Le temps fictif et la rupture discursive
La Route d’Altamont de Gabrielle Roy et Entre les eaux de V. Y. Mudimbe : deux romans francophones de la rupture discursive.[1]
Les textes […] présupposent plusieurs classes de discours, contemporains ou antérieurs, et se les approprient pour les confirmer ou les rejeter, en tout cas pour les posséder.[2] Il en est ainsi de l’histoire littéraire en général : elle se compose en grande partie d’une suite de réactions : les mouvements se posent en s’opposant et ne se comprennent qu’à la lumière de ce qui les précède. [3]
La création littéraire, comme toute activité sociale ou artistique, s’inscrit dans une évolution qui explique la notion de modernité. Selon Hans Robert Jauss, en effet, le sens de la modernité « ne se réduit pas à celui d’un simple topos littéraire intemporel. Il se déploie bien plutôt à travers les changements d’horizon de l’expérience esthétique [4]». En analysant ce phénomène dans le domaine artistique et littéraire, il privilégie « sa fonction de délimitation historique chaque fois que se fait jour pour une nouvelle conscience de la modernité, l’opposition déterminante – l’élimination d’un passé par la conscience historique qu’un nouveau présent prend de lui-même ». Le groupe de Hana Jachova parle du « décalage entre l’art novateur découvrant l’âme du temps présent […] et l’art traditionnel, exprimant les acquis de l’époque précédente[5] ». Tandis que la distorsion entre les œuvres avant-gardistes et le discours traditionnel renvoie à la conscience historique, la conscience esthétique collective réfère quant à elle au rôle de l’institution littéraire. Cette dernière fait office à la fois de dépositaire de la tradition artistique et de « cadre juridique » de légitimation rendant possible l’évolution de la littérature grâce au principe de remise en question. La rupture discursive en tant que concept opératoire se définit par rapport à la tradition de l’institution littéraire toujours soumise à la pression des mouvements novateurs, collectifs ou individuels. Acte spatio-temporel envisagé dans la perspective de l’évolution discursive au sein de l’institution de la littérature, la création littéraire apparaît donc comme une prétention à une nouvelle légitimité. Cette étude s’attache à montrer comment, grâce au choix de certaines techniques et stratégies de narration utilisées par les auteurs, s’effectue ce processus d’instauration de nouvelles légitimités discursives dans La Route d’Altamont de Gabrielle Roy et Entre les eaux de V. Y. Mudimbe. Par instauration d’une nouvelle légitimité discursive, il faut entendre ici la présence dans une œuvre littéraire des indices attestant la volonté affichée ou inconsciente de l’écrivain de rompre avec un discours, ou un aspect de celui-ci, déjà inscrit dans la tradition de l’institution littéraire de référence. On peut, sous cette perspective, essayer de comprendre La Route d’Altamont de Gabrielle Roy et Entre les eaux de V. Y. Mudimbe, en les situant dans les univers sociodiscursifs dont ils relèvent, tout en s’interrogeant sur ce qu’ils présupposent en termes d’appropriation des discours canoniques à confirmer ou à rejeter, ou en termes de réaction contre un discours antérieur ou contemporain auquel ils s’opposent en se posant comme pertinence ou nouvelle légitimité concurrente. Les deux expériences scripturaires de rupture discursive retenues pour cette étude, se fondent en grande partie chez Gabrielle Roy comme chez V. Y. Mudimbe sur le temps fictif ou la référence temporelle fictive.
Le temps fictif et la rupture discursive
Pour instaurer la rupture discursive, V. Y. Mudimbe et Gabrielle Roy recourent à la même technique de l’investissement de l’univers narratif par le temps fictif. En dramaturgie traditionnelle, le temps fictif est un temps simplement évoqué sur la scène à l’intention de l’assistance pour lui permettre d’établir le lien de cause à effet entre les événements racontés et la scène qui doit suivre. Le temps fictif s’oppose donc au temps dramatique vécu réellement par les acteurs sur la scène du théâtre. Dans la pratique romanesque, le temps fictif est le temps conçu comme déjà vécu par les personnages-narrateurs et simplement évoqué dans le récit. Concrètement, le temps fictif se traduit dans l’univers romanesque par les événements que le héros-narrateur reconstitue rétrospectivement et par échappées pendant le temps de la narration. C’est une référence temporelle fictive ou un mouvement rétrospectif de la pensée du héros-narrateur rapportant son imagination à une époque lointaine de son existence et ramenant sur la scène de la narration les souvenirs du passé. Pour décrire un phénomène narratif similaire pouvant expliquer le temps fictif ou la référence temporelle fictive dans le texte narratif, Dorrit Cohn parle de monologue remémoratif qui, « à la différence des autres monologues […] vide l’instant de l’énonciation de toute expérience actuelle, simultanée[6] ». Alors que d’autres monologues narratifs traditionnels sont constitutifs du récit principal, la référence temporelle fictive suspend momentanément l’expérience énonciative en cours pour introduire une réalité du passé dans le présent narratif. Cette technique permet d’opposer le passé au présent comme dans l’existence réelle en inscrivant une causalité narrative qui donne une signification particulière au récit.
Le temps fictif et la rupture discursive dans La Route d'Altamont
Chez Gabrielle Roy, le lecteur assiste à l’intrusion de ce type de référence remémorative à la dernière nouvelle éponyme du roman au moment où Christine, la narratrice, cède la parole à sa mère Eveline et à son oncle Cléophas. Le dialogue entre ces deux personnages convoqués sur la scène de la narration permet l’évocation d’un passé qui renseigne le lecteur sur deux conceptions différentes de l’ailleurs :
- Dans la grande salle où s’attardaient encore de nos gens, je trouvai ma mère et l’oncle Cléophas un peu à l’écart et occupés justement à se remémorer le caractère de grand-mère.
- Te souviens-tu, Éveline, rappela mon oncle, de cette colère subite qu’elle nous fit le premier soir où […] nous avons dû camper à la belle étoile ? Était-ce à cause du feu qui prenait mal ? Était-ce la peur de la plaine nue tout autour ? Elle se dressa, nous traitant de Bohémiens et nous menaça : « Tiens, j’en ai assez de vous suivre, bande d’inconnus ! Allez donc votre chemin; moi j’irai le mien.» Maman souriait avec un peu de tristesse.
- Ce sont des menaces comme on en fait lorsqu’on est acculé. Avant de quitter son village, sans doute n’avait-elle pas entrevu toute l’ampleur du changement. C’est le soir dont tu parles qu’elle a dû en saisir la portée.
- Mais nous traiter d’inconnus !
- Ne l’étions-nous pas en un sens, dit maman, puisque, tous contre elle, nous avons pour ainsi dire de force arraché son consentement.
- Il le fallait, soutint mon oncle. Il fallait partir. Du reste, là-bas dans les collines, rappelle-toi, Éveline, ce n’était que cailloux, chiche terre…
- Sans doute, dit maman, mais elle y était attachée, et toi-même tu dois savoir à présent que l’on ne s’attache pas uniquement à ce qui nous est doux et facile. (RA, 216-217)
Ce dialogue entre la mère et l’oncle de Christine, que le texte du roman fait remonter jusqu’aux lointains souvenirs de la génération des grands-parents de l’héroïne, sert de prétexte au récit pour exposer deux conceptions du monde : l’attachement inconditionnel à la terre d’origine et l’aventurisme conquérant se traduisant par la réponse affirmative à l’appel d’un ailleurs inconnu, le goût de l’évasion et du voyage même sans retour au lieu originel. Le choix de l’auteur est clair et net : il fait triompher dans ce dialogue qui n’est en fait qu’un récit à vocation argumentative cette deuxième conception, l’érigeant même en valeur, c’est-à-dire en nouvelle légitimité. En reconstituant des foyers d’expressions d’opposition, le récit romanesque chez Gabrielle Roy engage un processus de canonisation d’une nouvelle vision du monde commandée par des expériences particulières de ses personnages en faisant stratégiquement coïncider les conclusions de sa quête avec les résultats obtenus par les personnages emblématiques de l’univers narratif. En l’occurrence, seule contre tous, quoique « attachée » sentimentalement à ses « collines » qui n’étaient « que cailloux [et]chiche terre », la grand-mère de Christine avait dû s’incliner à la décision de la majorité familiale : « Il fallait partir. » Le départ, c’est-à-dire l’abandon de la terre d’origine, s’impose ici comme une nécessité, s’instaure comme une nouvelle légitimité, c’est en quelque sorte le processus de la canonisation de l’ailleurs qui devient en même temps le lieu d’origine par élection.
Par ailleurs, dans « Ma grand-mère toute-puissante », alors qu’elle est en pleine séance de fabrication d’une « catin » pour tromper l’ennui de sa petite-fille, la grand-mère passe brusquement du présent du récit au passé. Le dialogue à la fois didactique et explicatif centré sur la fabrication du jouet qui s’était instauré depuis le début de la séance entre les deux personnages, Christine et sa grand-mère, s’interrompt parce que l’imagination voltigeante de cette dernière entraîne sur la scène de la narration les souvenirs exaspérants de son lointain passé. C’est Christine qui tente de ramener sa grand-mère au présent :
- Tu es fâchée, hein ? lui demandai-je
- Mêle-toi de tes affaires, fit-elle.
Mais un instant plus tard, repartie dans ses songes, elle me dit à qui elle en voulait tant.
- Ton grand-père Elisée, qui m’a fait le coup de partir le premier, sans m’attendre, le bel aventurier, me laissant seule en exil sur ces terres de l’Ouest.
- C’est pas l’exil, dis-je, c’est chez nous, le Manitoba.
- Puis tous ceux de sa race, continua-t-elle, toi comme les autres, des indépendants, des indifférents, des voyageurs, chacun veut aller de son côté. […] (RA, 30)
La référence temporelle fictive permet d’introduire sur la scène narrative deux conceptions de l’ailleurs. Celui-ci est tantôt vécu comme exil, forcé ou assumé, selon la grand-mère qui, nostalgique, s’en plaint sans nécessairement chercher à y remédier; tantôt nié comme tel dans l’esprit de Christine qui le définit comme un espace fusionnel auquel elle s’identifie naturellement lorsqu’elle réagit candidement, mais fermement, contre le discours nostalgiques de sa grand-mère : «- C’est pas l’exil, c’est chez nous, le Manitoba ». Et le récit donne implicitement raison à Christine. En effet, selon la dernière réplique de la grand-mère, le germe de l’exterritorialité et de l’aventurisme voyageur, si l’on peut s’exprimer ainsi, est passé du grand-père, « le bel aventurier » qui l’entraîna pour la laisser seule sur les terres de l’Ouest, à toute sa descendance représentée dans le récit, pourrait-t-on dire, par Christine. Celle-ci, comme « les autres », incarne par cet atavisme l’indomptable tempérament voyageur de son grand-père. Bien que la grand-mère ne s’identifie qu’à son Québec originel et s’entête par nostalgie à considérer « les terres de l’Ouest » comme un lieu d’exil, elle est obligée de reconnaître à ses dépens que toute la race de son défunt mari, Christine et les autres sont, comme elle aime à les désigner, « des indépendants, des indifférents, des voyageurs » qui veulent, chacun, aller de leur côté.
Le thème de l’attachement à la terre d’origine est également abordé au seuil de « La route d’Altamont », dernière nouvelle éponyme du roman. Éveline, la mère de Christine, dont « les grands horizons toujours plats » (RA, 189) fatiguent les yeux au cours d’un voyage en voiture avec sa fille, à travers les plaines nues du Manitoba, se souvient du relief de sa terre d’origine. En réponse à la question de sa mère qui lui demande pourquoi « dans toute cette plainne immense […] Dieu n’a pas songé à mettre au moins quelques petites collines » (RA, 189), la narratrice partage avec le lecteur son commentaire sur l’importance que sa mère accorde aux collines de sa terre d’origine :
De celles où elle était née dans la vieille province de Québec, elle nous avait depuis ces dernières années beaucoup parlé : une sévère montagnette, des pics, des « crans » prolongés par des épicéas, une troupe presque hostile qui gardait le petit pays pauvre. Rien là à tant regretter. Pourtant de ce paysage laissé en arrière à l’origine de notre famille, il fut grandement question toujours, comme si persistait entre nous et les collines abandonnées une sorte de relation mystérieuse, troublante, jamais tirée au clair… Tout ce que j’en savais était peu de chose : un jour, grand-père avait aperçu en imagination – à cause des collines fermées peut-être ? – une immense plaine ouverte; sur-le-champ il avait été prêt à partir; tel il était. Grand-mère, elle, aussi stable que ses collines, avait longtemps résisté. En fin de compte elle avait été vaincue. C’est presque toujours, dans une famille, le rêveur qui l’emporte. Voilà donc ce que je comprenais au sujet des collines perdues. (RA, 189-190)
Dans cette séquence comme dans les extraits signalés plus haut, on entend en filigrane, selon nos influences de lectures antérieures, sinon le rejet de la sédentarité par attachement mythique à la terre originelle prônée par les « Anciens » et déjà inscrite dans la mémoire collective comme normativité, du moins le combat intellectuel entre l’amour du milieu originel et la vocation extraterritoriale de l’aventurier voyageur sollicité par l’irrésistible appel de l’ailleurs. Cette stylisation de la réalité socioculturelle s’inscrit sans aucun doute dans la référence institutionnelle et encyclopédique du discours fondateur de l’institution de la littérature canadienne-française. On pourrait multiplier des exemples allant dans le même sens, mais il faut examiner le même phénomène chez V. Y. Mudimbe. Ajoutons simplement en guise de transition une réflexion critique sur l’œuvre romanesque de Gabrielle Roy. Pour caractériser le cheminement de cette dernière en tant que romancière, François Ricardconsidère la période qui s’étend de Rue Deschambault à La route d’Altamont comme « le cycle de retour[7] ». À la différence de la première période placée « sous le signe de l’exil », « la période suivante sera celle non pas du bonheur, mais d’une réconciliation et d’un approfondissement qui conféreront à l’œuvre un tour nouveau, à la fois plus intime et plus serein ». François Ricard, qui reconnaît « l’existence d’une continuité et de liens très étroits entre les deux périodes », indique que « l’optique seule varie, qui sera plus intérieure après l’expérience d’Alexandre Chenevert, de même que le degré de lucidité, qui ira en augmentant sans cesse jusqu’à la Route d’Altamont ». Le pont entre l’exil et le retour ne se rompt point en effet et la suite du parcours se caractérise par la lucidité qui permet d’approfondir l’expérience déjà vécue par la réconciliation du passé et du présent.
Toutes les séquences de récit ou de dialogue épinglées pour illustrer la thématique alternative de l’exil et de la sédentarité se pose comme un nouveau discours en s’opposant à un autre discours, notamment celui structurant deux romans québécois aux contenus déjà canonisés, Maria Chapdelaine de Louis Hémon, et Menaud maître-draveur de Félix-Antoine Savard. Le thème du patriotisme qui est développé dans ces deux romans légitime en quelque sorte l’introversion du sujet canadien-français vis-à-vis de son voisin canadien-anglais. Le patriotisme est même souligné par des amours contrariées. Dans les deux cas en effet, le couronnement de l’amour par le mariage est rendu impossible parce que l’union envisagée ne répond pas aux exigences du patriotisme : dans le roman de Louis Hémon, Maria ferme son cœur à Lorenzo Surprenant qu’elle aime pourtant, pour ne pas trahir son amour pour la patrie en épousant un étranger ; dans le roman de Félix-Antoine Savard, Manaud refuse la main de sa fille au Délié, un compatriote coupable de traîtrise contre la patrie. En prenant comme référence normative ce discours des « anciens » déjà inscrit dans les archives de l’institution de la littérature canadienne-française, on peut soutenir que La Route d’Altamont de Gabrielle Roy y répond en tentant d’instaurer une nouvelle légitimité. Celle-ci se fonde, elle, sur l’extraversion identitaire du sujet canadien-français que traduisent des comportements aussi significatifs que le goût presque obsessionnel du voyage ou de l’ailleurs, l’aventurisme conquérant assorti d’un réajustement identitaire. Pour peu que l’on reste attentif à la thématique originelle du roman de la littérature québécoise ou canadienne-française, on ne peut s’empêcher de soupçonner à travers ces indices textuels aussi probants (dialogue entre personnages ou récit assumé par la narratrice) une remise en question à peine larvée, consciente ou inconsciente, des principes sacrés de l’attachement à la terre et de fidélité à la patrie (le Québec) prôné par Louis Hémon et Félix-Antoine Savard dans leurs romans. C’est donc au discours littéraire de ces « anciens » établi à l’origine comme un des aspects canoniques de l’institution de la littérature canadienne française, que les séquences relevés du roman de Gabrielle Roy font écho et se posent par le fait même comme un écart par rapport à la norme et comme pertinence au patrimoine de l’institution de la littérature canadienne française et québécoise. Dans l’évolution du discours social, c’est une constance illustrant ce qu’il convient de considérer comme étant l’expression de la rupture discursive en littérature en tant qu’institution socioculturelle.
Le temps fictif et la rupture discursive dans Entre les eaux
Chez Gabrielle Roy comme chez V. Y. Mudimbe, la prétention à la légitimation de nouvelles expériences se fonde sur le statut quelque peu ambigu de leurs protagonistes écartelés entre l’appel de l’ailleurs et la nostalgie des origines. C’est ce qui justifie sur le plan technique la gestion particulière du temps déjà mentionnée au seuil de cette étude. C’est la même double stratégie de référence temporelle fictive et de monologue remémoratif, déjà signalée dans La Route d’Altamont de Gabrielle Roy, que Mudimbe utilise dans Entre les eaux, pour introduire sur la scène de la narration de son univers romanesque, des personnages ambivalents, c’est-à-dire des sujets aux trajectoires narratives déviantes et en rupture avec les critères traditionnels définissant le héros du roman africain classique.
C’est donc l’exacte antonymie de ce sujet très lucide dans ses réussites et déboires que V. Y. Mudimbe va créer dans son univers romanesque, en commençant par son premier roman. En effet, en tant que prêtre africain de l’Église catholique romaine, le héros d’Entre les eaux, Pierre Landu, est un être prisonnier de son passé; il est traversé puis écartelé par des discours inconciliables et même parfois antagonistes. Le titre et le sous-titre du roman, Entre les eaux. Dieu, un prêtre, la révolution symbolisent en quelque sorte cette situation ambivalente de l’abbé Pierre. Comme nous le disons ailleurs, le sous-titre « fournit les premiers indices pour le décryptage de l’intitulé principal enrobé dans la métaphore des eaux.» De fait, lorsque l’abbé Pierre s’aperçoit que l’Église, en tant qu’institution, est en contradiction avec ses propres principes, il comprend l’urgence de participer à la lutte en dehors d’elle pour le bien-être de ses compatriotes : il décide de démissionner de ses fonctions de vicaire de la paroisse de Kosolo pour s’allier aux rebelles marxistes du mouvement révolutionnaire de libération retranchés dans le maquis. Dans une courte lettre qu’il glisse dans la boîte du Père Supérieur avant son départ pour le maquis, l’abbé Pierre explicite les motifs de sa décision en ces termes : « Je voudrais participer à la création des conditions nouvelles pour que le Seigneur Jésus ne soit plus défiguré. Il nous console dans nos afflictions afin que nous soyons en état de consoler en vivant avec ceux qui sont dans la peine. » (EE, 29) Mais tout de suite, la solennité de cette décision et de cet engagement contraste avec l’échec du processus narratif, échec imputable, en grande partie, au héros lui-même, à cause de son ambivalence. C’est que, en faisant ses adieux au catholicisme en tant qu’institution pour s’allier à la cause des maquisards, Pierre Landu espérait mettre ses compétences au service de l’idéologie des maquisards, le marxisme. Le choix du marxisme considéré comme idéologie de libération par Pierre Landu ne se justifie qu’au nom d’un certain nationalisme africain en vogue durant la première décennie de la période postcoloniale. Le discours marxiste permet au héros de récuser le catholicisme :
Voilà quinze jours que j’ai volontairement gagné le maquis pour lutter contre l’ordre établi ou plus exactement le désordre consacré et béni. En me faisant rebelle, je voulais rejoindre des hommes qui font partie du bercail. Je pensais leur être utile. Mes titres universitaires, le prestige qui s’y attache. Les aider dans la conception de leur révolution. (EE, 17)
Mais malheureusement, le maquis est tous ses principes révolutionnaires se révèlent aussitôt incompatibles avec les visées du héros. Le fameux principe de « la mort disciplinaire » révolte l’abbé Pierre Landu et lui fournit l’occasion de juger sévèrement les combattants du mouvement révolutionnaire de libération, qui se réclament du marxisme. Pour Pierre Landu, fusiller quelqu’un pour lui infliger une mort disciplinaire est inacceptable, « c’est un assassinat commis au nom d’un Moloch » ( EE, 73). Le fossé entre Pierre Landu et le monde des révolutionnaires s’élargit davantage – comme déjà celui qui le sépare de l’Église –, lorsque sa demande d’assister spirituellement le condamné est rejetée avec mépris par le Chef des maquisards. Ce dernier va jusqu'à reprocher à l’abbé Pierre Landu de vouloir « appuyer une faiblesse » et de « continuer à féminiser les hommes » (EE, 73). Désillusionné, Pierre Landu ne peut retrouver refuge que dans la foi en Dieu à qui il adresse cette prière : « La charité en dehors de vous, dit-il, serait désespérante ». Cette expérience de la prière ou cette communication avec Dieu, Pierre Landu ne réussit pas à la vivre pleinement sans la rattacher ni se référer lui-même à l’institution ecclésiastique qui, à la fois, incarne Dieu et en obscurcit la pureté. Aussi, devant l’ampleur de la distorsion entre l’idéal poursuivi dans son combat en les moyens mis en œuvre par les maquisards pour y parvenir, le héros n’arrive-t-il plus à saisir la pertinence de son option ; tout son propos devient dès lors expression d’hésitation et de déchirement. Cet état de conscience est traduit par l’alternative qui fige le héros, pour un moment, dans une douloureuse indécision : renoncer à la lutte ou y persévérer. Ce qui revient, dans le premier cas, à cautionner l’injustice, dans le second, à tolérer la violence. Pierre Landu analyse, impuissant, au cours d’une méditation, ce dilemme qui le prend véritablement en tenailles, comme dirait Mudimbe lui-même, « entre les eaux » : « Il me suffirait de m’enfuir, de partir. Le pourri des structures établies me retient. Et cette nature que je ne parviens pas à aimer est probablement mon chemin de croix. » (EE, 74)
En ce qui concerne Pierre Landu dans Entre les eaux, on peut parler, en termes de conditionnement du personnage au niveau du temps fictif, de « l’appropriation des symboles de l’altérité. ». En effet, alors même que la quête permanente de son identité le conduit à la prise de conscience de son aliénation, le héros se trouve comme prisonnier de son passé. Les traces indélébiles de celui-ci remontent à la surface de son existence présente au camp des maquisard et influent négativement sur son comportement. L’incipit annonce, au sujet de Pierre Landu déjà établi dans le maquis, et par sa propre voix, le caractère ambigu de son itinéraire et l’incertitude de son choix définitif :
Chaque fois que mes yeux s’arrêtent sur le mur en terre battue du dortoir et qu’il rencontrent mon crucifix de fortune, caché dans les branchages, j’ai envie de faire une grimace. Une nouvelle habitude ? Ou est-ce un nouveau sentiment qui me possède? Mais l’envie est automatique ; régulièrement suivie par cette montée pénible de l’immonde qui m’habite à présent à la gorge : l’horreur de la déchéance. ( EE, 11)
Cet aveu sur lequel s’ouvre le récit renvoie Pirre Landu à son passé de prêtre chrétien et catholique ; ce moment est symbolisé métonymiquement par ce que le héros appelle: « mon crucifix de fortune ». Celui-ci marque son aliénation qui lui colle à la peau ; l’abbé Pierre ne parvient pas à se départir de ce signe devenu pourtant insignifiant à ses yeux : « Du symbole de ma croix que j’ai cachée pudiquement dans les branchages, je ne vois rien que les deux morceaux de bois que j’ai croisés et placés là » (EE. 12), se dit-il. La quête de son identité en tant que sujet africain s’effectue, et Pierre Landu en est conscient, par l’appropriation du symbole de l’altérité. L’ambiguïté de cette démarche du héros se traduit ici par les expressions « mon crucifix de fortune » ou « ma croix » ; l’assimilation du sujet de l’énonciation à ce symbole étranger qu’est le crucifix devient problématique ou s’annule par l’insignifiance de ce dernier aux yeux mêmes du sujet énonciateur et appropriateur. Le reproduction du symbole devient un geste improductif, sans aucun effet positif. Cette interprétation rejoint l’une des réflexions critiques obsessionnelles de l’écrivain lui-même sur l’inauthenticité du discours des intellectuels africains. Pour revenir à Entre les eaux, disons qu’après la décision qu’il a prise, on croirait à tort Pierre Landu affranchi de ses habitudes, comme il le dit lui-même, de « vieux garçon » (EE. 12). Des images fortes s’imposent à son esprit, envahissent son imagination : ses « maîtres de Rome », « l’Angelicum », « la voix exaltée de Monseigneur Sanguinetti étouffant pieusement » (EE. 11). On pourrait même avancer que la sévérité de son jugement à l’égard de l’institution catholique et tout ce qui l’incarne (comme l’usage de l’oxymore sarcastique soulignant « la douceur des yeux invariablement brillants de douce méchanceté » [EE. 12] de Monseigneur Sanguinetti) est à la mesure de son admiration pour ses maîtres, mais aussi des souvenirs attachants qu’il garde de son passé indélébile de prêtre régulier. L’ironie et la louange sont ici les symptômes de l’ambivalence de Pierre Landu.
On ne peut donc comparer l’état d’esprit de Pierre Landu ni à celui des héros d’Ousmane Sembene, comme Diaw Fall dans Le Docker noir ou à Oumar Faye dans ô pays, mon beau peuple ! , victimes l’un et l’autre des fléaux sociaux, caractéristiques du système coloniale, l’injustice, l’exploitation et le racisme; ni à celui du héros de Cheikh Hamidou Kana, Samba Diallo, dans L’Aventure ambiguë, victime emblématique, pour le choix de son éducation par les membres de son clan, de la divergence entre les partisans de l’école étrangère et ceux de l’école coranique. Personnages fonctionnels de la littérature africaine militante dite de la Négritude, ces héros des romans africains classiques, sont des sujets lucides, trop sûrs d’eux-mêmes et de la réalité sociopolitique et économique dans laquelle ils évoluent.
Conclusion
Chez Mudimbe, la mise en scène de la rupture discursive s’opère au moyen de la technique de dédoublement de la personnalité du héros narrateur naviguant entre le passé et le présent ; le temps fictif engendre en quelque sorte l’ambivalence du sujet qui est le signe de la rupture au sein de l’institution de la littérature africaine. Chez Roy, la rupture s’orchestre au moyen des dialogues argumentés et des récits orientés assumés stratégiquement par un personnage jeune, en l’occurrence Christine fille et petite-fille, mettant en cause par la sincérité de sa candeur innocente le discours traditionnel de l’institution littéraire portée par les personnages des générations précédentes, sa grand-mère toute-puissante et sa mère. Dans les deux cas, le recours à la référence temporelle fictive est comme un lieu commun incontournable.
Au-delà des différences d’expériences sociopolitiques et historiques, l’écriture de V. Y. Mdimbe dans Entre les eaux et celle de Gabrielle Roy dans La Route d’Altamont marquent une rupture par rapport aux « anciens ». Ainsi, le rejet par Mudimbe de l’africanité-différence (systématisation idéologique de la négritude senghorienne et d’un certain « nationalisme africain » devenus des critères esthétiques) peut être mis en parallèle, chez Gabrielle Roy, avec la vision cosmopolite remettant en question le patriotisme défensif des « Anciens », exprimé notamment dans les romans de Louis Hémon et Félix-Antoine Savard. En termes de caractérisation des personnages et de relations entre le roman et la société, l’ambivalence du héros chez Mudimbe récuse une vision mythique, aujourd’hui dépassée, de l’Afrique et des Africains; elle suggère la restitution du discours relatif à l’Afrique dans son contexte socio-historique et figure mieux la situation actuelle de l’intellectuel africain dans le monde. Quant à l’extraversion de l’héroïne de Gabrielle Roy, elle remet en question le patriotisme militant de l’ancienne Nouvelle-France, pour promouvoir implicitement les valeurs nouvelles du multiculturalisme portées aujourd’hui par la vision extraterritoriale et cosmopolite de la francophonie au Canada français. Du même coup, ces caractérisations des personnages sont dans leurs contextes respectifs des modalités de réévaluation des institutions littéraires. Malgré l’éloignement géographique et socio-historique des auteurs, certaines similitudes sont donc envisageables dans leurs écritures, sinon dans le contenu propositionnel de la rupture du moins dans la structure fonctionnelle de celle-ci, dans la stratégie et la technique de sa mise en forme, notamment le recours au temps fictif. Dans les deux cas, chez Roy comme chez Mudimbe, la rupture discursive est la conséquence d’une nouvelle conscience historique. La détermination de cette dernière à travers le discours social, son inscription dans le récit de fiction de chaque roman, les modalités esthétiques de son expression et de sa légitimation, ses rapports de négation, d’affirmation ou d’opposition avec les discours hégémoniques inscrits dans les œuvres des « anciens » sont autant d’aspects constitutifs de la structure opératoire que nous proposons pour l’application de cette réflexion théorique à l’analyse des œuvres.
Jean-Christophe L. A. Kasende
Dalhousie University
[1] Pour les références dans le corps du texte, les deux romans étudiés sont désignés par les sigles RA pour La Route d’Altamont et EE pour Entre les eaux.
[2] Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974, p. 337-338.
[3] R. J. Berg et Fabrice Leroy, Littérature française. Textes et contextes. Tome II, Etats-Unis, John Wiley & Sons, 2001, p. 219.
[4] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception , Paris, Gallimard, 1978, p. 161.
[5] Hana Jachova et al., « Esthétique littéraire comparée », Cahiers d’histoire littéraire comparée, no 10, 1986, p. 70.
[6] Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981, p. 279.
[7] François Ricard, Introduction à l’œuvre de Gabrielle Roy (1945-1975), Québec, Edition Nota bene, 2001, p. 101-102.