« Dieu »
Parmi les nombreux fils et filles de Grundhilde et Hahroon, la plupart avaient quitté la jungle natale ; les uns avaient franchi de hautes montagnes ; plus jamais on ne les avait revus. D’autres étaient partis en une différente direction, et de leurs voyages et de leurs périls, on n’avait rien su non plus. C’était comme si la terre, partout infâme hors quelques journées de marche, les avaient engloutis dans ses vapeurs fumantes. Cependant tous avaient fait souche ; et, maintenant, au bout de plusieurs générations, les hommes étaient nombreux sur terre; mais ils vivaient en petite tribus éparses, méfiantes, et quand, par hasard, dans ces territoires muets et désolés, les descendants de Grundhilde se rencontraient, de cruelles batailles à coups de massue s’en suivaient.
Autour d’eux croissaient des plantes qui donnaient des fruits succulents, s’ébattaient des milliers d’oiseaux comestibles et, dans les rivières, se multipliaient les poissons à chair délectable ; mais déjà les hommes se trouvaient trop nombreux pour les seules ressources auxquelles s’attachait leur imagination grossière ; chacun d’eux, sans en connaître toujours l’usage, les voulait garder uniquement pour lui ; partout où la piste de l’homme avait croisé la piste d’un autre homme, on pouvait voir, aux herbes piétinées et parfois aux ossements, qu’il y avait eu à cet endroit un furieux corps à corps.
Aussi l’homme était-il arrivé à craindre, plus que les serpents, plus que les mâchoires des fauves, l’être humain, son semblable. Sa mémoire était pauvre, brouillée comme un cauchemar par le sang répandu ; peut-être n’avait-elle même pas retenu la notion d’une mère commune ; peut-être l’homme ne savait-il pas qu’en son semblable c’était son propre frère qu’il combattait. Mais peut-être le pressentait-il, et était-ce sur cette raison même que partout il volait, tuait, violait.
Cependant, parmi les enfants de Grundhilde, il y en avait deux, frère et sœur, qui étaient restés dans la région même où la première femme avait vécu et enfanté tant d’humains qu’elle-même, vers la fin de sa vie, n’eût pu se rappeler leur nombre, et avait été réduite à lutter contre les plus forts pour sa petite part de gibier. Dix générations plus tard, dans cette même tribu de la jungle vivait Arthénohai en qui l’histoire des humains, toutes les connaissances acquises semblaient enfin s’organiser et qui dépassait si singulièrement l’ignorance et la torpeur de son temps que déjà il était exposé à en périr.
Par Arthénohai, en effet, l’évolution avait accompli un si grand pas qu’on voyait dominer sur sa tribu un homme qui n’était pas le plus fort, ni le plus cruel. Au contraire, pour ces temps, on eût même pu décrire Arthénohai comme un être excessivement doux et conciliant. Son prestige lui était venu de pouvoir expliquer les choses environnantes et d’une façon tout à fait inattendue.
Jusque-là, les hommes n’avaient pas eu de moyens pour préserver de l’oubli leurs pauvres et fragiles connaissances. Chaque homme mettait toute son existence à apprendre quelques notions élémentaires que des générations précédentes avaient peut-être acquises mais qu’elles n’avaient pas su lui léguer et que lui-même ne saurait transmettre à la suivante. Quelques pauvres idées avaient été échangées, mais le langage des hommes était trop fruste pour leur donner une forme reconnaissable à ceux qui les continueraient. Il semblait donc que le progrès des hommes était arrêté. Ils naissaient, plus démunis d’expérience, au fond, que les singes et les fauves malins.
Or, un jour, la tribu surprit Arthénohai à une occupation étonnante.
Arthénohai avait entre les mains une pierre très fine à sa pointe ; et, de la pointe de cette pierre, il traçait des signes sur la surface du rocher.
La tribu se pressa de plus en plus près et, tout à coup, les intelligences les moins lourdes comprirent les signes d’Arthénohai.
Arthénohai captait l’insaisissable.
Sur le flanc du rocher, il inscrivit le soleil, la lune, la forêt elle-même désignée par un groupe d’arbres. Cela paraissait si simple que tous coururent à la recherche de pierres taillées en pointe et s’appliquèrent à imiter Arthénohai. Cela paraissait si simple qu’aucun ne tint rigueur à Arthénohai de sa science. Seuls, quelques-uns des esprits les plus obtus, en marquèrent de l’ombrage. Pour les autres, l’événement était joyeux. Ils le célébrèrent avec des danses grotesques, une sarabande tortueuse que la lune projeta en ombres macabres à la lisière de la forêt. Ces pauvres hommes hirsutes et demi-nus, presque sans paroles, s’imaginaient tout à coup tenir emprisonnés et à leur commandement les astres lointains, et peut-être maléfiques, puisque maintenant, ils les avaient fait descendre du ciel pour les fixer sur la surface du granit.
Cependant Arthénohai ne s’en tint pas à des dessins primitifs. Il tenta d’exprimer des idées beaucoup plus abstraites, beaucoup plus douloureuses, et ce fut de cette audace même qu’il devait périr.
Peu à peu, il avait saisi une certaine grandeur dans la vie humaine, aussi précaire, aussi menacée qu’elle fût en ces temps. Sur le mur de sa caverne, Arthénohai commença à en retracer les principaux événements, les naissances, les chasses, les périodes de famine, les périodes d’abondance. Quelque temps encore, les hommes de la tribu furent amusés par le langage muet d’Arthénohai. En passant par la caverne, hommes poilus à figures bestiales, femmes rétives et sauvages, ils entraient, et ils cherchaient sur le mur d’Arthénohai le petit signe qui se référait à chacun d’entre eux ; ils se souciaient déjà peu du reste, mais ceci ils aimaient bien retrouver, le petit bâton droit qui témoignait de leur vie ; ils en étaient comme grandis à leurs propres yeux, un peu inquiets, plus vulnérables mais certainement plus importants. Et c’est ainsi que cette tribu dépassa de beaucoup les autres tribus de l’époque. Elle était arrivée à une sorte de conscience d’elle-même.
Mais Arthénohai cherchait encore.
La mort figura bientôt dans son record de la vie.
Il avait trouvé un symbole pour l’exprimer : un bâton couché.
Et les vivants remarquèrent bientôt qu’Arthénohai, sur son mur, donnait beaucoup de place aux morts. Il y avait des rangs et des rangs de petits bâtons couchés. Chaque fois qu’un homme était assassiné, on le retrouvait sur le mur d’Arthénohai. Des hommes qui avaient péri en forêt, sous la massue d’un ennemi l’ayant suivi pas à pas, réapparaissait également. Personne ne pouvait plus sombrer tout à fait dans le néant, ainsi qu’il en avait été auparavant. À la plus insignifiante vie, Arthénohai conférait, sur la pierre, une espèce de durée qui confondait les esprits. La mort était la seule connaissance connue alors de tous les hommes, mais l’idée d’immortalité qu’ingénument Arthénohai essayait d’en dégager, effrayait l’âme primitive. Bientôt, on commença à gronder sur son passage ; puis on lui lança des pierres. Certains s’imaginaient qu’Arthénohai possédait maintenant le pouvoir de les tuer en couchant sur le mur de sa caverne le signe individuel qui était leur vie. On donnait raison à ceux qui dès le début avaient redouté la science d’Arthénohai, car la science s’avérait redoutable, dangereuse, hostile à la vie.
Pourtant Arthénohai continuait ses enseignements. Il avait expli[qué] la forêt, la nuit, le jour, l’idée de la distance ; et les hommes sauvages les avaient acceptés d’Arthénohai en autant qu’ils s’imaginaient eux-mêmes pénétrées. Mais au-delà de la nuit, du ciel, des grondements de la foudre, au-delà des jours qui fuyaient, Arthénohai percevait une idée infiniment intraduisible, infiniment dangereuse, et il commit l’imprudence d’en vouloir partager l’angoisse.
Un jour, comme la foudre du ciel menaçait, il fit signe d’écouter, il écouta lui-même dans un mélange d’admiration et de terreur. Puis ses grosses lèvres frémirent, son regard embué de noirceur primitive s’éclaira ; tout son corps pesant trembla ; à ceux de sa tribu il cria que de là-haut, au-delà des nuages, quelqu’un leur parlait.
- Explique, demandèrent les hommes d’un regard hostile, avec des gestes menaçants.
Arthénohai avait expliqué beaucoup de choses difficiles sans trop grandes peines. Cette fois, il fut mortellement embarrassé. De sa pierre taillée, il commença à dessiner le soleil comme principe de la vie Puis il marqua de l’hésitation, de l’incertitude. On l’aurait peut-être suivi, eût-il montré une parfaite assurance. Il se remit à travailler hâtivement ; il groupa tout ce qui était connu sous un seul œil immense. Mais il était déjà le seul à savoir que sa laborieuse idée progressait.
Au cours des journées qui suivirent, il trouva plusieurs autres symboles dont nul ne le satisfaisait ; parfois, c’était un regard perçant qui tombait du haut des nuages, et, parfois, une main implacable de laquelle découlaient les monstres, les reptiles, les puissants, horribles ennemis de l’homme et l’homme lui-même. Car toujours il butait sur cette inconcevable difficulté ; horreurs et répit, la mort et la vie semblaient provenir de la même source.
Les lèvres épaisses et malhabiles accomplissaient d’aussi cruels efforts que la grosse main velue d’Arthénohai, et que son malheureux esprit hanté par l’interrogation. Il en arriva à prononcer un mot qui signifiait le maître. En même temps, il pointa le ciel, eux-mêmes, les hommes lamentables traqués par l’inconnu. Enfin, un jour, de sa bouche s’écoula le mot qui ne devait plus cesser de tourmenter l’imagination des hommes.
- Dieu, avait dit Arthénohai.
Or, voici comment Arthénohai, seul, était parvenu à ce haut et solitaire sommet de la pensée.
À l’âge de sa virilité, Arthénohai, comme les autres hommes de son temps, avait pris femme, c’est à dire qu’apercevant une créature qui lui plaisait, il l’avait poursuivie puis traînée de force dans sa caverne. Il en avait eu de nombreux enfants dont il avait pris un certain soin dans leur enfance, leur apportant le produit de ses chasses et que plus tard, dès qu’ils avaient su se défendre, il avait abandonné. Cependant, il avait eu une fille qui avait réussi à ouvrir son cœur à une affection plus grande qu’en éprouve le mâle de chaque espèce animale pour sa progéniture.
Il lui plaisait quand il allait tout simplement se promener dans les bois les moins dangereux de prendre avec lui cette petite fille qu’il portait sur ses larges épaules et balançait au gré de sa marche, heureux d’entendre là-haut, dans les feuilles qu’ils remuaient, parmi le pépiement des oiseaux jeunes, le son aigu du rire d’enfant.
Et quand il revenait d’une chasse de plusieurs soleils, il précipitait sa marche de retour, il n’était pas rassuré tant qu’à l’entrée de la caverne, il n’avait pas aperçu la petite Hallélie, accroupie sur la terre dure et qui jouait avec des morceaux de pierre. Souvent il lui avait apporté des fleurs extraordinaires qui n’ouvraient leurs visages pourpres ou tout blancs qu’à la nuit, dans l’épaisseur des forêts ; quelquefois c’était un oiseau vivant qu’il avait capturé pour elle, ou bien un petit singe de quelques jours, malin et ridé, qui ressemblait tellement à Hallélie qu’on eût pu confondre les deux enfants de la jungle lorsqu’ils dormaient l’un près de l’autre, leurs bras entrelacés. Cette affection d’Arthénohai pour sa fille l’avait déjà singularisé et éloigné [de la] tribu ayant tant de mépris pour les enfants femelles que souvent, plutôt que de se donner la peine de les nourrir, en les abandonnant dès leur naissance à l’orée des forêts où les tigres et les hyènes les dévoraient.
Or, Arthénohai rentrait un soir d’une longue expédition, couvert du sang des fauves, le dos ployant sous le poids d’une bête entière qu’il portait depuis plusieurs jours ; il s’était chargé par surcroît de noix de coco et de fruits perlés, roses, scintillants qu’il avait été quérir au sommet de longs arbres épineux parce que leur fraîcheur d’aube humide lui rappelait les dents nacrés d’Hallélie, au fond de son petit visage brun, quand elle riait de joie.
Aucune petite fille vorace ne s’était jetée ce jour-là sur la viande encore fumante qu’il apportait, la déchirant de sa bouche affamée ; aucunes petites mains implorantes ne s’étaient tendues vers le chasseur Arthénohai, quêtant le cadeau précieux dissimulé sous la peau de bête.
Elle avait disparu depuis quelques soleils ; dans la tribu on la tenait déjà pour morte; la mère elle-même de l’enfant l’avait oubliée dans l’excès de la faim.
Arthénohai repartit au long des pistes touffues. À la nuit, il vit des corbeaux qui tournoyaient, en bandes. Il pressa le pas. Il trouva le corps d’Hallélie, raidi sous la morsure d’un serpent ; les yeux avaient été dévorés. Un corbeau s’enlevait justement, emportant la dernière parcelle des prunelles arrachées.
Arthénohai ouvrit de force les petites mains crispées; il y déposa ses présents. Il essaya de desserrer les petites lèvres gonflées pour y faire couler quelques gouttes de sang chaud qu’il ruisselait de son bras déchiré par la griffe du fauve abattu. Et quand rien de ces efforts n’eurent réussi à ranimer Hallélie, il chargea l’enfant sur ses épaules; il se mit à courir, balançant la petite fille morte parmi les feuillages ; il courut plus vite ; il hissa l’enfant jusqu’aux noix de coco qu’elle eût pu saisir, comme autrefois.
Le corps d’Hallélie inclinait en avant, tombait sur la tête d’Arthénohai. Ses bras restaient sans mouvements. Enfin, il comprit que ces petits bras n’enserreraient jamais plus son cou épais et court.
Il s’était assis, sans crainte des soucis qui guettent le chasseur immobile; et la nuit jacassante, empoisonnée, monstrueuse de la jungle était venue sur lui.
Arthénohai réfléchissait.
Il n’avait pas su jusque-là que la vie était terriblement cruelle et perfide. Il avait été suffisamment pénible de traquer, d’abattre le gibier, de dompter la faim, de pourvoir à la faim de plus faibles sans se préoccuper de saisir en son esprit l’hostilité de la nature. Et voici qu’Arthénohai, tenant sa grosse tête entre ses mains énormes, roulait dans la nuit des yeux pensifs et terrifiés.
Les serpents empoisonnaient ; les corbeaux dévoraient des yeux d’enfant ; le soleil brûlait ; et il semblait que tout cela obéissait à une même intention. D’où venait donc cette intention ?
Cette nuit, Arthénohai avait interrogé le ciel profondément lointain, la jungle obscure et inextricable et la plus vaste et encore plus noire solitude de son cœur maintenant que Hallélie n’avait plus de regard. En lui s’étaient ouvertes des régions plus secrètes, plus confuses que le mystère des choses visibles. Quelqu’un devait ordonner la douleur, et celui-là, invisible et inconnu, était le maître d’Arthénohai.
Depuis cette nuit, il n’avait pas cessé de poursuivre la peur en dedans plutôt qu’en dehors de lui-même. Plus il avait cherché cependant, et plus elle avait grandi et s’était répandue dans l’esprit subjugué ; une peur constante, une terreur si complète et si vaste qu’elle atteignait parfois à une admiration naive, à un respect prodigieux. Et cette abjection de tout son être devant l’inconnu, il finit par lui donner un nom ; il l’appela Dieu.
Ensuite il vit le Créateur partout : dans le courroux qui déversait sur la terre les pluies torrentielles ; dans la mort ; dans les yeux phosphorescents des panthères ; et aussi dans le regret et le chagrin d’avoir perdu Hallélie ; et, quelquefois, il le vit dans le cours serein et toujours égal des fleuves. Il en parlait et disait parfois aux hommes qu’il était en leur pouvoir d’apaiser le maître par des cadeaux et des actes qui ne fussent pas tournés contre sa création. Et l’impulsion du bien lui vint avant même qu’il n’eût le temps d’en concevoir la contrainte infinie si dure à ses instincts.
Un jour, l’un des chasseurs de la tribu avait levé sa massue sur la tête de sa compagne, tout simplement parce qu’elle s’était jetée sur un morceau de viande qu’il se réservait. Et quoique cette femme ne fût rien aux yeux d’Arthénohai, il s’interposa. Il ne s’agissait pas de défendre sa propre femelle, ni même d’accaparer une bouchée dont il avait faim. Au reste, Arthénohai ne comprit pas son propre mouvement de protestation, ni tout à fait le sens du mot qui lui échappa :
- Mal, avait-il dit. C’est mal.
Jusque-là, l’homme n’avait entendu le mot que dans le plus secret de son intelligence. Il n’avait point franchi la zone de l’inconscience et ne s’était pas déclaré ouvertement. Les chasseurs à massue et à peaux de bête n’avaient point entendu sa voix trop faible. Ils avaient tué, pillé, avec une candeur qui rencontrait en eux un calme aussi lourd que l’animale satisfaction de la bête s’endormant après le massacre, le ventre plein.
Or, ce mot, à peine eût-il été prononcé, éveilla en eux-mêmes un ennemi infiniment plus haïssable que tous ceux de l’extérieur contre lesquels s’exerçaient leur violence. Ils ne furent plus entiers dans le crime et leurs cruels conflits d’homme à homme. Une part d’eux-mêmes les trahissait, affaiblissait leurs intentions. Quand ils tuaient, ils entendaient le reproche d’Arthénohai ; et, aussitôt le meurtre consommé, ils ne pouvaient plus maintenant s’empêcher de couler vers le ciel un regard craintif et hargneux. Dieu et le mal disputaient leurs cerveaux confus à leur tranquille assurance primitive ; comme des fauves captifs, ils se cabrèrent contre cette contrainte, ils tournèrent leur fureur contre Arthénohai. Ils lui défendirent d’écrire sur les rochers. Ils lui arrachèrent ses pierres taillées.
Mais Arthénohai en trouva d’autres et il continua, sous l’œil qui représentait Dieu, à aligner les bâtons couchés. Maintenant, quand un homme avait été lâchement abattu, cela aussi était indiqué sur le mur de la caverne. Arthénohai dessinait en travers de la victime un autre bâton.
Menaçante, la tribu entière vint un soir imposer le silence à Arthénohai. Peut-être ces hommes barbares étaient-ils déjà assez avisés pour espérer acheter plutôt que de détruire un témoignage gênant.
Arthénohai ne pouvait se taire; il était condamné à tenter de discerner toujours le mal dans leurs vies de quelqu’autre notion tout aussi confuse. Depuis qu’il avait commencé à chercher Dieu, son âme n’avait pas cessé, agitée et malheureuse, d’essayer de lui plaire. Et plus il avait essayé de lui plaire, et plus ce Dieu, dans son esprit, lui était apparu ennemi de la violence et de la cruauté.
Un jour, comme une pauvre femme s’était précipitée pour arracher ses enfants à la colère d’un chasseur, Arthénohai approuva. Il sourit même, et ses grosses lèvres velues dirent que l’action était bonne.
Depuis qu’Hallélie était morte, la bonté envers les enfants le consolait.
De si grands progrès ne pouvaient plus être tolérés. Maintenant, quelques femmes, timidement, semblaient donner raison à Arthénohai. Les hommes de la tribu virent enfin qu’ils n’auraient plus leur sommeil épais, leur même violence tranquille, tant qu’Arthénohai, au milieu d’eux, déciderait que ceci était bien et que ceci était mal.
Avant de le tuer cependant, ils tenaient à obtenir de lui un démenti à tout ce qu’il avait introduit d’alarmant dans leur conscience ; surtout il fallait lui faire dire qu’aucun œil, au fond des nuages, ne les voyait ; qu’aucune voix de maître ne grondait dans les éclats du tonnerre. Mais ceci ils ne purent arracher à Arthénohai.
Ils enfoncèrent des pierres aiguisées à travers ses membres, ces pierres mêmes qui lui avaient servi à écrire la vie en son temps. Ils lui arrachèrent un œil; ils mirent des sangsues et des vipères contre son cœur. Et Arthénohai refusait de nier la présence de Dieu au-delà des hommes cruels.
En ces quelques dernières minutes de sa vie, son âme avait fait un grand pas dans le courage. Sachant si peu de choses, il le saisissait néanmoins avec une parfaite clarté : le maître était avec lui dans ce qui lui avait été commandé d’exprimer.
Sous les coups de ses tourmenteurs, il continuait à déclarer :
- Pas tuer, Maître défend tuer.
Alors les hommes de la tribu ne purent plus contenir leur rage. Se ruant ensemble sur Arthénohai, ils l’achevèrent à coups de massue.
Ils se crurent délivrés.
Aux flancs des rochers, sous une lune sanglante, ils dansèrent. Leurs cris régnèrent sur la nuit. Au fond de l’obscurité leurs ombres emmêlées offraient le spectacle d’une troupe animale à ses ébats. Pour plus de sureté, ils avalèrent les viscères, le cœur d’Arthénohai. Ses os, ils enfouirent profondément sous la terre. Puis, avant que le soleil ne les surprît à l’œuvre, ils se coulèrent dans leurs tanières. Ils dormirent, roulés dans leurs peaux de bête, les poils de leurs corps et de leurs visages confondus aux épaisses et rudes fourrures.
Mais peu après, le plus féroce des chasseurs, Abernaki, comme il allait étouffer la fille qui lui était née, entendit très distinctement les dernières paroles d’Arthénohai : « Pas tuer. Maître défend tuer. »
Il se retourna d’un bond, croyant Arthénohai revenu à la vie et le guettant à l’orée de la jungle. Mais il eut beau chercher, battre l’épaisseur maudite, aucune trace de pieds n’indiquait qu’il avait été suivi.
Tour à tour, au moment de lancer leur massue vers l’homme, les chasseurs entendirent ainsi les paroles d’Arthénohai et ne purent distinguer de quelle partie touffue de la jungle elles parvenaient.
Quelques-uns prétendirent même qu’ils avaient vu son regard luire entre les arbres. Il y en eut qui s’éveillèrent en pleine nuit, hurlant qu’Arthénohai s’était glissé jusqu’à eux. Ils couvrirent de pierres amoncelées la pauvre caverne déserte où les symboles témoignaient du passage de la vie. Mais Arthénohai ne fut pas encore détruit. Il n’y avait pas de nuit assez noire, d’endroit assez sombre où son œil ne brillait tout à coup au-devant de l’homme qui rampait vers le crime.
Enfin, ils comprirent qu’aucune course, qu’aucune cachette ne les défendraient d’Arthénohai. Ils surent que c’était au-dedans d’eux-mêmes, là où ils ne pouvaient plus l’atteindre qu’Arthénohai vivait.
Et ce mystère était si complet que pendant des siècles et encore des siècles, les hommes de la terre n’apprirent guère plus. Mille fois ils renouvelèrent l’essai, par la mort, de la destruction de ceux qui dérangeaient leur animale quiétude ; et par ceci même, dans leurs propres cœurs, à leurs victimes ils donnaient l’immortalité.
Paris, octobre 1948