« Le petit liftier »
Au bout du grand hall se tenait, derrière le demi-cercle du comptoir, le concierge importé du Midi pour donner un ton de décorum à l’hôtel de la Mer, sur la baie de Concarneau. C’était un grand et bel homme à qui l’habit noir allait comme ses plumes au corbeau. Il portait en casque ses cheveux luisants de Niçois et tournait du côté ensoleillé un profil qu’on eût dit frappé dans une belle matière blonde et fluide. À l’aise, il saluait, s’appuyer sur une habitude consommée à repérer les gens de qualité et à faire ressortir celle-ci aux yeux des autres, enchantés pour cela de recevoir un plus léger signe de déférence. Son sourire procédait d’un tel discernement, sa bonne opinion était si évidemment souhaitable qu’il paraissait bien être, ainsi qu’il arrive bien souvent dans les hostelleries françaises, plutôt que le serviteur des voyageurs, le modèle proposé à leurs manières quelquefois défaillantes.
Monsieur Raoul n’en était pas moins tenu à contenter tout le monde. À lui d’apaiser le belliqueux original qui avait signé Colonel Phillips Matheson dans le registre ; d’excuser les lenteurs du service, d’en réparer les maladresses, de voler au téléphone, de retenir des noms impossibles. Aux uns, il fournissait des renseignements sur des particularités locales qu’il ne connaissait pas ; aux autres, comme s’il eût été devin, de périlleux pronostics de beau temps. Car, s’il pleuvait, on venait s’en plaindre au concierge. Monsieur Raoul s’excusait alors de la Bretagne avec de gentilles explications. « C’était un pays mélancolique ; les nuages et le crachin faisaient partie de son attrait que certains subissaient … » Monsieur Raoul ne quittait un client ennuyé que pour affronter un orage de griefs. Entretemps, il saluait avec une réserve savante la famille du Nord arrivée la veille avec des paquets ficelés et des valises de fibre. Il distribuait dans son pauvre anglais des « Nice, nice … » à l’endroit, on ne savait trop, du petit chien de Mrs Brown elle-même qui avait, sous une frange embroussaillée, le regard noyé et perplexe de son terrier. Monsieur Raoul paraissait approuver, au lieu de les pincer à son goût, les enfants de la marquise qui déchiraient les fauteuils de paille. Aussi bien lorsque Monsieur Raoul, après s’être dépensé en saluts, sourires et demi-sourires, se tournait vers le fond du hall, malheur au petit liftier s’il le surprenait la bouche ouverte et ressassant, le pauvre gamin, les merveilleuses excentricités de ce monde riche et oisif.
Celui-là était un produit local, un petit Breton de Pont-Aven. Il avait en tête un singulier souci. Avait-il quelques minutes de répit, il courait aux lavabos, travailler à se vieillir. Des torrents d’eau avaient dû passer sur sa tignasse roussâtre sans en assouplir la robuste foison. Mais il avait réussi à se donner un petit visage éternellement soucieux qui pour un empire ne se fût pas compromis par un sourire.
En plus de manœuvrer le lift, il était préposé à cinquante petites corvées auxquelles sa vie l’avait fort mal préparé et qu’il n’accomplissait jamais au goût du bienveillant et terrible Monsieur Raoul.
– Allons, ouste, tu ne vois donc pas ces monsieur-dame … petit fainéant !
Monsieur Raoul avait le talent de murmurer sur un ton aimable des injures que le petit liftier seul entendait, par habitude et par un pessimisme naturel. La fin de la phrase avait une particulière douceur, rassurante aux oreilles des arrivants.
L’enfant sautait sur ses pieds. Quelquefois, il avait cru entendre : « Allons, grouille, petit morveux … » Mais il ne se pouvait que Monsieur Raoul, si distingué, eût employé pareilles expressions. Ti-Marc de Pont-Aven inclinait à croire qu’il se les adressait à lui-même, par empressement envers ses propres maladresses. Il se précipitait vers un robuste gaillard d’Outre-Manche et sa Mrs taillée en guerrière. (Il s’était déjà fait l’idée d’une Angleterre peuplée d’une espèce de géants ; tous les jours il apprenait). Il s’emparait des valises et s’en venait, flageolant des jambes, les bras cassés, l’échine abattue, sa tignasse sur l’œil.
Mais ça n’avait pas encore été fait comme il faut. Le Mr et la Mrs installés dans leur chambre — « Yes, sir, room and bath » —, Monsieur Raoul appelait le liftier. D’une certaine distance, les gens assis dans le hall eussent pu croire qu’il allait lui tapoter la joue, arranger son col peut-être. Tout bas, Monsieur Raoul disait :
– Veux-tu bien regarder dehors et quand arrive une auto te grouiller pour le bagage, caboche de Breton …
Le gamin reconnaissait qu’en effet il eût dû être sur le pas de l’hôtel, prompt, dès qu’une auto ralentissait, à en vider le coffre. Surtout si elle portait une plaque B. Il avait déjà acquis une vision plantureuse de la Belgique ; un pays parcouru de Buick étincelantes. (Tous les jours, il apprenait). Mais il n’avait pas encore saisi le tour d’être à la fois sur le bord du chemin et dans le hall à déceler les intentions des clients. Se dirigeaient-ils vers la salle à manger, son devoir était de les y précéder, de leur ouvrir la porte toute grande, puis de la refermer derrière en eux en s’effaçant, en se tassant contre le mur. Là était la perfection du métier : courir au-devant des intentions. Et Ti-Marc s’y livrait avec une telle alacrité, il bousculait si bien les pensionnaires pour les devancer à toutes les portes que ceux-ci, maugréaient contre le petit importun qui était souvent dans leurs jambes. Entretemps, l’un d’eux était peut-être appelé au téléphone. Alors l’affaire se corsait. Il s’agissait pour le petit liftier d’abandonner un tas de valises au milieu du hall, les portes et tout le monde qui y passait aux fins de repérer un Monsieur Millet inconnu parmi un va-et-vient d’inconnus qui arrivaient et qui partaient. Ou bien d’accomplir toutes ces choses à la fois, ce qui paraissait possible à Monsieur Raoul puisqu’il commandait :
– Porte les valises au deuxième, ouvre les portes à ces dames, cherche Monsieur Millet … et veux-tu bien fermer la bouche …
Or, Monsieur Raoul eût pu l’aider énormément en précisant, par exemple : « C’est le monsieur à gros ventre qui est affalé, les jambes écartées … » ou bien : « C’est ce petit vieux tout sec qui a une mouche sur le nez et qui ronflote. » Car Ti-Marc allait au plus court pour aider une mémoire peu mondaine. Crânes chauves, dentiers, lunettes, bedons, maigreur extrême, le beau monde de l’hôtel de la Mer était surtout discernable à son fruste esprit par des caractéristiques fâcheuses.
Il hésitait, épiait les visages, balançait à choisir un Monsieur Millet jeune ou âgé, corpulent ou décharné. Son cerveau ne concevait aucune de ces délicates nuances qui jouent en faveur des personnalités secrètes. À ses yeux, les pensionnaires étaient laids ou très bien, jeunes ou très vieux.
En passant par les lavabos, il en profitait pour courir tremper sa mèche sous le robinet. On l’avait vu, à l’instant, les cheveux séchés, raidis, tout droits sur la tête ; on voyait revenir une espèce de petit raton si bien inondé qu’à chaque mouvement, sa chevelure laissait rouler de grosses gouttes d’eau ; d’un air pressé et toujours grave, il glissait justement dans sa poche le petit peigne dont il se servait encore entre les étages, quand il était seul dans l’ascenseur et à toute minute.
C’était cette application à se peigner d’ailleurs qui le faisait trouver laid. Au naturel, ses cheveux s’enroulaient aussi âprement les uns aux autres que les vrilles des plantes sauvages ; il avait une figure qui convenait à cette broussaille, terne et cachottière. On ne l’aurait jamais remarqué s’il n’en eût été lui-même si constamment préoccupé. En montant, en descendant, il cherchait son image dans la vitre assombrie de l’ascenseur, et on voyait sa main frétiller vers le peigne qui dépassait de la poche de son veston.
Si rapides que fussent tous ces efforts d’embellissement, aucun n’échappait à Monsieur Raoul. Quelquefois, il ne fallait pas plus d’un quart de minute à Ti-Marc pour piquer une tête sous le robinet grand ouvert, s’ébrouer et reparaître dans le hall, toujours à la course et toujours sérieux. Pourtant Monsieur Raoul s’apercevait encore que le petit liftier avait perdu vingt secondes en route.
– Monsieur doit être ici pour se donner des soins de beauté, sans doute, raillait-il. Qu’on ne dérange pas Monsieur, surtout ; qu’il prenne le temps d’aller chez le coiffeur … poursuivait-il avec un sarcasme d’intentions indéchiffrable au petit liftier puisque, au moment même où on s’en prenait à sa chevelure, il s’appliquait d’un geste de la main à la mieux coller encore à son crâne.
Monsieur Raoul finissait par lui donner de Monsieur Millet un signalement à la mesure d’une intelligence engourdie. Il procédait par bribes comme pour mieux confondre un esprit lent.
– Le Monsieur qui lit le Figaro …
Deux ou trois personnes, enfoncées dans les fauteuils du hall, lisaient le Figaro.
Monsieur Raoul prolongeait un instant l’embarras du gamin.
– Le Figaro, répétait-il … un journal …
Pendant que Ti-Marc flairait l’allure des lecteurs du Figaro, la sonnerie de l’ascenseur le réclamait. À ce moment, le colonel allumait un cigare.
– Liftier, un cendrier, exigeait-il.
Ti-Marc allait chercher le cendrier sur une table voisine. La dame qui y était assise se plaignait.
– Liftier, baissez les stores. Il y a trop de soleil.
Il en oubliait le cendrier, se prenait à tirer les stores.
– Ah, non ! protestait quelqu’un. Il n’y a déjà pas assez de soleil …
Ti-Marc restait en panne ; faute d’avoir mieux à faire, il lissait sa chevelure, de deux coups de mains. On voyait alors Monsieur Raoul quitter son comptoir et, en un tournemain, il accomplissait diverses choses ; il avertissait Monsieur Millet d’une communication demandée de Paris par préavis; il rallumait le cigare du colonel ; il flattait le chien de Mrs Brown ; il faisait mine d’arranger les stores au goût de chacun. Les gens satisfaits ne l’entendaient pas marmotter :
– Petite gourde ! Laisse les stores tranquilles. Allons, file !
Le liftier monter alors chercher la très vieille dame qui faisait demander l’ascenseur cinq minutes avant qu’elle ne fût prête.
Elle arrivait du fond du couloir avec son parasol, son pliant, son coussin de caoutchouc, enveloppée d’un caban de montagnard. Elle retournait chercher sa canne, puis une natte, puis son tricot. À chaque voyage, elle déposait quelque objet dans l’ascenseur, disait : « Attends-moi petit, tu seras bien gentil … » Ce ne serait certainement pas ce que dirait Monsieur Raoul. Pour passer le temps, Ti-Marc se donnait un coup de peigne. D’en bas, la sonnerie résonnait sans répit. La vieille dame retournait encore une fois dans sa chambre. « J’ai oublié mes lunettes », disait-elle. Ti-Marc en profitait pour courir aux lavabos et humecter une mèche à l’arrière de sa tête, qui toujours se redressait. De toute façon, Monsieur Raoul n’accepterait aucune explication. À toutes, il offrait une question qui confondait absolument. « Est-ce toi qui commande ici ? », demandait-il.
En descendant, Ti-Marc surveillait son image dans le coin le plus sombre de la vitre. Il manœuvrait avec dextérité pour stopper très doucement. La vieille dame lui paraissait fort âgée, plus ancienne que sa vieille grand-mère. Il commença pourtant à remarquer qu’il y avait une minute de gaieté tous les jours à l’hôtel ; c’était au moment même où la dame, dans sa cape flottante sur un costume de bain 1890, s’avançait à travers le hall, appuyée sur sa canne. Très pudique, le caleçon noir descendait à mi-jambe sur des mollets plutôt flétris et s’ornait de festons blancs. On évoquait l’ancien Deauville, l’impudeur délicieuse des baigneuses d’autrefois. On était si loin des bikinis. Des sourires fleurissaient toutes les bouches. Monsieur Raoul, sans exactement sourire, semblait, comme un maître d’école, tolérer une hilarité admissible. Le petit liftier se crut donc autorisé un jour à encourager lui aussi cette bonne humeur. Un large sourire silencieux fendit tout à coup sa petite figure revêche ; derrière la cape noire, il aida même quelque peu d’un mouvement des épaules un rire muet et à vrai dire embarrassé, car sa complaisance envers l’ironie des autres en ignorait le motif. Il comprit un peu mieux à la taloche que lui allongea Monsieur Raoul, quelques instants plus tard. Dès lors, on ne vit plus aucune expression déranger cette petite physionomie boudeuse, rébarbative à toute familiarité ? Le liftier devint comme un petit bonhomme en bois qui ne répondait même plus aux questions qu’on lui posait. « Fait-il beau aujourd’hui ? Va-t-il faire soleil ? » D’un coup de menton, comme une chèvre au piquet, il avait l’air de répondre : « Je ne connais rien de tout cela. »
Au fond, il n’était vraiment sûr de bien faire que lorsqu’il manœuvrait le lift. Là, il n’avait pour ainsi dire plus rien à apprendre ; il s’en tirait sans secouer les voyageurs et il réussissait à les déposer au niveau exact des planchers, de sorte qu’ils n’avaient ni à lever la jambe ni à l’abaisser pour sortir de l’ascenseur. Toutefois, par scrupule professionnel, il pratiquait dans un véhicule vide, aux heures tranquilles ; il sortait de la cage, adressait une espèce de petite grimace boudeuse à l’endroit d’un passager imaginaire ; puis il rentrait et allait répéter le manège à l’étage supérieur. Il regrettait de ne pouvoir passer la journée entière à se perfectionner dans l’emploi principal de son métier, tout en surveillant dans la vitre du lift sa chevelure, ses dents mal distribuées qu’il examinait parfois en retroussant les lèvres et la rancunière ambition du regard qui l’y accompagnait.
Hélas ! il n’avait, pas fini d’être dressé par Monsieur Raoul. Bientôt il devait porter les lettres. Sur un plateau lui avait recommandé Monsieur Raoul. Il oublia bel et bien le plateau, un jour d’énervement ; au général de Namur, il alla tendre une lettre de sa petite main plutôt crasseuse aux ongles courts. Monsieur Raoul le rappela d’un claquement de doigts.
– Montre tes mains, fit-il.
En toute bonne volonté, le liftier allongea deux paumes durcies de cal puis les retourna, exposant des ongles bombés, des doigts raboteaux et bruns.
– Et tu crois ces pattes assez jolies pour aller les offrir aux clients, gouailla Monsieur Raoul.
L’essentielle préoccupation du liftier devint alors ses mains. Il se mit à leur prodiguer de tels soins qu’il en négligea sa chevelure. Au lieu du peigne de corne, c’était une petite lime à ongles qu’il pigeait à tout instant de sa poche. Il grattait sous l’ongle ; à coups de dents il arrachait les bouts de peau qui les recouvraient. Quand il était assis sur sa petite chaise droite auprès de la cage vide, il lui arrivait d’étaler tout à coup ses dix doigts écartés devant lui en un geste que Monsieur Raoul accomplissait de temps à autre avec une négligence parfaite.
Le petit bonhomme reconnaissait tous ses torts. Dans l’histoire du plateau et surtout dans l’histoire de la Miss Harris du 210. Miss Harris était une vieille fille du Lancashire. Il y avait beaucoup d’Anglais cette année en Bretagne, qui y mangeaient mieux que chez eux. (« Those lovely little cakes and things, my dear, how cant hey manage ! ») La demoiselle anglaise se mêlait dans son pays de protection des animaux et même de l’enfance malheureuse. Elle avait questionné le petit liftier.
– Treize ans seulement ! Oh poor little boy !
Lui, il ne savait sur quel pied danser. Il entendait la sonnerie de son ascenseur. De plus il n’aimait pas se trouver dans une chambre avec une dame. Pour cette raison, il posait le bagage des dames seules et les servait avec une alacrité déconcertante. D’ailleurs il aimait encore moins les Anglaises que les autres dames, sans être encore éclairé lui-même sur le motif de son antipathie.
Il rougissait. L’accent de l’anglaise le confondait. Il s’inquiétait des appels incessants de son ascenseur, cependant qu’elle posait des questions déplacées.
– Tu travailles combien d’heures ? ... Comment, s’indignait-elle, depuis neuf heures du matin jusqu’à neuf du soir ! Mais c’est une honte, une infamie, un scandale ! Pauvre petite Bretonne !
– Moins deux heures pour les repas, lui expliqua-t-il.
Il tenait à mettre les choses au point et à n’accepter aucune pitié. Qu’est-ce qui la prenait, cette timbrée, de s’inquiéter de lui ? Il n’était pas en peine. Il avait une situation ; liftier à l’hôtel de la Mer, autant dire qu’il avait déjà les deux pieds sur le premier barreau de l’échelle.
Pourtant Ti-Marc gardait l’expression dolente et rétive de qui déplore toute sa vie, et se met d’accord avec ceux qui ont la perspicacité d’en voir le côté pénible.
– Je trouve indigne, disait l’Anglaise.
Il lanternait sur le pas de la porte, il ne savait pas comment s’en aller, il souffrait de dépit et d’indignation, mais il lui disait son nom qu’elle voulait absolument connaître, qu’ils étaient sept enfants chez eux, et oui, que son père avait péri en mer. Faute de savoir s’en tirer autrement, il abondait dans le sens de tout ce qu’elle imaginait. Il reculait, gagnait un peu de terrain vers la porte.
– Tu es malheureux, c’est pour cela que tu ne souris jamais, petit liftier, insistait l’Anglaise.
Il acquiesçait d’un air piteux afin d’échapper au plus vite. Il commençait à être terrifié de cette dangereuse sympathie. Rien ne causait autant de dégâts que la protection et les interventions charitables. Une pensionnaire se plaignait à Monsieur Raoul du sort fait à quelque stagiaire ; Monsieur Raoul rejetait le blâme sur la patronne ; la patronne sur les temps ; plus les blâmes visaient haut et plus c’était embêtant pour celui qui en était responsable. Et lui, il s’entendait bien avec Monsieur Raoul ; il n’avait que trois ou quatre petites choses à apprendre, et peut-être Monsieur Raoul serait-il satisfait.
Enfin, Ti-Marc avait réussi à franchir la porte. Dans l’ombre du palier le guettait Monsieur Raoul qui était monté à pied, expressément pour lui administrer une bonne paire de gifles.
Et, à bien y penser, le petit liftier reconnaissait que la correction reçue ce jour-là, les « petits morveux », les quelques autres taloches, tout était mérité. Il n’en gardait pas de rancune, il n’en était même pas surpris.
Il y avait de longs après-midis ensoleillés où, les pensionnaires tous allongés sur les sables de la grève, le grand hall était vide, chaud et calme.
Le petit liftier y restait seul avec Monsieur Raoul derrière son comptoir, lui-même assis sur sa petite chaise droite à côté du lift. Les heures paisibles passaient. Il se remémorait les blâmes, les reproches, les punitions avec l’espoir âpre et cupide d’en profiter, sans autre aigreur qu’envers son ignorance. Une seule chose l’étonnait. Et c’était, en levant le nez vers Monsieur Raoul, de surprendre, venant jusqu’à lui sur un rayon blond et vaporeux de soleil, un long regard vindicatif.
Que faisait-il encore de mal, assis sur sa petite chaise ? Eût-il valu mieux se tenir debout, appuyé à la porte ouverte du lift ? Il avait adopté cette attitude qui avait paru agacer Monsieur Raoul. Comment lui plaire ? Il n’osait plus le moindre mouvement, de peur de s’attirer une attention plus vigilante.
Le regard dédaigneux le fouillait un moment, puis s’écartait.
Monsieur Raoul regardait enfin ailleurs. Monsieur Raoul regardait très loin, en fait. Son regard fuyait, s’en allait, hostile et secret, au fond des années. Il retournait à quelque vision pénible, enfermée pour lui dans la chaleur douce et molle de ces après-midis et, tout à coup, il la rejoignait : un enfant malingre lui apparaissait, assis comme celui-ci sur sa petite chaise droite dans un hôtel de la Riviera et qui, les lèvres bien serrées sur les dents, le cœur gros, attendait son tour d’avoir quelqu’un à déniaiser, à dégrossir, à talocher.
Or, Ti-Marc de Pont-Aven, d’un mouvement furtif fouillait dans sa poche ; il manœuvrait très discrètement pour en tirer son peigne ou sa lime à ongles ; il se donnait un petit coup de peigne ; il mordait à la base d’un ongle une peau tenace, et il coulait un regard craintif et cependant ambitieux et perspicace vers Monsieur Raoul aux belles mains blanches et qui avait une si magnifique chevelure.
Concarneau, septembre 1948