« Anna-Marie »
Je voudrais aussi simplement qu’elle vécut raconter l’histoire d’Anna-Marie, témoigner à mon tour de la trace lumineuse et tendre qu’elle laissa de son bref passage ici-bas. Sur notre terre si dure parfois surgissent de tels êtres qui l’illuminent d’un rayon fugitif, puis ils disparaissent, ils ne […], mais pas le chagrin en ce monde, son adorable beauté. Des êtres comme elle qui meurent tôt, tués par la vie elle-même dont ils ne peuvent supporter le poids, mais avant de mourir, quelquefois, ils ont le temps d’exprimer brièvement leur âme, si délicate, et on se demande sans doute pourquoi ils sont morts, mais avant tout, je pense bien, on s’étonne de leur existence merveilleuse, on se demande ce que Dieu par elle a entendu nous donner.
Elle n’avait pas de santé ; trop timide pour se mêler aux autres, sans assez de vitalité surtout pour l’effort que cela exige, vers l’âge de vingt ans, doucement, solitaire, […] s’en allait en langueur. Une photo d’elle que j’ai vue dans la maison de ses parents, à la Petite-Rivière-Saint-François, la représente vers cette époque ; le visage est mince, un peu trop long, aigu, avec un nez délié aux ailes très fines que l’on imagine frémissantes ; on le dirait levé vers nous avec effort à cause du poids de la lourde chevelure noire peut-être, et l’expression naïve qu’il livre est celle d’un amour désolé, grave, trop brûlant pour ce monde. Telle qu’elle, sans doute pâle, sans couleur aux joues, toute vie résidant dans les yeux doux, elle m’a fait penser à ces héroïnes de tant de romans anglais, jeunes filles dont la vie passionnée s’écoulent en quelque lande sauvage, au bord des mers du Nord, étranges jeunes filles de […] et de rêve. Et c’est presque dans un tel pays qu’elle vint au monde, sur la côte, en un village encore à l’écart de toute agitation, enfoncé entre ses caps profonds, face à la mer. C’est comme si Dieu parfois se trompait, envoyant chez de braves et bonnes gens sans doute, mais peu affinés, des créatures infiniment plus fines, plus ardentes, que leur milieu, mais elles n’ont pas assez de force ni d’audace pour aller dans le vaste monde, ailleurs, où elle sont nées s’écoulent leur vie dans la solitude. À moins que peut-être, enfin, la beauté de leur âme arrive à émouvoir les lourdes imaginations autour d’elle. Et alors il semble que Dieu a très bien su ce qu’il faisait en donnant à des hommes, à des femmes ordinaires, une créature comme Anna-Marie.
Ce n’est donc pas le manque d’intérêt dans la vie qui l’emmenait si jeune à y renoncer. C’était bien, au contraire, je le pense, un excès d’émotion, l’excès de tendresse que lui inspirait tout ce qu’elle voyait à chaque instant de son existence.
Ainsi, par exemple, un soir, la famille réunie autour de la table de la cuisine, ayant achevé son repas, tardait à se séparer. Ils étaient là, tous, autour de la table, le père, un bon et brave homme vieillissant, courbé de lassitude par le labeur du jour, se reposant en des pensées vagues, comme écrasées elles-mêmes de fatigue ; la mère, à l’autre bout de la table, la vaillante mère de quinze enfants, saisie elle aussi par un moment de rêverie profonde ; les mains abandonnées sur le bord de la table ; entre […] dix de leurs enfants, presque tous grands — Anna-Marie était l’avant-dernière de cette nombreuse famille. Même les bêtes domestiques, choyées presque à l’égal de créatures humaines en cette maison, se tenaient dans le cercle chaud de la lampe suspendue au-dessus de table. La chatte jaune d’une patte posée contre la jambe du père demandait un morceau qu’il lui tendit en la priant auparavant de faire la belle. Le colley, sans autre intention que celle de témoigner son amour, avait posé sa tête fine sur les genoux de la mère, et lui adressait le regard chaud, de ses larges prunelles humides. Distraitement, la mère flattait la fine bête, en regardant ailleurs d’un regard presque aussi […] simple et entier. Et, tout à coup, à Anna-Marie ce spectacle devint si visible, je veux dire elle en saisit si bien le sens, la douceur humble, elle en comprit à ce point la tendresse que ses yeux brillants s’emplirent de larmes. Sans doute un sentiment pareil quand il traversait son âme était-il accompagné d’une vive détresse ; à l’instant où l’on saisit le bonheur n’est-il pas déjà presqu’en en fuite? Si fragile, si précaire et sans cesse menacé, le bonheur lui paraissait-il trop beau, trop émouvant ? Ses bons parents, fort incapables de toujours comprendre leur étrange fille n’en avaient pas moins observés que, heureuse, elle semblait prête de s’évanouir. De tomber sans connaissance, précisait la mère.
Or, ce soir, Anna-Marie fit une chose tout à fait extraordinaire et imprévue. Vivement elle saisit un crayon et sur la nappe, elle se mit à dessiner la scène si familière du groupe familial, scène qui se répétait chaque soir, et cependant l’avait-elle réellement vue et comprise avant ce soir. Vite, à grands traits, elle dessina le père, la mère, quelques autres visages moins éclairés, la chatte dans sa pose amusante, le grand front du colley reposant sur les genoux de la mère, des reliefs du repas sur la table, une moitié du pot à lait pansu, l’écuelle du chien, un aperçu du poêle noir, le coude du tuyau s’enfonçant vers l’escalier étroit … et on ne sait encore quelle paix simple et mystérieuse qu’elle a réussi à fixer dans ses lignes naïves. Comme elle achevait son dessin, plus étonnés qu’éblouis, les frères, les sœurs se penchaient au-dessus d’Anna-Marie. Ils s’écrièrent, fort amusés : « Mais c’est nous autres. C’est nous autres que dessine Anna-Marie. » Et ils se mirent par groupe bruyant autour d’Anna-Marie.
Elle, comme en songe, paraissait exténuée par l’effort et cependant étonnée aussi, si profondément étonnée par l’allégresse mystérieuse qu’elle éprouvait.
La joie qui perçait son âme d’une pointe si fine, aigue, douloureuse, sa joie terrible elle l’avait par la passion de l’effort libérée, sortie d’elle-même ; elle lui avait donné une sorte de vie indépendante d’elle-même. Et qui fit un moment, son âme fut en paix, laissée tranquille par l’élan d’amour qui si constamment la fatiguait.
Dès lors, à tout propos, à chaque instant du jour, elle crayonnait la courbe de la haute montagne ou seulement son premier repli, peu élevé et encore accessible ; le mouvement, la vie du vent dans un prairie d’herbe menue ; les premières fleurs du lilas mauve contre la galerie. L’un de ses frères qui habitant Montréal et y avait une belle situation, venu en visite à la Petite-Rivière, ne comprit peut-être pas mieux que les autres l’étrange don d’Anna-Marie ; cependant il lui envoya des pinceaux, et des couleurs. Elle fut transportée de gratitude. Oui, les couleurs, les adorables merveilleuses couleurs, le vert intense, le rouge, le jaune flamboyant, le bleu qui dort ou qui s’éveille, le noir aussi pour le silence, et le blanc pour une autre forme de silence voilà ce qui lui avait manqué pour traduire entière la peine de sa joie. Elle eut un peu de difficultés tout d’abord pour atteindre avec des huiles à la naïve simplicité qu’avait su du premier coup trouver ses crayons. Et d’elle-même elle apprit alors une chose déconcertante. Ainsi, essayant de reproduire à l’huile son dessin du groupe familial, elle ne put parvenir à lui donner le même accent de vie et de vérité. Sa volonté de bien faire, un peu d’ambition peut-être cette fois l’avait animée plutôt que l’élan aigu de tout son être. Alors, comme tout véritable artiste l’apprend un jour ou l’autre, tôt ou tard, elle comprit tout de suite ; la moindre vanité dans l’effort entachait l’œuvre. Il semblait même que du […] en être absent jusqu’au besoin de s’attirer l’approbation, l’admiration des autres. L’âme seule devait affronter. Même le désir, si grand fut-il, de bien faire ne suffisait pas ; il fallait la peine vraie, la joie ardente qui faisait mal ; il fallait cette souffrance profonde à tout effort de création.
Et dès lors elle se laissa faire, elle se laissa dompter, mener par le don cruel et resplendissant. Mais que de choses à fixer dans l’instant où elles apparaissent belles et périssables.
Un jour, revenant des près avec un bouquet de fleurs sauvages, elle pensa de le disposer dans un pot de grès bleu sur une nappe de gros lin, simplement parce que tel était son inspiration ; et l’effet fut si joli, si parfait que dans son âme jaillit la peine joyeuse. Alors elle l’apaisa en fixant sur la toile les fleurettes dans leur délicat pot de grès bleu. Elle peignit presque toutes les fleurs du jardin ou des champs, de temps en temps les disposant contre une fenêtre ouverte, ou encore dans un petit panier tressé. Mais la joie pénible et débordante sans cesse renaissait. C’était comme si elle eût dû rendre témoignage pour toutes les fleurs, les brins d’herbe, la dentelle du feuillage des saules, la course pathétique des nuages. Ses parents, la voyant maigrir, pâlir davantage attribuèrent sa fatigue à tout ce « peinturlurage ». Certes ils trouvaient beaux, très ressemblants, ces petites esquisses. Mais était-ce nécessaire de s’user à cela ? Certaines besognes de la vie étaient nécessaires, comme de labourer, d’ensemencer la terre, de faire le beurre, le manger. Mais peindre ainsi des fleurs, des bouts de champs, quand elle n’y était pas du tout obligée, était-ce sage ? Pourquoi n’abandonnait-elle pas tout cela pour se reposer, elle qui était si délicate ? Tant de besognes bien dures, hélas, enchainaient les hommes. Pourquoi, de son plein gré, sans nécessité s’en forger elle-même ?
Elle promettait doucement de se reposer, d’obéir à ses bons et tendres parents. Mais une couleur douce et furtive du ciel au crépuscule saisissait son âme, et vivement elle essayait de la capter. Ou bien, c’était un tendre regard humain qui fixait sur elle sa douceur résignée, et il fallait en retenir quelque chose, de ce simple regard confiant. La main de son vieux père, cette pesante main fatiguée posée sur la nappe, lui apparut vraie ; et aussi les aiguilles à tricoter de sa mère volant dans un rayon de la lampe. Tant de choses, de gestes humains à arracher au temps qui efface, aspire et détruit.
En plus de sa peine continuelle et profonde d’amour, elle en connaissait une autre à présent, l’incommensurable, la tragique peine de l’artiste ; de découvrir de jour en jour et de plus en plus l’émouvante beauté du monde, mais aussi voir fuir le temps, fuir aussi vite que l’ombre d’un nuage sur la terre, le temps d’une vie. Cette lutte contre le temps, elle l’entreprit, devenue aussi frêle qu’un arbuste au souffle d’hiver. Et cette autre lutte aussi, acharnée de l’artiste en faveur de la vérité. Maintenant sachant que toute une vie ne serait pas de trop pour faire et refaire la même fleur du myosotis, elle voyait la multitude des fleurs, la multitude des joies et des peines. Rarement était-elle contente de ce qu’elle avait fait. Allégée un moment, oui, comme un bon laboureur qui a tracé son sillon, elle se trouvait un peu allégée par l’obéissance à sa tâche, mais d’une autre manière elle demeurait mécontente, dépitée. Aussitôt terminées, ses esquisses étaient abandonnées ; elle ne le regardait plus qu’une fois à peine. Son rêve était ailleurs, plus haut, plus difficile.
Enfin, elle osa s’attaquer à peindre la mer, ce grand horizon las, fatigué, qu’elle avait toujours eu sous les yeux. Toute seule, petite fille solitaire, sans soutien, elle tenta de reproduire, de siècle en siècle, sa masse d’eau résignée. Il existe d’Anna-Marie, dans la maison de ses parents, il existe encore une des quelques études qu’elle fit de la côte nord du fleuve, vue de cette maison même. C’est, à la marée haute, une nappe d’eau figée en flots moutonneux, un peu hachés, que l’on imagine agité d’un vent glacial. Au loin, passe un navire secoué dont la lourde cheminée toute rouge lance un jet de fumée noire. Il y a dans cette gaucherie on ne sait quel accent vrai, quel témoignage plaintif du froid de la mer, de la solitude, quelle plainte persistante. Il y eut aussi cette petite morte de deux ans, tout de blanc vêtue, qu’elle peignit ensevelie dans un minuscule cercueil blanc, ses petites mains jointes sur sa poitrine. Inachevé, cette esquisse exprime on ne sait quelle fatalité de la destinée, elle terrible désolation à l’image de la propre fin d’Anna-Marie. Ce sont les seules choses tragiques qu’elle laissa derrière elle. Tout le reste est sans amertume, triste il est vrai, triste comme parait la beauté de ce monde à un cœur trop sensible.
À l’automne, quand les vents froids s’abattirent sur la côte, Anna-Marie cessa de descendre prendre sa place dans le groupe familial. Malgré le vent froid, il y eut beaucoup de soleil dans ce ciel d’automne à la Petite-Rivière. Et c’est cela presque uniquement qu’Anna-Maria essaya de peindre vers la fin de sa vie ; un ciel d’automne parcouru d’un soleil pâle, en dépit de tout cherchant à donner un peu de joie au regard humain. Parfois aussi, quelques feuilles vivement colorées, splendides, au bout d’une branche mince, allant en se dégarnissant. Et encore une dernière fois, elle peignit quelques bouquets de fleurs ; les dernières de la saison ; des zinnias, des chrysanthèmes, des soucis ; ils sont peints contre une fenêtre, mais cette fois fermée.
Pour les siens, il n’y avait plus de doute que s’en allait loin d’eux cette fille tant aimée et si étrange, qu’ils ne comprenaient pas encore. Ils auraient tant voulu la voir renoncer à cette obscure souffrance, cette singulière lutte où jusqu’au bout elle s’épuisait. Les larmes aux yeux, il la suppliait d’y renoncer. Touchante, la vieille mère insistait vraiment trop. Une expression d’intense chagrin envahissait le menu visage d’Anna-Marie.
Un matin, dans ce ciel si pur passa un léger troupeau de nuages errants, si légers, si pathétiques. Anna-Marie prit un bout de papier, un crayon à son chevet, commença à esquisser ce pan de ciel. Puis sa main s’arrêta, le crayon glissa parmi les couvertures. Un instant encore, elle regarda les petits nuages blancs qui s’en allaient. Tout doux, tout fragiles, ils glissaient trop vite dans cette immensité qu’ils avaient à parcourir. Anna-Marie, ferma les yeux, elle poussa un soupir de fatigue mortelle, et doucement elle expira.