Le petit hôtel des Dunes en Cornouailles était d’un séjour aimable. Sur la terrasse ou sur la plage en demi-lune et dans le grand hall vitré recevant la lumière de trois côtés, la vie coulait, plaisante, amollie par le doux soleil. Les vagues roulant jusqu’à la façade blanche berçaient chacun vers une agréable insensibilité. Des parasols aux ardentes couleurs étaient une joie pour les yeux. Tout était gai ; l’occupation éminemment futile des enfants à leurs forteresses de sable et celle, tout aussi innocente des adultes que la fraîcheur scintillante de l’eau réjouissait. Et tout était bien ainsi, chaud, indolent, lumineux. Et tout était autrement dans les cuisines, dans la lingerie, dans la buanderie, à l’arrière-plan du décor joyeux.

Ainsi que d’un navire on saisit l’âme tourmentée et vaillante, enfermée dans le noir des cales et l’épuisante marche des machines, ainsi peut-être fallait-il, à l’hôtel des Dunes, franchir les portes de service pour connaître sa vie authentique.

Là, des servantes battaient les tapis ; d’autres soulevaient les matelas ; elles étaient levées au petit jour et quand enfin, elles pouvaient tomber, assommées de fatigue, sur leurs grabats de mansarde, il était nuit ; entretemps elles n’avaient pas cessé de craindre l’œil inflexible de Madame.

Madame devenait dure. Elle ne passait sur rien, et on eût pu croire qu’elle était partout à la fois pour gronder et décourager. On venait de l’entendre réprimander une fille de chambre à l’étage qu’elle surgissait dans la cuisine. Madame apparaissait les cheveux tirés en un lourd chignon, dans une robe noire à col montant, bien fermé, et, à ce moment même, le chef-pâtissier roulait sa pâte plus vite, les marmitons rougissaient, une chansonnette quelque part s’étouffait. En sa présence, aucun serviteur qui ne se prenait pas à battre misérablement son souvenir, à la recherche d’un tort peut-être. Madame comptait les morceaux de sucre ; elle vérifiait les rations de beurre ; c’était elle-même qui passait les commandes de la salle à manger à la cuisine, et elle était encore là, derrière les battants de la porte, à jeter un coup d’œil sur chaque omelette, chaque tranche d’aloyau qui étaient servies. Ceux qui la trouvaient aimable n’eussent jamais pu la reconnaître à ce moment, l’œil froncé, la parole prompte à punir. Aux clients, elle offrait une patience souriante ; devant eux, elle leur donnait toujours raison contre les serviteurs ; elle s’informait de leurs préférences. Cependant, elle savait exactement ce que chacun mangeait ; et, si c’était trop, si les profits paraissaient minimes, elle recherchait encore plus activement quelque petite négligence du service.

Elle avait deux visages ; l’un pour son poste de guetteur entre la cuisine et la salle ; l’autre qui encourageait les petites folies toujours amusantes des voyageurs et qui s’éclairait aussi, lorsque, dans le hall ou dans le jardin, passait un homme grand et maigre, très pâle, absolument oisif, que longtemps les pensionnaires avaient pris pour l’un d’eux et qui était le mari de Madame.

Elle avait encore un autre visage quand ni les serviteurs ni les pensionnaires ni surtout Monsieur n’en pouvaient surprendre l’expression. Alors Madame accusait ses cinquante ans, ses longues journées méfiantes et les ravages que donne la satisfaction de toujours saisir des torts. Ses yeux secs et autoritaires paraissaient tout à coup abattus ; les épaules droites s’affaissaient ; la bouche tombait en une sorte de sourire triste et déçu. Une main supportant son visage défait, Madame voyait alors le peu de progrès qu’avait accompli Monsieur en deux années de repos. Peut-être dans la journée l’avait-elle aperçu causant avec un pensionnaire, un peu moins triste qu’à l’habitude, et elle en était réjouie. Car c’était sa revanche sur la joie, la détente, la santé acquises par les pensionnaires que de voir son mari si libre de son temps, qu’au milieu d’eux il pouvait passer pour le plus choyé de tous. Mais le plus souvent cette seule récompense avait manqué à sa fatigue. Monsieur était resté toute la journée enfoncé dans une retraite du jardin, absent, sans autre regard que pour les souvenirs qui le rongeaient.

Que faire pour guérir cette mélancolie? Madame avait vu tant d’hommes guéris chez elle, qui pouvaient s’assurer ce qu’elle vendait cher : paix, sérénité, silence et soleil ; elle ne pouvait s’imaginer Monsieur résistant à ces bienfaits. Quelquefois, dans les rares moments où il parlait, Monsieur avait l’air de vouloir exprimer qu’il ne tenait justement qu’au repos de ne rien souhaiter. Mais folie que tout cela ! Madame savait mieux. Elle songeait à de longs voyages vers les pays de soleil : la côte d’Azur, la Corse, le Maroc. À des horizons distants, à des croisières, à des mets raffinés, enfin aux moyens de guérir les plus coûteux et les mieux dorés par le travail des autres.

Elle se levait un peu plus tôt. À cinq heures, elle était déjà à ses comptes, les majorant au maximum. À minuit, elle y était encore, attentive à ne pas laisser échapper le moindre supplément ; elle s’usait, elle en perdait l’éclat du visage, du regard, la vitalité, tout, sauf sa tendresse dure, exclusive qui, se défendait telle la fleur du genêt par les épines les plus odieuses.

Dans un petit carnet, elle tenait compte des profits ; il fallait compenser pour une semaine pluvieuse, des départs imprévus, des séjours écourtés. L’objectif devait être atteint coûte que coûte, dépassé si possible ; et, en définitive, il n’y avait qu’un sûr moyen d’y arriver : obtenir un peu plus et sans débourser davantage d’un personnel réduit, harassé et mené comme à la cravache.

Vers la fin de la saison, cette population de l’hôtel des Dunes, tel un navire échoué sur les sables lumineux du temps, offrait son aspect le plus contrastant. Les passagers qui avaient accompli la longue traversée immobile à travers les jours ensoleillés et vides, étaient reposés à souhait, loquaces, délivrés, heureux ; ils avaient un teint de beaux sauvages, une humeur égale et complaisante, sauf lorsque parfois on négligeait de les servir aussi bien qu’à l’embarquement. Ils avaient acquis un bon sommeil, amélioré l’état de leurs nerfs, recouvré la joie de vivre, toutes choses hautement désirables. Cependant, le maître d’hôtel avait les yeux tirés, profondément cernés de noir : six heures de sommeil ne réparaient plus la fatigue de dix-huit heures de travail par jour. Le chef était hargneux ; il s’en prenait à l’aide-cuisinier ; celui-ci passait son énervement sur les garçons de table. Les filles de chambre étaient pâles comme si elles eussent passé l’été au fond d’oubliettes. Où donc étaient les joues roses, la gentillesse de ces Bretonnes venues des fermes et des villages avoisinants ! Maryvonne tirait sa ceinture un peu plus tous les jours ; elle avait un petit visage qui paraissait ridé et vieux tant il avait fondu rapidement. Catherinette était toujours essoufflée. Aux coups de sonnette, elle se précipitait ; elle arrivait hors d’haleine, le regard tendu. Ces dames prenaient pitié : « Voyons, il ne fallait pas aller si vite, se dépenser ainsi. » Chacune, lorsqu’elle était servie, disait : « Tant pis, que les gens attendent ; vous ne pouvez être partout à la fois ; ménagez-vous, Catherinette. » Après avoir perdu cinq minutes à écouter ces sages conseils, Catherinette devait courir encore plus vite.

Les filles de chambre couchaient à quatre sous les combles et, malgré leur fatigue, elles dormaient peu dans ce réduit qui ne prenait l’air que par une tabatière. Toute la chaleur de l’été s’accumulait sous le toit. Les estivants souhaitaient une autre journée fort chaude ; pour prendre des bains de mer, il convient que le soleil brûle. À travers la nuit, s’agitant sur leurs grabats, les filles de la campagne s’échangeaient d’autres souhaits. « S’il peut pleuvoir ; si le temps peut se mettre au frais. Si on pouvait avoir une petite brise. » Les pensionnaires espéraient encore que jamais leurs vacances ne prissent fin. En haut, dans le grenier, les petites soupiraient : « Si on peut arriver une bonne fois à la fin des vacances. » Elles étaient devenues nerveuses ; elles pleuraient pour un rien. Et Madame était sur les dents.

De partout, des plaintes ! Souvent inexprimées ou chuchotées, couvant de place en place dans une atmosphère qui, derrière la blanche façade et la langueur des bains de soleil, était misérablement tendue. Madame eut à faire front au maître d’hôtel excédé, robert avait dépassé les belles années de sa vie. Saisons à Monte-Carlo, à Biarritz ; hivers à Nice, étés à Vichy ; autant de souvenirs qu’il évoquait dans la cuisine pour maintenir un prestige durement secoué, car l’existence d’un maître d’hôtel est ainsi faite que souvent c’est à son âge avancé, amoindri et fatigué par les années, qu’il doit, échoué en un hôtel de deuxième ordre, fournir l’effort le plus épuisant. Alors les saisons dépassées, les brillantes et fructueuses étapes à Juan-les-Pins, à Saint-Jean-de-Luz se présentent comme autant d’aiguillons. Autrefois reproche aujourd’hui. Et peut-être Robert tenait-il à obtenir gain de cause contre lui-même tout autant que contre Madame. Il n’était pas employé, fit-il valoir, pour servir les vins, le café, mais pour prendre les commandes. Il faudrait que Madame prît un autre garçon de table. Les clients étaient plus nombreux qu’on ne l’avait prévu ; le personnel de la salle à manger débordé ; et lui-même déchu des précises fonctions de son métier par un emploi inapproprié à ses services. Robert avait encore de l’allure, surtout lorsqu’il se rappelait les éminentes personnalités qu’il avait servies, à Alger et à la côte basque. Il avait encore des accès de courageuse vanité. Et ce n’était point la peine, exposa-t-il, de faire venir un maître d’hôtel de sa qualité — il avait une lettre du directeur du Grand Hôtel de Biarritz attestant qu’on lui offrait encore cette année la direction de la salle à manger ou des étages, à son choix ; il eût pu accepter autre chose dans les Pyrénées —, non, vraiment ce n’était pas la peine de s’assurer une expérience comme la sienne pour l’employer à un rôle de garçon de table.

Il disait vrai en un sens, et Madame le savait. Elle appréciait très justement la distinction acquise par son maître d’hôtel. Elle savait aussi qu’il avait dégringolé assez vite dans les dernières années, depuis les palaces jusqu’aux petits hôtels de famille. Madame voyait aussi que Robert était exténué. Le pauvre homme avait vieilli de dix ans en quelques mois ; il paraissait bien ses soixante ans, dépourvu de confiance en des jours meilleurs. Madame comprenait. Ceux qui la croyaient insensible de trompaient. Madame avait une claire et lucide vue de la dureté de la vie à l’égard de presque tous. Aussi avait-elle fait d’exacts calculs au sujet de Robert : il avait encore de la fierté, mais il était las et brisé de désappointements ; il restait pointilleux mais aussi il vieillissait et il avait de lourdes charges de famille. Madame réfléchissait ; elle paraissait accorder une attention profonde aux plaintes de son maître d’hôtel. De temps en temps elle levait les yeux et, par la fenêtre donnant sur le jardin, elle apercevait son mari qui allait et venait sur une étendue restreinte, comme un prisonnier. Il avait pour s’y promener la plage et les routes libres, et, pour tromper son ennui, tous les caprices, les distractions qu’il eût pu souhaiter, et il continuait à parcourir la même allée du pas monotone d’un captif. Quelque temps, après son retour du camp de concentration, il avait semblé prendre un certain intérêt à la vie. Madame avait vu l’horreur des souvenirs fléchir dans le regard concentré ; un jour, enfin, elle avait saisi sur ce visage décharné un sourire qui apitoyait. Madame était accourue reconnaître ce qui charmait son mari, et elle avait été fort étonnée, car ce n’était rien autre que le geste d’un enfant lâchant sur les vagues un petit bateau en papier. À combien de savantes et infiniment plus subtiles distractions Madame n’avait-elle pas alors eu recours pour obtenir ce même sourire ! Mais, bons soins et mets délicats, vacances perpétuelles et tendres gronderies, rien de tout ce qu’elle avait tenté ne réussissait. Monsieur n’était pas allé plus loin qu’à ce sourire confus et comme gêné envers un enfant de la côte.

Peut-être même perdait-il ce qu’il avait acquis. Ses joues se creusaient ; sa démarche devenait plus lente ; il hésitait à chaque pas comme s’il eût été constamment devant une décision impossible à prendre. Et les souvenirs de cruauté revenaient dans le regard fixe. Madame avait à lutter contre quatre années de faim, de mauvais traitements, et contre une obstination, semblait-il à ne point s’en évader. Ah, si quelqu’un comprenait la vie dure, l’épuisement, la malice des hommes et la fidélité à un seul espoir torturant, c’était bien Madame qui s’acharnait minute après minute à sauver son mari. Et c’est pourquoi, levant un regard durci vers son maître d’hôtel, elle exprima sèchement :

– Mais si vous n’êtes pas content, Robert, vous pouvez aller ailleurs ; je ne vous retiens pas.

Et c’est ainsi qu’elle put, sans fléchir, voir un homme vieillissant tenter un sursaut d’orgueil puis renoncer de la tête, des épaules, tout le corps avouant la défaite, cependant que les yeux cernés s’emplissaient d’une honteuse résignation.

Or, le mari de Madame, qui avait saisi quelques mots de la conversation, continua à pas lents jusqu’au fond du jardin. Il s’asseyait souvent sous les branches d’un platane qu’un vent tiède agitait. Il semblait rechercher volontiers ce coin isolé, mais à peine y était-il qu’il se levait, parcourant l’allée déserte comme pour y découvrir un endroit plus solitaire encore. Longtemps, il avait paru lancé à la poursuite de quelque connaissance qui lui échappait.

Mais comment eût-il pu trouver cette joie ! Partout, les bienfaits de la vie partageaient les humains, et la pitié guettait toute joie, la pitié corrompait. Elle retenait Monsieur de guérir ; elle était jusqu’au fond de ses souvenirs, envers les bourreaux mêmes qu’il avait appris à plaindre. Tout le soleil au monde, ardent et joyeux, n’eût pu faire qu’en plaisant aux uns, il ne surchauffât les greniers et n’accablât les servantes.

Inutile et vaine, la pitié tuait la joie que Madame cherchait à donner à Monsieur.

Or Madame promettait que bientôt ils quitteraient ensemble ces lieux et tout ce qu’ils rappelaient de déplaisant à Monsieur. Ils iraient ailleurs ; ils auraient de l’argent pour un long et magnifique voyage. En attendant, et presque tous les jours, Madame avait une scène avec l’un ou l’autre de ses serviteurs.

Une après-midi suffocante et lourde, Catherinette eut une défaillance. On la trouva évanouie sur les marches d’un escalier. Le médecin fut appelé ; Il constata des troubles cardiaques. Il questionna longuement la petite Bretonne. Il apprit qu’elle servait les petits déjeuners au quatrième : une vingtaine de plateaux portés à bars depuis le sous-sol. Elle montait quelquefois d’autres repas, puis des grands brocs d’eau chaude quand les réservoirs manquaient, ceci, cela ; elle devait gravir des milles marches par journée, toujours chargée, toujours à la course.

– N’y avait-il donc pas de monte-plat?

L’installation en aurait été coûteuse, représenta Madame.

Il fallait aller au plus pressé, n’est-ce pas? On améliorait petit à petit. Dans quelques années, sans doute, lorsque les frais de la terrasse et du bar seraient liquidés, il y aurait lieu d’apporter certains changements au service. Madame y songeait depuis longtemps. C’était une de ses plus vives préoccupations.

– L’ascenseur, alors !

Mais il n’y en avait qu’un qui suffisait à peine au service des pensionnaires. Ils n’aimaient pas attendre aux étages. Au reste, le lift était d’un vieux modèle, souvent en panne ; on ne pouvait le taxer exagérément.

Pâle, amaigrie et toute bouleversée des difficultés qu’elle créait, Catherinette s’agitait. Maryvonne, Louison et Adrienne aussi étaient fatiguées. Et voici qu’en plus de leur routine, elles auraient encore cette après-midi à se partager sa besogne. Elle expliquait qu’elle allait mieux, que ce n’était rien et qu’elle était habituée.

Mais le médecin trancha la question autrement. D’après lui, si quelques-uns pouvaient monter à pied ou attendre c’étaient bien les pensionnaires alertes et reposés plutôt que les bonnes chargées de plateaux.

Madame dut céder. Elle le fit avec bonne grâce et sans reproche envers Catherinette. Par ailleurs, elle devint d’une vigilance extrême, retint le prix d’un broc cassé par Catherinette, d’une serviette perdue, et elle ne laissa pas passer un jour sans noter un retard de quelques minutes dans le service. Catherinette était presque toujours en larmes. Jamais elle ne faisait exactement au goût de Madame. Il y avait un peu de poussière sur ce meuble. Madame ne comprenait pas qu’on ne pût pas faire une chambre en dix minutes. Les draps auraient dû être changés ; il n’y avait nul besoin de renouveler les serviettes si fréquemment. Plus Catherinette s’appliquait à bien exécuter les ordres de Madame, et plus elle accumulait de maladresses. Pourtant tous pouvaient constater que Madame était loin d’être tyrannique. D’une voix unie, patiente, sans aspérité, elle répétait :

– Mais mon enfant, si vous êtes fatiguée, partez ; je ne vous retiens pas de force. Ailleurs vous trouverez peut-être une tâche plus légère.

Catherinette devait protester :

– Oh non, Madame, je suis bien capable d’aller jusqu’au bout.

Au bout, il y avait le petit excédent que Madame avait promis aux serviteurs qui tiendraient le coup, jusqu’en fin de saison. Au bout, il y avait la petite somme arrondie que Catherinette comptait apporter à sa vieille maman bien plus malade qu’elle-même ne l’était. Et c’était ainsi partout à l’arrière-plan du joli hôtel des Dunes que baignait la mollesse charmante du soleil et des vagues. La pitié envers sa mère percluse soutenait Catherinette. La pitié soutenait Madame. Et elle était surtout dans le cœur de Monsieur qui, étant allé au-delà de l’endurance humaine, n’en avait rapporté que cette faculté épuisante.

Quand il voyait Catherinette s’essuyer les yeux en sortant du bureau de Madame, il était sur le point d’appeler la jeune fille ; il eût voulu la consoler ; la faire asseoir sur un banc, à l’ombre ; il désirait beaucoup de voir Catherinette sourire. Il lui eût demandé de se reposer au moins cinq minutes ; il eût pris le temps de lui faire remarquer, à travers les branches, la clarté limpide et indifférente du soleil, le mouvement des feuillages ; plus loin, les sables dorés, puis l’eau calme et paresseuse que fendaient les kayaks ; et les fleurs ; et tout ce qui faisait mal. Peut-être n’avait-elle jamais vu la beauté ainsi.

Tous les jours, il éprouvait de tels désirs impossibles et tristes ; et il n’osait se les accorder car ils eussent été comme de cruels reproches envers Madame, et d’elle surtout il avait pitié.

Enfin, les derniers pensionnaires, gras et reposés, avaient quitté l’hôtel. Le personnel exténué s’était dispersé : Catherinette vers la ferme où une année entière de repos la remettrait peut-être en état d’entreprendre la saison suivante ; Robert vers un tout petit hôtel de la Riviera, de troisième ordre, cette fois. Cependant, Armande, méticuleuse, sévère, vive, l’œil à tout, une femme de poigne, avait beaucoup appris de Madame. Elle était, celle-là, nettement en voie de progrès. Son expérience et de bonnes recommandations lui avaient fait obtenir la direction de la salle à dîner dans un élégant hôtel de Cannes.

Et Madame roulait vers la côte ensoleillée auprès d’un homme extrêmement maigre, fort pâle, complètement taciturne, qui osait à peine lever les yeux vers les villas, les fleurs de l’arrière-saison et, partout répandue entre les oliviers et la mer, l’aveugle lumière.

Souvent Madame posait la main sur le bras de son mari. Elle demandait avec angoisse :

– Tu es heureux ?

Et lui, très faiblement, répondait :

– Mais oui, ma chérie.

 

Concarneau, septembre 1948