
moi , sinon l'apparition sur scène d'un
gros petit acteur bedonnant pré ê tant
sa silhouette à ce qui devait [ê]tre bouffone au le
jeune héros
de la pièce. Il est tout
court, tout vieux, et semble avoir du
mal à se traîner d'un bout à l'autre
du plateau. Par contre, il possède une
voix à faire tembler le vieil édifice,
et il en joue de façon invariable,
entonnant chaque alexandrin du
plus bas qu'une voix puisse atteindre, descendre,
d'une sorte de cave profonde, pour monter
,
monter, de palier en palier, jusqu'à une
note aiguë donnant l'impression
qu'il nou[s] s vous la lance du haut d'un rempart d['] ' un[e] tour. .
Monte... descends... Monte... descends.
Le vieux petit acteur sur ses jambes flageolantes

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n'arr ê tait pas de voyager de la
voix. Ses phrases partaient d'une
sorte de souterrain grondant pour
aboutir toutes à des coups de
clairon sur les re e mparts. Je ne
pouv[a] pouvais vraiment suivre
la pièce, accaparée entièrement par
le jeu du vieux jeune premier.
A Winnipeg, j'avais connu une
dame française, ex[-] - sociétaire, se
disait-elle, de la Comédie Française,
bizarrement échouée parmi nous,
et qui déclamait sur ce ton les
fables toute[s] s de simplicité du bonhomme
Lafontaine.


Je tournai un timide sourire
autour de moi en quête de quelques
sourires complices qui [c] r enforceraient
mon impression d'être à un
X spectacle comique, mais ne vis
que v[i] i sages graves et absorbés.
Mon dieu, serais-je donc la seule au
monde à voir les choses telles que je
[flèche] le voyais ! En ce cas, ma solitude
serait pire encore que je ne l'avais
parfois cru entrevoir. J'en perdis
ma pauvre petite envie de rire qui d'ailleurs
me faisait peur depuis qu'elle
avait degéneré presque en hystérie. dans l'ascenseur . en
espece presque en hystérie.


Tout de même, quelques jours plus
tard, pour me rassurer ou perdre
au plus tôt mes illusions, je courus
aussi voir Cyrano. J'en connaissais
de grands bouts par coeur que j'avais dû

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déclamer moi-même avec flamme
et emphase, les trouvant peut-être [c][illis.][l][illis.] alors
beau noble s et enlevant s , . qui sait.

Mais la vue d[e] Cyrano, blessé à
mort et, des heures plus tard, toujours
debout et discourant, son long nez
et son épée en avant, , me laissa
dans un fort grand malaise[.] . Si c'était
ça le théâtre, me disais-je, jamais je
n'y croirais. . C'était trop faux.Trop
gros. Ou bien alors, c'etait moi qui
n'était pas faite pour lui. L'évidence
peu à peu s' ' imposait à moi. Cétait
de l'admettre qui était difficile. Car
enfin,si j'étais à Paris, c'était, pour
y étudier l'art dramatiq ainsi que
j'essayai
de me le faire accroire, pour
y étudier l'art dramatique. Quelle autre
raison aurais-je pu avoir d'y être ? rester ?


Pour comble, madame Jouve,
à qui je m'étais un peu ouverte sur
mes projets d'étude d'art dramatique, ne
cessait de m'aiguillonner. « Ce n'est
pas à traîner la patte dans Paris que
nous arrivere[z] à grand-chose, » me
reprochait-elle. Sortie enfin de ma
chambre, je n'arrêtai plus en effet
de marcher maintenant dans Paris[.] ,
passant ainsi mon indécision et
l'angoisse qui m'habitai[t] e nt [,] [.] « Vous
n'arriverez à rien de la sorte, voyons,
mon petit [.] ! » En quoi elle se trompait,
car ce n'est jamais qu'en errant seule,
solitaire dans des villes souvent inconnues,
que je suis le mieux arrivée — mais a

Image


quelque chose d'autre que je pensais chercher...
et qui fut presque toujours meilleur
— Tiens ! me dit-elle un jour,
pourquoi n'iriez-vous pas vous
informer à l'Atelier ? On dit que
Charles Du[ll] ll in prend des élèves et
que [illis.] je si [illis.] qu'il e[s] s t tout à à fait extaordinaire..


Prise à mon propre piège, [illis.] je ne pouvais que comment
aurais-je pu reculer ! m'exécuter si je je [illis.] tenais à conserver
un peu d'estime pour moi-même.


Est-ce elle, est-ce moi qui pris le
rendez-vous ? Arriva vite en tout
cas
l'après-midi redoutée où
je me présentai plus morte que vive
au théâtre de Dullin. Il y avait répétition
de [Volp] Volp one, d'après une ada[pt] pt ation,
[?] si je me souviens bien, de Jules Romains.
Sur la scène, se trouvait un lit à
baldaquin au milieu de la poussière, , des cordages
qui
encombrent une scène de théâtre et toutes
espèces de vo[il]ures voilures [flèche] voilures qui l' encombr[ait] aient [illis.]
au cours temps des répétitions, comme une sorte de navire, se trouvait
un lit à baldaquin.
L S es rideaux [illis.] fermés
étaient bien tirés, [e]t s'agitaient
furieusement
commesous l'effet d'une tempête,
ou d'un combat livré à l'intérieur.
Je ne connaissais pas la pièce. Je n'avais
aucune idée de ce qui pouvait tellement
secouer ce lit. Un peu mal à l'aise
tout de même, je regardais les
rideaux se gonfler, s'elever
presque [p] au plafond, retomber,
tout morts et pant[e] e lants. De la
scène, quelqu'un me cria dans la

Image


pénombre de la salle :
— Vous avez affaire ?


Je marmonnai murmurai une réponse [ap]eurée .
— Avec qui ?
— Avec Monsieur Dullin .


Alors sortit du lit un homme de
petite taille, bossu à ce qu[i]'il me sembla,
plutôt laid, l'air sévère et qui m'examina
sous de gros sourcils ébouriffés. Je n'ai
jamais vu Charles Dullin ailleurs . Je ne
peux donc affirmer si c'est que ce soit lui ou
Volpone que j'ai rencontré face à face.


Il me parla, de la scène, sa voix
venant vers moi comme d'un monde
incroyablement lointain et tout différent
de la vie.
— C'est vous, la jeune Canadienne qui
a demandé à me voir. D'où êtes-vous ?
Avez-vous déjà fait du théâtre ?


Je pensai à nos innocentes t t ournées
dans le crépuscule des petits villages du
Manitoba, revoyant surtout, je ne sais
pourquoi, les routes perdues, du côté
d'Otterburne. J'aurais donné je ne
sais quoi pour m'y retrouver à l'instant,
cachée de tous , et telle que j'avais été [flèche] et telle que j'avais été avant que'un e 'une , avec ma sott[e] témérité
d' [flèche] sotte témérité ne me pousse à [a]pprocher le grand Dullin , lui-même
, et
dans quel but, Dieu du ciel, ! que je ne
comprenais même plus.

— Un peu, à Saint-Boniface, au
Manitoba
, ai-je murmuré, d[e] u fond de la salle
vide
qui donna à ma voix un
timbre creux.


Quelqu'un a ri alors sur la
scène, un des figurants sans doute. Il

Image


m'a semblé que c'était de moi ou peut-être
de mon accent. Ou encore de ce « Saint-
Boniface, au Manitoba, » qui avait pu
sonner aux oreilles d'ici aussi
drôlement que Kimberley en Colombie- Saint-[illis.]
K[imberley] Britannique. Tombouctou en Mauritanie.

— Venez ! Montez par ici, me cria
Char Dullin-Volpone
. Vous allez nous
mimer une petite histoire, selon votre
invention, pour montrer ce que vous
savez faire. N'importe quoi ! A votre
goût. Allons, approchez !


La mort, les pires supplices
certainement me parurent préférables ,
à cette heure , à l'idée de monter sur
la scène y jouer la pantomime.
J'avais la gorge nouée, plus une
goutte de salive dans la bouche ,
et n'osais cependant m'[o] o pposer
au vieux desp[o] o te qui sur la scène
qui, à ce qu'on m'apprit plus tard,
était le plus bienveillant des hommes.
| J'y serais peut-être malgré tout montée[.]
Mais alors, heureusement — ou malheureuse-
ment, selon les vues du destin — le
téléphone sonna en arrière des décors.
On cria : « Dullin ! C'est pour toi ! ! »
A moi Il il me cria à moi : « Un moment ! Je
reviens. » Deux autres acteurs, sur la
scène, se trouvaient alors à me tourner le
dos.
Dans le lit il restait apparemment
quelqu'un, mais tranquille pour
l'heure, une femme à ce que je
crus comprendre, et qui disait
seulement, de temps à autre : « Oh la la !

Image


Oh la la ! » Je jetai un coup d'oeil en arrière. Personne
de ce côté pour
me barrer la route. La porte etait
mêm[e] restée ouverte. L'embrasure découpait
dans du sombre un bout de rue tranquille,
presque agreste, avec un platane planté
si près du théâtre qu'il y semblait à moitié
entré. Si ma mémoire a si bien retenu cet
apercu de la rue, ce doit être parce que j'eus
une telle envie d[e] m'y retrouver en liberté. Je
commençai à m'en aller à reculons, avec
mille précautions. Puis, entendant Dullin-Volpone
élever la voix : « Hé oui, c'est ça, on se
rappelle... » je pressai le pas. J'atteignis
le seuil. Je le franchis. En fait, il m[e] faut
en convenir, je pris la fuite.


Je pense même avoir couru un bout
de chemin comme si j'étais en danger d'être
rattrapée. Enfin, , je me calmai. Mais c[e] fut
pour saisir que, si je l'avais echappé belle,
je n'échappais pas à mon jugement sur
moi-même qui se fit cinglant. Et
maintenant c'était pour le fuir que
je continuai à marcher devant moi pendant
des heures sans trop savoir où j'allais. Quand
madame Jouve, inquiète de m[e] voir revenir si
tard, me demanda où j'avais bien pu errer,
je n]e] sus le dire. Le monde avait été absent de
moi comme je m'étais absentée de lui. Cet état
où je devais retomber assez souvent dans ma vie — alors
que l'on court pour s[e] perdre ou se trouver? — devient
si intolérable qu'il finit, , je suppose, par
engourdir l'esprit, en sorte que nous ne
sommes plus qu'à demi conscients de ce
qui nous entoure.

[flèche] Image


insensibiliser, je suppose, et on n'arrive
qu'à [ê] ê tre à demi consciente de ce qui
nous entoure . toutes choses autour de nous.

[flèche]->


c C 'est ainsi que je revins de
chez Dullin, ne soufflant mot de
mon aventure, à propos de laquelle,
personnce, à voir mon visage, n'osa
me questionner. Et moi-mêm[e] pendant
longtemps essayai de me faire
acc[roi] roi re qu'elle n'avait pas eu lieu[,] .


Le lendemain, je repris mes courses,
toujours au hasard,à travers Paris. Il
me fallait me rendu à l'évidence que je
ne m'étais pas enfuie de chez Dullin
de l'Atelier
uniquement par peur d'avoir
[flèche]-> -> à m[o] o nt[er] er sur scène pour jouer la
p p antomime. e. Quelque chose d[e] plus fort
encore
m'avait pour ainsi dire prise
par les aux épaules et projetée au- dehors
comme
pour échapper à un des s tin qui ne me
convenait pas. . .. à une route qui
ne devait pas pouvait être
la mienne. Mais
alors que faisais-je à Paris si le
théâtre n'était pas ma voie? Je
marchai s , je marchai s s
. Je crois avoir
alors découvert qu'une certaine solitude
s'accommode mieux d'ê ê tre laissée
à elle-même qu'entourée d[e] conseils
et de consolation. Dans la foule étrangère
je disparaissais pour ainsi dire avec
mon mal qui avait affaire à ce
que je devais accomplir dans la vie et
dont je ne savais plus du tout ce que c'était.

Image


Je traversais des quartiers entiers de
Paris avec le sentiment de n'avoir
rien entendu, rien vu, enfermée,
au milieu de la densité humaine
dans une sorte de vide que j'entretenais
de mon mieux, car ouvert il eût laissé
entrer en moi une détresse trop grande.
Des années plus tard je devais il me
reviendrait
pourtan[illis.] t de ces journées
errantes mille souvenirs d'intonation, de
bruits, d'odeurs. Je reverrais avec
précision une enseigne à tel coin de
rue, la silhouette d'un cafetie tavernier
apparu sur le seuil de son bistrot, le
béret enfoncé sur le front, J'avais le
don de capter à mon insu, aveuglé é ment
si l'on peut dire, des détails qui me
seraient plus tard utiles, mais je n'en
savais alors rien encore, me pensant

seulement que j'étais venue perdre mon
temps à Paris — alors que c'est en
le perdant qui'il m'a souvent été en
fin de compte l plus profitable, mais cela
non plus je ne le savais pas et je m'adressait s
a moi-même de cruels d'amers reproches.


Et pourtant! Une de ces longues marches
m'avait conduite jusqu'à je ne sais plus quelle
rue où, en levant les yeux sur les affiches
d'un petit théâtre, , je rencontrai le beau
regard apitoyé de Lud ud milla Pito[é] ë ff et
m'arrêtai pour le contempler . Je croyais
voir, au fond des yeux qui me rendaient
mon regard, un peu tristes comme ceux des êtres

Image Pitoëff


qui connaissent bien la vie, une sympathie
pour moi comme d'instinct j'en éprouvais
pour elle d'instinct
. Tout à coup, je
n'étais plus aussi ri i dicul[e] avec mon
indécision, mes tergiversations, le manque
de clarté sur moi-même pour savoir et l'impossibilité de
saisir ce que je voulais que faire
. Les grands yeux quelqu[e] peu
voilés désolés
de Ludmilla Pitoeff me disaient
qu'elle-même avait connu pa[r] r eill e
confusion, chemin embarras , qu'au[c] c un être n'e[st] à jamais [illis.]
assuré de ne pas s' y retomber. trouver.


L'affiche annonçait La Mouette
de Tchekhov. Je connaîssais Tchekhov
mais surtout pour
ses nouvelles admirables,
la Steppe par-dessus tout particulièrement . Par ailleurs,
je n'avais jamais entendu parler des s
[flèche]?Pitoëff.


Était-le ce le soir ou en matinée ?
Je n'en suis pas su plus pas sûre, , quoiqu'il
me semble me souvenir de feuillage clair
s'agi i tant doucement [illis.] mon loin du beau
visage de l'affiche, mais peut- ê tre que
je confonds brui i ssement et couleur, .


En tout cas, s' c' était heure de
spectacle quand je survins comme
amenée par la main à ce petit théâtre
accueillant. J'entrai. J'achetai mon
billet. Je m'assis parmi une foule
clai[r] r semée. Autant j'étais entrée
défiante au théâtre Dullin, autant
je me sentais ici à l'aise. Le
rideau s'écarta. Et je fus dans
le ravissement.


Cette femme, cette Ludmilla,
elle ne semblait pas être quelqu'un qui

Image


jou[e] e un rôle sur s[cè] ne, qui interprète un
personnage, . e E lle était la Mouette elle-même
venue, sous nos yeux, subir la fatalité de
sa vie. Lui, Georges Pitoéff, avec sa voix
brisée, son masque usé, il était tout
si i mplement un homme russe, et même
de n'importe quel pays, un homme tout
court choisi comme au hasard dans
les rangs surpeuplés de s la monotonie
quotidienne. En fait, c'était le quotidien
qui prenait vie comme jamais ici,
s'animait, se revélant plus puissant
que le drame à grands éclats, car
infiniment plus près de nous sans doute.
Les mots qui l'exprimaient n'étaient ni
gonflés ni recherchés outrés] soufflés
, ils ne paraissaient
même pas recherchés, encore qu'ils dussent
l'être pour parvenir à un si juste accent
de l'usu u el. C'étaient les mots , on aurait
dit de la maison de chacun, , en un jour pareil
aux autres, comme un autre,
entrecoupés de soupirs
[e]t de silences exactement comme dans
notre vie où un regard s'échappant par
la fenêtre, vers le lointain, en dit plus
plus long tout à à coup que les dialogues
. Que
je trouvai beau , dès que je l'entendis ,
cet ce ton du vrai, que ce fût dans la
vie ou au théâtre — mais peut-être
plus encore au théâtre qui nous apprend
à mieux regarder la vie percée à jour,
mise à nu sous nos yeux! Je sentais
exprimé comme je n'aurai su le faire moi-même
mon propre ennui, mon dépay[s]ement
presque constant où que je fuss ss e dans
le monde, cette ignorance où l'on est vis-à-vis

Image


de soi-même, le tout baignant comme
en un léger brouillard de larmes,
non vraiment amères, plutôt presque
douces, malgré tout. Il m'en venait
d'ailleurs justement aux yeux. Elles
[pro] pro ve e naient, je suppose, de l'étrange
bonheur qui nous possède à en à
nous entendre dire si bien ce que l'on ce que l'on est.
est et qu'elle est la peine de voire. [quelle]


A un moment, comme l'on
fait souvent lorsqu'on est ému
et cherche d'instinct autour de soi
un regard avec lequel échanger partager une
impression, je me tournai à demi
vers mon voisin, un jeune homme
d'air un peu a l'air un peu timide
.
Il avait également les yeux mouillés.
Nos regards se sont liés. Nous
nous sommes dit murmuré, ensemble
confié ensemble l'un à l'autre : :
«Que
c'est beau ! » Et la joie qui nous
étouffait peut-être également l'un
et l'autre dans l'ombre et le silence a
paru maintenant nous libérer et
nous élever dans une sorte de lumière.


A plusieurs reprises, au cours
du spectacle, nous nous sommes encore
fait part
de notre sentiment, d'un
mot murmuré ou simplement
d'un regard. .
— Ainsi est la vie de la plupart,
m'a-t-il dit, sans éclat,
sans bruit, sans beaucoup de
mots, s'exhalant plutôt à mi-voix.
C'est le grand mérite de Tchekhov d'avoir

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donné vie à des êtres qui se détachent à
peine du grand ensemble des hommes.


A l'entracte, nous étions sortions sortis et
avions fait quelques pas [illis.] ensemble sur le
trottoir, devant le théâtre. Et voici que
je sais sans de sans plus de doute possible. ,
que c'était l'après-midi, la fin de l'après-midi,
car je revois tout à coup distinctement
l'arbre au bout de la courte rue dont j'ai
entendu si longtemps le bruissement dans
mon souvenir. . Mais toujours ces singuliers
trous dans ma mémoire ! Par exemple,
je ne revois guère le visage du jeune homme,
mais je l'entends très , bien , toujours à côté
de moi , qui parle d'une voix s'accordant
à nos pas un peu hésitants.


Il venait de quelque village de
l'Ardèche poursuivre poursuivre à la Sorbonne des
études en Lettres. Il s'acclimatait mal
à Paris. Il s'y était senti absolument
seul jusqu'à aujourd'hui maintenant , dans
l'univers de Tchekhov il s'était reconnu
comme dans sa patrie.


Je lui parlai alors un peu de Saint-Boniface
et comment, si longtemps là-bas, , j'avais rêvé
de venir à Paris, et maintenant je ne
savais plus pour quoi ne sachant
plus maintenant du tout pourquoi, et m'ayant
à cause de la cela prise en grippe.

— Cela arrive pourtant à tous , me dit-il.


Une sonnerie éclata , nous rappelant
à nos places. La lumière s'éteignit. La
douce magie de [c]e qu'il y a pourtant
de plus quotidien de nouveau nous
enveloppa[flèche] de nouveau
. Plusieurs fois encore, dans

Image


l'ombre, nous nous sommes cherchés
des yeux, tantôt humides, tantôt
brillants d'une beauté perçue. Cet
étrange[illis.] r près de moi, pendant deux
heures et demi , me devint plus proche
que presque tous les êtres que j' eusse avais
connus
jusque-là. Ai-je pour
lui aussi, dans sa solitude, était été
quelqu'un de miraculeusement
proche ? [flèche] Il y eut une autre courte interruption du spectacle pendant laquelle nous [illis.] avons repris notre conversation
[illis.] Comment se fait-il, ai-je
remarqué, qu'un[e] voix t t ri i ste au
fond comme celle de Tchekhov nous
devienne si consolante ?

— C'est qu'elle dit l[e] a vérité, murmur[e] a -
t-il [,] en réponse
, et la vérité, même
triste, m ê me dure, est toujours plus
consolante à entendre que le mirage ou le mensonge .


A la sortie, nous avons fai i t ensemble
quelques pas encore ensemble
parmi une petite foule qui se
di i spersa vite.


Il me disait, la tête penchée vers
l'épaule :
— C'est ainsi que l'on devrait écrire,
ni plus haut ni plus bas. Tchekhov
a trouvé le juste ton de l'âme. Tous
[s] s es mots partent de l'é é l é ment sensible
[flèche] de l'être. Il y en a aucun qui soit
prétentieux. Aucun de faux.

— Y arriver ne doit pas être facile,
dis-je. Et comment se fait-il que
de dire vrai est ce qu'il y a de
plus difficile au monde ?

— C'est exact. On a tendance, tous,

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quand on se met à écrire, à gonfler la vo[i]x,
à faire de l'éloge de l'épate, de à de e venir
emprunté
. Le ton juste... il faut peut-etre
l'avoir cherché toute sa vie pour le trouver
à la toute fin...


A ce moment-là nos mains
s'élevèrent en un geste timide comme pour
si joindre peut-être. Mais un passant
survenant sur r vint
qui se fraya
un chemin entre nous, nous écartant
l'un de l'autre. Après nous somme


Nous arrivions à mon arrêt d'autobus
l'arr ê t de mon autobus
. Lui allait
continuer à pied vers sa « taule » non
loin. Lorsque je m'arrêtai, il hésita
un moment et parut sur le point de
me proposer quelque chose... peut-être
simplement de marcher encore avec
lui dans la nuit qui venait tout e
en douceur, et je ne désirais rien
autant, mais il souleva son chapeau,
me souhaita bonne chance à Paris
et dans la vie... puis s'éloigna comme
à regret. Parvenu un peu plus loin
Il s'arrêta pourtant un peu plus loin, ,
tourna la t ê te vers moi dont ce n'était

pas encore le tour de monter derrière les
autr[e]s dans l'autobus. Nos regards se
lièrent une dernière fois. Trop t t imi de
sans doute pour revenir sur ses pas, il
m'adressa une sorte de salut de la
main auquel je répondis par un tout geste
tout aussi timide geste attristé , . plein
Il se remit
en marche et disparut bientôt parmi
les autres humains. Ainsi, me suis-je dit

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bien des fois, au moment même de
leur frêle naissance, doivent s'éteindre
déjà des amours dont on ne saura
jamais ce qu'is auraient pu donner.
[flèche] On
eût dit que Tchekhov, en nous
rapprochant, nous avait jeté jeté le même sort
sort qui pèse sur qu'à tant de ses personnages,
perdus d'indécision, velléitaires,
incapables d'aller franchement l'un
vers l'autre dans l' é lan qui les
libérerait.

IV


Paris, pour un rien, un jour , me bousculant m'égratignant,
m'égratignant,
le lendemain, pour un rien aussi, parce que
la belle [illis.] s aison s'attardait, parce que l[e]
ciel était doux, , me fais[ai] an t patte
douce, je ne savais jamais où j'en étais
avec cette ville- - chat comme l'a si
Ionesco X bien appelé I[o] [o] nesco. A l'heure où ù
j'avais encore sur le coeur une rebuffade,
il me d[e] é sa[e] r mait par le sourie re édenté
d'une vieille femme en pantoufles et ou le vue vue
de tant de fleurs partout expose à l'étalage. , partout.

A l'heure où, at t tendr r ie, j'allais me
croire heureuse, [ici], j'attrapais une
de [flèche] ces soudaines remontrances comme savent en
servir si bien si bien en servir tant de
Parisiens.


Pourtant jamais je ne pourrai peux
oublier
que c'est à Paris que je reçus
la première révélation importante sur
moi-même et qui ne s'effacerait jam jam ais devait jamais
tout à fait s'e e ffacer de ma mémoire.

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Il n'y avait pourtant


Rien ne m'y disposait ce jour-là. Je revenais,
sans joie, dans un autobus bondé, . C'était
l'heure de pointe. Accablé de fatigue, le
petit peuple de Paris se pressait en colonnes
lasse[s] lasses ou en petits paquets agglut t i i nés par
leur commune lass i tude à tous les à presque tous les arrêts.

J'avais suivi le conseil de ma pays ys e et
pris , [flèche] à la machine distribu-trice , mon ticket de préséance — je ne sais
toujours pas si c'est priorité ou préseance ce n'est
pas plutôt « priorité »
qu'il faut dire, mais
préséance me paraît si bien convenir .
que je ne peux m'empêcher de le préférer[.]
Mon ticket à la main, , je m'étais aussit ô t
aperçue que je me trouvais du mauvais
côté d[e] la rue, mon autobus arri i vant
justement à l'arrêt opposé en face . Une foule
dense s'y débattait, chacun criant un
numéro en rép[o]nse au contrôleur qui
criait, de son côté, de la plateforme : numéro !
chaque fois que je voyais se reproduire
sous mes yeux cette scène invraisemblable,
le contrôleur appelé à jouer un rôle d'arbitre,
de justicier, d[e] sermonneur, les gens
excédés se départageant entre femmes
enceintes, invalides de guerre, femmes
accompagnées d[e] jeunes enfants, vieillards
sans soutiens et quelques indemnes,
j'étais ahurie , mais plongée aussi
dans une sorte d'admiration que ce
fût[flèche] 1[flèche] tous les jours, à cent endroits à la fois cour 3 d[e] justice à cent tous les jours
à cent endroits à la fois 2 à Paris, [flèche] sans que
pour faire avancer faire pour autant cela
avancer le service, bien sûr.
évidemment, f î t avancer le service
au détriment, il est vrai, du service

Image [flèche] san [illis.], faire avancer pour autant, il est sûr le service. bien sans [illis.]. pour autant, bien sûr, que le service en
fût amelioré.


qui n en profitait guère


Sans songer plus loin, je bondis
à travers la rue pour me trouver [illis.] dans
le petite foule haras s é e[.] Le contrôleur
cria : « Soixante-huit... Y a-t-il
quelqu'un avant ? » A quoi une voix
faible tâ â chant de se faire entendre
d'un arrière, répondit : « Soixante-cinq. »
— « Soixante-cinq, » reprit le contrôleur.
Alors partit ma mon cri triomphalement,
sûre que j'étais pour un fois d' é tre
gagnante : « Dix-sept ! » — « Dix-
sept ! » s'exclama le contrôleur. Fai i tes es
place — Msieur-Dame. Avancez, le
dix-sept. » La foule, impressionnée,
s'écarta pour me livrer passage comme
aux éclopés et aux jambes - de - bois. .
J'avais droit à la dernière place
disponible, mais dans la foule debout
qui se tenait sur la plateforme. Le
contrôleur remit en place la cordelière
qui fermait l'ouverture arrière et
destinée, j'imagine, à nous empêcher , aux virages , .
de rouler dans la rue . aux virages , .
Intrigué tout à coup, le contrôleur il tendit
la main
et me prit mon ticket. « Oh, ça, par exemple, ! s'éc 'éc ria-t-il, indigné
à s'en étouffer, , j'aurais dû m'en
douter ! » Et prenant les autres à témoin,
il leur disait dit de moi : « On se
croit malin. On va prendr[e] son
ticket de l'autre côté de la rue où ù il
n'y a pas un c c hat , puis [o]n vient se
mêler à la foule d'en face ce . C'est
j j ustice , ça a ? demanda-t-il aux gens

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qui me jetèrent un vague regard
désapprobateur puis pour m'abondonner [ent] [vite] aussitôt
aussitôt à mon sort.
Alors Il s'en prit alors à moi
directement
: « Vous meriteriez que l'on vous fasse descendre , la petite dame. Si
jamais vous recommencez, , ça n[e] se passera
pas aussi facilement, dite[s] s -vous l[e] bien. »
J'avais beau essayer de disparaître
parmi l'entassement humain, il me
repé é rait du regard [et] continuait : « On
commence par prendre un jour la place
d'une mère de famille pressée de rentrer
préparer le soupe, et demain ... » A ma
profonde surprise, comme je levais sur
lui un regard de supplication, il m'adressa
un clin d'oeil[,] , tout en poursuivant et poursuivit
sur l[e] m ê me ton indigné : ..«et demain
la place d'un héros de la patrie... » D[os] os
las, épaules emmêlées, regard absent,
les voyageurs ne faisaient pas plus de
cas de [s] s es remontrances que du
bourdonnement d'une mouche. Il
finit par s'en lasser lui-même et
eu[t] l'air de partir p[res] res que l['] ' air de partir
en rêve
, un moment, comme il
apercevait un pan de ciel loin au
bout
en arrière de l'autobus. Cette


Toute cette petite scène, depuis ma
traversée de la rue à l[e] cours[e], , qui avait
peut-être durée trois ou quatre minutes,
m'avait paru longue à n'en plus finir.
Elle m'avait laissée les nerfs en
boule. Peu à peu, pourtant, je me
sentais commence[r] r à m'apaiser, au
roulement sans doute de l'autobus, et peut-être

Image


gagnée par contagion à la somnolence de mes
voisins dont quelques-uns, on aurait
pu le croire, dormaient debout, les
yeux toujours ouverts, mais vid[é] é s de vides
toute de pensé[e]. e.


Nous arrivions à la Place de
la Concorde. J'étirai le cou et
tâchai, entre les épaules entassées , e t les
têtes rapprochées,
d'en capter au moins un aperçu[.] .
Cette noble place m'était
devenue ce que Paris avait pour moi
de plus précieux. C'était un peu d[e]
ma plaine natale redonnée à mon
âme qui s'apercevait ici s'en être
ennuyée languie terriblement infiniment
. Son ampleur
au coeur de la ville resserrée me
dilatait m'était sujet d'aise toujours
. . .
[Je] je respirais t T out à coup à fond
. Peut-être
ce grand espace libre l'était-il d'autant
plus qu'il s[e] e trouvait cont[e] e nu entre
les oeu[v] v res d[e] pierres. Jamais je ne
l'avais traversée sans me mettre
à rêver d'y voir prendr[e] et tournoyer
une des n[os] tourmentes de neiges d[e]
mon pays. [E] J 'imaginais combien
ici il serait beau à de de d'y voir ici le déroulement
de l[a] a blanche fureur.


Entre des profils resserrés, serrés,
j'en saisis l'échappée merveilleuse[.] .
Puis, l'autobus prenant un virage
rapide où nous ne fûmes
retenus d'aller de nous aller nous f[r] r apper les
uns [illis.] [c]ontr[e] les autres
que par la densit[é] de
notre groupe, j'eus une vision
fugitive du Jardin des Tuileries.

Image


Si brève, , qu'elle eût été, elle elle m'avait
pourtant revélé le bassin autour duquel
jouaient des enfants, l'impeccable
alignement des marronier ma[.]


[flèche]-> Si brève , [illis.] eût-ell[e] été, elle m'avait pourtant
révélé
le bassin autour duquel jouaient
des enfants, l'impeccable alignement
des marronniers à tête ronde et, tout
au fond de la longue perspective, un
ciel f[r] rouge flamme la prolongeant
indéfiniment, tout comme les
flamboyants couchers de soleil, au
fond de la ruelle, derrière notre maison
d[e] la rue Deschambault, lorsque
j'etais enfant, m'ouvraient un
passage qui me paraissait atteindre
à la limite du monde. Je fus même
[illis.] touchée atteinte au visage
par un de ces
rayons ardents incandescent s
du
lointain horizon. Si vive fut m M on
émotion[flèche] fut si vive que
je me tournai de tous
côtés pour en retrouver des reflets
sur les visages qui m'entouraient,
oubliant qu'un instant auparavant[flèche]->
j'avais été comme parmi eux comme [flèche| une pestiférée. parmi des ennemis. entre des ennemis
parmi ces pauvres gens . Je ne vis aut t our
d[e] moi que mi i nes lasses, mornes, ,
absorbées dans penchées sur un journal
ou absorbées par d[u] [s] un absorbées par
les nouvelle[s] s d'un journal ou quelque
souci. Personn[e] que moi n'avait
apparemment entrevu la glorieuse
enfilade embrasée par le feu d'un ciel surgi [illis.]eureux des temps bienheureux. le ciel rouge de
l'Ouest. J'eus le curieux sentiment suggérant
que Paris , en ce moment, s'était mieux livre à moi, l'etrangère , en ce moment,

Image [illis.]


j'avais été parmi eux comme une pestiférée. Je ne
vis autour de moi que mines lasses
et
mornes, absorbées par des soucis ou les
mauvaises nouvelles d'un journal déployé. .
Personne que moi n'avait apparemment
entrevu la glorieuse enfilade au moment
de son mystérieux embrasement.
J'eus l[e] curieux
sentiment
que c'était à moi , l'étrangère
d e coeur avide, que la ville s'était , pendant ce
moment , s'était livrée
plutôt qu'à ses
habitants au regard usé. Et je restai
sans savoir que faire de mon emerveillement.
Combien de fois devait-il m'en venir viendrait-il
encore
, d'inutile si l'on peut dire, avant
que je n'apprenn[e| le moyen [à] de le faire
voir à d' ressentir passer à en d'autres ! êtres !


Ce que je ne peux oublier c'est que ce fut très
certainement le beau Jardin de Paris, , illuminé
comme par un soleil venu droit de mes Prairies,
qui illuminé a [flèche] [illis.] peut-être [illis.] [flèche] en moi même dans mon coeur pour moi , ce jour-là,
le don du re e gard, que je ne me connaissais
pas encore vraiment véritablement , en [illis.]
et l'infinie nostalgie [où] j'étais de savoir
un jour en faire quelque chose.


Après ma mésaventure chez Dullin, que j'aie pu encore
me croire faite pour le théâtre et tenter de c[e] coté en ce sens d'autres
démarches, je n'arrive pas à le croire. Il faut que j'aie
eu l'entendement bien dur. Ou alors j'obeissais
à un [o] o bscur commandement de m[e] fermer les
portes de ce côté, m'obligeant à trouver enfin
[Qu][illis.] [qu][illis.] la bonne direction. Quoi qu'il en soit, peu après
ma me[r] r v mon enivrante matinée de Tchékhov,
j'écrivis à Ludmilla Pitoëff une longue

j'écrivis à Ludmilla Pitoëff une longue Image


lettre un peu folle comme celles que
je reçois assez souvent aujourd'hui de
jeunes gens désemparés qui ne savent pas trop
ce qu'ils attendent d'eux-mêmes et de la
vie. J'y jetai pêle-mêle ma naïve
admiration pour son talent, le sentiment
de mon propre désarroi, l'incertitude
qui m'habitait, enfin mon appel enfin une sorte d'appel au
secours[,] [.]
[et] [s] S ans doute l'[e] e ffort
d[é] é ployé dut me guérir pour toujours d'en
appeler à un etranger pour me guérir de ce genre de lettres,
[flèche] car je ne me rappelle pas avoir
écrit de nouveau à un jamais ensuite
jamais écrit à un étranger pour en
recevoir mon salut.


Ma lettre faite, tellement je craignais, je
suppose, si je m'accordais un moment de
réflexion, de la mettre en miette[s], déchirer
mettre en pièces
, je courus la porter
moi-même au théâtre[.] ,
la laissant
aux mains de la caissière. Celle-ci m'ayant
demandé si je voulais attendre un réponse[,] ,
madame Pitoëff se trouvant justement sur
les lieux, , je fis désesp[r] é rement signe
que non et m'enfuis presque aussi vite
au fond que de chez Dullin
. Qu'est-ce
que je craignais donc le plus ? Un refus ? Une
invitation ?


Maintenant que je me comprends un
peu mieux , qui je ne me comprenais qu' alors,
je crois crois apercevoir
que j'espérais
plutôt un refus — ou le silence — qui
m'aurait mis e à l'abri d[e] tout autre
tentative du genre, m'assurant que
j'avais tent[é] tout ce qui était possible et

Image


que, si j'échouais, ce n'était pas de
mon fait mais celui à cause de circonstances
adverses. En somme, pour décider de
mon sort, je m'en remettais au
destin, à la fatalité
, faiblesse de
ma nature qui a reparu trop souvent
au cours de ma vie.


Ma lettre déposée et moi-même
re partie à la course[,] , j j 'avais erré, cette
fois encore, à droite, et à gauche, , , toujours
plongée dans cette incertitude qui
me torturait , les ner[fs.] fs. pour aboutir, c C omme
tant de fois déjà, [j'aboutis] j'aboutis
au Jardin du
Luxembourg, non loin d'ailleurs de
ma pension, . a A bout de fatigue,
je m'asseyais m'y asseyais souvent
enfant parmi les vieilles
X aboutis que je voyais aussi jour après jou[r] absorbés à lancer sur l'eau du bassin [flèche] tricoteuses occupant jour après jour
les mêmes chaises , , et les enfantsX
occupés absordés que je voyais aussi jour après jour aussi jour après jour p[ar] ar le
même jeu à laisser par par le jeu
de laisser filer lancer sur l'eau du bassin
leurs frêles bâteaux de papier[.] .

Cette halte de tranquilité[,] , de placidité,
au coeur d[e] la vill[e] si nerveuse , me
calmait presque toujours. Mais cette
fois il n'y eut rien pour m' ' apai i ser.


Quand Dès [que] que je mis le pied dans l'appart[e]-
ment, , madame Jouve se pr é cipita vers m[a] à ma ma
rencontre, toute surexcitée :

— Mais où étiez-vous? On vous
cherche depuis des heures. La secrétaire
particulière de madame Pitoëff vous a

Image


appelé deux fois. Ell[e] a fini par transmettre
l[e] message que jai griffonné ici , tiens
sur un bout d papier... Demain, à l'heure
de l[a] a répetition, vous devez vous présenter
au th é â tr[e]. e. Madam[e] Pitoëff vous recevra. .


Etait s -je contente ? Inquiète ? Je ne
sais plus trop.


Le lendemain, j'arriv[e] ai au théâtre de[s] s
Pitoëff dans une bien curieuse disposition,
éblouie par le fait que madame
Ludmilla voulait bien m[e] recevoir, , par
ailleurs tourmentée à l'idée de ce qu e 'il me
[illis.] fa [u]drait bien trouver me résoudre à lui raconter avouer.


Elle était en pleine répétition de [les] la
Sauvage d'Anouil [h] , auteur qu'elle joua
beaucoup aussi, je crois. [L] D ès qu'[o]n lui
eut fait savoir qu[e] e j'étais là, elle
interrompit la répetition — on en ét[a] a it encore
qu'à la lecture — de[s] s cendit du plateau
et vint me rejoindre qui m' é tais assi i se
au milieu du the d[e] la salle vide.
Elle prit l[e] si è ge voisin en me souriant.
Dans la pénombre je vis son visage
délicat et menu scruter le mien[.] [.]
Ma lettre, me dit-elle, l'avait fort émue.
[illis.] Elle avait aussi touché Georges. Tou[s] s
deux, , en la relisant la veille , s'étaient
sentis pris d'amitié pour ces petits colonies
d[e] langue française, au fond du lointain
Canada, où l'on se dé é battait encore si
fort pour ne pas laisser mourir le lien
fragile les unissant quelque peu avec la France[.] .
Ils étaient donc tou disposés à m'aider, à
me guider si je le dé é sirais, mais ils ne
prenaient pas d'élèves. Cependant, ils étaient

Image


prêts à me permettre d'assister autant
que je le [s] voudrais aux répétitions,
m'in[i] i ti i ant ainsi du moins, peu à peu,
à la manière de monter un[e] pièce de
théâtre. Était- Cela m[e] serait-il
quelque peu utile . ? Est-ce qu je pensais
en tirer du profit ?


Je demeurai silencieuse un long
moment


Il y eut un silence un peu embarrassé
de ma part. Madame Pitoëff me demanda
demanda alors ce que je voulais au juste.


Au juste ! Là était bien le
tourment. Plus j'allais , moins il me semblait
le savoir. Mê ê me au moment où avec
tout de bonté Madame Ludmilla
m'avait fait une offre ra a r r e dans le
milieu, j'avais été terrassée par la
souffrance de ne pas encore voir
si je devais oui ou non l'accepter.
Elle dut voir sur mon visage dans
l'ombre une peu de cette peine si dure
que l'on éprouve à ne voir s'ouvrir
aucune route devant soi — alorsqu'on
est si courageux quand on l'aperçoit,
même si elle s[e] révèle ardue — car elle
tendit la main vers la mienne qu'elle
serra doucement dans un mouvement de
sympathie — .
— Pauvre enfant ! Bien sûr que
vous ne le savez pas ! Et comment le
pourriez-vous, tout juste arrivee
d[e] votre lointain Saint-Boniface pour
tomber dans Paris bouillonnant !
Moi-même, je m'y suis sentie si

Image


longtemps perdue. Perdue... perdue... perdue...
murmura-t-elle dans une sorte d[e] plaintivent plaintivement
chagrin
comme si jamais elle n'en
oublierait l'heure l'horreur . Et même encore, maintenant
si ce n'était de Georges, des enfants !...


Elle rêva un moment, je pense,
à [illis.] de dures traverses, mais f f anch ch i i es s à d'eux deux
e e n s'épaulant l'un à l'autre. Puis revint
à sa proposition :
— Venez toujours, en attendant, aux
répétitions. Elles peuvent vous ai i der
à mieux cerner ce que vous voulez sans
le savoir encore. Essayez Croyez-moi,
vous verrez votre route s'éclairer petit à
petit [dev] dev ant vous.


Dans cet espoir qu e ' elle m'avait quelque
peu communiquée de voir enfin une
route s'éclairer devant moi, je vins
aux répétitions... huit, dix, douze fois,
je ne sais plus trop. . J'y fus assidue
les premiers jours en tout cas.


Je m'asseyais toujours à peu près à la
même place au milieu de la a salle vide. Je
voyais les acteurs aller et venir sur
la scène , . Ils en étaient encor tout en
lisant
dans un petit cahier qu e chacun
avait à la main, les répliques [é] e t sans
doute les mouvements à exécuter. De e en temp
temps, j'entendais Georges reprendr[e] Ludmilla. « Non, mon petit, pas ainsi. Ecoute, il faut
te pénétrer davantage du personnage... »
J'avais beau faire effort pour tout suivre

Image


et m'y intéresser, la tristesse me
gagnait. La tristess e que m'a
toujours inspirée une salle de théâtre
presque déserte , alors que les acteurs en
costumes de ville vont à tâlons à la
recherche des personnages et
qu'apparaissent au grand jour les
ficelles, les rouages, tout[e] la mécanique
impitoyable de la pièce. Pourtant jamais
un brouillon d'écriture
même très gauche gauche que
j'écrirais un peu plus tard m'apporterait
ce même sentiment d'effrayable
tristesse — peut-être parce que , au
fond , il y a tellement moins de mécanique
dans la narration qu'au théâtre, ou
alors c'est que
cette mécanique est d'une
autre nature, beaucoup plus subtile,
passant comme inaperçue. Ce qui
m'accablait surtout, c'était de
constater combien l'envers pour ainsi
dire de ce qui m'avait paru grisant et
convaincant
se revélait plein d'astuce. Je me
disais que même Tchekhov, demonté
ainsi, vu au ralenti, pourrait bien
m'être moins cher, et j'en éprouvais
de l'épouvante.


Un jour, je manquai la
répétition puis le surlendemain encore,
pour aller m'asseoir plutôt auprès
de mes vieilles tri i coteuses du
Luxembourg, que j'écoutais causer
avec grand soulagement causer
entre
elles de choses simples et quotidiennes,
Plus je fréquentais le théâtre, et
plus m'attirait la simpl[e] vie

Image


banale des gens et leur langage si plein
de riches trouvailles toutes palpitantes
pour dire leur de r é alité.
Sans trop m'en
rendre compte, je me rapprochais de ce qui allait
être ma véritable, ma seule école.


Je manquai une autre répétition . encore .
Ensuite, j'eue s honte de me retrouver devant
Ludmilla. je sortais aux mêmes heures pour
faire croire que j'allais toujours à mes
répétitions et aller au-devant [illis.] me soustraire aux des r[e] e proches

de madame Jouve. Mais c'était pour
me remettre à errer sans but à
travers la ville. Sans but ? Peut-être
pas tout à fait, puisque, sans
m'en le vouloir, je devenais l'avoir
décidé
mais de mieux en mieux je
prêtais l'oreille partout, de porte en porte
, de
chaise en chaise, , aux voix qui racontent
la vie . Mais je ne voyais toujours
pas ma route au devant moi s'éclairer.

V


L'automne avait été radieux à
Paris. Du moins, j'avais eu cela : un
temps doux, un ciel tendre, des rayons
de soleil tiède me re[illis.] tenant suivan t là où compagnie.

j'allais. Mon petit tailleur beige avec
la cape en pareil lainage qui l'accompagnait t
lorsqu'il faisait un peu appareillée, en
doux lainage
, que je jetais sur mes épaules aux
heures plus fraîches, avaient suffi jusque-là
pour mes trottes de jour et du soir. Mais
voici qu'à la fin d'octobre le temps se

Image


mit au froid, et je descendis au
sous-sol chercher dans ma malle
mon léger et court manteau manteau trois-quart
de fourrure , un trois-quart en
en lapin , traité [illis.] l'air à avo ir prendre avoir un l' air
à [illis.] prendre allure de la l[illis.] ou tre.
Me rappelant les
ennuis de minuterie éprouvés
à ma première descente sous terre,
j'avai i s [a] e mprun[re] à madame Jouve
une lampe de poche. Il peut paraître
étrange qu'ayant que , ayant été
que, ,
ma malle abandonnée avec
tant d'inquiétude seule en son
cachot, j'aie ensuite pu laisser
passer six semaines sans venir
m'a ssurer qu ' au moins m'assurer

qu'elle était toujours là. Mais
c'est ainsi, . l L a nécessité d [e] ' apprendre
à me débrouiller à Paris, l'incertitude
où j'etais toujours quant au choix
de mes études, le cruel sentiment me
venant souvent que je n'avais pas
aucun de talent et m'étais moi-même
profondément leurrée en [illis.]
espé é rant une vie agrandie, m'avaient
dominée jusqu possédée jusqu'à
me soustraire à tous d 'autres tracas, . me
faisant oublier ma malle en danger .


J'allais le long du corridor de
terre battue, le feu de ma lampe
n'éclairant qu'à faible distance
devant moi. Cette fois , c e ' était
le silence de ces caves qui m'atteigni i t
le plus, esn si compl l et que je m'entendais
respirer. J'arrivai devant la case

Image


de rangement de madame Jouve. Aussitôt
me sauta aux yeux la catastrophe : le
cadenas à demi arrochée, la porte
en grillage grand d e ouverte. Et, à
l'intérieur, rien ! Je reculai. Je
m'asurai que j'étais bien parvenue au
bon numéro. Pas de doute possible !
Ma malle m'avait et bien été volée.


Je remontai précipitamment, relan ç ai
madame Jouve au milieu d'un[e] leçon
de français peut-être re , et lui apprit la
nouvell sur un ton surexcité que tous
dans s l'appartement auraient pu entendre.
Ell[e] m'attira à l'écart, , me priant de
parler bas s afin de ne pas inquiéter
d'autres pensionnaires, qui a de
tâcher d[e] me calmer, mais alla elle alla mais elle alla
néanmoins t t out t de même prendre son manteau

pour m'accompagner aussitôt au
commissariat de police.


Et nous voici roulant dans
l'autobus, madame Jouve me redemandant
encore et encore : « Vous êtes bien sûre
au moins d'avoir trouvé la porte ouverte ?
Que c'est votr[e] mall[e] qui a di i sparu ? »


L'agent qui nous reçut, après avoir
entendu madame Jouve , lui exposé er
l'objet de notre visite, me tendit une
très longue feuille de papier, une plume
à l'ancienne, et m'invita
à m'asseoir
à une longue table nue et me signifia :
— Mademoiselle, inscrivez sur ce
papier la liste entière des objets contenus
dans la malle que vous déclarez vous
avoir été volée.

Image


— La liste de tout ce qu'il y avait
dans ma malle ! m'écriai-je dans
le désarroi l e plus s grand. Mais c'est
impossible ! ça me prendrait des heures
et des heures rien que pour tâcher
de me souvenir de m'en souvenir.

— En autant qu[e] possible , me
rappela-t-il à l'ordre sé é vèrement.


Je m'assis, comme le e s suspects
à l'interrogation l'interrogatoire , , sous une mauvaise faible
ampoule nue qui pendait du
plafond au haut de son fil.]] A
cette longue table d'accusés s avec
une mauvaise plume griffant e le
papier, je me pris à écrire : un la
manteau mateau en lapin teint brun doré,
un tailleur bleu marine à boutons
argent és , deux paires de souliers, des
bruns, des bleus pour accompagner r
le costume bleu marine, . .. a A u fur
et à mesure que s'allongeait ma
liste, je sentais me gagner une
tristesse cette fois presque sans
fond. Elle provenait moins, je
pense, du vol de mes effets vêtements que de
les voir décrits réduits impitoyablement,
sur cette feuille de papier, et réduits,
eux que j'avais cru, avenants il
il n'y avait pas deux mais, avenants,
seyants, trop chers pour mes moyens
Mais propres à me donner du
courage quand je serais à Paris, , [illis.]
vêtements de de les voir maintenant
sous leur vrai jour

Image 75


[flèche] [flèche] Elle Elle provenait moins malgré tout, je pense, du
vol de mes vêtements que de les découvrir
tout à coup, eux que j'avais payer chers [illis.] à [illis.]
pour mes moyens, de petits effets de pauvre,
sans grande voleur, quoi qu'ils fussent
tant ce que j'avais possédé.


[illis.] Pendant que je continuais à écrire, une
sorte de querelle avait pris entre l'agent et madame
Jouve, celui-ci s'étant mis à écrire de son
côté les réponses qu'elle faisait à ses questions.
Il en était arrivé à mon adresse et, madame [illis.]
Jouve ayaya ayant répondu : chez moi, au
numéro...
— Donc, conclut l'agent, je vous inscris
comme logeuse.

— [M] M ais pas du tout, protesta madame Jouve. Je
ne suis pas logeuse.


D'abord je ne prêtai pas tellement attention
à l'argument. Je venais de me souvenir d'un
petit col très fin en satin ivoire pâle que
je m'étais acheté pour parer une robe sombre,
un jour peut-être que je m'étais senti le
besoin de commettre une extravagance
pour me remonter le moral. Je l'avais payé [illis.]
cher, et maman, tout de suite, en l'examinant,
en avait été convaincue et m'avait
demandé d'un ton presque fâché : «Combien [illis.] Combie
as-tu payé cela ? Cher, j'en suis sûre.[»] » Je n'osais
le lui avouer, honteuse de m'être montrée dépensière
alors qu'ell[e] avait tant de difficultés à faire marcher la
maison. Elle insistait : « Combien ? »
Enfin, j'avais dit, rabattant un peu le pr r ix :
trois dollars. Maman en etat en était devenue
pâle : « Trois dollars ! Alors que j'aurais pu t'en
faire un aussi beau pour moins d[e] la moitié du prix ! »

Image


un peu sur le prix : trois dollars.
Maman en était devenue pâle. « Trois
dollars pour un simple petit c[o]l que
j'aurais pu te coudre moi-même,
alors que... alors que... »


[flèche] Le pauvre reproche oche ancien oublié puis que j'ai
je venais de retrouver retrouvé si vivant tout à coup loge da ns ma [fixé dans]
vie dans ma mémoire ,
me tenait, , la plume levée, ,
à regarder fixer au loin u u n jour malheureux que j'aurais
voulu effacer
de ma vie, lorsque je
saisis que l'agent et madame Jouve
se disputaient toujours.
— Vous logez des gens, et vous n'etes
pas logeuse ?

— C'est-à-dire...


Je levai la tête. Madame Jouve
était à ce point hostile à l'expression
qu'elle nous priait de bien recommander
à nos correspondants de faire porter sur
l'enveloppe l'enveloppe les lettres qui nous
etait adressée chez é é taient adressées
chez elle à la pension la mention : :
chez madame
Jouve.


Je l'entendis se débattre é fendre avec énergie :
— Non, monsieur, je ne suis pas logeuse.
— Pourtant, vous venez de me dire que
mademoiselle loge chez vous s . Y
loge-t-elle ou n'y loge-t-elle pas ?

— En un sens, si vous voulez, consent i t
madame Jouve. Mais je ne suis pas logeuse.
Je m'occupe de ces jeunes filles. Je les
dirige dans leurs études....

— Et vous allez me dire que
vous faites tout cela gratuitement.

Image


Au milieu de ma propre détresse m[illis.] ma propre agitation , j'eus
presque pitié alors de madame Jouve qui
se débattait encore de toutes ses forces
pour que n'apparaisse pas contre elle à
titre d'occupation, le terme abhoré ! Et
je la comprenais. Elle était fière. Elle
gagnait courageusement sa vie eu
donnant beaucoup d'elle-même, et
c'était vrai qu'elle était pour nous
[e] i nfiniment plus qu'une simple logeuse,
Mais elle etait prise, comme je l'avais
été tant de fois, dans l'impitoyable logique
des Français.
— Bien sûr que ces mes jeunes filles
me donnent quelque chose pour la table,
pour le loyer, mais ma fonction n'est
pas tellement de les s loger que de...

— Mademoiselle, s'adresse-t-il alors
à moi , logez-vous chez madame Jouve ?

— J'habite chez madame Jouve.
— Comme chez votre tante, pour rien ?
— Pas pour rien... rien... rien...
— Donc vous payez pension, , vous logez
chez madame Jouve, et elle est votre
logeuse, il n'y a pas en sortir. Qu'est-ce que
vous êtes donc ? lui demande-t-il à
elle, sinon une logeuse. ?

— Ah, mon Dieu, ! fit-elle avec une
sorte d'amertume en sourdine, , vous
pourr i ez mettre professeur au lycée, ti i tulaire
de la chaire de français à l'université de...


Mais elle se tut, trop blessés pour
préciser davantage en dire plus.

— Mettez donc logeuse, monsieur, si
vous ne comprenez pas mieux.

Image


C La question n'est pas de savoir ce que
vous avez été, ou pourriez ê ê tre, mes es
excuses, madame, mais s d 'i nscrire
votre occupation actuell e .


Je les laissai à leur dispute
qui paraissait toujours vouloir ne vouloir pas jamais devoir cesser ,
rebondir
et me remis à mon inventaire.
Je n'étais plus sûre tout à coup à présent
d'avoir pris avec moi le col d'ivoire
pâle. Je l'avais peut-être oulbié
ou laissé malgré tout à la maison.
A la maison ? C'est-à-dire quelque
part en arrière de moi. . Mais
subitement je pensai à quelque
objet à mes médailles, elles, toutes apportées
elles toutes dans ma malle.


Aussitôt s'aboli i rent les
cloisins, et le temps, . le présent . J'étais
bien loin de Paris. Le voyage
n'avait pas eu lieu. J' ' é tais encore
saine et sauve à Saint-Boniface.
Dieu merci,
j J e n'avais pas encore
causé de grand chagrin à personne.
[flèche] [illis.] C'etait même des mois avant mon départ, mais j'avais reçu ma malle lle longtemps d'avance, et j'en etais si contente que je ne pouvais me retenir d'y ranger déjà de mes effets. [flèche] Je préparais ma malle, assez longtemps
d'avance.
Maman, , un peu à à la cachette,
devait aller voir de temps à autre
ce qui j'y mettais. Et voici qu'elle
survenait devant moi, tout e agitée,
l'index lev é vers moi en accusation,
— Tu vas apporter tes medailles
là-bas ! Pourquoi faire ? Qu'est-ce
que peuvent te donner tes médailles
à Paris ? Tu te les fera[s] s voler -


Moi, j J e tenais t ê te.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Image


Je ne pouvais évidemment lui avouer le
calcul qui m'était venu à l'esprit : : des
médailles étant c'était de l'or, et, s'il m'arrivait

de tomber, à Paris, dans une grande misère,
je pourrais toujours les vendre et en
obtenir de quoi vivre pendant quelque temps...
en attendant...


Elle était donc revenue cent fois à la charge :
Laisse-moi au moins tes médailles Laisse les moi pour
que j'en prene ne soin
!


Moi, tout aussi obstinée, refusait s
ou ne pouva
de chercher à comprendre pourquoi
elle tenait tellement à les garder.
— Qu'est-ce que ç ç a peut te donner ?


Et voici qu'à l'autre bout du monde,
je tenais enfin la réponse à ma sotte question
et n'en revenais pas d'avoir été si obtuse.
Car , les médailles perdues, c'était [illis.] perdue la la récompense
de maman perdue et perdue aussi ,
en quelque sorte ,
la brillante joie que j'avais été dans sa vie.


En oubl Oubliant tout à coup où je
me trouvais, je gemis à voix haute : :
[ah] p P ourquoi aussi n'ai-je pas laissé
mes médailles !


Aussitôt cessa la dispute entre l'agent
et madame Jouve. Consternés tous deux, ,
ils me regardaient avec une expression de
vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah, mon
pauvre petit
, me plaignit madame Jouve
de tout son coeur.

[flèche] Image


médaille encor ? Où donc avais-je
en le coeur alors qu'elle me priait
tant de le s lui laisser ? Peut-être
simplement, au reste, pour les
sortir de leur écrin et les regarder
de temps à autre, afin d'etre encore
un peu consolée.


Sans plus me rendre compte où
j'étais, je pris entre mes mains
mon visage et gémis à voix haute :
Ah , p P ourquoi aussi avoir pris apporté
mes médailles ! Si j s eulement je les
avais laissés .


Aussitôt s'arrêta net la dispute
entre l'agent et madame Jouve. Tous
deux, conternés, me regardaient dans
une vive sympathie.
— Vos médailles ! Perdues ! Ah mon
pauvre petit !
me plaignit madame Jouve
de tout son coeur.


[flèche] L'agent, pour sa part, devenu comme
un bon père me de famille, me considérait , , , des
avec des de [illis.] yeux pleins de chagrin avec une sorte d'amitié attristée .
Peut-être
avait-il une fille ayant obtenu
des médailles qui faisaient faisait aussi sa
fierté... peut-être...
Il me ques s tionna sur
un ton de avec une sorte d'affectueuse [illis.] de sollicitud[e] : p resque
familère :

— Des médailles comm e qui dirait
d'excellence, d e bonne conduite ?...

— Oui, et d'his s toire, de littérature
et aussi de français... [illis.] ma pauvre.

— De [F] f rançais dans un pays tout
anglais ! Voyez-vous ça ! Il faut que
? mademoiselle aie été forte !


Madame Jouve en remit alors encore

Image


avec une fierté de moi qui me plongea plus avant
dans le chagrin, accablée comm[e] je l'étais déjà par
les reproches que je m'adressais.
— Mademoiselle, dit-elle, est restée fidèle,
en lointaine Amérique, à la langue de France
avec une constance qui devrait faire notre
admiration.


L'agent s'approcha. Il me posa la main
sur l'épaule.
— On va vous les retrouver vos médailles
mademoiselle. Que j'attrape seulement celui
qui vous les a dérobées et il va lui en cuire !


Le plus fantastique de cette histoire , c'est
qu'il allait en effet mettre la main au
collet du voleur — un enfant de quinze ans
qui, se voyant sur le point d'être pris, en était
à chercher à se débarrasser des médailles
en les jetant par un grille d'égout. Ainsi
elles rejoindraient donc les folles

visions d'aventures souterraines que
m'avaient représentées mes rêves de ma
première nuit à Paris, et qui rêves qu'avaie t
rêves peut-être en partie [illis.] s usci i s par l l 'abondon de
ma mall[e]
au fond de son cachot.


L'épilogue, toutefois, je ne l l 'apprendrais
qu'un an plus tard quand, de retour de
Londres, je repasserais par Paris.


Ayant réfléchi à cette affaire, il m vint à l'esprit que
ma malle n'avait pu être sortie de l'immeuble sans que le
gardien en eût eu connaissance. De jo jo ur, lorsque la grille était
ouverte, il ne la quittait pas de l'oeil, posté dans sa guérite tout à côté.
La nuit il en commandait l'ouverture, de sa loge. Je m'en fus
malgré tout donc lui demander si on aurait pas pu la sortir sans
qu'il la vi î t s'il n'avait pas vu quelqu'un
sortie ma malle de l'enceinte.

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Ayant réfléch [illis.] quelques jours à propos
à cette de ce vol, j'en étais venue vins à
une conclusion que je tins à me
faire corroborer par le gardien de
l'immeuble. De jour, lorque la
grille était ouverte, il ne la quittait pas de
l'oeil, , de posté dans [illis.] sa guérite tout à côté ; et la
nuit, il en commandait l'ouverture,
de sa loge. Je lui demandai si on Était-il donc possible s'il était [illis.]
aurait pu lui demandai-je, qu'on eût pu sortir ma malle sans qu'il
en eût eu connaissance. ?

[flèche] — Votre belle malle d'Amérique !
Jamais de la vie ! Pe[illis.] nsez si je l'aurais
reconnue ! Il n'y en a pas une seule autr pareill[e]
dans tout le quartier. Elle n[e] peut pas
être sortie d'ici, , mademoiselle.


C'etait donc comme j'en avais je l'avais
conclu pensé de e puis que
j'avais décidé de faire
ma propre enqu ê te. Ma malle ne pouvait
pas avoir quitté l'enceinte .
J'empruntai
sa [n] la mpe à madame Jouve et descendis
au sous-sol. Cent pi[e] e ds plus loin
peut-être que notre propre case de
rangement, dans une autre case à la
porte presque arra battante
, je découvris
ma malle jetée par t t erre, la serrure brisée, .
l L es tiroirs en étaient ouverts, e t mes effets
éparpillés sur le sol. Ils y etaient d'ailleurs
presque t t ous, ,
hors mes médailles
et le petit coffret à bijoux me
venant de Fernand. Cette perte m'affligea
, d'une manière, presque autant que
celle d mes medailles. Je remontai,

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quelque peu consolée un peu consolée d'avoir
retrouvé e mon manteau d fourrure et
quelques autres vêtements dont j'avais un le plus
pressant besion, et aussi contente sans
doute d'avoir été plus vive dans mes expéditive
déductions que et plus que la police de Paris
— ce qui
n'était pas difficile dans le cas de petits
vols comme celui-ci.


Madame Jouve toutefois se montra
inqui è te de mes dons de limier. Elle
croyait savoir que, ayant signé une plainte
au commissariat, , je n'avais pas le droit
de rentrer en possession de s mes p o bjets
par moi-même retrouvés. Je rouspétai mais
je dus be[l] l et bien retourner au
commissariat et y biffer
de ma
liste si patiemment dressée tout, au fond,
sauf, ; item : médailles en or ; et item :
et item : coffret à bijoux.


Ainsi ce pauvre petit coffret allait
atteindre à une sorte d'immortalité; car,
en autant que je sache, il est toujours
inscrit sur quelque fiche de la Police de
Paris, , à moins qu'après un certain
nombre d'années, on y détruise tout ce
qui reste en souffrance
.
J me fis d'ailleurs reproche r vivement par
un autre agent que le «mien», l'agent [illis.] en
service
ce jour-là d'avoir repris possession
de mes affaires sans autorisation de
la police, ce qui était passible d'un n e
amende, et surtout, je pense, d'avoir de l'avoir
devancé e la police dans mon enquete

sous terre. Etais-je devenue indifférente ?
Ou trop préoccupée atteinte par mes propree s reproches ? que je m'adressais moi-même ?

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Les reprimandes de l'agent ce jour-là ne m'affectèrent
pas beaucoup guère m'atteignirent
guère. De jour
C L es réprimandes, en tout cas, [illis.], en tout cas, ne ne m'atteignirent ent pas.
pas tellement guère pas . De jour en jour je me sentais
[flèche] firent [illis.] glisser dans un état d'ab de mélancolie
insurmontable. Les réprimandes de l'agent en tout cas ne me firent guère mal. Je glissais, je suppose, dans un état de mélancolie qui me mettait au[flèche] moins à l'abri des petites misères.[flèche]
Ce n'etait pas le vol
de mes médailles qui en était la vraie
cause[.] . Cet incident n' avait plutôt
servi qu' à me faire prendre conscienc ce
d'un malaise en moi qui depuis
ma fuite de chez Dullin allait
toujours progressant. croissant.


Malgré des moments d'exaltation
comme celui qui m' avait le J
de la transfigure a tion à mes yeux l à mes yeux du
Jardin
des Tuileries, et dont il m'en
venait encore quelques- unes uns d loin en
loin, ,
je me sentais de moins en
moins à ma place à Paris. Je me
sentais perdre à J'y perdais pied. Abattue, j J e croyais
voir que je n' 'y arriverais à rien de
bon . ici.
Je commençais à me dire
que j'avais je m'étais sans doute
trompée de destination.[flèche] Londres me serait peut-être plus favorable. Paris n'était
pas pour moi . Londres le serait [flèche] Ce serait mieux à Londres sans doute...
peut-être ? ... . peut-être le serait...


J'en avais


Y ay J'y avais passé quelques jours,
à mon arrivée, au temps le plus beau
de l'année, au début de en septembre , qui
me paraissaient maintenant avoir
été [illis.] de pur délice. Pilotée par un ami
que j'avais là-bas, un jeune violonniste
d[e] [gr]and talent, venu d[e] Winnipeg , qui

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étudiait étudiai présentement étudier au Royal Academy
of Musé c e Music
, j'avais eu un aperçu de Londres
à en rêver longtemps. Nous avions vu
Hyde Park, les lions de Trafalgar square,
les Jardins de Kew, poussé une pointe
jusqu'à Hampton Court par la Tamise ,
en punt punt prolpusé à la gai gaule,
rien, en somme, au départ du moins,
sortant de l'itinéraire des touristes, mais,
tant nos souvenirs et nos rêves persistants
tiennent des premières impressions reçus es ,
Londres, qui voyait alors si peu souvent
la lumière du ciel, , restait d[o]n[c] s mon
esprit t t endrement ensoleillé[flèche] et tout ce que j'y [avais vu] [flèche] étrange et captivant, gardant baignant [flèche] un aspect d'irréalité magique. baignant tou toujours dans [une atmosphère] [illis.] . , X X To[illis.] X et tout ce qu'y avais visité baignant à jamais pour [illis.] dans une couleur d'enchantement. Il me
semblait voir rayonner le soleil
jusque sur les mé é topes et vieilles
statues ass[illis.] yri ennes s que m'avait
menée voir mon ami Bohdan dans
les grandes salles au au British Museum.


Après, il est vrai, nous é é tions entrés
plus avant dans la douce sorcellerie de
cette ville Londres.
Ainsi, n N ous
avions assisté un soir , à une
pièce au théâtre de en plein air de Regent' ' s
Park, à Tobi[illis.] as et l'Ange , and the Angel à laquelle auquel
s'était mêlé le rugissement
des
fauves, de leur s cage s du zoo , tout
à côté, et et que l'approche d'un orage
énervait. Quelques gouttes de pluie
s'étant mises à à tomber, , aussitôt
avait surgi un marchand qui
l l ouait, à un schilling chacune,
de bonnes couvertures de laine dont
les gens se protégeaient couvraient. contre l'eau et le
froid pour
Mon ami, comme le plupart en

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ayant loué une, nous nous en etions
fait une sorte de tente au- - dess ess us
de nos têtes rapprochées. Et bientôt,
presque toute l'assistance, ainsi à l'abri,
avait donné l'impression d'un
campement. Cependant que Tobi i e
et son chien per continuaient leur[s]
pérégrinations sous une pluie maintenant
forte qui paraissait semblait exigé e par faire partie
de l'oeuvre d'imagination. l'oeuvre d'imagination la mise en scène.


Tout me paraîssaît à présent avoir
été charmant et plein d[e] grâce d d urant
mon court séjour à Londres. Et puis,
me disais-je, si je dois retourner
plus tard au Manitoba, comme [illis.] cela
se e mblait inévitable, il me sera
plus profitable d'avoir étudié à Londres
plutôt qu 'à Paris.
Bohdan abondait était de cet avis dans
ce sens.
Il m'écrivait que je pourais
m'inscr r ire à Londres à une école
d'art dramatique tout en prenant des
cours privés en français d'un excellent
coach qui dont il avait s'etait
informé
à mon intention. Ayant
saisi entre les lignes de mes lettres
récentes que je perdais courage, [m] B ohdan,
en bon camarade qu'il était, faisait
tout son possible de son mieux pour me venir en
aide
par de judicieux conseils. Et
je [crois] crois crois qu'ils pesèrent
sur ma décision,
si on peut à m[on su]jet parler de décision dans à mon
[flèche] [illis.] sujet, qui, mon cas , à cette époque, où je
roulais comme la vague,


Quoi qu'il en soit, j'avais
au moins prise celle de retourner à

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Londres. Madame Jouve chercha de toutes
ses forces à m'en dissuader. Je pa Selon
elle, je partais à l'heure même où je
commencais à m'acclimater. C'etait pure
folie. Je perdrais tout mon acquis. Je
renoncai s J'allais renoncer alors qu'allait que mes efforts
étaient allaient justement porter aient fruit.

A rouler continuellement, comme je semblais
m'y abondonner, je n'arriverais à rien [illis.]mment .


En un sens, sans doute avait-elle
raison, mais dans un autre, non,
car, de[flèche] d c es tâtonnements, de ces
errances, de ces allées et venues j'ai
appris comme ces tâtonnements
, de
ces allers, de ces retours, de ces errances,
j'ai appris comme je n'aurais appris
d'aucune ligne droite que j'aurais
suivi par pure simple opiniâtreté.


En novembre, par un temps froid,
pluvieux, e t morose comme m' apparaissait m'apparut
alors devoir être ma vie ie [flèche] par ma faute , je m'embarquai par sur
le traversier Calais-Douvres.
Le ciel
était bouché. Au-dessus du petit
navire dont l'hélice battait déjà l'eau
sombre,
des mouettes invisibles mais
proches jetaient des leur cri qui disent
si bien l'angoisse des dé é part s , l'angoisse
des arrivées. . En un rien de temp, j'eus
perdu de e vue les c ô tes de France.
Je ne pe nsais n'y j j amais revenir et j'en [illis.]
étais plus peinée que je ne l'avais imaginée.
et en n' avais pu l'imaginer. l[illis.] le coeur infiniment
plus affigé que je n'avais pu l'imaginer.


Ces nombreux séjours que je ferais
encore en France, quelques-uns parmi les

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heureux de ma vie à l'étranger,
l'un d'eux le meilleur sans doute
de tous, dont aujourd'hui encore
je retrouve en moi l'empreinte
lumineuse, le grand prix littéraire
qui en [moins] moins [de] de dix ans couronne e rai i t t couronnerait
mon premier roman, , les che e [illis.] rs
am[is] is [si] si fidè è les que je me
ferais en ce pays, je n'avais
pas plus i i d ée de tout c[ela] ela que
j'avais idée en partant pour la
Petite-Poule-d'eau de ce qui allait m'y
m' advenir.


Longtemps, j j ' ai voyagé sans
boussole. [Mais] Mais [aussi], aussi, pour
la traversée de la vie, , que
vaut une boussole ! ?

VI


Encore toute secouée par un
mal de mer atroce, je mis pied dans
un Londres envahi par le pire fog
qui s'était vu depuis des années.
Bo[hd] hd an m'avait retenu une chambre
dans le quartier populaire de Fulham,
rue Wickendon. De nouveau, je m'en
allais[flèche] dans vers l'inconnu, , ,
mes effets e e mpilés dans la
cabine du taxi, y compris ma malle dont
j'avais fait réparer plus ou moins
la serrure. . Nous voyagions dans
ce qui paraissait une tenace nuée opaque de couleur

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sale. La ville n'était identifiable qu'à des
odeurs et des bruits, si violents en certains quartiers
si bruyants qu'on ne les distinguait plus

les uns des autres, en d'autres si furtifs
qu'ils faisaient penser au pas hésitant de
quelque être d'un che aveugle cherchant sa seul ici seul par ici
sa route. par [ici]
. Tous al l lumés, és, les phares d'autos et
des auto to bus trouaient à peine l'atmosphère
po o isseuse de leur lueur si faible et [illis.]y apparemment
toujours lointaine
alors pourtant que l'on arrivait
droit dessus
. Le chauffeur qui [en] av ait dû
en voir bien d'autres mit néanmoins
plus d'une heure à trouver cette rue
Wickendon. Etrangement, comme nous
y arrivions, la nuée ée dense s' ' éclaircit, la durée pendant
d'un déclic il s'y fit même une sorte de trouée , pe ndant
la durée comme pendant quelques secondes. le temps d'un déclic .
J'aperçus
comme en rêve une rue aux maisons
identiques, à un étage, , de pierre rosâtre,
bordées toutes de ce qui [illis.] sem blait la
même haie de houx taillé é , re a ppor r é e de
maison en maison, et à chaque
b[ow]-window pareil au voisin la
même plante verte à feuilles grasses. . Puis
la brume se referme[flèche] comme un rideau sur une scène de théâtre. . La rue s'évanouit.
Je ne devais pas la revoir avan an t dix jours
plus d'une semaine.


Bohdan, assisté aidé de ma logeuse,
t t ransporta mes effets dans ma chambre,
au premier. Il me montra comment
me servir de mon chauffage Il me montra,
tout en l'allumant, comment me ob tenir fonctionnait me
servir de mon chauffage au gaz.
o O n Il on
glissa it glissait un schilling
dans le fente du
compteur, on tournait le clé, on y me approchait

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du gaz libéré la flamme d'une allumette. . J'en aurais
pour quelques heures, après quoi il
me faudrait verser une autre pièce
dans le compteur, grand avaleur de
schillings. Il Bohdan songea à m'en laisser
une petite dizaine pour le cas je
j'aurais oublié de m'en n'en aurais
m'en serais pas procurés j'en manquerais
et aurais à souffrir du froid humide

dont , [flèche] j'aurais, me dit-il, il faudrait méfier j'aurais [illis.] à me méfier, ,
la gorge faible comme je l'avais. Puis
déjà il était sur le point de partir,
mon arrivée tombant pour lui , en
un sens, au [illis.] o n ne peut plus mal,
à son grand regret, car il venait d'être
invité à jouer en solo au Albert
and Victoria
en solo avec l'orchestre
symphonique de Londres. Il y allait de
son avenir et il n'aurait pas assez d[e]
tout son temp d'ici là pour s'y préparer
en pratiquant travaillant jour et nuit.


Sur le seuil, il me fit un signe
d'amitié.
— cheerio ! Tout ira bien ici, tu
verras. Bad beginnings always have
fine endings.


Il était le courage même. Il
était parti de Winnipeg avec pour
tout bien son violon sous le bras.
Son passage lui était assuré gratuitement
en retour par transporteur
de
bestiaux lui était assuré gratuitement,
en retour des soins qu'il donnerait
aux bêtes, enfermées enfermé avec elles dans la cale. et
et auprès desquel où il coucherait aussi
et [Bohdan]

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Aussitô ô t à Londres, il avait ré é ussi à
se e faire employer par un orchestre tzigane
qui égayait les dîners d'un des
grands restaurants Lyons. Il passait
ses nuits à dérider de e s solitaires et le
jour à travailler Bach. Quand il eut
vingt-cinq dollars en poche, il alla trouver
celui qu'il estimait le meilleur maître
en violon à Londres et dont c'était le prix pour
une la leçon, . et
Il dit : «Voilà, j'ai de quoi
payer une heure. Mais Dieu sait quand
je pourrai m'en accorder une autre. »


Et voici que moins d'un an après [illis.]
que moinsd'un an plus tard
, il était sur le
point d[e] signer un contrat avec la B.B.C BBC pour
Qui une emission d'une heure par
semaine.


Pourtant ce jeune homme à la fois frêle et
si extraordinairement fort, [illis.] ce travailleur
achainé, joyeux aussi comme aucun à ses
heures, ,
il me semble l'avoir toujours
vu comme sous la menace de
sous l'ombre menacante d'un destin tragique manacant.
Ou est-ce que je reporte sur les souvenirs rs
que j'ai de lui le fait de sa mort
tragique survenue pendant la guerre, une
bombe ayant eclaté sur la éclaté au-dessus

d[e] la maison où il vivait, alors, en
tuant tous les habitants.


Avant de s'en aller, inquiet de moi
qui m'efforcait pourtant de lui paraître
calme et contente, il écrivit à la hate
deux ou trois numéros de téléphon[e]
où je pourrais l'atteindre en cas
d'embarras, et me dit de ne pas me

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gêner de l'appeler si je devais avoir
le moindre ennui, . qu'en ce cas
il [illis.]rrait.


J réussis à faire semblant
d'être sûre de moi , et [l] jusqu' ' au moment
où il partit. Alors, la porte, refermée,
je me fis l'effet d'être sequestrée
ici, par ma faute d'ailleurs. J'allai
à l'unique fenêtre qui m[e] donnait
l'impression d d e donner peut-être sur
un jardinet. J'en essuyai la bu[é] é e ,
mais, pressé de l'autre côté de la
vitre, le monstrueux brouillard
me bouchait arrêtait complètement
la vue.
A quelques pas du feu de gaz,
je me sentais transie. Il fallait m'en
approcher presque au point de presque prendre être
de me brûler en feu pour en sentir de recevoir la de quelque chaleur
sur mes mollets , alors que je gelais
par à l'arrière. De surcroît, il ré é gnait
Autour de[flèche] moi autour de
le silence était affolant.
Apparemment
j'étais seule, en cette dans cette maison
inconnue, avec la logeuse dans retournée
dans sa cuisine et qui[flèche] ne faisait aucun
bruit, en savates tout l temps pour
éviter jusqu'au son de ne trahissait signalait
sa présence
par aucun bruit, même
pas celui de ses pas étouffés par
des savates à semelles de feutre.
Ai-je jamai[s] s connu maison plus
affreusement silencieuse ! ? Rien au
dehors ! Rien à l'intérieur ! Vers
le soir, j'entendis s rentrer quelqu'un
très doucement puis quelqu'un d'autre
peut-être. Des pas glissèrent vers des

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chambres voisines de la mienne. De l'eau coula. Après,
quoi je n'entendis plus rien . de ce côté .


J'avisai près du feu de gaz une
petite théière recouverte de son tea-cosy.
Sur le manteau de la cheminée il y avait
du thé dans une boi i î te en fer-blanc,
un peu du sucre dans une autre boîte et, bien
bien sûr, l'e[t]
l'inévitable bo î î te à
biscuits secs, à motif de vieux [vill]age chaumière
tudor au toit orné d[e] roses grimpantes.


J'allumai un rond à côté du
foyer, alimenté [illis.] [flèche] alimenté lui aussi au gaz . Une
courte flamme jaillit. J'y mis la
bouilloire. Bientôt, au grésillement du
gaz répondit le sifflement de l'eau
qui commençait à chauffer. Je me
pris à espérer que la bouilloire allait
chanter, ce qui était signe en ce pays
de bonheur à venir. Elle ne chanta
pas. Je bus la première d[e] ces
innombrables tasses d[e] thé é fadasse
telles que j'[illis.] a llais m'en me pré é parer
à tout e
heure du jour pendant des semaines, ,
peut-être pour essayer de me réchauffer,
ou l'âme ou le corps.


Je m'assis par terre au plus près du
maigre feu pour recevoir tout des le peu de
pauvre [m] secours qu'il était offrait
. Je me sentais fis
fis l'effet d'être comme seule le des peut d' d'un ê ê ê tre humain seul
encore vivant en ce monde, releguée
en quelque dans sa petite île
au milieu d'une
mer blanche, qui n'avait e e lle-même
plus aucun souvenir de rivages connus. .
Mes pensées n' ' allaient pas plus loin. Bientôt
il cessa elles cessèrent même complètement completement , je pense, de
m'en venir.[flèche]

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me m'en venir. Car dans une certaine
sorte d'isolement et de silence, j'eta j'ai
été aussi incapable de penser arrêtée
même de penser comme une tout autant qu'une montre sous de dire l'heure
vie qu'on tant qu'on ne la remontera
pas l'aura pas remontée.


[flèche] Car il m'est arrivé dans un certain
isolement trop complet
, cernée de trop
de silence, de n'avoir mêm plu[s] s [flèche] de
pensée comme si c'était bloqué en
moi quelque — ou du moins le
le sentiment d'en avoir de penser ,
comme
si le pauvre mécanisme de la pensée —
qui est quand même toujours un appel
aux autres — s' ' était bloqué quelque
part en moi.


Combien de temps dura cette absence ?
Une semaine, dix jours, deux semaines ?
peut-être ?
Je vivais dans une
sorte de léthargie que je me gardais de
rompre par grand peur, j'imagine, si
seulement je bougeais
un peu, de laisser entrer
en moi une souffrance proche. Ainsi,
tassée contre mon misérable feu
que j'entretenais à coup de schillings,
ma peine étrange, [illis.] s ans nom que je puisse
lui donner, m'était à peu près endurable.
Je ne voyais personne, ne parlais à
personne, sauf à ma logeuse
qui, , après avoir frappé à ma porte,
entrait tô ô t, le matin, m'apportant, à
l'heure où jamais de ma vie je n'eus

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beaucoup d'appétit, un breakfast incroyable ,
consistant e e n une montagne de
toasts — et le reste du pain à trancher moi-même
pour le cas où ils ne suffisaient pas —
un pot de marma e lade, un autre de
confiture aux groseilles, des oeufs au
bacon, des pommes de terre fricassées
une fricassée de pommes de terre, ou une
omele le tte ou des oeufs brouillés ou un
hareng frit, mets qui me tournaient
le coeur rien qu'à l'odeur Une énorme
théière à contenu de dix tasses six huit s[illis.] six tasses pour le
moins
accompagnée d'un grand pot d'eau
bouillante achevaient d'encombrer le
plateau que ma logeuse déposait près
du lit sur une petite table. Elle allai i t
à la fenêtre, entrouvait les rideaux,
disait, après un regard sans intérêt
sur le dehors : « Still foggy to day ! » ... »
puis repartait. Elle revenait une
heure plus tard chercher le plateau
presque toujours intact, commentait
brièvement, ni sympathique ni réprobatrice :
« You don't e e at much... » revenait
à l'heure où j'avais faim avec une
mince tranche de jambon, un petit morceau
de pain de rien du tout, m'appre e nant
toujours sur son même ton sans vie : « You
should learn to eat a good breakfast, for
in London we don't serve much lunch.
Have it your own way! ! »


Si bien que je finis par apprendre
à me faire des caches, provenant des
excès de victuailles du breakfast
, pour
l'heure où j'aurais le goût de manger. J'en

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eus dans le placard parmi mes
chaussures, en arrière du foyer,
dans mon lit même, et
m'aperçus bientôt avoir amassé ssé
de quoi manger toute la journée.
Ma logeuse, voyant disparus du
plateau le pain, le fromage, une
partie des confitures et du beurre, me
félicita aussi froidement d'ailleurs
qu'elle m'avait blâmée.
— I see your eating at last a
sensible breakfast.


Le lendemain elle ajouta au plateau
du breakfast un p p la a t de porridge et un grand
pot de lait.


Je regardais cette femme vêtue de
toujours des mêmes de couleurs ternes,
le s
cheveux pris dans un filet parlant énoncant
énonçant et d 'un même ton
sans chaleur, des
banalités pareilles de jour en jour ,
et me
demandais si elle était une véritable-
ment
une personne d d ouée d'émotion,
de sens, d e ' espoir où si [flèche] je n'avais pas affaire qu'à une automate. elle n'était
pas devenue après tout qu'une automate.
Mais n'étais-je pas en train de le
devenir Mais moi-même automate n'étais-je ? pas en train de
devenir automate ?


Les chambres autour de la mienne
étaient pourtant occupées, du moins
le soir quand [en] re ntraient les locataires.
Je guettais des bruits qui me parleraient
d'activité humaine. J'entendais
tout juste une clé dans tourner dans
l une serrure, des pa[s] feutrés la
serrure
de la porte d'entrée, des s pa pa s presque
indistincts dans l'[esc] esc alier, un autre bruit

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très plus léger celui-là de clé dans la serrure d'une chambre,
et c'était tout. En pantoufles pour le reste
de la soirée, leur cupe cup of tea faite, des
gens autour de moi devaient se
chauffer, chacu u n pour soi, comme je m oi-même, ,
le faisais à leur petit feu triste . Je n'en
vis au
Je n'en entre e vis aucun
pendant presque toute une semaine


Il ne fallut pas moins que j'en
vienne à manquer de schillings, mon
feu éteint, pour que je trouve l'énergie
de sortir enfin de cette chambre sinistre
et me me e tte en quête de ma logeuse.


Or dans cette maison qui m'avait pour
que j'avais pu croire
à moitie morte, voici
que j'aboutis à une pièce toute chaleureuse.
Un vrai poële y ronflait. Il se en montait
un fumet de boeuf rôti accompagné,
dans le four, d'un plat que j'entrevis
de yorkshire pudding
, bien que ma
logeuse eût prétendu ne faire qu'un
repas par jour, le breakfast. Un homme
se trouvait là, le m[a] a ri probablement, dont
la présence me surprit infiniment, car je
n'avais entendu encore aucune
voix d'homme
dans cette maison. Elle ne me le présenta
pa s . Lui abaissant seulement un peu
le journal qu'il lisait, bien installé
près du poële, me souhaita sur le même
ton de voix de sa femme, ni chaud ni
ni froid, absolument impersonnel :
— Good evening, miss , et se
remit à sa lecture.
— How many schillings do you
want?
me demande la femme.

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J'étais descendue avec un billet
d'une livre.
— That much, if you can oblige.
— It will last you a good long time ,
fut son seul commentaire.


Pas tant que ça, , , ! ai-je pensé, tout en
regardant avec envie le bon petit
poële bourré de coke e . Mais comme
ni l'un ni l'autre de ce couple bizarre
ne m'invitait même à m'asseoir même
pour un petit moment
, je remontai dans
ma chambre. Dans une ville où j'allais
bientôt découvrir des que les gens y
sont les plus l n aturellement obligeants,
cordiaux et loquaces, il avait
fallu que je tombe sur ce couple ple
[illis.] ta citurne et dans cette maison
peut-être la plus silencieuse de Londres.
Mais q Q ue de fois dans ma vie il
m'est[flèche] d'ailleurs arrivé d'aborder ainsi les villes,
les choses , [flèche] et les êtres par leur cô ô té ré é barbatif, et cela
en un sens fut un n bien, car je ne
pouvais aller vers pire re mais inévitable-
ment vers mieux, . et ai Ai nsi je gardai j'ai souvent
gardé
le bon pour la fin, et pour toujours , autant
dire et m'en suis fait le seul souvenir qui m'en compte
reste , e n definitive.


Un soir, tout de même, je me
forçai à sortir. La brume était toujours
aussi dense. Mais je me dis qu'en
suivant de près les courtes haies de
houx longeant le long du trottoi i r, je
pourrais parvenir, sans risque de
me perdre, au bout de la rue où
je croyais avoir aperçu, à mon
arrivée, quelques boutiques, f ormant un modeste

Image


[flèche] formant un mondeste petit centre commercial, e t aussi même une bouche station de
l'underground.
Les lueurs de e s devantures s
allumées, diluant en peu la brume
en une bouillie un peu plus claire,
m'indiquèrent que j'étais arrivée. Je
poussai poussai au hasard une de ces porte s
quelqu [e] peu éclairée s et me trouvai
à pénétrer dans un d e e s ces salons -de-thé-
pâtisserie s de la cha î ne Abc C ABC et, quoique sans
goût pour du thé encore, j'en commandai
une ain si qu'une brioche. Du moins, je
mongeai dans la compagnie de quelques
humaine qu
de quelque personnes
attablées ça et là, et je me rappell avoir qui
causaient entre e e lles,
et de ce peu de
chaleur humaine je ressentis un
tel réconfort que je m'en souviens bien
encore aujourd'hui.
Je répugnai à quitter
ce petit restaurant où je me sentais si
bien entourée à entendre entourée quoique du le son
de voix humaines et à voir de s visages

qui me paraissaient plaisants. Enfin, je
fus la seule dans la salle de restaurant
et m e 'obl et pensai
que je devais partir.
Je ressortis et m'engageai dans la direction
d e 'où je venais. Au bout de quelques
pas sans plus d lumière pour me guider,
je compris qu'il allait m'être impossible
de retrouver la "ma" maison . Car toutes [eta] par eilles
de jour déjà
avec des jardinete précédées avec
des s leurs mêmes jardin è t es , ,
comment, d nuit,
dan l'épais brouillard, , les distinguer
l'une de l'autre, sinon par l[eurs] eur
numéro ? Or, placé haut au-dessus
des portes, chacun m e restait invisible.

Image


Je m'avançais près ès de l'entré è e,
scrutais la façade, m'élevait sur
la pointe des pieds, faisait cra a quer er
une allumette.
Nulle part Je n'aper[illis.] cevais
qu'un numéro o incomplet ou rien
du tout.


J'errai de porte en port t e avec le
sentiment, comme je l'avais éprouvé le
soir de mon arrivée en gare Saint-Lazare,
de ne pouvoir me sortir jamais de cette
rue bouchée impasse
qui se présenta ell[e] aussi
à mon esprit telle une image de ce
qu'allait ê ê tre ma vie, qu[e] c'eût été
à Paris ou que ce soit à Londres.


Soudain, loin à ce qu'il me sembla
mais en fait tout près, résonna un
pas d'homme. L[e] danger ? Le secours ?
Un dé é trousseur de femmes seules comme
on m'avait tellement dit de m'en méfier
par les nuits de brouillard ? Mais
peut-être aussi un bon Samaritain.
J'appelai


[flèche] J'errai de porte en porte avec le
sentiment, , comme je l'avais éprouvé de
devoir errer toujours en gare de Saint-Lazare,
de ne pas pouvoir me sortir jamais
de cette rue bouchée impasse ,
et elle aussi se
présenta à mon esprit fatigué [illis.] telle
une image de c[e] e e qu'allait ê ê tre ma vie
que c'eût été ce soit à Paris, ou que ce soit
à Londres. o u ailleurs encore.


Soudain, loin à ce qu'il me
sembla, mais en fait tout près, ré ésonna
un pas d'homme. Le danger ? Du
secours ? Un détrousseur de femmes

Image


seules comme on m'avait tellement
dit de m'en mé é fie ie r par les nuits de
brouillard ? Mais aussi peut-être
un bon bon Samaritain ! Je lançai un
appel : « Help ! » Une voix répondit : «Coming !»
Presque aussitôt, le visage éclairé e par
sa puissante lampe de poche — qu'[o]n
appelait ici torch , un bobby se
la silhouette surgit un bobby
à bonne figure rougeaude.

— Lost miss ? And a me[an] an night
'tis to be lost in.


Il avait, en autant que je puisse pus se voir,
une physionomie ouverte et avenant[e], . [flèche] Mais instantanément c'est son langage qui me frappa le plus, [illis.]t[illis.]ais
m M ais , surtout plus agréable langage qu ' instantanément son langage cette langue poli e , ancien ne , et

pittoresque, , extrêmement littéraire, , dont
je devais avoir bien des fois l'occasion
de m'étonner qu' elle il se trouvâ â t si
souvent, en Angleterre, sur les es lèvre[s] de de gens
qui pourtant n[e] devaient pas être grands
lecteurs lecteurs ou p p assionnés de l l ittérature. D'où
leur venait donc ces mots rares, ces
termes imagés, cet accent presqu Shakesparie[n] n ?


J'entendis encore son « mean an night »
résonner dans la nuit brumeuse comme
dans une sorte d[e] théâtre éâtre de rêve.
— A mean night to be be in ! And all houses
houses being practically ally the the same, , ' ' tis h ' ' tis
hard indeed to to find one's own. And
what would your number be, would
you know that much, miss ?


Oui, , cela du du moins je me le
rappelais heureusement — je ne l'ai mêm[e]
jamais oublié. C'était le 72.


Nous allions, le bobby braquant

Image


de temps à autre le faisceau de sa
lampe sur les numéros. Enfin
il annonça :
— Here ere we are, miss, safe and
sound at your very door ! And
m M ay you have a
fine sleep, ! And with a A nd
sur cet And Sweet pleasant dreams as well. !


Tel fut mon le premier ami que
je me fis à Londres, et souvent,encore,
par des nuits de brum e où que
j[illis.] [a] je sois, a d ans le j'entrevois
dans au fond de mon souvenir
un visage dans
dans ces dans un halo de lumière, et j'entends
une voix grave me souhaiter un
bon sommeil
et de doux rêves.


Je couvai pourtant plusieurs jours encore
mon ennui, mon dépaysement, ma
peur de la grande ville et sans doute
la honte d'y céder si complètement.
Puis, un soir, ce double que j'eus
toujours par bonheur, pour me
chicaner, au be e soin , rire parfois
de moi
, m parla a par-dessus l'épaule.
J m'entendis me dire à moi-même.
— C'est bien le comble. Tu te trouves
dans une des villes les plus excitantes
du monde. A l'heure même, le rideau
est à la veill[e] d e se le e ver [à] s ur des
centaines de spectacles, les paroles
de grands dramaturges vont déferler
sur des salles enchantées, la
musique les exalter, et toi, accroupe

Image


tonnée accroupetonnée auprès de ton feu r r isible, tu te
prends en pitié. Il valait bien la
peine de faire tant d'efforts pour
quitter un[e] vie au Manitoba que
tu estimais trop petite.
Ce fut


Ce fut comme si j'avais reçu un
soufflet. Je consultai ma montre. Il n'etait
que sept heures et demie. J'attrapai mon
manteau. Je dégringolai en vitesse, et
à grand bruit
l'escalier que par mimétisme
sans doute j'avais de e scendu jusque-là
en en à pas discrets. sur la pointe des pieds .
Je
pense même avoir c c laqué la porte. a
un arbrisseau tout juste derrière la haie
de houx, j'attachai fermement un
mouchoir blanc qui ne pourrait me servirait [flèche] au
manquer de me servir retour de repère au retour.

Pour plus de précaution, je comptai, à
partir du 72 jusqu'au petit carrefour
commercial, les entrées de la de
maisons. .
Il y en avait vingt-huit.
D'ailleurs le brouillard me paraissait
moins dense, comme sur le point de
commencer à se dissiper, .
J roulai
dans l'U u nderground, heureuse de me
trouver avec mes es semblables, fussent-ils
les plus étrangers des hommes.
Je dus émerger à Picadilly Circus
car je m rappelle qu'ici les enseignes
lumineuses des théâtre et des salles de cinéma, ,
les guirlandes
scintillantes, tant de lumière de partout
avaient raison de la brume que l'on
ne voyait plus qu'en effilochures. On
disait alors d[e] Picadilly Circus qu'il
était le coeur du monde, de l'univers, ,
et ce devait être car pendant[flèche]

Image


Pendant les quelques minutes [illis.] Pendant les quelques minutes où je restai,
saisie de surprise, à la sortie de l'underground,
je vis passer un mendiat mendiant en
haillons innommables
sorti tout droit de Dickens, un lord
à canne à pommeau d'or et noire cape
flottante doublée de satin blanc, une folle
sans doute de Park Lane revêtue seulement
de plumes comme quelque oiseau des îles,
un Sikh à l'air farouche, un marin
tatoué, un Ecossais Highlander en kilt , de e s Arabes s arabes
en turb[o]n an , une princesse de l'Inde des Indes , j'imagin[e],
portant peinte sur l[e] front une ét t oile — ou
était-ce un cercl rond cercle ? — tant de visages
et de silhouettes disparates que, , des derniè è res
marches où je restais f m'étais figée,
j'avais l'impression, comme au bord
d'une caverne de songes, d'en voir
prendre vie , [sous] mes yeux, à l'infini. sans cesse sous mes yeux.

De cette ville qu[e] je devais en venir
à tant aimer, j'ai peine encore aujourd'hui
à demêler des impressions subséquentes
ca ce tte vision riche, folle et somptueuse
qu e 'ell m' ' offrit ce soir-là dè è s en
débouchant de dessous terre. A Londres
comme à Paris d'ailleurs, , le plus beau
spectacle pour moi fut toujours celui
de la ville elle-même, à ses terrasses, on en
marche
le long de ses boulevards, ou,
telle qu'ici, tournant, tournant, pareille
à quelque inimaginable manège auquel
n[e] manquerait pour ainsi dire aucun
aspect de l'invraisemblable humain.

[illis.] espace Image


Quelque pièce ai-je vus ce soir-là ?
Midsummer Night's Dream ? Non, car
ce spectacle avec en vedette Vivien Leigh toute jeune
encore, en en vedette [flèche] , c'est au Old Vic que
j'y assistai, situé dans un tout autre
quartier de Londres. Les Trois Soeurs
Thee Three Sisters
peut-être. Ou l'Oiseau au
de Feu ? Peu importe ! J[e] n'ai pour
ainsi dire assisté à aucun spectacle
médiocre à Londres. D'instinct, j'allais
sans doute vers le meilleur, bien conseillé
aussi par Bohdon an qui me laissaî i t
quelque quelque fois de un mot à l[a] maison
en passant à la course et de temps à autre
des bil tickets billets qu'il avait eus gratuitement.


Je revins de Picadilly Circus la
tête bourdonnante d'images et de sons
qui me masqué è rent un bon moment
que j'étais seule avec tant de riches
impressions que j'au qu'il aurait été
si
bon de partager avec quelqu'un. Je
retrouvai mon signet blanc attaché
à une branche dégoulinante d'eau de
brouillard. Je remontai sans qu'une
seule porte s'ouvrît sur mon passage.
J'aurais pu ne pas sortir ou n'être
pas revenue que personne ne s'en
serait n'en aurait été conscient eu connaissance
. Le
lendemain, pendant que j'étais sur
ma lancée, je me dis que j'avais
assez tergiversée, et m'en fut ce e
jour même m'inscrire au Guildhall ildhall

Image


School of Music and Dra ra ma. Bohdon an
avais pris tous les renseignements
nécessaires pour moi et me pressais s
de [prend] d'en arriver à une décision.
Il me fallait, , en art dramatique,
prendre tout le cours au complet , depuis
les leçons de maquillage j j usqu'à à celles
d'esc esc rime, en et [illis.] de danse à à claquettes
en pas s sant par l'étude à prope r ement
parler de s textes dramatique[s], et
payer comptant le premier trimestre,
ce qui fi i t un énorme trou dans
mon petit compte en banque. Peu
importe, j'étais arrivée j'en étais à un point
de ma vie où je sentais qu'il me
fallait coû û te que coû û te m'engager
dan à s une direction, , fût-elle la
mauvaise, , pour connaî î tre enfin
de moi ce que je pouvais devais savoir
connaître[.] de moi[.] sur moi-même.


Ou l'é E cole était située au juste , cela aussi
je n'arrive plus à à m'en souvenir. . Toujours
ces trous dans ma mémoire ! ! Ce devait
toutefois ^ être toutefois
non loin de la Tamise, , car
je me rappell m'y ê ê tre retrouvée à chaque
instant pour ainsi d[e] liberté, , après ou
entre les cours. J me vois les jours où
je n'avais avais rien à faire arpentant
embankments sans fin les emba a nkments . Je les
ai parcourus à pied plus d'une
fois de e puis Black k friars rs , qui devait
jusqu'au Parlement et [illis.] Big Ben.

Image


Quelquefois j'ai même poussé plus [illis.] l oin
à l'est à l' Est est vers les docks et le grande vie
maritime de la Tamise qui m'attirait incroyable-
ment. En vedette, j'ai été jusqu'à Greenwich
et jusqu'à l'estuaire. Je me suis attachée
à ce fleuve comm[e] peu d'etres au monde, [l'ont] fait ,
j'imagine, . Je l'ai a a imé au soleil, tout
étincelant, , alors qu'une autre fois encore,
avec des amis, , pouss uss ant notre
bachot yah à la gaule de gaule ,
nous avons atteint
les rives du vieux châ â teau du Cardinal
Wolseley qu'il dut céder à Henri VIII, ce
Hampton Court de si terrible mémoire, , devenu
m d ès lors, , a a vec ses c c ygnes [soyeux] noirs
et l s a et ses épaisses d[illis.] pelouses touffues , devenu [illis.]
le
rendez-vous d'une jeunesse de pique-niqueurs.
Sur l[a] a Tamise croisaient sans cesse [illis.]
ces es se de petits bateaux-magasins s -casse-croût[e]
qui, sur un signe, s'approchaient et d[e] qui
nous achetions du thé ou des sandwiches,
poursuivant ensuite notre course . J'ai
aimé cette Tamise de promenade, , joyeuse
et bonne enfant, mais encore plus
la Tamise des soirs de brume avec
les cris étouffés des mouette[s], , un
pres pres que imperceptible clapotis sur contre les
vieilles pi i erres
des quais et l'appel assourdi
des sirènes parvenant à peine à l'embankment,
comme d'un autre monde . Bien des
fois, je suis restée des heures s accoudée
au parapet, , à [éc]ou[t]er tâcher [illis.] bruits tâches
mystérieux d'une vie invisible d'identifier
aux bruits, mytérieux les mysterieuses . l'activités invsible invisibl
qui se pours enveloppée e s de brouillard
qui se déroulait e nt à quelques pas, [e]n

Image


[flèche] Bien des fois je suis restée des heures accoudée au parapet, à tâcher d'identifier à leur bruit les mysterieuse[s] activités enveloppés e s de brouillard ,
simplement, , oub[flèche] simplement t perdue dans une rêverie lente. lieuse de tout, , me perdre dans
un rêve qui m'emportait dans vers
une délivrance inoui ï e.


[flèche] ou Ou simplement perdue dans quelque rêverie qui m'entraînait comme dans le bienfaisant mouvement de l'eau invisible. simplement perdue dans quelque lente rêverie aussi peu
consciente peut-être que
qui m'était tout ce qu'il y a de plus bienfaisant.

(espace)


Et puis, je me cherchai une chambre
plus gaie. C'est dans les petites annonces
qu[e] je trouvai. . Je m'achetais maintenant
un journal du soir d'un vieux Cockney
qui avait son stock sur le ciment du
trottoir à la sortie de l ma stat t ion
de l'Underground. J'y lus lus une descri un
soir une description qui me parut
correspondre tout à fait à ce que je voulais.
Il était question d'une petite chambre
ensoleillée, au troisième, avec un
petit foyer au charbon — . [illis.] C'etait
dans le quartier de F F ulham
toujours
et pas tellement loin de ma triste te rue
Wickendon. J'y courus. Ah que ce tte [illis.]
quartier après ma rue d'ennui é é tait
vivant ! Au coeur même du vieux
Fulham, , ma chambre, , très haut juchée , , [illis.] s e trouvait
au faîte d'un v h aut immeuble étroit [flèche] qui allait s'amenuisant dont l'étage
du milieu occupé par les propriétaires et le
rez de chaussée allait qui allait allait s'amenuisant
depuis sa bas[e]
jusqu'à ne plus contenir que
ma chambre, , au troisième. L' ' é é tage
du milieu était occupé par les propriétaires,
et le rez-d-chaussée tout entier par une
boutique ne prenant jour que sur
la rue, un vrai caph h arnaüm, rempli
des bicyclettes ent[ière] à réparer
pendant à la
douzaine du plafond pour faire place ,
en bas , à des centaines de vieux phonos

Image


et d'appareils de radio démantibulés à remettre
en état un jour ou l'autre. Je devais
en voir rester là plus de quatre moi i s
dans leur couche de poussière rarement dérangée,


La boutique s' ' annonçait par une
gauche inscription : Geoffrey Price's Byc Bicycle
and Radio and Repair Shop. L'immeuble
était au ras du trottoir et, [flèche] la boutique,
pour permettre
à Geoffrey Price de circuler parmi son
entassement de vieilleries, s'y vidait
en partie, chaque matin. Ell se e trouvait
aussi sur le passage de l'autobus, , en
constituait en fait un arrêt, si proche
même que, du seuil, on s'y embarquait
directement, sans avoir à faire un pas dehors.
On entendait venir un roulement de
tonnerre. Au Au tournant de la rue
surgissait le double decker pres s que
aussi haut que l'immeuble. Le frein appliqué é
à la hâte brusquement
â chai i t un cri à vous
fendre l'âme. Puis le monstre e était arrêté,
sa porte arrière ouverte exactement sur
la porte avant de Geoffrey Price's Radio Bicycle and
and Radio Repair Shop. Par jour de pluie, disaient
les gens du quartier, , on pouvait, , de cette
boutique, , se rendr à Earl's Court ou
Knights ts bridge sans attraper [illis.] sans risque une seule
goutte d'eau . sans [illis.] d'attraper une seule goutte d'eau.


En face, il y avait une autre boutique tout
aussi commode pour les usages de l'autobus, mais
allant dans un autre sens à sens inverse. revenant d'Earl's Court
ou de Kn n ighsbridge de retour
. C'était celle de l'ironmonger,
que j'avais appris à dénommer à Paris le marchand de peintures,
encore que je ne me rappelle pas avoir vu chez lui surtout du charbon e , et des
bouteilles de gros rouge. Le troisième coin de la petit place était
occupé par le green grocer, qui était l'équivalent du

Image


[flèche] verdurier à Paris. Aux alentours, il y avait encore l'apothecary, le physician n affi i chant
ses s heures de bureau, le dentiste
qui avait, en guise de réclame, à hauteur d'homme, une
énorme mâchoire ar r ticulée , , à
hauteur d'homme , ,
n'arrêtant
jamais, nuit et jour, , de s'ouvrir
et de s se refermer comm pour avaler attraperr happer
[flèche] happer au vol sans cesse du monde les passants. quelque passant, . au vol
Toute cette vie
A peine plus loin
s'ouvrait se tenait
un marché é
en plein air tout rés s onnant tôt le
matin des bruit des charrettes à
roues de bois apportant les légumes.
A côté grouillait l'étal de morue.
Les odeurs les plus délicates et les
plus déplaisante s'entremêlaient, .
et l L 'on ne pouvait n'était pas une ne passait
pas être cinq minutes sans entrendre entendre
la clochett tinter la cloc entendre quelque
bruit, le clochette fine du marchand
d[e] fleurs pouss ss anst t devant lui
sa voiturette pleines de couleurs les plus vives ,
le cri du mar r chand de vitres, du
réta ta meur, du ramasseur de bouteilles.
a A s c es cris, modulés, chantés, scandés,
l'orgue de Barbarie r m êlait souvent sa musique
dolente et, parfais, , à travers le
tintamarre, on croiyait saisir, au
loin, quelqu[e] son de cl l oche pieuse
venu d'une petite église perdue enclose
quelque part en tre d[e] hauts murs. Je
[illis.] devais finir par l[e] a trouver un
jour, cachée comme ell était par
la pierre et le lierre et aussi découvrir
un cimetière, le plus tranquill du monde

Image


entre des murs aussi, entre ses murs
épais
, avec des arbres s[en] touffus
pleins d'oiseaux, le beau ni[e] le
beau nid de la mort en pleine agit
plein milieu de l'agitation humaine —
où j'irais souvent chercher le silence
quand il me ferait trop défaut dans
ma bruyante maison.


Ma nouvelle logeuse était à l'image
du quartier, une pétillante galloise pétulante
Galloise
, tout en drôleries, tours s , farces
et toujours aussi à la course. Elle me
montra la petite chambre que j'aimai
tout de suite , assez haute pour dominer les
bruits et donnant d'ailleurs sur l'arrière une petite cour arrière
[illis.] l'arrière , étonnament paisible avec ses courettes
ses enchevêtrements de courettes qui servant ien t
presque toutes d'entrepôts ou de débarras ,
[illis.] aussi mor or tes s qu'était en t trépidante s la es rue [illis.] d'en face.
Le f f oyer r , minuscule, mais destiné à y
bruler du vrai combustible, , m'enchanta.
Gladys m'expliqua qu'elle l'allumerai i t
le matin en m'apportant le breakfast
et que ce serait ensuite à moi d'entre e tenir
le feu si je restais à la maison. J'aurais
à acheter moi-même mon coke et un
peu de petit bois pour attiser parfois mon feu.
Mais non, , se reprit-elle, , le petit bois, elle
me le fournirait gratruit. Pour la chambre,
et [flèche] le breakfast et un rien de lunch — scraps — ce serait un guinea la semaine. ce serait un guinea la semaine.
— Un guinea ! m'exclamais-je, non
ne connaissant pas encore l'expression.


Gladys m'expliqua que cela
signifiait one e pound and one e schilling.


Et je la fis rire aux larmes lorsque

Image


je lui présentai à la fin de la semaine
mon chèque pour un guinea.
— Mais cela n'existe pas en
fait, un guinea, me dit-elle. Aucune
pièce de la monnaie anglaise n'y
correspond. C'est juste une expression

— Mais pourquoi alors toujours
parler de guinea ?


Elle haussa les épaules. J'étais
prise à l'i i llogisme anglais comme je
l'avais é é té à la strict e logique française,
et il n'y avait qu'à s m'y 'y faire . Je
devais d'ailleurs m'y faire mieux d'ailleurs
qu'à plus vite
qu'aux raisonnements sans
fin l d es Français.


Ce premier jour où nous
discutions affaire, j'avais fini,
presque en me e ndiante, par propose[r]
demander : — Pour un tou t tout un guinea,
est-ce que vous ne m[e] donneriez
pas , un tout petit lunch du
midi plutôt que des scraps
de
lunch, puisque je sera serez serai souvent
sortie à cette heure, les mêmes
scraps for supper.


Elle rit enc à s e faire
entendre dans tout le quartier, trouvant
drôle mon accent, mes expressions,
mon petit manteau de lapin, mon
beret so frenchy , et finit,
tellement je lui plaisais, , par
consentir «to throw in for
a guinea a week supper and
even a bite in the evening if you

Image


should still be hungry, dearie, . » Et
c'est ainsi que je me ca a sai certainement
au meilleur prix possible dans tout Londres,
à l'époque.


Une seule chose me dé é plaisait dans
ma nouvelle vie , et c'était mon adresse : Lily
Road. « I know it smacks of
perdition, » le a vait dit convenu ma logeuse, puis,
éclatant d'un de ses rires à faire
trembler les vitres, , ell avait conclu
que je l'avais pas chère en tout cas, . la perdition


Sans aller jusqu'à penser que
le nom évoquait la perdition, je
rougissais quand je ne pou je devais
donner mon adresse
à haute voix, et
l'évitait s autant que possible, racontant :
« J'habite trop loin pour inviter des gens... »
Ou bien : « It' ' s terribly out of the way. »
Mais il fallait y pas as ser, ce ce Lily Road,
malgré so o n nom de souffre, , m'étant
presque le paradis. Pour me consoler,
Gladys en riant me faisait observer
que ce serait encore plus compromettant
si j'avais pris ma chambre dans un
non loin dans le petit bout de Petticoat
Lane.


Bohdan vint m'aider à déménager.
Il avait pu dénicher dans sa rue u u ne
espèce de tombereau à brancards dans
lequel nous avons réussi à transporter
en un[e] fois tous mes effets dans un m à dans
à grand bruit , qui nous faisait rire, les
vieux pavés pavés pavés résonnant fort
sous
les roues sans caoutchouc.
« Heureusement , me dis[flèche] ait Bohdan, que

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tu restes presque sur les lieux. Mainte-
nant ce ne sera plus long que, mon
concert passé, je pourrai t'accorder
plus de temps, et nous nous rattraperons.


Il m'aida à pendre ajuster mes vêtements sur
les cintres dans et à les placer dans de la la garde-robe . pendant que
j J 'essayai s ensuite de faire bouillir de l'eau
pour le thé, accroupi auprès du foyer.
Un de mes bonheurs ici serait de
pouvoir garder ma visite pour faire
monter ma visite, , ma chambre [s] avec
son divan-lit étant amenagé
en
sitting-room, . s'y prêtant, au


Bohdan était à la fois un peu
scandalisé et amusé de me voir
transplantée dans ce quartier peuple! Il aurait
cru , [flèche] me dit-il, que
je me serais trouvée plus à
l'aise pour écrire dans le calme
de la rue où il m'avait retenir une
chambre. Depuis que nous nous
connaissions, [flèche] quelques années
maintenant, depuis presque notre nos
premières rencontres à Winnipeg, il avait
j t oujours prédit
que je devien drais un
écrivain connu. D'où lui venait
pareille idée ? Je riais de lui alors
quand il me m'en parlait, ainsi. Il prétendait
avoir fait un rêve curieux à mon propos, mon
nom lui était étant apparu écrit en lettres
énormes. « « Non pas cependant, m'avait-il
précisé, comme au-devant de théâtre.
Grand cependant, néanmoins très grand. J'en ai conclu que
ce devait être sur la couverture d'un livre.
[flèche] Pendant que je m'essayais encore à préparer du thé, Gladys Gladys survint alors avec
un plateau
couvert de sc c ones au beurre,

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de gâteaux et , petits plats pots de confitures. «Dès que
j'eus vu ce jeune homme pousser ousser
vos affaires dans sa brouette, me
confia-t-elle plus tard, je l'ai aimé.
Il n'y en a pas un seul autre comme lui
dans toute l'Angleterre, vous pouvez en
prendre ma parol[e] et vous devriez mettre le main sur lui
— Cheerio alors sur lui pendant que vous en avez la chance. [flèche]
— Cheerio !... nous dit-elle en s'es s quivant.


Pendant qu'il buvait son thé,
Bohdan, comme je l'observais en silence,
me parut, lui si jeune encore, très fatigué, amaigri,
un peu vieilli, amaigri, des grands cernes profonds
entourant autour des ses yeux.

— Bohdan, lui dis-je, si tu veux accomplir aller
tout ce aussi loin que tu l' as en tête,
il va falloir
apprendre à te ménager.

— Irai-je bien loin ? fit-il mi-ironique ,
mi à la blague, mi-triste. d'un ton qui cherchait
à paraître léger.


Il me vint à l'esprit que j'avais
toujours pressenti en lui un[e] de l' angoisse,
s[illis.]t[illis.], en dépit de son caractère si souvent
gai, comme s'il en avait le sentiment
que le temps lui manquerait. Parfois une mélancolie
devait l[e] gagner dont je voyais

— Je vois assez clairement, me confie-t-il,
toujours comme un peu en se riant de lui-même,
un bout de chemin devant moi,
quelques années de route peut-ê être , puis
tout s'arrête, disparaît soudainement , tombe.

— Mais moi, je ne vois même pas
un jour d'avance devant moi et
change chaqu[e] jour de cap
, lui dis-je
pour plaisanter et le ramener à la bonne
humeur.
— Pourtant, ton avenir à toi est certain ,
me corrigea-t-il, avec un étrange serieux.

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Je n'ai qu'à fermer les yeux et je vois
surgir ton ton nom en lettres importantes.
Cependant ce il me semble qu[e] ce n'est pas à l'avanc t d'un
théâtre. Tu as bien fait quand même
de t'inscrire inscrire au Guildhall. Pourtant
pour un cours
d'art dra ra matique...
Quoique, d'après s ma vi i sion, c[e] n'est pas là
que tu brilleras. Où donc ! Je crois [illis.] voir
que c'est ton nom
sur la couverture d'un liv v re.
Ton nom Il s'y détache en grandes lettres.

— Un livre ! l[e] moquai-je. Moi
qui ne sait même pas encore tourner
convenablement une petite histoire ! !


Depuis Néanmoins, depuis les cinq ou
six ans
que j j e le connaissais, depuis
nos toutes premières re e ncontres à Winnipeg,
il m'avait toujours plus ou moins
tenu ce langage pr pr oche de la d'un
nécromant
, et j'avais souvent ri de [illis.] bo n
coeur de " ses " supposés dons.


Cette fois, il paraissait à la
si sûr de lui-même, affaissé à
quant à lui, quand t à moi, à la fois en même temps
affaissé et exalté,[flèche] comme s'il voyait
deux [illis.][i]les, l'une [illis.] brisée, et l'autre
[illis.], que j'en éprouvai un frisson.

[illis.] Par lons Parlons d'autre chose, dis-je,
tu me fais peur avec tes prophéties.


Ce qui m'avait le plus peur apeurée e
cependant toutefois c'était l'in n tense mélancolie
que j'avais pu surprendr[e] un instant
dans ses yeux gris bleu, [illis.] et que je ne
vis devais jamais ensuite revoir
que chez des êtres qui destinés
allaient mourir jeunes.


Nous avons pourtant fini notr[e] thé

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gaiement, Bohdan feignant de lire dans
les feuilles laissées tombées au fond de ma tasse sse que j'écrirais
un roman à saveur r populiste, ce qui
n'é é tait pas surprenant pour surprendre
, é é tant donné que
je me sentais si bien auprès des petit peuple.


Retrouvant cette scène ne dans tous
ses détails au fond de mon souvenir,
je songe enfin à me demander comment
nous ne nous sommes s pas aimés
d'amour, le doux energique Bohdan et
moi
. Il était droit, , la loyauté même, ,
énergique et doux, tendre et charmant, .
Lui, je ne sais pas ce qu'il voyait en
moi, mais j'ai l'impression [flèche] qu'il avaitt
pour moi éprouvait à mon égard
les mêmes sentiments d'estime, d'admiration,
de confiance, d e 'affection que je lui qu'il
m'inspirait.
que ce devait être un peu des les mêmes
qualités que je prisais en lui et qui me
m[e] faisait l' faisaient l'admirer, et l ui
faire [illis.] faire [illis.] lui accorder une
enti i è re confiance,
rechercher son appui,
désirer son approbation, enfin et le chérir profondément. , . [flèche]
d[e] Peut-être manquait-il à notre
sentiment
l L e lien entre nous était-il
justement trop honnête, trop limpide, trop
beau clair pour mener à l'amour ?


Il y manquait peut-être en effet un défaut
ou ce quelque chose de trouble ou d'inquiétant
que contient presque tout amour. Entre Bohdan
et moi il n'y avait jamais eu la moindr[e]
inquiétude ne nous étions
jamais causé
l'un à l'autre la moindre inquiétude si
ce n'est au sujet de notre santé. Ainsi Nous

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étions faits pour n'être que des amis ,
ainsi que l'on dit si [flèche] étrangement,
alors qu'être ami est pourtant
injustement, , car n'est-il pas mille
fois plus difficile d'être fou singulier que l'on de place [illis.]
l'amour
— si capricieux — au-de e ssus
de la noble amitié de l'amitié
presque
toujours si digne.


La dignité, voilà peut-être au
fond ce qui, tout en p p é servant notre
sentiment, l'empêchait de glisser à l'amour.


Mais, en verité, j[e] n'en sais pas plus
long aujourd'hui sur le sujet que j'en
savais alors sur le sujet.


L' amour en cette vie tout e de
mystère en est là


Comment comprendre l'amour !
Comment comprendre la vie ! Il n'est y
d'autre chemin que de s'y abandonner. qu'à [illis.] l'un comme l'autre.


Sur le point de s'en aller, Bo[d] h dan,
ce jour-là, appuyé au chambranle d[e] la
porte, comm s'il plus voyant voyant que
jamais, comm[e] s'il avait [illis.] l
a é ponse à mes
questions de ce jour et à venir, , me
lança , sur le revenu à son de son ton habituel d' humeur à la
mi- fois ironique mi- et tendre :

— A propos, je tiens à te présenter à
un jeune homme dont j'ai fait la
connaissance il y a quelques jours. Il
te plaira aussi sûr que Dieu est dans
son ciel et ses créatures sur terre. Quant à
lui, dè è s qu'il aura jeté les yeux sur
toi, il sera a à jamais ensorcelé.

— Une autre re des te prédictions , fis-[j] dis-je
en moquerie.

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— Qui sera réalisé, veux-tu en faire la gageure ,
en moins de trois mois.

— Quel est le nom de ce jeune homme
irrésistible ?
demandai-je toujours en mo o querie.


En A mi-chemin de l'escalier, [me] Boh dan
me le lança — est-ce que je me trompai ? —
avec une ombre d'amertume. .


Je ne saisi[illis.] s que l pré é nom : : Stephen.
— Ste e phen qui ? deman an dai-je.


[flèche] X Il Boh dan n'entendit pas ma question ou je n'entendis pa[s] sa réponse. En tout cas, je n'en appris pas plus long ce jour-là au sujet t sur [le] ce jeune homme au sujet duquel Bohdan avait réussi à piquer ma curiosité. X Je n'entendis pas davantage, le voix
de Bohdan couverte par l[e] se perdant dont le grand bruit
d'un autobus qui approchait.

VII


Ma nouvell vie d'étudiante commença, , avec
de s cours parsemée e ça et là [jeu donc]

au long de la semaine. J m'y livrai
avec courage et persi i stance j[illis.] cette
fois, mais sans enthousiasme jamais.
Je me forçais. M L es meilleurs moments
étaient encore mes jours libres ceux ou alors que je lui m j ' échappais,
les mes jours libres , , assez nombreux, , pour
partir à à l'aventure
sur l'impériale des
autobus. Je fus prise d' ' une vraie
passion pour ces voyages à travers Londres
d'ouest en est, de nord en sud, qui durai i ent
quelquefois trois ou quatre heures sans
me coûter jamais plus d'un schilling. Invariablement
je montais le petit escalier tournant,
m'installais er , si elle était libre, à la première une
place tout an dans la première r r angée rangée
en avant d'où je e dominais le spetacle
dominerais le spectacle
qui allait s'offrir

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à ma vue. Le e contrôleur montai i t, ,
souvent me trouvais à peu près seule e
là-haut, demandais : « Where ere to m ' am ? »
Presque toujours je repondais : « « Au bout . »
Souvent d'ailleurs, je reviendrais par
le même autobus, n'en descendant
même pas. Aussi i tôt i i nstallée là-haut
en t en route, il me semble que je deve e nais
heureuse. J'ai ainsi à rouler
appris Londres s de part en part, , comme
j'apprenl d rais plus tard Montréal en le
parcourant t sans cesse dans par [illis.] tra mway

à l'époque où j'y arrivai en 19- 3 9.
Au fond, sauf la City et les
certains « coeurs » de la ville comme
Cha a ring Cross, Trafalgar rafalgar squa a re, et Chelsea ,
et peut-être , Soho, Londres n'était qu'une s s uccession
de buroughs, espèces de petites vi i lles
toutes avec leur High street, agglutinées
en une interminable succession
déroulement.
Je prenais plaisir
à voir recommencer l'un après
l'autre ces petites villes si p[a][illis.] à allure dépendante,
si pareilles une avec à d' allure
paisible
avec leurs maisons attachées
l'un[e] à l'autre par rues entières, leur
invaria marché aux fleurs, leur
X [illis.] ét ernel tea-shop et la vision, qui
ne cessait ne changea[illis.] nt jamais ,
elle, [flèche]
chaque Tous les toit s en comptaien t souve[nt] plus d'un dizain[e] d millions et millions les chimney-pots à l'infini
X Parfois les maisons étaient en [morne]]
brique ocre noircie par la suie
de [tant] et [tant] d cheminées [crachant]
su r tout sur elles l[e] [gras] residu
du mauvais charbon brûlé dans

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[flèche] de chi i mne e y-po o ts s chimney-pots à l'infini. Ces pette
cheminées en formes de pots d fleurs, ,
la ville devait en contenu un nombre
effara ra nt, puisqu bien souvent, on en
comptait une dizaine sur cha a qu[e] toit, a a utant
qu'il y avait à l'interieur de ces petits
foyers comme j'en avais un dans
ma chambre. Quelle étrange ville, , chacun
y vivant isolé auprès de son propre petit
feu maigre plutôt qu'assembl[é] que réuni qu'assemblé
avec d'autre
autour d'un bon gros po[è]le. Parfois
la brique des maisons était ternie, ,
sans plus de couleur, sous la suie
qui retombait sous sur elles . Parf de
toutes ces cheminées et des usines proches.
Parfois j'aboutissais en à un miraculeux
quartier square
de bri i que rose autour d' un entourant
un petit t jardin pri[illis.] enl[illis.]s parc parc près[illis.] , enc c los
de haie vive
ou de mur s bas, à l'usage
seulement des seuls habitants des belles
maisons [ roses relui i santes qui en avaient la clé. [flèche] [illis.] d'alentour qui [illis.] av aient [illis.] la clé pour e e n ouvrir la barriè è re. .
A l'intérieur, on
pouvait [flèche] voir passer une nurse en voile flottant
sur les épaules qui passer en poussant pou ou ssan n t un landau , ou
un vieillard aller à pas lents en
s' appuyant appuyé sur sa canne
. Il n'y avait
pas de ce de promenades qui ne me découvraient
quelque chose de neuf. Parfois, je descendais,
explorais longuement quelque quar r tier
très loin d'où j'habitais, , me t t rouvant
si à l'ai i se que j'avais envie d'y
rester. Souvent je faisais le voyage trajet
aller-retour d'une traite, toujour
étonné qu' au retour en revenant il par r û û t si
différent qu'à l'aller. Il m'arrivait,
comme du haut de d'un chariot, de noter

Image


presque sans arrêt tout ce qui se déroulait s'offrait
en bas à sous mes yeux à la fois , de fascinant et
de et de triste comme dans toutes les grandes villes. à la fois . comme
Il m'arrivait
aussi, de plus en plus souvent , [illis.] b ercée par
le mouvement, de perdre tout contac c t
ave e c la réalité présente et de partir
en des s rêves qui etaient presque
toujours heureux du moment que
c bercement comme une sorte de
roulis en mes r accompagnait
mes pensées.


Evidemment, j j 'allais à mes
cours entre temps
et accomplissais
d'héroiques efforts pour en retirer aussi
quelque quelque profit. du bon bienfait
. Cette partie de ma vie, les
cours au Guildhall , sur l'énonciation
par exemple, au [c] où un professeu[r]
s'appliqua^ un[e] fois pendant prè è s de trois - quart s d'heure
à me faire prononcer « little » co o mme il
se do o it, m'enseignant où place
la manière
de placer m m a langue pour
Guildhall y arriver et qui, de dés s espoir, me
demanda n : « Mais où donc avez-vous
appris l'anglais ?... » à quoi j'avais
répondu d d istraitement, , à bout de fatique :
« Là où j' ' aurais dû û apprendre plutôt
le français .. ? . » ; les leçons de
maquillage où j'appris à me
déguiser en Sioux ou Nippone pour
le bien que cela me f î t jamais ; les
séances d'escrime, la lecture de
textes de grands dramt at urges anglais ;
tout de cette vie que je vécus alors

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entre les murs de l'Ecole me para î t aujourd'hui
avoir été un rêve, et seuls les rêves eux- - memes
poursuivis au bord de la Tamise, sur les
embankments, sur r le'i i mperial e des grands
autobus et même dans la cabane que
possédait à Hampton Gla a dys en fac de
Hampton Court
où j'al l lais en week-end — en sorte
que c' ' était d cette rive rive des pauvres, ayant
la plus belle vue sur le château, qu'on
en profitait le mieux — seuls ces rêves
restent comme la part vraie et durable de
l'existence que je menai pendant ces
trois ou quatre mois. .


Des scènes à l'Ecole de la vie que je vécus alors émergent
pourtant
avec une netteté saisissante e .
J'assistais ce jour-là à une avec une
trentaine d'é é lèves à un cours de
Rorke Miss Ror or ke e que nous appelions le dragon.
Elle n'a a r r ê tait pas d nous abreuver invectiver.
d'insultes, nous traitant de snails , à
cause e d[e] la notre len en teur, , je suppose e , , ou de momies,
ou de e pauvres spectres incapables de se
faire entendre à [deux pas]. . Elle n'était pas la
seule à nous lancer ainsi sans cesse
l'injure
. Beaucoup d'autres professeurs
usaient de la même tactique abominable. .
Pourquoi donc agissaient-ils agir de ainsi
cette inhumaine manière avec d d es
élèves
déjà tout tremblants de peur ? Il
paraît, , on m'a me l'a dit par la suite, que, , [flèche] pareils aux pi i cadors rs picadors
nous piquant aigui i llonant ainsi au vif f l'élève, ils en
obtenaient tout à coup de nous une réaction
vivante vive [s][illis.]. f[illis.].

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pleine de douleur et de feu. et pleine de feu. P eut-être, mais ils
devaient aussi en faire rentrer
quelques-uns à jamais dans leur
coquille.


Miss Rorke passait pour être
un un l' i i mbattable p p ro o fesseur des s class ss iques es
anglais. Nulle n'enseig nait mieux qu'elle
Shakespear[e] et [illis.] surtout Bernard
Sha a w qu'elle avait beaucoup joué é
dans sa jeunesse et dont elle avait
l'humour redoutabl[e] et caustiqu
avait certainement dé é teint
sur son caract t ère


Elle nous jetait rappelait à coeur d jour : : « v v ous
qui aspirez à monter sur la scène, à envoûter
des salles, à voir votre nom en
lettres lumi i neuses à l'enseigne des
théâtres, et vous ne savez rien faire :
ni marcher, ni vous asseoir, ni même
tendre la main con n venablement,
encor[e] moins r é citer, , bien entendu. .


Elle disait vrai. Je m'étais aperçu, ,
à à voir les autres évoluer , , qu'ils n
savaient en en effet ni marcher, ni s s ' ' asseoir
ni s s e comporter sur la scèn d'une e façon
qui eû û t paru n n aturelle. . J'appre e nais s
que tout devait ê ê tre ré-appris recr é er ^ recrée sur la scène
et que rien pour y avoir l'air vrai,
et que rien, , tel qu'on l'accomplissait,
dans la n e serait-c que de se
moucher
, ne de de vait s faire là à - - haut tel
qu'on l'accomplissait dans la vie. .
Mais j J usqu'ici j'avais vu les
autres passer au cr r ible et pa[r] je n'avai i t s
pas encore été moi-même l'objet la cible
l'une e de ses attaque s .
Tout à coup, , c jour-là,

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je m'entendis appelée e je m'entendis Portia
commandée r e :

V Venez Vous, là, venez nous lire un pa a ssage. . ..


Nous e e n étions au Merche a nt of Venice Marchand de Venise. .
— ... Tiens , le passage plaidoy er de Por or t t i i a a au juge
lorsqu'elle de e vant l[e] j j uge. .


Il n'était plus question de me
sauver ver comme de e chez Dullin. Je mo o ntai
les trois ou quatre petits marche e s menant
à la scène au podium . .
Je trouvai le pas s sage en question.
Je commençai à lire d'un[e] voix qui me e
semble a venir d'un autre mond[e], si faible,
si lointaine, e t fragile, e e n laquelle je ne
me reconnaissais nullement. Une
autre que moi était là, une autre que
moi lisait, agissait, , pendant que moi-même ,
d'infiniment loin , avec une certaine
pitié pour celle qui s'était laissée prendre, regardai i t
faire. . Puis ma a voix s s e raffermit et
revint à mes propres oreilles comme le le s
autres peut-être l'enten la recueillait e nt . Je
l'entends encore, , je l'entendrai sans doute
toujours, bien que je ne me souvienne
pas de e s mots qu'elle [p] eux-même
qu[e] je prononçais
. La vie m[e] les a ôtée s ,
comme dirait Ruteb oeuf euf, elle me les a
volés comme elle , elle nous prend tout
au fond avec l'âge,
sinon le souvenir
d'avoir été jeune, h h ardi et téméraire.


Puis tout se mêla et se confondit.
Je n fus pl l us une e qui lisait, une autre qui regardait.
J'avais é é chappé et aux autres et à moi-même.
Ma La t t imidité et ma détresse m'avaient
reflu é e au loin de ma vie . J'avais ré é inté é grée
mon enfance. J'étais toujours en classe, à l'Académie

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Saint-Jose p h. L'inspecteur nous épiait. .
Soeur Agathe m'avait supplié e : «Lève-
toi et sauve la classe.» Et je fai i sai i s
de mon mieux, au milieu d'un
cours, ^ était-ce au Guildhall, ^ était-ce à Saint Boniface,
pour sauver
encore encore Dieu sait quoi ! En tout cas, m M a
voix
petit à petit prenait une certaine
assurance. Un silence complet
m'entourait. Sous la gaieté que
l'on me e reconnaissait au Guildhall, ,
est-ce que ne transpe[illis]r transper ç ait
pas aujourd'hui enfin le vei ie ux fond

de tristesse qui m to ujours m'avait
habité e ? Est-ce que ne m'avait
pas rejointe ma vieill[e] misère de
la rue Deschambault qui, étonnament ,
par les mots de Shakesperare , trouvaient
à s'etre s'exhaler ? Plus
profo Mais l L e profond silence qui Peut-être
aussi le profond silence de la classe
? était-il l e 'expression d'un étonnement
sans borne. Qui donc à Londres
avait jamais entendu, entendrait
jamais encore Shakespeare récité
d'une façon si singulière , si peu orthodoxe,
qu'elle révélait peut-être, à la fin, le
vieux maître comme il ne
l'avait jamais été aux yeux des siens.


Quand j j 'eus termine l m a tirade,
le silence dura a encore un bon moment. .
Puis Miss Rorke, un peu bourrue,
concé é da , :
— Dommage qu[e] vous ayez
un tel accent si barbare car par
moments j'ai eu l'impressi i on de que quelque

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chose qui prenait vie. But, child, I
could hardly make out a single word out
of your stupendous accent. »


A l'écart, elle me dit pourtant : « Si
vous voulez venir chez moi, le soir, je vous
aiderai en particulier, sans qu'il c v ous
en coûte un penny, bien entendu. »


J'y allai deux ou trois fois, je crois,
et, à à part m'avoir fait défiler enfiler
en vitesse, , sans s re e prendre so o uffle, une
suite deux ou trois fois de suite , une une suite
une suite effrayante [illis.] des mots tels que [illis.] de
which whi i chever,
witches, whence whence , where, wherever, either, neither, ,
however, beneath, whole, whatever. , ..
elle me gava de sucreries, bonbons,
scones, hot tea , bi i scuits and et crumpets.
Chez elle, l dragon n'était qu'une petite
vieille aimable, enfoncé ce e dans un
fauteuil victorien, ses pieds menus
rejoignant à peine posés sur le pouf
au bas ras d[e] sa
jupe sombre, et qui , entre deux bouch é es,
me fai i sai i t reprendre [illis.] whic c h which wi i tch,
whim, whi i c c hever... Ou bien : t[illis.] h rone, throw,
thorough, through .. qu[e] je n[e] [v] [s] ais suis
toujours pas encore incapable d d e prononcé e s r
correctement
après toute cette peine qu'elle et tant d'aut t res
se donnèrent à mon endroit.


Je m'étais aussi inscrite au cours
d'art dramatique en français chez
Madame Ga a chet qui, , elle, , m faisai i t
répéter, , un crayon entre les levres dents , , pour
me délier la langue : " « Je veux et je
l'exige. » Autre dragon, elle n'arrê ê tait

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pas de e me reprocher «comme à à tous
vos compatriotes de e parler de e la face ce
et non de la gorge» [illis.] .


Avec elle — comble de l'ironie ? !
j j ' ' é é tudia a is, en traduction française,
la a e Saint[e] Jeanne de Bernard
Shaw, r r ess ss ortant bien plus du u
domaine de Miss Rorke mais que
Madam Ga a chet pré é tendait proch[e] d[e]
moi qui en aur r ait eu, selon elle, les
traits, le visage, l'allure. . J'en ai
J'ai longtemps su longtemps
par coeur l l es es plus
brillantes répliques ^ de Jea Jea nn[e] à l'Inquisiteur
, puis
un matin, les s cherchant dans ma
mémoire, je ne les ai n'ai plus rien trouvé es .
La sainte Jeanne d ma a dam Gachet
se rappro o chait énormément de
l'interprétation qu'en donnerait [illis.]
quelques on
qu'en avait donnée Ludmilla a
Pitoëff, pr en traits dé é licats de e petite
sainte de Vitrail vitrail . Venu à Paris pour
la première, , Bernard Shaw aurait é
tellement enragé de cette i i nterpr é tat t ion
qu'il n'aurait, de tout tout au long
d'un diner donne offert à son honneur, adressé é
un mot à ma a dame Pitoëff assise
à sa droite tout à côté de lui .
De même , qu'à il
fut si mécontent au festival d Ma a lvern, , auquel j'assistai,
d[e[ l'interpretation — toujours en sainte de
vitrail — d 'Elizabeth Bergner
qu'à
l'entracte il partit comme un fou
marcher dans le dédale du jardin
qui entour au milieu
duquel se trouve situé
le délicieux petit theatre d'été. Moi-meme, , étant X
X [flèche] [illis.] journée, pou[illis.] étant venue à Malvern pour la journée, je j j e m'étais me trouvai en ce moment engagée e dans le labyrinthe

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entre des haies très hautes très hautes et, à plusieurs reprises, , comme
alors que le s caprices du dédale nou[s]
rapprochaient, , j avais entendu des
bougonnements et des es bouts de phrase[flèche] qui m'arrivaient par-dessu le feuillage.
tout bouillonnants de colère .
Puis à A un
tournant, brusquement, je me trouvai fac[e] à face, à
deux pas , seulement, avec un vieil homme
à barbe blanche, l'air
qui m lança
un regard furieux puis continua
son chemin tortueux en bougonnant toujours. de plus belle.
J restai sur place, , saisie d'une surpri i se
i i mmense. « Mais c'est Bernard
Shaw, m dis-je, que je viens de croiser. Et, de de plus,
en colère, , comme presque toujours. ! » Je
voudrais continuer les anecdotes s , l'une
appelant l'autre, , mais le e dervic c he derviche sait
de e mieux en en mieux qu'il n'a pas s le
temps d[e] e les enfiler toutes s'il tout
recuiell recueillir de ce qu'il qui qui lui revient ent
du passé
s'il veut voir le bout de e sa tâche. e.
Ce que je voudrais ajouter c' ' est que la
seule sainte Jeanne^ tirée de sa pièce que Bernard Shaw
approuvât
jamais c' était cell[e] qu'avait
ca a mpée e Dame e Sybil l Thor or ndik k e e ke puis , plus tard,
reprise avec plus ou moins Mi i ss ss Rorke , :
une robuste, saine fille de campagn[e],
toute réaliste, presque sans mysticisme, la
pre
raisonnable et raisonneuse, la
première sainte protestante chez les
Catholiques comme il l'avait lui-même
défini e .


Chez madame Gachet, j j é tudiais aussi, ce ce
qui avait plus de sens, Molière et Racine,
j j usqu'au jour où elle m[e] lanç ç a un le
livre par r la a ê te en déclarant qu e je ne

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comprenais rien de rien à ce genre - ce
qui était la verité mê ê me.


Madame Gauchet avait eu
comme é é lèves des acteurs devenu
déja prestig comme déjà alors
prestigieux comme
tels que Vivien Leigh et
Charles Laughton . . I I ls venai i ent
d'ailleurs encore travailler assez
souve e nt travailler
leur rôle avec
elle , . Quand qui ne manquait
pas d'en informer les timides comme
pour d'en informer ses s élèves
ordinaires.
Quand elle était dans ses ses bonnes,
nous avions même droit à des
potins et croustillantes histoires sur les
grands du théâtre et du cinéma, qu'elle
connaissait, , il faut en convenir, , sous
un jour révélateur et t souvent impitoyable.


Quelle bonne volonté [illis.] m'apparaît [illis.] malgré
[illis.] ^ avoir souvent été la mienne souvent la mienne à cette époque. [illis.] que
j'y songe ! (espace) Quelle bonne volonté m'appar ar aît aujourd'hui avoir alors malgré tout été la mienne en ce temp de ma vie![flèche]
Quand le temps l'air devint plus doux, ,
même après que je n m 'e f us fait lancé lancer
Racine par la tê ê te, il m'arrivait t d'aller
r r écit t er à voix haute
de ses vers dans le seul endroit
où j'étais sû û re de ne e déranger personne
et de ne pas faire rire rire de moi, . [flèche] C'etait dans le petit
cimetière de Fulham plein d'arbres
touffus et de vieilles tombes
a a nci i ennes
entre d d es mur épais, , , et là, , clamant
mes vers, j'avais parfois avoir eu co co nscience si
vivement de troubler un si long et magnifique sacré
repos que je m'interrompais pour lire

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au hasard des épitaphes, . datant de
[l]'ère élizabéthaine d'un d D e caractère
plaintif et doux, et j'avais le sentiment ,
[illis.] les recevant, en plein Racine, comme
un écho d'humbles vies existences
anglaises oubliées jusque-là depuis longtemps,
que ma vie était encore plus étrange
dont celles que celles dont je recevais
tout à coup [illis.] en quelque sorte, des nouvelles, et
[illis.]'en a[voir peur un peu].

plutôt, au hasard du des é é pitaphes . [flèche] Elles étaient d[e] caractère plaintif et
doux.
Les recevant en plein Racine comme
un écho d e 'humbles existences anglaises
depuis longtemps oubliées, , [flèche] j'avais alors le
sentiment que ma propre vie [é]tait encore
plus un étrange me découvrant j'é é prouvais
tout à coup le e se e ntiment t que ma ma vie vie é é tait mille
foi[s] fois bien plus étrange surprenante encore que e je n'avais jamais pu celles que j'étudiais dans les
l'imaginer livres. et ,
p P endant un quelques moment s , ell[e]
m[e] fas s ci i nait au-delà de toute e é é nigme. e.


Ainsi je vivais à Londres pendant ces
mois-là, livré é e à l'ennui et à la tristesse,
m'obligeant à des es efforts qui paraissaient
devoir me mener null part, puis, soudain,
la jeuness s e, le coté gai de ma nature
reprenait e nt le dessus, et voilà que j étais projeté é e e
en pleine drô ô lerie, riant et faisant rire
autour d[e] moi comm au temps de e s
tournées au Manitoba, comm je ferais
rire plus tar r d au long g de mon passage en
Provence.


Après être descendu e d la scène, ce jour où

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j j 'avais lu l[a] grand[e| tirade e de e Po o rtia, ,
alors que j'etais encore tremblante et
que les é é lèves autour de moi m jetaient
d regards singuliers, que je ne savais
comment interprêter, un grand et beau
jeune homme
s' ' é é tait approché de moi
et m'avait chaleureusement félicitée applaudie. .
— Laissez-les penser c[e] qu' elles ils veulent, ,
ici
et même rire, , si ç ç a a leur chante, mais
c'est vous en ce moment qui c c ommandez
toute l'attention


Naivement j avais prise pris pour
un compliment cette phrase qui en
était peut-être un d'ailleurs. s.


Au bout d'un moment de conversation,
il m'avait proposé :
— How about a cup of [illis.] tea ?


Vers les onze e heures, le ma a tin, et
vers quatre tre heure, le milieu de l'après- - midi, ,
presque e
tout le mon on de dans cette Ecole du Guildhall l l âchait
danse , escrime et déclamation tout pour se réunir
à de e petite tables de
quatre au restaurant d[illis.] e l'Ecole et [y] y
boire d' ' innombr r ables tasses s
d[e] thé.


Bientôt toute ma classe y fut presque en
entier, repartie en petits groupes, [illis.] , et je[flèche]
pus m cacher que tou nous
m'aperçu[s] que tous les yeux venaient
fréquemment à tout instant se fixer avec une
curieuse e e xpression sur l couple
que nous formions, seul[s] et un peu à
l'écart, le beau Gallois et moi


En fait, il m'avait dit son
nom


[flèche] m'aperçus qu e tous l[illis.] la plupart nous fixaient , le beau
fréquemment , avec un expression qui me parut

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le grand Gallois et moi, assis en amis un peu
à l'écart, avec une expression à laquelle je
pus à peine croire tellement elle disait
pour moi de considération nouvelle et même d'envie.


M'ayant dit son nom et qu'il était Gallois,
aujourd'hui il ne me reste, pour me l[e] rappeler
à la mé é moire, , que cette appelation. Il m'avait
sans doute appris, alors que nous buvions notre
thé, qu'il avait étudié [illis.] au Guildhall et que,
faisant carrière à Londres, il y revenait
de temps à autres^ à ses vieux mai î tres, for or a a refreshing course ».

C'est ainsi qu' , que a A ttiré aujour r d'hui par il ne savait
quel motif à entrer en passant dans la classe
d'interprétation dramatique, il m'avait vue, entendue,
et s'était senti sur-l[e]-champ subjugué par cette
singulière petite personne [flèche] à la voix et au visage
comme transfigurés par une intense vision aux
grands yeux et au visage
comme tout emplisd'une
intense vision nouvelle du théâtre anglais.


Ce que moi je ne savais pas encore de lui, c'est
qu'il était une des très belles voix de baryton de
l'Angleterre, avait chanté maintes fois à Covent
Garden, et se trouvait engagé sur la grande voie voie royale
du succès. Pas une des jeunes filles présentes
ne m'aurait donc pas volontiers arraché les
yeux
à me voir aujourd'hui recherchée par lui
qui en avait sans doute dejà recherché^ [illis.] plus d'une parmi
elles. Car j J e devais apprendre assez vite que
j'etais loin d'être la première au profit de laquelle il
ourdiss ss ait de si belles phrases.


Sans plus perdre de temps, il [illis.] sortit son calepin d'adresses
et me demanda la mienne. En bon seigneur, , il m'apprit
qu'il me ferait signe un de ces jours pour venir me prendre
et m'amener à quelqu quelqu'une de ces soirées musicales
qui se donnaient dans
les plus grands sa a lons de Londres. Cela aiderait compléterait ma formation artisitique
en plus d me fournir un champ d'observation unique.

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girl, [illis.] w ith such a bewitching accent » .


Curieusement Donc , cet mon accent que
l'on s'appliquait tellement à corriger
depuis que j'étais à Londres y était
précisément ce qui mon atout le


Mon Ainsidonc mon accent que l l 'on s'a 'a ppliquait
tellement à corriger depuis que j'étais
à Londres était donc , à ce que je croyais
voyais comprendre de plus en plus clairement,
mon principal sinon mon
seul attrait .


Mon bea Sans plus tarder u grand Gallois , ayant tiré é il tira de
sa poche un cra a yon et son petit calepin
d'adresses, et me dema a nda a la mienne, .
Car u U n de ces jours, , , [illis.] [flèche] m[e] [illis.] en [illis.] seigneur [illis.] il me ferait signe,
et nous irions à quelque soirée
musicale dont il faisait partie . .


[flèche] Moi, , hélas, me souvenant alors que plutôt que d'avouer que
j j , ' habi i tais Lily Road, , je fit s
la a capricieuse,
l'incert t aine, , disant : « Je suis sur le
point de déménager ... J n sais vraiment
pas où j'irais s ... ou ou je s s erai demain ... ... »
Puis embêtée de sa a voir comment t me tirer
de ce pas , je ramassai i mes livres, , lui
tendis la main, , le remerciai pour
son thé et partit s presque à à la course. .


Quand je racontai à^ cette scène à Glad d ys [ce] , elle
qui s'eta cett rencontre me traita
m[illis.] me traita d'innocente
et de e folle , di i sant qu ce
beau grand Gallois é é tait très connu
à Londres, , qu que l'on entendait souvent
sa superbe [l] v oix au B.B.C BBC . , que
d'ailleurs tous s les Gallois étaient gens
doués musicalement et très des plus att tt irants, .
et que c'était Ce serait donc bien fait
pour moi si je

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ne le rattrapais jamais.


C'etait compter sans la t é nacité é de
notre Gallois. i I l eut peu u de peine au fond
à obtenir mon adresse et [illis.]t-même même mon
le numér[o] de [le] t éléphone d[illis.] du régisseur
[d]e l'Ecole. Deux ou trois jours plus tard,
je descendis de l'autobus droit comme
toujours dans s l'échoppe et pres es qu dans
les bra bra s de Gladys qui m'attendait en
proie proie à à la plus ^ vive sur excitation.
Mon Gallois
avait té é léphoné . Il avait lai i ssé
un me e ssa a g e . . C I 'était bien l[e] Gallois celui
qu'elle pensait à^ qu'il etait: une cé é é [b]rite. !
Il E lle
avait bien not t é
le numéro. . Il me
fallait rappeler au plus tôt du
bureau de Geo o ffrey.


Ce qu'ell appelait le bureau de
Geo o ffrey était un ancien p p upi i tre à
cylindre logé dan s un coin de l'échoppe
et encombré d'é é crous us , d e vis, , de bout s boulons
de bouts de t t uyau et d'une e mas s sue e masse ancienne
qui
maintenai i t en place e la pi i le e pile de fact t ures
non acquitté é es. Le mal étant fait, d[e]
laisser savoir où j'habitais, je rappelai
l[e] beau Gallois .
— Pourquoi ne vouliez-vous m p as me
donner votre adresse?
me demande-t-il .
— Parce que je n'avais pas envie de qu[e] l'on
sache que j'habite Lily Road.


J'entendis un rire énorme, qui
ne semblait ne devoir cesser,
franc, sonor e ,
roulant à couvrir l e gro o ndement d e l a rue.
— Peti i te e folle ! m[e] dit-il. Savez-vous
d'où je viens? Du fond d'une min d
charbon. Mon père est encore travailleu sous terre.

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J'y ai moi-même travaillé j j usqu'à l' ' âge de seize ans.
Venez- - vous avec moi ce soir oir à
l'Ambassad e d'Autriche ? Tenez-vous
bien, l'Ambassadeur, , c[e] n'est pas une
blague, , s'appelle le baron d e Franke e nstein n .


Je fis sign que oui sans songer
qu'il ne pouvait me voir, , mais il
du u t interpréter correctement mo o n silence,
car il me signif p me signifia :
— J pass e vous prendre à huit heures
tapantes s .


Ma ma On avait trouvé un
coin pour ma mall[e] garde-robe sur un
bout d[e] palier à cô ô t t é é d[e] la porte de ma
p p orte[flèche] de chambre .
J'en sortis mon uniqu ma robe e [illis.] longue
soir
en t t affet t a a rouge clair, à à laquell
Gladys [illis.] tint absolument à soul[illis.] donner
un coup d e fer r .
Je mis les s souliers s assortis. . Gladys
[illis.] me remonta les cheveux en un t t as s
de e petite bouclette sur l haut d l[a] tê ê te, ce qui me
fit ressembler à un portrait Reynolds de Reyno
d' [flèches] dont elle avait une reproduction d'un Reynolds qu'ell
avait dans s son sitting-room. .
J'avais, ,
pour complé é ter ma toilette de grand soir, ,
des s gants blanc, et une sorte e de petit[e]
mante cape
en velours noir. . Prête longtemps
d'avanc[e], je vins attendre mon Prince e ,
assise, , au milieu de l'echoppe, , sur
un chai ai se e à laquell Geoffrey s'était
â é de donner un coup d[e] torchon.
Revêtu comme toujours, , au travail, , d'une
lo o ngue blouse grise qui l[ui] donnait
l'air d'un prisonnier, il s'etait lui-même
assis auprès d l[a] porte grand[e] ouverte,
i i ncapable de se mettre au travail dans

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une pareill[e] atmosphère d'attente de surexcitation. .


Comment s' é tait ré é pandue la
nouvelle, je ne le sais trop, mais tout le
coin d rue était au courant que « that
nice little French lady at Glady's ' was is
going
out t to ni i ght with the e ri i nging Welsh
French voice one heard hears of over the wires wireless
... »
Mais la sortie, dans l'imaginat t ion de
nos voisins, était deve e nu e un bal [illis.] peut- ê tre
à Bucking ham Palace , [illis.] savait-on savait-on ! ! !
et prenait de minute en minute d d e
si grandioses pro o por or t t ions qu'il n'y en
avait pas un qui ne fû û t sur le pas de sa
porte à guetter l'appari i tion du Prince. Ils
devaient s s 'attendre à le voir arriver en
carosse. . Tout au moins en quelque
resplendissante voiture conduite par un
chauffeur. J'éta a is devenue leur conte de
fée, , la Cendrillon si chère au coeur du
peuple qui va avoir [flèche] accès par à travers elle avoir
apercevoir ce s oir les y assis ce soir m[illis.],
^ par elle aux splendeurs. .


L'heure approchait .Les gens, sur leur
seuil , consul l t t aient la gros os se horloge
au-dessus de Smith's Watch h Repair.


A huit heures pr é ci i ses s'annonça dans
un bruit de e tonnerre , comme t t oujour s , , , l'autobus
venant d Knighsbridge Knightsbridge . Les vi i tre s tremblèrent.
Le géant s' ' arrêta pile, , sa a porte ouverte devant
la a porte accueillante de Geoffrey Price's Radio [illis.] Bicycle
and Radio Repair Shop. Mon Gallois en
descendit droit dans l'échoppe e pour se
trouver, , parmi les bicyclettes pendues au u
plafond, , en habit du soir, , l e plast t ron n
i i mmaculé, le haut de forme un peu i i ncliné

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sur le front, , ayant à la main un e canne à pommeau
d'or, et traînant, , à peine retenue
au cou
par une agraffe et rejetée
nonchalamment en arrière des é é paules,
une immense et su u perbe ca a pe noire de velours noir
qui d'un coup ramassa toute la
poussière
du plancher.


Le conducteur, i i ntrigué par l[e]
personnage qu'il avait , du coin d
l'oeil , vu quitter l'autobus, , abai i ssa
la vitre, , sortit la t ê ê te pour le sui i v[r]e
du regard j j usque dan s la boutique,
s'attarda . Mon grand Gallois
me tendit la main, , me tira d[e] ma
petite chaise à fond de paille d d roit
vers s l marchepied de l l 'autobus. Le
cond d ucteur do o nna du gaz, et
nous voilà r r epartis repartis par le mê ê me
autobus qui nous avait amené le Princ e . .


L'i i ronmonger, la marchande d[e]
fleurs, le marchand d pois mare e yeur,
l'ap p othecary, le le green grocer, tous
décus, yeux ronds, ébahis, nous
regardaient partir comme les plus
simples des mortels et n'en revenaient
pas, n' ' en ne sont peut-être jamais revenu s
de e leur [illis.] amère intense déception√


Je me faisais, vers ce même temps, d'autres
amis qui devaient m'être plus chers
qu le beau grand G G allois entré de
si spectaculaire façon dans ma
vie, pour en sortir sans doute aussi
vite, car, passé la soirée chez Frankenstein,

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j'ai beau foui i llé ma mémoire, je ne
trouve plus de trace de lui.


Je m'attachai beaucoup alors à une
gentille jeune fille à qui ses ses parent s
payaient le cours s en art dramatique au
Guildhall, , n'ayant jamais même eux-mêmes
d e toute te leur vie mis l e pied au théâtre. .
Elle m'avait i i nvitée chez elle, dans le
South End, , par-delà à la Tamise, dans s
un lointain quartier d la vill e ou, curieuse-
ment, ne m'avaient pas s encor conduite
mes randonnées en autobus , pour prendre
le diner un dimanche, en compagnie de
sa famille, et sans doute comme dans
toutes les maisons de Londres à cette
même heure, nous avons mangé de la
côte de bo o euf et du york k shire pudding. .


Nous Phyllis et moi sommes allées voir ensemble Phyllis
et moi, un d 'innombrable nombre pièces s de
théâtre.
Nous prenions l d es s plac c e s bon
marché dans ce qu Phyllis appelait
« the go o ds », , correspondant au pou u lailler
à Paris, , c'est-à dire parmi les plus
haut perchés. Dans certains théâtres
il nous arriva d'ê ê tre tellement en
su u rplomb sur la scène que nous ne
voyions plus des acteurs que leur s
crâne, chauve souvent, , évoluant loin
en bas. Nous avions peu d d e chance de
leur voir jamais le visage «à moins,
m'expliquait Phyllis, , «qu'ils ne se
mettent à jouer subitement « for th e
gods", ce qui é é tait le cas comm l l ' ' avait
fait fit un soir l l e grand Irving[flèche] d'illustre mémoire, , qui , se rappell ant
sans doute sa jeunesse pauvre , et ne s'ent t ret t int t

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plus, , tête renversée , regard au
plafond, , qui qu'avec les miséreux penchée s
de là-haut vers lui.


Quant à nous moi , , il me semble que
ce ne f f ut jamais qu'au moment
des applaudissements qu e nous eûmes
je vis se lever se levèrent vers- - nous des regards
qui peut-être^ d'ailleurs un peu implorants. quémandeurs.


Les places à vil prix — à un
schilling, je pense — ne pouvaient
évidemment ê ê tre retenues, et elles
étaient en grande demande. . Nous
devions donc arriver un[e] bonne
heure à à l'avance, et déjà bien
souvent une queue s'e é tait formée
aux abords du théâ â tre . Nous y preni i ons
place, , et en un rien d[e] th temps ell[e]
s'allongeait jusqu'à se perdr[e] dans
quelque petite rue adjacente. . J'en ai
vu s'enrouler, , selon le caprice ce des gens
ou la commodité des lieux, autour du
théâtre en une esp è ce ce de lasso so qui
en faisait deux fois le tour. Les deux
rangs qui paraissai i ent, l'un s'en aller, ,
l'autre revenir, , en n s e retrouvant, ant,
parfois très proches l'un de l'autre ,
co o nversaient en en tre eux. Quelquefois
survenait un loueur d[e] pliants. .
On pouvait s'en procurer un pour
six pence ce , s'y asseoir très confortablement
en rang de deux, , le long des murs. .
Ou bien, l'on é pinglait^ s s ur le plia a nt son nom é crit
sur un bout de papier et l'on pouvait
s'en aller sa sans ri i sque [illis.] d
se faire voler
se place s'en aller tranquillement

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manger une bouchée dans un casse-cro û te
avoisinant ou simplement se promener. .


Pour ma part, j'aimais rester à
m[a] place avec les gens se e rrés s ensemble comme
qui formaient comme pour former une famille ami i e amie au X
X au u milieu du trottoir Pleuvait-il, milieu du trottoir
Pleuvait-il, , et des parapluies
s'ouvraient, assez grand pour abriter un
voisin é favorisé. dépourvu. Souvent, après en avoir
demandé l'autorisation[flèche] du regard , ou alors
qu'elle
m'était déjà offerte, [ je me glissais sous
un parapluie à côté de moi et presque
inévitablement[flèche] j'[ent] je'enga la une conversation
s'engageait j'enga ga geais
une
conversation ][ ][ avec l' ' o o bligea a nt t v v oi i sin. .
Des gens lisaient tranquillement sans leur
parapluie q q u'ils tenaient d'une main, ,
tournant des pages de l'autre. Des femmes
tricotaient de longues écharpes qui pendaient
par terre, et on nous les s avertissait avertiss ss ions : «Votre belle
écharpe traîne dans la pous s s s ièr[e] e .» Quand
les soirées étaient douces et sans pluie, ,
c[e] qui arriva assez souvent même au cours
d[e] l'hiver, ,
des artistes de rue survenaient. .
Tout à côté sur le trottoir, de nous i I I executaient
à notre profit à notre profit leur numéro, ^ leur pas d danse,
chantaient avec de e vi i eilles
voix b b ri i sées, dansaient, dess ss inaient
à la craie quelques scè è n es sur l ci i ment,
puis ils passaient le chapeau. Nous
leur donnions un penny pour leur peine.


Phyllis apportait presque toujours à
manger pour deux, des brioches et des
petits pains beurrés qu'elle partageait
scrupuleusement avec moi. Il m'est resté
de certaines de ces heures d'attente à la
porte des théâtres, surtout quand la nuit

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se faisait amicale, des souvenirs, un le souvenir
un enchantement un enchantant d' d'u u n enchantement [flèche] d'un enchantement qui éclipse nt éclipsait
même le spectacle qui allait suivre ,
dont il s étaient t le proloque.
Le
peuple de Londres s'y r é velait à son
meilleur, le plus gentil
, le plus delicat,
le plus bon copain qu'[o] 'o n puisse
é sirer. Je me dis encore parfois
que la meilleure pièce du répertoire
londonien était celle qui se
jouait sur le trottoir, offrant le
spectacle d'une humanité parvenue
à tout partager, son sandwich avec c
qui paraissait affamé, un pan
de son manteau, quand le vent fraîchissait,
à l'imprudent d'à coté qui à côté frissonnait, ,
une colonne de son journal à qui
n'avait pas de lecture — que de
fois j'ai lu s par-dessu[s] l'épaule
d'un voisin qui m' , y avait autorisé
d'un sourire amusé. .


Ces soirées qui émeuvent encore
mon souvenir, , j'en ai pass ss ées plusieurs en


Ces soir compagnie de Phyllis,
quelques-unes seules dans la seule
compagnie d'amis inconnus, quelque[s]-une[s]
avec Bohdan.


Son concert avait eu lieu , [flèche] qui avait été salué comme un triomphe. qui avait c'etait
été Un triomphe.
On l'avait longuement
applaudi au Royal Albert and Victori[a] Hall.
Lui, d'apparence[s] calme e t réservée
déchaîné s'etait déchaîné sur la scène n e ' s [flèche] é tait ce soir-là déchaîné ,
déchaîné déchaînait dans la musique, ma une sorte de
sorte de Paganini donnant enfin li i bre
cours enfin par la musique à une [flèche] son on âme passionnée.
Je

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n'en revenais pas de l'être frémissant que
j'avais ce soir-là aperçu, et je comprenais
pourquoi nous n pouvions nous aimer
d'amour ardent, lui déjà tout e e ntier possé é é
par la musique, et moi X X tendue vers quelque exigence passionnée aussi, même si je la discernais [illis.] pas encore. peut-être sur
le point de l'ê ê tre par la passion de ma
vie quand ell se ferait connaître.
toute t t endue [illis.] quelque exigence passionnée même si elle m'était vers un but encore i i nconnu.


Depuis le concert, , sollicité é de partout,
r é clamé pour j j ouer à Londres et en
[t]ournée, anxieux de ne pas se montrer
à l[a] hauteur, et travaillant plu[s] que
jamais, il s'amenuisait, son regard
me paraissait fié é reux, s'arr ê tant souvent
sur une vision qui devait lui être
insoutenable, car il murmurait alors,
comme toujours mi-[illis.] mi- serieux, , mi-ir r onique :
— The gods do not wait. They do not wait.


Un jour au bord de l' ' angoisse, , ma vie l[e]
j'étais, le lendemain, me portait à la a gaieté était
portée vers s la gaieté. .
C'est ainsi par ce côté de ma nature que je
que je m'é é tais
tellement attachée Phyllis, , que je
devais m'attacher beaucoup d'êtres au
cours des années. Phyllis, tout[e] seul[e],
n'aurait peut-etre pas trouvé
de quoi ri i re
dans les multiples peti i te[s] aventures co o ca a s s ses s
que e pouvaient pouvait sai i si i r le regard [en] une
journée à Londres, , mais m' ' e e ntendant en
rire, , elles regardait et se prenait elle
aussi tout à coup à en voir leur le côté comique.
Elle m'avait une gratitude infinie de le lui
p r é é véler pres s que haqu fois s qu nous sortions

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ensemble.


Assez souvent, le s spectacle auquel
nous dé é sirions assist t er nous entraînait
dans quelque recoin quartier difficile d'accès
à y chercher,
par r des s rues à peine éclairée[s],
de petits des petites salles d théâtre quasi
introuvables. Ce fut le cas pour Mourning
becomes Electra qui se donnait dans s
le théâtre Westminster, dans le e Wesminster , ,
peti t théâtre loge,
à ce que je crois
m rappeler, dans une au tout fond d'une e
petit courte rue
peu fré é quentée, ne débouchant
sur une impa a sse qui elle [a]boutissait
à la Tamise. au bout d laquell b b attait
à flots faiblement la Tamise.
La pi è ce étant très
longue, , [flèche] ell commençait tôt, à à 7[illis.],
la ré e pré é sent t ation s'en se fai i sai i t
en deux tra a nches : ;
la première , commençant
très tôt, à 7.30, , , é t ait suivie d'un long
entracte d'une demi heure permettant
aux gens d'aller prendre une bouchée, ; puis
reprenait la piè è ce vers les 19 0 .3 0 0
pour ne
s s e terminer qu p[a]ss[é] qu'aux environs
de minuit.


Depuis l'entracte, le broui i llard qui
menacait déjà menaçant,
s'était
totalement refermé sur les abords
déserts du peti i t théâ â tre. Quand nous
en sort î mes, , , une min[ce] ce foule e d'un e
cinquantaine de personnes peut-être, , il n' ' y
avait pas à distinguer à deux pas de nous,
et c'est à peine tout juste même si nous nous
apercevions l'un l'autre dans l'épaiss[e]
soupe aux pois qu[e] transperçait [illis.] à peine
la lumière du reverbère planté sur la pe[illis.] t ite place

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devant le e théâtre. D'instinct, les
quelques cinquante personnes, nous nous
tenions ensemble pour avancer au pas pas à pas et
coude à coude. Peu familieres e familière tous avec ce-
quartier, aucune de ce personne ne connaissait
savait se rappelait apparemment la direction
à prendre
pour aboutir à à l'U u nderground l e plus proche.
Comment se e fit -il qu e ce e fut moi , tout à coup ,
X projete par le mur du bro le brouillard? qui pr î t la tête du peti groupe
, allant
d'un pas sû û r vers un bruit que je
croyais enten dre devant moi et qui n'était
apparemment que l'écho des pas derrière moi, . X
projeté par le brouillard.
Mais co o mment se e fit-il surtout qu[e] la
tro o upe entière m'emboitâ â t le e pa a s, ces Londoniens
aguerris aux traîtrises de leur du brouillard
me suivant comme un seul homme? Bient ô t,
je crus entendre, pas tout à fait étouffé
sous celui des pas de ma suite, , un
autre bruit — en avant, en arrière ? i i mpossible
d[e] concl cl ure — q q ui avait quelque
chose d'inquié é tant. Soudain, avec avec tout en avec
tout ce monde derrière moi,
je me trouvai devant
une haute grille donnant sur une courte
pente raide descendant droit à la Tamise. .
Nous étions parvenus à un de e ces petits
débarcadères d'où embarcadères o ù d' ,
à
marée basse, accos s tent les vedettes qui
sillonnent le fleuve. La barriè è re eût-elle
été laissée ouverte par l'oubli du gardien ,
qu nous aurions bien pu tous entrer enfiler
en rian n t dans l'eau sombre, sans même
avoir le temps de comprendre ce qui nous [n] a rrivait. .


C'est alors seulement d'ailleurs, qu'en me
retournant, que je distinguai
, , à quelque
faible lueur d[e] l'eau, la petite foule

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trop confi i ante m'ayant suivi jusque-là aveuglément,
c'est le cas d e le dire.


Le fou rire me p p ri i t, qui gagna
Phyllis, , qui gagna tout le monde qu [an] quand
Phyllis, avec de sa jolie voix au timbre entraînée
bien posée, [eû]t raconté comment leur[s]
e[û]t appris [flèche] à ses aux gens dans le noir,
qu'ils s'étaient tous
laissé mener avoir par une petite Canadienne e Canadienne

venue mettant pour l[a] première fois s de
sa vie les pieds dans s c l e quartier
. Au li i eu
de m'en vouloir r , ils cherchèrent à se
ra a pprocher pour m'apercevoir e m'ent t ourer, me reconnaître et t me
me so o uhai i ter toutes sor r tes d[e] bonne choses

donc mille bonnes choses à venir .
Puis un vieux Londonien prit la tête.
En faisant la chai î ne, main dans
la main, en une sorte de farandole
de f f antômes gais, nous l e suivions
hors du plus épais du brouillard
vers les lumières se pr[e] qui nous
apparurent bientôt, de e la station de
l'U u nderground.


Cher Londres, , chère O dear England, chère Isle
que je l'ai aim que je e les s ai aimés à
cette époque de ma vie
et en ce t t emp s d[r]
de [illis.] la leur, . Plus tard, , lors s d'aut t re[s]
voyages, je ne trouverais pas en entier le
charme débonnaire, cett promptitude à
rire de soi dont j'avais u[n] le souvenir, ,
peut-être parce qu'avais perdu
moi-même j'é é tais moi-même
devenue [illis.]moins je m' ' étai i s moi-même
trop assagie,
peut-être parce que ce peuple
étrange, qui cache un tel be e s[oin] des [emot]
d'aimer sous son son une telle émotivité,

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un tel besoin d'aimer, sous sa
placide apparence, avait lui-même, ,
avec c les dures épreuves de de la a guerre, , ,
perdu un peu de e sa a douce folie.


Le temps avait malgré tout passait avait passé vite,
[vite,] je perséverais dans la ligne qu[e] je m'etais
tracée, encore que j' avais souvent annonça a is
souvent que j'enverrais ^ être sur l[e] point de tout^ envoyer promener, une journée
me réconciliait avec le monde, une autre
me transfereai t de ramenait à la ma vieille peine et du au
sentiment que je perdais ma vie, . le e E t le
temps filait et l'hiver s'achevait , , bien
bien quoiqu'il n'y parût pas. Depuis près
de trois de mois que j'etais à Londres, à peine
avais-je vu le ciel, la Tamise, les quais, , ce
que j'aimais infiniment, , en ayant pris
possession que par le rêve , semblait-il,
au qu' à travers de vagues brefs r[e]n aperçus, , peut-être
plus séduisants d'ailleurs que l'entière révélation.


Le temps malgré tout avait passé vite, je
persé é vérais dans la li i gne que je m'étais tracée, , même
si j'annonçais souve e nt que j'allais tout envoyer
promener, , . u U n e journée jour j'étais r é conciliée
avec le monde, l[e] lendemain, repararai i ssait e nt
m[a] vieill[e] détresse et le sentiment que je perdais
ma vie, et le temps fi i lai i t et l'hiver s'achevait
quoiqu' ' il n'y parût pas. Depuis trois
mois que j ' é é tais à Londres, , avais-je vraiment
vu le ci i el, la Tamise, , les quais qu' ' en aperçus
brefs et fugitifs, mais ais peut-être d'ailleurs s plus éta [illis.]t-[illis.]e it-ce
[illis.] justement [illis.] séduisants q[ue l]'entier r[évélé] à la fois. [illis.] justement ce qui les rendait inoubliables.

Image


Ce matin-là, en me rendant à
l'Ecole, à la faveur d'une fugace
éclaircie, j'avais vu
au-dessus de
ma tête[flèche] > à la faveur d'une fugace éclaircie, , les branches, nues encore, , du
vieux tilleul sous lequel je passais
cha a que jour presque
. J'en jurerais encore :
ce matin-là même au seul bruit de
ses branches se frottant l'une à l'autre, ,
mon vieil ami é é tait nu J'en jurerais,
n'aurais-eu pour me guider que
le bru i t un peu se e c de ses branches,
l'une s'agitant dans l'air encore un peu froid, ,
mon vieil ami tilleul était toujours
nu dans le vent encore un peu froid frisquet encore
de ce matin-là.


Au milieu d la matiné é e, pendant
que j'etais à mes cours, , l' ' air s'était
brusquement ré é chauffé. Le soleil
s'était montré é , , il avait même brillé é
clairement pendant quelques heures. .


Quand je sortis, prenant , seule, le
mon chemin vers l'underground, il faisait
nuit. Ce devait ê ê tre vers p l e 15, peut-être
le 17 6 février. Je n'ai pas à l'esprit la Je n'ai pa à l'esprit en date exacte.
date certaine.
Par ailleurs, le temps
ne m'a rien dérobé de la délicate surpri i se
qui me prit saisit le coeur à lorsque entendre , tout à à
coup, ,
en pas as sant sous mon tilleul, , ^ j'entendis le e doux
le doux bruit i i nusité é qui s'en de qu'il émet t tai i t t , .
En fa[illis.] presque un chant . e E n fait
Je ralentis
le pas, le e vai le regard et crus rêver. .
Mon vieux tilleul était couvert de feuilles. .
Oh, bien petites s e e nco o re e , à à peine e e ntrouvertes,
tout juste venu es au monde, mais frêles déjà
comme elles étaient elles s'agitaient déjà dans un

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soupir de la brise et [en] tiraient qui tirait d'elle ce faible bruit [illis.] froissement, comme comme
de fin e papier [illis.] froissé . C'étaient bien elles qui [illis.] la [illis.] en [illis.]'ess[illis.] , toutes frêles qu'elles étaient, frémis s saient dans la nuit tiède, s'e e ssayant à consoler le coeur.[flèche] Un ravissement me gagna
qui ne m[e] paraît semble pas avoir eu d'egal à la
nai i ssance d'aucun autre printemps dans ma vie.
Sans doute c'était sa soudaineté qui m'avait
tellement impressionnée. A peine quelques heures
auparavant, le vieil arbre e au bord du trottoir était
comm[e] mort. Et voici [illis.] que je pus capter , qu' à à la
lueur d'un reverbère proche, , , le [flèche] je pus capter le lui i sant
de s ses jeunes filles feui i lles qui [remuaient au] souffle de l'air. qui se retournaient vers ce peu de lumière.

La joie qui m' i nonda était elle-même une
naissance, mon propre retour à la vie, et c'est
en la recueillant que je sus à quel point j avais été ,
moi-même , à bien des égards,
comme morte e .


Dans les années à venir, alors que
j'en serais à écrire La Montagne secrète, , cette
joie du e printemps à Londres me reviendrait vivement . serait un jour
à l'esprit rendue . Elle m'aiderait à [flèche] et c'est elle qui me guiderait pour traduire e le [flèche] l'ineffable bonheur
sans limites d[e] Pierre Cadorai lorsque, au terme
d'un long hiver en forêt, un soir il
entendrait,
un soir, se détachant de la branche
longtemps engourdie, un[e] première goutte d'eau
libre tomber sur le sol encore gelé et en un
y ré é sonner en un tintement infini n'en
finissant plus de résonner
dans la nuit silencieuse.[flèche]


Mais , p P our l'instant cependant , sans âme à qui
la dire, ma joie me fut lourde malgré tout.


[flèche] [n] p our ainsi dire trop lourde.


Pour l'instant, , cependant, , ma joie, oie, sans âme
à qui la dire, me d f ut pour ainsi dire lourde.

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personne à qui le communiquer. J'ai
souvent trouvé la peine trop lourde impossible à
porter
seule, mais la joie peut-être davantage.
Tout de même, , me suis-je dit au bout
d'un momen en t, il y a Gladys, et j'ai je
courus vers l'underground, j'ai je
courus à la maison.
L'on y entrait, ,
soit par le boutique où Geoffrey, dans u u n
éternel sar r re e au
gris fer , travaillai[t] tard, , ou par
une petite porte de côté, au pied de
l'escalier menant qu[i] menait à l l é tage du propriétaire,
ou qu[i] comprenait la cuisine
donnant
sur le palier. D'e e n bas, entendant Gladys
remuer des casserol l es, je lui criai :
— It is spring ! It is spring !


Elle vint en haut de l'escalier, les
mains couvertes de pâ â te, en tablier de
menagère.
— So it is ! So it is ! And we are
having a fine steak and ki[n] d ney p p ie
for that thrown-in supper !


Aussitôt redevenue serieuse, elle
me [illis.] d it d' approcher et en chuchotements
m'apprit que c'etait demain la fête de
Geoffrey, qu'elle avait l'habitud[e]
de lui e e nvoyer par la poste e une carte
de e souhaits qu'il aimait recevoir
le matin même de e son anniversaire
en même temps qu le journal, tout cela
déposé é ensemble [sur] le plateau du en
breakfast qu'elle en compagnie
d'une
jonquille sur l[e] plateau du breakfast.


Aussi et Elle me demanda, donc,
puisqu'il faisait si beau
, si je ne
ressortirais pas pour dé é poser la carte

Image


toute prète déjà adressée, dans la plus
proche à à la a boîte aux lettres
du coin. .


Je lui répondis que je le fera a is sûre[m] m ent,
si elle y tenait, mais pourquoi y tenir ! Ne
serait-il pas plus simple, l lendemain matin,
d e déposer mettre sur sur le plateau la car r te et la jonquill
en même temp qu avec l a jonquill ?
Pourquoi lui
faire faire le tour du quartier par la poste e ?
— Parce qu... parc qu e ... dit-elle,
fortement agacée, car Gladys, , d e bon carac c tère
d'habitude, s'irritait aussi ^ souvent par ailleur s parfois[flèche] pour un rien, parce
Parc[e] que,
finit-ell par lâ â cher à contrecoeur,
Geoffrey aime ça ainsi. Demandez-moi
pas pourquoi ! La moitié de sa joie lui
est ravie ie si sa car r te ne lui arrive pas
portant l'estampill de Fulham Post Offic c e. .

— J[e] veux bien aller la poster, di s -je,
mais j'avoue trouver étrange qu[e] des
gens vivant dans la même maison
et sur un pied d'amitié s'envoient
des mots par la poste.

La lettre L'enveloppe est timbrée, , dit-elle
pour couper court. . Tout ce que je vous
demande, c'est d l[a] je e ter r en pass ass ant dans
une boîte à a ux lettre. Il y en a une e à
deux coins d[e] rue. .


Même dans ce Fulham d e ciment, de
pierre et de à barreaux aux de fenêtres
, sans
beaucoup d'autres arbres qu[e] ceux du
cimetière, le doux printemps se faisait frayait
sentir un chemin
. Il se manifestait par des signes
presque imperceptibles qui me maintenaient
dans un état de bien-être incroyabl[e],
comme si l[a] vie était neuve,] puis
encore de toute [souillure], [flèche][ ardente
, pleine et toute

Image


merveilleuse gonflé é e d'espoir . Des s quelque arbres le
long de mon chemin s'échappait ce
tendre et caressant murmure que
m'avait fait entendre e le t t illeul. J'etais s
si grisé é e par cette nuit de printemps
que j aurais pu marcher indé é finiment.
Je dus passer deux ou trois boi î tes aux
lettres avant d[e] songer m'aviser [flèche] . Je ne suis plus
loin de la Poste. Pourquoi ne pas m'y
rendre ? Ce que je n'étais plus loin de
la Post e d e Fulham, ,
et que , dans l'inté é r ê t
d[e] l[a] [c] c arte de Gladys, , pour être bien sûre
qu'elle serait l l ivrée à la première heure
l[e] lendemain matin, , mieux valait
sans doute a a ller
la dé é poser au bureau chef. .


Ensuite, n pouvant encore me résigner
à entrer rentrer par ce doux temps cette si douce
nuit, je fis un long détour pour avant
rentrer, passant par le cimet t i è re
puis au
long d'une rue qui contenait quelques
jardinets déjà à en fleurs. Je mis bien
une grande heure à revenir à la maison.


Toujours dans les dispositions les
plus heureuses, , le coeur chantant, , j'ouvris
la petite porte de côt é , criai à Gladys que
j'entendais chantonner :


— ' ' Tis done! e! Your


Elle apparut en en haut de e l'escalier,
l'air heureux . elle aussi . Et a A lors, t T ou u t es
deux, abais s sant [ions] ensemble l regard
vers le bas de l'es es calier, , nou avons alors
vu, découvert vu, > aperçu sous s l[a] fente
de e la porte, au mi i lieu
du u petit paillasson,
la a carte de e
s[ou] souhaits de retour, , [illis.] dûment
estampillée. que je venai ai s de pos pos ter. Ell[illis.] Je me
penchai, l'examinai. Elle était pourtant

Image


[illis.] dûment estampillée. Etait-ce le facteur que je venais tout
juste de croiser comme j'arrivais ? Je ne comprenais rien.

— Je vous avais dit de la mettre à la pos os te,
me dit gronda Gladys. [P] P ourquoi l'avoir
rapportée vous-même ?

— Mais je viens de e la mettre à la
poste. Pour être sûre qu'elle arri i verai i t à
temps, j'ai mê ê me e é té la dé é poser à la
grande poste. gra a nde p P oste.

— Il ne e fallait pas, gémit Gladys. Ils
sont si rapides là qu'on a peine le temps
de Ils ont t un service pris ultra rapide de nuit à partir partir
de à la grand e pos Pos te. .
Et vous avez dû û
arriver juste à à temps pour qu'ell[e] re e part reparte
à l'i i nst t ant t même. . Quel l le calamité contretemps ! !


Elle était inconsolable . La a ê te de
Geoffrey é é tait gâ â tée, , son bonheur fichu
à l'eau par ma faute
, ou plutôt par la celle la celle
faute de la redoutable e e fficacité de e la a poste
anglaise de Sa Majesté. é.


Parfois, , quand je suis trois à à
quatr[e] tre jours ours à atte e ndre e une e lettre pos s t t é é e
d d ans s l l e quartier voisin du u mien, à
Qué é bec, , ou ou que l[a] qu'un e qu[e] la seule li i vraison que l'unique livraison de d e ' ' u n de
courrier par jour
est suspendue à cause se
d'une « « journée d'é é tude» » , , , d'une grève rève per r lée, ou
ou parce que l[a] a route es s t g g la a cée ou
qu'il a nei i gé. . . . j j e e m[e] prends à je me
prends à rêver d[e] e cette infernale cette
foudroyante poste d[e] Fulham qui
nous, avait, Gladys et moi, si gentiment
gr nous avait , plongées, ,
Gladys et t moi, , dans au fond
un [illis.] de la consternation. [illis.] si bien confondues.

Image VIII


Est-ce ce printemps magique qui
fit naître en ma vie l'amour ? J'inclin[e]
parfois à l[e] croire, car, si cett[e] la
brusque éclosion du printemps de vie
par cette
nuit de février m'avait enivrée au-delà des
mots, elle m'avait a a ussi révélé à quel
point j'étais seule à Londres. Quelques
amis, oui, mais de passage et pour un l'instant seulement , .
et
a A ucun, , sauf peut-être Bohdan, de sur qui je
puisse attendre [se] pour pouvais compter veritabl[e]-
ment
aux jours dur r s. Ainsi, , , cette la joie
si vive ^ de de la nuit du 26 [au] 27 cette nuit de février m'avait
s'était retournée
contre moi, et m'avait
pein démontré la tristesse d'être à l'étranger de n'avoir
personne à aimer ou qui m'aimâ â t
sans personne à aimer
ou qui m'aimâ i t t , .
et tout et
j J 'avais tout remis en cause , [illis.] une
[une fois,] fois encore, ma présenc
à Londres, ce que j' ' y faisais,
pourquoi, , à quoi me mèner r a[i]e ie nt t de de s
études d'art dramatique s . Tout donc
ce que j'avais entre e pris s m paraissait parut

d[e] nouveau vain , futile, et à cô ô té d[e] ce que
je devrais entreprendre. L'ennui s'en
mêla, persistant, cor r rosif, , m'empêchan n t
de trouver de prendre l'intérêt à à tout ce que
je t t entais pour y é é chapper. Quand on s s 'ennuie,
il est vrai que tout nous ennuie.
J[e] cessa a i à peu
près d'aller au théatre, , d[e] m[e] promener
en autobus, même d[e] lire. En vérité
je pens[e] que j'étais tombée dans cet
état d'attente qui ' il m'est arrivé quelquefois maintes fois
dans ma vie ^ de subir
et où je n fais plus rien d'autre

Image


justement qu'atte e ndr e de l'inconnu qu'il
me vienne en aide prête secours ou rompe lui-même son e[n] n voûtement.


C'est dans pareilles dispositions
d'esprit qu je me rendis j'allai ce jour-là,
au devant de ma sort si l'on veut, à la a rencontre
de mon sort destin . Malgré é tout je n'avais
pas
vienne rompre


justement qu que d ' ' attendre de l 'at tente qu'elle même
vienne rompre de l'inconnu qu'il vienne
[illis.] rompre l'invoûtement pénible . m m'en délivrer.


C'est dans ces dispositions d'esprit
que je partis ce jour-là à la rencontre, si
l'on veut, de mon destin. Malgré tout, je
n'avais pas cessé, , un fois par semaine,
ou à peu prè è s, , de me rendre, , rue Cadogan, ,
dans South Kensington, chez Lady Francès
Ri y der, cette généreuse lady qui femme
qui mettait son appartement de Londres,
tous les jours, de la semaine , à l'heure du
thé, à la disposition des étudiants, colorès ou
non, provenant de tous les coins d e l'Empire.
Bohdan m'y avait amenée une fois et
presenté à Lady Francès ès Ri y der. Les s formalités
accomplies, , si simples,
je pouvais mai i ntenant
revenir autant que je le voudrais.


Un thé abondant nous était servi
qui pour un grand nombre d'étudiants était
de loin le meilleur repas de la semaine
Ils se gavaient de crumpe e ts s saturés de beurr è e ,
de scones tartelettes re couverte e s d[e] crè è me du De e von, de
petits pains four[rés] au fromage
. Dans ces
salons spacieux régnait un[e] bonne
chaleur entretenue par le chauffage central,

Image


luxe que la dont la plupart d' ' entre
nous avi i ons appris à se passer[.] Nous
évaluions déjà plus à l'aise, , à peine
débarassés des lourds chandails que
nous partions en tout temps, , presqu[e] [à] l' année longue l'esprit,
leg plus léger du fait que nos é gagé
en même temps que nos silhouettes la
silhouette, dégagé


luxe dont la plupart d'entre nous avions
apprendre à se nous passer. A peine
débarrassés des gros chandails que
nous partions presque tout l'hiver, nous
évoluions plus à l'aise, l' ' esprit, en
même temps que le corps, é gagé et prêts
à d'amicales conversations.


Lady Frances elle-même , [flèche] pré é sidait ces reunions ou déléguait des d d ame[s] pour parfois,
ou des dames déléguées par elle pour
nous y accueillir, pré é sidaient ces
réunions, et y entretena[ien] n t t une
l' entente cordia a le .
Elles nous avaient toujours pour les[flèche] distribuer parm nous distribuaient
presque chaque semaine des billets
gratuits de e théâtre
, de e ballet, de concert,
obtenus en faisant gratuitement
des d'impressario o ou des e proprietaires
de
salles en faisant vibrer le ur sentiment
d'allégeance à l'Empire. Elles avaient
aussi souvent, pour l'un ou l'autre,
une invitation à dî î ner chez quelque
grand médecin d Harley Street, une
autre pour invitation à pa a sser le
[a] [passer] un week-end chez un châtelain en Irlande,
même toute un[e] semaine
dans quelque
château du Shropshire o o u du Monmoutshire[.] [.]
Cet empire à la veill d[e] s'écrouler était

Image


était encore si fortement fraternellement impré é gné de s s on
grand rê ê ve d'unité qu'il s s uffi i sai i t , en
vérité, d'ê ê tre au étudiant s
venu s d [e] l'Afrique
du Sud, d[e] l[a] Nouvelle-Zélande, du
Canada, d[e] l'Australie, pour voir s ' ' ouvrir
[à] t outes grandes, à son notre i i ntention,
les po r tes
d d es nobles demeures comme aussi de
simples cottages.


J'étais la seule Canadienne française
par r mi les [etu] protegées de Lady Frances,
à faire partie du groupe
que l'on appelait, je
crois, , l'Oversea British Empire Students, . et,
e E n cette qual l ité,
j'avais d ro it, je n sais
pourquoi, à des égards extraordinaires. .
Lady Franc c e e s avait maintes fois i i nsisté
pour me faire accepter des invitations
très recherchées, par exemple dans l pays ays
de Galles et , dans les Midlands. , ailleurs encore . et
Une
timidité folle me saisissait à l'idée
d'affronter la vie de château chez des
seigneurs
anglais, et je reculais toujours.
J'allais pourtant finir par accepter l'invitation
pour d' un séjour d'une semaine dans le
Monmoutshire, près des merveilleuses
ruines de la vieille abbaye cistercienne
chantée par Wordsworth. C'est peut-être
le désir de voir de les voir
qui eut raison
d[e] m[a] réticence et me décida à venir
chez Lady Curre où je vécus chasse à courre,
î ner s d'apparat, rencontre de personnalités
célèbres, une aventure auprès de laquelle
mes rê ê ves de nuit des plus fantasques
ne sont que de pâles figures.


Pour l'instant, je n'en étais qu'à des
s[illis.] de des sentiments
de commaraderie envers

Image


quelques-uns des es garçons qu je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait, entre autres,
un Australien géant, coeur d'or s'il en fut
jamais, prêt à tout donner tout l temps, , mais
dont a l' accent cockney était l' effroyable
et qui terminait toutes c s es phrases par «You
see.?.» al[or]s qu, , n'ayant rien compris, on
n[e] voyait rien. J'avais aussi, [comme]
prétendant en un [illis.],


quelques-uns des garçons que je rencontrais
chez Lady Frances. Il y avait, , entre autres s , ,
un Australien géant, coeur d'or, prêt à
tout donner tout le temps, mais à l'effroyable
accent cockney, e t qui terminait toutes
ses phrases par «You see?» alors que,
n[e] comprenant rien à ce qu'il disait,
on ne voyait justement rien. U U n autre d[e]
mes prétendants, si l'on veut, de ce e monde, était
Néo-z Z élandais,
tout le cont t raire de l'Aust t ralien,
un grand jeune homme réservé, poli,
parlant un anglais impéccabl et t qui
s'appliquait tellement, avec son chapeau
melon, son trench coat, et son paraplui[e] roulé
fin-fin-fi i n, qu'il et tout e[s] ses
X tous nous trouvions qu'il en remettait. m[illis.] à faire britannique queX ceux-ci
c d es Britanniques ^ [eux-même] dis aient ^ [illis.] [illis.] qu'il en remettait
.
Il occupait un poste important à l'Amirauté.
Sa mère étant venue d[e] Nouvell-Zélande
pour lui vendre visite, il m'invita à les
accompagner toute tous deux dans un e e
voyage d'un dizaine d e jours dans
qui me fis conn les comtés sud d l'Angleterre
qui me
fit connaître tout l[e] su u d[e] d l'Angleterre,
le splendide Devon au sol rouge, les Cornouailles

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avec leurs vieux châ â teaux de schiste et leurs
délicieux petits ports s de pêche,[flèche] tout pareil [illis.] Bretagne le Dorset, enfin
les landes, la New Forest, des
ruines romaines qu' le Gloucestershire,

et enfin partout de si merveilleux petits s
villages qu'il me e semble les avoir parfois ne
les avoir vus qu'en rê ê ve tellement ils
émergent encor dans mon souvenir tels
tellement
ils émergeaient parfaits des silen[ces],
d[e] l[a] verdure, avec leur vieux pont à arche,
leurs toi i ts fleuris de de r r oses et une douceu[r]
de vivre qui n'avait alors s sans s doute d'égal
nulle part au monde. . Davi i d m'invitait
aussi quelquefois à à i î ner dan s des
restaurants huppé é s où je me se e ntais mal l
à l'aise. Ce bizarre garçon m' ' aima D[e] plus
peut-être et maintenant que je
il paraissait
tout le temps occupé à m'examiner me piger , à m' ' é é valuer,
à se demander peut-être à mon sujet si je
ferais l'affaire, , et quand sa a mère vi i nt ,
elle plus encore parut que lui parut
me peser en toutes choses. J'en suis venue,
on me rappelant tout cela, si David ne
m' ' avait pas , comme on dit, de ne e
me courtisait pas comme on dit, .
J'en suis venue
avec le temps à me
demander si, à sa ma a nière bizarre et froide,
David ne me courti i sai i t pas pour le
bon motif comme on dit et s s 'il ne m'aurait
pas un beau jour, solennellement proposé
l[e] mariage, s s a mère m' ' aurai i t-ell
approuvés déclarée
«suitable» . Mais
apparemment ce e ne fut pas le cas, ell[e]
repartit pour l[a] Nouvell-Zélande, David
espa ç a ses invitations, m'envoya des roses,

Image


garde l silence, et tout est bien qui finit bien.


C'était Lady Wells, souvent agissant
comme hôtesse à à la plac e , , de Lady Frances,
qui m'avait pré é senté é David, mais qui,
un mois plus tard, nous ayant vu
partir ensemble à quelques reprises,
m'avait me murmura mettait en garde :[flèche] et [illis.] à l'[o]reille :
« Il est sans doute très distinqué, mais
un peu moins, pas du tout votre genre.
Attendez, j'aurai sûrement un jour
quelqu'un de plus mieux à vous présenter. passionnant pour vous. »


Or


[flèche] « Ne nous attachez par trop à lui. J'aurai sûrement
quelqu'un d mieux à vous présenter. Il
est bien, distingué, mais un peu morn e ,
pas du tout votre genre. »


Or comme j'entrais ce jour-là
dans le grand salon plein de monde
bourdonnant, Lady Wells vint à ma
rencontre, les mains tendues. .
— Dear, j'ai à vous présenter aujourd'hui
quelqu'un de tout à fait spécial. Venez.


Elle c c ontinuait à pa a rler que
je ne l'entendais à peine. Mon regard
s'était arrêté porté vers une petite tabl e
à quatre vers l[e] milieu du salon. e E t d D éjà déjà ,
parmi la a centaine d visages qui
l'entouraient, je n'en voyais distinguais plus qu'un.
Ou plutôt le feu sombre d'un regard
qui m'attirait m'appelait , aussi irrésistiblement
peut-être que mon propre regard,
sans que je le sache e , attirait appelait aussi
ce jeune homme inconnu.


Je traversai l[e] salon, la main dans
la main de Lady Welles, et n'etait que [prière]

Image


garda le silence, et tout est bien qui finit
bien. Toutefois je devrais le revoir encore assez
souvent, plus tard. .


C'était Lady Wells, , souvent agissant
comme hôtesse à la place de Lady
Frances, qui m'avait présenté David,
mais qui, un mois plus tard, nous
ayant vu à deux r r eprises partir r ensemble,
m'avait mise en garde : « Ne vous
attachez pas trop à à lui ce garçon . Il est bien , distinqué ,
mais, sous son vernis, pas tellement intéressant.
Attendez, j'aurai sû û rement un jour quelqu'un
de mieux que lui à vous faire pour vous . à vous faire connaître.


Or comme j'entrais ce jour-là dans
le grand salon bourdonnant, voici que
Lady Wells vint à ma rencontre, les
mains tendues :


— Dear, j'ai à vous présenter quelqu'un
de tout à fait spécial. Venez.


Elle continuait à parler que je
ne l'entendais plus. Mon regard s'était
porté vers une petite table à quatre vers
le milieu du salon. Et tout à à coup, Tou[illis.] parmi p P armi
une centaine de visages, , je n'en voyais^ déjà plus qu'un
plus [flèche] tout à coup qu'un, qu'un , ou , plutô ô t,
que le feu sombre d'un
regard qui m'appelait irrésistiblement. Et
peut-être que déjà mon pro o pre regard, , dejà
sans
qu[e] je le sache, appelait aussi ce jeune
homm[e] inconnu, car ses yeux, , è s que
nos regards s[e] fure e nt rencontrés, ne se
détachèrent pa l pas des miens.


Je traversai le salon, la main
dans celle de Lady Wells, et je n'etais
que prière insensée : Pourvu qu[e] ce soit
lui qu'elle entend e me présenter! » Pourvu
que c[e] soit lui ! »

Image


A la petite table où il prenait
le thé en compagnie d'un autre jeune [illis.] de quelques autres jeunes gens,
homme et de deux jeunes filles, il se
leva [flèche] avant que [illis.] comme [:] [illis.] [,] à notre [illis.] approche , . comme
s' il qu[e] [illis.] avait s s u [illis.] vers lui. dès mon entrée qu' ' [illis.]— [illis.]
blement je viendrais ver r s lui.


Lady Wells dit simplement :


— Stephen, voici Gabriell do o nt je vous ai
parlé... et t sans doute autre chose e que
je ne recueillis pas.


Il tendit serra la main vers moi, serra la que je lui tendais et [illis.]
mienne d'une pression douc c e , cepend[a]nt
que l[e] feu d[e] s s es yeux sombres brilla un e s'aviva. d'une
peu plus haut court fla a mme [illis.] . flamm e [illis.] les vive avivée avivée Nous avo o ns
Nous avons pri i s place à cinq,
autour de la table, [illis.] Ste phen
ayant tiré une autr[e] chaise pour moi.
Les autre se remirent à causer entre
eux. Nous deux ne disions rien, les
yeux dans les yeux.
Nous continu u i ons à
nous appeler du regard comme si nous
n'en revenions pas d la surprise
infinie de nou[s] ê ê tre ret t rouvé l'un
l'autre, enfin, après un si long
chemin
à travers le monde et à travers la
vie.


Je ne me souviens plus de rien de
l'heure qui suivit sinon que bientôt
à peu près tous autour de nous nous
regardaient avec étonnement nous
regarder sans s fin et toujours avec ce
même étonnement appel dans les des yeux.
qui passait


Nous somm partis ensemble en
accord silencieux sans nous ê ê tre consultés
aut t rement, il me semble, , qu des yeux du regard .
d'un coup d'oeil.

Image ->


Au dehors, nous avons promené sur tout le même regard étonné,
comme si nous^ ^ nous atten[d]ions à trouver autour de nous, qui étions
changés, un monde qui serait aussi devenu autre.


Au de e hors, nous avons promené
promené ensemble le regard autour de nous sur toutes autour de nous,
choses , comme étonnés, je pense, de ne e pas
les trouver comme nous, avec une
sorte de surprise, le même regard étonné comme si nou nous
étions attendu à ce que, , le monde autour d nous
qui étions tr r ansformés, [illis.] toute[s] choses d[uss]ent le m[illis.] [du]t l'etre
aussi.


-> Stephen entrelaç[a] ses doigts aux miens,
et j'eus la curieuse sensation que nos
mains aux doigts mêlés emmêlés n'en faisaient
vraiment qu'une
. Nous avons marché,
sans savoir où nous allions, en
balancant au rhythm de la marche nos
mains liées.


Il ne me posait aucune des de ces
questions que l'on pose d'ordinaire aux
gens qui nous i i ntéressent et dont on
vient tout juste de faire la connaissance : :
d'où je venais, ce que je faisais à
Londres, qui j'étais, , rien de tout cela, .
Et moi non plus ne l'i i nterrogeait s pas
sur sa vie. En fait, je fus longue à
apprendre, par bribes, , qu'il poursuiva a it
des études en sci i en n ce politique à l'Université
de Londres, que, né au Canada, d'origine ukrainienn[e],
il était toujours citoyen cana a d d ien, quo o i i que
établi ayant terminé ses séjournant depuis
de e s années
à New York, après des étude
à Columbia. Une grande e part de sa vie
allait l l ongtemps me demeurer totalement
caché é e, avant qu je songe à m'en étonner,
et alors il serait bien t t ard pour m'en inquiéter
revenir en arrière
et reprendre autrement
le début de nos relations.

Image


Pour l'i i nstant, nos doigts entrelacés,
nous rien nous n'étions qu'à
l'enivrement d'ê ê tre l'un à côté de l'autre e . .
Rien ne nous importait que de nous
être retrouvés. Je pense que nous
en tremblions — de peur, d'angoisse, de
joie? l saurai-je jamais. car je
sentais
Je sentais au bout de mes
doigts qui tremblaient les siens tembler
aussi.


Comme nous avions, dans notre
marche promenade inconsciente,
couvert beaucoup
de chemin déjà, il finit par me demander :
— Où habitez-vous, chère ? Il faud d ra a
pourtant que je me r é signe à vous
ramener chez vous, , quoi i que cela soit
l[a] dernière chose au monde que à laquelle
je [tre][illis.] que je désire.

— Dans Fulham. Lily Rod Road.
— Tiens ! fit-il. J'habite non loin
et j'ai un ami très cher qui habite
aussi ce quartier, Bohdan Hubicki.


Ainsi c'était lui que Bohdan avait
tant désiré me faire connaître !
Pourtant, il y avait quelque jours, les
yeux quelque peu asso o mbris s
, , il m'avait
confié au sujet de Stephen : « C'est un
curieux garçon, d'une fascination qui
m'inquiète un peu, car, s'il fascine,
on dirait qu[e] c'est pour c' ' est un peu parfois
pour détourner l'attention d[e] c[e] qu'il nous
cahce à peu près tout d[e] sa vie !
En
vérité, je ne sais plus que penser r de lui. .
Il est peut-être malgré tout un être d e 'une
qualité rare et cependant !.. cependant !..

Image


En me souvenant des propos de Bohdan si
clairvoyant, je me senti i s atteinte d'un malaise singulier.
Je retirai mes doigts d'entre ceux de Stephen. Je
crois avoir tenté de me montrer un
peu distante, mais ce fut comme si je luttais
contre vents et maré é e. Il entrelaç ç a de nouveau
ses doigts aux miens. Et ce simple entrelancement
de nos doigts fit naître en moi des ondes
qui tour à tour me brisaient et me ravissaient.


Il me proposa, bas à l'oreille :
— M'ac c compagnerez-vous demain entendr
Boris Goudonov ?


Il me fredonna d'une voix belle et
juste quelques mesures du grand air du
destin chanté par le moins Pimêne. Boris.


J'allai accepter tout de suite. Je n[e] voulais
que cela. , M m ais je parvins à me ress s aisir. De
quoi aurais-je l'air, qu penserait-i i l
de moi, si [si] j s j e sautais sur sa
première invitation ?
— Demain... je ne sais pas...
— Alors, après-demain ?...
— Après-demain, peut-être...oui...


Et déjà je regre e t t tais amèrement d' avoir
repoussé l'invitation à si loin, prête à me
reprendre, Stephen m' [en] aurait-il donné la
le moindrement insisté
, mais il demeura
silencieux, comme attristé lui aussi à la
perspective que nous attendrions tout plus
d'une journée
pour nous revoir.


Après bien des dé é tours, nous avons
finalement atteint une station de l'underground
[flèche]

Image


Le train se mit en marche. Je voyais
défiler le nom des stations en gros
caractères sur les murs[flèche] souterrains , peu à peu
s'éclairant au fur et à mesure que nous
approchions de l'a a rrêt. Et presque à
chacune, je retrouvais mon attention
je relisais mentalement c c omm quelqu'un
e e n trans s e, je m[e] fixais l'annonce publicitaire

de la Guiness rer p résentant deux en en ormes verres
d e bière posés côte à cô ô te e . Dans leur mousse, à
chacun, apparaissait était dessiné un visage^ l'un à mine grave,
l'autre à mine réjouie [flèche] l'autre à mine grave. . .
La légende au bas as de l'un disait :
« Sometimes I sits and thinks... » Au
bas de l'autre : « Sometimes I only sits... »
Je voyais des gens à l'air sérieux, long
parapluie effilé à la main, serviette
sous le bras, sortir, entrer. Je me demandais
qui étaient le[s] s vrais vivants, de ces
gens à l'allure pressée et importante, ou de
Stephen et moi dans no o tre flottant e île
détach ement ée d'où c'était la vie duquel
du haut duquel de laquelle c'était la vie des autres
qui apparaissait sans but, f f ade et grise abominablement fixée dans la grisaille.


Devant la petite porte de côté qui
donnait sur l'escalier montant à
l'appartement de Gladys, , puis, , au-delà,
à ma chambre, , Stephen entra dans un
sorte de contemp lation.
— C'est donc ici que vous vivez.
Au fond, cela ne m'étonne aucunement.
J vous imagine Je n[e] pourrais vous imaginer ailleurs.


Il regarda les murs sans couleur[s] s , la rue
sans beauté, avec un[e] e sorte, et ils nous d'amour
apparurent à tous deux qui les rendit chers à mes yeux.

Image


Il ne chercha pas à m'embrasser ni
même à porter à ses lèvres mes doigts qu'il
gardait toujours entre les siens. Je ne savais pas
alors, je ne sais pas encore aujourd'hui, s'il
s'en est abstenu par un raffinement
acquis de l'experience
qui connaît que
c'est à ses préludes que l'amour est
inoubliable, ou parce qu'il se sentait déjà
comblé et transporté. Je pense que ce fû û t
plutô ô t ce qui se passait, car , soudain, il
posa sa tête sur mon épaule en silence , et
dans un geste d'abandon qui semblait
me demander refuge. Et moi qui toute ma
vie avait tant cherché refuge, je fus si
bouleversée qu'un autr en ê ê tre[flèche] en fû û t cherchâ â t
à le chercher le sien [flèche] en moi que j'en aurais p p u
pleurer comme à la découverte en fût
à chercher le sien en moi
que j'auri a is pu u en
pleurer comme à la découverte que la terre entière
aspire à se reposer sur une tendre épaule [amie] . J'avais
grande envie de caresse[r] r la tê ê te aux cheveux
d'un brun à reflet un à reflet doré abandonnée tout
près de mon visage, et je ne l' osais pas. J' ' osais
à peine même respirer. Enfin Stephen se
releva, , m[e] j j eta en toute hâte : «Adieu !
A demain! ...» et il était avait tourné le
coin de la rue. J[e] n'entendais déjà plus à peine
son pas

(espace) 2


Je rentrai rentrant pr é cipitamment d'une course que je
n'avais pu éviter différer , l L e lendemain, [flèche] Je rentrai rentrant pr é cipitamment d'une course que je n'avais pu éviter différer et je m'informai,
dès
le bas de l'escalier :
— Est-ce qu'on a a téléphoné pour moi ?

Image


Car l L 'espoir m'était venu, , Stephen
à peine part t i, qu'il allait appeler
pour me demander si je n'e é t t ai i [s] s pas
devenu e libre pour ce soi[r] r - - mêm e.
Et , dans ans l'hi i [s] s toi oi re qu e j[e] e m'inventais ,
je répon on dais que oui, , et lui
accourait, , et nou[s] part t ions
aussitot , ensemble , les doigts s
e e nt t re e lacés comm e l veille. . , les oreilles encore bourdonnantes
des moindres paroles prononcées entre nous.


Mais s il n'appe e la pas s ni ce
jour ni le lendemain. Alo o rs s je me
mis à avoir peur. . J' ' eus peur
qu e Stephen ne fû û t qu'une i i nventi i on
d e mon es s prit, , qu'il n'existâ â t pas
vraiment [flèche] dans la r é alité . . . .
Je l'aurais rêvé, , c'est
tout t , , et jamais le rê ê ve ne me le
rendrait. . Ou bien J'eus peur Ou bien je me mis
aussi à avoir peur qu'il n s e [illis.] j o o â t de moi et
n'eût
n'entend[ait] ît même pa s ^ l'intention me revoir .


A huit heures, j'en en t t en n [illis.] dis d d '[illis.] en
haut l[a] s s onnerie d l a porte d cô ô é . .
J'étais toute e prêt t e depuis longtemps
des heures
, au cas s , me disais s -je,
il soit vrai et qu' il re e paraîtrais où il reparaîtrait
qu'il repara[î]tr dans s m[a] vie.
Je fus en bas
dans d t rois trois ou quatre cinq seconde s . .
J'ouvris. .
Il s s e e t t enai i t [illis.] l à[,] , exactement comm i i l l
avait é é t t é é l'avant-veill[e], , a[u] moment
de me e qui i tte[r] r , , sauf qu se s
yeux sombres s à me [s] v oir en [illis.] v[illis.] me voyant surgi i r apparaître
s'emplir d'un[e] grande brillante lumière caressante :

J'ai eu peur , me dit-il.
Terriblement peur de vous avoir
rêvé e seulement. Et va

— Ainsi, ne v ous s n' ê tes pas s un

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rêve, Dieu merci ! J'ai en eu tellement peur
un[e] peur horrible, ,
si vous saviez comme
j'ai un eu peu qu e vous n soyez après
tout qu'un rêve. ! qu'une fiction de mon imagination.


Il entrelaça ses doigts aux miens.
Nous sommes partis à la course . cette fois
Nous avons s vu d é filer, , aux stations d
l'U u nderground, les annonces de la
Guiness... « Sometimes I sits and
thinks s ... Sometimes I only sits... » Et
comment s[e] fait-il qu[e] je les revois
encor[e] si c lai i rement, , alors qu e tant
d'autres d é tails [d]e e mes sorti i es avec
Stephen se s s ont effacés à jamais [de] dans ma memoire ?
C'est pe[ut]-être parce que e Stephen, la e s trouvant
drôles s et amusante ,
me l'avait lue [e] à haute-
voix pour que nous nous en amus s i i ons
ensemble.


Au long d l'opéra, , il garda entre
ses doigts les miens qu'il n cessait de
porter à ses lèvres, dé é posant sur l[e] bout
de chacun[,] un léger baiser. . J[e] n[e]
savais guère où j'etais. J[e] pense que ce
dut ê ê tre à Sadler's Wells, , mais en
suis-je absolument certaine ? En uni i sson
Pimêne avec le moine Pu i mêne, , Stephen se
prit à fredonner à mon oreille quelque[s]
mesures du chant du destin de Ka a za a n — les
cymbales cl[a]quaient, le gong marte e lait la
fuite du temps — et je ne distinguais
plus pas [,] ,
d[e] e l[a] voix sur l[a] sc c ène de , celle d[e] Stephen,
et c[e] n[']est plus qu'elle qu[e] e j[']entends parfois
au loin dans mon souvenir[.] . L'opé é ra
é é tait donné en russe, , et c'est dan[s] cett[e]
l[a]ngu[e] qu'il en fredonn[i] a it les parole e s. .

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— Vous connaissez donc le russe auss i ? lui ai-je demandé
— Un peu de e plusieurs langues [orien] d[e] l' ' Europe
orientales
, , m ré é pondit-il brièvement, comme s'il
n voulait pas être entra î [e] plus s loin dans
le sujet.


A A u retour, il me pria, au bas de
l'escalier : :
— Ne restons plus jamais deux jours sans
nous revoir. Deux jours cela peut être une
éternité. Promettez-moi qu[e] nous nous verrons
tous les jours.


Je n demandais moi-même qu[e] cela . et
et eus s sans doute l'air d'acquies[c] c er . Je n[e] m J' apercevai i s déjà
pas à peine déjà [illis.][e]z pl[us] encore [ban] à
v ers quel degré de soumission
et de d é pendance m'entraînait me conduisait mon sentiment
pour ce jeune homme que je c[o] o nnaissais à si
peine peu . J'en J' eus
J'en eus pourtant comme ce soir-là
une l' intuition de la voix voie où je m'engageais ce soir-là
et
tentais s de m[e] reprendre, de remettre au moins à un
peu plus tard le rendez notre prochain rendez-vous.

Mais Stephen venait de me pr[o]poser une sortie qui
déjà m'enchantait. Il s'agissait de nous rendre
à ce vieux pub des docks, tout à l'autre bout de
Londres, en plein quartier populaire, l[e] Prospect od Whitby
que les dandies et les excent[r] r iques de Park
Lane avaient mis à la mode depuis qu'ils
qu'ils y allaient boire de la bière en fût, acc[ou]dés
au bar, avec coude à coude, accoudés , , au bar, avec
des ouvriers des en casquettes
et de s pittoresques clochards.
Le spectacle, me e di i sait Stephen, en valait vraiment
la peine, rien ne peignant sans doute mieux une
certaine couche de la société anglaise qu ses efforts
d'encanaillement pour paraître proche du peuple et sympathique au peuple
et de à sa a misère.[flèche]

Image


L'Underground m f m'é é tait^ presqu toujours un tapis magique,
à Londres,
mais ne le fut jamais autant que
ce soir-là où nous avons débouché en
plein port de Londres, presque dans à l'embo l' estuaire e
d[e] la Tamise
, , et avons attein t , par de sombres
rues aux inquiétantes silhouettes inquiétantes,
le
vieux petit pub s s ur pilotis surplombant
les eaux troubles grises du fleuve que l'on entendait
battre contre sa base. Le pub était re e mpli
d'âcre fumée de pipe, de relent de bière, de rires
hystériques et de jurons cockneys. Si je me
tournais d'un côté, j'aurais pu me croire dans
un tableau d[e] Hogarth avec ses trognes
populaires ; si je regardais ailleurs, j'aurais
pu me penser croire assistant à une
scène à l'inverse de Pygmalio o n où c'etait
la haute société, casquette sur l'oreille, mégot
aux lèvres, qui jouait à prendre l'a[ir] all ure des bas-fonds.
Cette soirée avec Stephen, je m'en souviens
parfaitement . peut-être
Folle comme certains de
nos rêves, , elle s'accordait sans doute très bien avec
l'état de rêve dans lequel dans lequel j'étais
alors presque toujou j'étais alors presque toujours plongée.


Par ailleurs, j'ai retenu très peu d'une
visite qu nou[s] avons faite au National Gallery.
C'est d'une autre visite, au cours de mon
deuxième séjour en Angleterre, alors que j'y
étais venue seule, qu[e] je garde de s profonds
souvenirs durables, [ent] et particulièrement,
et pourquoi donc ? du portrait d' Arno[l] l fini et
sa femme qui e n'a cessé depuis de me hanter je ne cesse de revoir presque à chaque jour de ma vie.
Pour


Pour l'instant, auprès de Stephen, je voyais mal
les chefs-d'oeuvre. Nous étions toujours la main dans la main, , un
courant électrique ne cessait de passer entre nous, Stephen m[e] chucotait chuchotait des
tendresses à l'oreille, et f f i i nalement je n'entendais, je ne saisissais que le
tumulte dans mes oreilles de l'émotion.

Image (espace)


Maintenant, à la porte de côté dans la
stet rue paisible , nous nous attar dions. Nos lè è vres
s'unissaient. Nous avi i ons s de plus en
plus de peine à nous arracher l'un à l'autre.
Parfois c' ' était lui qui m re e te e nait, m s ouvent
moi qui n pouvait s souffrir d le voir partir.


Avons-nous été heureux alors ?
Je ne pense pas. Notre amour était trop fiévreux,
agité et possessif pour nous laisser e e n
repos, et [là] qu and il n'a pas d'î î le e s s d' î les o ù se
pos s er pour des instants de e calme, le sentiment
? tout sentiment épuise le coeur l'amour en
n'est pas longtemps heureux. vient vite à [illis.] l'épuisement.
Mon sentiment
pour Stephen annihilait en moi presqu tout
po o uvoir de réflexion. Il m[e] donnait
l'impression d e vivre e intensé é ment, mais, en
fait, il me soustrayait à presque tout de
ce qui n'était pas sou sa domination.
Je n'entrevoyais pl[u][s] s le monde qui nous
entourait qu' ' en é é claircies brèves
. D[e] plus
en plus il m'apparaissait lointain, étrange,
insaissis s sabl[e], alors que c' ' était nous, enclos
dans notre passion, qui é é tions soustraits à la au reste
vie quotidienne du monde [flèche] du monde et comme [illis.] seuls à jamais. .
Plus tard, quand je fus à même
d'analyser quelqu peu ce qui nous était arrivé, j'ai
pensé qu nous avions s été, pendant [plusie], Stephen et
moi, été comme ces papillons s
, ces phalènes, ces mille créatures
fragiles [illis.] [flèche] de l'air que des pièges ruses d la nature
, un odeur, des ondes
mènen en t à leur rencontre sans qu'elle y soient
pour rien. Et je me demand[e] encore si la a foudroyant e
amour attirance qui e nous porta l'un vers l'autre avons subie , , de e [s] t ous
les malentendus ,
affreux de tous les pièges de la vie n'est pas l'un des
plus redoutables cruels
. A cause d[e] lui, longtemps

Image


après que j'en fus sortie, peut-être pour
toujours, j'ai gardé envers l'amour
de l'effroi.


Prè e s de la petite porte d[e] côté, nous
n'arrivions plus à désunir nos mains, nos
lèvres. Une tempête se déchaînait en
nous qui nous faisait nous re e tenir
l'un à l'autre co o mm[e] pour affronter
ensemble un péril deux êtres en danger


après que j'en fus sortie, j'ai gardé, pour
longtemps, peut-être pour toujours, d[e] l'effroi
envers l' ' amour ce que l'on [illis.] appelle l'amour.


Près d[e] la petite porte de côté, nous
n'arrivions plus à désunir nos mains,
nos lè e vres. La tempête déchaînée en
nous nous faisait[flèche] nous ret t enir
l'un à l'autre comme deux êtres [flèche] en
veritable danger d'ê ê tre emporté é s. [illis.] en
[illis.] [illis.] danger d'être ^ en fait e e mportés par une véritable
tourmente.

Image


Un soir, sans doute mal e e nclenchée, , la a porte [un] à
laquelle je m'appuyais céda dans mo o n dos. Elle
s'ouvrit d'elle-même. Stephen m'interrogea des
regard. Nous avons commencé à monter les
marches sans nous détacher l'un d l'autre.
Au premier palier, nous sommes restés longtemps
silencieux immobiles
, tête contre tête, sans pensées, abîmés
dans un silencieux égarement au-delà, j'imagine,
de toute pensée. Nous avons gravi les dernières
marches à pas lents
en nous soutenant
mutuellement comm[e] e si nous allions affronter
ensemble un pé é ril . s i l'un sans l'autre [illis.] nous n'eussions
pu encore nous tenir debout.


A la vue de ma petite chambre, Stephen
s'attendrit.
Une petite chambre toute pleine, m dit-il pensivement,
d[es] rê ê ves d[e] la jeunesse.

— Une petite chambre toute pleine des rê ê ves
de la jeunesse
, me dit-il pensivement.


C'était vrai non seulement de cette
chambre mais de toutes celles, je pens bien,
que j'avais occupées seule depuis quelques
années et qu'avait dû imprégner le
grand rê ê ve qui hante le coeur humain : Que
sera l'amour ? Me sera-t-il bon ? Me
sera-t-il cruel néfaste ?


C'est alors seulement que Stephen
comprit qu'il allait ê ê tre mon premier compagnon
d'amour. Il en devint songeur, , peut-être
quelque peu effrayé. Me tenant doucement
en serrée contre sa poitrine, il me disait bas à
l'oreille qu'il ne faudrait pas s lui en vouloir
s'il m[e] décevait quelque peu, que l'amour
rarement apportait autant qu'il donnait
à espérer.


Puis, m'éloignant un peu d[e] lui, il me

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considéra avec un[e] grave attention expression
d'étonnement et de tendresse.
— Comment se fait-il, cher coeur,
que tu m'as [illis.] at tendu ? Surement tu as été
aimée bien des fois déjà et tu as dû
aimer. Qu'est-ce qui t'a fait m'attendre ,
moi ?


Qu'est-ce que j'en savais au fond ! ?


Nous nous sommes assis au bout
de mon divan-lit, nos doigts entrelacés, et
nous avons regardé, chacun, devant soi, dans
sa vie, mais sans ri[en] voir d[e] e ce que e l'autre, à côté
apercevait. J[e] fus effleurée par le sentiment
qu deux êtres n[e] pouvaient pas ê ê tre plus
étrangers l'un à à l'autre qu s S tephen et moi
réunis par quelque prodigieux hasard dans
cette petite chambre presque d passage.
Je croyais voir que m'avait gardé e de l'amour
la peur qu' ' il m'inspirait, la certitude qu'il
n' était presque jamais heureux, mais aussi
l'attente passionnée qu'il s' ' en trouverait peut-ê ê tre
un un jour pour combler ce désir aigu
du parfait inconnu.


J'appuyai ma tête sur l'é é paule de Stephen
et lui confiai que j'étais sans dout vieux jeu,
car à mes yeux l'amour n'était ni léger, ni
passage[r], mais grave toujours . Que je l'avais
toujours considéré en quelque sorte comme
irrévocable. Que l'on n'en ne revenai i t pas
au fond d[e] l'amour. Pas s plus que l'on
revenait d[e] la mort. Et c'est pourquoi
sans doute il m'avait fait si peur tout en
en me torturant aussi d curiosi m'attirant
aussi invinciblement.


St t ephen, d'un doigt sous mon menton, m fit

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relever le visage qu'il sonda it longuement.
Son regard était inquiet.
— Tu crois vraiment, me demanda-t-il,
que l'amour est à ce point grave que
l'on n'en revient jamais tout à fait ?

— Il me semble qu'il me peut-être qu'inoubli i able.
— Puisqu'il en est ainsi, me dit Stephen,
avec douceur, il vaudrait peut-être
mieux nous en tenir pendant quelqu temps
encore à des relations d'amitié, attendant
d[e] voir plus clair en nous s , évitant
surtout, , ne penses-tu pas, de nous
trouver seuls dans ta petite chambre
si accueillante a a u pélerin fatigué que
je suis, que tu es, que nous sommes qu'est chacun de nous
tous... sur terre...


Mais, , en même temps, il me
retenait tout près de lui dont j'entendais
le coeur battre à grands coups. La
flamme dansante et foll de nos yeux
nous renvoyait ^ ^ l'un l'autre notre image l'un
à l'autre, si frêle petite , si et étrange délicate . Nous
sommes partis s comme sur la mer
tempétueuse ^ du [désir] désir vers une sorte de
naufrage...
peut-ê ê tre bienheureux... ...
la mort... et la mort et la vie y
étaient également attirantes du moins presque indist inctes .
du moins nous [y] allions étions ensemble [flèche] [illis.] deux à sombrer ensemble.

(espace) Etaient emport[ée] l'identité... la solitude... notre propre petite vie [s] l imitée...


Nous avons connu nos jours peut-être les
plus heureux dans les quelques semaines qui suivirent,
sans savoir qu'elles etaient les dernières d c temps
de confiance qui n[o] o us serait accordé. Stephen avait loué deux
bicyclettes et entendait m faire traverser à vélo à côté
d[e] lui de grands pans de Londres. A bicyclette,

Image


je ne m'étais jamais risquée jusqu'alors
que sur de s pistes sauvages ou dans de e
petites rues paisibles de ma ville natale.
L'idée d'a a ffronter la lour de e circulation de
Londres m'épouvantait. Jamais, disais-je,
je n'y arriverais ne le pourrais . Mais Stephen, patiemment,
me rassurait. Il prendrait les devants.
Partout où il y aurait obstacle, il pa a s s serait le
premier. Il m[e] frayerait le chemin. Je
garderai les yeux fixés sur son do o s, m'interdisant
de regarder ailleurs, et le suivrait s sans
penser à autre chose.


Nous sommes partis par une tiède journée
de mai du printemps avancé de mai .
Tout alla bien
au début, Stephen ayant tracé un itinéraire
qui, d petite rue en petite rue, nous
éviterait la plupart des grandes artères. Mais
il fallut bien , à certains endroits,
en franchir
quelques-unes. Avant de nous é é lancer,
Stephen m'encourageait du geste et de la
voix. Je côtoyais en tremblant les hauts
autobus qui m'avaient tellement ravie e
a a u temps où je parcourais la ville montée
sur l'impériale. A les frôles de prè è s, , sur mes
deux frêles roules roues , j'éprouvais un
je les decouvrais
quatre fois plus énormes encore qu que j'avai pu je n'avais
le penser pensé .
Une fois, nous fûmes séparés, Stephen
et moi, par l'un d ces ces monstres qui s'était
glissé entre nous. J fus si effrayée qu je pensai
tout abondonner et en rester là où j'étais . Mais
c'était impossible. En avant de moi un monstre me
barrait la route. En arrière, de moi en venait
un autre qui avait l'air de vouloir m passer
sur le corps. Il fallait avancer avec le flot
impitoyable.

Image


Un peu à droite, au devant de l'autobus qui
nous sé é parait, presque en pleine rue surgit alors
Stephen qui, , de la main, me fit signe que
j'avais le champ libre. Je ramassai mon
courage, m'élancai, , n'ayant d'yeux
que pour son visage détourné qui me surveillait
et sa main qui son geste
qui me guidait.
Je doublai le géant qui allait pourtant vite.
Je rejoignis Stephen, me plaçai tout juste
derrière lui qui me mena aussitôt [en] da ns une
rue calm[e] pour y reprendre mo o n so o uffle.
J'eus le sentiment, je l'ai encore, d'avoir réussi ce jour-là
un difficile exploit .
Et J j 'en garde de la gratitude
à Stephen qui avait le don rare, en
accordant confiance à l'autre aux autres, êtres,
de leur en faire trouver er confiance en soi. eux-même.


Je tremblais encore un peu tout de même
de la frayeur que j' ' avais s éprouvée, mais
Stephen me dit que j'avais aujourd'hui
vaincu la peur et que , jamais plus n'en
je ne la ressentirais comme avant.


D'[é] é tape en étape, assez souvent arrê ê tés
pour me donner le temps de me re e poser, nous
avons gagné, en moins de deux heures es ,
Richmond park. C'était un jour de semaine,
il y avait peu de monde, nous û mes presque
à nous seuls le magnifique parc rc
pre e sque e
à nous seuls avec ses bê ê tes en liberté é ,
faons, chevreuils, et biches.


Nous leur avons s donné du pain n
que e plusieurs vinrent ma a nger dans la main
de e Stephen. Je le regardai leur distribuer des
morceaux et tout à coup il me parut d'un naturel
doux et bon. Je dus en être étonnée, car je
lui en fis la remarque. «Tu as l'air tendre, au fond,

Image 77 177


lui dis je, comme si jusqu'ici je n'en avais pas été sûre.
j'avais pu en douter.
L'es-tu donc ?»


Il sembla un peu ennuyé par ma question.
— Pas trop, fit-il. Il faut se garder
en ce e monde de trop la tendresse. Ell nous
expo o se e expose trop p . Viens donc !


Par habitude cette fois, plutôt que
spontanément, , , me parut t -il, , il enlaça alors
ses doigts aux miens
pour m'entra î ner
à marcher à côté de lui.
— Vois-tu... commença-t-il, et
soudain s'interrompit comme s'il percevait
que e j j u u stement il allait [trop] s'exp xp oser . s 'exposer.
[flèche] Changeant de sujet, il me proposa
— Allons s s'asseoir là à -haut sur le talus.


Poussant nos bicyclettes devant
nous, , nous avons gravi le mamelon
herbeu[x]. Tout en haut se détachait
seul un immense arbre aux branches
largement déployées qui formait un
parasol contre l'ard d eur du soleil. Nous
ay avons appuyé é nos bicyclette à son au vieux
tronc puissant.
Nous nous sommes
allongés sur une pelouse [illis.] l'epais gazon, [pareill] douce aussi
? douce qu'un e tapis de laine , à moitié
dans le soleil, à moitié dans l'ombre du très vieil
grand arbre. .
Nous nous étions di i sposés
Kingston à former sur le sol une sorte de croix, les la
genoux d l [illis.] la ê te de Stephen
reposant sur
mes genoux.


Ainsi a passé un quart d'heure.


Il regardait f f i i xement le ciel d'une pureté
parfaite au-dessus de cette immense î le de verdure
qu'est éta it Richmond Park dans le Londres souvent d'alors . Richmond Park .


Ainsi a passé un quart d'heure, davantage peut-être.
Nous n'avions nu l besoin, pour l'instant, d'échange de regards, de caresses.

Image


En croix sur l'herbe, nous nous contentions
de contempler le ciel serein , et il nous
en venait assez de bonheur, je pense,
pour n[e] rien désirer d'autre.


Les yeux toujours fixés sur le ciel
clair, Stephen murmura, comme si
l'aveu lui en était arraché par une
sorte de bonté infinie partout présente répandue
autour d[e] nous[,] ou par sa propre conscience bouleversée: :
— Je pense que je t'aime.


Des années, des milliers d'année,
? me semble-it l parfois, ont passé depuis
cette heure paisible sans le grand
Kingston arbre de Richmond Park. De notre
liaison si pleine de l'affolement des sens
et de leur tyrannique pouvoir sur nous notre vie , nos vies ,
il ne me reste pourtant rien de plus
troublant que l e souvenir de Stephen
me fredonnant à l'oreill le grand un air
tragique [illis.] tué de Boris Goudo o nov ,
et,
peut-être encore plus émouvant , poignant tenace emouvant , , celui
de l'aveu
prononcé à la face du ciel.

Chapitre [IX] IX


Il m'avait quittée ce soir-là au bas
de l'escalier, fatiguée à ne plus tenir debout,
lui-même l'air très las, et ayant encore à
ramener les deux bicyclettes. Il s'était
éloigné sans m'avoir lancé comme chaque à
suit prochain cahier fois l'accoutumé :
à demain, et il ne s'était pas non
plus retourn n é pour m'adresser un dernier petit
salut
de la main. A la lumière crue du
reverbère proch de l'entrée, il m'avait son visage d' [d'au] un
m'avait un instant m'avait paru préoccupé
, ou est-ce après coup, à cause
de ce qui suivit, que je m'imaginai l'avoir vu ainsi [?] ?

Image Image Image


J'eus le sentiment, je l'ai encore, d'avoir reussi
un exploit difficil. J'en ai toujours [garde] de
l gratitud[e] enver[s] à Stephan qui avait l[e] don rare,
en accordant confiance à l'autre, de lui
faire trouver confiance en soi.


Il m'avait quittée ce soir-là, sur un tendre
baiser, au bas de l'escalier, fatiguée à
ne plus m[e] tenir debout, lui-mêm[e]
l'air très [las] et ayant à ramener les deux
bicyclette[s]. Il ne m'avait pa[s] [lancé]
[en] partant, comm chaqu fois : A demain,
n[i] non plus s'était retourné il en route
pour m'adresser son habituel petit salut
de l[a] main. Son visage sous l reverbere
m'avait [illis.] [illis.] [illis.] [illis.] [paru] préoccupp[é] ou est-ce aprè[s] coup
à l lumière de ce qu[i] sui[illis.]t qu je l'[i]m[a]g[inai]
ainsi plus tard vis ainsi je l'[i]mag ais
l'[avai] vu sur pris ain vu ainsi.

Image


Il continuait à m[e] tenir de ces p[r]opo[s] que [ses]
yeux déjà démentaient. Je vis Je vis Les prunelle[s] se [m]ouillaient
[illis.]ciller vacill[illis.] erent . Au fond monta it un[e] [eau] [trouble]
ai s'abimèrent le p[illis.] l raison — l'oubli de soi,
toute pensée [pou] ai[nsi] [dir][.] Dan le miroi déformé
je [sais] [d]e ses yeux je vis le reflet d[e] me[s] propre yeux prunelle
égarés e s ... [et] [nous] étions à l[a] dérive...


Il continuait à me tenir d[e] ces propos qu[e] deja ses
yeux déjà les démentaient. Ils vacillèrent. Une
eau trouble y monta [où] parurent
s'abimer ent s'abimer la raison, l'oubli d[e] soi, toute
pensée pour ainsi dire. Dans leur le miroir
déformé é je vis réfletés [illis.] mes propres yeux
égarés ... à la dérive... Ce fut [con]
un sorte de naufrage où l'[illis.]
[voilà] [illis.] à se fut
heureux.


Leur Le miroir déformé me re[nv]oya l'image
de mes propre[s] yeux égarés ... à la dérive.
Rien alors, et après, ne m'a paru plus
semblable à un naufrage consenti.


Le grand a[tt][illis.] d l'amo[u] n
serait [illis.] pas d[illis.] [illis.]
mal à deu x en[fin], à l[a]quell il n[e]
[illis.] [illis.]x , un moment

Image


J'eus le sentiment et je l'ai encore aujourd'hui
d'avoir réussi ce jour-là un de e m[on] es plus difficiles
exploits. . Et e E t j J j ' ' en éprouve toujours de l[a] gratitude
envers Stephen, rien ne me paraissant plus
encore plus beau qu[e] le génereux
que l[e] cadeau que l'on fait à un autre
être lorsqu'on lui révèle sa propre force
on lui lorsqu'[o]n lui [fait] prendre confiance
en lui-même.
car rien ne m[e] para î t, encore
maintenant, aussi généreux que d faire
prendre confiance en soi à l'être tremblant.


J'eus le sentiment, et je l'ai encore,
d'avoir reussi ce jour-là l'un des
plus difficiles exploits de ma vie. J'en
éprouve encore maintenant de l[a] gratitude encore
maintenant envers Stephen, rien
ne m'étant jamais apparu plu[s] généreux
et plus rare qu[e] ce don de faire fait à l'autre
de prendre confiance en soi à l'être
qu'il avait au plus haut point de
faire prendre confianc en soi
J'en garde encore maintenant de l gratitude envers
Stephen, rien m'éta[n]t ne m'étant jamais apparu depui plu [aussi]
genereux et rare qu[e] c[e] don qu'il possedait
au plus haut point d'éveiller, chez le autres
leur la confiance en soi.


J'eus le sentiment, et je l'ai encor[e] aujourd'hui, d'avoir
reussi là l'un de me plu difficiles exploits. J'en garde
encore de la gratitude envers Stephen, rien m tou jours ne
m appar r aissant toujours plus génereux et rare que [le]
don de fai[t] donner aux autres de la confiance en soi
de cette confiance accordée aux autres leur faisant qui
fait trouver confiance en soi-même.

Image


Le don d[e] faire rire et faire pleurer était l'étrange
cadeau que j'avais reçu de Dieu à
ma naissance. Je passerais (pourtant) ma
vie
car je passerais ma vie
car j'userais ma vie à sa poursuite.
Un jour que je reprochais justement à Bohdan
de tant s'user, il m'avait regardé avec son
clair regard de e de[vin] qui paraissait
toujours voir venir le bout [illis.] de l'histoire :
— Tu feras de même, m'[avait]-il dit . Et tu auras
raison. Puisque l[a] vie, d[e] toute façon, est
usure, [autant] l'user [en] [sublime] folie.

dim="horizontal"


Je ne devai mêm pa ecrire bien souvent a
m[a] mère, car je crois m rappeler [illis.] des lettre
d'elle, alors , t[ou]t pleine d'[angoisse] [illis.] [dan] lesquels
ell me demandait [illis.] pourquoi je n '[e]criva [si peu]
p[illis.] davanta[g] [illis.] s[e] plaignaie[nt] qu[e] m[es]
[bouts] d le[t]tr[e] [n]'e[n] d[isaient] pas long. C'est
[san] d[out] e , n [vou] pou vant[,] n[i] voulant rien [illis.]
avouer d e ma passion malheureu[s][,]
m'[en.] tenais à de[s] [banalités] à traver lesquelle[s]
[illis.] devait percevo[ir] qu j[e] lui cachai
l'essentiel d[e] ce qu'[illis.] ce qui importait.


J'eus le sentiment et je l'ai encore aujourd d'avoir réussi ce jour-là
J'en [eus] de la gratitude pour la vie l'un de[s] plus
difficiles exploits ma vie. J'en eus [pou] [illis.]
d l gratitude enve[r] Stephen, car il m[e] semb le qu'il n'y
a pas plu grand bien à à apporter à quelqu'u qu d lui donn
c[on]fianc[e] en soi, et quelque

Image


Il était parti pour Londres avec, pour tou bien,
son violon sous le bras. Il avait
la traversée à bord
ou A bord d'un b a teau lui assurant
le passage gratuit en retour de soi[n]s prodigués
aux bestiaux dans la c[ale] auprès desquels
il avait dû dormir, incommodé par les
odeurs à en tomber malad[e]. A peine pourtant
arrivé à Londre[,] et il faisait parti[e] d'un
orchestre tzigane égayant les diners d'un
des grands restaurants Lyons.


la cabane que Gladys avait sur la
mauvais


la cabane de Gladys, où [illis.],
sur la mauvaise rue de Hampton Court,
[n] [sorte] que c'était ce cette [rue]
pauvre, qu'ayant l[a] [illis.]
le château, [illis.] le mieux, le plus


Le don du rire, le don des larmes
Le don de faire rire, de faire pleurer, Dieu
m'[en] avait [l'] à ma naissanc[e] l'étrange
le cadeau qu[e] je devrais pourtant user toute ma
à tâcher de conquérir pour apprendre à m'en servir. vie à faire fructifier[,] [l']apprendre à faire partager


Un jour qu[e] je reprochai à Bohdan, [sa][illis.]
épuisé , de tant s'user, il m'avait répondu
avec ce qu'il aurait lui même appelé [wi] a
whimsical look :
— La vie, de toute façon, est usure. Alors
pourquoi pas l'user du moins pour quelque
sublime folie !

Image Un oiseau tombé
sur le seuil.

Cahier II
Image Gabrielle Roy
3 35 ouest, Grande Allée, app. 302
Québec Qué G1R 2H2
525 8417
[illis.] boroughs 178
142
36
Epping stet
laisser tel quel
289
247
42
X
pa[pill]on
Image


Le lendemain, je n'eus pas de lui aucune
nouvelle
. Il ne se passait pourtant pas de jour
? sans que [d]'[e] d'en n bas s Geoffrey ne me crie crie â t , «Your
friend on the phone...» Et je descendais
les marches quatre à quatre pour prendre,
toute pante e lante [illis.] , , l' ' é é couteur dans lequel
j'entendais d' ' abord battre mon propre
san an g, ses cognements s sourds dans
mon oreille, , apr r è è s quoi, au son de la
voix de Stephen, , mon coeur se calmait
quelqu peu et bat t tait d'un sur un
rhythme [en] m oins affolé.
C'était comme si chaque
fois comme si je m je redoutais que le miracle j'attendais une sorte
de miracle ne se reproduis î t pas
la preuve de l'[exellence] de qu Stephen é é tait de ce monde —
Steven ou qu[e] j'eus pla a ce dans sa vie — et,
le miracle produit accompli , je po uvais parvenais
à me détendre petit à petit me refrenai [flèche] je pouvais [me] remettre à vivr[e] , peu à peu[.] .


L e surlendemain, toujours rien ! Le
jour suivant, ayant eu à à faire une
course, je m'imaginai qu Stephen avait
choisi cette heure e ê me pour m'appeler,
et je rentrai en t t o o ut t e hâte demander
s'il n'y avait pas eu d'appels pour moi.


Geoffrey aux yeux déjà compatis s sants
me regarde avec une peine si évidente
pour moi que je m'en me sentie humiliée.
Je n'allai plus jamais m'informer dans
la boutique si om'avait demandée au téléphone.
Je restai dans ma chambre à attendre, , et
les heures défilè è vent comme elle doivent
défiler pour ceux qui sont au c[a] a chot. De ce
temp-la — mais je pense que je le
connaissais déjà — date c c e bouillonnement
de colère que j'éprouve lorsqu'on me fait
attendre et qui provient, j'imagine, de ce

Image


que je suis alors réduite à ne rien faire
d'autre, y pendant mon temps. , ma vie .
y perdant ma vie.


C'est à peine même si je lisais. J'avais
l'oreille tendue à capter la sonnerie du
téléphone , et que de fois je crus l'entendre
à travers des s bruits de la rue, et accourant accourut
alors
sur le seuil de ma chambre
po[ur] guet t ter, le souffle suspendu e , la voix
de Geoffrey qui allait lancer comme
naguère : «Your friend...» et
je serais en bas avant qu'il n'eût fini
[pu] finir sa phrase, et de [n]ouveau
le ciel s'ouvri i rai i t pour moi.


A la fin, je me décidai à appeler
un numéro que m'avait donné Stephen
avec une certaine hésitation, , m'avait-il
semblé, un jour que je lui faisais représentais
remarquer que
je ne saurais l'atteindre,
p p our l'en aviser, s'il survenait
quelque changement à notre programme de
sorties. C'était le numéro des gens chez
qui il logeait et où je n'avais jamais mis
les pieds. Une voix de femme me répondit.
Stephen, me dit-elle, était en voyage —
Pour combien de temps ? — Elle n'en avait
aucune idée. — Où était-il allé ? — Elle
n le savait pas. — Qu'est-ce qui l'avait
contraint à partir précipitamment ? — Avec une
nuance e cette fois d'i i rri i tation,
elle r é pondi i t, cett[e] fois,
qu'elle ne se reconnaissait pas
le droit
de répondre à cette question.


Je remontai dans ma chambre ,
tout à fait désemparée. Un gouffre
s'ouvrait devant moi. Pire encore que la

Image


découverte du mystère qui entourait la vie
de Stephen me fut la découverte de
mon propre sentiment d[e] tout à coup maintenant
à son égard.
Au milieu de ce qui
m'avait paru tenue captive pendant
depuis
plus de deux mois et m'avait paru
ne pouvoir être que d[e] l l 'amour, poussait
quelque chose d'affreux et d[e] corrosif
qui ressemblait à des ressentiment. La
méfiance avait commencé en moi la
guerre e contre l'amour, , dont je ne devais
jamais tout à fait me remettre. . C'était
loin d'ê ê tre La peur que j'en avais eu avant
de m'y confier n'était rien Ce que j'éprouvais

en fait était mille fois pire que la
longue peur que j'avais eu d'aimer ;
c'était l'hostilité d[e] qui s'est fait prendr[e]
au piège en toute bonne foi. Pourtant
je m'aperçus alors que e j'étais bien à blâmer
puisque , même maintenant , je n['à] e ne
savais toujours à peu près rien d la
vie d Stev ph en, hormis qu'il fréquentait —
pas très assidument — l'u U niversité de
Londres, qu'il [p] p arlait couramment sept
ou huit langues, qu'il connaissait bien la
musique. A creuser ser mes souvenirs, je
m[e] rappelai aussi d nombreuses allusions
faites à des villes qu'il conn qu'apparemment
il connaissait
: Paris, Prague, Munich,
Vienne, Budapest, Zagreb, bien qu'il
ne m'e û t jamais spécifiquement dit y
avoir séjourné.


Je me résignai à tél é phoner de nouveau
à la dame chez qui habitait Stephen et
dont je ne savais si ell etait un amie, une

Image


[illis.] f connaissance ou simplement une logeuse.
Cette fois, un homme me répondit —
Non, Stephen n'avait laissé aucun message.
Mais il rentrerait sûrement avant
longtemps et me fournirait alors une
explication de son départ qui m' ' e e nleverait
toute raison de me tra a casser.


Cet homme avait un peu du léger
accent slave de e Stephen. Je lui demandai
s'il n'était pas aussi u U krainien. Il me
dit que lui et sa femme, chez qui logeait
Stephen, étaient en effet d'origine ukrainienne,
quoique établis en Angleterre depuis la
r[é]volution russe. Puis il m'encouragea
a me garder l'esprit tranquille.
Stephen allait
rentrer revenir d'un jour à l'autre et il m' appelait appelerait
certainement sûrement , tout aussitôt rentré.


Je fus assez naî ï ve pour me laisser
rassurer en rassurer quelque peu par ces
propos[.]
Je me décidai même à s s ortir r prendre
l'air. Je m'aperçus avec stupeur que l'éte
était venu, que e mill bons contacts
avec la vie, avec la nature, m'avaient
échappé pendant que je vivais claustrée
dans l'attente d'un mot de Stephen. Alors
j'éprouvai pour lui quelque chose qu je
n'avais jamais encore je pense éprouvé
pour à l'égard de personne envers quelqu'un
et qui était, j j e
pense bien, de l'aversion, peut-être même
le désir d d e le faire souffrir à mon tour et
plus encore qu'il ne m'avait atteinte.


Mais, tout à coup, je l'imaginai mort
à la suite d'un accident, ou mourant
seul en quelque pays étranger, et je lui
ren[d] d is tout l'amour qui m gonflait l coeur.

Image


Peu après, je l'imaginai
Mais, peu après, l'ayant imaginé, tout au
contraire, bien vivant, joyeux, passant
de bonne s vacances au bord d[e] la
mer au en montagne, ma rancune
envers lui me revint plus forte entière et plus armée que
jamais.
Je n' ' en pouvais plus d'aimer, de
détester le même être de tour à tour
d'aimer et déstester tour à tour le même être.


L'absence de Stephen dura près d'un
mois. Un soir, , Geoffrey cria d'en bas :
« Your r friend on the phone... » Je descendis,
le coeur t t remblant comme au jour
nos mes yeux s'étai ent [illis.]t[ir] je m'étais sentie appelée e [flèche] des yeux, à travers le à travers
le grand salon de Lady F F rances [illis.]. .
Mais
à l'émotion tremblant[e] de ce jour-là
se mêlait je ne sais quelle poignante
tristesse que j'en fus réduite à ac c courir
ainsi soumise à son appel coup de fil.


J[e] l'entendis m m e parler sur le
ton tout à fait habitu u el
de nos
conversations quotidiennes alors que
rien d'exceptionnel ne s'[e]tait passé entre pour
nous depuis la veill[e].


Il me semble qu'il [sin] s'informait de ma
santé, de Il me disait
qu[e] l[e] temps lui
avait paru long, qu'il avait fait chaud, qu'il
avait hâte d[e] me revoir. Est-ce que ce
serait demain ? Ou peut-être même ce soir
si je trouvais qu'il n'était pas trop tard ? Il
ajouta :
— Tu m'as manquée, tu sais.


Je fus si longtemps silencieuse qu'il
demanda :
— Tu es toujours là ?

Image


Où étais-je en vérité ? Très loin, en
tout cas, , et très seule, ca su r une e e spèce
de grève dépouillée comme nous y
laisse sans doute l'amour en se
retirant, , après que ses flots ont chanté
et qu'ils ont pré é dit prédit le a bonheur félicité . Il
avait suffi de ce «Tu m'as manqué...»
pour faire appara î tre à à mes yeux le désert,
la dé é solation où j'avais été conduite,
la main dans la main, coeur contre coeur vers
avec ce qui avait été le plus cher amour de ma vie.
[l] M ais je ne voulais pas s en convenir.
De longtemps encore je ne vou d rais en convenir.
Voir clair en soi c' est souvent la dernière
chose que souhaite l'amour. Evidemment
c'est maintenant seulement qu[e] je sais
ce que j'aurais dû û alors savoir.
— Très bien, dis-je. Je pars à l'instant.
Peux-tu a[us]si partir tout de suite ? ? De cette
manière, nous nous retrouverons à
mi-chemin à moins q q ue tu ne
marches très vite.


X [flèche] [ [ Il eut l'air déçu que je ne veuille pas
le recevoir chez moi i , mais accepta de
partir sur-l[e]-champ en suivant le
selon en se conformant
au plan de
parcours que nous avions établi i , , , e t selon
lequel nous ne po o uvions nous manquer
e e n cours de route.


Quand je l'ape e çus d'assez loin encore
sous la lumière d'un réverbère qui lui
donnait mauvais teint, je lui trouvai le
visage amaigré, tiré et comme marq q
longtemps d'avance par l'usure qui lui
viendrait avec l'âge, lui e e ncore si jeune
et resplendissant de vitalité. J'en eus si mal

Image


au coeur que je courus l'enser er rer de
mes bras comme pour l'empêcher à jamais
le garder jeune
à jamais. Nous sommes
restés un long moment, j j oue contre
joue, nous à nous bercer
ensemble
d'un mouvement accordé du corps
comme dans la danse, t t out t en nous
jetant des : cher coeur ! ! cher coeur ! ! ..
oh Stephen dear !


Le sortilège me r r eprenait, , sur la
grève déserte , les flots tentaient encore
de chanter remonter
, et j'aurais pu vite leur
c c é é der, si, , comme nous nous remettions
en march[e], St t ephen n'eût ausit aussitôt
enlacé ses doigts
aux miens dans s
un geste q q ue tout à coup je compris ê ê tre
d'habitude, appris pour d'autres es que pour
moi et peut-être longtemp pra a tiqué é
avant d'atteindre le au charme et à ce que i
avait a l'air de la spontanéité
de
maintenant. Je lui retirai ma main,
blessée par ce qu l'habilité[,] e t l'adresse
en amour trahissait tout à trahi i ss ss ai i en en t
tout à coup à mes yeux d'expérieuce... et,
au fond, peut-être d' une e certaine inconsis[illis.] inconstance. .

Il m la reprit et commenç ç a à me
questionner sur ce que j'avais fait
durant les semaines précédentes, , étais-je
allée au théâtre ? à la cabane d Gladys ?
étais-je au moins un peu sortie profiter des
beaux jours
?... ... [T]oujours sans souffler
mot de ce qu' ' avait pu[s] pu lui arri i ver
à lui pendant tout ce temps.


Soudain je m'entendis lui
demander d'un voix qui se contenait mal

Image


pourquoi il m'avait si longtemp laissé
sans nouvelles.


Il se dépouilla du coup de son air
faussement enjoué et parut de nouveau
à bout d nerfs
et de fatigue. Ses
yeux que j'aimais tant , d'un brun chaud,
toujours un peu eu pétillants, et ensorceleurs,
se vidèrent de leur lumiè étincele-
ment.

— Je pensais aussi qu'un jour ou
l'autre il me faudrait te parler viendrait
où il me faudrait te parler. s érieusement.


Nous avions atteint une sorte de petit
square ou bout d'une rue où il y avait un banc,
quelques arbres, une [pe] fo ntaine peut-être. Nous
avons pris place sur ce banc. Stephen regardait
au loin. Il eut l'air si malheureux, si à
la gêne que je souffris pour lui, me disant qu'il
allait m[e] fournir une explication si plausible et
si satisfaisante de sa conduite et que c'est moi
qui
allais avoir honte d mes soupçons. . Déjà je
tendais la main pour l l [eiser] lisser ses cheveux
retombés sur la tempe dans un g[e] s te de
reconciliation[,] un[e] e mèche d[e] s s es cheveux
qui lui retombait souvent sur la a tempe e . Il
prit alors une grand aspiration et commença
de à me dé é vider une histoire dont encore
aujourd'hui je me demande si je l'ai vraiment
entendu e t t omber ber de ses lèvres.


Voilà, me disait-il, puis puis que j'y tenais
et l'obligeais et l'y obligea[is] s , il allait me
dévoiler une part ie gardée se e crète d sa vie, ,
encore qu'il eû û t bien mieux valu v[a]lu pour moi n'en
rien savoir. Seulement, je devrais garder
strictement pour moi ce qu'il m[e] raconterait

Image


ce soir et qui ne serait qu'une part de ce
qu'il se e reconnaissait l droit de e me révéler.
Je devrais lui faire confiance pour le reste.


Je me sentais déjà plongée comme
plongée
dans quelque invraisemblable roman
et voilà qu'il me mettait en gard e d'une e voix
passionnée que je ne lui avais pas connue
avant [illis.] .
— Il vaudrait mieux, évidemment, me
dit -il et je'aurais dû t'avertir avant, que tu
n'attende e s pas trop de moi, car je ne suis
pas libre en un sens et ne le serez pas pour
quelques années [illis.] à venir. J'ai engagé
ma vie — un[e] partie de ma vie — à lutter
dans l'intérêt d mon pays martyrisé par
l'Union soviétique, et je n'aurai de
repos et de vie personnelle qu je tant que
n'aurai vengé les crimes commis contre
mes frères malheureux.


Je l'é é coutais, pensant c' ' est une histoire
qu'il invente, ce n'est pas possible qu[e] Stephen soit
un agent secret, mais je vis le serieux de
son visage et lui lançai :
— Mais d quel pay[s] malheureux parles-tu ?
N'es-tu pas né au Canada ? N'est-ce pas
là ton pays ? Ou à la rig g ueur ne serait-ce
pas les E E tats-Unis que tu considères s comme ton
second pays ?

— Je parle de l' ' Ukraine, fit-il, qu Staline
a réduit à une des plu[s] cruelle fami i nes d[e]
l'histoire, parc[e] qu'elle lui é sistait au bolchévisme.
Sais-tu [seulem] combien des miens sont morts
de faim en une seule année à Kiev seulement,
par exemple ?

— Les tiens, je veux bien, lui dis-je. Mais, à

Image


ce compte-là, tous ceux qui souffrent sont
les tiens, sont l[es] es nôtres. Pourquoi le
plutôt qu'un autre pays l'Ukraine que
tu n[e] connais pas toi-même pers s onnelle-
ment ?


Je compris , à son re e gard , qu'il était que c'était pure
inutile perte de lui parler[flèche] [illis.] ainsi , , de tenter de tâcher de le rai i sonner.
Il y brillait la La flamme e farouche d' u
U ne
farouc c he exaltati i on. y [illis.] lui fermait l'âme à toute
autre voix.


[ Il me e rac c onta qu[e] e son r é cent
voyage l'ayant conduit dans un
pays sous la domination soviétique pour
y établir une liaison avec un agent de
l'Association Ukrainienne de Londres, il
avait été filé par la Guépéou , q ui qui
était sur ses traces depuis longtemps
déjà, , qu'il avait dû rester caché dans
la grange e d'un pay[sa]n pendant près d'une
semaine, presque sans nourriture, et
qu c' ' était miracle s' ' il s'en é é tait sorti vivant.
Même s'il l'avait pu, , du res s te, au cours
de son voyage, , il ne m'aurait pas donné
d[e] ses ouvelles, car il était inter r dit
aux agents de liaison Ainsi il n'avait
pu me donner de ses nouvelle au cours
pu voyage. De toute façon, , et était
interdit aux agents de liaison de
communiquer [l] , , de l'étranger, avec qui que
ce soit hors du réseau, pour é é viter
de mettre en danger l[a] vie des vies en
danger.
Ainsi , m M ê ê me e en me part l ant
comm il le faisait, ce soir il m' ' exposait
à des représalles au péril . il
Il me priait donc dans instamment d
de garder tout s s tric c tement pour moi ce que j'apprenais ce soir


Je croyais t t oujours, à l'attendre, être la l' en[tendre]

Image


[flèche] à l'entendre, être la proie d'un mauvais rêve. .


Peu à peu, à mesure qu'il me livrait
par bribes des aspects de son autre vie, ,
j j ' ' en venais à comprendre qu'il adhérait
à un groupe d[e] militants ukrainiens
subventionn que e subventionnaient des
patriotes
Ukranos-Américains, e e t dont
le but etait ni plus ni moins que de miner
l pouvoir sovietique en Ukraine jusqu'a
le restauration d[e] l'independance politiq[u]e
qu'avait connue le renversement du
pouvoir
sovietique en Ukraine et la
restauration de l'independance que ce
pay[s] avait connu pendant un jour de
son au temps d la Première Guerre
Mondiale.


J'avais eu déja l e sentiment pressentiment que
Stephen
m'était profondement étranger
par des aspirations, des rê ê ves, des ré é ticences
[etr] singulières, mais, ce soir-là, sur l[e] banc
du petit square, j'eus l[a] certitud[e] [illis.] que
pour l'essentiel nou s n'avions ri i en
en commun.


Ce n'était d'ailleurs pas seulement la révélation
de e ne pas accuper l[a] première place dans
sa vie qui me ble e ssait si à vif après
que j'eus tant souffert par lui. J'étais
encore plus indignée [ind] ébranlée par
d'apprendre
l[a] nature d[e] l[a] a pass ass ion qui
l' [l'] éloignait Stephen de moi
. Aurais-je pu l[e] a partager
que peut-être je e me sera a is sentie moins trahie.
Mais elle ne pouvait que m[e] paraître me e paraissait absurde,
insensée, , et me l[e] parut davantage quand
il m'avoua que ses s étude s à à l'Universite d[e] Londres es était [flèche]
n' était [flèche] que camouflage évidemment que

camouflage, en partie du camouflage, car

Image


sans occupations avouées à à Londres il
aura a it été encore bien plus su[sp] suspect
- aux yeux de l[a] Gue e péou qui y ava a it aussi un
son un [centre] poste d'observation . en Angleterre .


Mais je ne dis rien de e plus de mes pe e nsées, ce
soir-là, à Stephen. J'en étais d'ailleurs
incapable, sous l'effet du choc que je venais
de recevoir. Car sur ce banc, c c e soir-là,
au murmure de d'un feuillage ^ s'agitant au-dessus de nous
nos te e ê tes
, tout comme à Richmond Par r k il n'y
avait pas longtemps. mon amour
était mort... ou « morte » ...
comm ainsi qu' aurait di i t [illis.] le cher Rute e beuf. Cela, ,
je le sus, en un instant, bre e f, , très
décisif.
Ce que je ne savais pas s , , , c'est
combien longtemp , encore un amour après
[illis.] avoir été frappé à mort [, l'][illis.] ,
tente encore de revivre,
demande encore à vivre[flèche] l'amour . La ténacité
qu'il y met , l'â â me n[e] e voulant plus de ce
que veut encore le e corps, , et ell[e]-même, la
pauvre âme, , se prenant [au] faible aussi.
faiblissant se leurrant aussi
— est bien de toutes
les ave e ntures qui nous arrivent l'une
des plus incompréhensibles terrifiantes et incompréhensibles. .


Nous nous sommes remis en marche.
Quelle douce soirée d'été c'était. ! Le commence-
ment, , la fin d'un amour, deux instants
pour ainsi dire immorte e ls, , reste e nt à jamais
dans la mémoire, alors que s'est effacé
beaucoup de ce qui a eu lieu entre ces deux
extremités. J[e] respire encor[e] l[e] parfum des
fleurs qui nous a accompagnés un moment
comme nous longeons le vieux cimetière enceint de Fulham .
entre de de s
Je me rappell[e] encore aussi l'odeur
d[e] terr[e] trempée de s pe e lous[e] s
arrosée s . J'entends
toujours resonner l[e] bruit d[e] nos pas dans la

Image Guépéou ma'm


silencieus[e] nuit. Tout cela me parvenait
d'un mond[e] perdu u , comme si en perdant
l'amour j'avais aussi perdu tout ce qui
rend la vie le monde aimable et exaltant e .

 
Stephen, sans doute allégé d[e] m'avoir
parlé s'e ê tre ouvert
l[e] coeur, , m e parlait
de s promenade s qu[e] nous ferions.
tous deux .
Dans sa joie de retrouver
les cho o ses comme il pe e nsait qu'elles seraient, encore,
il se prit même à si i ffloter oter un air presqu joyeux pen dant un moment. .
pendant un moment un air plutôt joyeux .
Il m par ar la ensuite d[e] ensuite de
Cambridge
qu'il nous faudrait visiter aller voir
un jour. , Mais mais avant tout il faudrait
sans doute rendre visite du le fameux
Ma a gdalene e Co o llege
d'Oxford. Il y avait un
ami qui nous ferait visiter le ferait visiter. recevrait .

Il n[e] faudrait pas manquer non plus
d[e] nous rendr à Canterbury, l[e] coeur de
l[a] vieill Angleterre de e ch Ch auc c er chaucer. . Il faisait
même des projets pour bien plus longtemp[s] en
avant d[e] nous, quand il aurait rep[ris]
sa liberte reprendrait sa liberté
, après trois, , quatre,
cinq années au maximum données à la
cause. Il reviendrait[flèche][flèche] Alors, me laissa-t-il entendre à
demi mots, si je le désirais, nous pourrions
unir nos destinées


Je n l[e] croyais plus. Jamais plus je ne
le croirais .
alors au professorat, à New York peut-être.
Et, m[e] laissa-t-il entendre, si je le désirais, , alors
nous pourrions unir nos destinées.


Je ne le croyais plus. Jamais plus je ne
le croirais. Il m'avait révélé ce soir un e
âme beaucoup trop déja beaucoup trop prise

par sa passion politique pour qu'ell[e] fît une

Image


place fidèle, vivante et chaude à l'amour.
que l'amour pût y occuper une plac c e
chaude et vivante.


Pourtant, [illis.] qu à la petite porte
de côté, quand il m'o o uvrit les bras,
m'a 'a ppelant du re e gard , comme il m'avait
appelé la première fois qu[e] s'étaient crois[é]s
nos regards, je vins m'y réfugier
contre la dé é ception et la peine qu'il
m'avait apportées. Et nous avons
cherché le remède au mal d'ai i mer dans
un l' amour qui nous ne pouvait plus
nous réunir que nous éloigner davantage de plus en plus l' ' un de l'autre.


J'en conçus du m é pris envers moi-même.
Je commençai à lutter de toutes mes forces
pour me dé é tacher d[e] Stephen lui . Je fai i sais
répondre au téléphone qu je n'étais pas là. Je
m'échappais à l'heure où il pouvait
venir. Je rentrais très tard pour le retrouver
parfois, à la porte de côté é , qui m'attendait,
et, [d] d 'épuisement, de u désir de retrouver ce qui faire renaître
ce qui avait été, ,
je revenais vers lui. Pour
m[e] haïr ensuite encore plus fort.


Entre-temps, je ne faisais presque plus
rien
et mesurais de mieux en mieux
la force destructrice d'un amour comme
celui qui m'avait tenue. Je n'étudiais
presque plus. J[e] ne voyais personne. J'étais
redevenue un être seul, solitaire, mais, de
surcroit, maintenant toujours pourchassée par
ma propre dé é sapprobation

[flèche][fèche] 192 bis


192 bis X Le pire, c'est que je dus s s , , à mon tour, ,
laisser un être cher longtemps presque sans
nouvelles, car je crois m[e] rappeler, , datant
de ce temps-là, des lettres angoissées de ma
mère dans lesquelles elle m[e] faisait
reproche de n'écrire que des bouts de
n[e] pas écrire du tuot tout , ou alors de e petits
bouts de lettre ne n'en disant pas long . C'est
sans doute que e , ne pouvant ou ne voulant
rien avouer de ce qu'elle eût dé é s s approuvé,
je m'e 'e n tenais à de e s banalités. à travers
lesquelles qui la portant à s' ' apercevoir que
je devais lui cacher taire ce qui importait.


Vers la fin de juin, Stephen dut
partir en vitesse sans doute pour un autre

de ces périlleux voyages secrets. Je sus
plus tard qu'il etait allé cette fois remettre

Image


des tracts à un agent de liaison dans
quelque pays balkan. Il n'y eut pas
d'appels téléphoniques ni lettres. Seulement
un petit mot glissé sous ma porte où pou r
il s'excuser de e ne pouvoir me
mettre au courant. Moins j'en saurais
sur ses agissements et mieux ce serait
pour ma propre sécurité. Peut-être disait-il
vrai !


Du temps passa dans ce si i lence total.
Mais, petit à petit, cette fois, je commençai
à m'y habituer, même à res es pirer un peu
plus librement. Je m'ennuyais pourtant
à périr. Phyllis avait gagné é le Dorse se t.
Gladys était presque tout l[e] temp dan[s] sa a cabane
d[e] Hampton Court où ù je n'avais plus de
goût pour aller la rejoindre. Même Bohdan
était [illis.] absent de Londres, en tournée dans le
Nord. Si c'avait été c'était lui, , si affectueux, , si
droit, , si [f] b rave, , que e j'avais aimé, , j'aimerais,
combien
meilleure aurait été serait ma vie
, me suis-je
dit bien de s fois. Mais était-ce si sûr ?
Avec Bohdan[.] Dans la la vie de e Bohdan la
musique avait toujours eu, aurait toujours
la première plac e . Même dans la mienne
je pressentais souvent devoir garder la
un[e] place libre à quelque chose de grand
et d'exigeant [et] d' autre que l'amour, plus

peut-etre encor[e] plus exigeant . e t que qu' ainsi
me déchirerait je serais déchirée moi aussi comm[e] était déchiré
Stephen.
Pourtant je voulais être aimé e
d'u u n amour exclusif et sans aucun partage.


On n' apprend pas beaucoup sur l'amour
en vivant. Mais aujour d'hui je crois tout
d[e] mêm[e] comprendre
qu[e] si j'exigeais tellement

Image


de Stephen et ne pou[illis.]ait souffrir qu'il eut
un autre grand intéret que moi, , dans
la vie,
c'était un peu pour me
par en par représailles envers d[e] contre l'asservissement

où m'avait plongée mon sentiment pour lui.
Tôt ou tard, je me serais retournée
contre un envahissement aussi complet
de ma vie et d ma personne. J'aspirais
sans doute déjà à l'amour qui serait
tendresse, â vre, halte refuge. Mais
l'amour est-il jamais repos !

Chapitre X 16


Juillet venu, ma petite chambre sous le
toit était deven


J'avais fini par prendre en grippe ma
petite chambre que j'avais trouvé é si apaisante
a a u moment ou j'etais moi-mê ê me était plus ou à peu
moins j'etais à peu près contente de moi [paisible] .
En juillet, sous le
toit chauffé à blanc, elle devenait d'ailleurs devint
étouffante.
C'est curieux[,] comme j'eus au
temps de la solitude, j'eus souvent d[e] petites chambres
que
le soleil d'été transformait en fours. J'en
aurais une toute semblable, à peine un
an plus tard, au but bout d la rue
Dorchester, à Montréal, dont je m'échapperais
tôt le matin pour gagner le les bords du fleuve et [tacher]
m'y rafraîchir.


L'agitation populaire de Fulham, ses
violentes odeurs, ses bruits, surtout
le e grondement
inces[illis.] des lour r ds aut[o]bus qui faisaient
trem[illis.] l'immeuble de bas en haut à
leur arrivée et à leur départ devant l[e] a
boutique, , tout, en [illis.] de ce qu j'avais [illis.] beaucoup, en somme, , de ce que

Image


de Stephen et ne pouvait souffri ri r qu'il eût
ai i lleurs qu [pour] moi un aussi si un aussi
grand intérêt, c'était un peu par
représailles contre l'envahissement
l'asse e rvissement où m'avait plongée mon
s s entiment pour lui. Tôt ou tard, je m[e] serais
retournée contre un un env v ahissement
aussi complet de ma a vie. J'as s pirais sans
doute déjà à l'amour qui serait t tendresse,
hâve, refuge. Mais l'amour est-il
jamais repos !

Chapitre X


J'avais fini par prendre en grippe ma
petite chambre qu[e] j'avais trouvée apaisante e
au moment ou moi-même était à
peu près paisible. En juillet, sous le toit
chauffé à blanc, ell[e] deva i nt d'ailleurs
étouffante. C'est curieux, comm[e] au
temps de ma a pire e solitude, je devais j'eus
souvent [illis.] de pet ites chambre[s] qu[e] le
soleil d[e] l'été, en y tapant trop fort,
devait rendre rendait inhabitables. J'en aurais
une toute semblable, à peine un an plus tard,
au bout de la rue Dorchester, à Montréal, dont
et dont je e m m' en échapperais tô ô t le matin pour
gagner les bords du fleuve à y chercher de
la fraîcheur. à[illis.].


L'agitation populaire d Fulham, ses
cris, ses fortes odeurs, le grondement
incessant des lourds autobus qui faisaient
trembler l'immeubl[e] d[e] bas en haut à leur
arrivée ou à leur départ devant sa porte,

Image


presqu[e] tout en somme d e ce e qu[e] j'avais plutôt
aimé, il n'y avait pas s si longtemps, me
devenait insupportable e maintenant que
l[a] grande chaleur s'abattait sur [ce] ce quar r tier
pauvre en arbres et t en espaces verts.


Je pris l'habitude de courir à Trafalgar
s S quar r e où je passais des journées entières.
L'eau des fontaines remplissait les bassins
qui en débordaient et entretenait sur la
grande place une certaine fraîcheur tiédeur . Comme
d'innombrables touristes qui passaient par
là, comme bien des pauvres gens de Londres
qui n'avaient pa s d'autres endroits où goûter
le plaisir d[e] l'eau, j'y je plongeais la les mains,
parfois les bras jusqu'à l'épaule dans
les bassins ruisselants. Et je me souviens
mieux aujourd'hui
du bienfait de cette eau que
de beaucoup de bains de mer en e d es
étés pleins d[e] vagues et de jeux.


Je mangeais un[e] bouchée sur place,
achetée au petit commerce ambulant
que l'on voyait alors surgir partout
à Londres où il y avait foule. Je lisais ou
faisais semblant. J[e] voyais s'élever
autour d[e] la colonn[e] Nelson des nuées de
pigeons. En aucun[e] autr[e] ville au monde
sont-ils aussi gras Null[e] part ai i lleurs sont-ils
aussi gras,
je pense, qu'à Trapalgar s S quare
où l'on nourrit s c es parasites de c[e] qu'il y a d[e] meilleur.
En retour, ils roucoulent sans trêve. Je
voyais passer des couples aux[flèche]

Image


doigts entrelacé é s et parfois f f ermait s les
yeux pour n[e] plus les voir, parfois les
suivaient d'un regard de pi i tié. Ne
savaient-ils donc pas qu'ils couraient
à leur malheur? Tout amour me
paraissait déstiné à mourir d[e] déception,
de souffrance . Je m'imaginais en
n ê tre du moins sortie d'épuisement.
Du moins je m'imaginais en être
moi-même sortie et bien ar r mée pour
ne plus m'y laisser prendre jamais
.


Jour après jour, j[e] revenais m'asseoir
dans le square. La foule qui s'y pressait
en tout temps se composait autant de
Londoniens — gens du u quartier ou employés
de bureaux avoisinants — que d'étranger d'étrangers,
le un un guide à la main, , le ko o d d a a k en bandoulière. en à l'épaule .
bandoulière
Je me sentais m'apaiser
en leur compagnie peu bruyante et chang[e]ante et
toujours pareille comme les s va a gue s d e la mer . [illis.] e t toujours
pareil l le
. Tant de fois dans ma vie
les foules é é trangères m'ont tenu lieu
d'amis, et de fami i lle.


Sans qu[e] je le sache encore consciemment,
j'avais pourtant commencé é à rêver
d'une autre sorte de compagnie. Au
milieu du square grouillant, venaient
me re e lancer des visions d'arbres en forê ê t,
de sentier s é é carté é s s , , d' ' eau vivante
courant parmi des herbes. . Mais tant il me
sembl l ait avoir été é privée longtemps
des bonheurs de la nature, l l es visions
rafraîchissantes me venaient comme
d'un monde et d'un temps s que j'avais perdu à jamais perdu s .
et qui ne me serait jamais redonné rendu . pourrait m'être rendu.

Image


Or, un jour que mon esprit se fixait
un peu mieux sur ce qui m'entourait, je
finis par remarquer, qu'aux demi-heures,
venant tantôt d'un côté, , tantôt de e l'autre, ,
de petits autobus vert forêt, après avoir
accompli le tour du square, s'arrêtaient stoppaient
à leur poteau d'arrêt, également vert forêt,
et, aprè avoir pris ou decharge dechargé
et pris des passagers, re e part t aient comme
allégrement pour une destination qui , me
parut, je ne sais pourquoi, , devoir être me parut heureuse
.
Moi qui avait tant erré par les autobus de
Londres, comment n'avais-je donc pas s
eu connaissance avant de cette Gree e n Line
qui effectuait autour de la ville des trajets dans un
d'environ rayon de cinquante kilomètres,
en sorte
qu[e] l'on pouvait faire l'aller-retour dans une
journée, peut-être dan n s même un[e] demi journée ?


C'est ce que j'appris, ce jour-là, d'un
vieux Cockney qui était venu s'asseoir
sur un bout du banc que j'occupais. Cette La
Green Line
, m'avait-il dit, portait on ne
peut mieux son nom, ses autobus ne
parcourant qu[e] des chemins verdoyants aux
environs de Londres, lai i ssant au Great West
Road ; au Great East Road, à toute la
la vitesse et le vacarme au Great West Road,
au Great East Road,
à toute les grandes
voies malodorantes. E u x n'allai i ent
que vers de ravissants villages à demi
oubliés, des choses d'autrefois, « The « the
lovely old England ».

[flèche] Image


— England ».


Une demi-heure peut-être plus
tard, , je vis arriver comme par exprès
un des petits autobus verts dont
la de e stination , , bien [étalée] à l'avant était
annoncée à à l'avant, , comme d'habitu
me sauta aux yeux : Epping Forest.
Ce fut comme si je recevais une invitation
pesonnelle, , [u]n signe de la nature
qui tant d fois naguère m'avait
tendu la main [!] J'imaginai
des arbres immenses, des chemins
d'ombre, des feuillages denses et troués
par endroits de lumière d[illis.] orée . J'avais
d'ailleurs, enfant, déjà rêvé d[e] cette
forêt d'Epping au temps où j'avais a a lors qu[e] e je lisais
[les] Robin des Bois. Tout à coup
je bondis à travers le square, je
sautai sur le e marchepied de l'autobus
en mar r che, je fus[flèche] retenue de retomber
sur la [place] par la main du chauffeur
tendue vers moi[,] retenue puis at t tirée à l'intérieur
par la main du conducteur. Sans
le savoir encore, j'étais en route
vers un de ces hâvres bénis


Bien loin d'en avoir encore idée, , j'étais
déjà en route vers un de ces hâvres
é nis, tels qu'ils y en auraient quelques-uns
dans ma vie, une approche, ou un pas en avant m
ou un retour, que sais-je, vers le bonheur infini
jadis entrevu, au temps de l'été, , chez
l'oncl[e] Excide .


entrevu jadis, au temps de l'été dans en haut
du petit chemin, chez l'oncle, qui [n'] bouchait sur la plaine à
l'infini.

Image [illis.]


England » .


A peine quelques instants plus tard arriva, tout
pimpant, un des petits autobus vert forêt. Il vint
se ranger sous l'inseigne de la Green Line. .
De ma place, , je pus s aisément lire sa destination
[d] l es hautes lettres, ,
à l'avant, , qui annonçaient
sa destination : Epping Forest. Et pourquoi
donc mon coeur
a-t-il bondi comme si le
bonheur m'attendait dans cette forêt en cet endroit
et que
je devais y accourir ? à l'instant le saisir [!] ?
Tout
ce qui me revient en effet de ce moment qui devait
avoir sur ma vie une si ardente répercussion, c'est
le désir fou qui me surprit de partir par cet autobus.
Il ronronnait à l'étouffée. Il allait repartir d'une
minute à l'autre. Tout à coup, je m'é é lançai à
travers le square. Je sautai sur le marchepied de
l'autobus en marche. Le conducteur détacha une
main du volant pour me la tendre. Il me
tira à l'intérieur. Tout en manoeuvrant pour
sortir du rang, il me reprocha avec bienveillance de
lui av[oi] avoir donné un coup en me précipitant aussi
presque sous les roues
du véhicule.
— For we are not yet in forest to run around
here like a hare.. without a look k to the left or , to the right...


Nous avons quitté le square . grouillant trépidant résonnant. . Sans
le savoir, j'étais déjà en route vers un de ces hâvres
bénis tels que la vie m'en a ménagés quelques-uns
au cours de ma v des années et qui me furent[flèche]
chacun ch[illis.] un peu , ^ ch[illis.] comme jadis, , chez l'oncle, , le bout
de u petit chemin montant , , d'où je cr cr oyais qui m'assurait
m'assurait alors que me paraissait certaine la
réalisation [illis.] rencontre du bonheur selon l'[insensé]
besoin du coeur [illis.] chacun la halte où
p[illis.] [illis.] retrouver mes forces et l'élan [de] p our repartir.

[illis.] (l'espace) (3 lignes) Image


— Where to m'am ma'm ma'm ? me d[i][t] m anda le chauffeur-distrib[i]teur-
de-tickets avec cette affabilité de tant de Londoniens
envers les étrangers comme s' ' ils pressentaient
mieux que personne leur vulnerabilité . et se montraient sentaient
sans cesse portés toujours prêts à leur venir en aide et s'appliquaient à les tir r er sans cesse de leurs difficultés . .


Curieuses gens ! Ce sont pourtant eux qui
ont pour trouvé à l'égard de linconnu débarquant
[crochet] chez eux des mots qui ne paraissent parmi les plus
hostiles : alien... foreign n er...


Cramponnée des deux mains à la barre, je
répondis candidement :
— Epping Forest.
— La forêt d'Epping est vaste, me fit- elle il
remarquer. N'avez-vous pas en tê ê te un endroit
particuli[er] où vous arrêter ?

— Je ne connais pas la forê ê t, lui dis-je. Pourriez-vous
m'indiquer un joli coin pour m'y où je pourrais
me promener
un peu sans trop m'é é loigner du
trajet de l' ' autobus qu je reprendrai au bout de quelques heures de
marche ?


Just out there for the fresh air and a little Vous allez donc là sans but, juste
rest, hugh ? [crochet] p our la promenade ?
approuva-t-il [illis.] [m'approuvait.] approuva-t-il en souriant. .


Nous avions ^ Nous J'avais avions parlé un peu haut. Plusieurs
passagers m nou ' s avaient entendu[e] s
. Ils n'étaient pas de
l'espèce des habitués d'au u tobus de e ville, qui, souvent
serviables comme ils le le sont souvent
, n'en sont pas
moins des gens des gens plutôt pressés et préoccupés. Il
s' ' agissait plutôt de demi-campagnards rentrant chez eux
avec soulagement après une épuis s ante journée à la ville ;
ou [e] e ncore de petits employés en congé dont les
vacances se ramenaient bornaient à quelques randonnées

aux abords de Londres. A ma grande surprise, presque
tous se mirent en frais de nous aider, l[e] conducteur
et moi, , à me trouver l'endroit idéal où je devrais
descendre chercher qui me conviendrait le mieux.

Image


Beechwood est un joli coin , à explorer, exposa
une dame âgée assise [a]
t rois ou quatre rangées en
arrière du chauffeur. Notre grand poè è te Tennyson
y allait chercher paix et i i nspiration, le saviez-vous
,
apprit-elle aux autres, à la ronde.
— Beechwood est un joli coin, en effet,
approuva une autre dame, qui s'était arrêtée de
tricoter pour donner son avis, mais il n'est
pas sur ce parcours-ci. La jeune Miss pourrait
avoi[r] de la difficulté à fa fa ire la correspondance, ,
s'é é garer et se fatiguer outre-mesure en
cherchant le repos.

— Ce que nous faisons tous , , [anyway], murmura
quelque part une voix d'homme.


Quelqu'un d'autre tenait à m'envoyer à la
Edmonton petite ville d'Epping
où je pourrais prendre le thé dans une
petite auberge pas chère sise à l'orée
d'un chemin
forestier. Là j'aurais tout le temps qu'il faut
pour me remettre, au frais, du mauvais air de
la ville.


Je les J'écoutais ces bonnes âmes et aurais voulu, ,
tellement elles se donnaient de peine pour moi à mon sujet , , pour
à mon tour le[ur] faire plaisir stet ,
accourir à tous les endroits
qu'[e]lles me désignaient.


La dame qui tenait à Beechwood revint à
son idée.


— Il existe là-bas des hêtres da qui qui datent du temps ù , déjà
grands, ils donnèrent leur s nom à la petite
localité é qui se trouvait à cet endroit il y a plus de
trois cents ans.


— Bien des arbres existent plus longtemp que
les humains et, , ma foi, semblent avoir meilleure
mémoire qu'eux
, fit entendu la même voix
d'homme qui avait déjà exprimé une opinion.


Ce n'était pas la première fois que je m faisais, ,

Image


[illis.]

Ce n'était pas la première fois que je me faisais
à l'instant des amis d'une petite foule étrangère, et
ce ne serait pas la dernière. Des dons que j'ai
peut-être reçus dès ma naissance, aucun ne m'a
sans s doute apporté plus de e joie. Mais cette bienveillance
à mon égard d'êtres qui m'étaient me sont inconnus , j'ai
toujours su que je ne pouvais l'obtenir de mon gré.
Il me fallait le a mériter par un si pressant
besoin d[e] l'âme qu'il leur devenait, j'imagine,
perceptible. Et sans doute, ce jour-là, mon appel
aux autres était vi i sibl[e] sur mon visage
au point de m'attirer leur la sympathie dè è s, , je
pense bien, , que j'eue e mis s le pied dans l'autobus.[flèche]


Vers le milieu du car, un vieil homme,
les deux mains noué é es sur le p p ommeau
recourbé de sa canne, proposa que je
fasse une correspondance pour W W altham
Abbey... the oldest church in England you
know... started by Harol ol d the last King of the
S S axons.... a rare re gem em , you kno o w...


Il insistait de la curieuse voix forte et
un peu métallique des gens quelque un peu sourds.

— Voyons, est-ce que cela aurait du sens, ,
protesta un e voix moq oq ueuse homme plus jeune à cô ô té de lui [illis.] ,
d'envoyer cette pauvre jeune fille étrangère, qui
ne connaît même pas la forêt, courir chercher
la plus vieille abbaye du pays... Et d'ailleurs
est-ell[e] la plus vieille ?


Nous avions traversé Cha a ring Cross que
les gens n'étaient toujours pas d'accord entre
eux sur l'endroit où m'envoyer. Le
chauffeur finit par trancher le débat en faveur de
Wake Arms.

Image


— Il n'y a là qu'une auberge, m'expliqua-t-il,
mais accueillante. Vous pourrez y rester, si le
coeur vous en dit, jusqu'à ce que repasse deux
heures plus tard. Ou bien, vous trouverez sur
la gauche un chemin tranquille, pas trop
désert cependant, en forêt la plup[a] a rt du
temps, mais d'où l'on aperçoit, de temps
à à intervalles
, quelques fermes au
loin, et tiens, aussi, une magnifique
lande de bruyère rousse... Je me propose
toujours d'explorer moi-même plus à fond
cette petite route invitante un d[e] mes prochains
jours d congé.


Ainsi en fut-il. Je pris mon billet pour
ce Wake Arms dont la résonnance n'en
finira jamais d[e] m'atteindre, , et je
m'émerveille toujours que d'une si petite
décision minime , à peine même une décision ,
le e si i mple
fait de m'être laissée aller à accepter Wake Arms
plutôt qu' Edmonton Epping ou Beechwood, ait pu
découler un e si extraordinaire chaî î ne de prolongement
répercussions
que je me perds aujourd'hui à
vouloir le a démêler. dévider. en suivre s l a trace.


Je m'étais assise immédiatement derrièr[e] e le
chauffeur que j'importunai, je crois bien, en
lui recommand le priant
, je ne sais combien
de fois , de ne pas m'oublier quand nous arriverions
à Wake Arms, car[flèche] < tout à coup j'étais éprise de ce lieu inconnu à y [illis.] tenir , , il me semble, , à l'exclusion [illis.] de tout autre. tout à coup à présent tout à coup mon coeur é tait déjà
plein d'amitié et de confiance envers [illis.] ce Wake Arms lieu
et aussi [illis.] peur d'inquiétude de à l'idée de l manquer de le perdre
peut-être à jamais [illis.]


Le ch h auffeur m'avait rassuré d'un bon regard
que j'avais sai i si i par le jeu du petit miroir
placé devant lui. Et enfin je m'étais calmée. Ou Ou
du moins s j[e] commençais, malgré un reste

Image


d'angoisse long [ue] à se dissiper tout à fait, à
goûter ce qu'il y a toujours eu pour moi de
réconfortant à me laisser emportée er dans un
mouvement ré é gulier. Nous ne prenions plus
beaucoup de monde maintenant sur notre
route, et l'autobus filait à assez bonne al l lure.
La dame as s sise près de moi me demanda alors
de quel pays je venais.
— Du Canada, lui dis-je.
— Du Canada, fit-elle sur le ton d'une
affection sincère je ne savais si c'était pour
moi ou le pays, mais bientôt je fus davantage
fixée,
car elle conclut : Un pays à nous,
le Canada. Je lui rendis son sourire avec
un peu d'affection à mon tour son sourire
par
un bien curieux sourire sans doute de ma
part où il y avait peut-être [illis.] de la
gratitude
pour la chaleur qu'elle m'avait
montrée et mais probablement et en même temps
le reproche de nous croi oi re à à elle, moi et le
pays. Puis je me laissai i aller de plus en plus
au plaisir de rouler.


Assez curieusement, après avoir tant discuté
entre eux à mon sujet, les passages m'avaient
abandonnée à ma rêverie sans doute
pour poursuivre ^ sans doute
la leur en toute qu[illis.] i i é é tude,
et nous allions, cet autobus pl l ein de monde,
dans un silence pre pre sque total, et comme
heureux, à la fois s délivrés les uns de[s] autres
et unis comme mieux qu jamais aussi
unis et cependant unis
par un l ' attention
de chacun à c s es propres échappées de rêve nostalgiques.


La ville était longue toutefois à nous
laisser partir, à se laisser distancer, . n'en Elle
n'en finissait pas de nous rattraper. Au cours de
mes interminables randonnées, par les au grimpée

Image


à l'impériale des autobus, je n'étais pas venue de
ce côté. Je découvrais une ville encore bien
plus étendue que je n'avais cru, un monstre

s'étirant en une banlieue inépuisable qui, alors
qu'on la croyait sur le point de céder enfin
à une sorte de campagne triste inculte plantée de
géants panneaux-réclame,
tout à coup
repartait de nouveau avec son High street
toujours le même, ses boutiques reserrées, , son
ABC éternel A.B.C. ABC tea-shop. Mais c'est ce jour-là
seulement que Londres m'apparut être comme
une prison à vie pour des milliers millions d'êtres
humains
. Je voyais, au passage, des s
visages mornes, accablés, amorphes. Mais, il
est vrai, c'était la première fois que je
traversais de ses bu o r roughs parmi les
plus crasseux et les plus sinistres.


Mon al l lègement n'en fut donc que
plus intense à [flèche] lorsque, presque soudainement,
à me trouver nous voir rouler
tout à coup
entre des jardinets pleins de hautes fleurs et
des cottages à colombage dont la fa ç a a de
disparaissait souvent à moitié sous une
masse e de e clé é mati i tes grimpantes. Je n'en avais
jamais vu avant qu'en ^ images et
je e tournai les yeux
pour retenir longtemps d[a]n[s] celles-ci mon regard l[es] es [illis.] du regard.
premières qui m'apparurent s [e] retenant à
un mur de leurs délicates [illis.] montant
à un muret de pierre.


Aujourd'hui, , à retrouver ta a nt de jolis s
paysages s ina a t t tendus , cueillis en passant
aux quatre coins s du pays , et t qui [illis.] [illis.] là souvent où
de manière ininterrompu [illis.] je m'y attendais le moins, [flèche] dans m[es souvenirs]
en l[a] [a] plus délicieuse fresque qui s[oi]t ,
j'en viens parfois à me dire
que ce sont les

Image


Anglais qui ont inventé la campagne[flèche] la douce campagne en mille petits recoins éparpillés, — encore
que ce soit sans doute eux qui ont inventé
les villes grises les plus inhospitalières à
l'homme. Est-ce donc pour lui avoir fait [illis.]
tant de si grand mal^ à la nature qu' ' ils se sont ensuite [flèche] acharnés [illis.] [flèche] à à la soigner et à la préserver ?
à à [fèche] tant préserver et soigner la nature ? planter tant partout de fleurs [?] ? embellir partout .


Subitement, nous étions en forêt. Elle
s' ' é é tait tenue e pendant quelque temps à petite
distance, invitante, fraîche, comme quelque un peu
inaccesible encore . .
Et soudain elle s'était rapprochée.
Maintenant elle nous enserrait dans les
immenses bras de ses hautes branches

qui se nouaient au-dessus de la route et
nous faisaient une merveilleuse voûte
toute pleine de l'étincelement, dans leur l'ombre,
comme des [de] des mil l liers de clins d'oeil
d d u soleil. Ces grands
arbres, ces troncs moussus, ce vert si
profond me semblaient semblèrent venir jusqu'à nous

d'une lointaine époque. Rien n'y avait
sans doute beaucoup changé depuis que
Robin des Bois et sa bande y surgissaient
pour p p iller les diligences et, ainsi que racontent relatent
le relatent les légendes, voler détrousser les riches
au profit des pauvres.


Quelque chose de mon émerveillement
dut transparaître aux yeux du chauffeu u r qui,
par le rétroviseur, me regardait regarder
— la forêt, car tournant les mi i e e ns de son côté ,
je vis naître chez lui cette sorte de bonheur
qu l' ' on prend à voir quelqu'un en ressenti i r pour
ce que l'on aime aussi.
Nice, hugh, N'est-ce pas merveilleux ? me dit-il, en réponse à
— mon regard qui, , toute fatigue e et t c c r r uelle
t t ri i stesse
pour l' ' instant détourné e s dissipées , s'attachait,
plein de gratitude, à l'immense voûte
empreinte de recueillement.

Image


Ainsi, mon souvenir le plus tenace de cette
minute de ravissement, c'est bien celui
du partage, par le seul regard, , d'une forte
émotion avec quelqu'un de susceptible de
l'accueillir. Et c'était déjà e e nivrant. . Mais
quand donc y parviendrais-je par les
mots, pa[r] l'esprit, , comme, san n sans me
l'avouer encore tout à fait, je le souhaitais
tellement du fond du coeur ? Si j avais su alors
combien c'était loin encore, j'aurais sans
doute perdu courage, mais je m'imaginais
être sur le point de voir clair en moi-même
et [la] da ns ma route à suivre , et alors tout
serait enfin facile .


L'autobus ralentit.
— Wake Arms , annonça le chauffeur.


L'auberge se trouvait absolument seule
dans une petite éclaircie en forêt, au bord
d[e] la route. Pour l'instant, avec son pub
fermé, ses chambres à l'étage aux volets
clos, elle paraissait, , ou désertée pour l[a]
journée, ou enfoncée en abandonnée
à
un profond e e ngourdissement. Son enseigne,
très belle, comme toutes les enseignes d'auberge,
à cette époque, en Angleterre, , s'avançait, bien en
déga a g é e d[e] la façade, sur son armature
de fer forgé. Que signifiait-elle ? J'ai
dû pourtant le savoir mais voilà, que
je ne me le rappelle plus.


Le chauffeur me tendit un mince dépliant
une feuille d'horaire.
Il y avait souligné de
son crayon gras les heures de retour, et m[e] p p ria
de prendre garde que, passé sept heures, le
service était au ralenti.


Je pense n'avoir plus porté très attention

Image


à ce qu'il me disait, , avertie par une sorte de
prémonition que je ne rentrerais pas ce
soir-même.


Il leva la main en signe de salutation.
Il me souhaita une bonne promenade, une belle
journée. Il referma la porte. L'autobus
repartit. Derrière les vitre re s, je distinguai
des mains qui s' ' agitaient vers moi, même
celle s , ai-je cru, du vieil homme à
canne à pommeau.. .. . ou était-ce sa a
canne qu'il élevait [e]n marque à mon
intention
? Parfois, dans mes songes errants,
sans raison aucune, , je revois ce e t autobus
qui s'éloigne de moi pour toujours, m'abandonnant
au b b ord d'une route inconnue, et, dans
le vert brouillé é des vitres assombries par
les arbres, des mains à moi i ti i é é
distinctes qui m'adressent des signes
n'en finissant plus, , au long des années, de
me rejoindre.


Je n'eus même pas l'idée de e déranger —
pour un renseignement ou que quoi que ce soit — à
l'auberge si sommeillante. . dans la chaleur
du plein d l'après-midi . .
Je m'engageai aussitôt
dans l'étroite petite route partan an t de cet embo o uche-
ment pour s'enfoncer dans la forêt. En fait,
ce n'était qu'une route pour cyclistes et
piétons. Je ne devais y faire d'ailleurs
aucune rencontre.
T E t tout d'abord il je
trouvai plaisant d'être livrée ée si complète-
ment à la seule natue. J' ' entendais
[flèche] à peine bruire quelques des feuil l les de temp à autre. Je Pa r contre,
je voyais toutefois passe e r souvent [illis.] d' d' innombrables des essaims

Image


de papillons, de guêpes et d'abeilles dans cet
air alangui[flèche] et tout et char r gé de parfum . . ,
Et je continua a is, ne
pouvant m'arracher à cett[e] petite route,
attirée vers plus loin toujours, au moins
jusqu'à cette prochaine courbe, car cette
espèce de piste devant moi inclinait
tantot d'un côté, tantôt de l'autre, toujours
cependant exposée au plein soleil, car il
se trouvait à briller, , à cette heure, au
beau milieu du ciel, , et l'ombre
projetée par les arbres ne m'atteignait pas.
Aussi Je me sentis donc bientôt très fatiquée,
brisée par le grand air, la chaleur, et sans
doute par une détente trop brusque de mes nerfs
si longtemps tendus. . J[e] me disais aussi qu'il
était imprudent d[e] m'aventurer si loin sur
une route déserte en forêt déserte
et que déjà je n'aurais
plus la forc c e de refaire le trajet pour retourner
à l'arrêt d'autobus si, comme je commencais
à m'y attendre, cette route ne menait
vraiment nulle part.


Pourtant, je ne pouvais me retenir
d'avancer encore et encore un peu, animée
par cet e e spo o ir fou, ce goût d[e] la surprise heureuse,
qu e m'ont toujours communiqués les
routes inconnues. Celle-ci ne pouvait, en
tout cas, ê ê tre celle dont m'avait parlé le
chauffe e ur. Ni fermes lointaines, ni
landes de bruyère ne m'étaient apparues.
Ou bien il s'était trompé ou bien je l'avais
mal interprété. Sauvage à l'extrême, , ma a
petite route n[e] s'ouvrait sur aucun horizon,
enserrée tout au u long par des arbres touffus
plutôt touffus petits, drus et enchevêtrés . qu[e] grands
et dégagés .
C'était apparemment une

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partie d la forêt laissée à se reposer repousse[r] r après quelque pendant
quelques années. [flèche] maladie ou calamité[flèche] [illis.] aucune coupe [illis.] n'y ayant été pratiquée depuis quelques années. . ,
J'aurais aussi bien pu
être dans quelque une brousse de mon Manitoba
qu'en un des pays les pl l us peuplés du monde.
Elle me plaisait encore beaucoup cependant, en
entretenant en moi maintenant le rêve
qu[e] je n'étais jamais partie d[e] chez moi, à n e
l'a[illis.] m'étant m'étais pas encore imprudemment
[flèche] lancée
sur les routes du monde et qu'ainsi
toutes mes chance ce s d'avenir et [en] d ' amour
étaient encore toujours intactes inentamées.


Traînant les pieds, à bout de fatigue,
à demi consciente par moment s de l'heure et du pays, o o ù ù je me
trouvais, , et de l'heure ,
j'avançai encore
assez longtemps devant moi sans plus
réfléchir. Apeurée pourtant, à la longue,
par un si persistant silence, à la limite aussi d[e]
mes forces, ,
j'allais enfin rebrousser chemin,
X [illis.] X Mais croire cela me paraî î t encore plus difficile, à tout prendre, que croire jusqu'à un certain point à une intervention surnaturelle. lorsque, à peu de distance, à p resqu[e] dissimulé
entre des arbres, m'apparut un lieu habité.
A un[e] minute près, j'aurais donc tourné le
dos à ce qui m[e] para î t aujourd'hui l'un des
plus singuliers rendez-vous que e m'a jamais
fixé le destin ma vie ou sera à moins que
tout n'ait été, ce jour-là, qu' effet du hasard. X X


La maisonnette était toute basse
entre les arbres. e t M m ême certaines des ses
fleurs , l'entourant, de s géantes ro ro ses tr é mières
et de e g é antes hautes dauphinelles bleu ciel , lui clair qui
lui allaient
presque j j usqu'au toit. Elle
semblait faite, pour jouer à la vie plut ô t
que pour y vivre. , [illis.] pour jouer seulement à la vie.

Image


pour jouer à la vie plutôt que pour y vivre, pour
jouer seulement à la vie . C' ' était l'humble
petit cottage saxon de la vieill[e] Angleterre tel
qu'on le voyait reproduit, quand j'étais enfant,
sur des b b oîtes de biscuits fi i ns que ma
mère achetait, je crois bien, , surtout pour la
boîte, , la conservant [i]n définiment, pour
y mettre, car
nous la conservions
avec soin pour y mettre, au fil des années,
d' ' autres biscuits moins chers, [p] e t d'autres
encore. J'éprouvai donc e e n l e ' apercevant
être encore comme en c[e] temp lointain
dans un clima a t d' ' e e nfance, d[e] sécurité et
d'apaisement. Une pancarte clouée à un
arbre — je la revois dans tous ces détails alors
que j'ai oublié tant de choses plus importantes —
annonçait, , tracé gauchement à la main : fresh-cut
flowers , tea, sc c ones, crumpets... one schilling.
A côté, so o us une t t onnelle, il y avait une table de bois
brut avec ses chaises de jardin. Et tout l'entourage
bourdonnait du bourdonnement exultant
d'essaims [int][illis.] d'a[f] b eilles, de e guêpes et
de frê ê lons qu[e] le jardin de fleurs de e vait
atti i rer er depuis des milles à la ronde. Peut-être
qu[e] c C eux qu e j'avais vu[s] s me dé é passer en
cours d[e] route m'en venant é é taient [-ils] peut-être
tous en route
en route [flèche] [illis.] [fèche] vers s cet endroit et ne m'avaient devancée[flèche] pour ce point ve e rs cet endroit justement et qu 'ils et
ne [non] avaient fait que me d[e]vancer devancée
qu[e] e de e pas. quelques minutes. .


Je frappai à la porte basse sous l[e] toit
pe e u élevé. Un[e] jeune bo o ssue au doux
regard implorant d[e] certaine infirmes m'ouvrit.
Je lui demandai s'il était trop tôt pour le thé
et elle me dit que non, qu'elle était justement
sur le point de mettre la bouilloire sur l[e] feu. A peine

Image


un quart d'heure plus tard elle ressortit,
chargée d'un plateau si lourd qu po ur elle ses frêles
bras que je m[e] h â tai à sa rencontre pour afin de l'aider
à le porter. Voyant tout ce qu'il y avait là
à manger pour un à prix si modeste, je ne pus
m'empêcher de lui demander , si , loin comme
elle était, il lui venait au[n] moins assez de
gens pour cela vaille la peine des préparatifs.
Elle me répondit que c c 'était surprenant comme
il lui [en] venait du monde.
— Ils partent de Londres avides d'air et de
liberté, du moins je le suppose, me dit-elle. Ils
ne savent pas toujours ou de e scendre. Un chauffeur
que je ne connais pas leur conseille apparemment
assez souvent Wake Arms. Peut-être qu'il est
venu lui-même un jour par ici et rêve
de retrouver le chemin. Les gens sont ainsi,
ne trouvez-vous pas, pleins d[e] sentiments pour
des choses qu'ils savent qu'elles existent,
même si s'ils ne les ont jamais vus e s . Après
tout, il en est d[e] même pour moi d[e] la mer que
je n'ai jamais vue. En tout cas, des gens
prennent le [f] s entier inconnu que vous avez suivi. .
Quelques-uns s'y engagent par mépri se j'imagine.
Le bon Dieu m'en en fin d compte m' amène tout de même
passablement de monde . à la fin. . Mais je
parle trop. Mangez maintenant. Vous avez l'air
d'avoir gran


Avec un évident plaisir elle s'attarda
encore un peu à m[e] regarder entamer vivement
mon thé
avec le plus be e l appétit, puis se retira
dans la maisonnette.


En un rien de temps j'eus dé é voré é
presque tout le contenu du plateau, y compris
un petit pot de confiture aux groseilles que

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les guêpes vinrent me disputer avec
acharnement j j usqu'à ce que j'eusse l'idée
de leur en mettre une cuillerée de côté
qu'ils ell es se mire prirent alors à manger
délicatement sans plus du tout chercher à en
prendre dans mon assie e tte le pot
. Et depuis lors
je sais qu[e] l'on peut goûter ensemble, en paix,
au jardin, guêpes et humains, si on leur
en donne de bon coeur une petite part.


Alourdis e par la chaleur et un si
copieux re e pas, j'allais je venais de m'assoupir lorsque
revint la jeune bossue avec un grand
pot d'eau bouillante pour allonger mon thé.
— Dormez, dormez, me dit-elle avec une
douce autorité. J'enlève seulement le plateau
afin que les mouches ne vous importunent
pas.


Sous me e s paupières lourdes à n[e] presque
plus pouvoir les [se] les garder [l] o uvertes soulever
, je distinguais
encore vague e ment où j'étais. Aurais-je
j s eulement la force d[e] m[e] re lever debout , re e partir,
refaire le chemin jusqu'à Wake Arms? Cela
me paraissait impossible. Mais surtout je
me sentais trop bien ici pour a ne vouloir jamais m'en
aller jamais. Ici, me semblait-il , n
N ul mal, me
semblait-il ne pouvait plus m'y m'atteindre
. La mystérieuse
paix de cet endroit retiré me couvrirait
aussi tant
que j'y resterais. Je rappelai la
jeune fille bossue.
— Je me s s uis aventurée bien trop loin à
pied, lui dis-je, pour refaire aujourd'hui le
même chemin. Ne pourri i ez-vous pas me
faire une petite place pour la nuit?

Je le voudrais bien, d f it-elle , mais
regardez, fit-elle[,] en m'indiquant la maisonnette

Image


d'un geste désolé, comme c'est petit chez nous.
C'est à peine déjà s'il y a place pour le
père, la mère depuis des années paralysée
paralysée, dont je prends soin, et mon
frère, un pauvre innocent qui rentre parfois
t t ard de ses vagabongages quand on ne
l'a pas gardé
à coucher dans une ferme
où il a pourtant trimé dur en retour du
souper et d'un peu de compassion.


Soudain, j'étais bien éveillée, l'écoutant
passionnement, comme si une d[es] es plus belles
pages d'un des romans anglais que j'avais
tant aimé s m'était dits confie dits à voix
basse et re e signée l'oreille par l' l'être lui-
même qui en
l' avait été la sourc c e e et l'inspiration. Se
pouvait-il donc que de moi-même, a vingt
mille s seulement de Londres, guidée par m[a] a seule
bonne étoile, , j'eusse abouti à cette
atmosphère telle qu'elle m'avait été si
particulière
d'âme et de paysage telle qu'elle
m'avait été apprise révélée par les oeuvres , entre
autres, de George Eliot
et d[e] e Thomas Hardy ? Il
n'y avait donc pas que la chaumière à
faire partie d'un temps que je croyais perdu
en dehors que dans l d es livres qui en avait avaient
recueilli [d] l es voix.


De même, et sans doute aussi par la
[prô ô se] [du] Ciel ou l'inimaginable flair qui
m'a parfois servi e en voyage, un an plus tard,
parcourant la Provence, je devrais, levant
un jour les yeux vers s des villages haut
perchés, me sentir appelée irrésistiblement
et partir, bien avant Gérard Philippe
et même Raimu, à la découverte de ces
anciens nids de Sarrasins dans la chaîne des

Image


Maures, les délicieux villages de Ramat t uelle,
de G[as] as sin [flèche] Gassin , alors qu'ils étaient presque
encore inconnus des habitués de la
Côte d'Azur.


La jeune bossue continuait à se
tracasser à mon sujet.


— Ecoutez, dit-elle, il me vient une idée.
Si vous croyez pouvoir marcher encore un peu,
pas très loin, vous arriverez, à un mille e à
peine, par cette même route, à un très petit
village : Upshire. Ne vous arrêtez pas à
l'auberge. Elle ne vaut pas cher. Cherchez
plutôt Century Cottage. Frappez. De e mandez
Esther. Esther Perfect. Dites-lui que vous
venez de la part de Felicity. Je serais bien
étonnée qu'elle ne vous accueilli pas à
bras ouverts. Elle, elle a de la place. Century
Cottage e e st grand.


Il ne me fut pas nécessaire d'en entendre
devantage pour retrouver en moi


Il n'avait pas été nécessaire d' ' en entendre
plus pour me faire retrouver en moi des
forc[e] es comme toutes fraîches . et d D éjà j'étais
debout, . prête
Je dé é posai un schilling et quelques
piécettes au coin de la table. Et je m'engageai,
d D ans la chaleur encore pesante du jour
, les pieds
un peu traînants, mais ranimée par l'espo soutenue
par le singulier espoir qui ne m'avait pas longtemps
manqué ce jour-là, je m'engageai en direction
du village que m'indiquait Fe e licity tout en
m'encourageant d[e] sa voix un peu fluett t e que
j'entendis plusieu[r] r s fois encore répéter derrière moi :
« Vous ne le regretterez pas. Ah, sûrement, vous ne
le regretterez pas. »

Image Chapitre XI


Le village, pour qui l' approchait abordait comme moi
du côté sud, se présentait en légère pente douce
allant se perdre en un beau ciel amplement dégagé.
En arrière, la forê ê t l'accompagnait tout au long , , [d']assez [illis.]
près, mais, en face, en le serrant d'assez près,
mais, ,
e e n face, , il avait pour lui le large , d' ' immenses
espaces ouverts, et c'est sans doute à cause
de et c'est
sans doute à caus s e de tout cet
espace libre s'ouvrant ^ à mes yeux de façon si inattendue à mes
yeux
que j'aimai inst[a]ntanément Upshire.


En fait, ce qui doit être plutô ô t rare en
Angleterre, il était aligné en entier, cottages de
pierre, douce vieille petite église, avec son
cimetière, entre des ifs, autres cottages moins
anciens, de brique,
poste, pub, pastorage , [l]e
sur un seul côté de la rue. Tout comme
cet Horizon de l'Ouest canadien que je décrirais
dans Où iras-tu Sam Lee Wong , il se
trouvait à contempler sans fin une vaste
étendue de plaine . offerte en silence. Elle
roulait Silencieusement
e E lle roulait en
large[s], souples, e t magnifiques ondulations. Est-ce
pour le[s] s avoir aperçues comm j'apercevais
naguère, au sortir du bois, chez mon oncl[e], la
pla a ine ouverte, qu'elles me soulevèrent d'un
élan rappe en quelque sorte semblable à comparable leur proche de
égal à leur propre élan ?
Il se peut. Ce qui est certain c'est
que sont incomparables c c es downs d[e] l'Essex :
une haute houle de terre qui court et court
comm[e] sous un même vent qui l l a
pousserait dans l[e] même sens depuis des
temps immémoriaux. De L l a forêt, conquise

Image


patiemment d[e] ce côté, , ne form il ne restait, , très au
loin, qu' ' une mince ligne sombre se confondant
avec l'horizon. Entre ell[e] et l[e] village
émergeaient à peine au regard, comme tout
juste esquissées, quelques fermes perdues, , peut-être
X qu'on aurait pu, à certains instants s , les prendre pour d[e] grosse[s] roches semées dans les champs. . des troupeaux
qui se déplacaient si lentementX . , Au
creux d'un vallonnement, beaucoup plus
proche, se dressait ce qui m'eut l'air d'un
petit château à façade georgienne, et, au
sommet d'un tertre, une étrange stèle de
caractère ancien qui m'intrigua. Je n'en
revenais toujours pas d'avoir atteint, à guère
plus d'une heure de Londres, un long passé encore
si intact.


C'est que tout ici, ainsi que j'allais bientôt
l'apprendre, terres, fermes, pâturages, village, chasse
réserve de gardée à même la forêt,
le petit château, même
jusqu'à un certain point l'église et son
cimetière, appartenaient au Seigneur
seigneur des lieux et qu'il réussissait encore
à empêcher encore — mais pour combien de
temps ? — l'expansion , de ce côté-ci, vers Upshire du
grand Londres métropolitain qui, à quelques
milles seulement, piaffait de l'impatience à
de y répandre
plus loin ses d'autres loti i ssements étroits, des
ses H H igh street , [de] pe e tits cottages, [et] bientôt
l'eternel son éternel A.B.C. tea shop pareils à
aux autres ceux d'en arrière , l'éternel A.B.C. tea-shop.
rangs sur
rangs d[e] cottages identiques et, assurément,
des A.B.C. ABC tea-shops à la douzaine. .


Quelque temps encore allait donc onduler
librement la puissante houle d[e] terre et
parei i llement onduler au-dessus d'ell[e] certains
jours, la masse de grands nuages très blancs
accouran
accourant vers la Manche ou e e n
revenant.

Image


Je trouvai sous peine e Century Cottage. Quoiqu[e]
à un étage et beaucoup plus élevé que la
maisonnette de Felicity, il ne m'en parut
pas moins enfoui i lui aussi dans un
fouillis de fleurs. Je sui i vis un sentier
dont l[a] cours s e semblait avoir été déterminé
par les fleurs elles-mêmes, leur volonté à
po o usser et à se répandre c c omme elles
là où
? il leur plai i sait. Je devais moi-même presque
disparaître
entre les dauphinelles é é lancées, des
passer er oses s géantes et des Canterbury Bells
comme nulle part depuis j'en ai vu de
a[ii]lleurs j'en je n'en ai vu depuis d'aussi
bien fournies de c c lochettes toutes d'ailleurs
de c lochettes toutes d'ailleurs ^ larges et somptueuses.

Curieusement, à travers ces fleurs altières,
j'en découvris, à leur pied, de toutes menues
et fragiles, qui semblaient à l'ai[s]e autant
à l'aise à leur place dissimulée . que


J'arrivai à
Curieusement, à travers ces fleurs altières en
poussaient de toutes menues, à leur pied, qui
semblaient s'y trouver à l'aise. Un tenace
parfum d[e] menthe se dé é gageait de quelqu[e] coin
du jardin, allié peut-être à celui du romarin.
Et comm chez Fe e licity l' ' air vibrait
littéralement du bourdonnement d'insectes
ressemblant vaguement qui ressemblait peut-être à un vague brouhaha de
voix
s' ' é é levant autour d'une table de banquet.


J'arrivai à une porte de bois sombre.
Je tendis la main vers l[e] heurtoir. Et, tout
à coup, , comme si je n'avais eu de
force que pour me rendre jusqu'à ce seuil,
je n'en avais me laissai aller contre
le chambranle. N'en pouvant plus, les larmes,

Image


je pense bien, me montèrent aux yeux. Mon
épuisement était si complet que je n qu'il
me parut que j'arrivais ici non pas de
Wake Arms, de Fulham, d'un amour qui
m[e] laissait plus seule encore qu'il ne m'avait
trouvée, de la cruelle incertitude où j'avais
vécu si longtemps s , de mille et une erreurs
de ma part, mais de bien plus loin encore,
comme depuis le commencement peut-être
de ma vie. C'est la e sentiment que je ressentis
en tout dernier lieu alors que je laissai
aller ma tête contre la porte, ne parvenant
mêm[e] plus à garder les yeux ouvert[s]. Et c'est
ainsi que dut me trouver Esther, à moitié
endormie sur son seuil.


Comment la retrouve r dans mon souvenir telle que
je l'ai vu[e] pour la première fois quand se di i ssipa la
brume de fatigue devant mes yeux. Je ne sais
si j'y parviendrai. Durant le s vingt-cinq années
où je l'ai connue, elle me parut avoir toujours
le même âge et toujours aussi presque le
même visage, comme si elle était de la
nature des chose se s que le temps ne pe[u]t ne saurait ep[illis.][qu]e
ab î mer.


Plutôt long et mince, comme celui de
tant d'Anglaises, , qui leur donne leu leu r air
si pensif , si souvent
, son visage était encadré
de bandeaux noués bas sur la nuque. Ils
auraient été sévères si mille petits cheveux
follets ne s'en fussent échappés pour
voltiger sur son front, ses joues, dans son cou u
mince, l'auréolant d'une sorte de floraison

Image


un peu folle à l'image de son petit jardin
échevelé.


Ce qui me frappa pourtant l plus chez elle, , dès
l'abord, ce furent pourtant ses magnifiques
yeux
couleur noisette[s]. Bienveillants, ,
accueillants, ils n'en fouillaient pas moins
l'âme en profondeur. Des yeux plus perspicaces,
qui cherchaient aussi loin dans s un visage,
j'en ai rarement vus, vu, mais ils
cherchaient avec bonté et il m'apparut
que ce qu'ils devaient trouver c'éta a it
à coup sûr ce qu'il y a de souffrant dans
chacun et qui sans même que nous
le sachions peut-être
appelle à l'aide.


J'avais à peine entamé commencé mon à voix faible
récit a embrou[ss] ss aillé, raconter que comment que , partie de
Londres
sur un coup de tê ê te, je m'ét t ais
aventurée beaucoup trop loin pour y reven
retourner ce soir [illis.] ... tout cela mon récit emmêlé à d e
des propos sur le Canada et c[e] que j'etais venue
faire en Angleterre, . .. qu'elle me tendit
les deux mains, et du même geste m'attira [it]
à l'intérieur.
— Et moi, dit-elle, qui à l'instant encore
me plaignait à Dieu qu'il ne m'eût envoyé
depuis longtemps une aucune de ses créatures à
secourir. Et vous voilà comme un oiseau
qui a fait long voyage pour choir, , du
ciel, j uste juste sur mon seuil. Venez! Venez!
Bien sûr qu'il y a ici de la place pour vous.


A peine quelques minutes plus tard,
comme si j'étais une visite attendue chez ell[e],
elle me proposa :
— Voulez-vous voir votre chambre ?


Je montai derrière elle un escalier un peu

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raide. Ell[e] couvrit une porte. Ah, l'avenante
chambre de campagne avec ec son grand lit en
cuiv[r]e, , sa table d p our la toilette [ave] [c] munie du du
bock à eau et du savonier, l'a et l'âtre,
sous son m un manteau de cheminée garnie
de petites photos anciennes. ! ... « Celle de ma mère
morte il y a tant d'années, déjà, m'expliqua
Esther.[.]. celle de notre John, mort les
poumons brûlés lentement par les à la suite des gaz
de
la première Guerre Mondiale... » puis
d'innombrables keepsakes : un brin de
bruyère d'Ecosse... « la plus belle colorée du monde. »
un caillou cueilli au bord d la mer d'Irlande,
des fleurs séchées sous verre . Mais, surtout, en
façad e, cette chambre possé é dait deux hautes et
belles grandes fenêtres
qui donnaient sur
les downs. Encadrés e s , nullement obstrué es
par le léger tulle des rideaux blancs, au
reste écartés du centre de la fenêtre, les grandes
vagues du pays de terre
me parurent encore plus
belles harmonieuses
vues de cette
petite hauteur que d'en bas. Je les voyais
rouler jusqu'au plus loin, , recommencer
sans cesse dans l'immobi i li i té silencieuse leur
course vers l' ' horizon distant. Et je
distinguai mieux aussi enfin la stèle qui
m'avait i i ntrigu é e.
— Qu'est-ce donc, Miss Perfect ?
— Un monument érigé à la mémoire
Brodicea de Brodicea. .

— Brodice e a ?
— Notre chère reine saxonne d[u] es temps
lointains. Fuyant ici [en] dans son chariot les Romains
qui allaient l'atteindre, plutôt que de tomber
vivante entre leurs mains, ell[e] absorba un dose

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mortelle de poison. On dit qu'ell[e] rendit l'âme
à peu près à l'endroit où s'élève la stèle


Je ne savais plus ce qui me ravissait
le plus d[e] ce qu'entendais, , d ce que je découvrais
aujourd'hui : un passé si présent encore ou un
présent ^ à ce point perdu dans le passé
, . ou bien que tous
deux si fassent si merveilleusement ensemble unis
retrouvés à chaque pas . Mais pas plus
que les plus douloureux souvenir s l'emerveillement
n'eût ne fût [illis.] maintenant à me faire encore
tenir debout. J'etais au-delà des émotions .
Je tombais de sommeil.
Mais un ravissement mê ê me le plus rare, , pas
plus qu'un torturant r[illis.] sou venir, n' ' û t réus si encore
maintenant réussi
à me garder réveillée. Je tombais
de sommeil.


Esther retira la courtepointe, et la plia
et la dé é posa au pied du lit.
— A vous regarder, j'ai l'impression que
vous êtes arrivée ici tout d'une course
de votre lointain Canada et san[s] s avoir
null[e] part repris votre haleine souffle . Vous etes
épuisée. Allons, couchez-vous. Reposez-vous.
Je viendrais vous avertir quand le thé sera prêt [illis.]


Je protes es tai d'une voix sûrement à
s moitié défaite par le sommeil qui me gagnait. :
— Je viens d'en prendre un énorme chez
Brodicea... non chez Felicity.

— On dit ça ... on dit ça... Mais j e 'aurai je fais
des biscuits
chauds, , et quand vous en aurez
senti humé la bonne odeur
, vous serez comme
tout le monde, vous me les mangerez à la
douzaine... De toute façon, le thé ne sera
pas encore prê ê tavant une grande heure encore.

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Père et moi prenons ce que nous appelons le
hig g h tea. C'est un peu plus substantiel et
servi un peu plus tard que l[e] thé ordinaire.
En fait, c'est plutôt une sorte de supper
avancé. Père aime se coucher tôt. Je
lui sers donc cette espèce de repas un peu
plus tôt qu[e] le souper et unplus[s] tard que
le thé.

— Je pensais, dis-je à moitié endormie, qu'il
n'y avait que l'église anglicane à être se
diviser partager en High et l L ow.


Pour la première fois, je vis apparaître sur
ses traits ce doux sourire à la fois tendre
et r é é probateur que j'aimerais tant et
qui etait chez elle, je crois bien, la seule
expression de blâme qu'elle se permettait. .
— Ne vous moquez pas. La High Church
a sûrement ses bons côtés. Après tout la Reine
y adhère. Mais nous nous sommes Low
Church. Nous estimons que Dieu est trop
grand pour que nous le cherchions se prêter
que tenter sa répresentation que nous le e n
cherchions la sa représentation
[illis.] e n des i i mages et
des statues. Il convient de chercher d'aller à sa rencontre
dans notre propre coeur seulement.

— Pourtant, lui dis-je, vous le cherchez
bien à travers la musique vous qui possédez
les plus beaux hymnes du monde.


Je ne lui tins pas tête plus longtemps.
Je vis à peine la porte se refermer sur elle
qui s'en allait sur la pointe des pieds.
Et comme à Dauphin, chez le chef de gare,
je venais tout juste, il me sembla, d[e]
perdre pied que déjà on me réveillait.
— Dear Gabrielle. Le thé est prêt. Il

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fait bien beau encore. Nous le prendrons au
jardin.


Aujourd'hui, que je si loin de ces
moments enchantés, qui me furent donnés,
je
me fais l'impression, en les é é voquant, de narrer
raconter [illis.] une sorte de quelque conte de fée féerique
. Pourtant
ils me fu u rent bien donnés te e ls quel s . Mon
imagination , que j'ai peine parfois à reten[e] i r
de vouloir intervenir pour retoucher, améliorer
peut-être les d[an]s souveni rs, mes souvenirs ,
ici ne trouve rien
à retoucher. Tout était selon l[e] désir l[e] plus parfait du coeur.


Le petit jardin arrière était peut-entre
peut-être encore plus charmant que celui d'en
avant, avec un potager où alternaient l d es
fleurs et des herbes f f ines, avec un
petit cabanon de jardinage couvert de vigne et
un verger de cinq ou six arbres. La table
était dressée tout au fond dans une sort[e]
de petite clairière mi - ensoileillée mi à l'ombre
sous un vieux pommier tordu dont
la branche maîtresse était si bass[e] qu[e] j'eus
à me pencher pour passer en-dessous e p t
venir prendre ma place à table. et prendre
ma place à table.
Un beau grand vieillard
aux traits souriants, à la barbe et à la
? tête egalement toute s blanche s , se leva de
la a sienne pour m'accueillir. Esther avait
dû lui apprendr[e] — en autant qu'elle-même
le savait — qui à j 'étais, car il el le ajouta dit
simplement
: « Father, our dear new friend
just arrived, Gabrielle. » Et tout aussi
[ne] si mplement, , le vieillard, en gardant ma
main entre les siennes, m[e] souhaita : «Puissiez-
vous être heureuse parmi nous. »


Par la suite, chaque fois que je

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m'adressai n t m'adressant à lui, je le nommai évidemment
Mr Perfect, alors qu'Esther, d'une voix toute
pleine de tendresse, disait Father, et je
reconnus bientôt que mon appe e l la la tion
faisait cérémonieuse et détonnait dans
l'atmosphère toute chaleureuse qui nous
unissait autour de la table sous le
pommier prote e cteur. Je n pouvais pourtant
pas l'appeler me mettre à l'appeler aussi Father.
Tout à coup,
spontanément me vint aux lèvres la l'expression
meilleure Father Perfect.


Le vieillard eut un fin sourire qui
plissa ses pommes pommettes ri i é e e s en milles petits replis
serrés et jusqu'à ses yeux eux-mêmes
dont le bleu ciel n' étincela à travers une
mince fente plus qu'à travers une mince
fente des paup[ière]s.

que — D'habitude, dit-il, c'est Dieu l[e] Père
qu[e] l'on nomme ainsi. Lui seul est le
Père Parfait. Mais vous le dites sans
irré é v é rence, et je veux bien essayer d' ê tre
pour vous une sorte de Père Parfait, ma
très chère enfant.


Il ne devait pas l'être lontemps pour
moi seule. Comment le nom que je lui
avais trouvé dans un élan d'amitié allait
lui rester et se répandre, je ne le sa a is,
mais au bout de peu de temps personne
au village, au manoir, et dans les
alentours n[e] n l e nomma plus autrement, .
et j J e crois ois même que c'est s[ous] cette ce qui est écrit
appelation qu'il repose au sur sa tombe dans le petit cimetière
entre les ifs, . de ce petit v au village d'Upshire.


Quelques minutes après que nous
û mes pris place tous les trois à la table à thé,

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Father Perfect , [flèche] s'étant soigneusement essuyé les doigts, ouvrit, au hasard, comme
c c ' ' é é tait son habitude, la vieille Bible de
famille que venait de lui apporter Esther, .
après s'être soigneusement essuyé les doigts .
Il en lut à voix haute un pas as sa sa ge qui
avait trait, je crois me rappeler, au
séjour de Joseph en Egypte. L'air autour
de nous bourdonnait du chant de grâce des
insectes butineurs. Il embaumait des
trois herbes précieuses, le thym, le romarin,
la marjolaine, dont Esther [m]'apprendrait
que l'une rep était pour la fidélité et les deux
autres attachées liées à je ne sais plus, ma foi, ,
quelles vertus.
Sa lecture terminée,
le vie e illard ferma les yeux, joignit les
mains et improvisa, comme il ch aque
jour, une prière. Il demanda d'abord
au Seigneur d'éloigner de nous la menace
de guerre qui avait paru un moment peser
sur l'Europe.


Je me rappelai alors le vent de panique
qui avait passé sur Londres il y avait peu
et dont au vrai je n j 'avais eu à peine
conscience
, absorbée comme je l'étais par
ma propre détresse égoïste. C'est donc
au fond du petit jardin fleuri, empli saturé du
bourdonnement de l'été et de ses odeurs les
plus fines que m'atteignit enfin vraiment
la grande ombre terrifiante qui s'avançait sur
le monde. Mais le vieillard continua sa
prière, et la paix du coeur de nouveau
nous enveloppa ^ de nouveau de sa on frêle protection secours. . .

— Notre Seigneur, disait Father Perfect
du ton d[e] quelqu'un qui parle à un ami
tout près de lui, toi qui nous a amené s aujourd'hui

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du lointain Canada, dont que notre John, tu
t'en souviens, rêvais t tellement de connaître, pau[vr]e
enfant mort des atroces suites de la Première
Guerre , une jeune amie
dont le coeur
est peut-être dans l'angoisse, accorde-nous,
très doux Sauveur, de savoir comment
lui être secourable. Ell[e] aurait pu à [m] aller
à mille autres endroits, frapper à bien
d'autres portes. C'est à la nôtre qu'elle est venue.
Nous n[e] pouvons donc pas nous empêcher d'y
voir un signe que tu la destinais à notre
sollicitude. Maintenant qu'elle est de e la
maison, accorde-[lui] étends sur elle , Seigneur ,
la même protection
que sur ma a chère Esther, qu[e] sur moi-même.


Le silence s'était fait.


Le silence retomba. Je ne distinguai plus
très bien le lointain encore lumineux sous
les bra[ch] branches du pommier. Pendant
que priait Father Perfect, à mon intention,
les souveni[r] r s des mois derniers depuis
le jour où j'avais rencontré Stephen
m'étaient remontés à la gorge en un flot
pressé à m'étouffer, mais ils n'avaient
plu[s] s tout à fait l'amer goût des semaines
passées. Ils cherchaient même à s[e] dissoud[re] r e
en larme s dont il m'en vint quelques-unes
que je parvins je pense à dissimuler. Mais
je mis quelque temps à retrouver au
bout haut de mon regard brouillé le consolant
paysage . qui s'offrait à nous.


En fait, comme nous nous trouvions
ici au sommet de la pente sur laquelle
était bâti Upshire, nous avions donc, du ici aussi
jardin arrière, une vue plongeante sur les
environs.
Tout juste passé l[e] vieux

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pommier qui délimitait le petit jardin d'en arrière,
commen ç ait une suite de pâturages et
de champs en friche s certes n certainement
moins harmonieux
que les downs d'en avant
mais qui offraient aussi un vaste espace
libre à peine clos , dans le lointain, par la
faible ligne presque e imperceptible [illis.] d[e] la for ê t
qui
reprenait dans l[e] lointain.


Au-delà, le ciel jusque-là si pur, se
montrait teinté de sombre, obscurci et
comme atteint d'une sorte de maladie ou de
tristesse.
— Qu'est-ce donc là-bas qui change ainsi
le ciel ?


Esther me répondit :
— Londres.


Londres !


Tout à coup, Déjà c'était comme si j'en je m'en étais
partie éloignée depuis des années. J'avais toujours, encore
assurément, , , le souvenir sentiment d'y avoir été
heureuse — ou plutôt fiévreusement accaparée —
puis malheureuse à ne plus tenir à la vie,
mais aussi que cela s'estompait et n'aurait
plus bientôt la moitié de l'importance que
j'y attachais la veille encore j m ais j'avais
aussi le sentiment que pour l'instant .


Déjà c c 'était comme si je m'en étais
éloigné e depuis des années. . J'avais toujours présent à
l'esprit d'y avoir été heureuse — ou plutôt
fiévreusement accaparée , et
puis malheureuse
à ne plus tenir à la vie, mais j'éprouvais
aussi le sentiment que c[e] souvenir e e mmêlé
était pour l'instant assoupi et ne me ferai i t
pas trop de mal tant que je resterais dans l' cet abri
que qui m'en protégeait.

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Esther, partie en vitesse vers la cuisine,
revint apportant sur un plateau la
théiè è re fu u mante e encapuchonnée de laide laine
po o ur la g g arde[r] [r] chaude et une fournée assietté é e de
ses hot biscuits cueillis tout brûlants a d u
four. Elle avait bien eu raison de pré é dire
que leur odeur m'ouvrirait l'appétit. J'en
dévorai trois ou quatre d'affilée, recouverts
de beurre e et, par là-dessus, de miel du
pays ou de confitures [à p] de prunes. Les
guêpes avaient reçu leur petite part
dans une soucoupe dé é posée à quelque
distance de la table. Soudain je sentis
un être vivant et chaud me frôler la jambe.
Je soulevai la nappe. Une petite chatte noire
aux yeux incroyablement triste s me regardait.
— Votre chatte, Esther ?
— Oui et non. Elle est arrivée tout juste
un peu avant vous et venant d'on ne sait où.
Ell[e] n'appartient pas en tout ni au village
ni aux f f ermes d'ici environs
. Il y a des gens cruels.
Parfois il en vient jusque de Londres pour
abondonner en forêt leurs bêtes dont ils ne
veulent plus : Elle a miaulé à la porte d'avant.
Voy[e] [E] J 'ai été voir. Elle paraissait affamée.
Elle a l'air de vouloir rester avec nous.

— C'est que votre seuil est accueillant, Esther.
[L] L ui avez-vous trouvé un nom. ?

— Pas encore. Je n'en ai pas eu le temps.
Lui en donneriez-vous un. ?


Je me penchai et flatt[illis.] a i la petite chatte
perdue.
— -Guin è e vere, lui irait, il me semble.
— Guin è e vere ! c'est un nom bien
distingué pour une petite chat te qui provient peut-être

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des quartiers les plus misérables de Londres. Et
cependant pourquoi pas en effet un mom qui la
rehausserait!


La petite bê ê te égarée se leva alors sur
ses pattes arrières, appuyant celles d'avant
sur mes genoux et s'y frotta la tête en
murmurant au fond d[e] sa gorge une sorte
de remerciement.


La grande chaleur était tombée. Par
instants nous arrivaient dessou en dessous
des pommiers une bouffée d'air rafrai î chi
de so o n passage sur les grands vastes champs ouverts
au-delà du jardin. . Rassasiés, nous re e stions
à causer paisiblement dans l[e] cré é puscule qui
avancait. J'apprenais que Father Perfect
avait été garden-boy puis aid[e]-jardinier
avant d devenir le chef jardinier du
châ â telain des lieux. Il avait été attaché é
longtemps au châ â teau que l[e] seigneur
possédait dans l[e] Nor[l] Norfol ol k pour être
ensuite affecté au petit manoir de Upshire.
Depuis quelques années à la retraite, il
avait la jouissance pour Esther e e t lui-même,
leur vie durant, du cottage, en plus d'une
petite rente et de certains droits comme,
par exemple, de ramasser le bois mort
et d[e] prendre du petit gibier dans la parti i e
de la forêt qui relevait toujours du manoir.
Il aimait y faire enc c ore son presque tou[r] r presque
tous les jours, quotidiennement
un peu pour venir en aide au
garde-foresti[r] e r qui n[e] suffisait plus à
la surveilla ge nce , un p p eu aussi pour
son plaisir. Il en rapportait des champignons,
de bons fagots secs qui flambai i ent
vite, parfois seulement des fleurs.

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A l'écouter, je c c omprenais enfin d'où venait
à c c e vieillard sa bonté paisible, sa douceur
rare, quelque chose en lui comme d'une
innocence à jamais préservée. C'est
qu'il n'avait apparemment rien fait
d'autre au long de sa vie que de prendre
soin de ce qui embellit le monde. « Les
roses de notre roseraie de u Norfol ol k...
j'aurais voulu que vous les ayez vues,
me disait-il... Elles se tenaient comme
des reines alignées à attendre le jour. Et
l'on n'aurait pas été tellement surpris
au fond de les s voir lui faire la révérence...
savez-vous. ! .. encore que les ro o ses sont
de e s orgueilleuses ...e e t ne plient pas beaucoup
même sous l'orage... »


A la fin, , tout alangui pour d' être retourné
à ses plus vieux souvenirs et peut-être encore
ébranlé aussi par l'émotion
de mon arrivée, il eut
l'air tout épuisé
. Il se leva, nous
souhaita le bonsoir, nous benit toutes
deux et entra se retirer pour la nuit.


Je m'offris à aider Esther à desservir
— Oh non [:] , pas encore ! dit-elle vivement.
Restons plutôt à causer encore un peu. J'aime
bien é é couter Père. Vous avez vu : il est
adorable. Mais c'est chaque soir la même
histoire : les roses du Norfolk, les
poules faisanes s de la forêt r é servée qu'il
avait qui le reconnaissaient et
le suivaient
pas à pas... Que voulez-vous! Il a vécu
dans une sorte de Jardin d'Eden, et
l[e] e malheur des hommes ne l'ont l'a pas
touchée touché apparemment tout autant qu e 'il
atteint la plupart.
Et du e d l' Eden il n'y a

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pas grand-chose à dire au fond, ne trouvez-vous
pas, une fois qu'on l'a qu'il a été raconté. Restez
un peu... Il y a si longtemps que je
n'ai eu quelqu'un avec qui parler
de choses autre et d'autre à l'heure où l'on dirait
que l'on désire particulièrement s'ouvrir
que les mots
viennent d'eux-mêmes
aux lè è vres... au vers le crépuscule... par exemple.


Pour moi jusque-là, il avait plutôt
il était plutôt l'heure du silence
et
du rêve s'épanouissant en cercles d[e] plus
en plus paisibles jusqu'à disparaître en
une surface lisse comme la une nappe
d'eau dans l'air à la nuit.
Mais
ainsi tout serait bien entre nous : Esther
raconterait à coeur ouvert, et moi je
l'écouterais en silence.


En fait, e e lle parla peu, quelques
mots seulement à la fois, entre de longs
moments de méditation. Mais chaque
petite phrase sonnait si juste, provenait
d'un[e] si apte réflexion, résumait tant de
sagesse, était é noncée en termes si parfaits
que chaque fais j'en dressais l'oreille.
— Où donc avez-vous appris tant
de choses, Esth h er?

— Certainement pas à l'école, en tout cas.
Je l'ai quittée à l'âge de douze ans pour
entrer en service chez nos maîtres. Eux
avaient beaucoup de livres. Les demoiselles
les laissaient parfoi assises au jardin
dans leurs chaise-longue les laissaient
parfois tomber tomber souvent de leur mains.
En
ramassant leurs affaires derrière elles ,

j'avais le temp parfois d'ouvrir un livre, de

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lire quelques lignes, et je m'étonnais déjà
qu'elles fussent si peu retenues par de s pareils
trésors. Plus tard, les demoiselles m'en
donnèrent, , peut-être pour s'en débarrasser.
Je lisais souvent, à la flamme de ma bougie,
dans mon coin de mansarde, j j usqu'à
ce que tombe de sommeil.

— Qu'avez-vous donc lu ainsi, Esther ?
Ah, pour [ça,] que j'ai été chanceuse ! Nos
maîtres tenaient à ce que leurs demoiselles
lisent le meilleur, c[e] q'ils n'avaient pas
eux-mêmes lus... les classiques et les
gouvernantes [voy] y voyaient..
. J'ai lu
tout Paradise Lost. J'en sais encore
de grands bouts par coeur. J'ai lu
aussi Pilgrim's Progress que j'ai trouvé
un peu ennuyeux par bout s , je l'avoue
à ma grande honte. Puis Jane Eyre, les
Brontë, Gulliver's 's Travels, presque
tout Tennyson, Browning, les deux, lui
et Elizabeth, et, surtout, bien entendu
la Bible, le l L ivre des livres, tout y est, dear est
Gabrielle, de ce qu'il importe de savoir. Mais
j'aime bien aussi, de même qu[e] la Bible,
ouvrir chaque jour, , au hasard, , mon
Shakespeare. Il est rare que je ne tombe
pas sur une phrase qui me porte au
ravissement et m' ' accompagne pour ainsi
dire toute la journée. Ou encore m'apprenne
à moi-même ce que je pensa a is sans le
savoir , et qu[e] je ne suis pas la seule
à penser ainsi. Alors ma pauvre vie
solitaire s'entrouvre vre et je devine le da n[illis.]
multitud[e] d'autres solitaires je deviens comme
riche et entourée et je suis loin
tout à coup d'être

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seule. En est-il de même pour vous, dear
Gabrielle ?


Mon Le coeur troublé de si précieuses
confidences je ne savait s que répondre. A mes
pieds s'était couchée Guinevere qui
tout en sommeillant repartait, , de temps à
autre, , à ronroner. Au loin, là où une
heure auparavant, j'avais vu la
souillure du ciel, apparaissaient, , faibles
encore, , les premières des lumières
, et tout
était changé. Londres avait perdu
sur moi son pouvoir d'e e ffroi comme Paris
le sien quand, du haut d'une chaise,
par la tabatière ouverte, je l'avais contemplé,
pour ainsi dire à mes pieds, , dans sa
bénignité. é. Ah, qu[e] j'ai aimé les
grandes villes, à une heure peut-êtr[e] peu de distance, ,
de route, ,
à l'heure assombrie, alors
que s' ' allument leurs lumières qui
disent tout à coup comme rien d'autre au
monde l'intense la fraternité des hommes.
Maintenant De minute en minute croissaient
celles de Londres. Maintenant elles étaient
innombrables.
— Je n'aurais jamais cru, dis-je, que
j'en viendrais à veiller avec Londres, , à
distance, devenu une
comme avec une
connaissance silencieuse et douce.

— J'y vais une fois par année, , [flèche] avec Père, me
confia Esther[.] Nous y allons, avec mon Père p P ère et m oi,
Nous allons rendre visite , à ma soeur Heather. Vous ne
pouvez imaginer soeurs plus dissemblables
qu'Heather et moi-même. Elle, elle est
partie jeune faire sa vie à Londres. Elle
est délurée, , pi i mpante, toujours mise à la

Image


mode, , Elle a des porte des chapeaux extravagants et , marche
[à] d ans des souliers à talons hauts. , Ell[e] va
au spectacle, elle est très au courant lit des
revues
un peu effrontées à mon goût. Je me
sens bien vieux jeu à côté d'elle. Pourtant
je ne changerais pas de vie avec elle pas
plus qu'elle sans doute n'en changerait
avec moi... A part notre visite à Londres
dont je rentre toujours mystérieusement terriblement
brisée,
nous allons aussi une fois par
année, Père et moi, à là mer. Une
journée par année à la mer, il faut bien
cela, , n'est-ce pas , pour n'en pas perdre
le souvenir dans notre tête et dans nos
oreilles. Père se fatique vite. Nous
allons donc au plus près, à Bradwell on sea.
Nous n'y allons d'ailleurs, remarquez, que
pour nous asseoir auprès d'elle , face
à la mer , [illis.]
la regarder et à l'écouter.


Enfin nous sommes rentrées. Est t her
a refusa a que je l'aide pour ce soir-ci.
Vous êtes comme quelques-unes de mes
fleurs quand elle qui croulent
soudain
à la fin d'une journée qui équivaut pour
elles à presqu[e] toute la vie pour
nous sans doute.


Elle m'alluma une bougie.
A sa lueur tremblante, en traversant le
sitting-room, j'ai pu distinguer, dans
leur rayonnage, quelques titres des livres
qu'elle m'avait dit avoir lus. Ils
semblaient faire partie de cette pièce comme
des hô ô tes de longue date et toujours fréquentés.
— Est-ce que ce sont les livres que
vous ont donné les maîtres ?

Image


— - Pas tous. Père et moi, sur notre petite
rente, en économisant un peu sur le
charbon l'hiver, un peu sur les autres
sorties que l[e] voyage à Londres et à la mer,
nous avons réussi à nous en acheter
quelques-uns[,] [illis.] de plus ré é cents, pour nous
tenir tout de même un peu au courant
du monde d'aujourd'hui. Nous vivons
une belle vie malgré tout comme vous le
voyez, sauf pour une chose qui continue
à me manquer peut-être... c C 'est que
je n'ai jamais vu jouée, figurez-vous,
une seule piè è ce de Shakespeare. Comment
est-ce ? Très beau, n'est-ce pas ?

Plus que beau, Esther. Inoubliable, Esther.
— Ah, je m'en doutais !


Nous montions l'une derrière
l'autre l'escalier qui condu aboutissait
au petit palier
étroit sur lequel s'ouvraient
les nos trois chambres , celle de Father Perfect, celle
d'Esther et la mienne qui était la plus
spacieuse et la mieux orientée.


Esther me passa la bougie.
— Il y a une lampe tout[e] e prête et des
allumettes à votre chevet, ainsi que des livres,
si vous désirez lire un peu. Mais je vous
engage à dormir au plus tôt. J'aimerais
vous voir meilleur mine demain et
surtout voir disparaître ces traces de pei i ne
qui vous restent dans les yeux.


Elle m[e] posa un baiser sur le front.


Et comme chaque soir tant que
je serais chez elle, cette fois-ci, et une
autre fois des années plus tard lorsque
j'y reviendrais , cette fois-ci, sous son toit,

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cette fois-ci, et plus tard quand j'y reviendrais presque heureuse
et, plus tard encore, quand de nouveau
je reviendrais, , moins heureuse, elle me
souhaita tendrement :
— Night-night, Gabrielle.


Je soufflai ma bougie. Le temps
de de m'émerveiller que ma pauvre barque errante eû û t été
poussée vers un atteint si bon port,
et je dormais
à la brise qui venait des downs
roulant leurs crêtes à à la rencontre des
crêtes de la mer.

Chapitre XII


Je m'éveillai l'âme en paix comme jamais
depuis [des] La -Petite-Poule-d'Eau peut-être, mais non,
comme [si] comme jamais depuis bien avant, ,
depuis le temps
peut-être [illis.] d es vacances à la ferme, chez mon
oncle, quand, au réveil, le premier matin,
n'ayant pas reco su tout de suite où j'étais
je le reconnaissais a a ux odeurs qui flottaient
ver[s] moi du dedans et du dehors et m'apportaient
le sentiment que je ne pouvais et que je me
découvrais sûre dans la chère maison qui ne m'avai
où je n'avais connu sûre d'être ^ à nouveau heureuse
à nouveau dans la chère maison
où je
n'avais connu que calme et félicité.


Du grand lit en cuivre, je pouvais suivre
le déferlement des downs qui me parurent
? plus at t tirants e s encore que la veille sous la
douce lumière du matin qui e e n tirait des éclats
d'un vert soyeux. J[e] retrouvai du regard la stèle
qui marquait l'emplacement de la mort de la reine

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saxonne. En étirant un peu le cou, je pus
apercevoir le petit château dont Esther m'avait
appris qu'il servait maintenant d'orphelinat,
les s seigneurs l'ayant légué à une o o euvre, d e
bienfaisance,
pour aller habiter, tout au bout du
village par lequel j'étais arrivée, mais
au long d'une autre route qu celle que
j'avais suivie, une demeure presque
dissimulée dans la forêt.


Or, en même temps que cette paix, si
longtemps absente, revenue m'habiter,
je découvris en moi, ce matin-là, le vif
désir d'écrire né tout aussi instantanément.
Cela m'était déjà arrivé : je m'éveillais
heureuse de vivre, dans des di i spositions
de tranquilité, , de disponibilité, , et, du
même coup , s s urgissait dans mon esprit
une histoire pour ainsi toute faite, toute prête,
et que j'avais grande envie d[e] raconter. Mes
meilleurs moissons d'idées, d'images, de récits,
je les ai presque toujours trouvées cueillies ainsi
au réveil
, comme si elles me venaient provenaient du
repos, du sommeil, de l'ombre ou de e quelque longue
poursuite, menée à mon insu, vers à travers
mes rêves, de que d'un personnage ou d'un e
thème à tonalité . à
Mais il m'avait toujours
fallu être prompte à les saisir si je ne
voulais pas tout perdre, car si rien n'est aussi
précieux que c c es dons du r é veil, aucun rien
n'est en même temps aussi fugitif.
Je
courus à une petite table sous l'une des
grandes fenêtres où il y avait de quoi écrire.
Je détachai^ avec précaution quelques pa a ges du milieu
d'un petit cahier d'écolier afin de ne pas
l'abîmer si Esther le destinait s'il servait à

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Esther, comme cela pa a raissait possible le cas, , , de livre
de compte
, car c'était manifestement là
son coin d'écriture. Je pris un crayon
et retourn[illis.] ai dans le lit me mettre à écrire,
adossée à la pile des oreillers, les merveil l eux merveilleuses
d[ow]ns sous mes yeux.


L'histoire que je mis à écrire, ce matin-là,
d'un tel coeur aujourd'hui ne compte pas guère.
si je m'y attarde, c'est qu'elle était tout de
même meilleure mieux que
ce que j'avais écrit
jusque-là, qu'ell[e] venait bien et surtout
qu'ell[e] m' entraînait [m'] q ue surtout qu' elle
m'entraînait
dans un mouvement irrésistible ,
me soustrayant à tout ce qui n'était pas
elle et ainsi me rendait au bonheur
que je n'avais connu depuis longtemps.
Aujour[illis.] d 'hui que je raconte ces choses, je
m'aperçois enfin comme il est curieux
que ce soit seulement lorsqu'on est en quelque sorte
ravi
a soi-même que l'on puisse être
heureux, , et pourtant c'est bien ainsi, je
crois, que ce e la se passe pour tous.


Or, cette histoire que j'avais dé é couverte
pour ainsi dire m'attendant au reveil et
qui venait si bien, elle me venait dans
les mots de ma langue française, . [soi] Pou r
peu moi qui avait parfois pensé que
j'aurais intérêt à écrire en anglais , plutôt
qu'en français,
qui m'y était essayé e avec un
quelque certain succès
, qui avait tergiversé,
tout à coup il n'y avait plus d'hésitation
possible : les mots qui me venaient
au x è vres, , au bout de de ma plume ,
étaient de ma lignée, de ma solidarité
ancestrale. Ils me remontaient à l'âme

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comme une eau pure qui trouve son
chemin centre des épaisseurs de roc et
d'obscurs écueils.


Je ne m'étonnais pas d'ailleu[r] s
que ce fû û t en Angleterre, dans un
hameau perdu de l'Essex, chez des gens
hier inconnus de moi, que je naissais,
peut-être en partie enfin à ma vocation,
la plus vraie , mais surément, en tout cas,
à mon identité propre
que jamais
plus je ne remettrais en question.


C'est que tout, au fond, me parais


C'est que tout, au fond, de cet épisode
l'événement de ce matin-là,
me paraissait
d'une évidente et parfaite clarté. J'étais
arrivée la veille par une sorte de miracle -
mais il allait se reproduire bien des
fois dans ma vie e — chez des gens qui
d'instinct allaient m'aimer m'aima a ient [flèche] m' ' aimèrent.
. Or là où
je me suis sentie aimée et portée à aimer
je me suis sentie également sentie ega trouvée
en sécurité
. Et là où je me suis trouvée
en sécurité , j'ai eu [illis.] du quelque [flèche] retrouvé le courage . Seule,
je l[e] sais maintenant depuis longtemps, ,
l'affection peut me porter à ce degré de
confiance où je ne crains plus la vie. Et
alors j'ose m'élancer dans ce travail sans
fin, sans rivage, , sans véritable but,
au fond, qu'est l'écriture. Appuyée comme
je me sen en tais l'être ce matin , par l'amour
presque aveugle d'Esth
par l'amour du si si indulgent
gratuit du vieil homme
et d'Esther, je me sentais
peut-être aussi le de mon devoir de le leur
rendre à ma manière. J'avais sept ou
huit pages d'écrites quand Esther entra avec

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le plateau du breakfast.


Elle me le déposa sur les genoux en
repoussant un peu les feuillets qui c[ouv]
encombraient la couverture.


C'était un si énorme repas
qu[e] je protestai ne pouvoir jamais en venir
à bout pour m'entendre aussitôt répondre
reprocher prêcher
exactement comme rue [W]ickendon :
— Toute bonne journée commence
par un substantiel breakfast.


Alors, les yeux détachés du déroulement
l'esprit détacha é
pour un instant du
déroulement de mon récit pour revenir au
sujet d[e] ma vie, je mesurai le long chemin
que j'avais malgré tout parcouru depuis
cette rue de malheur, alors que si
souvent je me reprochais n'avoir en rien
avancé. En cours de route, , je dus buter
toutefois sur un souvenir qui réveilla
en moi la lancinante douleur a t oujours
prête à surgir, quoi que j'en pensai, à la
moindre é é vocation de Stephen, car subitement
les downs, l'admirable payage que e je fixai,
tout dis s paru t à mes yeux pour me laisser
me voir à mes propres y seule , sans soutien,
démunie. Prompte à interprêter les
variations d'un visage humain comme
celles du ciel qu'elle consultait sans
cesse pour y établir des pronostics, Esther me
reprocha : :
— Vous voilà rep p artie dans vos mauvais
chemins. Tantôt vous étiez tout bonheur
comme une enfant dans ses jeux. Revenez-y.
Mais avant tout, goûtez ce beau kipper
que j'ai été chercher exprès pour vous ce matin

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chez le mareyeur à [W]althamrow [W]althamstow W . Ensuite,
s'il le faut absolument, vous
continuerez quelque temps encore vos
gribouillages. Mais n'oubliez pas : les
belles journées que Dieu nous donne ne
durent pas indé é fi i niment[.] Après-midi,
si nous le voulez, nous irons nous promener
en forêt... ou sur les downs... comme
vous préférerez.

— Oui, sûrement, Esther. Mais j'ai le
sentiment qu'il me faut mériter mes j j oies.
Et ce matin, en m'eveillant sous votre toit,
j'en ai éprouvé une des plus grandes
de ma vie.


La vaissell[e] du lunch faite , et t lavée et rangée, [f] F a
Father Perfect à sa sieste, nous sommes parties,
Esther et moi, du côté des downs. A peine
franchie une clôture et un[e] petite élévation,
et nous étions livrées à une étendue qui
semblait ne plus n' appartenir qu'au vent et
aux nuages. D[e] lointains bruits de ferme,
nous l'aboiement d'un chien, le cri d'une
poulie, un chant de coq, nous parvenaient
de temps à autre, , juste assez perceptibles pour
nous relier plaisamment au monde habité.
Je ne pouvais revenir de ma surprise
de ce qu'un pays que l'on dit petit et
surpeuplé, pût s' offrir de si grands et
beaux paysages pour ainsi dire perdus
sauf pour r la contemplation.


Les landes du Nord étaient
infiniment plus rudes, m'apprit Esther.

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Plus rudes, plus envoûtantes aussi. Elle s'en
ennuyait toujours. Elle se rappelait y
avoir marché pendant des heures, l'âme
curieusement heureuse et délivrée au sein
de ces farouches é é tendues grises , tri i stes...
et cependant nobles, me dit-elle. Je
l'imaginai alors.


Elle connaissait tout des downs et
jusqu'à ses herbes les plus modestes. A
tout instant, elle se penchait, cueillait
à mon intention un brin d'herbe, une
graminée, un[e] toute petite fleur, m'en
disan i t le nom et à quoi ell[e] pouvait
servir , comme e fourrage, comm[e] re e mède ou
simplement à composer un bouquet d'hiver
pour la maison
alors que manquent
les fleurs fraîches pour égayer la maison. .
Poussée à à agir par ce que j'apprenais si facilement,
je me déterminai [illis.] dès [illis.] cet te cette après-midi à me
faire enfin, , pour la première fois de ma vie,
un herbier. Rien qu'avec ce que nous
rapportions de cette première promenade j'avais de quoi
couvrir plusieurs pages. Dès qu[e] je m'y serais
mise, Father Perfect n'allait plus cesser de
m'apporter jour après jour une abondante
moisson : de l'ivraie, un exemplaire du
Shepherd's Purse — qui devient si curieusement
en français de la Monnaie du Pape... de
l'herbe à chat... Le vieillard allait prendre presque
autant de goût que moi à voir représenté repré é sentées dans
mon livre de plantes les plus spé é cifiquement anglaises
ou les plus rares. Hélas mon bel herbier auquel
je travaillai avec tant de plaisir, soir après soir,
sous la lampe du parlor, aidée d'Esther
qui me montrait comment sécher puis coller les

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fleurs et les tiges, je devais l'égarer dans un
de de mes nombreux déplacements. Je le
regrette encore. Avec c lui , , il me semble
avoir perdu un le témoin de mon d'un temps. [flèche] [illis.] où je fus o o ccupée le plus innocemment du monde.
l' i i nnocent [bon]heur de ce temps-là. que je connu[s] dans
pendant quelques semaines à Upshire.


N N ous sommes revenues [illis.] par un
sentier dans la forêt. Maintenant, p P ar
habitude d'économie, Esther, m[illis.][t] plutôt que des
fleurs, ramassait , maintenant, ça et là , des bouts de
bois mort. Ils suffis r aient^ di i t t -elle à faire
bouillir l'ea a u du thé e e t même , brûlé
dans l'âtre, à réchauffer
les premières
soirées d'automne tout juste e un peu fraîches.
C'était toujours ç ç a d[e] pris sur sur l'achat
du charbon, très cher, , et même sur les s bûches
dont il fallait remplir le cabanon , à l'hiver.
Son effort
Et puis, sans grand effort
d[e] sa part, elle soulageait ainsi son père qui
se croyait obligé, revenant de la forêt, de
se charger de bois beaucoup plus qu'il
n'aurait dû. Sujette comme je l'ai toujours
été à l'esprit d'émulation, je me mis de mon
côté à ramasser du bois mort. tombé. J'en
cherchai d[e] plus en plus gros, jusqu'à en venir
à m' ' attaquer à des moitié s d'arbres q q ue
j'avais toutes les peine s à tirer et dans
lesquelles je me prenais les pieds et
m'empêtrais. Nous sommes rentrées au
village par sa partie haute, moi chargée à
l'égal de ces bourrico o ts de misère que e l'on
ne distingue même plus sous les u rs faix énormes qui les débordent [illis.] de tous côtés.
Nous nous sommes trouvés à passer devant
le pas as t t orage [flèche] pastorage d'où sortait justement la châtelaine
qui salua Esther, à ce qu'il me parut, d'un salut

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plutôt bref, puis attacha sur moi un
regard perplexe. J'ai souvent pensé que
j'avais pu, , ce jour-là, mettre Esther
dans l'embarras par mon excès d[e] zèle
qui pouvait donner à croire que nous
étions, à Century Cottage, réduits à l'extrême
pauvreté. Elle ne m[e] dit pourtant
absolument rien à ce sujet pour n[e] pas
gâter sans doute le grand plaisir qu[e] j'avais
eu à me croire u[illis.] t ile. A l'avenir cependant,
quand nous rentrerions encor[e] bien des
fois chargées, à moins qu'il ne f î t
nuit noire, nous rentrerions reviendrions par les
champ[s] arrière et la petit[e] barrière donnant sous
les pommiers
. J'avais d û tout de même
pique[r] r très fort à vif la cur r iosité curiosité de la châtelaine
qui vers ce temps-là nous envoya bientôt porter
une invitation à prende le thé au manoir. .
Esther s'en mont t r[a] a plutôt ennuyée. .
— Je vais avoir à ressortir ma robe
déjà démodée il y a trois ans[,] et quelque
p[eu] rafistolée pour l'occasion qu[e] j'avais
un peu rafistolée
pour ma dernièr[e] [illis.] invi tation
au manoir, alors, comme c'est curieux ! que
j'avais justement à la maison quelqu'un que
mi i lady ne parvenait pas à situer comme app[a]rtenant à
mon monde.


A peine de retour au cottage, pendant qu'Esther, sur la
flamm[e] d[e] nos fagots, , mettait l'eau du thé à bouillir, je courus à
ma chambre rattraper le fil de mon histoire. J'étais animée
par un feu inextinguible. Peu m'importait qu'il ne donnait
pas encore nai i ssance, , malgré son ardeur, qu'à bien peu d[e] chose.
Mais, je suppose, qu[e] j[e] n[e] savais pas alors
qu[e] ce que j'écrivais était peu de chose.[flèche]

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J'écrivis plusieurs pages avant de prendre
conscience qu'Esther m'appelait d'en
bas.


Je descendis prendre ma place au jardin.
Le crépuscule montait doucement comme
une[illis.] une [illis.] une marée
tranquille des du
fond des pâturages. Bientôt s'allumèraient
les lointaines dans le lointain un peu
brumeux les myriades de lumières de Londres.
Mais entre la ville et [illis.] en de e ça j'avais
appris à distinguer les petit groupes
de feux
de quelques petites villes plus s prè è s de nous :
Walthamstow Walthamr[o]w Walthamstow ù Esther allait souvent
en à bicyclette aux emplettes , , [w] W alt lt ham Cross oss
et peut-être quelqu peu Wath Walt t ham
Abbey où j'irais avant longtemps visiter
sa vieille peti i te église trapue, l' ' une de e s
plus rares s en effet, en en Angleterre.


C'est ce soir-là seulement que je m'avisai
tout à coup avoir, , dans mon trop grand bien-
être, , oublié d'aviser d'apprendre à Gladys
où j'étais et qu[illis.] me pris à penser qu'elle
pouvait être mortellement inquiète à mon
sujet, n'ayant eu aucune nouvelle[s] .
et
qu'il m[e] vint enfin à l'esprit qu'elle
pouvait être mortellement inquiète à mon
sujet, n'ayant pas eu de nouvelles de moi depuis
deux jours. .


Je courus aussitôt à la cabine téléphonique
qui se trouvait devant la poste, tout à côté
de chez Esther.


Peut-être Gladys avait-elle été
réellement affolée par ma disparition.
Mais aussitôt [illis.] en apprenant que j'étais
bien vivante et bien apparemment bien portante, sa colère

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l'emporta et avant que j'eusse pu dire
grand-chose, elle me [déversait]
elle tomba dans une colère horrible, ne me
laissa p[illis.] lus placer un mot, et m' ' [abreuvant] en
toute hâte [des] plus cinglant[s] reproches


elle piqua une colère é é pouvantable, ne me
laissant plus pas placer un mot et m' ' abreuvant
des plus s cinglants reproches.
-> Mais [ q Q Q uelle sorte de f f ille étais-je donc
pour ê tre partie ainsi sans même laisser au moins
un petit mot derrière moi
? Aurais-ce été vrai[m] vraiment.
un trop grand effort que d'avertir au moins
les voisins ? Ell[e] n'avait pas fermé l'oeil
d[e] l[a] nuit dernière. . Geo eo ffrey avait été partout
demandé er si on n m'avait pas vue e . Et à
cette heure [me] je d[a]ignais enfin appeler téléphoner , i i ls
étaient sur l[e] point de [a] f aire appel à à la police.


J'aurais pu rappeler dire , à ma décharge , que
Geoffrey, absorbé par un n e é pa a ration ou en
cours s e pour la journée, , elle-même terrée
à Hampton Court sans donner si i gne e de
vie, avaient bien souvent passé plusieurs
jours sans se préoccuper de moi et même
s'inquieter de ce que je devenais.
même s'apercevoir
si j'étais là à ou non. Mais
je me sentais assez coupable co m algré tout sans
agraver mon cas par pour ne pas chercher
à me défendre. Je dis simplement que je
regrettais vivement avoir été pour elle et
Geoffrey une telle cause d'ennuis et
d'i i nquiétude et que je serais bientôt
à la maison pour y prendre mes effets.


Le lendemain je partis tôt pour Wake
Arms par un raccourci qu m'avait
enseigné Esther. Au bas de e la pente du
village, je devais prendre le chemin à droite ,
plutôt qu[e] celui de e gauche au à un carrefour peu
évident , et qu'il fallait prendre garde faire très attention de ne pas

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manquer. Je longerais le mur de pierre qui
entourait le manoir. J'arriverais à
un immense champ labouré é . Je me devrais faire
attention de me me tiendrais tenir sur le côté pour la marche sans trop
de fatigue sur où il y avait une sorte de sentier battu
à
l[a] longue par les gens qui passaient connaissaient
ce raccourci.
. [flèche][flèche] [a] A utrement, j'enfoncerais à chaque pas dans l[a] terre gr[asse] asse et t ce serait épuisant. . Avant d'atteindre la route
principale, il ne me resterait plus qu'un petit
bout à faire en forêt plutôt so o li i taire et
que je devrais le franchir
en chantant à tue-tê te ,
c c c [C] ar rien, selon Esther, n'éloignait mieux
les vi i lains qu[e] le chant, montant en
pleine solitude, d'un coeur serein ou qui
cherche à le paraî î tre. Je ne me rappelle e pas
si j'ai chanté au cours d[e] cette en traversant
ce bout de chemin sombre , si ce n'est à moins que ce ne ,
quelquefois,
peut-être[flèche] quand je [re][illis.] [de] Londres, [flèche] soit, au retour, , de bonheur, ^ en revenant de Londres, à la pensée que
je m'en revenais vers le bien qui m'était
pour m oi alors , [illis.] mon seul vrai chez-moi dans véritable[illis.]
le monde. [illis.]
je rentrais à ce qui était alors pour
moi mon véritable, mon seul chez-moi dans le monde[,] [;] .


Galdys n'avait toujours pa a s dé é col é ré.
Pendant que je ramassais mes affaires, elle me
suivait pas à pas en me rabâchant que
j'avais perdu Bohdan par ma faute et sans
doute aussi Stephen, un jeune homme si attachant,
que je perdrais sans doute ainsi tous ceux
qui avaient le malheur d[e] m'aimer.
J'étais d' une nature ingrate, me disait-ell[e].
Ainsi quelle gratitude lui avais-je marqué
à elle qui avait tant fait pour moi.


Cependant, lorsque j'eus à peu près tout enfoui

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dans mes deux valises, sauf mon bé é ret que j'avais
oublié d'y mettre et que je posai sur ma t[ê] ê te,
apparaissant ainsi aux à ye ux de Gladys à [illis.] pe u près telle
qu'elle m'avait vue e pour la première fois,
ell[e] changea totalement d'attitude. Une larme
lui vint à l'oeil.


Qu'allais-je donc devenir, pauvre enfant [-]là !
me demanda-t-elle, et me proposa de rester,
que tout serait oublié, que d'ailleurs elle était
bien plus à blâmer que moi, m'ayant si
souvent laissée e à me débrouiller seul[e] pendant
que'elle cherchait elle-même la paix et l'oubli.


Je lui re présentai que je n'avais pas
les moyens de payer à deux endroits à la fois.
Elle me dit qu[e] je pouvai[s] rester chez elle quelque temp
au moins pour rien. Je lui ré é torq q uai que
je ne pourrais jamais accepter pareil marché.
Elle fut sur le poi i nt d[e] se retourner encore
un[e] fois contre moi, puis de nouveau
se radoucit et s'offrit à venir m'aider m'accompagner
pour le[s] bagages au moins jusqu'à à l' ' autobus
pour Epping Forest pour me pour m' ' aider
au moins à y charger mon bagage. Tellement
j J 'eus tellement
peur qu'elle aille s[e] mettre en tête de
venir jusqu' e chez Esther, q ue je refusai net, , ,
l'assurant que j'étais parfaitement ca a pa a ble e de
me dé é brouiller seule. Alors elle vira a encore
complètement de caractère. d'humeur.


E[t] h bien qu[e] j'aill[e] au diable ! ! Si j'étais
venue seul[e] du C[anada], anada, si j'avais couru à
l'aventure en forê ê t d'Epp Ep ing, je devais bien
ê ê tre capable en e e ffet de e me charger d[e] me deux valises.


Geoffrey vint cependant à ma rencontre
à mi chemin de l' ' escalier pour les me pr endr[e] mes
valises et
et me les porter jusqu'au taxi qui
m'attendait. A la Quant à à ma a mall[e] gard[e]-robe il la garderait dans un coin de la boutique
jusqu'à ce je q ue l'envoie che

Image


Sans l[e] savoir, j'étais déjà en route vers un
de ces havres bénis tels que la vie
m'en a menagés quelques-uns au
cours des années, et d'où j'ai ent[revu],
un moment, comme jadis, chez l'[oncle],
d d u petit chemin montant quelque chose
comm[e] l[e] un n [illis.] bonheur [illis.] selon l'infini
é sir du coeur.
un [sort] [répons] à l'infini désir du coeur [illis.]


Londres avait perdu beaucoup de son pouvoir
d'effroi sur moi comme Paris, avait j[a] il y avait [illis.] quelque
mois avant [d'| [tenir] le sien , quand je l'avais d[u] [haut] d'un[e]
chaise, par la tabatière ouverte je l'avais
contemplée pour ainsi à mes pieds de chez ma payse . Ah
comm j'ai aimé les villes, un à peu à distanc[e],
surtout quand à l'heure qui l'a assom[bri][ssa]nt,
s'allument, dans l[e] paysage tranquill ,
leur[s] lumières fraternelle. (d[e] fraternité
qui disent si bien alors la fraternité.


X burn my candl a[t] both ends.
It will not last the night[.]


but of my face and of my friend
[Who] [—] [fine] light i[t] gives.
It gives [illis.] light light.

Image 248
179
69
Image Image Image 3 Un oiseau tombé
sur le seuil.
Cahier III
Image Walthanstow Epping GK Chesterton Fulham —
j'eus
[flèche verticale] Image


il la garderait dans un coin de la boutique
jusqu'à ce que je l'envoie chercher.
— Bye bye [!] m[e] souhaita-t-il assez
aimablement. — Ne prenez pas trop à coeur les
violences d[e] Gladys. Au fond elle est
comm l[e] vent et change sans cesse de
cap, mais elle est incapable de ressentiment.


Ell[e] accourait en effet justement en
tout hâte pour m[e] prier
d'écrire, , de donner
au moins de mes nouvelles mon adresse,
de m'arrêter, quand je repasserais par Lily Roa oa d,
prendre un[e] e tasse d[e] thé.


Sans aucun regret, , à c[e] que je crus alors ,
je quittai ce quartier où [d] j e devais pourtant
revenir tant d[e] fois en pensée vers des
souvenirs parmi les plus insistants de ma vie.


Cette course en taxi était pour moi
de la a plus s foll[e] e extravagance, ma a is j'avais s trop
hâte d'être de retour à Upshire pour
risquer, en prenant l'autobus, de rater la
corre e spondance a a vec le premier Green Line
partant en direction d'Eppi i ng Forest. Ce qui m'arriva
pourtant. Je de e scendis du taxi tout juste
pour voir filer au bout du square mon
cher petit autobus comm tout fringant de
s'élancer vers le es verda o yant e s régions espaces . Je
m'assis sur le même banc que e j'avais occupé
ce jour où j'avais pr r is ma course e vers
l'autobus en marche. J'aurais pu
p p leurer de chagrin. Je n'étais pourtant
retardée qu d'un e heur[e] mais e e ll[e] me e
semblait devoir me e voler un e temp[s] infini de

Image


bonheur. A supposer qu[e] e l[e] petit
l'autobus
que je venais de voir dispara î î tre
eût été le dernier de la journée à
destination d'Epping Forest, je me
de e mande parfois si je n'aurais pas été
assez possédé é e e pour me mettre e e n route à pied, ,
avec mes valises,
comm[e] autrefois vers
la ferm e d[e] mon oncle, dans la neige, e t
sous la pluie, à à l'appel sans pareil
sur l'âme d[e] l'endroit où elle e a été,
connu, n[e] serait-ce qu'un instant, en
repos.


C[e] que je vis en tout premier lieu
en descendant à Wake Arms me poigna le
coeur. Sous le ciel déployé, ses fins
cheveux blancs voltigeant au vent, Father
Perfect m' ' attendait depuis^ s s sans doute des heures, , sans
doute , avec une grossière brouette à ses côtés
que e j'i i maginai faite jadis par lui-même d[e] ses mains jadis , , et
sur
laquelle nous allions charger mes affaires.
Nous nous sommes aussitôt mis en
[r]oute , et presque sans parler, le vieillard
gardant son souffle pour pousser la
brouette en terrain raboteux. Il me dit
seulement qu'au ^ moment de partir à ma rencontre
il avait eu l'idée de la prendre pour le
cas où je rapporterais des choses d[e] Londres.
Je m'offris de l'aider à la pousser, mais
il refusa d'un mouvement de la tête.


Nous atteign î mes le vaste champ d[e]
labour é . Le crépuscule l'envahissait. Ce n'était
plus en fait qu'un grand espace tout e e mpli
d'une vague matière bleutée, fluide et si

Image


légère qu'elle évoquait bien plus le monde du en arrière
du r[êve] [flèche] perceptible
qu'une e parcelle de ferme mise en repos.
Enfin le vieillard abaissa ssa les brancards.
Il re e garda longuement le champ inondé
d'une telle douceur qu'ell[e] parais s sait être
l'enveloppe à demi transparente du bonheur
malgre tout proche et accessible ^ si nous savions seulement en trouver le chemin. à chacun
. Il me dit
que la journée leur avait paru longue à
Esther et à lui, qu'ils s'étaient la a nguis de
moi, qu'il y avait certains êtres auxquels
on s'attachait ainsi très vite mais et
qu'on devait regret t ter cependant toute la
vie peut-être, si on avait le malheur de
les perdre. Il reprit les brancards, nous
avons marché un bout encore et de
nouveau le vieillard s'arrêta pour se
repos[er]t reposer et, cette fois, , après avoir
retrouvé son souffle, i[illis.] l me confia sur
un ton gai qu'Esther me gardait au
chaud, dans le four, ma part de
shepherd's s pie qu'elle avait particulièrement
bien réussi ajourd'hui.


Nous avons atteint l'extremité du
champ et allions attaquer le sentier qui
longeait d l e domaine du châtelain. Tous s
deux nou somme arrêtés pour jeter un
dernier regard en arrière de nous à sur cet
espac[e] étrange à présent à moitié dissous
dans la nuit qui approchait. Ce champ,
je l'ai vu aux toutes premières clartés du jour
quand je partais tôt pour aller à Londres ,
je l'ai souvent vu presque à la nuit ou
encore sous le plein soleil. Je pense bien
maintenant que ce devait être un champ
tout à fait ordinaire. J'en ai certainement

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x C'est peut-être parce que, en y arrivant, sans que je puisse en connaître la raison, je me sentais instantanément allégée, purifiée. vu ailleurs de plus grands s encore et de
plus admirables. D'où vient qu'aucun
autre ne m'ait émue aussi profondément pareillement
et que j'en porte toujours le souvenir en
moi comme un des moments les plus dans
ra a res et les plus précieux^ et rares de la vie
?x


Nous avons débouché de l'ombre épaisse
des arbres pour nous trouver dans la faible
lumière que e projetaient les deux réverbères
d'Upshire ... ou étaient-ils trois ? Du pub,
assez loin encore, nous parvint, réunies en
une sorte de grondement, , des voix d'hommes.
Ils y étaient pourtant rarement plus de douze
à quinze, des fermes d'alentour, les soirs
de semaine, mais vite échauffés par la
bière, ils parlaient très haut et, on
aurait pu croire l[e] penser , tous ensemble
.


Faisant écho à ce rude concert, s'élevait,
de la petite église entre les i i fs effilés , la veille du
d[i] i manche ou des jours de fête, la chorale
mixte
repétant, strophe après strophe, des
hymnes tout pleins du u plus délicat amour
pour Dieu et ses créatures.


Des voix éméchées et des voix angéliques,
voilà l v raiment les seuls bruits qu'ai[e] e jamais
entendus à Upshire, pausé huit ou neuf
heures du soir.


A la barrière nous attendait Esther,
Guinèvere se frottant à ses jambes.
— Elle vous a cherchée toute la journée, m'apprit
Esther. J'ai dû lui parler un peu fort. Elle
n'arr ê tait pas de me demander la porte
d'en avant pour guetter votre retour.


Nous avons pris place à la grande
table de la salle à manger doucement éclairée

Image


par la lampe à abat-jour écru. Sur le dressoir
brillait le meilleur service de table tout
disposé pour le repas. Pour fêter mon retour,
Father Perfect, quoique épuisé, remet t tait à
plus tard de se retirer ce soir
, tenant à
prendre avec nous le souper.


Au bout de la table, il ajusta ses lunettes,
ouvrit la Bible, en lut un passage, puis, les
yeux fermis et joignant les mains, il
dit simplement :
Nous We thank thee O Lord to have
brought back to us saf[e] e and sound our
Gabrielle.


Désormais je n'en pourrais plus douter.
J'étais chérie de ces êtres comme moi-même
les chérissais. Mais en vertu de quoi et
comment avais-je pu mériter le don si
entier de leur confiance ?


Le lendemain je repris aussitôt le
rythme de la journée e tel qu[e] e je m'y é é tais
engagée avant mon voyage à Londres.
Je me levais tôt, me jetais au m'aspergeais le visage de
quelques gouttes es d'eau froide puisée m d e mon broc ,
courais à la fenêtre admirer les downs,
tout en me demêlant les cheveux. Revenue
dans mon lit, adossé[e] e à mes oreillers empilés,
je me jetais avec frénésie dans mon
écriture. Je tapais sur ma petite machine
à écrire rapportée d[e] Londres, un[e] légère portative , posée
sur mes genoux.


Mes phrases peu exigeantes, plus s piquantes
que profondes s , n[e] me donnaient pas grand mal.

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Elles venaient [vers] à moi bien plus que je je n'avais
à aller n' ' allais vers elles les chercher .
Si l'un[e] e d'elles
parfois se faisait un peu attendre, je
levais machinalement les yeux sur les
downs et en recevais il me semble de
l'encouragement , même si dans m[illis.] mon
état d'abs s orption je les es voyais pourtant
à peine. Il en fut d'ailleurs toujours ainsi
dans ma vie. J'eus J'ai toujours eu besoin , pour
travailler, de faire face à une fenêtre et que
cette fenêtre donne sur un aperçu de ciel
et d'espace — j'allais dire : d'espérance.
Appliquée à ma tâche, je ne vois plus le
paysage. N'importe ! Il suffit que je le
sache là pour me sentir réconfortée, ,
emportée, soustraite peut-être à la
condition de servitude qui est le lot de de
tout être, , mais encore plus sans doute, ,
quoiqu'on en pense, de e l'écrivain, interprète
des songes des hommes, mais il n'y a pas
accès de e son gré. e t reste souvent, , à la porte, àx x attendre en pauvre.


Quand Esther surgissait avec le plateau
du breakfast, j'avais souvent déjà une
dizaine de pages d'écrites , et é pandues
autour d[e] moi sur le lit.


Elle me grondait, disant que ce
n'était pas as sain d[e] travailler ainsi sur
un estomac vide.


Je lui reprochais à mon tour de
se fatiguer à me monter le breakfast
et lui annonçais que dè è le lendemain
je descendrais m[an] déjeuner avec elle
au coin de la table.


Elle me l'interdisait sous prétexte
qu[e], le matin, ell[e] aimait bien avoir à elle

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seul[e] la maison toujours un peu en désordre pour
rang ang er à son aise et commencer sans h â te
les préparatifs du lunch.


Disait-elle vrai ? A la lumière claire
du matin, si je prenais vraiment le temps de
la regarder sonder son visage
, Esther m'apparaissait
plus âgée que la veille, à la lueur douce du
crépuscule, , et même parfois l'air très
fatigué. Mon déjeuner déposé sur mes
genoux à la place de la machine à écrire
repoussée plus loin, elle ne s'attardait
pas comme les premiers matins à caus aus er
assez longuement, voyant bien qu[e] j'étais
davantage «dans vos histoires » m'avait-ell[e]
dit, « que dans le vif d[e] la vie ».


je m'étais indignée.
— Mais c'est la même chose Esther !
— La mê â me chose ! Dans certains livres
très rares, presque, oui. ! Mais je n'en ai pas
trouvé beaucoup qui m'ont parlé comme
me parle la vie elle-même.


Sa perspicac c ité me jetait dans s le désarroi
et la confusion, tellement je re e ssent t ais qu'elle
disait vrai. En étais-je donc encore à
perd[u] re mon temps ? A courir après des illusions ?
Ragaillardie par trois ou quatre tasses de
thé bues s [d']d'affilée, je reprenais
malgré tout vite confiance dans mes inventions
qui n'avaient d'autre mérite, si c'en est un,
que d'être enlevées.


Après avoir terminé la longu[e] nouvelle
que j'avais commencée pres es que dès arrivée
chez Esther, j'en mis s une autre en marche.
Il me semblait qu'il n'y avait pas d[e] fin à ce
qui se présentait à mon esprit et que j'allais

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continuer à vivre et récolter dans cette griserie .
J'attaquai une série de e courts articles
sur le Canada dont le sujet me vint m'était venu
en répondant à des questions d'Esther sur
la vie là-bas, comment elle se déroulait,
comment était l'hiver, l'été, la population ?
A peine en eus-je terminé trois, écrits du
même souffle, qu'en un coup de tête je
les adressai au directeur d'un [he] he bdomadaire
parisien que e je connaissais seulement
pour en avoir ache e té un exemplaire, à Londres,
à l'occasion, et je courus aussitôt les
jeter à la poste par peur de changer d'idée
si j'attendais seulement une heure.


Parfois, je frémis encore de mon
audace en de ce temps-là. N'ayant personne
pour me guider, me corriger, me relisant
d'ailleurs à peine moi-même, mes textes
devaient avoir à peu près l'allure de ce
que je considère e aujourd' ' hui comme un
premier j j et et n'oserais encore montrer
à personne
. Peut-être, après tout, faut-il
avoir connu aborder
dans une
certaine inconscience , l e rigoureux chemin
où je m'engageais sans presque m'en
apercevoir ... Car, autre e ment, qui prendrait
cette route sans fin ?


Après le lunch, [illis.] toujours copieux,
que j' avais avalais avec peine , à avaler
, car j'étais
encore tendue par l'effort d[e] quatre ou cinq
heures de travail, Esther m'envoyait
me reposer pendant qu'elle ferait la vaisselle,

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refusant encore une fois mon aide, sous prétexte,
cette fois-ci, qu'elle aimait bien profiter de
cette tâche qui laissai i t l'esprit libre pour revoir
dans sa tête des b outs d'hymnes inscrits à
l'office du dimanche suivant, ou encore
élaborer le menu de la prochaine journée.
Ensuite ell[e] montait s'allonger elle-même
dans la chambre voisine d[e] la mienne. Environ
trois-quarts d'heure plus tard, ell[e] donnait un
faible coup de jointure dans ma porte, en demandant
à voix bass ss e, au cas où j j ' ' aurais [illis.] d ormi : «Ready?..»
« Ready?.. » et nous partions pour des
promenades des plus heureuses. Dans la
vie d'Esther toute de prière, de sérieux et de
dévouement , elles devinrent, je pense, une
sorte de récompense, et à moi aussi
elles apparaissent telle de même aujourd'hui.


Nous prenions de plus souvent
par le côté des downs comme la première fois
mais pour aller beaucoup plus loin, si
loin parfois que nous sommes revenues
très en retard pour le thé, , trouvant, à la
barrière, Father Perfec c t inquiet et affamé.
— Pardonne-nous, dear ar Father, disait
Esther, mais tu dois te rappeler le temps où
la promenad t'entraînait t[illis.] aussi bien plus loin
que tu n'avais toi aussi bien plus loin
qu[e] tu ne e pensais[.] aller voulais[.] .


Nous sommes allées jusqu'à une
des fermes que je n'avais située dans la
distance et l'atmosphère vaporeux vaporeuse qu' ' aux
aboiements d'un chien . à divers moments de
la journée.
Nous y avons pr pr is du beurre doux , e t
de la crème fraî î che. Mais je pense encore
que l'idée première d'Esther en m'emmenant là

Image


était de me faire admirer le plus gracieux un aperçu d[e] pays
paysage particulièrement gracieux
. Il nous fut livré surgit à nos yeux du haut
d'une longue large ondulation.
En ba a s,
une vieille maison au toit d'ardoises
bleutées était blottie presque dans les
bras d'arbres géants, proch[e] auprès d'un ruisseau
clair vif
où tournait un roue amenant
l'eau à un moulin tout moussu.
Assis dans l'eau, un jeune Un enf[l]ant enfant joufflu, à moitié nu, jouait avec
dans l'eau avec son chien et un petit
seau rouge. le chien aboyeur.


Je vis enfin la lande de bruyère
rousse dont m'avait parlé le chauffeur,
bien conn[ue] d'ailleurs d'Esther qui ne
manquait pas d'aller au moins une
fois l'an l'admirer, lorsque à son plus beau,
l'admirer
mais ell[e] se trouvait beaucoup
plus loin que je n'avais pensé, à près de
quatre trois quatre milles de la maison , et cette fois
nous sommes rentrées presque à la nuit.


Certains j j ours Esther était retenue
à la maison pour surveiller son i i ncomparabl[e] e
pudding au suif si long à faire cuire, ou
pour écrire de ces «rambling», interminable[s]
lettres, telles qu' ' elle [a] e n é crivait à sa
vieille toute de Malvern, à un[e] amie qu'ell[e]
s'était faite, , tre e nte ans plus tôt, , au cours
d'un voyage en Ecosse, à un missionnaire
quelqu[e] part en Afrique Z[a]mbie , telle qu'elle m'en
écrirait plus tard à moi-même un grand
nombre, toutes, dans mon cas, puisqu'elles
viendraient par poste aérienne, composées
d[e] quatre feuillets minces couverts des
deux côtés et de bord en bord d'une
fine écriture serrée presque impossible à déchiff[e] r er.

Image


Ce qui devait le mieux m'y aider, c'est que
j'avais découvert que chaqu[e] paragraphe, et
toujours dans le même ordre, était des traitait
chacun d'un sujet bien à lui particulier
, à commencer
par celui du temps qu'il faisait à Upshire.
Et c'est vraiment inimaginable tout c[e] qu'ell[e]
tro o uvait à en redire dire
, surtout du vent qu'elle
disait parfois «soft and ba a lmy, a sweet
breat t h la a den with the scent of the hay fields...»
ou souvent, , à l'automne, « a nasty, vindictive
soul shri i eking across the land... » Elle qui
ne disait
Dans cette vie où on aurait
pu croire qu'il ne se passait rien, elle avait
mille nouvelles à donner et , par exemple, de
chacune pour ainsi dire de ces fleurs: : « « La
grand[e] dauphinelle bleu clair devant la
porte montait jusqu'à un rejoindre le heurtoir [;] ; n '
Un seul pied de Canterbury Bells avait donné
dix-huit campanules.» » Des oiseaux aussi
dont elle connaissait le chant à tous, le s transcrivant
en sylla[b]es qui l' imitaient très bien. ,
Et presque
dans chaque lettre il y avait des nouvelles du «prunier
damson qui décidément se faisa i nt trè è s vieux.
Il
n'avait presque rien donné cette année. Mais
ni elle ni Father Perfect ne pouvaient se décider
à le remplacer par un jeune arbre, en souvenir
des millers de petits pots d[e] confitures qu'ils en
avaient tiré s et dont il s'en trouvait encore
dans la réserve. Une parabole dans l'Evangile,
rappelait-elle à ce propos, celle du figuier sterile ,
lui avait toujours paru lui avait toujours
paru incompatibl[e]
avec la bonté du Seigneur,
celle du figuier stérile abattu alors qu'il
p[o]rtait encore [les] feuilles avait fait son possible tout , tout de même, quelle
injustice !

Image


A la f t oute fin d sa lettre, Esther abordait en venait
toujours justement toujours[flèche] justement à aborder la question d[e] Dieu
et de ses mystérieux dessins sur nous
et le monde, mais comme elle en était
maintenant au bout de son dernier feuillet,
elle enroulait tout autour du texte déjà
étendu presque sans marge une mince ligne de mots se
tortillant, se e faufilant dans les interstices
pour aboutir en haut par-dessus des
mots d' autres mots dans un impossibl[e]
mélange


[flèche] A la toute fin de sa lettre, , Esther en venait
toujours à à aborder
justement la question
d[e] Dieu et de ses mystérieux de e ssins sur
nous e e t le monde[.] Mais, comme elle s en
était maintenant au bout de son dernier
feuillet, , elle enroulait sa dernière phrase
phrase finale tout autour du [illis.] t exte [illis.] pre e s s que
sans marge ,
en une mince ligne se
rêtrécissant, se faufilant, se tor r t t i i llant
dans les interstices pour aboutir tout
en haut, par-dessus d'autres mots déjà
tracés, parmi lesquels je finissais par à trouver, , à repérer,
à la loupe,
le nom la signature d'Esther . Ce qu'ell
pensait vraiment d[e] Dieu toutefois , du to[ut] au
moins dans ses lettres[flèche] tout au moins, , je ne suis jamais
parvenue à vraiment le e déchiffrer tout
à fait. Et j
J e suis restée avec l[e] curieux
sentiment, qu'en dépit de sa a foi, ell[e]-même,
quand ell[e] en venait à vouloir y faire
d[e] l[a] clarté, , se découvrait comme confuse
et empêtrée.

espace Image


Par A travers les champs d' en arrière qui jouxtaient jouxtant qui jouxtaient
le petit verger où nous prenions le thé,
Esther m'avait enseigné un autre raccourci
par lequel gagne gagner une route vicinale
passait, aux heures une fois l'heure , un autobus rouge
qui desservait desservant les petites villes [voisines] avoisinantes
. J'allai
ainsi de moi-même à Waltham Row Walthamstow , puis
à Waltham Cross où je découvris, , sous son
toit à fine colonnade, une réplique exacte
de la croix de Charing Cross ross , et et d'ailleurs au reste ,
des neuf autre e s chapelles commémoratives
élevées
par Edouard I, à à la mémoire
d'Eleanor d[e] Castille, «sa chère Reine»
dont il ramena la dépouille de [Lincoln] à travers ,
faisant l'Angleterre,
commémorant d'une de ces croix
chacune d[es] la halte du cortège
funèbre, ,
pour la nuit, à Lincoln, Granthan,
d[an] [illis.] Stamford, Diddington, Northampton, Stoney,
Shatford, Du u ns s table e , St. Albans, Walt lt ham,
Tot t tenham et enfin charing C C ro ro ss, , qui
ce serait selon une interpretation qu [e] l'on m'avait
donnée à Londres une déformation de Chère Reine
le mot Charing étant
, selon une [i]nterprétation que
j'avais entendue à Londres, une dé é formation
d[e] e «Chère Reine».


Seul[e] aussi, je me rendis à [W]altam
Abbey. La vieille, , vieille église était dé é serte
quand j'y entrai. J[e] m'y assis et demeurai
des heures, sous s l es voûtes anciennes basses , , , dans un
apais[e]ment comme j'en je n'en ai jamais pas
ailleurs ressenti de plus grand, même pas dans
les douces vieilles églises romanes de Provence.

Ici, quelqu[e] chose de plus âgé encore, d[e] plus
fruste aussi et de plus naïf aussi me
à la recherche d[e] Dieu

Image


m'étreignait l[e] coeur, mais sans lui faire
de mal, le rassurant au contraire.
Finalement je courus chez jusqu'à à
Beechwood contempler peut-être les mêmes superbes
ê tres peut-être , sur lesquels Tennyson peut-être avait levé [illis.] peut-être
[illis.] un jour levé un regard rêveur.


Ainsi passait le temps si bien rempli
et si heureux que je ne le voyais pas passer.


Dès mon retour de Londres, j'avais
conclu avec Esther une sorte d'entente au
sujet du prix de ma pension . chez ell[e] . Je lui
avais dit combien j'étais pr r esque au
bout de mon argnt et que je ne pouvais
guère lui [o]ffrir plus qu'une d'une livre et quelques
schillings par semaine. Pouvait-elle
m[e] g[a]rder pour c[e] prix ri i dicul[e] . ? Si jamais
plus s tard[,][flèche] cela m'etait possible, je le peux, je vous dédommagerai cela m'es s t possible e ,

m'étais-je engagée, bien loin de croire
alors qu[e] cett promesse
j'allais pouvoir la
tenir, [flèche] je vous dédommagerai en vous
rendant la somme peut-être pas au cent[upl], mais
je doublerai et triplerai cette somme.


- Bien sûr, m'avait dit Esther.
Même [un] Un Un guiné é e e suffis s ait meme amplement pour la nourri i ture
et l'éclairage dont vous n'abusez pas. . D'ailleurs
Et même
si vous n'aviez rien à [o]ffrir,
vous pourriez rester et nous nous tire e rions
d'affaire. Après tout, Père pourrait prendre
des lièvres au c c [o] o lle e t. Il aurait des oeufs
e e n échange des champignons de la forêt.
E[t] là où l'on peu eu t se nourrir deux, on
peut toujours se nourrir trois.


Et le temps continuait de s'écouler
dans un[e] tell[e] douceur que je me surprenais
à pen n ser que je n[e] pouvais plus pas être dans

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la vraie vie, parmi les vivants, mais dans quelque
rêve que me représentait comm[e] vrai
représentation rêveuse de la vie des choses que j'aurais
telles [illis.] que je le[s] avais
obtenue à force de la souhaiter d[illis.] inconsciemment souhaitées.
. Parfois [flèche] encore pourtant me
pénetrait encore pourtant viollemment le souvenir
des jours heureux
et des jours torturants
que j'avais connu[s] s avec Stephen, . et j e me
de[m]and[e] si ce n'et c'était peut-être c C elui des
jours heureux qui me faisait^ peut-être
le plus mal.
Ainsi donc, me disais-je , avec un[e] certain[e]
naive e é , le bonheur pr é pare sa place au mal l heur.
Or cette peine que j'avais jugé un instant [si] [illis.] si
grand[e] [illis.] , elle m'était tout à coup enlevée[flèche] devant
la splendeur des downs ou dans le p p laisir
d[e] trouver en moi l'élan d[e] raconter parce
parc[e] e
qu[e] je retrouvais en moi l'élan , d[e] de plai[s]ir
de raconter . o
O u parce que me frappait [en] tou t à coup
en plein coeur , tout à coup, la splendeur [illis.] des downs
telle qu[e] je ne l'avais [p][illis.] pas bien vue un instant [illis.] seulement
auparavant.


Je ne devais pas avoir tout à fait
rompu avec mes études d'art dramatiques,
tout au moins avec mes cours chez madame
Gachet, car je crois me rappeler que je me
rendais à Londres environ une fois par
semaine et, qu'au re re tour, j'allais c c lame[r] r
en forêt des vers de Racine et des tirades
de Molière. Au lieu de tombes, , autour de moi,
lorsqu[e] je m'arrêtais enfin et jetais les yeux
sur ce qui m'entourait, c'etaient d'immenses
arbres noueux que mon regard rencontrai i t,
tout étonné de leur infini silence [e] e t
d[e] ce qui semblait, de leur part,
un sévère jugement
de mon comportement .


Un jour, de sa maison, voisine de

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Century Cottage, Mrs Stone, la postière, me
cria : «A letter from Canada for you
dearie!» Et elle vint me la tendre par-dessus
la palissade de bois qui séparait les deux
propriétés.


Elle était de ma mère. Aussitôt en
reconnaissant son écriture, je me mis à
trembler. Je tremblais à la réception de
chacune de ses lettres, non par[c]e que je
craignais d' ' y lire des reproches ou des
plaintes — elle ne m'en adressa jamais —
mais parc[e] qu[e] la seule vue de son
écriture suffisait à ouvrir en moi un
passage au souvenir de la douleur
dont j'étais l'aboutissement et dont
il me et de e laquell[e] il me semblait
que je n'avais pas le droit de m'en
tirer moi seulement. Ainsi je m' ' y
sentais co[m] n damnée comme à à un devoir.


J'ouvris [e]n toute e hâte sa lettre.
Cette fois, , maman n'arrivait pas à me
cacher tout à fait l'anxiét[é] qu[e] je
lui causais. Qu'[ét]ais-je donc allée
chercher dans ce petit village de rien
du tout ? me demandait-elle. [En] Et ait -ce
l[e] découragement qui m'y avait conduit ?
Etais-je découragée ?
Ou tout à fait
lui au bout de mon argent ? Ah, si
seulement elle en avait un peu à m'envoyer, ...
[illis.] éc rivait-ell[e].


Sa lettre lue et relue, je levai les
yeux dans l[e] vagu[e] et, tout à coup, ,
par une sorte de miracle j'imagine, , comm[e]
il s'en accomplit malgré tout plus
souvent qu'on ne pense dans le quotidien,

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je vis veritablement ma mère, à l'autre bout du monde,
assise
à une table de bois, la bout t eill[e]
d'encre à sa portée, ses lunettes un peu
tombées sur l[e] nez
, qui m'écrivait , cett et
lettre que je venais de lire , et tout son
visage au loin marquait la souffrance
de ne e pouvoir m'aider et le désir infini
de ne pas au moins m' ' accabler. Alors
ma me vint [un][illis.] la honte^ me vint d[e] l d ' ' avoir , dans mon pu être heureuse
refuge heureux, presque oubliée, me
[pesa] si lourdement que alors qu'e e lle é é tait si triste m'accabla. je m'en allai Je m'en allai
à pas lents vers la forêt , ,
entre les
grands arbres qui m' ' avait vue hier gesticuler
pour, cette fois, pleurer, en silence, au
milieu d'eux de leurs d'eux. de leurs fûts sombres.


Que je mettais donc de temps à me
faire à ma nature — ou était-ce à à la a
vie elle-même ? — un jour chant et
délivrance, le lendemain tourment et détresse !


Peu d[e] temps après, la postiè è re me cria
par-dessus la palissade :


— Another letter for you dearie ! This
time from Paris. My, but you are popular !


Cette lettre aussi -là conte e nait de
quoi me faire sauter [:] : un chèque
d'abord, et pa[r] trois ligne[s]
qui m'électrisèrent :
un le premier de mes articles était accepté . [—] les
deux autres le seraient d'ailleurs un peu
plus tard.
pour une publication prochaine,
les deux autres allaient également l'être
sous peu. Je crus qu j'allais mourir d'émotion.
Je ne pens[e] pas m'être^ jamais ensuite autant senti écrivain
connu et reconnu que ce jour-là à
dans la courette aux [p]issenlits. Je courus
agiter le chèque sous les yeux d' ' Esther, et

Image


je pense avoir été vexée qu'elle ne se montrât
pas aussi folle que moi d'excitation.
La somme n'était pas bien grande . en
dollars elle [en] faisait environ cinq.
grande, faisant environ cinq dollars.

Mais jamais aucune de celles que
j[e] recevrais plus tard ne m'apparaîtrait
aussi fabul l euse et surtout n'arri i verai i t
aussi à point. Faute d'êtres humains
autour de moi avec qui partager
pour apprécier l'étendue de ma gloire,
je m'en f f us s dans la forêt tourner,
chantonner, essayer peut-être une
cabriole entre les arbres austères.
Je pense bien avoir compris une fois
pour toutes compris,
ce jour-là à que, de tout ce
qui peut nous arriver, le Triomphe
est encore ce que s'endure le moins le plus difficile à endurer
bien quand on est seul.
Privé de
temoins, il se rédui tourne d'ailleurs presque d'ailleurs s'écrase
presque aussitôt . à rien du tout.


C'est vers ce temps si heureux,
si je me souviens bien, que
commença
pourtant à pénétrer dans Century Cottage,
si bien à l'abri du monde, la menace
d'une deuxième Guerre Mondiale.


Un soir, Father Perfect rentra de
sa tournée en forêt, la mine grave.
Il avait parlé avec le garde-chasse et
avec le seigneur, , également croi i
en route. Tous deux étaient du même avis : :
la guerre semblait imminente. De jour
en jour croissaient les s demandes de Hitler, e t
les alliés n'allaient plus longtemps
y sousc sc rire.

Image


Avant le thé, , ce soir-là, au fond du
petit jardin qu'embaumaient très fort le
thym et le romarin, , Father Perfect,
la voix brisée, implora le Seigneur
d'éloigner des hommes ce fléau du monde,
la guerre,
qui lui avait pris à lui, dear Lord, our
John, my only son, gone away from us
so o soon... so so soon... Alors s'éleva
t t out proche, peut-être du vieux damson,
un chant d'oiseau si pur, si dé é licat,
qu' ' il ne pouvait qu'ajouter d'un coeur à la peine du d' un
broyé coeur broyé.
. Cherchant à se cacher, de la
main, le visage, Esther pleura en
silence par cette tendre nuit soirée d'été.


Mais, le lendemain, le soleil se
leva pour éclairer une journée de d'une beauté
radi i euse. Tout ruisse e lait de lumière,
les ifs taillés auprès d[e] l'église, les herbes
des premières pentes de la plaine ondulante,
la ligne frémissante des peupliers aux
abords du vie e ux peti i t château. . Nous
ne croyions déjà plus la guerre possible.


— In such a beautiful world, it
cannot be be be , décréta Esther. God will not
allow have it.


En tout cas, nous s deux allions profiter
de cette journée sans pareille pour courir
enfin, apportant nos s sandwiches , car
c'était loin, , jusqu' ' à Copped Hall
dont les jardins — entretenus depuis
des siècles, et même l l ongtemps après qu'eut
disparu, au milieu d'eux, le château
d'Henri VII — devaient ê ê tre à leur
plus magnifique.


C'était de ce fameux Copped Hall,

Image


m'apprit Esther comme nous y trott tt ions
que, selon une légen[illis.] de , l'affreux
homme aurait i i mpatiemment
attendu l'arriv é e du messager venu
à toute bride l'assurer que la
pauvre Anne — Dieu aie son âme! —
avait bel et bien eu la t ê te tranchée.
Et maintenant, comme nous l'avons
pu reconnaître avec une certaine
stupeur, dans ce lieu depuis lors
inhabité sauf du souvenir sanglant,
fleurissaient les plus belles roses
peut-être du royaume.


Ainsi donc, malgré les rumeurs
de guerre s'amplifiant d[e] jour en jour,
malgré la lettre si triste de ma mère
et des de lancinants souvenirs[flèche] qui me venaient parfois, , ^ [illis.] rien
n'é é tait vrai ment parvenu à rompre
vraiment l'enchant[e]ment
dans lequel je vivais
depuis plusieurs semaines, comm e
si , au fond, la terre e e ntière dont je
ne voyais plus la souffrance, s'était
arrêtée si tout e la [illis.] terre s'était arrêté e de
souffrir à à un quelque peu de distance , autour de moi,
de moi, ,
lorsque, de ma fenêtre, un
matin, proche déjà sur la route, je
vis venir Stephen.

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Chapitre XIII

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Il avait dû, tout comme moi la
première fois, prendre, à partir de Wake
Arms, la l l ongue r r oute en forêt
qui passait par chez Felicity, car il
paraissait las et souffrir de la chaleur qui,

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à l'approche de midi, se faisait accablante.
En plus, lui, qui détestait porter des paquets, en
était encombré jusqu'au cou, manifestement
à mon intention, . [ils] ils prove
P P armi i ces es boîtes
et sacs cs provenant apparemment de
confiseurs et confiseries
et pâtisseries, il
tenait maladroitement un[e] petite gerbe de
fleurs à moitié écrasée par ses autres
paquets.


Tout comme moi également


Egalement tout comme moi quand
j'étais arrivée à Upshire piur la première fois,
il cherchait des yeux, au-dessus
de la porte des cottages, leur nom
seul à les identifier.


Il arriva à notre barrière, y posa
un moment ses s bras
pleins de paquets pour
souffler un peu reprendre haleine
. Il avait eu auparavant
comme un sourire ou plutôt un éc éc lat
des yeux à l'endroit du petit jardin
exhubérant. Maintenant il parai i ssai i t
tout à coup soudainement parti
au loin dans ses
pensées.


D'où je me tenais, j'avais directement
sous les yeux son visage, alors qu[e] lui
ne se savait pas observé. Et comme il
arrive presqu[e] toujours en pareil cas, je
voyais ce qu[e] je n'aurais jamais vu pu voir
autrement. Il me sembla même un moment
que ce n'était pas l[e] visage d Stephen que
je tenais ainsi sous mon regard tellement
il me livrait d'expressions qu[e] je ne lui
connaissais pas. J'y vis naître d la
tristesse, peut-être à la pensée qu'il m'avait
perdue, peut-être pour une tout autre raison,

Image


comment savoir! J'y vis de l'irrésolution
chez lui que j'avais toujours connu
si volontaire, et même peut-ê ê tre une
sorte d'amer et poignant regret. J'aurais
voulu l'avertir que je le voyais à nu
et ne pouvait plus le supporter et ne le
p[our] n'y parvenait pas
[à] à cause
même du saisissement que j'éprouvais
à le voir pour ainsi en quelque sorte
livré à moi. Ce qui me
Il me
paraissait amaigri, presque épuisé, lui
si étincelant toujours de vitalité. Mais
ce qui me parut causa encore bien encore plus
surprenant d'étonnement
, ce fut de découvrir ce qu'était
devenu mon propre sentiment à son
égard. En ce moment où je l'épiais
pour ainsi dire, de la a fenêtre, il n'y
avait certes plus rien guère en moi de cette
l' attirance
pathétique qui nous avai i t fait
fait nous lancer, [flèche] à travers le [s] s alon de Lady Frances, des appels d'êtres traqués. des appels, des yeux, du regard,
des appels sans fin à travers le salon
de Lady Frances.
Mais il n'existait
plus non trac c e
non plus du si
du[r] r ressentiment que j'avais eu
envers lui. Il me parut que ce
qu'é é prouvais à à présent pour lui c'était
[sa] de la compassion, du regret qu'il eût
souffert à cause d[e] moi, le désir de
lui vouloir du bien
, une toute nouvelle
indulgence, donc le commencement
donc enfin peut-ê ê tre de la a tendresse.

Dans mon allégement d[e] trouver
en moi se sentiment[flèche] meilleur , j'avancai la
tête hors de la fenêtre et le saluai
joyeusement :

Image


— Stephen ! Hello, there !


Il leva le visage. Un rayonnement
si magnifique en émana qu'il devint aussi
beau à l'égal à mes yeux que
d l es downs sur lesquels
il s' ' inscrivait.


Je descendis à la course l'enserrer
dans mes bras, lui et ses paquets mal
ficelés. Nos premiers baisers furent
doux et reconnaissants. Il n'en revenait
pas du bonheur que je l'accueille si bien
tout de suite et moi de même qu'il fusse
si he e ureux de me retrouver.


Je le dé é bar r rassai d'une partie de ses
paquets et l'entraînai par la main, à travers
la maison, à la recherche d'Esther. Nous
l'avons dénichée[flèche] qui lavait nettoyait des légumes, , à l'arrière de la cuisine,
dans le petit réduit, à l'arrière de la cuisine,
qu'ell[e] appelait the scullery,
destiné aux travaux ménagers qui eussent
trop sali ailleurs. Je lui avais dit un
jour : « A quoi bon ? Il faudra bien
le nettoyer lui aussi... » Et elle avait
répondu : « How right! It's most
annoying how often you are right! »


Stephen lui plut aussitôt. Je le vis à
la tendresse de son sourire, au pétillement
de ses yeux gris verts. Et lui, je pense
bien, , aima , dès ce jour -là, et presque à
l'[a] a doration , la douce vieille fille qui
lui rappelait, m'avoua-t-il, une de ces
chères vaillant[es] vieilles tantes grand tante[s]
d'Ukraine
dont il avait un petit portrait n[e] le quittant
jamais.


Au bout d'un moment, elle pourtant
toujours si naturelle, se dit gênée intimidée
d[e] se montrer à la visite en tablier de ménage,

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et nous envoya tous deux au jardin, l p our
lui donner le temps, dit-elle, d'en finir
avec ses légumes et puis d[e] se nettoyer
un peu elle-même. « Mais revenez pour
— Mais n'allez pas revenez pour le lunch
le lunch,
rappela-t-elle, dans un[e] heure,
un heure et demie au plus tard. »


En si peu de temps, elle s'était passé
un robe fraîche, avait refait ses bandaux
légers, fleuri et [illis.] mi s la table avec soin,
y apportant comme nous entrions un
odorant gigot d'agneau à la menthe
comm[e] je n'en ai mangé que chez elle.


Le lunch fut enjoué[,] Father Perfect
vint serrer la main de e Stephen avec la
même spontanéité bienveillante qu'il avait
eue pour m'accueillir. Il lui
demanda des nouvelles du monde, du
pays, d[e] Londres, avec déférence, comme
à quelqu'un de bien au courant et qui
avait sûrement des vues intelligentes sur
ces sujets. Innocement, lui et Esther
se réjouissaient de me découvrir moins
seul[e] au monde que j'avais pu leur
paraître, et leurs yeux ne cessaient de
se porter de moi à Stephen, d[e] Stephen a
moi, en essayant comme pour essayer de m[e] faire comprendre
qu'ils approuvaient mon choix. Sans
doute il était facile à Stephen, enjôleur,
charmeur comm[e] il savait se montrer,
d[e] conquérir ce e s deux êtres. Cependant,
ce jour-là, , une affection vraie
plus que le talent lui inspira[t] i i nspira,
je pense, comme nt plaire dans cette maison.


A la fin du repas, passant

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devant le vieil harmonium au fond de la
salle, il en effleura des touches, puis s'assit
[prit] [place] sur le banc
, ac[t] et, actionnant
des pied les pédales au feutre usé, il se
prit à exécuter à la lecture l'hymne
qu'il avait sous les yeux dans livre ouvert
sur le porte-musique. Je connaissais bien
ce chant naïf. L'avant-midi, la tête les cheveux
enveloppée s d'un[e] serviette pour les
protéger de la poussière, Esther, tout en se
livrant à son dusting, le chantonnait
et al a l lait à tout instant à l'harmonium
retrouver le ton, car ell[e] l[e] perdait facilement.
J'enten dais bien tout cela de ma chambre.
de Or voici Or voici que de sa place à table, elle s[our]iait et bientôt joi i gnit
bientôt sa voix
, comme sans s' ' en apercevoir,
à celle de Stephen. Father Perfect avait
fermé les yeux pour mieux apprécier , sans doute cet
instant
qui devait lui paraitre ineffable.
Et moi, je croyais rêver en entendant ces
deux voix, l' ' une toute [illis.] [illis.] [p| de piété et
de ferveur, l'autre peut-être pour l'instant
sincère, chanter ensemble :


The cows... un i-i-n ...the meadows...


The sheeps... un i-i-n ... the pasture...


God is ... un i-i-n ... his heaven...


All's right w-i-th... the world...


Brusquement Stephen cessa le chant pieux.
Ses mains semblèrent aller à l[a] a recherche
d'un air qui lui était venu à a mémoire .
Soudain, dans cette pièce chaude et
simple, jaillit le splendide et lugubre
c C hant du d D estin. Un frisson me glaça
les é paules. J'eus le pressentiment de malheurs

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à venir, immenses, insonables, sans
visage à quoi j'eusse pu les
reconnaître. L'instant troublant Mon trouble passa.
Stephen avait entamé un autre air,
celui-ci vif et plaisant malgré la
solennité de l'instrument, et c'était
drôle d'entend[re] l'harmonium poussif
rendre des sons presque entraînants.
Guinevere affolée par tout ces bruits
avait couru se tapir sous une vieill[e]
armoire. Et Father Perfect avait ^ cette fois aux
yeux , cette fois, des larmes de rire.

Alors Stephen passant passa les jambes
d'un seul geste par-dessus le banc
et d'un preste mouvement
par-dessus
le banc et tourna vers nous un
visage souriant.
Vous devriez maintenant, [aller] par une
si belle après-midi, aller vous vous promener tous deux dans la forêt,
proposa Esther.

Par un[e] si be e lle après-midi i , , vous
vous ne devriez pas perdre deux devriez maintenant

vous h â ter d'aller vous promener dans
la forêt, proposa Esther
.


Les yeux de Stephen me lancè è rent
leur éclat de feu. Je baissai l[e] visage,
tellement il me semblait impossibl[e]
que leur expression eût pu échappé e r à Esther
échapper
à Esther. Mais son bon coeur
prenant le dessus, , Stephen s'offrit
à laver d'abord toute la vaisselle pendant
qu' Esther et moi irions au jardin.
— Ce serait bien le comble, dit-ell[e],
qu[e] vous soyez venu de Londres pour
passer une partie de la le plus beau de

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la journée à ré é curer des casserolles. Allez
chercher plutôt la fraîcher des arbres.


Moi, j'avais ma petite idée en
tête et pensai que le moment était venu
[p| d e montrer à Stephen ma première
nouvelle terminée et surtout le chèque
reçu de Paris.


Quand je lui eu mis sous les
yeux il [illis.] mont[r]a manifesta presque à plus f[ou] de une exaltation
joie que je ne l'avais moi-même été
presque
plus grande que n'avait été la mienne.
Ce chèque, me dit-il, était à conserver à
jamais, qui marquait mon entrée dans
la vie littéraire. Il se chargeait, si je le
voulais, de le faire encadrer.
— Es-tu fou ! Moi qui ai besoin
de cet argent pour mille choses. Et d'abord
[illis.] pour de chaussures si je [veux] ne dois pas bientôt
aller pieds nus.


Il se calma un peu, touj encore
attristé tout de même à la pensée que ce
chèque mémorable allait fi i i ni i r banalement
comme tous les autres en argent qui
dispar[a] a itrait lui aussi lui aussi
disparaitrait
sans lai i ss[er] ser de trace.


Je tirai alors mon manuscrit
de sous mon bras en lui disant que e
j'avais mieux à lui montrer, et telle était
mon avide besoin de recueilli recueillir
une opinion enfin
sur mon travail
que [illis.]' j' en tremblais, je pens[e] bien, d'effroi
et d'espoir.


Stephen me prit le manuscrit des
mains, en parcourut quelques lignes, et se
montra encore aussitôt plus enthousiaste encore qu'il

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ne l'avait été à la vue du chèque.


Esther nous offrit de nous
installer dans le parlor où nous
serions au frais pour travailler, le
soleil ayant tourné maintenant à
l'arrière de e la maison. Nous sommes
entrés un peu contraints dans cette
pièce pour ainsi dire religieusement
gardée. Mais il y faisait bon en
effet, le petit salon, sa fen ê tre grande
ouverte, se trouvant d[e] plein pied avec
le jardin d'en avant et tout empli de
ses odeurs fines. Nous avons débarrassé
une table de ses reliques, et nous
parfumé
d'en avant. Nous avons
débarrassé une table de ses photo oto s
et reli i ques et nous y sommes installés,
nos chaises côte à côte, pour lire ensemble
mon manuscrit.


D'abor or d Stephen chercha à
m'embrasser entre chaque phrase, puis,
bientôt pris par l'histoire, il m'oublia
en faveur d[e] ce que j'avais accompli,
et j'en fus rendu heureus[e] comme
je ne e l'avais jamais encore
[é]té par lui.


Il lisait à voix haute, crayon
en main, corrigeant au fur et à mesure
qu[e] nous allions, mes fautes de
frapp[e], m soulignant la rép[é]tition trop
fréquente du même mot à l'intérieur
d'un paragraphe et en venant bientôt
à des fautes plus graves qui nous
amenait amenaient à dé é sce[n]tes ensemble.


Je savais qu'il connaissait
admirablement le français, mais pa[s] au

Image


point de détecter les mondres fautes et,
quand le terme était boiteux, d'en
proposer un autre presque toujours si
juste qu[e] j'étais émerveillée et contente
de [v] v oir mon texte, à cause de son aide,
prendre une tournure indéniablement
meilleure.


Il m[e] fit remarquer, à un certain moment,
que j'employais vraiment beaucoup trop
d'adjectifs et que mon récit gagnerait à en
laisser tomber une bonne moitié. Le substantif,
d'après lui, était le mot fort de la phrase. S'il était

->


Il isait à voix haute, crayon en main,
corrigeant en passant les fautes de frappe
et, bientôt, avec ma permission, me[s] fautes
de grammaire ou d'inadvertance. Je savais
qu'il connaissait admirablement le français,
comme d'ailleurs plusieurs langues, mais pas
au point de pouvoir r[e] e l l ever dès un[e] première
lecture s toutes s sorte[s] de petite[s] fautes et
? jusqu'à des expressions maladroites auxquels pour lesquels
il proposait un substitut si bien en
accord avec mon texte que j'en étais
contente comme si je l'eusse l'avais moi-même trouvé é é .


Il en vint à me faire remarqu[e] qu[e] j'employais
vraiment beaucoup trop à aj d jectifs d'adjectifs. Le
substantif, selon lui, étant le terme fort d[e]
la phrase, il pouvait se dispenser, lorsqu'il
était ad[é]quat, de tout qualificatif. J'étais
loin de penser en ce moment q[u] c'est
en rédigeant ses tracts de style rude
et percutant qu'il avait acquis une
manière d'écrire tout à l'opposé d[e] la mienne.

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Mais je fus tellement subjuguée ce
jour-là par son point de vue que
j[e] devais m'appliquer longtemps à
banir presque tout adjectif d[e] mes
écrits. Jusqu'au jour où je m'aperçus
que j'assé é chais ainsi singulièrement mon [illis.] ^ écriture ,
ma phrase prose et que l'adjectif bien employé est
avec soin, est bien souvent est ce qui
étant ce qui
donn[e] a it à la phrase son prolongement
intérieur, sa vibration,
son prolongement
intérieur.


Stephen ne suspendait pas sa lecture
que pour me proposer une correction
ici, un [illis.] des corrections
. Bien plus
souvent, encore
c'était pour s' é crier
avec une fierté de moi qui me soulevait
comme comme sur une haute vague : « C'est
très bien, très très bien !
» Il ajouta,
plusieurs fois, le ton et le regard sur le ton de quelqu'un qui aper[ç]oit quelqu[e] chose de une part de sur
le ton et avec le regard d'un rêveur :
[flèche] l'avenir, tout, comm[e] une fois l'avait dit Bohdan :
« Tu as vraiment du talent . Tu ecriras
sûrement un jour quelque chose
d[e] re e marquable ... » Et je le crus alors
tellement sa confiance en moi m'en
mettait enfin
dans le e coeur [illis.] e nve[r] r s
moi-même.


Plus tard, je devais m'apercevoir
que c e qu'il avait le plus loué en moi,
ce n'était peut-être pas mon meilleur,
mais plutôt c[e] que j'avais de moins bon,
de facile, un côté piquant mais
sans prolongement, un ton un peu
folâtre, une légère tendance à la
caricature, toutes choses que dont
je m'appliquerais à me départir.

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Quelle répercussion immense n'en devait
pas moins avoir sur ma vie cette heure
de travail dans le petit parloir vieillot,
au cri intermittent d'un grillon proche, parmi
les hautes fleurs qui semblaient presque
entrer dans la pièce. J'y découvrais le
bonheur de travailler à deux à une
tâche que les deux aiment également, et
qu'il n'y a pas d'ivresse de plus grand bonheur .
Qu'étaient en effet les caresses des yeux
et des mains, presque les mêmes chez
tous les amoureux, auprès de [cette] la
rencontre de cette intimit[é] de c[e] qu'il y
a en vous d[e] plus s ^ intime rare , et qui se garde intime de plus [flèche] le plus farouchement? secret
?
Je pense aussi avoir été infiniment
consolée par le sentiment que, toute
solitaire qu'était ma voie, , il ne serait
pas tout à fait impossible, à l'occasion,
d'avoir d'y rencontrer rejoindre quelqu'un avec qui
faire au moins un bout de la route.
Nous n' avons jamais été aussi unis,
Stephen et moi, qu'à l'heure où nous
nous étions apparemment oublié l'un
l'autre au profit de d'un du but à atteindre.
Les yeux brillants de toute autre chose que
du désir, Stephen n'arrêtait plus de
m'encourager : « Tu as vraiment de e s s
dans Tu es vraiment douée.
Tu verras,
tu seras un jour u u n auteur connu. »
[Je] riais pour faire semblant de ne pas le croire
et aussi parce que je trouvais qu'il exagérait.
Mais j'étais enhardie par son
approbation à vouloir faire cent fois
mieux pour la mériter davantage.

Image espace


Vers trois heures trente, , Esther vint
nous chasser presque de force au dehors, disant
que c'était un crime de rester à nos
gribouillages alors que l'été l'après-midi d'été nous appelait
d[e] toute sa ferveur.


D'abord nous sommes restés sagement
à nous promener d'un bout à l'autre du
village, mais j'eus vite montré à Stephen
le peu qu'il y avait à y voir. Il faisait
très chaud sur la route. Près de l'entrée
du domaine seigneurial s'amorçait un
sentier qui après un assez long détour en
forê ê t revenait en arrière du village pour
aboutir presque dans les champs qui rejoignant
rejoignait l[e] rejoignai en t le e petit verger

d'Esther. C'était par là que j'étais allé é e
pleurer, , sous entre les arbres insensibles, après pleurer sur
la déchirante lettre
de ma mère. C'était par
là que j'étais aller crier mon [p] t [illis.] rio mphe qui
avait si vite tourné en une sorte de creux.
Stephen m'y invita du regard. Je résistai,
proposant qu nous allions à Waltham Abbey.
Nous en avions encor[e] l[e] t[illis.] e mps avant l[e] thé,
et vraiment, lui dis-je, la visite en valait la
peine.
— Une autre fois , plaida-t-il.


Je finis par m'engageai avec lui
dans le sentier en forêt. Il y faisait bon et
frais. J'essayais d[e] me rappeler le mal que
que m'avait Stephen m' avait apporté dans fait
ma vie fait Stephen ,
j'essayais de me souvenir d' avoir
pourtant découvert que , la chair, , si elle
apportait peut-être quelquefois du bonheur,

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apportait sûrement aussi tout le malheur de la vie.
[flèche] si de la chair d é coul[ai] e t parfois du bonheur, il en
découl[ait] le sûrement tout le malheur possible.
Mais Stephen avait réussi à m'inspirer
aujou d'hui une telle confiance en ses sentiments
qu'il me semblait impossible d'en do o uter jamais.


Il prit ma main. Il enlaça ses doigts
aux miens. Tout ce qu[e] j'avais connu de
triste, de d[é]sesp[é]rant dans l'amour humain
s'effa ç a it de mon esprit. Nous sommes
parvenus entre les plus vieux arbres.
Sous leurs gestes figés dans la pénombre,
soudain nous étions enlacés à nous
étreindre comme si nous étions les deux
seuls
ê ê tres de notre espèce ^ restés sur la [T]erre . à ê tre
à être restés ensemble sur la Terre.


Tout sembla avoir changé à l'heure du thé.
Des pâturages, au bas du village de notre verger , , qui s'étend[ait] aient au
loin en direction
de Walthamstow, s'é é leva
une buée presque fraîche froide . Esther ramena
plus étroitement autour d'ell e le e chandail qu'elle
avait jeté sur ses épaules en sortant. « Ce sera
bientôt la fin de l'été, di[t]-elle avec une
mélancolie qu[e] je ne lui connaissais pas , [Il] a été
s[i] pl[e] splendide, dit-elle, , en parcourant des
yeux le paysage entier, pourquoi doit-il donc
finir[.]
tout en parcourant des yeux[,] avec amour, le paysage. e nvironant.
Il a été si splendide, . continua-t-elle. Nous devrions
rendre gr[âce] d[e] l'avoir eu en partage, et pourtant, bientôt,
nous allons bientôt plutôt nous plaindre de e [c] e
l'avoir perdu. » qu'il nous a été enlevé. »


Elle songea alors à nous demander si
nous avions fait un[e] bell[e] promenade. Les yeux
d[e] Stephen en se posant sur moi brillèrent d'une

Image


telle ma a nière qu'il ne pouvait plus êt[re] re
possible à Esther d'en ignorer le sens.
Ell abaissa un peu le son visage qui se colora
légèrement. Son expression n'était [ni] pa s
de e blâme. ni de
Je crois qu'elle était
plutôt d' inquiét ude e à mon endroit, , et
elle devait m'avouer plus tard qu'ell[e] avait
en effet éprouvé é très fortement en ce
moment même le sentiment que
Stephen et moi allions nous causer
beaucoup de mal l'en à l'autre.


Même Father Perfect, si vivant et
loquace à l l 'heure du lun n ch, nous parut
accablé. Il se pencha vers Ste e phen et
lui demanda s'il était vrai que les
nations en étaient encore une fois à
s'armer et à se pré é parer à s'entretuer s'entretuer s'entretuer.
Etait-il possible qu'elles fussent sur l[e] point
d[e] recommencer les tue e ries tueries d[e] la Première
Guerre Mondial[e] e ?


Stephen aussi changea de visage.
Je ne lui avais jamais vu avant, sauf lorsqu'il
m'avait pour la première fois [a] a voué ses
activit[é]s clan[d] politiques clandestines, [un]
cet
air soucieux et ravagé tellement bien au-delà
de son âge. Et je n[e] e pus m'empêcher de
penser alors qu[e] ' il devait être souvent
malheureux et de la plaindre plus que je ne
m'étais trouvée moi-même à plaindre par
sa faute.
— Oui, l'entendis-je répondre au
vieillard, la guerre e est possible. En
tout cas possible. . En tout cas, les Allemands
s'arment en conséquence. Quant aux alliés,
la tête dans le sable, ils feignent d'ignorer

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le danger, ce qui ne peut mieux faire l'affaire,
aujourd'hui d'Hitler, demain sans doute d[e]
Stalin[e][.]

— Hitler, Staline, murmura le vieillard. , , sont-ils
donc si mauvais ? N'ont-ils pas un bon
côté par lequel on pourrait les atteindre ? Dans
toute ma vie je n'ai pour ainsi connu
personne qui n'en chez qui
il n'y avait pas
accès au coeur, si on le cherchait. Hitler,
Staline ... et cet autre dont on dit aussi du mal ...
Mussolini ... est-ce cela? [et] ne pourrait-on
pas leur ouvrir les yeux en venir à une
atten entente avec eux ?


Les yeux de couleur pervenche , n'avaient
jamais autant ressemblé [év]oqué à deux fleurs ingénues
au fond du visage tout comme une vieille
terre craquelée[.] au f dans ce vieux
visage,
n'avaient jamais autant é é voqué
deux fleurettes innocentes ingénues poussées sur une
terre [c] [c] raque e é e.


Stephen sourit à leur innocent appel et fit
effort pour rassurer maintenant le vieil homme.
Les jeux n'étaient pas encore entièrement faits, dit-il
Les choses pouvaient encore s'arranger
et la me e na[ce] ce de e guerre s'éloigner, du
moins pour quelque temps.


Prompt à s'affliger, Father Perfect le fut
tout autant à s'en remettre se remettre , et
bientôt nous l'avons entendu parler avec
affection d[e] son vieux, damson, on n' avait
pensé d[e] l'abattre à cet l' automne
, mais on a a llait
le garder encore, ce pauvre vieux compagnon
de leur vie, et les oiseaux qui l'aimaient
reviendraient encor[e] de nouveau y faire leur nid.


A plusieurs reprises, j'avais vu Stephen

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jeter un coup d'oeil hâ â tif à sa montre. Il se
leva d'un coup bond et annonça qu'il devait
partir sur-l[e]-champ s'il ne devait pas
rater le dernier autobus pour Londres.


Esther lui offrit pour la nuit le sofa du
parlo[i]r, étroit et plutôt dur, mais il s'il
pensait pouvoir y dormir il lui était elle
l'offrait
de bon coeur s'il pensait pouvoir
y dormir. Stephen dit que rien ne lui
plairait autant que de dormir pas s ser la
nuit à respirer dans la bonne odeur du
jardin, ber r peut-être dans le sommeil par
l[e] chant du grillon
qu'il aimait mieux
qu'aucune musique, mais des affaires
pressantes le rappelai[n]t à Londres où il lui
faudrait se trouver demain à la première
heure.


Esther me consulta du regard et
me demanda si je ne trouvais pas que ce
serait une bonne idée d'aller avec Ste e phen
jusqu'au bout du village lui indiquer le
raccourci par lequel il pourrait gagner
Wake Arms en moins d'un quart d'heure,
lui évitant de faire le grand tour par
chez Felicity, tout au long en d ans la forêt
qui allait bientôt être sombre et
inquiétante. Je pense qu'ell[e] voulait
nous assurer l'occasion d'être seuls tous
deux quelques moments encore, ayant le
sentiment qu[e] nous avions quelque sujet
important à régler entre nous, [.] et q Q u'elle
eût eu alors u[n] e si juste intuition des
choses me parut longtemps me hanta.


En traversant le petit jardin devant
la maison, Stephen se pencha[,] cueillit, parmi les

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plus petites, une fleur bleue qu'il mit à sa
boutonnière.


Le village reposait dans un[e] paix totale.
Nous avons Sans doute les voix des buveurs
au pub b s'étaient tues ensemble comme cela arrivait aussi
quelquefois
. Nous avancions, la main
dans la main, sans faire nous-même s de
bruit, dans s une e pénombre d'un bleu doux
qui se fonçait , un peu plus loin , au-dessus
des downs.


Tout à coup je m'avisai de demander a
Stephen comment il avait pu me retrouver.
— Est-ce Gladys qui t'a donné mon
adresse, à qui je l'avais pourtant interdit ?


C'était bien plus simle, dit Stephen. Il
n'avait eu qu'à s'informer à à la Maison du
Canada , Trafalgar Square,
par les soins
de laquelle je faisais suivre une partie
de mon courrier.


Nous avons dû û rire de nous-mêmes,
assez fort, j'imagine, car je me rappelle encore
le son de notre gaieté résonnant incongrument
dans l'austère silence d'Upshire, ce soir-là .


Pourtant, aussitôt passé cet accès
de gaieté, l'angoisse nous envahit. Stephen
se tourna vers moi comme nous passions
sous un des rêverbères à la pauvre lumière l' éclairage
falot e
. Il m[e] saisit aux poignets. Son visage
était défait.
— Pars, me dit-il. Qui i tte l'Angle[tt] t erre. Retourne
au Canada. Je n'ai pas voulu en parler à fond
devant Esther et le vieillard trop émotif, mais
je n[e] vois pas comment nous allons éviter la
guerre. Ell[e] est preque [illis.] Ell[e] est presque
certain[e]
, et pour très bientôt.

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— Mais toi ?
— Ah moi ! Encore citoyen canadien, je
risque fort d'être enr ô lé tôt ou tard dans
l'Armée canadienne pour combattre l'Allemagne.
Je m'enfuierais avant s'il le faut, car,
un jour ou l'autre, tu verras, Stalin[e] plus
encore qu'Hitler sera l'ennemi à combattr[e] détruite.
sans quartier
. Ils feront peut-être entre eux
un semblant de e pacte pour le rompre
certainement peu après.. Et, quoique je ne
sois pas l'ami des nazis, je le suis encore
moins des Bolchéviques. Alors, s'il y a
guerre entre ces deux camps, je n[e] serai
pas pour les Soviets mais, malgré tout,
du côté de avec Hit t ler qui, pour servir ses
desseins et mett[r] l'[U] l'Ukraine de son
côté, concédera une certaine concédera
des garanties
de liberté à mon malheureux
pays.

— Tu ferais confiance à Hitler?
— Pour un temps du moins — ou je
ferais semblant. Il nous armera contre
les Russes. C'est commencé d'ailleurs. Ces
armes nous serviront ensuite à nous
libérer également des nazis.


J[e] l'écoutais, rend[ue] replongée dans
l'horreur et l'aversion qu'il s m'avaie e nt m'avait
inspirée quand sur ce banc du petit
square à peine éclairé il m'avait pour
la première fois dévoilé son m[ill] militantisme.
C L e choc cette fois était pire encore. Il
me surprenait dans la confiance revenue,
après qu[e] j'eus j'eusse été recapturée à neuf.
Ainsi il était venu me jouer er le jeu d[e]
la passion, — ai-je alors pensé ai-je pensé

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dans ma trop grande indignation, alors qu'il
n'en a jamais éprouvé que pour son Ukraine
utopi une folle utopie
. Je considérai sans
pitié son v[i] i sage ravagé. Je lui lançai :
Ainsi tu J[e] suppose qu[e] tu pourrais même
— Tu pourrais même, je suppose, te
livrer au terr r orisme.


S[a] e s yeux flambèrent d'une cou[illis.] r ts flamme
sauvage.
— S'il le fallait... peut-ê ê tre ... oui... Les
miens depuis des siècles ont vraiment trop souffert.


Mais il me voulait moi aussi et et plaida
[d] p our que je lui garde encore ma confiance... jusqu'au
jour où, si cette mê ê lée sanglante ne
s'achevait pas en apocaly apocalypse, il
remuerait ciel et terre pour me retrouver, n'ayant
plus alors en tête que de vivre heureux avec moi.


Pour toute ré é ponse, , je lui signifiai que, ,
s'il ne partait pas bientôt, il allait manquer
son autobus et peut-ê ê tre, demain, son alliance
avec les nazis.


[illis.] s S es yeux qui m'avaient tant de
fois me lancèrent un blâme douloureux.


Je l' ' accompagnai quelques pas encore sans
plus lui parler. A cette minute, je croyais vraiment
qu[e] j[e] l[e] e haïssais haïr et ne cesse e rais ^ [p][illis.][ir] devoir jamais cessé de le e haïr.
Je
lui indiquai^ d'un geste bref
le départ du sentier qui longeait
l[e] mur du d d omaine seigneurial.


Il s'y engagea, il se retourna plusieurs
fois en levant ^ [illis.] chaqu[e] fois la main vers moi qui
restait immobile à l[e] regarder s'en aller de
ma vie. Je perdis de vue sa silhouette
sous dans l'ombre tout à coup plus épaisse des
arbres. Je restai un moment à attendre je
ne sais quoi. J[e] n'entendis plus son pas.
Au bout d'un moment, je l'imaginai atteignant le

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vaste champ de l l abour qui m m'avait envoûtée tellement m'avait si mystérieusement consolée.
Les permières é é t t oi i les, toutes pâles encore, de la
nuit
, devaient briller un peu mieux
là-bas au-dessus du champ de cette étendue à
découvert. Stephen en avait-il aussi le coeur
saisi sa[illis.] touché? ébranlé ?
Ressentait-il encore en
[ce] moment la beauté du mond[e]? Est-ce qu'il y
avait aurait place, par extraordinaire, dans un coeur
être humain d'homme [illis.] pour
un passion politique
dominante, l d es larmes , le rire et la l'amour de l'attachement
incompréhensible d' pour un pauvre bout de champs , ,
[illis.] en pleine isolé en forêt ? qui pourrait l[e] hanter à
jamais. ?
C'est curieux combien d[e] fois
dans ma vie je me suis demandée si
si en traversant c[e] champ
qu[e] j'aimais
tant ne me reliait pas en de quelque sorte manière
et pour toujours à Stephen quoi qu'il [n]ous
arrivât. [illis.] même si lui devait être perdu à jamais pour moi.


Maintenant, je pensai, il doit d é boucher
avoir sur la route. Il atteint Wak e Arms.
Il prend peut-être son autobus , à l'instant
même. Enfin, c'est [illis.] c'était fini. Jamais plus , je le
savais, je ne le reverrais.

chapitre XIV


Il n'y avait plus à se le cacher : la guerre
approchait. On croyait s'imaginer s'imaginait parfois entendre déjà
son n souffl[e] [de] la précédant d'ho[rr]eur la
précédant son souffle déjà un
sifflement d'horreur dans traversant traverser le ciel

pourtant si serein de ces dernières
semaines d'août. David avait aussi obtenu

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mon adresse, peut-être également de la Maison du Canada. Il m'envoya un mot, se disant
inquiet à mon sujet et me priait m'invitait
à venir prendre le lunch avec lui l[e] surlendemain.
Lady Frances se faisait aussi au souci pour
moi, écrivait-il, , et l[e] chargeait de m[e] faire
savoir qu'à son avis je [fer] dev rais rentrer au
Canada. Nous en reparlerions. Il me demandait
d[e] lui téléphoner à l'Amirauté pour confirmer
notre rendez-vous devant le magasin
Selfridge.


J'y étais à l'heure dite. Je portais ma robe
de toile bleu marine parsemée d[e] fleurs
blanches, que David avait déjà vue, mais
c'etait l[a] seule que j[e] possédais qui p[ui]sse
convenir à une sortie avec lui. J'avais un
petit sac à main [à] d e grosse paille, également
marine[flèche] et qui allait très bien a[vec] ma robe. . Pour compléter mon ensemble, je
venais de de[penser] sacrifier [pres] pres que mes derniers pennies
de mon argent du mois à l'achat d[e] fins
soulie e rs du même bleu exactement, mais [conf] faits de lanière s de rafia entrec c roisées et
qui allaient, sous la première grosse pluie,
se détricoter pour ainsi dire sous mes yeux, me
laissant presque pieds nus en plein
Oxford street.


Je vis venir, pareil à mille autres
gentlemen
d[e] la City à cette heure, un élégant
et long monsieur en tweed discret, de
coup[e] parfaite, faisant sonner con[tre] à
légers coups sur l[e] ciment du trottoir son
le bout métallique
d[e] son parapluie roulé
fin - fin - fin. Je m[e] demandai pour
la centième fois dans ma vie ce que cet
impeccable produit de la civilisation britannique
pouvait bien voir en moi. Mais qui sait [illis.] s i lui-

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même ne se posait pas la mê ê me question
à [ce] mo n sujet. En tout cas, une franche
ca[m]araderie nous unissait qui
semblait nous satisfaire tous deux, et
dont nous [le] re trouvions le ton léger,
la conservation facile , , [illis.] [les] les blagues
usuelles, telle nous l'avions laissée
suspendue deux mois, trois mois auparavant.
depuis deux ou trois mois.
que nous retrouvions telle que nous
l'avions suspendue laissée , deux ou trois mois
[p] a vec son ton léger, ses blagues usuelles,
quelques mois plus tôt.


-> même ne ses posait pas la même question
à mon sujet. En tout cas, une camaraderie
nous unissait qui [p] s emblait satis s faire
un[e] part de nous-même, car nous
la retrouvions sans peine, avec son ton léger,
ses réparties faciles, t t elle que nous
l'avions laissée quelques mois plus tôt.


En me repér[a]nt parmi la foule
massée à l'entrée du magasin, il me
salua d'un joyeux ...

— Ah, I say, Hello, you dear!


Et ne perdit pas une seconde à
m'entra î ner vers un restaurant de reputé, ,
grand chic,
je me demande si ce ne fut
pas au Trois-Pruniers, à moins que
le repas au Trois-Pruniers ne se situe à
un autre moment, car d[e] cett rencontre
avec David, d[e] même qu[e] sur presque
tout ce qui s[e] passa [e] e n ces semaines
tourmentées, mes souvenirs restent confus.

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A peine étions-nous à table qu'il attablés
qu'il me marqua à s[a] manière une vive sollicitude.
Il m'avait fait venir à Londres pour me
revoir sûrement, me dit-il, mais d'abord
et avant tout pour me a m'amener à
m[e] rése erver une place immédiatement une
place sur le un bateau rentrant au Canada
faisant route pour le Canada
. Les places
allaient très vite être prises. Il ne fallait
pas prendre courir le risque d'avoir à à rentrer su[r]
un transatlantique transformé en dortoir à en baraque
à l'usage des troupes
. Ou , pire encore, un celui [au] le risque
d' un tor r pillage,
en cours d[e] route.


En écoutant David, si mesuré dans ses
propos, me parler sur ce ton, je croyais rêver.
Voyons, David, vous c'est un conte
que vous me faites là. Je viens tout juste
de lire dans le journal qu'il n'y a aucune
raison de s'affoler.


Il se pencha pour me parler très bas.
— Ecoutez : la co o nsigne est à d' éviter à
tout prix l'hystérie co o llective. Car si les
Londoniens apprenaient à l'instant combien ils
sont vulnérables ils perdraient la tête.
Mais l L a vérité c'est que nous sommes Vous
avez vu dans l[e] ciel
de Londres ces ballons
que nous avons fait suspendre supposément
pour servir de barrage aérien. Eh bien, ce
pou[r]raient être aussi bien des ballons de
fête foraine, qu'un coup d'épingle dégonflerait.
La vérité est que nous n'avons pas un seul
canon antiaérien qui fonctionne, pas l'ombre
d'un[e] arme le moindrement efficace pour
nous protéger d'une attaque surprise. Si ell[e]
survenait cette nuit, la ville pourrait être

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— anéantie.


Le repas fin, le décor précieux,
les cristaux étincelants, le maître d'hôtel
attentif, le murmure de voix auquel se
melaen mêlaient les paroles de David
composaient une atmosphère brouillée
dans laquelle je me sentais m'enfoncer
comm[e] dans un brouillard.
— Remarquez, me dit David, que
je n'ai pas le droit, comme faisant
partie du personnel
de l'Amirauté, de vous
parler ce langage. La consigne est d[e] rassurer
à tout prix la population . Mais je pense
qu'il est d[e] mon devoir de mettre en
garde aux ceux qui peuvent encore du moins
partir
..et dont le sort m'importe...
Je me suis fait de mauvais sang
pour vous, me re e procha-t-il, avec un
bref sourire. De même Lady Frances
qui me disait encore la dernière fois
que je l'ai vue : «i I l faut tâcher de
rejoindre notre jeune Canadienne francaise
et l'engager à partir...»


J'éprouvai enfin as as sez vivement du
remords d'avoir laissé sans nouvelles de
moi des gens qui m'aimaient bien et
qui ava[i] i ent pu s'imaginer le pire à
mon sujet alors que j'étais avant
tout préoccuppée de ne pas briser par
le moindre geste, l[a] e moindre contact[,]
l[a] a fragile enchantement où j'avais
trouvé refuge — grave manquement
envers les autres de ma part et
[flèche] tout préoccuppée
, en évitant le moindre
contact avec l'extérieur, le moindre geste, de

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préserver le fragile enchantement qui me
tenait bien de refuge — grave manque-
ment de ma part envers les autres et dont
je devais maintes fois au cours de ma vie
me rendre coupable.


Nous avions à peine touché aux mets
r[a] a ffinés. David hâta la fin du repas
en avalant son café avant le dessert. En
autant que cela pouvait paraître chez lui, il
était nerveux. A la sortie, il mepria s'excusa
de ne pouvoir m'accompagner là où j'irais.
Il lui fallait rentrer au plus tôt à l'Amirauté.
On y travaillait nuit et jour d e c[e] e temps-ci.
Et pour rien, me chuchota-t-il à l'oreille.
Pour éviter que la panique s'empare de tous des gens
et les transforme en un pauvre troupeau
livré à lui-même.


A son signe, un taxi s'était rangé au
bordu d bord du trottoir. Il abaissa m[a] y
prit place
, abaissa le vitre, , e t me fit signe
d'approcher m[e] dit :
— Si jamais nous ne devions pas nous
revoir, n'oubliez pas de me laisser votre
adresse dans votre pays.


Moi, pensant alors que si j'y retournais ce
serais [a] o u Manitoba pour [illis.] retrouver
le Manitoba, je lui dis, , [flèche] faisant allusion à la plaine, e t [en] m'efforçant de au
garder l[e] ton si souvent badin entre lui nous, :
et moi. et faisant allusion à la plaine .

— If so, will you ever come to visit me
in my steppes ?


Il m[e] posa un léger baiser sur la joue e . C'était le premier qu'il me donnait.
— I shall come and sit on your steps.


Son taxi s' ' é é loigna[.] Je remarquai
enfin dans la foule dense autour de moi l'air

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accablé, stupéfié de chacun. Je partis
de mon côté errer seule dans Londres.


A Hyde Park, on creusait des tr[a]nchées. A
courte distance, on ne voyait pas les
hommes qui y étaient enfoncés jusqu'à
la tête, seulement leurs pelles rejetant
à bout de bras des paquets de glaise
puisées loin sous le gazon les doux gazons .
les mieux soignés du monde. Des
mottes lourdes allaient parfois rejaillir s'écraser
parmi des plate-bandes fleuries. Les
enfants s'amusaient de voir le jardin
où les amenaient jouer promener leur nanny
transformé en chant champ d[e] guerre.
Ils jouaient
à présent à s[e] jeter en guise de [les] [flèche] en guis[e] de grenades des ses mottes au visage.
Les
adultes passaient, silencieux, sans rien
voir. Maintenant j'étais toute attention
à [ce] ce spectacle des plus étranges d'une ville
pour ainsi dire sans regard de gens
allant encore à leur affaires, mais sans
pour ainsi dire sans plus y croire
. En fait,
toute la ville était comme sans regard.
Cette absence de regard était pire à voir
qu'un regard douloureux qui du moins
est encore rattaché à la vie.


Dans Mayfair, comme ailleurs, comme
partout où j'allai cette après-midi, je [lus] vis
à chaque coin de rue des affiches destinées
à remonter l[e] moral et aussi des
flèches indiquant la direction à d u
plus proche abri antiaérien. J[e] vis
d D ans l[e] ci i e e l les ballons très beau
, sans
nuages, e e xceptionnellement clair, je vis de ces

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ballons dont m'avait parlé David qui
n[e] pouvaient avoir d'autre n'avaient d'autre
but
que de faire accroire aux gens qu'ils
étaient protégés. Des placards enjoignaient les
les gens Londoniens
à se rendre au plusproch[e] dé é pôt prendre leur
masque à gaz. On e e n ajustait jusqu'à des bébés.
J'allai, je me demande [a] a ujourd'hui pourquoi,
chercher le mien. J'err [r] a i des heures encore
par des rues tellement silencieuses que l'on
entendait venir d[e] loin le moindre pas. De Les
automobilistes ne klaxonnaient plus. D[e] retour
dans les rues plus aff quartiers d'affaires , je
m'aperçus enfin
qu'on ne voyait pas de gens entrer
dans les magasins ou ni en sortir. P Entrée ée
moi-mêm[e] un instant par curiosité dans
Se e lfridge, je parcourus une dizaine de rayons
sans voir u[ne] am e âme qui vive, sauf, derrière les
comptoir à ne pas bouger ,
vendeurs et vendeuses comme
frappées d'hypnose. Même Picadilly C[u] ir cus ,
à la foule dense tournait aujour[,] à la
foule et à la circulation toujours l[e] aussi denses , , mais mais
qui tournan i t tournant aujourd'hui comme au ralenti, fais[ai]t
penser à un vieux manège
sur l[e] point de plier
bagage , et aller tenter ailleurs d'autres et
d'[O]ban J'eus le curieuse sens[a]tion d'une
vill[e] entière, à l'égal d'un condamné à mort dans
son cachot, qui attend l'heur[e] d[e] l'exécution.
De
Cette ville qu[e] j'avais découverte, il y avait à peine un
an, si affable, rieuse, et blagueuse, je n'en avais
recueilli aujourd'hui pas un sourire, , pas
même véritablement un regard.


Je rentrai tard à Upshire pour en
repartir le surlendemain avec quelques-uns d[e]
mes effets avant en attendant
d[e] venir
prendre le reste petit à petit. Londres m'appelait

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irrésistiblement par la fasci i nation extrême, je pense,
q[u'exer] qu'exe rce
qu'exerce sur l'esprit l'approche de
la tragédie. Et je venais de comprendre que e [flèche] la tragédie à son sommet c'est la guerre. , [illis.]
[illis.] son[illis.] d[e] toutes les tragédies, la guerre est la plus complete.


Ainsi donc Londres m[e] devenait le
lieu de la solidarité humain e telle que
je n[e] l'avais encore jamais éprouvé parc[e] que
j'y faisais connaissaissance connaissance avec le
sentiment du plus profond malheur d[es] hommes.


Je louai un[e] chambre dans chiswick.
Pourquoi dans ce quartier lointain, à l'extremité
ouest de Londres ? Peut-être parce que la rue
où j'allais vivre se trouvait à deux pas
de Kew Gardens qu[e] j'avais longtemps
désiré vi[v][illis.] visiter fréquemment et tout à mon
aise tellement j'y avais pris plaisir quand
j'y étais venue quelquefois d[e] Fulham, et
maintenant j'allais effectivement m'y
promener presqu[e] tous les jours, apprenant le
nom, l'origine, l[e] caractère de mill[e] arbres
transplantés ici d[e] tous le[s] coins du monde —
et pourtant presqu[e] tout d[e] ces choses
appri i ses alors avec amour m'est aujourd'hui
sorti de la mémoire ravi sorti d[e] la mémoire
. Quel gaspillage que la vie !
J'ai dû mettre des jours et de[s] jours à ac c qu é rir
apprendre
mille connaissance[s] fascinates
[sur] des arbres rares que je n'aurai pl l us
jamais la chanc[e] d[e] revoir, sus r d'autres moins
singuliers — et que me reste[-t'il] de tout
cela sur des fleurs
du bout de monde, et
qu[e] me m'en reste-t-il sinon l[e] souvenir un peu

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douloureux d'avoir été émerveill[é] é e sans que je
puisse m[e] rappeler maintenant au juste pourquoi.


Peut-être aussi ai-je choisi chiswick parce
qu'il était d d [e] e ss s ervi i par la Green Line et que
la ligne [à] E pping Forest était justement i i nscrite
parmi quelques autres sur le ( panne à au d l d 'arrêt au bout
de ma rue[.] Ainsi je pourrais ê ê tre chez Esther
peut-etre encor[e] plus vite sans faire
de
correspondance en cours d[e] e route, et ainsi
peut-être plus vite que si je partais d'un
point moins lointain[.] Et enfin, ce devait
être aussi parce que c'était la vie était moins chère ici
qu'au coeur de Londres.


La maison où je pris chambre était propre,
claire, située dans une rue paisible, la chambre
elle-même était grande et confortable, quoique
manquant de soleil, mais mes logeurs étaient
des gens d[e] ceux que j'avais connus rue
Wi i cke e ndon. S'ils étaient sur l[e] pas de leur porte
ou dans leur petit bout de jardin quand je
rentrais ou sortais, ils me saluaient assez
cordialement, ajoutant quelques mots au
sujet du beau temps qui persistait — car cette
fin d'été dramatique se déroulait sous un
ciel invariablement bénin. Je ne les
revoyais pas autrement ni ne voyais non
plus les trois autres locataires d[e] la maison.
Je reprenais peu à peu mes habitud[es] sauvageonnes
d[e] la rue Wickendon.


En vérité, je ne me rappelle plus trop
comment je vivais alors. Je lisais beaucoup, je
pense, m'approvisionnant en livres à la
Bibliothèque
m M unicipale aussi bien garnie
que celle de Fulham. Je parcourais Kew Gardens
à coeur de jour, apprenant là presque tout ce qu'ai

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su des arbres. Je crois m[e] rappeler un
c c oin du jardin merveilleux où se tenaient
ensemble les plantes de l[a] Malaisie et
combien je m'y sentais agréablement dépaysée.
[La] M ais j'étais la plupart du temps comme
endolorie, à moiti[e] pré é se e nte seulement
[illis.] au monde e e nvironnant, même peut-être
malgré tout aux livres et aux arbres, et
c'est peut-être là la raison pourquoi
j'en ai gardé un si pauvre souvenir.
Le vaste ma[l] l heur en route emportait
tout sur son passage les malheurs
personnels
. Mais il emportait aussi
au loin et comme à jamais toute joie de
vivre et même le sens de la vie il
semblait enlevait enlever son sens à la vie . tout sens à la vie.


On arriva en septembre. Dans
cette maison, , on déposait mon plateau du
petit déjeuner à la porte tout en m' avertissant : annonçant :
«Your breakfast, lady !» Si j'avais le
malheur d[e] me rendormir, je l[e] trouvais tout
froid une demi-heure ou une heure plus tard.
Ce matin-là cependant on tambourina à
ma porte en m'annonçant d'une
voix joyeuse : Great news! Chamberlain
and Daladier are gone out there to meet
Hitler. They st t ill may com[e] to terms.»


Je descendis vivement pour
en apprendre davantage, , et mes logeurs, devenus
presque des amis, , m'invitèrent à écouter
avec eux leur petit poste de e radio.
J'entendis de mes oreilles qu[e] Chamberlain
et Daladier allaient s'entretenir avec
Hitler et chercher des compromis en
faveur de la paix.

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J'eus l'impression qu[e] la vill[e] entière, ce
jour-là, avait l[e] souffle suspendu se retenait
de respirer à fond par peur
d[e]'effaroucher le
timide espoir qui se laissait press ess entir. Puis
[c] s 'étala à la une de tous s les journaux
la nouvelle que la paix était obtenue en
retour de la cessation cession à l'Allemagne d d u
pays sudè è te.


Et c C e fut une explosion de joie à Londres dans Londres
comme je n'en ai [illis.] n'en ai vu la pareille nulle part ailleurs, jamais au monde , ,
si on peut appeler joie ce retour terrible à soi-même,
à sa vie personnelle, à ses intérêts propres, alors qu'en
qu'une partie qu'en d'autres villes, en une une un
un autre pays, des pleurs y faisaient écho.


Des étrangers s'embrassaient en pleine rue.
Des femmes se jetaient au cou des marins émé[c]hés.
au pas titubant
. On formait des farandoles
qui encerclaient de leur chant, et de leurs cris
aigus des quartiers parcs jusqu[e]-là
r[e]servés au recueillement. Les bars ne
désemplissaient pas. Quelques êtres pleuraient en
silence. « Pauvres, pauvres malheureux Tchèques. ! .. »
[en]tendaient-on les plaignaient à voix
haute
des femmes riches à leurs reunions
mondain[es]. Elles s'enlevaient des doigts, des
poignets, bagues et bracelets pour les déposer
dans des paniers que l'on passait de table
en table dans les restaurants chics pour
les vendre au profit des « pauvres, pauvres
Tchèques ». Quelques s voix pour s'[é]levèrent
pour d[ict] dénonce[r] leur propre pays gouvernement qui
s'était couvert de [illis.]ses crièrent dans le
d[é]sert que l'Angleterre s'était couvert[e] de honte
et que, d[e] toute façon, ses l l âches conc[es] es sions
à Hi[lt]er ne faisait que retarder la redoutable

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échéance, et encourageait le [F] encourageant
les prétentions


-> Quelques voix crièrent dans le désert [q] L'Angleterre que
l'Angleterre s'était couverte de honte en abandonnant
ses amis d'hier, ne fai --> sant ainsi du
reste qu'encourage[illis.] r les qu'encourager
Hitler dans am[b] ses exactions
et retarder
de peu l'échéance redoutable.


Est-ce alors déjà — ou un peu plus tard —
que Churchill prophétisa la grande voix
de Churchill prophétisa
: « Si, pour [é]viter
la guerre, on accepte le deshonneur, on aura
le deshonneur ... et la guerre ? . »


On riait encore d[e] lui à l'époque.
On l'appelait le purple-orator. On disait
qu'il se complaisait dans un[e] atmosphère
de désastre et de catastrophe, que, par tempérament
il voyait partout des signe avant-cour[e]
qu'il n'était jamais autant aussi bien à son aise
que, lorsque les événements tournaient tournant au
noir,[flèche] donnaient raison créance à ses anciens oracles . [illis.]
Et l'on contenu[ai]t à danser[,] à s'enivrer,
à festoyer. C'est depuis lors, je pense bien,
que le spectacle d'une ville en liesse
m'a toujours plus ou moins plongée
dans le malaise. J'y ai vu trop souvent vu
qu'ell[e] célébrait avant toute chose d'avoir
échappé au malheur d[e] e s autres.
Londres, dans sa douleur, plus tard,
[m'a]pparut montra un visage combien combien autrement plus noble[.] .


La menace de guerre, tout en
paraissant s'éloigner, ne m'avait pas
délivrée de l'angoisse que m'avait qu'elle m'avait

Image


communiquée. J'avais été trop impressionnée
par l[a] première perception que j'eus du monstre pour
en être quitte de sitôt. Assez souvent aussi
me revenaient des souvenirs de cette journée
d'abord si au commencement si riche qu[e] j'avais vécu qu j'avais connue avec Stephen
à Upshire et d[e] notre brutale rupture. Ils me
ravageaient Ses traits commencaient
pourtant
à s'estomper dans ma mémoire. Je n'entendais
plus aussi bien l[e] son de sa voix à l'intérieur
de ma tête. Tout en sachant que je resterais
sans doute blessé[e] pour toujours par cet
insuffisant amour, je savais aussi que
je pouvais maintenant envisager la vie
sans lui — et c'était peut-être ce que je
trouvais le plus affreux à accepter.


Au fond je n'avais plus d[e] coeur à rien.
Je n'arrivais plus à écrire une ligne. Les histoires
que j'aurais pu raconter ne m'interessaient
même pas moi-même
. Et je n'avais presque plus
d'int[é]r[ê]t pour l'art dramatique — bien que même si j'allais j'aimais
j'[illis.][mas] j'allais encore aller d[e] temps à autre au
théâtre
. Est-c[e] que je poursuivis, l'automne
venu, mes cours chez madam[e] Gachet[?] ? Quelque
temps peut-être. J'ai la curieuse sensation de
ne me rappeler presque rien de cet automne-là.
Pourtant, il m'en revient, alors que je ne
les cherche plus, des souvenirs malgré tout assez
nombreux, mais ils sont comme tout imprécis
et douteux. Je devais passer le plus clair de
mon temps, quand il faisait assez doux, à me
promener à Kew Gardens entre les arbres
venu du Ceylan ou des forêts [de G] tropicales
ou de la des d' oasis
au désert, chaqu[e] plante,
chaque arbre vivant dans un peu d[e] sol
apporté de son pays. Et je les aimais, ces arbres,

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au point de les reconnaî î tre déjà , à une petite
distances, comme des amis, eux qui ont
pourtant fui, un beau jour ma mémoire.


J[e] m' ' ennuyais de Century Cottage sans pouvoir en chaque instant du jour[.]
guérir [flèche] stet de Century Cottage .
Mais Esther
m'avait écrit qu[e] la Châtelaine avait décidé
de faire peinturer peindre le cottage à l'intérieur et
à l'extérieur avant qu'il ne perde trop de valeur.
La maison était donc sens dessus dessous [.]
Puis elle m'annonça la visite d[e] Heather,
rare à se montrer mais difficile à dissuader
de venir au moment qui lui convenait où ça lui chantait et
qui, bien entendu, occuperait «ma» chambre.
qui

Je pense que je m'en allais à la dérive.
Je pris peur. Je luttai pour trouver un
courant qui me porterait à une rive
quelconque. Je me forçai un jour à
retourner à Cadogan Garden. Le salon
était archi comble comme au jour si
loin, si loin, où mon regard, dès en
entrant, avava avait été happé entier
par les brillants yeux sombres de Stephen, , et
je faillis rebrousser chemin, te e llement
mon coeur bondit de peur à l'idée qu'il
pourrait être là encore parmi les autres,
et qu[e] tout serait à recommencer[,] . la torture
de l'extase et du doute. l'angoisse, le délire, le soupçon,
Mais Lady
Frances venait vers moi, les mains tendues, .
— Mon petit ! Enfin ! Vous nous avez
beaucoup manqué ! Pourquoi n'être pas
venue vous r é chauffer l'âme ici avec
nous pendant ces jours cruels d'avant
Munich ? Maintenant écoutez moi. Il
vous faut sortir de cette solitude dans laquell[e]
vous vivez beaucoup trop, si vous me permettez de

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vous le dire. Votre séjour en Angleterre s' s' achèvera sans
doute avant bien longtemps, j'imagine. Et, comme
tellement tant de vos compatriotes, vous n'aurez
partirez
sans avoir vu [as] be aucoup de notre pays. J'ai
deux superbe e s invitations pour vous — du moins
vous les re e ce e v[r]ez en bonne et du[e] e forme quand
vous aurez accepté en principe. L'un[e] est de
Lady Curre e dans l[e] Monmoutshire. Il vous faudra
une robe longue pour le dîner... Mais ne vous
tracassez pas. N'importe quoi, un sac ferait f[er]a
l'affaire, pourvu qu[e] ce soit long. Ensuite
je vous [illis.] Au retour, vous vous
arrêterez chez une charmante vieille femme dans
le Dorset. Vous recevrez sous peu d[e] chacune
d'elles une lettre vous précisant la date
où vous devez arriver ch à chaque endroit
et la durée du séjour auquel vous êtes
conviee.
J'étais ébahie — et j'allais
l'être davantage — p[a] a r l'idée d'être le fait
d'être invitée, en amie, [e] e n quelque sorte, chez
des gens qui ne me connaissaient pas plus qu[e] je
ne les connaissais.


J'acceptai, par manqu[e] de volonté pour
refuser, par amitie envers Lady Frances qui
[a][illis.] te nait tellement avait l'air de tellement tenir à
à la chose , et m'envoyer en visite dans la gentry,
peut-être abasourdie à ne
plus trop savoir en quo o i je m'engageais.

[flèche] [flèche] Chapitre XV


Par un matin de novembre, encor[e] beau
et tiède, je pris le train pour Che e pstow. J'avais
avec moi un[e] valise . et m M a mall[e] garde-robe,
tenant bon malgré les coups reçus, [qu'elle] voyageait , , elle,
ell[e],
dans l[e] fourgon à bagages. C'était une
bien grande mall[e] pour contenir ma petit[e]
robe d[e] taffeta rouge qui avait été à la
soirée du baron Frankenstein et n'était pas

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ressortie depuis, mon autre robe du soir en
mousseline pêche avec son petit bolé é ro, les
souliers assortis, quleques autres menus effets.
De plus, je pourrais avoir l'air assez p[eu] au
courant des choses usages d en 'arriv[er] an t
avec tant de
bagage pour un séjour, disant la lettre, ,
du sept au 14 au soir, et Lady Curre
devait, en effet, en l'apercevant, mais au
départ seulement, ouvrir grand les yeux.
Surtout, c'était me donner beaucoup de peine
pour rien que de trimballer [ce]tte lourde malle
si long presque partout
où j'allai, pendant
si longtemps, et je ne sais vraiment plus
pourquoi j'y tenais tellement, à moins
que ne fût parce que je l'avais payé cher
et que je voulais en avoir pour mon
argent. Peut-être aussi me conf é rait-elle
dans ma timide une sorte d'importance. de courage, comme
si à nous deux nous faisions un peu plus important[e] plus important.


Je d é barquai par une en fin d'après-midi
tiède dans la très jolie et ancienne ville e de
chepstow.
[D] Le s grosses tours massives y
demeurent
du château demantelé de
Guillaume le Conquérant y demeurent [,] encore
debout.


Devant la gare était stationnée une
longu[e], longu[e] auto noire. Un chauffeur en
livr é e en descendit, vint à ma rencontre, porta
la main à sa casquette.
— You the young lady for Itton Court ?


Je pensai qu[e] oui et le lui dit.


Alors il se nomma : Ward, et
m'exprima Ward is my name. les excuses de
mylady
pour n'[ê]tre pas venue en personne
à ma rencontre. She had been
requested at the very last minute for one

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to attend as judge one of those county exhibits on[e] just
cannot escape.


En un rien de temps l'historique petite
ville était derrière nous. La voiture s'engageait dans
la vallée vallée d[e] la Wye, un des fleuves les
plus étonnants qu'il m[e] fut jamais donné
de voir. A marée bass[e] , c'est une horrible fo[s] s se
vas[e] e use, presque asséchée, morne et grise
et comme plein[e] de l'empreinte de grands
animaux étranges qui s' y seraient venus se roul[é]s . dans vautr é e s r .
la boue.
Mais que la marée revienne, et la
Wye parcourt sa vallée d'un[e] e grande eau
tranquill[e] qui lui donne un air doux et
pastoral.


Au loin, du ciel apparaissait, il me [s]embla,
dans l[e] vide d[e] e hau[t] t es arcades anciennes.
J[e] demandai ce qu[e] c'étaient que ces magnifique[s]
arcades qui découpaient l'horizon.
[Ci]stern Tintern Abbey, répondit Ward. They say
it's the oldest in England. Great Britain.


Des vers d[e] Wordsworth au sujet de
Tintern Abbey, la vieille abbaye ciste[illis.] rc ienne, ,
appris à l'é é cole, me revenaient lentement à
la mé é moire
, et je saisis l[e] merveilleux de ma
vie comm[e] je ne l'avais encore jamais saisi, hier
adolescente à entendre parler d'une ancienne
abba qui apprenait se demandant
ce que c'était
bien que
cette abbaye dont le po[ë]te anglais
était si amoureux, aujourd'hui en contemplant
les ruines par lesquels commençait à pénétrer le
rouge du sol[ie]l soleil couchant.


Sur un piton, au loin au milieu d'une
grande étendue de pré é s verts encore , je distain
distinguai un château de grande importance. En
fait, il dominait tout l[e] paysage.

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— Et ce château ? ai-je demandé à Ward[.]
Our castle, , Miss , dit , i[l] l fièrement.
Itton Court we are heading for. , Miss.


Le coeur me manqua alors complètement.
Je crois que s'il avait été possible de
soudoyer Ward, de l[e] e supplier : Ramenez moi
à la gare...» ou « Laissez-moi en chemin... »
je l'aurais fait. Mais son regard me
disait qu'il n'y avait rien de ce genre à tenter
auprès de lui. Et je m'abandonnai à mon
sort destin avec plus de crainte, je crois bien,
que j'en avais éprouvé à me confier pour
la première fois d[e] ma vie à à l'[illis.]
.


Nous avions pris par un[e] longue
route bordée d'arbres qui montait au
château. D'un côté De face , il me faisait un
peu penser au Versailles du côté du côté des jar
Jardins
. Mais nous l'avons abordé
par l'arrière et [le] sa grosse tour ancienne
qui [c] f ormait angle. Sous une voûte basse
s'ouvrirent simultanément deux poternes,
une, petite, par laquelle s'engouffrèrent, tirées
à l'intérieur par un serviteur que
je n'eus pas le temps de voir, ma valise
et ma pauvre vieille malle, et une
autre, par laquelle moi-même entrai, accueilli
par l[e] butler qui, tout en m'indiquant
l[e] chemin d'un superbe geste d'acteur,
s'informait avec une sollicitude qui me
paraissait presque sincère si j'avais fait
bon voyage, si je n'étais pas trop brisée
par ces trajets si pénibles en chemin
de fer sur les petite[s] lignes du pays.


Il m'abandonna au seuil d'un[e]
vaste pièce, le sitting-room, l[e] drawing-room

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ou le music-room, je ne sais trop, je mis tellement
de temps à les demêler l'une d[e] l'autre, sauf
toutefois du morning-room parc[e] qu'[elle] que cell[e]-là,
le matin, était pleine inondée de soleil, le matin,
qu'au
vrai je n'[é]tais pas encore tr r ès sûre fixée
lorsque vi i nt l[e] temps pour moi de m'en aller ,
par la poterne , . comme j'étais venue ,


Une vieill[e] petite créature a a ssise d[e] dos
dans un si immense fauteuil que je n'avais
encore rien aperçu d'elle, se leva, s'avan[ç]ant
vers moi à pas menus et en cignotant
des yeux comme pour me distinguer dans
de la brume.


Moi, pensant que ce devait être mon
hôtesse et que ce serait gentil d[e] lui
témoigner aussitôt de le [gr]atitude et de
l'affection, fit vers ell[e] une parti i e du
chemin et m'écria m[e] forçai, la voix
tremblante, à la saluer r
aussi cordialement qu[e] possible :
— So glad, , so glad, dear Lady Curre !


A Sur quoi , la petite créature chiffonné[e],
qui n'était que lectrice ou vague dame
de compagnie ou cousine pauvre comme
presque tous les châteaux du genre [au] d'Itton Court,
j'étais
en hébergeait une, et je m[e] fit
doucement la leçon murmura. s ur un ton d[e] réprimande :

— Lady Curre will be here later, child.
Please follow me. I am to show you your
room.


Nous avons marché é [illis.] p ar d'interminables
corridors coupé d'autres corridors, coupés eux aussi
aussi de corridors un peu moins large, pour
aboutir à ma chambre. Elle était à ell[e] seule
presque aussi vaste qu'aucune maison que qu'aucune
j'ai jamais habité qu'un[e] bonne grand[e] maison. demeure que j'ai jamais habitée.

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A un bout se consumait, dans une
cheminée énorme
, presque tout un
tronc d'arbre. Devant moi, par-delà
de hautes fenêtres, se déroulait un
i i mmense parc avec [illis.] f ontaines et
statues, car je me trouvais logée du
côté Versailles.


La petite créature me dit :
— Hope you like your room. Dinner
is at eight. We dress here for dinner.
The gong will b[e] heard shortly before.
To find the dining-room, just follow the
sound. Now try to have a nap...


Et elle disparut.


Resté seule, je commençai par m'asseo
m'asseoir tout au pied de l'immense du vaste lit
majestueux à colonnes
. La femme de chambre était
passée avant moi. Elle avait défait ma
valise, ma a mall[e] et étalé mes pauvres
petit[es] affaires, ma brosse à cheveux à poil usé , m es
pantoufles éculée[s] et
ma robe d[e] chambre , d[o] o nt je
n'avais jamais vu avant qu'elles étaient
à c[e] point miteuses . et usées
. J'avisai
dans une encoi i gnure le plus joli
secrétaire que j'eues jamais encore
con j'eus jamais^ de toute ma vie à ma disposition
. En
autant que je puisse me fier à mes souvenirs
bousculés de ce jour-là, je dirais qu[e] ce
devait être un Sheridan.


J'y trouvai de l'encre, des plumes et
et du admirable papier à écrire gris perle admirable de
consistance et [illis.].


J'y trouvai d[e] l'encre, des plumes et
un admirable papier à écrire gris perle et gravé
chiffré d'une couronne. Je m'installai

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pour écrire à presque tous le gens qu[e] je connaissais,
en commençant tout de même par maman
à qui je disais de n[e] pas s'inquiéter pour moi,
que j'allais bien, vivant pour le moment
la vie de château que je vivais pour l[e] moment
moment la vie de château.


Si j'en avais le temps, il ne m[e] dé é plairait
pas de messayer r à décrire ce que fut ma
vie dirant la semaine qu[e] je passai à Itton Court.
Un soir dans ma robe taffeta, , un soir dans la
mousseline pêche à fleurs rouges, un autre soir
agrémentant la pêche d'une ceinturon rouge, le
lendemain du d'un boléro également rouge, je
me figurai donner le change et créer l'impression
que j'avais d'avoir une garde-robe
assez variée. J'étais
tout de même mieux fournie partagée que
la petite créature effacée — lectrice ? cousine pauvre ?
ou dame de compagnie ? je ne l'ai jamais pas su — [flèche]
qui portait elle soir après soir le même grand
sac couleur prune que je ne vis jamais arriver apparaître
soir après soir, au dîner , que r evêtue d'un dans une [illis.] de long grand sac couleur
prune. dans le même long sac couleur prune.


Nous prenions place, , les douze convives —
dont j'ai oublié le nom, sau f des deux si
bien appropriés à la chasse , qui était à Itton
Court la grande occupation l'occupation première : les capitaines Wolfe et
Fox — à une immense table au centre
d'une immense pièce à chaque bout de
laquelle brûlaient des arbres entiers engouffés
en des foyers plus grands qu'une chaumière.


Nous avions d'autant plus hâte d'y
arriver que nous devions , [ar] ve nant chacun
d'une aile lointaine, , geler tout ronds dans

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les interminables corrido[r] r s glacés. La
première fois je m'y étais d'ailleurs perdue,
mal guidée par le son du gong qui, semblait venir
de tous résonnant à n'en plus finir encore après s'être arrêté tu,
semblait venir de tous les côtés à la
fois, mais je m'y étais fait l'oreille
et surtout je m'étais fabriqué des repères
à partir des lords à perruques et des ladies
à petit bonnet d[e] dentelles qui jalonnaient les
le chemin de l[a] salle à dîner.


Derrière nous, à table, veillaient le
ma î tre d'hôtel et ses ai i des si pleins de
sollicitude à notre égard qu'à peine
avions-nous trempé nos lèvres dans notre
verre qu'une main se tendait pour
nous en remettre une goutte.


Lady Curre, tout le contraire de
la petite créature désséchée pour qui je l'avais
prise, présidait était une grande femme
statuesque, à épaules larges, marchant à
longues enjambées, parlant haut, tout à
fait du genre que l'[o] o n appelait[flèche] dans le milieu , je crois me le
rappeler, dans le milieu
, a horse woman,
non, [p] g rands dieux, ! parce qu'ell[e] ressemblait
à un cheval, mais parce qu'ell vivait
pour ainsi dans l[es] a compagnie de s chevaux
au temps autant pour l[e] moins que celle des d'êtres
humains, et les aimant probablement
mieux aussi
. Elle assistait à toutes
les chasses à courre de la région, en
donnait fréquemment, et m'entraîna nt à
l'une d'elles afin, dit-elle, que
je puiss[e] un jour raconter , d[e] retour au
Canada
, raconter comment elle se passait, , . et Je
possèd[e] toujours, parmi mes photos souvenirs d[e] [ce] temp-là,

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une petite photo représentant la meute, les
cavaliers, le sonneur
les serviteurs avec
leur plateau apportant l[e] verr[e] à boire avant
le départ, aux invités en selle, tout cela inscrit s s ur le côté Versailles
du château.


Comment j'étais tombée dans ce milieu , un
soir, à dîner, comme alors que les deux écrivai i ns invités ,
qui se disaient disant amis de Chesterton et l'appelaient l'appelant
K.C. G.K. ,
causaient avec la poétesse aux
cheveux teint mauve pâle, me parut
soudain si surprenant que je pense avoir , en
eprit quitté les lieux complètement , en esprit , pendant
plusieurs minutes
. Souvent ma propre vie
m'a étonnée — et à qui donc au fond sa
propre vie ne parait pas la plus étonnante
de toutes! — mais ce soir-là, elle me
confondit. J'eus l'impression d'être en
dehors d[e] moi, à quelques pas en arrière,
à de me voir assise au milieu de ce beau monde
et de n'en pouvoir croire mes yeux. Quelque
chose d'ahuri dut s[e] faire jour sur mon visage
car Lady Curre, coup[ai] an t soudain la parole aux
à la poétesse, me lança assez fort, de son
bout d[e] table éloigné :
— Child! Lost again in your reverie !
A penny for your thoughts.


J'aimais l'expression qu[e] m'adressait
m'avait souvent adressée à
E sther quand ell[e]
me voyait perdue dans «the stories of that
wandering mind ». Je ne p[u]s m'empêcher
de faire un sourire à Lady Curre, même s'il
était un peu desemparé. J[e] crus comprendre
qu'elle n'etait pas si épeurante qu'elle pouvait
en avoir l'air et qu'à cette femme personne
n'avait peut-être jamais parlé langage humain.

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Pour ses serviteurs, elle [é] é tait mylady et ils
ne lui parlaient qu[e] sur un ton
d'obs[è]quiosi i t é cherchant à avoi[r] l'ai[r] affranchi.
Ses convives pique-assiettes qu'ell[e] gardai i t
parfois longtemps faute de mieux , lui
donnaient [d]es « dear Geneva » à tour de
bras qu'elle accusait, j'avais remarqué, ,
d'un léger froncement de sourcils. Je ne
sais ce qui m'amena à lui avouer
ce qu[e] j'avais vraiment ressenti.


— Je me suis vue, lui dis-je,
ici, comme du lointain d[e] ma vie ,
depuis ma petite rue d'un[e] petite
ville des plaines de l'Ouest Canadien, et
la vérité est que je n'arrivais pas à me
croire chez vous, lady Curre. Eh je n'en suis même pas encore sûre.


Elle sourit et dit aux autres qu'ell
entendait enfin sous son toit une
parole qui n'était pas j j uste du chit chat chit-chat
et que j'avais dit vrai [flèche] juste , personne au
fond ne croyant vraie sa propre vie.
It always seems a lie to one, if one
is clear-minded enough to to look
it in the face. The fact is, nobody
knows how one we he he or she showed live his life .


Elle [s]'attacha tellement à moi à partir
dès de ce soir-la
que je pris peur, car elle
parla de me garder, ma semaine finie,
pour un bal l qu'ell[e] donnerait dans
une dizaine de jours et où je pourrais
rencontrer un la jeunesse agréable du pays .
Je me dis attendue à Londres sans faute
dans le Dorset
pour la semaine qui venait, ce
qui d'ailleurs était l[a] stricte vérité.


Avant de quitter, j'avais envoyé

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la femme de chambre, un[e] jeune a A llemande
qui s' ' ' occupait de moi, dé é poser avec mon
Thank you note un petit cadeau d'adieu
dans la chambre d[e] Lady Curre. A Cadogan
Garden, Lady Frances m'avait gentiment fait
comprendre que je serais bien vue si j 'apportais
je laissais , , de laisser, en partant à guise de gratitude, un petit rien
à qui m'avait [inv] invitée , . Pas grand chose
un petit rien un petit rien
en guise de
gratitude, n'import[e] quoi faisant l'affaire, c'était
l'[i] i ntention qui comptait. J'avais erré[e] erré
des heures chez Harrod's à la recherche
d'un c[a] a deau de deux dollars ou plus et
qui ne ferait pas trop mesquin. J'avais fini
par acheter un brin de muguet fait main
à porter au revers d'un tailleur ou
comm[e] fleur de corsage. D'un peu loin, cela il
pouvait avoir l'a[ir] d[e] e muguet vivant. Je
l'avais trouvé, ma foi [s] , assez beau, et l'avait
fais emballer dans une jolie gentille boîte. Mais
depuis le moment où j'avais enfin fait connaissance
avec mon hôtesse à allure de cavalière, je doutai
fort qu e 'ell[e] pût être entichée d[e] mon présent.


Je devais donc avoir la su[r] c c hoir presque
de surpris[e]
lorsque, de retour à Londres, j'y
trouvai e rais [flèche] , m'attendant,
un[e] dett[e] de Lady Curre dans
laquelle
, en lettre hautes de la moîtié d'une six pouces ,
pag[e] au moins
, elle m[e] remerciait infiniment
de mon charmant cadeau, disant qu'ell l[e] garderait
précieusement et le chérirait toute sa vie, car
as the one and only gift of the kind — so
sweet of you, child! — that I have ever been
presented with.


Je crus quelqu[e] temps qu'ell[e] se moquait
peut-être [p] u n peu de moi, ou encore enfilait

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des mots, n'importe lesquels, à mon intention,
pour en remplir une feuille de son beau
papier gris perle, mais, petit à petit,
j'en suis venue à me demander
si, tout compte fait, elle n'était pas contente, en en [illis.] quelque
qui sait, ravie peut-être , sorte enchantée d'avoir reçu
pour au moins une fois dans sa vie ,
des
fleurs qui n'étaient pas vraies.


« Only a n [illis.] imginative girl like you, disait-elle,
would have thought ['] ['] of such [a] a gift. »


Pour me rendre d[e] chepstow en
Dorset, il aurait été preque plus simple d
retourner à Londres et d'y prendre un
train en direct pour Weymouth [ou] quelque
ville du Sud. Mais je préferai voyager
across country, toujours encombrée d[e]
ma malle, changeant de train en des petites
gares perdues, perdant du temps [à] e n chacune
à attendre [m] f [illis.]
l[a] correspondance, mais j'obtins
ainsi un aperçu de l'Angleterre profond d é ment
rurale qu[e] je ne voudrais pour rien au
monde n'aurais jamais connu e autrement
,
et je gard[e] malgré tout un souvenir
[é]merveillé de cet ahurissant voyage.


Conduite par son chauffeur — qui était
aussi l[e] jardinier et homme à tout faire —
mon hôtesse m'attendait à la gare d[e]
Bridgeport. Bridport. C'était une vieille petite
femme en gr[o] o s souliers plats[flèche] de marche , habi i llée
de gros tweed informe , l[e] vi i sage plein
de verrures et portant un énorme
chapeau de plu peluche enfoncé jusqu'aux

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oreilles. Elle me parut si laide, si mal fagotée
que je me disais tout en roulant en
silence, assise auprès d'elle, dans l[e] fond[flèche] de la voiture : « Ce
n'est pas possible, je n[e] pourrai jamais
faire la semaine en compagnie de cette personne »[.]
Mais comme [e]ll[e] levait [u]n peu le visage sous le bord
son vaste chapeau
, j'aperçu[s] son regard
et je fus si frappée par la bonté, la [grâce] grâce
souriante, la finesse et l'intelligence
qui se s'en dégageaient que [c] j e [s] c e[s] s sai tout net d[e]
l'[illis.] trouv[é]e r laide.


D'origine anglaise, elle avait été elevée
en Australie, son père av[ait] y ayant fait
fortune
dans l'élevage des moutons. A sa
mort, elle était revenue s'établir en
Angleterre et avait choisi le Dorset sans tout
aucune d'autre raison au fond que bonnement parce qu'elle
avait pu
s'y acheter un cottage chez y
y trouv[é] e r , offert en vente, un vieux cottage élizabéthain
tel qu'elle [e]n avait toujours toute sa vie souhaité avoir un,
de pur style élizabéthain.
Avec l'aide
seulement d'une cuisinière et d[e] son
jardinier-chauffeur, elle menait une
vie paisible, recevant d[e] temps à autre
quelques invités comm[e] moi pour l'égayer
et aussi pour faire sa part dan[s] l'édification
d'un bon esprit d'empire[.] sentiment à travers l'Empire.


Voilà à peu près ce qu'elle me ra


Comme nous roulions ver[s] s
Matravers Cot t tage, c'est à peu près ce que
me raconta Miss Shaw, tout en
m'appelant de temp[s] à autre « my lamb », ce e
que me je pensais [flèche] d'abord
être une pure habitude être pure habitude
d[e] s[a] a part, , [a]ssez naturelle^ d'ailleurs pour un[e]
personne qui avait été élevée parmi les moutons.

Image


Mais bientôt je sa[isi]s que c'était plutôt
chez elle un terme affectueux qu'elle
rempla[ç]a d'ailleurs bientôt, à mon usage,
par l'expression «my niece, celles de
ses lambs qu'elle aimait le mieux
devenant de la famill[e], m'expliquant
m'expliqua-t-elle
, car d[é]cidement
la sienne propre ne suffisait pas faisait pas le poids , ne [s] s e
comptant ramenant en tout tout et pour tout tout
qu'une qu'à une
s[e]ule vraie nièce.


Et telle qu'elle , comme sa nièce, , e lle m[e] présenta au
pasteur, au squire, au village squire du
village
, à celui de s hautes terres que nous
l'on croisa avons croisé à cheval, ,
partout où elle
me mena me faire voir et entendre.


Nous arrivâmes au plus charmant
cottage que je pens[e] avoir vu en
Angleterre. C'est une des rares
habitations, av[ec] ec peut-être un mas
à g[r]osses s tuiles rousses au bas des
Antiques près de Saint-Remy-en-Provence,
un[e] autre vieill[e] maison, , cett[e] fois, , en Gaspésie où je m'imaginai, dès en les apercevant, que
je pourrais y vivre toute ma vie sans
désir [d'] d' aller nulle part ailleurs jamais chercher
le bonheur. mieux ailleur[s.] s.


D[e] proportions harmonieuses, en
pierre grise très [d] adoucie
par le temps,
la pluie, l l es s vents, coupé s à intervalles
parfaits de fenêtres à croisillons qu' encadr[és] ai t
d' un trait
blanc, il s'élevait sur l'herbe
un peu rude d' une sorte de plate-form[e] naturelle pour
dominer une échappée de downs
peut-être plus beaux encore que ceux
d'Upshire car, tout au bout, on
apercevait le fil brillant de la mer qui

Image


étincel ante qui étincelait étincelait au soleil au soleil . J'ai même parfois
cru l'entendre battre là-bas le rivage
d'où était [illis.]en[illis.]é d'où Stevenson aurait
situé le départ fait partir le voilier
à la
recherche de l'Ile au Trésor.


Ma chambre était magnifique,
spacieuse, mais pas trop. De la fenêtre à
croi[s] s illons et doubles battants, je découvris
une immensité de vagues t t errestres atteignant
cette fois, à vue d'oeil, les vagues océanes.
Je me couchai pour la première fois de
ma vie dans des draps de lin. La
cuisinière-femme-de-chambre y avait
déposé une bouillotte ancienne en gr[é] è s
enveloppée d'un petit manteau de laine pour
qu'elle n[e] m[e] brûle pas les pieds. Miss Shaw,
accompagnée de son scotch terrier au regard,
derrière tout son poil, , assez semblable en finesse presque aussi fin
qu à e celui de sa maîtresse
, vint voir s'il n[e]
me manquait rien. Elle m[e] tir[a]
attira mon attention sur une jolie boite
en fer blanc disposée sur la table de
chevet. Que A combien d'oasis heureuses j'ai donc [illis.] suis-je
[eues] eues donc arrivée au long de ma vie ,
dont il me
semble aujourd'hui que je n'avais qu' à marcher
vers elles pour au-devant de moi pour
avec confiances pour y être recueillie et abreuvée !
les découvrir à [illis.] l'horizon et m'y sentir aussitôt à l'aise.


Miss Shaw tenait absolument à ce
qu[e] je voie Bath, la vill[e] d'eau célèbre au
« temps du R é gent, bien qu[e] ne fût pas
du tout la saison propice. Peut-être tenait-ell[e]
ell[e]-même beaucoup à revoir un
endroit où ell[e] avait peut-être été dans sa jeunesse [illis.]

Image


Toujours est-il que nous voilà en route, ,
un beau matin, conduites par Jeremiah
qui s'occupait^ enco aussi de nous trouver nos
chambres d'hôtel, d[e] poster nos
cartes postales et d[e] nous prodiguer mill[e] soins.
De Bath, nous avons poussé une pointe
jusqu'à Bristol où Miss Shaw avait
un[e] amie qu'ell[e] tenait à saluer et qui
nous garda à coucher. En face, c'était l[e]
pay[s] d[e] Galles qu[e] Miss Shaw me
surprit à tâcher d'aperc c evoir au loin
avec une certaine envie d'y
aller sans doute, car elle me dit que ce
serait pour la prochaine fois.


Au retrour, elle m demanda si
je préferais rentrer par le chemin d[e] la
côte ou par les lande[s] s . J'avais déjà
fait un[e] bonne partie d[e] la cô ô te lors
de mon voyage avec David d et sa mère si
critiqueuse. J'optai pour les landes.
Nous avons fait un long dé é tour pour
rattraper Broadmoor puis Ex x moor.
Ces étendues sauvages à herbe longue rude ,
sans habitatins, sans cultures, hantées
par un vent fou sous d'immenses
ciels tourmenté[es] s me soulevai i ent
d'exaltation. D'où vient qu[e] de stériles
paysages, nus et poignants, me
rendent tout à coup à une sorte de liberté libération, ,
comm[e] en demanderait un[e] créature captive,
qu'ils délivrent un moi quelque
part partie de l'être long longtemps enfermé
élan d[e] [illis.] retenu ?
Il en fut ainsi en
Bretagne à la vue des landes de Lanvaux
que je m'imaginai ne vouloir jamais

Image


quitter, restant à contempler sans fin d[a]
leur désolation
dans une fascination
sans fin. De même Egalement , quand,
du col de Vence, je découvris l'étendue
d'herbe sifflante livrée au vent des
hauteurs et qu'habitent seulement seuls des
blocs de pierre noire dressés dans
des poses les plus énigmatiques.
Et pourquoi ces [faste] ^ paysages comme malheureux m'ont-ils
été presqu[e] toujours plus consolants que ceux
que l'on dit riants, harmonieux ou
enchanteurs? Miss Shaw, élevée dans
de sauvages régions de l'Australie,
semblait en tout cas comprendre mes
go û ts et les approuver. Que de fois,
en cours de route, , av[a] a nt même que je
le lui demand[e], ell[e] pria Jeremiah d e ' arrêter
[illis.] la voiture pour me permettre d'aller
marcher seule, par quelque sentier
dans les r[o] o nces, vers un horizon poignant.


A peine de retour à Matravers, ell[e]
me mena voir l' ce qui restait de par l'ancienn[e]
voix romaine ainsi qu[e] voir la [voir] ville de Dorchester , la e sanglant
juge Jeffrey ville du sanglant Judge Geoffrey qui
avait envoyé des millier[s] de gens , disait-elle, des gens par milliers envoya des gens par milliers au gibet.
des gens au gibet aux gallow s . A propos de chaque
en
Nous sommes passées revenues par la jolie
ville de Weymouth. [A] D e chaqu[e] endroit
A propos de chaque endroit, elle Miss Shaw
avait
quelqu[e] histoire [illis.] à m[e] raconter qui ne
m[e] paraissait pas très exacte. N'importe !
Je regardais s'animer, pour m[e] faire
plaisir, cette vieille dame qui m'avait
paru si laide à mon arrivée e et qu'à présent
j'en [e]tais venu[e] à trouver belle avec ses

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yeux pétillants de la joie qu'elle éprouvait
à avoir auprès d'elles quelqu'un d[e] jeune
à travers de jeune à travers qui retrouver
l'enthousiasme
de sa propre jeunesse .
« T hose half dead old sou ls, disait-ell[e]
de plusieurs d[e] [s] s es voisins pourtant plus
jeunes qu'elle l[a] plupart, ils ne vibrent
plus à rien, ne lisent rien, ne sentent
plus rien. »


Voyant que je me plaisais à errer
par les downs, ell[e] finit par me laisser
partir seule, le matin, avec des sandwiches
pour l[e] lunch, mais à deux conditions :
je devais être d[e] retour sans faute pour
le thé sans une minute de retard pour
le thé ; car le thé pris seul était d'une
tristesse incommensurable ;
je devais
aussi me munir d'une canne en
guise d'arme d[e] e é fense [si] p our le cas où
je ferais une mauvaise rencontre.
Elle m[e] montra même comment m'y prendre —
elle l'avait appris jeune dans les [illis.]
d'Australie dans l[e] [ur] le ranch isolé,
en Australie —
pour avoir raison d'un assaillant
en lui en lui ass[é]nant un coup sec
sur la tempe.


J[e] pense avoir été fidèlement de retour
pour l[e] thé qu'ell[e] aurait été éprouvé trop
d[e] désolation à prendre seule. Quant à
la canne, à peine é tais-je hors d[e] la
vu[e] d[e] Miss Shaw, , que je l'y l' e e nfoui i ssais, au bout d'une
haie, , que je l'y l' e e nfoui i ssais,
pour
la reprendr[e] au retour . [et] e E t je m' app[uy] ant er appuyais
lourdement
sur ell[e] à chaqu[e] pas si je
voyais apparaître à la fenêtre [illis.]
l[e] visage d[e] mon hôtesse Miss Shaw.

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à une fenêtre et e E lle , alors, en m'ouvrant la en se portant à ma
porte me f[él]icitait chaleureusement
rencontre, se montrait réjouie. e t m[e] félicitait:

— Rien comme une canne, hein, pour
aider ^ la marche en terrain raboteux ! Good girl !
Good girl !


En En re re tour d'une si généreuse hospitalité,
qu e m[e] demandai-ell[e] demandait la vieil[e]
demoisell[e]
sinon d[e] l'é é couter me raconter les
heure[s] glori i euses d[e] sa j j euness quand elle
ac[c] c omplissait vingt mille[s] d'un[e] trait[e] e à cheval, pour
jusqu' se rendre à l[a] ferm[e] voisine, ?
Elle aimait bien aussi
que je l[a] fas s se rire en imitant, avec mon
accent déjà curieux l[e] curieux ac ac cent des
gens du pays. « Give me a lift lilt out of your
youth , disait-ell[e], you have some to spare ... »
C'est d'ell[e] en partie qu[e] j'ai appris comme
nous sommes nécessaires les unes aux autres,
les vieilles âmes qu[e] l[a] jeuness[e] autour d'eux
consolent de la pe e rt[e] [e] de leurs années ardentes,
les âmes jeunes qui [à] s ' effraient moins
de l[a] vieillesse sse lorsqu'ils la voient encore
capables de s'émerveiller et d[e] e s[e] s r éjouir à leur vue.


Miss Shaw aimait bien aussi, après le
plantureux dîner, faire [flèche] que je fasse avec ell[e] un[e] partie d'australien
rummy
qu'ell[e] m'avait enseigné. Nous
tirions l[a] carte à table presqu[e] dans les
flammes du [fo] fo yer, , l[e] petit scotch-terrier
ve e nait an t s'y installer le nez presqu[e] collé au
feu, ,
c[e] qui était mauvais pour [illis.] ses yeux , , disait sa
maîtresse, , mais il n'y avait pas moyen d[e] l[e]
chasser, la vue des flammes l[e] fascinait
lui aussi, et nous commencions notre partie. .

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À laque presque laquell[e] presque
chaqu[e] fois je battais Miss Shaw
sans peine. Presque chaque soir je
battais Miss Shaw et elle se fâchait.
May you be thoroughly bedeviled ,
m[e] lançait-elle.


Dans ses brousses australiennes, si
elle y avait appris beaucoup sur la
nature elle-même et sur cell[e] des hommes,
ell[e] avait par ailleurs [ac]quis [illis.] [illis.] [eilles] des
habitudes de langage et de comp franc -
parler qui la singularisait e nt dans la
bonne société de Dorset où on avait peut-etre
mis quelqu[e] temps à l'accepter quelque
peu dans son milieu du Dorset assez
guindé précieux .
De sous l[a] a jupe d[e] e sa maîtresse,
le scotch-terrier grondait aussi au[x] , à sa
manière ,
comme s'il m'en voulait
de d l 'av[oir] oi r battu e sa maîtresse aux cartes.


C'était là presque l'unique ombre
au tableau de bonne [e] e ntent[e] e qu[e] nous
formions, Miss Shaw et moi, dans
notr[e] e habitation isolée au milieu des downs.
qu[illis.] qu'[e]ntourait et
. Le petit chien
é baratif ne me disait ni bonjour ni
bonsoir. Si je l'invitais à l[a] promenade
avec moi, , qu'il ado o rait pourtant, il
secouait rageusement la tête avec un
air de dire : « Tie e ns tes distances si tu
veux qu[e] je garde les miennes. » J'étais
d'autant plus affectée par ces manières
bourrues que Miss Shaw l[e] dé é clarait
le meilleur juge des humains qu'ell[e]
eût jamais connu
. « Jamais, me
disait-elle, il s'est trompé. Quand est venu

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ici quelqu'un à qui il a refusé de donner
la patte, je peux [sû] êtr e sûr que je j'en
apprendreai de belle sur cette personne
un jour ou l'autre. J'ai ainsi d d é é couver r t
[l] b ien de f f aux amis. Par ailleurs, s'il fait
bon visage à l'invité sous mon toit,
je peux dormir tranquille. Je sais que
j'ai affaire à quelqu'un de franc et
d'honnête. »
— C[e] qui n'est p[a] a s de bon augure pour
moi, s[illis.] ai-je protesté.

— Ah, mais Alex Alec est loin d'avoir dit son
dernier mot sur vous. Il lui arrive Il
prend son temps, pour juger
. Il met [pl] pl us
d[e] temp[s] à former son opinion sur certaines gens
qu[e]  sur d'autres. C'est qu'il a affaire à
quelqu'un d[e] très particulier
. En outre, il ne
faut pas l'oublier, Alex Alec est un s S cotchman.
H e is dour . by nature . A and cautious .
A ll this time , he is studying you de e epl y,
d on't you doubt it .


Ce qui me mettait encor[e] plus mal à
l'aise vis-à-vis l[e] scotch-terri[er] er que
j'avais r[e] e baptisé Alex Alec -the-intellectual, à
la joie de sa ma î tresse.
— C'est justement ce qu'il est, dit-ell[e].
Un intellectuel ! Je ch[er] er chais depuis longtemps
le qualificatif qui lui conviendrait[,] et t voici que
vous l'avez trouvé. Viens près d[e] moi, Alex Alec -the-
intellectual!


Vers neuf heures, neuf heures et demie[,] a u
plus tard, [l] M iss Shaw, toute somnol[e] e nte somnolente,
se retirait. J'ignorais alors l'[â]ge qu' son â â ge. .
[P] P lus tard, j'ai su qu'elle devait alors être avoir
près d[e] quatre-vingt sept ans. Ell[e] disait :

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« Allons, viens, mon vieux [al] A le x — lui aussi
lui aussi étant très âgé.


« Allons, viens, mon vieux Alex, nous
avons de l'âge tous deux, c'est l[e] temps
d'aller vous choucher. »


A mi-chemin dans l'escalier, elle
s'arrêtait pour me regarder pelotonnée
dans un fauteuil avec un livr[e] q[ue]
je venais de prendre dans un rayon der[r] à côté de moi.
Elle possédait la plus extraordinaire collection
de livres traitant des plus grande[s] affaires
criminelles de tout temps et en tout pays.
En ayant comm[e] e ncé la lecture, j'étais tellement
empoignée prise que j'avais pre e sque hâte de voir
Miss Shaw se retirer pour me plonger dans
cette atmosphère d'horreur qui me
tenait en haleine.


Miss Shaw s e 'en doutait et m'en
voulait un peu, tout en comprenant [illis.] m on
engouement, car elle avait dû l[illis.] i re
la collect t ion, ayant pris la peine de
la rapporter [flèche] entière, entière entière, trente volumes reliés ,
[à] couverture rou[g]e et d'Australie, trent e
volumes en tout tranches sur or dorés sur tranches , à épaisse couverture
[?] rouge.


C'était l'heure où le vent des
downs et le vent de la mer se rencontraient
sur notre pi i ton isol[é] pour se livrer un combat
morte[l] rugissant.


Miss Shaw l'é é [c]ou[t]ait, la un un main sur
l[a] rampe de l'escalier.
— J'ai habité trente dix maisons en ma
vie, presque toute isolées, m[e] confiait-ell[e].
Et c'est la seule où les [v]ents accourent

Image


se jeter contre elle de tous les côtés à la foi. Il y
à la un mystère insondable. Le malheur
[a] s û rement habité un jour cette vieill[e] maison au
cours d[e] ses quatre cents ans d'existence. Savez-vous,
je n[e] serais pas surprise qu'ell[e] re e cèle un squelette
quelque part entre ses mure épais.


Je comprenais bien qu'elle en remettait
avec l'idée de me faire quitter mon livre
et monter me réfugier avec ell[e] à l'étage.
Mais ce vent de malédiction ajoutait au
bien[-] [-] ê ê tre que j'éprouvais à lire ma
sinistre histoire auprès d'un feu qui
p[é]tillait doucement.


Alors elle me jetait, comme [e] e n ana a th è me,
du haut des marches :
May you [b] b e thoroughly frightene d.
Shaken to the bones . ! Shaken to the bones !


Bien des heures après qu'elle m'eut
quittée, al[o] un soir , alors que je
m'étais laissée emporter à lire jusqu'au
milieu d[e] la nuit, je crus ent t endre un
léger bruit. . Une seconde plus tard, je
sentis une langue douc[e] me lécher la main.
Alex Alec -the-intellectual, à travers les poils
d[e] son visage, me considérait d'un air
d[e] bonté, de douceur, d'infinie affection, mais
aussi avec un[e] certaine mal l i i [c][e] e très fine
comme s'il eû û t cherché à m[e] faire entendre :
« Il n[e] faut pas le lui dire. Elle veut être
la seule aimée d[e] moi. Ell[e] n'a pas
beaucoup d'autres amis, au fond. Eh c'est
aussi que je l'aime trop moi-même pour l[ui] risquer

Image


de lui faire un peu de peine. » Veux-tu la
moindre peine
. » Et il appuya son
museau sur mes genoux avec confiance
pendant que je flattais son front,
en essayant d'en b[a]nir les soucis.


Mon i[nv] invitation

es s pace


Ma semain


Mon invitation


Ma semaine terminée, Miss ss
Shaw m'en avait accordée une autre,
puis et , , celle-ci à peine achevée entamée , ,
m'offrait
de rester ju u squ'à la fin du mois. Cette
fois il m'apparut que je ne devais
pas abuser d'une hospi i t t alité si large
et qu[e] d'ailleurs il était temps pour
moi de rentrer à Londres. Pourquoi ?
Personne au fond n[e] m'y attendait.
J'en avais pl[u][illis.] même peur, co o mme
si l'ennui, le chagrin qu[e] j'y avais
connus, n'attendaient que mon
retour pour se jeter d[e] nouveau sur
moi, alors que j'étais ici à l'abri tant
que je resterais
à Matravers Cottage, et
même, en quelqu[e] sorte, heureuse. Ce qui
m'a a , en fait, à mon sujet, causé le
plus d'étonnement, c'est peut-être que,
en dépit de ce fond de détresse qui
n[e] m'a toujours habitée guère quitt[ée] ,
j'ai si souvent
pu être heureuse et laisser penser à
beaucoup que[illis.] que que j'étais, qu[e]
j[e] suis , d'un[e] nature gaie et rieuse —
et sans doute ai-je été ainsi, entre
ces au milieu de m ême de la au-delà
d'une tristesse qui parfois souvent alors se laissait un moment
oublier.

Image


Il se passa avant mon départ une petite scène
qu[e] je donnerais cher pour qu'elle n'eû û t pas eu
lieu, encor[e] qu'ell[e] m'ait laissé un souvenir
attendrissant. L'intellectuel The intellectual et moi avions bien
observé nos conventions, moi ne le flattant jamais
et lui poussant la com[illis.] [illis.] [d][illis.] son rôle jusqu'à pré é tendre
gronder à mon passage .


Pourtant, quand ma mall[e] et ma
valise furent descendues au bas d[e] l'escalier par
Jeremi[a]h, et qu' il me vit moi-même de e scendre[,] d ans
mon manteau sur les épaules da[n]s il pe[r] r dit il perdit
soudain
tout contrôle sur lui-même. Il se
jeta à me[s] pieds qu'il embrassa, il pleurait
d'un chagrin essaya e e ssay[ai]t ait de grimper
à mes
genoux, , il pleurait d'un chagrin comme
inconsolable , et j[e] croyais entendre dans à travers ses
pleurs l l a plainte : « Qu'est-ce qu'[o]n va devenir,
moi et ma vieille maîtresse, tous deux bien
vieux et seul[s] en cett[e] maison que pour
vivre tout[e] et seuls
dans cett[e] maison exposée
à tous les [v]ents ? ? » J'aurais voulu l[e]
consoler et n[e] l'osais pas. .


Soudain j J e rencontrai l[e] regard d[e] Miss
Shaw. Il disait exprima a it un[e] sorte d[e]
satisfaction de e s[e] e voir confirmer par The Intellectual
qu'elle avait en moi eu raison de
placer sa confiance en moi. Il disait
aussi l[a] peine de la st t upéfaction et la peine qu'ont d[e] voir
partagé é e avec un[e] autre le sentiment que
son petit chien n'eût dû éprouver que
pour elle.


A la fin, elle prit l[e] parti d[e] rire
d[e] tout cel[a], quoiqu[e] peut-être pas d'un
coeur entier r [:] :
Il nous a joué le tour,[flèche] il nous a bien eues, ce petit Ecossais

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du diable !

Chapitre XVI


Rentrée à chiswick, , ce fut pire encore
que je ne m'y étais attendais . L[a] vue du
c iel, un aperçu de pays , le chant même
Tout m[e] manqua it

à la fois de ce qui
m'a toujours le plus aidée à supporter de vivre :
la vu u e e du ciel, , d'une é é tendue d[e] pays
ouvert, la [v]oix du [v]ent même triste
ou déchaîné . [flèche] qui hante les arbres. Une lourde profonde Ma mélancolie me revint
et s['] ' empara de moi dont rien ne semblait
pouvais me tirer. [T]ous mes efforts pour
en sortir bien plus profondement qu' ' avant.
Tous mes e e ffort[s] pour en sortir, mon
séjour à Itt tt on Court et chez Miss Shaw
ne [s] s emblaient aboutir avoir abouti qu'à me faire [me]
sentir plus dé é semparée que jamais.


Il pleuvait presque interminablement
en cette fin d[e] e novembre. Nous n'avons pas
vu l[e] ciel pendant deux semaines d'affilée.
J[e] n[e] pouvais plus aller m[e] promener me
consoler de l[a] vi[e] humaine dans mes
chers jardins de Kew [où] l'inouïe varieté
et beauté par auprès de l'inouïe
beauté et varieté
d[e] l'existence vegetale dans mon cher
jardin d[e] Ke e w. Il pleuvait, il pleuvait !
Je ne voyais presqu[e] plus Bohdan. Il est vrai
qu[e] j'étais allée me loger bien loin
d[e] mes amis. I[l] m[e] l[e] reprochait
lorsqu[e] nous nous rencontrions
encore quelquefois, à mi-chemin pour
ne pas trop l[e] retarder [qui] alor s q[ue] , , son violon sous

Image


l[e] bras, il était en route pour courait à une é é mission à l[a] B.B.C. BBC
ou à ^ courait à une [p]ratique avec l'orchestre
symphonique de Londres. Parfois, il prenait
le temps de m'inviter dans un A.B.C ABC au
passage pour prendre un[e] tasse de thé , et
il faisait d[e] son mieux pour m'encourager,
lui à qui, alors, il restait à peine deux ans
à vivre, et on eû û t dit qu'il en avait le
sentiment, l'air f[ié] vreux, agité, jamais , au
vrai , en re[pos] pos . De Stephen nous m'avions
aucune nouvelle. Bohdan pensait qu'il
devait être de retour dans ses parti en ses visites
clandestines
à des militants de pay[e]s pays voisins d[e]
l' Ukraine et qu' ' un jour il y laisserait sa peau.
Lui-même Ukrainien d'origine et fort attaché à la
culture de s ses aieux ancêtres , il n'é é tait que jugeait
d[é]rision à l'endroit du dérisoire le r[ê] ê ve ve
de la libération
d[e] e [se] ce pa[ys] par une poignée, m[e] disait-il l ,
d'exaltés. Après ces brèves rencontres, je
l[e] perdais de vue pendant des semaines.
J'avais retrouvé Phyllis, et nous sommes allées
quelquefois encore au theâtre ensemble. Que je
ne me souvienne plus des pièces qu[e] nous avons
vu[e] e s alors est bien révélateur en dit
long
sur l'é é tat d'esprit où je devais me être.
trou[v]er . être
. Il y a de p[ans] ans entiers de ma
vie qui ont ainsi dispar[u] u d[e] ma mémoire,
tout simplement, je suppos[e] parc[e] qu[e] moi-mêm[e]
étais alors comme disparu[e] e du monde.
J[e] n[e] e faisais plus qu[e] glisser à la surface
des choses, , n[e] retenant rien. Et pourtant
comme à Paris et à mon insu [e] , je devais
enregistrer certains moments d[e] cette partie d[e]
ma vie, car il m'en revient quelques-uns
parfois comme si j'étais all s'ils remontaient

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d'un rêve très profond. Mais Phyllis et
moi habitions chacune à une extrémité
opposée de Londres et, pour nous retrouver[flèche]
à Shaftesbury avenue au à Kensington,
il nous fallait compter, chacune, sur un
long
à mi chemin, il nous fallait
déjà compter chacune sur un interminabl[e]
trajet. Du reste, Phyllis était très prise
par se[s] s cour[s] s . Tenace, elle les les poursuivait
toujours au Guildhall
sans faire montre, je
crois bien[,] , de plus de talent. J[e] me suis
souvent demandée, après qu[e] j'ai cessé d'avoir
d[e] ses nouvelles, si elle était parvenue
malgré tout à faire car r rière, si on peut
appeler carrière une existence cons[a] a crée
à interpréter le genre d[e] petit[e] s rôles
ingrats qu'il faut bien que quelqu'un
joue encore
quoiqu'ils passent pour
ainsi dire inaperçus, et si Phyllis avait
conscience, , au bout de tout cela, d'avoir
en quelque sorte réalisé son but. Après tout,
pourquoi pas ? Il y a bien des écrivains
qui tout au long d[e] leur vie m'écrivent que
des livres médiocres d'une banalités.

Pourtant ils [yo] y ont peut-être mis
autant d'effort, autant d[e] persévérance que
d'autres à écrire leurs grandes oeuvres, et
c[e] e serait juste qu'ils re e ssentent un peu de
fierté é tout d[e] même de leurs livres leu[r] pauvre semblant
d' accomplissement.


Pour ma part, j'avais entendu parler
d'un théâtre expérimental non loin de
Chiswick où l'on garantissait aux
étudiants élèves [illis.] inscrits de petis rôles sous
l[a] direction d'un metteur en scène

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professionnel et l'apprentissage d'à peu près
tout ce que l'on peut apprendre acquerir en assistant aux
répétitions d'une pièce en chantier. C'était à peu
de choses près c[e] qu[e] j'aurais eu gr r atuitement
chez ces Pitoëff mais qu'ici l'on faisait
payer cher. Je ne tardai pas à m'apercevoir
que je m'étais fait
Je commis la b[ê]tise
de m'y inscrire et n[e] tardai pas à m'apercevoir
que je m'étais laissée exploite[r] r . Avec quelques
autres Canadiens dans le même cas, nous sommes
allés nous
Quelques autres Canadiens
dans l[e] même cas et moi-même sommes
allés ensemble nous plaindre à la Maison
du Canada et nous ous avons abtenu l[e] rembourse-
ment de l[a] moitié d[e] la somme payée à
cette supposée école d'art théâtral.


Je m'écrivais pour ainsi dire plus.
J[e] n[e] voyais même pas que j'aurais jamais
quelqu[e] chose à dire. Un seul ten[ac] ac e d é sir
persistait en moi à travers c[e] dernier mois
que je passai à Londres, et c'était d[e] retourner
à Upshire. Je savais que le cottage[flèche] en cette saison était
humide
et froid . en cette saison . Esther
m'avait dit y être enrhumée tout au
long d[e] l'hiver, n[e] parvenant pas à chauffer
l[a] maison. convenablement , et s
S on père était alors repris
à chaque automne[,] d'une bronchite par sa
vieill[e] [bron] bronchite qui s'ag[ar] s'agravai n t d'année en année.
N'importe ! J'étais incapable de me représenter
Century Cottage autrement qu'e e ntouré é d[e]
ses fleurs et face aux downs perpetuellement
ensoleillées. Et même s'il devait faire froid
et triste là-ba, j'aimai[s] cent fois y être
[avec] ceux que j'y serais mieux avec ceux qui
qu'au chaud relatif dans cette affreuse qu e

Image


[flèche] m'aimaient et que j'aimais que n'importe où ailleurs au monde. Je
finis par écrire à Esther leui demandant
si je pouvais venir passer quelques
semaines avec elle et son - chez elle
.


Deux jours plus tard, elle m'appela
au téléphone. Dans cette maison où j' où j' habitais
maintenant, je n'avais pas souvent
entendu quelqu'un me crier signifier crier d'en bas
que j'étais demandée au téléphone. Je
frémis d'angoisse comme si l'appel ne
pouvait signifier qu'une terrible nouvelle.
Je fus encore plus inquièt[e] e quand je
reconnus la voix d'Esther, elle qui
ne pouvait téléphoner que d[e]  la cabine publique
en face de la poste, et qui détestait détestant
tellement la chose
qu'elle ne s'y
résignait que dans les plu[s] s graves
circonstances. J[e] l'entendis comm e du
bout du monde, à cause d[e] l[a] résonnance
peut-être d[e] sa a voix dans la cabine fermée,
qui me disait :
— Très chèr[e], il n'y a rien au mond[e] que
j'aimerais mieux qu[e] d[e] vous recevoir, mais
la soeur d[e] Pèr[e], ma chère vieill[e] tant[e] d[e]
Malvern, est au plus mal. Nous partons
t ô t demain , matin , Pèr[e] et moi, pour
aller vers elle. J'ai hésité. Pè è re n'est pas
bien. Il to o usse beaucoup. Il fait mêm[e]
un peu d[e] fièvre l[e] soir. Mais il insiste
pour aller au secours de sa seule soeur soeur.[flèche]
qui lui reste au monde. C[e] serait trop
cruel d[e] l'en empêcher.
C'est l[a] seul[e] e
qui lui reste avec lui de toute l[a] leur famill[e].

Ils ont besoin l'un de l'autre à cette
heure.

Image


— Mais Esther, , ai-je protesté[,] , votre P è re est
trop fragile pour c[e] voyage, surt t out t par c[e] e temps
humide. Il arrivera aussi malade, que sa et
d[e] quel l secours pourra-t-il être ? sera-t-il alors ?

— Je l[e] e couvri i rai d[e] tant de laine, je veillerai
si bien sur lui qu'il ne prendra pas plus
froid en voyage qu'ici. De Tout[e] façon, c'est
un risque qu'il f[a] a ut courir. Père n[e] [illis.] [illis.] se
p[ar] ar donnerait jamais de n' ê tre pas allé e
là-bas
à à l'appel de sa soeur mourante.
Si elle devait mourir sans qu'il l'aie
revue, il mourrait lui-même de chagrin ne se le pardonnerait pas.
.


Qu'est-ce qui me prenait de lui
tenir tête alors qu'elle devait être toute
frissonnante de froid dans la cabine
glacée ?
Même si cela Mais Esther, , ne m'avez-vous
pas dit cent fois que nos â â mes immortelles
se rencontreront enfin dans le bonheur ine e ffable, , cett[e] e
vie terminée. Puisqu'ils se retrouverant
û rement, , Father Per r fect et sa chère vieille soeur, ,
pourquoi l l '[e] [e] xposer à la la fatigue, à l'émot t ion
d[u] voyage ? Il pourrait lui- - même en mourir.


Le silence dura alors si longtemps que,
tout apeurée, je me pris à l' appeler : Esther !
Esther !


J'entendis enfin sa douce voix m[e] e
répondre : reprocher :

— Certainement, nous nous retrouverons
dans la bonheur a a utour du Seigneur, notre
berger, nos peines oubliées
. Mais, il me
sembl[e] important Mais j'ai beaucoup
réfléchi
à tout ceci, sachez-le, Gabriell[e][,] , et il
m[e] semble important qu[e] les ê ê tres qui
s'aiment et vont ê ê tre séparés [illis.] se rencontrent

Image


un[e] fois encore en cette vie... avec avec toutes
leurs peines...

— Mais puisqu'elles seront effacées,
oubliées
à jamais, ainsi que vous disiez !..

Avec toutes leurs peines... avant de
partir ...


Elle répéta doucement avec une
infinie pitié :
— Avec toutes leurs peines... C'est important
[A]nd also to say good-bye
properly... on this earth.


Je remontai dans ma chambre,
et [flèche] sondai ces paroles >résonnaient à n'en plus qui n'en finissaient pas de
finir résonner dans ma tête . avec toutes leurs
p[ei]nes.
Je ne parvenais pas à les chasser.
Je n'y suis jamais parvenues. Elles m[e]
sont revenues reviennent
chaque fois qu'un ê ê tre
que j'aimais j'aime a été sur l[e] point de
va m'ê ê tre enlevé.


...nous rencontrer un[e] dernière fois
...en cett[e] vie... avec toutes nos peines...
et nous faire convenablement nos adieux...


Mais pourquoi, si ell[es] doivent
être effacées par l[e] bonheur final ? Peut-être,
alors, afin qu'il en reste trace quand même
quelqu[e] part
dans la conscience !


Je songeai à ma mère qui, a cette
heure même peut-être, la plume à la
main, [flèche] hésitait à tracer les mots qui
devaient l'o[bsé]der. Depuis l'affaire
de Munich ses lettres se faisaient pressantes.
E ll[e] croyait qu[e] la guerre éclaterait, que
je n[e] pourrais plus revenir,
cherchait les difficiles mots
qui, tout
en me laissant ma liberté, , me ramenerait ra
ramèneraient à l[a] maison. Depuis l'affaire de Munich,
je voyais bien qu'elle n'avait cessé de
craindre pour nous deux. Celle ne le disait pas

Image


en toutes lettre[s], mais il était évident qu'elle
elle croyait certainement
que l[a] guerre
allait éclater bientôt, que je serais peut-etre
empêchée de rentrer au pays, qu[e] nous ne
nous [re] r encontrerions pas une dernière fois,
elle et moi, avec toutes nos peines...
Finalement, maintenant, elle faisait
parfois allusion à son âge. et elle avait a[pp]aremment
plus de chagrin de cela que de toute[s] le [illis.] s peines [illis.]
[illis.] [illis.] elles-mêmes souffertes au cours de sa vie.


Finalement je tombai malade. Était-ce
de vraie maladie ou de renoncement à tout tant
d'efforts qui semblaient ne me mener null[e] part [?]
Sans doute des deux à la fois. Je faisais
un peu de fièvre le voir. J'avais surtout très
mal à la gorge.
Je ne sortais plus pour aller
manger dans les casse-croûte des environs,
et ma logeuse ne m'apportait pour ainsi
dire rien. Phyllis traversa a Londres maintes
fois pour m'apporter un grand pot d[e] bouillon , des
biscuits,
de e s fruits, des remèdes. J'aurais pu rire
parfois au spectacle de ma propre vie. Hier,
dans un château à me laisser dorloter par
une femme de chambre attachée à moi
presque exclusivement, qui faisait couler
l'eau d[e] mon bain, disposait ma robe
repassée pour le dîner ... et aujourd'hui abondonné[e]
à moi-même dans une chambre
glaciale.


Phyllis insista pour qu[e] je me consulte
laisse voir par un médecin
. Je finis par
céder, à bout de résistance. C'est ell[e], je
crois, qui prit le rendez-vous. Connaissait-elle

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le so n nom en particulier parmi ceux des
cél[è]bres médecins de Harley street ? Je
n'[e] e n sais plus rien. Tout c[e] qu[e] je [illis.] m e
rappelle, , c'est qu'un beau jour je me
trouvai dans l[e] cabinet de consultation
d'un de ce[s] de s très s grande[s] spécialistes de Londres
en oto-rhino-laryngologie. Il m'exami i na
longuement la gorge, l'arrière-gorge et les
? sinus comme on [le] le faisait alors au
? ? miroir grossissant de tête.


Il m'apprit que j'avais les muqueuses
très endommagées, les [s] s inus pro[p] proba-
blement infectés depuis longtemps, et il
me demanda avec une certaine sé v v é é rité é ,
comment j'avais pu déjà en venir là , , , déjà déjà , à
mon âge
. Je pensai aux à toutes aux ces chambres
glacées où j'avais dormi, à Cardinal
surtout l[e] surtout au village de à Cardinal
j où je
devais casser la glace de mon broc le
matin pour me laver, mais aussi
dans notre maison d[e] la rue Deschambault
au temps l[e] plus dur d[e] notre vie, quand
maman devait baisser le feu au
minimu[m] par des nuits de trente
degrés moins trente de e grés Fahrenheit.


Le grand homme d[e] [H] H arley street
me dit qu'il ne voulait pas m'alarmer
outre mesur[e] e , mais qu[e], si je n[e] faisais
pas attention, je me j'allais m[e] préparer
pour plus tard de bien vilains troubles
respiratoires . et


Que j'étais loin, ce jour-là,
encore à peu près indemne, de e prendre
son avertissement au sérieux et
d'imaginer que, des petits maux d'alors,

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découlerait la terrible malade qui me rattrapa enfin,
il y a six ans, et qui n'a cessé depuis lors de
m[e] faire souffrir. Souvent, quand elle m'éveille
la nuit, au bord d[e] l'étouffement, je me dis que
c'est d'elle que je mourrai sans doute comme en
est mort de l'asthme mon frère Joe et plus aussi
tard mon frère
Rodolphe. Et surtout, en me
rappelant sans cesse que je suis mortelle, c'est
ell[e] qui m'a poussée à écrire ce livre que
j'écris maintenant, elle en [flèche] tâchant plus qu[e] jamais
m'obligeant me qui m'a rév[è]le é nt bien tant des choses

que je n'avais pas vues avant, comme si
la vie menacée — mais quand donc ne
l'est-elle pas ? — projette une lumière qui
expose tout sur elle-même une lumière
qui l'expose de part en part.
— Mais encore, , poursuivit mon médecin
spécialiste, vous avez dû user impitoyablement
votre gorge. A quel genr[e] de travail vous êtes
vous donc livrée pour l'avoir si fatiquée ?


Je lui dis qu[e] j'avais été institutrice pendant
huit années. Il me fit un sourire où il y
— Ah, je vois ! fit-il avait de la compassion

et [illis.] davan tage , me sembla-t-il, de la satisfaction
d'avoir vu juste. Et par la suite, j'ai souvent
vu ce cu[ri] ri eux mélange d'expressions sur le
visage d e bien des médecins.
— Eh h oui, fit-il, huit années à parler
presque sans arrêt du matin au soir et sur
un ton , j'imagine,
presque toujours un peu
surelevé face à cause du bruit , souvent et , , j'imagine , aussi,
dans l'odeu[r] âcre de la poussière âcre
de la craie,
voilà qui est dur r à la gorge.


Evidemment, on écrivait beaucoup
au tableau noir au temps où je fus institutrice.

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Et maintenant, me demanda-t-il, quelles
sont vos activités à Londres ? Le climat, v v ou[s] s
ne l'ignorez pas, je suppose, est un des
plus mauvais au monde pour r les voi[es] es
respiratoires. Qu'est-ce que vous y a
amenée ?


J'avais l'i i mpression bizarre et
douloureuse, au fur et à mesure qu'il
m[e] questionnait, que toute ma vie
avait été une fausse route. J'avais
exercé le mauvais métier, j'étais
dans la mauvaise ville...


J[e] lui appris qu[e] j'y poursuivais
des études d'art dramatique.


Il tressaillit d'une sorte d'incrédulité,
mais, après m'avoir oir longuement regardé e ,
concé é da qu[e] j'étais peut-être douée
[d] p our le théâtre... d'une e cert t aine manière
mais si ...
— Vous n'aspirez pas, [illis.] fi t-il avec
brusquerie, à une carrière d'artiste, j'espère ?


Je lui dis qu[e] j'y avais peut-être un
peu pensé... de loin... sans savoir si je
le voulais vraiment.
— Abandonnez l'idée à tout jamais, dit-il
caté é goriquement. Votre gorge ne supporterait
pas ce métier. Votre voix vous manquerait en peu de temps.


Il chercha ensuite à adoucir ses propos,
m[e] croyant attristée par l[e] coup qu'il c[r] r oyait
peut-être m'avoir porté.


Or c'était tout le contraire. Ses
paroles m'avaient venaient de me soulagée r d'une de
l'indécision poid comme je ne l'avais été [d]'un [p]oids énorme [illis.] que dont je n'avais jamais [illis.] su tout à fait t
qu[e] je le portais. . depuis lon gtemps des années . .
Ainsi se fermait
devant moi pour s à jamais cette fausse

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route que je m'étais crue tenue obligée à p[a]r[illis.]
[à] d ' explorer
maintes et maintes fois après
pourtant qu'elle m' ' eut pour ainsi dire d'elle- même
rejetée indiqué
que je n'étais pas faite pour ell[e].
Il ne me restait donc plus maintenant que
[l]'autre, la plus au fond , la plus terrible, , . mais
du moins je cesserais .


Pendant que je la considerais en esprit, toujours
si vague encore à mes yeux
aprè è s de si nombreuses tentatives incursions , ,
le
m on médecin tentait à sa manière de me
venir en aide.
— Comptez-vous rentrer bientôt dans ce v otre
pays ? Le climat ici, je vous le répete, est des
plu[s] s néfastes pour vous.

— Bientôt sans doute, lui dis-je, car
je vais ê ê tre au bout de mon argent.

— En auriez-vous assez, me demanda-t-il,
pour aller avant^ passer quelques semaines dans un pays de soleil
[e]t de douceur? En Provence, par exemple ?


L'aimait-il lui-même pour l'avoir
vue ou en avoir seulement rêvé telle
au milieu
des océans de brume qui s'abattent
su[r] lesquelles qui enveloppent Londres quelquefois
qui assaillent sur Londres?
Il ne pouvait en tout cas
trouver mieux pour me repêcher au bord
de l'indifférence totale où je glissais que ce
rappel d'une attirance dat[an] an t venant de mon pour moi
de l' enfance
et de ma première lecture d[e] Daudet.
Il dut voir un éclair de vie s'allumer au
fond de mon regard qui avait obstinément
fixé le tapis pendant qu'il me parlait de
climat faste néfaste
et de métier qu[e] je
n'aurais pas dû exercer.
— Allez-y, m'encouragea-t-il. On
y vit presque pour rien. Vous vous y débrouillerez

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sans peine, j'en suis sû û r. Le soleil et la
joie de vivre de ce pays
vous guériront
mieux que e tous s les remèdes que je pourrais
vous présc c rire.


J[e] me retrouvai de e hor r s s dans un
bien curieux é é tat d' ' esprit. Ce que j'écrirais
plus tard Ce que je décrirais
Les
impre e ssions d'Alexandre Chenevert , que telles
que je les décrirais longtemps plus tard ,
à sa sortie
du cabinet de consultation[,] furent
exacte devaient être seraient exactement
celles
que j'éprouvai en quittant mon célèbre
médecin de Harley street. Il m'en
avait coûté une livre , une somme alors
énorme
pour moi — pour m'entendre
conseiller d'obéir à mon désir le plus cher.


Je courus à l'agence Cook. Ce
qu' ' il me restait à la banque — et cette
fois presque tout allait y passer —
suffisait à assurer mon trajet aller et retour ,
en troisième classe, de Londres à - Nice et un séjour de deux
semaines dans une pension de famill[e] à
Beaulieu-sur-mer. Pourquoi là ? Sans
doute parce qu[e] j'eus affaire à un employé
de l l 'agence très persuasif ou peut-être
aussi très obligeant
, comme c'était le cas
presque toujours, dans ce temps -là
, à l'agence Cook,
et qui avait lui-même, au cours d[e] vacances,
essayé é cette pension pas cher, et pouvai n t me
me la recommander en tout bonne foi
.


Au début de janvier 1939, je
partis avec ma malle garde-r r obe toujours,
et qui allait continuer, partout où j'irais,
à m'attirer toutes sortes d'ennui s , mais elle
avait trop partagé m[a] vie[flèche] en Europe — épreuves et

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Au début d[e] janvier 1939, je partis[,] accompagnée
de ma malle garde-robe qui allait encore
m'être sourc[e] [e] cause d'ennui [bien] plutôt plus qu'utile, mais
je n'arrivais pas à m[e] ré é soudre à m'en
départir, , sans dout[e] parc[e] qu'ell[e] m[e] paraissait
trop liée à mon sort, à^ à ses traverses et ses bonnes fortunes.
Deux employés l[a] a chargèrent dan[s] l[e] fourgon
à bagage. De m[a] a pla[ce] ce dan[s] l[e] train, je les
surveill[ais] é é troitement, , ayant toujours,
lorsqu[e] je voyageais avec elle, pris grand
soin de m'assurer qu'elle prenait le
même train suivait.


En début d'après-midi, je [p] m 'embarquai
pour la traversée Douvres-Calais. Temps
plus triste, gris et mouillé, on ne pouvait
ne n'aurait n'en saurait pas en imaginer
. A A plein ciel
tout brumeux
appelaient de[s] s mouettes,
comme elles avaient appelé lorsque
j'avais quitté les cô ô tes de France, un
peu plu[s] s d'un an auparavant, et leur
cri s'a[illis.]ait au [illis.] renforçait mon sentiment qu[e] j'avais
d[e] n'avoir pas avancé depuis d'un pas,[flèche]
d'en être toujours au même point à [illis.][rer]
d[onc] à la recherche d[e] je n[e] savais toujours
pas d' quoi d'en d' être toujours^ [encore] moi-même plongée
engagée dans une brume qui ne s[e] e levait pas .

[illis.] d'en être touj j ours d[illis.] , dans ma vie , comme en ce ce [illis.] jour désolé,
[me] à chercher [illis.] un chemin i[m]possible à travers le
[illis.] brouillard, la pluie et d'étranges cris étouffés
dont je n'arrivais pas à saisir d'où ils venaient
et contre quoi ils essayaient de me mettre
en garde.

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[illis.]

Chapitre XVII


La Manche était livrée à une de e s pires
tempêtes d[e] l'hiver. Notre petit navire
à fond pl[ond] était souleve montait sur à à la
crête d[e] monstrueuses vagues
qui
nous les laissaient choir brusquement
[c] c omme au plus profond de la mer,
[J]e n'ai jamais subi pareil t t angage
sauf peut-être en mer Egée, [alors] quand
l'on nous prit, que, du bateau de croisiè è re, on
nous prenait pour nous conduire
en de frêles caï ï ques , à travers contre les
vents
les plus tumult[u]eux x du monde,
à la a visite des îles De e los et Mikenos.
Mais c'étaient là de e s traversées de
dix à quinze minutes tandis que
celle d[e] Douvre-Calais au temps
dont je parle prenait deux [he] plus de
deux heures.


En un rien de temps, presque
tous furent malades, On voyait
les passagers pâlir, verdir, sortir
[p]récipitamment, la main à la
bouche, , d[e] la salle e à manger. Attenante
à cette salle e s'en trouvait une e
toute remplie de petits s lits de camp
qui on semblait e nt avoir été qu'on aurait [illis.] pu croire dressés
[en] dan s en prévision dans l'attente d'un[e] forte
tempête et d[e] nombreux cas de mal de mer . d'un [illis.] foudroyant mal de mer.

J'y fus bientôt moi-même ^ si allongée au milieu
d'êtres gémissants. Le petit b â teau craquait
de toutes parts. A ses plainte s se mêlait celle
des humains et celle cell tt e au[tr]e autre encore, du si halluci-
nante du vent p[r] [r] is dans le qu[i] err[e], errant captif dans les
coursives.

Image


Je me crus un moment enfermée
dans un[e] e de ces ces affreuses [coq]ues
d'autrefois qui mettaient d[es] mois s à
passer d'Europ[e] en Amérique, , une
immigrante hoquetant e , , soupirante,
qui n[e] verrait sans doute n'arriverait sans doute pas vivant e
au terme du voyage, et[flèche] je crus
entrevoir un peu j'entrevis enfin
un peu de quelle l 'inimaginable souffrance
s' s' était constitué notre pays, chaqu[e] u n chacun
de ses petit s poste s de la côte gagné sur la
côte sauvage l'effroyable la silencieuse immensité
silencieuse de côte et de forêt.


J'étais partie de Londres malade e
d'un e bronchite et sans doute déjà fiévreuse.
Une toux t[e] e nace, d[e] terribles naussées,
l'étau qui m'ense[r] r rait la tête, [lors] l'en semble
d[e] ces maux et peut-être plus encore
l[e] e sentiment
que j' é tais un être
incapable de me prendre en mains
achev[è]rent de m'abattre [illis.] [.] Benin il se
peut, le mal de mer n'en est pas moi i ns
celui [en] un mal
qui nous porte l[e] mieux à croire que
l'on va nous allons en mourir et presque en venir à le
souhaiter
. Je n'étais plus que morne
[ab] tachement. Pourtant, au fond d[e] cette
indifférence, je me rappell e avoir per ç u
avec tristesse qu[e] la vie ne serait donc
en fin d[e] compte qu'un gaspillage énorme d[e] rêves,
d'efforts, d'é é lans, d'espoirs. Qu'en aurait-il
été [de] moi, c[e] jour-là, m e l e suis-je
parfois demandé, s'il n[e] s'était subitement
trouvé quelqu'un , comme en tant d'autre
fois où j'en eus l[e] plus grand besoin, pour
me porter secours ? J'aurais tout aussi

Image 343 4


pu, j'imagine, me laisser ramener
en Angleterre par le même traversier o[ù]
y rester tant qu'on ne m'en eût pas
fait descendre d[e] force . A travers les
gémissements qui m'entouraient, une
voix calme me parvint :
— Allons ! Un petit effort. Avalez
une gorgée d[e] ce cognac. Vous allez voir[,] [,]
rine ne remet mieux l[e] coeur d'aplomb.


J'ouvris les yeux. Je distinguai
auprès d[e] moi la jeune fille avec qui dont
j'avais tout juste fait la connaissance,
sur l[e] pont, avant le départ.
Je l' l' avais entendue à quelqu[e] distance
parler avec un porteur et l'avait
identifi i ée, à son accent, co o mme [une]
d[ou][illis.]t[e] compatriote[flèche] d[e] la a ngu[e] e angl l aise,
, trè è s probablement
de Toronto. J[e] m'etais approchée l[a]
saluer. Nous avions échangé quelques
phrases. Elle m'avait appris son
nom que j'ai retenu san[s] peine, celui-là, ,
tellement je l[e] trouvai bizarre e : Ruby
Crank, ; qu'ell[e] était infirmière d[e] son
[illis.] tier, , et que venai n t d'achever
un stad g e
d[e] perfectionnement à Londres et elle
s'en allait pour l'heure s'en allait prendre
d[e] courtes vacances
sur la côte
d'Azur avant d[e] rentrer au pays. Nous
nous [é]tions ensuite quittées, ,
pour
aller chacune à ses affaires, , sur
un : — «Bye, bye now ! See you
later...»
qui aurait bien pu
n'avoir jamais de suite. Et voi i à
qu'ell[e] était près de moi à vouloir
me soigner de for[c] c e s'il l'eût fallu.

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Je ne pens s e pas lui avoir rendu l[a] tâche trop
difficile. Sans espoir comme je pensais me croyais
l'être
, je dus mettre ma confiance dans la
le vis jeune fille au [le] [b]on et rond visage pla a cide penché [sur] moi
et avalai tout ce qui m'était de la
jeune fille dénommée Ruby penchée sur moi et avalai
tout ce qu'elle me tendit. les remèdes qu'elle tenait à me faire prendre.


A peine un peu plus tard, à ce
qu'il me parû û t, elle me secouait pour
m[e] fai i re me lever. « Nous allons bientôt
débarquer, . m'annonça-t-elle.
La
traversée s'achève. Il faut [se] no us preparer. »
Je tentai d[e] me soulever mais la
tête me t t ourna et je retombai sur
le [p] m isérable petit lit que maintenant
je ne voulais plus quitter[flèche] pour rien au monde. . Ruby ouvrit
alors mon sac, y y trouva mon passeport.
Ell[e] se chargea d[e] me[s] s affaires en
plus d[e] e s siennes et, , tout en me
soulevant, parvint à m'entraîn[er] a
à passer l[a] a douane
. Curieusement,
[illis.] [illis.] en lieu au lieu et plac[e] de e tant d' mille autres
soucis
qui eussent pu alors
m'atteindre, l[e] seul qui parvenait se faisait
encore [à] jour jusqu'à mon esprit brouillé
était au avait trait
à pr opos sujet d[e] à m[a] mall[e] toujours encore, que e
je craignais encore un[e] fois de perdre. j'ai tant de fois craint perdre et qui [illis.] de tous mes entêtements
m'a été un de ceux certainement qui m'a causé l[e] plus d'ennuis.

J[e] parvins s à e e n dire quelques mots à Ruby.
Elle la récupéra, en trouva les clés, l'ouvrit
pour l'inspection.


Nos bagages chargés à bord
du train rapide pour Paris, nous sommes
partis dans l'après-midi en milieu
d'après-midi
mais il n'y avait déjà à peine
plus de j j our me semble-t-il m e rappeler.

Image


Il pleuvait à verse torre nt . D'innombrables
Des traînées d'eau
sillonnaient
les vitres qu[e]  l[a] venue subit rapide
de l[a] nuit,
en effacant der r r[iè] re elles
toute s trace [les] du paysage sombre, , rendit encor[e] plus
plus semblables navrantes
et
pareilles des flots de larmes.
Ruby m'avait fait prendre un
autre cachet et je m'endormis
contre son épaule contre comme
auprès de l'etre l[e] plus cher au monde.
que j'eus au monde.


Cette tendresse, ces bons soins, ces
marques de bonté qu[e] tant d[e] fois dans
ma vie je re ç us d[e] la part d'étrangers,
leur souvenir me cause toujours grand une poignante
émoi émotion , .
Il m'apporte un e confiance
renouvelée e dans l'être humain, [et] m ais
aussi m'apporte une douleur aussi .
Car je crois avoir
recueilli plus de marques d'affection[s]
d[e] pas s sants d'un jour, bien souvent, que d[e]
beaucoup de e mes proches
qui, eux ils il est vrai,
ont eu à me subir longtemps. Peut-être en est-il
de même dans [illis.] presque toute vie s .


A Paris, nous devions à changer de
gare, récupérer nos bagages dans
l'un e , les transporter dans l'autre. Avec
les trois ou quatre mots d[e] français
qu'elle connaissait, comment Ruby
se débrouilla-t-elle, je n'en sais trop rien , j'étais
tout juste en mesure de la suivre. J'ai
comme un vagu[e] souvenir de l'avoir
entendue crier à tue-tête dans son
fort accent qui fai i sait se retourner tout
le monde sans pour autant nous se porter
porter à notre secours
: « Porteur !... Porteur !... »

Image


et de l'avoir vue, à l[a] f[in] in , faire faire
un bo[u]t d[e] chemin à m[a] m[a] a ll[e], [à] e n la
[t]ournant sur ell[e]-mêm[e], j j usqu'au
taxi rangé au bord du trottoir. Tout
s'emmêlant dans ma tête, je pensai
alors qu[e] [j a]rrivais
à Paris pour la
première fois et que c'[e]tait ma payse
d'alors qui roulait ma malle et me tirait d'affaire.
me [prê]ait main forte. m'en courageait de son mieux.


Dans l'express Paris-Nice, Ruby
réussit à s'emparer d'un compartiment
libre. Ell[e] me fit m'allonger sur
une des banquettes, me fit fabriqua un oreiller
d'un chandail roulé, me couvrit d[e] mon
manteau et du sien. Je n'eus plus
connaissance de rien de toute la nuit.
Ell[e], , a la porte, , à ce qu'on m'apprit
le lendemain, montait la garde.
Des passagers tentaient-ils d'entrer,
elle me désignait, tout e endormie,
d'un air a a pitoyé et sévère, les enjoignant
à se montrer compatissants : « P oor girl !
V ery sick ! P erhaps contagious ! » Les
gens battaient en retraite, ils
essayayèrent d[e] se ca [ca] s[e] e r caser comme ils
pouvaient en da ns des compartiment[s] d[é]jà
complets, . p P lusieurs restèrent debout
dans le passage, les bras posés à s ur l[a] bar r re
d'appui
à voir fuir la nuit ténébreuse.
Ceux-là, , j j [']ai encore leur souvenir sur l[e]
coeur. Passé Lyons, , notre seul arr ê t je
crois en cou[r][s] s d[e] route, où Ruby eût
à re e pousser les dernières tentat t ives
d'envasion, ell[e] s'allongea sur
l'autre banquette et dormit ell[e] aussi comme

Image


une bûche. Entré par deux fois pour
poinçonner nos tickets, , l[e] contrôleur
lui-même n'avait pu se e é soudre, ,
comme il nous l[e] dit au matin, dans son
délicieux accent chantant, à réveiller «ces
deux belles dormeuses si profondement
enfoncées dans les bras d[e] Morphée».


Quand j'ouvris les yeux, il faisait
grand jour. La lumière inondait le
monde. La mer, , toute proche, étincelait.
Je crus être le jouet d'un rê ê ve et
me pris à me frotter les yeux. J'avais
quitté Londres sous une sale bouillie
épaisse e . Je n'y avais pas vu le cie e l
pendant des mois, et, au fond, l'avais-je
vraiment vu nulle part depuis
qu[e]
, mon Manitoba quitté, la nostalgie
de son haut ciel infini s' é tait
installée en moi pour [flèche] [illis.] dès lors faire paraître [illis.] indistinct à mes yeux presque tout autre ciel. ne plus jamais
tout à fait me être guérie .
J'ô ô tai i s
mes mains de devant mes yeux. Le
grand bleu était toujours là, unissant
ciel et eau dans un éclat qui
m'éblouit. Entre des tamaris que je
reconnus d d 'aprè s mes souvenirs promenades d[e] Kew
Gardens, des aloès x x cette espèce de plante graffe partout haut son unique fleur. au long coup partout
haut leur fleur unique, dans l[e] ciel, des
palmiers, des orangers et, sans doute,
les premiers mi i mosas fle en fleur,
j'apercevais de coquette[s] villas d[e] couleurs
ravissantes toutes enfouies dans leur
precieux jardin comm[e] si elle[s] ^ allaient y [illis.] être
étaient à jamais [illis.] toujours à l'abri
, de la
pauvreté, d[e] la peine, de la difficulté de vivre.

Image


La maladie avait-elle fait son cours ?
La médecine d[e] Ruby produit son plein
effet ? Ou est-ce que je ne fus pas instantané
à l'instant guérie par l[e] bonheur et la vue
du monde tel qu'il pourrait d[e] e vrait être? Au-
[A] j ourd'hui je suis à peu près sûre que
c'est bien le bonheur , ce matin-là , qui
me rendit à la vie.


A son tour Ruby s' ' éveilla et marqua
ell[e] aussi la plus vive s[ol] stupéfaction à
se voir transportée comme sous l'effet d[e]
la magie dans un monde si beau[,] . Un
lent bonheur, plus contenu que le mien,
en accord avec sa un[e] nature moins
démonstrative parut se fit jour sur son
bon et large visage. Nous nous
? som[e] m es entre regardées dans l'incroyabl[e] la folle
joie l'ivresse d[e] nous découvrir , toutes parvenues dans
l[e] doux Midi , , les pélérines
d'hier trempées
de pluie, giff giflées par l[e] vent[flèche] p [illis.] arvenu es dans la douceur du Midi.
. Je me sentais
déjà attachée à elle et pa[s] s seulement
par gratitude . Elle, d[e] son côté,
paraissait portée vers moi comm[e] on
l l 'e e st souvent dans la vie envers qui
on a soigné, , ramené à la santé. De
plus, elle me découvrait, à peine remise,
joyeuse, exubérante, et je l'enchantai,
j'imagine, comme j'avais enchanté
Phyllis et en[ c]h en enchanterais tant
d'autres sur ma route, qui, ne possédant
pas mon don de voir, d[e] rire, d[e] m'extasier,
ne m'en aim[è]rent qu[e] e davantage comme si
en m'approchant ils m'en prendraient un[e] petite
part. Et Dieu soit à jamais^ loué si j'ai pu la
leur passer!

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s'attachèrent à moi, comm[e] pour
avoir à travers moi m'en me prendre
au moins une petite part m'en
prendre au moins une petite part,
-> e E t si je la leur ai passé[e], qu[e] Dieu [illis.] comme si en s'approchant de moi, elle arriveraient à m'en prendre[flèche] une petite part.
en soit loué à jamais .


-> J[e] n[e] sais plus si nous avons
été au wagon-restaurant où si
l'on nous apporta à nos places le
café [e]t les croissants. Je me rappelle
seuleme[nt] nt que nous buvions et
mangions avec goût tout en regardant
défiler à nos yeux le jardin conti i nu[.] d e
la côte d'Azur.
J'étais enivrée par l[e] gracieux
rivage, , ses anses, ses cal cal anques,
ses peti i t[s] s port[s] s d[e] pêche et surtout
par l'abondant la clarté du ciel que
je voyais répandue comm[e] je ne
l'avais jamais encore vu null[e] part ailleurs
aussi abondant[s] éclatants[flèche] et abondants.
. Je
sentais mon coeur d[e] minute en
minute s'[é]prendre d'un tel amour de cett[e] terre
d'un tel amour qu'il [d] n e me envahirait
toute ma vie. serait jamais possible d[e] me l'arrach é e .

[Je co] Mai s j'étai[s] s dans l[a] crainte en m ê me
temp qu e dan[s] s l[a] joie, sous l[e] coup
de c c e bonheur trop i i nstant t ané é , et j j e
confi i ai à Ruby que j'avais un[e]
grand[e] peur d[e] e m'en éveiller réveiller comm
d'un songe trop beau et de me pour me
retrouver dans s l' ' é troi i te r r é[a]lité
d'il y avait quelques heures seulement .
Elle m'avoua connaître le
même sentiment et craindre redouter et redouter
plutôt[,] pour sa part, d'un instant à l'autre de s[e] retrouver

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à Toront[o] pour sa part de se retrouver d'un instant à l'autre, à Toronto,
les pi i eds dans la neige salie
à patauger parmi des milliers
dan[s] s Bloor street, au sous vent l' aigre vent venu
du lac Ontario. Alors nous avons
bien vu que nous avions mis le
pied [e] e n paradis et qu' ' il était tout
aussi vrai que les lugubres endroi i ts
où tant d'hommes ont choi i si ^ ou on dû accepter de vivre.


Nous en sommes venues alors
à parler, ,
elle de l'hôtel à Nice où ell[e]
se retirerait parce que, surtout fré é quent t é
par des Anglais, elle[,] qui ell[e] [s] s'y s s ent t irait
moins s perdue puisqu'ell[e] ne co o nnaissait ne connaissant p
pas le français,
moi d[e] ma pension
à Beaulieu-sur-mer, et tout à coup
je n'écriai : :
— Mais nous sommes folles, Ruby!
Nous allons nous embê ê ter à mort, ,
vous dans votre hôtel avec ces
vie[i] i l le a A nglaises à larges chapeaux
et souliers plats, , moi dans ma
pension distinguée[.] . ..,

— Qu e pourrions-nous faire d'autre ? me demanda-t-elle, étonnée.


Je fis un geste em[br] br ass ss ant [illis.]
rant , les attirants villages des ba a ss s e[s] alpilles ,
colline[s],
les pins parasols, les
pentes que semblaient gravir au au pas des
rangs de les vieux oliviers, la rout t e, l[a] plage...

— Mille choses, ! Ruby. . Tout est
à nous, si nous nous mett tt ons
seulement en frais de l[e] prendr[e].
Il n'en tient qu'à nous de nous d'explorer approprier
emparer de toute l[a] Provence.

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Mais C c omment ? cela ? dit-elle.
Mais e E n la parcourant à
pied.

— A pied ?


L'idée ne me m'en venait tout juste ,
de m'en venir m'[illis.] , , à l'esprit mais elle
j'y tenais m'emballait déjà tellement qu[e] je sus
[pris] la présenter à Ruby comme
raisonnable avec feu. passion.

— On ne s'[e]ncombre d[e] rien. Rien
ne nous retient. Il n'y [a] pas
d[e] meilleure manière d[e] voyager[.] .
On voit tout, , on e e ntend tout.
Au reste, sans qu'il nous en coû û te
grand-chose. . Voyez : le pays est
bon, chaud, accueillant. Nous
logeri i ons presque pour rien
chez l'habitant. Nous [viv] vi i v rions
d'olives...

ah, mais j'ai besoin d[e]
bien manger, moi, pour me soutenir..


Ell[e] m'arrêta en plein élan :
— Ah, mais j'ai besoin d[e] bien
ma a nger, moi, pour m[e] soutenir...


Je lui concé é dai cela.
— Nous mangerons et mem[e]
en mangeant bien, je suis sûre
qu'avec l'argent que nous
dépenserions, vous s dan[s] s votre hôtel,
moi à Beaulieu, nous aur r ons
d[e] quoi tenir un mois, deu
deux peut-être...


J[e] l[a] voyais ébranlée mais
é t t ive encore [sur] au [la] s ujet d[e] la marche.
— Je n'ai jamais marché d[e] ma vie,

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dit-elle, et j'ai les peids plutôt malade e s à
forc[e] de m'être tenue debout depuis
des années sur le dur à l'hôpital.

— Eh bien, lui dis-je, est il est plus que
temps d[e] les re[p] m ettre [à] d ' aplomb, ces pauvres
pieds, , et, vous l[e] savez mieux que moi, Ruby,
pour y arriver, rien n[e] vaut la marche
. D'ailleurs, nous
irons très progressivement : trois ou
quatre kilomètres les premiers par jour
...
pour en venir à vingt, trente...

— Trente kilomètres !
— Mettons dix... quinze... [N'o] N'oubliez
pas : un kilomètre c'est tout de même beaucoup
moins qu'un mill[e].

— Combien moins ?
— Oh infiniment moins !...


Je la sentais mollir entre mes mains[.]
Ferme et déterminée comme elle l' é é tait quand
il s'[a] a gissait par exemple d[e] soigner, ell[e]
m'apparut peu résistante dès lors qu'on
avait l[e] dessus sur elle par l'imagination
et l'esprit d'aventure. Et j'en débordais
surtout grâce aux bons soins qu'elle
m'avait prodigués. Peut-être était-elle
d[e] ce e s natures incapables d'ell[es]-memes
d[e] se jeter dans les routes du hasard, mais
qui dans le fond du coeur en ont toujours eu un peu
l'envie et sont prêtes à suivr[e] [d]u moment
qu'il y a quelqu'un pour prendr[e] le e s devants.
En ce cas, elle serait ma compagne rêvée[.] Sa
confiance en moi déjà visible m'entraînait
déjà à oser
encore plus, de minute
en minute[flèche]

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— Evidemment, lui dis-je, vous
pouvez e e nvisagez de passer vos
vacances à jouer aux cartes s avec
vos vieilles dame[s] s de Nice. Pendant
ce temps nous pourrions tout aussi
bien courir faire l[a] connaissance
des pâtres, des cuei i lleurs de violettes,
courir dans les collines, à à
la mer, voir les bruyères, la
montagne, A v ignon, le [p]ont s[a]
Arles, T[a] a rascon. C'est sans fin
ce que nous pourrions connaître ,
une fois lancées sur l[a] route.


Tant et si bien qu[e] e peu
avant l'arrivée à Nice, elle était
convertie à mes idées. Nous descendrions
à son hôtel, , de Nice mais pour une
nuit
seulement et y laisserions
nos bagages. Le Lendemain, libre s
comme le vent, nous prendri i ons
la route sous le soleil du bon
Dieu et irions là où appelerait
le vent. Mon sauveteur de la
Manche é é tait devenu mon fidèle
Sancho.


Avais je su particulièrement
bien m'y prendre ou bien Ruby
[e]tait-elle prête, inconsciemment,
depuis longtemps à entrer dans la
peau de ce personnage ? Elle en
était en tout cas apparemment
heureuse comm[e] de rien encore
de ce qu'ell[e] avait jusqu'alors
entrepris.

Image Chapitre XVIII


Tôt le lendemain nous sommes
allées nous [illis.][q] équ i p per à bon compte au
marché d[e] la vieille ville. Ruby etait
émerveillé[e] par ce e s s friperies qui
pendaient dans au long des ruelle[s] étroites. e t sombres.
Nous avons acheté de solides souliers
de marches, des pour faire plus vite,
à chacune, pour faire plus vite,
une jupe pareill[e] à cell[e] d[e]
l'autre et des blousons identiques en
plus des d'un havresac à porter sur
le dos à l'aide de bretelles pas s sées
autour des épaules. Là-dedans nous
avons mis une carte routière très
détaillée, des tablettes de chocolat,
une baguette de pain, du fromage,
un chandail en surplus et, à
peine plus entravées que des chèvres, ,
sommes parties par la Micheline d'abord
pour en descendre pr r esque aussitôt
la ville quittée et continuer à pied,
enchantées de tout ce qu[e] nous
voyions, sans doute parc[e] que nous
allions au pas et avions l[e] coeur
à t[ou]t embrasser sser .


Sur nous brillait un
soleil bienfaisant, nous réchauffant
tout juste assez à travers nos
blousons. Elle plutôt grassett[e] et fort[e],
moi plutôt menue, , nous devions
avoir l'air, dans nos s vêtements
pareils, d[e] jumelles mal assorties,
et tout l[e] long du chemin les gens nous
souriaient. L'air embaumait l[e] thym,
la sauge, le romarin. Au passage, le

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facteur, un pâtre, deux vieilles
femmes en noir nous saluèrent
cordialement, et nous leur
rend[î]mes leur salut : 'Jour
sieu-dame ».


J[e] ne le savais pas encore, mais
c[e] matin-là commençait mon ma
vrai e [d] t emps de jeunesse
qu[e] je n'avais
pas eu e encore aussi totale
, , trop accaparée avant
pourrai[-je], par [de] le s soucis , et q d l' ' ue ' ' i nqui i é tude pour [un] jour , , , et
que je n'aurais plus jamais après
tout aussi grisante
. Pour la première
fois de ma vie, j'étais loin de
tout mal qui m'avait atteint ou
att [tt] eignait les autres. Et s S i j'ai
tant tellement aimé ce cher pays de Provence,
c'est peut-être avant toute chose
parce
que là seulement j'ai vrai i ment
été jeune, liberée d'angoisse, libérée
d'amour , liberée d'ambition,
un et même peut-être
de souvenirs, , l' être bienheureux au-delà de tout

qui vit au jour le jour.


Vers la fin de l'après -l'avant-midi ,
ayant atteint je ne sais plus trop si
c'était Saint-Tropez ou Sainte-Maxime,
je levai les yeux et, haut dans la
petite cha î ne des Maures, perché sur
un p[i]ton rocheux, j'aperçus mon
premier village sarrasin aux
maisons formant rempart. J'eus
instantanément envie d'y être. Nous
avons lu pris des renseignemts à un
café. Il y avait bien un car pour
monter là-haut, mais il é tait parti
depuis une heure, et il n'y en aurait

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pas d'autre avant le surlendemain.
J'étais incapable d'attendre tout ce temps-là.
Je [l] p iaffais d'impatience.
— Montons, Ruby !
— A pied ?
— Pourquoi pas ! On ne peut guère
en être à plus de cinq ou six kilomètres. Nous
irons lentement. Nous avons amplement
de quoi manger en cours de route. Nous
coucherons là-haut ce soir. La vue doit
y être merveilleuse.


Et pour mieux l'allécher, car je
commençais à la savoir gourmande,
je lui proposai :
— Ce soir, s'il le faut, nous crèverons
notre strict budget quotidien et nous
nous paierons un de ces repas fabuleux.
Que dirais-tu d'un steak au poivre ou
d'une sole amandine, avec des choux
à la crème pour dessert ?


La pauvre grosse Ruby, déjà éreintée,
se laissa persuader d'attaquer le
rude chemin montant au cours duquel
nous ne devions voir ni habitation,
ni passant, seul un ermitage
depuis longtemps désert. Au plus dur d[u]
pierreux chemin, elle geignit un peu.
Je faisais d[e] mon mieux pour la remonter .
— Atten[s] d s seulement voir l'air
qu[e] nous allons respirer de ce
promontoire.


Hélas, le village que j'avais
estimé être à cinq ou six kilomètres de
la côte devait bien en être à une
quinzaine au moins. Au fur et à mesure

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qu[e] nous nous tra î nions vers lui, il paraissait
d'ailleurs reculer dans sa montagne et même
s'y cacher à nos yeux, sous l'effet d[e] la
fatigue, à force de l'y chercher.


Ruby commença à boiter. Nous
avons découvery, ses bas enlevés, qu'elle
avait à chaque talon une énorme ampoule
sur l[e] point de crever. Heureusement que
j'avais pensé à me munir de diachylon.
Je lui fis des pansements adhésifs, lui
trouvai à boire de l'eau fraîche et même
un bâton d[e] route. J'en vins d[e] bon coeur
à lui céder ^ ce qui me restait de mon chocolat quand je
découvris qu'ell[e] avait dévoré tout l[e] sien en
cachette. Que n'aurai-je fait pour retenir
mon Sancho sans lequel l'aventure
eût perdu presque tout son piquant ? Ell[e]-même
n'était-elle pas d'ailleurs déjà attachée
à son tourmenteur au point de l[e] suivre
à ses risques et périls. En tout cas, , ell[e]
se leva pour me suivre sans trop
protester quand je lui exposai qu[e] nous
n'arriverions pas avant la nuit du train où
nous al l lions. Que nous soyions de e venues
en si peu d[e] temps inséparables, encore
aujourd'hui, des années après qu[e] j'ai perdu
Ruby, m'étonne toujours et toujours
me ramène vers ell[e] avec plus d'amitié
encore.


En fin d'après-midi, échevelées, les
chevilles tordues, la plus grand[e] et la plus
forte
s'appuyant de tout son poids sur la
plus frêle, nous avons atteint Ramatuelle
et presque du même pas le seuil accuaillant
de son unique auberge : chez Henri.


Lui-même, Henri — et finalement
tous du village — à voir arriver[flèche]

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ces créatures poussiéreuses crurent
ferme comme roc avoir affaire d à
d'excentriques filles de milliardaires ?
Qui d'autres eussent pu, , pour l[e]
plaisir, se lancer en pareille équippée ?
Certianement pas, en tout cas, de
vraies pauvres! Ainsi naquit
autour de nou[s] s , d[è] è s notre apparition,
une sorte de légende allant donner
suite au plus extravagant malen[t] d u malentendu [flèche]
dont nous tirer[illis.] tirerions de quoi rire , Ruby
et moi , pendant longtemps d[e] quoi rire
pen[d] d a a nt longtemps. qui allait nous s donne[r] [flèche]
duquel , Ruby et moi , ti r[i] e rions allions tirer de quoi
rire pendant longtemps. [illis.] fournir, à Ruby
et à moi, de quoi rire à n'en plus finir.

espace


A cette auberge se trouvait à loger logeait depuis
trois mois un l L ord irlandais, Sir John
Henry Dunn Bart, qui, n'ayant pas
d'argent pour payer sa note n[e] pouvait
s'en aller puisque Chez Henri, s'il était
d'usage de n[e] payer qu'au départ, on
n'en était pas pour autant exempté à
la fin des fin s , et le pauvre l L ord ruiné,
plus le temps filait et moins il avait
de moyens de s'acquitter. En nous voyant
poindre, il crut peut-être enfin venue
l'heure de son salut. Il nous
invita à un de ces plantureux repas
comme nous n'en [e]n aurions rêvé même dans
nos rêves même les no[s] s plus alléchants .

Il ne lésinait pas sur la dépense. Il n'avait
pas plus qu[e] l[e] reste à s'acquitter^ pour l'instant de c[e] repas sur-le-champ

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sur-le-champ , et ce pauvre grand l L ord
avait apparemment été élevé à
penser que c c e qu'il n'avait pas
à payer aujourd'hui il faisait
tout aussi bien de se l'accorder.
Ruby fut immédiatement ragaillardie
par c[e] plantureux repas qu'ell[e] termina
pa[r] r deux savarins qu'elle avala englouti[r] s coup
sur coup
. Je n'en revenais pas de
qu'ell[e] pouvait avaler et qui apparemment se
transformait apparemment tout aussitôt
chez elle
en bonne humeur, en bonnes
dispositions. J'entrevis ce soir-là enfin
la manière
de la faire m'accompagner
jusqu'au bout du monde si me
manquaient les autres moyens.


Ce soir-même, il y avait
bal musette sur la placette du village,
au son d[e] l'accord[é]on. Notre Lord, nous
y conduisit, une à chaque bras[.]
Au [c]entre d[e] l[a] petit[e] plac[e], l 'occupant la
presque en entier remplissant presqu[e] ,
s'élevait un très vieil
orme
, sept fois centinaire, l'aïeul ici de
toute vie, , ici, que ceignait un arbre d'énorme
banc ceint d'un énorme banc

au bois de longtemps adouci. Les plus
vieilles gens y avaient déjà pris place,
les femmes e e nsemble, les hommes
à fumer doucement leur pipe
dont la fumée se perdait dans
la voûte épaisse du feuillage sous
l'autre voûte étailée de la nuit très douce .
Jeunes et vieux vinrent à notre
rencontre nous serrer la main, voir
de près et féliciter ses braves petites

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créatures ayant grimpé à pied l'abrupte
montagnette pour être avec eux, de la fête,
ce soir. Sans comprendre grand-chose
à ce qu'ils disaient, Ruby suivait le
mouvement des lè[v] v res, les jeux de phy[s]ionomie,
souriait et se montrait charmée. Elle
devait me confier quelques jours plus
plus tard
qu'elle qui se savait sans
charme, sans beauté, sans attrait — hé
oui, ell[e] l[e] savait bien trop ! — pour la
première fois de sa vie, ce soir-là, s'était
sentie accueillie, acc[e] e ptée, aimé. Et
qu'ell[e] avait eu besoin presque à chaque
instant de se pincer pour se faire croire que c'etait
bien elle qui faisait créait cet effet.


L'accordéoniste entama un
air entra î nant. Je fis un tour de
valse entre les bras de Sir John Henry
Dunn Bart. Il dansait bien admirablement . Il savait
aussi tourner de belles phrases. Il célébra
mon regard qui déjà, dit-il, dès en
m'apercevant, lui avait traversé transpercé le coeur.
Et maintes choses d[e] ce genre. J[e] l'aurais
bien laisser continuer encore un peu sur
ce ton, mais je voulais l'amener à
faire danser aussi Ruby qui se
tenait pour l'instant assise sur l[e] banc
circulaire, parmi les gens sages,
et déjà toute contente d'être au mieux avec eux.

— Ruby, lui dis-je, est bien p m ieux plus belle
que moi .

— L'Anglaise ! Mais elle est laide,
la pauvre, le nez trop gros, trop court, la
lèvre épaisse.

— Mais ell[e] a de beaux yeux, si vous

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prenez ^ la peine d[e] les regarder, vous verrez, [et] c'est
un coeur d'or.
vous verrez
si vous prenez la peine, de
les regarder, et c'est un coeur d'or.


Sans pourtant encore avoir appris
qu'il était à l'affût d'une bonne
fortune, même d'une dot peut-être, ,
qu'est-ce qui me prit d'inventer :
— Et puis... ce qui ne gâte rien...
elle est riche, très riche...

— Ah oui ! dit-il avec un
intérêt mal dissi[m] m ulé.


Il dansa la prochaine danse
avec elle, et apparemment, le
visage fleuri
de son plus enchanteur
sourire, devait apparemment lui conter à elle aussi
quelque romance. Plus fine prompte que
moi
à l[e] voir venir, ell[e] vint me
souffla
av[a] a nt le prochain tour :
— C'est de toute évidence un
type en quête d' qui cherche une héritière
. Il te
trouve très belle, m'a fait d[e] toi mill[e]
compliments, et [che] ne cesse d[e] tâcher de
savoir si tu es riche pour courir ainsi
le monde avec rien sur l[e] dos. Je
lui ai raconté que ton père est propriétaire
des Canadian Pacific Railways. Ne
va pas m[e] démentir. A ton tour
maintenant !


Je trouvai le jeu un peu cruel,
mais elle me [t]ança :
— Hé quoi, ! ça ca pourrait être
à une pauvre fill nigaude qu'il chercherait
conterait ses balivernes à prendre
dans ses filets.


Au prochain tour que je fis

Image


avec lui, Sir John Henry Dunn Bart, , il l[e] Lord laissa
tomber comme négligemment :

— Vous disiez donc riche [e] e n plus de tout son charme votre
délicieuse amie Ruby, si amusant[e] d'esprit.

— Et comment donc ! Son père est
propriétaire des trois plus importantes p[ul] ul peries -
papeteries canadiennes. Je crois qu'à lui
seul il approvisionne le Chicago Tribune.


Entre les dan[s] s es, nous courions
l'une vers l'autre nous mettre d'accord
sur ce que nos pères poss[é]daient et
jusqu'où nous pourrions [le] faire marcher le prétendant. notre préten-dant. .


Pauvre Sir John Henry Dunn Bart,
dans la douceur étonnante de cette
nuit de janvier sur la montagnette,
sans les étoiles pétillantes, et sous le regard également
amusé pétillant des vieux sur le banc autour de l'arbre ,
l'[a] a vons-nous
assez tourné, retourné !


Ruby était à la fête . comme jamais
sans doute dans sa vie .
A lavoir si
populaire recherchée auprès par [des] le l L ord dédaigneux
, les
jeunes hommes du village [flèche] avaient fini par la trouver d é sirabl[e] et se présent è rent tous pour lui demander une danse : s s ' [illis.] imaginèrent
la voir belle attachante et se présenterent à tous lui
demander un[e] danse[.] .
Ell[e] ne manqua
pas d[e] cavaliers pendant des heures
jusqu'aux petites heures.
Ell[e] tournait
en ayant oublié ses s ampoules , son nez trop
court, trop gros, l L es yeux éclairés, presque
belle maintenant, brillants, vifs tout à coup
presque belle maintenant s l es traits
animés, [illis.] t out à coup elle était presque belle, telle que
je [me] me la rappelle à en ces moments.


Quelques heures plus tard, ayant commandé

Image


à notre intention un superbe pique-nique, il le
Lord nous Sir John
nous conduisit,
par un sentier d[e] chèvres, vers un
autre nid sarrasion blotti plus haut
encore dans les Maures, l'inc c royable
Gassin où nous fûmes peut-être,
Ruby et moi, les premières femmes
étrangères à y mettre pied, tant
l' ' éloignement l'avait jusqu[e]-là préservé.


De ces hauteurs, la vue était
sai s sissante, bor r é e au loin par le fil d[e] la
Méditerrannée, des s crêtes sauvages, des de s
forêts, [flèche] de cultures en terrasses de s des cultures ,
et l'air si léger,
si enivrant à respirer qu'il me
rendit heureuse comme si je n'avais
stet jamais encore fait la sur ma route rencontr é croisé [du] le malheur.


Cette découverte, je la devais tout
de même au Lord irlandais, , et ne je ne
pouvait s m e résigner à l[e] lai i sser sur
une mauvaise impression de nous deux.
Après un jour encore à Ramatuelle
pour donner à Ruby l[e] temp aux pieds
de Ruby l[e] temp[s] de guérir, nous avons

Nous avons passé un jour encore à
Ramatuell[e] e pour donner aux pi i eds d[e] Ruby
le temp[s] d[e] guérir, avant de prendre l[e] car
pour Sainte- Maxi[illis.] m e Maxime , laissant
derrière nous un Sir John tout décontenancé,
car, ne voulant le délivrer de son
penible su[s] s pense, , je lui avais avoué é
n'avoir pas l[e] e sou u pour demeurer même un jour une e semaine
d[e] plus à
d ans sa trop luxueuse auberge. Pour
mieux réparer, je lui lançai encore au départ :
— Pourquoi ne pas profiter d[e] votre séjour
for[cé] ici pour écrire vos mémoires ?
Vous avez tout

Image


votre temps. Et les mémoires d'un prince en
exil sont toujours recher très populaires[.]


Je recueillis d[e] sa part un pétillement
de[s] s yeux spécifiquement irlandais. No
Notre Lord allait peut-être m[e] prendre
au mot.


Deux jours plus tard, je ne me
rappelle plus comment cela se fit, nous
? étions à à Agay Porquerolles . Ruby ne de é sarmait
toujours pas au sujet à l'égard de Sir John notre prétendant.
.
Dans une de[s] petite[s] î les de Lérins où
nous allâmes en visite au cachot du
Masque de Fer, ell[e] prédit qu e ' il finirait
comme celui-là, à jamais captif dans
son village d[es] es Sarrasins.
Elle [illis.] prédisait qu'il allait rester à jamais
[capti] captif f dans dans son son village sarras s in tout
[comme] comme [le] le m[as] as que de Fe e r [illis.] dans son cachot
c[illis.] q[illis.] que nous [illis.] allâmes [illis.] cachot cachot visiter
dans une des
petite[s] [illis.] îles de Lérins. Et qu[e] c[e] serait bien
fait pour lui !

(espace)


La joie, mystérieuse visiteuse dont la
présence en nous a a près que nous avons été
habités par l[e] dur chagrin, [est] est bien, ce qu'il
y a de plus étonnant est bien , de tout c[e] qui
nous arrive, le plus étonnant, continuait


La joie, mystérieuse visiteuse, dont la
présence en nous après que nous [avi] avo ns été
si durement frapp[é] ^ par l[e] chagrin, e e s s t bien, de
tout ce qui nous arrive, l[e] plu s étonnant, ,
continuait toujours à m'habiter. Par
moments, comm[e] le rauqu[e] e cri d'un oiseau

Image


de marais blessé , , , m[e] traversait brusquement le
souvenir de mon torturant amour
pour Stephen, ou du temps d[e] la rue
Deschambault quand ma mère luttait
jour après pas à pas ,
pour nous permettre
d'entrevoir au moins un peu ce qu'[est]
au loin l[e] bonheur...
qu[e] je possédais mainte -
nant si amplement . Alors m[e] venaient
des larmes d[e] honte d'avoir pu
être joyeuse. Ruby en était dés[e]mparée,
s'accrochant à mon être heureux
comme à sa seule bou u é e .


Ell[e] faisait , ell[e], connaissance , elle, , avec
la joie pour la première fois d[e] sa vie.
Se e
croyant incapable de l'avoir attei i nte
par elle-même, ell[e] disait qu[e] c'était
moi qui la lui avait obtenue par
je ne sais quell[e] magie, et d m 'en
gardait une gratitude dont je ne mesura
devais d'ailleurs connaître mesurer l'étendue
l'étendue i i ncroyable . qu[e] beaucoup plus tard .
Mais
déjà j'avais peu d[e] peine à [e] e nt t ra î ner
mon Sancho presque partout où le
caprice me soufflait d'accourir. C'est
tout juste si parfois je l'entendais
encore ^ maugréer un peu marmonner derrière moi
quand je proposais
d'allonger nos
randonnées à vingt-deux kilomètres par
jour.


Après^ un tour à Agay où c'est, , pour un[e] cette fois, c'est
l[a] volonté d[e] Ruby qui en décida prévalut ,
pour
la bizarre raison qu'ell[e] avait à
Peterborough, Ontario, une cousine du
nom d'Agay, où donc sommes nous
allées courir? Il m' est impossibl[e] aujourd'hui

Image


mérite de la lui avoir obtenue m'en croyant l'auteur,[flèche] , [flèche] elle m'en me
gardait une gratitude dont je ne devais
d'ailleurs en connaître l'étendue
incroyable q[uu]e beaucoup plus tard.
Mais déjà je n'avais plus aucune beaucoup
de peine à entraîner mon Sancho partout
où mon caprice me soufflait d'accourir.
C'est tout juste si je l'entendais
encore un peu marmonner derrière
moi.


Après Agay où

Image


Au dehors, nous avons promené sur
t[ou]t un regard étonné, comm[e] si nous
a[tt]entions à trouvés [a]utour d[e] nous qu[i]
étions changés, un mond[e] é é galement
différent d[e] c[e] qu'il avait été :


comm[e] si nou[s] étions surpris d[e] trouver
autour d[e] nous, qui étions changé s , un
mond[e] toujours pareil à lui-même qui
ne l'était pas . l[e] serait aussi


qui [ne] ne serait plu non plus le même.
qu[illis.] aussi devenu autre.


Là où nous avons été un peu heureux
nous ferions, pour y retourner, tous
les efforts, serait-ce au prix de
derniers battements de notre coeur.

Image


La route des choses à dire devant moi
s'étend interminable. Jamais je n'arriverai
au bout. Il faudrait avoir trente ans
pour dire c[e] qu[e] l'on comprend enfin à
soixante-dix an[s].


Les forces vont m[e] manquer pour
l[e] dernier bout du voyage qui aurait
pourtant été l[e] plus émouvant à raconter.


J'ai longtemps eu pareil refuge qui me fut
la vie ell[e]-même. Maintenant que j'en
aurais plus que jamais besoin je n'en ai
plus. La petite notoriété qui entoure mon
[mon] m'attire l'amiti[é] d'inconnus.
Ell[e] éloigne de moi^ par ailleurs des [ê]tres qui me
seraient peut-être dévoués. La solitude finit
tôt ou tard à attraper ceux qui ont cherché
si avidement par l'écrit à se faire aimer,
peut-être pour le punir de ce si grand désir.

Image Un oiseau tombé
sur le seuil.
Cahier [illis.] IV 4 4 Image


aboli avec ses vieilles angoisses qui
m'avaient si longtemps entravée.
L'avenir ne m'i i mportai i t pl[u]s s . J'étais
J'étais sans souci de c[e] que je deviendrais.
Ai-je jamais été si libre ?


Un soir, au crépuscule avancé,
nous s avons abouti à Mouans s -Sartou,
insignifiant village, , mais une certain[e]
dame Vis[cardi] y tenait, , à prix modique, une
si excellent[e] pension que nous s avons
décidé d'y établis nos quartiers généraux,
rayonnant à partir d[e] là selon notre
penchant , pour revenir le s s oir r retrouver
un lit douillet, , la a chale e ur r d'un
gros poële et la sympathie aimabl[e]
d'une demi-douzaine de pensionnaires
sur-l[e]- - champ devenue pour nous
une sorte d e famille. Car alors
j'avais presqu e persuad[ai] é Ruby qu e nous
ne quitterions jamais la Provence, nous
faisant plutôt pâtres ou gardienn[e] e s
de chè[vr] vr es, qu[e] ce serait la pire folie,
ayant enfin trouvé un[e] terre
heureuse, d[e] la quitter, puisque ni honneur,
ni argent, ni promotion, ni dipl ô me
n[e] nous apporterait ce que nous avions
ici pour rien. Dans ce «rien» mon
ignorance de la vie
ne me l l aissait pas voir
qu'il y a pourtant presque tout : l'élan du
coeur, son bondissement de e chaque
instant, l'élasticité du pas, et surtout,
surtout, cette profonde injustuce, parce
qu que l 'on est
jeune, , parce bien portant et
l'air heureux, d e se faire partout aimer
dès le premier regard. .

Image


de e me rappeler notre itinéraire capricieux, si
[o]n peut appeler itinéraire ce vagabondage
à pied, en Micheline[,] par en car, , nous
amenant un jour à Hyères, le
[se] le ndemain à Gr[asse] asse et venc[e], le Vence,
le surlen n demain aux Gorges du u Var.
Même les [l] l è vres dans leur s [s] s s sauts s frénétiques
n'eussent pu accomplir [p] t rajet plus
bizarre . e e rratique.


J[e] me souviens qu'un jour de furieux
mistral nous nous étions mises en tête ,
contre l'avis d[e] tous , de louer des
bicyclettes et que nous avons dû û pédaler
de e s heures sans avance[r] r d'un pouc[e] e ,
toujours devant la même proprié é té à
[ha] [la] haute haie [de] de bambous qui
se tordaient de détresse[.] . Deux hommes
en pas s sant sur la rout t [e] e , , la c[a] a pe
envolée, , nous je e è rent [l] d es re e gards
ah[uris]. A la fin, , d[e] l[a] maison
aux contrevents raba a ttus s , d'où l'on
nous observait sans dout[e] par les fentes, quelqu[e] fente,
l'on vint quelqu[e] fente, ,
l' ' on vint nous
offrir d[e] partager l[a] soupe et d[e] nous
mettre à l'abri pour la nuit, nous
et nos vélos.


Est-ce parce qu[e] j'y fus s [,] [,] [,] le coeur
avid[e] d'être consolée, et le fus l'ai été au-delà
de ce qu'espérais, qu[e] j'ai tellement aimé la
Provence ? Ou est-ce ell[e] avec sa gaieté pétillante,
sa changeant[e] nature e , comm[e] mon propr[e] coeur tournant
au drôl[e] e , , tournant au grave, qui m'a conquise et
donné du bonheur comme nulle autre [illis.] ter re au monde ?
Je pense avoir là seulement vécu d'instant
en instantX x sauf peut-être aussi à la Petite-Poule-d'Eau, mais là j'y travaillais beaucoup. . Mon passé s'etait comme-> 368 verso

Image


portant, et heureux, d'être aimé [illis.] aimer dès le premier
regard.


Comment donc ce jour-là, parties d[e] bon
matin pour une simple promenade et
ayant averti madame Viscardi qu[e] e nous
serions de retour pour le dîner, avons-
nous pu, d[e] e p[e] e tite route désert[e] en plus
stet petite route encor[e] e plu[s] s désert[e], comme
telles que
toujours stet stet toujours elles m'attirèrent, finir par
nous é garer complètement en un
pay[s]age farouche
et si comp c c omp p lètement
abandonné inanimé que e e l[e] seul signe d[e] vie possible d'habitation

qu[e] nous y avions recue recueilli, à la
croisée de deux chemins d[e] p p oussi è re,
é tait un mince é é crite e au ^ [illis.] fait main annonçant :
C C hâteau de Besanson, , , 8 kilomètre e s. Nous
en avions dé é jà parcouru davantage
en tournant san[s] s doute sans cesse
sur nous-mêmes pour trouver une
issue à cette land[e] e d[e] e silence impénétrable[,] ,
tout autour fermée par des bois sombres[.]
— Nous n[e] e sommes plus en Provence,
ai-je dit à Ruby. Par un tour du diable ,
nous voilà dans quelque coin maudit
de l'Asie.


Mais elle me boudait et n'ent t endait
plus rire. Ce fut d'ailleurs une des rares
fois où elle s[e] revol[t] entra en r é volte
ouverte contre moi, , prédisant que ce qui
devait arriver arriva[i] i t, et X x et x que [illis.] je finirai [illis.] s bien[,] , d'inspiration en inspirtation, , par nous mener droit à [illis.] à quelque in n ex t ricable situation. Pour l'instant, nous semblions bien y être. que ce [qu'il ne]
[cou][illis.] être [illis.] n'était pas surprena nt, à bien y penser,
avec quelqu'un[.] Comme moi en têt[e] [puisque c'était moi qui en tout décidais.]
d'expédition et qui décidait d[e] tout . Au
bord du u misérable chemin, dans les
hautes herbes tristes [illis.] , il y avait une assez grande

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pierre plate. Ruby s s ' ' y assit, , se dé é chaussa,
frotta ses pieds endoloris et
m'avertit qu'elle ne ferait pas un pas
de plus , en ma compagnie jamais , en ma compagnie. .
Je m'assis
auprès d'elle dans [les] les herbes. Nous
avions enfilés ce matin nos deux pulls
chandails identiques d'un [illis.] [illis.] ^ rouge flamme pareil
identiques
qui auraient pu être vus à des milles
dans ces champs monotones, y serait-il
quelqu'un se e rait- - il seul l ement venu
à y passer. Je ne savais comment [A]madouer Ruby. Je [illis.] tir ai une J'arrachai
une paille tige d'herbe
qu[e] je suç ç ai mélancoliquement.
Qui aurait pu croire x x qu'à ce moment même une chance inouïe était en route e vers s nous, [illis.] allant donner [illis.] un démenti aux noires prédictions de Ruby et prouver que, tout au contraire, je portais bonheur.[flèche] qu'au milieu de
cette désolation nous arriverait la
chance , tournant allait la chance la plus
charmante étonnante s'en venait etait en route vers nous, [faisa n] qui
qui qui allan i t drôlement faire revenir Ruby de ses
pr[éten]tions noires prédictions et l'amener à
concéder que [illis.] [illis.] je portais finalement bo nheur décidément
finalement [que] je por or tais bonheur .


Une e auto avait surgi au bout de
la petite route. Nous la guett tt i i ons s
comme deux vautours, , , de de la tête et d[u]
buste — en tou t roug[e] — seuls é passant
d l es herbes.
A notre [illis.] h auteur stoppa
la voiture [.] , Le son conducteur avancant
vers nous un visage aimable.
— Mesdames ?... mes demoiselles ?..
Pardon! [S]eriez-vous du pays ?

— Du pays! Bien sûr, dis-je dans
ma meilleure imitation de l l 'accent
provençal.

— En ce cas, mesdames?... mes demoiselles?...
auriez-vous connaissance d'un château

Image


de Besanson situé quelque part dans les
environs. ? Depuis trois deux heures que j'y
tourne
sans rien trouver, , il doit y être
bien caché. Je suis de Nî i mes, se
crut-il obligé d[e] nous expliquer, avec
cette obligeance des gens du pays à à
satisfaire la curiosité é du passant, par eux-mêmes soulevée,
agronome d[e] mon métier, et je
m'en retournerais chez moi sans plus
chercher, si ce n' ' était est qu'ils ont
la maladie de l[a] vigne à leur château
de Besanson et m'ont fait demander
d'urgence.

— Besanson! lui dis-je, comme ça se
trouve bien, , je connais justement ! Continuez
par où vous allez. A moins d'un
kilomètre, vous verrez l'indication.
Faites attention : elle est en petits caractères. ,
à la main. Il faut de e bons yeux pour la voire déchiffrer.


Et pour faire encore plus local, je
dis s avec convi i ction ce qui je m'étais
entendu dire mill[e] fois s en France :
— Pouvez pas l[e] manquer! C'est tout
droit devant vous[.] !


Après coup l[e] fou - rire me gagna.
Ruby, plus curieuse de nature que rancunière ,
demanda à savoir ce que nous avions
bien pu
nous raconter, l'automobiliste e e t
moi . -même.

— Il était égaré, il cherchait son chemin.
— Eh alors ?
— Alors... je l'ai remis sur
son chemin.


Le fou r j i re la prit ell[e] aussi.


La bonne humeur était compléte ment

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revenue entre nous [illis.] et nous en étions à
contempler aller l'idée d'aller quémander un
repas à Be e sanson, lorsque,
deux heures plus tard, comm[e] nous
sucions nos paille comme no
nous suçions toujours nos pailles, assises s
[a] a u même endroit, , voilà que surgit nous avons vu s resurgir
la voiture d[e] l'agronome. .
Il stoppa.
— Mesdames ?... mes de e moiselles ?...
vous n'êtes pourtant pas é é garées. Comment
se fait-il que je vous revois, retrouve au même
e e ndroit toujours, dans vo o s beaux
chandails rouge vif qui mettent une
si bell[e] tache d[e] [car] vie dans
le paysage ?

— Eh ou ! le rouge c'est gai, di-je,
et je lui demandai des nouvelles des
vignes . de e là-bas
.

— Ah, trè è s mal l ades, , l l es pauvres ! Ils
ont attendu trop longtemps s
pour les
faire soigne e r. . Mais c'est qu[e] les châtelains, eux-même[s]
ils sont pauvres, que voulez-vous ! les pauvres !

E[h] h h aussi que je m'en doutais !..[.] .
ai-je dit dis-je avec compassion.

— Vous avez quelque chose de comme
vaguement semblable à l'accent du
pays,
observa-t-il, mais pas tout
à fait, , d'où venez-vous donc ?

De Marseille
— De celui-ci. . .. Ou, c C 'est-à-dire, d'à
côt[é]!... . De Marseille. ...

— Marseille! Ah non! Je l[e]
connais celui d[e] Marseille. Allons !
Seriez-vous d[e] Norvège ? De la Suède ? Non ?


Je finis par lui dire que nous
étions du Canada la vérité.

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— Le Canada ! Le pays des neiges ! De
Maria Chapdelaine ! Et maintenant que
j'y pense, d[e] Montcalm aussi! Votre
Montcalm ! Notre Montcalm, ! c C ar avant
d'aller se faire tue e r au Canada, vous le
savez sans-doute, , il é tait d[e] N î mes, , le pauvre !
allons ! Mesdames ?... mes demoiselles ?..
vous n'êtes tout d[e] même pas pour repartir
sans [avoi] être venu e s saluer la ville patrie d[e] Montcalm.
Allons, montez M[es] es dames ? ...mes demoiselles ?..
Je vous amen emmène à N î mes.

— Qu'est-ce qu'il a à ê tre si surexcité ?
me demanda Ruby, in English. .

— Il veut nous emmener à Nîmes saluer
l[e] so o uvenir d[e] Montcalm.


Ell[e], [e]lle aurait plutôt souhaiter aller saluer
Wolfe
. Mais ell[e] n'avait r r ien contre N î mes
et aurait m ê me, me dit-ell[e], aurait voyagé
avec le diable en personne plutôt que
de refaire à pied l'invraisemblable trajet
ju[j] s qu'à chez madam[e] Viscardi.
— C[e] n'est pas l[e] diabl[e], l'assurais-je. Des
agronomes, , ce sont gens sérieux. Et vois
donc par toi-même quelle bonn[e] phyosomie
a ce e lui-là ! !


Nous sommes parties toutes deux
assises^ sur la banquette d'avant à c ô té d[e] e Monsieur Di i di i er Laroche
qui nous mena par les plus charmants
villages, que je n'ai plu[s] jamais revus par la
suite dans mes subséquents autres voyages en Provence. , ils
Il fit assez long détour pour nous devaient
être situés dans sur un pays parcours un peu à part.
Il fit un détour pour nous montrer, enjambant
le ciel flamboyant, rang sur rang d'arches
légères, l[e] vieil aqueduc romain, dans la

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[faire] de la radieuse campagne de N î mes. En ville, il nous fit
voir les arê è nes, peut-être les plus intactes es
en Europe, plusieurs monuments et
nous convia a , un verre en main, à la main,
à nous recueillir à la en en mémoire
d[e] Montcalm, à la terrasse d'un café
recevant les derniers rayons d'un
délicat coucher d[e] soleil après-midi doré
. Et, tout à coup, il
nous proposa d[e] pass ss er la nuit encore
à Nîmes
. Il nous trouverait un
hôtel pas cher. Le lendemain, il viendrait
nous prendr[e] reprendrait tôt pour visiter en passant
le Languedoc
où il avait des vignes à
soigner. C'était bien tentant, mais il
fallait, si nous décidions restions, en
avertir madame Viscardi. Le garçon
de table nous apporta une plume, d[e] l'e e ncre
et une sorte d[e] e carte[-] - exprès destiné é e
à voyager comme l'é é clair. Je rédigeai
quelques mots à l'intention d[e] madame
Viscardi, l'assurant que nous ne pouvi i ons
être en meilleures mains pour voir le
plus possible du doux pays d[e] France —
celles d'un médecin des vignes du
Seigneur, et d[e] n[e] pas nous attendre
pour un jour spécifique.


Aujourd'h[ui], , quand je pense à tout
ce que j'ai pu voir en voyage, sans
presqu[e] l[e] sou
, je prends conscience
qu[e] je l[e] dois presqu[e] en entier à de
bons monsieurs Didier comme il
s'en trouva tr r ouva plusieurs tellement sur ma route.


Notre carte postée, il nous
déposa à la porte d'un hôtel si piteux
que nous hésitions à y entrer pénétrer.

Image


— T'as envie d'entrer là-dedans? [le] m e demanda
Ruby. Je suis sûre que c'est plein de puces.


Nous avons attendu que l'auto de
Monsieur Didier eut tourné l[e] coin, puis
nous sommes parties chercher ailleurs.


En cours de route, Ruby me confia :
— Je donnerais je ne sais pas quoi pour
me coucher ce soir dans mon bon lit de m c hez
madame Viscardi après avoir mangé son
potage à l'oseille, et son loup à l'aneth
au fenouil
et sa mousse au chocolat.

— Penses-tu que nous pourrions
encore arriver à temps ?

— En courant tout le long j j usqu'à
la gare si [on] attrape on y arrive pour attraper attrape la prochaine Micheline...


Ell[e] allait partir comme nous y
arrivions à bout d[e] souffle. Le contrôleur
nous happa de justesse entre les portes
qui allaient se refermer. C'était l[e] même
qui avait poinconné nos tickets le veille, , l'avant-
quand nous veille aussi. C'était un c C orse,
un bel homme au visage basané et à l'air
mélancolique
. Il attacha sur moi le feu
de son regard sombre
à la fois brûlant
et dése e spéré.
— Ecoutez, me dit-il, je n'en peux plus. J[e] vous
ai aimé e à la folie
dès que je vous ai vu[e] e pour la première,
vous l[e] savez,
je vous l'ai dit. Je cherche
comm[e] je peux à vous oublier. Mais il
n'y rien a faire. Vous montez. Vous
descendez. Vous revenez. Il n'y a pas d[e] jour
où vous ne surgissez devant moi. Vrai, je
n'en peux plus. Mariez-vous avec moi.
J[e] vous l[e] jure, je vous ferai un bon mari.


Brusquement, à l[e] regarder, mon envie

Image


d[e] rire me passa. Le malheureux disait
vrai. Je l'avais envoûté , p[ui] par je
ne sais quel sortilège, sans qu'il y eût de ma
part effort ou jeu . de ma part
. Il ne
devait pas être le seul. Un soir, dans
une auberge où nous terminions
notre re e pas, un jeune homme assis
en face de moi, qui n'avait pas cessé
d[e] me dévorer des yeux, déchira
une page d[e] son calepin, y écrivit en
hâte un message [illis.] quelques lignes qu'il m'envoya
porter par le garçon. Je lus : « Je suis
libre, électricien de mon métier, gagne
assez bien ma vie. Je la mets à vos
pieds. Je sens déjà que je n'aimerai
qu[e] vous. Ne le savez-vous donc pas ?
Vous exercez sur les êtres un[e] fascination
irrésistible. »


ê me si je tiens compte du tempérament
méridionnal , prompt à l'enflammer excessif
, il
m[e] faut convenir que je fis plus
souvent qu'à mon tour des co o nquê ê t t es
au long de ce voyage étrange que Ruby avait
drô ô lement dé é nommé «t he trail of of the e
broken hearts .


Que m'arrivait-il au juste ? D'où me
venait c[e] pouvoir accru[s] sur les êtres, hommes ,
ou femmes d'ailleurs, car où qu e j'all[â]s s ,
à l l ongueur d[e] journée, je me faisais
des amis des s gens rencontrés ? Il y avait
la spontanéité provençale, , cet accord entre
ell[e] et moi, [d] m ais autre chose encore
et qu'est-ce que c'était donc ?


A Londres ausi je m'étais fait
de combien d'étrangers des amis très

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chers, même s'ils n'avaient été qu' ' entrevus
et aussitôt perdus, mais il me semble que
c'était à l'heure d[e] la détresse, de l[a] solitude de
l'ennui auxquels sont peut-être particulière-
ment sensibles les coeurs Londoniens. Tandis
qu'ici !


Aujourd'hui, , si loin d[e] cell[e] qu[e] j'ai
été alors, la a regardant aller, , vivre , , rire
et courir au fond de s s ans presque croire
qu[e] ce fut [fu] m oi [flèche] cell[e] créature légère, , je croi i s comprendre que
je rayonnais du bonheur d'être aimée
à chaque pas et qu[e] ce rayonnement
m'attirant encor[e] plus d'amour me
faisait davantage rayonner .

à suivre 377 bis 377 bis 1


Ayant cour u également tout l[e] long
du chemin depuis [l] l 'arrê ê t de e Mouans s - -
Sartou à la pension, nous y entrions,
essoufflées, à peine la nuit tombée.
R é unis sous la lampe à abat-jour, ,
madame Viscardi et les pensionnaires s
lisaient notre carte t t out juste arrivée
et avec une rapidité peut-etre encore
plus surprenante
que cell e d[e] l[a] poste d e Fulham.


J'entends encore la voix à l'accent
comique d[e] madam[e] Viscardi lisant à voix
haute : «Partons avec le bon monsieur Didier
pour un tour du Languedoc... Peut-ê ê tre
des Cé é vennes... Ne nous attendez pas tro o p
avant un jour ou deux... Ou trois ou
quatre... Peut-être pas acant la fin de la
semaine...»


Ell[e] s'écria, [les braves leves] à propos d[e] nous , les bras
é levés au ciel : « Avez-vous jamais vu pareils diables-
au -corps, sur tout surtout la petite qui parle français. C'est
cel celle-là qui entra î ne l'autre
.. »


[Puis] s S e retournant , [ils] ils nous aperçurent^ alors sur l[e] pas de la
porte, en demeurèrent un moment stupéfié s , avant de -> ->

377 bis 2


pétrifiées, puis nous ouvrirent les bras
pour nous fêter et nous embrasser
comme si nous avions été parties cent ans

[flèche] N.B Retour après double inter r ligne a page 377 paragraphe "Telle fut notre vie...
X Chapitre XIX


Telle fut notre vie p[en] en dant un peu
plus d'un mois, si heureuse qu'aujourd'hui,
après tant d[e] deuils et d[e] peines qui
m'ont rejointe[,] , j'en rougis presque ,
rougirais pour un peu, encore que je
sache maintenant qu[e], s s i l'[o]n n'a pas
été heureux au moins un[e] fois dans
été pleinement ^ été heureux
au moins pe[n] n dant
quelques instant, on ne connaît rien
non plus à la souffrance des autres du monde .
Je pense qu[e] c'était l'imprévu constamment
qui donnait tant de prix à nos journées.
Nous ne savions jamais l[e] veill[e] où
nous irions l[e] lendemain. Chaque
ja Nous confiant à elle, chaque
journée
, comm[e] la vie elle-même nous
prenait presque invariablement par surprise,
s[ur]prise joyeuse alors, et elle nous é tait ravissement [illis.] ininterrompu.

Image


Au bout de deux semaines, Ruby avait
pourtant parlé de partir, arg g uant qu'il
lui faudrait bientôt se résigner à
reprendre la «vraie vie» et autant
maintenant qu'un peu plus tard alors
qu[e] ce serait encore plus difficile.
J'étais parvenue à l'en di i ssuader. .
— Une semaine encore, ! l'avais-je
suppliée . , Puis après : : Encore un[e], Ruby !


Je l'avais avec plus de peine, toutefois,
amenée à quitter le nid do o uillet et la
bonne table d[e] madame Viscardi pour, ,
d[e] g î te en gîte précaire, , à finir par en trouver
un presque aussi accueillant, à l'autre
bout du pays, en Languedoc, dans le
peti i t village d[e] e Castries chez une
dame Paul l e e t-Cassan for r mant à [M]aisonnée
avec sa soeur, Thérèse
, une vieille fille
timide qu'elle ne nommait jamais
autrement que ma-de-moi-selle Thérèse.
Un gendarme complaisant à qui nous
avions demandé où trouver pas cher et
bon nous y avait envoyées tout
d d roit : « C C hez madame Paulet-Cas s san, voyons ! ça
fait pas d[e] e doute. ! .. .
Mais n[e] d î tes pas
qu[e] c'est moi qui... Car, vous
comprenez, , à l'h ô tel, , il [m] po urrait me
faire des histoires... »


Dans la grande maison de
crépi rose aux volets bruns, tout au
bout du village, nous eûmes chacune
une chambre pas non chauffée mais
vaste, aux avec de [illis.] gra ndes fenêtres
s'ouvrant s[u]r
sur un panorama de plai i nes,
de collines jardins et d[e] vignes en [illis.] [de] p[illis.] montant [cult][illis.] en t[illis.] [cas].

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à flanc de collines. C'est là, par un matin
frisquet
, les pieds sur l[e] carrelage
glacé, qu'en ouvrant les volets
je reçus droit dans les yeux
le spectacle d'un[e] de mon premier
amandier fleuri. Je verrai toute
ma vie se profiler contre le ciel profond clair
bleu du ciel du Midi ardent ce frêle [illis.] ce jeune arbre dont les aux fleurs
fleurs venaient tout juste de s'ouvrir [illis.] d'un rose tendre toutes frémissantes encore de leur naissance
avec le le jour au premier rayon du jour .


Pour le coucher dans de
grands lits en cuivre, sous l'edredon
d[e] duvet et l e café du matin —
si odorant! — il nous en co û tait à
chacune environ vingt-cinq cents par
jour de notre monnaie. A loger
chez les gens notre argent s'é é tirait
et d'ailleurs au reste bien plus plaisamment,
qu ' qu'ailleurs puisque chez eux
nous apprenions leurs manières et à
vivre comme eux. .


Madam[e] Paulet-Cassan poss é dait
à un kilomètre du village un[e] petite
vigne qu'elle allait presque tous les
jours soigner, , pour l[e] plaisir. Un bon
matin, nous sommes parti e s tôt, le
petit anon âne agitant sa cloche e tt[e] ses sonnailles ,
nous
deux, , madame Paulet-Cassan portant la
serpe e , sa soeur, dans un panier, enveloppé
de serviettes, , d[e]s s bouteilles d[e] vin, le
petit chien Fidèle
trottant en arrière, et t , ,
passé l l es merveilleuses arches d[e] l'aqu e duc
romain, avons gagné, , embaumées entre
des garrigues embaumées, l[e] champ de
ceps que nous avons aidé à nettoyer
et dé é gager. Au crépuscule des plu[s] doux

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en cette région, , l'ânon l'âne chargé des fagots
d[e] sarments, nous somme[s] r[e] e passés sous
les arches s é licates, hélées par quelques
vieilles qui prenaient leu[r] l' eau dans
de s cruches à la prise communautaire communale : «
Hé ben! Hé là ! Vous voilà maintenant,
madame Paulet avec des pensionnaires
payantes !... »


Sur les sarments qu[e] nous avions
raportés, madam[e] Paulet-Cassan, ,
accroupie e devant l'âtre, , s'appliqua
à faire r ô tir s d es « bouchées », petits
morceaux d'agneau, e t d[e] lard
, entremêlés
de cèpes, e t [illis.] s aupoudrés de thym, tous le
tout enfil[é] s sur une aiguill[e] long fine broche qu'ell[e] faisait tournait
tournait lentement tourne su su r l[e] feu doux lentement au-dessus du feu doux. . L'eau
nous en venait à la bouch[e].
— Madam[e] Paulet-Cassan, l'ai-j[e]
supplié. Gardez-nous à dîner. C'est
[t]ellement meilleur ici qu'à l'hôtel.

— Ça se comprend


entremêlés d[e] cèpes, e t saupoudr[é]s d e thym , le
tout enfilé sur une fine broche qu'ell[e]
tournait à la main lentement, presque en retenant avec une patience infinie,
son souffle au-dessus du sur [un] feu doux
. L'eau
nous en venait à la bouche Il se répondait une odeur à nous mettre l'eau à la
bouche jusqu'à la fin d[e] la vie.
. .

— Madame Paulet-Cass ss an, , l'ai-je
suppliée. suppliai-je . Gardez gardez -nous à dîner, , l'ai-je
priée.
C'est tellement meilleur chez vous
qu'à l'hôtel.

Ça se Je le comprend s . Ils n'ont pas lu s
le temps , eux de ni le tour ,
à l'hôtel ,
d[e] cuisiner au feu de sarment.


Ell[e] nous proposa :

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— Vous irez chez la boulang g è è re, chez l'épicier ,
vous achetez r d[e] e petit[es] choses, un
bout d[e] fromage, , une galette. Vous
direz bien fort haut partout que je vous
permets de faire votre cuisine sur
mon feu. Ils ne peuvent r[ie] ie n avoir
à [r] r edire à ç ç a, , ^ les jaloux , comme ils sont
tous , et prêts[flèche] comme ils sont tous à vous m' envoye e r l[e] e
g[e] e ndarm e sous prétexte qu vous je
n'avez n'ai pas le permis[.] .
Le permis !
Le permis ! Quand on l'a, on ne
sait plus cuisiner, et quand on [a] pa s encore
pas désappris , à cuisiner , on ne l'a pas.
Allez, mes petites !
Faites comm[e] je vous
dis !
Eh de[s] s bouchées, j[e] vous en ferai
de telles qu[e] vous vous les rappelerez
encor[e] dans s cent ans quand vous n'aurez plus d[e] dents. .


Au bout de peu d[e] temps, ell[e] trouva
trop é é levé é le prix d[e] la pension qu'elle
avait fixé à l[a] journée , . p P ui i sque
nous passions la semaine , et elle
l'abaissa considérablement. Plus
nous allions et moins il nous en
coû û tait pour manger d'ailleurs de
mieux en mieux chez madame
Paulet-Cassan car, bientôt, en
plus des bouchées, ell[e] nous r é galait
de crèpes fines qu'ell[e] faisait sauter
d'un tour d[e] main sur l[e] poêlon
réchaffé dans l'âtre.
— A ce train, madame Paule e t t [-]Cass ass an,
si nous restons tout un mois, qu'est-ce
qu'il pourra a bien nous en coûter pour ê tre
si bien chez vous. ?

— - Mais rien du tout , voyons! Puisque vous

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serez d[e] la famille. Et d'ailleurs déjà
vous en êtes. Vous a a idez aux champs.


Mon aide ? Il fallait être bien
indulgent pour m'en attribuer. A peine
avions-nous gagné la vigne que
je m'éloignais dans la garrique proche.
Elle était chaude, adorante, bruissante
du premier c hant pa[s] encor[e] trop très
stridulent
des cigale s . Je m'allongeais
sur la pi i erraill[e] chauffée par l[e] soleil.
Je suivais des yeux d[e] l'oeil le passage
des nuages légers. Je rêvais sans
but, sans désir, sans objet, sans
regre e t, peut-être sans souvenir . même .
J'étais la douce proie innocente de
l'heure qui passait passe [.] [.] Ce pauvre champ
de pierres pierreux, m'a m' ' a é é té, , de
même qu[e] l[e] labour à la sortie
d'Upshire, , l'un des endroits du monde
les plus chers et d[e] ceux qui se
présentent encor[e] le plus souvent à mon
esprit quand je l[e] laisse vagabonder
pour et essayer de m[e] répresenter le meilleur
en cette vie[.] Pourtant, je ne peux
m'y rattacher par aucun autre
souvenir qu[e] celui d'un bien-être
apparemment sans cause, , en soi
indé é finissable, aussi vaste et calm[e] qu[e] l[a] plaine
ou la mer.


Pourtant mon bonheur rayonnant
comm[e] je l'appelle, de l[a] Provence,
doucement commencait à s'achever.
s'épuiser.
D é jà il se teintait à certains
moments d[e] mélancolie. J'aurais encore
bien des heures heureuses dans m[a]
vie — plus qu[e] j'en ai peut-être mérité,

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mais jamais comme maintenant alors . Et
c'est pourquoi sans doute, dans les derniers
jours, je me tins si souvent cachée dans
l[es] a garriques comme si ell[e] pouvait
me préserver dans sa paix engourdi i ssante[.] .


Un jour enfin, il n'y eut plus
moyen d[e] retenir Ruby. Elle s'était
attachée à l[a] vie que nous menions
autant que moi,
peut-être même plus
qu[e] moi, car, à elle qui n'était pas d'une
nature rêveuse, cette vie devait
paraître magique et encore plus
ensorcelée qu'elle ne m'apparaissait à moi
qui ^ en un sens n' ' en attendait pas moins. Mais elle
avait un fort sentiment du devoir et se
représentait qu'ell[e] n'avait pas l[e] droit
d[e] rester plus longtemp[s] éloi i gn é e d[e] son poste[.] .


Nous sommes retournées à Nice
y prendre nos effets. Nous nous
sommes quittées à la gare. A la toute
dernière minute, Ruby, abaissant la
vitre de son compartiment, me cria sur
un ton d[e] lyrisme tout à fait inhabituel el
chez elle :
— Take car ! Take care ! And, oh, Gabriell[e],
thank you, , thank you for the lovely times[.] .
And mostly for having made me
feel young at least once in my life.


Nous ne devions jamais nous
revoir. Nous nous somme[s] écrit^ assez longtemps.
L'un[e] de nos lettres s'égar r a-t-elle ?
Ruby changea-t-elle d'adresse sans
m'en avertir. Je cessai d[e] recevoir de
ses nouvelles et moi de lui en
donner des miennes. Des années passèrent.

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Quand Rue Deschambault parut en
traduction anglaise, l[e] magazine McLean
de Toronto publia un[e] photo de moi en
pag[e] couverture. Ruby la vit et
m'adressa une lettre au soin de ce magazine.
C'était une bien touchante lettre. Ruby
me disait avoir gardé un souvenir
attendri d[e] mon j[eun]e visage rayonnant
du temps d[e] l[a] Provence, mais peut-être
encore mieux aimer celui d'aujourd'hui
que ma photo montr r ait marqué déjà
par l'usure, une certaine souffrance ce
de la vie, l'effacement des illusions ,
et qui n'avait pa a s d'[i]llusions
détruites à l'âge que nous avions
maintenant t ! Elle s'était mariée,
avait vécu, à ce qu'ell[e] croyai i
voir enfin, un[e] vie plutôt terne,
sans grandes épreuves, sans grande
joie non plus, « a life of days all l
ordinary ». N'eût été notre équippée
en Provence, elle pourrait douter avoir
jamais eu d[e] vraie jeunesse de coeur.
Après, tout avait pris la couleur du
banal. Ell[e] me savait donc gré
encor[e] et pour toujours de l'avoir
entra î née « on the side roads of
enchantment ». Malheureusement,
quand ell[e] racontait nos folles
expéditions, , personne ne la croyait
qu'elle avait pu les vivre, elle qui
était sans élan[,] , et [de] e ncor[e] moins
avec moi depuis devenue depuis
un «auteur célèbre»
. Le plus triste,
c'est qu'ell[e]-même en venait à en

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douter. Les aurait-elle seulement rêvé
ces aventures à R[a]matuelle à Castries, à
Nîmes ? La chère madame Paulet-Cassan
avait - elle vrai ment n'aurait-elle pas vraiment existé. ?
Ou tout
Tout cela; :
le nid sarrasin dans les Maures,
le bon Monsieur Didier, le ciel infini,
ne serait-il né que d'un long desir
frustré ? Est-ce que je ne viendrais
pas un jour en reparler avec elle pour
qu'ell[e] retrouve au moins la certitude

d'avoir été au moins une fois si
heureuse de [illis.] de vivre que cela
n'avait plus l'air qu[e] d'un rêve dans sa
tête ? Elle viendrait bien ell[e]-même
à ma rencontre, disait-ell[e], mais sa
santé se dé é é orait. Tout juste à la fin,
elle glissait vi i te, , vite, comme si [l'on] c ' était sans
rien importance
, qu'e e lle était atteinte d'un
cancer et ne savait combien de temps
il lui restait à vivre.


Je répondis à l'instant que je viendrais
prochainement. Y ai-je mis un peu trop
de temps ? La maladie de Ruby était-elle
plus avancée encore qu'ell[e] ne me l'avait dit?
Elle mourut le jour où je me disposais à
à partir pour aller
la rassurer sur le bonheur qu'elle
avait connu u pendant quelques de qu'ell[e] avait connu naguère.
J[e] savais [bien] pou rtant bien, depuis la mort d[e]
ma soeur Anna, d[e] Dédette surtout, qu[e] tout
être avant d[e] mourir a te e rriblement besoin
de savoir qu'il a été heureux quelquefois,
et comment et où et pourquoi. Il n[e]
lui importe plus tellement d e savoir ce
qu'il a souffert. Ce qui compte alors c'est
d'avoir un moment tenu entre ses mains le

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l'amour et de [illis.] tout l[e] [illis.] bonheur comme s' ' il est détient est la clé de
[flèche]
de l'amour et du mystère d[e] notre existence. tout le mystère . Et meur r ent le s plus
seul s ceux qui ne retrouvent se rappelent pas[flèche] en
eux le souvenir d'un instant au
moins d[e] la félicité terrestr[e] et avoir
stet été heureux au moins un instant sur
la terre.


Souvent, le [s]ouvenir de Ruby
rôde sur autour de moi comme l'ombre d'un
grand oiseaux oiseau , aux sombres ailes
é ployées , , et qui plane sur une
vallé é e aride.


Sach Sancho parti, , Don Quichotte
ne fut plus la moitié aussi entreprenant.
je restai pourtant encore un peu en Provence
à courir à Nîmes, à Montpellier, ailleurs.
Je finis par retourner chez mes vieilles de
Castries. Madame Paulet-Cassan
m'accueillit comme son enfant
retrouvée, et je l'étais peut-être , en
un sens , car devenue
, car sa propre
fille , de vivant à Marseille , ne venait presque
jamais la voir et que pour la gronder
de faire encore la cuisine dans l'âtre
avec une marmite en fer et des poëlons
de l'ancien temps[.] Le visage tout plissé
de e joie d[e] mademoisell[e] Thérèse, e e n
m'apercevant, m[e] fit peut-être encore
plus grand plaisir que l'empressement de
sa soeur , car c'était la première fois
qu[e] je vo[is] y ais ce visage ratatiné comme
une pomme reinette se prendre à sourire.


Des années plus tard, quand

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le besoin m[e] viendrait de re e passer par où
j'avais été heureuse — la une hantise de incroyable en dans
toute ma vie — j'amènerais présenter
mon mari pour
le présenter à mes deux vieilles dames

qui m'ayant tout de suite reconnue, s[e] prirent
à l'examiner, lui, sur toutes ses faces,
le faisant tourner, pleines d[e] curiosité à
son égard : « Hé! h[é| ! on se demandait
souvent, mademoiselle Thérèse et moi,
qui vous prendriez de vos adorat t eurs !
Eh h bien ! on peut dire qu[e] nous l'avez choisi
grand ! grand[.] » Et de s'empresser
ensuite à l[e] bien accueillir [vient]
d'ouvrir l'armoire
aux liqueurs y
choisir la plus fine, à l'orange, fabriquée
par elles-mêmes et réservée aux
plus douces es retrouvailles. Une heur[e] plus
tard, le nous elles avaient déjà trouvé
moyen de faire courir à travers le
village « « jaloux» » l[a] nouvell[e] que
j'étais bel et bien revenue , avec mon
mari en plus , pour le leur montrer , , et que s i on
ce n'était pas cela là la preuve de e la fidélité, l[e] d'u n coeur
bien pla a cé, e t de la fidélité ? où se trouv [illis.] ait-elle donc ! »


Que d'amis inattendus je me suis
faits aux quatre coins du monde pour
avoir cherché l'affection dans les chez les gens
endroits simples [illis.] humbles et qui jamais, , celle-là,
jamais ne m'a été ôtée.


Le mistral apaisé, je louai une
bicyclette et courus en tous sens, jusqu'à
Beziers, jusqu'à Sè è te y contempler le
cimetière marin. De retour d[e] mes trottes,
j'en faisais le récit à mes vieilles
qui s'en dé é lectaient, ne connaissant pas leur

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propre pays qu e ' elles apprenaient un
peu par moi, et ce fut là une des
grandes joies de ma vie asse[z] que d'enseigner
aux autres, assez souvent, leur propre pays horizon
, leurs
propres bonheurs, leurs rêves parfois.


J'allai , tout un jour, sans en
descendre , me promener sur les remparts
de Carcassonne. Ruby me manquait
sans bons sens. Pour m[e] consoler,
je lui racontais [e]n esprit mes découvertes
les plus drôles, et me prenait parfois
à rire toute seule, sous le regard
de passants éberlués, , ce qui m'arrive e
d'ailleurs encore aujourd'hui souvent, ,
quand je fais mes courses dans la
rue Cartier r à Québec ,
et qu'au lieu d e saluer
de mes connaissances je leur éclate
distraitement de rire au nez,
provocation dont quelques-unes
me tiennent grief. Hélas, comment
leur faire comprendre que ce n'est pas
exprès !


Par car, , un jour, je descendis
à Perpignan. C'est là que devai i t
enfin me rattraper
l[e] sentiment du
malheur des hommes, infiniment
plus lourd et répandu , je pense bien [,]
qu[e] leur éphémère bonheur, pourtant
je l'avais
depuis deux mois je l'avais
[a] peine vu, j'avais je l'avais d[u] sans doute l' oubli é r .


J[e] savais, bien sûr, que la guerre
civile ravageait l'Espagne, que les
alliés d'un camp et d[e] l'autre y semaient
le feu et le sang. Ell[e] m'avait paru irrell
irré[e]lle dans l[a] douceur renouvelée d[e] chaque

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jour dans mon tour d[e] Provence. Mais voici que,
éclaté le front catalan, de e s flots d[e] réfugiés,
par une passe des Pyrénées, déferlaient à
raison de dix, quinze, vingt milles par jour,
dans le petit village frontalier, , non loin, , de
Prats-de-Mollo.
J'y courus. Si je m'estime
fortunée d'avoir cotoyé tant assez souvent de s gens dont la
joie de vivre a rejailli sur moi, il me faut
aussi me tenir
pour un privilège — très
grand haut et , très douloureux,
d'avoir approch[é]
quelquefois le plus grand malheur du monde.


A peine arrivée à Prats s -de-Mo[llo] llo , je me
fis de[s] amis d'un e de jeune s i i nstituteur s , d'une et
jeune institutrice du village qui devenus offraient
leur aide bénévole de à la Croix-Rouge
. Gr[â] â ce
à une petite insigne qu'ils m[e] p p a a ssèrent
pour m'identifier comme une assistante
je pus pénétrer partout à la e ur suite.


Ah Dieu ! ! le spectacle qu[e] j' ' ais alors
sous les yeux , et qui revient [flèche] dont le souvenir h[illis.] hante encore parfois
hanter encore mes nuits avec la force d'horreur
des fragments de Guernica ! avec des fragments
d'horreur comme dans Guernica !


A l'école communaule communale transformée
en hôpital, , les m[a] a l[a] a de[s] gi i saient par terre ,
enroulées dans leur seul[e] couverture, et ,
des yeux , nou[s] s suivaient sans se plaindre jamais.
dans un
J[e] m[e] rappell[e] une tout[e] petit[e]
fill[e] qui tenait par l[a] main sa mère mourant e ,
l'appelant à voix basse comme pour n[e] pas
l[e] réveiller malgré tout. Derrière les
barbelés, c'étaient le[s] hommes, en[illis.] des [illis.] m illiers et des milliers, encore
valides
— enfin pouvant se tenir debout debout — ,
émaciés, squelletiques, nou[s] regardant
les regarder dans notre curiosit it é eff[acée] effrayée sans

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se plaindre [flèche] qu'aucune plaint [illis.] e ne leur vînt aux lèvres eux non plus. Ce qui m[e] frappa
l[e] plu[s] s et dont je m[e] souviens encore
avec l[e] plus d e sai i ss ss iss ss ement, , c'est bien
l'absence de pleurs justement l l e silence
qui
régnait sur cette sorte d 'assemblée
de damnés d[e] la terre. [U] S eule un[e] vieille
femme exprimait lancai à la
recherche , d'un camp à l'autre, de
son fils
, ne dont ell[e] ne[flèche] sachant s'il était mort
ou encore vivant parmi ces ma a sses
denses d'êtres savait même pas
s'il était mort
ou encore peut-êt t re encore vi i vant ,
parmi ces masses foules denses de e fac[es] es
d'hommes é connaissable[s], ,
allait[flèche]
enveloppée d[e] son châle noir en
lambeaux d inlassablement d'un
camp à l'autre ,
foua foui i llant d d es
yeux le[s] s [foules] masses asses indistinctes s et
appelant : « Alphonso es-tu là ?
Vis-tu encore, mon fils Alphonso ?
Quelqu'un a-t-il vu Alphonso
mort ou vivant ? »


Tout une journée, enveloppée
de son vieux chale noir en lambeaux
nous l'avons [illis.] et lancer,
passer et repasser sondant qu[i]
sondait le silence farouche


Toute un[e] journ é e nous l' avons
entendu jeter dans s l[e] silen[ce] farouche
comm[e] un[e] pierre au fond d'une dans un puits
[sans fond] sans fond terrible profondeur r son «Alphonso ! son appel : si monotone à la fin :
Quelqu ' Alphonso ? ! [illis.]


[flèche] Le gouvernement franç ç ais distribuait
un pain par jour par personne à ces aux
hommes s d[e] camp enfermé derriere les

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barbelés. Des gens du village ajoutaient en vivres
à partager avec les malheureux presqu[e] tout ce
qu'ils avaient. Et fin [illis.] [c'était] c C 'était un[e] goutte
dans la mer.


A l[a] nuit, , froid[es] es encore a a u[x] pieds des
mont[s] s enneigés, les refugiés derrière e
les barbelés se faisaient d[e] pet t i i t t [s] s feux autour
de e squels on les voyait essayer d[e] se
é chauffer, leur couverture sur l[e] do[s] s
immobiles, , en rond, , comm[e] de[s] être[s] figés x X [x] q[illis.] X qui eussent cherché dans le spectacle d[e] la flamme les inraisembable[s] fils du destin.
qui par l[e] spectacle des de la flammes et qui y en laquelle
cherchent ils eussent cherché à lire [des] signe d'un du implacable destin .


Et, chaqu[e] jour, continuait a
descendr[e] par le défilé de montagne le
flot gross oss iss ss ant de s misérables : l[es] es grands
blessés portés sur des c[i]vière s [flèche] de branches réunies , d'autres quelques-uns jetés
en travers d'une du dos d'une mule e , d'autres^ clopinant,
, la tê ê te
ou le moignon d'un e jambe ceints d'un
pansement sanglant, des s f[em]me[s] qui avaient
accouché la-haut, la nuit précédente, [da] sur la neige,
que d'an
portant leur enfant encore quelquefois
vi i vant , souvent,
dans les plis d[e] e
leur jupe. Ils Tous ava a ient tous ce regard
d[e] e qui i a vu l[a] mort d[e] près et la a
trouvée moins intolérable que la
vie. Mes jeunes amis d[e] la Croix-Rouge
m'affirmaient que ce troupeau humain
jusqu'à la frontière avait é t é poursuivi , et
bombardé
par le[s] s avions d Franco, ,
peut-être d[e] Hitler.


En dernier lieu venait leur
misérabl[e] che e ptel, des es vaches aux os
saillants, des brebis é é puisé é es, de e s
agneaux agnelets peut-être tout juste
aussi d[e] l[a] nuit précédent, des chevaux

Image


aux yeux remplis d'épouvante. J'en
vis un, tout blanc, aveugle, les
yeux rong[é]s de plaies, qui se tenait
bien au milieu du troupeau comme
pour être sûr d[e] ne pas être abandonné.
Elles seules, les bêtes gemissaient, que e
l'on avait ra a s s semblées en tout[e] hâte,
emmenées pour r pour être , , à tour de rô ô le le , en cours
de route, être égorgés, cuits à petit feu,
servir
à nourrir encore un peu de
temps la douleur , et qui en avait en r[e] e ssentait
s l e pressentiment
dans leur obscure
conscience.


A Prats s -d[e] e -Mollo étaient parqués
Prats-de-Mollo en deux camps distincts le s homme s
à peu près indemnes : ceux qui
demandaient, par avec l[e] secours d la a France,
d'être embarqués et déposés s[u]r
la côte d'Espagne, aux environs de
Barcelon[e], y rejoindre les s f[or] or ces s de N N é é grin
qui tenait encore ; ; d'autres, ajoutant
foi aux prommeses ceux qui
ajout è rent foi
à l'amnistie promise
et choisissaient d[e] rentrer rer immédiate-
ment au pays. Ceux-là, on les voyait
remonter par [où] par petits groupes
, remonter
par où ils étaient [illis.] d escendus, désarmés,
avec rien d'autre pour tout bien que
leur couverture sur l[e] dos. Mes amis
d[e] l[a] Croix-Rouge affirmèrent t t enir
d[e] bonne source qu'aussitôt^ arrivés à la frontière
ils étaient abattu[s] s . Ce qui est sûr
c'est que d[e] toute la nuit on ne
cessait d'entendre venant d[e] là-haut
le tir des mitraillettes.

Image 2 3 93


J'allais, moi, une étrangère, en toute liberté
au milieu d[e] cet inimaginabl[e] bouleverse-
ment , et je me demand[e] encore comment
cela a été possible. Je crois m[e] rappeler
qu'il y eut jusqu'à cent mill[e]
refugiés d'entassés[,] , certains jours, ,
dans ce village de Prats s -d[e]-Mollo qui
n[e] devait pas compter plus de deux mille
résidents habitant à demeure. On
f f ai i sai i t de e s prodige . l L e[s] s villageois
avaient h é bergeaient presqu[e] tous dans leur maison
des enfants orphelins,
des mères avec leurs
petits. D[e] pleins convois d[e] grands
bles s sés partaient sans arrêt. . J'apport t ais
ma petite aide , . L[e] e malheur était
trop vaste pour qu[e] la meilleure
volonté du monde y pû û t grand-chose.
J'errais à travers ces err rr ants un
? peu comme l[e] Pier r re Bouzoukov d[e] Guerre et Paix
sur le champs d[e] bataill[e], incrédule,
confondu e , , me croy ne croyant pas
au fond de mon âme ce qu[e] je voyais.
J'ai mis beaucoup d[e] temps [a] croi i re croire
l'avoir vu. Je prenais pourtant des
photos avec mon petit appareil brownie e . .
Mes amis, les instituteurs et inst t itutri i ce[s],
m'en passèrent de[s] leurs. J'en ai encore
quelques-unes. Ils Elles me surprennent
toujours [si] q uand je le[s] s revois. J'imagine
avec peine avoir été un temoin —
pri i é légié [?]— d e ces terribles heures
de l'histoire.


Enfin arriva la garde mobile
faisant r[e] e fluer au loi[n] n tout e personne
comme moi n'ayant rien à faire ici. Je

Image


regagnai Perpignan.


Dans ma chambre glaciale,
car le vent, , comm[e] la mis è re e profonde ,
venait venant d d es Pyrenées, , aigre avait
tourné à l'aigre
, je me lançai à
écrire mes premières pages dictées
par l'indignation, la pi i tié, la grande
souffrance d'appartenir à l'espèce
humaine. . Je pens[e] e y avoir mis
tout mon coeur mais cela tout seul
n'a jamais donné un écrit d[e] valeur marqu[e]. .
Ne sachant qu[e] faire du mien, je
finis — ô curieuse déci i sion! — par
l'envoyer avec quelque[s] photos au
à la Presse de Montréal. . Ces quelques
pages, sous une signature inconnue,
sympathiques s à l'Espagne rouge
à l'heure où à Montréal [flèche] même Malraux [illis.] n'avait abtenu u l'autorisation de se porter on ne même
laissait mêm[e] pas Malrau x[flèche] parler en
^
en public à en la sa é fense , des Cata a la a ns, Catalans
j'imagine avec quell[e] a a lacrité celui
qui les lues [d][illis.]t a dû les [e] e nvoyer roule[r]
dans l[e] panier.


J[e] n'avais plus rien à faire en
Provenc[e] e . C'est peu d[e] dire qu[e] je ne
reconnaissais plus et n[e] reconnaît t rais
plus d[e] longtemps l[e] bonheur. Regardant
à quelques en arrière jours
à peine en arrière de
moi, il me paraissait encroyabl[e]
d'avoir pu être émue à l[a] vue
d'un amandier en fleur. Que
venait faire l'arbre aux tendres fleurs
roses dans me e s souvenirs ? J'étais ici
encore
plus profondément a t teinte ici .
par le souffl[e] d[e] la guerre que je ne l'avais

Image 394 5


été à Londres au temps de Munich . Désormais l'o o n
ne pouvait plus s'empê ê cher de la sentir s'approcher
venir inexorablement
. D'ailleurs, euss é -je
eu le coeur d[e] m'attarder encore un
peu que je me l'aurai pu. J[e] n'avais
presque plus l[e] s s ou. Sans les quelques
dollars qu[e] Ruby avait glissé en
ca a c c het et te dans mon sac et que j'avais
trouvés, ell[e] partie, je n'aurai même
pas pu tenir jusqu[e]-là.


Je pris le train pour Paris, revoyant
tout au long du trajet tant de moments
qui avaient été gais et ne m'étaient
plus déjà que des souvenirs tristes incongrus .Il m'a
fallu des années, presque toute une vie
pour retrouver dans leur beauté mes joies
de la Provence. On met du temps à se
pardonner d'avoir j en ce ce monde
d'avoir
pu être heureux.


Je logeai quelques jours, en passant,
chez madame Jouve, partageant la
chambre de Charlotte qui pi i ochai i t
toujours son piano à partir d e dès hui i t
heures
l d e e matin. Ell[e], , je crois bien ,
que c'est tout juste si ell[e] avait entendu
parler d[e] la guerre d'Espagne des s malheurs
de l'Espagne. Rien ne semblait avoir
beaucoup changé à l[a] pension, , et j'en
marquai comme d[e] l'égarement. Madame
Jouve m'observait avec bienveillance,
avec perspicacité aussi. .
— Mon petit, vous allez, vous venez,
vous apparai i ssez, sous di i sparaissez, ,
comme incapable d[e] vous fixer. Sans
doute vous écoutez, regarded, apprenez,

Image


assimilez, ,
mais dans quel but ? Vers
quoi donc tendez-vous ?


Est-ce que je le savais — du
moins avec certitude et pour toujours ?
L'ai-je jamais si, au reste ? En
dehors des mois, des années au cours
desquels j'ai été attelée à u[n] la tâche
d'écrire un livre, est-ce que je me
sentais encore un écrivain ? Je ne
pense pas. Je n'étais alors, me
semble-t-il, personne de distinct,
une sourd e attente, une disponibilité
inconsciente, quelqu'un qui attend le
train. Quelquefois, dans l'attente,
l[a] liberté m'était un moment rendue,
j'étais presqu[e] heureuse. , , puis l'e e nnui
de n[e] rien faire me reprenait.
Je m'ennuyais d[e] ne pas écrire ou
bien j'étais souvent dans l'angoisse, souvent,

d'avoir à recommencer sans assurance
de faire mieux cette fois qu'avant .


Pourtant madame Jouve devait
tenir elle-même, un jour, une sorte
de réponse à sa question à mon sujet,
lorsque, après mon Femina, , au bout
de longues recherches j 'avais fini [je] je finirais par la
red é couvrir
dans une miserable petite
chambre, devenue à son tour hôte d'une
d'un f F oyer pour êtres seuls ou âgés.
Elle, si tellement réservée , me prit aux
épaules, m'embrassa avec tendresse.
— Mon petit, , vous êtes la seule
de mes charmantes jeunes filles d'alors
d'autrefois
à m'avoir recherchée
au bout de ma vie et, ce qui est plus,

Image


à l'heure vous triomphez. Au fond, je
n'en suis pas surprise[.] J'ai toujours su
qu[e] vous arriveriez ,^ quelque part iriez loin, car vous ne
saviez pas où vous alliez. J'avais
peur toutefois que vous perdiez
courage [de] su r une route si mal
indiquée.


Au printemps de 1939, c'est
bien perplexe justement que je repartais
repartais
.


J'atterris à Londres sous le même
ciel bas, chargé de brouillard et de
suie que j'avais quité depuis pas tout près
à fait de trois mois. J'aurais aussi bien
pu
Ici non plus rien n'avait
guère changé. Après la fiè è vre de Munich,
c'était comme si l[a] vieill[e] Angleterre
s'était de nouveau assoupie à côté du auprès de son
fe e u[flèche] de e coke
sa cup of tea à la main.


J'avais longtemps dé é battu d'écrire e
ou non à Stephen auquel je [p] m 'étais
reprise e à penser de plus en plus au fur et
à mesure que je m[e] rapprochais des lieux
nous étions tellement si follement aimés[.] J'avais
fini par lui écrire un mot bref , lui
disant que j'allais bientôt rentrer pour
de bon au Canada
. Eut-il ma lettre ?
Ar Parvint-elle à son adresse alors qu'il
était parti pour une de ses folles
incursions en territoire sans contrôle
soviétique ? Ou bien craignit-il autant
que je l'avais craint de rouvrir la
blessure à peine fermée ?


J[e] m[e] réfugia pour quelques jours
à Centruy Cottage. Oh, le spectacle affligeant!

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Le petit jardin que j'avais connu débordant
d'odeurs et de couleurs, tout à présent dégoulinant
d'eau froide, gi i sait à moitié couché, ,
tiges broyées et fleurs mortes dans
la boue. Il s'en exhalait une senteur
de marais.


A L e l C ottage lui aussi sentait le marais
le renfermé aussi sentait suintait l'humide e .

Esther ne parvenan i t plus avec ses
petits feux par-ci par-là à en assécher
l'atmosphère. Nous nous tenions,
toutes portes closes, pour ne pas lai i sser
é é c c ha a pper la moindre chaleur, enfermés,
dans la [flèche] près du poële, autour de la table
, dans la
salle qui m[e] e ma pa rut maintenant
étroite et sombre. Father Perfect toussait.
La soeur était morte. Après la lecture
d e l a Bible, , chaque soir sa prière était
pour moi encore, , ses larmes pour
sa chère défunte soeur Norah . Il se
é licitait d'être du moins aller
l'accompagner aussi loin qu[e] l'on
peut en ce monde , j j usqu'au seuil
inconnu , et de lui avoir dit adieu
sur cette terre , de souffrance, sans
quoi l'âme d[e] sa soeur ne serai i t
pas partie avec la même confiance
vers l'Eternel la Père . Il m[e] disait, ces
jours-là, des paroles d[e] grande
sagess[e], sous leur apparente simplicité, ,
que je voudrais bien me rappeler
to o utes aujourd'hui. Par exemple,
qu'il fallait se sentir aimé des
hommes pour se sentir aimé de
Dieu et ne plus craindre la mort.

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Parfois, rarement, je réussis encore à le
faire rire et même à faire amener un sourire avec
mes histoires de Provence sur les l è vres
d'Esther avec mes histoire de Provence
que je faisais aussi drôles qu[e] possible
pour les distraire. Tous deux, Father
Perfect savait maintenant la guerre
proche, imminente et en plus de
ses chagrins personnels sentait sur
ses épaules lui le poids qui était trop vieux
pour


Le matin où je pris place avec ma
malle et mes valises donc le taxi qui
? allait me conduire à la gare Victoria,
en tournant la tê ê te une dernière
fois vers eux, je vis au-delà du
jardin ruisselant, leurs visages
crispés qui essayaient de sourire et
de m'encourager. Sous la pluie
abondante , ils agitaient la main vers moi
comme d'un monde dé é luvien et déjà
peut-être à moitié englouti
. Nous ne pensions
pas nous revoir jamais ni les uns
ni les autres...


Et pourtant!... pourtant!... Que la
vie qui nous malmène tant a donc parfois parfois
de tours dans son sac et sait nous pour nous de douceurs, , nous ramenant par
ménager parfois de merveilleux retour r s les plus ramener par d'impévisibles aux
imprévisibles [!] [illis.], d'imprévisibles chemins vers ce que nous croyions perdus.


Neuf ans plus tard, après Bonheur
d'Occasion , et l[e] lasse du trop grand bruit qu'il fit autour
de moi , c 'est ici que, d[e] de Paris , je reviendrais->
rechercher la paix, la tranquilité et la profonde
sécurité que j'y avais par miracle,
[flèche] ici, de Paris re chercher si la paix, la tranquilité, la profonde

Image


chercher si la paix, la [illis.] sécurité , l'affection que e [illis.] j' ' avais ici connues s y étaient toujours. sécurité qui m'y m'avaient une fois
guérie, [y] y étaient encore .


Et ce serait encore une fois
l'été ! Les dauphinelles bleu ciel et
celles du bleu plus accentué d[e]
l'horizon lointain auraient repris
possession du jardin d'en avant.
Nous prendrions le thé dans celui d'en
arrière à côté du vieux prunier, encore
pour cett[e] fois encore
épargné, et verrions ,
au loin, au-delà des paturages,
s'allumer les lumières de Londres.
J[e] retrouverai Father Perfect ne serait pas trop trop tellement trop vieilli
malgré tout, encore capable d'aller
d[e] [de] de tendre ses collet[s]
et de ramener de
la forêts des bolets ou des fleur[s] ;
Esther, à peine changée d[e] visage
e e ntre le visage à peine changé
ent t re
ses bandeaux lisses; et Guinevère,
était-ce donc possible, ! encore de ce
son monde
, se frottant à ma
jambe sous s la table à thé.


Je r[é]intégrerais ma spaci i euse
chambre aé é rée aux fenê ê tres grandes ouvertes sur
les downs qui me paraîtraient aussi encore plus
prenante[s] et exaltantes qu[e] dans tous
les rêves images que j'en ai avais fait s , gardées.
Je les reverrais
rouler Passé la st t èl[e] à d e la memoire
Par delà la [flèche] stèle élevée à la mémoire de e Brodi i c c e e a,
je e les reverrais rouler
comme jadis sous les grands nuages
accourant vers la Manche ou en
revenant.


Et en moi[flèche] -même , un matin, en
m'éveillant toute apaisée dans le
grand lit en cuivre, je trouverais, tout

Image


Chapitre 20 prêts pour en faire un livre, fi i ltrés et
transfigurés par le temps, mes souvenirs
d[e] la Petite-Poule- - d'eau, devenus ,
par l[a] [g]râce des profondeurs dormantes , et
sans que j'en eusse eu connaissance,
des éléments d e fiction , . c 'est-à-dire, sans s doute, de vivante
vérité.


Esther ent t rerait avec l[e] grand plateau
du breakfast qu'ell[e] poserait sur mes
genoux en écartant un peu les
feuillets é é pars. Elle me demanderait :
— Etes-vous contente de votre travail
ce matin, ma très chère ?


Je dirais, mi-s s ouvante, , mi-di i straite :
— Je ne le e sais pas s , , Esther.


Et c'est vrai Je n'ai jamais su, je ne
saurai jamais si j'en suis contente.


Tout ce que je saurai c'est que cette
fois il me semblerait entreprendre une
tâche


Et C c 'e e st une [flèche] bien là la seule chose que e je [n] j ' ' ai jamais su, p our
certaine, [flèche] à savoir que je ne e saurai savais pas et ne saurais vraiment que penser sans doute jamais[.]
de ce qui venait de moi.


Tout ce qu[e] je croirais comprendre ,
c'est que cette tâche qu[e] j'entreprenais
m[e] [ser]ait [pas] [plus] légère que cell[e] d[e] Bonheur
d'Occasion et que même l'avait été

chapitre XX


Je m'embarquai à Liverpool. Au
dernier instant, un garçon de cabine frappa
à ma porte. Il m'apportait un long
carton de fleurs. Je dénouai en
tremblant la ficelle. Mon pauvre coeur
que j'avais cru si bien gué é ri de e Stephen
bondissait p[a] vers lui parc[e] qu'il n' avait n'avait
eu la pensée de pu m[e] laisser partir
sans

Image


un signe de sa part
en fin de compte , sous sans un signe d'une témoignant
affection qui vivait toujours quelque peu. des sentiments qui nous avaient liés.

Je saisis la carte. Elle était de David
à qui j'avais té é é phoné pour un
simpl[e] adieu en en passant par ar Londres. .
Il me souhai i tai i t une bonne traversée
de l'Océ é an et d[e] la vie, mill[e] choses tendres
et me disait son es s poir de venir un
jour[flèche] me retrouver au Canada . m'y retrouver.
Je déchirai
l[a] carte en menu[s] s morceaux. J'en
voulais au pauvre David d'avoir fait
ce qu[e] j'aurai[s] voulu voir fait par St[é]phen.


é jà les s eaux d e la Me e rs ra ey nous
[a]gitèrent [double flèche] ballottaient abomina-blement bien avant t qu[e] e nous ayons
même gagné é son estuaire.
Il fai i sait un
temps s horrible ; pluie, brouillard, vent
hurleur. A traver r s ses s cl cl ame e urs, on
entendait à chaque mi i nute peut-ê ê tre
sonner à son la cloch[e] sur bouée, ,
au
son effroyablement lugubre, , qui marque
la pass ss e sans doute, [illis.] e ntre des écueils. . C'est
à cette no o te de fin du monde que j'ai qui i tté
la cô ô te anglaise, . à j' je J' entends encore
parfois, r r ésonn[er] dans cette arriè è re
mémoire étrange qu[e] nous avons derrière au fond
de nos souvenirs conscients, les grands
coups du battant de fer résonner
ces grands coups
de battants s de fer
que j'asso[c] c ie, , je n[e] sais pourquoi, aux
éclats et aux men[aces] aces du Chant du Destin.


En haute mer, nous fûmes
livrés à l'assaut d[e] e vague[s] si furieuses
immédiatement que les garçons d[e] cabine s'activèrent furent
envoyés aussitôt à fermer bien solidement tous les

Image


hublots, cependant que tout autour du
pont on ajustait les immenses panneaux
qui les fermaient complètement contre
l'extérieur. C'est ainsi que j'ai voyagé
presque deux jours dans un bateau pour
ainsi dire aveuglé[, et] rien n'aurait
sans doute pu me paraître plus triste
si je n'avais déjà eu l[e] coeur trop triste


-> En haute mer, de si furieuse[s] vagues
se jeterent à l'assaut du assaillirent le navire que des les
garçons s
d[e] cabine vinrent immédiatement
en fermer les hublots, cependant que e l'on
s'affai i rai i t sur l[e] pont à aj i uster les
lourds panneaux qui le ferment l'isolent
complètement contre l'extérieur. J'ai
voyagé presque deux jours sur un
navire pour ainsi aveuglé. Rien
n'aurait sans doute pu me paraître
plus sinistre mais j'avais déjà le coeur
trop en peine pour y trouver [,] si je n'avais
déjà eu le coeur
trop plein de sa propre
peine pour en percevoir recevoir d[e] l'extérieur.
Etrangement, je fus moins malade du
mal de mer de naus[ées] ées
que je n[e] l'avais
été au passage de la Manche avec Ruby.
C'était à l'âme surtout que j'avais Mais à l'âme j'avais encore plus mal.


Quand o o n nous permit enfin, ,
les panneaux enlevé é s, , d'all ll er res es pirer
sur le pont, je m'y trouvai presque seul[e]
longtemps, à contempler dans un[e] sorte
d' é garement cette étendue d[é]concertante
d'eau clapoteuse et sans fin . sous
mes yeux.
J[e] ne pense pas avoir jamais
aimé l'Océan lorsqu[e] je suis en son milieu

Image


terrible qui exclut toute[s] choses qu'elle [n]
que sa terrible grandeur
. Ce que j'aime ce
sont les rivages, doux ou rocheux, ,
la marée, les oiseaux de mer, l l es
îles au loin, les battures, l[e] pro
tout ce qui exprime l[illis.] le profond attrait
du départ à ceu l ui qui d[e] l'eau à celui
qui la des étendues marins
à celui qui
le contemple de la terre, mais sur
l'Océan lui-même, cett[e] trop vaste
et toujours mouvante surface, je me
sens perdue. J'y éprouve peut-être un
peu de l'angoisse que ses « « incommensura-
bles espaces » inspirait e nt à Pascal.


Sans doute déjà avant j'avais
û souhaiter mourir — et qui,
même au cours d'une vie heureuse,
ne l'a pas parfois souhaité souhaité au moins un fois , . e E t encore plus
celui qui est vit aux prises avec l'adversité
ou sur qui règne l'ennui sans fin . et
sans éclaircie
. Mais cett[e] fois
sûrement je l'ai souhaité. Je regardais
s'entrechoquer les vagues courtes
s'entrechoquer
, les nuages livides
s'amonceler sur l[e] pâle horizon et
j'avais l e nvie de m'en aller de cette vie
à en avoir les yeux brouillés. Car où
me menait-elle ? Nulle part, , j'en étais
sûre maintenant. J'avais quitté mon
poste, affligé le coeur de ma mère , au-dela
de ce qui est soutenable, j j ' ' avais tout
abandonné, traversé passé les mers , dépensé
tout mon argent
si péniblement économisé,
tout essayé, et en quoi aujourd'hui
é tais-je plus avancée ? Sur tous les

Image


plans d'ailleurs j'avais je me sentais avoir échoué : en amour,
dans l'é é cri i ture, en art dramatique, en
toute[s] s choses . vraiment ! vraiment . Qu'avais-je
encore à lutter
et pourquoi ? Il ne me
restai i t qu'à retourner m'enfouir d'où
j'étais partie e et y demeurer m'y tenir
tranquille
en m'estimant heureuse d[e]
mon sort comme doit en venir à y consentir l'être
la plupart de e s mortels. . A O u Ou bien me
laisser couler dan[s] s les vagues et
par elles emporter, chagrin, remords,
regret — mais qui sait ! — aussi peut-être
bonheurs s de l'avenir[flèche] ^ qui me resterteraient éternellement i i nconnu s . .
Je
pense à en avoir [illis.] eu eu l'idée
fixe
pend d ant quelque[s] jours. Mais en aurai-je
e e u le courage ?


Un jeune Ecossais, charmant de
trai i ts et de caractère, tout humour, toute
drôlerie, avait fini par m'approcher er ,
toujours seule , dans à la poupe du
navire comme si je n'avais plus désormais
qu'à regarder derrière en arrière moi . Il s'appelait
Jock . Il avait les yeux les plus souriants du
monde alors que moi, m[e] reprocha-t-il
affectueusement, en avait les plu[s] s tri i stes.
Et pourquoi cela déjà ? me dit-il. A
votre âge, v v ous n' ' ê ê tre encore qu'au
d é but de vos peines — , comm[e] au reste
de vos joies.


Je n'avais de coeur pour aucun
flirt, aucune amitié nouvelle. Il parvint
cependant, l[e] lendemain, à m'arracher
un sourire, lorsqu'il me pria :
— Gabriell[e] — il avait dû apprendre
mon nom du ste e ward — Hold my hand

Image


and talk to me about myself, for is
this not what we all want most,
out of each of us in our each of our
selfish self. »


Il m'aida peut-être à reprendre pied
en retrouvant le sens de l'humour
qui est le le premier pas hors de la
persistante mélancolie. Je riais
un peu avec lui à à la longue quoique
quoique sans entrain.


La mer é é tait toujours très agitée.
Nous devions rentrer au pays par la
voie du Saint-Laurent, et je me
faisais malgré tout un[e] joie de l[a]
rédecouvrir sur r les pa pa s de Cartier,
champlain, Maisonneuve. Je referais
connaissance, mais à rebours cette
fois, avec le pays pa a r la voie le fleuve
fluviale de'où d'où m'avait fasciné e
l[a] vue e d[es] es villages au long de la
côte avec le tout si brillant le feu
si brillant
de leur toi i t d'église presqu[e]
? tou[s] toujours alors en fer - blanc . , . et o O n On
aurait dit, ,
au loin, des sé é maphores
nous envoyant des signes d'amitié.


Mais un peu avant l'estuaire,
le navire plongea entra dans des champs
de glac[e] sans limites , les "floes"
de
glaces flottantes, les "floes", et on dut
réduire
sa vitesse à ne presque plus
avance e r. On était pourtant en avril, dans [ses] en son
début du moins, les premiers jours d'avril, mais le
détroit d[e] Bell[e]-Isl[e]
restai i t encore
bouché. Le capitaine reçut l'ordre
de gagner Saint-Jean. Un train réquisitronné

Image emmener conclusi[on] ?


par le CPR devait nous emmener à Montréal.
Je suis donc rentrée au pays par une de
ses portes les plus désolées. Qu'est-ce qui
pouvait en effet paraître plus abandonné,
du train en marche, que ce Nouveau-
Brunswick, éti i r é , , sous le ciel gris, , en ce
temps ingrat de l'année, à à n'en plus
finir d'ennui et de solitude ? En
arrière-plan c'é é tait les mêmes forê ê ts
toujours, figées et monotones, , les [illis.] sur lesquelles se
détachaient les mêmes villages , d[e] loin en loin , avec
leurs pauvres es maisons
de bois sans souvent
sans couleur
, coupé é s les s un[s] s de[s] s autre e s s
par des s champs à l'infini la vieill[e]
neige en se dé é faisant sous la
pluie laissait apparaî î tre des étangs
boueux, des chico o ts d[e] bois d'arbres , une c c abane
parfois toute seule dans cette désolation.
Qu'il me parut et me parait encore peu mal
aimé
notre cher pays auprès de ces pays
d'Europe qu[e] j'avais vus, d[e] mémoire
d'homme , si tendrement aimés soignés s , si
constamment embellis !


J'aboutis à la gare Windsor. Il avait
neigé la veille une neige molle qui fondait
sous les pieds en une sorte d[e] bouillie
sale que j'appris vite à appeler comme
tout le monde de la sloche «sloche».
Ce que Ce pays, cette ville qu[e] j'allais je
apprendre à aimé qu[e] je n'allais pas être [,] [,]
longu[e] à aimer [,] [,] de toute mon âme dans [']sa['] détresse , , «ma» dans
détresse , « s s a » solitude, je m'y sent a is, étrangère
ce ce premier jour, comm étrangère comme si

Image


je n'y avais jamais encore mis les pieds.
Je me cherchai une chambre, au plus près,
ru[e] Stanley, en fait presque à la sortie
d[e] la vieille gare Windsor. [L] L es gare e s, les
chemins de fer, les rails, de longtemps
encore allaient m' ' être comme un
port d'attache
, une sorte de patrie,
le lien étrange qui aussi étrange
que c[et] le seul réconfort, aussi si étrange
que
cela puisse paraître aujourd'hui, d[e] ma vie
alors aussi, aussi si errante^ autant . que cell[e] de l'oiseau .
Tant qu[e] j'entendrais partir, venir,
souffe l er haleter, les es grosses locomotives
d'allors , je [m] n e me sentirais pas dése e spérée.
J[e] pense être entr r é é e plusieurs fois dans
cette chère vieille gare rien qu[e] pour
entre sous le sur les quais entendre haleter
leur puisante sur les quais
les puissant[s] s
engins, et en être sortie e moins esseulée.
De même, la nuit, si je m'éveillais
dans des es transes et entendais les
longs sifflets de train, je parvenais à me
rendormir , me ren dormir , presque rassurée : « Eh
bien, , le train n'est pas loin ! Si la vie
devient trop dure, je peux toujours y sauter
et en moins d[e] deux jours ê ê tre de retour
là-bas d'où je viens. » J'oubliais
seulement que j'en avais pas pour le
moment l'argent.


J'avais une autre raison tout de même
pour n[e] pas m'éloigner de e la gare. C'était
que, pouvant déménager [du jour au] d'un
lendemain ,[flèches] d'un instant à l'autre, jamais sûr û , l[e] soir,
qu[e] je serais encor[e] l a [où] je serais le
lendemain, j'avais d'ê ê tre encore
au

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même endroit le lendemain, j'avais laissé
ma malle — ma pauvre vieille compagne
si encombrante [!] — à la con à la
[c]onsigne ma malle
— ma pauvre
vieille compagne [si] encombrante à laquelle je
demeurai si bizarrement attachée. Mais
peut-être aussi mon attachement [illis.]
[illis.] me venait-il comm[e] il nous [illis.] vient
[?] [a] si souvent de ce qu'on n[e] sait plus
comment se départir de certaines gens, de
certaines vieilles choses .
Je trouvais J'allais trouver en tout cas
commode, cette pour une fois
, de l'avoir presque
sous la main pour aller y chercher des
vêtements plus légers au fur et [a] mesure
qu[e] l[e] temps se[s] mettai rai t t au bon beau . , y mettre
rapportant cependant chaque fois,
d[e] ma si petit[e] [c]hambre pour n[e] pas l'encombrer ,
autant de vêtements et objets que

Mais, d d u même coup, je devais y, pour
désengager ma chambre si petite, je
devais y ramener
aut t ant d[e] choses au
moins que j'y l' avais prises j' allais prendre
et dont je
j'a[v] n'avais d'ailleurs plu[s] be e soin. Ce
fut donc un va-et-vient constant pendant
quelques semaines de ma chambre à la
consigne d[e] la gare Windsor. Tout le temps, j'eus
affaire au même employé qui déjà, en
m[e] voyant venir, partai i t chercher ma a malle
pour me la rouler sur ell[e]-même jusqu'au
comptoir bas à ma portée
. La première fois,
pour sa peine je lui avais tendu une pièce
de vingt-cinq cents, mais la fois à la suivante,
comme il m[e] voyait offrir l'argent avec une
hésitation sans doute perceptibl[e], il refusa net,
disant qu[e] ce serait crime, lui qui n'avait rien

Image


à faire pendant des heures, qu[e] d'accepter
un pourboire pour un si petit service dont
qu' il n[e] valait même pas la peine d'en
parler. Ce n'était pourtant pas
qu'une petite affaire d'aller chaque fois
chercher ma malle
au fond d'une
grande salle remplie d[e] bagages à ne d[e] toutes pas plus
sortes [flèches] à pouvoir y à peine y circuler.
Il maintenait se disait que c'était rien
et qu[e] d'ailleurs qu' il se trouva it déjà
payé[flèche] de tout[e] façon par mes manè è ges
qui l'amusai i ent
fort, car , me dit-il, dans toute e s ses
années
au service du CPR, il n'avait
encore jamais vu quelqu'un venir
le même jour sortir de sa malle une
paire de [c]haussur souliers beige pour
y remettre mettre à leur place une pa a ire de ch so uliers bruns s .
Il finit par conaî î tre presque aussi
bien que moi le contenu de ma mall[e]
qui resta sous ses soins pendant un
peu plus d'un mois. Il devint mon
premier ami à Montréal. C'est lui
qui me conseilla de déménager dans la
maison voisine d[e] la sienne, rue Dorchester,
où je serais beaucoup mieux logée au
même prix qu[e] je payais ru[e] Stanley. Nous
y aurions des fenêtres également voisines
, d'une de la maison mitoyenne à avec la mienne ,
il pourrait me passe[r] r de main à main ,
à l'occasion, une portion
de son stew
irlandais dont il disait toujours en
avoir de trop. Plus tard encore, il devait
m' ' i i nciter à prendre pension là où il
avait trouvé quelqu'un faisant
l l e stew encor[e] mieux qu[e] lui-même.
C[e] serait chez un[e] vieill[e] dam[e] [E] ces

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Miss McL[e] e an, où je devais, grâce à mon bon ami
Pat Cussa a k, , me trouver pour au et après

ce que j'avais connu, m[e] e trouver au paradis.


Pour l'instant, je logeais dans la plus
misérable petite chambre qui se puisse
trouver en dehors des s prisons. Ell[e] était
si étroite qu'entre le lit de fer et la
commode d[e] tô ô le gri i se e il me fallait je ne [pouvais] je n[e] parvenais
à passer que de biais
. L L a fenê ê tre donnait sur
la cour arrière de la ga a re cent t rale
d'autobus de Montréal alors située rue
Dorchester. Des vingtaines d'autobus y
étaient rangés, plusieurs à la f ronronnant
à la fois ensemble l'étouffée et t envoyant
droit dans ma a chambr[e]
des s exhala a i i sons
à m'étouffer. Le haut-parleur tout ce sans
temps désemparer annonçait les départs,
les s arrivées.
J'entendais : «Départ pour Rawdon... Track qu e
numéro [s] s ept... Track number seven...
Départ pour Terrebonne... Traque numéro onze...
Track number eleven... » Il m'arrivait
en rêve de marmoter répéter : : « Traque numéro
douze... Track number twelve... »


Cette atmosphère d'e e r r rance, d[e] Babel
et de tournoiement insensé ne me
déplaisait pourtant pas. Elle convenait
à mon état d'âme et m'était certainement
plus proch[e], plu[s] s amie qu'une de ces que ne l'aurait été une
de ces tranquille[s]
petites rues ou n[e] passent
qu[e] des autos lentes et d[e] rares piétons .
où les mêmes gens habitent depuis des années les
mêmes gens s d'allure pai i si i bles s . depuis des années .
Il semble que j'ai toujours eu au bon moment

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l'endroit qu'il me fallait.


Deux lettres m'arriv è rent alors
à la poste
restante que je n'osai
ouvrir en cours de route, pré é é rant
attendre d'avoir atteint le refuge de
m[a] chambre, si fragile fut-il. L'une
était de la Commission Scolaire de
Saint-Boniface, me rappelant qu'ell[e]
m'avait gardé mon poste sans solde
pour une deuxième année d'absence ma a is
ne pouvait plus me renouveler ce
privilège. Je devrais donc rei i nt é grer
mon poste ou y renoncer. L'autre était
de ma mère. Je m[e] revois s assise au
bout du petit lit d[e] fer, les feuilles de la
lettre sur mes genoux, li i sant la pauvre
lettre déchirante : [«]Mon enfant, te
voilà donc de retour à Montréal, plus s
tellement loin maintenant de nous la maison .
J'attends donc ton retour pour bientôt,
j'imagine, à la maison.
C'est-à-dire
nous n'avons plus de maison. Mais
ave e c les quelque sous qu[e] j'ai encore
et ce que tu gagneras, nous nous
ferons une assez bonne vie, tu
verras, et je tâcherai, toi qui est
i i ndé é pendante et moi peut-être trop
possessive, d'apprendre à te e lais s ser vivre
à ta guise... Je peux attendre ton retour
pour bientôt, j'imagine... »


Je levai les yeux sur la mi i roir
de la a peti i te commode e tout proche et
m'y vis un visage dé é figuré. Par le
mauvais tain de la glace? Par ma
propre émotion ? Ah, mais ce noeud dans

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la gorge revenu comme au temps
de notre pire pauvreté, de nos perpétuelles
craintes [!] et d[e] tant d[e] tout ce courage d[e] e pensé en vain !


Je me regardais et savais que l'heure
était venue de prendre un[e] décision
irré é vocable, bonne ou mauvaise,
qu'il n'y avait plus à tergiverser.


Je laissai sur la commode les
feui[l]lets couverts de cette écriture un
peu dé é faite qui en elle-même m'a
toujours dit mieux mieux qu[e] tout combien maman
,
sous ses de e hors stoïques é é tait une
femme aux nerfs bles es sés et torturés.


Je partis errer dans la ville . inconnue .
Hors l[e] bon Monsieur Cos s sak, je n'y
connaissais personne pas une âme . Par quelles rues
suis-je passée ? Je ne sais plus. J'ai dû
suivre assez longuement la rue Sainte-
Catherine, ê tre montée rue Sherbrooke,
car je me rappele qu[e] le gong des trams
accompagnai et accompagna ma pensée
tracassée, puis qu[e] l[e] bruissement des
premiers s feuille[s] aux arbres feuillages y fit
y firent irruption
et que je ne sus pas
d'abord ce qu'il était, d'où il provenait,
comme il m'était arrivée à Londres. .
Et ici, comme là à -bas ou à Paris,
je cherchai[s] je suppose dans la foule
indifférente à capter un regard qui
m'eût vue, un visage me verrait
me verrait, t t out au moins s'arrêterait
un moment sur moi
. Je finis
par descendre vers des rue e s moins
é é clairées, rue Saint-Antoine peut-être ou
rue Craig. Il y avait ici en bas moins

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de passants, moins [flèche] moins d'animation extérieure [illis.] et , de circulation mais comme
une rumeur d[e] vie plus intime, plus
chaleureuse . me sembla-t-il [illis.]
D'où
vient que je me suis toujours sentie
moins solitaire parmi le peuple que dans
les sa a lons et les ré é ceptions[flèche] [illis.] même lorsqu'y brillent, à mon endroit, des regards affectueux? ? m[ême] lorsque


J'allais, , me demandant à chaque
pas : Que faire ? Que faire ? La pauvre
interrogation me martelait l'esprit
comme me l'avait martelé le Chant du
Destin et la lugubre cloche sur bouée
de Liverpool. Que faire ? Rester. ? M'en
retourner ?


Ici je n'avais ni soutien, ni
certitude d'emploi même l[e] plus
modeste, ni même une main amie
pour se tendre vers moi à l'occasion.
Mais là-bas saurais-je , ^ maintenant que je vivre encore
connaissais mieux , vivre dans cet air français
raréfié du
Manitoba , dans son air raréfié tout court?
Car, si c'était déjà une sorte de malheur
d'être né, au Québec, d e souche française,
combien plus ce l'é é tait, je le
voyais maintenant, en dehors du
Qué é bec, dans s nos petites colonies
de là-bas dans de l'Ouest canadien
!
Ici du moins, en marchant, toute
solitaire comm[e] je l'étais, j'avais
sans cesse, à droite et à gauche,
recueilli le son de[s] voix parlant
français avec un accent qui
m'avait peut-être paru un peu
lourd après celui de Paris, mais
c'étaient paroles, c'étaient expressions
des miens, de ma mère, d[e] ma grand-mère

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et je m'en sentais réconfortée.


J'atteignis je ne sais comment, sans
en connaître le chemin, les bords du
vieux canal Lachine. J[e] m'y arrêtai , , instanta-
nément subjuguée.
Des péniches y glissaient
lentement, éraflant de leurs flancs les
vieux revêtements de bois. Leur sirène
[dev] demandant le passage aux [éclus] l'ouverture
des écluses
élevait des cris rép[é]tés,
étranges, , qui déchiraient l'air comme une
plainte. Je rêvai ici des heures, je
pense, sans savoir à quoi, comme
abandonnée de mes propres pensées
mais non pas pour autant désolée.
La nuit était assez douce, je crois me
rappeler, bien loin du printemps
miraculeux de Londres, mais elle contenait
contenant du moins quelque adoucissement bonté
du de notre printemps
d'ici, avec un bruit d'eau
qui courait le long des trottoirs et des
fla a ques s ç a a et là à d[e] e neige mol l le dans
les petits rues es aux maison d[e] bois ou
j' ' al l lai marcher, toujours sans but,
entre du rever er bères espacés[,] . Il n'y avait
pas s que la plainte des sirènes à me poursuivre.
Sans cesse ce quartier de Saint-Henri
que je parcourais sans même en
connaître l[e] nom, était ébranlé par
le passage des trains. On entendait d'abord
la grêle sonnerie qui en signalai i t
l'arrivée à presque chaque croisée de
rues impor r tantes
sur le parcours des
rails. Puis Alors [s]'abaissaient les longues
barrières
de sûreté aux longs bras st t riés
de noir et d[e] blanc et s'allumaient les sémaphores.

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Puis les grands trains en direction de l'Est, e t
de l'Ouest , valaient en hurlant
dévalaient
en faisant trembler le sol,
les vitres aux maisons, quelqu[e] chose
peut-être d[e] l'âme humaine qui restai i t
suspendu à [ce] ce bruit, à ce tressaillement
après que tout le vacarme eut cessé .


Tout de cette atmosphère de e é part, et de
voyage que e je trouvai dès s ce soir-là
à Montréal était bien de nature à me
retenir, car longtemps elle constitua
ma seule patrie, me consolant en quelque
sorte de n' ' e e n avoir pas d'autre, et me
soufflant que l'on est mieux ainsi, que
nous n[e] sommes
jamais qu e des
errants et qu'il est mieux de n[e] rien
posséder si l'on veut du moins bien
voir le monde que nous traversons
en passants.


Cet endroit Ce quartier , à à peine un an plus
tard, , j allais délibéremment revenir
l' écouter, l'[o] l' observer,
en pre e ssentant t
qu'il me devenait ^ le décor et un peu la mat t ière d'un roman ,
à venir,
me retenait déjà , ce soir d'avril,
d'une curi i euse façon que je ne peux encore
m'expliquer. Car il n'y avait pas s que e
ses cris, ses appels de voyage, s s es odeurs
d'ailleurs à me fasciner.
Sa pauvreté
m'émouvait. Sa poésie m'atteignait
avec ses airs de guitare ou de
musiquette un peu plaintive
s'e e chappant de sous les portes closes
et le son du vent errant dan[s] les
couloirs d'entrepôts. Je m[e] sentais
mille fois moins seule ici
qu[e] dans les

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[flèche] la foule le et les [la foul] brillantes rues de la ville . et dans ses
foules [avanc]


Je ren montai la longue côte
d'Atwater. Je pris par la rue Dorchester
et me trouvai à passer sans le savoir
devant la maison où je viendrais bientôt prendre
une chambre . quelques mois plus tard .
Je
retrouvai, après m'ê ê tre maintes fois égarée,
ma petite rue Stanley. Installée sur mon
lit, le dos au mur, mon papier à s ur mes
genoux, j'écrivis à l[a] d'abord à la
Commission Scolaire
, disant ma gratitude
pour l e poste resté à ma di i sposition et auquel
maintenant je renonçais. Ensuite j'écrivis
à ma à mère. Que lui ai-je dit ? Sans
doute d'ê ê tre patiente, d'attendre mon
retour encore un peu, un an ou deux
,
à ell[e] qui allait avoir soixant-douze ans.
Quand après ès s[a] mort , je revi i endrais
à Saint-Boniface et chercherais parmi
les pauvres effets qui lui restaient, presque
rien, des cartes de ses enfants d e petites photos,
je ne trouverais pas cette première lettre
qu[e] je lui avais écrite d[e] Montréal et dans
laquell[e] j'ai tout tant espé é , toute ma vie,
avoir du moins trouvé des mots pour
atténuer le coup qu[e] je lui portais. Beaucoup
de mes lettres manquaient, elle qui ne [illis.] pourtant elle n[e]
maman ne conservaient conservait
pour ainsi dire plus qu[e] cela
— à la fin, toutes en fait sauf les
plus récentes. Quelqu'un avait dû mettr[e]
la main dessus pour s'en servir un jour contre moi .
un jour.
Ou alors pour empêcher quelqu'un
de s'en servir. Nous nous sommes
découvert s , après la mort d[e] celle qui nous

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avait tenu s plus ou moins ensemble à
force d'amour une famille déjà
désunie.


Me[s] lettres écrites, je fis le compte
de ce qui me restait d'argent : quinze
dollars et quelque cents, le loyer
de ma chambre acquitté pour une semaine.
J'écrivis deux autres lettres adressées
à celles ^ deux de mes amies m'avaient paru jadis mes parmi
meilleures amies les plus sûres. .
Il m'en coûtait
beaucoup d'emprunter. Je ne l'ai fait
que très rarement et jamais fait dans ma vie qu'avec les
[flèche] sans les plus cruels sc c rupules.
En réponse, je re ç us
de l'une une longue lettre tout pleine
à mon endroit de louange sur
mon talent, mon courage, mon sens
de l'i i niative... et de regret de ne
pouvoir me venir en aide , car, me pré é ci i sait -elle,
il lui avait fallu s'acher un s'acheter
un manteau de fourrure neuf, payer
son abonnement au t t ennis, et vraiment
il ne lui restait rien, rien!.. De m M on
autre amie je reçu[s] s , avait, griffonné s en h â â te :
une ligne : courte lettre «
Hélas ! je n'ai qu[e] cela
à t'offrir mais c[e] c'est de bon coeur... » " Sa
lettre accompagnant [illis.] contenait trois billets s
d[e] cinq dollars.
Venue e de e l[a] plus s pauvre des deux, la
somme me parut énorme. Je pensai
è s lors avec ce que j'avais pouvoir dès
lors tenir quelques semaines encore et
avoir e temps de e voir venir. Mieux
encore, , j'étais remontée moralement
par la confiance en moi de qui
m'envoyait ses derniers sous pour ainsi dire.

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Le lendemain


Conseillée par un journaliste de la
Gazette pour qui j'avais un[e] lettre de
? recommandation d'un de ses collègues
en poste à Londres, j'entrepris la tournée
de quelques hebdos ou et revues. En tout
et pour tout, je n'avais à montrer
pour indiquer un peu d[e] talent que
me e s pauvres écrits articles publiés ça et là
depuis quelques années. Au Jour, on me
laisse entrevoir que l'on pourrait — quand
il y aurait de la place — me prendre un
court billet — sur le sujet qu'il m[e] plai i rai i t
d[e] traiter — moyennant un cachet de
trois dollars la pièce. A la Revue Moderne,
on irait j j usqu'à dix dollars pour une
longue nouvelle si je pouvais en l' écrire dans
le ton qui plaisait à la clientèle.


Je rentrai dans mon cagibi. J[e] m'installai
sur le lit, le dos au mur, ma petite machine
à écrire sur les genoux, poursuivi i e
dans mes pensées par ses interminables
appels : «Traque numéro huit... Track
number eight... » J'étais saisie de
terreur à la pensée qu'il n'y avait plus
à reculer, qu' enfin il n'y que je devais
désormais, pl[o]
pour gagner ma vie, plonger
dans l'écriture moi qui tout à coup
percevais combien peu je savais encore
m'y prendre.


Je commençai par la narration
sur le ton de l'anec c dote de mes aventures
? en Angleterre et en France. Hé quoi !
marquée comme je l'étais déjà par
la douleur, ayant connu aussi

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l'enivrement, je ne savais encore
tirer
d[e] moi que des banalités.
Il me faudrait encore ^ à peu près un an avant
qu'au Bulletin des Agriculteurs, qui
allait me fournir l'occasion de traiter
de sujets me rapprochant des faits, de
la réalité, d[e] l'observation serrée des
choses, je ne commence à leur donner des
articles, des reportages
qui auraient
enfin une certaine consistance. Et
bien plus de temps longtemps encore avant que ,
que
des rê ê veries nées, ce soir d'avril,
au bord du vieux canal, j'en vienne,
par étape, jusqu' à la grande tâche
dont en l'apercevant je prendrais s [illis.] une
bien plus grande terrible peur que e j'en eut eu s
rue Stanley, ce premier en ce soir de e s du
commencement[.] .
Mais du moins
alors je serais happée entière par entière
entière par le sujet, , absorbée tout entière
en sa faveur avec aidée et aidée et soutenue par tout ce qu[e] j'aurais
acquis
d[e] e re e s s sources, , de connaissances
d[e] l'humain et p de ar la solidarité avec
mon peuple retrouvé , reconnu, tel que
ma mère, ,
dans mon enfance, me l'avait
donné à connaître et à aimer.


Pour aujourd'hui, , je n'étais encore
capable que de e petits r[é]cits un peu
folâtres où c'est tout juste s'il si affleurait
de-ci de-là quelque â e reflet
de[flèche] la détresse et cet enchantement et d[e] cette
détresse qu' ' avait été, qu[e] e serait e nt ,
toujours qu'est encore pour moi la vie. l'aventure de e la vie vivre . .


L'oiseau, dit-on, presque dè è s le nid
connaî î t^ déjà pourtant son chant.

Image

L'oiseau, pourtant, dit-on, presque dès
le nid conna î t déjà son chant.


L'oiseau, , pourtant, presque dès le
nid conna î t déjà son chant.


L'oiseau, pourtant, presque dès
? le nid, dit-on, connaît déjà son chant


Pourtant l'oiseau, dit-on, presque dès
? le nid conna î t déjà son chant.


-> L'oiseau pourtant, presque dès le nid, à ce
qu[e] l'on dit, connaît déjà son chant.

420
367
83

Légende

Correspondance Sync lorem ipsum dolor
Variante lorem ipsum dolor V
Ajout en interligne lorem ipsum dolor
Ajout en surchage, en haut de l'ensemble du texte lorem ipsum dolor
Ajout en surchage, en bas de l'ensemble du texte lorem ipsum dolor
Ajout au crayon à la mine lorem ipsum dolor
Ajout au stylo bleu lorem ipsum dolor
Ajout avec un autre stylo bleu lorem ipsum dolor
Ajout avec un stylo noir lorem ipsum dolor
Ajout d'un accent lorem ipsum dolor
Ajout en marge de gauche lorem ipsum dolor
Ajout en marge de droite lorem ipsum dolor
Ajout en marge du haut lorem ipsum dolor
Ajout en marge du bas lorem ipsum dolor
Retrace par dessus une lettre lorem ipsum dolor
Suppression déchiffrable lorem ipsum dolor
Suppression indéchiffrable lorem ipsum dolor
Suppression d'un élément en marge lorem ipsum dolor
Suppression de tout le paragraphe lorem ipsum dolor
Effacé lorem ipsum dolor
Raturé ou biffé lorem ipsum dolor
Suppression réécrite lorem ipsum dolor
Réécrit sur la même ligne lorem ipsum dolor
Transcription confecturée lorem ipsum dolor
Mot ou passage illisible lorem [] dolor
Inversion lorem ipsum dolor
Dialogue lorem ipsum dolor
Passage souligné lorem ipsum dolor
Passage encerclé lorem ipsum dolor
Personnes citées lorem ipsum dolor
Lieux cités lorem ipsum dolor
Thèmes lorem ipsum dolor
Oeuvres de Gabrielle Roy lorem ipsum dolor
Autres oeuvres citées lorem ipsum dolor