Les Satellites
Les Satellites - État final
Dans la nuit transparente de l'été arctique, au bord du petit lac, loin dans V l'immense pays nu, brillait le feu V allumé pour guider l'hydravion qui n'allait sans doute plus tarder. V Des ombres tra- pues, tout autour, alimentaient la flamme de poignées de mousse de caribou arrachées au sol. V
Là-bas, au bout d'une planche reliée à deux bidons creux et posée sur l'eau en guise de V passerelle, il y avait quelques cahutes dont une faiblement éclairée. V Plus loin encore, dans un repli de terrain, sept ou huit autres pauvres maisons : de quoi, par ici, amplement constituer un village. V De partout s'élevait la plainte des chiens affamés depuis toujours et que personne n'entendait plus. V
Auprès du feu, les hommes devisaient calmement. Ils par- laient de cette voix aux rares éclats des Esquimaux 1 , une voix unie, V pareille à la douce nuit d'été, ponctuée seulement de petits rires à propos de tout et de rien. Bien souvent ce n'était là chez eux qu'une manière de clore une phrase, qu'un point final, qu'une sorte de V commentaire peut-être sur le destin.
Ils en étaient venus à parier entre eux. V Ils pariaient que l'hy- dravion allait venir, qu'il ne viendrait pas, qu'il s'était mis en route mais n'arriverait jamais, et même qu'il n'était pas du tout parti.
Fort-Chimo 2 avait parlé pourtant. La radio leur avait dit V de se tenir prêts; l'hydravion, en revenant de Frobisher Bay 3 , V s'arrête- rait ce soir prendre la malade. La malade, c'était Deborah à qui on avait laissé de la lumière dans la hutte.
Les hommes continuèrent à parier pour le plaisir. V Par exemple ils disaient que Deborah V serait morte à l'arrivée de l'hy- dravion V , comme mouraient les Esquimaux naguère, V sans his- toire. Ou bien l'hydravion emporterait Deborah très loin et V plus jamais on ne la reverrait ni morte ni vivante. V Ils pariaient aussi qu'elle V reviendrait par le chemin du ciel, guérie V et même rajeu- nie de vingt ans. À cette idée ils V rirent tous de bon cœur, Jona- than surtout, V le mari de Deborah, comme s'il se retrouvait en butte aux plaisanteries de sa nuit de noces. Ils en vinrent à parier que les Blancs trouveraient bientôt peut-être un remède V contre la mort. Personne ne mourrait plus. On vivrait sans fin. On serait des multitudes de vieillards. V À cette perspective, ils se turent, tout de même impressionnés. V Ils étaient une dizaine autour du feu : V des vieux comme Isaac, le père de Deborah, éle- vés à la dure; des hommes entre deux âges comme Jonathan, partagés entre l'influence moderne et l'ancienne; enfin, de V jeunes hommes plus droits de corps que leurs aînés, plus élancés aussi, et qui inclinaient nettement, eux, en faveur des jours d'aujourd'hui. V
Le vieil Isaac, se tenant un peu à l'écart, occupé à rouler
V
tout le temps entre ses doigts un galet rond, dit que rien n'était plus maintenant
comme autrefois.
V
— Autrefois,
déclara-t-il avec
V
fierté, on ne se serait pas donné tout ce mal pour empêcher une femme de mourir, son heure venue. Ni même un homme quant à cela.
À quoi ça rime,
V
interrogea
le vieil Esquimau
V
,
d'empêcher à si grands frais de mourir aujourd'hui quelqu'un qui de
V
toute façon va mourir demain?
À quoi ça rime?
V
Personne ne savait à quoi cela rimait, alors ils se mirent à chercher ensemble avec une touchante bonne volonté. V
Pour sa part,
le vieil Isaac regardait attentivement
V
le feu. On
vit poindre dans ses yeux,
V
avec les souvenirs,
une sorte d'atten- drissement
V
peut-être, mêlé de dureté.
V
On sut de quoi il allait parler. Même les plus jeunes se rapprochèrent, car le sujet était passionnant.
— Cette nuit que vous savez, commença le vieil homme, n'était pas aussi froide qu'on l'a dit. C'était une nuit de saison, voilà tout.
On n'a pas non plus abandonné la Vieille sur la ban- quise, comme ils l'ont dit
V
également. On lui a parlé avant. On lui a dit au revoir. On a fait comme de bons fils, quoi! On l'a
enve- loppée de peaux de caribou.
V
On lui en a même
laissé une toute neuve.
V
Trouvez-moi des Blancs, vous autres, fit-il à la ronde, qui en feraient autant pour leurs vieux, en dépit de leurs belles paroles. On ne l'a pas abandonnée, reprit-il avec un curieux entêtement.
— Est-ce que, demanda l'un des jeunes hommes, vous ne lui avez même pas laissé de quoi manger?
V
— Oui, confirma Benjamin, le cadet d'Isaac, on lui a laissé de quoi manger : un beau morceau de phoque tout frais.
— C'est juste, dit Isaac avec une sorte de dédain, la tête haute. Mais c'est pas mon idée qu'elle a mangé.
— Qu'est-ce qu'on en sait?
dit l'un des hommes.
V
Elle a pu vouloir
tenir un jour, deux peut-être...
V
pour voir venir...
— Pas mon idée, reprit Isaac. Elle ne pouvait plus mar- cher seule. Elle ne pouvait presque plus avaler.
Elle voyait à peine. Pourquoi est-ce qu'elle aurait voulu tenir encore quelques jours? Pourquoi d'ailleurs veulent-ils tous tenir maintenant?
V
Sync
Ils se turent en regardant les flammes. Il y avait à leurs yeux une sorte de beauté
dans cette mort de la Vieille dans l'ombre,
V
le vent et
le silence qui l'avaient entourée, car encore maintenant ils ne savaient trop ni où ni comment elle
V
avait eu lieu, si c'était par l'eau, par le froid ou de saisissement.
— Est-ce qu'on n'a pas au moins retrouvé quelque chose? La peau neuve peut-être? demanda l'un des jeunes Esquimaux.
— Rien, dit le vieux. Pas de trace.
Partie, la Vieille, comme
V
elle était venue au monde. Il n'y aurait pas eu de quoi faire un enterrement.
Alors Jonathan se leva et annonça qu'il allait voir si Deborah n'avait besoin de rien. V
* * *
Sync
Il se tint un moment sur le seuil,
à regarder une forme
V
humaine allongée sur deux vieilles banquettes
d'auto placées bout à bout.
V
— Tu es là?
— Je suis là, dit-elle faiblement.
— T'es pas plus mal?
V
— Je ne suis pas plus mal.
— Patiente, dit alors Jonathan,
et il s'en fut
V
aussitôt retrou- ver les autres autour du feu.
* * *
Qu'aurait-elle pu faire d'autre! Émaciée, haletante, elle gisait là depuis quelques semaines, atteinte d'un mal qui pro- gressait vite. Elle n'avait que quarante-deux ans. Elle trouvait cependant que V c'était assez vieux pour mourir. Du moment qu'on n'était plus bon à rien, on était V toujours assez vieux pour la mort. V
Mais voici que leur pasteur, le révérend Hugh Paterson, était passé par ici la semaine dernière. Assis par terre, auprès du « lit » de Deborah, il l'avait adjurée de ne pas se laisser mourir.
V
— Voyons,
Deborah! un effort tout de même!
V
Si faible qu'elle fût, Deborah était parvenue
V
à tirer d'elle quelque chose
comme un rire désolé.
V
—
Veux, veux pas... du
V
moment que la carcasse n'est plus bonne!
—
Mais justement la tienne
V
est bonne et vaillante encore. Tu es trop jeune pour quitter la vie. Allons, un
peu de cou- rage!
V
Du courage? Elle voulait bien, mais à quoi bon! V Comment s'y prendre pour arrêter la mort dès lors qu'elle était en chemin? Y avait-il donc un moyen? V
Il y avait un moyen, et très simple : faire venir l'hydravion. On y mettrait Deborah. On l'emmènerait dans un hôpital du Sud. Et là, presque certainement on la guérirait. V
De tout cela elle avait surtout retenu un mot magique pour elle :
le Sud.
Elle en avait rêvé, tout comme des gens du
Sud
– si elle l'avait su, son étonnement eût été sans bornes – rêvent, eux, du
V
Nord
, parfois.
Seulement pour le plaisir du voyage
V
, pour voir
enfin comment était ce fameux Sud
V
, elle se serait peut-être
décidée.
Mais elle était trop lasse maintenant.
V
— Tant qu'il y a de la vie,
avait repris le pasteur, il faut espé- rer,
V
essayer de la retenir.
Deborah alors tourna la tête vers le pasteur pour
V
l'examiner à
son tour, longuement.
V
Elle avait
déjà observé que les Blancs bien plus que les Esquimaux cherchent à retenir
V
leur vie.
—
Pourquoi? lui demanda-t-elle. Est-ce parce que votre vie est meilleure que la nôtre?
V
Cette question si simple plongea apparemment dans l'em- barras un homme qui avait su
V
répondre jusqu'ici à des
ques- tions pourtant bien plus embarrassantes.
V
—
Il est vrai, avait-il répondu, que
V
les Blancs craignent de mourir plus que vous autres, les Esquimaux, mais
pourquoi, je serais en peine de le dire.
V
C'est fort étrange, quand
V
on y pense, car nous n'avons pas appris à vivre en paix les uns avec les autres, ni au reste avec nous-mêmes; nous n'avons pas appris
ce qui compte le plus; pourtant
V
il est exact que nous tenons à vivre de plus
en plus vieux.
V
D'entendre quelque chose d'aussi peu logique avait réussi à arracher à Deborah un autre petit rire un peu triste. V
Malgré tout, lui faisait peu après remarquer le pasteur, la charité et l'amour des uns et des autres avaient fait de grands progrès chez les Esquimaux depuis V qu'ils avaient accepté la Parole.
Elle sut alors V qu'il allait lui reparler de cette vieille histoire de la grand-mère abandonnée sur la banquise – une histoire qu'il tenait d'eux, au reste, V l'ayant par la suite remaniée à son gré, qu'il leur rappelait à tout propos, dont même il avait fait V le thème de son sermon principal, en tirant V la conclusion que les Esquimaux d'aujourd'hui avaient meilleur cœur que ceux du temps passé.
Ce n'était pas qu'il n'y eût pas du vrai dans l'histoire telle qu'il la racontait; il V y en avait. Mais il omettait certains détails éclairants, par exemple que la grand-mère V avait demandé d'être laissée sur la banquise, parce qu'elle n'en pouvait plus de suivre les autres; elle l'avait demandé des yeux, sinon en paroles. En tout cas c'était ce que ses fils avaient cru lire V dans son regard, et pourquoi se seraient-ils trompés?
* * *
Depuis quelques minutes, Jonathan,
revenu à la cahute,
V
écoutait
Deborah penser tout haut et se redire les paroles
V
d'en- couragement que lui avait prodiguées le pasteur
avant de la quitter.
V
— L'avion
n'est pas encore là,
V
dit Jonathan. Peut-être qu'il est à la veille d'arriver. Comment ça va? lui demanda-t-il.
Elle dit que ça n'allait pas trop mal. Alors il dit : tant V mieux, et qu'il s'en allait attendre avec les autres.
Ensuite ce fut la bru de Deborah qui vint de la cabane
voi- sine et s'arrêta un moment sur le seuil.
V
— T'as besoin de quelque chose?
— De rien. Merci quand même, Mary.
De nouveau seule, Deborah se traîna à l'entrée de la cabane V où elle appuya son dos brisé, V le visage tourné vers le ciel. Ainsi verrait-elle, elle aussi, arriver V ce fameux hydravion qui venait la sauver.
* * *
Ce qui l'avait décidée en fin de
compte n'était pas l'amour
V
de la vie pour la vie.
La vie tout court, elle n'y tenait pas tel- lement.
V
Non, ce qui l'avait
décidée, c'était le désir de retrou- ver les années écoulées.
V
Marcher pendant des heures à la suite des hommes, chargée de paquets, sur le sol
V
raboteux de la toun- dra, camper ici, chasser là, pêcher plus loin, faire le feu, raccom- moder les hardes,
c'était cette bonne vie-là qu'elle voulait ravoir.
— Je ne vois pas pourquoi
tu ne reviendrais pas
V
assez à la santé pour faire ce que tu as déjà
fait, lui avait en quelque sorte imprudemment promis le pasteur.
V
Elle l'avait cru. Ne lui avait-il pas dit vrai tant de fois déjà? Par exemple, combien il aimait de tout son cœur ses enfants V de Iguvik 4 , et cela était certainement la vérité, car pour rester ici il fallait ou s'enrichir ou aimer; or le pasteur ne s'était pas enrichi. V
Il
disait aussi que les temps
V
changeaient et qu'il y avait du bon dans tous ces changements.
Aujourd'hui, le gouvernement prenait soin davantage
5
de
V
ses enfants esquimaux. Il dépensait beaucoup pour eux. Et les Esquimaux eux-mêmes
avaient gran- dement changé.
V
— Ce n'est plus maintenant, conviens-en Deborah, que vous abandonneriez la Vieille au froid et à la nuit.
Cela, en effet, ne se ferait peut-être jamais plus. En un sens, V c'était même ce qui troublait Deborah. Car, que feraient-ils V maintenant de leurs pauvres vieux? Ils les garderaient, c'est entendu, mais pour en faire quoi? V
Elle en était venue à se creuser la tête pour
V
trouver des
solu- tions imaginaires à des maux éventuels ou possibles, sans avoir encore la moindre idée que c'est par cette porte qu'entre dans une vie la tristesse.
V
— C'est bon, avait-elle
fini par consentir, fais venir
V
ton avion.
* * *
Comme elle
V
en était là de ses réflexions, Jonathan arriva en courant.
— On entend un bruit derrière les nuages.
Ce doit être
V
l'hydravion.
Immédiatement après le bruit redoubla et couvrit sa voix. V Les chiens s'en mêlèrent. Il y eut un charivari indescriptible, puis un immense floc dans l'eau, ensuite ce fut de nouveau presque le silence. V
La cabine de l'hydravion s'ouvrit. L'infirmière en descendit la première, un petit bout de femme, l'air décidé.
V
— Où est la malade? dit-elle.
Elle tenait une lampe électrique au manche aussi long qu'un V fusil. Elle en promena alentour les rayons puissants. On vit sur- gir de la nuit des objets dont la vue parut étonner tout à coup même les Esquimaux qui ne les avaient jamais encore aperçus dans cet éclairage insolite : par exemple, ce vieux lavabo, V trouvé naguère par Jonathan, échoué depuis lors sur le sol moussu, sans écoulement ni arrivée d'eau hors celle de la pluie; et, quand il s'en était amassé, Jonathan, parfois, en passant, s'avisait V de s'y laver les mains. Il y avait aussi des centaines de tonneaux rouillés au rebut; de la ferraille V de toute sorte; enfin, entre deux piquets, de la lessive mise à sécher.
Derrière l'infirmière étaient sortis le révérend Hugh Pater- son et le pilote. Ils s'engagèrent tous sur la passerelle, la jeune femme en tête. Avec les Blancs, il ne fallait pas s'étonner, c'était assez souvent la femme qui commandait.
Ils arrivèrent à la cahute. Ils prirent Deborah entre les peaux V et les vieilles couvertures rongées, repoussant à peu près tout ce qui était à elle, pour l'envelopper dans du neuf, du blanc et du propre. Ils la chargèrent sur une sorte de planche en dépit V de ses protestations. Après tout, hier encore elle s'était levée pour faire à manger aux siens. Ils ne voulurent rien entendre. Ils la hissè- rent à bord comme si elle avait été un ballot. Ils montèrent à leur tour. Ils claquèrent les portes. Ils s'élevèrent dans le ciel. Peu après, il n'y avait plus trace d'eux.
* * *
En bas, revenus autour du feu, les hommes médusés ne savaient trop que dire de tout cela. À la fin ils se remirent à parier – que faire d'autre! Elle ne
reviendrait pas; elle
V
reviendrait peut-être.
— C'est pas mon idée, trancha le vieil Isaac. Pas avec le vent qu'il fait ce soir.
II
Avec le jour naissant Deborah commença V de voir son pays. On avait cherché à la garder allongée; elle avait résisté et obtenu de rester V assise dans un fauteuil d'où elle était bien pour voir d'un bout à l'autre son immense et étrange pays. V Qu'en avait-elle jamais pu voir avant ce jour, toujours plus ou moins V en route à travers l'étendue déserte, il est vrai, mais, l'hiver, aiguillonnée et aveuglée par les vents et la neige, l'été, par les moustiques, en tout temps chargée de paquets jusqu'au front et toujours préoc- cupée de quelque chose à faire, la chasse, V la pêche, le manger? C'est aujourd'hui V seulement qu'enfin elle le découvrait. V Elle le trouva beau. Bien mieux encore qu'elle ne l'aurait cru d'après les bribes qu'elle en avait eues en tête jusque-là. V
Elle-même d'ailleurs, maintenant que l'infirmière l'avait lavée, peignée, arrangée, était loin de se montrer vilaine. Elle avait en tout cas V vles yeux vifs de ceux de sa race qui brillent aisément; mais, de plus, à cause d'une certaine tristesse d'âme peut-être, les siens s'attardaient sur toutes choses avec une affec- tueuse insistance. V Ce qui l'étonnait, la fascinait davantage, c'était peut-être les lacs, leur V forme souvent bizarre, leur foisonnement incroyable. V Elle aurait dû les connaître pourtant, ces petits lacs presque tous bouchés, sans V communication visible entre eux, pour avoir elle et Jonathan, sac au dos, erré et peiné des journées entières dans leur dédale, y cherchant un chemin à sec, contour- nant celui-ci, V revenant sur leurs pas, cherchant ailleurs, mais tou- jours, devant eux, il y avait, creusée dans le roc, encore V une autre cuvette toute pleine d'eau. Et maintenant V rien n'avait peut-être plus d'attrait pour elle que ce singulier pays qui lui avait été si dur.
D'être en route, de voyager lui avait fait du bien, l'avait remontée, à moins que ce ne fût le remède V donné par l'infir- mière. Rien n'échappait à sa vigilante attention. Dans ce V désert d'eau et de roc qui se déroulait très loin, elle reconnut le poste de fourrure 6 où ils traitaient, ceux de V son village et d'autres villages aussi. Si petit, à peine plus grand qu'un dé posé dans le pays vide, ce poste qui depuis leur naissance avait commandé presque tous leurs voyages, à pied, en traîneau, en kayak – ce but pour ainsi dire de leurs vies – causa V à Deborah une vive surprise. À peine le temps de l'apercevoir au bord d'un immense fleuve qui cou- lait vers la mer, avec rien d'autre autour que des nuages, et déjà on ne le voyait plus. V
En passant elle avait tout de même pris le temps de dire bonjour en son cœur V au facteur de la Compagnie qui, veuf, menait là, seul, coupé des siens, une existence, même aux yeux des Esquimaux, des plus à plaindre. V
Au loin elle distingua la rencontre, qui aujourd'hui parais- sait toute douce et naturelle, de la V terre et de la mer. Souvent pourtant, au pays de Deborah, ces deux forces-là se rencon- traient en ennemies, au milieu des glaces empilées, avec des coups et des fracas comme dans une lutte sauvage. V
De l'autre côté, c'étaient les montagnes. Elle les contempla longuement et vit enfin comment elles étaient faites, V de vieilles montagnes rondes et usées par le temps; elle vit leurs couleurs et leur sommet, V comment elles se terminaient et comment elles se tenaient les unes à côté des autres tout le long de l'horizon, pareilles V à un campement sans fin de tentes à peu près égales en hauteur. Pour bien voir les montagnes peut-être fallait-il avoir V la chance, comme elle en ce moment, d'être assise calmement dans les nuages.
À cette pensée, le visage malade s'éclaira de ce qui avait tout l'air d'une douce V envie de rire.
* * *
À Fort-Chimo, il fallait changer d'avion, en prendre un beaucoup plus grand, en partance pour le Sud.
Pendant qu'elle attendait, enroulée dans une couverture, sur une civière, au milieu de tonneaux et de V ballots de toutes sortes, laissée à elle-même pour un instant, elle aperçut à peu de distance, au bord de la piste d'envol, quelque V chose de fascinant. C'étaient des espèces de petites créatures vertes qui ployaient avec le vent, s'agitant presque sans arrêt. Sans doute étaient-ce ce qu'elle avait entendu nommer des arbres. V Elle avait aussi entendu dire qu'ils venaient du sud en nombre d'abord incalculable et doués, au départ, d'une très haute taille. V On disait encore que peu à peu, au fur et à mesure V qu'ils montaient vers le froid, leurs rangs s'éclaircissaient; les survivants, comme gens épuisés, ayant subi une trop dure épreuve, se courbaient, s'affaissaient, pouvaient à peine rester debout. V
Deborah s'assura du regard que personne n'était là pour l'empêcher V de faire à son gré. Elle se sentait toujours très bien, grâce sans doute à ses bons remèdes, et elle avait V une insurmontable envie de voir de près les très petits arbres en rang V au bord de la piste. Non sans peine elle parvint à se dépêtrer de la couverture et se mit en marche vers les bouleaux nains. V Elle tenta de dérouler leurs fragiles V feuilles dont elle sentit au toucher qu'elles étaient des choses vivantes, lui laissant au creux de la main un peu de leur humidité. V Alors, à la dérobée, comme si elle était à commettre V un larcin, elle se hâta d'en mettre plein ses poches. Ce serait pour les enfants d'Iguvik, quand V elle reviendrait, afin qu'ils aient quelque idée de ce que c'est que le feuillage d'un arbre. V
* * *
Après quelques heures de vol, V quand l'avion sortit des nuages et descendit près de la terre, c'est le pays des Blancs qu'elle commença à découvrir. Heureusement qu'elle avait d'abord pu voir des arbres chétifs; autrement aurait-elle jamais pu en croire ses yeux lorsque se présentèrent les longues épinettes et les premiers grands érables? V Même du haut des airs on apercevait que V c'étaient des créatures d'une surprenante vitalité, portant de nombreuses branches dont quelques- unes s'élançaient jusqu'à dépasser le toit des maisons. Pourtant toutes celles d'ici paraissaient au moins aussi grandes que l'imposante maison du facteur de la Baie d'Hudson au pays de Deborah. Par ailleurs, garnies de fenêtres sur toutes leurs faces, elles semblaient regarder de tous côtés à la fois. Sans doute on devait avoir par ici du bois de chauffage V en abondance pour ne pas craindre de perdre la chaleur par tant d'ouvertures. V
Deborah en vint à V se demander pourquoi leur pasteur, quand il s'évertuait à leur montrer le bonheur V de la vie future, ne leur avait pas tout simplement décrit cette terre verdoyante se déroulant à l'aise au soleil, toute brillante des feux que lançaient V les vitres, les toits et les clochers. De beaux animaux semblaient avoir ici leur part de la douceur de vivre; V on les voyait brouter une herbe bien verte; ou encore, couchés au soleil, ils restaient à ne rien V faire qu'à s'éventer de leur queue.
Eux, comme compagnons parmi les animaux, ils n'avaient jamais eu que leurs chiens, et leur vie lui apparut enfin V bien cruelle en regard de ces troupeaux qui, même de loin, avaient l'air gras et placides. V C'est peut-être à comparer leurs chiens efflanqués à ces bêtes choyées qu'elle commença de saisir l'infranchissable distance entre le V Nord et le Sud.
Tant qu'il fut visible, elle ne put détacher les yeux d'un petit cheval blanc qui se tenait au bout d'un pré, au bord de l'eau et sans doute dans le vent pour se rafraîchir. Quel joli V petit animal c'était là et à quoi pouvait-il servir, si mince et si délicat?
L'avion perdit encore de l'altitude et quantité d'autres détails apparurent. V Par exemple, ces murs bas qui V coupaient le pays en tranches de toutes formes et de toutes dimensions, qu'était-ce?
On lui fit comprendre que c'étaient des clôtures, quelque chose comme une marque, une frontière V servant à délimiter le terrain.
Délimiter! Couper!
Tout d'un coup elle eut presque hâte d'être de retour parmi les siens afin de leur faire part d'une aussi extraordinaire
V
nouvelle : Pensez, là-bas,
ils en sont à couper le pays en morceaux
V
entourés de fils de fer ou de planches.
« Des planches! lui dirait-on. Des planches gaspillées de la sorte! »
On ne la croirait peut-être pas, elle qui était pourtant la seule à être descendue dans le Sud.
V
Maintenant l'avion cherchait son chemin pour toucher terre, et les yeux de Deborah ne suffisaient apparemment plus à capter tout ce qui s'offrait à elle d'inusité. À la fin, l'infirmière s'approcha pour découvrir ce qui émerveillait à ce point sa patiente. V Il n'y avait rien pourtant qui sortît de l'ordinaire. V C'étaient tout simplement les abords d'une petite ville, comme il y en a des centaines au pays, avec ses maisons entourées de massifs de roses et de phlox, V ici une balançoire où des enfants jouaient à monter et à descendre, V là une piscine où quelques-uns plongeaient; V enfin de grands parterres composés de fleurs variées qu'entouraient des arbres à fine écorce blanche et d'autres dont les branches pendaient souples comme V des chevelures. Qu'aurait donc éprouvé Deborah si elle avait pu comprendre que, pour des gens vivant plus loin dans le Sud, le doux pays qu'elle avait sous les yeux était encore pour eux le Nord V avec son climat rude et son sol ingrat! V
Tout d'un coup elle eut peur cependant, et fut saisie par l'impression que la terre venait droit sur elle. V Elle se cramponna à son siège. Monter dans V le ciel lui avait paru naturel. C'était de revenir sur terre qui l'effraya. Elle ferma les yeux. Ce n'était donc pas la peine d'avoir cherché à échapper à sa mort dans le Nord. Celle-ci avait pris les devants pour venir l'attendre dans le Sud. V
Enfin, elle ouvrit les yeux, constata avec le plus grand étonnement que l'avion, à son insu, s'était posé sur le sol et maintenant roulait tranquillement. V En souriant de gêne elle jeta autour d'elle de rapides regards qui semblaient chercher à découvrir si elle avait été devinée dans ses pensées par les autres passagers. V
Maintenant elle se V sentait brisée d'émotion et de fatigue. Les bons remèdes ne semblaient plus agir aussi bien. On s'empara d'elle. Elle fut V sans force pour s'y opposer. À quoi bon d'ailleurs? Elle découvrait confusément V s'être mise en des mains puissantes qui travaillaient déjà tellement à la guérir que pour elles rien d'autre peut-être ne comptait plus. V
On la mit de nouveau sur une civière, puis à l'intérieur d'une voiture qui démarra vivement. V D'autres voitures les croisèrent ou les dépassèrent. Les gens qui s'y tenaient, comme ils levaient les yeux sur Deborah, lui parurent avoir l'air préoccupés et abattus. S'était-il donc produit ici aujourd'hui quelque événement accablant? V
Alors qu'elle portait le regard vers l'horizon, Deborah n'en sentit pas moins une joie très douce la gagner. Au bord du ciel passaient plusieurs traîneaux
V
noirs montés sur roues, attachés les uns
aux autres, et tirés
V
par un plus grand traîneau qui lançait de la
fumée aussi bien que de brefs cris singuliers comme s'il eût appelé les gens à laisser tomber ce qu'ils faisaient pour s'embarquer.
V
Deborah entendit un appel mystérieux venant du lointain de sa vie, de ses premières années. Tous les enfants du monde sont peut-être ainsi appelés; là-bas, au nord, par les traîneaux à chiens; ici, par cette autre sorte de traîneau sans doute
V
.
— C'est un train, lui dit-on. Rien qu'un train.
Elle souleva la tête, suivit du regard jusqu'à la courbe de l'horizon le traîneau magique qui courait sans bonds, sans heurts, sans peine, sur un chemin le long du ciel tout aussi V uni et tranquille que l'air. L'attelage allait apparemment de lui-même, sans coups de fouet sur l'échine, sans fatigue aucune. V Peut-être même apparut-il à Deborah que cet attelage n'allait V que là où il voulait.
Par la suite, quand
on lui demandait s'il
V
y avait quelque chose qui pourrait lui plaire particulièrement, ses yeux
brillaient et toujours elle répondait :
V
— Train. Deborah beaucoup aimer promener dans train.
III
Après une semaine d'examens dans l'obscurité, à l'aide d'une puissante machine qui grondait, ou au contraire sous des flots d'une aveuglante lumière, elle reçut
V
la visite du gouvernement en la personne d'un interprète qui s'assit sans façon près de ce beau lit que
Deborah occupait à elle seule
V
à l'hôpital.
— Eh bien voilà, dit le gouvernement : tu as une tumeur, une vilaine bosse qui te ronge par en-dedans. Il faudrait t'enlever cela. Est-ce que tu donnes ton consentement?
Deborah hésita à peine.
Toujours, contre le mal, quand cela était indiqué, le couteau lui avait paru la manière la plus expéditive.
V
— Coupez,
décida-t-elle et elle s'en fut, toute calme
V
, presque sans crainte, à l'opération.
* * *
Peu de temps après, elle parut se remettre. On V la vit, dans une longue robe de chambre prêtée par l'hôpital, mais chaussée de ses mukluks 7 , errer par les couloirs obstinément, sans rien demander à personne, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé d' elle-même la sortie qui V donnait sur le jardin. Il était planté de quelques beaux arbres. Des fenêtres d'en haut, on put suivre des yeux Deborah qui s'avança à pas encore un peu traînants sur le gravier V de l'allée. Elle s'approcha d'un des érables un peu comme on s'approche avec précaution d'un être vivant, à ne pas effaroucher. Elle tendit d'abord la main pour le toucher délicatement, du bout des doigts. C'était comme si elle cherchait à l'apprivoiser. V Ensuite elle leva vers lui un regard réjoui tout en l'écoutant bruire. Elle finit par passer un bras autour du tronc V et, y appuyant sa joue, elle demeura longtemps immobile à contempler haut dans le ciel la grande masse des feuilles que le vent agitait doucement. V
Elle se fit aussi des amis chez les humains. V D'abord, parmi les gens de son peuple. Il s'en trouvait un assez bon V nombre à l'hôpital, dont quelques-uns naguère auraient pu passer pour des voisins, à trois ou quatre cents milles seulement les uns des autres; quelquefois sans doute, au hasard V des étapes et des itinéraires, petits groupes de voyageurs en route vers le Poste ou en revenant, ils étaient passés bien près les uns des autres; peut-être même, V au sein des tourmentes, ne s'étaient- ils manqués que d'un cheveu. V Aussi bien la rencontre d'aujourd'hui enfin leur faisait-elle l'effet d'un miracle. Ils n'arrêtaient pas de V se rendre visite et de se prodiguer de grands signes de joie.
Chez les Blancs aussi elle se fit des amis, et parmi ceux-ci il V en mourut. Quand elle vit V qu'ils n'étaient pas V au bout du compte mieux partagés que les Esquimaux, qu'ils étaient atteints des mêmes afflictions du corps, elle en éprouva de l'étonnement d'abord, ensuite presque autant de peine pour eux que pour ses V compatriotes malades. Alors s'éteignit pour de bon le vague espoir qu'elle avait jusqu'ici entretenu, en se le cachant à moitié , que les Blancs en viendraient à étirer sans fin la vie humaine . Pour avoir failli y croire un moment, c'était maintenant un peu plus difficile de se refaire une raison. V
Heureusement il lui restait encore deux excellentes distractions pour V l'aider à passer le temps. D'abord la douche! Dès qu'elle eut découvert cette source, apparemment V intarissable, d'eau chaude et de savon, ce fut chez elle comme une passion. Peut-être existe-t-elle d'ailleurs à l'état latent, frustrée depuis des siècles, chez tous ceux de sa race. V Pendant V près d'une demi- heure à la fois, Deborah, sans remarquer que l'on venait quelquefois essayer V de tourner la poignée de la porte, savonnait V puis rinçait ses magnifiques cheveux sombres drapés sur elle jusqu'à ses hanches comme un châle. V
De retour dans son lit, elle les brossait et les brossait avec
l'idée, peut-être, de les faire reluire comme, autrefois
V
, entre les murs de la petite maison de neige, l'éclat si doux de la lampe d'huile de phoque dont le souvenir tout d'un coup s'éveillait dans sa mémoire. Après quoi elle retournait laver encore ses cheveux.
— Tu vas finir par les user et les faire
tomber, lui dit la Sœur, en la réprimandant doucement.
V
Deborah eut un léger sourire à la fois timide et un peu malin. Car en dépit de ce qu'elle en disait, c'était la pauvre Sœur qui, en fait de chevelure, était plutôt dépourvue.
Sa deuxième passion, presque également débridée, c'était de fumer des cigarettes. Quand elle n'était pas occupée à soigner ses cheveux, presque toujours on la surprenait accrouptonnée 8 au milieu de son lit comme sur le sol et environnée V d'une épaisse fumée. Son regard se faisait alors un peu moins triste. C'était comme si toute cette fumée parvenait à voiler quelque peu une dure vérité qui tentait d'assaillir sans cesse l'esprit V de Deborah. À l'instar de ceux de sa race, elle avait donc fini par prendre à la civilisation ces deux choses qui paraissent s'exclure : le savon V pour la propreté et la clarté; le tabac pour brouiller les idées et salir les doigts.
La Sœur
lui en fit reproche un
V
jour. C'était une religieuse affectée depuis longtemps à la visite des malades esquimaux. Elle connaissait leur langue.
— Vraiment, Deborah, je ne te comprends pas.
Deborah, de ses grands yeux étonnés, semblait dire : Est-ce que je te comprends, moi? Mais, peu importe, je t'aime quand même.
— D'un côté, poursuivit la Sœur, tu es la propreté même, toujours à te laver. Par ailleurs, tu
répands partout des cendres de cigarettes, tu
V
salis tout.
À toi seule tu
V
ressembles à un vieux campement de la brousse. Qu'est-ce que ça peut te donner toute cette fumée!
Hors un refuge, peut-être pas grand-chose en effet. Des petits V bouts de rêve, des images qu'on pensait perdues. Cela ramenait V tout de même un peu le Grand Nord sauvage et lointain dans cette chambre exiguë. Voilà ce que cela donnait.
Un jour, à travers la fumée, Deborah en vint à retrouver V presque tout ce qu'elle avait jamais possédé. Le campement de là-bas apparut à ses yeux à moitié clos. Tout y était, jusqu'au V lavabo récupéré par Jonathan après le départ des troupes et qui était peut-être plein d'eau de pluie à l'heure actuelle, jusqu'à sa lessive que l'on n'avait peut-être pas encore songé à rentrer. V Elle revoyait la mince passerelle jointe aux bidons vides qui V montait et descendait avec les mouvements légers de l'eau comme une chose qui respire; elle revit sa cahute, la porte laissée grande ouverte et, autour du maigre logis, le pur V et grand ciel nu. Elle sentit que descendaient sur sa joue comme des gouttes de pluie tiède. Elle y porta les doigts, cueillit une larme qu'elle V examina avec étonnement et un peu de honte. Qu'était-ce V que cela maintenant? Hors celles que lui avait arrachées le froid extrême ou, l'été, V la fumée des feux allumés pour chasser les moustiques, jamais elle ne se rappelait avoir versé de larmes.
Dans la surprise qu'elle en éprouva, ses larmes cessèrent un moment. Puis V elles reprirent en un orage violent. Pour n'être au moins ni vue ni entendue, Deborah se cacha sous le drap.
Assez souvent on la trouva qui formait un petit tas rond au centre du lit et ne bougeait pas. V
La Sœur en fut presque à la supplier :
V
— Fume, Deborah. Ou bien va laver tes beaux cheveux.
Même cela ne lui disait apparemment plus grand-chose maintenant.
V
Toutefois on la
surprit de temps à autre qui,
V
en pleurant,
V
mangeait des
oranges. Elle avait d'abord pensé
V
garder celles qu'on lui donnait et les conserver dans son tiroir ou sous le matelas pour les apporter aux
enfants de son pays.
V
Jusqu'au jour où l'odeur alerta l'infirmière.
— Mais voyons, ma pauvre Deborah, les oranges ne se conservent pas indéfiniment.
— Ah!
Cela parut lui être une bien cruelle déception. V Ainsi donc il n'y avait pas à espérer pouvoir en rapporter! Eh bien, en ce cas, elle allait tâcher de les manger! Le cœur n'y était plus cependant. Elle avait l'air V d'en être à manger les fruits les plus amers. Bien de belles V et bonnes choses du Sud, du moment qu'elle comprit qu'elles ne supporteraient pas le voyage, perdirent à ses yeux de l'intérêt. C'était comme si elle refusait maintenant de s'y attacher. Peut-être même leur en voulut-elle obscurément.
À partir de ce moment, jour après jour elle s'attrista davantage. V L'idée semblait lui être venue qu'elle-même, pas plus que les oranges, pas plus que les douces feuilles aux branches des arbres, pas plus que les fleurs cueillies au jardin, ne durerait assez longtemps pour supporter le voyage de retour au pays. V
Elle cessa de se laver. Elle renonça à feuilleter des revues tout en se donnant l'air d'en lire çà et là le texte. V Elle renonça à tout sauf à la petite fumée bleue dont elle s'entoura plus que jamais comme d'un rempart précaire autour de sa modeste et minuscule place dans le monde.
Alors un jour le gouvernement revint auprès d'elle et dit :
— Tu t'ennuies donc tant que cela! Voyons, ce n'est pas raisonnable, Deborah!
Ainsi, c'était cela, l'ennui! Il lui avait fallu être entourée de soins, comblée d'oranges et de visites, aimée comme jamais, traitée comme une reine, pour le connaître,
l'ennui. Quelle drôle
V
de maladie c'était!
— Oui, ça doit être que je m'ennuie, avoua Deborah.
— Tu
penses donc tout le temps à ton pays?
V
— Eh oui!
— Eh bien, en ce cas, dit le gouvernement, nous allons te laisser partir. Évidemment, il aurait mieux valu pour toi que tu restes encore un peu avec nous. Ton mal peut reprendre; on ne sait pas encore s'il est extirpé complètement et pour de bon. Mais enfin, si tu t'ennuies à périr!...
Comment! Elle pouvait partir si elle le voulait. On ne la garderait pas malgré elle. Elle avait la permission? Elle était libre?
Des larmes V roulèrent des yeux sombres, plus que jamais étranges. Car elles ne lui venaient plus cette fois de la peine de l'ennui, mais au contraire de ce que V cette peine tout d'un coup lui avait été enlevée.
IVElle revit le tendre aspect du monde avec ses arbres, ces jours-ci, tout chargés d'or; avec la douceur des vallées où les rivières, serpentant d'une île de verdure à une autre, avaient l'air de leur rendre visite. V
Mais elle aima davantage la terre sous ses yeux quand V il n'y eut plus d'arbres. Elle trouva le plus attirant du monde, quand ils apparurent à son regard, les mamelons arides et les bosses V pelées du pays nu entre lesquels brillait l'eau froide des lacs V solitaires. Tant et tant de lacs, si loin d'ailleurs au fond du monde, que bien peu d'entre eux ont reçu un nom. Elle dévorait des yeux ce singulier lacis d'eau et de rocs où elle avait tellement erré naguère avec Jonathan, des paquets au dos, quelquefois un bébé dans le ventre, le visage inondé de sueur à ne V pas voir devant elle, et voici que cette époque de sa vie paraissait lui avoir été d'une tendresse émouvante. Il fallait donc aller bien loin pour juger de sa vie, et c'était peut-être en ses jours les plus rudes qu'elle préparait les meilleurs souvenirs. V
Elle restait assise cette fois encore V pour faire la traversée du ciel, ne parvenant plus cependant à tenir V la tête bien droite.
Pendant assez longtemps on perdit la terre de vue. Même Deborah ferma V les yeux et somnola un peu quand on fut dans les nuages et qu'il n'y eut rien à regarder que V leurs masses de neige très douce, il est vrai, mais trop pareilles à V d'éternelles banquises.
Soudain elle se redressa. V Les yeux lourds de fatigue flambèrent d'intérêt. En bas, c'était à nouveau le grand fleuve qui s'en allait vers V la mer, avec le petit poste de fourrure à côté, seul dans l'infini pays aride. V
Maintenant elle approchait de chez elle. Presque aussitôt en effet elle reconnut le lieu du monde qui lui appartenait, auquel elle appartenait, et de le retrouver, revenant de si loin, dut lui paraître une sorte de miracle, car sur le visage épuisé rayonna encore une fois son âme. V
L'hydravion allait toucher l'eau. V Les objets du campement se précisèrent. Voici le lavabo qui commençait à se remplir de mousse et de rouille; voici les tonneaux au rebut et, à la place V de sa lessive, des peaux nettoyées et tendues à sécher au soleil. Et voici Jonathan. V
Il se tenait au bord du lac, à peu près à l'endroit d' où il l'avait V vue partir et à peu près dans la même attitude. Avec les années il était devenu un gros petit homme presque aussi large que haut. La tête rejetée, le cou rentré dans les épaules, il suivait des yeux l'hydravion en plein soleil. V Deborah distingua jusqu'à la frange épaisse de ses cheveux et la belle couleur foncée de sa peau. Elle, à l'hôpital, avait eu le temps de devenir aussi pâle et laide qu'une femme blanche. À un moment donné il éleva les bras au-dessus de sa tête. Peut-être pour saluer. Mais c'eut plutôt l'air, en vérité, de signifier à l'avion : Hé là, faites un peu attention! Puis, sans plus attendre, il V s'en alla dans la cabane. C'était peut-être pour ranger un peu, faire disparaître au moins le pire de ce qui traînait depuis des semaines. N'empêche qu'il fallut aller le chercher pour venir aider à transporter Deborah, donner tout de même un coup de main pour V accueillir sa propre femme. C'est alors V seulement qu'il fit semblant de savoir qui arrivait.
* * *
Après coup, du moins pendant quelque temps, il parut assez content V de la voir revenue. Il s'en fut un jour, dans un lac d'accès difficile, au-delà de huit mamelons, lui pêcher un poisson V de chair délicate. Elle en mangea à peine V ; tout lui donnait mal au cœur à présent. Il travailla à lui rafistoler son lit fait des banquettes d'auto et les attacha enfin l'une à l'autre de manière à ce qu'elles ne se séparent plus à tout moment, laissant sous elle un vide où elle glissait.
Mais quand il
vit Deborah malgré tous ces soins rester sans
appétit, le cœur lui levant aux odeurs, comme si elle ne savait plus ce qu'était une maison
esquimaude – n'alla-t-elle pas jusqu'à
V
lui demander de tirer dehors des
tripes vieilles d'une semaine
seulement – quand il
vit que, tout comme avant, elle restait allongée
dans son coin, alors Jonathan perdit patience. Il alla se plaindre aux autres.
— Elle n'aurait pas dû partir, dit-il, et du même ton uni; elle n'aurait pas
dû non plus revenir.
— C'est mon idée, je te l'avais dit, rappela Isaac. Quand on est pour mourir, on ne fait pas tant d'histoires : on meurt.
Mais Jonathan ces jours-ci était irritable et, quoique le Vieux n'eût rien fait d'autre au fond que de l'appuyer dans ce qu'il avait lui-même déjà soutenu, il l'attaqua subitement :
— Toi, le Vieux, dit-il, t'as beau parler! Te voilà, à soixante- dix ans, gras et bien nourri. Qu'est-ce que tu fais pour mériter ça? Rien. Tu vis du gouvernement, avec ta pension
9
. Tu n'as rien à faire, mais tu as tout ce qu'il faut : ton lard, ta farine, ton tabac, ton sucre, ton thé...
V
— C'est pas la même chose, se
défendit Isaac.
V
Moi, au moins, je suis encore solide. J'ai besoin de personne pour m'aider à marcher ou à faire ce que j'ai envie de faire.
— Tu fais quand même rien non plus du matin au soir , mais t'as toujours ton lard, ta farine, ton sucre...
Plus que tout peut-être l'ennui de l'énumération lassa le V vieil Esquimau. Il s'en fut en grommelant se réfugier dans la cahute, Il n'y avait plus moyen d'avoir la paix nulle part maintenant. Il s'assit dans un coin sur une caisse de bois qui portait sur une face V l'avertissement : This side up et, sur l'autre : Haut. V Il chercha des yeux autour de lui à quoi il pourrait s'occuper. Il est vrai que depuis assez longtemps il ne faisait rien. Mais que faire? Chasser? Il n'y avait pour ainsi dire plus de caribou. V Pêcher alors, peut-être? Oui, mais du moment qu'on avait la pension de vieillesse, le nécessaire, et qu'on n'était plus poussé dans le dos, à quoi bon toute cette peine? Quelque chose se brisait peut- être dans l'homme quand il recevait sans donner autant en retour. Le vieil homme perplexe, assis V sur sa caisse, avait l'air de découvrir un peu du malheur V qui était arrivé au petit peuple du Nord, jadis si industrieux. Il se secoua, attrapa un vieux filet de pêche pour l'examiner et voir s'il valait la peine de se mettre en frais de le remailler.
Il rencontra le regard de sa fille allongée dans son coin V et qui le regardait penser.
À vrai dire, il la reconnaissait à peine depuis qu'elle avait été dans le Sud. Ce n'était pas seulement du fait qu'elle eût maigri et pâli. C'était l'expression même de ce visage qui lui paraissait complètement changée. On eût dit que maintenant elle ne pensait plus tout à fait comme eux, que même on ne pouvait plus guère deviner
à quoi elle pensait.
V
— Veux-tu que je te dise! fit-il. Je devrais de moi-même aller me mettre sur la banquise comme on y a mis la Vieille dans le bon temps.
Il rêva un peu.
— C'était par une belle nuit froide. Il y avait des esprits en tunique blanche qui
dansaient en rond à faire le grand tour du ciel.
V
Il aimait de mieux en mieux se souvenir de ce temps-là.
— Le vent soufflant
du bon côté, dit-il,
V
la glace a dû partir vivement. Ça n'a sûrement pas traîné. Elle s'est détachée d'un coup sec. Puis, hop! elle était loin.
Au contraire de ce qu'il avait toujours dit jusqu'ici, que la Vieille était disparue totalement, il soutenait maintenant qu'elle avait dû être conservée par le gel.
— Le froid est bon et compatissant, avançait-il. V
Et il se prit à décrire la Vieille, telle que maintenant il se la représentait, intacte,
V
assise au milieu de son socle de glace – un îlot blanc sur la furieuse mer noire – et qui continuait à tourner,
tourner au bout
V
du monde, dans les dernières eaux libres de la terre, tout comme ces satellites d'aujourd'hui, ces curieux
objets, dit-il
V
, que l'on allait suspendre dans le ciel pour que jamais plus ils
n'en descendent.
— C'est ce qu'elle est devenue, rêva-t-il, j'en mettrais ma main au feu : un satellite.
V
Il abaissa de nouveau le regard vers le visage amaigri de Deborah empreint de souffrances et d'inquiétudes de l'esprit comme on n'en voyait pas souvent la marque autrefois sur des visages esquimaux. Mais il est vrai qu'autrefois on ne voyait pas d'Esquimaux devenus maigres ou pâles. Ils étaient morts avant.
Isaac grogna :
— Ha, bêtise tout cela! Hein, ma pauvre Deborah! Toi, qu'est-ce que t'en penses? Quand est-ce qu'on se montre meilleur envers les gens : quand on les retarde de mourir? Ou bien peut-être plutôt quand on les aide un petit peu?... Hein!
V V
Alors, avec les premières neiges, vint à
repasser le révérend Hugh Paterson
V
dans sa tournée du début de l'hiver.
On entendit la voix des chiens résonner avec netteté dans l'air épuré par les vents déjà glacés.
V
Quelques
instants plus tard entrait le pasteur, longue silhouette mince à côté des Esquimaux presque tous ronds et courts.
V
Il s'assit sur le coin d'une des vieilles
banquettes rongées par le temps et peut-être par le sel de mer.
V
Bien des fois il s'était demandé
comment et par quel chemin bizarre elles étaient parvenues jusqu'ici, qui les y avait transportées, la mer,
l'avion, ou peut-être quelque vieux trappeur sur son dos.
—
Alors, ma pauvre Deborah, dit-il, ça ne va donc pas mieux?
V
Il rencontra le regard des yeux doux et tristes qui semblait lui faire reproche d'avoir empêché la mort de frapper V à son heure.
Cette chose-là, avait l'air de penser Deborah, c'est plus facile la première fois que la seconde. V Qui sait même si cela ne devient pas plus difficile plus on remet. V
Tristes à faire pleurer et cependant, tout au fond, encore un peu rieurs malgré tout par la force sans doute de l'habitude, voilà ce que les grands yeux noirs de Deborah semblaient chercher à faire comprendre au pasteur à travers le silence.
Lui, alors, comme s'il eût parfaitement compris
V
, tendit les
mains pour réunir et attirer celles de Deborah qu'il garda serrées dans
V
les siennes.
— Ma pauvre
enfant, tout
V
ce que tu as appris, aimé, compris, en ces quelques mois de plus que tu as vécu, c'est à toi à jamais. Rien ne peut t'en être
enlevé. Même un seul pas de plus accompli dans
V
la vie et
te voilà pour tous les temps rehaussée.
Les prunelles sombres
réfléchirent. Elles
V
parurent s'emparer des belles paroles pour les emporter en elle, afin de les avoir pour
le jour où peut-être elle en ferait quelque chose. Sait-on
V
jamais avec les pensées!
— Tu aurais quand même dû rester à l'hôpital où tu aurais été mieux soignée, lui reprocha-t-
il sans
V
logique mais avec une tendre affection.
— Pourquoi tant vouloir soigner? demanda-t-
elle, et, d'impuissance à comprendre, elle s'abîma dans une sorte de silencieuse détresse.
V
C'était ce qui la décontenançait le plus chez les civilisés, cette terrible volonté, même quand la mort était proche et certaine, de la défier encore. V Cette absurde préférence aussi, quand il fallait enfin mourir, pour que V ce soit dans un lit.
Elle lui dit :
— Mon bon pasteur, Deborah aime bien mieux pour
mourir être ici
V
que là-bas.
— Qui parle de mourir! essaya-t-il une fois
encore de la tromper avec une
V
fausse légèreté.
Puis il songea à lui remettre le petit cadeau de médicaments dont le gouvernement l'avait chargé pour elle.
Le gouvernement s'inquiétait d'elle, dit-il, et aurait tenu à apprendre
V
si l'opération avait bien réussi.
— Tu diras merci, fit Deborah sans plus.
Enfin le pasteur en vint à lui représenter que la mort n'était pas un mal. En fait c'est elle maintenant et non plus la vie qu'il disait la meilleure amie des êtres humains. V Elle était la délivrance de tous nos maux. Enfin on était libéré. On s'en allait les épaules, les mains, le cœur déchargés.
C'étaient encore de belles choses à entendre, bien qu'apparemment tout le contraire de ce qu'avait dit le pasteur
V
lorsqu'il encourageait Deborah plutôt à vivre. Elles n'en étaient pas moins
V
convaincantes à leur manière. Même Deborah savait à présent qu'il faut bien dire les choses qui font l'affaire du moment, sans quoi cela ne donnerait plus rien de parler, ce ne serait même plus la peine d'ouvrir la bouche,
plus personne ne parlerait.
V
— Deborah a envie d'être libre tout de suite, avoua-t-elle.
V
— Deborah n'aura peut-être pas très longtemps à attendre, dit-il, comme en un tendre souhait.
Quelques pas de plus, un peu de patience encore, et elle sera en plein bonheur.
V
Le bonheur! Une autre expression à n'y rien comprendre! Si le bonheur vivait seulement quelque part sur la terre, où était- ce? Arrivée dans le Sud, elle avait pu croire pendant quelque temps que c'était ici, au milieu de la grâce et de la richesse. Mais bientôt elle avait cru comprendre qu'il y en avait encore moins que par chez elle. Maintenant, à ce propos, elle était toujours perplexe.
— Au fond, le pasteur fut-il amené à l'admettre, on ne pouvait rencontrer le bonheur dans tout son éclat que sur l'autre versant de la vie.
C'était bien ce qu'elle avait l'air de penser, le regard à présent presque toujours avide de l'inconnu.
— Là-bas, dit-il encore, sera compris ce qui nous a été obscur. La clarté régnera. Aussi l'abondance. À personne ne manquera plus rien.
V VI
Les nuits sont longues, sous cette latitude, à l'approche de l'hiver, même pour qui dort bien. V Pour Deborah elles étaient interminables. Sa courte vie, dévorée par des besoins qui laissent peu de temps pour penser, s'achevait, paradoxalement, en un temps infini V où il n'y avait que cela à faire. Ainsi la courte vie en dernier lieu se trouvait-elle comme prolongée pour une raison que Deborah cherchait à comprendre.
Elle reposait sur les banquettes d'auto, tandis V que les autres, tout autour, enveloppés de ce qu'il leur restait de vieilles couvertures usées, dormaient à même le plancher.
L'air était vicié dans la hutte, tant par la mauvaise odeur que commençait à dégager son corps malade que par leur odeur à eux d'huile et de poisson qui lui soulevait le cœur. Ils en étaient arrivés, l'hiver venu, dans cette frêle cahute que le froid rigoureux leur commandait de garder hermétiquement close, à se gêner cruellement les uns les autres. V L'un toussait, crachait, se retournait, et tout le monde s'agitait, toussait, se retournait.
Deborah s'était mis en tête d'essayer de se figurer ces lieux après la mort, si différents de la vie, où personne ne manquerait plus de rien. V Il lui fallait toute la confiance qu'elle avait dans le pasteur pour ajouter foi à de V telles paroles. Car à l'heure actuelle presque tout lui V manquait. Ce qui d'ailleurs lui manquait peut-être le plus, V c'était ce qu'elle avait appris à connaître de fraîche date, ces douceurs de la vie dans le Sud : l'eau chaude et le savon; la claire V et abondante lumière, toujours prête à jaillir, de l'électricité V ; un peu de place à elle seule; mais surtout sans doute cette sorte d'amitié – ou de démonstration de l'amitié V – entre gens, dans le Sud, que d'abord elle avait trouvée déplacée, mais maintenant, même si elle n'était pas encore tout à fait assurée que ce fût là une véritable affection, elle aurait souhaité en ressentir autour d'elle le doux effet. V
Ainsi, il semblait à Deborah que, meilleure devenait la vie, plus elle satisfaisait de besoins, et plus aussi V il en surgissait de nouveaux. En sorte qu'il lui paraissait presque impossible que l'on pût jamais parvenir à une vie où l'on ne manquerait plus de rien. V
Les autres aussi, autour d'elle, à cause d'elle, étaient privés, V Isaac, de sa chaude couverture qu'il lui avait « prêtée » rien que pour un temps et pas pour tout l'hiver, Jonathan, d'amour, car pour Deborah l'amour était V devenu supplice.
Les nuits se firent donc pour tous de plus en plus longues et inconfortables.
Au-dehors la plainte des chiens s'abaissait un moment pour remonter aussitôt. Auparavant elle ne l'avait pas entendue. V Cela était, inévitable comme le gel qui surprend l'eau, comme le déclic du piège sur une capture. Cela était, voilà tout! Maintenant elle ne cessait de l'entendre et d'en être fatiguée. Est-ce qu'on n'aurait pas pu, une V bonne fois, donner assez à manger aux chiens? Jonathan l'avait regardée de travers. Était-elle folle? Rassasier les chiens? Mais autant rassasier les bêtes de la toundra, toute la création affamée! V
* * *
Elle en vint
V
presque à suffoquer, une nuit, dans la cabane close de toutes parts. Qui aurait jamais pu croire qu'en cet Arctique glacial, tout plein de vent de tempête, elle en viendrait à souhaiter plus que tout au monde une bouffée d'air pur! C'est encore dans le Sud, toutes fenêtres grandes ouvertes, qu'elle avait acquis ce goût d'air renouvelé dans la maison. Si seulement cette nuit encore on avait pu laisser la porte entrouverte d'un cheveu! Mais les autres gelaient. Elle, elle brûlait
pourtant.
De plus en plus aussi elle avait hâte de rejoindre enfin ces lieux après la mort où plus personne ne serait triste. Et de quoi d'autre maintenant eût-elle pu avoir hâte!
V
Elle rejeta les couvertures qui l'enveloppaient. Elle prit la plus chaude et en couvrit le vieil Isaac, recroquevillé par V terre, qui avait beaucoup toussé ces derniers temps, sans pourtant se résoudre encore à lui redemander son bien. Elle chaussa ses mouklouks. Elle tira la porte. L'air coupant la revigora.
Elle partit devant elle.
La nuit était belle et froide. Il avait neigé. Dans cette neige fraîche mais peu épaisse, Deborah laissa l'empreinte V très nette de ses pas.
C'est ainsi qu'on put suivre le lendemain le chemin qu'elle avait parcouru. V
* * *
De peine et de misère elle était d'abord montée au sommet du mamelon V le plus proche. Pourquoi? Pour y entendre battre le ressac? Parce qu'elle se rappelait peut-être, autrefois, avec d'autres enfants, être souvent venue ici V pour tâcher de découvrir la mer qui n'était plus très éloignée? V Quoi qu'il en soit, elle avait continué. Jusqu'à la prochaine butte, puis jusqu'à une autre butte encore. V De mamelon en mamelon elle était parvenue à la banquise.
Là, ce qu'elle avait eu sous les yeux, se révélant sans doute à elle à la pâle clarté qui venait de la neige, c'est le V pays le plus raboteux du monde : une rude étendue de glaces jointes les unes aux autres par de grossiers bourrelets en guise de soudures. V
Sans doute aussi sur cette côte tourmentée le vent soufflait-il cette nuit-là avec une fureur sans égale.
croûte de neige, on avait relevé quelques traces encore. Elles indiquaient que Deborah était tombée à plusieurs reprises et qu'à la fin elle se traînait plus qu'elle ne marchait. Les traces continuaient encore un peu. On en trouva jusqu'au bord de l'eau libre.
on put
V
constater qu'une partie s'en était détachée récemment.
Mais ils eurent beau fouiller des yeux, devant eux, le tumultueux et sombre paysage d'eaux noires, ils ne purent rien y distinguer qui s'apparentait à une forme humaine. Ni rien entendre que V les cris horribles du vent.
Les Satellites - État 6
Sync
Dans la nuit transparente de l'été arctique, au bord du petit
lac, loin dans l'immense pays nu
,
brillait le feu allumé pour guider
// 5
l'hydravion qui n'allait sans doute plus tarder.
Des ombres trapues,
tout autour, alimentaient la flamme de poignées de mousse de caribou
arrachées au sol.
Sync
Là-bas, au bout d'une planche reliée à deux bidons creux et
posée sur l'eau en guise de
passerelle, il y avait quelques cahutes
dont une faiblement éclairée. Plus loin encore, dans un repli de
terrain, sept ou huit autres pauvres maisons: de quoi, par ici, ample-
ment constituer un village. De partout s'élevait la plainte
des chiens
affamés depuis toujours et que personne n'entendait plus.
Sync
Auprès du feu, les hommes devisaient calmement. Ils parlaient
de cette voix aux rares éclats des Esquimaux, une voix unie, pareille
à la douce nuit d'été, ponctuée seulemenl de petits rires à propos de
tout et de rien. Bien souvent ce n'était là chez eux qu'une manière
de clore une phrase, qu'un point final, qu'une sorte de commentaire
peut-être sur le destin.
Sync
Ils en étaient venus à parier entre eux. Ils pariaient que
l'hydravion allait venir, qu'il ne viendrait pas, qu'il s'était mis
en route mais n'arriverait jamais, et même qu'il n'était pas du tout
parti.
Image
Sync
Fort-Chimo
avait parlé
pourtant. La radio leur avait
dit
de se
tenir prêts; l'hydravion, en revenant de
Frobisher Bay
,
s'arrêterait ce soir prendre la malade. La malade, c'était Deborah
à qui on avait laissé de la lumière dans
la
hutte.
Sync
Les hommes continuèrent à parier pour le plaisir.
Par
exemple
,
ils disaient que Deborah serait
morte à l'arrivée de l'hy-
dravion
,
comme mouraient les Esquimaux naguère,
sans
histoire. Ou
bien
,
l'hydravion emporterait Deborah très loin et
plus jamais
on
ne la reverrait ni morte ni vivante.
Ils pariaient aussi qu'elle
reviendrait par le chemin
du ciel, guérie
et même rajeunie de vingt
ans.
A cette idée
,
ils
rirent tous de bon
coeur, Jonathan surtout,
le mari de Deborah, comme s'il se retrouvait en butte aux plaisanteries
de sa nuit de noces. Ils en vinrent à parier que
les Blancs trouve-
raient bientôt peut-être un remède
contre la
mort. Personne ne mour-
rait plus. On vivrait sans fin. On serait des multitudes de vieil-
lards.
A cette perspective,
ils se turent, tout de même impressionnés.
Ils étaient une dizaine autour
du feu:
des vieux comme Isaac, le
père de Deborah, élevés à la dure; des hommes
un mot illisible
entre deux âges comme
Jonathan, partagés entre
deux
l'
influence
s, la
moderne et l'ancienne
,
;
enfin, de
jeunes hommes plus droits de corps que leurs aînés, plus
élancés aussi, et qui inclinaient nettement
,
eux, en faveur des jours
d'aujourd'hui.
Sync
Le vieil
Isaac, se tena
it
nt
un peu à l'écart, occupé à rouler
tout le temps entre ses doigts un galet rond, dit que rien n'était
plus maintenant
comme autrefois.
Image
— Autrefois,
déclara-t-il avec
fierté, on ne se serait
pas donné tout ce mal pour empêcher une femme de mourir, son heure
venue. Ni même un homme quant à cela. A quoi ça rime, interrogea
le vieil Esquimau,
d'empêcher à si grands frais quelqu'un de
mourir
aujourd'hui qui de toute façon va mourir demain? A quoi ça rime?
Sync
Personne
ne savait à quoi cela rimait, alors ils se mirent
à chercher ensemble avec une touchante bonne volonté.
Pour sa part, le vieil Isaac regardait attentivement le
feu. On
vit poindre dans ses yeux,
avec les souvenirs,
une sorte d'at-
tendrissement
peut-être, mêlé
à la
de
dureté
. On sut de quoi il allait
x
parler. Même les plus jeunes se rapprochèrent, car le sujet était
passionnant.
— Cette nuit que vous savez, commença le vieil homme, n'était
pas aussi froide qu'on l'a dit. C'était une nuit de saison, voilà
tout.
On n'a pas non plus abandonné la Vieille sur la banquise,
comme ils l'ont dit
également. On lui a parlé avant. On lui a dit
au revoir. On a fait comme de bons fils, quoi! On l'a enveloppée
de peaux de caribou. On lui en a même laissé une toute neuve. Trou-
vez-moi des Blancs, vous autres, fit-il à la ronde, qui en feraient
autant pour leurs vieux, en dépit de leurs belles paroles. On ne
l'a pas abandonnée, reprit-il avec un curieux entêtement.
— Est-ce que, demanda l'un des jeunes hommes, vous ne lui
avez même pas laissé de quoi manger?
— Oui, confirma Benjamin, le cadet d'Isaac, on lui a laissé
de quoi manger: un beau morceau de phoque tout frais.
— C'est juste, dit Isaac avec une sorte de dédain, la tête
haute. Mais c'est pas mon idée qu'elle a mangé.
Image
— Qu'est-ce qu'on en sait?
dit l'un des hommes.
Elle
a pu vouloir
tenir un jour,
deux
peut-être...
pour voir venir...
— Pas mon idée, reprit Isaac. Elle ne pouvait plus
marcher seule. Elle ne pouvait presque plus avaler.
Elle voyait
à peine. Pourquoi est-ce qu'elle aurait voulu tenir encore quel-
ques jours? Pourquoi d'ailleurs veulent-ils tous tenir mainte-
nant?
Ils se turent en regardant les flammes. Il y avait à
leurs yeux une sorte de beauté
dans cette mort de la Vieille
,
dans
l'ombre,
le vent et
le silence qui l'avaient entourée, car encore
maintenant ils ne savaient trop ni où ni comment elle
avait eu
lieu, si c'était par l'eau, par le froid ou de saisissement.
— Est-ce qu'on n'a pas au moins retrouvé quelque chose?
La peau neuve peut-être? demanda l'un des jeunes Esquimaux.
— Rien, dit le vieux. Pas de trace.
Partie, la Vieille, comme
elle était venue au monde. Il n'y aurait pas eu de quoi
faire un enterrement.
Alors Jonathan se leva et annonça
qu'il allait voir si
Deborah n'avait besoin de rien.
x x x
Il se tint un moment sur le seuil,
à regarder une forme
humaine allongée sur deux vieilles banquettes
d'auto placées bout
à bout.
— Tu es là?
— Je suis là, dit-elle faiblement.
Image
— T'es pas plus mal?
— Je ne suis pas plus mal.
— Patiente, dit alors Jonathan,
et il s'en fut
aussitôt
retrouver les autres autour du feu.
Qu'aurait-elle pu faire d'autre! Emaciée, haletante, elle
gisait là depuis quelques semaines, atteinte d'un mal qui progressait
vite. Elle n'avait que quarante-deux ans.
Elle trouvait cependant
que
c'était assez vieux pour mourir. Du moment qu'on n'était
plus
bon à rien,
pensait-elle,
on était
toujours assez
vieux pour la mort.
Mais voici que leur pasteur, le révérend Hugh Paterson,
était passé par ici la semaine dernière. Assis par terre, auprès du
"lit" de Deborah, il l'avait adjuré de ne pas se laisser mourir.
— Voyons,
Deborah! un effort tout de même!
Si faible qu'elle fût,
elle
Deborah
était parvenue
à tirer d'elle
quelque chose
comme un rire désolé.
— Veux, veux pas... du moment que la carcasse n'est plus
bonne!
—
Mais justement la tienne
est bonne et vaillante encore.
Tu es trop jeune pour quitter la vie. Allons, un peu de courage.
Du courage? Elle voulait bien,
mais à quoi bon!
Comment
s'y prendre
pour arrêter la mort dès lors qu'elle était en chemin?
Y avait-il donc un moyen?
Image
Il y avait un moyen, et très simple: faire venir l'hy-
dravion. On y mettrait Deborah. On l'emmenerait dans un hôpital
du
Sud
. Et là, presque certainement on la guérirait.
De tout cela elle avait surtout retenu un mot magique
pour elle:
le Sud
. Elle en avait rêvé, tout comme des gens du
Sud
— si elle l'avait su, son étonnement eût été sans bornes
— rêvent, eux, du
Nord
, parfois. Seulement pour le plaisir du
voyage, pour voir enfin comment était ce fameux
Sud
, elle se serait
peut-être décidée. Mais elle était trop lasse maintenant.
— Tant qu'il y a de la vie, avait repris le pasteur,
il faut espérer, essayer de la retenir.
Deborah alors tourna la tête vers le pasteur pour l'exa-
miner à
son tour, longuement.
Elle avait
déjà observé que les
Blancs bien plus que les Esquimaux cherchent à retenir
leur vie.
—
Pourquoi? lui demanda-t-elle. Est-ce
parce
que votre vie
est meilleure que la nôtre?
Cette
si simple
question
plongea apparemment dans l'em-
barras un homme qui avait su
répondre jusqu'ici à des
questions
pourtant bien
plus
embarrassantes.
—
Il est vrai,avait-il répondu, que
les Blancs craignent
de mourir plus que vous autres, les Esquimaux, mais
pourquoi
,
il en
est ainsi
, je serais en peine de le dire.
C'est fort étrange
,
quand
on y pense, car nous n'avons pas appris à vivre en paix les uns avec
les autres, ni
,
au reste
,
avec nous-mêmes; nous n'avons pas appris
ce qui compte le plus; pourtant
il est exact que nous tenons à vivre
de plus
en plus vieux.
Image
D'entendre quelque chose d'aussi peu logique avait réussi
à arracher à Deborah un autre petit rire un peu triste.
Malgré tout, lui faisait peu après remarquer le pasteur,
la charité et l'amour des uns et des autres avaient fait de grands
progrès chez les Esquimaux depuis
qu'ils avaient accepté la Parole.
Elle sut alors
qu'il allait lui reparler de cette vieille
histoire de la grand-mère abandonnée sur la banquise — une his-
toire
qu'il tenait d'eux, au reste,
l'ayant par la suite remaniée
à son gré, qu'il
leur rappelait à tout propos, dont même il avait
fait
le thème de son sermon principal, en tirant la conclusion que
les Esquimaux d'aujourd'hui avaient meilleur coeur que ceux du
temps passé.
Ce n'était pas qu'il n'y eût pas du vrai dans l'histoire
telle qu'il la racontait, il
y en avait. Mais il omettait
certains
détails éclairants, par exemple que la grand-
même
mère
avait demandé
d'être laissée sur la
banquise, parce qu'elle n'en pouvait plus de
suivre les autres; elle l'avait demandé des yeux, sinon en paroles.
En tout cas c'était ce que ses fils avaient cru lire dans son re-
gard, et pourquoi se seraient-ils trompés?
x x x
Depuis quelques minutes, Jo
h
n
athan,
revenu à la cahute,
écoutait
Deborah penser tout haut et se redire les paroles
d'encou-
ragement que lui avait prodiguées le pasteur
avant de la quitter.
Image
— L'avion
n'est pas encore là,
dit Jonathan. Peut-être
qu'il est à la veille d'arriver. Comment ça va? lui demanda-t-
il.
— Elle dit que ça n'allait pas trop mal. Alors il dit:
tant mieux, et qu'il s'en allait attendre avec les autres.
Ensuite ce fut la bru de Deborah qui vint
à
de
, la cabane
x
voisine et s'arrêta un moment sur le seuil.
— T'as besoin de quelque chose?
— De rien. Merci quand même, Mary.
De nouveau seule, Deborah se traîna à l'entrée de la
cabane
où
elle appuya son dos brisé,
le visage tourné vers le
ciel.
Ainsi,
verrait-elle
elle aussi
verrait
arriver
ce fameux hydravion
qui venait la sauver.
x x x
Ce qui l'avait décidée en fin de
compte n'était pas l'a-
mour
de la vie pour la vie.
La vie tout court, elle n'y tenait
pas tellement.
Non, ce qui l'avait
décidée, c'était le désir de
retrouver
sa vie d'avant
les années écoulées.
.
Marcher pendant des heures à la suite
des hommes, chargée de paquets, sur le sol
raboteux de la toundra,
camper ici, chasser là, pêcher plus loin, faire le feu, raccommoder
les hardes, c'était
de
cette bonne vie-là qu'elle
avait eu envie.
voulait ravoir.
— Je ne vois pas pourquoi
tu ne reviendrais pas
assez à
la santé pour faire ce que tu as déjà
fait,
lui
avait
en quelque sorte
imprudemment pro-
mis
, pour ainsi dire,
le pasteur.
Elle l'avait
cru. Ne lui avait-il pas dit vrai tant de
fois déjà? Par exemple, combien il aimait de tout son coeur ses enfants
Image
de
Ivugivik
Iguvik
, et cela était certainement la vérité, car pour rester
ici il fallait, ou s'enrichir, ou aimer; or le pasteur ne s'était
pas enrichi.
Il
disait aussi que les temps
changeaient et qu'il y avait
du bon dans tous ces changements.
Aujourd'hui, le gouvernement pre-
nait soin davantage de
ses enfants esquimaux. Il dépensait beaucoup
pour eux. Et les Esquimaux eux-mêmes
avaient grandement changé.
— Ce n'est plus maintenant, conviens-en Deborah, que vous a-
bandonneriez la Vieille au froid et à la nuit.
Cela, en effet, ne se ferait peut-être jamais plus. En un sens,
c'était même ce qui troublait Deborah.
Car, que feraient-ils
mainte-
nant de leurs pauvres vieux? Ils les garderaient, c'est entendu,
mais pour en faire quoi?
Elle en était venue à se creuser la tête pour
trouver des
so-
lutions imaginaires à des maux éventuels ou possibles, sans avoir en-
core la moindre idée que c'est par cette porte qu'entre dans une vie
la tristesse.
— C'est bon, avait-elle
fini par consentir, fais venir
ton
avion.
x x x
Justement, c
C
omme elle
en était là de ses réflexions, Jonathan
arriva en courant.
— On entend un bruit derrière les nuages.
Ça
Ce
doit être
l'hy-
dravion.
Immédiatement après
,
le bruit redoubla et couvrit sa voix.
Les chiens s'en mêlèrent. Il y out un charivari indescriptible, puis
un immense floc dans l'eau,
ensuite ce fut de nouveau presque le silence.
Image
La cabine de
l'hydravion s'ouvrit. L'infirmière en descendit
la première, un petit bout de femme, l'air décidé.
— Où est la malade? dit-elle.
Elle tenait une lampe électrique au manche aussi long qu'un
fusil. Elle en promena alentour les rayons puissants. On vit surgir
de la nuit des objets dont la vue parut étonner tout à coup même les
Esquimaux qui ne les avaient jutait encore aperçus dans cet éclairage
insolite: par exemple
,
ce vieux lavabo
,
trouvé naguère par Jonathan
x
échoué depuis lors sur le sol moussu, sans écoulement ni arrivée
d'eau
hors celle de la pluie;
et,
quand il s'en était amassée, Jonathan
,
par-
fois
,
en passant
,
s'avisait
de s'y laver les mains. Il y avait aussi des
centaines de
bidons
tonneaux
rouillés au rebut; de la ferraille
de toute sorte;
enfin, entre deux piquets, de la lessive mise à sécher.
Derrière l'infirmière étaient sortis le révérend Hugh Paterson
et le pilote. Ils s'engagèrent tous sur la passerelle, le jeune femme
en tête. Avec les Blancs, il ne fallait pas s'étonner, c'était assez
souvent la femme qui commandait.
Ils arrivèrent à la cahute. Ils prirent
Deborah entre les
peaux
et les vieilles couvertures rongées, repoussant à peu près
tout ce qui était à elle, pour l'envelopper dans du neuf, du blanc et du pro-
pre. Ils la chargèrent sur une sorte de planche en dépit de ses protesta-
tions. Après tout, hier encore elle s'était levée pour faire à manger aux
siens. Ils ne voulurent rien entendre. Ils la hissèrent à bord comme si elle
avait été un ballot. Ils montèrent à leur tour. Ils claquèrent les portes.
Ils s'élevèrent dans le ciel. Peu après, il n'y avait plus
de
trace d'eux.
x x x
En bas, revenus autour du feu, les hommes médusés ne savaient
trop que dire de tout cela. A la fin ils se remirent à parier —que faire
Image
d'autre! Elle ne
reviendrait pas; elle
reviendrait peut-être.
— C'est pas mon idée, trancha le vieil Isaac. Pas avec le
vent qu'il fait ce soir.
Avec le jour naissant Deborah commença de voir son pays. On
avait cherché à la garder
allongée, mais elle avait
si bien
résisté
et
qu'elle avait
obtenu
ir
de rester
assise dans un fauteuil d'où elle était
bien pour voir d'un bout à l'autre son immense et étrange pays. Qu'en
avait-elle jamais pu voir avant ce jour,
toujours plus ou moins en
route à travers l'étendue déserte, mais,
l'hiver, aiguillonnée et aveu-
glée par les vents et la neige, l'été, par les moustiques, en tous
temps chargée de paquets jusqu'au front et toujours préoccupée de quel-
que chose à faire, la chasse, la pêche, le manger?
C'est aujourd'hui
seulement qu'enfin
elle le découvrait.
Elle le trouva beau.
Bien
mieux
plus beau
encore
qu'elle
avait jamais pu s'en faire une idée
ne l'aurait cru
d'après les bri-
bes qu'elle en avait eues en tête
.
jusque-là.
cinq mots illisibles
Elle-même d'ailleurs, maintenant que l'infirmière l'avait
lavée, peignée, arrangée, était loin de se montrer vilaine. Elle
avait en tout cas
les
vifs
yeux
de ceux de sa race qui brillent aisé-
ment; mais, de plus, à cause d'une certaine tristesse d'âme peut-être,
trois mots illisibles
les siens s'attardaient sur toutes choses avec une affectueuse insis-
tance.
Ce qui l'étonnait,
la fascinait davantage, c'était peut-être
les lacs, leur
forme souvent bizarre, leur foisonnement incroyable.
Elle aurait dû les
connaître pourtant
,
ces petits lacs presque tous
bouchés,
sans
communication visible entre eux,
pour avoir elle et
Jonathan
, sac au dos,
erré et peiné des journées entières
, sac au dos,
dans leur
dédale, y cherchant un chemin à sec, contournant celui-ci,
revenant sur
leurs pas, cherchant
ailleurs
,
mais toujours, devant eux, creusée dans
le roc, il y avait encore
une autre cuvette toute
pleine d'eau.
Et
Pour-
tant
M
maintenant
rien n'avait peut-être plus d'attrait pour elle que ce
singulier pays qui lui avait été si dur.
Image
D'être en route, de voyager lui avait fait du bien, l'avait
remontée, à moins que ce ne
fût le remède
donné par l'infirmière. Rien
n'échappait à sa vigilante attention. Dans ce désert d'eau et de roc
qui se déroulait très loin, elle reconnut le poste de fourrure où ils
traitaient, ceux de son village et d'autres villages aussi.
De le
voir s
S
i petit, à peine
plus grand qu'un dé posé dans le pays vide, ce
poste qui depuis leur naissance avait commandé presque tous leurs
voyages, à pied, en traîneau, en kayak — ce but pour ainsi dire de
leurs vies — causa à Deborah une vive surprise. A peine le temps
de l'apercevoir au bord d'un imme
u
n
se fleuve qui coulait vers la mer,
avec rien d'autre autour que des nuages, et déjà on ne le voyait plus.
En passant elle avait tout de même pris le temps de dire
bonjour en son coeur au facteur de la Compagnie
qui, veuf, menait là
seul, coupé des siens, une existence, même aux yeux des Esquimaux,
la
des
plus à plaindre.
Au loin elle distingua
la rencontre qui
,
aujourd'hui
,
pa-
raissait toute douce et naturelle, de la
terre et de la mer. Sou-
vent pourtant, au pays de
Deborah
,
ces deux forces-là se rencontraient
en ennemies, au milieu des glaces empilées, avec des coups et avec
fracas comme dans une lutte sauvage.
De l'autre côté, c'étai
ent
t les montagnes. Elle les contempla
longuement et vit bien enfin comment elles étaient faites, de vieilles
montagnes rondes et usées par le temps; elle vit leurs couleurs et leur
sommet, comment elles se terminaient et comment elles se tenaient les
unes à côté des autres tout le long de l'horizon, pareilles à un campe-
ment sans fin de tentes à peu près égales en hauteur. Pour bien voir
Image
les montagnes peut-être fallait-il avoir la chance, comme elle en ce
moment, d'être assise calmement dans les nuages.
A cette pensée, le visage malade s'éclaira de ce qui avait
tout l'air d'une douce envie de rire.
x x x x
A
Fort-Chimo
, il fallait changer d'avion, en prendre un
beaucoup plus grand, en partance pour le Sud.
Pendant qu'elle attendait, enroulée dans une couverture,
sur une civière,
au milieu de
bidons
tonneaux
et de
ballots de toute
s
sorte
s
,
laissée à elle-même pour un instant, elle aperçut à peu de distance,
au bord de la piste d'envol, quelque chose de fascinant.
C'étaient
des espèces de petites créatures vertes qui ployaient avec le vent,
s'agitant presque sans arrêt. Sans doute étaient-ce ce qu'elle avait
entendu nommer des arbres.
Elle
avait aussi entendu dire qu'ils ve-
naient du
Sud
en nombre d'abord incalculable et doués, au départ, d'une
très haute taille.
On disait encore que
peu à peu, au fur et à mesure
qu'ils montaient vers le froid, leurs
rangs s'
amincissaient
éclaircissaient
; les survi-
vants, corme gens
épuisés, ayant subi une trop dure épreuve, se cour-
baient, s'affaissaient, à peine plus pouvaient rester debout.
Deborah s'assura du regard que personne n'était là pour
l'empêcher de faire à son gré. Elle se sentait toujours
très bien,
grâce sans doute à ses bons remèdes, et elle avait
une insurmontable
envie de voir
de près les très petits arbres en rang
au bord de la piste.
Non sans peine
elle parvint à se dépêtrer de la couverture et se mit
en marche vers les bouleaux nains
.
Elle tenta de dérouler leurs fragiles
Image
feuilles dont elle sentit au toucher qu'elles étaient des choses vivantes,
lui laissant au creux de la main, un peu de leur humidité.
Alors, à la
dérobée, comme si
elle était à commettre
un larcin, elle se hâta d'en
mettre plein ses poches. Ce serait pour les
enfants d'
Igu
w
vik
ik
, quand
elle
reviendrait, afin qu'ils aient quelque idée de ce
que c'est que le
feuillage d'un arbre.
Après quelques heures de vol, quand l'avion sortit des nuages
et descendit près de la terre, c'est le pays des Blancs qu'elle commença
à découvrir. Heureusement qu'elle avait d'abord pu voir des arbres ché-
tifs, autrement aurait-elle jamais pu en croire ses yeux lorsque se pré-
sentèrent
hautes
longues
épinettes et les premiers grands érables?
Même du
haut des airs on apercevait que
c'étaient des créatures d'une surprenante
vitalité, portant de nombreuses branches dont quelques-unes s'élançaient
jusqu'à dépasser le toit des maisons. Pourtant toutes celles d'ici pa-
raissaient au moins aussi grandes que l'imposante maison du facteur de la
Baie d'Hudson au pays de Deborah. Par ailleurs, garnies de fenêtres sur
toutes leurs faces, elles semblaient regarder de tous côtés à la fois.
Sans doute on devait avoir par ici du bois de chauffage
en abondance pour
ne pas craindre de perdre la chaleur par tant d'ouvertures.
Deborah en vint à
se demander pourquoi leur pasteur, quand il
s'évertuait
à leur montrer le bonheur
de la vie future, ne leur avait pas
tout simplement décrit cette terre
verdoyante se déroulant à l'aise au
soleil, toute brillante des feux que lançaient
les vitres, les toits et
Image
les clochers.
Ça et là, sur le sol, d
D
e beaux animaux semblaient avoir
ici leur part de la douceur de vivre;
on les voyait brouter
une herbe
bien verte; ou encore, couchés au soleil, ils restaient à ne rien
faire
qu'à s'éventer de leur queue.
Eux, comme compagnons parmi les animaux, ils n'avaient jamais
eu que
leurs chiens, et
elle jugea enfin
leur vie
lui apparut enfin
bien cruelle en regard
des
de ces
troupeaux qui, même de loin,
paraissaient gros
avaient l'air gras
et placides.
C'est
peut-être à comparer leurs chiens efflanqués à ces bêtes choyées qu'elle
commenca
¸
de saisir l'infranchissable distance entre
le Nord
et
le Sud
.
Tant qu'il fut visible, elle ne put
)(
détacher les yeux d'un
petit cheval blanc
qui se tenait au bout d'un pré, au bord de l'eau et
sans doute dans le vent pour se rafraîchir. Quel joli
petit animal c'était
là et à quoi pouvait-il servir, si mince et si délicat?
L'avion perdit encore de l'altitude et quantité d'autres dé-
tails apparurent.
Par exemple,
ces murs bas qui
coupaient le pays en
tranches de toutes formes et de toutes dimensions, qu'était-ce?
On lui fit comprendre que c'étaient des clôtures, quelque
chose comme une marque, une frontière servant à délimiter le terrain.
Délimiter! Couper!
Tout d'un coup elle eut presque hâte d'être de retour parmi
les siens afin de leur faire part d'une aussi extraordinaire nouvelle:
Pensez, là-bas, ils en sont à couper le pays en petits morceaux entou-
rés de fils de fer ou de planches.
Image
— "Des planches! lui dirait-on. Des planches gaspillées de
la sorte!"
On ne la croirait peut-être pas
en fin de compte
, elle qui
était pourtant la seule à être descendue dans le Sud.
Maintenant
l'avion cherchait son chemin pour toucher
la
terre, et les yeux de Deborah ne suffisaient apparemment plus à capter
tout ce qui s'offrait à elle d'inusité. A la fin, l'infirmière s'appro-
cha pour découvrir ce qui émerveillait à ce point sa patiente.
Il n'y
avait rien pourtant qui sortît de l'ordinaire.
C'étaient tout simple-
ment les abords d'une petite ville, comme il y en a des centaines au
pays, avec ses maisons entourées de massifs de roses et de phlox, ici
une balançoire
où des enfants jouaient à monter et à descendre,
là une
piscine où quelques-uns plongeaient;
enfin de grands parterres composés
de fleure variées qu'entouraient des arbres à fine écorce blanche et
d'autres dont les branches pendaient souples comme
des chevelures.
Qu'aurait donc éprouvé Deborah si elle avait pu comprendre que, pour des
gens vivant plus loin dans le Sud, le doux pays qu'elle avait sous les
yeux était encore pour eux le Nord
avec son climat rude et son sol in-
grat.
Tout d'un coup
un mot illisible
elle eut peur cependart, et fut saisie par
l'impression que la terre venait droit sur
eux
elle
.
Elle se cramponna à
son siège.
De
M
monter dans
le ciel lui avait paru naturel. C'était de
revenir sur terre qui l'effraya. Elle ferma les yeux. Ce n'était donc
pas la peine d'avoir cherché à échapper à sa mort dans le Nord.
Celle-
ci avait pris les devants pour venir l'attendre dans le Sud.
Enfin, elle ouvrit les yeux, constata avec le plus grand étonnement
Image
que
l'avion, à son insu, s'était posé sur le sol et maintenant roulait
tranquillement. En souriant de gêne elle jeta autour d'elle de rapides
regards qui semblaient chercher à découvrir si elle avait été devinée
dans ses pensées par les autres passagers.
Maintenant elle se
sentait brisée d'émotion et de fatigue.
Des bons remèdes ne semblaient plus agir aussi bien. On s'empara d'elle.
Elle fut sans force pour s'y opposer. A quoi bon d'ailleurs? Elle dé-
couvrait confusément s'être mise en des mains
puissantes qui travaillaient
déjà tellement à la guérir que pour elles rien d'autre peut-être ne comptait
plus.
On la mit de nouveau sur une civière, puis à
l'intérieur d'une
voiture qui démarra vivement.
D'autres voitures les croisèrent ou les
dépassèrent. Les gens qui s'y tenaient, comme ils levaient les yeux sur
Deborah, lui parurent avoir l'air préoccupés et abattus. S'était-il donc
produit ici aujourd'hui quelque événement accablant?
Comme elle portait le regard vers l'horizon, Deborah n'en
sentit pas moins une joie très douce la gagner. Au bord du ciel passaient
plusieurs petits traîneaux
noirs montés sur roues, attachés les uns aux
autres, et tirés par un plus grand traîneau qui lançait de la
fumée et
de temps à autre de brefs cris singuliers comme s'il eût appelé les
gens à laisser tomber ce qu'ils faisaient pour s'embarquer.
Deborah
entendit comme un auel venant
,
du lointain de sa vie, de ses pre-
mières années. Tous les enfants •
Image
du monde sont peut-être ainsi appelés; là-bas, au
nord
, par les traî-
neaux à chiens; ici, par cette autre sorte de traîneau sans doute.
— C'est un train, lui dit-on. Rien qu'un train.
Elle souleva la
tete, suivit du regard
tant qu'elle put
jusqu'à la courbe de l'horizon
,
le traîneau magique qui courait sans sauts,
sans heurts, verse s'il y eût eu là-bas pour lui le long du ciel un chemin
tout aussi
uni que l'air. L'attelage allait apparemment de lui-même, sans
coups de fouet sur l'échine, sans fatigue
aucune
sans doute
. Peut-être
même apparut-il à Deborah que cet attelage n'allait que là où il voulait.
Par la suite, quand
on lui demandait
quelquefois
s'il
y
avait quelque chose qui pourrait lui plaire particulièrement, ses yeux
brillaient et toujours elle répondait:
— Train. Deborah beaucoup aimer promener dans train.
Image III
Après une semaine d'examens
dans l'obscuité,
à l'aide d'une puissante machine
qui grondait, ou
,
au contraire
,
sous des flots d'une aveuglante lumière,
elle reçut
la visite du gouvernement en la personne d'un interprètre qui
s'assist sans façon près de ce beau lit que Deborah occupait à elle seule
à l'hôpital.
— Eh bien voilà, dit le gouvernement: tu as une tumeur, une
vilaine bosse qui te tonge par en-dedans, Il faudrait t'enlever cela. est-ce que tu donnes ton consentement?
Deborah hésita à peine.
Toujours, contre le mal, quand cela
était indiqué, le couteau lui avait paru la manière la plus expéditive.
— Coupez,
décida-t-elle et elle s'en fût, tout calme
, pres-
que sans crainte, à l'opération.
xxx
Peu de temps après, elle parut se remettre. On
la vit, dans
une longue robe de chambre prêtée par l'hôpital, mais chaussée de ses
mouklouks, errer par les couloirs obstinément, sans ien demander à per-
sonne, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé d'elle-même la sortie qui donnait sur
le jardin. Il était planté de quelques beaux arbres. Des fenêtres d'en
haut,
on put suivre des yeux Deborah qui s'avança à aps encore un peu traînants
sur le gravier
de
l'allée. Elle s'approcha d'un des érables un peu comme on
s'approche avec précaution d'un être vivant, à ne pas effaroucher. elle ten-
dit d'abord la main pour toucher délicatment, du bout des doigts. C'était
comme si elle cherchait à l'apprivoiser.
Ensuite elle leva vers lui un
regard réjoui tout en l'écoutant bruire. Elle finit par passer un
bras
autour du tronc
et, y appuyant sa joue, elle demeura longtemps
Image
immobile à
contempler
au-dessus d'elle,
haut dans le ciel
,
la grande masse
des feuilles que le vent agitait doucement.
Elle se fit des amis aussi chez les humains. D'abord, parmi
les gens de son peuple. Il s'en trouvait un assez bon nombre à l'hôpital,
dont
quelques-uns naguère auraient pu passer pour des voisins, à trois ou
quatre cents milles seulement les uns des autres; quelquefois sans doute,
au hasard
des étapes et des itinéraires, petits groupes de voyageurs en
route vers le
Poste ou en revenant, ils étaient passé
s
bien près les uns
des autres; peut-être même
, au sein des tourmentes, ne s'étaient-ils man-
qués que d'un cheveu. Aussi
bien la rencontre d'aujourd'hui enfin leur
faisait-elle l'effet d'un miracle. Ils n'arrêtaient pas de
se rendre visite
et de se prodiguer de grands sifnes de joie.
Chez les Blancs aussi elle se fit des amis, et parmi ceux-ci il
en mourut. Quand elle vit
qu'ils n'étaient pas
au bout du compte mieux
partagés que les Esquimaux, qu'ils étaient atteints des mêmes afflictions
du corps, elle en
éprouva de l'étonnement d'abord, ensuite presque autant
de peine pour eux que pour ses
compatriotes malades. Alors s'éteignit
pour
de bon le vague espoir qu'elle avait jusqu'ici entretenu, en se le
cachant à moitié, que les Blancs en viendraient à étirer san sfin la vie
humaine. Pour avoi failli y croire un moment, c'était maintenant un peu
plus dificile de se refaire une raison.
Heureusement il lui restait encore deux excellentes distractions
pour aider à apsser le temps. D'abord la douche!
Dès qu'elle eut dé-
couvert cette souce, apparemment
intarissable, d'eau chaude et de
savon,
ce fut chez elle comme une passion. Peut-être existe-t-elle d'ailleurs
à l'état latent, fustrée depuis des siècles, chez tous ceux de sa race.
Image
Pendant
près d'une demi- heure à la
fois, Deborah, sans remarquer que
l'on venait quelquefois essayer
de tourner la poignée de la
porte,
savonnait
puis rinçait ses magnifiques cheveux sombres drapés
sur elle
jusqu'à ses hanches comme un châle.
De retour dans son lit, elle les brossait et les brossait
avec
l'idée, peut-être, de les faire reluire comme, autrefois
, entre
les murs de la petite maison de neige, l'éclat si doux de la lampe
d'huile de phoque dont le souvenir tout d'un coup s'éveillait dans sa
mémoire. Après quoi elle retournait laver encore ses cheveux.
— Tu vas finir par les user et les faire
tomber, lui dit la
Sœur, en la réprimandant doucement.
Deborah eut un léger sourire à la fois timide et un peu malin.
Car en dépit de ce qu'elle en disait, c'était la pauvre Sœur qui, en
fait de chevelure, était plutôt dépourvue.
Sa deuxième passion, presque également débridée, c'était de
fumer des cigarettes. Quand elle n'était pas occupée à soigner ses
cheveux, presque toujours on la surprenait accroupetonnée au milieu de
son lit comme sur le sol et environnée d'une épaisse fumée. Son regard
se faisait alors un peu moins triste. C'était comme si toute cette
fumée parvenait à voiler quelque peu une dure vérité qui tentait
d'assaillir sans cesse l'esprit
de Deborah. À l'instar de ceux de sa
race, elle avait donc fini par prendre à la civilisation ces deux choses
qui
paraissent s'exclure : le savon
pour la propreté et la clarté; le
tabac pour brouiller les idées et salir les doigts.
La Sœur
lui en fit reproche un
jour. C'était une religieuse
affectée depuis longtemps à la visite des malades esquimaux. Elle
connaissait leur langue.
Image
— – Vraiment, Deborah, je ne te comprends pas.
Deborah, de ses grands yeux étonnés, semblait dire : Est-ce que je
te comprends, moi? Mais, peu importe, je t'aime quand même.
— D'un côté, poursuivit la Sœur, tu es la propreté même, toujours
à te laver. Par ailleurs, tu répands partout des cendres de cigarettes, tu
salis tout.
À toi seule tu
ressembles à un vieux campement de la brousse.
Qu'est-ce que ça peut te donner toute cette fumée!
Hors un refuge, peut-être pas grand-chose en effet. Des petits
bouts
de rêve, des images
qu'on pensait perdues. Cela ramenait
tout de même un peu
le Grand Nord sauvage et lointain dans cette chambre exiguë. Voilà ce que
cela donnait.
Un jour, à travers la fumée, Deborah en vint à retrouver presque tout
ce qu'elle avait jamais possédé. Le campement de là-bas apparut à ses yeux à
moitié clos. Tout y était, jusqu'au lavabo récupéré par Jonathan après le départ
des troupes et qui était peut-être plein d'eau de pluie à l'heure actuelle, jus-
qu'à sa lessive que l'on n'avait peut-être pas encore songé à rentrer. Elle re-
voyait la mince
passerelle jointe aux bidons vides qui
montait et descendait avec
les mouvements légers de l'eau comme une chose qui respire;
elle revit sa cahute,
la porte laissée grande ouverte et, autour du maigre logis, le pur
et grand ciel
nu. Elle sentit que descendaient sur sa joue comme des gouttes de pluie tiède.
Elle y porta les doigts, cueillit une larme qu'elle examina avec étonnement et un
peu de honte. Qu'était-ce que cela maintenant? Hors celles que lui avait arra-
chées le froid extrême ou, l'été, la fumée des feux allumés pour chasser les mous-
tiques, jamais elle ne se rappelait avoir versé des larmes.
Dans la surprise qu'elle en éprouva, ses larmes cessèrent
un moment.
Puis
elles reprirent en un orage violent. Pour n'être au moins ni vue ni en-
tendue, Deborah se cacha sous le drap.
Image
Assez souvent on la trouva qui formait un petit tas rond au centre
du lit et ne bougeait pas.
La Sœur en fut presque à la supplier :
— Fume, Deborah. Ou bien va laver tes beaux cheveux.
Même cela ne lui disait apparemment plus grand-chose maintenant.
Toutefois on la
surprit de temps à autre qui,
en pleurant, mangeait des
oranges. Elle avait d'abord pensé
garder celles qu'on lui donnait et les con-
server dans son tiroir ou sous le matelas pour les apporter aux
enfants de son
pays.
Jusqu'au jour où l'odeur alerta l'infirmière.
— Mais voyons, ma pauvre Deborah, les oranges ne se conservent pas indéfiniment.
— Ah!
Cela
lui
parut
être une bien cruelle déception.
Ainsi donc il n'y
avait pas à espérer pouvoir en rapporter! Eh bien, en ce cas, elle allait tâcher
de les manger! Le cœur n'y était plus cependant. Elle avait l'air d'en être
à manger les fruits les plus amers. Bien de belles et bonnes choses du Sud, du
moment qu'elle comprit qu'elles ne supporteraient pas le voyage, perdirent à
ses yeux de l'intérêt. C'était comme si elle refusait maintenant de s'y atta-
cher. Peut-être même leur en voulut-elle obscurément.
À partir
de ce moment, jour après jour
,
elle s'attrista davantage.
L'idée semblait lui être venue qu'elle-même, pas plus que les oranges, pas plus
que les douces feuilles aux branches des arbres,
pas plus que les fleurs cueillies
au jardin, durerait assez longtemps pour supporter le voyage de retour au pays.
Elle cessa de se laver. Elle renonça à feuilleter des revues
tout en se donnant
l'air d'en lire
le texte
ça et là
. Elle renonça à tout
sauf à la petite fumée bleue dont elle s'entoura plus que jamais comme
Image
d'un rempart précaire autour de sa modeste et minuscule place dans le
monde.
Alors un jour le
G
g
ouvernement revint auprès d'elle et dit :
— Tu t'ennuies donc tant que cela! Voyons, ce n'est pas rai- sonnable, Deborah!
Ainsi, c'était cela, l'ennui! Il lui avait fallu être entou-
rée de soins, comblée d'oranges et de visites, aimée comme jamais, trai-
tée comme une reine, pour le connaître,
l'ennui
, q
.Q
uelle drôle
de maladie
c'était!
— Oui, ça doit être que je m'ennuie, avoua Deborah.
— Tu
penses
donc
,
tout le temps à ton pays
,
?
hein?
— Eh oui!
— Eh bien, en ce cas, dit le
G
g
ouvernement, nous allons te laisser
partir. Évidemment, il aurait mieux valu pour toi que tu restes encore un
peu avec nous. Ton mal peut reprendre; on ne sait pas encore s'il est ex-
tirpé complètement et pour de bon. Mais enfin, si tu t'ennuies à périr!...
"
Comment! Elle pouvait partir si elle le voulait. On ne la
garderait pas malgré elle. Elle avait la permission? Elle était libre?
"
Des larmes roulèrent des yeux sombres, plus que jamais étranges.
Car elles ne lui venaient
plus cette fois de la peine de l'ennui, mais au
contraire de ce que
cette peine tout d'un coup lui avait été enlevée.
Image IV
Le tendre apsect du monde de nouveau l'enchanta
Elle revit le tendre aspect du monde
avec ses arbres,
ces jours-ci, tout chargés d'or; avec la douceur des vallées où les rivières,
serpentant d'une île de verdure à une autre, avaient l'air de leur
faire des
rendre
visite
s d'amitié
.
Mais elle aim
e
a
davantage la terre sous ses yeux quand il n'y eut
plus d'arbre
s
.
Elle trouva le plus attirant du monde, quand ils apparurent
à son regard, les mamelons arides et les bosses
pelées du pays nu entre les-
quel
le
s brillait l'eau froide des lacs solitaires. Tant et tant de lacs,
si loin d'ailleurs au fond du monde, que bien peu d'entre eux ont reçu un nom.
Elle dévorait des yeux ce singulier lacis d'eau et de rocs où elle avait telle-
ment erré naguère avec Jonathan, des paquets au dos, quelquefois un bébé dans
le ventre, le visage inondé de sueur à ne pas voir devant elle, et voici que
cette époque de sa vie paraissait lui avoir été d'une tendresse émouvante.
Il
fallait donc aller bien loin pour juger de sa vie, et c'était peut-être en ses
jours les plus rudes qu'elle préparait les meilleurs souvenirs.
Elle restait assise cette fois encore pour faire la traversée du
ciel, ne parvenant plus cependant à tenir
la tête bien droite.
Pendant assez longtemps on perdit la terre de vue. Même Deborah
ferma les yeux et somnola un peu quand on fut dans les nuages et qu'il n'y
eut
rien à
voir
regarder
que leurs masses
de neige très douce, il est vrai, mais trop
pareilles à
d'éternelles banquises.
Soudain elle
s'assit plus à droite
se redressa
.
Les yeux lourds de fatigue
flambèrent d'intérêt. En bas, c'était à nouveau le grand fleuve qui
Image
s'en allait vers la mer, avec le petit poste de fourrure
à côté, seul
dans l'infini pays aride.
Maintenant elle approchait de chez elle. Presque aussitôt
en effet elle reconnut le
lieu du monde qui lui appartenait
,
ou
auquel
elle appartenait, et de le retrouver, revenant de si loin,
en dépit de
ce qu'elle s'y attendait tout de même,
dut lui paraître une sorte de
miracle, car sur le visage épuisé rayonna encore une fois son âme.
L'hydravion allait toucher l'eau.
Les objets du campement
se précisèrent. Voici le lavabo qui commençait à se remplir de mousse
et de
rouille; voici les les
bidons
tonneaux
au rebut et, à la place
de sa lessive,
des peaux nettoyées et tendues à sécher au soleil.
Et voici Jonathan.
Il se tenait au bord du lac, à peu près à l'endroit d'où il
l'avait vue partir et à peu près dans la mire attitude.
Avec les années
il était devenu un gros
petit homme presque aussi large que
haut. La
tête rejetée, le cou rentré dans les épaules, il suivait des yeux l'hydra-
vion en plein soleil.
Deborah distingua jusqu'à la frange épaisse de
ses cheveux et la belle couleur foncée de sa peau. Elle, à l'hôpital,
avait eu le temps de devenir aussi pâle et laide qu'une femme blanche.
A un moment donné il éleva les bras au-dessus de sa tête. Peut-être
pour saluer.
Mais c'eût plutôt l'air, en vérité, de signifier à l'avion:
Hé là
! f
, f
aites un peu attention
.
!
Puis, sans plus attendre, il
s'en alla
dans la cabane. C'était peut-être pour ranger un peu, faire disparaître au
moins le pire de ce qui traînait depuis des semaines. N'empêche qu'il fallut
aller le chercher pour venir aider à transporter Deborah,
donner tout de
mêre un coup de main pour
accueillir sa propre femme. C'est alors seulement qu'il
Image Image
faire ce que j'ai envie de faire.
— Tu fais quand même rien non plus du matin au soir, mais
t'as toujours ton lard, ta farine ton sucre...
C'est peut-être
c'est
Plus que tout peut-être
l'ennui de l'énumération
qui
lassa
surtout
le
cinq mots illisibles
peut-être
vieil Esquimau. Il s'en fut en grommelant se réfugier dans la cahute.
Il n'y avait plus moyen d'avoir la paix nulle part maintenant. Il s'assit
dans un coin sur une
caisse de bois qui portait sur une face
l'avertisse-
ment:
This side up
et, sur
l'autre:
en h
H
aut
.
Il chercha des yeux autour
de lui à quoi il pourrait s'occuper. Il est vrai que depuis assez longtemps
il ne faisait rien. Mais que faire? Chasser?
Il
n'
y avait
à peine
pour ainsi dire
plus de
caribou.
Pêcher alors, peut-être? Oui, mais du moment qu'on avait la pen-
sion de vieillesse, le nécessaire, et qu'on n'était plus poussé dans le dos,
à quoi bon toute cette peine? Quelque chose se brisait peut-être dans l'hom-
me quand il recevait sans donner autant en retour.
Le vieil homme perplexe,
assis
sur sa caisse, avait
l'air de
voir quelque chose
découvrir un peu
du malheur
qui était
arrivé au petit peuple du
Nord
, jadis si industrieux. Il se secoua, attrapa
un vieux filet de pêche pour l'examiner et voir s'il valait la peine de se
mettre en frais de le remailler.
Il rencontra le regard de sa fille allongée
dans son coin
à elle
et
qui le regardait penser.
A vrai dire, il la reconnaissait à peine depuis qu'elle avait été
dans le Sud. Ce n'était pas seulement du fait qu'elle et maigri et pâli.
C'était l'expression même de ce visage qui lui paraissait complètement chan-
gée. On eût dit que maintenant elle ne pensait plus tout à fait comme eux,
que même on ne pouvait plus guère deviner
à quoi elle
pouvait penser
pensait
.
— Veux-tu que je te dise! fit-il. Je devrais de moi-même aller
me mettre sur la banquise comme on y a mis la Vieille dans le bon temps.
Image
Il rêva un peu.
— C'était par une belle nuit froide. Il y avait des esprits
en tunique blanche qui
dansaient
tout autour du ciel.
en rond à faire le grand
tour du ciel.
Il aimait de mieux en mieux ne souvenir de ce temps-là.
— Le vent soufflant du bon côté, dit-il, la glace a dû partir
vivement. Ça n'a sûrement pas traîné. Elle s'est détachée d'un coup
sec. Puis, hop! elle était loin.
Au contraire de ce qu'il avait toujours dit jusqu'ici, que
la Vieille était disparue totalement, il soutenait maintenant qu'elle
avait dû être conservée par le gel.
— Le froid est bon et
compatissant, avançait-il.
Et il se prit à décrire la Vieille, telle
que
maintenant il se la
représentait, intacte,
assise au milieu de son socle de glace — un îlot
blanc sur la furieuse mer noire — et qui continuait à tourner,
tourner
,
au bout
du monde, dans les dernières eaux libres de la terre, tout comme
ces satellites d'aujourd'hui, ces curieux objets, dit-il, que l'on allait
suspendre dans le ciel pour que jamais plus ils n'en descendent.
— C'est ce qu'elle est devenue, rêva-t-il, j'en mettrais ma
main au feu: un satellite.
Il abaissa de nouveau le regard vers le visage amaigri de
Deborah empreint de souffrances et d'inquiétudes de l'esprit telle on
n'en voyait pas souvent la marque autrefois sur des visages esquimaux.
Mais il est vrai qu'autrefois on ne voyait pas d'Esquimaux devenus mai-
gres ou pâles. Ils étaient morts avant.
Isaac grogna:
— Ha, bêtise tout cela! Hein, ma pauvre Deborah! Toi, qu'est-
ce que t'en penses? Quand est-ce qu'on se montre meilleur envers les
gens: quand on les retarde de mourir? Ou bien peut-être plutôt quand
on les aide un petit peu?... Hein!
Image V
Alors, avec les premières neiges, vint a repasser le révérend
Hugh Paterson dans sa tournée du début de l'hiver.
On entendit la voix
des chiens
qui résonnait
résonner
avec netteté dans l'air épuré par les vents
déja glacés.
Quelques
instants plus tard entrait le pasteur, longue
silhouette mince
,
à côté des Esquimaux presque tous ronds et courts.
Il s'assit sur le coin d'une des vieilles
banquettes rongées par le
temps et peut-être pas le sel de mer.
Bien des fois il s'était demandé
comment elles avaient pu parvenir jusqu'ici, par quel chemin bizarre,
qui les y avait amenés, la mer, l'avion, ou peut-être quelque vieux
trappeur sur son dos.
— Alors, ma pauvre Deborah, dit-il, ça ne va donc pas
mieux?
Il rencontra le regard des yeux doux et tristes qui
semblait lui faire reproche d'avoir empêché la mort
de frapper
à son
heure.
Cette chose-là, avait l'air de penser Deborah, c'est
plus
facile la première fois que la seconde.
Qui sait même si cela ne
devient pas plus difficile plus
on remet.
Tristes à faire pleurer et cependant, tout au fond, en-
core un peu rieurs malgré tout par la force sans doute de l'habitude,
voilà ce que les grands yeux noirs de Deborah semblaient chercher à
faire comprendre au pasteur a travers le silence.
Lui, alors, comme s'il eût parfaitement compris, tendit
les
mains en avant pour réunir et attirer
vers lui
celles de Deborah
qu'il garda serrées dans
les siennes.
Image
— Ma pauvre
enfant, tout
ce que tu as appris, aimé, com-
pris, en ces quelques mois de plus que tu as vécu, c'est à toi à
jamais. Rien ne peut t'en être
enlevé. Même un seul pas de plus
accompli dans
la vie et te voilà pour tous les temps rehaussée.
Les prunelles sombres
réfléchirent
, puis e
, E
lles
parurent
s'emparer des belles paroles pour les emporter en elle, afin de les
avoir pour
le jour où
peut-être
elle en
pourrait faire
ferait
quelque chose
peut-être
.
Sait-on
jamais avec les pensées!
— Tu aurais quand même dû rester à l'hôpital où tu aurais été
mieux soignée, lui reprocha-t-il sans logique mais avec une tendre affec-
tion.
— Pourquoi tant vouloir soigner? demanda-t-
elle, et
,
d'im-
puissance à comprendre, s'abîma dans une sorte de silencieuse détresse.
C'était ce qui la
décontenançait le plus chez les civilisés,
cette terrible volonté, même quand la mort était proche et
sûre
certaine
, de la
défier encore.
Cette absurde préférence aussi,
quand il fallait enfin
mourir, pour que
ce soit dans un lit.
Elle lui dit:
— Mon bon pasteur, Deborah aime bien mieux pour
mourir être
ici
que là-bas.
— Qui parle de mourir! essaya-t-il une fois
encore de la
tromper avec une
fausse légèreté.
Puis il songea à lui remettre le petit cadeau de médicaments
dont le gouvernement l'avait chargé pour elle.
Le gouvernement s'inquié-
tait d'elle, dit-il
,
et aurait tenu à apprendre
si l'opération avait bien
réussi.
— Tu diras merci, fit Deborah sans plus.
Enfin le pasteur en vint à lui représenter que la mort n'était
pas un mal.
En fait c'est elle maintenant et non plus la vie qu'il disait
Image
c
C
omme
la meilleure amie des êtres humains. Elle était la délivrance
de tous nos maux. Enfin on était liberé. On s'en allait les épaules,
les mains, le coeur dechargés.
C'étaient
encore
de
bien
belles choses à entendre,
encore
bien
qu'apparemment tout le contraire de ce qu'avait dit le pas
teur lors-
qu'il encourageait Deborah plutôt à vivre. Elles n'en étaient pas
moins
convaincantes à leur manière. Même Deborah savait à présent
qu'il faut bien dire les choses qui font l'affaire du moment, sans quoi
cela ne donnerait plus rien de parler, ce ne serait même plus la peine
d'ouvrir
la bouche, plus personne ne parlerait.
— Deborah a envie d'être libre tout de suite, avoua-t-elle.
— Deborah n'aura peut-être pas très longtemps à attendre,
dit-il, comme en un tendre souhait.
Quelques pas de plus, un peu de
patience encore, et elle sera en plein bonheur.
Le bonheur! Une autre expression à n'y rien comprendre!
Si le bonheur vivait seulement quelque part sur la terre, où était-
ce? Arrivée dans
le Sud
, elle avait pu croire pendant quelque temps
que c'était ici, au milieu de la grâce et de la richesse. Mais bien-
tôt elle avait cru
voir
comprendre
qu'il y en avait encore moins
ici
que par
chez elle. Maintenant, à ce propos, elle était toujours perplexe.
— Au fond, le pasteur fut-il amené à l'admettre, on ne
pouvait rencontrer le bonheur dans tout son éclat que sur l'autre
versant de la vie.
•
Image
C'était bien ce qu'elle avait l'air de penser, le regard
à présent presque toujours avide de l'inconnu.
— Là-bas, dit-il encore, sera compris ce qui nous a été
obscur. La clarté r
é
ègnera. Aussi l'abondance. A personne ne man-
quera plus rien.
Image VI
Les nuits sont longues, sous cette latitude, à l'approche
de l'hiver, même pour qui dort bien. Pour Deborah elles étaient inter-
minables. Sa courte vie dévorée par des besoins qui laissent peu de
temps pour penser, s'achevait, paradoxalement, en un temps infini où
il n'y avait que cela à faire. Ainsi
,
le courte vie en dernier lieu
,
se
trouvait-elle comme prolongée pour une raison que Deborah cherchait à
comprendre.
Elle reposait sur les banquettes
d'auto, tandis
que les autres,
tout autour, enveloppés de ce qu'il leur restait de vieilles couvertures
usées, dormaient à même le plancher.
L'air était vicié dans la hutte, tant par la mauvaise odeur que
commençait à dégager son corps malade que par leur odeur à eux d'huile et
de poisson qui lui soulevait le coeur. Ils en
étaient arrivés, l'hiver
venu, dans cette frêle cahute que le froid rigoureux leur commandait de
garder hermétiquement close, à se gêner cruellement les uns les autres.
L'un toussait, crachait, se retournait, et tout le monde s'agitait, tous-
sait, se retournait.
Deborah s'était mis en tête d'essayer de se figurer ces lieux
après la mort si différents de la vie,
où
, selon le pasteur,
personne ne
manquerait
plus
de rien.
Il lui fallait
toute
s
l
a confiance
au
qu'elle avait dans le
pasteur pour a-
jouter foi à de
telles paroles. Car à l'heure
actuelle presque tout lui
manquait.
Ce qui
lui manquait peut-être le plus
d'ailleurs
,
c'était ce
qu'elle avait appris à connaître de fraîche date, ces douceurs de la vie
dans
le Sud
: l'eau chaude et le savon; la claire et abondante lumière,
Image
toujours prête a jaillir, de l'électricité; un peu de place à elle seule;
mais surtout sans doute cette sorte d'amitie - ou de demonstration de
l'amitié - entre gens, dans le Sud, que d'abord elle avait trouvée dépla-
cée, mais maintenant, même si elle n'était pas encore tout a fait assurée
que ce
fût là une véritable affection, elle aurait souhaité en ressentir
autour d'elle le doux effet.
Ainsi, il semblait à Deborah
que, meilleure devenait la vie, plus
elle satisfaisait de
manques
besoins
, et plus aussi
il en surgissait de nouveaux.
En sorte qu'il lui
paraissait
tout à fait impossible
presque
que l'on pût jamais
parvenir à une vie
ou en des lieux où il n'y aurait plus de manques.
où l'on ne manquerait plus de rien.
Les autres aussi, autour d'elle, à cause d'elle,
étaient
dans le
manque et
privés
, Isaac, de sa chaude couverture qu'il lui avait "prêtee"
rien que pour un temps et pas pour tout l'hiver, Jonathan,
d'amour, car
pour Deborah l' amour était
devenu supplice.
Les nuits se firent donc pour tous de plus en plus longues et
inconfortables.
Au-dehors la plainte des chiens s'abaissait un moment pour re-
monter aussitôt.
Auparavant
,
elle ne l'avait pas entendue.
Cela était
inévitable comme le gel qui surprend l'eau, comme le déclic du piège sur
une capture. Cela était, voilà tout! Maintenant elle ne cessait de l'en-
tendre et d'en être fatiguée. Est-ce qu'on n'aurait pas pu
,
une bonne fois
,
donner assez à manger aux chiens? Jonathan l'avait regardée de travers.
Etait-elle folle? Rassasier les chiens? Mais autant rassasier les bêtes
de la toundra,
toute la creation affamée!
x x x
Elle en vint presque à suffoquer, une nuit, dans la cabane close
de toutes parts. Qui aurait jamais pu croire qu'en cet
Arctique
glacial,
Image
tout plein de vent de tempête, elle en viendrait à souhaiter plus que
tout au monde une bouffée d'air pur! C'est encore dans
le Sud
, toutes
fenêtres grandes ouvertes, qu'elle avait acquis ce goût d'air renouvelé
dans la maison. Si seulement
,
cette nuit encore
,
on avait pu laisser la
porte entrouverte d'un cheveu! Mais les autres gelaient. Elle, elle
brûlait
pourtant.
lieux
,
après la mort
,
où plus personne ne serait triste. Et de quoi d'au-
tre
,
maintenant
,
eût-elle pu avoir hâte
.
!
Elle rejeta les couvertures qui l'enveloppaient. Elle prit la
plus chaude et en couvrit le vieil Isaac, recroquevillé par terre, qui
avait beaucoup toussé ces derniers temps, sans pourtant se résoudre encore
à lui redemander son bien. Elle chaussa ses mouklouks. Elle tira la
porte. L'air coupant la revigora.
Elle partit devant elle.
fraîche
mais peu
profonde
épaisse
, Deborah laiss
é
a
derrière elle
l'empreinte
très
nette de ses pas.
C'est ainsi qu'on put suivre
,
le
lendemain
, à ces traces,
le che-
min qu'elle avait accompli.
x x x
De peine et de misère elle était d'abord montée au sommet du mame-
lon le plus proche. Pourquoi? Pour y entendre battre le
ressac? Parce
qu'elle se souvenait peut-être, autrefois, avec d'autres enfants, être souvent
montée
venue
ici
pour tâcher de découvrir la mer qui n'était
plus très éloignée?
Quoi qu'il en soit, elle avait
continué. Jusqu'à la prochaine butte, puis jus-
qu'à une autre butte encore.
De mamelon en mamelon elle était parvenue à la
banquise.
Là, ce qu'elle avait eu sous les yeux, se révélant sans doute à elle
à la pâle clarté qui venait de la neige, c'est le
pays le plus raboteux
Image
du monde: une rude étendue de glaces jointes les unes aux autres par
de grossiers bourrelets en guise de soudures.
il cette nuit-là avec une fureur sans égale.
croûte de neige, on avait relevé quelques traces encore. Elles indi-
quaient que Deborah était tombée à plusieurs reprises et qu'à la fin
elle se traînait plus qu'elle ne marchait. Les traces continuaient
encore un peu. On en trouva jusqu'au bord de l'eau libre.
on put
constater qu'une partie s'en était détachée récemment.
tueux et sombre paysage d'eaux noires, ils ne purent rien y distinguer
qui s'apparentait à une forme humaine. Ni rien
entendre
d'autre
que
les cris horribles du vent.
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Les Satellites - État 5
refusé
Dans la nuit d'été à peine sombre de l'
Arctique
, au bord d'un petit lac de l'immense pays nu, brillait
Au bord du petit lac, au loin de l'immense pays nu, sans
arbre, dans la nuit d'été, à peine sombre, de l'Arctique, brillait
le feu allumé pour guider l'hydravion qui n'allait sans doute plus
tarder
.
le feu
la flamme
de poignées de mousse de caribou arrachées
au
à même
le
sol.
Plus loin, au bout d'une planche
,
jetée
sur l'eau
,
et
fixée
,
en guise de passerelle,
à deux
bidons creux,
en guise de passerelle,
il y avait
une
quelques
cahute
s
dont une
faible-
ment éclairée,
accompagnée de quelques autres cabanes dans l'ombre.
Plus loin encore, dans un repli de terrain,
il devait y avoir
sept
ou huit autres pauvres maisons: de quoi, par ici, amplement cons-
tituer un village. De partour s'élevait la plainte des chiens,
à
faire croire qu'ils étaient des centaines et
depuis toujours affamés
.
et que personne n'entendait plus.
Personne ne les entendait plus jamais.
Auprès du feu, les
hommes devisaient calmement. Il parlaient de cette voix
unie des
aux rares éclats
des
Esquimaux,
presque sans éclat jamais
une voix unie
, pareille à la douce nuit d'été,
ponctuée seulement de petits rires à propos de tout et
à propos
de
rien. Bien souvent ce n'était là chez eux qu'une manière de clore
une phrase,
qu'
un point final,
qu'
une sorte de commentaire peut-être sur
le destin.
Autour du feu,
ils en étaient
venus
à parier
entre eux
. Ils pariaient que
l'hydravion allait venir
;
,
qu'il ne viendrait pas
:
,
qu'il s'était
mis en route mais n'arriverait jamais, et même qu'il n'était pas du
tout parti.
Dansla nuit à peine obscure de l'été
Arctique
, au bord du petit lac, loin dans
l'immense pays nu brillait le feu
allumé pour guider l'hydravion qui
n'allait sans doute plus tarder. Des
ombres trapues tout autour alimentaient
la flamme de poignées de mousse de
caribou arrachées au sol.
Là-bas,
Plus loin,
Tout près
au bout d'une planche
reliée à deux bidons creux et jetée
sur l'eau en guise de passerelle, il y
avait quelques cahutes dont une
faiblement éclairée. Plus loin
encore,
, encore,
dans un repli de terrain, sept ou
huit
maisons
autres pauvres maisons:
de quoi, par ici, amplement constituer
un village. X
Dans la nuit d'été à peine sombre de
l'Arctique
, au bord
d'un petit lac de l'immense pays nu, brillait le feu allumé pour
guider l'hydravion qui n'allait sans doute plus tarder. Autour,
des ombres trapues alimentaient la flamme de poignées de mousse
de caribou arrachées au sol.
Plus loin, au bout d'une planche jetée sur l'eau et fixée,
en guise de passerelle, à deux bidons creux, il y avait quelques
cahutes dont une faiblement éclairée. Plus loin encore, dans un
repli de terrain, sept ou huit autres pauvres maisons: de quoi, par
ici, amplement constituer un village. De partout s'élevait la plain-
te des chiens depuis toujours affamés et que personne n'entendait
plus.
Auprès du feu, les hommes devisaient calmement. Ils par-
laient de cette voix aux rares éclats des Esquimaux, une voix unie,
pareille à la douce nuit d'été, ponctuée seulement de petits rires
à propos de tout et de rien. Bien souvent ce n'était là chez eux
qu'une manière de clore une phrase
,
qu'un point final, qu'une sorte
de commentaire peut-être sur le destin.
Ils en étaient venus à parier entre eux. Ils pariaient
que l'hydravion allait venir, qu'il ne viendrait pas, qu'il s'était
mis en route mais n'arriverait jamais, et même qu'il n'était pas du
tout parti.
Dans la nuit d'été à peine sombre de
l'Arctique
, au bord
d'un petit lac de l'immense pays nu, brillait le feu allumé pour
guider l'hydravion qui n'allait sans doute plus tarder. Autour,
des ombres trapues alimentaient la flamme de poignées de mousse
de caribou arrachées au sol.
Plus loin, au bout d'une planche jetée sur l'eau et fixée,
en guise de passerelle, à deux bidons creux, il y avait quelques
cahutes dont une faiblement éclairée. Plus loin encore, dans un
repli de terrain, sept ou huit autres pauvres maisons: de quoi, par
ici, amplement constituer un village. De partout s'élevait la plain-
te des chiens depuis toujours affamés et que personne n'entendait
plus.
Auprès du feu, les hommes devisaient calmement. Ils par-
laient de cette voix aux rares éclats des Esquimaux, une voix unie,
pareille à la douce nuit d'été, ponctuée seulement de petits rires
à propos de tout et de rien. Bien souvent ce n'était là chez eux
qu'une manière de clore une phrase
,
qu'un point final, qu'une sorte
de commentaire peut-être sur le destin.
Ils en étaient venus à parier entre eux. Ils pariaient
que l'hydravion allait venir, qu'il ne viendrait pas, qu'il s'était
mis en route mais n'arriverait jamais, et même qu'il n'était pas du
tout parti.
Dans la nuit transparente de l'été
arctique
, au bord
d'un petit lac, loin dans l'immense pays nu brillait le feu allumé
pour guider l'hydravion qui n'allait sans doute plus tarder. Des
ombres trapues tout autour alimentaient la flamme de poignées de
mousse de caribou arrachées au sol.
Là-bas, au bout d'une planche reliée à deux bidons creux
et jetée sur l'eau en guise de passerelle, il y avait quelques
cahutes dont une faiblement éclairée. Plus loin encore, dans un
repli de terrain, sept ou huit autres pauvres maisons: de quoi,
par ici, amplement constituer un village. De partout s'élevait
la plainte des chiens
depuis toujours
affamés
et que personne
n'entendait.
Auprès du feu, les hommes devisaient calmement. Ils
parlaient de cette voix aux rares éclats des Esquimaux, une voix
unie, pareille à la douce nuit d'été, ponctuée seulement de petits
rires à propos de tout et de rien. Bien souvent ce n'était là
chez eux qu'une manière de clore une phrase, qu'un point final,
qu'une sorte de commentaire peut-être sur le destin.
Ils en étaient venus à parier entre eux. Ils pariaient
que l'hydravion allait venir, qu'il ne viendrait pas, qu'il s'é-
tait mis en route mais n'arriverait jamais, et même qu'il n'était
pas du tout parti.
Sync
Dans la nuit transparente de l'été
arctique
, au bord
d'un petit lac, loin dans
l'immense
pays nu brillait le feu
allumé
pour guider l'hydravion qui n'allait
sans doute plus tarder.
Des
ombres trapues tout autour alimentaient la flamme de poignées de
mousse de caribou arrachées au sol.
Sync
Là-bas, au bout d'une planche reliée à deux bidons creux
et jetée sur l'eau en guise de
passerelle,
il y avait quelques
cahutes dont une faiblement éclairée.
Plus loin encore, dans un
repli
de terrain, sept ou huit autres pauvres maisons: de quoi,
par ici, amplement constituer un village.
De partout s'élevait
la plainte
des chiens
depuis toujours
affamés
et que personne
n'entendait.
Sync
Auprès du feu, les hommes devisaient calmement. Ils
parlaient de
cette voix aux rares éclats des Esquimaux, une voix
unie,
pareille à la douce nuit d'été, ponctuée seulement de petits
rires à propos de tout et de rien. Bien souvent ce n'était là
chez eux qu'une manière de clore une
phrase, qu'un point final,
qu'une sorte de
commentaire peut-être sur le destin.
Sync
Ils en étaient venus à parier entre eux.
Ils pariaient
que l'hydravion allait venir, qu'il ne viendrait pas, qu'il s'é-
tait mis en route mais n'arriverait jamais, et même qu'il n'était
pas du tout parti.
Image
Sync
Fort-Chimo
avait parlé
pourtant.
Par l
L
a radio
, il
leur
avait
dit
de se
tenir prêt
s
, que l'hydravion
,
en revenant de
Frobisher Bay
,
s'arrêterait ce soir prendre la malade. La malade, c'était Deborah
à qui on avait laissé de la lumière dans la hutte.
Sync
Les hommes continuèrent à parier pour le plaisir.
Par
exemple
:
,
ils disaient que
Deborah serait morte
quand arriverait
à l'arrivée de
l'hydravion
,
comme
mouraient
du reste
les Esquimaux
dans le temps
naguère
,
sans
histoire
;
.
o
O
u
bien
,
encore
l'hydravion emporterait Deborah
au
très
loin et
plus jamais
on ne la reverrait ni morte ni vive
ante
.
Ils pari
èrent
aient
aussi qu'elle
reviendrait par le chemin
du ciel
,
guérie
et même rajeunie de vingt
ans.
A
cela
cette idée
, ils
rirent tous de bon
coeur,
surtout
Jonathan
, le
mari de Deborah, comme s'il se retrouvait en butte aux plaisanteries
de sa nuit de noces. Ils en vinrent à parier que
les Blancs
allaient
trouveraient
bientôt peut-être
trouver
un remède
contre la
mort.
On
Personne
ne mourrait
plus
.
personne, sur la terre.
On vivrait sans fin. On serait des
multitudes de vieillards.
A cette perspective,
ils se turent, tout
de même impressionnés.
Ils étaient une dizaine autour
du feu
:
de
tous les âges:
des vieux comme Isaac, le père de Deborah, élevés à
la dure; des hommes entre deux âges comme
Jonathan,
soumis à
partagés entre
deux
influences, la moderne et l'ancienne
,
qui se trouvaient pris entre
deux feux, ébranlés
; enfin
,
de
jeunes hommes
que I'on reconnaissait
à ce qu'ils étaient
plus droits de corps
,
que leurs aînés,
plus élancés aussi
,
et qui
inclinaient
étaient,
eux,
nettement
en faveur des jours d'aujourd'hui.
Sync
Le vieil
Isaac,
qui
se tena
it
nt
un peu à l'écart,
occupé
à rouler
tout le temps entre ses doigts un galet rond, dit que rien n'était
plus maintenant
comme
cela avait été
autrefois.
Image
refaire
— Autrefois,
dit-il
déclara-t-il
avec
fierté, on ne se serait pas
donné tout ce mal pour empêcher une femme de mourir, son heure
venue. Ni même un homme quant à cela. A quoi ça rime, interrogea
le vieil Esquimau,
d'empêcher
,
à si grands frais
,
quelqu'un de mou-
rir aujourd'hui qui de
toute façon va mourir demain? A quoi ça
rime?
Sync
Personne
ne le savait à quoi
ça
cela
rimait,
et
alors
ils se mirent
à chercher ensemble avec une touchante bonne volonté.
Pour sa part, le vieil Isaac regardait attentivement
le
feu. On
vit
venir
poindre
dans ses yeux
, avec les souvenirs,
un peu
une sorte
d'at-
tendrissement
peut-être, mêlé à de la dureté.
On sut de quoi il
allait parler. Même les plus jeunes se rapprochèrent, car le su-
jet était passionnant.
— Cette nuit que vous savez, commença le vieil homme,
n'était pas aussi froide qu'on l'a dit. C'était une nuit de sai-
son, voilà tout.
On n'a pas non plus abandonné la Vieille sur la
banquise, comme ils
l'
ont dit
également. On lui a parlé avant. On
lui a dit au revoir. On a fait comme de bons fils, quoi! On l'a
enveloppée de peaux de caribou.
On lui en a même
laissé une toute
neuve.
Trouvez-moi des Blancs, vous autres, fit-il à la ronde, qui
en feraient autant pour leurs vieux, en dépit de leurs belles paro-
les. On ne l'a pas abandonnée, reprit-il avec un curieux entêtement.
— Est-ce que
même
, demanda l'un des jeunes hommes, vous
ne lui avez
même
pas laissé
aussi
de quoi manger?
— Oui, confirma Benjamin, le cadet d'Isaac, on lui a laissé
de quoi manger: un beau morceau de phoque tout frais.
— C'est juste, dit Isaac avec une sorte de dédain, la tête
haute. Mais c'est pas mon idée qu'elle a mangé.
Image
— Qu'est-ce qu'on en sait
.
?
dit
l'
un des hommes
. Elle a
pu vouloir
tenir un jour
,
ou
deux
encore
peut-être...
pour voir
venir...
— Pas mon idée, reprit Isaac. Elle ne pouvait plus mar-
cher seule. Elle ne pouvait presque plus avaler.
Elle voyait à
peine
clair
. Pourquoi est-ce qu'elle aurait voulu tenir encore
quelques jours? Pourquoi d'ailleurs veulent-ils tous tenir main-
tenant
!
?
Ils se turent en regardant les flammes. Il y avait à leurs
yeux une sorte de beauté
dans cette mort de
la
Vieille
,
dans l'ombre,
le vent et
le silence qui l'avaient entourée,
peut-être surtout dans
le fait qu'
car
encore maintenant ils ne savaient trop ni où ni comment
elle
avait eu lieu, si c'était par l'eau, par le froid ou de saisisse-
ment.
— Est-ce qu'on n'a pas au moins retrouvé quelque chose?
La peau neuve peut-être? demanda l'un des jeunes Esquimaux.
— Rien, dit le vieux. Pas de trace.
Partie, la Vieille,
comme
elle était venue au monde. Il n'y aurait pas eu de quoi faire
un enterrement.
Alors Jonathan se leva et annonça
qu'il allait
dans la
cahute, à deux pas,
voir si Deborah n'avait
pas
besoin de
quelque chose
rien
.
X X X
Il se tint un moment sur le seuil,
à regarder,
à ses pieds,
une forme
humaine allongée sur deux vieilles banquettes
d'auto
mises
placées
bout
à bout.
— Tu es là?
— Je suis là, dit-elle faiblement.
Image
refaire
—
T'es pas plus mal?
— Je ne suis pas plus mal.
— Patiente, dit alors Jonathan, et
il
s'en fut
aussitôt
retrouver les autres autour du feu.
Qu'aurait-elle pu faire d'autre! Emaciée, haletante, elle
gisait là depuis quelques semaines, atteinte d'un mal qui progres-
sait vite. Elle n'avait que quarante-deux ans.
Elle
, cependant,
trouvait
cependant
que c'était assez vieux pour mourir. Du moment qu'on
n'était
plus bon à rien,
pensait-elle
on était toujours assez
vieux
, pensait-
elle,
pour la mort.
Mais voici
qu'était venu à passer
était passé
par ici la semaine
2
der-
2
nière,
que
leur pasteur, le révérend Hugh Paterson
,
était passé
. Il s'était a
A
ssis
par terre
,
auprès du "lit" de Deborah
.
, il l'avait adjuré de ne pas se laisser mourir.
— Voyons,
Deborah
!
, tu ne vas tout de même pas te laisser
mourir!
un effort tout de même !
Si
F
f
aible
comme elle était,
qu'elle fût
elle était parvenue
à tirer d'elle
quelque chose
comme un rire
désolé.
à entendre le pasteur lui parler sur
ce ton.
—
Veux, veux pas... du
moment que la carcasse n'est plus
bonne!
—
Mais justement
,
la tienne
est bonne et vaillante encore.
Tu es trop jeune pour quitter la vie. Allons, un peu de courage.
Du courage? Elle voulait bien,
mais
que faire?
à quoi bon!
Comment
s'y prendre
pour arrêter la mort
lors
dès lors
qu'elle était en chemin? Y
avait-il
donc
un moyen?
Image
refaire
—
"Il y avait un moyen, et très simple:
"
Mais oui, et c'était simple. Il s'agissait de
faire
venir l'hydravion. On y mettrait Deborah. On l'emmenerait
à
dans un
l'
hôpital
dans le
du
Sud
. Et là, presque certainement
,
on la
guérirait.
"
De tout cela
,
elle avait surtout retenu
le
un
mot magique
pour elle:
le Sud
.
Elle en avait rêvé, tout comme des gens du
Sud
-
et
si elle l'avait
pu savoir
su
son étonnement
eût été
n'aurait pas
connu de
sans
bornes - rêvent, eux
,
du
Nord
, parfois.
Seulement pour
le plaisir du voyage,
pour voir
enfin comme était ce fameux
Sud
,
elle se serait peut-être
décidée,
si elle s'en était senti la force
.
Mais
au fond
elle était trop
lasse maintenant.
fatiguée. A présent elle aimait presque
mieux ne plus faire d'histoires.
— Tant qu'il y a de la vie,
avait
recommencé
repris
le pasteur, il
faut espérer,
essayer de la retenir.
Elle avait
Deborah
alors tourn
é
a
la tête vers
lui
le pasteur
pour
l'examiner à
son tour
,
longuement.
Elle avait
déjà
eu lieu de remarquer
observé
que les
Blancs semblent
en effet
chercher
,
bien plus que les Esquimaux
,
à rete-
nir
leur vie.
—
Pourquoi? lui
avait-elle
demand
é. P
a-t-elle,
p
ourquoi tant aimer
votre vie? Est-ce parce qu'elle est meilleure que la nôtre?
Par c
C
ette si simple question
elle était
apparemment
parve-
nue à
plonge
r
a
dans l'embarras un homme qui avait su
répondre jusqu'ici
à des
questions pourtant bien
difficiles.
embarassantes.
—
"Il est vrai, avait-il
dit
répondu
, que
les Blancs craignent de mou-
rir plu que vous autres, les Esquimaux, mais
pourquoi
en est-il
il en est
ainsi,
je serais en peine de le dire.
C'est fort étrange
,
quand
on y pense,
car nous n'avons pas appris à vivre en paix les uns avec les autres
,
Image
"
Il y avait un moyen, et très simple: faire venir
l'hydravion. On y mettrait Deborah. On l'emmenerait dans un
hôpital du
Sud
. Et là, presque certainement on la guérirait.
"
De tout cela elle avait surtout retenu un mot magique
pour elle:
le Sud
. Elle en avait rivé, tout comme des gens du
Sud
— si elle l'avait su, son étonnement eût été sans bornes
— rêvent, eux, du
Nord
, parfois. Seulement pour le plaisir du
voyage, pour voir enfin comment était ce fameux
Sud
, elle se serait
peut-être décidée. Mais elle était trop lasse maintenant.
— Tant qu'il y a de la vie, avait repris le pasteur, il
faut espérer, essayer de la retenir.
Deborah alors tourna la tête vers le pasteur pour I'exa-
miner à son tour, longuement. Elle avait déjà observé que les
Blancs
semblent chercher
cherchent
,
bien plus que les Esquimaux,
à retenir
leur vie.
— Pourquoi? lui demanda-t-elle,
pourquoi tant aimer vo-
tre vie?
Est-ce
parce qu'elle
que
votre vie
est meilleure que la nôtre?
Cette si simple question
apparemment
plongea
dans l'em-
barras un homme qui avait su répondre jusqu'ici à dos questions pour-
tant bien embarrassantes.
-
"
Il est vrai, avait-il répondu,que les Blancs craignent
de mourir plus que vous autres, les Esquimaux, mais pourquoi
il en est ainsi, je serais en peine de le dire. C'est fort étrange
quand on y pense, car nous n'avons pas appris à vivre en paix les
uns avec les autres, ni, au reste, avec nous-mêmes; nous n'avons
pas appris ce qui compte le plus; pourtant il est exact que nous
tenons à vivre de plus en plus vieux.
"
refaire
ni
,
au reste
,
avec nous-mêmes; nous n'avons pas appris
ce qui
compte
le plus;
:
pourtant
il est exact quo nous tenons à vivre de plus
en plus vieux."
D'entendre quelque chose d'aussi
saugrenu
peu logique
avait réussi à
arracher à Deborah un
autre
petit rire
encore,
un peu triste.
Peu après, cependant, le pasteur l'entretenait de ce
que la charité et l'amour des uns et dos autres avaient, malgré
tout,
Malgré tout, lui faisait peu après remarquer le pasteur, la charité et l'amour des uns et des autres avaient
fait de grands
pas
progrès
les Esquimaux depuis
qu'ils avaient
accepté la Parole.
Elle
avait
su
t
alors
qu'il allait lui reparler de cette
vieille histoire de la grand-mère abandonnée sur la banquise --
une histoire
qu'il tenait d'eux
,
au reste,
l'ayant par la suite re-
maniée à son gré, qu' il
leur rappelait
à présent
à tout propos,
et dont
même
il avait
même
fait
le thème de son sermon principal,
en ti-
rant
la conclusion que les Esquimaux d'aujourd'hui avaient meilleur
coeur que ceux du temps passé.
Ce n'était pas qu'il n'y eût pas d
e
u
vrai dans l'histoire
telle
qu'
il la racontait, il
y en avait. Mais il omettait
certains
détails:
éclairants,
que
par exemple
que
la grand-mère
avait demandé d'être laissée
sur la
banquise,
n'en pouvant plus d'essayer
parce qu'elle n'en pouvait plus
de suivre les autres;
elle l'avait demandé des yeux,
en tout cas: ou, du moins,
sinon en paroles. En tout cas
c'était
ce que ses fils avaient cru
une lettre
lire,
dans son regard, et pourquoi
et ils n'avaient pas dû se
tromper.
se seraient-ils trompés?
X X X
Depuis quelques minutes, Jonathan,
revenu
sur le seuil
à la cahute
,
écoutait
Deborah
qui
pens
ait
er
tout haut et sa redi
sait
re
les paroles
d'encouragement que lui avait prodiguées le pasteur
avant de
devoir
la quitter.
Image
refaire
— L'avion
n'est pas encore
arrivé
là
, dit Jonathan. Peut-
être qu'il est à la veille d'arriver. Comment ça va? lui deman-
da-t-il.
— Elle dit que ça n'allait pas trop mal. Alors il dit:
— tant mieux, et qu'il s'en allait attendre avec les autres.
Ensuite
c'est
ce fut
la bru de Deborah qui vint de la cabane
voi-
sine et s'arrêta un moment sur
le pas de la porte
seuil
.
— T'as besoin de quelque chose?
— De rien. Merci quand même Mary.
Elle parvint alors, se traînant, se tortillant quelque peu,
De nouveau seule, Deborah se traîna à l'entrée de la cabane
à se rapprocher du seuil
où
elle
s'
appuya
du
son
dos,
brisé
le visage tourné
vers le ciel.
Ainsi
,
elle aussi
verrait
-elle, aussi,
arriver
ce fameux hydravion
qui venait la sauver.
X X X
Ce qui l'avait décidée en fin de
compte
, ce
n'était pas l'a-
mour
de la vie pour la
vie.
Simplement l
L
a vie
ç'avait été
c'était
le désir de
reprendre
retrouver
sa vie
comme
d'
avant.
Marcher pendant des heures,
à la suite des hommes,
chargée de
paquets,
avec les hommes,
sur le sol
raboteux de la toundra, camper
ici, chasser là, pêcher plus loin, faire
du
le
feu, raccomoder les har-
des, c'était de cette bonne vie-là qu'elle avait eu envie.
— Je ne vois pas pourquoi
tu ne reviendras
is
pas
assez à la
santé pour faire ce que tu as déjà
fait,
avait imprudemment promis,
s'était laissé aller à pro-
mettre
pour ainsi dire
,
le pasteur
.
dans son désir de voir Deborah guérie.
Elle l'avait
cru
,
.
Ne
lui
qui lui
avait
-il pas
dit vrai tant de fois
déjà
:
?
p
P
ar exemple
,
combien il aimait de tout son coeur ses enfants
Image
refaire
de
Igvugivik
, et cela
devait être
était certainement la vérité,
, car
,
pour rester
avec eux,
ici,
il n'y a-
il fallait, ou s'enrichir, ou aimer; or le pasteur ne s'était pas enrichi.
vait que ceux qui s'enrichissaient ou qui les aimaient, et lui ne s'é-
tait pas enrichi.
Il
disait
également
aussi
que les temps
changeaient et qu'il y avait
du bon dans tous ces changements.
Aujourd'hui
,
le gouvernement prenait
davantage
soin
de
ses enfants esquimaux. Il dépensait beaucoup pour eux.
Et les Esquimaux eux-mêmes
avaient
considérablement
grandement
changé.
— Ce n'est plus maintenant, conviens-en Deborah, que vous a-
bandonneriez la Vieille au froid et à la nuit.
Il est vrai: cela ne s'était pas fait depuis longtemps; c
C
ela
, en effet,
ne se ferait peut-être jamais plus. En un sens,
c'était même ce qui trou-
blait Deborah.
Car,
qu'en
que
feraient-ils
maintenant de leurs pauvres vieux?
Ils les garderaient, c'est entendu,
mais pour en faire quoi?
Elle
s'
en
était
prise
venue
à se creuser
ainsi
la tête pour
trouver des
solutions
dans son imagination
imaginaire
à des maux éventuels ou possibles
,
sans avoir
. Si elle
l'avait seulement pu savoir,
encore la moindre idée que
c'est
ainsi
par cette porte
qu'entre dans une vie la tristesse.
— C'est bon, avait-elle
fini par
se laisser arracher son
consen
-
tir,
tement. F
f
ais venir
ton avion.
X X X
Justement, comme elle en était là de ses réflexions, Jonathan ar-
riva en courant.
— On entend un bruit derrière les nuages. Ça doit être l'hydra-
vion.
Presque au même instant,
Immédiatement après,
le bruit redoubla
à
et
couvri
r
t
sa voix.
Les chiens s'en mêlèrent. Il y eut un charivari indescriptible, puis un
immense floc dans l'eau,
ensuite
ce fut
le silence presque.
ce fut de nouveau
presque le silence.
Image
refaire
La cabine de
L
l
'hydravion s'ouvrit. L'infirmière en
sortit
descendit
la première, un
petit bout de femme,
mais
l'air décidé.
— Où est la malade? dit-elle.
Elle
avait à la main
tenait
une lampe
puissante à
électrique au
manche aussi long
qu'un
fusil. Elle en
promena
alentour
les rayons
alentour
puissants
. On vit surgir de la
nuit des objets dont la vue parut étonner tout à coup meme
les Esquimaux
qui
ne les avaient
qui
jamais
auparavant ne les avaient vus
encore aperçus
dans cet éclairage insolite: par
exemple, ce vieux lavabo,
trouvé naguère par Jonathan, échoué depuis lors
sur le sol moussu, sans écoulement ni arrivée
d'eau hors celle de la pluie,
et, quand il s'en était amassée, Jonathan parfois en passant s'avisait
de
s'y laver les mains. Il y avait aussi des
centaines de bidons rouillés
;
au
rebut
;
de la ferraille
de toute sorte; enfin, entre deux piquets, de la
lessive mise à sécher.
Derrière l'infirmière étaient sortis le révérend Hugh Paterson
et le pilote. Ils s'engagèrent tous sur la passerelle, la jeune femme en
tête. Avec les Blancs, il ne fallait pas s'étonner, c'était assez souvent
la femme qui commandait.
Ils arrivèrent à la cahute. Ils prirent
Deborah
d'
entre les
peaux
et les vieilles couvertures rongées, repoussant à peu près tout ce
qui était à elle, pour l'envelopper dans du neuf, du blanc et du propre.
Ils la chargèrent sur une sorte
de planche en dépit
de ses protestations.
Après tout, hier encore elle s'était levée pour faire à manger aux siens.
Ils ne voulurent rien entendre. Ils la hissèrent à bord comme si elle avait
été un ballot. Ils montèrent à leur tour. Ils claquèrent les portes. Ils
s'élevèrent dans le
v
c
iel. Peu après, il n'y avait
plus de trace d'eux.
X X X
En bas, revenus autour du feu, les hommes médusés ne savaient
trop que dire de tout cela. A la fin ils se remirent à parier - que faire
Image II
Avec le jour naissant Deborah commença
de voir son pays. On
avait cherché à la garder
allongée
,
mais elle avait si bien résisté qu'el-
le avait obtenu de rester
assise dans un fauteuil d'où elle était bien
pour voir d'un bout à l'autre son immense et étrange pays. Qu'en avait-
elle jamais pu voir avant ce jour,
toujours plus ou moins en route il est
vrai à travers l'étendue déserte, mais,
l'hiver, aiguillonnée et aveuglée
par les vents et la neige, l'été, par les moustiques, en tous temps chargée
de paquets jusqu'au front et toujours préoccupée de quelque chose à faire,
la chasse, la pêche, le manger?
C'
était
est
aujourd'hui
seulement qu'enfin
elle découvrait
son pays
. Elle le trouva beau.
Elle le trouva b
B
ien plus
beau qu'elle avait jamais pu s'en faire une idée d'après les bribes qu'elle
en avait
eues
en tête.
Elle-même d'ailleurs, maintenant que l'infirmière l'avait lavée,
peignée, arrangée, était loin de se montrer vilaine. Elle avait en tout
cas
les
beaux
vifs
yeux
vifs
de ceux de sa race qui brillent aisément; mais
,
de plus
,
les siens,
c'étaient des yeux qui
les siens,
à cause d'une certaine tristesse d'âme peut-être
,
les siens
en étaient à regarder le monde et
s'attardaient sur
toutes choses avec
une grande
affectueuse insistance.
affection.
deux mots illisibles
Ce qui l'étonnait,
la fascinait
le plus
davantage
, c'était peut-être les lacs, leur
forme souvent bizarre,
leur foisonnement incroyable.
Elle aurait dû les
connaitre
^
pourtant, ces petits lacs presque tous bouchés, sans communication
visible entre eux,
pour avoir elle et Jonathan erré et peiné des journées
entières, sac au dos, dans leur dédale, y cherchant un chemin à sec, con-
tournant celui-ci,
revenant sur leurs pas, cherchant
ailleurs
,
et
mais
toujours,
devant eux, creusée dans le roc, il y avait encore
une autre cuvette toute
pleine d'eau. Pourtant maintenant
rien n'avait peut-être plus d'attrait
pour elle que ce singulier pays qui lui avait été si dur.
Image
D'être en route, de voyager lui avai
en
t fait du bien, l'a-
vai
en
t remontée, à moins que ce ne fût le
s
remède
s
que lui avait donné
s
l'infirmière. Rien n'échappait à
son
sa vigilante attention
attention
tendre
. Dans ce désert
d'eau et de roc qui se déroulait très loin, elle reconnut le poste de
fourrure où ils traitaient, ceux de son village et d'autres villages
aussi. De le voir si petit, à peine plus grand qu'un dé posé dans le
pays vide, ce poste qui depuis leur naissance avait commandé presque
tous leurs voyages, à pied, en traineau
x
, en kayak
s
, — ce but pour ainsi
dire de leurs vies - causa à Deborah une vive surprise. A peine le temps
de l'apercevoir au bord d'un immense fleuve qui coulait vers la mer, avec
rien d'autre autour que des nuages, et déjà
il était perdu de vue.
on ne le voyait plus.
En passant elle avait tout de même pris le temps de dire bonjour
en son coeur au facteur de la Compagnie qui depuis la mort de sa femme vi-
vait là seul une vie dont même les Esquimaux n'auraient pas voulu. Comment
un être humain pouvait-il se résoudre à
aller vivre
mener
une telle vie si loin
de tout et des siens!
Au loin elle distingua la rencontre
,
qui paraissait
aujourd'hui apparemment
toute douce
et naturelle
,
de la terre et de la mer. Souvent pourtant, au pays de
Deborah, ces deux
-là
forces-là
se rencontraient
en ennemies, sur le champs de bataille des glaçons empilés, dans
au milieu de glaces amoncelées, dans
un
fracas,
et
avec des coups comme en une lutte sauvage.
De l'autre côté, c'était les montagnes. Elle les contempla lon-
guement et vit bien enfin comment elles étaient faites, de vieilles monta-
gnes rondes et usées par le temps; elle vit leurs couleurs et leur sommet,
comment elles se terminaient et comment elles se tenaient les unes à côté
des autres tout le long de l'horizon, pareilles à un campement sans fin de
tentes à peu près égales en hauteur. Il n'y avait pas à dire: des montagnes,
cela ne se voyait pas bien à partir du sol. Peut-être, pour en voir
Image
D'être en route, de voyager lui avait fait du bien, l'a-
vait remontée, à moins que ce ne fût le remède que lui avait donné
l'infirmière. Rien n'échappait à sa vigilante attention. Dans ce
désert d'eau et de roc qui se déroulait très loin, elle reconnut
le poste de fourrure où ils traitaient, ceux de son village et d'au-
tres villages aussi. De le voir si petit,à peine plus grand qu'un
dé posé dans le pays vide, ce poste qui depuis leur naissance avait
commandé presque tous leurs voyages, à pied, en traineau, en kayak -
ce but pour ainsi dire de leurs vies - causa à Deborah une vive
surprise. A peine le temps de l'apercevoir au bord d'un immense
fleuve qui coulait vers la mer, avec rien d'autre autour que des
nuages, et déjà on ne le voyait plus.
En passant elle avait tout de même pris le temps de dire
bonjour en son coeur au facteur de la Compagnie qui depuis la mort
de sa femme vivait là
tout
et loin des siens
seul une vie dont même les Esquimaux n'auraient
pas voulu. Comment un être humain pouvait-il se résoudre à mener
une telle vie si loin de tout et des siens!
Au loin elle distingua la rencontre,
aujourd'hui apparem-
ment
toute douce et naturelle
,
de la terre et de la mer. Souvent
pourtant, au pays de Deborah
,
ces deux forces-là se rencontraient en
ennemies,
sur le champs de bataille
au milieu
des
glaçons
glaces
empilés
e
, dans
le
un
fra-
cas, avec des coups comme en une lutte sauvage.
De l'autre côté, c'était les montagnes. Elle les contempla
longuement et vit bien enfin comment elles étaient faites, de vieilles
montagnes rondes et usées par le temps; elle vit leurs couleurs et leur
sommet, comment elles se terminaient et comment elles se tenaient les
unes à côté des autres tout le long de l'horizon, pareilles à un cam-
pement sans fin de tentes à peu près égales en hauteur. Il n'y avait pas à
dire: des montagnes, cela ne se voyait pas bien à partir du sol. Peut-être,
pour en voir
D'être en route, de voyager lui avait fait du bien, l'avait
remontée, à moins que ce ne fût le remède que lui avait
donné l'infir-
miére. Rien n'échappait à sa vigilante attention. Dans ce
désert
d'eau et de roc qui se déroulait très loin, elle reconnut le poste de
fourrure où ils
traitaient, ceux de son
village et d'autres villages
aussi. De le voir si petit, à peine plus grand qu'un dé posé dans le
pays vide, ce
poste qui depuis leur naissance avait commandé presque
tous leurs voyages, à pied, en traîneau, en kayak -- ce but pour ainsi
dire de leurs vies — causa
à Deborah une vive surprise. A peine le
temps de l'apercevoir au bord d'un immense fleuve qui coulait vers la
mer, avec lien d'autre autour que des nuages, et
déjà on ne le voyait
plus.
En passant elle
avait tout de même pris le temps de dire
bonjour en son coeur
au facteur de la Compagnie
qui depuis le mort de
sa femme vivait là seul, coupé des siens, une existence aux yeux des
Esquimaux la plus à plaindre.
Au loin elle distingua le rencontre qui paraissait toute
douce et naturelle de la terre et de le mer. Souvent pourtant, au
pays de
Deborah ces deux forces-là se rencontraient en ennemies, au
milieu des glaces empilées, dans un fracas et avec des coups comme en
une lutte sauvage.
De l'autre côté, c'était les montagnes. Elle les contempla
longuement et vit bien enfin comment elles étaient faites, de vieilles mon-
tagnes rondes et usées par le temps; elle vit leurs couleurs et leur sommet,
comment elles se terminaient et comment elles se tenaient
les unes à côté
des autres tout le long de l'horizon, pareilles
à un campement sans fin de
tentes à peu prés égales en
hauteur.
Il n'y avait pas à dire: des monta-
gnes, cela ne se voyait pas bien à partir du sol.
Peut-être, pour en voir
vraiment quelque chose, fallait-il avoir la chance, comme elle dans le
moment, d'être assise calmement dans les nuages.
Alors, à cette pensée, le visage malade s'éclaira de ce qui
avait tout l'air d'être une douce envie de rire.
X X X
A
f
F
ort-Chimo
, il fallait changer d'avion, en prendre un beaucoup
plus grand, en partance pour le Sud.
Pendant qu'elle attendait, enroulée dans une couverture, sur une
civière, au milieu de bidons et de ballots de toute sorte, laissée à elle-
même pour un instant, elle aperçut à peu de distance
,
au bord de la piste
d'envol
,
quelque chose de fascinant. C'étaient comme de petites créatures
vertes qui se tenaient debout et qui étaient munies de ce qui pouvait avoir
l'air de mains, car
,
dans le vent
,
on les voyait s'agiter presque sans arrêt.
Ce devait être ce qu'elle avait entendu nommer des arbres. Elle avait aussi
entendu dire qu'ils commençaient à se montrer à cette latitude-ci, par rap-
port évidemment aux gens du
Nord
, car les arbres venaient du
Sud
,
en nombre
de très haute taille
tout
et en nombre incalculable.
d'abord
, incalculable et de très haute taille.
On disait encore que peu à
peu, cependant, au fur et à mesure qu'ils montaient vers le froid, leurs
rangs s'amincissaient et qu'eux-meures, comme épuisés, comme des gens qui
auraient trop longtemps marché
,
peut-être
se ployaient
, rapetissaient.
Deborah s'assura d'un regard que personne n'était la pour l'empê-
cher de faire à son gré. Elle se sentait toujours très bien
,
grâce sans doute
à ces bons remèdes
dont on lui avait redonné un peu tantôt
et elle avait
une insurmontable envie de voir de près les douces petites créatures vertes
en rang au bord de la piste. Non sans peine elle parvint à se dépêtrer de
la couverture
qui l'enserrait
et
elle
se mit en marche vers les arbres nains.
Image
X
Elle avait aussi entendu
dire qu'ils venaient du Sud
en nombre d'abord incalculable
et doués, au départ, d'une
très haute taille. X
loin page 13
vraiment quelque chose, fallait-il avoir la chance, comme elle
dans
le
ce
moment,
d'être assise calmement dans les nuages.
Alors, à cette pensée, le visage malade s'éclaira de ce qui
avait tout l'air d'être une douce
envie de rire.
A
Fort-Chimo
, il faillait changer d'avion, en prendre un beau-
coup plus grand, en partance pour
le Sud
.
Pendant qu'elle attendait, enroulée dans une couverture, sur
une civière, au milieu de bidons et de ballots de toute sorte, laissée
à elle-même pour un instant,
elle aperçut à peu de distance, au bord de
la piste d'envol, quelque
chose de fascinant.
C'étaient
comme de
des espèces de
petites
créatures vertes
qui ployaient avec le vent, s'agitant presque sans arrêt. Sans doute étaient-ce ce qu'elle avait entendu nommer des
qui se tenaient debout et qui étaient munies de ce qui
pouvait avoir l'air de mains, car dans le vent on les voyait s'agiter
presque sans arrêt. Ce devait être ce qu'elle avait entendu nommer des
arbres.
X
Elle
avait aussi entendu dire qu'ils
commençaient à se montrer
à cette latitude-ci, par rapport évidemment aux gens du
Nord
, car les
arbres
venaient du
Sud
,
de très haute taille tout d'abord et
en en nombre
et doués, au départ, d'une très haute taille.
incalculable
,
.
X
On disait encore que
peu à peu
cependant
, au fur et à
mesure
qu'ils montaient vers le froid, leurs
rangs s'amincissaient
;
et
qu'
eux-mêmes, comme épuisés, comme des gens qui auraient trop longtemps
marché, se
ployaient
courbaient
, rapetissaient.
Deborah s'assura d'un regard que
personne n'était là pour l'empê-
cher
de faire à son gré. Elle se sentait toujours
très bien, grâce sans
doute à ces bons remèdes et elle avait
une insurmontable envie de voir
de près les
douces petites créatures vertes
tout petits arbres
en rang
au bord de la piste.
Non sans peine
elle parvint à se dépêtrer de la couverture et se mit
en marche vers les arbres nains.
Elle tenta de dérouler leurs minuscules
Elle tenta de dérouler leurs minuscules feuilles dont elle sentit au
toucher qu'elles étaient des choses vivantes
puisqu'elles
qui
lui laissè-
rent, au creux de la main, un peu de leur humidité. Alors, à la déro-
bée, comme si elle
en
était
à
en train de
commettre un larcin, elle se hâta d'en
mettre plein ses poches. Ce serait pour les enfants d'
Ivugivik
, quand
elle reviendrait, afin qu'ils aient quelque idée de ce que c'est
qu'un
que
arbre et ses feuilles.
le feuillage des arbres.
Du gros avion, après quelques heures de vol, quand il sortit
enfin des nuages, c'est le pays des Blancs qu'elle commença à découvrir.
Heureusement qu'elle avait d'abord pu voir des arbres chétifs, sans quoi
elle n'aurait jamais pu en croire ses yeux lorsque se présentèrent les
géants du
Sud
. Même des airs on pouvait voir que c'étaient des créatures
d'une surprenante vitalité, agiles aussi et doués d'une volonté bien à
eux. Ils partaient du sol, se divisaient en plusieurs directions, dépas-
saient les maisons, s'élançaient plus haut encore. Pourtant les maisons
d'ici paraissaient toutes au moins aussi grandes que la seule grande mai-
son du pays de Deborah, celle du facteur de la Baie d'Hudson. Quelques-
unes étaient même beaucoup plus importantes et toutes avaient tellement de
vitres sur toutes leurs faces qu'elles semblaient regarder de tous les cô-
tés à la fois. Deborah en déduisit qu'on devait avoir par ici
amplement
de
du
bois de chauffage
en abondance
à brûler
pour ne pas craindre de perdre la chaleur
par tant d'ouvertures.
Elle en vint à se demander pourquoi leur pasteur, quand il s'é-
vertuait à leur faire voir comment serait le bonheur de la vie future,
ne leur avait pas tout simplement décrit cette terre verdoyante qu'elle
voyait se dérouler à l'aise au soleil et
,
de surcroît
,
toute brillante des
Image
feuilles dont elle sentit au toucher qu'elles étaient des choses
vivantes
qui
lui
laissèrent
laissant
, au creux de la main, un peu de leur
humidité.
Alors, à la dérobée, comme si
elle était
en train de
à
com-
mettre
un larcin, elle se hâta d'en mettre plein ses poches. Ce
serait pour les
enfants
d'
Ivugivik
d'
Igugivik
, quand
elle reviendrait, afin
qu'ils aient quelque idée de ce
que c'est que le feuillage
des
d'un
arbre
s
.
Du gros avion,
après quelques heures de vol, quand il sor-
tit enfin des nuages, c'est le pays des Blancs qu'elle commença à dé-
couvrir. Heureusement qu'elle avait d'abord pu voir des arbres chétifs,
sans quoi elle n'aurait jamais pu en croire ses yeux lorsque se présen-
tèrent
les hautes épinettes et les premiers grands érables.
les géants du
Sud
.
Même des airs on
pouvait voir
apercevait
que
c'étaient
des créatures d'une surprenante
vitalité ,
portant de nombreuses branches dont quelques-unes s'élançaient jusqu'à dépasser le toit des maisons.
agiles aussi et doués d'une
volonté bien à eux. Ils partaient du sol, se divisaient en plusieurs
directions, dépassaient les maisons, s'élançaient plus haut encore.
Pourtant
les maisons
toutes celles
d'ici paraissaient
toutes
au moins aussi grandes
que
la seule grande maison
plus imposante maison
du pays de Deborah, celle du facteur de la
Baie d'Hudson.
Par ailleurs, garnies
Quelques-uns étaient mêm beaucoup plus importantes
et toutes avaient tellement
de
vitres
fenêtres
sur toutes leurs faces
qu'elles
elles
semblaient regarder de tous
les
côtés à la fois.
Sans doute
Deborah en déduisit
qu'
on devait avoir par ici du bois de chauffage
en abondance pour ne
pas craindre de perdre la chaleur par tant d'ouvertures.
Elle
Deborah
en vint à
se demander pourquoi leur pasteur, quand il
s'évertuait
à leur faire voir
comment serait
le bonheur
de la vie future,
ne leur avait pas tout simplement décrit cette terre
verdoyante qu'elle
voyait se dérouler à l'aise au soleil et, de surcroît,
toute
brillant
e
des
feux que lançaient les vitres, les toits et les clochers.
Ça et là, sur
le sol,
il y avait
de beaux animaux
qui
semblaient avoir
ici
leur part de la
douceur de vivre
de par ici
;
on les voyait brouter
une herbe bien verte;
ou encore
,
couchés au soleil, ils restaient à ne rien
faire d'autre qu'à
s'éventer de leur queue.
Eux, comme compagnons parmi les animaux, ils n'avaient jamais
eu que
leurs chiens, et maintenant, en regard de ces beaux animaux qui
même de loin paraissaient gr
o
s
a
et placides, Deborah comprit enfin
que
leurs pauvres chiens vivaient une vie bien cruelle.
C'est peut-être
donc à comparer
en comparant
les animaux, leur vie et leur
façon d'être, qu'elle commença à mieux saisir l'essentielle différence en-
tre
le Nord
et
le Sud
.
Tant qu'il fut visible, elle ne put détacher les yeux d'un petit
cheval blanc
qui se tenait
parmi des fleurs blanches
au bout d'un pré,
près
au bord
de l'eau et
,
sans doute dans le vent
,
pour se rafraîchir,
car
on voyait ondu-
ler sa queue et
ses autres
les longs
poils dorés
, encore plus beaux,
qu'il portait
avait
au
cou. Quel joli
petit animal c'était là et à quoi pouvait-il servir, si mince
et délicat?
L'avion s'abaissa encore plus et elle vit quantité d'autres détails.
Par exemple,
ces
petits
murs bas
qui coupaient le pays en tranches de toutes
formes et de toutes dimensions, qu'étai
en
t-ce?
On lui fit comprendre que c'étaient des clôtures, quelque chose
comme une marque, une frontière servant à délimiter le terrain.
Délimiter! Couper!
Tout d'un coup elle eut presque hâte d'être de retour parmi les
siens afin de leur faire part d'une aussi extraordinaire
nouvelle: Pensez,
là-bas,
ils en sont à couper le pays en petits morceaux
entourés de fils de
fer ou de planches.
Image
refaire
— " Des planches! lui dirait-on. Des planches gaspillées de
la sorte! "
était là seule à être descendue au
Sud
, et ce serait bien vexant.
Maintenant l'avion était beaucoup plus près de la terre. Les
yeux de Deborah se mirent à briller comme à un spectacle
sans
qui n'a pas de
prix. Tant et si bien que l'infirmière s'approcha pour voir ce qui pou-
vait mettre sa patiente en pareil état
,
et elle ne vit rien pourtant
qui sortît
que
de l'ordinaire. C'étaient tout simplement les abords d'une petite ville,
comme il y en a des centaines au pays, avec ses maisons entourées de mas-
sifs de roses et de phlox, ici une balançoire où
des enfants
jouaient à monter et à
descendre
,
des enfants
, là une piscine où on en voyait d'autres plonger, et
puis d'autres animaux encore, des poules, des chats, des chiens; enfin de
grands parterres composés de fleurs variées qui formaient des dessins plai-
sants pour l'oeil; ensuite des arbres à écorce blanche comme neige et
d'autres aux branches souples comme des chevelures. Qu'aurait donc éprouvé
Deborah si elle avait pu comprendre que pour des gens vivant plus loin dans
le Sud
, le doux pays qu'elle avait sous les yeux
aux leurs
était
encore pour eux
le Nord
encore, un
avec son
climat rude,
une terre difficile.
et son sol ingrat
Tout d'un coup elle eut très peur, cependant, et l'impression que
la terre venait droit sur eux. Elle se cramponna à son siège. De monter
dans le ciel lui avait paru naturel. C'était de revenir sur terre qui l'ef-
fraya. Elle ferma les yeux. Ce n'était donc pas la peine d'avoir cherché
à échapper à sa mort dans
le Nord
. La mort avait pris les devants pour ve-
nir l'attendre dans
le Sud
.
Enfin elle ouvrit les yeux, vit que l'avion, sans qu'elle s'en
fût aperçue, s'était posé sur le sol et roulait maintenant tranquillement.
Image
— " Des planches! lui dirait-on. Des planches gaspillées de
la sorte! "
On ne la croirait peut-être pas en fin de compte, elle qui
était là seule à être descendue
au
dans le
Sud
,
et ce serait bien vexant
Maintenant
l'avion était beaucoup plus près de la terre
,
.
L
et
l
es
yeux de Deborah
ne suffisait apparemment plus à
capter tout ce qui s'offrait à elle de rare.
se mirent à briller comme à un spectacle sans prix.
Tant et si bien que
L
'infirmière s'approcha
à la fin
pour voir ce
qui
que pouvait
mettre
émerveillait
à ce point
sa patiente
;
en pareil état, et
elle ne vit rien pourtant qui
sortît de l'ordinaire.
C'étaient tout simplement les abords d'une
petite ville, comme il y en a des centaines au pays, avec ses maisons
entourées de massifs de roses et de phlox,
ici une balançoire
où on en voyait
des enfants
à monter et à descendre,
là une
piscine où on en voyait
d'autres plonger,
et
puis d'autres animaux
encore, des poules, des
chats, des chiens; enfin de grands parterres composés de fleurs variées
qui formaient des dessins plaisants pour l'oeil; ensuite
se voyaient aussi
des arbres
à écorce blanche
comme neige
et fine
et d'autres aux branches souples comme
des
chevelures.
Qu'aurait donc éprouvé Deborah si elle avait pu comprendre
que
,
pour des gens vivant plus loin dans
le Sud
, le doux pays qu'elle
avait sous les yeux était encore pour eux
le Nord
avec son climat rude
et son sol ingrat.
Tout d'un coup elle eut
très
peur
,
cependant, et l'impression
que la terre venait droit sur eux.
Elle se cramponna à son siège. De mon-
ter dans le ciel lui avait paru naturel. C'était de revenir sur terre qui
l'effraya. Elle ferma les yeux. Ce n'était donc pas la peine d'avoir
cherché à échapper à sa mort dans
le Nord
.
La mort
Celle-ci
avait pri
x
les devants
pour venir l'attendre dans
le Sud
.
Enfin elle ouvrit les yeux, vit que
l'avion, sans qu'elle s'en
fût aperçue, s'était posé sur le sol et roulait maintenant tranquillement.
refaire
De constater qu'elle n'était pas morte la fit rire un peu, tout en jetant
autour d'elle un regard quelque peu gêné, car les autres voyageurs
ne
Peut-être
riaient pas
apparemment pas l'air aussi réjoui qu'elle
de se voir
apparemment
sauvés de la mort. C'
était
est
peut-être
qu'ils ne tenaient pas autant qu'elle l'avait cru à vivre, ou bien qu'ils
s'en cachaient
.
mieux.
Maintenant
,
elle se sentait brisée d'émotion et de fatigue.
Il
Peut-être
se pouvait
aussi que les bons remèdes
eusses
avaient
cessé d'agir. On s'empara
d'elle. Elle fut sans force pour s'y opposer. A quoi bon d'ailleurs?
Elle découvrait confusément s'être mise en des mains puissantes, qui tra-
vaillaient déjà tellement à la guérir qu'il n'y avait peut-être plus pour
elle rien d'autre qui comptât.
On la mit de nouveau sur une civière, puis à l'intérieur d'une
petite maison sur roues qui partit à courir très vite et que rejoignirent
ou dépassèrent des autos en grand nombre allant dans tous les sens à une
vitesse folle. Dans chacune il y avait quelqu'un
assis à conduire
qui conduisait
, parfois
seul, parfois accompagné. Toutes ces gens, au passage, comme ils levaient
les yeux sur Deborah, lui parurent avoir l'air très préoccupés et malheu-
reux. Elle en conclut
qu'
qu'il
avait dû se passer aujourd'hui dans la vie de
tout ce monde un événement bien triste. Autrement, pourquoi auraient-ils
tous une mine si longue?
Deborah ne s'en sentit pas moins gagné par
A elle cependant il lui arriva alors de ressentir tout à coup
une joie très douce
,
comme elle portait le regard à l'horizon
. Au loin, a
A
u bord du ciel
,
passaient en vitesse
plusieurs petits traîneaux noirs montés sur roues, attachés les uns aux
autres, et tirés par un plus grand traîneau qui lançait de la fumée et aussi
de temps à autre de petits cris brefs et singuliers comme s'il eût appelé
les gens à lâcher ce qu'ils faisaient pour venir s'embarquer. Deborah
elle
aussi se sentit appelée
,
. Cela lui venait
du lointain de sa vie, de son
Image
De constater qu'elle n'était pas morte la fit rire un peu,
Alors elle se prit à rire doucement,
tout en jetant
autour d'elle
un
des
regard
s
quelque peu gêné
s
, car
elle avait l'air d'être la
les autres voyageurs n'avaient
seule à se montrer si réjouie d'être apparemment sauvée de
la mort.
apparemment pas l'air aussi réjoui qu'elle de se voir sauvés de la mort.
C'était peut-être qu'ils ne tenaient pas autant qu'elle l'avait cru à vivre,
ou bien qu'il s'en cachaient mieux.
Maintenant elle se sentait brisée d'émotion et de fatigue.
Peut-être aussi que l
L
es bons remèdes
ne semblaient plus
avaient cessé d'
agir
aussi bien.
. On s'empara
d'elle. Elle fut sans force pour s'y opposer. A quoi bon d'ailleurs?
Elle découvrait confusément s'être mise en des mains puissantes, qui tra-
vaillaient déjà tellement à la guérir qu'il n'y avait peut-être plus pour
elles rien d'autre qui comptât.
On la mit de nouveau sur une civière, puis à l'intérieur d'une
petite maison sur roues qui partit
vivement rejointe ou
à courir très vite, et que rejoignirent
ou
dépass
ées par
èrent
des autos
en grand nombre
allant
et en
dans
tous
les
sens,
à une
vitesse folle. Dans chacune
Les gens qui s'y tenaient
il y avait quelqu'un qui conduisait, parfois
seul, parfois accompagné. Toutes ces gens
, au passage, comme ils levaient
les yeux sur Deborah, lui parurent avoir l'air
très
préoccupés et
abattus.
malheureux.
S'était-il donc produit ici aujourd'hui quelque
Elle en conclut qu'il avait dû se passer aujourd'hui dans la vie de tout ce
monde un
événement
accablant?
bien triste. Autrement, pourquoi auraient-ils tous une
mine si longue?
Deborah ne s'en sentit pas moins gagnée par une joie très dou-
ce
,
comme elle portait le ragrd à l'horizon. Au bord du ciel passaient
en
vitesse
plusieurs petits traîneaux noirs montés sur roues, attachés les uns
aux autres, et tirés par un plus grand traîneau qui lançait de la fumée et
aussi
de temps à autre de
petits
cris
brefs
et
singuliers comme s'il eût appelé
les gens à lâcher ce qu'ils faisaient pour
venir
s'embarquer. Deborah
aussi
se sentit appelée, du lointain de sa vie, de son enfance. Tous les enfants
s'en fût aperçue, s'était posé sur le sol et roulait maintenant
tranquillement.
En souriant de gêne elle jeta autour d'elle de rapides regards qui semblaient chercher à découvrir si elle avait été devinée dans ses pensées.
Alors se prit à rire doucement, tout en
jetant autour d'elle des regards quelque peu gênés, car elle
avait l'air d'être la seule à se montrer si réjouie d'être appa-
remment sauvée de la mort.
Maintenant elle se sentait brisée d'émotion et de fati-
gue.
Les bons remèdes ne semblaient plus agir aussi bien. On
s'empara d'elle. Elle fut
sans force pour s'y opposer. A quoi
bon d'ailleurs?
Elle découvrait confusément
s'être mise en des
mains
puissantes
,
qui travaillaient déjà tellement à la guérir
que pour elles rien d'autre ne comptait peut-être plus.
qu'il n'y avait peut-être pour pour elles rien d'autre qui compât.
On la mit de nouveau sur une civière, puis à
l'intérieur
d'une
voiture
petite maison sur roues
qui
démarra
partit
vivement
.
D'autres
rejointe ou
dépassée par des autos allant en grand nombre et en tous sens.
voitures les croisèrent ou les dépassèrent.
Les gens qui s'y tenaient,
au passage
, comme ils levaient les
yeux sur Deborah, lui parurent avoir l'air préoccupés et abattus.
S'était-il donc produit ici aujourd'hui quelque événement
accablant?
Deborah ne s'en sentit pas moins gagnée par une joie
très douce comme elle portait le regard à l'horizon. Au bord du
ciel passaient
en
plusieurs petits traîneaux
noirs montés sur
roues, attachés les uns
aux autres, et tirés
par un plus grand
traîneau qui lançait de la
fumée et de temps à autre de brefs cris
singuliers comme s'il eût appelé les gens à lâcher ce qu'ils faisaient
pour s'embarquer.
Deborah se sentit appelée, du lointain de sa vie,
de son enfance. Tous les enfants
refaire
enfance.
Sans doute t
T
ous les enfants du monde sont
peut-être ainsi
appelés
de même fa-
là-bas,
çon. Elle, petite fille, l'avait été
au
nord
,
par les traîneaux à chien
;
. I
i
ci,
c'était
sans doute
par cette autre sorte de traîneau
.
— C'est un train, lui dit-on. Rien qu'un train.
Elle souleva la
tête,
du regard
suivit
tant qu'elle put, jusqu'à
la courbe de l'horizon, le traîneau magique qui courait sans sauts, sans
heurts, comme s'il y eût eu là-bas pour lui
le long du ciel
un chemin tout aussi
uni que
l'air. L'attelage allait apparemment de lui-même, sans coups de fouet
sur l'échine, sans fatigue aucune sans doute. Peut-être même apparut-il
à Deborah que cet attelage n'allait que là où il voulait.
Par la suite, quand
on lui demanda
it
quelquefois s'il
y avait quel-
que chose qui pourrait lui plaire particulièrement, ses yeux
brillaient
.
T
t
oujours elle répond
it
ait
:
— Train. Deborah beaucoup aimer promener dans train.
Image
refaire
III
Au bout d'une semaine, a
A
près
qu'elle eut été examinée
une semaine d'examen,
par en
haut
,
et
par en bas,
soit
dans l'oscurité par une machine qui grondait
,
et aus-
soit
si dans une pleine
dans une
lumière
qui l'aveugla
aveuglante
, enfin elle reçu
t
la visite du
G
g
ouvernement en la personne d'un interprète qui s'assit sans façon près
de ce beau lit que Deborah occupait à elle seule à l'hôpital.
— Eh bien voilà, dit le
G
g
ouvernement : tu as une tumeur, une
vilaine bosse qui te ronge par en-dedans. Il faudrait t'enlever cela.
Est-ce que tu donnes ton consentement?
Deborah hésita à peine. Toujours, quand cela était indiqué, le
couteau lui avait paru la manière la meilleure et la plus expéditive pour
enlever le mal.
— Coupez,
décida-t-elle et
elle
s'en fut
,
toute
calme,
presque sans crainte,
à l'opération.
x x x
Puis, au bout d'un peu de temps encore,
Peu de temps après,
elle parut
reprendre
se remettre
. On
la vit, dans une longue robe de chambre prêtée par l'hôpital, mais chaussée
de ses mouklouks, errer par les couloirs obstinément, sans rien demander à
personne, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé d'elle-même la sortie qui donnait
sur le jardin. Il était planté de quelques beaux arbres. Des fenêtres d'en
haut, on put voir Deborah s'avancer à pas encore un peu traînants sur le gra-
vier de
l'allée. Elle
s'
approcha
d'
un des arbres un peu comme on
s'
approche
,
avec
précaution
,
d'
un être vivant, à ne pas effaroucher. On vit qu'elle tendait la
main pour le toucher d'abord, délicatement, du bout des doigts. C'était comme
si elle s'attendait quelque peu à le voir frémir et fuir.
Ensuite elle leva
vers lui un regard réjoui tout en l'écoutant bruire. Elle finit par passer
un bras autour de l'arbre et, y appuyant sa joue, elle demeura longtemps
Image
immobile à
contempler au-dessus d'elle, haut dans le ciel, la grande
masse des feuilles
qui remuait un petit peu avec le vent.
que le vent agitait doucement.
Elle se fit aussi des amis chez les humains. D'abord, parmi
les gens de son peuple. Il s'en trouvait un assez bon nombre à l'hôpital,
dont
quelques-uns
, dans le temps,
naguère
auraient pu passer pour des voisins,
n'ayant habité qu'à trois ou quatre cents milles
seulement
les uns des autres, et
quelquefois sans doute, au hasard
des étapes et des itinéraires, petits
groupes de voyageurs en route vers le
Poste ou en revenant, ils avaient
passé bien près les uns des autres et peut-être même
, au sein des tourmen-
tes, ne s'étaient-ils manqués que
d'un cheveu.
Aussi
bien leur rencontre
aujourd'hui enfin leur paraissait-elle l'effet d'un miracle et ils n'arrê-
taient pas de
se rendre visite et de se prodiguer de grands signes de joie.
Chez les Blancs
aussi elle se fit des amis, et parmi ceux-ci il
en mourut.
Quand elle vit
que les Blancs
qu'ils
n'étaient pas
au bout du compte
mieux partagés que les Esquimaux, qu'ils étaient atteints des mêmes afflic-
tions du corps, elle en
éprouva
d'abord
un
de l'
étonnement
inoui, puis de la
ensuite, à leur sujet,
presque autant de
peine
pour eux autant presque
que pour ses
compatriotes malades. Alors s'é-
teignit pour
de bon
en elle
le vague espoir qu'elle avait
eu
jusqu'ici
entretenu
, en
se le cachant
toutefois
à
elle-même
moitié
, que malgré tout les Blancs en viendraient
à vaincre la mort.
à étirer sans fin la vie humaine.
Pour avoir failli
y
croire un moment
,
à l'impossible,
c'était
maintenant un
tout petit
peu plus difficile
peut-être
de
s'y
se
refaire
.
une raison.
Heureusement il lui restait encore deux excellentes distractions
pour l'aider à passer le temps. D'abord la douche!
Du moment
Dès
qu'elle eut
découvert cette source
,
apparemment
intarissable
,
d'eau chaude et de
savon,
ce fut chez elle comme une passion. Peut-être existe-t-elle d'ailleurs
à l'état latent, frustrée depuis des siècles, chez tous ceux de sa race.
Toujours est-il que Deborah ne pouvait plus se passer de la douche.
Pendant
Image
près d'une demi-heure à la
fois,
Deborah
sans voir que l'on venait quelquefois
alors
essayer
do tourner la poignée de la
porte,
elle
savonnait
puis rin-
çait ses magnifiques cheveux sombres drapés sur elle comme un châle
jusqu'à ses hanches.
De retour dans son lit, elle les brossait et les brossait
avec
l'idée peut-être de les faire reluire comme, autrefois
, entre les
murs de la petite maison de neige, l'éclat si doux de la lampe d'huile
de phoque dont le souvenir tout d'un coup s'éveillait dans sa mémoire.
Après quoi elle retournait laver encore ses cheveux.
— Tu vas finir par les user et les faire
tomber,
la réprimanda
doucement
la Soeur
.
, en la réprimandant doucement.
Deborah eut un léger sourire à la fois timide et un peu malin.
Car en dépit de ce qu'elle en disait, c'était la pauvre Soeur qui, en
fait de chevelure, était plutôt dépourvue.
Sa deuxième passion, presque également débridée, c'était de
fumer des cigarettes. Quand elle n'était pas occupée à soigner ses che-
veux, presque
toujours on la surprenait accroupetonnée au milieu de son
lit comme sur le sol et environnée
d'une épaisse fumée. Son regard se
faisait alors un peu moins triste. C'était comme si toute cette fumée en
arrivait à obscur
s
c
ir un peu ce qui tentait de
se
présenter maintenant à chaque
instant à l'esprit de Deborah. A l'instar de ceux de sa race, elle avait donc
fini par prendre à la civilisation ces deux choses qui
paraiss
aient
ent
s'exclure
:
l'une l'autre:
le savon
pour la propreté et la clarté; le tabac pour brouil-
ler les idées et salir les doigts.
La Soeur
lui
en
fit reproche
de cela aussi
un
jour. C'était une re-
ligieuse affectée depuis longtemps à la visite des malades esquimaux. Elle
connaissait leur langue.
Image refaire IV
Elle revit l'aspect tendre du monde avec ses arbres qui étaient
ces jours-ci comme chargés d'or; la douceur des vallées où les rivières
,
en serpentant d'une île
à une autre
,
de verdure
avaient l'air de leur faire
des visites d'amitié.
Mais elle trouva le paysage plus beau encore quand il n'y eut
plus d'arbres. Elle trouva
beau au delà de
plus attirants que
tout
,
quand
ils
apparurent
à son regard,
les ma-
melons arides,
et
les bosses pelées du pays nu entre lesquelles brillait l'eau
froide des lacs solitaires. Tant et tant de lacs, si loin d'ailleurs au
fond du monde, que bien peu d'entre eux ont
encore
reçu
de
un
nom. Elle dévo-
rait des yeux ce singulier lacis d'eau et de roc
s
où elle avait tellement
erré naguère avec Jonathan, des paquets au dos,
un bébé dans le ventre
,
quel
-
quefois
quefois, la sueur lui roulant au visage
le visage inondé de sueur
à ne pas voir devant elle, et voici
que
ce temps
cette époque
de sa vie lui paraissait
lui
avoir été d'une tendresse émouvan-
te. Les choses n'étaient donc presque jamais au fond ce qu'elles avaient
paru être dans
le moment où elles se passaient
les durs moments où on les vivait
. Il fallait parfois aller
bien loin pour voir les choses les plus visibles. Souvent d'ailleurs c'é-
taient les plus rudes qui se changeaient le mieux en or.
Elle restait assise cette fois encore pour faire la traversée du
ciel,
même si elle ne parvenait
ne arvenant cependant
plus tout à fait à tenir la tête bien droite.
Pendant assez longtemps
la terre fut perdue
on perdit la terre
de vue. Même Deborah
ferma les yeux et somnola un peu quand on fut dans les nuages et qu'il n'y eut
rien à voir que leurs masses de neige douce, mais trop pareilles peut-être
à d'éternelles banquises.
Soudain elle s'assit plus droite. Les yeux lourds de fatigue
flambèrent encore d'intérêt. En bas, c'était à nouveau le grand fleuve
Image
IV
Elle revit l'aspect tendre du monde avec ses arbres
,
qui étaient
ces jours-ci
,
comme
tout
chargés d'or; la douceur des vallées où les rivières,
en
serpentant d'une île de verdure à une autre, avaient l'air de leur faire
des visites d'amitié.
Mais elle trouva le paysage plus beau encore quand il n'y eut
plus d'arbres.
Elle trouva plus attirants que tout, quand ils apparurent à
son regard, les mamelons arides et les bosses
pelées du pays nu entre les-
quelles brillait l'eau froide des lacs solitaires. Tant et tant de lacs,
si loin d'ailleurs au fond du monde, que
bien peu d'entre eux ont reçu un
nom.
Elle dévorait des yeux ce singulier lacis d'eau et de rocs où elle
avait tellement erré naguère avec Jonathan, des paquets au
dos, quelquefois
un bébé dans le ventre, le visage inondé de sueur à ne
pas voir devant elle,
et
voici que cette époque de sa vie paraissait lui
avoir été d'une tendresse
émouvante.
Les choses n'étaient donc presque jamais au fond ce qu'elles
avaient paru être dans les durs moments où on les vivait
. Il fallait
parfois
donc
aller bien loin pour
juger de sa vie et c'était peut-être
voir les choses les plus visibles. Souvent d'ailleurs
c'étaient
en ses jours
les plus rudes
qui se changeaient le mieux en or.
qu'elle préparait les meilleurs souvenirs.
Elle restait assise cette fois encore pour faire la traversée
du
ciel, ne parvenant cependant plus tout à fait à tenir
la tête bien droite.
Pendant assez
longtemps on perdit la terre de vue.
Même Deborah
ferma les yeux et somnola un peu quand on fut dans les nuages et qu'il n'y
eut rien à voir que leurs masses de
neige
très
douce,
il est vrai,
mais trop pareilles
peut-
être
à
d'éternelles banquises.
Soudain elle s'assit plus droite. Les yeux lourds de fatigue
flambèrent encore d'intérêt. En bas, c'était à nouveau le grand fleuve
qui s'en allait vers la mer, avec le petit poste de fourrure
à côté,
seul dans l'infini pays
vide
aride
.
Maintenant elle approchait de chez elle. Presque aussitôt
en effet elle reconnut le
lieu du monde qui lui appartenait ou auquel
elle appartenait, et simplement de le retrouver en revenant de si loin
lui parut une sorte de miracle et d'autant plus grand qu'elle avait
ac-
acquis
quis une certaine
quelque
idée maintenant de
la complexité et de l'immensité
ce que le monde est vaste et complexe
à l'infini
de ce monde
. Son coeur se mit à battre comme il n'avait jamais battu même
au
dans le
coeur du
danger.
L'hydravion s'abaissa. Les objets du campement se précisèrent.
Voici le lavabo qui commençait à se remplir de mousse et de
rouille; voi-
ci les bidons au rebut et,
en
à la
place
de sa lessive, des peaux nettoyées et
tendues à sécher au soleil.
Puis
Et
voici Jonathan.
Il se tenait au bord du lac, à peu près à l'endroit d'où il l'a-
vait vue partir et à peu près dans la même attitude. Il était un gros pe-
tit homme presque aussi large que haut. Il levait la tête tout en la ren-
trant un peu dans les épaules, pour suivre des yeux l'hydravion en plein so-
leil. Deborah distingua jusqu'à la frange épaisse de ses cheveux et la bel-
le couleur foncée de sa peau. Elle, à l'hôpital, avait eu le temps de deve-
nir aussi pâle et laide qu'une femme blanche. Il leva les bras en l'air.
Peut-être pour saluer.
Mais cela parut plutôt signifier à l'avion: Hé là!
Faites un peu attention. Puis sans attendre plus, il
s'en alla dans la ca-
bane. C'était peut-être pour ranger un peu, faire disparaître au moins le
pire de ce qui traînait depuis des semaines. N'empêche qu'il fallut aller
le chercher pour venir aider à transporter Deborah, donner un coup de main
tout de même pour accueillir sa propre femme. C'est alors seulement qu'il
Image refaire
fit semblant de savoir qui arrivait.
x x x
Après coup, du moins pendant quelque temps, il parut assez con-
tent de
la voir revenue. Il s'en fut un
jour
au-delà de huit mamelons,
lui pêcher
,
dans un lac d'accès difficile
,
un
p
b
eau poisson
de chair délica-
te. Elle en mangea à peine; tout lui donnait mal au coeur à présent.
Il travailla à lui rafistoler son lit fait des deux banquettes d'auto et
les attacha enfin l'une à l'autre de manière à ce qu'elles ne se séparent
plus à tout
moment
,
laissant sous
elle un vide où elle glissait.
Mais quand il
vit
que
Deborah
malgré tous ces soins
Deborah restait
rester
sans
appétit, le coeur lui levant aux odeurs, comme si elle ne savait plus ce
qu'était une maison
esquimaude; --
elle
n'
alla
-t'elle pas
jusqu'à
lui demander de tirer
dehors des
tripes
qui étaient là depuis
vieilles d'
une semaine
seulement -- quand il
vit
cela et que Deborah
que,
tout comme avant,
en était à rester
elle restait
allongée
dans
son coin, alors Jonathan perdit patience. Il alla se plaindre aux autres.
— Elle n'aurait pas dû partir, dit-il, et du même ton uni: elle
n'aurait pas dû revenir non plus.
— C'est mon idée, je te l'avais dit, rappela Isaac. Quand on est
pour mourir, on ne fait pas tant d'histoires: on meurt.
Mais Jonathan
,
ces jours-ci était irritable
,
et
,
quoique le Vieux
n'eût rien fait d'autre au fond que de l'appuyer dans ce qu'il avait lui-
même déjà soutenu, il l'attaqua subitement:
— Toi, le vieux, dit-il, t'as beau parler! Te voilà, à soixante-
dix ans, gras et bien nourri. Qu'est-ce que tu fais pour mériter ça? Rien.
Tu vis du Gouvernement, avec ta pension.
Rien
Tu n'as rien
à faire, mais tu as tout ce
qu'il faut: ton lard, ta farine, ton tabac, ton sucre, ton thé...
— C'est pas la même chose, se défendit Isaac. Moi, au moins, je
suis encore solide. J'ai besoin de personne pour m'aider à marcher ou à
Image
Il rêva un peu.
— C'était par une belle nuit froide. Il y avait des esprits
en tunique blanche qui dansaient tout autour du ciel.
Il aimait de mieux en mieux se souvenir de ce temps-là.
— Le vent soufflant
du bon côté,dit-il,
la glace a dû partir
vivement. Ça n'a sûrement pas traîné. Elle s'est détachée d'un coup sec.
Puis, hop! elle était loin.
Au contraire de ce qu'il avait toujours dit jusqu'ici, que la
Vieille était disparue totalement, il soutenait maintenant qu'elle avait
dû être conservée par le gel.
— Le froid est bon et
compatissant
,
avançait-il.
Et il se prit à
la
décrire
la Vieille
; telle maintenant il se la représen-
tait
:
,
intacte,
assise au milieu de son socle de glace — un ilôt blanc
sur la furieuse mer noire — et qui continuait à tourner, tourner, au bout
du monde, dans les dernières eaux libres de la terre, tout comme ces satel-
lites d'aujourd'hui, ces curieux
objets, dit-il,
que l'on allait suspendre
dans le ciel pour que jamais plus ils
n'en descendent.
— C'est ce qu'elle est devenue, rêva-t-il, j'en mettrais ma main
au feu: un satellite.
Il abaissa de nouveau le regard vers le visage amaigri de Deborah
empreint de souffrances et d'inquiétudes de l'esprit telle on n'en voyait
pas souvent la marque autrefois sur des visages esquimaux. Mais il est
vrai qu'autrefois on ne voyait pas d'Esquimaux devenus maigres ou pâles.
Ils étaient morts avant.
Isaac grogna:
— Ha, bêtise tout cela! Hein, ma pauvre Deborah! Toi, qu'est-
ce que t'en penses? Quand eut-ce qu'on se montre meilleur envers les gens:
quand on les retarde de mourir? Ou bien peut-être plutôt quand on les aide
un petit peu?.. Hein!
Image À reprendre V
Alors, avec les premières neiges, vint à
repasser le révérend
Hugh Paterson dans sa tournée du début de l'hiver.
On entendit la voix
des chiens qui résonnait avec netteté dans l'air épuré
et balayé
par les
vents déjà glacés.
Quelques
instants plus tard entrait le pasteur
,
longue silhouette mince
en dépit
deux mots
vêtements,
un
homme qui en dépit de ses lourds vêtements parassait infiniment long
et sec,
à côté des Esquimaux presque tous ronds et courts.
Il s'assit
sur le coin d'une des vieilles
banquettes
d'auto
rongées par le temps et
peut-être par le sel de mer.
Bien des fois il s'était demandé comment
elles avaient pu parvenir jusqu'ici, par quel chemin bizarre, qui les y
avait amenées, la mer, l'avion, ou peut-être quelques vieux trappeur
sur son dos.
— Alors, ma pauvre Deborah, dit-il, ça ne va donc pas mieux?
Il rencontra le regard des yeux doux et tristes qui semblait lui
faire reproche d'avoir empêché la mort
de
la
frapper
à son heure.
Cette chose-là, avait l'air de penser Deborah, c'est plus
facile
une
la
première
qu'une deuxième fois.
fois que la seconde
Qui sait même si cela ne devient pas
plus difficile plus
on remet.
Ah
,
pourquoi donc as-tu voulu contrarier
mon destin?
Tristes à faire pleurer et cependant, tout au fond, encore un
peu rieurs malgré tout par la force sans doute de l'habitude, voilà ce
que les grands yeux noirs de Deborah semblaient chercher à faire comprendre
au pasteur à travers le silence.
Lui, alors, comme s'il eût parfaitement compris
, tendit les
mains
en avant pour réunir et attirer vers lui celles de Deborah qu'il garda
,
serrées
à l'abri,
dans
les siennes.
Image
comme la meilleure amie des êtres humains. Elle était la délivrance
de tous nos maux. Enfin on était libéré. On s'en allait les épaules,
les mains, le coeur
enfin
déchargés.
C'étaient
encore
de bien belles choses à entendre,
même si
encore
elles parurent à Deborah
qu'apparemment tout
le contraire de ce
que lui
qu'
avait
déjà
dit le
pas
teur lorsqu'il
l'
encourageait
Deborah
plutôt à vivre.
Mais e
E
lles n'en étaient
pas moins
convaincantes à leur manière. Même Deborah savait à présent
qu'il faut bien dire les choses qui font l'affaire du moment, sans quoi
cela ne donnerait plus rien de parler, ce ne serait même plus la peine
d'ouvrir la bouche,
plus personne
peut-être
ne parlerait
jamais
.
x
— La mort n'est pas notre ennemie, sais-tu bien, Deborah.
à l'heure présente ne pouvait en effet lui paraître moins son ennemie.
Ce qui était dur c'était d'avoir à attendre.
— Deborah
aimerait partir
a envie d'être libre
tout de suite
.
, avoua-t-elle.
— Deborah
n'aurait
n'aura
peut-étre pas très longtemps à attendre,
dit-il, comme en un tendre souhait.
—
encore, et elle
serait
sera
en plein bonheur.
"
Le bonheur!
Une autre expression à n'y rien compnredre!
Encore un de ces mots étranges des Blancs! Que
signifiait-il au juste, et, s
S
i le bonheur
S'il
vivait
seulement
quelque part sur la
terre, où était-ce? Arrivée dans
le Sud
, elle avait pu croire pendant
quelque temps que c'était ici, au milieu de la grâce et de la richesse.
Mais bientôt elle avait cru voir qu'il y en avait encore moins ici que
par chez elle. Maintenant, à ce propos,
cela
elle
était toujours perplexe.
— Au fond, le pasteur fut-il amené à l'admettre, on ne pou-
vait rencontrer le bonheur dans tout son éclat que sur l'autre versant
de la vie.
Image
C'était bien ce qu'elle pensait
Elle se montra on ne peut plus confuse, résignée peut-être à ne
jamais comprendre.
— En ce cas, pourquoi vouloir attendre?
— Mais parce que la vie est bonne aussi, à son heure, fit le
pasteur qui, après avoir de nouveau défendu la cause de la vie, en vint
à reconnaître que, le pas de la mort franchi, alors
enfin
seulement
on était éclairé
sur toutes ces questions qui troublaient les âmes.
clarté règnerait, et aussi l'abondance.
Par là, r
R
ien ne manquerait plus à
personne.
Ni au corps. Ni à l'âme.
C'était bien ce qu'elle avait
l'air de penser, le regard presque
entièrement attiré maintenant vers plus
loin que l'horizon.
— Là-bas, sera compris ce qui nous
a été obscur, disait-il. La clarté
règnera. L'abondance aussi.
Rien ne manquera plus à personne.
C'était bien ce qu'elle avait l'air
de penser, le regard à présent presque
toujours avide de l'inconnu.
— Là-bas, dit-il encore, sera compris
ce qui nous a été obscur. La clarté
règnera. Aussi l'abondance. A personne
ne manquera plus rien.
Image
du monde: une rude étendue
inégale faite de milliers de pièces de
de
glace
s
jointes les unes aux autres
avec
par
de grossiers bourrelets en
guise de soudures.
il cette nuit-là avec une fureur sans égale.
croûte
plus dure
de neige
, on avait relevé quelques traces encore. Elles indi-
x
quaient que Deborah était tombée à plusieurs reprises et qu'à la fin elle
se traînait plus qu'elle ne marchait. Les traces continuaient encore un
peu. On en trouva jusqu'au bord de l'eau libre.
glace,
on put
constater qu'une partie s'en était détachée récemment.
et sombre paysage d'eaux noires, ils ne purent rien y distinguer qui s'ap-
parentait à une forme humaine. Ni rien entendre d'autre que les cris
horribles du vent.
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Les Satellites - État 3
Sync
Au bord du petit lac, au loin
dans
de
l'immense
pays nu,sans
arbre, dans la nuit d'été
,
à peine sombre, de l'
Artique
c
, brillait
le feu
allumé pour guider l'hydravion qui n'allait sans doute plus
tarder à venir. Autour, des ombres trapues, quelques hommes
,
ali-
mentaient le feu de poignées de mousse de caribou arrachées à mê-
me le sol.
Sync
Plus loin, au bout d'une planche
,
jetée
sur I'eau
,
en guise
fixée à deux bidons creux
de
passerelle,
il y avait une cahute faiblement éclairée, accom-
pagnée de quelques autres
cabanes
dans l'ombre.
Plus loin encore, dans
un repli
de terrain, il devait y avoir sept ou huit autres
pauvres
maisons;
caba-
nes,
de quoi
, par ici,
amplement constituer
par ici
un village.
De partout
s'elevait la plainte des chiens, à faire croire qu'ils étaient
des centaines et depuis toujours affamés.
Sync
Personne ne les entendait plus jamais. Auprès du feu, les
hommes devisaient calmement. Ils parlaient de cette voix unie
des Esquimaux, presque sans éclat jamais, pareille à la douce
nuit d'été, ponctuée seulement de petits rires à propos de tout
et à propos de rien. Bien souvent ce n'était là chez eux qu'une
manière de clore une phrase, un point final, une sorte de com-
mentaire peut-être sur le destin.
Sync
Autour du feu, ils en étaient à parier. Ils pariaient que
l'hydravion allait venir; qu'il ne viendrait pas; qu'il s'était
mis en route mais n'arriverait jamais
,
et même qu'il n'était pas
du tout parti.
Sync
Fort-Chimo
avait parlé pourtant. Par la radio, il avait dit
de se tenir prêt, que l'hydravion
,
en revenant de
Frobisher Bay
,
s'arrêterait ce soir prendre la malade. La malade, c'était Deborah
à qui on avait laissé de la lumière dans la hutte.
Image
Sync
Les hommes continuèrent à parier pour le plaisir.
Par exemple
:
Deborah serait
morte quand arriverait l'hydravion
, comme mou
r
raient
du reste les Esquimaux dans le temps, sans
histoire
;
ou bien encore
,
l'hydravion emporterait Deborah au loin et
plus jamais
on ne la re-
verrait
,
ni morte ni vive.
Ils parièrent
aussi
qu'elle
reviendrait par le
chemin du ciel guérie et même rajeunie de vingt ans. A cela, ils
rirent tous de bon coeur, surtout Jonathan, le mari de Deborah, com-
me s'il retrouvait en butte aux plaisanteries de sa nuit de noces.
Ils en
venaient
vinrent
à parier que les Blancs allaient bientôt peut-être
trouver un remède contre la
mort. On ne mourrait plus
,
personne,
sur la terre.
On vivrait sans fin.
On serait des multitudes de vieillards.
A cette perspective,
ils se turent
,
tout de
même
,
impressionnés.
Ils étaient une dizaine autour du feu, de tous
les âges: des vieux comme Isaac, le père de Deborah, élevés à la
dure; des hommes entre deux âges comme
Jonathan, soumis à deux in-
fluences,
la moderne et l'ancienne, qui se trouvaient
pris entre deux feux, ébranlés; enfin de
jeunes hommes
que l'on reconnaissait à ce qu'ils étaient plus droits de corps,
plus élancés aussi.
et qu'étaient, eux, nettement en faveur des
jours d'aujourd'hui.
Sync
Le vieil Isaac, qui se tenait un peu à l'écart, à rouler tout
le temps entre ses doigts un galet rond, dit que rien n'était plus
maintenant comme cela avait été autrefois.
— Autrefois, dit-il avec fierté, on ne se serait pas donné
tout ce mal pour empêcher une femme de mourir, son heure venue.
Ni même un homme quant à cela. A quoi ça rime, interrogea
le vieil
homme
e
E
squimau,
d'empêcher, à si grands frais, quelqu'un de mourir
aujourd'hui qui de toute façon va mourir demain? A quoi ça rime?
Sync Personne ne le savait au juste à quoi ça rimait. et ils se mirent à chercher ensemble avec une touchante bonne volonté.
Le
Pour sa part, le
vieil Isaac regarda
it
attentivement
le feu. On vit venir
dans ses yeux, avec les souvenirs, un peu d'attendrissement
peut-
être
,
mêlé à de la dureté.
On sut de quoi il allait parler. Même
les plus jeunes se rapprochèrent, car le sujet était passionnant.
Image
— Cette nuit que vous savez, commença le vieil homme, n'était
pas aussi froide qu'on l'a dit. C'était une nuit de saison, voilà
tout.
On n'a pas non plus abandonné la
V
ieille sur la banquise,
comme ils ont dit
également. On lui a parlé avant. On lui a dit
au revoir. On a fait comme de bons fils, quoi!
On l'a enveloppée
de caribou
de peaux.
On lui en a même
laissé une
toute
neuve,
de caribou
.
Trouvez-
mol des Blancs, vous autres, fit-il à la ronde, qui en feraient
autant pour leurs vieux, en dépit de leurs belles paroles. On ne
l'a pas abandonnée, reprit-il avec un curieux entêtement.
— Est-ce que même, demanda l'un des jeunes hommes, vous ne lui
avez pas laissé aussi de quoi manger?
— Oui, confirma Benjamin, le cadet d'Isaac, on lui a laissé de
quoi manger: un beau morceau de phoque tout frais.
— C'est juste, dit Isaac avec une sorte de dédain, la tête
haute. Mais c'est pas mon idée qu'elle a mangé.
— Qu'est-ce qu'on en sait! dit un des hommes. Elle a pu
vouloir tenir un jour ou deux encore peut-être... pour voir venir...
— Pas mon idée, reprit Isaac. Elle ne pouvait plus marcher
seule. Elle ne pouvait presque plus avaler.
Elle voyait à peine
clair. Pourquoi est-ce qu'elle aurait voulu tenir
encore quelques jours?
?
Pourquoi
d'ailleurs
veulent
-ils tous tenir maintenant!
Sync
Ils se turent en regardant les flammes. Il y avait à leurs
yeux une sorte de beauté
dans cette
fin,
mort de la Vieille.
dans l'ombre,
le vent et
l'avaient entourée
le silence qui
l'entourait
, peut-être surtout dans le fait
qu'ils
qu'encore maintenant ils
ne savaient
trop
ni où ni comment
exactement
elle
avait eu lieu, si
c'etait par l'eau, par le froid ou de saisissement.
— Est-ce qu'on n'a pas au moins retrouvé quelque cause?
La peau neuve peut-être? demanda l'un des jeunes
E
squimaux.
— Rien, dit le vieux. Pas de trace.
Partie, la
V
ieille,
comme
elle était venue au monde. Il n'y aurait pas eu de quoi
faire un enterrement.
Alors Jonathan se leva et annonça qu'il allait dans la
Image
cahute, à deux pas, voir si Deborah n'avait pas besoin de quelque
chose.
Il se tint un moment sur le seuil,
à regarder
,
à ses pieds,
une forme
humaine allongée sur deux vieilles banquettes d'auto
mises bout à bout.
— Tu es là?
— Je suis là, dit-elle faiblement.
— T'es pas plus mal?
— Je ne suis pas plus mal.
— Patiente, dit alors Jonathan, et s'en fut aussitôt retrouver
les autres autour du feu.
X X X
Qu'aurait-elle pu faire d'autre! Emaciée, haletante, elle
gisait là depuis quelques semaines, atteinte d'un mal qui progres-
sait vite. Elle n'avait que quarante-deux ans. Elle, cependant,
trouvait que c'était assez vieux pour mourir. Du moment qu'on
n'était plus bon à rien, on était toujours assez vieux, pensait-
elle, pour la mort.
Mais voici qu'était venu à passer par ici la semaine der-
nière, leur pasteur, le révérend Hugh Paterson. Il s'etait assis
par terre auprès du 'lit" de Deborah.
— Voyons, Deborah, tu ne vas tout de même pas te laisser
mourir!
quelque chose
comme un rire
.
à pareil propos.
à entendre le pasteur lui parler sur ce ton.
—
Veux, veux pas... avait-elle dit, du
moment que la carcasse
n'est plus bonne
!
— Mais justement, la tienne est bonne et vaillante encore. Tu
es trop jeune pour quitter la vie. Allons, un peu de courage.
Du courage? Elle voulait bien, mais que faire? Comment s'y
prendre
pour
ne pas mourir, lorsque la mort s'approchait à grand pas?
arrêter la mort lorsqu'elle était en chemin?
y avait-il un moyen?
Image
"Mais oui, et c'était simple. Il s'agissait de faire venir
l'hydravion. On y mettrait Deborah. On l'emmenerait à l'hôpital
dans
le Sud
. Eh là, presque certainement, on la guérirait.
Que faire! Eh bien, c'était simple: il allait faire venir
l'hydravion. On emmenerait Deborah à l'hôpital dans
le Sud
pour
la soigner.
Le Sud
! C'était un mot magique pour elle.
De tout cela, elle avait surtout retenu le mot magique pour elle :
le Sud
.
Elle en avait
rêvé
,
tout comme des gens du
Sud
-- et si elle l'avait pu savoir
son étonnement n'aurait pas connu de bornes -- rêvent, eux du
Nord
,
parfois.
Seulement pour le
plaisir du
voyage
, pour voir
enfin comme
nt
c'
était
dans le
ce fameux
Sud
, elle se serait peut-être décidée, si elle s'en était
senti
e
la force.
Mais
au fond
elle était trop fatiguée.
A présent elle aimait
presque mieux ne plus faire d'histoires.
— Tant qu'il y a de la vie,
avait recommencé le pasteur, il
fallait
faut
espérer
, essayer de la retenir.
Elle avait alors tourné la tête vers lui pour l'examiner à
son tour longuement. Elle avait
déjà eu lieu de remarquer que les
Blancs
semblaient
semblent
chercher
en effet
bien plus
qu'eux
que
les Esqui-
maux
,
à retenir
leur vie.
—
Pourquoi
cela
? lui avait-elle demandé. Pourquoi tant aimer
votre vie? Est-ce parce qu'elle est
meilleure que la nôtre?
Par cette si simple question elle était apparemment parvenue
à plonger dans l'embarras un homme qui avait su répondre jusqu'ici
à des
questions
autrement
pourtant bien
difficiles
pourtant
.
«
Il est vrai, avait-il dit, que
les Blancs craignent de mourir
plus que vous autres, les Esquimaux, mais pourquoi en est-il ainsi,
je serais en peine de le dire. C'est fort étrange, quand on y pen-
se, car nous n'avons pas appris à vivre en paix les uns avec les
autres ni au reste avec nous-mêmes; nous n'avons pas appris ce qui
compte, pourtant il est exact que nous tenons vivre de plus
en
plus vieux.
»
Elle avait réussi à lancer un petit rire encore à
entendre
quelque chose d'aussi saugrenu.
avais réussi à
lui
arracher à Deborah
un petit rire encore, un peu triste.
Image
Peu après, cependant,
il
le pasteur
l'entretenait de ce que la charité
et l'amour des uns et des autres avaient
,
malgré tout
,
fait de grands
pas chez
eux,
les Esquimaux
,
depuis
qu'ils avaient accepté la Parole.
Elle avait su alors qu'il allait lui reparler de cette vieille
histoire de la grand-mère abandonnée sur la banquise
-
une histoire
qu'il tenait d'eux au reste, l'ayant par la suite remaniée à son
gré, qu'il leur rappelait à présent à tout propos, dont il avait
même fait le thème de son sermon principal,
en
en tirant
la conclusion
que les Esquimaux d'aujourd'hui avaient meilleur coeur que ceux du
temps passé.
Ce n'était pas qu'il n'y eût pas de vrai dans l'histoire telle
il la racontait, il y en avait. Mais il omettait
certains détails
:
que
,
par exemple
,
la grand-mère
avait demandé d'être laissée sur la
banquise, n'en pouvant plus d'essayer de suivre les autres;
qu'
elle
l'avait demandé des yeux, en tout cas; ou
,
que
du moins, c'était ce
que
s
es fils avaient cru y lire
.
, et ils n'avaient pas dû se tromper.
X X X
Depuis quelques minutes, Jonathan
,
revenu sur le seuil, écou-
tait
Deborah qui pensait tout haut et se redisait
s
es paroles
d'en-
couragement que lui avait prodiguées le pasteur avant de devoir la
quitter.
— L'avion n'est pas encore arrivée, dit Jonathan. Peut-être
qu'il est à la veille d'arriver. Comment ça va? lui demanda-t-il.
— Elle dit que ça n'allait pas trop mal. Alors il dit: tant
mieux, et qu'il s'en allait attendre avec les autres.
Ensuite c'est la bru de Deborah qui vint de la cabane voi-
sine et s'arrêta un moment sur le pas de la porte.
— T'as besoin de quelque chose?
— De rien. Merci quand même, Mary.
Image
Elle parvint alors, se traînant, se tortillant quelque peu,
à se rapprocher du seuil où elle s'appuya du dos, le visage tourné
vers le ciel.
Ainsi
elle
verrait-elle
,
elle
aussi
,
arriver
ce fameux
hydravion qui venait la sauver.
X X X
Ce qui l'avait décidée en fin de compte, ce n'était pas
l'amour de la vie pour la vie. Simplement la vie en soi, elle n'y
tenait pas tellement. Non, ce qui l'avait
décidée, ç'avait été
le désir
l'espoir
de reprendre sa vie comme avant.
Marcher
pendant
des heures
,
char-
pendant des heures,
gée de paquets, avec les hommes, sur le sol
raboteux de la toundra,
camper ici, chasser là, pêcher plus loin, faire du feu, raccommo-
der les hardes, c'était de cette bonne vie-là qu'elle avait eu envie.
— Je ne vois pas pourquoi tu ne reviendras pas assez à la santé
pour faire ce que tu as déjà fait, s'était laissé aller à promettre
pour ainsi dire le pasteur dans son désir de voir Deborah guérie.
Elle l'avait
cru, lui
,
qui lui avait dit
tant de
vrai
tant de fois
déjà:
par exemple
, qu'il les
combien il
aimait de tout son coeur
,
ses enfants
de
Ivugivik
, et cela devait être, car, pour rester avec eux, il n'y
avait que ceux qui s'enrichissait ou qui les aimaient
,
et lui ne
s'était pas enrichi.
Il disait également que les temps changeaient et qu'il y
avait du bon dans tous ces changements. Aujourd'hui le gouver-
nement prenait davantage soin de ses enfants esquimaux. Il dépensait
beaucoup pour eux. Et les Esquimaux eux-mêmes avaient considérable-
ment changé.
— Ce n'est plus maintenant, conviens-en Deborah, que vous aban-
donneriez la
V
ieille au froid et à la nuit.
Il est vrai: cela ne s'était pas fait depuis longtemps; cela
ne se ferait peut-être jamais plus. En un sens, c'était même ce qui
troublait Deborah. Car, qu'en feraient-ils maintenant de leurs pau-
Image
vres vieux? Ils les garderaient, c'est entendu, mais pour quoi faire? en faire quoi?
Elle s'était prise à se creuser ainsi la tête pour trouver des
solutions dans
son
imagination à des maux éventuels ou
seulement
pos-
sibles. Si elle l'avait seulement pu savoir, c'est ainsi
que dans
qu'entre dans
une vie
entre
la tristesse.
— C'est bon, avait-elle fini par se laisser arracher son consen-
tement. Fais venir ton avion.
X X X
Justement, comme elle en était là de ses réflexions, Jonathan
arriva en courant.
— On entend un bruit derrière les nuages. Ça doit être l'hy-
dravion
Presque au même instant, le bruit redoubla à couvrir sa voix.
Les chiens s'en mêlèrent. Il y eut un charivari indescriptible, puis
un immense floc dans l'eau, ensuite le silence presque.
L'hydravion s'ouvrit. L'infirmière en sortit la première, un
petit bout de femme, mais l'air décidé.
— Où est la malade? dit-elle.
Elle avait à la main une lampe puissante à manche aussi long
qu'un fusil. Elle en promena les rayons alentour. On vit surgir de
la nuit des objets dont la vue parut téonner tout à coup même
les
Esquimaux qui jamais auparavant
ne
les avaient vus dans cet éclairage
insolite:
ce vieux lavabo,
par exemple,
trouvé naguère par Jonathan,
échoué depuis lors sur le sol moussu, sans écoulement ni arrivée
d'eau
x
hors celle de la pluie
,
et, quand il s'en était amassée,
Jonathan
,
parfois
,
en passant
,
s'avisait
de s'y laver les mains.
Il y avait aussi des
centaines de bidons rouillés;
au rebut
de la ferraille
de toute sorte; enfin, entre deux piquets, de la lessive mise à sécher.
Derrière l'infirmière étaient sortis le révérend Hugh Paterson
et le pilote. Ils s'engagèrent tous sur la passerelle, la jeune fem-
me en tête. Avec les Blancs il ne fallait pas s'étonner, c'était
assez souvent la femme qui commandait.
Image
Ils arrivèrent à la cahute. Ils prirent Deborah d'entre les
peaux et les vieilles couvertures rongées, repoussant à peu près
tout ce qui était à elle, pour l'envelopper dans du neuf, du blanc
et du propre. Ils la chargèrent sur une sorte
de planche
,
en dépit
de ses protestations. Après tout, hier encore elle s'était levée
pour faire à manger aux siens. Ils ne voulurent rien entendre.
Ils la hissèrent à bord comme si elle avait été un ballot. Ils
montèrent à leur tour. Ils claquèrent les portes. Ils s'élevèrent
dans le ciel. Peu après, il n'y avait plus de trace d'eux.
X X X
En bas, revenus autour du feu, les hommes médusés ne savaient
trop que dire de tout cela. A la fin ils se remirent à parier
-
que faire d'autre! Elle ne
reviendrait pas
;
E
e
lle
reviendrait
peut-être.
— C'est pas mon idée, trancha le vieil Isaac. Pas avec le vent
qu'il fait ce soir.
Image Image
donnés l'infirmière. Rien n'échappait à son attention.
tendre.
Dans ce
désert d'eau et de roc qui se déroulait très loin, elle reconnut
le poste de fourrure où ils traitaient ceux de son village et
d'autres villages aussi. De le voir si petit, à peine plus grand
qu'un dé posé dans le pays vide, ce
poste qui avait commandé pres-
que tous leurs voyages
depuis leur naissance,
à pied, en traineaux,
en kayaks - ce but pour ainsi dire de leurs vies - causa
à Deborah
une vive surprise. A peine le temps de l'apercevoir au bord d'un
immense fleuve qui coulait vers la mer, avec rien d'autre autour
que des nuages, et déjà il était perdu de vue.
En passant elle
avait
dit
bonjour en son coeur au facteur
tout de même pris le temps de dire
de la Compagnie
qui
,
depuis la mort de sa femme
,
vivait là
,
seul
,
une vie dont même les
E
squimaux n'auraient pas voulu. Comment
un être humain pouvait-il se résoudre à aller vivre
si loin de son
pays et de tous?
une telle vie si loin de tout et des siens!
Au loin elle distingua la rencontre qui paraissait toute
douce et naturelle de la terre et de la mer. Souvent pourtant,
au pays de Deborah, ces deux-là se recontraient au milieu de
glaces amoncelées, dans un fracas et avec des coups comme en une
lutte sauvage.
De l'autre côté, c'était les montagnes. Elle les contempla
longuement et vit bien enfin comment elles étaient faites, de
vieilles montagnes rondes et usées par le temps; elle vit leurs
couleurs et leur sommet, comment elles se terminaient et comment
elles se tenaient
les unes à côté des autres tout le long de l'ho-
rizon
,
pareilles
à un campement sans fin de tentes à peu près égales
en
hauteur. Il n'y avait pas à dire: des montagnes, cela ne se
voyait pas bien à partir du sol. Peut-être
,
pour en voir vraiment
quelque chose,
fallait-il avoir la chance, comme elle dans le moment,
d'être assise calmement dans les nuages.
Alors, à cette pensée, le visage malade s'éclaira de ce qu'avait tant l'air d'être
Son visage malade s'éclaira à cette pensée, d'
une douce
envie
de rire.
X X X Image
A
Fort-Chimo
, il fallait changer d'avion, en prendre un
beaucoup plus grand, en partance pour
le Sud
.
Pendant qu'elle attendait, enroulée dans une couverture, sur
une civière, au milieu de bidons et de ballots de toute sorte, lais-
sée à elle-même pour un instant,
elle aperçut
,
à peu de distance
,
au
bord de la piste d'envol
,
quelque
chose de fascinant. C'étaient
comme de petites créatures vertes qui se tenaient debout et qui
étaient munies de ce qui pouvait avoir l'air de mains, car, dans le
vent, on les voyait s'agiter presque sans arrêt. Ce devait être ce
qu'elle avait entedu nommer des arbres. Elle
avait aussi entendu
dire qu'ils commençaient à se montrer à cette latitude-ci, par rap-
port évidemment aux gens
qui étaient
du
Nord
, car les arbres
, eux,
venaient du
Sud
, en nombre d'abord incalculable et de très haute
taille.
On disait encore que peu à peu, cependant, au fur et à me-
sure qu'ils montaient vers le froid, leurs
rangs s'amincissaient et
qu'
eux-mêmes, comme épuisés, comme des gens qui auraient trop longtemps
marché peut-être, rapetissaient.
Deborah s'assura d'un regard que
personne
n'était là
n'allait
pour
l'ins-
tant
l'empêcher
de faire à son gré. Elle se sentait toujours très
bien grâce sans doute à ces bons remèdes dont on lui en avait redonné
un peu tantôt et elle avait une insurmontable envie de voir près
les douces petites créatures vertes en rang au bord de la piste.
Non sans peine elle parvint à se dépêtrer de la couverture qui l'en-
serrait et elle se mit en marche vers les arbres nains.
Elle tenta
de dérouler leurs
minuscules feuilles dont elle sentit
,
au toucher
,
puisqu'elles les lui laissèrent, au creux de la main, un peu de leur humidité.
qu'elles étaient des choses
si
vivantes
qu'un peu de leur humidité
lui reste au creux de la main.
Alors, à la dérobée, comme si elle
en était à commettre un larcin, elle se hâta d'en mettre plein ses
poches. Ce serait pour les enfants d'
Ivugivik
, quand elle revien-
drait, afin qu'ils aient quelque idée de ce que c'est qu'un arbre et
ses feuilles.
X X X Image
Du gros avion,
après quelques heures de vol, quand il sortit
enfin des nuages, c'est le pays des Blancs qu'elle commença à décou-
vrir. Heureusement qu'elle avait
vu
des arbres
d'abord
chétifs,
d'abord pu voir
sans quoi elle n'aurait jamais pu en croire ses yeux lorsque se pré-
sentèrent les géants du
Sud
. Même des airs on pouvait voir que
c'étaient des créatures d'une surprenant
vitalité, agiles aussi et
comme
doués d'un volonté bien à eux. Ils paraient du sol, se di-
visaient en plusieurs directions, dépassaient les maisons, s'élan-
çaient plus haut encore. Pourtant les maisons
d'
ici paraissaient
toutes
au
moins aussi grandes que la seule grande maison du pays de Deborah,
celle du facteur de la Baie d'Hudson. Quelques unes étaient même
beaucoup plus importantes et toutes avaient tellement de vitres sur
toutes leurs faces
,
qu'elles semblaient regarder de tous les côtés
à la fois. Deborah en déduisit qu'on
ne
devait
pas
avoir
par ici
trop de
peine à chauffer par ici pour que les maisons aient tant d'ouver-
tures.
amplement de bois de chauffage à brûler pour ne pas craindre
de perdre la chaleur par tant d'ouvertures.
Elle en vint à se demander pourquoi leur pasteur, quand il
s'évertuait à leur faire voir comment serait le bonheur de la vie
future, ne leur avait pas tout simplement décrit cette terre
ver-
doyante qu'elle voyait se dérouler à l'aise au soleil et
,
de sur-
croît
,
toute brillante des feux que lançaient
les vitres, les toits
et les clochers.
Ça et là, sur le sol, il y avait de beaux ani-
maux qui semblaient avoir leur part de la douceur de vivre
de
par ici;
on les voyait brouter une herbe bien verte; ou encore couchés au
soleil, ils restaient à ne rien faire d'autre qu'à s'éventer de leur
queue.
Eux, comme compagnons parmi les animaux, ils n'avaient jamais
eu que
leurs chiens
,
et
,
maintenant, en regard de
s animaux d'ici qui
ces beaux animaux qui
même de loin paraissaient gros et placides, Deborah
eut le sentiment
comprit enfin
que leurs pauvres chiens vivaient une vie
bien
cruelle.
C'est peut-être
donc
à comparer les animaux, leur vie et leur façon
d'être, qu'elle commença à mieux saisir l'essentielle différence entre
le Nord
et
le Sud
.
Image
Tant qu'il fut visible, elle ne put détacher les yeux d'un pe-
tit cheval blanc qui se tenait parmi des fleurs blanches au bout
d'un pré, près de l'eau et sans doute dans le vent pour se rafraîchir,
car on voyait onduler sa queue et ses autres poils dorés, encore plus
beaux, qu'il portait au cou. Quel joli petit animal c'était là et
à quoi pouvait-il servir
,
si mince et délicat?
L'avion s'abaissa encore plus et elle vit quantité d'autres
détails. Par exemple,
ces petits murs bas
, partout,
qui
coupaient
le pays en tranches de toutes formes et de toutes dimensions,
qu'étaient-ce?
On lui fit comprendre que c'étaient des clôtures, quelque
chose comme une marque, une frontière servant à délimiter le ter-
rain.
Délimiter! Couper!
Elle
Tout d'un coup elle
eut presque hâte
alors
d'être de retour parmi les siens
afin de leur faire part d'une aussi extraordinaire
nouvelle: Pensez,
là-bas,
ils
coupent
en sont à couper
le pays en petits morceaux
entourés de fils de
fer ou de planches.
"Des planches! lui dirait-on. Des planches gaspillées de la sorte!"
De planches! Personne peut-être ne la croirait. C'est cela
qui serait vexant.
On ne la croirait peut-être pas en fin de compte elle qui était laseule à être descendue au
Sud
, et ce serait bien vexant.
Maintenant l'avion était beaucoup plus près de la terre. Les
yeux de Deborah se mirent à briller comme a un spectacle qui n'a pas
de prix. Tant et si bien que l'infirmière s'approcha pour voir ce
qui pouvait mettre sa patiente en pareil état et elle ne vit rien
pourtant que de l'ordinaire. C'étaient tout simplement les abords
d'une petite ville, comme il y en a des centaines au pays, avec ses
maisons
entourées de
petits
massifs de roses ou de phlox,
ici une
balançoire où jouaient à monter et à descendre des enfants, là une
piscine où on en voyait d'autres plonger
,
et puis d'autres animaux
Image
encore, des poules, des chats, des chiens; enfin de grands parterres
composés de fleurs variées qui formaient des dessins plaisants pour
l'oeil; ensuite des arbres à écorce blanche comme neige et d'autres
aux branches souples comme
des chevelures.
Qu'aurait
donc éprouvé Deborah
pensé Deborah
si on lui avait dit que ce pays si doux à ses yeux, pour d'autres,
vivant plus au
Sud
, c'était
le Nord
, un climat rude, une terre dif-
ficile.
c'était,
deux mots
si elle avait pu comprendre que pour des gens vivant plus
loin dans
le Sud
, le doux pays qu'elle avait sous les yeux aux leurs
était
le Nord
encore, un climat rude, une terre difficile.
Tout d'un coup elle eut très peur
,
cependant
,
l'impression que
la terre venait droit sur eux.
Elle se cramponna à son siège. De
monter dans le ciel lui avait paru naturel. C'était de revenir sur
terre qui l'effraya. Elle ferma les yeux. Ce n'était donc pas la
peine d'avoir cherché à échapper à sa mort dans
le
N
nord
. La mort
avait pris les devants pour venir l'attendre dans
le Sud
.
Enfin elle ouvrit les yeux, vit que l'avion, sans qu'elle s'en
fût aperçue, s'était posé sur le sol et roulait maintenant tranquil-
lement. De constater qu'elle n'était pas morte la fit rire un peu,
tout en jetant autour d'elle un regard quelque peu gêné, car les au-
tres voyageurs ne riaient pas de se voir apparemment sauvés de la
mort. C'était peut-être qu'ils ne tenaient pas autant qu'elle l'a-
vait cru à vivre, ou bien qu'ils s'en cachaient.
Maintenant, elle se sentait brisée d'émotion et de fatigue.
Il se pouvait aussi que les bons remèdes eussent cessé d'agir. On
s'empara d'elle. Elle fut sans force pour s'y opposer. A quoi
bon d'ailleurs?
Elle découvrait
sans doute
confusément
s'être mise
en des mains
puissantes
qui travaillaient déjà tellement à la guérir
, travaillant à la guérir, mais contre les
quelles il ne faisait pas bon essayer de se rebiffer.
qu'il n'y avait
peut-être plus pour elles rien d'autre qui comptât.
On la mit de nouveau sur une civière, puis à
l'intérieur d'une
petite maison sur roues qui partit à courir très vite et que rejoi-
gnirent ou dépassèrent
bien d'autres petites maisons
de même genre
allant très rapidement en tous sens.
Dans chacune il y avait quel-
des autos en grand nombre allant dans tous les sens à une vitesse folle.
Image
qu'un assis à conduire, parfois seul, parfois accompagné,
d'une ou
plusieurs personne. Toutes pour ainsi dire
Toutes ces gens
au passage, comme
elles
ils
levaient les yeux sur Deborah, lui parurent avoir l'air très préoc-
cupé
e
s et malheureu
ses
x
. Elle en conclut qu'avait dû se passer au-
jourd'hui dans la vie de tout ce monde
un
quelqu'
événement bien triste.
Autrement, pourquoi auraient-ils tous
en cette
une
mine
si
longue?
A elle cependant il lui arriva alors de ressentir tout à coup
une joie très douce. Au loin, au bord du ciel, passaient en vitesse
plusieurs petits traîneaux noirs montés sur roues, attachés les uns
aux autres
,
et tirés
par un plus grand traîneau qui lançait de la
fu-
mée et aussi de temps à autre
,
de petite cris brefs et singuliers
comme s'il eût appelé les gens à lâcher ce qu'ils faisaient pour
venir
s'embarquer.
Deborah elle aussi se sentit appelée. Cela lui venait
du lointain de sa vie, de son enfance. Sans doute tous les enfants
du monde sont appelés de même façon. Elle, petite fille,
c'était
l'avait été
par les traîneaux à chiens. Ici, c'était sans doute par cette autre
sorte de traîneau.
— C'est un train, lui dit-on. Rien qu'un train.
Elle souleva le tête, du regard suivit tant qu'elle put, jus-
qu'à la courbe de l'horizon, le traÎneau magique qui courait sans
sauts, sans heurts, comme s'il y eût eu là-bas pour lui un chemin
tout aussi uni que l'air. L'attelage allait apparemment de lui-même,
sans coups de fouet sur l'échine, sans fatigue aucune sans doute.
Peut-être même apparut-il à Deborah que cet attelage n'allait que là
òù il voulait.
Par la suite, quand on lui demanda quelquefois s'il y avait
quelque chose qui pourrait lui plaire particulièrement, ses yeux
brillaient. Toujours elle répondit:
— Train. Deborah beaucoup aimer promener dans train.
Image - 111 -
Au bout d'une semaine, après qu'elle eut été examinée par en
haut et par en bas, dans l'obscurité par une machine qui grondait et
aussi
dans une pleine lumière qui l'aveugla, enfin elle reçut
la visite du
Gouvernement en la personne d'un interprète qui s'assit sans façon
près de ce beau lit que Deborah occupait à elle seule à l'hôpital.
— Eh bien voilà, dit le Gouvernement: tu as une tumeur, une
vilaine bosse qui te ronge par en-dedans. Il faudrait t'enlever
cela. Est-ce que tu donnes ton consentement?
Deborah hésita à peine. Toujours, quand cela était indiqué,
le couteau lui avait paru la manière la meilleure et la plue expé-
ditive pour enlever le mal.
— Coupez, décida-t-elle et s'en fut calme. Presque sans crainte,
à l'opération.
X X X
Puis, au bout d'un peu de temps encore, elle parut reprendre.
On la vit, dans une longue robe de chambre prêtée par l'hôpital,
mais chaussée de ses mouklouks, errer par les couloirs obstinément,
sans rien demander à personne, jusqu'à ce qu'elle eût trouver d'elle-
même la sortie qui donnait sur le jardin. Il était planté de quelques
beaux arbres. Des fenêtres d'en haut, on put voir Deborah s'avancer
à pas encore un peu traînants sur le gravier de
l'allée. Elle appro-
cha un des arbres un peu comme on approche, avec précaution, un être
vivant
,
à ne pas effaroucher. On vit qu'elle tendait la main pour le
toucher d'abord, délicatement, du bout des doigts. C'était comme si
elle s'attendait quelque peu a le voir
frémir et
fuir
. Ensuite elle leva vers
lui un regard réjoui tout en l'écoutant bruire. Elle finit par pas-
ser un bras autour de l'arbre et
,
y appuyant sa joue, elle demeura
longtemps immobile à
contempler au-dessus d'elle, haut dans le ciel,
la grande masse des feuilles qui remuait un peu
au
avec le
vent.
Elle se fit aussi des amis chez les humains. D'abord, parmi
Image
les gens de son peuple. Il s'en trouvait un assez bon nombre à
l'hôpital, dont
quelques-uns
,
qui
dans le temps,
auraient pu passer pour des voisins,
n'ayant habité qu'à
deux,
trois ou quatre cents milles les uns des
autres
,
et
sans doute,
quelquefois,
au hasard
des étapes et des iti-
néraires, petits groupes de voyageurs en route vers le
Poste
,
ou en
revenant, ils avaient pasés bien près les uns des autres et peut-
être même
, au sein des tourmentes, ne s'étaient-ils manqués que
d'un
cheveu
seulement
. Aussi
bien leur rencontre aujourd'hui
,
enfin
,
leur
parassait-elle l'effet d'un miracle et ils n'arrêtaient pas de
se
rendre visite et de se prodiguer de grands signes de joie.
Chez les Blancs
aussi
,
elle se fit des amis
,
et
,
parmi ceux-
ci
,
il
en mourut.
Quand
donc
elle vit
que les Blancs n'étaient pas
au bout du compte mieux partagés que les Esquimaux, qu'ils étaient
atteints des mêmes afflictions du corps, elle en éprouva d'abord un
étonnement inouï, puis de la peine pour eux autant presque que pour
ses compatriotes malades. Alors s'éteignit pour
de bon en elle
le
une
sorte d'
vague
espoir qu'elle avait eu jusqu'ici,
bien caché
en se le cachant
toutefois
à elle-même,
dont peut-être au fond elle sentait qu'il était fou!
que malgré tout
les Blancs
jamais donc n'
en viendrait à vaincre la mort.
Pour avoir failli croire
un moment à l'impossible, c'était maintenant un tout
petit peu plus difficile peut-être de s'y refaire.
Heureusement il lui restait encore deux excellentes distrac-
tions pour l'aider à passer le temps. D'abord la douche! Du moment
qu'elle eut découvert cette source apparemment intarissable d'eau
chaude et de
savon, ce fut chez elle comme une passion. Peut-être
existe-t-elle d'ailleurs
chez tous ceux de sa race
à l'état latent,
chez tous ceux de sa race
frustré
s
e
depuis des siècles
,
Toujours est-il que Deborah ne pouvait
plus se passer de la douche. Pendant
près d'une demi-heure à la fois,
sans voir que l'on venait quelquefois alors essayer de tourner la
poignée de la porte, elle savonnait puis rinçait ses magnifiques
cheveux sombres drapés sur elle comme un châle jusqu'à ses hanches.
De retour dans son lit, elle les brossait et les brossait avec
l'idée peut-être de les faire reluire comme
,
autrefois
, entre les murs
Image
de la petite maison de neige, l'éclat si doux de la lampe d'huile
de phoque dont le souvenir tout d'un coup s'éveillait dans sa mémoire.
Après quoi elle retournait laver encore ses cheveux.
— Tu vas finir par les user et les faire tomber, la réprimanda
doucement la Soeur.
Deborah eut un léger sourire à la fois timide et un peu malin.
Car en dépit de ce qu'elle en disait, c'était la pauvre Soeur qui,
en fait de chevelure, était plutôt dépourvue.
Sa deuxième passion, presque également débridée, c'était de
fumer des cigarettes. Quand elle n'était pas occupée à soigner ses
cheveux, presque
toujours
donc
on la surprenait accroupetonnée au
milieu de son lit comme sur le sol et environnée
d'une épaisse fumée.
Son regard se faisait alors un peu moins triste. C'était comme si
toute cette fumée en arrivait à obscurcir un peu ce qui tentait de
se présenter maintenant à chaque instant à l'esprit de Deborah. A
l'instar de ceux de sa race, elle avait donc fini par prendre à la
civilisation ces deux choses qui
paraissaient
ent
s'exclure
l'une à l'autre
: le savon
pour la propreté et la clarté; le tabac pour brouiller les idées
et salir les doigts.
La Soeur lui fit reproche de cela aussi un jour. C'était une
religieuse affectée depuis longtemps à la visite des malades esqui-
maux. Elle connaissait leur langue.
— Vraiment, Deborah, je ne te comprends pas.
que je te comprends, moi? Mais, peu importe, je t'aime quand même.
— D'un côté, poursuivit la Soeur, tu es la propreté même, tou-
jours à te laver. Par ailleurs, tu répands partout des cendres de
cigarettes, tu salis tout. A toi seule, tu ressembles à un vieux
campement de la brousse. Qu'est-ce que ça peut te donner, toute
cette fumée!
Image
Ça ne donnait peut-être pas grand-chose en effet
. Q
ue des petits
bouts de rêve, des images qu'on pensait perdues. Ça ramenait tout
de même un peu
le grand Nord
sauvage et lointain dans cette chambre
exigüe
. Voilà ce que cela donnait.
Un jour, à travers la fumée, Deborah en vint à retrouver pres-
que tout ce qu'elle avait jamais possédé.
Le campement
de là-bas ap-
parut à ses yeux à moitié clos. Tout y était, jusqu'au lavabo récu-
péré par Jonathan après le départ des troupes et qui était peut-être
plein d'eau de pluie à l'heure actuelle, jusqu'à sa lessive que l'on n'avait peut-être
pas encore songé à rentrer. Elle revoyait la min-
ce
passerelle
attachée
jointe
aux bidons creux qui
montait et descendait
avec les légers mouvements de l'eau comme une chose qui respire;
elle revit sa cahute, la porte laissée grande ouverte
et,
autour du
maigre logis,
c'était
le pur
et grand ciel nu. Elle sentit que des-
cendaient sur sa joite comme des gouttes de pluie tiède. Elle y porta
les doigts, cueillit une larme qu'elle examina avec étonnement et un
peu de honte. Qu'était-ce que cela, maintenant? Hors celles que
lui avait arrachées le froid extrême ou, l'été, la fumée des feux
allumés pour chasser les moustiques, jamais elle ne se rappelait
avoir versé des larmes.
Dans la surprise qu'elle en éprouva, ses larmes cessèrent un
moment de couler. Puis elles reprirent en un orage violent. Pour
être au moins ni vue ni entendue, Deborah se cacha sous le drap.
Assez souvent on la trouva
ainsi
qui formait un petit tas rond
au centre du lit et bougeait à peine.
La Soeur en fut presque à la supplier.
— Fume, Deborah. Ou bien va laver tes beaux cheveux.
Même cela apparemment ne lui disait plus grand-chose maintenant.
Toutefois on la surprit quelquefois qui, en pleurant, mangeait des
oranges. Au début, elle avait pensé garder celles qu'on lui donnait
Image
et les conserver dans son tiroir ou sous le matelas pour les apporter
aux enfants de Ià-bas. Jusqu'au jour où l'odeur alerta l'infirmière.
— Mais voyons, ma pauvre Deborah, les oranges ne se conservent
pas indéfiniment.
— Ah!
Il apparut sur son visage que cela était pour elle une bien
grande
cruelle
déception.
Ainsi donc il n'y avait pas à espérer pouvoir en
rapporter! Eh bien, en ce cas, elle allait tâcher de les manger.
Le coeur n'y était plus cependant. Elle avait l'air d'en être à
manger les fruits les plus amers. Bien de belles et bonnes choses
du
Sud
, du moment qu'elle comprit qu'elles ne supporteraient pas le
voyage, perdirent à ses yeux de l'intérêt. C'était comme si elle
refusait maintenant de s'y attacher. Peut-être même leur en voulut-
elle obscurément.
A partir
de ce temps-là elle s'attrista davantage
,
jour après
jour.
L'idée semblait lui être venue qu'elle-même, pas plus que
les oranges, pas plus que les douces feuilles aux branches des arbres,
pas plus que les fleurs cueillies au jardin, durerait assez longtemps
pour supporter
elle aussi
le voyage de retour au pays.
Elle cessa de se laver. Elle renonça à feuilleter des revues
tout en se donnant
l'air d'en lire
un
le
texte ça et là.
Elle renonça
à tout sauf à la petite fumée bleue dont elle s'entoura plus que ja-
mais comme d'un rempart précaire autour de sa modeste et minuscule
place dans le monde.
Alors un jour le Gouvernement revint auprès d'elle et dit:
— Tu t'ennuies donc tant que cela! Voyons, ce n'est pas raison-
nable, Deborah!
Ainsi, c'était cela, l'ennui! Il lui avait fallu être entourée
de soins, comblée d'oranges et de visites, aimée comme jamais, trai-
tée comme une reine, pour le connaître, l'ennui, quelle drôle de
Image
maladie c'était!
— Oui, ça doit être que je m'ennuie, avoua Deborah.
— Eh oui!
En bien, en ce cas, dit le Gouvernement, nous allons te lais-
ser partir. Evidemment, il aurait mieux valu pour toi que tu restes
encore un peu avec nous. Ton mal peut reprendre; on ne sait pas encore
s'il est extirpé complètement et pour de bon. Mais enfin, si tu
t'ennuies à périr!...
"
Comment! Elle pouvait partir si elle le voulait. On ne la
garderait pas malgré elle. Elle avait la permission? Elle était
libre?
"
Des larmes roulèrent des yeux sombres, plus que jamais étranges.
Car elles ne lui venaient
plus
cette fois
de la
sombre
peine de l'ennui
,
mais au contraire
Elles
lui venaient plutôt
de ce que
cette peine tout d'un coup lui avait
été enlevée.
Image - IV -
Elle revit l'aspect tendre du monde avec ses arbres qui
étaient ces jours-ci comme chargés d'or; la douceur des vallées où
les rivières en serpentant d'une île à une autre de verdure
,
avaient
l'air de
leur
faire des visites d'amitié.
Mais elle trouva le paysage plus beau encore quand il n'y eut
plus d'arbres.
X
Elle trouva beau au-delà de tout quand apparurent
les mamelons arides, les bosses pelées du pays nu entre lesquelles
brillait l'eau froide des lacs solitaires. Tant et tant de lacs, si
loin d'ailleurs eu fond du monde, que
bien peu d'entre eux
n'
ont en-
core reçu de nom.
Elle dévorait des yeux ce singulier lacis d'eau et
de roc où elle avait tellement erré naguère avec Jonathan, des paquets
au dos, un bébé dans le ventre quelquefois, la sueur lui roulant au
visage à ne pas voir devant elle, et voici que ce temps de sa vie lui
paraissait lui avoir été d'une tendresse émouvante.
Les choses n'é-
taient donc presque jamais au fond ce qu'elles avaient paru être dans
le moment où elles se passaieut. Il fallait parfois aller bien loin
pour voir les choses les plus visibles. Souvent d'ailleurs c'étaient
les plus rudes qui se changeaient le mieux en or.
Elle restait assise cette fois encore
pour faire la traversée
du ciel, même si elle se parvenait plus tout à fait à tenir la tête
bien droite.
Pendant assez longtemps la terre fut perdue de vue. Même
Deborah ferma
les yeux et somnola un peu quand on fut dans les nuages
et qu'il n'y eut rien à voir que leurs masses de neige douce, mais
trop pareilles peut-être à d'éternelles banquises.
Soudain elle s'assit plus droite. Les yeux lourds de fatigue
flambèrent encore d'intérêt. En bas, c'était à nouveau le grand fleu-
ve qui s'en allait vers la mer, avec le petit poste de fourrure à
côté, seul dans l'infini pays vide.
Image
Maintenant elle approchait de chez elle. Presque aussitôt
en effet elle reconnut le
lieu du monde qui lui appartenait ou auquel
elle appartenait, et
simplement de le retrouver à son retour
en revenant
de si
loin
,
lui parut une sorte de miracle et d'autant plus grand qu'elle
avait acquis une certaine idée maintenant de ce que le monde est
vaste et complexe à l'infini. Son coeur se mit à battre comme il
n'avait jamais battu même dans le danger
autrefois
.
L'hydravion s'abaissa. Les objets
du campement
se précisèrent.
Voici le lavabo qui commençait à se remplir de mousse et de rouille;
voici les bidons
vides
au rebut
et, en place de sa lessive, des peaux nettoyées
et tendues à sécher au soleil. Puis voici Jonathan.
Il se tenait au bord du lac, à peu près à l'endroit d'où il
l'avait vue partir et à peu près dans la même attitude. Il était
un gros petit homme presque aussi large que haut. Il levait la tête
tout en la rentrant un peu dans les épaules, pour suivre des yeux
l'hydravion en plein soleil. Deborah distingua jusqu'à la frange épais-
se de ses cheveux et la belle couleur foncée de sa peau. Elle, à
l'hôpital, avait eu le temps de devenir aussi pâle et laide qu'une
femme blanche. Il leva les bras en l'air. Peut-être pour saluer.
Mais cela parut plutôt signifier à l'avion: Hé là! Faites un peu
attention.
S
ans
Puis
attendre plus, il s'en elle dans la cabane. C'était
peut-être pour ranger un peu, faire disparaitre
^
au moins le pire de ce
qui triaînait depuis des semaines. N'empêche qu'il fallut aller le
chercher pour venir aider à transporter Deborah, donner un coup de main
tout de même pour accueillir sa propre, femme. C'est alors seulement
qu'il fit semblant de savoir qui arrivait.
X X X
Après coup,
il parut quand même assez content,
du moins pendant
il parut assez content
quelque temps, de
la voir revenue. Il s'en fut un jour, au-delà de
huit mamelons, lui pêcher dans un lac d'accès difficile un beau pois-
son de chair délicate. Elle en mangea à peine; tout lui donnait mal
au coeur à présent. Il travailla à lui rafistoler son lit fait de
s
deux
banquettes d'auto et les attacha enfin l'une l'autre de manière à ce
Image
qu'elles ne se séparent plus à tout moment Iaissant sous elle un
vide où elle glissait.
Mais quand il vit que malgré tous ces soins Deborah restait
sans appétit, le coeur lui levant aux odeurs, comme si elle ne
savait plus ce qu'était une maison esquimaude;
--
elle alla jusqu'à
lui demander de tirer dehors des tripes qui étaient là depuis une
semaine seulement
--
quand il vit cela et que Deborah, tout comme
avant, en était à rester allongée dans son coin, alors Jonathan
perdit patience. Il alla se plaindre aux autres.
— Elle n'aurait pas dû partir, dit-il, et du même ton uni: elle
n'aurait pas de revenir non plus.
— C'est mon idée, je te l'avais dit, rappela Isaac. Quand on
est pour mourir, on ne fait pas tant d'histoires: on meurt.
Mais Jonathan, ces jours-ci, était irritable et quoique le Vieux
n'eût rien fait d'autre au fond que de l'appuyer dans ce qu'il avait
Quoique le vieux n'eût rien fait
d'autre au fond que de se
lui-même déjà soutenu
montrer de son avis, Jonathan
l'attaqua
alors
subitement:
— Toi, le vieux, dit-il, t'as beau parler! Te voilà, à soixante-
dix ans
,
passés
gras et bien nourri. Qu'est-ce que tu fais pour
mériter ça? Rien. Tu vis du Gouvernement, avec ta pension. Rien
à faire, mais tu as tout ce qu'il faut: ton lard, ta farine, ton
tabac, ton sucre, ton thé...
— C'est pas la même chose, se défendit Isaac. Ciel, au moins,
je suis encore solide. J'ai besoin de personne pour m'aider à marcher
ou à faire ce que j'ai envie de faire.
— Tu fais quand même rien non plus du matin au soir, mais t'as
toujours ton lard, ta farine, ton sucre...
C'est peut-être l'ennui de l'énumération qui lassa surtout
le vieil esquimau. Il s'en fut en grommelant se réfugier dans la cahute.
Il n'y avait plus moyen d'avoir la paix nulle part maintenant. Il
s'assit dans un coin sur une
caisse
en
de
bois qui portait sur une face
l'avertissement:
This ride up
et, sur l'autre: en haut. Il chercha
des yeux autour de lui à quoi il pourrait s'occuper. Il est vrai que
Image
depuis assez longtemps il ne faisait rien. Mais que faire? Chasser?
Il y avait à peine plus de caribou. Pêcher alors, peut-être? Oui,
mais du moment qu'on avait la pension de vieillesse, le nécessaire, et
qu'on n'était plus poussé dans le dos, à quoi bon toute cette peine?
Quelque chose se brisait peut-être dans l'homme quand il recevait sans
donner autant en retour.
Le
vieillard pensif
vieil homme perplexe
, assis
sur sa caisse,
avait l'air de voir quelque chose du malheur qui était arrivé au pe-
tit peuple du
Nord
, jadis si industrieux. Il se secoua, attrapa un
vieux filet de pêche pour l'examiner et voir s'il valait la peine de
se mettre en frais de le remailler.
Il rencontra le regard de sa fille allongée dans son coin à elle
et qui le regardait penser.
A vrai dire, il la reconnaissait à peine depuis qu'elle avait
été dans
le Sud
. Ce n'était pas seulement du fait qu'elle eût maigri
et pâli. C'était l'expression même de ce visage qui lui paraissait
complètement changée. On eût dit que maintenant elle ne pensait plus
tout à fait comme eux, que même on ne pouvait plus guère deviner à
quoi elle pouvait penser.
— Veux-tu que je te dise! fit-il. Je devrais de moi-même aller
me mettre sur la banquise comme on y a mis la
V
ieille dans le bon temps.
Il rêva un peu.
— C'était par une belle nuit froide. Il y avait des esprits en
tunique blanche qui dansaient tout autour du ciel.
Il aimait de mieux en mieux se souvenir de ce temps-là.
— Le vent soufflant du bon côté
:
,
dit-il, la glace a dû partir vive-
ment. C
¸
a n'a sûrement pas traîné. Elle s'est détachée d'un coup sec.
Puis, hop! elle était au loin.
Au contraire de ce qu'il avait toujours dit jusqu'ici, que la
V
ieille
était disparue totalement, il soutenait maintenant qu'elle avait dû être
conservée par le gel.
— Le froid est bon et compatissant avançait-il.
Il se la représentait intacte,
Et il se prit à la décrire, telle maintenant il se la représentait: intacte,
assise au milieu de son socle de
glace
--
-
un ilôt blanc sur la furieuse mer noire
--
-
et qui continuait
à tourner, tourner, au bout du monde, dans les dernières eaux libres de
la terre, tout comme ces satellites d'aujourd'hui, ces curieux
objets,
disait
dit
-il,
que l'on allait suspendre dans le ciel pour que jamais plus
ils
n'en descendent.
— C'est ce qu'elle est devenue, rêva-t-il, j'en
Image
mettrais ma main au feu: un satellite.
Il abaissa de nouveau le regard vers le visage amaigri de Deborah
empreint de souffrances et d'inquiétudes de l'esprit telle on n'en
voyait pas souvent la marque autrefois sur des visages esquimaux.
Mais il est vrai qu'autrefois on ne voyait pas d'
e
E
squimaux devenus
maigres ou pâles. Ils étaient morts avant.
Isaac grogna:
— Ha, bêtise tout cela! Hein, ma pauvre Deborah! Toi, qu'est-
ce que t'en pense
s
? Quand est-ce qu'on se montre meilleur envers les
gens: quand on les retarde de mourir? Ou bien peut-être plutôt
quand on les aide un petit peu?.... Hein!
Image - V -
Alors
,
avec les premières neiges, vint à
repasser
par ici,
le révérend
Hugh Paterson
dans sa tournée du début de l'hiver
.
Le révérend Hugh Paterson.
On entendit la voix des chiens qui résonnait avec netteté dans
l'air épuré et balayé par les vents déjà
froids
glacés
.
Quelques
instants
plus tard entrait le pasteur, un homme
,
qui en dépit de ses lourds
vêtements à côté des Esquimaux
presque toujours
presque tous
ronds et
petits
courts
paraissait infiniment long et sec
. Il s'assit sur le coin d'une des
vieilles banquettes d'auto rongées par le temps et peut-être par le
sel de mer. Bien des fois il s'était demandé comment elles avaient
pu parvenir jusqu'ici, par quel chemin bizarre, qui les y avait ame-
nées, la mer, l'avion, ou peut-être quelque vieux trappeur sur son dos.
— Alors, ma pauvre Deborah, dit-il, ça ne va donc pas mieux?
Il rencontra le regard des yeux doux et tristes qui semblait
lui faire reproche d'avoir empêché la mort de la frapper à son heure.
Cette chose-là, avait l'air de penser Deborah, c'est plus fa-
cile une première qu'une deuxième fois. Qui sait même si cela ne devient
pas plus difficile plus on remet. Ah pourquoi donc as-tu voulu con-
trarier mon destin?
Tristes à faire pleurer et cependant, tout au fond, encore un
peu rieurs malgré tout par la force sans doute de l'habitude, voilà
ce que les grands yeux noirs de Deborah semblaient chercher à faire
comprendre au pasteur à travers le silence.
Lui
,
alors, comme s'il eût parfaitement compris
, tendit les
mains en avant pour réunir et attirer vers lui celles de Deborah
qu'il garda, à l'abri, dans les siennes.
— Ma pauvre enfant, ma pauvre Deborah, tout ce que tu as appris,
aimé, compris, en ces quelques mois de plus que tu as vécu, c'est à
toi à jamais. Rien ne peut t'en être enlevé.
accompli dans la vie et te voilà rehaussée pour toujours, pour tous
les temps.
Image
Les prunelles sombres réfléchirent, puis elles parurent s'em-
parer des belles paroles pour les emporter en elle, afin de les avoir
pour le jour où elle en pourrait faire quelque chose peut-être, sait-
on jamais avec les pensées!
— Tu aurais quand même dû rester à l'hôpital où tu aurais été
mieux soignée, lui reprocha-t-il sans logique mais avec une tendre
affection.
— Pourquoi vouloir tant soigner? demanda-t-
elle, puisque... et
d'impuissance ses mains qu'elle avait cherché à élever s'abattirent,
sur elle
.
C'était ce qui le
décontenançait le plus chez les civilisés,
chez les chrétiens,
cette terrible volonté
,
qu'ils avaient,
même quand
la mort était proche et sûre, de la défier encore.
Cette absurde pré-
férence aussi,
quand il fallait enfin mourir
pour
, que
ce soit dans un lit.
Elle lui dit:
— Mon bon pasteur, Deborah aime bien mieux pour
mourir
être
ici
que
là-bas.
— Qui parle de mourir! essaya-t-il une fois
encore
de la tromper avec
d'
une
fausse
légèreté.
Puis il songea à lui remettre le petit cadeau de médicaments
dont le Gouvernement l'avait chargé pour elle.
Le Gouvernement s'in-
quiétait d'elle,
au reste
dit-il
, et aurait tenu à apprendre
si l'opération
avait bien réussi.
— Tu diras merci, fit Deborah sans plus.
Enfin le pasteur en vint à lui représenter que la mort n'était
pas un mal.
En fait
c'était la mort
c'est elle maintenant
et non plus la vie
,
qu'il présen-
ta comme la meilleure amie des êtres
créées
humains
. Elle était la délivrance
de tous nos maux. Enfin on était libéré. On s'en allait les épaules,
les mains, le coeur enfin déchargé.
s
C'étaient là encore de bien belles choses à entendre, même si
elles parurent à Deborah le contraire de ce que lui avait
déjà
dit le pas-
Image
teur lorsqu
e c'était à vivre qu'il l'encourageait
'il l'encourageait plutôt à vivre,
. Mais elles n'en
étaient pas moins
convaincantes à leur manière. Même Deborah savait
à présent qu'il faut bien dire les choses qui font l'affaire du mo-
ment, sans quoi cela ne donnerait plus rien de parler, ce ne serait
même plus la peine d'ouvrir la bouche
.
, plus personne peut-être ne parlerait jamais.
— La mort n'est pas notre ennemie,
sa
is-tu bien, Deborah.
Elle se montra par un sourire on ne peut plus d'accord. Rien
en
effet
à l'heure pr
é
sente ne pouvait
en effet
lui paraître moins son ennemie
.
que la mort justement.
Ce qui était dur c'était d'avoir à attendre.
— Deborah aimerait
tout de suite
partir
.
— Deborah n'aura peut-être pas très longtemps à attendre, dit-
il, comme en un tendre souhait.
encore, et elle serait en plein bonheur.
"
29 bis et 29 bis bis
Le bonheur! Encore une de ces expressions incompréhensibles
des homme blancs! Qu'entendaient-ils par là? Le bonheur! Où cela
pouvait-il se situer? Pendant quelque temps elle avai failli croire
que ce pourrait être dans
le Sud
si
bienveillant, mais elle
c
s
'y était
ennuyée à la longue, et, même si elle ne s'y connaissait pas beaucoup
dans le bonheur, elle avait le sentiment qu'il n'était pas là
là
où
il y a de l'ennui. Où donc alors? Dans
le Nord
? Mais alors,ce serait
les gens du
Sud
qui ne pourraient pas s'y faire. Et le bonheur était sans
doute en un endroit où tous pourraient le goûter ensemble.
— C'est bien cela, Deborah. Le bonheur sera dans la réunion de tous.
Il disait aussi qu'il y aurait tout à coup comme une grande et
belle clarté. Tout ce qui était jusque là demeuré obscur se trouverait
éclairé. Et ceci encore: là-bas, sur cet autre versant de la vie, au-
delà de l'horizon, jamais plus il n'y aurait de manque. Rien ne man-
querait à personne.
papillons
Image
Le bonheur! Encore un de ces
mots étranges des Blancs! Que
signifiait-il au juste, et, si le
bonheur vivait quelque part
sur la terre, où était-ce? Arrivée
dans
le Sud
, elle avait pu
croire pendant quelque temps que
c'était ici, au milieu de la
grâce et de la richesse. Mais
bientôt elle avait cru voir
qu'il y en avait encore moins
ici que par chez elle. Maintenant,
à ce propos, elle était toujours perplexe.
— Au fond, le pasteur fut-il
amené à
l'
admettre, on ne pouvait
rencontrer le bonheur dans tout
son
accent aigue
eclat que sur l'autre versant
de la vie.
lus confuse,
comme prête à ac
résignée
peut-être
à ne jamais comprendre
— En ce cas, pourquoi vouloir
attendre?
— Mais parce que la vie est
bonne aussi, à son heure, fit
le pasteur qui, après avoir
de nouveau défendu la cause
de la vie, en vint à reconnaître
que, le pas de la mort franchi,
alors enfin on était éclairé
sur toutes ces questions qui
troublaient les âmes.
obscur serait comrpis, disait-il.
La clarté règnerait et aussi
l'abondance. Par là, rien
ne manquerait plus à personne.
Ni au corps. Ni à l'âme.
Les nuits sont longues, sous cette latitude, à l'approche de
l'hiver, même pour qui dort bien. Pour Deborah elles étaient inter-
minables. Sa courte vie dévorée par des besoins qui laissent peu de
temps pour penser, s'achevait, paradoxalement, en un temps infini où
il n'y avait que cela à faire. Ainsi la courte vie en dernier lieu
se trouvait-elle comme prolongée pour une raison que Deborah cher-
chait à comprendre.
Elle reposai sur les banquette
d'auto
,
mises bout à bout,
tandis
que les autres, tout autour, enveloppés de ce qu'il leur restait
de vieilles couvertures usées, dormaient à même le plancher.
L'air était vicié dans la hutte, tant par la mauvaise odeur
que commençait à dégager son corps malade que par leur odeur à eux
d'huile et de poisson qui lui soulevait le coeur. Ils en
étaient
arrivés, l'hiver venu,
à se gêner nullement les uns les autres,
dans
cette frêle cahute que le froid rigoureux leur commandait de garder
à se gêner cruellement les uns les autres.
hermétiquement close
,
L'un toussait, crachait, se retournait, et
tout le monde s'agitait, toussait, se retournait.
Deborah s'était mis
e
en tête d'essayer de se figurer ces
lieux après la mort si différents de la vie, où, selon le pasteur,
personne ne manquerait de rien. Il lui fallait toute sa confiance
au pasteur
,
pour ajouter foi à de telles paroles. Car
,
à l'heure
actuelle
, beaucoup
presque tout
lui
manquait. Ce qui lui manquait peut-être le
plus d'ailleurs, c'était ce qu'elle avait appris à connaître de frai
^
-
che date, ces douceurs de la vie dans
le Sud
: l'eau chaude et le
savon; la claire et abondante lumière
,
toujours prête à jaillir
,
de
l'électricité; un peu de place à elle seule; mais surtout sans doute
cette sorte d'amitié -- ou de démonstration de l'amitié -- entre
gens, dans
le Sud
, que d'abord elle avait trouvée déplacée, mais
maintenant, même si elle n'était pas encore tout à fait assurée que
ce
fût là une véritable affection, elle aurait souhaité en ressentir
quelque effet
autour d'elle.
le doux effet.
Image
Ainsi, il semblait à Deborah
que
,
plus on s'élevait,
meilleure
devenait
était
la vie, plus elle
avait
satisfait
sait
de manques
,
mais
et
plus aussi
il en surgissait de nouveaux. En sorte qu'il lui
paraissait tout à
fait impossible que l'on pût
parvenir
jamais
à une vie ou en des
lieux où il n'y aurait plus de manque.
Les autres aussi, autour d'elle, à cause d'elle, étaient dans
le manque et privés, Isaac, de sa chaude couverture qu'il lui avait
"prêtée" rien que pour un temps et pas pour tout l'hiver, Jonathan,
d'amour
,
car pour Deborah l'amour était
devenu supplice.
Au-dehors la plainte des chiens s'abaissait un moment pour
remonter aussitôt.
Auparavant, elle ne
l'entendait
l'avait
pas
entendue
.
Cela était,
inévitable comme le gel qui surprend lmeau, comme le déclic du piège
sur une capture. Cela était, voilà tout.
!
Maintenant elle ne cessait
de l'entendre et d'en être fatiguée. Est-ce qu'on n'aurait pas pu
une bonne fois donner assez à manger aux chiens? Jonathan l'avait
regardée de travers. Etait-elle folle? Rassasier les chiens? Mais
autant rassasier les bêtes de la toundra,
toute la création
affamée!
X X X
Elle en vint presque à suffoquer, une nuit, dans la cabane close
de toutes parts. Qui aurait jamais pu croire qu'en cet
Ar
c
tique
glacial,
tout plein de vent de tempête, elle en viendrait à souhaiter plus que
tout au monde une bouffér d'air pur! C'est encore dans
le Sud
, toutes
fenêtres ouvertes, qu'elle avait acquis ce goût d'air renouvelé
dans la maison. Si seulement, cette nuit encore, on avait pu laisser
la porte entrouverte d'un cheveu! Mais les autres gelaient. Elle, elle
brûlait pourtant.
Elle rejeta les couvertures qui l'enveloppaient. Elle prit la
Image
plus chaude et en couvrit le vieil
Isaac
, recroquevillé par terre,
qui avait beaucoup toussé ces derniers temps, sans pourtant se ré-
soudre encore à lui redemander son bien. Elle chaussa ses mouklouks.
Elle tira la porte. L'air coupant la revigora.
Elle partit devant elle.
neige fraîche mais peu profonde,
Deborah
laissa derrière elle l'em-
preinte très nette de ses pas.
C'est ainsi qu'on put suivre, le lendemain, à ses traces, le
chemin qu'elle avait accompli.
X X X
De peine et de misère elle était d'abord montée au sommet du
mamelon le plus proche. Pourquoi? Pour y entendre battre le
ressac?
Parce qu
e
'
elle se souvenait peut-être,
qu'enfant
autrefois
, avec d'autres en-
fants,
elle était
être
souvent montée ici
pour tâcher de découvrir la mer
qui n'était
plus très
loin
éloignée
?
Quoi qu'il en soit, elle avait
continué
.
plus loin.
Jusqu'à la prochaine butte, puis jusqu'à une autre butte
encore.
De mamelon
en mamelon
EN MAMELON,
elle était parvenue à la banquise.
Là, ce qu'elle
eut
avait eu
sous les yeux, se révélant sans doute à elle
à la pâle clarté qui venait de la neige, c'est le
pays le plus raboteux
du monde: une rude
ét
e
ndue inégale faite de milliers de pièces de gla-
ce jointes les unes aux autres avec de grossiers bourrelets en guise
de soudures.
avait
avec une fureur sans égale.
Elle s'y était engagée pourtant. De place en place, sur la
croûte plus dure, on avait relevé quelques traces encore. Elles in-
diquaient que Deborah était tombée à plusieurs reprises
déjà
et
qu'à la fin
que
maintenant
elle se traînait plus qu'elle ne marchait. Les
trous
con-
tinuaient encore
cependant
un peu
. On en trouva jusqu'au bord de l'eau libre.
glace, on put
constater qu'une partie s'en était détachée récemment.
et sombre paysage d'eaux noires, ils ne purent rien y distinguer qui s'ap-
parentait à une forme humaine. Ni rien entendre d'autre que les cris
horribles du vent.
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Les Satellites - État 2
Sync
Au bord du petit lac, au loin dans l'immense pays nu, sans
arbre, dans la nut d'été à peine sombre de
l'Artique
, brillait
le feu allumé pour guider l'hydravion qui n'allait sans doute plus
tarder à venir. Autour, des ombres trapues, quelques hommes ali-
mentaient le feu de poignées de mousse de caribou arrachées à mê-
me le sol.
Sync
Plus loin, au bout d'une planche jetée sur l'eau en guise
de passerelle, il y avait une cahute faiblement éclairée, accom-
pagnée de quelques autres dans l'ombre. Plus loin encore, dans
un repli de terrain, il devait y avoir sept ou huit autres caba-
nes, de quoi amplement constituer par ici un village. De partout
s'élevait la plainte des chiens, à faire croire qu'ils étaient
des centianes et depuis toujours affamés.
Sync
Personne ne les entendait plus jamais. Auprès du feu, les
hommes devisaient calmement. Ils parlaient de cette voix unie
des Esquimaux, presque sans éclat jamais, pareille à la douce
nut d'été, ponctuée seulement de petits rires à propos de tout
et à porpos de rien. Bien souvent ce n'était là chez eux qu'une
manière de colre une phrase, un point final, une sorte de com-
mentaire peut-être sur le destin.
Sync
Autour du feu, ils en étaient à parier. Ils pariaient que
l'hydravion allait venir, qu'il ne viendrait pas, qu'il s'était
mis en route mais n'arriverait jamais et même qu'il n'était pas
du tout parti.
Sync
Fort-Chimo
avait parlé pourtant. Par la radio, il avait dit
de se tenir prêt, que l'hydravion, en revenant de
Frobusher Bay
,
s'arrêterait ce soir prendre la malade. La malade, c'était Deborah
à qui on avait laissé de la lumière dans la hutte.
Image
Sync
Les hommes continuèrent à parier pour
le plaisir.
Par exemple,
Deborah serait morte quand arriverait l'hydravion, comme mourraient
du reste les Esquimaux dans le temps, sans histoire. Ou bien encore,
l'hydravion emporterait Deborah au loin et plus jamais
on ne la re-
verrait, ni morte ni vive.
Ils parièrent qu'elle reviendrait par le
chemin du ciel guérie et même rajeunie de vingt ans. A cela, ils
rirent tous de bon coeur, surtout Jonathan, le mari de Deborah, com-
me s'il se retrouvait en butte aux plaisanteries de sa nuit de noces.
Ils en venaient à parier que les Blancs allaient bientôt peut-être
trouver un remède contre la mort. On ne mourrait plus sur la terre.
On vivrait sans fin. A cette perspective, ils se turent tout de
même, impressionnés. Ils étaient une dizaine autour
du feu, de tous
les âges:
des vieux comme Isaac, le père de Deborah, élevés à la
dure; des hommes entre deux âges comme Jonathan, soumis à deux in-
fluences, prius entre deux feux, ébranlés; enfin de jeunes hommes
que l'on reconnaissait à ce qu'ils étaient plus droits de corps,
plus élancés aussi.
Sync
Le vieil Isaac, qui se tenait un peu à l'écart, à rouler tout
le temps entre ses doigts un galet rond, dit que rien n'était plus
maintenant comme cela avait été autrefois.
— Autrefois, dit-il avec fierté, on ne se serait pas donné
tout ce mal pour empêcher une femme de mourir, son heure venue.
Ni même un homme quand à cela.
A quoi ça rime
, interrogea le vieil
homme esquimau, d'empêcher, à si grands frais, quelqu'un de mourir
aujourd'hui qui de toute façon va mourir demain?
A quoi ça rime?
Sync Personne ne le savait au juste à quoi ça rimait.
Le vieil Isaac regarda attentivement le feu. On vit venir
dans ses yeux, avec les souvenirs, un peu d'attendrissement peut-
être mêlé à de la dureté. On sut de quoi il allait parler. Même
les plus jeunes se rapprochèrent, car le sujet était passionnant.
Image
— Cette nuit que vous savez, commença le vieil homme, n'était
pas aussi froide qu'on l'a dit. C'était une nuit de saison, voilà
tout.
On n'a pas non plus abandonné la vieille sur la banquise,
comme ils l'ont dit
également. On lui a parlé avant. On lui a dit
au revoir. On a fait comme de bons fils, quoi! On l'a enveloppée
de peaux. On lui a même laissé une neuve, de caribou. Trouvez-
moi des Blancs, vous autres, fit-il à la ronde, qui en feraient
autant pour leurs vieux, en dépit de leurs belles paroles. On ne
l'a pas abandonnée, reprit-il avec un curieux entêtement.
— Est-ce que même, demanda l'un des jeunes hommes, vous ne lui
avez pas laissé aussi de quoi manger?
— Oui, confirma Benjamin, le cadet d'Isaac, on lui a laissé de
quoi manger: un beau morceau de phoque tout frais.
— Qu'est-ce qu'on en sait!
dit un des hommes.
Elle a pu
vouloir tenir un jour ou deux encore peut-être... pour voir venir...
— Pas mon idée, reprit Isaac. Elle ne pouvait plus marcher
seule. Elle ne pouvait presque plus avaler. Elle voyait à peine
clair. Pourquoi est-ce qu'elle aurait voulu tenir?
Sync
Ils se turent en regardant les flammes. Il y avait à leurs
yeux une sorte de beauté dans cette fin, dans l'ombre, le vent et
le silence qui l'entouraient, peut-être surtout dans le fait qu'ils
ne savaient ni où ni comment exactement elle avait eu lieu, si
c'était par l'eau, par le froid ou de saisissement.
— Est-ce qu'on n'a pas au moins retrouvé quelque chose?
La peau neve peut-être? demanda l'un des jeues esquimaux.
— Rien, dit le vieux. Pas de trace. Partie, la vieille,
comme elle était venue au monde. Il n'y aurait pas eu de quoi
faire un enterrement.
Alors Jonathan se leva et annonça qu'il allait dans la
Image
cahute, à deux pas, voir si Deborah n'avait pas besoin de quelque
chose.
Il se tint un moment sur le seuil, à regarder à ses pieds,
une forme humaine allongée sur deux vieilles banquettes d'auto
mises bout à bout.
— Tu es là?
— Je suis là, dit-elle faiblement.
— T'es pas plus mal?
— Je ne suis pas plus mal.
— Patiente, dit alors Jonathan, et s'en fût aussitôt retrouver les autres autour du feu.
X X X
Qu'aurait-elle pu faire d'autre! Emaciée, haletante, elle
gisait là depuis quelques semaines, atteinte d'un mal qui progres-
sait vite. Elle n'avait que quarante-deux ans. Elle, cependant,
trouvait que c'était assez vieux pour mourir. Du moment qu'on
n'était plus bon à rien, on était toujours assez vieux, pensait-
elle, pour la mort.
Mais voici qu'était venu à passer par ici la semaine der-
nière, leur pasteur, le révérend Hugh Paterson. Il s'était assis
par terre auprès du "lit" de Deborah.
— Voyons, Deborah, tu ne vas tout de même pas te laisser
mourir!
Faible comme elle était, elle était parvenue
à tirer d'elle
quelque chose comme un rire à pareil propos.
—
Veux, veux pas, avait-elle dit, du
moment que la carcasse
n'est plus bonne.
— Mais justement, la tienne est bonne et vaillante encore. Tu
es trop jeune pour quitter la vie. Allons,
un peu de courage.
Du courage? Elle voulait bien, mais que faire? Comment s'y
prendre pour ne pas mourir, lorsque la mort s'approchait à grands pas?
Image
— Que faire!
Eh bien, c'était simple: il allait faire venir
l'hydravion. On emmenerait à l'hôpital dans
le Sud
pour
la soigner.
Le Sud! C'était un mot magique pour elle.
Elle en avait
rêvé tout comme des gens du
Sud
-- et si elle l'avait pu savoir
son étonnement n'aurait pas connu de bornes -- rêvent, eux, du
Nord
,
parfois. Seulement pour le voyage, pour voir enfin comme c'était
dans
le Sud
, elle se serait peut-être décidée, si elle s'en était
sentie la force.
Mais elle était trop fatiguée.
— Tant qu'il y a de la vie, avait recommencé le pasteur, il
fallait espérer, essayer de la retenir.
Elle avait alors tourné la tête vers lui pour
l'examiner à
son tour longuement. Elle avait déjà eu lieu de remarquer que les
Blancs semblaient chercher en effet, bien plus qu'eux, les Esqui-
maux, à retenir leur vie.
— Pourquoi cela? lui avait-elle demandé. Pourquoi tant aimer
votre vie? Est-ce parce qu'elle est meilleure que la nôtre?
Par cette si simple question elle était apparemment parvenue
à plonger dans l'embarras un homme qui avait su répondre jusqu'ici
à des questions autrement difficiles pourtant.
Il est vrai, avait-il dit, que les Blancs craignent de mourir
plus que vous autres, les Esquimaux, mais pourquoi en est-il ainsi,
je serais en peine de le dire. C'est fort étrange, quand on y pen-
se, car nous n'avons pas appris à vivre en paix les uns avec les
autres ni au reste avec nous-mêmes; nous n'avons pas appris ce qui
compte, pourtant il est exact que nous tenons à vivre de plus en
plus vieux.
Elle avait réussi à lancer un petit rire encore à entendre
quelque chose d'aussi saugrenu.
Image
Peu après, cependant, il l'entretenait de ce que la charité
et l'amour des uns et des autres avaient malgré tout fait de grands
pas chez eux, les Esquimaux, depuis qu'ils avaient accepté la Parole.
Elle avait su alors qu'il allait lui reparler de cette vieille
histoire de la grand-mère abandonnée sur la banquise - une histoire
qu'il tenait d'eux au reste, l'ayant par la suite remaniée à son
gré, qu'il leur rappelait à présent à tout propos, dont il avait
même fait le thème de son sermon principal, en en tirant la conclusion
que les Esquimaux d'aujourd'hui avaient meilleur coeur que ceux du
temps passé.
Ce n'étairt pas qu'il n'y eût pas de vrai dans l'histoire telle
il la racontait, il y en avait. Mais il omettait certains détails,
que, par exemple, la grand-mère avait demandé d'être laissée sur la
banquise, n'en pouvant plus d'essayer de suivre les autres, qu'elle
l'avait demandé des yeux, en tout cas; ou que du moins, c'était ce
que les fils avaient cru y lire.
Depuis quelques minutes, Jonathan revenu sur le seuil, écou-
tait
Deborah qui pensait tout haut et se redisait des paroles
d'en-
couragement que lui avait prodiguées le pasteur avant de devoir la
quitter.
— L'avion n'est pas encore arrivée, dit Jonathan. Peut-être
qu'il est à la veille d'arriver. Comment ça va? lui demanda-t-il.
— Elle dit que ça n'allait pas trop mal.
Alors il dit: tant
mieux, et qu'il s'en allait attendre avec les autres.
Ensuite c'est la bru de Deborah qui vint de la cabane voi-
sine et s'arrêta un moment sur le pas de la porte.
— T'as besoin de quelque chose?
— De rien. Merci quand même, Mary.
Image
Elle parvint alors, se traînant, se tortillant quelque peu,
à se rapprocher du seuil où elle s'appuya du dos, le visage tourné
vers le ciel. Ainsi elle verrait elle aussi arriver ce fameux
hydravion qui venait la sauver.
Ce qui l'avait décidée en fin de compte, ce n'était pas
l'amour de la vie pour la
vie. Simplement la vie en soi, elle n'y
tenant pas tellement.
Non, ce qui l'avait décidée, ç'avait été
l'espoir de reprendre sa vie comme avant.
Marcher des heures char-
gée de paquets, avec les hommes, sur le sol
raboteux de la toundra,
camper ici, chasser là, pêcher plus loin, faire du feu, raccommo-
der les hardes, c'était de cette bonne vie-là qu'elle avait eu envie.
— Je ne vois pas pourquoi tu ne reviendrais pas assez à la santé
pour faire ce que tu as déjà fait, s'était laissé aller à promettre
pour ainsi dire le pasteur dans son désir de voir Deborah guérie.
Elle l'avait
cru, lui, qui lui avait dit tant de vrai déjà:
par exemple, qu'il les aimait de tout son coeur, ses enfants
de
Ivugivik
, et cela devait être, car, pour rester avec eux, il n'y
avait que ceux qui s'enrichissait ou qui les aimaient et lui ne
s'était pas enrichi.
Il disait également que les temps changeaient et qu'il y
avait du bon dans tous les changements. Aujourd'hui le gouverne-
ment prenait davantage soin de ses enfants esquimaux. Il dépensait
beaucoup pour eux. Et les Esquimaux eux-mêmes avaient considérable-
ment changé.
— Ce n'est plus maintenant, conviens-en Deborah, que vous aban-
donneriez la vieille au froid et à la nuit.
Il est vrai: cela ne s'était pas fait depuis longtemps; cela
ne se ferait peut-être jamais plus. En un sens,
c'était même ce qui
troublait Deborah. Car, qu'en feraient-ils maintenant de leurs pau-
Image
vres vieux? Ils les garderaient, c'est entendu, mais pour quoi faire?
Elle s'était prise à se creuser ainsi la tête pour trouver des
solutions dans l'imagination à des maux éventuels ou seulement pos-
sibles. Si elle l'avait seulement pu savoir, c'est ainsi que dans
une vie entre la tristesse.
— C'est bon, avait-elle fini par se laisser arracher son consen-
tement. Fais venir ton avion.
X X X
Justement, comme elle en était là de ses réflexions, Jonathan
arriva en courant.
— On entend un bruit derrière les nuages. Ça doit être l'hy-
dravion.
Presque au même instant, le bruit redoubla à couvrir sa voix.
Les chiens s'en mêlèrent. Il y eut un charivari indescriptible, puis
un immense floc dans l'eau, ensuite le silence presque.
L'hydravion s'ouvrit. L'infirmière en sortit la première, un
petit bout de femme, mais l'air décidé.
— Où est la malade? dit-elle.
Elle avait à la main une lampe puissante à manche aussi long
qu'un
fusil. Elle en promena les rayons alentour. On vit surgir de
la nuit des objets dont la vue parut étonner tout à coup même les
Esquimaux qui jamais auparavant
ne
les avaient vus dans cet éclairage
insolite: ce vieux lavabo, par exemple, sans écoulement ni arrivée
d'eau, hors celle de la pluie et, quand il s'en était amassée,
Jonathan, parfois, en passant, s'avisait
de s'y laver les mains.
Il y avait aussi des centaines de bidons rouillés; de la feraille
de toute sorte; enfin, entre deux piquets, de la lessive mise à sécher.
Derrière l'infirmière étaient sortis le révérend Hugh Paterson
et le pilote. Ils s'engagèrent tous sur la passerelle, la jeune fem-
me en tête. Avec les Blancs, il ne fallait pas s'étonner, c'était
assez souvent la femme qui commandait.
Image
Ils arrivèrent à la cahute. Ils prirent Deborah d'entre les
peaux et vieilles couvertures rongées, repoussant à peu près
tout ce qui était à elle, pour l'envelopper dans du neuf, du blanc
et du propre. Ils la chargèrent sur une planche, en dépit
de ses protestations. Après tout, hier encore elle s'était levée
pour faire à manger aux siens. Ils ne voulurent rien entendre.
Ils la hissèrent à bord comme si elle avait été un ballot. Ils
montèrent à leur tour. Ils claquèrent les portes. Ils s'élevèrent
dans le ciel. Peu après, il n'y avait plus de trace d'eux.
En bas, revenus autour du feu, les hommes médusés ne savaient
trop que dire de tout cela. A la fin ils se remirent à parier -
que faire d'autre! Elle ne reviendrait pas. Elle reviendrait
peut-être.
— C'est pas mon idée, trancha le vieil Isaac. Pas avec le vent
qu'il fait ce soir.
dim="vertical" Image - II-
Avec le jour naissant elle commença
de voir son pays. On
avait cherché à la garder allongée mais elle avait si bien résis-
té qu'elle avait obtenu de rester assise dans un fauteuil d'où
elle était bien pour voir d'un bout à
l'autre son immense et étran-
ge pays.
Qu'en avait-elle jamais pu voir avant ce jour,
toujours
plus ou moins en route il est vrai à travers l'étendue déserte,
mais,
l'hiver, aiguillonnée et aveuglée par les vents et la neige,
l'été, par les moustiques, en tous temps chargée de paquets
jusqu'au front et toujours préoccupée de quelque chose
à faire,
la chasse,
la pêche, le manger? C'était aujourd'hui seulement
qu'enfin elle découvrait son pays.
Elle le trouva beau. Elle le
trouva bien plus beau qu'elle avait jamais
pu
s'en faire une idée
d'après les bribes qu'elle avait en tête.
Elle-même d'ailleurs, maintenant que l'infirmière l'avait
lavée, peignée, arrangée, était loin de se montrer
vilaine. Elle
avait en tout cas
les beaux yeux de ceux de sa race qui brillent
aisément, mais aussi les yeux de quelqu'un qui à cause d'une cer-
taine tristesse peut-être en sont à regarder le monde et les
choses avec une nouvelle affection.
Ce qui l'étonnait,
la fas-
cinait le plus, c'était peut-être les lacs, leur
forme souvent
bizarre,
leur foisonnement surtout.
Elle aurait dû les connaitre
pourtant, ces petits lacs presque tous bouchés, sans communication
visible entre eux,
pour avoir erré et peiné, Jonathan et elle, des
journées entières, sac au dos, à chercher un chemin à sec, con-
tournant cette eau,
creusée dans le roc, il y avait encore une
autre cuvette toute
pleine d'eau. Et maintenant
rien n'avait
peut-être plus d'attrait pour elle que ce singulier pays qui lui
avait été si dur.
D'être en route, de voyager lui avaient fait du bien,
l'avaient remonté, à moins que ce ne
fût les remèdes que lui avait
Image
donnés l'infimière. Rien n'échappait à son attention. Dans ce
désert d'eau et de roc qui se déroulait très loin, elle reconnut
le poste de fourrure où ils
traitaient ceux de son
village et
d'autres villages aussi. De le voir si petit, à peine plus grand
qu'un dé posé dans le pays vide, ce
poste qui avait commandé pres-
que tous leurs voyages edpuis leur naissance, à pied, en traineaux,
en kayaks, ce but pour ainsi dire de leurs vies, causa
à Deborah
une vive surprise. A peine le temps de l'apercevoir au bord d'un
immense fleuve qui coulait vers la mer, avec rien d'autre autour
que des nuages et
déjà il était perdu de vue.
En passant elle
avait dit bonjour en son coeur
au facteur
de la Compagnie
qui, depuis la mort de sa femme, vivait là
,
seul
,
une vie dont même les esquimaux n'auraient pas voulu. Comment
un être humain pouvait-il se résoudre à aller vivre si loin de son
pays et de tous?
Au loin elle distingua la rencontre qui parassait toute
douce et naturelle de la terre de te la mer. Souvent pourtant,
au pays de Deborah, ces deux-là se rencontraient au milieu de
glaces amoncelées, dans un fracas et avec des coups comme en une
lutte sauvage.
De l'autre côté, c'était les montagnes.
Elle les contempla
longuement et vit bien enfin comment elles étaient faites,
de
vieilles montagnes rondes et usées par le temps; elle vit
leurs
couleurs et leur sommet,
comment elles se terminaient et comment
elles se tenaient
les unes à côté des autres tout le long de l'ho-
rizon pareilles
à un campement sans fin de tentes à peu près égales
en
hauteur. Il n'y avait pas à dire: des montagnes, cela ne se
voyait pas bien à partir du sol. Peut-être pour en voir vraiment
quelque chose, fallait-il avoir
la chance, comme elle dans le moment,
d'être assise calmement dans les nuages.
Son visage malade s'éclaira à cette pensée, d'une douce envie
de rire.
Image
A
Fort-Chimo
, il fallait changer d'avion, en prendre un
beaucoup plus grand, en partance pour
le Sud
.
Pendant qu'elle attendait, enroulée dans une couverture, sur
une civière, au milieu de bidons et de ballots de toute sorte, lais-
sée à elle-même pour un instant, elle aperçut, à peu de distance, au
bord de la piste d'envol, quelque chose de fascinant.
C'étaient
comme de petites créatures vertes qui se tenaient debout et qui
étaient munies de ce qui pouvait avoir l'air de mains, car, dans le
vent, on les voyait s'agiter presque sans arrêt. Ce devait être ce
qu'elle avait entendu nommer des arbres.
Elle avait
aussi entendu
dire qu'ils commençaient à se montrer à cette latitude-ci, par rap-
port évidemment aux gens qui étaient au
Nord
, car les arbres, eux,
venaient du
Sud
, en nombre d'abord incalculable et de très haute
taille.
On disait encore que peu à peu, cependant, au fur et à me-
sure qu'ils montaient vers le froid, leurs rangs s'amincissaient et
eux-mêmes, comme épuisés, comme des gens qui auraient trop longtemps
marché peut-être, rapetissaient.
Deborah s'assura d'un regard que personne n'allait pour l'ins-
tant l'empêcher de faire à son gré. Elle se sentait toujours très
bien grâce sans doute à ces bons remèdes dont on lui en avait redonné
un peu tantôt et elle avait une insurmontable envie de voir de près
les douces petites créatures vertes en rang au bord de la piste.
Non sans peine
elle parvint à se dépêtrer de la couverture qui l'en-
serrait et elle se mit en marche vers les arbres nains.
Elle tenta
de dérouler leurs minuscules
feuilles dont elle sentit, au toucher,
qu'elles étaient des choses si vivantes qu'un peu de leur humidité
lui resta au creux de la main.
Alors, à la dérobée, comme si elle
en était à commettre un larcin, elle se hâta d'en mettre plein ses
poches. Ce serait pour les enfants d'
Ivugivik
, quand elle revien-
drait, afin qu'ils aient quelque idée de ce que c'est qu'un arbre et
ses feuilles.
Image
Du gros avion,
après quelques heures de vol, quand il sortit
enfin des nuages, c'est le pays des Blancs qu'elle commença à décou-
vrir. Heureusement qu'elle avait vu des arbres d'abord chétifs,
sans quoi elle n'aurait jamais pu croire ses yeux lorsque se pré-
sentèrent les géants du
Sud
.
Même des airs on pouvait voir que
c'étaient des créatures d'une surprenante
vitalité, agiles aussi et
comme doués d'une volonté bien à eux. Ils partaient du sol, se di-
visaient en plusieurs directions, dépassaient les maisons, s'élan-
çaient plus haut encore. Pourtant les maisons ici paraissaient au
moins aussi grandes que la seule grande maison du pays de Deborah,
celle du facteur de la Baie d'Hudson. Quelques unes étaient même
beaucoup plus importantes et toutes avaient tellement de vitres sur
toutes leurs faces, qu'elles semblaient regarder de tous les côtés
à la fois. Deborah en déduisit qu'on ne devait pas avoir trop de
peine à chauffer
par ici pour que les maisons aient tant d'ouver-
tures.
Elle en vint à se demander pourquoi leur pasteur, quand il
s'évertuait à leur faire voir comment serait le bonheur de la vie
future, ne leur avait pas tout simplement décrit cette terre
ver-
doyante qu'elle voyait se dérouler à l'aise au soleil et, de sur-
croît, tout brillante des feux que lançaient
les vitres, les toits
et les clochers.
Ça et là, sur le sol, il y avait de beaux ani-
maux qui semblaient avoir leur part de la douceur de vivre par ici;
on les voyait brouter
une herbe bien verte; ou encore couchés au
soleil, ils restaient à ne rien
faire d'autre qu'à s'éventer de leur
queue.
Eux, comme compagnons parmi les animaux, ils n'avaient jamais
eu que
leurs chiens et, maintenant, en regard des animaux d'ici; qui
même de loin paraissaient gros et placides, Deborah eut le sentiment
que leurs pauvres chiens vivaient une vie cruelle.
C'est peut-être à comparer les animaux, leur vie et leur façon
d'être, qu'elle commença à mieux saisir l'essentielle différence entre
le Nord
et
le Sud
.
Image
Tant qu'il fut visible, elle ne put détacher les yeux d'un pe-
tit cheval blanc qui se tenait parmi les fleurs blanches au bout
d'un pré, près de l'eau et sans doute dans le vent pour se rafraîchir,
car on voyait onduler sa queue et ses autres poils dorés, encore plus
beaux, qu'il portait au cou. Quel joli petit animal c'était là et
à quoi pouvait-il servir si mince et délicat?
L'avion s'abaissa encore plus et elle vit quantité d'autres
détails. Par exemple, ces petits murs bas, partout, qui coupaient
le pays en tranches de toutes formes et de toutes dimensions,
qu'étaient-ce?
On lui fit comprendre que c'étaient des clôtures,
quelque
chose comme une marque, une frontière
servant à délimiter le ter-
rain.
Délimiter! Couper!
Elle eut presque hâte alors d'être de retour parmi les siens
afin de leur faire part d'une aussi extraordinaire
nouvelle: Pensez,
là-bas, ils coupent le pays en petits morceaux entourés de fils de
fer ou de planches.
Des planches! Personne peut-être ne la croirait. C'est cela
qui serait vexant.
Maintenant
l'avion était beaucoup plus près de la terre. Les
yeux de Deborah se mirent à briller comme à un spectacle qui n'a pas
de prix. Tant et si bien que l'infimière s'approcha pour voir ce
qui pouvait mettre sa patiente
en pareil état et elle ne vit rien
pourtant que de l'ordinaire.
C'étaient tout simplement les abords
d'une petite ville, comme il y en a des centaines au pays, avec ses
maison entourées de petits massifs de roses ou de phlox, ici une
balançoire
où jouaient à monter et à descendre des enfants,
là une
piscine où on en voyait d'autres plonger et puis d'autres animaux
Image
encore, des poules, des chats, des chiens; enfin de grands parterres
composés de fleurs variées qui formaient des dessins plainsants pour
l'oeil; ensuite des arbres à écorce banche comme neige et d'autres
aux branches souples comme
des chevelures.
Qu'aurait pensé Deborah
si on lui avait dit que ce pays si doux à ses yeux, pour d'autres,
vivant plus au
Sud
, c'était
le Nord
,
un climat rude, une terre dif-
ficile.
Tout d'un coup elle eut très peur cependant, l'impression que
la terre venait droit sur eux.
Elle se cramponna à son siège. De
monter dans le ciel lui avait paru naturel. C'était de revenir sur
terre qui l'effraya. Elle ferma les yeux. Ce n'était donc pas la
peine d'avoir cherché à échapper à sa mort dans
le nord
.
La mort
avait pris les devants pour venir l'attendre dans
le Sud
.
Enfin elle ouvrit les yeux, vit que
l'avion, sans qu'elle s'en
fût aperçue, s'était posé sur le sol et roulait maintenant tranquil-
lement. De constater qu'elle n'était pas morte la fit rire un peu,
tout en jetant autour d'elle un regard quelque peu gêné, car les au-
tres voyageurs ne riaient pas de se voir apparemment sauvés de la
mort. C'était peut-être qu'ils ne tenaient pas autant qu'elle l'a-
vait
cru à vivre, ou bien qu'ils s'en cachaient.
Maintenant, elle se
sentait brisée d'émotion et de fatigue.
Il se pouvait aussi que les bons remèdes eussent cessé d'agir. On
s'empara d'elle. Elle fut
sans force pour s'y opposer. A quoi
bon d'ailleurs? Elle découvrait sans doute confusément s'être mise
en des mains
puissantes, travaillant à la guérir, mais contre les-
quelles il ne faisait pas bon essayer de se rebiffer.
On la mit de nouveau sur une civière, puis à
l'intérieur d'une
petite maison sur roues qui partit à courir très vite et que rejoi-
gnirent ou dépassèrent bien d'autres petites maisons de même genre
allant
très rapidement en tous sens. Dans chacune il y avait quel-
Image
qu'un assis à conduire, parfois seul, parfois accompagné d'une ou
plusieurs personnes. Toutes pour ainsi dire, au passage, comme elles
levaient les yeux sur Deborah, lui parurent avoir l'air très préoc-
cupées et malheureuses. Elle en conlut qu'avait dû se passer au-
jourd'hui dans la vie de tout ce monde quelqu'évènement bien triste.
Autrement, pourquoi auraient-ils tous eu cette mine longue?
A
elle cependant il lui arriva alors de ressentir tout à coup
une joie très douce. Au loin, au bord du ciel, passaient en vitesse
plusieurs petits traîneaux
noirs montés sur roues, attachés les uns
aux autres et tirés par un plus grand traîneau qui lançait de la
fu-
mée et aussi de temps à autre, de petits cris brefs et singuliers
comme s'il eût appelé les gens à lâcher ce qu'ils faisaient pour
s'embarquer.
Deborah elle aussi se sentit appelée. Cela lui venait
du lointain se sa vie, de son enfance. Sans doute tous les enfants
du monde sont appelés de même façon. Elle, petite fille, c'était
par les traîneaux à chiens. Ici, c'était sans doute par cette autre
sorte de traîneau.
— C'est un train, lui dit-on. Rien qu'un train.
Elle souleva la tête, du regard suivit tant qu'elle put, jus-
qu'à la courbe de l'horizon, le traineau magique qui courait sans
sauts, sans heurts, comme s'il y eût eu là-bas pour lui un chemin
tout aussi uni que l'air. L'attelage allait apparemment de lui-même,
sans coups de fouet sur l'échine, sans fatigue aucune sans doute.
Peut-être même apparut-il à Deborah que
cet attelage n'allait
que là
où il voulait.
Par la suite, quand on lui demanda quelquefois s'il y avait
quelque chose qui pourrait lui plaire particulièrement, ses yeux
brillaient. Toujours elle répondit:
— Train. Deborah beaucoup aimer promener dans train.
Image - 111 -
Au bout d'une semaine, après qu'elle eut été examinée par en
haut et par en bas, dans l'obscurité par une machine qui grondait et
dans une pleine lumière qui l'aveugla, enfin elle reçut la visite du
Gouvernement en la personne d'un interprète qui s'assit sans façon
près de ce beau lit que
Deborah occupait à elle seule
à l'hôpital.
— Eh bien voilà, dit le Gouvernement: tu as une tumeur, une
vilaine bosse qui te ronge par en-dedans. Il faudrait t'enlever
cela. Est-ce que tu donnes ton consentement?
Deborah hésita à peine. Toujours, quand cela était indiqué,
le couteau lui avait paru la manière la meilleure et la plus expé-
ditive pour enlever le mal.
— Coupez, décida-t-elle et s'en fut calme, presque sans crainte,
à l'opération.
Puis, au bout d'un peu de temps encore, elle parut reprendre.
On la vit, dans une longue robe de chambre prêtée par l'hôpital,
mais chaussée de ses mouklouks, errer par les couloirs obstinément,
sans rien demander à personne, jusqu'à ce qu'elle eût trouver d'
elle-
même la sortie qui
donnait sur le jardin. Il était planté de quelques
beaux arbres. Des fenêtres d'en haut,
on put voir Deborah s'avancer
à pas encore un peu traînants sur le gravier
de
l'allée. Elle appro-
cha un des arbres un peu comme on approche, avec précaution, un être
vivant à ne pas effaroucher. On vit qu'elle tendait la main pour le
toucher d'abord, délicatement, du bout des doigts. C'était comme si
elle s'attendait quelque peu à le voir fuir.
Elle finit par pas-
ser un bras autour de l'arbre et y appuyant sa joue, elle demeura
longtemps immobile à
contempler au-dessus d'elle, haut dans le ciel,
la grande masse des feuilles qui remuait un peu au vent.
Elle se fit aussi des amis chez les humains. D'abord, parmi
Image
les gens de son peuple. Il s'en
trouvait un assez bon
nombre à
l'hôpital, dont quelques-uns qui auraient pu passer pour des voisins,
n'ayant habité qu'à deux, trois ou quatre cents milles les uns des
autres et sans doute, quelquefois, au hasard des étapes et des iti-
néraires, petits groupes de voyageurs en route vers le Poste, ou en
revenant, ils avaient passés bien près les uns des autres et peut-
être même, au sein des tourmentes, ne s'étaient-ils manqués que d'un
cheveu seulement. Aussi
bien leur rencontre aujourd'hui, enfin, leur
paraissait-elle l'effet d'un miracle et ils n'arrêtaient pas de
se
rendre visite et de se prodiguer de grands signes de joie.
Chez les Blancs aussi, elle se fit des amis et, parmi ceux-
ci, il en mourut. Quand donc elle vit que les Blancs n'étaient pas
au bout du compte mieux partagés que les Esquimaux, qu'ils étaient
atteints des mêmes afflictions du corps, elle en éprouva d'abord un
étonnement inouï, puis de la peine pour eux autant presque que pour
ses compatriotes malades. Alors s'éteignit pour
de bon en elle une
sorte d'espoir qu'elle avait eu jusqu'ici, bien caché toutefois,
dont peut-être au fond elle sentait qu'il était fou: les Blancs
jamais donc n'en viendrait à vaincre la mort.
Heureusement il lui restait encore
deux excellentes distrac-
tions pour
l'aider à passer le temps. D'abord la douche:
Du moment
qu'elle eut découvert cette source apparemment
intarissable d'eau
chaude et de
savon, ce fut chez elle comme une passion. Peut-être
existe-t-elle d'ailleurs chez tous ceux de sa race, à l'état latent,
frustrés depuis des siècles.
Toujours est-il que Deborah ne pouvait
plus se passer de la douche. Pendant
près d'une demi-heure à la fois,
sans voir que l'on venait quelquefois alors essayer de tourner la
poignée de la porte, elle savonnait puis rinçait ses magnifiques
cheveux sombres drapés sur elle comme un châle jusqu'à ses hanches.
De retour dans son lit, elle les brosait et les brossait avec
l'idée peut-être de les faire reluire comme autrefois, entre les murs
Image
de la petite maison de neige, l'éclat si doux de la lampe d'huile
de phoque dont le souvenir tout d'un coup s'éveillait dans sa mémoire.
Après quoi elle retournait laver encore ses cheveux.
— Tu vas finir par les user et les faire tomber, la réprimanda
doucement la Soeur.
Deborah eut un léger sourire à la fois timide et un peu malin.
Car en dépit de ce qu'elle en disait, c'était la pauvre Soeur qui,
en fait de chevelure, était plutôt dépourvue.
Sa deuxième passion, presque également débridée, c'était de
fumer des cigarettes. Quand elle n'était pas occupée à soigner ses
cheveux, presque
toujours donc on la surprenait accroupetonnée au
milieu de son lit comme sur le sol et environnée
d'une épaisse fumée.
Son regard se faisait alors un peu moins triste. C'était comme si
toute cette fumée en arrivait à obscurcir un peu ce qui tentait de
se présenter maintenant à chaque instant à l'esprit de Deborah. A
l'instar de ceux de sa race, elle avait donc fini par prendre à la
civilisation ces deux choses qui paraissaient s'exclure: le savon
pour la propreté et la clarté; le tabac pour brouiller les idées
et salir les doigts.
La Soeur lui fit reproche de cela aussi un jour. C'était une
religieuse affectée depuis longtemps à la visite des malades esqui-
maux. Elle connaissait leur langue.
— Vraiment, Deborah, je ne te comprends pas.
que je te comprends, moi? Mais, peu importe, je t'aime quand même.
D'un côté, poursuivit la Soeur , tu es la propreté même, tou-
jours à te laver. Par ailleurs,
tu répands partout des cendres de
cigarettes, tu
salis tout. A toi seule, tu ressembles à un vieux
campement de la brousse. Qu'est-ce que ça peut te donner, toute
cette fumée!
Image
Ca ne donnait peut-être pas grand-chose en effet; que des petits
bouts de rêve, des images
qu'on pensait perdues. Ca ramenait
tout
de même un peu
le grand Nord
sauvage et lointain dans cette chambre
exégue. Voilà ce que cela donnait.
Un jour, à travers la fumée, Deborah
en vint à retrouver
pres-
que tout ce qu'elle avait jamais possédé.
Le campement
de là-bas ap-
parut à ses
yeux à moitié clos. Tout y était, jusqu'au
lavabo récu-
péré par Jonathan après le départ des troupes et qui
était peut-être
plein d'eau de pluie à l'heure actuelle, jusqu'à sa lessive que l'on
n'avait peut-être pas encore songé à rentrer.
Elle revoyait la min-
ce passerelle arrachée aux bidons creux qui montait et descendait
avec les légers mouvements de l'eau comme une chose qui respire;
elle revit sa cahute, la porte laissée grande ouverte; autour du
maigre logis, c'était le pur
et grand ciel nu. Elle sentit que des-
cendaient sur sa joue comme des gouttes de pluie tiède. Elle y porta
les doigts,
cueillit une larme qu'elle
examina avec étonnement et un
peu de
honte. Qu'était-ce
que cela, maintenant? Hors celles que
lui avait arrachées le frois
extrême ou, l'été,
la fumée des feux
allumés pour chasser les moustisques, jamais elle ne se rappelait
avoir versé des larmes.
Dans la surprise qu'elle en épourava, ses larmes cessèrent un
moment de couler. Puis elles reprirent en un orage violent. Pour
être au moins ni vue ni entendue, Deborah se cacha sous le drap.
Assez souvent on la trouva ainsi qui formait un petit tas rond
au centre du lit et bougeait à peine.
La Soeur en fut presque à la supplier:
— Fume, Deborah. Ou bien va laver tes beaux cheveux.
Même cela apparemment ne lui disait plus grand-chose maintenant.
Toutefois on la surprit quelquefois qui,
en pleurant,
mangeait des
oranges. Au début, elle avait pensé garder celles qu'on lui donnait
Image
et les conserver dans son tiroir ou sous le matelas pour les apporter
aux enfants de là-bas. Jusqu'au jour où l'odeur alerta l'infirmière.
— Mais voyons, ma pauvre Deborah, les oranges ne se conservent
pas indéfiniment.
— Ah!
Il apparut sur son visage que cela était pour elle une bien
grande déception. Ainsi donc il n'y avait pas à esprérer pouvoir en
rapporter! Eh bien, en ce cas, elle allait tâcher de les manger.
Le coeur n'y
était plus cependant. Elle avait l'air
d'en être à
manger les fruits les plus amers.
Bien de belles
et bonnes choses
du
Sud
, du moment qu'elle comprit qu'elles ne supporteraient pas le
voyage, perdirent à ses yeux de l'intérêt. C'était comme si elle
refusait maintenant de s'y attacher. Peut-être même leur en voulut-
elle obscurément.
A partir de ce temps-là elle s'attrista davantage jour après
jour. L'idée semblait lui être venue qu'elle-même, pas plus que
les oranges, pas plus que les douces feuilles aux branches des arbres,
pas plus que les fleurs cueillies au jardin, durerait assez longtemps
pour supporter elle aussi le voyage de retour au pays.
Elle cessa de se laver. Elle renonça à feuilleter des revues
tout en se donnant
l'air d'en lire un texte ça et là.
Elle renonça
à tout sauf à la petite fumée bleue dont elle s'entoura plus que ja-
mais comme d'un rempart précaire autour de sa modeste et minuscule
place dans le monde.
Alors un jour, le Gouvernement revint auprès d'elle et dit:
— Tu t'ennuies donc tant que cela! Voyons, ce n'est pas raison-
nable, Deborah!
Ainsi, c'était cela, l'ennui! Il lui avait fallu être entourée
de soins, comblée d'oranges et de visites, aimée comme jamais, trai-
tée comme une reine, pour le connaître, l'ennui, quelle drôle de
Image
maladie c'était!
— Oui, ça doit être que je m'ennuie, avoua Deborah.
— Tu
penses tout le temps à ton pays, hein?
— Eh oui!
Eh bien, en ce cas, dit le Gouvernement, nous allons te lais-
ser partir. Evidemment, il aurait mieux valu pour toi que tu restes
encore un peu avec nous. Ton mal peut reprendre; on ne sait pas encore
s'il est extirpé complètement et pour de bon. Mais enfin, si tu
t'ennuies à périr!...
Comment! Elle pouvait partir si elle le voulait. On ne la
garderait pas malgré elle. Elle avait la permission? Elle était
libre?
Des larmes
roulèrent des yeux sombres, plus que jamais étranges.
Car elles ne lui venaient plus de la sombre peine de l'ennui. Elles
lui venaient plutôt de ce que cette peine tout d'un coup lui avait
été enlevée.
dim="vertical" Image - IV -
Elle revit l'aspect tendre du monde avec ses arbres qui
étaient ces jours-ci comme chargés d'or; la douceur des vallées où
les rivières en serpentant d'une île à une autre de verdure, avaient
l'air de faire des visites d'amitié.
Mais elle trouva le paysage plus beau encore quand
il n'y eut
plus d'arbre
s
.
?
Elle trouva beau au-delà de tout quand apparurent
les mamelons arrides, les bosses
pelées du pays nu entre lesquelles
brillait l'eau
froide des lacs
solitaires. Tant et tant de lacs, si
loin d'ailleurs au fond du monde, que
bien peu d'entre eux n'ont en-
core reçu de nom.
Elle dévorait des yeux ce singulier lacis d'eau et
de roc où elle avait tellement erré naguère avec Jonathan, des paquets
au dos, un bébé dans le ventre quelquefois, la sueur lui roulant au
visage à ne pas voir devant elle, et voici que ce temps de sa vie lui
parassait lui avoir été d'une tendresse émouvante.
Les choses n'é-
taient donc presque jamais au fond ce qu'elles avaient paru être dans
le moment où elles se passaient. Il fallait parfois aller bien loin
pour voir les choses les plus visibles. Souvent d'ailleurs c'étaient
les plus rides qui se changeaient le mieux en or.
Elle restait assise cette fois encore
pour faire la traversée
du ciel, même si elle ne parvenait plus tout à fait à tenir le tête
bien droite.
Pendant assez longtemps la terre fut perdue de vue. Même
Deborah ferma
les yeux et somnola un peu quand on fut dans les nuages
et qu'il n'y eut rien à voir que leurs masses de neige douce, mais
trop pareilles peut-être à d'éternelles banquises.
Soudain elle s'assit plus droite. Les yeux lourds de fatigue
flambèrent encore d'intérêt. En bas, c'était à nouveau le grand fleu-
ve
qui s'en allait vers
la mer, avec le petit poste de fourrure
à
côté, seul dans l'infini pays vide.
Image
Maintenant elle approchait de chez elle. Presque aussitôt
en effet elle reconnut le
lieu du monde qui lui appartenait ou auquel
elle appartenait, et simplement de le retrouver à son retour de si
loin, lui parut une sorte de miracle et d'autant plus grand qu'elle
avait acquis une certaine idée maintenant de ce que le monde est
vaste et complexe à l'infini. Son coeur se mit à battre comme il
n'avait jamais battu même dans le danger autrefois.
L'hydravion s'abaissa.
Les objets
du campement
se précisèrent.
Voici le lavabo qui commençait à se remplir de mousse et de
rouille;
voici les bidons vodes et, en place
de sa lessive, des peux nettoyées
et tendues à sécher au soleil. Puis voici Jonathan.
Il se tenait au bord du lac, à peu près à l'endroit d'
où il
l'avait
vue partir et à peu près dans le même attitude. Il était
un gros petit homme presque aussi large que
haut. Il levait la tête
tout en la rentrant un peu dans les épaules, pour suivre des yeux
l'hydravion en plein soleil.
Deborah distingua jusqu'à la frange épais-
se de ses cheveux et la belle couleur foncée de sa peau. Elle, à
l'hôpital, avait eu le temps de devenir aussi pâle et laide qu'une
femme blanche. Il leva les bras en l'air. Peut-être pour saluer.
Mais cela parut plutôt signifier à l'avion: Hé là! Faites un peu
attention. Sans attendre plus, il
s'en alla dans la cabane. C'était
peut-être pour ranger un peu, faire diparaitre au moins le pire de ce
qui traînait depuis des semaines. N'empêche qu'il fallut aller le
chercher pour venir aider à transporter Deborah, donner un coup de main
tout de même pour accueillir sa propre femme.
C'est alors
seulement
qu'il fit semblant de savoir qui arrivait.
Après coup, il parut quand même assez content, du moins pendant
quelque temps, de
la voir revenue. Il s'en fut un
jour, au-delà de
huit mamelons, lui pêcher dans un lac d'accès difficile un beau pois-
son
de chair délicate. Elle en
mangea à peine
; tout lui donnait mal
au coeur à présent. Il travailla à lui rafistoler son lit fait de deux
banquettes d'auto et les attacha enfin l'une à l'autre de manière à ce
Image
qu'elles ne se séparent plus à tout moment laissant sous elle un
vide où elle glissait.
Mais quand il vit que malgré tous ces soins Deborah restait
sans appétit, le coeur lui levant aux odeurs, comme si elle ne
savait plus ce qu'était une maison
esquimaude; -- elle alla jusqu'à
lui demander de tirer dehors des tripes qui étaient là depuis une
semaine seulement -- quand il vit cela et que Deborah, tout comme
avant, en était à rester allongée dans son coin, alors Jonathan
perdit patience. Il alla se plaindre aux autres.
— Elle n'aurait pas dû partir, dit-il, et du même ton uni: elle
n'aurait pas dû revenir non plus.
C'est mon idée, je te l'avais dit, rappela Issac. Quand on
est pour mourir, on ne fait pas tant d'histoires: on meurt.
Quoique le vieux n'eût rien fait d'autre au fond que de se
montrer de son avis, Jonathan l'attaqua alors subitment:
— Toi, le vieux, dit-il, t'as beau parler. Te voilà, à soixante-
dix and passés, gras et bien nourri. Qu'est-ce que tu fais pour
mériter ça? Rien. Tu vis du Gouvernement, avec ta pension. Rien
à faire, mais tu as tout ce qu'il faut: ton lard, ta farine, ton
tabac, ton sucre, ton thé...
— C'est pas la même chose,
se défendit Isaac.
Moi, au moins,
je suis encore solide. J'ai besoin de personne pour m'aider à marcher
ou à faire ce que j'ai envie de faire.
— Tu fais quand même rien non plus du matin au soir, mais t'as
toujours ton lard, ta farine, ton sucre...
C'est peut-être l'ennui de l'énumération qui lassa surtout le
vieil esquimau. Il s'en fut en grommelant se réfugier dans la cahute.
Il n'y avait plus moyen d'avoir la paix nulle part maintenant. Il
s'assit dans un coin sur une
caisse en
DE
bois qui portait sur une face
l'avertissement:
This side up
et, sur l'autre: en haut. Il chercha
des yeux autour de lui à quoi il pourrait s'occuper. Il est vrai que
Image
depuis assez longtemps il ne faisait rien. Mais que faire? Chasser?
Il y avait à peine plus de caribou. Pêcher alors, peut-être? Oui,
mais du moment qu'on avait la pension de vieillesse, le nécessaire, et
qu'on n'était plus poussé dans le dos, à quoi bon toute cette peine?
Quelque chose se brisait peut-être dans l'homme quand il recevait sans
autant donner en retour. Le vieillard pensif, assis sur sa caisse, a-
vait l'air de voir quelque chose du malheur qui était arrivé au petit
peuple du
Nord
, jadis si industrieux. Il se secoua, attrapa un vieux
filet de pêche pour l'examiner et voir s'il valait la peine de se met-
tre en frais de le remailler.
Il rencontra le regard de sa fille allongée dans son coin à
elle et qui le regardait penser.
A vrai dire, il la reconnaissait à peine depuis qu'elle avait
été dans
le Sud
. Ce n'était pas seulement du fait qu'elle eût maigri
et pâli. C'était l'expression même de ce visage qui lui paraissait
complètement changée. On eût dit que maintenant elle ne pensait plus
tout à fait comme eux, que même on ne pouvait plus guère deviner à
quoi elle pouvait penser.
— Veux-tu que je te dise! fit-il. Je devrais de moi-même aller
me mettre sur la banquise comme on y avait mis la vieille dans le bon temps.
Il rêva un peu.
— C'était par une belle nuit froide. Il y avait des esprits en
tunique blanche qui dansaient tout autour du ciel.
Il jeta un regard encore à ce nouveau visage étrange de Deborah
tout empreint de réflexions secrètes.
— Hein, ma pauvre Deborah! C'est à se demander quand on se mon-
tre meilleur pour les gens: quand on les retarde de mourir... ou
bien peut-être, quand on les aide un petit peu... Hein!
Image
depuis assez longtemps il ne faisait rien. Mais que faire? Chasser?
Il y avait à peine plus de caribou. Pêcher alors, peut-être? Oui,
mais du moment qu'on avait la pension de vieillesse, le nécessaire, et
qu'on n'était plus poussé dans le dos, à quoi bon toute cette peine?
Quelque chose se brisait peut-être dans l'homme quand il recevait sans
autant
donner
en retour. Le vieillard pensif, assis sur sa caisse, a-
vait l'air de voir quelque chose du malheur qui était arrivé au petit
peuple du
Nord
, jadis si industrieux. Il se secoua, attrapa un vieux
filet de pêche pour l'examiner et voir s'il valait la peine de se met-
tre en frais de le remailler.
Il rencontra le regard de sa fille allongée dans son coin à
elle et qui le regardait penser.
A vrai dire, il la reconnaissait à peine depuis qu'elle avait
été dans
le Sud
. Ce n'était pas seulement du fait qu'elle eût maigri
et pâli. C'était l'expression même de ce visage qui lui paraissait
complètement changée. On eût dit que maintenant elle ne pensait plus
tout à fait comme eux, que même on ne pouvait plus guère deviner à
quoi elle pouvait penser.
— Veux-tu que je te dise! fit-il. Je devrais de moi-même aller
me mettre sur la banquise comme on y avait mis la vieille dans le bon temps.
— C'était par une belle nuit froide. Il y avait des esprits en
tunique blanche qui dansaient tout autour du ciel.
page main à insérer ici
Il jeta un regard encore à ce nouveau visage étrange de Deborah
tout empreint de réflexions secrètes.
— Hein, ma pauvre Deborah! C'est à se demander quand on se mon-
tre meilleur pour les gens: quand on les retarde de mourir... ou
bien peut-être, quand on les aide un petit peu... Hein!
Là, ce qu'elle eur sous les yeux, se révélant
sans doute à elle à la pâle clarté qui venait
de la neige, c'est le pays le plus raboteux
du monde : une rude étendue inégale faite
de milliers de pièces de glace jointes les
unes aux autres avec de grossiers bourrelets
en guise de
couture
soudures.
avec une fureur sans égale.
place en place, sur la croûte plus dure,
on avait relevé quelques traces encore.
Elles indiquaient que Deborah était
tombée à plusieur reprises déjà et que
maintenant elle se traînait plus qu'elle
ne marchait. Les traces continuaient
encore cependant. On en trouva jusqu'au
bord de l'eau libre.
le contour de la dernière glace, on peut
constater qu'une partie s'en était détachée
récemment.
brisure de la glace.
retour dernier paragraphe manuscrit
t'en pense? Quand est-ce qu'on se
montre meilleur envers les gens:
quand on les retarde de mourir?
Ou bien peut-�tre plut�t quand
on les aide un petit peu? ...
Hein! ...
Deborah?
continuait à tourner, tourner, au
bout du monde, dans les dernières
eaux libres de a terre, tout comme
ces satellites d'aujourd'hui, ces
curieux objets, disait-il, que l'on
allait suspendre dans le ciel
pour que jamais plus ils n'en
descendent.
vers le visage amaigri de Deborah
empreint de souffrances et d'inquiétudes
de l'esprit telles on n'en voyait pas
souvent
autrefois
la marque
sur des visages
esquimaux. Mais il est vrai qu'autrefois
on ne voyait pas d'Esquimaux devenus
maigres ou pâles. Ils étaient mort avant.
— Ha, bêtise tout cel! Hein, ma
pauvre Deborah! Toi, qu'est-ce que
p 26 suite. 26,26 bis
Il aimait de mieux en mieux se
souvenir de ce temps-là.
— Le vent soufflant du bon côté; dit-il,
la glace a dû partir vivement. Ça n'a
sûrement
pas traîné. Elle s'est détachée d'un
coup sec. Puis, hop! elle était au
loin.
dit jusqu'ici, que la vieille était
disparue totalement, il soutenait
maintenant qu'elle avait dû être
conservée par le gel.
— Le froid est bon et compatissant,
avança
il
avançait
-il.
assise au milieu de son socle de
glace - un ilôt blanc sur la
furieuse mer noire - et qui
depuis assez longtemps il ne faisait rien. Mais que faire? Chasser
Il y avait à peine plus de caribou. Pêcher alors, peut-être? Oui,
mais du moment qu'on avait la pension de vieillesse, le nécessaire, et
qu'on était plus poussé dans le dos, à quoi bon toute cette peine?
Quelque chose se brisait dans l'homme quand il recevait sans
donner autant en retour. Le vieillard pensif, assis sur sa caisse,
avait l'air de voir quelque chose du malheur qui était arrivé au pe-
tit peuple du
Nord
, jadis si industrieux. Il se secoua, attrapa un
vieux filet de pêche pour l'examiner et voir s'il valait la peine de
se mettre en frais de le remailler.
Il rencontra le regard de sa fille allongée dans son coin à elle
et qui le regardait penser.
A vrai dire, il la reconnaissait à peine depuis qu'elle avait
été dans
le Sud
. Ce n'était pas seulement du fait qu'elle eût maigri
et pâli. C'était l'expression même de ce visage qui lui paraissait
complètement changée. On eût dit que maintenant elle ne pensait plus
tout à fait comme eux, que même on ne pouvait plus guère deviner à
quoi elle pouvait penser.
— Veux-tu que je te dise! fit-il. Je devrais de moi-même aller
me mettre sur la banquise comme on y a mis la vieille dans le bon temps.
Il rêva un peu.
— C'était par une belle nuit froide. Il y avait des esprits en
tunique blanche qui dansaient tout autour du ciel.
Il aimait de mieux en mieux se souvenir de ce temps-là.
— Le vent soufflant du bon côté; dit-il, la glace a dû partir vive-
ment. C
¸
a n'a sûrement pas traîné. Elle s'est détachée d'un coup sec.
Puis, hop! elle était au loin.
Au contraire ed ce qu'il avait toujours dit jusqu'ici, que la vieille
était disparue totalement, il soutenait maintenant qu'elle avait dû être
conservée par le gel.
— Le froid est bon et compatissant avançait-il.
Il se la représentai intacte, assise au milieu de son socle de
galce -- un ilôt blanc sur la furieuse mer noire -- et qui continuait
à tourner, tourner, au bout du monde, dans les dernières eaux libres de
la terre, tout comme ces satellites d'aujourd'hui, ces curieux objets,
disait-il, que l'on allait suspendre dans le ciel pour que jamais plus
ils n'en descendent.
depuis assez longtemps il ne faisait rien. Mais que faire? Chasser
Il y avait à peine plus de caribou. Pêcher alors, peut-être? Oui,
mais du moment qu'on avait la pension de vieillesse, le nécessaire, et
qu'on était plus poussé dans le dos, à quoi bon toute cette peine?
Quelque chose se brisait dans l'homme quand il recevait sans
donner autant en retour. Le vieillard pensif, assis sur sa caisse,
avait l'air de voir quelque chose du malheur qui était arrivé au pe-
tit peuple du
Nord
, jadis si industrieux. Il se secoua, attrapa un
vieux filet de pêche pour l'examiner et voir s'il valait la peine de
se mettre en frais de le remailler.
Il rencontra le regard de sa fille allongée dans son coin à elle
et qui le regardait penser.
A vrai dire, il la reconnaissait à peine depuis qu'elle avait
été dans
le Sud
. Ce n'était pas seulement du fait qu'elle eût maigri
et pâli. C'était l'expression même de ce visage qui lui paraissait
complètement changée. On eût dit que maintenant elle ne pensait plus
tout à fait comme eux, que même on ne pouvait plus guère deviner à
quoi elle pouvait penser.
— Veux-tu que je te dise! fit-il. Je devrais de moi-même aller
me mettre sur la banquise comme on y a mis la vieille dans le bon temps.
Il rêva un peu.
— C'était par une belle nuit froide. Il y avait des esprits en
tunique blanche qui dansaient tout autour du ciel.
Il aimait de mieux en mieux se souvenir de ce temps-là.
— - Le vent soufflant
du bon côté
.
,
dit-il
, la glace a dû partir vive-
ment. C
¸
a n'a sûrement pas traîné. Elle s'est détachée d'un coup sec.
Puis, hop! elle était au loin.
Au contraire ed ce qu'il avait toujours dit jusqu'ici, que la vieille
était disparue totalement, il soutenait maintenant qu'elle avait dû être
conservée par le gel.
— Le froid est bon et
compatissant avançait-il.
Il se la représentai intacte
, assise au milieu de son socle de
galce -- un ilôt blanc sur la furieuse mer noire -- et qui continuait
à tourner,
tourner, au bout
du monde, dans les dernières eaux libres de
la terre, tout comme ces satellites d'aujourd'hui, ces curieux
objets,
disait-il,
que l'on allait suspendre dans le ciel pour que jamais plus
ils
n'en descendent.
Il abaissa de nouveau le regard vers le visage amaigri de Deborah
empreint de souffrance et d'inquiétude de l'esprit telle on n'en
voyait pas souvent la marque autrefois sur des visages esquimaux.
Mais il est vrai qu'autrefois on ne voyait pas d'esquimaux devenus
maigres ou pâles. Ils étaient morts avant.
Isaac grogna:
— Ha, bêtise tout cela! Hein, ma pauvre Deborah! Toi, qu'est-
ce que t'en pense? Quand est-ce qu'on se montre meilleur envers les
gens: quand on les retarde de mourir? Ou bien peut-être plutôt
quand on les aide un petit peu?.... Hein!
Il abaissa de nouveau le regard vers le visage amaigri de Deborah
empreint de souffrance et d'inquiétude de l'esprit telle on n'en
voyait pas souvent la marque autrefois sur des visages esquimaux.
Mais il est vrai qu'autrefois on ne voyait pas d'esquimaux devenus
maigres ou pâles. Ils étaient morts avant.
Isaac grogna:
— Ha, bêtise tout cela! Hein, ma pauvre Deborah! Toi, qu'est-
ce que t'en pense? Quand est-ce qu'on se montre meilleur envers les
gens: quand on les retarde de mourir? Ou bien peut-être plutôt
quand on les aide un petit peu?.... Hein!
Alors avec les premières neiges, vint à repasser par ici,
dans sa tournée du début de l'hiver, le révérend Hugh Paterson.
On entendit la voix des chiens qui résonnait avec netteté dans
l'air épuré et balayé par les vents déjà froids.
Quelques
instants
plus tard entrait le pasteur, un homme, qui en dépit de ses lourds
vêtements, à côté des Esquimaux presque toujours ronds et petits,
paraissait infiniment long et sec.
Il s'assit sur le coin d'une des
vieilles
banquettes d'auto rongées par le temps et peut-être par le
sel de mer.
Bien des fois il s'était demandé comment elles avaient
pu parvenir jusqu'ici, par quel chemin bizarre, qui les y avait ame-
nées, la mer, l'avion, ou peut-être quelque vieux trappeur sur son dos.
—
Alors, ma pauvre Deborah, dit-il, ça ne va donc pas mieux?
Il rencontra le regard des yeux doux et tristes qui semblait
lui faire reproche d'avoir empêché la mort de la frapper à son heure.
Cette chose-là, avait l'air de penser Deborah, c'est plus fa-
cile une première qu'une deuxième fois. Qui sait même si cela ne devient
pas plus difficile plus
on remet. Ah pourquoi donc as-tu voulu con-
trarier mon destin?
Tristes à faire pleurer et cependant, tout au fond, encore un
peu rieurs malgré tout par la force sans doute de l'habitude, voilà
ce que les grands yeux noirs de Deborah semblaient chercher à faire
comprendre au pasteur à travers le silence.
Lui alors, comme s'il eût parfaitement compris
, tendit les
mains en avant pour réunir et attirer vers lui celles de Deborah
qu'il garda, à l'abri, dans les siennes.
— Ma pauvre enfant, ma pauvre Deborah, tout ce que tu as appris,
aimé, compris, en ces quelques mois de plus que tu as vécu, c'est à
toi à jamais. Rien ne peut t'en être
enlevé.
accompli dans
la vie et te voilà rehaussée pour toujours, pour tous
les temps.
Image
Les prunelles sombres réfléchirent, puis elles parurent s'em-
parer des belles paroles pour les emporter en elle, afin de les avoir
pour le jour où elle en pourrait faire quelque chose peut-être, sait-
on jamais avec les pensée!
— Tu aurais quand même dû rester à l'hôpital où tu aurais été
mieux soignée, lui reprocha-
il sans
logique mais avec une tendre
affection.
— Pourquoi vouloir tant soigner? demanda-t-
elle, puisque... et
d'impuissance ses mains qu'elle avait cherché à élever s'abattirent
sur elle.
C'était ce qui la
décontenançait le plus chez les civilisés,
chez les chrétiens, cette terrible volonté qu'ils avaient, même quand
la mort était proche et sûre, de la défier encore.
Cette absurde pré-
férence aussi,
quand il fallait enfin mourir, que
ce soit dans un lit.
Elle lui dit:
— Mon bon pasteur, Deborah aime bien mieux pour mourir ici que
là-bas.
— Qui parle de mourir! essaya-t-il une fois
encore, d'une
fausse
légèreté.
Puis il songea, à lui remettre le petit cadeau de médicaments
dont le Gouvernement l'avait chargé pour elle.
Le Gouvernement s'in-
quiétait d'elle, au reste, et aurait tenu à apprendre
si l'opération
avait bien réussi.
— Tu diras merci, fit Deborah sans plus.
Enfin le pasteur en vint à lui représenter que la mort n'était
pas un mal.
En fait c'était la mort, et non plus la vie, qu'il présen-
ta comme la meilleure amie des êtres créés.
Elle était le délivrance
de tous nos maux. Enfin on était libéré. On s'en allait les épaules,
les mains, le coeur enfin déchargé.
C'étaient là encore de bien belles choses à entendre, même si
elles parurent à Deborah le contraire de ce que lui avait dit le pas-
Image
teur lorsque c'était à vivre qu'il l'encourageait. Mais elles n'en
étaient pas moins
convaincantes à leur manière. Même Deborah savait
à présent qu'il faut bien dire les choses qui font l'affaire du mo-
ment, sans quoi cela ne donnerait plus rien de parler, ce ne serait
même plus la peine d'ouvrir la bouche.
— La mort n'est pas notre ennemie, sais-tu bien, Deborah.
effet à l'heure présente ne pouvait lui paraître moins son ennemie
que le mort justement. Ce qui était dur c'était d'avoir à attendre.
— Deborah aimerait tout de suite partir.
— Deborah n'aura peut-être pas, très longtemps à attendre, dit-
il, comme en un tendre souhait.
encore, et elle serait en plein bonheur.
Le bonheur! Encore une de ces expressions imcompréhensibles
des hommes blancs! Qu'entendaient-ils par là? Le bonheur! où cela
pouvait-il se situer? Pendent quelque tempe elle avait failli croire
que ce pourrait être dans le Sud si bienveillant, mais elle c'y était
ennuyée à la longue, et, même si elle ne s'y connaissait pas beaucoup
dans le bonheur, elle avait le sentiment qu'il n'était pas là là où
il y a de l'ennui. Où donc alors? Dans
le Nord
? Mais alors ce serait
les gens du
Sud
qui ne pourraient s'y faire. Et le bonheur était sans
doute en un endroit où tous pourraient le goûter ensemble.
— C'est bien cela, Deborah. Le bonheur sera dans la réunion de tous.
Il disait aussi qu'il y aurait tout à coup comme une grande et
belle clarté. Tout ce qui était jusque là demeuré obscur se trouverait
éclairé. Et ceci encore: là-bas, sur cet autre versant de la vie, au-
delà de l'horizon, jamais plus il n'y aurait de manque. Rien ne man-
querait à pesronne.
Image
Les nuits sont longues, sous cette latitude, à l'approche de
l'hiver, même pour qui
dort bien.
Pour Deborah elles étaient inter-
minables. Sa courte vie dévorée par des besoins qui laissent peu de
temps pour penser, s'achevait, paradoxalement, en un
temps infini
où
il n'y avait que cela à faire. Ainsi la courte vie en dernier lieu
se trouvait-elle comme prolongée pour une raison que Deborah cher-
chait à comprendre.
Elle reposait sur les banquettes d'auto mises bout à bout,
tandis que les autres, tout autour, enveloppés ne ce qu'il leur restait
de vieilles, couvertures usées, dormaient à même le plancher.
L'air était vicié dans la hutte, tant par la mauvaise odeur
que commençait à dégager son corps malade que par leur odeur à eux
d'huile et de poisson qui lui soulevait le coeur. Ils en
étaient
arrivés, l'hiver venu, à se gêner nullement les uns les autres, dans
cette frêle cahute que le froid rigoureux leur commandait de garder
hermétiquement close.
L'un toussait, crachait, se retournait, et
tout le monde s'egitait, toussait, se retournait.
Deborah s'était mise en tête d'essayer de se figurer ces
lieux après la mort si différents de la vie, où, selon le pasteur,
personne ne manquerait de rien. Il lui fallait
toute se confiance
au pasteur, pour ajouter foi à de
telles paroles. Car, à l'heure
actuelle, beaucoup lui manquait. Ce qui lui manquait peut-être le
plus d'ailleurs, c'était ce qu'elle avait appris à connaître de frai-
che date, ces douceurs de la vie dans
le Sud
: l'eau chaude et le
savon; la claire
et abondante lumière, toujours prête à
jaillir, de
l'électricité
; un peu de place à elle seule; mais surtout sans doute
cette sorte d'amitié -- ou de
démonstration de l'amitié
-- entre
gens, dans
le Sud
, que d'abord elle avait trouvée déplacée, mais
maintenant, même si elle n'était pas encore tout à fait assurée que
ce
fût là une véritable affection, elle aurait souhaité en ressentir
quelque effet autour d'elle.
Image
Ainsi, il semblait à Deborah que plus on s'élevait, meilleure
était la vie, plus elle avait satisfait de manques mais plus aussi
il en surgissait de nouveaux. En sorte qu'il lui
paraissait tout à
fait impossible que l'on pût parvenir jamais à une vie ou en des
lieux où il n'y aurait plus de manques.
Les autres aussi, autour d'elle, à cause d'elle,
étaient dans
le manque et privés,
Isaac, de sa chaude couverture qu'il lui avait
"prêtée" rien que pour un temps et pas pour tout l'hiver, Jonathan,
d'amour car pour Deborah l'amour était
devenu supplice.
Les nuits se firent donc pour tous de plus, en plus longues et
inconfortables.
Au-dehors la plainte des chiens s'abaissait un moment pour
remonter aussitôt. Auparavant, elle ne l'entendait pas. Cela était,
inévitable comme le gel qui surprend l'eau, comme le déclic du piège sur une capture. Cela était, voilà tout. Maintenant elle ne cessait
de l'entendre et d'en être fatiguée. Est-ce qu'on n'aurait
pas pu,
une
bonne fois donner assez à manger aux chiens? Jonathan l'avait
regardée de travers. Etait-elle folle? Rassasier les chiens? Mais
autant rassasier les bêtes de le toundra, toute la création!
Elle en vint
presque à suffoquer, une nuit, dans la cabane close
de toutes parts. Qui aurait jamais pu croire qu'en cet
Arctique
glacial,
tout plein de vent de tempête, elle en viendrait à souhaiter plus que
tout au monde une bouffée d'air pur! C'est encore dans
le Sud
, toutes
fenêtres grandes ouvertes, qu'elle avait acquis ce goût d'air renouvelé
dans la maison. Si seulement, cette nuit encore, on avait pu laisser
la porte entrouverte d'un cheveu! Mais les autres gelaient. Elle, elle
brûlait pourtant.
Elle rejeta les couvertures qui l'enveloppaient. Elle prit la
Image
plus chaude et en couvrit le vieil Isaac, recroquevillé par terre,
qui avait beaucoup toussé ces derniers temps, sans pourtant se ré-
soudre encore à lui redemander son bien. Elle chaussa ses mouklouks,
Elle tira la porte. L'air coupant la revigora.
neige fraîche mais peu profonde, Deborah laissa derrière elle l'em-
preinte très nette de ses pas.
C'est ainsi qu'on put suivre, le
lendemain, à ses traces, le chemin qu'elle avait accompli.
D'abord de peine et de misère elle avait atteint le sommet
du petit mamelon le plus proche. Pourquoi? Pour y entendre battre
le ressac? Parce que elle se souvenait peut-être, qu'enfant, avec
d'autres enfants, elle était souvent montée ici pour tâcher de dé-
couvrir la mer qui n'était plus très loin? Quoi qu'il en soit, elle
avait continué plus loin. Jusqu'à la prochaine butte, puis jusqu'à
une autre butte encore. De mamelon, en mamelon, elle était parvenue à la
banquise.
Ce qu'elle eut alors sous les yeux et dut reconnaitre à la
pâle lueur qui se dégageait de la neige, c'est le pays le plus ra-
boteux du monde: une rude étendue inégale faite de milliers de
pièces de glace jointes les unes aux autres avec de grossiers bour-
relets aux soudures.
Elle s'y était engagée pourtant. Les traces disaient qu'elle
n'en pouvait plus, qu'elle était tombée à plusieurs reprises déjà.
Cepe ndant on en releva d'autres, de plus en plus profondes, plus loin
encore. Elles menaient jusqu'au bord de l'eau libre. A examiner de
près le contour de la dernière galette de glace, du côté de la mer, on
put constater qu'une partie s'en était détachée récemment.
Mais ils eurent beau fouiller des yeux, devant eux, le tumultueux
et sombre paysage d'eaux noires, ils ne purent rien y distinguer qui
s'apparentait à une forme humaine. Ni rien entendre d'autre que les
cris horribles du vent,
plus chaude et en couvrit le vieil Isaac, recroquevillé par terre,
qui avait beaucoup toussé ces derniers temps, sans pourtant se ré-
soudre encore à lui redemander son bien. Elle chaussa ses mouklouks,
Elle tira la porte. L'air coupant la revigora.
neige fraîche mais peu profonde, Deborah laissa derrière elle l'em-
alinéa
preinte très nette de ses pas. C'est ainsi qu'on put suivre, le
lendemain, à ses traces, le chemin qu'elle avait accompli.
espace à conserver
double
D'abord, d
De peine et de misère
,
elle
avait atteint le
était d'abord montée au
sommet
du
petit
mamelon le plus proche. Pourquoi? Pour y entendre battre
le ressac? Parce que elle se souvenait peut-être, qu'enfant, avec
d'autres enfants, elle était souvent montée ici pour tâcher de dé-
couvrir la mer qui n'était plus très loin? Quoi qu'il en soit, elle
avait continué plus loin. Jusqu'à la prochaine butte, puis jusqu'à
une autre
butte
encore. De mamelon, en mamelon, elle était parvenue à la
banquise.
Ce qu'elle eut alors sous les yeux et dut reconnaitre à la
pâle lueur qui se dégageait de la neige, c'est le pays le plus ra-
boteux du monde: une rude étendue inégale faite de milliers de
pièces de glace jointes les unes aux autres avec de grossiers bour-
relets aux soudures.
Elle s'y était engagée pourtant. Les traces disaient qu'elle
n'en pouvait plus, qu'elle était tombée à plusieurs reprises déjà.
Cepe ndant on en releva d'autres, de plus en plus profondes, plus loin
encore. Elles menaient jusqu'au bord de l'eau libre. A examiner de
alinéa
près le contour de la dernière galette de glace, du côté de la mer, on
put constater qu'une partie s'en était détachée récemment.
Mais ils eurent beau fouiller des yeux, devant eux, le tumultueux
et sombre paysage d'eaux noires, ils ne purent rien y distinguer qui
s'apparentait à une forme humaine. Ni rien entendre d'autre que les
cris horribles du vent,
plus chaude et en couvrit le vieil Isaac, recroquevillé par terre,
qui avait beaucoup toussé ces derniers temps, sans pourtant se ré-
soudre encore à lui redemander son bien. Elle chaussa ses mouklouks,
Elle tira la porte. L'air coupant la revigora.
neige fraîche mais peu profonde, Deborah laissa derrière elle l'em-
preinte très nette de ses pas.
chemin qu'elle avait accompli.
De peine et de misère elle était d'abord montée au sommet du
mamelon le plus proche. Pourquoi? Pour y entendre battre le ressac?
Parce que elle se souvenait peut-être, qu'enfant, avec d'autres en-
fants, elle était souvent montée ici pour tâcher de découvrir la mer
qui n'était plus très loin? Quoi qu'il en soit, elle avait continué
plus loin. Jusqu'à la prochaine butte, puis jusqu'à une autre butte
encore. De mamelon,
EN MAMELON,
elle était parvenue à la banquise.
à la pâle clarté qui venait de la neige, c'est le pays le plus raboteux
du monde: une rude étendue inégale faite de milliers de pièces de gla-
ce jointes les unes aux autres avec de grossiers bourrelets en guise
de soudures.
avait avec une fureur sans égale.
croûte plus dure, on avait relevé quelques traces encore. Elles in-
diquaient que Deborah était tombée à plusieurs reprises déjà et que
maintenant elle se traînait plus qu'elle ne marchait. Les trous con-
tinuaient encore cependant. On en trouva juaqu'au bord de l'eau libre.
glace, on put constater qu'une partie s'en était détachée récemment.
et sombre paysage d'eaux noires, ils ne purent rien y distinguer qui s'ap-
parentait à une forme humaine. Ni rien entendre d'autre que les cris
horribles du vent,
plus chaude et en couvrit le vieil
Isaac, recroquevillé par
terre,
qui avait beaucoup toussé ces derniers temps, sans pourtant se ré-
soudre encore à lui redemander son bien. Elle chaussa ses mouklouks,
Elle tira la porte. L'air coupant la revigora.
neige fraîche mais peu profonde, Deborah laissa derrière elle l'em-
preinte très nette de ses pas.
C'est ainsi qu'on put suivre, le
lendemain, à ses traces, le
chemin qu'elle avait accompli.
De peine et de misère elle était d'abord montée au sommet du
mamelon
le plus proche. Pourquoi? Pour y entendre battre le
ressac?
Parce que elle se souvenait peut-être, qu'enfant, avec d'autres en-
fants, elle était souvent montée ici
pour tâcher de découvrir la mer
qui n'était plus très loin? Quoi qu'il en soit, elle avait
continué
plus loin. Jusqu'à la prochaine butte, puis jusqu'à une autre butte
encore
. De mamelon,
EN MAMELON,
elle était parvenue à la banquise.
Là, ce qu'elle eut sous les yeux, se révélant sans doute à elle
à la pâle clarté qui venait de la neige, c'est le
pays le plus raboteux
du monde: une rude
étendue inégale faite de milliers de pièces de gla-
ce jointes les unes aux autres avec de grossiers bourrelets en guise
de soudures.
Sans doute aussi sur cette côte tourmentée le vent soufflait
avait avec une fureur sans égale.
Elle s'y était engagée pourtant. De place en place, sur la
croûte plus dure, on avait relevé quelques traces encore. Elles in-
diquaient que Deborah était tombée à plusieurs reprises déjà et que
maintenant elle se traînait plus qu'elle ne marchait. Les
trous
con-
tinuaient encore cependant. On en trouva juaqu'au bord de l'eau libre.
glace, on put
constater qu'une partie s'en était détachée récemment.
et sombre paysage d'eaux noires, ils ne purent rien y distinguer qui s'ap-
parentait à une forme humaine. Ni rien entendre d'autre que les cris
horribles du vent,
Chacun, par la suite, bien entendu, eut son mot à dire sur cette
fin.
lui faisait prendre, avait pu se mettre en tête d'aller rechercher sur
la banquise quelque chose ou quelque objet qu'elle avait imaginé perdu
là.
velle, n'eut rien de plus pressé que de se rendre sur place, à la li-
mite des glaces, où, dans l'ouragan qu'il faisait cette nuit-là, face
à l'eau mugissante, il leva la main comme pour bénir -- ou absoudre --
l'infini pays tourmenté.
avait aidé la glace à partir. Ce ne pouvait avoir été bien difficile;
la glace était mince encore et puis qu'on s'en souvienne: le vent,
cette nuit-là aussi, soufflait du bon côté. Elle avait dû partir vive-
ment, aidée du vent, aidée du courant, aidée de toute la bonne nature
compatissante.
tite pièce de glace. Ainsi la voyait-il dans ses rêveries: une pe-
tite statue bien droite sur son socle blanc emporté sur les vagues
d'eau noire.
avoir moins froid.
joint "vieille" qu'il continuait à se représenter toujours assise
sur son socle, toujours conservée par le gel, et qui tournait indéfi-
niment, comme ces satellites d'aujourd'hui au fond du ciel, dans les
dernières eaux libres du monde, très haut dans
le Nord
.
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Les Satellites - État 1
Au bord du petit lac, au loin
dans
l'immense pays nu,
sans arbres,
dans la nuit d'été à peine sombre
de l'
Arctique
,
brillait le feu allumé
pour guider l'hydravion qui n'allait
sans doute plus tarder
à venir.
Autour,
des ombres trapues, quelques
hommes alimentaient le feu
de
poignées de mousse de caribou
arrachées à même le sol.
plus loin, au bout d'une
planche jetée sur l'eau en guise de
passerelle,
il y avait une cahute
faiblement éclairée, accompagnée
de quelques autres dans l'ombre
. Plus
loin encore, dans un repli
de terrain,
il devait y avoir sept ou huit
autres cabanes, de quoi
amplement
constituer par ici un village. De
partout s'élevait la plaint
des
chiens , à faire croire qu'ils étaient
des centaines et depuis toujours affamés.
jamais,
auprès du feu les hommes
Image
devisaient calmement. ils parlaient de
cette voix unie des Esquimaux,
presque sans éclat jamais,
pareille
à la douce nuit d'été, ponctuée
seulement de petits rires à propos
de tout et à propos de rien. Bien
souvent ce n'éait la`chez eux
qu'une manière de clore une
phrase,
un point final, une sorte de
commentaire peut-être sur le destin.
Sync
Autour du feu, ils en étaient à
parier.
Ils pariaient que l'hydravion
allait venir , qu'il ne viendrait pas,
qu'il s'était mis en route mais
n'arriverait jamais, et même qu'il
n'était pas du tout parti
Sync
Fort-Chimo
avait parlé
pourtant.
Par la radio, il avait dit
de se
tenir
prêt, que l'hydravion, en revenant de
Frobisher Bay
,
s'arrêterait ce soir
prendre la malade. La malade, c'était
Deborah à qui on avait laissé de la
lumière dans la hutte
Les hommes continuèrent à parier
pour
le plaisir ,
.
de toutes les possibilités
inimaginables.
Par exemple, Deborah
Sync
serait
morte quand arriverait l'hydravion
,
comme mourraient du reste
les Esquimaux dans le temps,
sans
histoire. Ou bien encore, l'hydravion
emporterait Deborah au loin, et
plus
jamais
on
ne
la reverrait , ni
morte ni vive.
Ils parièrent qu'elle
reviendrait par le chemin
du ciel
guérie
et même rajeunie de vingt
ans.
A cela, ils
rirent tous de
bon
coeur, surtout Jonathan,
le
mari de Deborah, comme s'il se
retrouvait en butte aux plaisanteries
de sa nuit de noce. Ils en venaient à
parier que
les Blancs allaient bientôt
peut-être trouver un remède
contre
la
mort. On ne mourrait plus
sur la Terre. On vivrait sans fin.
A cette perspective,
ils se turent tout de
même, impresionnés.
Ils étaient
une dizaine autour
du feu,
et
de tous
les âges :
des vieux comme Isaac,
le père de Deborah, élevé à la dure ;
des hommes entre deux âges comme
Jonathan, soumis à deux influences,
pris entre deux feux, ébranlé ; enfin de
Image
jeunes hommes que l'on reconnaissaient
à ce qu'il étaient plus droits de
corps, plus élancés aussi.
Sync
Le vieil Isaac, qui se tenait un
peu l'écart, à rouler
tout le temps
entre ses doigts un galet rond, dit
que rien n'était plus maintenant
comme cela avait été autrefois.
— Autrefois,
dit-il avec
fierté,
on ne se serait pas donné tout ce
mal pour empêcher une femme
de mourir, son heure venue. Ni
même un homme quant à cela.
A quoi ça
rimait
rime
, interrogea
le
vieil homme esquimau
,
d'empêcher,
à si grand frais, quelqu'un de
mourir aujourd'hui qui de
toute
façon va mourir demain ?
A
quoi ça
rimait
rime
?
Sync
Personne
ne savait au
juste à quoi ça rimait.
Le vieil Isaac regarda
att
six lettres illisibles
nt
attentivement
le feu. On
vit venir
dans ses yeux
, avec les souvenirs,
un peu d'attendrissement
peut-être
mêlée à de la dureté
. On sut de
Image
quoi il allait parler. Même les plus
jeunes se rappochèrent, car le sujet était
fascinant.
— Cette nuit que vous savez, commença
le vieil homme, n'était pas aussi froide
qu'on l'a dit. C'était une nuit de saison,
voilà tout.
Au sud
On n'a pas
non plus abandonné la vieille sur la
banquise
comme ils l'ont dit
également. On lui
a parlé avant. On lui a dit au revoir.
On a fait comme de bons fils, quoi!
On l'a
enveloppée de peaux.
On lui
en a même
laissé une neuve, de
caribou.
Trouvez-moi des Blancs,
vous autres, fit-il à la ronde, qui
en feraient autant pour leurs vieux,
en dépit de leurs belles paroles. On
ne l'a pas abandonné, reprit-il avec
un curieux entêtement.
— Est-ce que même, demanda l'un
des jeunes hommes, vous ne lui
avez pas laissé aussi de quoi manger?
— Oui, confirma Benjamin le
cadet d'Isaac, on lui a laissé de quoi
manger : un beau morceau de
phoque tout frais.
— C'est juste, dit Isaac avec une
sorte de dédain, la tête haute, mais
c'est pas mon idée qu'elle a mangé.
— Qu'est-ce qu'on en sait,
dit
quel
un des hommes
. Elle a pu
vouloir
tenir un jour ou deux
encore peut-être...
pour voir
venir...
— Pas mon idée, reprit Isaac.
Elle ne pouvait plus marcher seule.
Elle ne pouvait presque plus avaler.
Elle voyait à peine clair. Pourquoi
est-ce qu'elle aurait voulu tenir?
Sync
Ils se turent en regardant
les flammes. Il y avait à leurs yeux
une sorte de beauté
dans cette
fin, dans l'ombre,
le vent et
le
silence qui l'entouraient, peut-être
surtout dans le fait qu'ils ne
savaient ni ou ni comment
exactement elle
avait eu lieu, si
c'était par l'eau, par le froid
ou de saisissement.
— Est-ce qu'on n'a pas au
moins retrouvé quelque chose?
La peau neuve peut-être? demanda
Image
l'un des jeunes Esquimaux.
— Rien, dit le vieux. Pas de
trace.
Partie, la vieille, comme
elle était venue au monde.
Il n'y aurait pas eu de quoi
faire un enterrement.
alors Jonathan se leva et
annonça
qu'il allait dans
la cahutte, à deux pas, vois si
Deborah n'avait pas besoin de
quelque chose.
Sync
Il se tint un moment sur le
seuil,
à regarder à ses pieds, une
forme
humaine allongée sur
deux vieilles banquettes
d'auto
mises bout
à bout.
— Tu es là?
— J'suis là, dit-elle faiblement.
— T'es pas plus mal.
— Je ne suis pas plus mal.
— Patiente, dit alors Jonathan,
et s'en fut
aussitôt retrouver les
autres autour du feu.
Sync
Qu'aurait-elle pu faire d'autre!
Émaiciée, haletante, elle gisait là
depuis quelques semaines, atteinte
Image
d'un mal qui progressait vite. Elle
n'avait que quarante-deux ans.
Elle, cependant, trouvait que
c'était
assez vieux pour mourir. Du
moment qu'on n'était plus bon
à rien, on était toujours assez
vieux, pensait-elle, pour
partir.
la mort.
Mais voici qu'était venu
à passer par ici, la semaine dernière,
leur pasteur, le révérend Hugh Paterson.
Il s'était assis par terre auprès du
"lit" de Deborah.
— Voyons,
Deborah, tu ne vas tout de
même pas te laisser mourir!
Faible comme elle était, elle était
avait réussi
parvenue
à tirer d'elle quelque
chose
comme un rire à pareil propos.
—
Veux, veux pas,
dit-elle,
avait-elle dit
, du
moment que la carcasse n'est
plus bonne.
— Mais justement, la tienne est
bonne et vaillante encore. Tu es
trop jeune pour quitter la vie. Allons,
un peu de courage.
La vie est si
belle. Est-ce que tu n'aimes pas la vie?
Image
Ce n'était pas qu'elle n'aimait pas
la vie. C'ét
Du courage ? Elle voulait bien,
mais que faire ? Comment s'y prendre
pour ne pas mourir, lorsque la mort
s'approchait à grands pas ?
— Que faire ?
Eh bien i
,
c'était
simple : il allait faire venir l'hydravion.
On emmenerait Deborah à l'hôpital
dans
le Sud
pour la soigner.
Le Sud
! C'était un mot magique
pour elle.
Elle en avait révé tout
comme des gens du
Sud
- et si elle
l'avait pu savoir son étonnement
n'aurait pas connu de bornes -
rêvent, eux,
du
Nord
parfois
, parfois.
Seulement pour le voyage
, pour voir
enfin comme c'était dans
le
Sud
, elle se serait peut-être
décidée, si
elle s'en était sentie la force.
Mais
elle était trop fatiguée.
Elle avait
tourné la tête contre le mur
— Tant qu'il y a de la vie,
avait
recommencé le pasteur, il fallait
espérer
, essayer de la retenir.
À son tour,
Elle avait
alors
tourné la
Image
tête vers lui pour l'examiner à
son
tour
longuement.
Elle avait
déjà eu
lieu de remarquer que les
Blancs semblaient chercher en
effet, bien plus qu'eux, les Esquimaux,
à retenir
leur vie.
—
Pourquoi cela ? lui avait-elle
demandé. Pourquoi tant aimer
votre vie ? Est-ce pour parce qu'elle
est
meilleure que la nôtre ?
Par cette si simple question
elle était
apparemment
parvenue
à plonger dans l'embarras un
homme qui avait
eu
su
jusqu'ici des
réponses toutes prêtes
répondre jusqu'ici
aux
à des
questions autrement
difficiles pourtant.
Il vrai, avait-il dit, que
les Blancs craignent de mourir plus
que vous autres, les Esquimaux, mais
pourquoi en est-il ainsi, je serais
en peine de le dire.
C'est fort étrange,
quand on y pense, car nous n'avons
pas appris à vivre en paix les uns
avec les autres, ni au reste
avec nous-mêmes ; nous n'avons
pas appris
ce qui compte, pourtant
il
est exact que nous tenons à
vivre de plus
en plus vieux.
Elle avait réussi à lancer
un petit rire encore à entendre quelque
chose d'aussi saugrenu.
Peu après, cependant, il l'entretenait
de ce que la charité et l'amour des
uns et des autres avaient malgré
tout fait de
deux caractères
grands pas chez eux,
les Esquimaux, depuis
qu'ils avaient
accepté la Parole.
Elle avait su alors
qu'il allait
lui reparler de cette vieille histoire
de la grand-mère abandonnée sur
la banquise - une histoire
qu'il tenait d'eux au reste,
l'ayant
par la suite remaniée à son gré,
et
qu'il
leur rappelait à tout
à présent
propos,
à présent,
dont il avait même fait
le thème de son sermon principal,
en
en tirant
la conclusion que les
Esquimaux d'aujourd'hui avaient
meilleur coeur que ceux du
temps passé.
Image
pas
pas
de vrai dans l'histoire telle il
la racontait, il y en avait, mais
elle
il
omettait
certains détails, que,
par exemple, la grand-mère
avait demandé d'être laissée
sur la
banquise, n'en pouvant plus
d'essayer de suivre les aurtes,
qu'ellel'avait demandé des yeux,
en tout cas ; ou que, du moins,
c'était ce que le fils avait cru
y lire.
Depuis quelques minutes,
Jonathan,
revenu sur le seuil,
écoutait
Deborah qui pensait tout
haut et se redisait
certaines
des
paroles
d'encouragement que lui avait
prodiguées le pasteur
avant de devoir
la quitter.
— L'avion
n'est pas encore arrivée,
dit Jonathan. Peut-être qu'il est
à la veille d'arriver. Comment ça va ?
lui demanda-t'il.
— Elle dit que ça n'allait pas trop
mal.
Alors
lui
il
dit
qu'il
: tant
mieux,
Image Image
avait eu envie.
— Je ne vois pas pourquoi
tu
ne reviendras pas
assez à la
santé pour faire ce que tu as déjà
fait, s'était laissé aller à
promettre pour ainsi dire le pasteur
dans son désir de voir Deborah guérie.
Elle l'avait
cru, lui, qui lui
avait dit tant de vrai déjà :
par exemple, qu'il les aimait de
tout son coeur, ces enfants
de
Ivugivik
, et cela devait être,
car, pour rester avec eux, il
n'y avait que ceux qui s'enrichissaient
ou qui les aimaient, et lui ne
s'était pas enrichi
d'un cent.
Il
disait également que les temps
changeaient et qu'il y avait du
bon dans tous ces changements.
Aujourd'hui le gouvernement
prenait davantage soin de
ses
enfants esquimaux. Il dépensait
beaucoup pour eux. Et les Esquimaux
eux-mêmes
avaient considérable-
ment changé.
— Ce n'est plus maintenant, conviens-
Image
en, Deborah, que vous abandonneriez
la vieille au froid et à la nuit.
Il est vrai: cela ne s'était
pas fait depuis longtemps ; cela ne
se ferait peut-être
plus
jamais
. En
un sens,
c'était même ce qui
troublait Deborah.
Car, qu'en feraient-ils
maintenant de leurs pauvres vieux ?
Ils les garderaient, c'est entendu,
mais pour quoi faire ?
Elle s'était prise à se creuser
ainsi la tête pour
trouver des
solutions
dans l'imagination à des maux
éventuels ou seulement possibles.
Si elle l'avait seulement pu savoir,
c'était là
c'est ainsi que dans
une vie entre la tristesse.
— C'est bon, avait-elle
fini par
se laisser arracher son consentement.
Fais venir
ton avion.
Justement, comme elle
en était là
de ses réflexions, Jonathan arriva
en courant.
— On entend un bruit derrière les
Image
nuages. Ça doit être l'hydravion.
Presque au même instant,
le bruit redoubla à couvrir sa
voix.
Les chiens s'en mèlerent.
Il y eut un charivari indescriptible,
puis un immense floc dans
l'eau,
ensuite le silence presque.
L'hydravion s'ouvrit. L'infirmière
en sortit la première, un petit
bout de femme, mais l'air décidé.
— Où est la malade ? dit-elle.
Elle avait à la main une
lampe puissante à manche
aussi
long
comme
qu'
un
fusil. Elle en
promena les
rayons alentour.
On vit surgir
de la nuit des objets sont la vue
parut étonner tout à coup même
les Esquimaux qui jamais auparavant
les avait vus dans cet éclairage
insolite : ce vieux lavabo,
par exemple,
trouvé naguère par
Jonathan, échoué depuis lors
sur le sol moussu, sans écoulement
ni arrivée
d'eau, hors celle de
la pluie, et, quand il s'en était
amassée, Jonathan,
en passant, s'avaisait
Image
parfois en passant, s'avisait de s'y
laver les mains. Il y avait aussi des
centaines de bidons rouillés
,
; de la
ferraille
de tout sorte ; enfin, entre
deux piquets, de la lessive mise
à sécher.
Derrière l'infirmière étaient sortis
le révérend Hugh Paterson et le pilote.
Ils s'engagèrent tous sur la passerelle,
la jeune femme en tête. Avec les
Blancs, il ne fallait pas s'étonner,
c'était assez souvent la femme
qui commendait.
Ils arrivèrent à la cahute. Ils
prirent
Deborah d'entre les peaux
et
les vieilles couvertures rongées, repoussant
à peu près tout ce qui était à elle, pour
l'envelopper dans du neuf, du blanc
et du propre. Ils la chargèrent sur
une sorte
de planche en dépit
de ses
protestations. Après tout, hier encore
elle s'était levée pour faire à
manger aux siens. Ils ne voulurent
rien entendre. Ils la hissèrent
à bord comme si elle avait été
un ballot. Ils montèrent à leur
Image
tous. Ils claquèrent les portes. Ils
s'élevèrent dans le ciel. Peu après,
il n'y avait
plus de trace d'eux.
En bas, revenus autour du
feu, les hommes médusés ne
savaient trop que dire de tout cela.
A la fin ils se remirent à
parier - que faire d'autre ! Elle
ne
reviendrait
pas
. Elle
reviendrait
peut-être.
— C'est pas mon idée, trancha le
vieil Isaac. Pas avec le vent
qu'il fait ce soir.
II
Avec le jour naissant, elle commença
de voir son pays. Calée,
détachée même
à son f
dans son fauteuil incliné,
elle était bien placée pour voir
loin. On avait voulu la garder
allongée mais elle avait réussi
à faire comprendre que,
voyageant
descendant dans
le Sud
pour la
première fois de sa vie, elle avait bien
Image II
Avec le jour naissant elle commença
de voir son pays. On avait cherché à la
garder
allongée mais elle avait
si bien résistée qu'elle avait obtenu
de rester
assise dans un fauteuil
d'où elle était bien pour voir
d'un bout à
l'autre
cinq lettres
son
immense et étrange pays.
Quand
donc aurait-elle pu le
Qu'en
avait-elle jamais pu voir
avant ce jour,
en
fa
toujours
plus ou moins en route il est vrai
à travers l'étendue déserte, mais,
l'hiver, aiguillonnée et aveuglée
par les vents et la neige, l'été, par
les moustiques, en tous temps
chargée de paquets jusqu'au
front et toujours préoccupée de
quelque chose
à faire
?
,
la chasse,
la pêche, le manger ?
C'était
aujourd'hui
seulement qu'enfin
elle sécouvrait son pays.
Elle le
trouva beau.
Elle le trouva bien plus
beau qu'elle avait jamais pu s'en faire
une
idée
d'après les bribes qu'elle avait en tête
Elle-même d'ailleurs, maintenant que l'infirmière
l'avait
lavée, peignée, arrangée, était loin de se montrer vilaine.
Image Image Image
envie d'en voir quelquechose.
yeux comme le soleil se levant pour
de bon
En fait, ce pays qui défilait en bas
qui était le sien encore, c'était ce
qu'il pouvait y avoir
pour elle
de plus
nouveau.
pour elle.
Qu'en avait-elle
jamais pu voir avant, cheminant
comme elle avait cheminé à travers
son étendue, l'hiver aveuglée
par les vents et la neige, l'été
par les moustiques, en tous temps
chargée de paquets jusqu'au
front et toujours préoccupée de
quelque chose à faire ? Aujoud'hui
C'était d
une lettre
[]
donc
seulement
enfin elle avait le temps - elle
n'avait même plus que cela à faire -
de voir son pays, et elle le trouva
beau. Elle le trouva bien plus beau
qu'elle en avait jamais eu l'idée
jusqu'ici.
Elle-même d'ailleurs, maintenant
que l'infirmière l'avait
lavé
lavée, peignée,
toute arrangée, était loin de se
montrer vilaine ! Elle avait en tout cas
Elle avait en tout cas les,
de
beaux yeux de ceux de sa race
qui birllaient aisément, mais
aussi les yeux de quelqu'un
qui à cause d'une certaine tristesse
peut-être
en sont
aussi
à regarder le
monde et les choses avec une nouvelle
affection.
Ce qui l'étonnait,
Elle avait en tout cas les,
la
fascinait
peut-être
le plus, c'était
peut-être les lacs,
en bas,
leur
forme souvent bizarre,
Elle avait en tout cas les,
leur
foisonnement surtout
.
ils paraissaient
être des milliers et des millers.
Elle aurait du les connaître
pourtant, ces petits lacs presque
tous bouchés, sans communication
visible entre eux,
pour avoir erré
et peiné
,
Jonathan et elle, des journées
entières, sac au dos, à y chercher
un chemin à sec, contournant
cette eau,
revenant sur leurs
pas, cherchant
ailleurs et toujours
devant eux, creusé dans le
roc, il y avait encore
une autre
cuvette toute
pleine d'eau.
Rien
cependant aujourd'hui ne lui
parut plus attachant que ces
Et maintenant rien n'avait peut-être plus
qui lui avait été si dur.
lacs à l'infini scintillant
qui scintillaient
au
soleil levant.
D'être en route, de voyager
lui avaient fait du bien, l'avaient
remontée, à moins que ce ne
fût les
remèdes que lui avait
donnés
l'infirmière.
En tout cas,
Rien
n'échappait à son attention.
Ainsi,
Dans ce
désert d'eau et de roc
qui se déroulait très loin, elle
reconnut le poste de fourrure
où ils
traitaient
elle
ceux de son
village et d'autres villages aussi.
De
le voir si petit, à peine
plus grand
qu'un dé posé dans le pays vide,
ce
poste qui avait commendé
presque tous leurs voyages depuis
leur
naissance
naissance, à pied, en traîneaux,
en kayaks,
par tous les temps, jeunes
et vieux,
ce but pour ainsi
dire de leurs vies, causa
à Deborah
une vive surprise. A peine le temps
de l'apercevoir au bord d'un immense
fleuve qui coulait vers la mer,
avec rien d'autre autour que
des nuages, et
déjà il était perdu de vue.
Image
Elle avait le temps de dire bonjour
tout de même en son coeur, en passant,
au facteur de la Compagnie qui, depuis
la mort de sa femme et le départ
de ses enfants, vivait là tout suel
une vie dont même les Esquimaux
les plus pauvres n'auraient pas
voulu. Fallait-il être étrange pour
venir si loin de son pays vivre plus
isolé que le plus isolé des humains !
qui parassait toute douce de la mer et de la terre. Souvent pourtant,
ces deux là,
au pays de Deborah,
se rencontraient
dans
au milieu
des glaces amoncelées dans un
fracas et avec des coups comme
en une lutte sauvage.
même temps
bonjour en son coeur
au
facteur de la Compagnie
qui, depuis la mort
de sa femme, vivait là seul une
vie dont même les Esquimaux n'avaient
pas voulu. Comment
aussi
un être
humain pourvait-il se résoudre à
aller
vivre
si loin de son pays et de tous ?
Image
Au loin elle distingua
la rencontre
qui parassait toute douce et naturelle
de la
terre et de la mer. Souvent
pourtant, au pays de
Deborah, ces deux-là
se rencontraient au milieu de glaces
amoncelées, dans un fracas et
avec des coups comme en une lutte
sauvage.
De l'autre côté, c'était les
montagnes.
Elle les
étudia
contempla
longuement et vit bien enfin
comment elles étaient
faites
, de vieilles
montagnes rondes et usées par
le temps ; elle vit
leurs couleurs
douces
et
surtout comment
leur sommet,
comment elles
se terminaient et comment elles se
tenaient
les unes
à la
à côté
des autres tout le long de l'horizon
pareilles
à un campement sans
fin de tentes à peu près égales en
hauteur. Il n'y avait pas à dire :
des montagnes, cela ne se voyait
pas
bien à partir du sol. Peut-être
pour
trois lettres
en
voir vraiment quelque chose,
fallait-il avoir
le chance, comme elle
Image
dans le moment,
d'être assise
calmement dans les nuages.
Son visage malade s'éclaira
à cette pensée, d'une douce
envie de
rire.
A
Fort-Chimo
, il fallait changer
d'avion, en prendre un beaucoup plus
grand,
en
route
partance
pour le Sud.
Pendant qu'elle attendait, enroulée
dans une couverture, sur une civière,
au
milieu de
tonneaux
bidons et de
ballots de toute sorte, laissée à elle-même
pour un instant,
elle aperçut à peu de
distance, au bord de la piste d'envol,
quelque
chose de fascinant.
C'étaient
comme de petites créatures vertes qui
se tenaient
droites
debout et qui étaient
munies de ce qui pouvait avoir l'air
de mains, car,
on les voyait s'agiter
presque sans arrêt dans le vent
dans le vent, on les voyait s'agiter presque
sans arrêt. Ce devait être ce qu'elle
avait entendu nommer des arbres.
Elle avait
aussi
entendu dire qu'ils commençaient
Image
à se montrer à cette latitude-ci, par
rapport évidemment
à
aux gens qui
venaient
étaient
du Nord, car les arbres, eux,
venaient du Sud, en nombre d'abord
incalculable et de très haute taille
On disait encore que
peu à peu, cependant,
au fur et à mesure
qu'ils montaient
vers le froid, leurs
rangs s'amincissaient
et eux-même, comme épuisés, comme
des gens qui auraient trop longtemps
marché peut-être, rapetissaient.
Deborah, s'assura d'un regard
que
personne n'allait pour l'instant
l'empêcher
de faire à son gré. Elle se
sentait toujours
très bien grâce sans
doute à ces bons remèdes dont on lui
en avait redonné un peu tantôt, et
elle avait
une insurmontable
envie de voir
de près les douces petites
créatures vertes en rang
au bord de
la piste. Non sans peine
elle
arriva
parvint à se dépêtrer de la couverture
qui l'enserrait et elle se mit
en marche vers les arbres nains.
Elle
tenta de dérouler leurs minuscules
feuilles dont elle sentit, au toucher, qu'elles
Image
étaient des choses vivantes. Elle conserva
même
un moment
, au bout des doigts, un peu
de leur humidité. Alors, à la dérobée,
comme si elle en était à commettre
un larcin, elle se hâta d'en mettre
plein ses poches. Ce serait pour
les enfants
du village
d'
Ivugivik
, quand
elle reviendrait, afin
qu'eux aussi
qu'ils aient quelque idée de ce
Iv
Ivugivik
que c'est qu'un arbre et ses
feuilles
feuilles.
étaient des choses si vivantes qu'un
peu de leur humidité lui resta au
creux de la main.
Alors, à la dérobée,
comme si
elle en était à commettre
un larcin, elle se hâta d'en mettre
plein ses poches. Ce serait pour les
enfants de
une lettre
Ivugivik
, quand
elle reviendrait, afin qu'ils aient
quelque idée de ce
que c'est qu'un
arbre et ses feuilles.
Du gros avion, c'est le pays des Blancs
Image
après quelques heures de vol, quand il sortit
enfin des nuages, c'est le pays des Blancs
qu'elle commença
bientôt
à découvrir.
Heureusement qu'elle avait
vu
pu
d'abord
des arbres
chétifs dans leur
état
d'abord
chétifs, sans quoi elle
n'en
n'aurait jamais pu en croire ses
yeux
quand elle apreçut eu
lorsque se présentèrent
géants du Sud.
Même
d'en
des airs
haut
on pouvait voir que
c'étaient des créatures d'une
surprenante
vitalité, agiles aussi
et comme doués d'une volonté bien
à eux. Ils partaient du sol, se
divisaient en plusieurs directions,
dépassaient les maisons, s'élançaient
plus haut encore. Pourtant les
maisons
d
ici paraissaient au
moins aussi grandes que la seule
grande maison du pays de Deborah,
qui était
celle du facteur de la
Baie d'Hudson. Quelques-unes étaient
même beaucoup plus importantes et
toutes avaient tellement de vitres sur
tous les côtés
toutes leurs faces
qu'elles semblaient
regarder de tous les côtés à la fois.
Il
fallait
Deborah en déduisait qu'on
ne devait pas avoir trop de peine à chauffer
par ici pour
donner aux
que les
maisons
aient
tant d'ouvertures.
Elle en vint à
se demander
pourquoi leur pasteur, quand il
s'évertuait
à leur faire voir
comment serait le bonheur
de la
vie future, ne leur avait pas tout
simplement décrit cette terre
verdoyante
qu'elle voyait se dérouler à l'aise
du soleil et, de surcroît, toute
brillante
un mot
des feux
qui
deux lettres
que lançaient
les vitres, les toits
et les clochers.
Ça et là, sur le
sol, il y avait
en plus
de
beaux animaux qui semblaient
avoir leur part de la douceur de
vivre par ici ;
on les voyait brouter
une herbe
un mot
tendre
bien verte ;
ou encore,
allongés
couchés
au soleil, ils
restaient à
ne
rien
faire d'autre qu'à s'éventer
de leur queue.
Eux, comme compagnons parmi
les animaux, ils n'avaient jamais
eu que
leurs chiens, et maintenant,
deux lettres
en regard des animaux d'ici,
qui même de loin parassaient gros
et placides, Deborah eut le sentiment
Image
que leurs
pauvres
chiens
avaient la
vivaient une
vie
bien vide.
cruelle.
C'est peut-être à comparer les
animaux, leur vie et leur façon
d'être, qu'elle commença à mieux
saisir l'essentielle différence entre
le
Nord et le Sud.
Tant qu'il fut visible, elle ne
put détacher les yeux d'un petit cheval
blanc
qui se tenait parmi des fleurs
blanchesau bout d'un pré, près
de l'eau et sans doute dans le
vent pour se rafraichir, car on
voyait onduler sa queue et
ses autres poils dorés, encore plus
beaux, qu'il portait au cou. Quel
joli
petit animal c'était là et à
quoi pouvait-il servir si mince et
délicat?
L'avion s'abaissa encore plus et
elle vit quantité d'autres détails.
Par
exemple,
ces petits murs bas, partout,
qui
coupait le pays en tranches
de toutes formes et de toutes dimensions,
qu'étaient-ce?
Image
Sync
des clôtures, enfin quelque chose
comme une
marque,
quelque
une
frontière servant
à délimiter le terrain.
Délimiter ! Couper !
Elle eut presque hâte alors
d'être de retour parmi les siens
afin de
leur
faire part d'une
chose aussi étrange. Imaginez-
vous, leur dirait-elle : ils divisent
là-bas leur pays en petits champs
morceaux avec des avec des fils
de fer et des planches.
aussi extraordinaire
nouvelle : Pensez,
là-bas,
ils coupent le pays en petits
morceaux
entourés de fils de
fer ou de planches.
Des planches ! Personne peut-être
ne la croirait. C'est cela qui
serait vexant.
Maintenant
l'avion était beaucoup
plus près de la terre.
Elle en vit
Les
yeux de Deborah se mirent à
briller comme à un spectacle qui
n'a pas de prix. Tant et si bien
que l'infirmière s'approcha pour
voir ce qui pouvait mettre sa patiente
Image
en pareil état, et elle ne vit rien
pourtant,
rien
que
de
l'ordinaire.
C'étaient tout simplement les abords
d'une petite ville, comme il y en
a des centaines au pays, avec
ses maisons
entourées de petits
massifs de roses ou de phlox,
ici
une balançoire
où jouaient à
monter et
à
descendre des enfants,
là une
piscine où on en voyait
plonger
d'autres
, et puis d'autres
animaux
encore, des poules, des
chats, des chiens ; enfin de
grands parterres
tout
composés
de fleurs variées qui formaient
des dessins
plaisants
; et puis des groupes
d'arbres de plus en plus grands et
resserés, vigoureux.
des dessins plaisants
pour
l'oeil ; ensuite
des arbres à écorce blanche comme
neige et d'autres
qui
aux branches
souples comme des chevelures.
Qu'aurait pensé Deborah si on lui
avait dit
alors
que ce pays si doux
à ses yeux,
c'était,
pour d'autres
vivant plus au Sud, c'était le Nord,
un climat rude, une terre difficile.
Tout d'un coup
cependant
elle
eut très peur cependant, l'impression
que la terre venait
très vite
droit sur eux.
Elle se cramponna
à son siège.
De monter dans
le
ciel lui avait paru naturel.
C'était de revenir sur terre qui
l'effraya. Elle ferma les yeux.
Ce n'était donc pas la peine d'avoir
cherché à échapper à sa mort dans
le Nord.
La mort avait pris
les devants pour venir l'attendre
ici
dans le Sud.
Enfin elle ouvrit les yeux, vit
que
l'avion, sans qu'elle s'en fût
aperçue, s'était posé sur le
sol et roulait maintenant
tranquillement. De constater qu'elle
n'était pas morte la fit rire
un peu, tout en jetant autour
d'elle un regard quelque peu
gêné, car les autres
voyageurs
ne riaient
pas de se voir
apparemment
sauvés de la mort.
C'étaient peut-être qu'ils ne
tenaient pas autant qu'elle l'avait
Image
cru à vivre,
après tout
ou bien qu'ils s'en cachaient.
A la sortie de l'avion, elle
se sentit
brusquement
brisée
mainte
maintenant
nant.
d'émotion et de fatigue. Les bons
remèdes pouvaient aussi avoir cessé
d'agor. On s'empara d'elle. Elle
fut sans force pour s'y opposer.
A quoi bon d'ailleurs ?
Maintenant, elle se
sentait brisée
d'émotion et de fatigue.
Il se pouvait
aussi que les bons remèdes eurent
cessé d'agir. On s'empara d'elle.
à nouveau.
Elle fut
sans force
pour s'y opposer. A quoi bon
d'ailleurs ?
Elle découvrait sans
doute confusément
s'être mise en
des mains
puissantes, travaillant
à la guérir, mais contre lesquelles
il
n'était pas bon de
ne faisait pas
bon essayer de se rebiffer.
On la mit de nouveau sur
une civière, puis à
l'intérieur d'une
petite maison sur roues qui partit
à courir très vite et que rejoignèrent
ou dépassèrent bien d'autres petites
maisons de même genre allant
Image
très
vite
rapidement en tous sens.
Dans chacune il y avait quelqu'un assis à conduire, parfois, seul,
parfois accompagné d'une ou
plusieurs personnes. Toutes pour
ainsi dire, au passage, comme elles
levaient les yeux sur Deborah,
lui parurent avoir l'air très
préoccupées et malheureuses. Elle
en conclut qu'aujourd'hui avait
dû se passer ici quelque événement
bien triste, car comment aurait-il
pu se faire autrement que
presque tout le monde dans la
vie de tous ces gens-là que
en conclut qu'avait dû se
passer aujourd'hui dans la
vie de tout ce monde quelque
événement bien triste. Autrement,
pourquoi auraient-ils tous
deux lettres
eu
cette mine longue ?
A elle cependant il
lui
arriva alors
alors la plus douce joie de tout le voyage,
de ressentir tout à coup une joie très
douce. Au loin, au bord du ciel,
passaient en vitesse plusieurs
Image
petits traîneaux noirs montés sur
roues, attachés uns
aux autres
et tirés
par un plus grand traîneau
qui lançaient de la
fumée et aussi
de temps à autres, de petits cris
brefs et singuliers comme s'il eût
appelé
les gens
à lâcher ce qu'ils faisaient
pour s'embarquer.
Deborah
elle aussi se sentit appelée. Cela
lui venait du lointain de sa
vie, de son enfance. Sans doute
tous les enfants du monde sont
appelés de même façon.
presque.
Elle petite fille, c'était par les
traîneaux à chiens. Ici, c'était
sans doute par cette autre sorte
de traîneau.
Tous doivent
connaître quelque invitation de
ce genre.
— C'est un train, lui dit-on. Rien
qu'un train.
Elle souleva la tête, du regard suivit
tout qu'elle put, jusqu'à la courbe
de l'horizon, le traîneau magique
qui courait sans sauts, sans
heurts, comme s'il y eut eu là-bas
pour lui un chemin tout aussi
uni que l'air.
L'attelage allait
apparemment de lui-même
sans coups de fouet sur l'échine,
sans fatigue
aucune sans doute.
Peut-être même apparut-il à
Deborah
que
cet ce traîneau
cet attelage
n'allait
que là où il voulait.
Par la suite, quand
on lui
demanda quelquefois s'il
y avait
quelque chose qui pourrait lui
plaire partuclièrement, ses yeux
brillaient. Toujours elle répondit:
— Train. Deborah beaucoup
aimer promener dans train.
III
Au bout d'une semaine, après qu'elle
eut été examinée par en haut et par
en bas, dans l'obscurité par une
machine qui grondait et dans une
pleine lumière qui l'aveugla, enfin
elle reçut
la visite du Gouvernement
en la personne d'un interprète qui
Image
s'assit sans façon près de ce beau
lit que
Deborah
occupait
à elle seule
à l'hôpital.
— Eh bien voilà, dit le Gouvernement:
tu as une tumeur, une vilaine
bosse qui te ronges par en-dedans.
Il faudrait t'enlever cela. Est-ce
que tu donnes ton consentement ?
Deborah hésita à peine.
Toujours,
quand cela était indiqué, le
couteau lui avait paru la manière
la meilleure et le plus
expéditif,
expéditive
pour
enlever le mal.
— Coupez,
décida-t-elle, et
s'en fut calme
, presque sans crainte,
à l'opération
Puis, au bout d'un peu de temps
encore, elle parut reprendre. On
la
vit, dans une longue
une lettre
robe de chambre
prêtée par l'hôpital, mais chaussée
de
ses mouhlouks,
errer par les
couloirs obstinément, sans rien
demander à personne, jusqu'à ce
qu'elle eût trouver d'
elle-même
la
sortie
. C'était celle
qui
donnait
sur le jardin. Il était planté de quelques
Image
beaux arbres. Des fenêtres d'en
haut,
on put voir Deborah
s'avancer à pas
encore
un peu trainants
encore
sur le gravier
de
l'allée.
jusqu'à un premier
de ces
arbres. En
fait Elle l'approchait un peu
comme on approche un être
vivant à ne pas effaroucher
Elle approcha un des arbres un
peu comme on approche, avec
précaution, un être vivant à
ne pas effaroucher. On vit
qu'elle tendait la main
d'avance
pour le toucher d'abord, délicatement,
du bout des doigts. C'était comme
si elle s'attendait quelque peu à le
voir fuir.
Ensuite elle leva vers
lui un regard
réjoui
tout
en
l'écoutant
bruire. Elle finit par passer
un bras
autour de l'arbre
et, y
appuyant sa joue, elle demeura
longtemps immobile à
contempler
au-dessus la grande masse des
feuilles qui remuait un peu
au
vent.
Elle se fit aussi des
amis
parmi
chez
les humains.
D'abord parmi des gens
de son peuple. Il s'en
trouvait
un
assez
bon
nombre à l'hôpital, dont
quelques-uns
qui auraient pu passer pour des voisins,
n'ayant habité qu'à deux, trois ou quatre
cents milles les uns des autres, et
sans doute quelquefois, au hasard
des étapes et des itinéraires, petits
groupes de voyageurs en route vers
le
Poste, ou en revenant, ils avaient
passé bien près les uns des autres et
peut-être même,
au sein des tourmentes,
ne s'étaient-ils manqués que
d'un cheveu seulement.
Aussi
bien leur rencontre aujourd'hui,
que
qu'un
un si long et mystérieux parcours qu'un
avait préparé si long et mystérieux
parcours avait voulue,
enfin, leur parassait-elle l'effet
d'un miracle, et ils n'arrêtaient
pas de
se rendre visite et de se prodiguer
de grands signes de joie.
Chez les Blancs
aussi, elle se fit
des amis et, parmi ceux-ci, il
en mourut.
Quand donc elle vit
Image
que les Blancs n'étaient pas
au
bout du compte mieux partagés
que les Esquimaux, qu'ils étaient
atteints des mêmes afflictions du
corps, elle en
éprouva d'abord
un étonnement inouï, puis
de la peine pour eux autant presque
que pour ses
compatriotes malades.
Alors s'éteignit pour
de bon
en elle
une sorte d'espoir qu'elle
avait
une sorte d'espoir qu'elle avait eu
jusqu'ici, bien caché toutefois, dont
peut-être au fond elle sentait qu'il
était fou : les Blancs jamais
donc n'en viendrait à vaincre la
mort.
Heureusement il lui
restait
alors
encore
deux excellentes distractions
encore
pour
l'aider à passer le
temps. D'abord la douche !
Du moment
qu'elle
eut découvert
cette source apparemment
intarissable
d'eau chaude et de
savon,
elle
ce fut
chez el
le
fut
comme une passion. Peut-etre
existe-t-elle
d'ailleurs
chez tous ceux de sa
race,
à l'état latent,
frustrée depuis des siècles.
Image
Toujours est-il que Deborah ne pouvait
plus se passer de la douche. Pendant
près d'une demi heure à la
fois,
sans voir que l'on venait quelquefois
alors essayer
de tourner la
poignée de la
porte, elle savonnait
puis rinçait ses magnifiques
chaveux sombres drapés
sur elle
comme un châle
jusqu'à ses hanches.
De retour dans son lit, elle
les brossait et les brossait avec
l'idée peut-être de les faire
reluire comme autrefois,
entre
les murs de la petite maison de
neige, l'éclat si douc de la lampe
d'huile de phoque dont le souvenir
tout d'un coup s'éveillait dans sa
mémoire. Après quoi elle retournait
encore laver ses cheveux.
— Tu vas finir par les user
et les faire
tomber, la réprimanda
doucement la Soeur.
Deborah eut un léger sourire
à la fois timide et un peu malin.
Car en dépit de ce qu'elle en disait,
c'était la pauvre Soeur qui, en fait de
Image
chevelure, était plutôt dépourvue.
Sa deuxième passion,
presque également débridée,
c'était de fumer des cigarettes.
Quand elle n'était pas occupée à
soigner ses cheveux presque
toujours donc on la surprenait
assise dans son lit et entourée
accroupetonnée au milieu de son
lit comme sur le sol
quelque part
et environnée
d'une épaisse
fumée. Son regard se faisait
alors un peu moins triste. C'était
comme si toute cette
fumée en
arrivait à obscurcir un peu
ce qui tentait de se présenter
maintenant à chaque instant
à l'esprit
de Deborah. A l'instar de
ceux de sa race, elle avait donc
fini par prendre à la civilisation
ces deux choses qui
paraissaient
s'exclure : le savon
pour la propreté
et la clarté ; le tabac pour brouiller
les idées et salir les doigts.
La Soeur
lui fit reproche
de cela aussi un
jour. C'était une
Image
religieuse affectée depuis longtemps à la
visite des malades esquimaux. Elle
connaissait leur langue.
— Vraiment, Deborah, je ne te
comprends pas.
Deborah, de ses grands yeux
étonnés, semblait dire : Est-ce
que je te comprend, moi ? Mais peu
importe, je t'aime quand même.
— D'un côté, poursuivit la
Soeur, tu es la propreté même, toujours
à te laver. Par ailleurs, tu
répands
des cendres
partout des cendres
de cigarettes,
dans ton lit.
tu
salis tout.
A toi seul, tu
ressembles
à un vieux campement de la brousse.
Qu'est-ce que ça peut te donner, toute
cette fumée !
Ça ne donnait peut-être pas
grand-chose, en effet ; que des
petits
bouts de rêve, des images
qu'on
pensait
perdues. Ça ramenait
tout de même un peu le grand Nord
savage et lointain dans cette
chambre épiguë. Voilà ce que cela donnait.
Un jour, à travers la fumée,
Image
Deborah
en vint mot illisible
à
retrouver
presque
tout ce qu'elle avait jamais possédé.
Le campement
de là-bas apparut
à ses
yeux
que près brûlait un feu
à moitié clos. Tout y était,
et
jusqu'au
lavabo récupéré par
Jonathan après le déaprt des troupes
et qui
était peut-être
d'eau
plein
jusqu'au bord
d'eau de pluie à
l'heure
qu'il était,
actuelle,
jusqu'à sa lessive que
personne
l'on
n'avait peut-être
pas encore
songé
encore
à rentrer.
Elle revoyait la mince
passerelle
attachée aux bidons creux qui
montait et descendait avec les
légers mouvements de l'eau
comme une chose qui respire :
elle
retrouva
revit
sa cahute, la porte
toujours
laissée grande ouverte : autour
du maigre logis
se déploy
, c'était
le pur
et grand ciel nu. Elle
sentit que descendaient sur sa joue
comme des gouttes de pluie tiède.
Elle y porta les doigts,
cueillit
une
de ses
larmes qu'elle
examina avec étonnement et un
peu de
honte.
Qu'est
Qu'était-ce
que
cela, maintenant ? Hors celles que
lui avait arrachées le froid
l'
extrême ou
encore
l'été;
la fumée
des feux allumés pour chasser
les moustiques, jamais elle ne
se rappelait avoir versé des larmes.
Dans la surprise qu'elle en
éprouva, ses larmes céssèrent
un
moment de couler. Puis
elles
reprirent en un orage violent.
Pour être au moins ni vue
ni entendue, Deborah se cacha
sous le drap.
Assez souvent
maintenant,
on
la
surprit
trouva
ainsi
, au centre du lit,
qui formait
deux lettres
un petit tas rond
au centre du lit et
qui ne
bougeait
à peine
pas plus qu'une bête
malade.
La Soeur en fut
presque
à la supplier :
presque
— Fume, Deborah. Ou bien va
laver tes beaux cheveux.
Même cela apparemment ne
lui disait plus grand-chose
maintenant.
Toutefois
on la
surprit quelquefois qui,
en
Image
pleurant, mangeait des oranges.
Au début, elle avait pensé gardé
toutes celles qu'on lui donnait et
les conserver dans son tiroir ou son
les
le
matelas, pour les apporter
aux enfants de ses enfants.
Jusqu'au jour où l'odeur avait alerté
l'infirmière.
— Mais voyons, ma pauvre Deborah
les oranges ne se conservent pas
indéfiniment.
Une vingtaine de mots illisibles.
La déception qu'elle éprouva se
montra clairement sur son visage.
Eh bien, en ce cas, elle allait
tâcher de les manger. Mais le
coeur n'y était plus. On eût dit
qu'elle mangeait
alors
les fruits
les plus amères du monde.
Du reste
Du moment qu'elle comprit qu'elle
ne supporterait pas le voyage dans
le
Nord
, beaucoup de belles et bonnes
choses du
Sud
perdirent à ses
yeux de leur intérêt. Puisqu'elle ne
pouvait pas en rapporter à ceux
de là-bas, ce n'était pas la peine de
pleurant, mangeait des
oranges. Au
début, elle avait pensé
garder
celles qu'on lui donnait et les
conserver dans dans son tiroir ou sous
le matelas pour les apporter aux
enfants de là-bas.
Jusqu'au
jour où l'odeur alerta l'infirmière.
— Mais voyons, ma pauvre Deborah,
les oranges ne se conserent pas
indéfiniment.
— Ah!
Il apparut sur son visage que
cela était pour elle une bien grande
déception.
Ainsi donc il n'y avait
pas à espérer pouvoir en rapporter !
Eh bien, en ce cas, elle allait tâcher
de les manger. Le coeur n'y
était
plus
cependant
. Elle
eût
avait
l'air
d'être à
manger les fruits les plus amers.
Sans doute, Du moment
Bien de belles
et bonnes choses du
Sud
, du
moment qu'elle comprit qu'elles ne
supporteraient pas le voyage, perdirent à ses yeux
de l'intérêt. C'était comme si elle refusait
maintenant de s'y attacher. Peut-être
Image
même leur en voulut-elle obscurément.
A partir
de ce temps-là elle
s'attrista davantage jour après jour.
L'idée semblait lui être venue
qu'elle-même, pas plus que les oranges,
pas plus que les douces feuilles
aux branches des arbres,
pas plus
les fleurs cueillies au jardin,
durerait assez longtemps pour
supporter elle aussi le voyage
de retour au pays.
Elle cessa de se laver. Elle renonça à
feuilleter des revues tout en se donnant
l'air
de pouvoir
d'
en lire texte
ça et là
.
Elle
renonça à tout sauf à la petite fumée bleue
dont elle s'entoura plus que jamais comme
d'un rempart précaire autour de sa
modeste et minuscule place dans le monde.
Alors un jour le Gouvernement revint auprès
d'elle et dit :
— Tu t'ennuies donc tant que cela ! Voyons,
ce n'est pas raisonnable, Deborah !
Ainsi, c'était cela, l'ennui! Il lui avait
fallu être entourée de soins, comblée d'oranges et
de visites, aimée comme jamais,
Image Image Image
s'y attacher. Il n'est pas sûr que même
elle ne leur en voulût pas. Peu à peu, l'idée
la
pénétra qu'elle-
même, pas plus que les oranges
ou les douces petites feuilles aux
branches des arbres durerait
assez
longtemps et reverrait son
pays. dim="horizontal"Le retour a pays
Elle cessa de se laver. Elle
renonça à feuilleter des revues
en se donnant
l'air
de lire le texte.
ça
et là.
Elle renonça à tout sauf
hors
à
la petite fumée dont elle
continua à s'entourer à coeur
de jour comme d'un fragile rempart
protection de rêve
entre elle et
le monde.
la réalité.
Alors, un jour, le Gouvernement
revint auprès du lit de Deborah
et dit :
— Tu t'ennuies donc tant que
cela, ma pauvre Deborah !
Ainsi, c'était cela, l'ennui !
Il lui avait fallu être entourée de
soins, comblée d'oranges et de
visites, aimée comme jamais,
traitée comme une reine, pour le
connaître,
l'ennui, quelle
drôle
de maladie c'était.
— Oui, ça doit être que je
m'ennuie, avoua Deborah.
— Tu
penses tout le temps à ton
pays, hein?
voulut lui faire
dire l'interprète.
— Eh oui !
— Eh bien, en ce cas, dit le
Gouvernement, nous allons te
laisser partir. Evidemment, il
aurait mieux valu pour toi que
tu restes encore un peu avec
nous. Ton mal peut reprendre ;
on ne sait pas encore s'il est
extirpé complètement et pour de bon. .
Mais enfin, si tu t'ennuies à
périr ! ...
Comment ! Elle pouvait
partir si elle le voulait. On ne la
garderait pas
deux lettres
malgré elle. Elle
avait la permission ? Elle était
libre ?
yeux sombres. Plus inexplicables
Image
Elles lui étaient plus que jamais
Des larmes
roulèrent des yeux
sombres, plus que jamais étranges.
Car elles ne lui venaient
plus
de la sombre peine de l'ennui.
Elles lui venaient plutôt de ce
que
tout d'un coup cette peine
lui avait été enlevé.
Des larmes roulèrent des yeux sombres,
plus que jamais étranges. Car elles
ne lui venaient plus de la sombre
peine de l'ennui. Elles lui venaient
plutôt de ce que cette peine tout d'un
coup lui avait été enlevée.
que jamais.
étranges
Elles ne lui venaient pas
en effet maintenant du chagrin
ni même de l'intense poids
lourd de l'ennui dont on l'avait
en partie
soulagée. Elles venaient plutôt
comme d'une source
encore
intacte encore en elle de bonheur.
Elle revit l'aspect tendre du
monde avec ses arbres qui étaient
par
ces jours-ci
comme
chargés d'or ;
la douceur de vallées où les
rivières en serpentant d'une
île à une autre de verdure, avaient
l'air de faire des visites d'amitié.
Mais elle trouva
cela plus
le
paysage plus beau encore
trois lettres
lon
coeur
quand
il n'y eut plus
d'arbres.
Elle trouva
beau
au-delà
de tout quand apparurent
les mamelons arides, les
bosses
pelées du pays nu entre
lesquelles brillait l'eau froide
Image
des lacs solitaires. Tant et tant de
lacs, et si loin au fond du
monde, que la plupart n'
avaient
ont
pas encore reçu de noms. Elle
dévorait des yeux cet étrange
lacis d'eau et de roc où avec
Jonathan naguère,
elle s'était
épuisée à chercher une issue
des
des paquets au dos, un bébé dans le
ventre quelquefois, la sueur
lui roulant sur le visage à ne
pas voir devant elle, elle
s'était épuisée à chercher une
issue, et voilà que ce temps dur
[]
était
devenait
par le souvenir
trois lettres
changé en
un temps heureux et de plénitude
sa vie
lui paraissait
avoir été un
avoir été tendre.
temps de bonheur et de plénitude
Les choses étaient
donc
rarement ce
qu'elles paraissaient être dans
le moment. Il fallait s'en
éloigner infiniment pour
les découvrir enfin telles elles
étaient.
et les plus rudes souvenirs
étaient elles qui se changeaient
en
deux lettres
et c'étaient
quelquefois
les plus
dures
des lacs solitaires. Tant et tant de lacs,
si loin d'ailleurs au fond du monde,
que
bien
peu
d'entre eux n'ont encore
reçu de nom.
Elle dévorait des yeux
se singulier lacis d'eau et
de roc où elle avait tellement
erré naguère avec Jonathan, des
paquets au
dos, un bébé dans
le ventre quelquefois, la sueur
lui roulant au visage à ne
pas voir devant elle, et
voici
que ce temps de sa vie lui paraissait
lui
avoir été d'une tendresse
émouvante.
Les choses n'étaient
donc
au fond
presque jamais
ce
qu'elles
parassaient
avaient paru
être dans le
moment où cela se passaient. Il
fallait parfois aller bien loin
pour voir les choses les plus visibles.
et
Souvent
c'étaient
d'ailleurs
les
plus rides qui se changeaient les
mieux en or.
Elle restait assise cette fois
Image
souvent qui se changeaient le mieux en or.
Elle restait assise cette fois
encore pour faire la traversée du
ciel,
même si elle ne parvenait plus
tout à fait à tenir
la tête bien droite.
Pendant assez
longtemps la terre
fut perdue de vue.
Même
Deborah
somnola
ferma
les yeux et
somnola un peu quand on
fut dans les nuages et qu'il
n'y eut
rien à voir que
leurs
masse
de neige douce, mais
trop pareilles peut-être à
d'éternelles
banquises.
Soudain elle s'assit plus
droite.
Les yeux lourds de fatigue
flambèrent encore d'intérêt. En
bas, c'était à nouveau le grand
fleuve
qui
s'en
allait vers
la mer
avec le petit poste de fourrure
à
côté,
dans l'
seul dans l'infini
pays vide.
Maintenant elle approchait de
chez elle. Presque aussitôt en
effet elle reconnut le lieu du
Image
monde qui lui appartenait ou
auquel elle appartenait, et
simplement de le retrouver
deux lettres
de
revenant
retour
de si loin, lui parut
une sorte de miracle,
maintenant
qu'elle
et d'autant plus
monde qui lui appartenait ou auquel
elle appartenait, et simplement
de le retrouver
, de
à son
retour de si
loin, lui parut une sorte de
miracle et d'autant plus
un
quand
miracle
miracle
qu'elle avait acquis
une certaine idée maintenant
de ce que le monde est vaste
et complexe à l'infini.
De bonheur
Son coeur se mit à battre comme
il n'avait jamais battu même
dans le danger autrefois.
L'hydravion
descendit
s'abaissa.
Les objets du
campement
se précisèrent.
Voici le lavabo qui commençait
à se remplir de mosse et de
rouille ;
voici les bidons vides et, en place
de sa lessive, des peaux nettoyées
et tendues à sécher au soleil.
Image
Puis voici Jonathan.
Il se tenait au bord du
lac, à peu près à l'endroit d'
où il
deux lettres
l'avait
vue partir et à peu
près dans la même attitude.
Il était un gros
petit homme presque
aussi large que
haut. Il levait
la tête,
tout
en la
tout en la rentrant
un peu dans les épaules, pour
suivre
des yeux
l'hydravion
des yeux dans le
en plein
soleil
. Deborah
distingua jusqu'à la frange
épaisse de ses cheveux et la belle
couleur foncée de sa peau. Elle,
à l'hôpital, avait eu le temps de
devenir aussi pâle et laide qu'une
femme
blanche. Il leva les
bras en l'air.
Peut-être pour
saluer.
Mais cela parut plutôt
signifier à l'avion : Hé là :
Faites un peu attention. Sans
attendre plus, il
s'en alla dans
la cabane. C'était peut-être
pour ranger un peu, faire
disparaître au moins le peu
de ce qui traînait depuis des semaines
Image
N'empêche qu'il fallut aller
le chercher pour venir aider
à transporter Deborah, donner
un coup de main tout de même
pour accueillir sa propre femme.
Et
C'est alors
seulement qu'il
fit
semblant de
reconnaître
savoir
qui arrivait.
Pourtant
Après coup, pendant
quelque temps du moins, il
n'en
parut
pa
assez content de la voir
revenue. Il s'en fut un
jour, au-delà de huit mamelons, lui pecher
Après coup, il n'en parut
pas moins assez content
Après coup, il parut quand
même assez content, du moins
pendant qulques temps, de
la
voir revenue. Il s'en fût un
jour, au-delà de huit mamelons,
lui pêcher dans un
un mot de quatre lettres
lac
d'accès
difficile
un beau poisson
de chair
délicate. Elle en
mangea
un
à
peine
;
tout lui donnait mal au coeur à
présent. Il travailla à lui rafistoler
son lit
fait de deux banquettes
d'auto et les attacha enfin l'une
à l'autre de manière à ce qu'elles
ne se séparent plus à tout
moment laisant sous
elle un
vide où elle glissait.
Mais quand il
vit que malgré
tout ces soins Deborah restait
sans appetit, le coeur lui levant
aux odeurs, comme si elle ne
savait plus ce qu'était une maison
esquimaude ; -
est
elle alla
jusqu'à
lui demander de tirer
dehors des
tripes qui étaient là
depuis une semaine
seulement -
quand il
vit cela et que Deborah,
tout comme avant, en était à rester
allongée
dans son coin, alors
Jonathan perdit patience. Il alla
se plaindre aux autres.
— Elle n'aurait pas dû partir, dit-il,
Image
et du même ton uni : elle n'aurait
pas
dû revenir non plus.
— C'est mon idée, je te l'avais
dit, rapela Isaac. Quand on
est pour mourir, on ne fait
pas tant d'histoires : on meurt.
Quoique le vieux n'eût
rien fait d'autre au fond que
de se montrer de son avis,
Jonathan l'attaqua alors
subtilement :
— Toi, le vieux,
dit-il,
t'as beau parler. Te voilà, à
soixante-dix ans passés,
toujours
gras et bien nourri. Qu'est-ce
que tu fais
pourtant
pour
mériter
tout
ça ? Rien. Tu
vis du Gouvernement, avec ta
pension. Rien à faire, mais
tu as tout ce qu'il faut : ton
lard, ta farine, ton tabas, ton
sucre, ton thé...
— C'est pas la même chose,
se
défendit
le vieux
Isaac.
Moi, au
moins, je suis encore solide. J'ai
besoin de personne pour m'aider à
Image
marcher ou à faire ce que j'ai envi
de faire.
— Tu fais quand même rien non
plus du matin au soir, mais
t'as toujours ton lard, ta farine,
ton sucre...
C'est peut-être l'ennui de
l'énumération qui lassa surtout
le
vieil Esquimau. Il s'en
fut en grommelant se réfugier
dans la cahutte. Il n'y avait
plus moyen d'avoir la paix nulle
part maintenant. Il s'assit dans
un coin sur une
caisse en bois
qui portait sur une
côté
face
l'avertisse-
ment :
This side up
et, sur
l'autre : en haut.
Il chercha des yeux autour de lui à quoi il
pourrait s'occuper. Il est vrai
que depuis assez longtemps il ne
faisait rien, mais que faire ?
Chasser ?
Il y avait à peine plus
de caribou.
Pêcher alors, peut-être ?
Oui, mais du moment qu'on avait
la pension de vieillesse, le nécessaire,
et qu'on n'était plus poussé dans
Image
le dos, à quoi bon toute cette
peine? Quelque chose se brisait
peut-être dans l'homme quand
il recevait sans autant donner
en retour.
Le vieillard pensif
assis
sur sa caisse, avait
l'air de voir quelque chose du
malheur
qui était arrivé au
petit peuple du Nord, jadis si
industrieux. Il se secoua,
attrapa un vieux filet de pêche
pour l'examiner et voir s'il
valait la peine de se mettre
en frais de le remailler.
Il rencontra le regard de sa
fille allongée
dans son coin à
elle
et qui le regardai penser.
A vrai dire, il la reconnaissait
à peine depuis qu'elle avait été
dans
le Sud
. Ce n'était pas
seulement du fait qu'elle eût
maigri et pâli. C'était
l'expression même de ce visage
qui lui paraissait complètement
changé. On eût dit que
maintenant elle ne pensait plus
Image
tout à fait comme eux que
même on ne pouvait plus
guère donner à quoi
elle
pouvait penser.
— Veux-tu que je te dise ! fit-il.
Je devrais de moi-même aller me
mettre sur la banquise comme
on y a mis la vieille dans le bon
temps.
Il rêva un peu.
— C'était par une belle nuit
froide. Il y avait des esprits
en tunique blanche
qui dansaient
tout autour du ciel.
Il jeta un regard encore
à ce nouveau visage étrange
de Deborah
plein de choses
qui ne
tout empreint de reflexions
secretes.
— Hein, ma pauvre Deborah ! C'est
à se demander quand on se
montre meilleur pour les gens :
quand on
les
retarde
leur mort
de mourir
...
Ou bien peut-être, quand on les
aide un petit peu... Hein !
Image V
Alors, avec les première neiges,
vint à
repasser par ici, dans sa
tournée du début de l'hiver, le
réverend Hugh Paterson.
On entendit
de loin
la voix
des chiens
, qui resonnait avec
netteté dans l'air épuré et
balayé par les vents
de
froids
. Quelques
instant
plus tard
, entrait le pasteur, un
homme, qui en dépit de ses lourds
vêtements, où côté des Esquimaux
presque toujours ronds et petits,
parassait infiniment long et sec.
Il s'assit sur le coin d'un des
vieilles
banquettes d'auto rongées
par le temps et peut-être
par
le sel de
de
la mer
. Bien des fois il s'était
demandé
comment elles avaient
pu parvenir jusqu'ici, par quel
chemin bizarre, qui les y avait
amenées, la mer,
l'avion, ou
peut-être quelque vieux trappeur sur
son dos.
Il rencontra le regard
— Alors, ma pauvre Deborah, dit-il,
Image
Ça ne va donc pas mieux ?
Il rencontra le regard des
yeux doux et tristes qui semblait
lui faire reproche d'avoir empéché
la mort
de la frapper
à son heure.
Cette chose là, avait l'air de
penser Deborah, c'est plus
facile
une première qu'une deuxième fois.
Qui sait même si cela ne devient
pas plus difficile plus
on remet. Ah
pourquoi donc as-tu
voulu
contrarier
mon destin ?
Tristes à faire pleurer et cependant,
tout au fond, encore un peu rieurs
malgré tout
peut-être une virgule
par la force
sans doute de l'habitude, voilà
ce que les grands yeux noirs de
Deborah semblaient chercher à faire
comprendre au pasteur à travers le silence.
Lui alors, comme s'il eût
trois lettres
bien
parfaitement
compris
, tendit les
mains
en avant pour réunir et
attirer vers lui celles de Deborah,
qu'il garda, à l'abri, dans
les siennes.
— Ma pauvre
enfant, ma
pauvre Deborah, tout
ce que tu appris,
Image
aimé, compris, en ces quelques
mois de plus que tu as vécu,
c'est à toi à jamais. Rien ne
peut t'en être
enlevé.
Comprends-tu ce que cela signifie ?
même un seul pas de plus
accompli
dans
la vie et
te voilà rehaussée
pour toujours, pour tous les temps.
Les prunelles sombres
réfléchirent,
puis elles
parurent s'emparer
des belles paroles pour les
emporter en elle, afin de les
avoir pour
le jour où elle en
pourrait faire quelque chose
peut-être, sait-on
jamais
avec les pensées !
— Tu aurais quand même dû
rester à l'hôpital où tu aurais été
mieux soignée, lui reprocha-t-
il
cependant
sans
logique mais avec
une tendre affection.
— Pourquoi vouloir tant soigner ?
demanda-t-elle, puisque...
et d'impuissance ses mains qu'elle
avait cherché à élever
s'abatirent sur elle
comme
C'était ce qui la décontenancait
Image
toujours
le plus chez les civilisés, chez
les chrétiens, cette terrible volonté
qu'ils avaient, même quand la
mort était proche et sûre, de la
défier encore.
et cette
Cette
absurde préférence aussi,
s'il
quand
il fallait enfin mourir, que
ce soit
dans un lit.
Elle lui dit :
— Mon bon pasteur, Deborah aime
bien mieux pour
mourir ici
que là-bas.
— Qui parle de mourir ! essaye-t-il
une fois
encore,
pas
d'
une
pauvre
légèreté.
Puis il songea à lui remettre
le petit cadeau de médicaments
dont le Gouvernement l'avait chargé
pour elle.
Il
Le Gouvernement
s'inquiétait d'elle, au
reste, et
aurait tenu à
a
apprendre
si l'opération
avait bien réussi.
— Tu diras merci, fit Deborah
sans plus.
Enfin le pasteur en vint à lui
représenter que la mort n'était pas
un mal. En fait c'était
elle
la mort
, et
Image
non plus,
la vie,
qu'il présenta comme la
meilleures amie des êtres. Elle
était la délivrance de tous
les
nos
maux
Enfin, on était libre. On s'en
allait, les épaules, les mains,
le coeur enfin déchargé.
belles choses à entendre, même
si elles parurent à Deborah le
contraire de ce qu'avait soutenu le
pasteur lorsque c'était à vivre
qu'il l'encourageait. Mais
pour tout cela, elles n'en étaient
pas moins convaincantes et
tendres. Même Deborah savait
à présent qu'il faut bien dire
les choses qui font l'affaire
du moment, sans quoi il
il n'y aurait plus jamais rien à dire, ce ne serait plus la peine de rien
[deux mots]
encore parler.
serait
deviendrait
inutile de parler jamais,
et
aucune parole n'aurait
plus
de sens encore.
— La mort n'est pas notre
ennemie, sais-tu bien, Deborah.
La mort n'était pas en effet
notre ennemie. Ce qui la rendait
non plus la vie, qu'il présenta comme
la meilleure amie des êtres crées. Elle
était la délivrance de tous nos maux.
Enfin on était libéré. On s'en allait
les epaules, les mains, le coeur enfin
déchargé.
C'étaient là encore de bien belles
paroles
choses
à entendre, même si elles parurent
à Deborah le contraire de ce que lui avait dit
le pas
teur lorsque c'était à vivre qu'il
l'encourageait. Mais elles n'en étaient
pas moins
convaincantes à leur
manière. Même Deborah savait à
présent qu'il faut bien dire les choses
qui font l'affaire du moment,
sans quoi cela ne donnerait plus
rien de parler, ce ne serait même
plus la peine d'ouvrir la
bouche.
— La mort n'est pas notre
ennemie, sais-tu bien, Deborah.
sourire on ne peut plus d'accord.
Rien en effet à l'heure présente ne
pouvait lui paraître
moins
son ennemie
que la mort justement. Ce qui était dur c'était
d'avoir à attendre.
Image (2) suite
Ah, cela, oui, elle le savait ! Elle se
montra par
une lettre
sourire on ne peut
un mot de trois lettres
d'accord
Elle se montra alors
par
, par
dans
un
sourire tout à fait d'accord.
avec lui.
Rien
en effet
à présent
ne
pouvait
en effet
lui paraître
à présent
moins son ennemie. Ce qui
était dur c'était, la mort devenue
inévitable, d'avoir à attendre.
— Deborah aimerait tout de suite
partir.
— Deborah n'aura peut-être pas très
longtemps à attendre, dit-il, comme
en un tendre souhait.
elle serait en plein bonheur.
Le bonheur! Encore une de ces
expressions incompréhensibles des
hommes blancs! Qu'entendaient-ils
par là?
Le bonheur! Où cela
pouvait-il se situer? Pendant
quelque temps elle avait failli croire
que ce pourrait être dans
le Sud
.
si bienveillant, mais elle s'y était ennuyée
à la longue, et, même si elle ne s'y connaissait pas
beaucoup dans le bonheur, elle avait le sentiment
Image Image Image
Elle eut un sourire
, enfin
bien
en
d'
accord
là-dessus
avec lui. Rien
maintenant
ne
pouvait
en effet
lui paraître moins son
ennemie que la mort. Ce qui
était dur, c'était d'avoir à
l'
attendre.
— Deborah aimerait tout de
suite partir.
— Deborah
n'aurait-elle
n'aurait peut-être
pas
très longtemps à attendre, dit-il,
comme en un tendre souhait.
dit-il,
sur la terre,
encore
un peu de
courage et de confiance, et elle
serait en plein bonheur.
une
des
de
expressions
les plus
mystérieuses
des Blancs ! Qu'entendaient-ils
par là exactement? Et où cela
pouvait-il se situer ? Cela ne
pouvait être dans
le Sud
où elle
avait pensé tout d'abord que ce
pouvait être, mais
non, car
elle
s'y était
trop
ennuyée
trop
à la longue,
et le bonheur ne pouvait être là où il
qu'il
ne pouvait pas être
n'était pas là
là où il y
avait
a
de l'ennui. Où donc alors?
serait-il?
Dans le Nord? Mais
alors ce serait les gens du
Sud qui ne pourraient s'y
faire ! Et le bonheur était sans
doute en un endroit où tous
pourraient le goûter ensemble.
— C'est bien cela, Deborah. Le
bonheur sera dans la réunion de tous.
Sync
aurait tout à coup comme une
grande et belle clarté. Tout ce qui
était jusque là
demeuré
obscur se trouverait
éclairé. Et ceci
de plus
encore
: là-bas,
en
sur
cet autre versant de la vie, au-delà
de l'horizon, jamais plus il n'y
aurait de manque. Rien ne
manquerait à personne.
Les nuits sont longues, sous cette
latitude, à l'approche de l'hiver,
même pour qui
dort
à poings
bien.
fermés.
Pour Deborah elles
Image
étaient interminables. Sa courte
vie
dévorée par
des besoins qui laissent
peur de temps pour penser, s'achevait,
paradoxalement, en un
temps
comme
infini
où il n'y avait que cela à faire.
Ainsi la courte vie en dernier lieu
se trouvait-elle comme prolongée
pour une raison que Deborah cherchait
à comprendre.
Elle reposait sur les banquettes
d'auto mises bout à bout, tandis
que les autres, tout autour, enveloppés
de ce qu'il leur restait de vieilles
couvertures usées, dormaient à
même le plancher.
L'air était vicié dans la hutte,
tant par la mauvaise odeur
que commençait à dégager son corps
malade que par leur odeur à eux
d'huile et e poisson, qui lui soulevait
le coeur. Ils en
étaient
arrivés
, l'hiver
venu, à se gêner cruellement les
uns les autres, dans cette
frêle cahutte que le froid rigoureux
leur commandait de garder herméti-
Image
quement close. L'un toussait, crachait,
se retournait, et tout le monde
s'agitait, toussait, se retournait.
Deborah s'était mise en
tête d'essayer de se figurer
une lettre
ces
lieux après la mort si
différents de la vie,
où, selon le
pasteur, personne ne manquerait
de rien.
Il lui fallait
toute sa
confiance au pasteur pour ajouter
foi à
cela
de
telles paroles. Car,
à l'heure
actuelle, beaucoup lui
manquait.
Ce qui lui manquait
peut-être le plus d'ailleurs,
c'était
ce qu'elle avait appris à connaître
de fraiche date, ces douceurs de
la vie dans
le Sud
: l'eau chaude et
le
savon ;
puis et aussi
la claire
et abondante lumière, toujours prête
à
jaillir,
que donne
de
l'électricité
; un
peu de place à elle seule ; mais
surtout sans doute, cette sorte
d'amitié - ou de
démonstration
d'amitié
entre
de l'amitié
- entre gens, dans
le Sud
, que d'abord elle avait trouvée
Image
déplacée, mais maintenant, même
si elle n'était pas encore tout
à fait assurée que ce
fût
là
une
véritable affection, elle
eu
aurait
aime en
souhaité
ressentir autour d'elle
l'effet
en ressentir
quelque effet autour d'elle.
Ainsi, il semblait à Deborah
que plus on s'élevait, meilleure
était la vie, plus elle avait satisfait
de manques mais plus aussi
il en surgissait de nouveaux. En
sorte qu'il lui
paraissait tout à
fait impossible que l'on pût
parvenir
jamais
à une vie ou en des
lieux où il n'y
en
aurait plus
de manques.
Les autres aussi, autour d'elle,
à cause d'elle,
étaient dans le
manque,
et privés,
Isaac, de sa chaude
couverture qu'il lui avait "prêtée"
rien que pour un temps et pas
pour tout l'hiver, Jonathan,
d'amour car
l'amour
pour Deborah
était
devenu supplice.
Les nuits se firent donc pour
tous de plus en plus longues et inconfortables.
Image
Au-dehors la plainte des chiens
s'abaissait un moment pour remonter
aussitôt.
Auparavant, elle ne
l'entendait pas.
Cela était, inévitable
comme le gel qui surprend l'eau,
comme le déclic du piège sur
une capture. Cela était, voilà tout.
Maintenant elle ne cessait de
l'entendre et d'en être fatiguée.
Est-ce qu'on n'aurait
pas
pu
une
bonne fois donner assez à
manger aux chiens ? Mais
autant rassasier les bêtes de
la toundra,
toute la création!
Il vint
Elle en vint
presque à suffoquer,
une nuit, dans la cabane close de
toutes parts. Qui aurait jamais pu
croire qu'en cet Arctique glacial, tout
plein de vent de tempête, elle en
viendrait à souhaiter plus que
tout au monde une bouffée d'air pur!
Image
C'est encore dans
le Sud
, toutes fenêtres
grandes ouvertes, qu'elle avait
acquis ce goût d'air renouvelé dans
la maison. Si seulement, cette
nuit encore on avait pu laisser
la porte entrouverte d'un cheveu!
Mais les autres gelaient. Elle, elle
Sync
brûlait
pourtant.
l'envelopaient. Elle prit la plus chaude
et en couvrit le vieil
Isaac,
recroquevillé
,
par
terre, qui avait beaucoup toussé
ces derniers temps, sans pourtant se
résoudre encore à lui redemander
son bien. Elle chaussa ses
mouklouks. Elle tira la porte.
L'air coupant la revigora.
Elle partit devant elle.
La nuit était belle et froide. Il
avait neigé. Dans cette neige fraiche
mais peu profonde, Deborah laissa
derrière elle l'empreinte
très nette
de ses pas. C'est ainsi qu'on put
suivre, le
lendemain, à ses traces,
l'étrange
le
chemin qu'elle avait accompli.
Image
D'abord,
il sembla qu'elle
avait,
de peine et de misère,
elle avait
atteint
le sommet du petit mamelon
le
plus proche. Pourquoi ? Pour y
entendre battre le
ressac?
En se
Parce que
souvenant
elle se souvenait
peut-être, qu'enfant,
avec d'autres enfants, elle était
souvent montée ici
pour tâcher de
découvrir la mer qui n'était
plus très loin?
Quoi qu'il en soit,
elle avait
continué plus loin.
Jusqu'à
la
prochaine
mamelon
butte
,
puis
a
juqu'à
une autre encore.
De
mamelon en mamelon, elle
était parvenue à la banquise.
Ce qu'elle eut alors sous
les yeux et
qu'elle
dut reconnaître
à la pâle lueur qui se dégageait
de la neige, c'est le
pays le plus
raboteux du monde : une rude
étendue inégale faite de milliers
de pièces de glace jointes les unes
aux autres avec de grossiers
bourrelets aux soudures.
Image
pourtant. Les traces disaient qu'elle
n'en pouvait plus, qu'elle était
tombée à plusieur reprises déjà.
Cependant on en releva d'autres,
de plus en plus profondes, plus
loin encore. Elles menaient
jusqu'au bord de l'eau libre. A
examiner de près le contour
de la dernière galette de glace, du
côté de la mer, on put
constater
qu'une partie s'en était détachée
récemment.
Mais ils eurent beau fouiller
des yeux, devant eux, le tumultueux
et sombre paysage d'eaux noues,
ils ne purent rien y distinguer
qui s'apparentait à une forme
humaine. Ni rien
entendre
d'autre que
les cris horribles du vent.
Chacun, par la suite, bien entendu,
eut son mot à dire sur cette fin.
troublée par les médicaments qu'on
lui
lui
faisait prendre, avait pu
se mettre en tête
de ch
d'aller
rechercher sur la banquise
qu'elle
quelque objet ou
quelque chose
qu'elle avait imaginé perdu là.
en ces lieux et appris la nouvelle,
n'eut rien de plus pressé que de
se rendre sur place, à la limite
des glaces, où, dans l'ouragan
qu'il faisait cette nuit-là, face
à l'eau mugissante, il leva
les mains comme pour bénir
- ou absoudre - l'infini
pays tourmenté.
faisait pas de doute que Deborah
avait aidé la glace à partir. Ce
ne pouvait avoir été bien difficile ;
la glace était mince encore et puis
qu'on s'en souvienne : le vent,
cette nuit-là aussi, soufflait
du bon côté. Elle avait dû
partir vivement, aidée
par
du vent,
aidée du courant, aidée de toute la
bonne nature compatissante.
debout au centre de la petite pièce
de glace. Ainsi la voyait-il dans
ses rêveries : une petite statue bien
droite sur son socle
de
blanc
emporté
e
sur les
eaux noires
vagues
d'eau noire.
serré un peu sur elle ses vêtements
pour avoir moins froid.
devait avoir depuis longtemps rejoint
la "vieille" qu'il continuait à se
représenter toujours assise sur
son socle, toujours conservée par
le gel, et qui tournait indéfini-
ment, comme ces satellites d'aujourd'hui
au
fond du ciel, dans les dernières
eaux libres du monde, très haut
dans
le Nord
.
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