Des êtres humains émergeaient de la surface noire et gonflée des eaux; plusieurs étaient encore vivants; ils tourbillonnaient ensemble, ceux qui étaient morts et ceux qui n'avaient pas cessé de s'agiter. Parmi ceux-ci, quelques-uns avaient une résistance surhumaine. Depuis des jours, ils suivaient l'arche à la nage, et Noé entendait leurs cris déchirants.

            - Noé, homme juste, Noé, homme bon, s'il est vrai que tu es juste et bon, sauve-nous, Noé. Noé ! Noé !

            Des hommes descendaient dans l'abîme, à reculons, les prunelles vitrées, sous le regard même de Noé.

            Il se tenait à la proue du bâtiment, vêtu de sa chaude robe blanche que lui avait tissée Debra en prévision du long voyage, et les pans de cette robe blanche, sa longue chevelure et sa barbe flottaient dans la tempête. Tout ce blanc se voyait de loin dans l'obscurité qui régnait sur la création. Des oiseaux mourants aux ailes blessées, des serpents d'eau, des gueules fracassées, des monstres douloureux, des hommes naïfs tentaient de rejoindre, telle une figure sculptée à la proue du vaisseau, l'auguste et impassible patriarche.

            Tout ce qui vivait encore se tournait vers Noé.

            La création était devenue comme une immense chaudière où bouillonnaient des yeux crevés, des orbites vides, des têtes arrachées et beaucoup de corps intacts encore avec leurs deux bras, tous leurs membres et leurs terribles regards qui plaidaient (sic?).

            Noé, à l'avant de ses vaisseaux, voyait périr ses semblables.

            Que s'accomplisse la volonté de Dieu ! Que périsse la méchanceté des hommes!

            Le vaisseau était archi-comble. Deux éléphants et deux girafes ; deux lions et deux panthères ; deux cobras et deux orang-outang ; deux ouistitis et deux bisons. Et quoi encore : des léopards et des chacals, des vipères et des araignées. Tout cette population, en plus du fourrage et de la viande qu'il avait fallu charger pour la nourrir on ne savait combien de jours, cette lourde responsabilité enfin commandait le bon sens de Noé. D'ailleurs, s'il eût fallu porter secours à tout ce qui se débattait, on eût depuis longtemps tous ensemble péri.

            L'arche continuait. À travers les nuits et les jours aussi noirs que les nuits; du ciel ne tombait qu'une lueur égale, sulfureuse et toujours sombre. Elle éclairait une mort continuelle. Que de morts !

            On dit que l'arche navigua pendant quarante jours et quarante nuits.

            Il se peut que ce fût beaucoup plus long.

            Quand il partit, Noé était un homme encore jeune, confiant, un allègre charpentier qui avait bâti et arrimé sa demeure nautique comme pour un voyage d'aventures. Le premier constructeur de navires ! Il avait inventé une sorte de petit marteau pour étouper son bateau. À tous ceux qui voulaient bien regarder, il en avait fait admirer la cloison étanche.

            Un bavard aussi, prédisant des cataclysmes, des punitions.

            Il n'avait pas encore vu de petits corps frêles flottant par centaines dans l'écume noirâtre.

            Peut-être que la mort de chaque homme dure un siècle.

            Depuis tout le temps qu'il en mourait, cela faisait plusieurs siècles.

            Du plus haut et du plus sec de son navire d'où il allait surveiller le blême horizon, Noé maintenant se taisait.

            Il vit un arbre fort grand, un cèdre puissant dont la tête dépouillée seule paraissait au-dessus du clapotement. Au sommet de cet arbre se cramponnait un tout jeune enfant, isolé, perdu dans un désert de nuit et d'eau qui montait. Il n'avait plus la force de crier, d'appeler, seulement de tenir encore quelques minutes à ce tronc glissant.

            Et l'arche passa, silencieuse et bénie.

            Un peu plus loin, Noé se retourna; l'arbre, l'enfant, les deux petites mains crispées à l'écorce, tout avait disparu.

            Hélas, cent autres victimes, charriées par les eaux, à la dérive sur des radeaux de bambous, suivaient.

            Quelques gens étaient montés sur des manières de jonques qu'à coups de gaule ils essayaient de manœuvrer contre l'ouragan. Vers les derniers temps, plusieurs avaient essayé d'imiter Noé, mais ils avaient peu d'idée de la navigation, peu d'outils; ou bien, ils avaient manqué de bois solide.

            Leurs esquifs étaient trop frêles pour les cataractes du ciel et la force inouïe du vent qui les poussait.

            Cela sombrait à droite, à gauche, en avant, tout autour de l'arche.

            Or, la cruauté des naufragés les uns envers les autres était inépuisable.

            Noé vit un malheureux tendre les mains vers un arbre déraciné, lui-même comme échevelé et fou avec les grotesques nœuds de racines qu'il traînait.

            Trois rescapés se trouvaient déjà sur cet arbre. Ils s'y maintenaient d'une main, et, de l'autre, ils assommèrent celui qui cherchait à vivre. L'un des barbares avait dû prévoir la nécessité de pareils combats; il était armé d'une pierre de silex dont il frappait avec furie les visages qui sortaient de l'eau, jusqu'à ce que ses gestes l'eussent entraîné lui-même dans les remous des noyés.

            Quelques instants plus tard, l'arbre avec sa grappe humaine heurta un radeau grouillant de têtes noires aux longues chevelures ruisselantes et plaquées sur des pommettes pointues, des joues creuses. Un moment, comme un seul être à cent bras, ce groupe entassé dressa vers le ciel un geste impuissant et chétif.

            Tout chavira, et la lame emporta pêle-mêle une chevelure lisse comme des algues, des enfants, une calebasse, quelques pauvres ustensiles de caverne, des mains de femmes qui les cherchaient encore dans l'épouvante.

            Penché à la proue de l'arche, Noé avait eu le temps de recueillir le regard d'un naufragé qui, avant d'être englouti, avait regardé bien en face l'immobile vieillard.

            - Ha, tu crois de sauver, Noé ! cria la bouche tout aussitôt remplie d'eau noire.

            Une tache violente, d'un rouge foncé, teinta les flancs de l'arche.

            Les requins abondaient.

            Peut-être étaient-ils ceux qui profitaient le plus du désastre.

            On voyait partout s'ouvrir leurs mâchoires sanglantes.

            On voyait aussi le dos écaillé d'autres monstres luire un instant à la lueur soupçonneuse d'un soleil invisible. Quand ils se retournaient sur le dos, les caïmans et les crocodiles montraient des ventres blancs, énormes.

            La tache grandit, s'étala, se fondit dans un brouillard pourpre qui était la couleur de tout le paysage. Enfin, du radeau, de l'arbre renversé, rien ne subsista.

            Et Noé se redressa en joignant ses longues mains, comme s'il les lavait, au vent, du sang des vieillards africains et des enfants mort-nés.

            Pourtant, il y avait encore quelques vivants, et comme ils étaient tenaces ! Certaines hautes collines fendaient l'eau de place en place ainsi que des récifs et des brisants. Autrefois, la menthe, l'edelweiss et la sauge agrémentaient ces montagnes. Des bergers y habitaient, ayant apprivoisé les chèvres sauvages. Celles-ci avaient grimpé, grimpé toujours plus haut. Sur des corniches étroites tenaient aussi quelques humains. À d'autres niveaux, se serraient les vautours et des colonies de cormorans.

            De loin, à travers les rafales de pluie, il était impossible à Noé de distinguer les éperviers d'autres formes qui étaient peut-être des femmes accroupies dans les fentes et serrant dans leurs bras des enfants décharnés.

            Pourquoi défier si longtemps la condamnation du Tout-Puissant !

            Pourquoi tenir tellement à la vie ? se demandait Noé.

            Du faîte des rochers, à tout instant, un être se détachait, tombait aussi naturellement à l'eau qu'une feuille se détache de l'arbre.

            Que c'était long, interminable, la destruction, une à une, de toutes les vies !

            Parfois, il semblait enfin que ce fût terminé.

            Pendant des heures et des heures, l'arche filait à travers une lividité, un silence parfait.

            Plus d'inutiles cris, plus d'inutiles appels. Plus de gestes fendant l'eau silencieuse.

            Noé, à l'avant du navire, priait.

            Enfin, Seigneur, la terre est purgée de malice. Enfin, Seigneur, ta justice est accomplie !

            Hélas, un autre précaire esquif apparaissait dans les ténèbres. Une colline prolongeait sa cime épouvantable hors de l'eau. Noé y apercevait des formes emmêlées. Bêtes ou hommes ? Aux cris qui déchiraient l'air, quelquefois, il reconnaissait un accent humain et quelquefois l'ignorante angoisse animale.

            Car les animaux aussi se défendaient âprement de périr.

            Des tigres, des lions, de cruelles et courageuses bêtes flottaient, les unes vivantes, et d'autres vidées de leur magnifique force.

            Le plus curieux était que parfois ces monstres de la jungle s'aidaient mieux les uns les autres que les hommes entre eux.

            Une tigresse faisait place à un puma, le puma à un doux lièvre, le lièvre au petit renard roux ; tous ensemble, ils naviguèrent sur un îlot, de conserve avec l'arche. Et longtemps ainsi.

            Il y eut même des bêtes qui tentèrent quelque effort en faveur des êtres humains.

            O spectacle étrange et reposant !

            Une lionne se jeta à l'eau pour arracher un enfant des hommes à la furie du courant.

            Noé leva les yeux vers le ciel toujours sombre, coléreux et effroyable. D'où venait donc cette charité qui battait jusque dans le cœur d'un fauve ?

            Vint un temps où, ses deux mains appliquées sur ses yeux, Noé refusait de voir les horreurs du châtiment.

            Maintenant, il y avait presque autant de cadavres flottants que de survivants. L'air devenait fétide. La pluie tombait toujours. Elle traversait le ciel en longues traînées obliques. Mais l'eau ne lavait plus rien, ni le vent ne purifiait-il. Des souffles de décomposition charriaient l'arche.

            Les gémissements s'étouffaient. Quelquefois, dans le vent, Noé saisissait encore un appel. Mais la voix était lointaine, perdue dans l'immense chute d'eau, elle était si chétive que Noé pouvait s'imaginer ne l'entendre que dans sa mémoire.

            Une fois, pourtant, dans un tel appel, il crut reconnaître une voix familière. Il mit la main au-dessus de ses yeux. L'eau formait des vagues irritées, se heurtant avec fracas comme dans la mer. Au loin, résonnait encore de temps en temps la voix humaine. Noé tendit l'oreille, et il lui sembla que quelqu'un, là-bas égrenait une de ces mélopées primitives telles que les chantaient parfois, à leur travail, les indigènes de la forêt. C'était d'eux, incomparablement d'eux, cette chanson des clairières et du millet récolté. Noé cherchait le chanteur au fond de la nuit. De grands éclairs rampaient de temps à autre comme des couleuvres jaunes et bleues tout le long du ciel. Et, tout à coup, Noé situa l'homme qui chantait.

            Cramponné à un débris flottant, il roulait de vague en vague, et il portait une couronne de fleurs tressées. Ses dents blanches, le blanc ingénu de son regard brillèrent.

            C'était l'idiot du village de Noé.

            On ne lui avait jamais connu d'autre malice que celle d'arracher pour s'en parer les fleurs pourpres, les fleurs laiteuses et d'autres qui retombent en clochettes bleues comme le matin.

            À tous ses autres voisins, Noé avait eu des torts à reprocher. Hommes de dur entendement, peut-être enfin comprenaient-ils sa mission qui avait été de leur expliquer en quoi ils avaient déplu au Créateur. Hommes pilleurs, menteurs, assassins et lâches.

            Cependant, celui-ci, Seigneur, je crois bien qu'il n'a jamais commis le mal.

            Il était doux et simple d'esprit, Seigneur.

            Jusqu'au départ de l'arche, le vieillard avait espéré un signe de Dieu en faveur de l'innocent.

            Mais son attention était tout affolée par le souci de bien exécuter l'ordre quasi-impossible : capter et enfermer un couple de chaque espèce vivante.

            Noé n'avait pas d'arithmétique; pas de craie et d'ardoise où inscrire la liste des bêtes à mesure qu'elles entraient dans l'arche. Tout l'odieux inventaire avait dû tenir dans sa tête : « Deux pythons et deux macaques; deux zèbres et deux hiboux. ». Jusque dans son sommeil agité, il lui arrivait encore de répéter : « Les cobras, Seigneur, faut-il les embarquer aussi ? »

            Sur le point, auprès de Noé venait de se glisser Debra, échevelée et sale. Elle avait tant de fois entendu Noé réciter sa leçon que la même barbare complainte tournait, tournait dans sa tête. Et elle venait encore, mais de moins en moins souvent, chercher le conseil du vieillard têtu.

            À la proue de l'arche, elle suivit le regard de Noé. Et elle vit, elle aussi, l'idiot qui montait les crêtes des vagues, retombait dans les creux. Il avait dû partir avec des brassées de fleurs, en arracher peut-être en route aux arbustes flottants, car il semblait naviguer sur un îlot de corolles et de parfums. Chaque fois que la masse fleurie remontait des plis profonds de l'eau, Debra s'exclamait :

            - Ah, voilà encore les fleurs. Des belles fleurs comme chez nous, Noé. Je voudrais bien ces fleurs.

            - Femme, tais-toi, fit-il.

            Tout à coup, elle se prit à chantonner d'une voix monotone, à faux, presque sans air :

            - Deux singes, deux chats, deux renards, deux fouines ... et pas de fleurs ... Pourquoi pas aussi deux idiots, hein, Noé ?

            - Oh femme, veux-tu te taire, cria-t-il.

            - Oh femme, veux-tu te taire, répéta-t-elle docilement, sur un ton de perruche.

            Parfois elle riait, sans raison.

            Parfois elle essayait encore de raisonner le désastre et d'en tirer quelque signification.

            - Si on n'a pas reçu l'ordre de prendre des idiots, demanda-t-elle, ne serait-ce point parce que le Seigneur ne veut plus de malheureux et d'idiots sur terre ? Hein, Noé ?

            - Oh femme, tais-toi, tais-toi, tais-toi.

            Au loin, une gerbe de fleurs s'était détachée de l'épave. L'idiot tentait de la rattraper. Il tendit la main, puis le bras, puis tout le corps. Et ainsi il perdit appui.

            Sa tête couronnée d'ibiscus flamboyants remonta trois fois et enfin il n'y eut plus que des pétales pourpres, déchiquetées qui un instant flottèrent.

            - Femme, va-t’en, cria Noé.

            Il éprouvait de moins en moins de patience envers ceux qu'il avait sauvés, et il en avait un peu plus chaque jour envers les autres : les méchants, les pauvres menteurs, les coléreux, les ivrognes et les rebelles.

            - Va à tes affaires, commanda-t-il.

            Il resta toute la nuit seul sur le pont.

            Le dernier être vivant qu'il vit lutter contre la mort fut un petit chat. Il nagea des heures, courageusement, aux flancs mêmes de l'arche. Les petites pattes raidies allaient d'un mouvement las, désespéré, égal. Enfin, Noé ne put davantage soutenir l'éclat des prunelles phosphorescentes. Il alla se placer sur l'autre côté de l'arche. Dans les ténèbres, il revit le regard éblouissant. L'agonie du chat était dans sa tête, ainsi que bien d'autres agonies.

            Dans sa tête !

            Dieu avait dit que la terre serait anéantie. Mais elle subsistait, oh comme elle subsistait !

            Ainsi, Noé revoyait un vieillard paralytique que sa bru peut-être avait placé sur un tronc d'arbre avec un petit panier de provisions et une gourde tout à côté de lui, bien qu'il n'eût pu se servir. Des êtres jeunes, robustes, ardents, périssaient vite; un coup de vent les renversait et ils étaient disparus. Mais il avait semblé que la mort n'aurait jamais raison de l'impotent dont rien hormis les yeux ne vivaient.

            Avec sa gourde auprès de lui qui lui était inutile, avec des dattes qu'il ne pouvait pas porter à sa bouche, il avait duré au moins quatre jours, suivant l'arche de près, et son terrible regard n'avais pas quitté Noé.

            Mais, enfin, il n'y avait plus de plaintes, plus de gestes, plus même de regards. L'arche entra dans un silence total. Le vent s'apaisa. Peu à peu, le ciel laissa filtrer une lueur moins accablante.

            Les bêtes entassées dans le fond du navire retrouvèrent leurs voix; le chat, son miaulement, la chèvre, son bêlement, le cheval, son hennissement.

            Durant les jours de mort, ils avaient fraternisé au hasard de l'incroyable mêlée, la colombe juchant sur le dos de l'éléphant, les petits renards blottis avec les agneaux blancs sous les pattes de l'énorme bête. Les plus grands animaux avaient sauvé les plus petits du piétinement et de la destruction. Le règne animal avait atteint en ces jours une sorte de solidarité parfaite et sure. Mais le commandement de Dieu était qu'ils se multipliassent. Chacun repéra donc celui de son espèce, et ils s'accouplèrent de nouveau, avec des cris de lutte.

            Les humains y répugnaient encore. À la proue de l'arche, Noé espérait le soleil. Le premier éclat tomba sur la création comme un glaive. Que d'horreurs il éclaira ! Partout des cadavres gonflés. Les corps remontaient si nombreux qu'ils flottaient enlacés comme dans un simulacre de copulation. Parfois l'arche ralentissait, prise dans un amoncellement de membres brisés, de têtes décapitées, de débris de huttes, de tentes et de fougères.

            Mais plus aucune protestation. Ce monde mort du moins ce taisait.

            Et les habitants de l'arche commençaient à reprendre intérêt à la vie.

            Car elle continuerait.

            Les enfants s'ingéniaient à reconnaître parmi les dégâts quelque vestige des existences terminées.

            - Tiens, un bout de pagne ! ... Tiens, un toit de case ! ... Tiens, un homme de la jungle ; de ces sauvages qui ne connaissaient pas Dieu.

            Ils se rapprochaient déjà, maris et femmes. La chair était faite pour la soumission. Pour la défaite de l'esprit et de ses angoisses. La chair est faite pour l'oubli.

            Ils se rapprochaient, le chacal contre le chacal, Japhet contre son épouse et le pauvre Sam contre la sienne.

            Mais Debra restait rétive. Elle chantonnait toujours sa monotone complainte :

            - Deux buffles d'eau, je vous dis, et deux vipères. Il ne faut pas oublier les vipères.

            - Tais-toi, disait Noé.

            Sa barbe, ses fins et longs cheveux avaient complètement blanchi. Sa robe blanche avait reçu quelques éclaboussures de la vase et des animaux éventrés.

            Face au soleil qui commençait à le sécher, il interrogeait cette mer de déchets, de troncs chavirés, puants et empoisonnée.

            Enfin, quelques-uns des très hauts pics réapparaissaient, sortant de l'eau comme les plus rancuniers retours de la terre vers la vie.

            Les fils de Noé s'entretenaient de leurs projets.

            L'un habiterait une case de bambous; l'autre ensemencerait des champs.

            Le troisième rirait de ces pacifiques intentions; il entendait déjà vivre plutôt de chasses, de pillages.

            À la nuit, l'arche buta contre une langue rocailleuse, où les cadavres s'entassaient de telle sorte qu'aux yeux des survivants ils parurent être des arbres tordus.

            Le vieil homme à cheveux blancs trébucha sur ces corps emmêlés.

            Il gravit un coteau anguleux, suivi de Debra, des enfants acharnés à s'emparer du meilleur de cette terre retrouvée, et des bêtes qui fuyaient en toutes directions, les plus douces déjà traquées par les plus cruelles.

            Oscillant, branlant la tête, les bras, le vieux Noé arriva au sommet du plateau. Devant lui s'étendait un infect marécage d'où pointaient partout, telles des souches dans un abattis, des corps enlisés, des bras tordus, des yeux glacés, des faces décomposées.

            [Illis.]

            Et Noé s'agenouilla.

            Il ploya la tête, le buste jusqu'à balayer le sol moisi de sa barbe blanche.

            Et il loua Dieu.

            Car il venait de concevoir sa bonté.

 

(Paris, septembre 1948)