Que pourrais-je faire de mieux pour occuper une partie de cette longue soirée que de t'écrire! À peine ai-je terminé une lettre que j'éprouve le besoin d'en commencer une autre.[1]

Trois recueils de correspondance de Gabrielle Roy ont été publiés à ce jour[2]. Le dernier en lice, paru en 2005 − Femmes de lettres −, rassemble des lettres que la romancière a adressées à ses amies écrivains : Simone Bussières, Cécile Chabot, Adrienne Choquette, Alice Lemieux-Lévesque, Michelle Le Normand, Jeanne Lapointe, Claire Martin et Simone Routier[3]. Contrairement aux deux autres recueils, celui-ci se distingue par la présence de multiples destinataires. Les éditeurs ont choisi de présenter les lettres par ordre chronologique de rédaction, plutôt que de les regrouper selon les correspondants à qui elles sont adressées.

De façon assez étonnante, il est possible de constater bon nombre de recoupements avec le contenu des lettres de G. Roy destinées à son mari, Marcel Carbotte. On aurait pourtant pu supposer que Gabrielle évoquerait des sujets différents avec son mari, qu’elle lui réserverait certaines confidences. Un autre élément tout aussi surprenant est la présence dans les lettres d’un ton passablement prescriptif, parfois même « plaintif », sur lequel elle se permet de s’adresser à ses amies, et qu’on retrouve également dans les lettres à Marcel et, dans une moindre mesure peut-être, dans les lettres à sa sœur Bernadette.

Il semble du coup pouvoir tracer plusieurs fils conducteurs, pouvoir identifier plusieurs avenues d’analyse possible à partir de ces recoupements. Je n’en retiendrai qu’une ici, qui me paraît bien traduire ce que représente l’écriture épistolaire pour Gabrielle Roy : celle de la nécessité. En fait, je dirais que la lettre répond, pour la romancière, à plusieurs formes de nécessité, dont j’explorerai les contours ici.

Dans une lettre datée de l’été 1952, Gabrielle Roy écrit à Cécile Chabot : « J’ai un trop-plein d’impressions emmagasinées dans la solitude...[4] » (FdL, 45). La nécessité, ici, correspond à l’obligation, au besoin, voire à l’urgence d’écrire, au « caractère nécessaire de l’activité » d’écriture pour reprendre l’une des significations que Le Petit Robert  propose du mot nécessité[5]. Dans une entrevue accordée à Alice Parizeau pour la revue Châtelaine, Roy avoue d’ailleurs qu’ « écrire, c’est un besoin. C’est presque physique. On ne peut éviter de prendre la plume. De toucher à la page blanche qui est là, étendue. Toute prête à recevoir.[6] »  Il y aurait ainsi de ces instants « bénis », propices à la création − Gabrielle Roy les évoque parfois dans ses lettres −, où le temps s’arrête, où, comme Virginia Woolf l’écrit dans Une chambre à soi, la romancière a « l’impression que le temps présent perdait de sa rudesse : mon corps semblait enfermé dans une merveilleuse chambre de verre où nul bruit ne pouvait pénétrer, et mon esprit, délivré de tout contact avec les faits […] libre de s’arrêter à telle ou telle méditation, était en harmonie avec l’instant.[7] »

Dans ces moments l’épistolière se dissimule parfois derrière la romancière, le récit prenant le pas sur la lettre. La lettre devient alors elle-même, pour l’espace de quelques lignes, laboratoire de création, comme dans cette lettre à Jeanne Lapointe datée du 13 juin 1949, alors que Gabrielle et Marcel habitent Saint-Germain-en-Laye, en banlieue de Paris, où Gabrielle raconte son excursion avec Marcel dans une réserve naturelle en Camargue :

La troisième fois, nous avons atteint le Badon. Un gardien vivait seul dans une maison de crépi rose et les roseaux autour du mas avaient à peu près la taille de poteaux de téléphone. Le mistral s’en donnait à cœur joie dans ces roseaux. Le soleil luisait dans des milliers de flaques d’eau. D’oiseaux, pas; il aurait fallu pour les surprendre dans leurs sanctuaires parcourir de grandes étendues où l’eau venait à mi-jambes. Or, la fameuse exploratrice, Gabrielle, était venue sans bottes. Qu’importe, elle a communié ce jour-là avec le très cher, le très beau démon de la solitude. (FdL, 33) 

L’épistolière devient ici personnage d’un récit pour ainsi dire « enchâssé » dans la lettre − récit dont le sujet inspirera d’ailleurs le texte intitulé « La Camargue », repris dans Fragiles lumières de la terre en 1979 :

Un soir, à l’un de ces vieux mas ayant presque tout perdu de leur crépi rose, nous nous étions arrêtés. […] Nous avons repris la route. Tout de suite, la ville céda à la solitude indéfinissable de l’eau reflétant les nuages et les pâles roseaux. Elle nous mena où elle voulait, par un très mauvais chemin.[8]

On peut se demander, d’ailleurs, si G. Roy avait conservé des notes concernant cette excursion, ou encore gardé un brouillon de sa lettre à Jeanne Lapointe tellement la parenté entre les deux textes paraît évidente. Aucune pièce qui pourrait en témoigner n’a pourtant été retrouvée dans ses archives conservées à Bibliothèque et Archives Canada.

La nécessité d’écrire se révèle étroitement liée à une autre nécessité, celle-là rattachée à la solitude dont G. Roy affirme si souvent avoir besoin pour créer. Il lui faut s’éloigner de l’autre, s’isoler, « l’art de création exige[ant] la liberté et la paix », pour citer de nouveau V. Woolf[9].  « Ce n'est que dans l'excès du chagrin ou de l'ennui que j'ai pu obtenir de moi-même une réelle disposition au travail » (MCGF, 28), écrit-elle à Marcel Carbotte le 20 juillet 1947, quelques semaines après leur rencontre, établissant ainsi les fondements mêmes de leur relation qui sera entrecoupée de très nombreux séjours de Gabrielle à l’extérieur du domicile conjugal. « Je me demande parfois s’il ne faut pas se placer de temps à autre dans des circonstances où le travail devienne notre seul recours. Peut-être que rien de ce qui compte vraiment ne s’est accompli autrement » (MCGF, 50), fait-elle remarquer à Marcel en janvier 1948, dans la même ligne d’idées, se justifiant de l’avoir laissé seul à Paris afin de s’isoler quelques semaines à Genève où elle prévoit se remettre au travail. Enfin, constamment à la recherche d’un coin de tranquillité où se retirer, la romancière se plaint à quelques reprises dans ses lettres, comme dans celle du 4 janvier 1969 adressée à Alice Lemieux-Lévesque depuis la Floride, que l’appartement qu’elle a loué « ne garantit pas l’isolement que j’imaginais » (FdL, 150).

Cela dit, même si parfois, lorsque c’est ce que souhaite la romancière, la lettre contribue à tenir ses correspondants à distance (ce principe qui est à la base de ce que Vincent Kaufmann a appelé l’« équivoque épistolaire »[10]),  dans bien des cas, elle demeure paradoxalement le moyen de demeurer en contact avec son entourage, le moyen d’assurer sa présence dans l’esprit d’autrui, de d’assurer, aussi, de l’amitié et de l’amour de ses correspondants à son égard. « J’ai tant besoin d’un écho du monde vivant », avoue-t-elle à Cécile Chabot le 28 novembre 1962, lui rappelant combien son amitié représente « une grande richesse en ce monde » (FdL, 98). Puisque, écrit-elle, toujours à Cécile à l’automne 1962, « Il faut, à un certain âge, soigner particulièremen les amitiés qui nous restent, car il nous en viendra peu de neuves désormais. » (FdL, 97) « J’ai écrit quatre lettres ce matin dès le réveil », rappelle-t-elle à la même le 5 janvier 1968, estimant du même coup avoir gagné le droit d’ « aller voir la mer », ses devoirs d’amitié étant accomplis. (FdL, 129)  Parfois, l’aveu de cette nécessité de se savoir aimée se révèle beaucoup plus explicite : « Je ne pensais pas, en commençant cette lettre, m’embarquer dans une confession − mais, vous, vous me déliez la langue; vous me donnez cet étrange goût que l’on a, à certains moments, de s’expliquer aux autres; afin qu’ils nous aiment sans doute » (FdL, 47), confesse Gabrielle Roy à Jeanne Lapointe en 1952.

L’épistolière use également d’autres stratégies afin que soit comblé son besoin de susciter l’admiration et l’attention de l’autre. On remarque en effet, dans les lettres à ses amies, que le propos de Gabrielle Roy se veut souvent intéressé, motivé par ce besoin de se savoir l’objet de toutes les attentions, même les plus triviales : « J’arriverai samedi, à Montréal, vers 6 heures, écrit-elle à C. Chabot le 24 juin 1952. Ne vous dérangez pas pour venir à ma rencontre. Je prendrai un taxi et serai chez vous peu après. Si vous pouviez m’acheter quelques tranches de jambon cuit pour mon souper, cela ferait bien mon affaire. Vous me permettez, n’est-ce pas, de m’inviter à souper. », ajoutant en post-scriptum : « Pour mon dessert, est-ce que je pourrais avoir quelque chose de léger comme un blanc-manger ou riz au lait ou tapioca… Excusez-moi de préciser mes goûts − mais j’ai tant de confiance en votre amitié. » (FdL, 43), estimant implicitement que l’amitié de Cécile pour elle dépend en partie de l’empressement de celle-ci à répondre à ses attentes. Il en est de même dans une lettre du 4 février 1951, où elle s’adresse ainsi à Jeanne Lapointe : « Même si je ne vous donne pas signe de vie souvent, votre amitié me plaît beaucoup et je tiens à la garder. […] Si vous veniez à Montréal, je serais heureuse, moi qui ne vois presque personne, de vous embrasser. Vous pourriez vous retirer chez nous, vous savez, si vous ne craignez pas la nature sauvage, presque sibérienne en ce moment, avec toute sa neige accumulée, de Ville LaSalle. Vous pourriez occuper une toute petite chambre et même […] donner un coup à la vaisselle. » (FdL, 39)

Le besoin d’être l’objet de l’attention d’autrui s’actualise aussi dans les nombreux rappels que Gabrielle adresse à ses destinataires lorsqu’elle demeure sans lettre de leur part pendant quelque temps. Par exemple, le 14 janvier 1973, elle se sert, dans une lettre à Adrienne Choquette, d’une amie commune − Alice Lemieux-Lévesque − pour la rappeler à l’ordre, lui signifiant qu’elle n’a encore rien reçu d’elle depuis qu’elle se trouve en Provence : « Vous ne m’avez pas gâtée, chère Drienne. Pas un mot de vous encore! Il est vrai qu’il y a eu l’affluence des fêtes, ensuite des grèves postales en France et peut-être chez nous pour tout ce que j’en sais. Tout de même des lettres d’Alice m’arrivent. Il faut donner ça à notre Alice, elle est une bien fidèle épistolière. » (FdL, 205) Fait étonnant : elle écrit sensiblement la même chose à Marcel, au cours du même séjour, pour lui reprocher, à lui aussi, son silence épistolaire : « D’ici  là, toi, écris-moi cependant et au plus vite. Je n’ai rien reçu du Canada à ce jour qu’une lettre d’Alice − il faut donner cela à Alice, elle est d’une fidélité épistolaire exemplaire − et ton télégramme. […] N’oublie pas d’expédier tes lettres par courrier aérien. Mets un timbre de quinze cents. […] Donne-moi des nouvelles. » (MCGF, 670) Marcel, d’ailleurs, reçoit de multiples avertissements semblables, qui semblent le pousser à cesser de répondre aux lettres de son épouse. On ne compte plus, en effet, les remarques de cette nature : « […] avoue-le, tes lettres ne sont guère longues, elles n’en disent pas beaucoup. » (MCGF, 266) lui écrit Gabrielle en avril 1952; « […] je m’imagine que tu aimes mieux avoir une lettre […] même simplette que pas de lettre du tout et, tu vois, je m’efforce de dérouler la bobine. Fais de même si tu te trouves aussi sans ce qu’on nomme l’inspiration » (MCGF, 285), lui rappelle-t-elle en juillet 1952, alors qu’en juillet 1954, depuis Port-Daniel-Centre en Gaspésie, elle adopte un ton plus catégorique : « Peut-être aimes-tu autant ne plus recevoir de lettres de moi, puisque tu n’y réponds pas » (MCGF, 367), poursuivant pratiquement dans la même ligne lors d’un séjour dans le Sud de la France en 1966 : « Je ne comprends pas ce qui peut se passer; il y a deux semaines que je suis arrivée et je n’ai pas encore reçu un mot de toi. Ou bien tu as négligé de m’adresser ta lettre par courrier aérien; ou bien tu ne m’as pas encore écrit, ce que je peux à peine croire » (MCGF, 544).

Une autre forme de nécessité se traduisant dans la correspondance de Gabrielle Roy paraît par ailleurs résider dans les recoupements qu’il est possible d’identifier entre les lettres adressées à différents destinataires au cours d’un même séjour de travail ou de repos. En fait, plusieurs passages se ressemblent très étrangement, un peu comme si la romancière avait voulu, en reprenant sensiblement le même propos d’une lettre à l’autre, « économiser » un peu du temps volé à son œuvre par son activité épistolaire.  Il semble ainsi y avoir nécessité, ici, de protéger le temps consacré à son œuvre, un peu comme si l’élaboration de son œuvre correspondait à un besoin à satisfaire pour mener une vie normale[11] − autre sens donné au mot nécessité.

Prenons l’exemple des lettres qu’a écrites G. Roy lors d’un séjour à Londres à l’été 1963. À Adrienne Choquette, elle apprend qu’elle a rencontré « une fille suédoise blonde et fine à croquer. C’est par le plus beau des hasards que j’ai fait sa rencontre, à Trafalgar Square, sous la statue de Nelson, parmi les pigeons. Comme je lui trouvais une agréable physionomie c’est à elle que je me suis adressée pour lui demander mon chemin. Elle ne le savait pas plus que moi, alors nous nous sommes entraidées […]. Cela dure depuis dix jours, et je pense que nous aurons de la peine à nous quitter l’une l’autre. » (FdL, 105) À Marcel, Gabrielle écrit : « Imagine-toi que demandant mon chemin à une passante, je m’entendis répondre qu’elle-même était étrangère. De là nous liâmes un peu conversation. J’appris qu’elle était journaliste, suédoise; une belle jeune femme blonde comme on en voit en ce pays. Pour finir, nous avons continué nos randonnées ensemble. […]. » « J’éprouverai de la peine à [la] quitter […]. J’ai rarement rencontré une jeune femme aussi raffinée, simple, sensible et tendre. » (MCGF, 503)

 

***

 

Il reste, pour terminer, une autre avenue qu’il me semblerait intéressant d’explorer, parallèlement à cette idée de la lettre comme écriture de la nécessité.  Je ne fais que l’évoquer aujourd’hui, en espérant pouvoir y revenir ailleurs. C’est la question de la sincérité. Je dis « parallèlement », car il me semble que ces questions sont jusqu’à un certain point liées.

On admet, suivant les commentaires théoriques sur les formes de discours de l’intime, que le je − que ce soit l’autobiographie, l’autofiction, le journal personnel ou la lettre, par exemple − est une construction textuelle. La critique − on peut notamment penser à Philippe Lejeune et à son Pacte autobiographique, mais aussi à Jacques Lecarme, qui s’est intéressé à l’autobiographie, à Béatrice Didier, qui a abondamment commenté le cas du journal personnel, ou encore à Barry Olshen, qui a établi très clairement la distinction entre le Sujet, le Moi et la persona dans l’autobiographie[12] − la critique, donc, a évoqué maintes et maintes fois que dans ses écrits intimes, l’écrivain se construit une persona  d’écrivain conforme à ce qu’il est devenu ou à la perception qu’il souhaite que ses lecteurs aient de lui (à travers laquelle il ne livre le plus souvent que le meilleur de lui-même), et que ce n’est pas tant la vérité qui importe alors dans ces récits que l’authenticité de ce qui y est transmis.

Qu’en est-il de la sincérité de l’épistolier −et de celle de l’autobiographe et du diariste? C’est là, il me semble, une question à laquelle il est difficile de répondre, puisque le sens à accorder à ce terme paraît flou, surtout dans le contexte de l’écriture de soi. Car sincérité n’est ni tout à fait synonyme de vérité, ni tout à fait synonyme d’authenticité – même si Le Petit Robert établit un lien entre les trois termes dans la définition qu’il en donne : est sincère, en effet,  ce qui est « authentique, non truqué »; est sincère celui « qui est disposé à reconnaître la vérité et à faire connaître ce qu’il pense et sent réellement, sans consentir à se tromper soi-même ni à tromper les autres[13]» Serait sincère, donc, celui qui transmettrait ce qu’il pense vraiment.

La sincérité, selon Jean-François Chiantaretto, qui a dirigé un ouvrage intitulé Écriture de soi et sincérité paru en 1999, doit aussi être définie « en termes d’effort. Mais il reste que cet effort est un effort intérieur, intime, impliquant la disposition ou la capacité à se voir, c’est-à-dire à se représenter soi-même dans le regard de l’autre […].[14] » La sincérité, toujours selon Chiantaretto, ne s’inscrirait pas comme le contraire du mensonge ou comme l’absence de mensonge, mais bien comme un effort pour combattre ce qui est mensonger. La sincérité représenterait ainsi « l’effort pour établir une relation de confiance avec le langage, une confiance en le langage pour s’éprouver et se dire dans sa relation[15] » avec l’Autre.

Dans le cas de l’écriture épistolaire, que représente la sincérité? Ou à quoi est-elle liée plus explicitement?  La sincérité résiderait sans doute pour l’épistolier tout autant dans le fait de ne pas tromper l’autre que dans le fait de ne pas se tromper soi-même. Il doit non seulement faire croire à ce qu’il écrit, mais d’abord et avant tout y croire lui-même.  Elle n’est donc pas fondée sur une exigence de dire vrai, elle n’est pas liée à une entreprise objective, comme celle à laquelle tend un Rousseau, par exemple, dans ses Confessions, où on lit d’entrée de jeu : « Voici le seul portrait d’un homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité qui existe et probablement existera jamais. [16] »

Le  raisonnement mérite néanmoins d’être poussé un peu plus loin. La question ne doit peut-être pas en demeurer au premier niveau: est-ce que ce qui est dit est véridique? mais plutôt mener vers une interrogation sur la  réflexion et la  volonté qui se cachent derrière l’acte d’écrire. Si bien que dans cette perspective, la sincérité, cela paraît évident, ne peut se mesurer, puisqu’elle se trouve vraisemblablement dans la part de non-dit qui se cache derrière le propos, dans la part de non-dit qui a engendré le propos, voire l’urgence ou la nécessité du propos − un non-dit qui est constitué à la fois d’événements qu’on choisit de taire, d’idées, des réflexions ambiantes qui animent la société d’une époque donnée, d’une possible volonté de discrétion, d’«incertitude quant à la suite des événements», de « pudeur[17] », etc.

Or, la sincérité, dans le cas de la correspondance de Gabrielle Roy, pourrait justement être rattachée à la nécessité, ou plutôt à toutes ces nécessités auxquelles la lettre paraît répondre. Pour le dire autrement, ces nécessités ne se laissent pas saisir explicitement dans la lettre, mais elles appartiennent vraisemblablement à cette part de non-dit qui se trouve à l’origine du propos −  à ce que l’épistolière choisit de taire, mais qui demeure au fondement même de l’image qu’elle souhaite transmettre d’elle-même, et de la part qu’elle convient d’accorder aux relations d’amitié et d’amour qui se déploient, parfois derrière, parfois − et peut-être surtout − dans, le processus de création qui demeure sa préoccupation fondamentale.

 

Sophie Marcotte

Université Concordia

 


[1]              Gabrielle Roy, Mon cher grand fou… Lettres à Marcel Carbotte 1947-1979, édition préparée par Sophie Marcotte, avec la coll. de F. Ricard et J. Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2001. (Genève, 15 janvier 1948) Les renvois à ce livre seront identifiés par le sigle MCGF.

[2]              La publication des deux premiers a été voulue par l’auteure : Gabrielle Roy, Ma chère petite sœur… Lettres à Bernadette 1943-1970, édition préparée par François Ricard et Dominique Fortier, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 1999; Gabrielle Roy, Mon cher grand fou… Lettres à Marcel Carbotte 1947-1979, édition préparée par Sophie Marcotte, avec la coll. de F. Ricard et J. Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2001.

[3]              Gabrielle Roy, Femmes de lettres. Lettres de Gabrielle Roy à ses amies 1945-1978, édition préparée par Ariane Léger et François Ricard, avec la coll. de J. Everett et S. Montreuil, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2005. Les renvois à ce livre seront identifiés par le sigle FdL.

[4]              Port-Daniel-Centre, le 18 août 1952.                                             

[5]              Le Nouveau Petit Robert, 1993, p. 1658.

[6]              Alice Parizeau, « Gabrielle Roy, la grande romancière canadienne », Châtelaine, avril 1966, repris dans Gabrielle Roy, Rencontres et entretiens avec Gabrielle Roy, 1947-1979, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2005, p. 164.

[7]              Virginia Woolf, Une chambre à soi, Paris, DeNoël, coll. « 10/18 », 1992,  p. 12.

[8]              Gabrielle Roy, Fragiles Lumières de la terre, Montréal, Stanké, coll. « 10/10 », 1979, p. 131-133.

[9]              Virginia Woolf, Une chambre à soi, p. 157.

[10]             Voir Vincent Kaufmann, L’Équivoque épistolaire, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1990.

[11]             Le Nouveau Petit Robert, p. 1658.

[12]            Voir : Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1975; Jacques Lecarme, Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand-Colin, coll. « U », 1997; Béatrice Didier, Le Journal intime, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Littératures modernes », 2002; Barry Olshen, « Subject, Self and Persona in the Theory of Autobiography», a/b: Auto/Biography, vol. X,  no 1, 1995.

 

[13]             Le Nouveau Petit Robert, p. 2345.

[14]             Jean-François Chiantaretto (dir.), Écriture de soi et sincérité, In Press Éditions, 1999, p. 14.

[15]             Jean-François Chiantaretto (dir.), Écriture de soi et sincérité, p. 16.

[16]             Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, tome I, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 39.

[17]             Jean-François Chiantaretto (dir.), Écriture de soi et sincérité, p. 48.